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Revue ivoirienne de droit

Cirej
Abidjan
Editons Universitaires
de Côte d’Ivoire
Presses de l’Université
des Sciences Sociales de Toulouse
REVUE IVOIRIENNE DE DROIT

N° 43 -2012

CIREJ EDUCI

Abidjan Université de Cocody

Presses de l'Université des sciences sociales de Toulouse I Capitole


L

Revue ivoirienne de droit (RID)


N°43 - 2012
CIREJ-EDUCI

Copyright : EDUCI 2012

Editions universitaires de Côte d’ivoire (EDUCI)

Université de Cocody BP V 34 Abidjan 01 tél/fax 225 22

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225 24 001 256i

E-mail : eudicabi@vahoo.fr
ISSN : 0048-816

Presses de l’Université Toulouse I Capitole


Revue ivoirienne de droit 1
REVUE IVOIRIENNE DE DROIT 2
N° 43 -2012 2
Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole 7
2 rue du doyen Gabriel Marty 31042 Toulouse cedex
Tél./Fax: 33561 128664 7
Il - Le temps du reflux de l’alternance 35
A - Les entraves à la (re)production de l’alternance
35
I - La procédure normale 51
A - L ’implication parlementaire incontournable 52
Il - La procédure dévoyée 62
L

A - Le référendum comme contournement du Parlement 67


B - L’éclatement de l’unité des sanctions de la
mauvaise foi 25
I - Des droits familiaux sacrifiés 123
A - Les droits familiaux du disparu 123
A - Les droits patrimoniaux des conjoints 137
Conclusion 76
I - Le Conseil d’Etat à la remorque du contentieux
administratif colonial 161
A - Organisation et attributions du contentieux
administratif colonial 161
B - Le contexte colonial et l’interprétation des
textes coloniaux par le Conseil d’Etat 168
Il - Le Conseil d’Etat à la rescousse du contentieux
administratif colonial 93
B - le Conseil d’Etat, en protégeant le statut des
fonctionnaires coloniaux, garantit les droits
individuels et l’ordre colonial 179
I - Les bouleversements quant au contenu de
l'ordre public international 196
messaGes 238
Revue Ivoirienne de Droit (RID) 239
N° 43-2012 CIREJ-EDUCI 239
Copyright : EDUCI 2012 239
ISSN : 0048-816 239
ISBN : 978-2915699-90-6 239
L

Prix : 5 000 F CFA//7,62 euros 239


REVUE IVOIRIENNE DE DROIT

Publiée par
Le Centre ivoirien de recherches et d'études juridiques (CIREJ)
Sous le haut patronage de
M. le président de la Cour suprême
M. le Garde des sceaux, ministre de la Justice
M. le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique

M. le président de l'Université de Cocody


M. le doyen de l'UFR des sciences juridique, administrative et politique

Conseil de gestion
Les vice-présidents de la Cour suprême ; le secrétaire général de la Cour suprême ; le directeur des
études et de la législation du ministère de la Justice ; les premiers présidents des Cours d'appel d'Abidjan,
Bouaké et Daloa ; le doyen de l'UFR des sciences juridique, administrative et politique ; le directeur du
CIREJ ; le bâtonnier de l'Ordre des avocats ; les présidents des chambres consulaires (commerce,
industrie et agriculture) ; le président de la chambre des notaires ; le président de l'Association des
banques et établissements financiers.

Comité Scientifique
Les anciens doyens de l'UFR des sciences juridique, administrative et politique :

-Mmes les professeurs OBLE LOHOUES Jacqueline, TANOFI Yolande


-MM. les professeurs WODIE V. Francis, DEGNI SEGUI René, OURAGA Obou, MELEDJE DJEDJRO
Francisco

et M. TIA KONE, président de la Cour suprême de Côte d’ivoire


MM. les professeurs LEGRE Okou Henri, directeur du CIREJ et KASSIA Bl OULA Joachim, doyen de
l'UFR des sciences juridique, administrative et politique

Les professeurs de l’Université de Toulouse I Capitale


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Capitole
et MM. Olivier DEVAUX, chargé de mission pour les partenariats avec l’Afrique et André CABANIS, vice-
président
COMITÉ DE RÉDACTION
M. André CABANIS, professeur à l’Université de Toulouse I Capitole
MM. MELEDJE Djedjro F., professeur à l'Université de Cocody Abidjan ; BROU
Kouakou Mathurin, magistrat, directeur du Centre national de documentation juridique
(CNDJ) ; COFFI Jean-Paul, chargé de recherche au CIREJ.

Directeur de publication, rédacteur en chef :


M. MELEDJE Djedjro F., professeur à l’Université de Cocody Abidjan.

Secrétaire de rédaction :
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RID- 43/2012
SOMMAIRE

I - DOCTRINE

1/ L’ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

Revue ivoirienne de droit 1


REVUE IVOIRIENNE DE DROIT 2
N° 43 -2012 2
Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole
8
2 rue du doyen Gabriel Marty 31042
Toulouse cedex Tél./Fax: 33561 128664 8
Il - Le temps du reflux de l’alternance 35
A - Les entraves à la (re)production de
l’alternance 35
I - La procédure normale 51
A - L ’implication parlementaire
incontournable 52
Il - La procédure dévoyée 62
A - Le référendum comme contournement du
Parlement 67
B - L’éclatement de l’unité des sanctions
de la mauvaise foi 25
I - Des droits familiaux sacrifiés 123
A - Les droits familiaux du disparu 123
A - Les droits patrimoniaux des conjoints
137
Conclusion 76
I - Le Conseil d’Etat à la remorque du
contentieux administratif colonial 161
A - Organisation et attributions du
contentieux administratif colonial 161
B - Le contexte colonial et
l’interprétation des textes coloniaux par
le Conseil d’Etat 168
Il - Le Conseil d’Etat à la rescousse du
contentieux administratif colonial 93
B - le Conseil d’Etat, en protégeant le
statut des fonctionnaires coloniaux,
garantit les droits individuels et l’ordre
colonial 179
I - Les bouleversements quant au
contenu de l'ordre public
international 196
messaGes 238
Revue Ivoirienne de Droit (RID) 239
N° 43-2012 CIREJ-EDUCI 239
Copyright : EDUCI 2012 239
ISSN : 0048-816 239
ISBN : 978-2915699-90-6 239
Prix : 5 000 F CFA//7,62 euros 239
8

Il-JURISPRUDENCE

1/ NOTE A L’ARRET CIVIL COUR D’APPEL DE DALOA N°05 DU 7


JANVIER 1998
Brou AKPOUE ........................................................................................... 225

21 NOTE A L’ARRET DE LA C.C.J.A. 1ERE CHAMBRE, ARRET N°


3 DU 4 FEVRIER 2010
MEMAN née THIERO Fatimata ................................................................. 231
I
DOCTRINE
1

L’ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

par Mahoussi Gabriel ALLOGNON,


docteur d’Etat en science politique
Université de Parakou - Bénin

Introduction
I - Le temps du flux de l’alternance
A - Les conditions de (re) production de l’alternance
1 - Les conditions politiques de l’alternance
2 - Les conditions juridiques de l’alternance B -
Les effets positifs de l’alternance
1 - Le juge constitutionnel, gardien du principe de l'alternance
2 - L ’alternance démocratique, gardienne de l’Etat de droit
II - Le temps du reflux de l’alternance
A - Les entraves à la (re) production de l’alternance
1 - Le refus de céder le pouvoir
2 - L'inertie de l’opposition et l'immobilisme de la société civile B - La
pluralité des non alternances
1 - La pérennité des alternances anti-démocratiques
2 - Les alternances dévoyées
Conclusion
12
MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON

Le problème de l’alternance politique en Afrique demeure pertinent 1. Il est d'une


actualité brûlante2. « La question de la succession des dirigeants en Afrique constitue
l'une des questions les plus préoccupantes en Afrique de l’Ouest. »3 Le thème des
alternances démocratiques est, certes, récurrent mais son acuité est toute
particulière en Afrique4. La fin des années 1980 et le début des années 1990 ont été
marqués en Afrique noire par de profonds bouleversements politiques, économiques
et sociaux5. A la manière d'un séisme6, on a assisté, en Afrique noire, à la

1
La crise ivoirienne en est une illustration. L’élection présidentielle du 28 novembre 2010 qui
devait clore un long chapitre douloureux, mettre fin à plus de dix ans de crise politique, ouvrir le grand
chapitre de réunification, de la modernité, de l'alternance, de la construction démocratique... aboutit
exactement à l’inverse. Ce n’est que le 6 mai 2011 que ce pays est sorti officiellement de la crise
postélectorale très meurtrière : le président Alassane Ouattara a prêté serment dans les formes
constitutionnelles, cf. Zyad LIMAM : « Après l’élection... l’année zéro », Afrique Magasine « Côte d’ivoire,
le défi », n° 303-304, décembre 2010-janvier 2011, p. 52-55 » ; M. TALL,«La Côte d’ivoire au bord de
l’implosion» Afrique Diagnostic, mensuel n°1012,
décembre 2010 p. 13 et S.BOLLE, «Au nom du peuple», http://www.la-constitution-en-
afrique.org/, p. 1-3.
2
Comme l’écrit le professeur Pierre PACTET, « L’exemple récent du « printemps arabe » initié
par le soulèvement de la population tunisienne au début de l’année 2011 est intéressant. Il a permis de
mettre en évidence l’existence de nouvelles formes de mobilisation et de sensibilisation de l’opinion à
travers les réseaux sociaux sur internet. Ce phénomène nouveau a joué un rôle démultiplicateur des
soulèvements populaires, non seulement à l’intérieur du pays concerné, mais aussi à l’égard des pays
voisins : Egypte, Maroc, Algérie, Libye, Syrie etc. », P. PACTET et F. MELIN-SOUCRAMANIEN, Droit
Constitutionnel, 30ème édition, août 2011, Collection Sirey, p. 131-132.Lire également J.A. « Printempsarabe :
les médias font leur révolution », n°2650 du 23 au 29 octobre 2011, p. 24-31.
3
Cf. la rencontre sous-régionale qui s’est tenue à Cotonou du lundi 24 au mercredi 26 septembre 2007
et qui a réuni certains anciens présidents et premiers ministres africains, des acteurs politiques et des
universitaires sur le thème : « Les politiques de succession dans les démocraties Ouest africaines », cf.
le journal béninois Le Matinal, n°2693 du mardi 25 septembre 2007 p. 2. On peut citer également la
problématique générale du colloque international « Stabilité institutionnelle et alternance politique en
Afrique », Observatoire Panafricain de la Démocratie(OPAD), Lomé, 23-26 février 2000.
4
A. BOURGI, « L’Alternance démocratique à l’épreuve du présidentialisme en Afrique », cf. conférence
internationale : « LMes défis de l’alternance démocratique» organisée par l’Institut des droits de l’homme
et de promotion de la démocratie : la démocratie au quotidien (IDH) de Cotonou et le Fonds des Nations
unies pour la démocratie (FNUD), Cotonou, 23-25 février 2009, p. 2.
Comme le fait observer avec justesse le professeur René DEGNI SEGUI : « L’année 1990 sera sans nul
doute gravée en lettre d’or dans l’histoire de la quête de la démocratie par l’Afrique noire indépendante ».
L’année 1990 est ce que 1960 est à l’indépendance en Afrique. D’aucuns l’ont qualifiée de « printemps
démocratique ». Lire à ce sujet R. DEGNI-SEGUI, « Etat de droit, droit de l’Homme : bilan de dix années
» in Bilan des conférences nationales et autres processus de transition démocratique, 2e édition revue et
augmentée, Cotonou (Bénin) 19-23 février 2000 p. 285 ; F. AKINDES, « Les transitions démocratiques à
l’épreuve des faits. Réflexion à partir des expériences des pays d’Afrique noire francophone » in Bilan
des conférences nationales et autres processus de transition démocratique, 2e édition revue et
augmentée, Cotonou (Bénin) 19-23 février 2000 p. 244. Le professeur Théodore HOLO parle de
«véritable printemps des peuples africains », T. HOLO, « Les droits et devoirs de la personne dans le
constitutionnalisme africain » in R.B.S.J.A. n°18 juin 2007 p. 12. Lire à ce propos, Koffi AHADZI, « Les
nouvelles tendances du constitutionnalisme africain : le cas des Etats d’Afrique noire francophone »,
Afrique juridique et politique, juil-déc. 2002.
6
Le professeur Gérard CONAC parle d’un « mouvement sismique », cf. <■ Les processus de
démocratisation en Afrique » in G. CONAC, L'Afrique en transition vers le pluralisme politique, Paris,
Economica, Colloque de Paris, 12-13 décembre 1990, p. 11.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


13
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

relève du monopartisme par le pluripartisme7. Le très « meurtrier printemps arabe »


qui, a débuté en Tunisie à la fin de 2010 8, s'inscrit dans cette quête de changement,
cette soif de liberté et de justice. Le refus de l’alternance démocratique qui se traduit
par le pouvoir à durée indéterminée, voire à vie, est la cause principale des
révolutions des dernières décennies. Mais ces révolutions n’ont pas, toutes, abouti à
des changements au sommet de l’Etat9. L’alternance démocratique ne peut donc être
assimilée à une révolution. Alors que l’alternance s’inscrit dans la continuité des
institutions10 et le respect du système politique, la révolution est, par essence, rupture
totale avec l’ordre constitutionnel et politique11.
En démocratie, une révolution ne peut être qu’anti-démocratique12. Tout comme la
révolution, le coup d’Etat est une prise du pouvoir en dehors des procédures
constitutionnelles13, une atteinte grave et totale à la légalité constitutionnelle14. «
Actions de force »15, l’un et l’autre ont en commun la

7
J. GICQUEL et J.-E. GICQUEL, Droit constitutionnel et institutions politiques, 25eme édition,
Montchrestien, septembre 2011, p. 49.
6
L’immolation par le feu du jeune marchand ambulant Mohamed Bouazizi en Tunisie fut l’élément
déclencheur du « printemps arabe ». Tout s’est très vite enchaîné le 14 janvier 2011, Zine el-Abdine BEN
ALI perd le pouvoir en Tunisie, le 11 février 2011 fut le tour de Hosni MOUBARAK en Egypte, neuf mois
après plus précisément le jeudi 20 octobre 2011, le Guide de la Révolution libyenne, Mouammar
KADDAFI fut tué à Syrte, sa ville natale. Cf. J.A., n°2617 du
6 au 12 mars 2011, p. 3 ; J.A., n° 2625 du 1er au 7 mai 2011, p. 3 ; J.A., n° 2650 du 23 au 29 octobre
2011, p. 10-13 ; J.A., n°2643 du 4 au 10 septembre 2011, p. 22-31.
9
II est très tôt de parler de l’aboutissement des révolutions du monde arabe. S’agissant de l’Afrique noire
on peut lire Gérard CONAC, « Succès et échecs des transitions démocratiques en Afrique subsaharienne
», in Mélanges Jean Waline, Paris, Dalloz, 2002, p. 29-47.
10
J.-L. QUERMONNE, L'alternance au pouvoir, Paris, Montchrestien, 2003, p. 75.
11
A ce sujet Pascal JAN écrit : « La révolution n’est pas définie par son caractère violent ou pacifique, ni
même par l’accession légale ou illégale au pouvoir, mais par la modification des règles du régime
politique », in « L’opposition », Pouvoirs, n" 108, janvier 2004, p. 31.
12
Ibidem. A ce sujet de M. VILLIERS écrit : « La révolution est un processus de rupture et de fondation :
l’ancienne légalité n’est plus, et la nouvelle n’exprime sur le moment que la loi du plus fort », in
Dictionnaire de droit constitutionnel, Paris, Armand Colin, Masson, 1998, p. 183. On peut citer également
le professeur Joseph OWONA : ■■ La révolution consiste en un changement qualitatif brusque et violent
des structures économiques, politiques et sociales d’un Etat. Elle peut se faire par rébellion ou
insurrection mais, ce qui importe, c’est la profonde restructuration sociale et politique qu’elle opère par la
violence, détruisant de façon irrémédiable l’ancienne société », in Droit Constitutionnel et Régimes
politiques africains, Edition Berger-Levrault 1985, p. 27.
13
M. de VILLIERS, Dictionnaire de droit constitutionnel, Paris, Armand Colin, Masson, 1998, p. 56.
14
P. PACTET et F. MELIN-SOUCRAMANIEN, Institutions Politiques, Droit Constitutionnel, Paris,
Armand Colin, 22e édition, 2003, p. 131-132.
15
Le professeur Pierre PACTET a bien insisté sur la distinction entre révolution et coup d’Etat. Entre
autres éléments de la distinction il écrit : « ...l’essentiel de la distinction réside dans l’inspiration et dans la
finalité. La révolution qui se réfère à l’idéologie démocratique, a pour objet de redonner au peuple
l’exercice du pouvoir constituant originaire afin de lui permettre de fonder une nouvelle société. Les coups
d’Etat et les pronunciamientos militaires se proposent

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


14 MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
violence comme mode d’accession au pouvoir. Ils conduisent à « l’alternance
autoritaire » qu’Alain Rouquié oppose à l’alternance démocratique16. L’alternance au
pouvoir, au moyen des urnes, c'est-à-dire l'alternance démocratique, exclut l’usage
de la violence. « En exorcisant le recours à la force, l’alternance au pouvoir par les
urnes, contribue de façon décisive à la pacification des mœurs politiques »17. Loin
donc d’entraîner un changement de régime, elle a pour effet d’en renforcer la
légitimité. L'alternance par la violence, c'est-à-dire par « la loi du plus fort » 18 n’est
qu’une pseudo-alternance. Tout changement au sommet de l'Etat ne peut donc être
assimilé à une alternance démocratique19.
Qu'est-ce que « l’alternance démocratique >> ? La réflexion ne peut être menée
efficacement sans une clarification nécessaire des concepts fondamentaux et, en
premier lieu, celui de la démocratie. Que faut-il donc entendre par démocratie ?
Cette question n’a jamais reçu de réponse claire et non équivoque20. Comme le fait
remarquer Georges Burdeau, « le concept de démocratie aussi bien que ses
institutions positives sont affectés d’une ambiguïté telle qu’on en arrive à se
demander très légitimement si l’équivoque n’est pas de l’essence de la
démocratie»21.
Etymologiquement, la démocratie s’appréhende comme le « pouvoir du peuple ».
C'est pourquoi, à la suite du président américain Abraham Lincoln, le constituant la
définit généralement comme « le gouvernement du peuple, par le peuple et pour le
peuple ». Cette définition laconique revient à dire qu’un pays est en « démocratie,
lorsque le peuple dispose de la souveraineté, que les gouvernés sont leurs propres
gouvernants, en un

16
A. ROUQUIE, << Changement politique et transformation des régimes », in M. GRAWITZ et J. IECA
(sous la direction de), Traité de Science politique, Les régimes politiques contemporains, Paris, PUF,
1985, p. 601.
17
J.-L. QUERMONNE, op. cit., note 10, p. 15.
18
J.-J. ROUSSEAU a montré, avec autorité qu’une puissance physique ne peut créer ni moralité ni
devoir. Le raisonnement qui assoit le droit sur la force constitue un cercle vicieux qui se détruit lui-même
voir Du Contrat Social Livre I chapitre III. Du Droit du plus fort » Paris, Edition GF Flammarion, 2001, p.
49 et s.
19
P. DABEZIES, « L’alternance dans les dictatures militaires du tiers-monde » in Pouvoirs n° 1.
L'alternance, Paris, PUF, 3ema édition 1984, p. 19. A ce sujet KPEDU Yawovi A. insiste sur la distinction
entre alternance démocratique et l'alternance politique qui renvoie à d'autres formes d’accession au
pouvoir y compris révolutionnaire ou consensuelle. « La problématique de l’alternance au pouvoir dans le
débat constitutionnel africain » in Revue Togolaise des Sciences Juridiques, janvier/juin 2011, p. 66.
20
« Lorsqu’on aborde l’étude de la démocratie, font observer les professeurs Jean GICQUEL et Jean-
Eric GICQUEL, l’humilité dans la recherche et surtout dans les conclusions, doit guider la démarche ».
op. cit., note 6, p. 209.
21
G. BURDEAU, La démocratie, Paris, Editions du Seuil, 1996, p. 36.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


15
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

mot, que le pouvoir est attribué à l’universalité des citoyens, conformément aux
principes de l’égalité juridique et des droits individuels »22. Même si le peuple
n’exerce pas lui-même directement le pouvoir, il en constitue à la fois la finalité et la
source et « la démocratie suppose nécessairement l’origine populaire du pouvoir » 23.
C’est pourquoi « il n’y a de démocratie authentique que lorsque le peuple, support de
la puissance politique, est mis à même de l'exercer directement, du moins d’en
contrôler l’exercice »24. Aussi les constitutions ne manquent-elles pas d’insister sur
cet aspect : « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses
représentants et par la voie du référendum. Aucune section du peuple ni aucun
individu ne peut s’en attribuer l’exercice... »25
De fait, la définition pratique de la démocratie met l’accent sur la lutte électorale
concurrentielle et ses effets de légitimité du pouvoir des gouvernants. Elle revient à
considérer que l’existence d'une compétition politique ouverte est le critère du
caractère démocratique d’un système politique26 l’indicateur privilégié du caractère
ouvert de la compétition politique. L’alternance offre ainsi, dans un nombre croissant
de pays, l’occasion aux citoyens d'évaluer les performances des politiques publiques
menées par leurs dirigeants. Elle tend alors à associer l'exercice du « gouvernement
pour le peuple » à l’exigence du << gouvernement par le peuple »27.
Le terme « alternance », quant à lui, date de 1830 et est relié au mot « alternation
», vocable caractérisant une succession de mouvements28. L’étymologie et la
sémantique nous éclairent davantage. Emprunté au verbe latin « alternare », le mot
signifie faire tour à tour une chose puis une autre29. Il semble donc en ressortir «
l’idée de succession régulière, de recommencement répété, dans une série donnée,
de la même séquence reprise et défaite et reprise encore... »30. Cette idée de
succession implacable trouve sa belle illustration dans les phénomènes naturels :

22
J. GICQUEL et J.-E. GICQUEL, op. cit., note 6, p. 210.
23
G. BURDEAU, op. cit., note 21, p. 35.
24
Ibid.
25
Article 3 de la constitution française du 4 octobre 1958. Voir également l'article 3 de la constitution de
la République du Bénin.
26
D. GAXIE, « Quelques remarques sur les conditions de l’institutionnalisation d’une compétition
politique ouverte ».Colloque international : « Stabilité et Alternance politique en Afrique », OPAD, Lomé,
23-26 février 2000, p. 1.
27
J.-L. QUERMONNE, << Existe-t-il des solutions de rechanges à l'alternance ? » in Droit, Institutions et
systèmes politiques. Mélange en Hommage à Maurice Duverger, Paris, PUF, 1987, p. 382.
28
P. IMBS, Trésor de la langue française. Dictionnaire de la langue du 19? au 2Cf siècle (1789- 1960),
cité par M.-C. STECKEL, Le Conseil Constitutionnel et l'Alternance, Paris, L.G.D.J, 2002
e-6-
29
M.-C. STECKEL, op. cit., note 28.
30
L. HAMON, « Nécessité et condition de l'alternance », in Pouvoir n” 1, « L'alternance », Paris, PUF,
3eme édition 1984, p. 19.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


Io
MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON

l'alternance du jour et de la nuit, des saisons, des vents violents et des calmes plats.
Comment traduire sur le plan politique cette idée de la reproduction d’une même
séquence, le retour de situations formellement identiques ? Tel semble être l’enjeu
de l’alternance politique.
Sur le plan juridique et politique, « le mot, le problème et ses effets sont nouveaux
et controversés»31. Alternance dérive d’« alter », c’est-à-dire l’autre qui n’est pas moi,
mais qui ne m’est pas étranger, l’autre qui ne m’est pas inconnu. Il n'est pas un «
ennemi », mais un adversaire politique. Cet autre, c'est l'opposition, c’est-à-dire la
minorité d’hier qui devient la majorité d'aujourd'hui au moyen du droit de vote32.
Aussi, en droit interne, le vocable alternance vise-t-il plus particulièrement le
changement de majorité après des élections présidentielles, législatives, régionales,
cantonales et municipales33. C’est ce que l'on retrouve dans le Dictionnaire
Constitutionnel : l’alternance y est entendue comme « un transfert de rôle
démocratique au terme duquel, dans le respect des institutions, les partis
d’opposition (ou une fraction d’entre eux) accèdent au pouvoir politique et les partis
au pouvoir (ou une fraction d’entre eux) entrent dans l’opposition. »34 Au sens propre
du terme, l’alternance est le remplacement de la majorité par l’opposition ou la
succession, aux leviers de commandes de l'Etat, de forces politiques, soit opposées
soit très différemment orientées35.
Le mot, ainsi défini, connaît des fortunes diverses. Ainsi « entre l’alternance
absolue à l'anglaise issue d’un seul scrutin, et l'alternance à l’américaine qui n’affecte
le plus souvent qu'une seule branche du pouvoir politique, différentes modalités
d’alternances ont été repérées. »36 En effet, différents adjectifs sont utilisés pour
qualifier les conséquences de l’alternance. Aussi l’alternance absolue 3 , dite grande
alternance ou

31
A. MENOUNI, « L'alternance et la Continuité de la Politique de l'Etat : cas des Etats-Unis, de la
Grande-Bretagne de la France », Revue française de Sciences politiques, vol. 6.n°1, 1986, p. 94.
2
C’est dans ce sens que Césaire KPENONHOUN écrit : « ... pour son fonctionnement optimal, la
démocratie exige que des équipes soient alternativement gagnantes, puis perdantes, puis gagnantes,
puis perdantes et ainsi de suite... » . C. KPENONHOUN, « Quelle démocratie pour l'Afrique de l’Ouest :
majoritaire ou consensuelle ? >> in Elisabeth ANNAN-YAO (sous la direction de). Démocratie et
développement en Afrique de l'Ouest : Mythe et réalité, Dakar, Conseil pour le développement de la
recherche en sciences sociale en Afrique (CODESRIA), 2005, p. 38.
33
M.-C. STECKEL, op. cit., note 28, p. 7-8.
34
O. DUHAMEL et Y. MENY (sous la direction de), Dictionnaire Constitutionnel, 1992, Paris, P.U.F, p.
25.
35
A. MATHIOT, « L’alternance au pouvoir aux Etats-Unis », in Pouvoirs, n" 1, note 30, p. 91.
36
J-L. QUERMONNE, op. cit., note 10, p. 127.

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17
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

alternance parfaite, s’oppose-t-elle à l’alternance relative37, à la petite alternance ou à


l’alternance imparfaite ; l’alternance dure à l’alternance tranquille ; l’alternance
complète à l’alternance incomplète38.
Il suit de ce qui précède, que « l’alternance n’est possible que dans les
démocraties pluralistes où se déroulent des élections générales régulières au
suffrage universel »39. Il n’y a pas et il ne peut y avoir de l’alternance en dehors d’un
régime démocratique40'. C’est pourquoi dans la présente contribution par alternance
politique, il faut entendre alternance démocratique et vice versa.
L’alternance au pouvoir peut alors paraître « une notion paradoxale et baroque »41
en Afrique, habituellement présentée comme le terreau des dictatures, « le cimetière
des libertés »42. Au reste, la question de l’alternance était méconnue et l’usage de
cette expression n'a pas toujours été approprié. Le Doyen Djedjro Francisco Meledje
a dénoncé la confusion dans laquelle le mot a été utilisé en Afrique. Il précise en effet
que : « Dans le passé, on a utilisé le terme d’alternance politique en Afrique dans des
sens dévoyés, plutôt pour désigner le passage épisodique du monopartisme au
multipartisme et inversement, la conquête autoritaire du pouvoir et son abandon par
les régimes militaires, les changements au niveau des instances dirigeantes du parti
unique ou la succession constitutionnelle à la présidence de la République en cas de
vacance du pouvoir »43. L’alternance démocratique qui n’était qu’une vue de l'esprit 44
devint l’une des revendications principales du début des années 1990. Un peu
partout en Afrique, sous la pression populaire, les régimes autocratiques ont faibli45.
Pour la majorité des observateurs et des commentateurs, l'Afrique renaît enfin à la
démocratie et les régimes

36
J.-L. QUERMONNE, op. cit., note 27, p. 382.
38
Cf. le Dictionnaire Constitutionnel sur les divers types d’alternances surtout l’alternance « médiatisée »
; op. cit., note 34, p. 26.
39
Idem, note 39, p. 26.
40
M.-C. STECKEL, op. cit., note 28, p. 113.
41
P. DABEZIES, op. cit., note 19, p. 113.
42
T. HOLO, « Démocratie revitalisée ou démocratie émasculée ? Les constitutions du renouveau
démocratique dans les Etats de l'espace francophone africain : régimes juridiques et systèmes
politiques », R.B.S.J.A., n° 16, p. 17.
44
D. F. MELEDJE, « Principe majoritaire et démocratie en Afrique » in E. JOUANNET, H. RUIZ FABRI et
J. M. SOREL (dir.), Regard d'une génération sur le droit international, n°69, Pédone,

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18
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

autocratiques des périodes précédentes sont perçus comme relevant des maladies
infantiles de l’indépendance47.
Quelques exemples en témoignent. Le Bénin fait figure de modèle48 en la matière ;
la conférence des Forces vives de la Nation de février 1990 a provoqué une série
d’alternances49. Le 19 mars 2000, le peuple sénégalais choisit, sans équivoque, de
mettre fin au très long règne de quarante ans du Parti socialiste en portant au
pouvoir Me Aboudoulaye Wade. Le Cap- Vert, le Mali, le Malawi, la Gambie, le
Ghana et d’autres pays africains ont connu l’alternance politique50.
Ces alternances politiques ont-elles contribué à enraciner la démocratie pluraliste
dans ces pays ? L’alternance politique a-t-elle amélioré la qualité de la gouvernance
et renforcé l’Etat de droit51 ? Quel bilan peut-on faire aujourd’hui des soulèvements
qu’a connus l’Afrique noire ?
Les alternances avaient soulevé beaucoup d’attentes. Elles étaient porteuses de
grands espoirs. Malheureusement « au rêve joyeux d'une démocratie revitalisée s’est
substituée la triste réalité d’une démocratie émasculée »52. A l’aurore de l’alternance
démocratique s’est substitué le crépuscule de l’alternance rappelant la nature de
l’espèce humaine sujette au flux et au reflux53. Comme une pendule, l'Afrique semble
ainsi osciller entre les deux extrémités : le printemps des libertés qui correspond au

47
J.-J. RAYNAL, « Le soldat et le démocrate : réflexion sur le phénomène prétorien dans les
Etats d’Afrique francophone » in Stabilité institutionnelle et alternance politique en Afrique,
Observatoire panafricain de la démocratie (OPAD), Lomé, 23-26 février 2000, p. 4.
48
Cf. P. NOUDJENOUME, La démocratie au Bénin, Paris, l’Harmattan, 1999.
49
1991-1996 : élection du président Nicéphore Dieudonné SOGLO. 1996-2001 : retour du
général Mathieu KEREKOU au pouvoir. 2001-2006 : réélection du général Mathieu KEREKOU.
2006 : élection Dr. YAYI Boni.
50
Cf. M. GAUD et L. PORGES, ■■ Les présidents de l'alternance », Afrique contemporaine
n°167, 3e'ne trimestre 1993, p. 29-39. Plus récent et plus intéressant est le numéro 2560 de
Jeune Afrique qui passe en revue les présidents de l’alternance : « Y a-t-il une vie après le
pouvoir? Privilèges, statut, train de vie, rôle politique... Enquête sur ces chefs qui ne le sont plus
», Jeune Afrique n" 2560 du 31 janvier au 6 février 2010, p. 22-31.
1 Ces questions peuvent être reformulées autrement : « Comment empêcher les changements
anticonstitutionnels de gouvernement en Afrique de l’Ouest et, en conséquence comment
encourager les dirigeants en place à abandonner pacifiquement leurs fonctions au terme de leur
mandat ? », cf. Ahmedou OULD-ABDALLAH, représentant spécial du secrétaire général des
Nations unies (Kofi ANNAN) en Afrique de l’Ouest, préface de « La vie après le palais
présidentiel : l’alternance pacifique au pouvoir en Afrique de l'Ouest », Etudes thématique de
UNOWA, publié par le Bureau des Nations unies pour Afrique de l’OUEST, mars 2006, p. 11
(www. un.org/unowa).
T. HOLO, op. cit., note 43, p. 19.
53
« L’espèce humaine est comme un océan, sujette aux flux et aux reflux : elle se balance entre
deux rivages qu'elle cherche et fuit tour à tour, les couvrant sans cesse de ses débris » J.
GICQUEL et J.E. GICQUEL, op. cit., note 6, p. 25.

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19
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

temps du flux de l’alternance (I) induit, cependant, l’avènement d’autres


saisons moins heureuses pour les libertés, c’est le temps du reflux46 (II).

I - Le temps du flux de l’alternance


Selon Patrick Quantin, « l’étude de la démocratie prend généralement soin de
distinguer les modèles et les expériences. Les premiers sont normatifs et exposent
ce que devrait être une démocratie ; les secondes décrivent ce qui se passe
réellement dans l’instauration et la pratique d’un régime démocratique »47. A ce titre,
il est donc intéressant de mettre l’accent sur les conditions nécessaires à la
réalisation de l’alternance démocratique. Autrement dit, quels sont les mécanismes
de la reproduction de ce puissant indicateur de l’enracinement d’une expérience
démocratique48 (A) ? Quelques pays africains se sont essayés à ces expériences
qui, quoique jeunes et fragiles49, semblent irréversibles (B).

A - Les conditions de (re) production de l’alternance


Comme le fait remarquer Adeltif Menouni, « l’alternance est d’abord reproduction
[...] Elle est reproduction de valeurs, d’attitudes et de sensibilités face à la réalité
politique »50. L’alternance démocratique ne peut donc se réaliser que selon certaines
conditions qui sont, d’une part, politiques (1) et d’autre part, juridiques (2).

1 - Les conditions politiques de l’alternance


Les mécontentements constituent une nécessité pour l’ordre social. C’est à cette
fin que les sociétés traditionnelles africaines organisaient la palabre, les cités
antiques et les communautés médiévales des fêtes de contestation rituelle qui
permettaient le défoulement collectif. Cette pratique que le professeur Lanciné Sylla
qualifie de « forme psychodramatique et cathartique de régulation sociale »51 trouve
son actualisation dans les

Selon ETEKOU, « Le printemps de l’Afrique s'est transformé, en 16 ans, en hiver, hypothéquant ainsi
le processus démocratique enclenché. >>, cf. L'alternance politique dans les Etats africains, Mémoire de
DEA, Abidjan, p. 4.
47
P. QUANTIN, « La démocratie en Afrique à la recherche d'un modèle » in « La démocratie en Afrique»
Pouvoirs, n° 129, 2009, p. 65.
48
B. GUEYE, « La démocratie en Afrique, succès et résistance. », in « La démocratie en Afrique »
Pouvoirs, note 55, p. 23.
49
G. LO, « Quelques réflexions sur la démocratisation en Afrique » in Mélanges Patrice Gélard Droit
Constitutionnel, éd. Montchrestien, Paris, 1999, p. 428.
50
A. MENOUNI, « L’alternance et la continuité de la politique de l’Etat : cas des Etats-Unis, de la
Grande-Bretagne, de la France », Revue française de Sciences politiques, vol. 6. n° 1, p. 96.
51
L. SYLLA, « Démocratie de l’arbre à Palabre et bois sacré » in Annales de l'Université d’Abidjan, 1980
séries D. t. XIII Lettres p. 83.

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20
MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
conférences nationales52. Etats généraux à l'africaine ou tout court « palabres
africaines », les conférences nationales n’étaient pas que défoulement ou
déballages. Ici et là, elles ont remodelé le paysage politique africain et fait renaître
l'idée de démocratie53. Comme « on ne fait pas du vin nouveau avec de vieilles
outres », une nouvelle « fièvre constitutionnelle »54 s’est emparée de l’Afrique. Ce fut
« l’irruption du constitutionnalisme dans le débat démocratique »55. La nature des
régimes politiques et l'ordonnancement constitutionnel ont été au centre des débats
politiques56.
Les succès enregistrés çà et là sont dus à la montée en puissance des forces
organisées de la démocratie et de ses acteurs : partis politiques, mouvements
associatifs, défenseurs des droits de l'homme, forces spirituelles, médias
traditionnels et canaux d'expression numérique57, une multitude d’associations
appartenant à la société civile. Comme l’écrit le professeur Fidèle Mengue Me
Engouang, « L’un des effets majeurs du processus de démocratisation en cours en
Afrique est précisément la forte participation des citoyens à la vie associative. A la
faveur du renouveau démocratique, de nombreux syndicats, associations et autres
ONG ont en effet vu le jour et contribuent largement à la consolidation de la
démocratie »6 . La société civile est devenue un levier de contre pouvoir

52
Le processus de démocratisation s’est généralisé en Afrique avec l'adoption de nouvelles constitutions
soit au moyen de conférences nationales, soit par d’autres processus de transition démocratiques: 11
décembre 1990 (Bénin); 23 décembre 1990 (Guinée); 26 mars 1991 (Gabon) ; 10 juin 1991 (Rwanda) ;
12 juillet 1991 (Mauritanie) ; 15 octobre 1991 (Mali) ; 13 mars 1992 (Burundi) ; 15 mars 1992 (Congo) ; 4
septembre 1992 (Cap-Vert) ; 15 septembre 1992 (Djibouti) ; 18 septembre 1992 (Madagascar) ; 14
octobre 1992 (Togo)... Certains pays comme la Côte d'ivoire et le Sénégal ont simplement révisé leur
constitution, la première en 1990 et la seconde en 1991 : Cf. E. HOUNTONDJI, « L'essor de la justice
constitutionnelle au Bénin, au Mali et au Sénégal », thèse de doctorat de droit public, 3 juillet 2007,
Université de Cergy- Pontoise (France), p. 2 ; Lire également J.-F. BAYART, La démocratie à l’épreuve
de la tradition en Afrique subsaharienne » in « La démocratie en Afrique », Pouvoirs, n" 129, p. 29. Il y a
une littérature abondante sur les conférences nationales et autres processus de transition démocratique.
On peut citer entre autres : Bilan des Conférences nationales et autres processus de transition
démocratique, Cotonou, (Bénin), 19-23 février 2000, Paris, Editions Pedone ; F. E. BOULAGA, Les
conférences nationales en Afrique Noire, une affaire à suivre, Paris, Editions Karthala, 1993 ; A. D.
ADAMON, Le renouveau démocratique au Bénin. La conférence nationale des forces vives et la période
de transition, Paris, Editions l’Harmattan, 1995.
53
A ce sujet, B. GUEYE écrit : « Les conférences nationales sont une invention, une contribution
africaine à la théorie de la démocratisation », op. cit., note 56, p. 5.
54
M. A. GLELE, La constitution ou loi fondamentale » in Encyclopédie juridique de IAfrique, Abidjan,
Dakar, Lomé, les Nouvelles Editions Africaines, 1982.
55
A. BOURGI, « L’évolution du constitutionalisme en Afrique : du formalisme à l’effectivité », Revue
française de droit constitutionnel, n° 52, octobre-décembre 2002, PUF, p. 724.
56
Ibid., p. 721.
57
L. ZINSOU, « Dynamique économique et politique », Pouvoirs n" 129, p. 170.

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21
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE
exerçant une forte influence sur le monde politique, l'obligeant à tenir compte des
volontés des individus58. La pléthore des partis politiques reflète le réinvestissement
de l’espace politique par la société civile et les ONG59.
De fait, les partis politiques ont joué un rôle déterminant dans les changements de
régime observés au cours de la dernière décennie. Bien organisés et très décidés, ils
ont su mobiliser les citoyens sur la base d’un programme de gouvernement crédible.
Ils avaient « une grande capacité de mobilisation, elle-même relayée par une presse
plus libre et plus audacieuse »60. Unis, le plus souvent, autour d’un leader, ils ont pu
provoquer l’alternance en convainquant les électeurs de l’objectif qui leur est commun
: le départ des chefs d’Etats inamovibles61.
L’environnement sociopolitique international était aussi favorable à la démocratie
libérale. Les demandes de démocratisation du continent ne sont plus seulement le
fait des Africains. Elles correspondent davantage à la phase actuelle de la
mondialisation qui affecte l’essentiel des relations humaines contemporaines62. En
effet, la disparition des blocs internationaux et l'érection du libéralisme économique
en paradigme universel63 eurent pour conséquence l’expansion des principes et des
valeurs de la démocratie64, l’internationalisation du constitutionalisme et la
mondialisation de la démocratie majoritaire. Dès lors « les démocraties
contemporaines ne sont plus totalement libres de leur choix, conditionnées qu’elles
sont par ce réseau de normes de plus en plus serré et dense, élaboré dans le cadre
des organisations internationales (ONU), régionales (Union africaine, CEDEAO) ou
spécialisées (Organisation internationale de

58
B. GUEYE, op. cit., note 53, p. 8.
59
II faut faire ici une mention spéciale aux syndicats qui se sont renforcés et affranchis du parti unique ou
dominant et aux organisations de défense des droits de l'Homme, qui sont partout présentes et qui sont,
le plus souvent relayées et protégées par la communauté internationale, les ONG internationales et
locales, la presse libre, les relais de ces organisations internationales comme Reporters sans frontières,
Amnesty International, Human rights watch, Transparency International, Oxfam ou Global Witness, entre
autres. Cf. « La vie après le Palais Présidentiel : l'alternance pacifique au pouvoir en Afrique », op. cit.,
note 51, p. 42. Cette revue met bien en relief le rôle important joué par la société civile mondiale et les
organisations régionales intergouvemementales (la CEDEAO, l’UA, le NEPAD), p. 42-45.
60
A. BOURGI, op. cit., note 63, p. 727.
61
On peut citer à titre d’exemple le cas du Sénégal. Lors du second tour de l'élection présidentielle du
19 mars 2000, la coalition des partis politiques regroupés au sein du front pour l’alternance (F.A.L.) a pu
mettre fin au long règne du parti socialiste. « L'opposition venait de déraciner un baobab ». V. M. C.
DIOP, M. DIOUF et A. DIAU, « Le baobab a été déraciné » in « l’alternance au Sénégal », Politique
africaine, n°78, juin 2002, p. 157 et A. L. COULIBALY, Wade, un opposant au pouvoir. L'alternance
piégée, Les Editions Sentinelles, Dakar, 2003.
62
G. LO, op. cit., note 57, p. 430.
63
D.-C. MARTIN, « La Tanzanie et le multipartisme », Afrique contemporaine, n" 167, p. 116.
64
Jean du BOIS De GAUDUSSON, «Le mimétisme postcolonial, et après ? » in « La démocratie en
Afrique », Pouvoirs, n° 129, p. 50.

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22
MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
la Francophonie)65 ». Les Etats africains subissent et participent à ces mouvements
comme les autres Etats. En témoigne la charte africaine de la démocratie, des
élections et de la gouvernance adoptée par la huitième session ordinaire de la
conférence de l'Union africaine, le 30 janvier 2007 à Addis-Abeba66.
On pourrait donc penser que les conférences nationales, les processus de
transition démocratique et la pression des organisations internationales ont abouti à
un consensus minimum entre les forces politiques. Le nouveau consensus exprimé à
travers les nouvelles constitutions s’articule autour du pluralisme67, des élections
libres, du respect de la constitution et de l’Etat de droit, de l’assurance du « ticket de
retour »68. L’alternance est « fille du consensus »69. « Ici, l'intérêt de la pratique du
consensus pour la démocratie, c'est que d’une part, elle protège la minorité et
relativise l'arrogance de la majorité, d’autre part, elle affirme la communauté facilitant
par là même l'exécution de la décision : l'autorité de la chose consensuelle est forte.
»70 De là, il suit que l’alternance est inconcevable en l’absence d’une convergence de
vues de nature à préserver le système politique. L’esprit de tolérance71, de
modération et l’attitude de mesure s’inscrivent dans la logique de l’alternance
démocratique72.
Les conditions qui favorisent l’avènement de l’alternance ne sont pas seulement
politiques.73 Ces conditions peuvent aussi être juridiques.

65
Ibid., p. 53. Daniel GAXIE abonde dans le même sens lorsqu'il écrit : « Avec la multiplication des
interdépendances et des échanges transnationaux, le non respect des règles fondamentales du jeu
politique ouvert tend à susciter des réactions internationales coûteuses pour celui qui en prend le risque,
ce qui accroît progressivement les dispositions à les respecter. » in Quelques remarques sur les
conditions de l’institutionnalisation d'une compétition politique ouverte, op. cit., note 26, p. 12.
66
Charte africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance. Commission de l'Union
africaine, BP 3243, Addis-Abeba Ethiopie, Site : www.africa-union. Org.
67
Au sujet du pluralisme le professeur Djedjro Francisco MELEDJE écrit : » la première bataille est avant
tout de faire naître le consensus sur le pluralisme. A ce sujet, on peut soutenir que malgré les réticences
manifestées aux premières heures du pluralisme par des dirigeants et militants des anciens partis
monopolistiques au pouvoir et malgré quelques résistances à l'alternance politique, on ne connaît pas
aujourd’hui d’ennemis déclarés à la démocratie pluraliste en Afrique comme sous d’autres cieux. » D. F.
MELEDJE, op. cit., note 44, p. 11.
68
J.-L. QUERMONNNE, op. cit., note 10, p. 15.
69
A. MENOUNI, op. cit., note 58, p. 97.
70
L. SINDJOUN, « Les pratiques sociales dans les régimes politiques africains en voie de
démocratisation : à la recherche de la paraconstitution. >■, Rencontre sur les pratiques constitutionnelles
et politiques en Afrique : les dynamiques récentes, Cotonou 29, 30 septembre et 1 er octobre 2005, p. 14.
71
J. GICQUEL et J.-E. GICQUEL, op. cit., note 6, p. 204.
72
D. F. MELEDJE, conférence inaugurale « Alternance démocratique et droits humains en Afrique »,
session régionale des droits de l’homme du 19 au 30 juillet 2010, Chaire UNESCO des droits de la
personne et de la démocratie (document dactylographié), p. 13.
73
II est difficile d’établir une frontière étanche entre les conditions politiques et les conditions juridiques.

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23 L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

2- Les conditions juridiques de l’alternance


« Le fondement de tout pouvoir en République du Mali réside dans la constitution
»74. Cette disposition de la constitution malienne fait du respect de la constitution, en
tant que loi fondamentale, la première condition juridique et celle qui fonde toutes les
autres conditions de l’alternance politique. Les pouvoirs publics comme les citoyens
sont tenus au respect de la constitution75. Du postulat de la primauté de la
constitution comme norme suprême découle un certain nombre de principes
immuables, caractéristiques de la démocratie libérale : des élections libres, le
principe majoritaire de gouvernement, le respect de la minorité et de l’opposition par
la majorité gouvernementale, la garantie des droits fondamentaux de l’homme76, le
principe de la séparation des pouvoirs, etc.
« Par son allergie à tout embrigadement, le pluralisme correspond à une nouvelle
conception de l’autorité »77. Les nouvelles constitutions africaines, fruit du renouveau
démocratique, l’ont bien exprimée. En affirmant que les partis politiques concourent à
l’expression du suffrage, qu’ils se forment et exercent librement leurs activités
conformément à la loi, elles ont opéré une rupture avec le règne du parti unique 78, le
système social et politique jusqu’alors en vigueur.79 « La démocratie (...) ne peut
sérieusement exister que si les individus se groupent d’après leurs fins et affinités
politiques, c'est-à-dire que si, entre l’individu et l’Etat, viennent s’insérer ces
formations collectives dont chacune représente une certaine orientation commune à
ses membres, un parti politique. La démocratie est donc nécessairement et
inévitablement un Etat de partis (Parteienstaat).»80 Le pluralisme suppose l’existence
d’une opposition minoritaire dont les droits doivent être protégés.
La démocratie exige le respect de la minorité81 par la majorité gouvernementale.
S’agissant du respect de l’opposition Babacar Gueye

74
Article 121 alinéa 1 de la constitution malienne de 1992.
75
A. BOURGI, op. cit., note 63, p. 725 et 726.
76
J.-L. QUERMONNE, Les régimes politiques occidentaux, quatrième édition, Paris, Editions du Seuil,
2000, p. 18-20.
77
P. ARDANT, Institutions politiques et Droit constitutionnel, 7eme édition, L.G.D.J., Paris 1995, p. 154.
7
T. HOLO, •• La constitution, garantie de l'alternance démocratique », in conférence internationale sur
« Les défis de l'Alternance démocratique », conférence internationale organisée par le FNUD (Fonds des
Nations unies pour la démocratie) et i'IDH (Institut des droits de l’homme et de promotion de la
démocratie : la démocratie au quotidien), Cotonou du 23 au 25 février 2009. p. 5.
79
D. F. MELEDJE, op. cit., note 81, p. 8.
80
H. KELSEN, La démocratie, Sa nature - Sa valeur, trad. Charles EISENMANN, 1932, p. 30.
81
A ce sujet, le philosophe Albert CAMUS écrit : « La démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité, mais
la protection de la minorité ; » Albert CAMUS cité par El Hadji Omar DIOP : « Le statut de l’opposition
dans les démocraties africaines » in Rencontres sur les pratiques constitutionnelles et politiques en
Afrique : les dynamiques récentes, Cotonou, 29-30 septembre et 1or octobre 2005 p. 3.

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24
MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
écrit : « Le respect de l’opposition est une conséquence de la proclamation des libertés. Il
représente une des vertus cardinales de la démocratie libérale sur le plan politique [...]
L'opposition d’aujourd'hui a naturellement vocation à devenir la majorité de demain. »82
Elle est dans l’expectative du pouvoir 83. L'opposition est donc une exigence de la
démocratie84. Elle est le socle de la démocratie pluraliste85. Elle ne conserve pas
seulement le droit et l’espoir de faire triompher ses positions, elle légitime par sa
participation la majorité qui, au terme du débat, ne peut être suspectée d’oppression86.
Elle n’est pas destinée à empêcher le gouvernement d’agir, mais de mal agir et de le
sanctionner s’il a mal agi. En ce sens, elle est comme une lanterne qui éclaire et permet à
la majorité d’accéder à la décision la mieux informée. « Elle assume au fond une mission
de service public. »87 Pour cette raison, « L’opposition fait toujours la gloire d'un pays 88».
De ce qui précède, il suit que « la démocratie consensuelle est fille de l’illusion
démocratique (majoritaire) »89. Elle ne saurait être une conséquence logique du
pluralisme90. Les élections libres sont au contraire une cause normale du pluralisme
politique91. En démocratie pluraliste majoritaire, l’élection des gouvernants est considérée
comme le seul mode légitime de dévolution du pouvoir 92. « Son principe est incontesté, et
les seuls débats qu'elle soulève, concernent sa mise en œuvre » 93. Aujourd’hui, dans
presque tous les pays, le choix des gouvernants procède

82
B. GUEYE, op. cit., note 56, p. 10.
83
M. PRELOT, Sociologie Politique, p. 532-533, cité par D. F. MELEDJE, op. cit., note 44 p. 30. Dans le
même sens G. LAVAU écrit : « L'opposition est conçue non comme un groupe, pouvant selon les aléas du
contexte politique être voué à l'impuissance ou à la marginalisation gouvernementale, mais comme une
position abstraite qui échoit, au gré des fluctuations électorales ou des alliances politiques, à un parti ou à un
autre sans prédestination ni exclusion. », voir La démocratie par G. LAVAU avec la collaboration de O.
DUHAMEL in Traité de science politique, t. 2, <• Les régimes politiques contemporains », M. GRAWITZ et J.
LECA, PUF, Paris, 1985, p. 61.
84
M. SADOUN, •< Opposition et démocratie », Pouvoirs n" 108, p. 16.
85
H. KELSEN, op. cit., note 89, p. 30.
86
E. H. O. DIOP, op. cit., note 90, p. 9.
87
B. GUEYE, op. cit., note 56 p. 10. Cf. E.H. O.DIOP., op. cit., note 90, p. 6.
88
P. JAN, op. cit. note 11, p. 23.
89
C. KPENOUHOUN, op. cit., note 32, p. 35.
90
A ce sujet le Professeur Jacques Mariel NZOUANKEU écrit : « l’existence des partis politiques
n’a pas de sens dans la démocratie consensuelle parce que celle-ci veut transcender les clivages
idéologiques, réaliser un consensus général sur l’ensemble des questions nationales
[...] les élections et par voie de conséquence l'alternance n'ont plus de raison d'être ». V.« A à la
recherche de nouvelles institutions efficaces et adaptées et de l'intériorisation de la culture institutionnelle » ; et
<• Rencontre sur les pratiques constitutionnelles et politiques en Afrique : les dynamiques récentes », Cotonou,
29-30 septembre et 1er octobre 2005, p. 8.
1lf0
P. ARDANT, op. cit., note 86 p. 155.
92
Selon W. G. VITZTHUM, « L'électeur constitue le fondement de toute la construction démocratique »,
Revue française de droit constitutionnel, n ° 43, 2000, PUF, p. 467.
93
J.-M. COTTERET et E. EMERI, Les systèmes électoraux, septième édition corrigée, Paris, P.U.F 1999, p.
3 et s.

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25
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE
d’élections libres. Par élection libre, il faut entendre une lutte concurrentielle, une
compétition politique ouverte à tous les partis politiques. Pour que la compétition politique
soit ouverte, il faut que diverses libertés soient reconnues : libertés de candidatures,
d’expression, de réunion, de discussion, de presse, d’association et autres... Ces libertés
ne sont possibles que si l’armée et l’administration sont soumises au pouvoir civil et se
tiennent à l’écart de la compétition politique et électorale94.
La liberté de scrutin repose sur deux exigences : le secret du vote 95 et l’égalité des
conditions d’information et de propagande au cours de la campagne électorale96. Quant à
la régularité du scrutin, elle suppose la périodicité des élections et leur organisation par
une autorité administrative politiquement indépendante et techniquement compétente et
impartiale. La périodicité constitue un facteur important pour l’avènement de
l’alternance97. S’agissant de l’organisation et de la gestion des élections, des
commissions électorales nationales ont été créées98. Au-delà de leur fonction
organisationnelle, les commissions électorales nationales ont pour objectif essentiel de
réduire les contestations électorales et de faciliter l’acceptation des résultats électoraux
par les divers acteurs du scrutin99. De ce point de vue « l’Afrique a quelques expériences
d’élections libres à son actif. »100 La commission électorale namibienne, celle du Ghana,
du Cap-Vert, la commission électorale nationale indépendante du Mali et la commission
électorale nationale autonome du Bénin ont en effet enregistré

94
D. GAXIE, op. cit., note 26, p. 3-4.
95
T. HOLO (T.), op. cit., note 87, p. 5.
96
D. GAXIE, op. cit., note 26, p. 5.
97
A ce sujet, le professeur Théodore HOLO écrit : •• quand au vote régulier, il est non seulement un vote
organisé à terme échu, c'est-à-dire à des périodes régulières marquant la fin du mandat électoral mais surtout
et aussi, un vote réalisé conformément aux règles prescrites et connues à l’avance de tous et particulièrement
des acteurs en compétition et du corps électoral >> T. HOLO, op. cit., note 87, p. 5.
1 7
« Qualifiées d'autonomes, d’indépendantes ou de mixtes selon les cas, et au-delà de leur diversité, elles
présentent la caractéristique commune d’être des organismes distincts de l’administration d’Etat, chargés de la
totalité ou d’une partie, variable selon les Etats et les époques de l’organisation, du déroulement de la
supervision et du contrôle des opérations électorales. ». Jean du BOIS de GAUDUSSON, <• La sincérité du
scrutin. Les élections à l’épreuve de l’Afrique », Etudes et doctrine, Cahiers du Conseil constitutionnel, n" 13, p.
5.
99
On peut à titre illustratif donner les exemples du Bénin et du Ghana : le 29 mars 2006, la Cour
constitutionnelle proclame définitivement élu président de la République le candidat Thomas Boni YAYI. Ce
dernier reçoit aussitôt les félicitations de son challenger Maître Adrien HOUNGBEDJI. Au Ghana, Le 28
décembre 2008, l’opposant John ATTA-MILLS est déclaré vainqueur des élections présidentielles. Il reçoit les
félicitations de son challenger. V. Jeune Afrique, hors série n" 21, L’état de l’Afrique 2009.
100
P. QUANTIN, « Pour une analyse comparative des élections africaines » in « Des élections comme les
autres », Politique Africaine, n°69, mars 1998, p. 14.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
26
des succès répétés en organisant des élections libres et transparentes, pe sans
contestation101.
Le facteur majeur dans l'avènement de l'alternance démocratique en Afrique
francophone est incontestablement la limitation du nombre dé mandats
présidentiels102. En limitant le nombre de mandats présidentiel] les nouvelles
constitutions ont ouvert largement la voie à l’alternance1 démocratique103. Ce fut le
cas du Ghana104 . « Dans ce pays, l'application! de cette clause a, sans conteste
contribué à créer des conditions de la grande alternance de décembre 2000, avec la
victoire du candidat de l’opposition John Kufuor, qui a battu le vice président Atta-
Mills, le dauphin du président Rawlings. Très populaire, ce dernier aurait été
probablement réélu pour un troisième mandat consécutif, et son parti aurait peut-
être; conservé sa majorité parlementaire, s’il avait utilisé cette majorité acquise à sa
cause pour supprimer la clause limitative. »105 En bref, la limitation du' nombre de
mandats présidentiels ou ce que Stéphane Bollé a qualifié fc| « d’alternance
constitutionnelle automatique»106 a permis de promouvoir B des élections plus
compétitives et, « nolens volens », l’Etat de droit.
Lorsque les conditions politiques et juridiques de l’alternance sont
convenablement établies, les effets que l’alternance engendre sont ' nombreux et
forcément bénéfiques.

B - Les effets positifs de l’alternance


Même s’il est difficile de faire la part exacte des choses entre la réussite et l'échec
de certaines expériences démocratiques, il y a incontestablement des pays qui ont
réussi leur entrée en démocratie. 16 Neuf pays sur les cinquante-trois que compte le
continent ont mené le processus très loin.

101
Urnes transparentes, encre indélébile, bulletins uniques, représentants de candidats dans les
bureaux de vote, dépouillement des bulletins et décompte des voix sur place sont autant de précautions
de transparence.
102
A. LOADA, « La limitation du nombre de mandats présidentiels en Afrique francophones >> in Revue
électronique Afrilex n0 3/ 2003, p. 147.
2
" T. HOLO, op. cit., note 43, p. 21.
104
M. VERIET, « Ghana: l’effet Rawlings », Afrique Contemporaine, n" 182, 2èm trimestre, 1997, p. 32-
46.
105
A. LOADA, op. cit., note 111, p. 147. Suivant l'exemple de RAWLINGS, le président Mathieu
KEREKOU du Bénin a aussi manifesté sa volonté de ne pas réviser la constitution en 2005 et partant de
respecter la limitation du mandat présidentiel tel que prévue par la constitution béninoise du 11
décembre 1990 : « Le président de la République est élu au suffrage universel direct pour un mandat de
cinq ans, renouvelable une seule fois. En aucun cas, nul ne peut exercer plus de deux mandats
présidentiels », art. 42.
106
S. BOLLE, « Le contrôle prétorien de la révision au Mali et au Tchad : un mirage ?, in Revue
Béninoise des Sciences Juridiques et Administratives (R.B.S.J.A.), n° 17, décembre 2006, p. 6.
1,6
A. BOURGI, « Les acteurs du jeu démocratique à l'épreuve du pouvoir » in « Rencontres sur les
pratiques constitutionnelles et politiques en Afrique : les dynamiques récentes » Cotonou 29-

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


28 MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON

Par la voie électorale, ils se sont donné de nouveaux présidents 107. On peut citer: le
Bénin et le Mali108, et dans une certaine mesure le Sénégal109, dans l’espace
francophone ; l’Afrique du Sud110 et le Ghana, dans l’espace anglophone ; le Cap-Vert,
Sao-Tomé et Principe dans l’espace lusophone comme des pays dans lesquels la
logique de consolidation1 1 des institutions démocratiques fait son chemin en même
temps que l’apprentissage partisan des règles du jeu démocratique. L'alternance
entraîne toujours sur le plan politique et juridique une redéfinition des règles
essentielles111. L’alternance et les institutions politiques sont donc dans un processus
d’interaction, dans une dialectique de légitimation réciproque, qui n’est pas souvent mise
en lumière112. Les juridictions constitutionnelles légitiment l’alternance. L’alternance à son
tour légitime la juridiction constitutionnelle en consolidant l’Etat de droit. Le
développement de la justice constitutionnelle réhabilite le droit constitutionnel en lui
restituant sa vraie dignité, sa vocation première qui est l’encadrement du pouvoir
politique113. « Serviteur de la démocratie constitutionnelle »114, le juge constitutionnel est
le protecteur du principe de l’alternance (1) et la banalisation de l’alternance au sommet
de l’Etat est protectrice de l’Etat de droit (2).
1
2 - Le juge constitutionnel, gardien du principe de l’alternance
Si dans la plupart des pays africains, « la Cour constitutionnelle est comme la tour
de Pise qui penche toujours du même côté »115, dans les

107
M. GAUD et L. PORGES, « Les présidents de l’alternance » in Afrique contemporaine, n" 167, 3'"™
trimestre, 1993, p. 29. Pour ces auteurs les neuf pays sont le Bénin, le Burundi, le Cap-Vert, le Congo,
Madagascar, le Mali, le Niger, Sao Tomé et Principe, la Zambie. L’actualité des dix dernières années
montre que tous ces pays ne sont plus des références en matière de démocratie.
108
Comme l’écrit Mamadou GAZIBO : « Le Mali et le Bénin semblent s’installer durablement dans le
processus démocratique engagé en 1990 », «Les trajectoires africaines de démocratisation » in Bilan
des conférences nationales et autres processus de transition démocratique, op. cit., note 60, p. 363.
1,9
« Au Sénégal, écrit El Hadji Omar DIOP, le procès de L’alternance a déjà commencé. » E. H. O.
DIOP, op. cit., note 90, p. 30.
110
Le cas de l’Afrique du Sud est, quant à lui, particulièrement original. « La transition démocratique a
été une période de construction complète de l’Etat et on peut dire même de refondation de la société
sud-africaine » G. CONAC, op. cit., note 118, p. 346.
22
L. FAVOREU, La politique saisie par le droit, alternances, cohabitation et conseil constitutionnel,
Economica, Paris, 1988, p. 17.
112
D. F. MELEDJE, op. cit., note 81, p. 3.
113
B. GUEYE, op. cit., note 56, p. 19.
114
K.D. KOKOROKO, « L’apport de la jurisprudence constitutionnelle africaine à la consolidation des
acquis démocratiques(les cas du Bénin, du Mali, du Sénégal et du Togo) », R.B.S.J.A., n" 18, juin 2007,
p. 93.
115
A. M. OBAME, «Ali, mon frère, mon adversaire», Jeune Afrique, n°2593 du 19 au 25 septembre
2010, p. 34. La Cour constitutionnelle togolaise en est une belle illustration. V. Koffi
KESSOUGBO : « La Cour Constitutionnelle et la régularité de la démocratie au Togo », R.B.S.J.A.
n°15, p. 61-98 ; Adama KPODAR, «Réflexions sur la justice constitutionnelle à travers le contrôle de
constitutionnalité de la loi dans le nouveau constitutionnalisme : les cas du Bénin, du Mali, du Sénégal
et du Togo », R.B.S.J.A. n" 15, p. 104-146 et K. D. KOKOROKO, op. cit., note 125. Le Conseil
constitutionnel ivoirien peut être cité comme une juridiction partisane. Il s'est en effet déjugé par sa
décision n°CI 2011-036 du 4 mai 2011 en revenant sur l'une de ses décisions de 2010 alors que celle-
ci a été entièrement exécutée avec la prestation de serment du Président qu'il avait proclamé réélu. Le
Conseil constitutionnel ivoirien pour rendre nulle et de nul effet sa décision de 2010 « fait siennes les
décisions du Conseil de paix et de sécurité de l’Union africaine sur le règlement de la crise en Côte
d’ivoire », en considérant que « les normes et dispositions internationales acceptées par les organes
nationaux compétents ont une autorité supérieure à celles des lois et aux décisions juridictionnelles
internes ». Cf. S. BOLLE, « Au nom du peuple », op. cit., note 1, p. 1. Cf. B. B. YAHMED, « Un conseil

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29
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

constitutionnel nommé et contrôlé » JA n°2605 du 12-18 décembre 2010, p. 3.


12 Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012
28 MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON

quelques rares pays où il y a une institutionnalisation de l’alternance,! <je juge


constitutionnel est l’élément régulateur du système politique, la pieu angulaire de la
démocratie électorale116. Pièce maîtresse dans le dispos» jUr électoral, le juge
constitutionnel contrôle la fiabilité des mécanismes 4 p dévolution du pouvoir aux
représentants politiques. Le contrôle dt régularité des opérations électorales est
fondamental en matièrê d’alternance. En effet, la sincérité des résultats électoraux, le
secret di vote, le plafonnement des dépenses électorales et la sanction des abus de
propagande légitiment la majorité issue des urnes. La proclamation des résultats par
le juge constitutionnel, après leur vérification, pacifie la vie politique et légitime en
conséquence l'alternance. C’est ce qui s’est produit! au Bénin lors de la présidentielle
de mars 2006117.
En somme, le juge constitutionnel a un rôle fondamental en ce qui; concerne la
dévolution des pouvoirs. Grâce à l'efficacité de son action, ill banalise l'alternance à la
tête de l’Etat et des renversements de majorités à l’Assemblée nationale. Dans ces
perpétuels renversements de majorités,!
« son rôle consiste à encadrer l’alternance et à en régulariser le cours sans
s’opposer à la volonté exprimée par le souverain »118.
Pour éviter que la majorité au pouvoir ne modifie de manière irréversible le
régime institutionnel et politique en vigueur, le juge constitutionnel veille au respect
des règles constitutionnelles. Ce faisant, il protège « le principe de l’alternance » au
nom de la stabilité des règles juridiques. En interdisant à la formation politique au
pouvoir de porter atteinte aux règles du jeu politique et constitutionnel, le juge
constitutionnel protège le droit au « ticket

116
D. F. MELEDJE, « Le contentieux électoral en Afrique », Pouvoirs, n" 129, 2009, p. 143.
117
Le 29 mars 2006, la Cour constitutionnelle proclame définitivement élu président de la République le
candidat Boni YAYI. Le 6 avril 2006, ce dernier reçoit les attributs du pouvoir d’Etat lors de la cérémonie
d'investiture. La déclaration de Maître Adrien HOUNGBEDJI, challenger du candidat élu, les lettres de
félicitations provenant d'horizons divers font la fierté du peuple béninois dont la maturité politique est à
nouveau confirmée. On peut en dire autant des dernières élections présidentielles de 2009 au Ghana.
118
J. GICQUEL et J.-E. GICQUEL, op. cit., note 6, p. 750.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


29
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

de retour »119. Il assure donc la stabilité des règles juridiques. Le principe de sécurité
juridique120 est l’un des fondements de la stabilité des règles juridiques. Il se décompose en
trois éléments : la clarté, la prévisibilité et la protection au sens matériel des règles
constitutionnelles121. De fait, la sécurité juridique est le corollaire de l’Etat de droit.
Garant du principe « d’alternance institutionnelle»122, le juge constitutionnel veille au
respect de la répartition des compétences après le changement de majorités présidentielle
et/ou parlementaire123.
Etant donné que le président de la République est celui qui détermine la politique de la
nation dans la plupart des régimes politiques africains, l’alternance ne se conçoit pas sans
un changement de président. Cette alternance présidentielle s'accompagne d’une
alternance partisane. En effet, le nouveau président s’appuie sur une nouvelle formation
majoritaire issue des urnes et du Parlement. L’alternance démocratique en Afrique se
résume donc à une alternance présidentielle. Elle n’est visible que lorsqu’elle concerne le
pouvoir présidentiel. Dans ce contexte, on ne peut échapper à l’interrogation sur la nature
des régimes politiques, présidentiels, semi présidentiels ou parlementaires et leur
incidence sur la distribution constitutionnelle des compétences.124 Le nouveau
constitutionnalisme s'est efforcé de réduire et de contrebalancer par un renforcement de
représentation nationale, voire par une stricte séparation des pouvoirs, l’hégémonie
présidentielle des trois premières décennies de l’indépendance125. C’est du reste en
réaction au présidentialisme négro africain que la constitutionnalisation du poste de
premier ministre dans certains pays doit être perçue. Le nouveau constituant dans un souci
d’équilibrer les pouvoirs a recouru ici et là à un exécutif bicéphale. Le régime parlementaire
est alors perçu comme le cadre institutionnel idéal

119
A ce sujet le Professeur Djedjro Francisco MELEDJE écrit : « La rotation des partis et groupes politiques entre
les positions de majorité et d’opposition doit a priori créer en eux un sentiment de prudence sur les lendemains
politiques ; il s’agit de ne pas adopter des législations ou des positions à l’encontre de l’opposition et dont ils
seraient eux-mêmes les cibles prochaines ». D. F. MELEDJE, « Conférence inaugurale, alternance démocratique
et droits humains en Afrique », op. cit., note 81, p. 13.
1
' Cf. B. MATHIEU et M. VERPEAUX, Droit constitutionnel, PUF, Paris, 2004, p. 299-302.
121
Des formulations de normes suffisamment précises pour que leur application permette une orientation claire
aux destinataires ; les normes ne seront appliquées et modifiées que de la manière explicitement prévue ; la
sécurité juridique n’est qu'une conséquence de l’Etat de droit. Sur ce concept voir Louis FAVOREU et autres,
Droit constitutionnel, 4 édition, 2001, Dalloz, Paris, p. 81-82.
122
M.-C. STECKEL, op. cit., note 28, p. 35.
123
Selon le professeur Djedjro Francisco MELEDJE, le juge constitutionnel est chargé de quatre contentieux
principaux : le contentieux de l’authentification des manifestations de volonté du peuple souverain, le contentieux
de la division horizontale des pouvoirs, le contentieux de la division verticale des pouvoirs et le contentieux des
droits et libertés fondamentaux ; ce dernier constituant le contentieux- phare. D. F. MELEDJE, op. cit., note 81, p.
8.
’35 A. BOURGI, op. cit., note 116, p. 7-8.
125
K. D. KOKOROKO, op. cit., note 126, p. 97.

12 Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
30
pour l’apprentissage de l’approfondissement de la démocratie126. Dans certains pays
comme le Bénin, où le régime est présidentiel, de nombreux garde-fous ont été
prévus dont une stricte séparation des pouvoirs.
Quelle que soit la nature du régime politique, parlementaire ou présidentiel, les
quelques alternances successives intervenues ont permis le renouvellement de la
classe politique. Une nouvelle majorité issue des élections a pris la direction de l’Etat
confirmant ainsi que le principe majoritaire, « une exigence du pluralisme »127 s’inscrit
bel et bien dans l’évolution des systèmes politiques africains. Le Mali et le Bénin ont
porté à leur tête des personnalités issues de la société civile, respectivement en 2002
et en 2006. L’avènement du multipartisme a donc ouvert dans les esprits le sentiment
qu’au sommet de l'Etat des changements pouvaient s’opérer pour mettre un terme à
la confiscation du pouvoir par un seul parti, une seule tribu, un seul clan, un seul
homme128.
Les juridictions constitutionnelles du Bénin, du Mali et du Sénégal129 ainsi que celle
du Ghana et de l'Afrique du Sud se distinguent par leur dynamisme, leur grande
activité et leur audace. C’est ici le lieu de faire mention spéciale à la Cour
constitutionnelle du Niger. Elle fit en effet preuve d'une audace rare en désavouant le
président Tandja dans son entêtement à organiser un référendum devant l’autoriser à
réviser la constitution du 9 août 1999 dans son avis n°2/CC du 25 mai 2009 130 . Par
son courage la Cour constitutionnelle du Niger a permis que l’alternance se réalise
au sommet de l’Etat pour protéger l’Etat de droit.

2- L’alternance démocratique, gardienne de l'Etat de droit


Une succession d’alternances démocratiques au sommet de l’Etat donne un
ancrage constitutionnel à l’Etat de droit, au règne de la loi. Autrement dit, plus un
pays connaît l’alternance démocratique mieux les droits et les libertés fondamentaux
des citoyens sont respectés. Cette dialectique entre l'alternance et l’Etat de droit
constitue le socle des vieilles démocraties. En effet, séculaire en Grande-Bretagne131,
enracinée aux Etats-Unis132, plus

126
A. BOURGI, op. cit., note 116, p. 8. Au Bénin, le régime présidentiel est marqué par des garde-fous et
une stricte séparation des pouvoirs. Comme garde-fous, on peut citer : l'Assemblée nationale, la Cour
constitutionnelle, la Cour suprême, la Haute autorité de l'audiovisuelle et de la communication, les partis
politiques, la société civile...
127
D. F. MELEDJE, op. cit., note 81, p. 4 et 5.
128
D. F. MELEDJE, op. cit., note 81, p. 15.
129
E. HOUNTONDJI, op. cit., note 60.
130
Cf. « Niger, Tandja l'apprenti sorcier », JA n°2530 du 5-11 juillet 2009.
131
Au Royaume-Uni où le régime est parlementaire, l'alternance procède d'un seul scrutin : l’élection des
députés. Elle est dite absolue. Cf. J.-L. QUERMONNE, op. cit., note 37, p. 32.
132
Aux Etats-Unis où le régime est présidentiel, l’alternance n’entraîne la dévolution du pouvoir à
l’opposition que dans le cadre d’un seul organe.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


31 L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE
récente en France133, l’alternance «caractérise [...] les démocraties qui fonctionnent
»134. « La bienfaisante alternance au gouvernement », selon la belle formule de Hans
Kelsen135, permet de tenir compte des aspirations des citoyens, d’éviter la sclérose,
le vieillissement, l’entropie136. Elle est « l’oxygène de la démocratie », « l’indice de la
bonne santé » d’un régime ouvert à toutes les formes de pensée. L’alternance est
consubstantiellement liée à la démocratie libérale137, à l’Etat de droit. Elle a le mérite
de combiner de manière cohérente la quête de légitimité à celle d’efficacité. Elle
ajoute au « gouvernement du peuple par le peuple » l’exercice du « gouvernement
pour le peuple ». Elle « manifeste, de façon claire, la capacité d’intervention du corps
électoral dans le choix des gouvernants, par-là même, atteste l’existence des libertés
publiques et politiques »138. Le lien entre l'alternance démocratique et l’Etat de droit
est tel que le philosophe Karl Popper en fait le rapport principal sous lequel se
distingue la démocratie de la tyrannie139. D’un mot, « l’alternance ? Ni en amont, ni
en aval des dictatures [...] le terme impliquant en définitive, des normes et des
mœurs politiques étrangères au cadre où régnent en maître les dictateurs »140.
Au fait, à l’instar de la grande alternance intervenue en France en 1981, les
alternances successives qui se sont produites au sommet de certains Etats africains,
eurent pour conséquence la transformation des institutions et des techniques de
protection des libertés. De ce point de vue, la différence entre le Bénin marxiste-
léniniste de Kerekou et le Bénin du Renouveau démocratique est profonde. Ainsi en
est-il du Mali de Moussa Traore et du Mali des alternances démocratiques. De
même, la différence entre le Ghana des régimes militaires et le Ghana démocratique
est assez significative. Dans ces pays et d’autres où l’alternance rythme la vie
politique, l’Etat de droit est devenu un pilier essentiel du nouveau système politique,
la démocratie constitutionnelle141. L’Etat de droit réside dans la

'44 Alors que la Grande-Bretagne a connu l'alternance au pouvoir depuis 1914 et qu’aux Etats- Unis, le
phénomène se produit suivant un mouvement régulier de pendule à partir de 1953, en France
l’alternance n’est apparue qu’en 1981. <■ Ainsi est-elle intervenue trois fois de suite en France, sous la
Ve République : en 1981, 1986,1988, alors qu’elle ne s’était réalisée que très rarement sous la III e
République (en 1924 avec le cartel des gauches, en 1936, avec le Front populaire) et sous la IVe
République « Peut-on parler d'alternance, en 1956, avec le Front
républicain ? » cf. Dictionnaire Constitutionnel, op. cit., note 34, p. 26 etPouvoir n°1, op. cit.,note 30.
134
J.-L. QUERMONNE, op. cit., note 10, p. 9.
135
H. KELSEN, op. cit., note 89, p. 63.
136
E. FAURE, « L’alternance ou la noix creuse », in Pouvoirs, op. cit., note 30, p. 9.
137
M.-C. STECKEL, op. cit., note 28, p. 8.
138
Dictionnaire de la Science politique et Institutions politiques, Armand Colin, 5e édition, 2001. p. 18.
50
K. POPPER, « Conjectures et réfutations ». Cités par P. NZINZI, ■■ Stabilité politique et alternance
démocratique en Afrique» ; pnzinzi@refer.org p. 340.
15
' P. DABEZIES, op. cit., note 19, p. 116.
141
B. GUEYE, op. cit., note 56, p. 8.

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MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
32
garantie accordée aux droits fondamentaux des citoyens. Lié au constitutionnalisme,
il est marqué par un champ de libertés plus étendu, l’émergence d’une multitude
d’associations appartenant à la société civile.
L’alternance démocratique et l'Etat de droit qui ont été arrachés sous la pression
des contestations menées par les sociétés civiles et les partis politiques n’ont duré
que le temps d'un feu de paille dans la plupart des pays africains. C’est le temps du
reflux.

Il - Le temps du reflux de l’alternance


Le renouveau printanier des peuples africains a été très bref, à peine le temps
d’une récréation. Passés les instants de l'euphorie, l’alternance démocratique en
Afrique s’est présentée comme un moment de désenchantement. L’optimisme du
début des années 1990 a vite reflué. Pour beaucoup de régimes en place, la «
démocratisation » n’a été qu’une stratégie de « décompression » temporaire ou de
relégitimation internationale142. A quelques exceptions près, beaucoup de chefs
d'Etat et les majorités au pouvoir ont su jouer le jeu de la démocratisation en le
faussant de mille manières. Les entraves à la reproduction de l’alternance sont donc
nombreuses (4). L'Afrique de la non alternance (B), celle du mépris de la démocratie
a pris le dessus sur l’Afrique de l’alternance.

A - Les entraves à la (re)production de l’alternance


Comment comprendre et expliquer la résurgence autoritaire dans un continent qui,
il y a à peine vingt ans, semblait épouser les idées de liberté et de démocratie ?143
La résurgence des pratiques autoritaires a commencé très tôt. Les actions de
reprise en main entreprises dès le lendemain des conférences nationales et autres
processus de transition démocratique n’avaient qu'un but : la restauration de
l’autoritarisme. Le recul de la démocratie qui s’en est suivi est l'un des traits
distinctifs de la persistance et de la reconstruction du pouvoir personnel 144. La remise
en cause de l’encadrement juridique s’est traduite par le refus de céder le pouvoir (/).

142
V. FOUCHER, « Difficiles successions en Afrique subsaharienne : persistance et reconstruction du
pouvoir personnel », Pouvoirs, op. cit., note 5, p. 133. « Avec un peu de recul, à propos du Gabon, on se
rend bien compte que pour les dirigeants gabonais, l’acceptation de la démocratie a été le résultat des
événements extérieurs. Jamais à aucun moment pour le Président Omar Bongo Ondimba, ses
conseillers et les milieux français qui le soutiennent, il n’a été question d’en faire une réalité », F. P. NZE-
NGUEMA, « Le retour des dictatures en Afrique. Le Gabon et le recul de l’alternance démocratique. »,
Document dactylographié, p. 152.
143
ETEKOU, op. cit., note 54, mémoire DEA, p. 12.
144
V. FOUCHER, op. cit., note 153.

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33
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE
L'inertie de l’opposition et l’immobilisme de la société civile n’ont fait que consolider le pouvoir
personnel (2).

1 - Le refus de céder le pouvoir


Pour pérenniser le pouvoir personnel, dans la majorité des pays africains, des chefs d’Etat
ont dû procéder à des révisions constitutionnelles conjoncturelles, inopportunes et
fantaisistes. « Le pouvoir se mange en entier, autrement dit il ne se partage pas » .
Les constitutions africaines ont été atteintes d’inflation révisionniste145. Comme le fait
remarquer le professeur Martin Bleou « dans certains Etats, en effet, on révise la constitution
dans le sens de l’appropriation du pouvoir par le chef de l’Etat, situation produisant la
magnificence du chef de l’exécutif et l’insignifiance du Parlement »146. En fait, on a procédé,
çà et là, à la révision de la constitution afin de briser les obstacles qu'elle dressait et, par
suite, obtenir de se représenter à l’élection présidentielle indéfiniment. « Le processus est
classique. Les constitutions prévoyant une limitation du nombre des mandats présidentiels à
deux sont révisées pour permettre des réélections multiples du Chef de l’Etat... » 147. Biaise
Compaore au Burkina Faso en 1997, Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie en 2002148, Lansana
Conte en Guinée Conakry en 2002, Idriss Deby Itno au Tchad en 2005, Paul Biya au
Cameroun en 2008, Abdel Aziz Bouteflika en Algérie, Ould Taya en Mauritanie en 1991,
Gnassingbé Eyadema au Togo en 2003, Yoweri Mousseni en Ouganda en 2005 etc. ont tous
modifié la constitution pour s'éterniser au pouvoir. Si en 1990 le vent de la démocratie a
soufflé, quelques années après, c’est la rafale de révisions constitutionnelles qui ravage
l’Afrique.

145
D. F. MELEDJE, « La révision des constitutions dans les Etats africains francophones. Esquisse de bilan »,
RDP, n" 1, janvier-février 1992, p. 112.
146
M. BLEOU, « Conférence inaugurale : la révision de la constitution », rentrée solennelle lundi
3 décembre 2007, chaire UNESCO des droits de la personne et de la démocratie, p. 4.
147
P. ASTIE, D. BREILLAT et C. LAGEOT, « Repères étrangers », Pouvoirs, n" 129, 2009, op. cit., note 55, p. 195.
Sayouba TRAORE décrit mieux le processus: «La manœuvre est grossière, mais on va l’ajouter avec finesse. Dans
un premier temps, le président annonce qu’il s’en va. A cette annonce, des groupes de citoyens sortent «
spontanément » et défilent pour demander au « sauveur » de ne pas abandonner la patrie. On laisse mijoter un
certain temps. Puis le palais explique que le « Sauveur » répond à l’attente de son peuple, mais il y a la constitution
qui l’en empêche. D’autres défilés prennent la suite pour demander la révision d’un texte qui prend toute une nation
en otage. Entrent en scène des députés qui n’en peuvent plus d’attendre. On vote avec solennités et revoilà notre
homme tout neuf pour d’autres mandats. S’il est suffisamment habile, il peut même laisser le fauteuil au plus
méritant de ses fils. Eyadéma et Faure au Togo, Désiré et Joseph au Zaïre. Pour être plus complet il faut ajouter
Bongo et Ali Bongo au Gabon, Voir Afrique : Rafale de révisions constitutionnelles, http://www.forumac.org. p. 2.
60
II a perdu le pouvoir le 14 janvier 2011, à la suite du « printemps arabe ».

2012 Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON 34

La « désacralisation » de la constitution compromet dangereusement l'Etat de droit. Elle


ouvre grandement la voie à tous les abus. Les libertés publiques sont violées, le peuple n’a
plus le libre choix de ses gouvernants. Ils lui sont imposés. Les élections sont alors vidées de
tout sens. Selon Patrick Quantin, l'objectif de ces élections consiste à créer l'illusion de la
conformité au modèle occidental tout en perpétuant, derrière la façade, des pratiques très
éloignées de l’esprit de ce modèle161. Elles servent donc à légitimer des pouvoirs, à
accentuer les défauts du présidentialisme négro- africain, en favorisant notamment le
détournement du suffrage universel par des clans et les intérêts proprement privés. Le
professeur Dodzi Kokoroko, spécialiste des politiques électorales en Afrique, rend compte
des différentes techniques de noyautage des élections en ces termes : « un découpage
électoral sur mesure au profit des « dictateurs » en place, un recensement électoral national
tronqué, une loi électorale conçue pour disqualifier des adversaires politiques, un contrôle
exclusif des médias publics et une censure des médias indépendants, une organisation des
votes massifs des populations étrangères ou nomades, un recours généralisé au vote des
mineurs, une protection des bureaux de vote par des hommes en armes y compris à
l’intérieur des bureaux de vote. »162
Le refus de l’altérité conduit inéluctablement à l’écrasement de l’opposition et au
bâillonnement de la presse. Par des lois scélérates, les opposants les plus redoutés sont
écartés. Comme par le passé, l'opposition apparaît encore comme un obstacle au
développement, un frein à l’unité nationale163. La remarque du professeur Pierre-François
Gonidec est toujours d’actualité : « Les dirigeants africains ont tendance à croire que ceux
qui sont dans l'opposition sont séparés d’eux par des différences fondamentales et
irréconciliables. Ils ont le sentiment qu’ils sont l’Etat et la Nation et que ceux qui ne sont pas
avec eux ne sont pas exactement des rivaux politiques mais des ennemis absolus. De toute
façon, ils ne voient pas l’utilité d’une opposition et n'acceptent pas l'idée que soit une
caractéristique nécessaire d'un régime164 ».
Ainsi, par un curieux retournement de situation, l'opposition d'hier qui est devenue la majorité
d'aujourd’hui s’emploie çà et là à museler la minorité.

161
P. QUANTIN, « La démocratie en Afrique à la recherche d'un modèle », op. cit., note 55, p. 75.
'62 D. KOKOROKO, op. cit., note 55, p. 124.
163
N. OUATTARA FAMBARE, « Réflexion sur l’adhésion des paysafricains au modèle
constitutionnel occidental de type libéral» in R.B.S.J.A., n°23, 2010, p. 89. Cf. l’article de Césaire
KPENONHOUN consacré à cette question. « Quelle démocratie pour l’Afrique de l’Ouest : majoritaire ou
consensuelle ? », op. cit., note 32.
164
P. F. GONIDEC, Les systèmes politiques africains, Paris, L.G.D.J., 1978, p. 164.

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L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

2 - L’inertie de l’opposition et l’immobilisme de la société civile


L'alternance ce n’est pas du pouvoir qu'il faut l’attendre mais de la mobilisation des
forces de l’opposition. En termes clairs, « si l’opposition veut parvenir au pouvoir, elle
n’avait qu’à s’unir »149. Cette remarque du professeur Fidèle Pierre N’ze Nguema à
propos de l’opposition gabonaise est valable pour l'opposition dans les autres pays
africains. En paraphrasant le professeur Maurice Duverger, l’opposition en Afrique
renferme un certain nombre de « poisons capables d’anéantir la démocratie ou tout au
moins de la déformer150. » Elle connaît, en effet, un certain nombre d’insuffisances
majeures qui entament sa crédibilité. Il s’agit, entre autres insuffisances, de son
émiettement, de son manque d’organisation, de l’absence de programmes politiques, de
son caractère ethnique et régionaliste, de I’ « affirmation des ambitions personnelles
»151. El Hadji Omar Diop résume bien ces plaies de l’opposition : « dans les Etats
d’Afrique francophone, le multipartisme semble être limité par un ensemble de facteurs.
La plupart des études consacrées au multipartisme insistent sur la multiplication
anarchique des partis politiques, la faible organisation structurelle, le manque de
moyens financiers, l’absence ou la vacuité des programmes politiques, la
marginalisation de l’opposition, l’émiettement de la représentation, la régionalisation de
la vie politique, le vote ethnique, etc. » .
Le vice rédhibitoire de l’opposition en Afrique, exception faite de quelques rares partis
politiques152, est son ralliement trop facile à la majorité présidentielle. Les partis
politiques africains brillent par leur précipitation à rejoindre le camp au pouvoir153. « Il est
difficile de trouver un seul pays dans lequel un parti (ou une coalition de partis) se soit
installé dans son rôle d’opposition parlementaire, critiquant l’activité du gouvernement et
préparant la prochaine campagne électorale. Dans la plupart des cas, on assiste à un
ralliement des opposants les plus en vue qui négocient leur entrée dans le rang. » 154
Ces ralliements ou pratiques de

149
F. P. NZE-NGUEMA, « Le retour des dictatures en Afrique. Le Gabon et le recule de l'alternance
démocratique », document dactylographié, p. 152.
150
MM. DUVERGER, « Partis politiques et démocratie » in Vie intellectuelle, octobre 1946, p. 63. Cité par El
Hadji Omar DIOP, op. cit., note 90, p. 20.
151
C. C. KOUGNIAZONDE, « Multipartisme et démocratie : Quel lieu commun ? », La FFE- BENIN, 2001, p.
90.
152
On peut citer à titre illustratif l’ANC de Nelson MANDELA en Afrique du Sud, le PCB de FATONDJI au
Bénin.
153
R. MADOUGOU, Mon combat pour la parole, l’Harmattan, 2008, Paris, p. 170.
P. QUANTIN, « La difficile consolidation des transitions démocratiques africaines des années 1990 » in
Démocraties D'ailleurs, sous la direction de Christophe JAFFRELOT, Kartala, Paris, 2000, p. 493.

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MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON

« l'entrisme gouvernemental155 qui se font, sur le dos du peuple, ne se justifient pas


par la crainte de persécutions éventuelles mais bien pour des raisons de « ventre » 156,
des intérêts immédiats des leaders. La création des partis politiques s’analyse donc
comme « une stratégie utilisée par les acteurs politiques pour être présents aux
comptoirs des négociations politiques et des distributions des postes et autres
avantages prestigieux. »157
Quelle qu’en soit l’appellation « gouvernement de majorité élargie » ou « majorité
présidentielle », voire « gouvernement d’union nationale » ou « gouvernement de
consensus »..., la participation de l'opposition au gouvernement réduit la contestation et
la critique de l’action gouvernementale, discrédite l’opposition et retarde l’alternance. Il
vide le mot de son sens. En effet si l’on s’en réfère à la définition qu’en donne l’article 2
de la loi n° 2001-36 du 14 octobre 2002 portant statut de l'opposition au Bénin : «
l’opposition est constituée de l’ensemble des partis, alliances de partis ou groupes de
partis politiques qui, dans le cadre juridique existant, ont choisi de professer pour
l’essentiel, des opinions différentes de celles du gouvernement en place et de donner
une expression concrète à leur idée dans la perspective d’une alternance démocratique
». Par son absence d’organisation, son manque de cohésion sur le plan doctrinal, sa
promptitude à manger à tous les râteliers, l’opposition qualifiée de « tronquée », d’«
artificielle », de « clubs électoraux » est un obstacle à l’émancipation des peuples
africains. Elle ne remplit pas les conditions d'une force politique répondant aux
exigences de l’alternance démocratique158. En réalité, elle n’est pas une opposition159.
En somme, la pratique observée des vingt dernières années du processus
démocratique révèle le peu d’originalité dont fait preuve l'opposition en Afrique. Les
nombreux faits de corruption, d’achat massif des consciences, les intrigues, les
divisions ethno-régionalistes sont leur dénominateur commun. Par la recherche
effrénée de profits matériels, la

155
A. BOURGI, « Introduction au thème : Les acteurs du jeu démocratique à l'épreuve du pouvoir »,
Rencontres sur les pratiques constitutionnelles et politiques en Afrique : les dynamiques récentes, op. cit.,
note 90, p. 17.
A. M. MALLAM-IDI, Réflexion sur l'alternance démocratique en Afrique, Mémoire pour l’obtention du
diplôme d’études approfondies (DEA), chaire UNESCO des droits de la personne et de la démocratie,
Cotonou, année académique 2005-2006, p. 16.
157
C. C. KOUGNIAZONDE, op. cit., note 167, p. 90.
158
En ce sens le professeur KPODAR écrit : « L'opposition se caractérise par sa critique de la majorité et
se distingue par la régularité de ses votes ou ses comportements hostiles ». A. KPODAR, «Une bonne
année à la démocratie pluraliste », au sujet de la décision de la Cour constitutionnelle du Bénin DCC 09-002
du 8 janvier 2009, p. 6.
159
Selon le professeur Albert BOURGI, rares sont, en Afrique les partis politiques disposant d'appareils
structurés (tant au niveau local que national), fonctionnant sur le mode démocratique, et dont les organes se
Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012
réunissent à intervalles réguliers prévus selon les statuts ». V. A. BOURGI, « Introduction au thème les
acteurs du jeu démocratique à l'épreuve du pouvoir », op. cit., note 90, p. 18.
37
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

plupart des leaders de l’opposition sont d’éternels transhumants160. Le nomadisme


politique ou le « vagabondage » politique rythme la vie politique africaine. Il ressuscite
une sorte d’unanimisme qui a longtemps sous-tendu le parti unique. Divisée, absente,
inconstante, querelleuse, prête à toutes les compromissions, l’opposition ne permet pas
de prétendre à l’alternance et donc à la victoire électorale. « L’Afrique ne peut pas
compter sur son opposition démissionnaire pour, à défaut de créer l’alternance,
constituer un contrepoids par sa force de dénonciation et de critique, développer la
culture de l’expression plurielle et, partant, faire reculer l’arbitraire et les dérives
totalitaires >>161. Le manque de la culture de l’expression plurielle explique
l’immobilisme des autres acteurs du jeu politique.
Le premier soubassement idéologique des régimes politiques occidentaux est la
confiance dans l’individu. « L’essence de la démocratie ne réside pas dans des
procédures mais dans l’homme. »162 Cette confiance absolue dans l’individu se traduit
par la trilogie : liberté, égalité et suffrage163. L’homme, en tant que personne, valeur
absolue, irréductible à une chose, est un centre d’initiatives et de responsabilités. Le
pouvoir de suffrage dont il jouit se traduit par une véritable liberté de choix de ses
gouvernants. Le choix suppose le discernement. Etre capable d’autonomie et de
responsabilité, l’individu se démarque des autres par ses idées. Il doit pouvoir les
exprimer librement et tenter d’en convaincre d’autres164. Le droit à l’hétérodoxie n’est
possible que dans une culture de l’expression plurielle. Cette culture fait cruellement
défaut dans les sociétés africaines. « L’observation des pratiques de pouvoir en Afrique
fait ressortir la prévalence de la culture du commandement »1 2. La culture du
commandement, culture de dépossession sans contrepartie significative de la multitude
au profit de l’un constitue un obstacle à l’émergence de la citoyenneté et de la culture
politique de participation165. C’est cette culture qui explique le comportement grégaire
des Africains lors des consultations populaires. « On constate, aujourd’hui encore, que
le sentiment national reste très fragile et que dans la plupart des cas, le reflexe
clanique, tribal, régionaliste prime ce qu’on devrait considérer comme l’intérêt national166
». En Afrique, le sentiment tribal reste très vif. Chaque ethnie, chaque région a le
sentiment de participer au pouvoir à travers le père, le fils, le neveu ou le cousin qui est
au sein du pouvoir. Dans ce contexte le vote est

1
E. H. O. DIOP, op. cit., note 90, p. 28.
161
E. H. O. DIOP, op. cit., note 90, p. 28.
162
G. BURDEAU, op. cit., note 21, p. 60.
163
J. GICQUEL et J.-E. GICQUEL, op. cit., note 7, p. 32.
164
M. DUVERGER, « Démocratie libérale et démocratie totalitaire •>, Vie intellectuelle, juillet 1948, p. 57-58.
165
Ibid.
166
M. J. M. NZOUANKEU, op. cit., note 90, p. 23.

2012 Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON
38
davantage l'expression, l’affirmation de son appartenance à son ethnie | qu’une prise de
décision individuelle, l’expression d’un acte libre, j autonome. On vote plus par
appartenance ethnique que par conviction I politique.
A ce déficit de culture démocratique, il faut ajouter la misère des I populations. Les
populations, dans les pays qui ont eu à réaliser I l’alternance, attendent toujours les
résultats des luttes démocratiques en termes d'amélioration de leur condition de vie.
Ces attentes durent. Les I frustrations s'accumulent. La déception est de plus en plus
grande. Les partis politiques profitent de cette paupérisation grandissante pour acheter,
I comme par le passé, la voix des électeurs. « En raison de la perte | d'influence des
idéologies et de l'absence d’une véritable culture politique, | le choix des gouvernants
s'effectue bien souvent selon, non pas la I crédibilité et la qualité du projet de société
des candidats en lice mais plutôt I l'état de leur fortune et leur générosité à l’égard des
électeurs » Les I électeurs votent en fonction du fils du terroir le plus riche, le plus apte
à I distribuer que les autres. La marchandisation du vote et de la démocratie I amène
les ministres et les cadres à se constituer des trésors de guerre.
De ce qui précède, il suit que « la démocratisation en tant qu'elle induit I des
pratiques sociopolitiques spécifiques, ne s’impose pas ipso facto I comme nouvelles
culture et institution du pouvoir ; elle s’insère dans un I univers de pratiques sociales
dont les valeurs, normes et idéaux de I légitimation peuvent constituer des obstacles à
son développement. »167 La I démocratie est d'abord un état d’esprit, et même une
culture. Elle est un I long processus qui s’acquiert moins par les textes que par une
culture I démocratique du peuple qui a à faire la différence entre la démagogie I
politicienne et les vrais débats démocratiques, les luttes pour les intérêts égoïstes et les
combats pour les causes justes. Sur ce plan, les partis politiques ont aussi failli à leurs
devoirs168. Les partis politiques tout comme la société civile ont donc échoué à leur
fonction pédagogique dont la finalité est l’accession à la citoyenneté et partant de là, la
connaissance des droits et des devoirs qui y sont attachés. A cet égard la comparaison
avec un j parti comme l’ANC est assez révélatrice. Pour tout dire, en l’absence d’une
véritable culture démocratique qui suppose l'appropriation, l’intériorisation des valeurs
démocratiques par les citoyens, le moteur constitutionnel paraît souvent gripper et
incapable de garantir le progrès démocratique169.

167
L. SINDJOUN, op. cit., note 79, p. 14.
168
A. BOURGI, op. cit., note 90, p. 17.
169
T. HOLO, op. cit., note 43, p. 40.
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39
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

B - La pluralité des non alternances


L’Afrique de la non alternance est celle dont l’actualité est faite de crises, de
violences, de coups d’Etat à répétition, d’atteintes à l’ordre constitutionnel et aux
droits de l’homme, et de manipulation des institutions170. On est revenu à des formes
d’intolérance politique et même à des violences qui atteignent un niveau
paroxystique comme en Côte d’ivoire171. Les deux dernières décennies de la vie
politique dans les pays africains ont été marquées par un essoufflement généralisé
du mouvement démocratique. Le système démocratique se trouve piégé
durablement172 par des alternances anti-démocratiques ( 1) et dévoyées (2).
1 - La pérennité des alternances anti-démocratiques
Les alternances restent largement dominées par la restauration de pouvoirs
autoritaires et les mouvements armés dans lesquels le recours à la violence est
systématique173. La transition démocratique n’est pas épargnée par le fléau des
putschs militaires qui a sévèrement sévi les trois dernières décennies. Depuis 1990,
la grande « muette », que l’on croyait désormais casernée, connaît en effet un retour
en force174 . Elle fait une intrusion dans le processus démocratique pour en bloquer
ou suspendre révolution tout en excipant de la nécessité d'un « redressement
national » pour en améliorer le fonctionnement175. Ce fut d’abord le cas du Burundi
où le président Melchior N’dadaye, élu en février 1993 est assassiné le 21 octobre
1993, à la suite d’une tentative de putsch militaire, qui a plongé le pays dans une
violence armée. Ce fut ensuite celui du Niger qui fournit une illustration topique. Le
colonel Ibrahim Baré Maïnassara prit le pouvoir le 27 janvier 1996 en renversant le
gouvernement de Mahamane Oousmane, premier président démocratiquement élu
en mars 1993 par le peuple nigérien. Il sera lui-même assassiné le 9 avril 1999, à la
suite d’un autre coup d’Etat militaire. Le 24 décembre 1999, ce fut le cas de la Côte
d'ivoire, pays que l’on croyait à l'abri de tout soubresaut politique et dont on vantait la
stabilité. La veille de Noël, le général Robert Guei renverse le président Henri Konan
Bedié démocratiquement élu. Avec ce coup d'Etat et le conflit politico-militaire qui a
débuté le 19 septembre 2002, la Côte d’ivoire rompt avec une tradition de stabilité
politique qui fit d'elle un modèle dans la sous-région. Elle traverse depuis ce temps
une crise sociopolitique sans précédent qui, non seulement compromet la continuité

170
J. du BOIS de GAUDUSSON, op. cit., note 55, p. 45.
171
D. F. MELEDJE, Document Cotonou, op. cit., 81, p. 15.
172
B. GUEYE, op. cit., note 56, p. 21.
173
F. AKINDES, op. cit., note 5, p. 13.
174
F. LETOURNEUX, « Le retour en force des putschistes », Jeune Afrique Hors série, n°21, L’état de
l’Afrique 2009, p. 14.
175
R. DEGNI-SEGUI, op. cit., note 5, p. 315-316.

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40 MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON

de l’Etat, mais libère une charge de violence dans le corps social 195. D'uni mot, la Côte
d’ivoire, depuis l’élection présidentielle du 28 novembre 2010| est la manifestation la
plus probante du refus de l’altérité, du rejet l'alternance196. Revenons en arrière pour
souligner qu’en Mauritanie lel coup d’Etat du 6 août 2008 contre Sidi Ould Cheikh
Abdallahi, le chef de^1 l’Etat, élu seize mois plus tôt, est venu porter un coup d’arrêt
au processus® de démocratisation19 . En bref, depuis juillet 1999 le continent a connu
pas moins de dix coups d’Etat. L’un des derniers en date, le 2 mars 2009, a été
particulièrement sanglant en Guinée-Bissau. Il s’est soldé par l'assassinat du chef
d'état-major Tagmé Na Waie et du président Joao Bernardot Viera198.
La conquête du pouvoir par la force des armes n'est que la forme la plus, brutale
de l’alternance anti-démocratique. Elle est une vieille pratique dontl certains pays
comme le Bénin (le Dahomey d’alors)199, étaient les | champions. Elle date donc de
longtemps. La recette la plus récente, et non I la moins brutale, est la série de
successions dynastiques que connaît! l'Afrique. Après l’ère des pères, c’est celle des
enfants qui s’ouvre. En] République démocratique du Congo, Joseph Kabila a
remplacé son père I Laurent Désiré Kabila juste après son assassinat. Au Togo,
Faurel Gnassigbe en fait de même suite au décès du despote Eyadema I Gnassigbe
après un long règne sans partage. Le cas le plus récent est celui d’Ali Bongo qui a
succédé à feu Omar Bongo après quarante-un ans ' passé à la tête du Gabon. Ainsi,
« de Dakar à Rabat, de Tripoli à Kinshasa, du Caire à Malabo, de Lomé à Libreville,
dans le secret des cénacles familiaux où en pleine lumière, l’époque est aux
successions dynastiques200 ».
Si la permanence au pouvoir en Afrique est un mal, l’alternance dévoyée n’est non
plus un moindre mal.

F. AKINDES, Les racines de la crise militaro-politique en Côte d'ivoire, CODESRIA, Dakar, 2004.
196
Comme l’a écrit Z. LIMAM, le déni de vote qui a caractérisé cette élection est trop manifeste « On est
face à un coup de force électoral. Un putsch des urnes. Un coup d’Etat en costume, soutenu par des
militaires au second plan... », Afrique Magazine, op. cit., note 1, p. 52.
197
Le général putschiste Mohamed Ould ABDELAZIZ sous la pression internationale, a organisé en juin
2009 des élections présidentielles anticipées qu’il a remportées.
198
Jeune Afrique Hors série, n" 21, L’état de l’Afrique 2009, p. 24.
199
Le Dahomey, champion des coups d’Etat, était I’ <• enfant malade de l’Afrique ».
200
F. SOUDAN, « Petits conseils à l’usage d'un fils de », Jeune Afrique, n" 2539, p. 3.

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41
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE
2 - Les alternances dévoyées
« Il n’est de pire recul que l’échec d’une expérience démocratique »176.
Madagascar et le Sénégal appartiennent à la catégorie des pays qui connaissent de
graves reculs en matière d’exercice démocratique. En 2001, Madagascar a connu
l’alternance démocratique avec le retour de Didier Ratsiraka au pouvoir. Cet acquis
démocratique est remis en cause. La grande île voit ses progrès démocratiques
menacés par une crise politique et institutionnelle sans précédent. En effet, Marc
Ravalomana, le challenger de Ratsaraka, réélu en 2006, n’a pas pu terminer son
second quinquennat. La guerre ouverte que se sont livrée le président Marc
Ravalomana et le maire d’Antananarivo, Andry Rajoelina, entre décembre 2008 et
mars 2009, s’est soldée par l’éviction anticonstitutionnelle du premier par le second
le 17 mars 2009. Ce coup d’Etat civil a plongé l’île dans une incertitude politique dont
personne ne peut prédire l’issue. Mais le dévoiement le plus subtil et le plus
pernicieux de l’alternance démocratique est sans doute celui du Sénégal. Ici, la mise
en œuvre de l’alternance semble jusque-là plutôt bien servir à une stratégie de
limitation des possibilités d’alternance, voire de monopolisation du pouvoir177. Le
président sénégalais Abdoulaye Wade, manipule à outrance la constitution. Entre
2001 et 2008, la constitution du Sénégal a été modifiée au moins quatorze fois. « Il
résulte de ces révisions faciles et répétées une instabilité institutionnelle et une
désacralisation de la constitution censée être la loi fondamentale, le sommet de la
hiérarchie des normes de tout pays qui se réclame de l’Etat de droit »178. Peu habitué
à la contestation, Me Wade fait feu de tout bois pour faire taire ses opposants. Me
Wade a eu comme cible principale, dès son arrivée au pouvoir, tous ceux qui
s’étaient ralliés à lui pour le porter au pouvoir. Ils étaient sommés de rejoindre le
P.D.S ou de disparaître. « Avec ses adversaires politiques, Abdoulaye Wade se livre
depuis dix ans à un jeu de yoyo, alternant intimidations, arrestations, tentatives de
récupération et offre de dialogues... »179 II place sous tutelle administrative les
municipalités tenues par l’opposition ou menace ses opposants d’enquêtes et
d’audits administratifs. A quatre-vingt-quatre ans180 dont dix au pouvoir, il veut
briguer un troisième mandat alors que la

176
M. NIANG, Me WADE et l'alternance : le rêve brisé du Sopr, Dakar, Sénégal, 1ere édition,
ModyGnang Editeur, 2004, p. 109.
177
A. CABANIS et M. L. MARTIN, « La pérennisation du chef de l'Etat : l'enjeu actuel pour les
constitutions d'Afrique Francophone », Mélanges Slobodan Mllacic, p. 349-380.
178
B. GUEYE, Pouvoir n" 129, op. cit., note 56, p. 18.
179
« Wade de A à Z », Jeune Afrique, n" 2567 du 21 au 27 mars 2010, p. 28-32. V. « La rupture avec
Moustapha Niasse » in Wade, un opposant au pouvoir. L’alternance piégée, éditions Sentinelles, 2003. p.
109-113.
L’ophtalmologue docteur Marne Marie FAYE, dans une lettre adressée fin novembre 2010 au
président du Conseil constitutionnel, a affirmé qu’Abdoulaye WADE était <■ handicapé par quatre
maladies graves et inapte à gouverner », voir Jeune Afrique N° 2605 du 12 au 18 décembre 2010.

2012 Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


42
MAHOUSSI GABRIEL ALLOGNON

constitution limite à deux le nombre de mandats181. On lui prête l’intention de vouloir


se faire succéder au pouvoir par son fils Karim Wade. L’alternance démocratique
sénégalaise, l’une des plus dévoyées en Afrique n'est certainement pas la plus
corrompue.
L’avènement de dirigeants démocratiquement élus n’a rien changé aux politiques
de prédation, de clientélisme et de corruption dans certains pays africains. Les
jeunes démocraties africaines ont presque toutes en commun la corruption comme
un fléau national. « Les nouvelles démocraties se présentent comme des cycles
d’exercice de pouvoir alternatifs dans lesquels la corruption, la criminalité des
hommes d’Etat et la gabegie prennent des proportions effarantes182 ».183.

* *

L’alternance démocratique en Afrique actualise deux idées majeures : le temps de


la démocratie, sanctionné par des élections libres et transparentes ; et le temps de la
dictature, marqué par une détermination inouïe des dictateurs en place à combattre
le principe de l’alternance par le recours à la fraude électorale184 et l’usage de la
violence. De manière générale, le jeu politique reste gouverné par un refus
d’alternance et un multipartisme factice. Les caciques des anciens régimes ont su
traverser la crise née du vent de démocratisation. Mieux, ils ont su se proclamer
« démocrates » pour se conformer au nouveau lexique de la scène
internationale. On peut, à titre d’exemple, citer le Gabon185, le Togo186, le
Cameroun187, la Guinée188, le Tchad189, le Burkina Faso190. Ces pays
restent largement dominés par la restauration du pouvoir autoritaire et l’instauration
d’une présidence à vie. Ceci n’est pas sans conséquence sur les mécanismes
électoraux. A la fin d’un mandat, on recommence la farce

181
V. l’article 27 de la constitution sénégalaise de 2001, qui limite à deux le nombre de mandats
(passés de sept ans à cinq ans), ainsi que l’article 104, qui inclut dans ce décompte le premier mandat
de WADE, de 2000 à 2007. Pour les partisans de WADE, ce raisonnement ne tient pas :
la loi fondamentale de 2001 ne s'appliquerait pas au septennat qui a débuté un an plustôt. Voir
Cheikh Yerim SECK : « Wade n'est plus maître en son parti », Jeune Afrique, n°2605 du 12 au
18 décembre 2010, p. 40-41.
182
F. AKINDES, op. cit., note 5, p. 257.
206
R. MADOUGOU, op. cit., note 170, p. 155.
184
D. KOKOROKO, op. cit., note 55, p. 120.
185
M. Omar BONGO, chef de l'Etat au pouvoir depuis le 28 novembre 1967.
186
Le général Etienne Gnassingbé EYADEMA, chef de l’Etat depuis le 13 janvier 1967.
187
M. Paul BIYA, chef de l’Etat depuis le 6 novembre 1982. A soixante dix-huit ans, il vient de remporter
un sixième mandat de sept ans, Cf. « Cameroun, BIYA, jusqu’à quand », JA n°2647 du 2-8 octobre 2011.
188
M. Lansana COMTE, chef de l’Etat depuis le 5 avril 1984.
189
Le général Idriss DEBY, chef de l'Etat depuis le 4 décembre 1990.
190
M, Biaise COMPAORE, chef de l'Etat depuis le 15 octobre 1987.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


43
L'ALTERNANCE POLITIQUE EN AFRIQUE

électorale. La volonté du peuple librement exprimée par les urnes, principe sacré de
la démocratie électorale est constamment violée. Aussi n’est-il pas rare de voir le
vainqueur d’une élection obligé de s’assoir à une table de négociation en vue de
partager le pouvoir avec le vaincu. Robert Mugabe, le perdant de l’élection
présidentielle de mars 2008 au Zimbabwe, a, au mépris du verdict populaire, imposé
le partage du pouvoir à son rival Morgan Tsvanginrai.
Au total, le cycle des commémorations des cinquantenaires de l’indépendance de
dix-sept pays africains et la célébration des vingt ans de la naissance du
multipartisme se résument d’un côté par la réussite de transitions démocratiques et
de l’autre côté par des reculs démocratiques marqués par la persistance des Etats
fragiles, faillis, défaits216. Quel que soit le point de vue où l’on se place, il y a des
motifs d'espoir et de satisfaction. La longue et pénible marche de l’Afrique vers la
démocratie se poursuit inexorablement. Si les coups d’Etat sont toujours de mise, ils
ne « passent plus comme une lettre à la poste ». Leurs auteurs sont désormais
contraints de rendre des comptes, d’organiser des transitions ou élections. Ils sont
mis au ban des accusés. Il est par ailleurs de plus en plus difficile de frauder,
d’empêcher ses adversaires de concourir et de faire taire ceux qui demandent à
s’exprimer. Les élections sont devenues une affaire internationale. On est passé
progressivement de l’assistance électorale à une action dite de certification des
processus électoraux. Les sociétés civiles se mobilisent de mieux en mieux.
L’alternance démocratique en Afrique est une pièce sans fin : à chaque épisode ses
réussites et ses échecs.

■216 V MBOUGUENG,à la suite de la Banque mondiale, définit les Etats fragiles, faillis, défaillant
ou effondrés de la manière suivante : « Pays confrontés à des problèmes particulièrement graves en
matière de développement : capacité institutionnelle insuffisante, gouvernance défaillante, instabilité
politique et, souvent, violence ou séquelles de conflits passés, lesquels sont susceptibles d’affecter les
pays limitrophes ». Afrique Asie, novembre 2009, p. 16.

12012 Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


2

LE POUVOIR DU PARLEMENT EN MATIERE DE REVISION


DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L’OUEST

par Eric HOUNTONDJI,


docteur d’Etat en droit public,
assistant à l’Université de Parakou-Bénin

I - La procédure normale
A - L’implication parlementaire incontournable
1 - L’étape de la prise en considération, une prérogative du Parlement
2 - A un texte fondamental, une modalité d’adoption spéciale B - L’expression de la
souveraineté politique du Parlement
1 - En faisant aboutir le processus de révision
2 - En faisant échouer le processus de révision
II - La procédure dévoyée
A - Le référendum comme contournement du Parlement
1 - Le peuple, arbitre des conflits institutionnels
2 - Le peuple instrumentalisé, substitut du Parlement B - L ’abaissement politique
du Parlement
1 - L’inféodation politique du Parlement à l’exécutif
2 - La conjonction d'intérêts politiques entre la présidence et le Parlement
Conclusion : Le pouvoir de révision constitutionnelle par le Parlement sujet à des manipulations en
Afrique de l'Ouest
46
ERIC HOUNTONDJI

La démocratisation des présidentialismes africains191 s'est révélée comme le fait


politique africain le plus marquant de la décennie 1990. Ce phénomène
constitutionnel, symbolisé par l’idée de « troisième vague192 », qui s’accorde à
reconnaître la centralité de la constitution dans la mise en] place de l'Etat de droit et
de la démocratie193 a donné une nouvelle identité constitutionnelle, juridique et
politique à l'Afrique subsaharienne longtemps stigmatisée pour son monolithisme.
En consacrant de façon formelle, la suprématie constitutionnelle dans les régimes
politiques, l'organisation et la dévolution du pouvoir à travers des élections
périodiques, libres et transparentes, fondées sur le pluralisme, la garantie et la
protection des droits fondamentaux, la régulation des pouvoirs publics grâce aux
mécanismes de contre pouvoirs..., ce « mouvement sismique194 » » a suscité
beaucoup d'espoirs qui ont été vite déçus. En effet, si ce ne sont des reprises en
mains brutales des processus de démocratisation (Togo, ex- Zaïre et dans une
moindre mesure le Gabon), ou l’enlisement dans des crises politico
constitutionnelles (Côte d’ivoire , Niger195), ce sont des révisions constitutionnelles196
« subversives197 »

191
La vague de démocratie va se généraliser en Afrique avec l’adoption de nouvelles
constitutions soit au moyen de conférences nationales, soit par d’autres processus de transition
démocratique: 11 décembre 1990 (Bénin) ; 23 décembre 1990 (Guinée) ; 26 mars 1991 (Gabon) ; 10
juin 1991 (Rwanda) ; 12 juillet 1991 (Mauritanie) ; 15 octobre 1991 (Mali) ; 13 mars 1992 (Burundi) ; 15
mars 1992 (Congo) ; 4 septembre 1992 (Cap-Vert) ; 15 septembre 1992 (Djibouti) ; 18 septembre 1992
(Madagascar) ; 14 octobre 1992 (Togo)... D'autres Etats comme la Côte d'ivoire et le Sénégal ont tout
simplement révisé leur constitution respectivement en 1990 et en 1991.
192
S. P. HUNGTINGTON, The third wave : Democratization in the late twentieth century, University of
Oklahoma Press, 1991, 366 p. Par cette expression Samuel Huntington distingue les expériences de
démocratisation des années 1990 des deux vagues précédents constituées des Révolutions française et
américaine (1828-1926) et de celle qui a débuté à la fin de la deuxième guerre mondiale (1943-1962).
193
J. du BOIS de GAUDUSSON, « Réflexions sur les nouveaux développements du constitutionnalisme
en Afrique », in l'Afrique subsaharienne, récente société et développement, Paris, 1993, p. 179-197.
194
G. CONAC, « Les processus de démocratisation en Afrique », in Gérard Conac, L'Afrique en
transition vers le pluralisme politique, Paris, Economica, Colloque de Paris 12-13 décembre 1990, p. 11.
195
Au Niger, le 4 août 2009, le président Mamadou Tandja est parvenu à organiser et emporter
« son » référendum et faire voter « sa » nouvelle constitution qui prolonge son mandat de trois ans et lui
octroie les pleins pouvoirs, en sus des crises politiques et constitutionnelles de 1993 à 1996 opposant le
président de la République Mahamane Ousmane à son premier ministre Hamma Amadou sur fond de
recours fréquents à des mécanismes constitutionnels inopérants et qui s'est soldé par l’intervention de
l’armée grâce au coup d’Etat du colonel Ibrahima Baré
Maïnassara. Là encore le référendum du 4 août 2009 a donné lieu à une profonde crise politique qui
s’est soldée par un nouveau coup d'Etat qui a instauré un conseil de transition politico- militaire dirigé par
le colonel Salou Djibo et qui a abouti à une nouvelle constitution et à de nouvelles élections législatives
et présidentielle.
196
Voir à ce sujet, M. S. ABOUDOU-SALAMI, La révision constitutionnelle du 31 décembre
2002 : une revanche sur la conférence nationale de 1991 ? », Revue Béninoise des Sciences Juridiques
et Administratives, n" 19, décembre 2007, p, 53-55.
197
Généralement en effet, la révision tourne autour du statut du chef de l’État, de la dévolution
du pouvoir, de l’alternance politique ; plus exactement elle porte sur la prolongation ou non du mandat
présidentiel.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


47
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST
198
qui témoignent de la fragilité des acquis de cette vague de démocratisation
généralisée.
Les constitutions organisant elles-mêmes, par le pouvoir constituant dérivé199, leur
révision, celle-ci constitue aujourd’hui en Afrique subsaharienne, le moyen le plus
subtil de remise en cause de l’ordre constitutionnel200, le plus souvent établi sur la
base de consensus.
Dans le cadre de cette étude, si l’initiative de la révision appartient concurremment
aux pouvoirs exécutif et législatif, exception faite par exemple de la République du
Cap-Vert où l’article 309, alinéa troisième précise sans qu’il soit besoin d'une autre
interprétation que <■ l’initiative de révision de la constitution appartient aux députés
», le pouvoir constituant dérivé appartient soit aux organes législatifs, soit aux
peuples respectifs ou parfois aux deux subséquemment201. Ainsi, deux procédés de
révision sont possibles : la révision par voie référendaire et celle effectuée par le
Parlement en exercice. Cette dernière formule est souvent préférée, la majorité
présidentielle coïncidant généralement avec la majorité parlementaire. C’est ce qui
met en évidence l’intérêt de la réflexion sur le pouvoir réel du Parlement en matière
de révision de la constitution en Afrique de l’Ouest en nous fondant sur les
dispositions et des exemples pris au Bénin202, au Burkina Faso203, au Cap-Vert204, en
ôte d’ivoire205, au

198
Le professeur Jean du BOIS de GAUDUSSON faisait remarquer que le mouvement de
démocratisation généralisé en Afrique « ne doit pas être surestimé ni sa portée généralisée : on sait
qu’en ce domaine, rien n’est irréversible... », « Les solutions constitutionnelles des conflits politiques », in
Afrique contemporaine, n°spécial, octobre-décembre 1996, p. 251,
0
On distingue traditionnellement le pouvoir constituant originaire qui procède plus ou moins ex nihilo et
qui conclut un pacte constitutionnel entièrement nouveau, du pouvoir constituant dérivé qui s’exerce en
application de la constitution elle-même. Le pouvoir constituant dérivé n'est pas exactement aussi
souverain que celui originaire dans la mesure où la constitution elle-même fixe des bornes à son
exercice.
" A ce propos, le professeur Meledje Djedjro, souligne que « disposant du pouvoir de révision de la
constitution, les pouvoirs politiques africains ont à souhait procédé à des modifications constitutionnelles.
<< La révision des constitutions dans les Etats africains francophones : Esquisse de bilan », RDP, 1992,
p. 113.
201
Ici encore, il faut spécifier le cas de la République du Cap-Vert où l'article 309 de la constitution
attribue exclusivement la révision de la constitution à l’Assemblée nationale.
202
La constitution béninoise qui date du 11 décembre 1990 n’a fait l’objet d’aucune révision
depuis son établissement. Cependant plusieurs tentatives remarquables pour la réviser ont eu
lieu, notamment celle des partisans du président Mathieu Kérékou en 2005 et qui visait la
suppression de la limitation d’âge pour postuler au poste de président et la limitation du nombre

■2012 Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


48
ERIC HOUNTONDJI

Mali17, au Sénégal18, au Togo19. Par ailleurs, l’intérêt du sujet est d'autant plus
évident lorsque l’on sait, que si rien n’interdit que le Parlement en tant que pouvoir
constituant dérivé modifie, complète ou abroge certaines dispositions antérieures 20
de la constitution, les révisions constitutionnelles

de mandats présidentiels. Actuellement, une commission constitutionnelle a été mise sur pied qui
travaille pour faire des propositions de révision dans le sens de l’adaptation de ladite constitution aux
réalités actuelles et à l’évolution politique béninoise.
14
La constitution burkinabé du 11 juin 1991 a fait quant à elle, l’objet de trois révisions. La première est
intervenue en 1997 par la loi n" 002/97/ADP du 27 janvier 1997. La deuxième modification en 2000 par
la loi n°003-2000/AN du 11 avril 2000. La dernière réforme constitutionnelle date de l’année 2002. Elle
est intervenue par la loi n°001-2002/AN du 22 janvier 2002.
15
La constitution du Cap-Vert date de septembre 1990 et n'a pas encore connu de modifications encore
que cette constitution précise qu'elle ne peut être révisée dans les cinq premières années qui suivent
son adoption (art. 309 alinéa premier).
1 La constitution ivoirienne du 3 novembre 1960 (loi constitutionnelle n" 60-356) a connu quatre
modifications à savoir le 16 août 1994 (loi constitutionnelle n" 94-438) ; le 2 juillet 1998 (loi
constitutionnelle n"98-387) ; le 14 décembre 1999 (loi constitutionnelle n"99-692) ; le 27 décembre 1999
avec l’ordonnance n° 01/99 PR portant suspension de la constitution et organisation provisoire des
pouvoirs publics ; et enfin, la constitution du 1er août 2000 (loi constitutionnelle n°2000-513) actuellement
en vigueur.
17
Le Mali n’a jamais encore, à l’instar du Bénin, procédé à une révision de sa constitution du 25 février
1992. Toutefois, la déclaration du président malien annonça qu’il y serait procédé dans le dernier
trimestre de l’année 2010. En effet, le lundi 19 avril 2010, devant des leaders politiques et des
personnalités de l’Etat, le président Amadou Toumani Touré a lancé ses réformes politiques qui se
traduisent par l’amendement de la constitution du 25 février 1992 et a proposé le dernier trimestre 2010
pour la tenue du référendum. Information disponible sur le site
http://www.bamanet.net/index.php/actualite/les-echos/8476- revision-constitutionnelleatt-proiette- un-
referendum-cette-annee.html Ce référendum a vraiment eu lieu et a constaté la victoire du oui. Un autre
référendum est même prévu pour l’année 2012 toujours dans le sens d’une modification des dispositions
de la constitution.
18
Le Sénégal est en Afrique de l’Ouest, le pays qui a le plus procédé à des modifications
constitutionnelles. En effet, La loi n° 63-22 du 7 mars 1963 modifiée par les lois constitutionnelles
suivantes : n" 67-32 du 20 Juin 1967 ; n’ 68-04 du 04 mars 1968; n" 70-15 du 26 février 1970 ; n°76-01
du 19 mars 1976 ; n°76-27 du 6 avril 1976 ; n°78-60 du 28 décembre 1978 ; n°81-16
du 6 mai 1981 ; n" 83-55 du 1er mai 1983 ; n° 84-34 du 24 mars 1984 ; n°91-20 du16 février
1991 ; n°91-25 du 5 avril 1991 ; n°91-26 du 5 Avril 1991 ; n°91-46 du 6 octobre 1991 ; n°92-14 du 15
janvier 1992 ; n" 92-22 du 30 mai 1992 ; n" 92-54 du 3 septembre 1992 ; n" 94-55 du 13 juin 1994... loi
n°2008-34 du 7 août 2008. Le professeur constitutionnaliste Ismaila Madior Fall qui s’est chargé de
jauger le degré de la démocratie secoué par de multiples révisions constitutionnelles des trois présidents
qu’a connus le Sénégal de l’indépendance à nos jours précisait le mardi 20 avril 2010 que « En 50 ans
de souveraineté, le Sénégal a retouché 37 fois sa constitution, la plupart du temps pour des raisons
politiques de conservation du pouvoir » Mieux : il poursuit que ■< sur les 37 révisionsconstitutionnelles, il
y a 15 révisions déconsolidantes et 22 consolidantes » pour finir par affirmer que, depuis l’arrivée au
pouvoir du président Abdoulaye Wade en 2000, 15 révisions constitutionnelles sont intervenues soit
environ « ...une révision tous les cinq mois et demi », texte disponible sur le site
http://www.rewmi.com/TRIPATOUILLAGE-DE-LACONSTITUTIQN-Wade.-le-champion.-selon-
Madior-Fall a25672.html.
19
II en est de même du Togo, qui depuis 1990 a procédé à quatre modifications de la constitution dont
les deux dernières en l’espace de deux semaines. La première est celle du 27 septembre 1992. La
deuxième intervient le 31 décembre 2002. La troisième est celle du 6 février 2005 et la dernière date du
21 février 2005.
20
Le recours aux révisions constitutionnelles n’est pas bon ou mauvais en soi et peut même s’analyser
comme la manifestation de la capacité d’adaptation des régimes comme en

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


49
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L’OUEST

peuvent représenter un danger pour la consolidation206 de la démocratie. En effet, les


révisions constitutionnelles apparaissent désormais aujourd’hui, plus comme des
enjeux de la lutte pour le pouvoir, chacun voulant modifier la constitution pour
s’assurer un avantage décisif dans l’accession ou le maintien au pouvoir.
Selon le professeur Meledje Djedjro, « la révision constitutionnelle se définit
comme une réformation juridique de la constitution opérée par le pouvoir constituant
selon les formes et des conditions particulières en tout cas inusitées dans la
production des normes infra constitutionnelles, afin de tenir compte d’exigences
nouvelles tout en s’assurant de la continuité du régime207 ». Certes, le temps qui
passe, les situations qui changent, l’expérience qui enseigne sont autant de causes
qui peuvent justifier çà et là des retouches, voire, franchement, des réformes 208.
Toutefois, la tendance actuelle à une inflation révisionniste209 suscite des
interrogations sur la finalité de ces révisions.
S’interroger alors sur le pouvoir du Parlement en matière de révision
constitutionnelle permet de mettre en exergue, le rôle des représentants des peuples
respectifs, dans la modification du texte fondateur de l’Etat, du pouvoir et de la
société.
En effet, une constitution est d’abord un texte écrit et cette énonciation des règles
d’exercice du pouvoir permet au peuple de vérifier si la pratique du pouvoir s’inscrit
ou non dans le respect5 dudit texte. Une constitution

206
Selon le professeur Pierre-François GONIDEC, les « changements constitutionnels fréquents dans
certains Etats, sont déjà révélateurs des difficultés que les dirigeants africains éprouvent à trouver une
solution satisfaisante aux problèmes de gouvernement », Les systèmes politiques africains, 2e partie : «
Les réalités du pouvoir », L.G.D.J., Paris, 1974, p. 78 ; tandis que selon le professeur Maurice
AHANHANZO-GLELE, « L’instabilité constitutionnelle est due à la recherche constante d’institutions
adaptées au besoin et au niveau de développement économique, social et culturel des Africains », « La
constitution ou loi fondamentale », in Encyclopédie juridique de l'Afrique, les Nouvelles Editions
Africaines, Abidjan, Dakar, Lomé, 1982, p. 52.
207
F. Djedjro MELEDJE, « La révision des constitutions dans les Etats africains francophones : Esquisse
de bilan », RDP, 1992, p. 113.
208
A ce propos, Tankoano Amadou, précise qu’ « une constitution ne peut prétendre à l’immutabilité
absolue », « La révision de la constitution du 24 septembre 1989 et l’évolution politique nigérienne »,
RJIPIC, n" 1, 1992.
54. On peut utilement lire aussi, Télesphore ONDO, in « Essai d’analyse de la révision de la constitution
gabonaise du 26 mars 1991 », RJIPIC, n°2, avril-juin 2005, p. 155-184 et qui souligne à la p. 155 qu’une
constitution doit «s’adapter aux exigences nouvelles tout en s’assurant de la préservation du régime ».
209
Op. cit., note 22, p. 113.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


50
ERIC HOUNTONDJI

est ensuite un texte qui organise les moyens de contrôle du pouvoir dont le
mécanisme interne -poids et contrepoids- empêche pratiquement une institution de
confisquer tous les pouvoirs, produisant ainsi un équilibre institutionnel favorable à la
liberté politique des citoyens. Une constitution est enfin un texte qui énonce les droits
dont les citoyens peuvent se prévaloir pour les opposer aux agissements des
pouvoirs publics210.
La fréquence des révisions constitutionnelles opportunistes211 en Afrique
subsaharienne conduit à s’interroger non seulement sur l'étendue du pouvoir de
révision212 de la constitution par l’exécutif et le législatif, mais encore et surtout sur
l’implication du pouvoir parlementaire entre les deux pôles de l’exclusivisme
présidentiel et la participation populaire à travers le référendum, intermédiation qui
nous semble aujourd’hui, la forme la plus appropriée de régulation contrôlée de
l’opération constituante. Certes, « la Nation a le droit imprescriptible de changer sa
constitution213 », de même, qu’« un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer
et de changer sa constitution ; [car] une génération ne peut assujettir à ses lois, les
générations futures214 » ; cependant, de strictes mesures215 et procédures
d’encadrement216 des processus de révision doivent accompagner de telles

politique, en soient plus respectés... ». Texte disponible in G. CARCASSONNE, La constitution


(Introduite et commentée par), cinquième édition, 2002, p. 361.
6
Ce que dit aussi la déclaration de 1789 qui est rédigée « afin que les réclamations des citoyens,
fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la
constitution et au bonheur de tous ». Texte disponible in G. CARCASSONNE, La constitution (introduite
et commentée par), cinquième édition, 2002, p. 361.
211
J. L.. ATANGANA AMOUGOU (J.L.), Les révisions constitutionnelles dans le nouveau
constitutionnalisme africain, op. cit., p. 1 ; voir aussi M. S. ABOUDOU-SALAMI, « La révision
constitutionnelle du 31 décembre 2002 : Une revanche sur la conférence nationale de 1991 ? », op. cit.,
p. 53-55.
2
L’expression plus neutre de « pouvoir de révision » est de plus en plus préférée à celle, plus
polémique de « pouvoir constituant dérivé ». Voir à ce sujet, O. BEAUD, « La souveraineté de l'Etat, le
pouvoir constituant et le traité de Maastricht. Remarques sur la méconnaissance de la limitation de la
révision constitutionnelle », RFDA, n°6, 1993, p. 1067 et s.
213
Article 1er du titre VII de la constitution française du 3 septembre 1791, cité par L. GUILLOUD, «
Révision constitutionnelle et intégration européenne, l’insoutenable légèreté de la constitution », RDP,
n°2 mars-avril 2009, p. 402.
214
Article 28 de la déclaration des droits de l'homme de 1793, cité par L. GUILLOUD, « Révision
constitutionnelle et intégration européenne, l’insoutenable légèreté de la constitution », op. cit., p. 402.
1
A ce propos, le professeur Jean Waline prévient que •< Chaque fois que l’on révise la constitution il y
a le risque de jouer « l’apprenti-sorcier » c'est-à-dire de remettre en cause le très subtil équilibre que
réalise la constitution. Je serais tenté de dire qu’il n'y a pas de révision innocente de la constitution et
qu'avant de réviser il faut soigneusement réfléchir à toutes les conséquences éventuelles que pourrait
avoir, ne serait-ce que par ricochet, la modification apportée », « Les révisions de la constitution de 1958
». in Mélanges Philippe Ardant. Droit et politique à la croisée des cultures, op. cit., p. 243.
2
II est vrai que certaines limitations à la fois formelles (relatives aux périodes durant lesquelles il ne
peut être procédé à des révisions constitutionnelles) et matérielles (telle l'interdiction de réviser la forme
républicaine de l’Etat dans tous les Etats étudiés) existent et sont inscrites dans les constitutions des
pays étudiés, mais il ne serait pas superflu de les rendre contraignantes à l’instar des articles 2 à 8 du
titre VII de la constitution française du 3 septembre 1791 qui prévoient en substance, notamment aux
articles 2 et 3 qu’une révision constitutionnelle ne peut intervenir que « lorsque trois législatures
consécutives auront émis un voeu uniforme pour le changement de quelque article constitutionnel » et
que « la prochaine législature et la suivante ne pourront proposer la réforme d’aucun article
constitutionnel ».

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


51
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

affirmations pour éviter non seulement une banalisation de l’acte de révision, voire
de la constitution217, mais encore la suspicion218 qui entoure les révisions et les
manipulations constitutionnelles219 surtout en Afrique subsaharienne. D’ailleurs,
n’est-ce pas pour donner une légitimité et induire une constitutionnalité et une
légalité à ces révisions qu’un recours fréquent est fait aux Parlements ?
La réponse à la question passe par le questionnement distinct et complémentaire
de la valeur et du pouvoir réel du Parlement dans la procédure de révision
constitutionnelle normale (I). Mais la primauté accordée aux Parlements par la
plupart des constitutions notamment celles étudiées, dans les révisions
constitutionnelles incite-t-elle, à l’épreuve, à prendre en compte la juste mesure de
l’action parlementaire en matière de révision constitutionnelle surtout lorsque l’on se
rend compte que les Parlements peuvent se voir contournés ou leur rôle dévoyé ? (Il)

I - La procédure normale
Le pouvoir de révision de la constitution est le pouvoir constituant dérivé.
II apparaît toutefois que ce pouvoir est conditionné et relatif en ce que les procédures
juridiques de la révision constitutionnelle sont définies par la constitution elle-même.
Aussi, les constitutions ouest-africaines

217
Cf. notamment, B. MATHIEU, « Rapport de synthèse », Journée d’étude de l’Association française de
droit constitutionnel, Réviser la constitution, 2006, http://www.droitconstitutionnel.org. Selon l’auteur, «
l’inflation des révisions », expression du professeur Meledje, conduit à une « désacralisation de la
constitution ».
4
Devrions-nous continuer d’utiliser le terme ■< suspicion » alors même qu’il est de plus en plus évident
que généralement, les révisions constitutionnelles tournent autour du statut du chef de l’État, de la
dévolution du pouvoir, de l’alternance politique ; et qu’elles portent plus exactement sur la prolongation
ou non du mandat présidentiel ?
219
Les grandes démocraties occidentales qui servent de référence aux pays africains subsahariens
procèdent aussi à des révisions et manipulations constitutionnelles et nous n’en voulons pour preuve que
les vingt-quatre révisions de la constitution française adoptée depuis 1958 qui peuvent cependant
sembler démesurées au regard des vingt-sept amendements de la constitution américaine du 17
septembre 1787, lesquels restent bien modérés par rapport aux cinquante-deux révisions de la loi
fondamentale allemandes intervenues depuis 1949. Cependant, ces nombreuses manipulations et
révisions n’apparaissent pas comme le syndrome ni d’une banalisation de la constitution ou de l’acte de
révision, mais plutôt comme leur capacité d’adaptation aux réalités nouvelles. En effet, aucune desdites
révisions n’a servi des intérêts égoïstes, partisans ou personnels comme c’est le cas souvent en Afrique
subsaharienne notamment.

12012 Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


52
ERIC HOUNTONDJI

consacrent-elles les procédures et pouvoirs des Parlements en matière de révision


de la constitution220.
Du contenu et de l’analyse des dispositions de ces différents textes, il ressort que
pour les constitutions étudiées, les Parlements sont incontournables dans la
procédure de révision ce qui fait apparaître leur implication décisive (A) et leur quête
de souveraineté (B) étant entendu que ces Parlements ont le pouvoir de faire aboutir
ou échouer le processus de révision.

A - L ’implication parlementaire incontournable


Le caractère incontournable des Parlements dans leur procédure respective de
révision constitutionnelle se dégage des dispositions constitutionnelles y afférentes.
S’agissant des organes auxquels la constitution confère la possibilité de déclencher
la procédure de révision, il faut souligner que c'est au Burkina Faso qu’elle est la plus
large221 l’initiative appartenant dans les autres pays (Bénin, Côte d'ivoire, Mali, Togo)
aux chefs d’Etat et aux députés222, exclusivement aux députés au Cap-Vert223 et au
Ghana224. Si l’initiative de la révision est partagée, la prise en considération, préalable
et indispensable du projet ou de la proposition225 de révision relève elle, de la
compétence exclusive du Parlement (1), Parlement jouant en la matière, un rôle
solennel et sacralisé, à travers des majorités qualifiées qui témoignent d’une mise en
œuvre vertueuse de la souveraineté dont il est délégataire (2).

I - L'étape de la prise en considération, une prérogative du Parlement


II apparaît symptomatique que dans la plupart des constitutions ouest africaines,
le projet ou la proposition de révision ne peut être pris en

220
Respectivement : Bénin, constitution du 11 décembre 1990, articles 154 à 156 ; Burkina Faso,
constitution du 27 janvier 1997, articles 161 à 165, modifiée deux fois d'une part par la loi n°003- 2000/AN
du 11 avril 2000 et d'autre part par la loi n" 001-2002/AN du 22 janvier 2002; constitution du Cap-Vert,
partie V, titre III, articles 309 à 315 ; Côte d'ivoire, constitution du 1 er août 2000, articles 124 à127 ;
Ghana, chapitre XXV, articles 289 à 292 ; Liberia, chapitre XII, articles 91 à 93 ; Mali, du 12 janvier 1992,
titre XVI article 118 ; Sénégal, titre X article 89 ; au Togo, constitution du 14 octobre 1992, article 144.
221
En effet, l’initiative de la révision constitutionnelle dans ce pays appartient non seulement au chef de
l’Etat et à l’Assemblée nationale se prononçant à la majorité, mais également au peuple sur simple dépôt
d’une pétition signée par trente mille personnes. Art. 161 de la constitution du Burkina Faso du 27 janvier
1997.
222
Articles 154 (Bénin) ; 124 (Côte d’ivoire) ; 118 (Mali), et 144 al. 1er (Togo).
223
Article 309.
224
Article 289.
225
II faut relever et souligner à propos de ces terminologies, que la constitution du Cap-Vert, en son
article 169, précise le contraire de ce que la doctrine pose, puisque selon cet article, les initiatives des
lois provenant du gouvernement s'appellent propositions de loi, tandis que celles provenant du Parlement
s'appellent projets de loi.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L’OUEST
considération226 si les Parlements concernés ne lui accordent leur vote à une majorité
qualifiée, exception faite de la République du Faso. Cependant, cette formalité
substantielle est d’autant plus fondamentale qu’il est précisé dans la constitution du
Burkina Faso, à l’article 163, que le projet de révision « est, dans tous les cas, soumis au
préalable à l’appréciation de l'Assemblée Nationale... ». Cette formulation n’est pas aussi
péremptoire dans les autres constitutions même si elles stipulent notamment dans les cas
béninois et ivoiriens que « pour être pris en considération, le projet ou la proposition doit
être voté » à une certaine majorité.
Ce privilège des Parlements, de valider le projet ou la proposition de révision
constitutionnelle, au-delà de ce qu’il caractérise la rigidité227 desdites constitutions,
constitue une responsabilisation politique des parlementaires dans les révisions dont peut
être l’objet leur constitution et, au surplus, une sacralisation de la souveraineté exercée
par le biais des représentants élus.
En effet, la responsabilité politique des représentants du peuple ne peut se
comprendre et s’apprécier que dans le cadre d’une relation politique entre les
gouvernants et les gouvernés. Pour ce qui nous concerne dans cette étude, la
modification du texte « fondamental et fondateur228 » de l’Etat met en exergue
l’importance politique de cette relation gouvernant- gouverné car dans la variante
représentative de la démocratie, le gouverné est « représenté », rendu présent dans les
actes d’exercice du pouvoir politique et mieux, la légitimité229 du représentant n’est que
dérivée. Par ailleurs, ce privilège du Parlement qui consacre la prise en considération du
projet ou de la proposition de révision constitutionnelle donne tout son sens

226
Selon le professeur Djedjro Meledje, et cela est consacré dans la plupart des constitutions ouest africaines,
« Le cheminement de la procédure de révision organisée par la constitution passe généralement par trois
étapes qui sont : l’initiative, la prise en considération et l’adoption définitive du texte portant révision » et il
poursuit en définissant la prise en considération ou en compte comme ayant « pour objet de permettre, après
l’introduction de l’initiative, à l’organe qui en est en charge, de discuter du bien-fondé de cette initiative et de
décider ou non de lui donner une suite >>, Faire, défaire et refaire la constitution en Côte d’ivoire, exemple
d’une instabilité chronique, African Network of Constitutional Law conferenœ on Fostering Constitutionaiism in
Africa Nairobi, April 2007, p. 15.
J. L. ATANGANA AMOUGOU, Les révisions constitutionnelles dans le nouveau constitutionnalisme africain,
op. cit. p. 8-16.
228
O. PFERSMANN, in L. FAVOREU e.a., Droit constitutionnel, Paris, Dalloz, 2007 (10e éd), p. 69.
229
Le mot de légitimité apparu dans la langue française au XVI e siècle appartient principalement au registre de
la pensée politique où il fait référence au bien fondé du pouvoir ce qui lui confère sa justification et sa validité.
Il reste cependant que la notion de légitimité reçoit le sceau et la garantie du droit et enveloppe l’idée de ce qui
est juste. En effet, étymologiquement, les termes « légitimité » et « légalité » ont la même racine latine « lex ••
qui désigne la loi de telle sorte qu’on est tenté aujourd’hui, de déduire que la légitimité implique la légalité au
point de lui être consubstantielle. La légitimité juridique est donc différente de la légitimité politique ou même
de la légitimité morale.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


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ERIC HOUNTONDJI

à la légitimité relationnelle qui unit le représentant chargé de gouverner et le peuple


souverain qui lui a abandonné, en tout ou partie, cette charge ; de telle sorte que la
responsabilité politique occupe une place importante dans le droit constitutionnel
moderne où elle donne corps à la préoccupation majeure de limitation, de contrôle et
de révocabilité de tous les détenteurs ! d’un pouvoir politique.
L'idée de responsabilité politique recouvre, en effet, plusieurs degrés de relations
entre d’une part ceux qui détiennent un pouvoir et d'autre part, ceux qui en sont les
sujets (gouvernés) ou ceux qui les représentent. Elle renvoie à l'idée d’une obligation
de rendre des comptes du pouvoir exercé. La responsabilité politique peut encore, et
c’est la signification qu’elle a fini par prendre, indiquer la transparence de l’exercice
du pouvoir politique et constitue le moyen de le remettre en cause et le préalable à
un retrait du titre pour l’exercer. Or l’exercice du pouvoir constituant, fût-il dérivé, en
établissant l’une des prérogatives essentielles du peuple, détenteur exclusif de la
souveraineté230, n’oblige-t-il pas son utilisateur à lui rendre compte de l’opportunité,
de l’utilité, de la nécessité d’y recourir ?
La modernité constitutionnelle qui découle des orientations des pouvoirs
constituants originaires des années 1990, conditionne ainsi, par cette
responsabilisation, la validité politique des pouvoirs231 confiés aux Parlements
étudiés. Ils sont subordonnés à la soumission à la finalité du bien commun exercé
dans l'intérêt des destinataires qui, constitutionnellement, sont encore les
souverains232. Ainsi, le fait que soit obligatoire, dans les constitutions étudiées, la
formalité substantielle de soumission et d’aval préalables du projet ou de la
proposition de révision à la fois aux parlementaires et par les parlementaires 4 revient
à consacrer

230
II est en effet précisé en substance dans les constitutions étudiées que la souveraineté appartient au
peuple qui l'exerce par la voie du référendum et par ses représentants élus (art. 3 et 4 béninois ; 32
burkinabé ; 31 et 32 ivoiriens ; 26 malien ; 2 sénégalais et 4 togolais).
231
Max Weber développe que les serviteurs de l’Etat moderne trouvent leur légitimité dans ce que
l’autorité des gouvernants et de leurs actes s'impose en vertu de la légalité ou plus précisément, en vertu
de la croyance en la validité d'un statut légal et d’une compétence positive fondée sur des règles établies
rationnellement, M. WEBER, Le savant et le politique, Paris, Union générale d'éditions, 1963, 186 p.
232
Dans sa décision n" 76-71 DC du 30 décembre 1976, le Conseil constitutionnel français a développé
l’idée selon laquelle « la souveraineté, tant dans son fondement que dans son exercice ne peut être que
nationale », Cette formulation et cette édiction péremptoires se retrouvent dans la plupart des
constitutions africaines de telle sorte que celles étudiées précisent en substance que la •< souveraineté
nationale appartient au peuple... », En ce qui concerne le Bénin, le Burkina Faso, le Mali, le Sénégal art.
3 (béninois), 32 (burkinabé), 26 (malien), 2 (sénégalais), tandis que la Côte d’ivoire, le Ghana et le Togo
respectivement dans leurs articles 31, 1 er et 4, utilisent la formulation selon laquelle, elle « appartient au
peuple ».

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


55
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L’OUEST
constitutionnellement l’endossement de la responsabilité politique par les Parlements en
cas de volonté de modification du texte fondateur et fondamental de leur Etat respectif.
En réalité, tout régime représentatif incorpore au minimum ce que l’on pourrait appeler
des « effets » de responsabilité politique, c’est-à-dire des tentatives de remettre en cause
ou de conforter le titre à gouverner des représentants233.
Au surplus, la soumission à l’appréciation et à l’aval des projets ou des propositions de
révision constitutionnelle dénote d’une sacralisation de l’exercice de la souveraineté par
les représentants élus.

2 - A texte fondamental, modalités spéciales d’adoption


Les constitutions étudiées obligent les députés234 à procéder à la validation ou la prise
en considération des projets ou propositions de révisions constitutionnelles par des votes
à majorité qualifiée, exception cependant faite du cas du Burkina Faso où l’article 163 de
la constitution ne spécifie aucune majorité particulière pour cette validation. Mais au-delà,
les constitutions elles-mêmes, par leur « fonction centralisatrice et structurante de l'ordre
juridique »235 prévoient les procédures et mécanismes de leur révision.
En tant que premiers représentants des peuples et délégataires de la souveraineté236,
les parlementaires, dans le respect desdits mécanismes et procédures et plus
particulièrement dans la validation du projet ou de la proposition de révision
constitutionnelle, exercent de façon conforme le

233
Le procédé le plus simple qui démontre de ce que représentation et responsabilité sont indissociables est
celui de la responsabilité électorale qui consacre la confirmation ou l’infirmation de la confiance du peuple dans
un élu à l'occasion de sa réélection. On pourra d'ailleurs utilement lire à ce sujet, O. BEAUD & J. M.
BLANQUER (dir.), La responsabilité des gouvernants, Paris, Descartes & Cie, 1999 ; C. BIDEGARAY & C.
EMERY, La responsabilité politique, Paris, Dalloz, 1998 ; P. LAVAUX, Les grandes démocraties
contemporaines, Paris, PUF, 2e éd., 1998.
234
Les articles 79 (béninois et burkinabé), 153 (capverdien), 58 (ivoirien) 59 (malien), 48 (sénégalais) 51
(togolais) indiquent en substance que les membres de l'Assemblée nationale portent le titre de député. Il faut
toutefois noter que le Parlement est monocaméral au Bénin et en Côte d'ivoire tandis qu’il est bicaméral au
Burkina Faso et au Togo. Dans ces deux derniers pays, les membres de la deuxième chambre (Chambre des
représentants au Burkina Faso) portent le titre de représentants et au Togo où cette deuxième chambre est
appelée Sénat, ils portent le titre de sénateur.
2
E. CARTIER, « Les petites constitutions : contribution à l’analyse du droit constitutionnel transitoire », RFD
const. n°71, 2007, p. 514.
236
La souveraineté, assimilée à l’exercice du pouvoir constituant dérivé, tend à désigner non plus l’exercice
d’un pouvoir transcendant l’ordre juridique, mais une propriété du système juridique lui- même de se modifier
sans rencontrer d’autres limites que celles qu’impose le respect des procédures constitutionnelles. Il en va
ainsi des limites formelles et matérielles imposées au pouvoir de révision dans la plupart des constitutions des
pays de l’Afrique de l’Ouest.

2012 Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


56
ERIC HOUNTONDJI

mandat de représentation à la fois du peuple, de la nation et de la souveraineté238. En


237

effet, qu’elle soit parlementaire ou référendaire, toute | révision constitutionnelle dans le


cas des pays étudiés fait intervenir le I peuple détenteur de la souveraineté. L’intervention
d’un vote à la majorité qualifiée dans le cadre parlementaire qui consacre un exercice
représenté et non direct de la souveraineté, donc exercé au nom du peuple ou de la
nation, ne peut s’apprécier alors que par la recherche de la participation effective, de la
paternité, de l’implication responsable des représentants du peuple ou de la nation dans
le projet ou la proposition de révision du texte fondateur et fondamental.
Si au Bénin, cette majorité est de trois quarts des membres composant l’Assemblée
nationale, elle est des deux tiers des membres effectivement en fonction à l’Assemblée
nationale de la Côte d'ivoire et au Mali. Au Burkina Faso, étant entendu que le projet ou
la proposition doit obligatoirement être soumis au préalable à l’appréciation de
l'Assemblée nationale, sans indication d'une majorité précise pour sa validation, la
majorité qui s’impose serait la majorité absolue indiquant le total de voix supérieur à la
moitié des voix exprimées. Au Togo, seule une lecture et une interprétation croisées et
combinées des dispositions239 du titre XIII portant

237
Le professeur émérite Austin Ranney de l'Université de Berkeley a bien insisté sur les deux écoles de
pensée à propos des institutions nécessaires pour incarner les principes démocratiques. Il parle de l'école «
participationniste ou de démocratie directe » selon laquelle, « le moyen vraiment démocratique de prendre
des décisions en matière de politique publique est la participation sans médiation, directe et totale de tous les
citoyens >> car << Toute forme indirecte de participation, comme les décisions prises par des représentants
élus, ne peut pas être vraiment démocratique, pour deux raisons. Tout d’abord, si les idées et les préférences
des citoyens ne peuvent être exprimées qu’en passant par l'esprit et la bouche des représentants, elles ne
peuvent manquer d'être déformées, [et ensuite que] le but de toute démocratie est de permettre le
développement maximum du potentiel de chaque citoyen, et le potentiel civique du citoyen ne peut s’affirmer
que par sa participation directe et entière aux affaires publiques, et non par la délégation de ses pouvoirs et
de ses devoirs civiques à des représentants ». En opposition aux partisans de la démocratie directe, on trouve
l’école « représentationniste » ou des « élites responsables » pour laquelle « l'idéal de la démocratie directe
n’a de sens que dans une communauté assez petite pour que tous les citoyens puissent se rencontrer
directement » Mieux, de leur point de vue, « l’essence de la démocratie réside dans le fait qu’en dernière
instance le pouvoir de gouverner appartient à tous les citoyens et non pas à un seul citoyen ou à une petite
oligarchie. Cet idéal peut être atteint en permettant aux citoyens d'élire, à intervalles fréquents, des
représentants qui ensuite « représenteront » leurs électeurs dans l'assemblée législative et, à la fin de leurs
mandats, devront rendre compte devant leurs électeurs de la façon dont ils ont utilisé les pouvoirs que ceux-ci
leur avaient temporairement délégués. Ainsi, non seulement le gouvernement représentatif incarne les
principes essentiels de la démocratie, mais il le fait de telle sorte que ces principes deviennent des objectifs
réalisables plutôt que des rêves illusoires », « Référendum et Démocratie », in revue Pouvoirs, n°77, 1996, p.
8-9.
238
II apparaît impossible dans les constitutions étudiées de procéder à une révision de la constitution sans en
référer au détenteur de la souveraineté qui est généralement le peuple.
239
Selon les dispositions des deuxième et troisième alinéas du seul article dudit titre, le projet ou la proposition
de révision est considéré comme adopté, s’il est voté à la majorité des quatre cinquièmes des députés
composant l’Assemblée nationale tandis que selon le troisième alinéa, à défaut de cette majorité, le projet ou
la proposition de révision adopté à la majorité des deux tiers des députés [...] est soumis au référendum. En
combinant ces deux alinéas, on peut déduire qu’au minimum, la validation indirecte du texte de révision est
faite tout au moins à la majorité des deux tiers des membres composant l’Assemblée nationale du Togo.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


57
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L’OUEST

révision permettent de conclure que la validation indirecte de la révision, et


subséquemment, son adoption est subordonnée au vote à une majorité de deux
tiers.
En tout état de cause, la mise en œuvre du « principe majoritaire240 » qui se
présente « comme l’alternative à la vision mythique d'une démocratie unanimiste ou
consensuelle241... » impose dans le nouveau constitutionnalisme des années 1990 et
dans l’esprit des constituants desdites années, que la décision émanant de la
majorité, plus encore, de la majorité qualifiée fasse foi dans l’exercice des pouvoirs
souverains dont les Parlements sont délégataires.
En effet, la reconnaissance de la souveraineté du peuple ou de la nation,
consécutive aux Révolutions américaine et française, modifie profondément les
conceptions de l’exercice de la souveraineté. Le statut juridique du peuple ou de la
nation est difficile à penser sinon par la représentation242, car le peuple ou la nation,
entités collectives (quand bien même personnalisées) est incapable d’exercer par lui-
même et spontanément, cette souveraineté doctrinale243 consacrée
constitutionnellement. C’est donc à travers les notions de représentation et de
principe majoritaire qui toutes deux permettent aux peuples d'exercer de manière
indirecte, la souveraineté que se réalise sa mise en œuvre concrète. Ces deux
notions par ailleurs, permettent de dissocier l’exercice légal de la compétence
constituante par les organes constitués de celui de la légitimité de l’exercice de la
souveraineté. De telle sorte que, depuis le regain du constitutionnalisme des années
1990, le Parlement est en quête de souveraineté politique.

B - L’expression de la souveraineté politique du Parlement.


La procédure de révision constitutionnelle fait intervenir un ensemble d’actes ou
de formalités dont l’accomplissement aboutit à l'adoption de la

240
F. Djedjro MELEDJE, « Principe majoritaire et démocratie en Afrique », in E. JOUANNET, H. RUIZ
FABRI et J. M. SOREL (dir.). Regards d'une génération sur le droit international, n" 69, Pedone, 2008, p.
5.
241
Idem.
242
A propos de la représentation, se référer à F. ARCY (dir.), La représentation, Paris, Economica, 1985
; L. JAUME, Hobbes et l’Etat représentatif moderne, Paris, PUF, 1986 ; B. MANIN, Principes du
gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Levy, 1995.
243
Outre les auteurs classiques, on se référera de façon indicative, en premier lieu à R. CARRE de
MALBERG, Contribution à ia théorie générale de l'Etat, Paris, Sirey, 1920-1922 (réimpr. 1985) ; F.
FARDELLE, •• Le dogme de la souveraineté de l'Etat. Un bilan », APD, 1997, n°41, p. 115-134 ; M.
GAUCHET, La révolution des pouvoirs. La souveraineté et la représentation, 1789-1799, Paris,
Gallimard, 1995 ; C. SCHMITT, Théologie politique (trad.), Paris, Gallimard, 1988.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


58
ERIC HOUNTONDJI

révision. Selon le constat du professeur Meledje Djedjro, « le Parlement agissant en


qualité d’Assemblée constituante est toujours associé à l’adoption du texte de
révision, qu’il agisse à titre exclusif ou qu’il intervienne alternativement avec une
autre instance244 ». Si ce constat est confirmé par les dispositions
constitutionnelles245 des pays étudiés, c’est qu’il faut convenir que le Parlement est
souverain quand il fait aboutir (?) comme quand il fait échouer (2) le processus de
révision en plus du fait qu’il appartient aux Parlements de valider la prise en
considération du projet ou de la proposition de révision.

244
F. Djedjro MELEDJE, « La révision des constitutions dans les Etats africains francophones : Esquisse
de bilan », op. cit., p. 124.
245
La constitution béninoise, dispose en son article 155 que « La révision n'est acquise qu’après avoir
été approuvée par référendum, sauf si le projet ou la proposition en cause a été approuvé à la majorité
des quatre cinquièmes des membres composant l’Assemblée Nationale ». Au Burkina Faso, l'article 164
alinéa 3 précise « Toutefois, le projet de révision est adopté sans recours au référendum, s’il est
approuvé à la majorité des trois quarts des membres de l’Assemblée nationale ». Au Cap-Vert, l’article
309 précise que « La présente constitution peut être révisée, en totalité ou en partie, par l'Assemblée
nationale à l'expiration du délai de cinq ans à compter de la date de sa promulgation. L'Assemblée
nationale peut toutefois, à n'importe quel moment assumer ses pouvoirs de révision constitutionnelle, à
la majorité des quatre cinquième des députés effectivement en fonctions. L'initiative de révision de la
constitution appartient aux députés ». En Côte d'ivoire, l’article 126 stipule entre autres que « ...le projet
ou la proposition de révision n'est pas présenté au référendum dans toutes les autres matières lorsque le
président de la République décide de le soumettre à l’Assemblée nationale. Dans ce cas, le projet ou la
proposition de révision n'est adopté que s'il réunit la majorité des quatre cinquièmes des membres de
l'Assemblée nationale effectivement en fonction... ». Au Liberia, l'article 91 énonce que “This Constitution
may be amended whenever a proposai by either (1) two-thirds of the membership of both Houses of the
Législature or (2) a pétition submitted to the Législature, by not fewer than 10,000 citizens which receives
he concurrence of two-thirds of the membership of both Houses of the Législature, is ratified by two-
thirds of the registered voters, voting in a référendum conducted by the Elections Commission not sooner
than one year after the action of the Législature”. Au Mali, l'article 118 informe que « L'initiative de la
révision de la constitution appartient concurremment au Président de la République et aux députés. Le
projet ou la proposition de révision doit être voté par l'Assemblée nationale à la majorité des deux tiers
de ses membres. La révision n'est définitive qu'après avoir été approuvée par référendum. Aucune
procédure de révision ne peut être engagée ou poursuivie lorsqu'il est porté atteinte à l'intégrité du
territoire. La forme républicaine et la laïcité de l'Etat ainsi que le multipartisme ne peuvent faire l'objet de
révision ». Au Sénégal, l'article 89 dispose que « L'initiative de la révision de la constitution appartient
concurremment au président de la République et aux députés. Le projet ou la proposition de révision
adoptée par l'Assemblée nationale ne deviennent définitifs qu’après avoir été approuvés par référendum.
Toutefois, le projet ou la proposition de révision ne sont pas présentés au référendum lorsque le
président de la République décide de les soumettre à la seule Assemblée nationale ; dans ce cas, le
projet ou la proposition de révision ne sont approuvés que s’ils réunissent la majorité des trois
cinquièmes des membres composant l’Assemblée nationale. Les articles 53 bis et 66 ne sont pas
applicables aux lois constitutionnelles. La forme républicaine de l'Etat ne peut faire l'objet d’une révision
». Quant au Togo, c’est le deuxième alinéa de l’article 144 qui précise que « Le projet ou la proposition
de révision est considéré comme adopté, s’il est voté à la majorité des quatre cinquièmes des députés
composant l’Assemblée nationale... »

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


59
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L’OUEST
1 - En faisant aboutir le processus de révision
Dans les Etats étudiés, le Parlement est souverain en matière de révision
constitutionnelle car politiquement ou constitutionnellement, aucune révision ne
saurait aboutir sans au préalable avoir obtenu le parrainage et l’aval politiques et
constitutionnels du Parlement.
Politiquement, la souveraineté du Parlement se manifeste par la mise en œuvre
des vertus de la cohésion, de la conciliation et du consensus autour du texte de la
révision, le politique étant spécifiquement une affaire de légitimité. En fait, il existe un
temps de décalage entre le moment où le représenté (peuple) investit le
représentant (le député) de sa confiance, et le moment où le représentant agit pour
le compte du représenté de telle sorte qu’il semble difficile de garantir que l’action
des représentants coïncide avec la volonté initiale des représentés. Il nous paraît
bien que c'est ce que semblent vouloir éviter les constituants originaires ouest
africains qui ont prévu dans la plupart des constitutions, des mécanismes de
participation directe des Parlements et précisément des députés dans les
procédures de révisions constitutionnelles.
En effet, pour aboutir, le projet ou la proposition de révision constitutionnelle doit
être légitimé par le Parlement à travers une adhésion de la majorité qualifiée de ses
membres, le principe majoritaire traduisant une symbolique de la légitimité politique.
La première étape et d’ailleurs la plus décisive pour que la révision ait lieu consiste
en ce que les députés approuvent et se mettent d’accord sur la formulation et les
orientations de la révision. La souveraineté politique du Parlement se manifeste donc
formellement par la symbolique politique de la légitimité des représentants du peuple
qui doivent parvenir dans une première étape, à un texte dont le contenu a reçu
l’approbation d'au moins la majorité absolue, sinon qualifiée pour être pris en
considération comme volonté affichée de procéder à la modification ou à la révision
de la constitution. Si ce premier vote témoigne d'une certaine rigidité de la
constitution, il permet de faciliter les compromis nécessaires d'une part à la prise en
considération du projet ou de la proposition de révision en offrant un lieu de
marchandage à des forces politiques rivales et d’autre part au mûrissement politique
et juridique des orientations envisagées dans l’initiative de révision.
En fait, qu'elle soit d’initiative parlementaire ou gouvernementale, la prise en
considération de la révision grâce à ce premier vote conduit ainsi à empêcher le
législateur ordinaire de s’affranchir des règles que la constitution entend lui imposer,
le législateur étant aussi réputé détenir lui- même la souveraineté selon le principe
de la représentation 3.

A ce propos, les professeurs Pierre Avril et Jean Gicquel ont démontré avec pertinence la nullité du mandat impératif en ce que les
parlementaires sont les représentants de la Nation et
Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012
60
ERIC HOUNTONDJI

Mieux : cette procédure du vote préalable qui conditionne la poursuite ou non de


la révision présente deux caractéristiques notables. D'une part, il en résulte que
l’aboutissement d’une révision suppose normalement un large accord et assentiment
des représentants souverains du peuple souverain. D’autre part, la révision de la
constitution est un terrain spécialement favorable à des stratégies politiques et à
l’établissement des rapports de force politique au sein du Parlement puisque
l’hostilité d’une partie des députés peut avoir pour effet d’arrêter ou de suspendre la
poursuite du processus engagé par l’initiative.

2 - En faisant échouer le processus de révision


Pour les acteurs du système constitutionnel que sont les députés ou le
gouvernement, la constitution n’est pas qu’un objet de connaissance, mais un guide
pour leur action car elle leur prescrit de se comporter de telle ou telle autre
manière246. La constitution lorsqu’elle existe, échappe à ceux qui l’ont créée de
même que lorsqu’elle est révisée. Quand elle est révisée, elle peut être réduite en
deçà ou étendue au-delà de ce que les constituants originaires avaient prévu, par les
organes mêmes qu’ils ont institués pour l’appliquer. Du fait que la faculté de réviser
la constitution soit réservée à des organes spéciaux associant des autorités aux
intérêts divergents et multiformes, ou à imposer une procédure particulière, plus
difficile à mettre en œuvre que la procédure législative ordinaire, le constituant
originaire interdit ainsi au constituant dérivé, de modifier la constitution sans un
minimum de précautions pour maintenir le caractère supérieur de la constitution au
plan formel et au plan matériel grâce à son contenu qui devrait empêcher les
autorités constituées de s’affranchir des limites mises à l’exercice de leurs pouvoirs.
Aussi, arrive-t-il qu’au regard de ces postulats, les députés bloquent l’évolution du
processus de révision par l’impossibilité matérielle d’obtention de la majorité
indiquée247 pour

non les mandataires de leurs électeurs ni de quiconque, Droit parlementaire, Paris, Montchrestien, 2e
éd., 1996, p. 29 et s. Mieux, la plupart des constitutions ouest africaines précisent à l’envi, à l'instar de la
constitution française de 1958 que le mandat impératif est nul.
4
De façon très majoritaire sinon hégémonique, la doctrine française présente la constitution comme un
ensemble de dispositions normatives dont la qualité est sa suprématie. Ainsi, selon cette conception dite
« normative », •• une constitution est la loi fondamentale et suprême que se donne un peuple libre » (E.
ZOLLER, Droit constitutionnel, 2e éd., PUF, 1999, p. 31) ; selon une version théoriquement plus
sophistiquée, d'inspiration kelsenienne, la constitution est •< une méta-règle, une règle qui organise la
production d’autres règles » (M. TROPER, Pour une théorie juridique de l'Etat, Paris, PUF, 1992, p. 4) ;
de même, il est possible de distinguer au sein de ce courant deux sens de la constitution normative,
l’acception matérielle qui la définit par le contenu des normes lui appartenant.
247
Incidemment à ce propos, André Philip, en 1946, exprimait l'intention des rédacteurs de ne recourir au
référendum que si les parlementaires ne parviennent pas à se mettre d'accord : « Nous avons voulu qu’il
ne soit fait recours au référendum que lorsque la volonté des représentants du peuple ne se serait pas
manifestée d’une manière particulièrement forte, soit par une très large majorité des trois cinquièmes
dans chacune des deux assemblées », in Assemblée nationale constituante, Journal officiel, Débats, 28
septembre 1946, p. 4217 cité in J. BOUGRAB, Aux origines de la Constitution de la IVe République,
Paris, Dalloz, 2002, p. 371.

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61
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

consacrer la prise en considération du projet ou de la proposition de révision.


Si un tel blocage revêt une signification politique en ce qu’il permet de faire état
des rapports des forces politiques non seulement au sein de l’Assemblée mais au
plan politique en général, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit également d'une
manifestation de la mise en oeuvre de la souveraineté dont les députés sont
dépositaires. En fait, en refusant de voter la prise en considération de la révision, il
peut s’agir d’un refus de cautionner la révision qui peut alors sembler s’écarter de
l’expression de la volonté du peuple souverain, par exemple dans les cas de
révisions opportunistes sur initiative gouvernementale ; il peut s’agir aussi de la
manifestation du désaccord des députés sur le contenu248 ou les termes249 de la
révision. Il peut s'agir encore de développement de stratégies politiques d’opposition
au gouvernement ou de refus de l'unanimisme politique.
L'intérêt du vote de prise en considération de la révision par les députés consiste
ainsi à donner à la révision, d’autant plus d'égards qu’il apparaît, lorsqu’elle aboutisse
ou non, comme l’expression de la volonté du souverain lui-même.
Il est à penser que c’est un effet dissuasif de cette nature que visaient les
constituants français de 1789, lorsqu’ils rédigeaient la déclaration des droits « afin
que les actes du pouvoir législatif et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque
instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ;
afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples
et incontestables, tournent toujours au maintien de la constitution et au bonheur de
tous... »250 Mieux, cette formule de la prise en considération de l’initiative signifie
bien, qu’il doit permettre à « l’organe compétent, de discuter du bien-fondé de
l’initiative et décider de donner ou non une suite.251 »
Il nous semble cependant opportun de préciser que cette formalité substantielle
de prise en considération ou non du projet ou de la proposition de révision, consacre
à n’en pas douter, et au regard des

248
Selon le professeur TROPER, un texte doit s'interpréter dans une hypothèse de cohérence, dans sa
globalité et par rapport à un contexte, in « Les classifications en droit constitutionnel », Revue du Droit
public, 1989, p. 945- 956.
249
La forme de la constitution est pour l’essentiel, on le sait, celle d’un ensemble de règles obligatoires.
Mais la manière dont elle est écrite détermine son efficacité, d’abord par la solennité dans la formulation
des règles et ensuite par leur degré de précision. Ces deux caractères traduisent d’abord, sans doute,
l’importance que les auteurs attachent à leur oeuvre et permettent ensuite de donner de la respectabilité
au texte en ce que la constitution impose ou interdit certains comportements avec plus de solennité.
250
Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, préambule, texte disponible in G. CARCASSONNE,
La constitution (introduite et commentée par), 5e éd., 2002, p. 361.
251
Op. cit., note 22 p. 121.

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ERIC HOUNTONDJI
62
observations de certains professeurs tels Chantebout252 et Meledje253 l’interposition
du Parlement entre l’exclusivisme et la prégnance politique des présidents des
Républiques ouest africaines et les peuples254 respectifs, détenteurs pourtant de la
souveraineté. En effet, cette formalité! permet de rendre compte de la régulation
des rapports politiques entre les trois pôles de détention de la souveraineté. Aussi,
la possibilité donnée aux Parlements de bloquer ou non la prise en considération
des propositions ou projets de révision traduit-elle le fait que les organes de l'Etat
dotés de pouvoirs normatifs doivent les exercer sur le fondement d’une
interdépendance les uns par rapport aux autres dans la conduite des affaires
publiques et précisément, dans la détermination des règles fondamentales
régissant leurs activités.
Malgré ce verrou qui vise à stabiliser la manière de gouverner et les bases de la
gouvernance, le désir de pérennité conduit à prévoir la révision constitutionnelle
pour permettre à la constitution de s’adapter à des besoins incontournables ou à
l’évolution des idées ; de telle sorte que la difficulté est alors de concilier deux
impératifs contradictoires : que la révision soit suffisamment difficile pour donner de
la durabilité à l’organisation du pouvoir et éviter « l’inflation révisionniste », mais
qu’elle ne le soit pas trop pour permettre les modifications nécessaires. Aussi, doit-
on nuancer le rôle du Parlement en matière de révision constitutionnelle pour
apprécier à sa juste mesure, son action.

Il - La procédure dévoyée
Le regain constitutionnaliste des années 1990 fait ériger de plus en plus, la
constitution comme norme suprême, donc devant a priori bénéficier d’une plus
grande stabilité255 que le reste du droit positif. Cela a conduit

252
Pour le professeur Bernard Chantebout en effet, cette formalité « est essentielle car c’est à ce niveau
que dans un régime démocratique, se situe la discussion du projet de révision, qu'on en pèse les
avantages et les inconvénients et qu'il peut être éventuellement amendé », Droit constitutionnel et
science politique, Armand Colin, Collection U, Paris. 1985, p. 37.
253
Voir ses réflexions dans les articles suivants : La révision des constitutions dans les Etats
africains francophones : Esquisse de bilan », RDP, 1992, p. 113 ; « Faire, défaire et refaire la
constitution en Côte d’ivoire, exemple d’une instabilité chronique », African Network ol Constitutional
Law conférence on Fostering Constitutionalism in Africa Nairobi, April 2007 ; « Principe majoritaire et
démocratie en Afrique », in E. JOUANNET, H. RUIZ FABRI et J.-M. SOREL (dir.), Regards d'une
génération sur le droit international, n ° 69, Pedone, 2008.
254
Mis à part le cas du Burkina Faso, le peuple est généralement exclu de l’initiative de la révision. Cette
exclusion a d’ailleurs fait l’objet de développements par le professeur MELEDJE, op. cit. note 22, p. 116
à 117.
7
Cette question doit cependant être nuancée au regard de la pratique de remise en cause fréquente
du consensus réalisé par certaines constitutions ouest africaines. Il n’y a pas si longtemps en effet, dans
des pays comme le Niger, la Côte d’ivoire, la Guinée Conakry, c’étaient des accords politiques et non le
règne de la constitution qui servaient de norme fondamentale pour l’organisation des pouvoirs publics.
Or des constitutions existaient dans ces pays qui devaient régir ce fonctionnement des pouvoirs publics.
Leur valeur et leur effectivité actuelles incitent donc à un peu de prudence sur la notion et le concept de
primauté de la constitution.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


d’une part les constituants ouest-africains à prévoir des conditions de révision de la constitution qui
s’efforcent d’instituer un bon équilibre entre la nécessaire réunion d’un consensus de la classe
politique sur l’organisation des pouvoirs publics et le refus de reconnaître à un homme ou à une
institution, un pouvoir de blocage absolu ou un pouvoir de révision unilatéral.
Aussi est-il prévu dans la plupart des constitutions ouest africaines, la possibilité d’un recours au
peuple par le référendum256 entendu comme l'expression collective de la volonté des citoyens sur un
projet qui leur est soumis257. Si ce recours au référendum peut constituer un contournement du
Parlement (4), il n’empêche qu’on assiste parfois aussi à un abaissement du Parlement (S).

A - Le référendum comme contournement du Parlement


D’une façon classique, le contournement du Parlement ne peut intervenir que dans les cas où ce
dernier refuse de faire aboutir le processus de révision, en ne votant pas la prise en considération du
projet de révision258.
A ce sujet, l’exemple le plus récent et le plus manifeste de ce refus en Afrique de l’Ouest est le cas
nigérien avec le refus du Parlement de cautionner la révision constitutionnelle opportuniste259 du
président Mamadou Tandja, lequel a fini par dissoudre et le Parlement et la Cour

256
Ainsi, contrairement aux précédentes constitutions ouest africaines, les nouvelles constitutions des années 1990 placent
le peuple, et non plus les parlementaires (appendices et suppôts des pouvoirs présidentialistes) au cœur des institutions,
conférant ainsi à la légitimité démocratique une dimension nouvelle, et cet avènement d’une véritable légitimité
démocratique suppose nécessairement de donner effectivement la parole au peuple d'une manière qui interdise de revenir
aux errements des régimes précédents.
257
Les démocraties modernes de même que le droit constitutionnel distinguent deux modes d'expression de la volonté
populaire. Dans un premier cas, les citoyens (entendu comme peuple) choisissent, entre plusieurs candidats, celui ou ceux
qui dirigeront les affaires publiques. Dans un deuxième cas, lesdits citoyens répondent par oui ou non, à une question qui
leur est posée. Si dans le premier cas la doctrine a consacré l’utilisation du terme « élection », dans le deuxième, elle a
consacré l'utilisation du terme « référendum ».
258
Ici, il nous faut évoquer la distinction du professeur Olivier BEAUD entre le pouvoir constituant (originaire) qui ne peut être
exercé que par le peuple souverain, au moyen d'un référendum constituant, et non par ses représentants, et le pouvoir de
révision constitutionnelle qui s'exerce dans le cadre procédural fixé par le texte constitutionnel ; in La puissance de l'Etat,
Paris, P.U.F., Coll., Léviathan, 1994, 512 p. ; « Maastricht et la théorie constitutionnelle », Les Petites affiches,
31 mars 1993, n°39, p. 15 ; La souveraineté de l'Etat, le pouvoir constituant et le Traité de Maastricht», Revue française de
droit administratif, 1993, p. 1048.
259
Cette révision ne visait en fait que la prolongation de trois ans du mandat présidentiel qui, après ladite révision, devrait
devenir illimité. Au surplus, ladite révision devait consacrer un changement de régime, passant du régime semi présidentiel
au régime présidentiel avec une concentration accrue des pouvoirs au profit du chef de l’Etat.

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64

ERIC HOUNTONDJI

constitutionnelle également hostile à son projet260 et a procédé à ladite! révision par référendum 261.
Aujourd’hui, de nombreux auteurs262 s’accordent! sur le rôle d'arbitrage ( 1) que joue le référendum
entre le peuple détenteur! de la souveraineté et ses représentants, mandataires de ladite!
souveraineté. Paradoxalement, ce recours au peuple en Afrique de l'OuestJ précisément en matière
de révision de la constitution, apparaît plutôt comme une instrumentalisation du peuple pour le
substituer au Parlement (2).

1 - Le peuple, arbitre des conflits institutionnels


« Une réforme des institutions que le peuple tout entier a mise sur pied [] ne peut être décidée
que par le peuple. Il faut que le peuple se prononce lui-même. Il est le seul à pouvoir transformer ce
qu’il a fait »263. C’est cette idée que reprend le professeur Frédéric Rouvillois en expliquant que «
C’est le peuple qui est en principe compétent pour approuver, par référendum, les révisions dont il
est originairement le seul auteur. Celui qui

260
La dissolution du Parlement qui s'opposait à son projet de référendum sur une nouvellq constitution qui prolongeait son
mandat de trois ans et lui permettait de se représent' indéfiniment à sa propre succession est intervenue le 26 mai 2009.
S'agissant de la dissolutr de la Cour constitutionnelle, elle est intervenue trois jours après que le président Tandja se soifl
octroyé des pouvoirs exceptionnels, au titre de l'article 53 de la constitution, La Cour constitutionnelle, en effet, par trois fois
s’est opposée à son projet de référendum pour un changement de constitution et dans le but de rester au pouvoir à la fin
de son second et dernier
a été organisé le 4 août 2009 dans le but d'adopter une nouvelle constitutk établie par l'ancien
président de la République du Niger, une nouvelle constitution qui ferait en sorte que Tandja reste au pouvoir pour un autre
mandat, jusqu'en 2012 envers et contre les dispositions de l'ancienne constitution en vigueur depuis août 1999, et selon
lesquelles il devait se retirer en décembre 2009, au terme d'un deuxième quinquennat. Par ailleurs, cette nouvelle
constitution faisait du président, le chef de l'État, le chef du gouvernement, le chef de l'administration, des armées et de la
magistrature. Il nous semble ici important de rappeler que le président Tandja n'est plus au pouvoir. Il a été renversé par un
putsch, le 18 février 2010, mis en prison, libéré le 10 mai 2010 et mis en résidence surveillée. Ensuite, une période de
transitions été conduite par le Conseil national de transition (CNT) et ceci jusqu’à l’organisation des élections
démocratiques, à l’issue desquelles, le candidat à toutes les élections depuis l’instauration du pluralisme au Niger, en 1992,
Mahamadou Issoufou, 59 ans, a été déclaré vainqueur. L’opposant historique a obtenu 1,8 million de voix, soit 57,95% des
suffrages,! devançant l’ex-premier ministre Seïni Oumarou. qui a recueilli 1,3 million de voix (42,05 %).
262
O. BEAUD, « À la recherche de la légitimité de la V0 République », L'architecture du droit, Mélanges en l'honneur de
Michel Troper, Economica, 2006 ; F. BLUCHE (dir.), Le prince, le peuple et le droit, Paris, PUF, 2000 ; G. BORTOLI,
Sociologie du référendum dans la France moderne, Paris, LGDJ, 1965 ; J.-M. DENQUIN, Référendum et plébiscite, Paris,
LGDJ, 1976 ; U. GUILLAUME-HOFNUNG, Le référendum, PUF, 2e éd., 1994 ; F. HAMON, Le référendum, Paris, LGDJ,
1995 ; Coll. : Référendum et démocratie, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 1998 ; F.
ROUVILLOIS, Droit constitutionnel. 2. La Ve République, Flammarion, 2004.
263
S. CAPORAL, Le peuple : un souverain sous contrôle, VIIe Congrès français de droit constitutionnel - Atelier n°3 :
Constitution et pouvoir constituant, Paris les 25, 26 et 27 septembre 2008, p. 5.
65
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

a fait la constitution est logiquement susceptible de la refaire, de même qu’il aurait la faculté d’en
changer264 »
Expression par excellence de la volonté générale265, et « expression directe de la souveraineté
nationale266 », le référendum, en permettant au peuple de répondre à une (ou à des) question posée,
mais non de la (ou de les) poser, au-delà de ce qu’il constitue la mise en œuvre d’une démocratie
semi directe, représente un arbitrage fait par le peuple dans un litige qui oppose ses représentants
en l'occurrence ici, le Parlement et l’exécutif. En effet, dans le Dictionnaire de la culture juridique,
Dominique Burdeau et Charles Jarrosson définissent l’arbitrage comme « L’institution par laquelle un
tiers règle le différend qui oppose deux ou plusieurs parties, en exerçant la mission juridictionnelle
qui lui a été confiée par celles-ci267. » L’arbitrage se caractérise donc par ses éléments essentiels :
un litige qui oppose deux ou plusieurs parties, le choix de ces dernières d’en confier le règlement à
un tiers (ce qui justifie l'origine volontaire du recours à l’arbitrage) et le caractère juridictionnel du
pouvoir de l'arbitre qui dit le droit (jurisdictio), en ce sens qu'il tranche le litige comme le ferait un
juge. Pour le professeur Guy Carcassonne, le référendum apparaît comme « un arbitrage national et
la manifestation du lien qui unit le peuple à celui qui préside à ses destinées268. »
D'ailleurs, les constitutions ouest africaines précisent en substance que la souveraineté appartient
ou à la nation, ou au peuple qui l’exerce par ses représentants ou par référendum 269. Aussi le
référendum apparaît-il dans la plupart des Etats ouest africains270 comme une alternative dans la

F. ROUVILLOIS, Droit constitutionnel, op. cit., p. 95.


265
L'expression de « volonté générale » dénote une multitude de référents variés qui interdit toute définition univoque.
Toutefois, en prescrivant dans l'article 6 de la déclaration des droits du 23 août 1789 que « La loi est l'expression de la
volonté générale. Tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation. », Il
semble qu’ici chacun des citoyens se voit attribuer le droit de participer directement ou indirectement à la formation de cette
volonté générale entendue comme loi. Mais le fait de « concourir » à la formation de la volonté générale présuppose qu’il
soit fait une distinction entre la volonté initiale des citoyens, et leur volonté générale. En effet, peut-on concourir à la
formulation de sa propre volonté ?
266
Voir la décision 62-20 DC du 6 novembre 1962 du Conseil constitutionnel français.
267
D. ALLAND et S. RIALS (sous dir.), Dictionnaire de la culture juridique, 1ere éd. Quadrige/Lamy-PUF, 2003, p. 76.
268
G. CARCASSONNE, op. cit., p. 89.
269
Art. 3 et 4 béninois ; 32 burkinabé ; 31 et 32 ivoiriens ; 4 togolais. Ces articles sont à rapprocher du premier alinéa de
l’article 3 de la constitution française de 1958 qui fait clairement du peuple le titulaire de la souveraineté en disposant que «
La souveraineté nationale appartient au peuple français qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum ».
Cela a fait dire au professeur Frédéric ROUVILLOIS, que « pour les constituants de 1958 et dans la pratique, pour le général
de Gaulle, le référendum était à la fois un moyen de rendre la parole au peuple et de la reprendre au Parlement », in Droit
constitutionnel. 2. La Ve République, Flammarion, 2004, p. 90-91.
270
II faut en effet remarquer qu’aux termes de l’article 144, 4eme alinéa de la constitution togolaise, « Le Président de la
République peut soumettre au référendum, tout projet de loi constitutionnelle. »

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


66
ERIC HOUNTONDJI

procédure de révision constitutionnelle, une alternative en d’impossibilité de


réunion au Parlement, d'une majorité qualifiée271 ; l’adoption définitive de la
révision.
Toutefois, il nous semble opportun de faire observer qu’en Côte d’Ivoire le
recours au référendum est obligatoire lorsque le projet ou la proposition a pour
objet, l’élection du président de la République, l’exercice du mandat présidentiel,
la vacance de la présidence de la République et la procédure de révision de la
constitution272.
Il reste cependant qu’il existe, néanmoins, dans cet arbitrage politique un
problème de légitimité. Le peuple ne peut répondre par le référendum; qu’à une ou
plusieurs questions au préalable débattues par le Parlement. Ce dernier n’ayant
pas réuni la majorité requise pour la validation du pro ou proposition de révision, il
est dessaisi au profit du peuple qui tranche p référendum. Si le Parlement semble
incontournable dans la procédure de révision, et s’il débat au préalable de la
question, ne pas le laisser achever le processus ne signifie-t-il pas qu’en définitive il
manque de légitimité ? Mieux, pourquoi ne pas laisser directement le peuple
s’exprimer au lieu c donner d’abord la parole aux représentants du peuple (les
députés) qui peuvent d’ailleurs se voir contredits par le référendum ? Au surplus,
faire intervenir le peuple en dernier ressort, dans la même perspective qui conduit la
plupart des juridictions constitutionnelles à l’instar de la juridiction constitutionnelle
française, à se refuser à se prononcer sur la conformité à la constitution d’une loi
adoptée par référendum, dans laquelle elles voient « l’expression directe de la
souveraineté nationale273 », n'est-ce pas dénie une légitimité totale au Parlement
qui, lui, peut être sanctionné sinon censuré par les juridictions constitutionnelles tout
au moins en tant que législateur?
!

271
Ainsi, le recours au référendum n'intervient au Bénin que si le projet ou la proposition en cause n'a
pas pu être approuvé à la majorité des quatre cinquièmes des membres composant l'Assemblée
nationale (art. 155) ; au Burkina, il n'intervient qu’en cas d’impossibilité d’avoir une majorité des trois
quarts des membres de l'Assemblée nationale. En Côte d'ivoire, l'article 126 stipule entre autres que ■■
...le projet ou la proposition de révision n’est pas présenté au référendum dans toutes les autres
matières lorsque le président de la République décide de le soumettre à l’Assemblée nationale. Dans
ce cas, le projet ou la proposition de révision n'est adopté que s’il réunit la majorité des quatre
cinquièmes des membres de l'Assemblée nationale effectivement en fonction... ». Au Sénégal, la
constitution indique que » Toutefois, le projet ou la proposition de révision ne sont pas présentés au
référendum lorsque le président de la République décide de les soumettre à la seule Assemblée
nationale ; dans ce cas, le projet ou la proposition de révision ne sont approuvés que s'ils réunissent la
majorité des trois cinquièmes des membres composant l'Assemblée nationale. »
272
Article 126 de la constitution de la Côte d'ivoire.
273
Voir la décision 62-20 DC du 6 novembre 1962 du Conseil constitutionnel français selon laquelle, « il
résulte de l’esprit de la constitution » que le Conseil n'a pas compétence pour

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67
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

La réponse à ces interrogations nous est fournie par les professeurs Caporal et
Rouvillois. Selon le premier, en disposant constitutionnellement que le recours au
référendum intervient lorsque le Parlement est dans l’impossibilité d’obtenir la
majorité qualifiée pour l’adoption de la révision, la révision constitutionnelle par le
Parlement « est donc une exception par rapport à la procédure normale du
référendum, l’adverbe « toutefois » indiquant toujours une exception dans le texte
constitutionnel »274. Pour le second, « celui-ci [le Parlement] n’est appelé à se
prononcer que de façon dérogatoire, lorsque « le projet de révision n’est pas
présenté au référendum. [Mieux, souligne-t-il], La rédaction traduit l’intention des
constituants, qui ont voulu distinguer la procédure de droit commun, celle du
référendum, d’une procédure exceptionnelle, à laquelle on n’a recours que lorsque
la question paraît décidément trop minime pour justifier que l’on dérange le peuple
souverain275 ».
Au demeurant, le recours au référendum, parce qu’il échappe au contrôle de
constitutionnalité, parce qu’il intervient dans des sociétés ouest africaines fortement
analphabètes, parce que ne permettant que de répondre à des questions, occulte
les conséquences de droit ou politiques qu’il induit276, fait souvent l’objet d’une
utilisation démagogique277 dont pourrait être victime la stabilité de la constitution, de
l’organisation des pouvoirs publics, du jeu politique, des consensus politiques et
juridiques réalisés par les constitutions, bref, la stabilité de l’Etat

Dans la constitution française de 1958 à l’article 89, et la constitution du Burkina Faso (article 164,
alinéa 3) c’est l’expression « toutefois » qui est employée pour signifier cette exception tandis que dans
la constitution béninoise de 1990, à l’article 155, c’est l’expression « sauf si » ; au Togo (article 144),
c’est l’expression « à défaut de » qui traduisent cette exception pour exemple.
3
S. CAPORAL, « Le peuple : un souverain sous contrôle », VIIe Congrès français de droit
constitutionnel - Atelier n°3 : Constitution et pouvoir constituant, Paris les 25, 26 et 27 septembre 2008,
p. 6.
275
F. ROUVILLOIS, Droit constitutionnel, op. cit., p. 95-96.
276
Le professeur Austin RANNEY a démontré que des études publiées à propos du degré d’information
et de compréhension des électeurs dans des scrutins référendaires de plusieurs États américains
montrent qu’il n’est pas rare qu’une question soumise au vote soit formulée de telle sorte qu’un « oui »
signifie, en fait, un vote contre la mesure proposée. Mieux, il souligne que d’autres études montrent que,
dans des scrutins où les électeurs devaient voter « oui » pour s’opposer à une loi et « non » pour la
soutenir, 10 à 20 % d'entre eux se sont trompés ; « Référendum et Démocratie », in Revue Pouvoirs,
n°77, 1996, p. 15-16.
277
Ce sont les raisons pour lesquelles la plupart des constitutionnalistes proposent que les juridictions
constitutionnelles, faute de pouvoir censurer ce que le peuple souverain a voté par référendum, puissent
exercer leur contrôle avant l’intervention des référendums. Il semble en effet évident que cette position
des juridictions constitutionnelles repose sur une conception formelle de la notion de pouvoir constituant
puisque si les juridictions constitutionnelles s'estiment incompétentes pour contrôler la conformité à la
constitution d’une loi adoptée par référendum, la même loi peut en revanche faire l'objet d’une
modification, d’une adjonction ou d’une abrogation par une autre loi votée, elle, par le Parlement.

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ERIC HOUNTONDJI

2 - Le peuple instrumentalisé, substitut du Parlement.


La pratique révèle que le recours au peuple en Afrique d'une façon générale et
particulièrement en Afrique de l’Ouest est instrumentalisé surtout à des fins
politiciennes278. Deux arguments permettent de s’en convaincre : tout d'abord, au
regard des forts taux d’analphabétisation et du très peu d’intérêt pour la politique
qui est une affaire d’élite, dans les Etats ouest africains, il apparaît évident que les
citoyens ordinaires ne possèdent ni les qualités analytiques ni l’information
nécessaire pour prendre des décisions politiquement mûries ; ensuite dans les
campagnes précédant le référendum, le peuple est bombardé et souvent
manipulé par des groupes activistes dont il ne perçoit pas souvent les intentions
profondes et réelles. Dès lors, sa vision de l'intérêt national semble faussée, du
moins tronquée Mieux, le référendum, puisqu'il consacre des votations populaires
difficilement maîtrisables, dérange manifestement les pouvoirs institués qui
semblent parfois se coaliser pour en limiter la portée par des manipulations en
tout genre279.
De fait, en l’absence d’initiative populaire, il faut bien que quelqu'un déclenche le
processus dans lequel le peuple va pouvoir occuper la place qui lui est due. Ce qui
reviendrait à rendre au peuple, fût-ce temporairement, le pouvoir que les organes
constitués exercent en son nom. En fin de compte, le président de la République
reste donc le véritable maître du jeu280 puisqu'il lui appartient de déclencher le
processus du référendum. Or comme nous l'avons souligné, la plupart des révisions
constitutionnelles en Afrique subsaharienne et précisément de l’Ouest ne visent que
le statut du chef de l'Etat et le maintien de ce dernier au pouvoir, au mépris des
règles constitutionnelles de dévolution du pouvoir politique281. Le principal reproche
adressé à ces recours au référendum, tout au moins en ce qui concerne les Etats
ouest africains, participe d'une I critique de la démocratie plébiscitaire au motif qu’en
appeler au peuple

278
Les professeurs Claude Eméri et Christian Bidegaray citant eux-mêmes les professeurs David I
Butler et Austin Ranney reconnaissent que moins de 10% des référendums organisés en I Afrique
obtiennent moins de 90 % de suffrages positifs ; dans plus de 50 % des cas, 1e vote I « oui >> dépasse
98 % des suffrages exprimés, « Du référendum négatif », in revue Pouvoirs,1 n°77, 1996, p. 73.
279
Le professeur Jean-Marie Denquin soulignait à propos de la normativité du référendum qui I
s’apparente à une délégation du pouvoir législatif au peuple et qui justifiait de nombreux refus | par les
parlementaires d’adopter des propositions de référendum qu' « il va sans dire que le point décisif en
cette affaire n’était pas la cohérence du raisonnement, mais une crainte d'ordre I politique : l’expression
de la volonté populaire risquait de manifester l'existence d’un décalage I entre elle et celle des
représentants » ; qu’en outre, « la puissance inhérente à la volonté du peuple solennellement exprimée
risquait de rendre vaines les précautions juridiques : consultatif I en droit, le référendum ne s'avérerait-il
pas décisif en fait ? », ■■ Référendums consultatifs », in revue Pouvoirs, n°77, 1996, p. 82.
280
S. CAPORAL, « Lui seul détient la clef permettant de libérer le souverain captif », op. cit,I note 93, p.
10.
281
Voir notes 5 à 18.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


69
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

renforce la personnalisation du pouvoir. Certes, on ne peut écarter cette hypothèse :


la nature des choses, aurait dit Montesquieu, veut que tout individu qui exerce le
pouvoir tende à en abuser a fortiori s'il s'agit de la magistrature suprême. On ne
peut, cependant, pas mettre en doute la légitimité du procédé référendaire au seul
motif qu’il avantage le titulaire de la magistrature suprême n’eût été les expériences
que mettent en exergue les recours et la pratique des référendums en Afrique282 et
de l’Ouest10 en particulier.
L’utilisation du peuple à des fins personnelles de renforcement du statut de
l’oligarchie dirigeante ne reflète pas seulement un état d’esprit et de fait politiques
africains. Elle constitue le fondement même de la « contestation qui constate le
dessaisissement des parlementariste du référendum

Au Gabon, la constitution a été modifiée en 2003, avec notamment la suppression de la limitation du


nombre des mandats présidentiels initialement fixé à deux. L’ancien président Omar Bongo Ondimba,
en fonction depuis 1967, a pu ainsi se présenter à l'élection présidentielle autant de fois qu'il le voulait et
ce d’ailleurs jusqu’à sa mort. En Ouganda la modification constitutionnelle est intervenue en 2005 et
maintient Yoweri Museveni au pouvoir depuis sa victoire militaire contre le régime en place en 1986.
Après avoir modifié la constitution du Cameroun en 1996 pour se donner une •< virginité politique » en
annulant tous ses anciens mandats à la tête de l’Etat, Paul Biya a encore, en avril 2008, modifié la
constitution de 1996 afin, principalement, de faire sauter le verrou de la limitation du nombre de
mandats et ainsi se représenter à sa propre succession en octobre 2011. Cela lui a d’ailleurs réussi
puisqu’une fois encore il est réélu à la tête de l’Etat camerounais au mépris des nombreuses
irrégularités soulevées et observées par ses éternels opposants. Au Tchad, la constitution a été
modifiée en 2005 et a permis à Idriss Deby de se maintenir au pouvoir depuis son coup d’État de 1990.
En Mauritanie, la modification de la constitution en 1991 a permis à Maaouyia Ould Sid' Ahmed Taya de
rester au pouvoir de 1984 à son renversement par coup d’État en août 2005. En Tunisie, la constitution
a été modifiée également en 2002 pour permettre au président Zine Abidine Ben Ali de se représenter à
l'élection présidentielle de 2004 qu'il a remporté par un suffrage avec 94,48 % de voix exprimées en sa
faveur pour un quatrième mandat. Pourtant, lorsqu'il avait destitué en 1987 le premier président tunisien
malade, Habib Bourguiba, 84 ans, Ben Ali avait promis de mettre fin à la présidence à vie. C'est
finalement le mouvement populaire et révolutionnaire dénommé « printemps arabe » qui aura raison de
sa présidence à vie. Chassé du pouvoir, il vit aujourd’hui en Arabie Saoudite en exil.
’02 La constitution a été modifiée en 2002 en Guinée-Conakry dans l'intention d'autoriser le président
Lansana Conté à se représenter aux élections présidentielles à la fin de son second et dernier mandat.
Mais il mourut avant l'accomplissement de son projet ce qui plongea de ce fait, le pays dans une crise
politico-militaire sans précédent, avec la prise du pouvoir par les militaires ayant à leur tête, le capitaine
Dadiss Camara. Suite à une transition dirigée par le général Sékouba Konaté, la Guinée a aujourd’hui
retrouvé le chemin de la démocratie, après l'organisation d’une élection qui a donné pour vainqueur le
professeur Alpha Konde. Ce dernier a envisagé dès sa prise du pouvoir, qu’il allait établir une nouvelle
constitution. Au Burkina Faso, Biaise Compaoré, par un subtil jeu de levée de la limitation du nombre de
mandats en 1997, puis de restauration de cette limitation en 2000, reste toujours au pouvoir depuis
vingt-trois ans. De nombreux analystes constituionnalistes africains s’accordent pour reconnaître qu’il
serait encore en passe de modifier une nouvelle fois la constitution toujours dans le but de s’éterniser
au palais de Koysan. Au Togo, la constitution a été modifiée en 2003 et a permis à feu Gnassingbé
Eyadema de se faire réélire pour un troisième mandat de cinq ans, au terme de 36 années de pouvoir
jusqu'à sa mort en 2005.
3
D'une façon générale et cela est à la fois observable tant en Europe qu'en Afrique, il existe une
opposition entre représentation parlementaire et votation populaire qui induit une opposition plus
essentielle, entre Parlementarisme et démocratie. Depuis Montesquieu, cette opposition

moitn°43 - 2012 Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


70
ERIC HOUNTONDJI

représentants du peuple dans un débat qui, s’il ne relève pas de leur compétence
exclusive, s’institue pourtant à leur niveau au premier chef. Lj preuve est qu'en
matière de révision constitutionnelle, de façon positive (parce que prévue par les
constitutions respectives) comme de façon négative (parce qu’instrumentalisé), le
recours au référendum intervient dans la majorité des cas ouest africains, après
que le Parlement n'a pu réunir la majorité qualifiée pour adopter la révision.
D'ailleurs, pour le professeur Caporal, l'instrumentalisation du peuple par le
référendum semble d’autant plus aisée que « l'approbation populaire des lois ne
prouve pas la liberté politique car l’électeur n'est qu’un votant parmi d’autres sans
aucun moyen de modifier le texte qui lui est soumis283 ». En fait, en Afrique de
l’Ouest, le Parlement représente par excellence, le lieu où la négociation et le
compromis restent permanents, entre les intérêts de la majorité et de la minorité.
Le blocage des processus de révision de la constitution par impossibilité d’obtenir
la majorité qualifiée constitutionnellement exigée ne peut donc s’analyser que
comme un obstacle majeur aux ambitions de l’oligarchie dirigeante de s’éterniser
au pouvoir. Le recours au référendum apparaît être la voie la plus facile pour
l'accomplissement et la réalisation de telles ambitions dans des contextes où le
peuple, ignorant, analphabète et donc susceptible de mépris
'

transparaît dans les écrits politiques et doctrinaux : ainsi pour Raymond Carré de Malberg, « la nature
du gouvernement représentatif est distincte du gouvernement démocratie Contrairement à ce qui se
passe dans une démocratie, la nation ne peut parler, ne peut agir que par ses représentants [...] Dans
le gouvernement représentatif, le citoyen n’est qu’électeur, alors | que dans la démocratie, il est
législateur » (A. LAQUIEZE, « La réception de Sieyès par la doctrine publiciste française du XIXB et du
XXe siècle», Historia Constitucional (rew’sfaI electrônica), n. 6, 2005. http://hc.rediris.es/06/index.html,
p. 251). Carré de Malberg a d’ailleurs des mots très durs à l’encontre du régime représentatif : « Cette
fiction, qui a servi originairement de base au régime représentatif, elle est l’une de celles à propos
desquelles on a parlé du mysticisme révolutionnaire : ne serait-il pas plus exact ici de parler de
mystification ? Il faudrait être bien crédule pour se laisser persuader que les volontés énoncées par
une oligarchie sont l’expression de la volonté générale de la communauté, alors surtout que les soi-
disant représentés sont exclus de la possibilité d’opposer une volonté contraire à celle qui passe pour
représenter la leur », in La loi, expression de la volonté générale, Editions Sirey, 1931, Paris, Réédition
Economica, Collection « Classiques -, 1984, p. 216 cité in Thomas FROMENTIN, « Un nouvel objet du
droit : le Parlement Eléments pour une introduction de la sociologie en droit constitutionnel, Vlème
Congrès français de droit constitutionnel », Atelier 4- « Quels outils théoriques pour comprendre le droit
», Montpellier, 9, 10 et 11 juin 2005, p. 5.
’04 S. CAPORAL, op. cit., note 93, p. 13. Mieux, il cite Jean-Louis de Lolme selon lequel, « Celui qui a
voté dans une assemblée législative populaire n’a pas fait la loi [...] il ne lui a été permis ni d'objecter ni
de discuter ni de proposer de tempérament ; et il n’a pu dire que oui ou non. Lorsqu'une loi passe
conformément à son suffrage, ce n'est point à ce suffrage qu’il doit de voir sa volonté réussir, c'est
parce que d'autres ont occasionnellement voulu comme lui. Pour tout dire en un mot : une constitution
représentative met le remède entre les mains de ceux qui sentent le mal ; mais une constitution
populaire met le remède entre les mains de ceux qui causent le mal et elle mène nécessairement au
malheur, à la calamité politique de confier les moyens et le soin de réprimer le pouvoir à ceux qui ont le
pouvoir », Constitution de l'Angleterre, I ou Etat du gouvernement anglais comparé avec la forme
républicaine et avec les autres monarchies de l’Europe, Amsterdam, 1771, E. Van Harrevelt, B.N., t. I,
p. 237.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


71
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

l’usage de ses droits ou, pire encore, d’être abusé par les autorités traditionnelles,
ce « peuple abruti », exploité par les classes privilégiées, est instrumentalisé dans
un jeu politique dans lequel la démocratie, en attendant que la population devienne
peuple, est le gouvernement de la minorité.
En effet, il s’agit de ressusciter un peuple citoyen pathogène inexistant afin de le
faire agir dans un système politique démocratique qui l'intronise comme souverain
absolu afin de le dominer et d’obtenir son vote par la persuasion démagogique.
Néanmoins, dans toute cette construction du peuple agissant, se glisse un problème
de taille pour les élites démocrates : celui des légitimités politiques concurrentes qui
revendiquent le même droit à instrumentaliser ce peuple fictif déléguant sa
représentation.

B - L’abaissement politique du Parlement


Le Parlement se justifie d’abord par défaut : ne pouvant réunir le peuple pour
voter, on lui demande d’accorder sa confiance et ses suffrages à des représentants
élus censés décider à sa place et en son nom284. Dans les Etats ouest africains, ce
processus de représentation passe par le biais des partis politiques, vecteurs et
représentants d’intérêts multiples et divergents. Dans ces conditions, quelle
confiance le représenté peut-il avoir en ses représentants285 et dans leur vote ?
Mieux, étant conditionnés par l’appartenance partisane, par les promesses
électorales et le désir d’être réélus, par les stratégies de carrière et par une
multitude d’arrière-pensées politico-politiciennes, par les tractations entre les partis,
les groupes de pression et d’intérêt, mais aussi et surtout, évoluant dans des
contextes africains de développement de stratégies d’« éternisation au pouvoir »,
les représentants sont-ils à même de privilégier l’intérêt général sur leurs intérêts
partisans et égoïstes ? Si rien ne démontre que d’un compromis sort
nécessairement une décision optimale pour l’ensemble du corps politique encore
que selon le professeur Caporal, « le compromis n’est possible que dans un
système sinon bipartisan, du moins bipolaire286... »

284
C. SCHMITT, précisément à ce propos note que ■> La plus ancienne justification du Parlement,
reprise sans interruption durant des siècles, réside apparemment dans une considération d'«
opportunité » : à proprement parler, le peuple dans sa totalité effective devrait décider, comme c'était le
cas autrefois, quand tous les membres de la commune pouvaient encore se rassembler sur la place du
village ; mais pour des raisons pratiques, il est devenu impossible aujourd'hui que tous se rassemblent
au même moment sur la même place ; il est impossible de surcroît, d’interroger tous et chacun sur son
opinion particulière ; c’est pourquoi l’on recourt avec raison à une commission élue de personnes de
confiance, et c’est précisément le Parlement», Parlementarisme et démocratie, (1923), trad. fr. de Jean-
Louis SCHLEGEL, Paris, Seuil, 1988, préface de Pasquale PASQUINO. p. 41.
285
La plupart des constitutions ouest africaines précisent que le mandat n’est pas impératif.
286
S. CAPORAL, op. cit., note 93 p. 18.

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72
ERIC HOUNTONDJI

alors que dans chaque Etat ouest africain on peut dénombrer des dizaines de
partis politiques287, quelle serait la nature du compromis entre la majorité et la
minorité voulant s'éterniser au pouvoir par le biais de révisions constitutionnelles ?
L’inefficacité des oppositions politiques au Parlement de même que celle des
oppositions citoyennes peut-elle constituer un frein aux révisions unilatérales d’une
légitimité douteuse adoptées au sein des Parlements par la seule volonté du parti
au pouvoir et de celui qui l’incarne ? Le fait majoritaire et les pratiques politiques
qu’il induit ainsi que l’hypertrophie présidentielle qui génère l’inféodation politique
du Parlement à l’exécutif (7) n’affaiblissent-ils pas considérablement les principes
et garanties de révisions d’enrichissement de la constitution ? Les soubresauts
souverainistes épisodiques des Parlements empêchent-ils une conjonction
d’intérêts politiques entre les deux pôles détenant l’initiative des révisions
constitutionnelles (2) ?

1 - L ’inféodation politique du Parlement à l’exécutif


La prégnance de l’exécutif dans l'ordonnancement des pouvoirs institués dans
les systèmes politiques africains d’une façon générale ne fait aucun doute et fait
remarquer dans la pratique, de nombreux faits et élément tendant à prouver que
tous les pouvoirs institués lui sont inféodés.
Ainsi cette prégnance de l’exécutif au Niger s’est-elle observée avec la
dissolution du Parlement opposé à la volonté du président de la république de
procéder à une révision constitutionnelle opportuniste, intervenue le 26 mai 2009,
ce qui illustre fort bien l’hypertrophie présidentielle et l’affaiblissement des
Parlements en Afrique de l’Ouest qui ne sont pas à l’abri d’une reprise en mains
brutale lorsqu’ils constituent des obstacles aux menées et tentatives de
confiscation et d’« éternisation » au pouvoir. L'exemple du Togo en 2005 renforce
évidemment cette tendance. Alors qu’il était ministre dans le gouvernement de son
père, l'actuel président de la République togolaise Faure Gnassingbé Eyadéma a,
à la mort de son père le 5 février 2005, successivement, remis au premier ministre
Koffi Sama, qui l’a acceptée par décision n°012/PM/CAB SP datée du même jour,
sa démission de ses fonctions de ministre de l’Equipement, des Mines et des
Postes et Télécommunications, retrouvé son siège de député, été élu président de
l’Assemblée nationale du Togo, et par voie de conséquence, président de la
République du Togo par intérim à partir du 6 février 2005, tout cela en deux jours
et avec la bénédiction du Parlement

287
En 2005, le nombre de partis politiques répertoriés dans certains Etats ouest africains en 2005 est
le suivant : Burkina Faso (103) ; Côte d'ivoire (130) ; Ghana (10) ; Guinée (46) ; Liberia (22) ; Mali (94) ;
Nigeria (41) ; Sénégal (77) ; Togo (68). in Rapport de l'Institut International pour la Démocratie et
l'Assistance Electorale (International IDEA). Cotonou, 1er juillet 2005.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


73
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

togolais109. De même, le récent exemple de la Côte d’ivoire avec l’élection présidentielle


du dernier trimestre de l’année 2010 qui a consacré l’échec du président sortant, Laurent
Gbagbo, lequel a refusé catégoriquement de reconnaître la victoire de l’actuel occupant
du poste présidentiel Alassane Dramane Ouattara, par la crise politico constitutionnelle à
laquelle ce refus a abouti démontre encore mieux, la prégnance de l’exécutif et de son
détenteur sur l’ensemble des pouvoirs constitués et même du peuple.
Le débat actuel en Afrique de l’Ouest en matière de révision constitutionnelle
opportuniste se focalise en République du Burkina Faso sur une possible révision de la
constitution en son article 37 et qui devrait une fois encore concerner le verrou de la
limitation des mandats présidentiels au Burkina.
Il ne s’agit que de supputations même si l'on doit prendre au sérieux les rumeurs
persistantes sur la volonté affichée de la majorité gouvernante qui a déjà commencé à
préparer l’opinion nationale et internationale à la possibilité d’une réforme constitutionnelle
allant dans ce sens. L’opposition au Parlement a réagi par la réunion de quinze partis
politiques en vue de faire barrage à un tel projet qui ruine les valeurs démocratiques
prônées par l’alternance. Que traduit cette union de quinze partis politiques sinon qu’elle
rend compte de la faiblesse de l’opposition au Parlement qui ne saurait contrer les
menées gouvernementales que grâce au regroupement de ses forces ?
Ces exemples révèlent la faiblesse institutionnelle des Parlements ouest africains qui
peuvent être assez facilement inféodés au pouvoir exécutif ou comme au Togo, au bon
vouloir de certains dignitaires de l’armée. Dans ces conditions, opérer des révisions
constitutionnelles par le biais du Parlement apparaît bien tentant pour des chefs d'Etat qui
n’hésitent pas à employer la force, la ruse ou les méthodes de corruption pour passer en

109
On peut en effet lire dans le quotidien national d’information, Togo Presses, n°6964 du lundi 7 février 2005
alors que fusaient de toutes parts des condamnations unanimes tant au Togo qu'à l’échelle internationale, les
députés de l’Assemblée nationale monocolore et illégitime étaient convoqués en toute hâte en session
extraordinaire pour donner une façade légale à ce coup d’Etat constitutionnel. Dans un communiqué publié à la
suite de cette session, on peut lire notamment : « A la suite de la disparition brutale du président de la
République, l’Assemblée nationale togolaise s’est réunie ce 6 février 2005 en session extraordinaire. (...) Elle a
ensuite procédé, conformément à son règlement, à la destitution de son président. Deux importantes
modifications ont été apportées au code électoral et à la constitution. Le code électoral a été modifié pour
permettre au député qui a transmis son siège à son suppléant pour cause d'incompatibilité, de le retrouver
lorsque cesse la cause d’incompatibilité, notamment la cessation de fonction ministérielle. L’article 65 de la
constitution a été rectifié pour régler la succession au pouvoir lorsque le mandat du président de la République
est interrompu en cours d’exercice, notamment par décès ou empêchement. Dans ce cas, le président de
l'Assemblée Nationale assure la fonction de président de la République pendant la durée du mandat de son
prédécesseur direct. Par la suite de ces modifications, Essozimna Faure Gnassingbé candidat démissionnaire de
son poste ministériel a retrouvé son siège de député. Il a été élu président de l'Assemblée nationale et est donc
devenu chef de l’Etat, président de la République togolaise. »

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


74 ERIC HOUNTONDJI

force. Mais en fait, cette situation nous semble poser la problématique rôle et de
la place de l’opposition dans les démocraties ouest africaines actuelles. Certes,
la gestion de l’Etat suppose un large consensus qui conduit la plupart des
gouvernements à souhaiter associer le plus grand nombre possible de forces
politiques à l'exercice du pouvoir. Si cela se fait de façon aisée dans les
démocraties affirmées, pour la plupart occidentales288, c’est qu'à leur différence,
l’opposition en Afrique est perçue fondamentalement par les gouvernants comme
nuisible, comme un obstacle à la « monarchisation », à « la présidence à vie »,
au « tripatouillage constitutionnel »..., les gouvernants s’enfermant dans des
logiques politiques de domination, de règne sans partage conformément à
l’adage populaire selon lequel, « il n’y a pas deux capitaines dans le même
bateau ».
Pour toutes ces raisons, les chefs d'Etat ouest africains hésitent peu à franchir
le Rubicon devant des Parlements aux oppositions inorganisées, plus en quête
de postes politiques que de représentation d’alternatives politiques crédibles, en
réalité factices, du moins inopérantes. Initier des révisions constitutionnelles sur
des dispositions aux effets et conséquences bénéfiques pour les intérêts
partisans, égoïstes (au mépris de la revitalisation de la constitution et de l’intérêt
général) d'une classe politique acquise, soudoyée ou même « achetée » emporte
des volonté concordantes de la classe politique.

2 - La conjonction d’intérêts politiques entre la présidence et le Parlement


Les exemples qui illustrent le mieux cet état de chose nous viennent du Bénin,
du Burkina Faso et du Sénégal.
De tout ce qui précède, il semble, que seule la primauté constitutionnelle la
constitutionnalisation du droit parlementaire de même que le respect rigoureux des
dispositions constitutionnelles ou tout au moins du consensus constitutionnel
pourraient prévenir les Etats ouest africains des remises en cause perpétuelles et
opportunistes de leur constitution. Mais tous ces éléments peuvent être mis en
défaut par des accointances entre les pouvoirs exécutif et législatif auxquelles
peuvent s’adjoindre, parfois l’inertie et la léthargie institutionnelle des autres
organes de l’Etat.
Il arrive, en effet, que certaines révisions constitutionnelles en Afrique de l'Ouest
soient le fruit de volontés concordantes entre les deux principaux pôles de l’Etat,
volontés certes concordantes mais à des fins intéressées et opportunistes. D'une
part, il ne nous semble plus opportun de démontrer la

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012 1

288
Voir à ce propos, L'opposition, Pouvoirs, n" 108, Seuil, janvier 2004.
PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST 75

relative facilité de révision des constitutions dans les circonstances de détention


par le gouvernement, d'une majorité absolue ou confortable au Parlement 111. Ce
qu’il nous semble important de développer est plutôt la conjonction d’intérêts entre
gouvernement et Parlement et qui donne lieu à la passivité ou à la connivence de
l’un ou l’autre de ces deux organes dans les procédures de révision
constitutionnelle.
Ainsi, au Bénin, le 23 juin 2006, le gouvernement est resté passif et de
connivence avec les députés qui ont procédé spécifiquement à la révision de l’article
80112 de la constitution afin de prolonger leur mandat de quatre à cinq ans avec un
effet rétroactif. Mais au Bénin, l’inertie institutionnelle n’a pas joué puisque cette
révision on ne peut plus opportuniste a été jugée inconstitutionnelle par la Cour
constitutionnelle béninoise dans sa décision DCC 06-074 du 8 juillet 2006. Comme il
s’était agi de proroger d’un an leur mandat, cette révision n’avait fait l’objet d'aucune
opposition au sein du Parlement béninois et par conséquent, aurait abouti le plus
simplement possible sans l’invalidation bien fondée d’ailleurs en droit, de la Cour
constitutionnelle. Cette dernière a en effet fondé sa décision sur le fait que le
mandat de quatre ans était une « situation constitutionnellement établie » et qu’elle
était « le résultat du consensus national dégagé par la Conférence des forces vives
de la Nation de février 1990 et consacré par la constitution en son préambule qui
réaffirme l’opposition fondamentale du Peuple béninois à la confiscation du pouvoir.
» et que, même si la constitution a prévu les modalités de sa propre révision, « la
détermination du Peuple béninois à créer un Etat de droit et de démocratie
pluraliste, la sauvegarde de la sécurité juridique et de la cohésion nationale
commande que toute révision tienne compte des idéaux qui ont présidé à l'adoption
de

Cela a été le cas en 2001 au Sénégal, où le président Wade, fort de son succès électoral éclatant en
2000 et de sa majorité absolue au Parlement sénégalais, a fait modifier la constitution le 7 janvier 2001
pour entre autres, ramener le mandat présidentiel de sept ans à cinq ans renouvelable une seule fois.
Mais le hic est que logiquement, la nouvelle constitution devait s'appliquer à son mandat mais contre
toute attente, dans les dispositions transitoires (titre XIII), l'article 104 de la nouvelle constitution précise
que •• Le président de la République en fonction poursuit son mandat jusqu'à son terme. Toutes les
autres dispositions lui sont applicables. » Sans qu’il soit besoin de recourir à d'autres notions de droit
constitutionnel, il nous semble que l’intention de cette révision constitutionnelle est bien de profiter de
ladite révision pour glisser dans la constitution des dispositions favorables à une gouvernance solitaire.
L’exemple nous est donné par le libellé des articles 62 dernier alinéa et 74 de la nouvelle constitution
qui instituent respectivement un contrôle obligatoire de constitutionnalité rien que pour le règlement
intérieur de l’Assemblée nationale sénégalaise et un contrôle facultatif de constitutionnalité des lois.
C'est également le cas du Burkina Faso où le président Biaise Compaoré, fort de sa majorité
confortable au Parlement, réussit dès qu'il le veut, à réviser la constitution dans ses dispositions qui ne
lui sont pas favorables. Ainsi de toutes les révisions constitutionnelles au Burkina, qu'il s’agisse de la
révision intervenue en 1997 par la loi n°002/97/ADP du 27 janvier 1997, de celle de 2000 par la loi n"
003-2000/AN du 11 avril 2000 ou encore de celle de l’année 2002 intervenue par la loi n" 001 -2002/AN
du 22 janvier 2002.
Cet article dispose que « les députés sont élus au suffrage universel direct. La durée du mandat est
de quatre ans. Ils sont rééligibles. Chaque député est le représentant de la Nation toute entière et tout
mandat impératif est nul. »

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


76 ERIC HOUNTONDJI
la constitution du 11 décembre 1990, du consensus national, principe valeur
constitutionnelle. »
De même au Sénégal, le président de la République a mobilisé, pour venir en
aide aux sinistrés suite aux pluies torrentielles survenues vers la fin de l’année
2005, les fonds destinés à l’organisation des élections législatives du premier
trimestre de l’année 2006 provoquant du coup, le report desdites élections dans un
premier temps au 25 février 2007, puis ensuite au 3 juin 2007. Ces manœuvres de
conservation et de détention du pouvoir législatif à travers une forte majorité du
président à l’Assemblée ne pouvaient que susciter l'accord tacite et intéressé des
membres dd l’Assemblée qui voyaient du même coup, leur mandat prorogé de
plus d’un an. La coïncidence d’intérêts entre le Parlement et l’exécutif peut donc
donner lieu à l’instrumentalisation ou à la mise en veilleuse de certains
mécanismes de protection de la constitution et de ses dispositions. Ci faisant, la
primauté constitutionnelle, si elle n’est pas tout simplement bafouée ou foulée au
pied des intérêts politico partisans, se trouve considérablement affaiblie et devient
l’objet de toutes sortes da manipulations ou tripatouillages destinés à assurer la
confiscation du pouvoir par des dirigeants peu scrupuleux, uniquement soucieux
de se maintenir à la tête de l’Etat.
Ainsi, la solidarité politique entre l'exécutif et sa majorité parlementaire qui
donne lieu à une pression hégémonique peut conduire à une appropriation abusive
de la souveraineté. En effet, ce « pouvoir unifié » peut à son gré déposer un projet
ou une proposition de révision constitutionnelle, dans une démarche d’abus de
position dominante pouvant faire de la révision constitutionnelle une simple
formalité.
Cet actuel état de fait politique et constitutionnel peut à tout le moins, s’analyser
comme un retour en arrière par rapport aux acquis démocratiques des années
1990 qui rejetaient les monopoles politiques exprimés dans les systèmes de
présidentialisme, de parti unique instrumentalisant la souveraineté électorale à des
fins autoritaires de perpétuation d’un pouvoir central perpétuel et personnel. En
effet, les objectifs inavoués mais patents de ces démarches révisionnistes qui
restaurent l’hyper présidence dans un cadre temporel d’illimitation des mandats
par exemple n'est-il pas similaire à celui existant sous le présidentialisme de parti
unique des années 1960 à 1990 ?

Conclusion générale
En Afrique de l’Ouest, la contemporanéité entre les avancées démocratiques et
l’essor du constitutionnalisme est manifeste. La constitution est redevenue, au plan
formel tout au moins, la norme suprême
77 PARLEMENT ET REVISION DE LA CONSTITUTION EN AFRIQUE DE L'OUEST

déterminant la forme de l’Etat et du gouvernement, construite pour la plupart des


Etats, sur un principe de rigidité censé consacrer cette supériorité et la prévenir des
manipulations opportunistes. Inversement il est évident que les reculs démocratiques
affectent le constitutionnalisme et affaiblissent la croyance dans la supériorité de la
norme constitutionnelle dans sa fonction d’organisation durable du système politique et
de limitation du pouvoir.
En effet, l’Afrique de l’Ouest semble résister à l’institutionnalisation du
constitutionnalisme par des remises en cause fréquentes et opportunistes desdites
constitutions dans le seul souci de dénaturer les règles de dévolution du pouvoir et les
règles de gouvernement. Cette crise des modèles constitutionnels semble révéler et
mettre en exergue une certaine asthénie du modèle démocratique et plus
particulièrement de la démocratie représentative. En effet, les procédures de révisions
constitutionnelles en Afrique de l’Ouest qui accordent un rôle primordial et déterminant
aux Parlements, représentants des peuples respectifs de ces Etats sont de plus en
plus dévoyées et détournées au profit de combines et techniques politiciennes parfois
subtiles, parfois prosaïques et même parfois grossières. La démocratie représentative
étant essentiellement formelle et procédurale, elle se voit ainsi vidée en quelque sorte
de sa substance (gouvernement du peuple par le peuple, quoique par l’intermédiaire
des représentants) pour se retrouver confisquée par ceux dont elle est censée limiter
les pouvoirs et les comportements.
On peut le constater à un triple point de vue pour ce qui concerne la constitution.
Aussi, le questionnement sur la crise du constitutionnalisme en Afrique doit-il être
replacé dans un contexte plus global d’adéquation de la norme constitutionnelle aux
sociétés qu’elle est censée réguler. La question intéresse le droit de façon générale.
Posée plus directement, elle interroge la problématique de la légitimité de cette
institution qu’est la constitution. On peut en effet se demander si la remise en cause
des principaux consensus des années 1990, l’inefficacité des oppositions politiques et
citoyennes aux révisions unilatérales, ne sont pas fondamentalement liées à ce
sentiment que la constitution apparaît encore comme un corps étranger à la société ?

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


3

BREVE ANALYSE CRITIQUE DU PRINCIPE


DE BONNE FOI DANS LE CONTRAT

par YAO K. Eloi,


docteur en droit, maître-assistant
à l’UFR des sciences juridique, administrative et de gestion (SJAG)
Université de Bouaké (République de Côte d’ivoire)

I - Le rayonnement du principe de bonne foi en droit des contrats


A - La réception du principe en droit des contrats
1 - La notoriété du principe de bonne foi
2 - La consécration du principe en jurisprudence
B - La portée du principe de bonne foi en droit des contrats
1 - Les implications du principe de bonne foi
2 - Les incertitudes limitant la portée du principe de bonne foi dans le contrat
II - Les mécanismes de protection du principe de bonne foi dans le contrat
A - La recherche systématique de la responsabilité civile du contractant de
mauvaise foi
1 - La responsabilité civile du contractant de mauvaise foi
2 - L'indifférence de la nature de la faute fondant la responsabilité du contractant
de mauvaise foi
B - L’éclatement de l’unité des sanctions de la mauvaise foi
1 - L’absence de sanctions précises
2 - L’efficacité relative des sanctions civiles
84 YAO K. ELOI

D’excellents travaux ont traité du principe de bonne foi dans le contrat 289. Pourtant,
le thème continue de susciter encore plus d’interrogations290. Cette étude vise à
exposer et à analyser les questions récentes soulevées par son application.
A l'évidence, la notion de « bonne foi » est une notion floue aux contours
incertains. Les auteurs rattachent ses origines à une déesse de l'Antiquité Fides qui
est, en quelque sorte, la « personnification » de la bonne foi qui doit présider aux
conventions publiques entre les peuples et aux transactions privées entre les
individus291. Au-delà de sa représentation symbolique, c’est une notion
polysémique292 qu’il est difficile d’enfermer dans une définition rigide293. Néanmoins,
on peut retenir qu’elle est une qualité morale. Être de bonne foi, c'est faire preuve
d’un esprit loyal, sincère, honnête, être fidèle à sa parole donnée, tenir ses
promesses294. Villey295 et Carbonnier296 estiment que la bonne foi relève de la morale.
Dans le Traité des lois, Domat, s’attachant à décrire les principes des lois qui règlent
la conduite de chaque homme297, dit que l’homme doit rechercher l'amour du bien qui
devrait le conduire à s’unir à autrui, et dans la relation du contrat, il faut rendre à
chacun ce qu’il lui appartient, ne pas faire du tort à quelqu’un, être fidèle et sincère298.
L'auteur écrivait que « les engagements mutuels, ceux qui traitent ensemble se
doivent la sincérité, pour se faire entendre réciproquement à quoi ils s’engagent» 299.
Ainsi, la doctrine de Domat300 considérait la bonne foi comme une notion
fondamentale du droit des

289
R. DESGORGES La bonne foi dans le droit des contrats : rôle et perspectives, Thèse Paris
2, 1992 ; P. BONASSIES, Le dol dans la conclusion des contrats, Thèse Lille 1955 ; Travaux de
l’Association Capitant, «La bonne foi», t. XLIII, 1992; Travaux de l'Association Capitant « Notion de
l'ordre public et de bonnes mœurs dans le droit privé », t. 7, 1952 ; J. GHESTIN et M. FONTAINE, La
protection de la partie faible dans les rapports contractuels, comparaison franco-belge, LGDJ, 1996 ; B.
FAGES, Le comportement du contractant, PUAM, 1997, préf. J. MESTRE ; Y. PICOD, Le devoir de
loyauté dans l'exécution du contrat, LGDJ 1989, préf. G. COUTURIER ; G. LYON-CAEN, « De l’évolution
de la notion de bonne foi », RTD Civ., 1946, p. 75.
Voir en ce sens l’arrêt de la chambre commerciale du 10 juillet 2007 (pourvoi n°06614.768, RDC 2007/4,
p. 1107) à propos de la sanction du devoir de loyauté et de la modification du contrat par la juge.
291
J.-A. HILD “Fides dans C. Daremberg et E. Saglio », Dictionnaire des antiquités grecques et
romaines, Hachette, t. 2, Paris, 1896, p. 115.
292
Pour les diverses définitions se référer au Vocabulaire juridique de G. CORNU aux Ed. PUF/Quadrige,
2003 ou au Dictionnaire de culture juridique sous la direction de D. ALLAND et S. RIALS aux Ed.
PUF/Quadrige, Paris, 2003.
293
D. TALLON, « Le concept de bonne foi en droit français du contrat », Conférence, 2004, p.
10.
294
D. ALLAND et S. RIALS, Dictionnaire de la culture juridique, op. cit., p. 143.
295
M. VILLEY, La formation de ta pensée juridique, Ed. PUF/Quadrige, Paris, 2006.
296
J. CARBONNIER, Flexible droit, Ed. LGDJ, Paris, 2001.
297
J. REMY, Œuvres complètes de J. Domat, t. 1, Paris, Alex-Gobelet Librairie, 1835, p. 1.
Ibid., p. 3-6.
299
Ibid., p. 17.
J. DOMAT, Les lois civiles dans leur ordre naturel, 1689-1694.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


81
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

contrats. Portalis disait qu’« il faut de la bonne foi, de la réciprocité et de l’égalité


dans les contrats »301.

Pourtant, les rapports juridiques ont été pendant longtemps dominés par
l’obligation de chacun de veiller à la défense de ses propres intérêts « jura
vigilantibus subveniunt ». La jurisprudence ne se référait à la notion de bonne foi que
de façon furtive. Elle affirme même que le contractant ne saurait se plaindre d’avoir
été trompé « lorsque son erreur a été le résultat de sa légèreté et de son imprudence
»302. En fait, l’idée qui prévalait était que, dans une négociation où les partenaires
sont dans une situation d’égalité, le souci de liberté doit primer celui de la protection
des participants303. Mais finalement, la Cour de cassation française adopte une
position contraire, puisqu’elle reçoit un pourvoi formé sur le fondement de l’article
1134 alinéa 3 du code civil304. La haute cour contribue ainsi au rayonnement de la
notion de bonne foi dans le contrat. Mais peut-on demander au juge de rechercher ce
que les cocontractants ont « derrière la tête », lorsqu’ils s’engagent ? En tout cas, la
Cour de cassation permet désormais au juge de sanctionner, par exemple, l’usage
déloyal d’une prérogative contractuelle305. Une telle précaution traduit bien
l’importance du principe de bonne foi dans le contrat qui, au demeurant, met à la
charge des parties un certain nombre d’obligations. Parmi celles-ci, le devoir de
loyauté et le devoir de transparence auxquels s’associe le devoir de collaboration qui
consiste pour chacune des parties à faciliter l’exécution du contrat sont les plus
essentielles. Reste maintenant à savoir si le principe de bonne foi connaît le même
rayonnement dans le droit des Etats africains par exemple.

La colonisation a favorisé, en Afrique Noire, l’émergence de deux systèmes


juridiques, l’un traditionnel fondé sur les coutumes et l’autre moderne axé sur les
règles de droit écrites d’inspiration occidentale en générale codifiées 306. En Côte
d’ivoire particulièrement, le législateur a opté pour l'assimilation en lieu et place de la
cohabitation au moment de la codification des normes juridiques. Il a abandonné le
droit coutumier traditionnel qu’il trouve rétrograde au profit du droit de la métropole.
Aussi, le domaine des obligations reste régi par le droit français307. La Cour suprême
de Côte d’ivoire avait même précisé qu’en l’absence de

301
Extrait du discours de Portalis dans la Naissance du code civil, cité par D. TALLON, op. cit., p. 3.
302
Cass. Req., 7 janv. 1901, D. 1901.1.128.
303
Cf. J. SCMIDT, note sous Rennes, 9 juillet 1975, D. 1976, JPR. 417.
304
Cass. civ. I, 20 mars 1985, B. 1985.1., n“ 102. En l’espèce, elle a estimé qu’une compagnie
d’assurance n’est pas de bonne foi lorsqu’elle refuse de payer l’indemnité pour vol d’un véhicule sous le
prétexte que l’antivol n’était pas d’un modèle agréé alors qu’elle n'établit pas qu'elle avait indiqué à
l’assuré les types agréés et qu’elle avait encaissé les primes pendant trois ans.
305
Cass. corn., 10 juillet 2007, pourvoi n°06-14.768, Chron. L. Aynès, RDC, 2007/4, p. 1107.
306
Charles NTAMPAKA, Introduction aux systèmes juridiques africains, P.U.N., 2005, p. 54.
307
Pierre MAYER, Droit de l'arbitrage, Juriscope, Ed. Bruylant/Bruxelles, 2002, p. 53.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


84 YAO K. ELOI

réglementation, les juridictions pouvaient recourir « aux principes généraux du droit...


»308.
Contrairement à la Côte d'ivoire, le Sénégal s’est doté d’un code des obligations
civiles et commerciales conçu de façon évolutive pour remplacer les anciennes
législations françaises. Certes, le texte a été adapté au droit OHADA. Mais il contient
des dispositions originales qui tiennent compte des réalités locales 309. Bien entendu,
le problème de la bonne foi a été pris en compte par la réforme. Certes, l’article 1134
alinéa 3 du code civil français n'a pas été repris mot pour mot par les réformateurs.
Cependant, l’obligation pour les contractants d’exécuter de bonne foi leurs
engagements apparaît en filigrane à travers plusieurs dispositions310.

Pour éclairer sa lanterne, le juge ivoirien, quant à lui, n’a pour référence que
l'article 1134 du code civil français. La question est donc de savoir si le juge français
et son homologue ivoirien ont la même perception de ce texte, compte tenu de
l’imprécision de la notion de bonne foi. Le moins que l'on puisse dire est qu’on
continue de lui reconnaître diverses significations. Au demeurant, en exigeant la
bonne foi des cocontractants, on s'emploie à « moraliser » les relations contractuelles
et, partant, à garantir la liberté contractuelle311. Les implications du principe de bonne
foi sont de plus en plus affinées, contribuant ainsi au renforcement de sa notoriété 312.
De fait, l’autonomie de la volonté des parties à elle seule ne suffirait pas à former le
contrat. Encore faut-il que les contractants soient de bonne foi313. Dorénavant,
l'équilibre contractuel recherché par le droit contemporain est fortement attaché à «
l'esprit de solidarité » dans le contrat : c’est un devoir d’être loyal et d’être solidaire de
l’autre ; un devoir qui est sanctionné s’il n’est pas accompli. Mais en réalité, ces
considérants ne nous renseignent

308
Cour suprême de Côte d'ivoire, 4 avril 1989, Rev. Arb., 1989, p. 530, note IDOT.
309
A ce propos un auteur africain disait que la commission de codification avait fait une place dans son
avant-projet à certains contrats coutumiers ayant un caractère original. Mais le gouvernement avait écarté
cette proposition. De fait, le code, en cette matière, ne doit rien à la coutume. Voir en ce sens Kéba
MBAYE « L’expérience sénégalaise de la réforme du droit », Rev. Interna. Dr. Comparé, 1970, p. 35 et s.
310
Par exemple, l'article 4 alinéa 1 er du code des obligations civiles et commerciales dispose que •• Celui
qui est obligé à donner une chose doit transférer la propriété ou les droits qu'il a sur la chose.. ». On
retrouve la même obligation de bonne foi à travers l’article 6 alinéa 1 er dudit code : « Le débiteur d’une
obligation de faire ou de ne pas faire doit exécuter complètement son obligation». L’article 9 alinéa 1er du
code des obligations civiles et commercial du Sénégal contient des dispositions qui invite les contractants
à rapporter la preuve de leur bonne foi, en faisant peser sur les parties la charge de la preuve.
311
Sur la question de la moralisation, l’équilibre contractuel voir Mireille TAOK, La résolution des contrats
dans l'arbitrage commercial international, Ed. Bruylant, 2009, 278 p.
312
Par exemple, pour assurer la solidité des conventions, le droit des obligation a été forgée la théorie des
vices du consentement qui, certes n’interdit pas à un contractant de tirer avantage de l’infériorité de l’autre
partie, mais qui, lorsque le déséquilibre contractuel est trop important et pour assurer l’élément
conscience du consentement, met à la charge d’une partie l’obligation de renseigner l’autre.
313
Ph. MALAURIE, L. AYNES, Les obligations, Ed. Cujas, 1998, p. 230.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


83
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

pas davantage sur ce qui devrait être considéré comme un acte de bonne foi ou un
acte de mauvaise foi ; la ligne de démarcation entre les deux attitudes étant parfois
très mince.
Par exemple, on se demande si l’inexécution ou la mauvaise exécution d’un
contrat doivent être considérées comme un acte de mauvaise foi. A supposer même
que, dans un contrat, chaque contractant exécute sa part d’obligation conformément
à ce qui a été convenu, et que l’un se rend compte qu’il tire du contrat un avantage
inférieur à l’autre, doit-on en déduire qu’il y a eu de la mauvaise foi chez celui qui en a
tiré un avantage nettement supérieur ? Manifestement, il est difficile de répondre par
l’affirmative, parce qu’il n’est pas facile de savoir où s’arrête la bonne foi, et où
commence la mauvaise foi. A défaut de contours bien définis par la loi, les juridictions
en arrivent à des interprétations à géométries variables sujettes à discussion. Même
en définissant la bonne foi comme une attitude psychologique, l’intention traduisant
par un comportement de loyauté du contractant314, il existe toujours des doutes que
l’interprétation du comportement des parties relativement à la notion de bonne foi ne
peut totalement dissiper.
Pour contraindre les cocontractants à être de bonne foi, les rédacteurs du code
civil ont forgé le concept de « manœuvres » en référence à la mauvaise foi, et qui
implique l’idée de machination et d’artifice. La jurisprudence a élargi cette notion en y
intégrant le mensonge et la réticence, pour élargir le domaine du dol. Certes le droit
des contrats s'est préoccupé des manœuvres (mensonge ou réticence) qui ont pour
but de vicier le consentement. Mais il n’a pas toujours produit la réaction ou la
sanction que le bon sens devrait espérer, c’est-à-dire l'annulation pure et simple du
contrat. Au contraire, on a eu droit à une hésitation au point qu'on a fini par
s’accommoder de l’idée de « mauvais dol » et de « bon dol » .27

En effet, la jurisprudence estime que le mensonge, même sans machinations


ourdies, constitue un dol. Mais elle considère, en même temps, que ne sont pas
dolosives les exagérations habituelles dans une profession. Pour preuve, pendant
longtemps la publicité mensongère était considérée comme étant un bonus dolus (un
bon dol)315. Mais la législation contemporaine protectrice des consommateurs restreint
progressivement dans les « contrats de masse » cette tolérance traditionnelle 316
Aussi, si

314
Cf. Lexique des termes juridiques, p. 398.
315
V° note sous Cass. Com., 13 décembre 1994, Sté Angres c/ Sté Gretag ex France et autres, de
Laurent. LEVENEUR, in L. LEVENEUR, Droit des contrats. 10 ans de jurisprudence commentée, Ed.
Litec, 2002, p. 25.
316
Ibidem.

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84 YAO K. ELOI

elle n’est pas toujours d’accord pour juger que la réticence suffit à constituer un vice
du consentement (le silence étant considéré comme une habileté permise), en
revanche aujourd’hui, la réticence constitue bien un dol, cause de nullité, chaque fois
qu’elle a pour dessein d’amener quelqu'un à contracter en le trompant. Ainsi, l’on
s’attaque à la tromperie synonyme de mauvaise foi, sans pour autant en connaître
véritablement les contours. Car il n’existe pas une façon de tromper ou une façon
particulière d’être de mauvaise foi, mais plusieurs façons de tromper ou d'abuser de
la crédulité de l'autre en lui faisant admettre des choses qui ne sont pas toujours
vraies. Dès lors, l’article 1143 du code civil ne semble pas être d’un grand secours
aux juges qui doivent motiver leurs décisions. En examinant celles-ci, on s'aperçoit
que les motivations sont tirées essentiellement de l’examen des faits ; le tout soutenu
par des fondements juridiques qui ne résistent pas à la critique. Le plus souvent
même, leurs décisions s'appuient sur des textes qui a priori n’ont aucun lien avec la
bonne foi. Ce sont, par exemple, l'article 1382 du code civil invoqué pour réparer un
fait dommageable ou l’article 1147 du code civil pour sanctionner une inexécution
contractuelle, pour ne citer que ces cas.

Ce faisant, il devient difficile de savoir si le recours à ces textes a pour objet de


sanctionner des fautes contractuelles ou de sanctionner la violation de l’obligation de
bonne foi. La question reste posée dans la mesure où l'exposé des motifs des
décisions que nous avons étudiées est à peine accompagné d’une démonstration
rigoureuse établissant la mauvaise foi ou la bonne foi des parties. Les arrêts de la
Cour de cassation eux non plus ne sont pas de nature à aplanir cet écueil. La
démonstration qu’on aurait espéré ne pourrait provenir d’elle, puisqu'elle est censée
juger en droit, non en fait. Certainement, son pouvoir d’évocation aurait permis de
corriger le tir. Mais en l’état du droit ivoirien, la Cour suprême n’est pas encore doté
de ce pouvoir. Il faut certainement attendre la réforme annoncée.

Le droit des contrats est une matière particulièrement vivante et mouvante où la


jurisprudence tient un rôle considérable317. Certes, la liberté contractuelle laisse la
possibilité aux parties de donner à leur convention le contenu qu’elles souhaitent.
Mais encore faut-il que leurs arrangements ne heurtent pas la loi, l’ordre public ou les
bonnes mœurs. Il appartient, par conséquent, aux magistrats de préciser, en cas de
difficulté, les suites qui peuvent éventuellement découler du contrat318. Notre étude
s'attache à cerner les procédés par lesquels les juges identifient la bonne foi des
parties dans un contrat. Existe-il en la matière des critères préétablis qui leur
permettent d’apprécier de façon objective la bonne foi ou la mauvaise foi des
contractants ? Est-ce que le juge ivoirien s’inspire de la

317
318
V°L. LEVENEUR, op. cit., voir introduction.
Ibid.

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85
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

jurisprudence française ? En posant ces questions nous cherchons à savoir le


positionnement de la jurisprudence ivoirienne sur la question de la bonne foi dans le
contrat par rapport au droit français. Les juges ivoirien et français ont-ils la même
façon d’interpréter cette notion dans le domaine du contrat ? Le juge ivoirien
développe-t-il les mêmes solutions que son homologue français ou a-t-il au contraire
une façon toute particulière de rechercher et de sanctionner la mauvaise foi des
contractants ?
L’érection en jurisprudence et en législation du principe de bonne foi en une source
de d'obligation est indiscutable. Au demeurant, il revient au juge d’explorer la volonté
des parties. Il doit vérifier non seulement l'existence chez les cocontractants d’une
volonté non équivoque de contracter, mais il doit également déceler, au besoin, leurs
réelles intentions grâce à une interprétation objective de leurs attitudes bienveillantes
ou malveillantes. A défaut, on ne peut s'accommoder que d’un tissu d’ambiguïté qui
rend problématique la réception de cette notion en droit des contrats (I), et qui ne
permet pas d’entourer l’exigence de la bonne foi de garanties juridiques d'inviolabilité
et de sanctions fiables (II).

I - Le rayonnement du principe de bonne foi en droit des contrats


L’économie de l’article 1134 alinéa 3 du code civil traduit l’attachement du droit des
contrats au principe de bonne foi, en théorie. Même si sa réception ne relève pas de
l’évidence, en pratique (4), il n'en demeure pas moins qu’il connaît un rayonnement et
une portée non négligeable (B).

A - La réception du principe en droit des contrats


Les obligations auxquelles sont astreints les cocontractants témoignent de la
réception du principe de bonne foi en droit des contrats. Valeur cardinale déterminant
l’engagement des parties32, le principe de bonne foi fait une réapparition fracassante
en droit des contrats, et acquiert une certaine notoriété (1) consacrée en
jurisprudence (2).

1 - La notoriété du principe de bonne foi


D’une façon générale, très peu de textes traitent de la bonne foi dans le contrat.
Mais il n’empêche qu’en droit français, le principe de bonne foi connaît une notoriété
entièrement nouvelle, laquelle se traduit par

32
Par exemple selon l’article 1108 du code civil, le contrat n’est pas valablement formé en l'absence de
tout consentement. Même lorsque le consentement est donné, il doit être librement donné, il faut qu’il ne
soit pas atteint des vices que sont erreur, la violence et le dol (art. 1109 C.
civ.).

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


86
YAO K. ELOI

l'adoption de lois nouvelles et de directives communautaires320. Au contraire, le


319

droit ivoirien n’a pas à proprement parler de code civil. Il existe une législation civile
éparse non codifiée régissant la famille, les personnes et les successions 321. Le
domaine des obligations a été éludé322. Cette carence pourrait laisser croire que les
coutumes garderaient leur autorité en cette matière, et que le code civil français
conserverait son aptitude à recevoir son application supplétive. Il n’en est rien, en
réalité. Bien au contraire, dans le domaine des contrats et de la responsabilité civile,
les coutumes paraissaient insuffisantes323. En lieu et place d’une législation originale,
le législateur ivoirien a préféré l’application du droit français ; application qu’il a fini
par consacrer à travers une disposition constitutionnelle qui pose le principe de
continuité législative324.
La conséquence de ce choix est qu’en droit ivoirien, le domaine des obligations est
encore régi par le code civil français. Les tribunaux s’y réfèrent, même s’il arrive que,
quelquefois, leurs décisions surprennent par leur originalité. On attend toujours que la
Cour suprême de Côte d’ivoire s’explique sur les motifs du recours au droit
français325. Toutefois, les juges peuvent espérer se voir doter de textes, surtout dans
le cadre de la réforme du droit des obligations dans l’espace OHADA. En effet, le
législateur OHADA326 a entrepris la rédaction d’un avant-projet de l’acte uniforme sur
le droit des contrats (AUDC)327. A l’évidence, le principe de bonne foi y est évoqué
avec force et laisse à penser qu’il est en train de prendre de

319
V° par exemple loi n° 2008-776 du 4 août 2008 dite « Loi de modernisation de l’économie » modifiant
certaines dispositions du titres II du code de commerce relatives aux pratiques commerciales (art. 120-1-1
C. Corn.).
320
Voir par exemple la note introductive à la synthèse des principes directeurs du droit européen du
contrat (Projet de cadre commun de référence : principes contractuels communs) par G. WICKER et J.-B.
RACINE in Revue des contrats, 2008/1, 107 et s. ; ég. dans la même revue, la synthèse des principes
directeurs proposés et ajoutés aux principes du droit européen du contrat réservés, notamment la section
3 du projet relative à la loyauté contractuelle et les articles 0 :301 à 0 :304 ; voir ég. directive 97/7/CE du
Parlement européen et du Conseil du 20 mai 1997 concernant la protection des consommateurs en
matière de contrats à distance, J.O. C.E. 144 du 4.6.1997, p. 19 ; directive 2002/65/CE du Parlement
européen et du Conseil du 23 sept. 2002 concernant la commercialisation à distance des produits
financiers auprès des consommateurs, J.O. C.E. 9.10.2002, L. 271/16 ; ég. directive 2000/31/CE du
Parlement européen et du Conseil du 8 juin 2000, J.O. C.E., 17.7.2000.
321
V° René DEGNI-SEGUI, Introduction au droit, EDUCI, Abidjan, 2009, p. 269 et s.
322
V° Pierre LAMPUE, « L’influence du droit français et du droit coutumier sur les lois civiles africaines »,
in G. CONAC (Dir.), Dynamiques et finalités des droits africains, Ed. Economica, Paris, 1980.
323
Ibidem.
324
Le principe est exposé à l’article 133 de la constitution de 2000 qui dispose que « La législation
actuellement en vigueur en Côte d’ivoire reste applicable, sauf intervention de textes nouveaux, en ce
qu’elle n'a rien de contraire à la présente constitution ».
325
Cf. Anne-Marie ASSI-ESSO, Précis de droit civil, LIDJ, 2e éd., 2002, voir introduction, p. 1-5.
326
Entendez par là l’Organisation pour l'harmonisation du droit des affaires en Afrique.
327
V° Dorothé C. SOSSA « Le champ d'application de l’avant-projet d’acte uniforme OHADA sur le droit
des contrats en général, contrats commerciaux, contrats de consommation », Rev. dr. unif., 2008, p. 339
et s.

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YAO K. ELOI

l’importance dans la réglementation des contrats. En tout cas, l’avant-projet annonce


déjà sa consécration dans l’acte uniforme en chantier328.

En effet, inspiré des principes relatifs au contrat du commerce international,


notamment ceux de Unidroit329, l'avant-projet d’acte uniforme OHADA sur le droit des
contrats a placé au centre de la formation et de l’exécution du contrat le principe de
loyauté. Il lui a même conféré une portée inattendue. En effet, les parties au contrat
ne peuvent transiger sur ce principe qui, de surcroît, s’impose à eux aux différentes
étapes du contrat. L’article 1/6 dispose, à cet effet, en son point 1 que « Les parties
sont tenues de se conformer aux exigences de la bonne foi ». Le point 2 du même
article ajoute que « Elles ne peuvent exclure cette obligation, ni en limiter la porté ».
Mais le caractère obligatoire du principe est exposé dans l’article 1/7 de l’avant-projet
qui interdit aux contractants d’agir en contradiction avec les engagements pris
réciproquement. Il est interdit de tromper le partenaire : « Une partie ne peut agir en
contradiction avec une attente qu’elle a suscitée chez l’autre partie lorsque cette
partie a cru raisonnablement à cette attente et a agi en conséquence à son avantage
». Une fois donnée, la parole doit être respectée. Elle lie juridiquement les parties.
Elles doivent s’en tenir aux clauses qu'elles ont librement négociées et arrêtées
ensemble330. De même, en droit français quelques dispositions de l’avant-projet de
réforme du droit des contrats insistent sur la bonne foi331. Les commentateurs du
texte préconisent « un plus grand rayonnement de la bonne foi »332 qui s'étend à la
formation du contrat et non simplement à son exécution333. Indubitablement, la
réforme consacrera un rayonnement du principe de bonne foi334. D’ailleurs, le
rayonnement jurisprudentiel de ce thème a eu un écho favorable auprès du
législateur français qui s’intéresse davantage à la loyauté dans les relations
d’affaires4 .

328
En ce sens V° Kalongo MBIKAYI ■■ La confirmation des principes de bonne foi et de loyauté dans
l’avant-projet d'acte uniforme Ohada sur le droit des contrats », Rev. droit, unif., 2008, p. 223 et s.
328
V° Les Principe d'UNIDROIT relatifs aux contrats de commerce international 2004, art. 1.7 et
1.8 sur www.unidroit.org.; ég. Elise CHARPENTIER « Les principes d’Unidroit : une codification de la
/ex mercatoria ? », Cahiers de droit uniforme, 2005, p. 193-216.
328
Ibidem.
328
Cf. G. ROUHETTE « Nouvelle réflexions sur l’Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la
prescription », op. cit., p. 1371 et s.
328
Cf. introduction de l’avant-projet de réforme, p. 9.
328
Y. BUFFELAN-LANORE Droit civil, Ed. Dalloz, 2006, p. 27.
328
Avant-projet, art. 1104 C. civ.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


YAO K. ELOI

88
2 - La consécration du principe en jurisprudence
En effet, le principe de bonne foi connaît aussi un rayonnement en jurisprudence
consacré à travers de nombreuses décisions. En examinant les arrêts rendus en la
matière, on se rend compte que les juges veillent à ce que les contrats se forment,
s’exécutent et s'éteignent dans des relations de confiance et de respect des
engagements. Si la jurisprudence française en fournit l’exemple, tel n’est pas le cas
en droit ivoirien. En effet, la jurisprudence ivoirienne est pauvre sur cette question.
Néanmoins, quelques arrêts de la Chambre judiciaire de la Cour suprême de Côte
d’ivoire et de la Cour d’appel d'Abidjan ont eu l'occasion de relever dans leurs
attendus l’exigence de la bonne foi dans les rapports contractuels335, sans proposer
un véritable éclairage sur les critères qui président à la détermination de la bonne foi.
En fait, tout dépend de l’appréciation des circonstances de l’espèce. Dans la
pratique, les juges s'attachent à l’appréciation des faits qui ont concouru au
déclenchement du contentieux, avant de conclure à la bonne ou à la mauvaise foi du
contractant défaillant. Quelques décisions tirées de la jurisprudence de la Cour de
cassation française illustrent fort bien la variation des prises de positions
jurisprudentielles. Ainsi, par un arrêt en date du 6 mai 2002336, la Cour de cassation
française a répondu à une question fondamentale qui s’est posée à l’occasion d’une
affaire opposant deux sociétés dans le cadre de la résiliation d’un contrat de
concession. La question était de savoir jusqu’où devrait s’étendre l'obligation de
bonne foi dans l'exécution et la rupture d’un contrat.
En l’espèce, la société Fiat Auto, concédant, avait résilié le contrat à durée
indéterminée qui la liait à une société concessionnaire, en respectant le préavis d’un
an. Cette dernière assignait le concédant pour contester la résiliation qu’elle qualifiait
d’abusive. Sa demande est accueillie favorablement par la Cour d'appel de Paris qui
releva que le concédant avait attendu d’avoir trouvé un nouveau concessionnaire
avant de procéder à la résiliation du contrat de concession, et qu’il avait, de ce fait,
manqué de loyauté vis-à-vis de son partenaire. Elle faisait observer que le concédant
avait adopté une attitude qui réduisait pour le concessionnaire les possibilités de
négocier la cession de ses actifs, puisqu’elle se trouvait, de facto, privée de la
possibilité de disposer et de négocier le territoire convoité. Or, selon elle, le
concédant avait l'obligation de ne pas diminuer les chances de la reconversion du
concessionnaire dont elle voulait se séparer. Le problème était donc de savoir s’il
fallait extraire en conséquence de l’exigence générale de bonne foi un devoir
d’assistance

335
Cour sup. Côte d'ivoire, Ch. jud., arrêt n°674 du 13 déc. 2001, pourvoi n°98-43, Civ. en date du 13 avril
1992 ; Cour d'Appel d'Abidjan, arrêt n°937 du 11 juillet 2003, Ahou N’Guessan c/ Caisse Autonome
d’Amort. d'Abidjan, Actualité juridique, n" 43/2004, p. 20.
336
Cass. Corn., 6 mai 2002, Fiat Auto France cl SA Sofisud.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT
89

du concédant à la reconversion de son ancien concessionnaire. La Cour de


cassation avait considéré, en se fondant sur les articles 1134 et 1147 du code civil,
que le concédant n’était pas tenu d’une obligation d'assistance du concessionnaire
en vue de sa reconversion, le préavis contractuel étant suffisant.
De prime abord, on pourrait penser que la Cour de cassation ne tire de l'exigence
de bonne foi aucune obligation à la charge des parties. Aussi, on peut même arriver à
la conclusion que l’obligation de loyauté qu’implique le principe de bonne foi n’est, en
réalité, qu’une obligation morale, voire même une simple convenance. Mais rien n’est
moins sûr, car si tel devrait être l’enseignement à tirer de l’arrêt, alors il va sans dire
que c’est tout l’article 1134 du code civil qui se trouve vidé de sa substance. Or dans
le même temps, ce qui paraît assez surprenant, c’est que la Haute juridiction fait de
cette disposition le fondement juridique de sa décision. Il en résulte que l’exigence de
bonne foi fait naître de réelles obligations à la charge des parties. Au demeurant, Il
appartient aux juges de rappeler aux cocontractants que le devoir de loyauté
supposent nécessairement un devoir de solidarité. Curieusement, la Cour de
cassation ne semble pas partager cette approche. A la vérité, dans l’espèce
précédente, la Cour de cassation n’a pas tiré des dispositions de l’article 1134 du
Code civil un devoir de solidarité à la charge des parties. Mais dans une autre
espèce337, elle n'a pas hésité à sanctionner l’omission d’informer un cessionnaire et
de reprocher à un concédant de n'avoir pas aidé son partenaire à éviter un péril qu’il
savait vraisemblable. Elle a, en réalité, sanctionné le défaut de solidarité. En effet,
elle a estimé que le cédant qui omet d’informer le cessionnaire des conséquences
probables d'un accident du travail survenu avant la cession litigieuse manque à son
obligation de contracter de bonne foi, en vertu de l’article 1382 du code civil.

En l’espèce, préalablement à la cession de son capital, une société avait mis à la


disposition d’une autre un salarié ayant été victime d’un accident extrêmement grave.
Le gérant de la société employant le salarié avait été condamné pénalement pour
homicide et blessures involontaires et infraction à la législation du travail à la suite de
cet accident. La société cédée avait alors engagé une action en responsabilité contre
les héritiers du gérant de la société cédante pour non-révélation des conséquences
probables de l’accident et de la condamnation pénale. La Cour d’appel de Paris avait
exclu la responsabilité du cédant à défaut de preuve de l’existence de manœuvres
dolosives. Mais l’arrêt fut censuré par la première Chambre civile. Pour elle, les juges
du fond auraient dû rechercher si le vendeur n’avait pas manqué à son obligation de
contracter de bonne foi en omettant d’informer l’acquéreur sur les conséquences
probables de l’accident du travail survenu avant la session. On pourrait se

337
Cass., -T civ. 15 mars 2005, D. 2005.1462.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


90 YAO K. ELOI

demander pourquoi la Cour de cassation n'avait pas conclu comme elle l’avait fait
dans l’espèce précédente, puisque manifestement il était difficile d'établir la mauvaise
foi de la société cédante sur la base d'une simple omission. En fait, on ne peut pas lui
reprocher d'avoir failli à son devoir d'assistance sur la base de l’omission, car il n’est
pas certain qu'elle soit malveillante.

En définitive, la jurisprudence de la première chambre civile tire du principe de


bonne foi une conséquence qui paraît essentielle et qui ne semble pas échapper à la
vigilance des juges, c'est l’obligation de loyauté qu’elle met à la charge des parties au
contrat. C’est cette obligation de loyauté que la Cour de cassation a rappelé, par le
biais de deux arrêts (l’un émanant de la chambre mixte, et l’autre la première
chambre civile). Les deux arrêts ont été l'occasion d’affirmer que le banquier doit
mettre en garde l'emprunteur non averti à raison de ses capacités financières et des
risques nés de l’octroi des prêts et des découverts bancaires. Il revient à la banque
de prouver qu'elle a exécuté son obligation de mise en garde 338. Cette solution a été
adoptée par la chambre commerciale dans un arrêt inédit en date du 11 décembre
2007339. Les arrêts rendus successivement par trois chambres, et à des intervalles
réduits (juin, octobre et décembre de l'année 2007) traduisent bien une certaine
constance de la jurisprudence de la Cour de cassation sur l’obligation de loyauté
dans le contrat.
Quant au devoir d'assistance mutuelle entre les parties, c’est de façon incidente
que la Cour le déduit de l’obligation de loyauté et qu'elle l'examine au cas par cas. Il
semble qu’il n’y a pas encore sur ce point une jurisprudence constante. Les prises de
positions jurisprudentielles, variant d’une espèce à une autre et d’une chambre à une
autre, montrent bien la difficulté pour les juges à cerner les contours de la notion de
bonne foi et, par conséquent à déceler les obligations qui s’y attachent. De toute
évidence, en s'appuyant sur l’article 1134 alinéa 3 du code civil, la Cour de cassation
impose une certaine éthique dans les relations contractuelles, et s’oppose, par la
même occasion, aux abus. En définitive, le domaine d’application du principe de
bonne foi recouvre un large éventail d'obligations que la loi et la jurisprudence
mettent soit à la charge d’une partie, soit à la charge des deux parties. Toutefois,
lorsque les juges apprécient les comportements fautifs dans le contrat, ils exigent que
celui qui invoque la mauvaise foi d’une partie contractante en rapporte les

338
Cass. Ch. Mixte, 29 juin 2007 (deux arrêts) pourvoi n" 05-21.104 et 06.11.673, JCP, E 2007. note D.
LEGEAIS, D. 2007, p. 2081, note S. PIEDELIERE ; Cass. civ., 1er, 30 octobre 2007, pourvoi n" 06-
17.003, Bull. civ. T, n°330, JCP E 2007, 2576, note D. LEGEAIS, D. 2008, p. 256, note E. BAZIN ; Cass.
civ. 1er, 20 décembre, pourvoi n” 06-16.543, à paraître au Bulletin, voir RDC, 2008/2, p. 298 et S.
339
Cass. corn., 11 décembre 2007, pourvoi n° 03-16.543 à paraître au Bulletin, voir RDC, 2008/2, p. 298.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


91
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

preuves. Aussi, la jurisprudence a-t-elle admis définitivement que la mauvaise foi ne


se présume pas, mais elle doit être démontrée, tout en faisant peser la charge de la
preuve sur celui qui prétend en être victime. Telle est la solution de l’arrêt de
chambre judiciaire de la Cour suprême de Côte d’ivoire340 lorsqu’elle déclare, au visa
des articles 1109 et 1106 du code civil, que le dol qui est une erreur ou une tromperie
provoquée par le cocontractant ne se présume pas et doit être prouvé. Il doit émaner
du cocontractant, être répréhensible et déterminant. Faute de cette preuve, le
plaideur est mal fondé à l’invoquer. Cette jurisprudence de la Cour suprême de Côte
d’ivoire est confortée par un arrêt de la Cour d’appel de Ouagadougou (Burkina
Faso)341.
Dans cette espèce, une entreprise avait signé avec un prestataire de services trois
contrats de fourniture de divers matériels. A la fin de l’exécution des contrats,
l’entrepreneur refusa de payer les sommes afférentes à l’exécution des contrats au
motif que d'une part, le matériel livré par le prestataire était d’une qualité inférieure,
et que d’autre par, le premier ministre n’avait pas signé l’avenant relatif au troisième
contrat. En s’appuyant sur les dispositions de l’article 1134 du code civil, les juges
d'appel ont battu en brèche les arguments de l’entreprise. Ils ont estimé que
l’entreprise ne rapporte pas la preuve que les matériels déposées sont de moindre
qualité, ni l'existence d’un avenant dont la signature conditionnerait le paiement des
sommes dues. En définitive, le problème de la délimitation du domaine de la bonne
foi, et le devoir de bonne foi restent un standard trop vague, un facteur
d'insécurité342. Pourtant, il continue d’être valorisé dans les rapports d’obligations.
C’est dire qu’il continue d’influencer le droit positif des contrats. Reste maintenant à
savoir de quelle façon.

B - La portée du principe de bonne foi en droit des contrats


Le principe de bonne foi est un aspect essentiel du droit des contrats. Perçu au
départ comme un devoir de loyauté, le principe de bonne foi a aujourd’hui plusieurs
implications (1). Cependant, les incertitudes qui l’entourent limitent sa portée (2).

Cour suprême, Ch. Judiciaire, arrêt 437/03 du 10 juill. 2003, Aff. Sasso Affiba Madeleine d Ehouman Affi
Désiré, in Actualités juridiques, n°43, 2004, p. 23.
341
Cour d’appel de Ouagadougou, 19 février 1999, Revue burkinabé de droit, Jurisprudence, p. 65.
7
G. ROUHETTE, « Nouvelles réflexions sur l’Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la
prescription », RDC, n°4, 2007, p. 1395.

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92 YAO K. ELOI

1 - Les implications du principe de bonne foi


Désormais, l’obligation d’information ou de renseignement qui pèse sur le vendeur
à l'égard de l'acheteur non professionnel, par exemple, ne se réduit plus en une
information ou un simple renseignement sur la chose. Selon la jurisprudence, il s’agit
d’une obligation de mise en garde qui doit permettre à l’acheteur de se décider en
connaissance de cause ; et qui doit éclairer sa volonté de contracter. En fait, elle a «
sophistiqué » le contenu et étendu la portée du principe de bonne foi, de sorte qu’il
est de plus en plus dilué en un devoir d’assistance ; une obligation d’information ou
de renseignement qui prend parfois la tournure d’une obligation de mise en garde.
Dès lors, on comprend que les rapports conventionnels qui s’organisent librement, en
réalité, doivent respecter certaines règles morales qui, parce qu’elles sont
communément admises, s’imposent à chaque membre de la société343. D’ailleurs, les
contrats immoraux ou contraires aux bonnes mœurs sont interdits344. Parmi ces
règles morales figure la bonne foi qui, selon un auteur, est un moyen utilisé par la
législation et les tribunaux pour faire pénétrer la règle morale dans le droit positif 345.
L’équilibre dans le contrat dépend, pour une grande part, de la bonne foi des
cocontractants.
Dans la recherche de cet équilibre, la Cour de cassation française a estimé que le
banquier qui mentionne dans l’offre de prêt que celui-ci sera garanti par un contrat
d'assurance souscrit par l'emprunteur auprès d’un assureur choisi par ce dernier, est
tenu de vérifier qu'il a été satisfait à cette condition ou, à tout le moins, de l’éclairer
sur les risques d'un défaut d’assurance346. A la vérité, l’équilibre entre les
cocontractants passe nécessairement par l’obligation de bonne foi qui recèle un
certain nombre d’obligations dont l’obligation de renseignement347. A force d'exiger la
bonne foi des parties, l’obligation de renseignement est devenue le noyau central du
contrat de prêt par exemple. En effet, si le prêt excessif est dangereux, le prêt mal
assuré ou non assuré l’est également. Aussi, la Cour de cassation a-t-elle décidé en
assemblée plénière le 2 mars 2007 que le banquier qui propose à son client auquel il
consent un prêt, d'adhérer à un contrat d’assurance à l'effet de garantir divers
risques, est tenu de l’éclairer sur l’adéquation des risques couverts à sa situation
personnelle d’emprunteur. La remise de la notice ne suffit pas à satisfaire à cette
obligation348. S'il ne le fait pas, il est de mauvaise foi.

343
J. GHESTIN, op. cit.
344
V. art. 93 du code des obligations civiles et commerciales du Sénégal.
345
RIPPERT, La règle morale dans les obligations civiles, Paris LGDJ 1947, n" 157.
346
Cass. civ. 2e , 14 juin 2004, pourvoi n" 03-19.229, Rep. Civ. et assur. 2007, comm. 330, note G.
COURTIEU.
347
A propos de l’obligation de renseignement voir Y. BOYER, L'obligation de renseignement dans la
formation du contrat, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 1978, 471 p.
348
Cass. Ass. Plén. 2 mars 2007, RDC 2007, p. 750, note G. VINEY.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


93
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

La jurisprudence constante fait de l’obligation d'information, de conseil ou de mise


en garde du client, le critère fondamental d’appréciation de la bonne foi du banquier.
Elle vérifie systématiquement la satisfaction de cette exigence. A plusieurs reprises,
la Cour de cassation a déclaré que le banquier aurait dû informer sa cliente, bien que
titulaire d'un diplôme en droit des affaires mais qui n’était jamais intervenue sur le
nouveau marché financier avant les opérations litigieuses, des risques particuliers
présentés par ce marché, dès lors que celui-ci présente un caractère spéculatif en
raison de la nature même des sociétés cotées et s’adresse en priorité à une clientèle
très avertie349. Tout naturellement elle en est arrivée à établir la faute et, par voie de
conséquence, la mauvaise foi d’un établissement de crédit, consistant à fournir à son
client un conseil inadapté à la situation personnelle dont il a connaissance et en
relation causale avec les opérations génératrices de la perte350. Il est maintenant
avéré que l’obligation d’information ne consiste plus à fournir une information vague,
mais il s’agit de donner la bonne information ou le bon conseil. C’est une façon d’être
solidaire du cocontractant.
En effet, il se développe de plus en plus une vision plus objective du contrat qui
s’intéresse plus à la réalisation et à la justesse de l’échange de consentements
qu’aux simples volontés qui lui ont donné naissance. Plus qu'un acte consensuel, le
contrat se définit désormais comme « une opération économique fondée sur un
équilibre objectif ou subjectif de valeurs échangées »351. En raison de son rôle social
et de son utilité individuelle, protéger son équilibre est un devoir 352. Du reste, le
contrat s’est forgé un autre fondement, celui de la solidarité contractuelle. Le plus
important dans la relation contractuelle, n’est pas d’être juste, mais c'est d’être
altruiste353. Dans ce nouvel esprit, chaque contractant devrait se préoccuper des
intérêts de son partenaire avant même des siens354. L’altruisme et l'entraide
deviennent des vertus contractuelles qui se traduisent par des devoirs de
coopération355.
Au surplus, la jurisprudence se préoccupe du sort des engagements à prendre ou
des engagements pris par les parties. Elle exige pour ce faire que les contractants
soient de bonne foi et qu’ils agissent dans les limites

349
Cass. Corn., 26 mars 2008, pourvoi n° 07-11.555, à paraître au Bulletin, voir RDC 2008/4, p. 1177.
5
Cass.com. 8 avril 2008, pourvoi n° 07613.013, à paraître au Bulletin, voir RDC 2008, p. 1176- 1177.
351
J.-M. POUGHON, Histoire doctrinale de l'échange, LGDJ, Paris, 1987, n° 26.
352
L. FIN-LANGER, L'équilibre contractuel, thèse Orléans, 2000, n°364-373.
353
C. THIBIERG-GUELFUCC, « Libre propos sur la transformation du droit du contrat », RTD Civ.,
1997.357.
354
C. OUERDANE-AUBERT de VINCELLES « Altération de consentement et efficacité des sanctions
contractuelles », op. cit., p. 18.
355
D. MAZEAU « Loyauté, solidarité, fraternité : la nouvelle devise contractuelle ? », in Mélanges offerts à
F. Terré, 1999, p. 603.

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94
YAO K. ELOI

de leurs engagements respectifs. Elle est suivie par la doctrine. Ghestin affirme que «
le contrat est un accord de volontés qui sont exprimés en vue de produire des effets
de droit et auxquels le droit objectif fait produire de tels effets»356. Cette définition
précise que si l’accord de volonté reste essentiel, l’autonomie des parties ne s’exerce
que dans les limites plus ou moins étroites des compétences qui leur sont reconnues
par le droit objectif. Il en résulte que la seule volonté des contractants ne saurait
suffire à la formation, à son exécution et à sa survie. Encore faut-il qu’ils soient de
bonne foi, qu’ils agissent conformément aux engagements pris en commun accord,
car la volonté, comme écrit Villey, est parfaitement impuissante par elle seule à être
le droit. Elle est liberté, anarchie, instabilité, le contraire du lien contractuel, l'antithèse
de loi357. En définitive, les implications du principe de bonne foi dans le contrat
doivent s’apprécier à partir de l’extension de son contenu qui ne se limite pas à
l’obligation de loyauté. La jurisprudence joue un rôle important dans le mouvement de
« perfectionnement » de la notion dont les contours restent pourtant flous.

2 - Les incertitudes limitant la portée du principe de bonne foi dans le contrat


A la vérité, la nature même du contrat heurte quelque peu, mais sans s’y opposer
de façon rigide, l’existence d’une obligation générale de loyauté, car comme le dit
Carbonnier, « les contrats sont des formes de coopération antagonistes, en ce sens
que par des moyens communs, de pure opportunité, chacun des contractants
cherche à atteindre des fins propres, et qu’un conflit est latent sous coopération » 358.
Le plus souvent cette coopération contractuelle, selon le même auteur est «
restreinte et non- exempte d’arrière pensée ». Aussi, est-il difficile d’exiger dans les
rapports d’affaires une loyauté parfaite au regard de la morale. Mais cela ne signifie
pas que l’obligation de loyauté qu’implique la bonne foi est à exclure du domaine des
contrats. Il faut faire observer que cette notion de « loyauté » a été retenue dans des
hypothèses où le besoin s’est fait sentir, en raison de l’inégalité de fait des parties, de
protéger le consentement du contractant le plus faible et de veiller à l'équilibre
contractuel. Suivant cette logique, il faut s’attendre à ce que la loi et la jurisprudence
restreignent les occasions susceptibles d’aider les parties notamment le débiteur
d’une obligation de résultat à se soustraire de leurs obligations.

A cela s’ajoute la question de la preuve qui complexifie davantage l’appréhension


du principe de bonne foi. Il n’est pas toujours aisé de savoir

356
J. GHESTIN, Traité de droit civil. Le contrat formation, L.G.D.J., 2e éd., 1988, p. 160.
357
M. VILLEY •< Leçons d’histoire de la philosophie du droit >>, Annales de la Faculté de droit et de
science politique de Strasbourg, Ed. Dalloz, Paris, 1957, p. 334.
358
J. CARBONNIER, op. cit.

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95
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

sur qui pèse la charge de la preuve de la bonne foi surtout dans un contrat où les
cocontractants sont à la fois créanciers et débiteurs les uns envers les autres
généralement appelés « contrats synallagmatiques ». Même si la jurisprudence a eu
à soutenir que c’est à la partie qui invoque un dol de rapporter la preuve des
manœuvres de son partenaire, cela ne répond pas très exactement à la question
posée. De prime abord, l'obligation de bonne foi semble peser uniquement sur le
débiteur. Mais la jurisprudence a vite fait de rappeler que c’est une obligation qui
pèse sur les deux parties en leur imposant la lettre de l’article 1315 du code civil.
Ainsi, elle soutient que c’est au créancier d’une obligation de résultat, par exemple,
de prouver le manquement commis par le débiteur359. Cela dit, il n’est plus contesté
que c’est à celui qui agit en responsabilité contractuelle contre son cocontractant de
prouver la mauvaise foi de ce dernier360.
Dans le contrat de travail, par exemple, la jurisprudence accorde à l’employeur une
présomption de bonne foi qu’elle fait jouer lorsqu’elle apprécie le caractère abusif de
la clause de mobilité. Elle pose ainsi la règle selon laquelle la bonne foi contractuelle
étant présumée, les juges n’ont pas à rechercher si la décision de l’employeur de
faire jouer la clause de mobilité stipulée dans le contrat de travail est conforme à
l’intérêt de l’entreprise et qu’il incombe au salarié de démontrer que cette décision a,
en réalité, été prise pour des raisons étrangères à cet intérêt, ou qu’elle a été mise en
œuvre dans des conditions exclusives de la bonne foi contractuelle 361. De fait, le
salarié qui prétend s’opposer à la mise en œuvre d’une clause dont la validité n’est
pas contestée dispose donc de deux types d’arguments. Le premier, de nature
objectif, consiste à discuter la mise en œuvre de la clause au regard de l’intérêt de
l'entreprise. Le second, quant à lui, de nature plutôt subjectif, permet de démontrer
l’abus de droit en prouvant soit l’intention malveillante de l’employeur, hypothèse peu
fréquente, soit la légèreté blâmable dont l’employeur fait preuve en mutant le
salarié362.
Cependant, la présomption au profit de l'employeur ne semble pas jouer en ce qui
concerne le licenciement. En cette matière, les juges demandent à l’employeur de
rapporter la preuve de sa bonne foi par l’établissement de la faute de l'employé. Le
cas s'est présenté en droit ivoirien à propos de la rupture d’un contrat de travail
comme révélé par un arrêt de chambre judiciaire, formation sociale de la Cour
suprême de Côte d'ivoire363. Les

359
Cass. civ. 1er, 28 mars 2008, pourvoi n° 06-18.350.
360
Cass. Corn., 22 janvier 2002, pourvoi n°00-13.510, RTD civ. 2002, 514, Obs. P. JOURDAIN ; Cass.
civ. 1er, 14 décembre 2004, pourvoi n°02-10.179.
361
Cass. soc. 23 févr. 2003, RDC 2005, p. 761.
362
Christophe RADE, « Contrat de travail : clause de mobilité, la Cour de cassation mobilisée », Obs.
sous Cass. Soc., 14 octobre 2008 (5 arrêts), RDC 2009/1, p. 175 et s.
363
Arrêt n° 266 du 20 avril 2000, Cour sup. C.I., ch. jud., pourvoi n°99-522.Soc., en date du 22 sept.
1999.

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96
YAO K. ELOI

circonstances de la rupture, dans cette affaire, étaient si confuses qu'on se


demandait s’il y avait eu effectivement rupture, et qui en avait pris l’initiative. Or
manifestement, il fallait répondre à cette question avant de régler le problème de la
mauvaise foi de l’employeur, et éventuellement celui relatif à la faute de l'employé.
Jusque là, la jurisprudence exige du créancier une obligation de prouver sa bonne foi
en lui enjoignant d’établir la mauvaise foi ou le manquement imputable à son
débiteur. Mais, consciente du fait que le débiteur est capable de se soustraire de son
obligation, la jurisprudence a institué entre temps la présomption de faute et de
causalité entre la faute et le dommage au profit du créancier364.
En effet, s’il incombe au créancier d’une obligation de résultat de rapporter les
éléments qui permettent d’établir cette présomption, et qu’une simple panne, par
exemple, intervenue seulement quelques kilomètres après ne constitue pas un
manquement à une obligation de résultat365, la Cour de cassation indique néanmoins
que c’est au débiteur de supporter la charge d'une cause étrangère qui l’aurait
empêché d’honorer son engagement contractuel. De fait, une fois établi que le
dommage invoqué par le créancier correspond bien au défaut d’obtention du résultat
promis, la « présomption » caractéristique de l’obligation de résultat peut jouer en
faveur du créancier. Il appartiendra au débiteur de rapporter la preuve de sa bonne
fois en montrant que la panne ne lui est pas imputable, qu’il a exécuté sa part
d’obligation conformément au résultat attendu366 . En définitive, cette présomption de
causalité fait peser sur le débiteur une charge beaucoup plus lourde en ce sens que,
sur la base d'une simple présomption, il peut voir sa responsabilité contractuelle
engagée. Dès lors, il n’est pas besoin de constater l’inexécution de l’obligation pour
agir en responsabilité contre le débiteur. Désormais, la présomption de faute et le lien
de causalité entre la faute et le dommage invoqué et démontré devraient suffire367.
La même charge semble peser sur le débiteur dans les obligations de faire ou de ne
pas faire. Dans cette hypothèse, la jurisprudence de la chambre judiciaire de la Cour
suprême de Côte d’ivoire, par un arrêt en date du 23 juillet 2003 a sanctionné la
mauvaise foi des contractants rien qu’en se basant sur la faute caractérisée par le
manquement à une obligation de ne pas faire368. Dans cette espèce un créancier, la
BIAO-CI avait, pour garantir

364
Olivier DESHAYES « Le créancier d’une obligation de résultat doit prouver le manquement commis
par le débiteur», Obs. sous Cass. civ. 1 9r mars 2008, pourvoi, n°06-18.350, in L’Essentiel. Droit des
contrats, Lextenso éd., n° 1 juin 2008, p. 3.
365
Le client doit montrer que cette panne a atteint une pièce ayant fait l'objet de réparation bet que la
défectuosité n'est pas postérieure à la réparation (Cass. com., 13 février 2007, pourvoi n" 05-21.623,
inédit).
366
Cass. civ. 1er, 12 juillet 2001, pourvoi n°99-14.811, inédit.
367
Cass. civ. 1er, 28 mars 2008, pourvoi n" 06-18.350.
368
Cour suprême, ch. jud., arrêt n° 391/03 du 23 juillet 2003, Aff. BIAO-CI / BUREAU VERITAS, in
Actualités juridiques, op. cit., p. 23.

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LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

le remboursement du prêt consenti à son débiteur, pris un nantissement sur des


stocks de café-cacao appartenant au débiteur et que détenait un tiers. Ce dernier
s’engageait auprès du créancier à ne pas se dessaisir des produits nantis. Mais
contre toute attente, le tiers-détenteur des produits informait la banque de la vente
aux enchères d’une partie du stock au mépris de son engagement initial. La Cour
suprême a rappelé que le tiers détenteur des stocks nantis, en laissant sortir et
vendre aux enchères les produits tiers-détenus alors qu’en sa qualité de dépositaire,
il était, aux termes de l’article 1927 du code civil, tenu d’apporter les mêmes soins
qu’il apporte dans la garde des choses qui lui appartiennent, a commis une faute
contractuelle dans l’exécution de sa mission. Elle a tout simplement assimilé ce
comportement à la mauvaise foi.
Ce qui paraît intéressant dans cette espèce, c’est le fait que la Cour suprême
retienne la « faute dans l’exécution » d’une obligation contractuelle et le rejet de la
force majeure invoquée par le mis en cause. On assiste ainsi à un recul de la « force
majeure » au profit de la « faute ». La faute constatée suffit à caractériser la
mauvaise foi du débiteur et à le condamner à payer des dommages au créancier.
Mais il y a aussi le problème de l’absence de preuve pour réclamer et pour se libérer
d’une obligation. C’est dire que pour avoir une bonne lecture du contentieux, le juge
doit avoir une idée de la « faute contractuelle ». Surtout, il doit avoir une idée de la «
preuve contractuelle », puisque dans la relation contractuelle, les parties qui ne
s’entendent plus sur ce qui était convenu au départ sont tenues de rapporter au juge
la preuve de ce qu’elles allèguent. Le système probatoire qui s’ensuit,
essentiellement judiciaire, autorise à faire peser sur les parties le fardeau de la
preuve. Cela est d’autant plus fondé que le fond du droit des contrats est souvent à la
disposition des parties et peut faire l’objet de clauses contractuelles diverses et
variées369.
Aussi, étant donné que le contrat suppose un échange d’engagement, il ne sera
pas question de mettre à la charge d’une seule partie la charge de la preuve de sa
bonne foi, mais il s’agit à chacun de rapporter la preuve qu’il a exécuté de bonne foi
sa part d’obligation. Si chacun doit prouver pour éclairer la lanterne du juge, alors la
force de l’adage « actori incumbit probation » paraît insuffisante pour permettre au
juge d’apprécier leur degré de bonne foi dans le contrat. Ainsi, on retiendra que le
juge ne s’attachera pas seulement à la « charge de la preuve », mais aussi au «
risque de la preuve »370. Alors que la charge de la preuve répond, dans

369
Mustapha MEKKI « Réflexion sur le risque de la preuve en droit des contrats », RDC, 2008/3, 682.
370
J.-Fr. CASERO, Le doute en droit privé, Préf. B. TEYSSIE, éd. Panthéon-Assas, L.G.D.J., 2003, p.
180 et s. ; J. DEVEZE, Contribution à l'étude de la charge de la preuve en matière civile, Thèse,
Toulouse, 1980, p. 9 ; X. LAGARDE, Réflexion critique sur le droit de la preuve, Préf. J. GHESTIN, t.
239, L.D.G.J., 1994, p. 203 et s.

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YAO K. ELOI

une option statique, à la question de savoir qui doit prouver ce qu’il allègue et
prétend, le risque de la preuve renvoie dans une perspective dynamique à celui qui,
en cas de doute, doit succomber et perdre le procès engagé, d’où l'adage « Actori
non probante reus absolvitur » : si le demandeur ne fait pas sa preuve, le défenseur
est libéré371. Ce mode de raisonnement invite le juge à modérer les intérêts en
présence372. On le retrouve dans les dispositions de l'article 1315 du code civil : «
celui qui réclame un droit ou l’exécution d’un droit doit la prouver. Réciproquement,
celui qui se prétend libéré, doit justifier le payement ou le fait qui produit l’exécution ».
C'est par une induction amplifiante que cette disposition est devenue l’épine dorsale
de la charge de la preuve373. Ainsi tour à tour, les contractants doivent prouver ce
qu’elles allèguent du fait de l’inversion des positions processuelles. Un véritable
échange s’instaure entre elles d’abord, et entre elles et le juge. Elles doivent
convaincre pour rapporter la preuve de leur bonne foi. Le juge en retour doit
convaincre par sa motivation les parties. En définitive, la notion de charge de la
preuve constitue un moyen de faire peser sur les contractants les faiblesses de
l’institution judiciaire à ne pas pouvoir établir par elle-même la vérité. Mais elle reste
néanmoins efficace d’autant plus qu’elle instaure un renversement de perspective de
sorte que l’insuffisance est finalement imputée aux parties374.
Le risque de la preuve oblige le juge à faire peser la charge du procès sur l’une
des parties au contrat en cas de doute persistant dans son esprit, car prouver n'est
pas en priorité dire la vérité, mais c'est avant tout convaincre375 : c'est à chacune des
parties de rapporter la preuve de sa bonne foi afin convaincre le juge. Le moindre
doute est défavorable à la partie défaillante. Les parties doivent nécessairement
rapporter les éléments qui persuadent l’esprit d'une vérité376. A la vérité ce que
recherche le juge ce n’est pas la vérité absolue. Il se borne à relever les indices qui
engendreront dans son esprit un sentiment de probabilité377. Comment la loi et la
jurisprudence assurent le respect de la bonne foi par les parties ?

Il - Les mécanismes de protection du principe de bonne foi dans le contrat

En droit des contrats la loi et la jurisprudence assurent le respect dû au principe de


bonne foi. Lorsque la mauvaise foi s’est résolue en une inexécution ou en un fait
dommageable, le contractant fautif voit sa

371
H. ROLAND et L. BOYER. Adage du droit français, Ed. Litec, 4e éd., 1999, n° 9, p. 15 et s.
372
H. L. A. HART, Le concept de droit, Ed. Bruylant, 2e éd., 1980. p. 159 et s.
373
J. GHESTIN et G. GOUBEAUX, Traité de droit civil, Introduction générale, op. cit, p. 583.
374
X. LAGARDE, Réflexion sur le droit de la preuve, op. cit., p. 1034.
375
X. LAGARDE, « Vérité et légitimité dans le droit de la preuve », Droits, 1993, p. 31 et s.
376
J. DONAT, Les lois civiles dans leur ordre naturel, Ed. Cavelier, t. 1, Paris, 1771, p. 204.
377
Cf. R. PERRO, note sous Cass. civ., 29 mai 1951, JCP G., 1951, II. 64221.

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LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

responsabilité civile engagée (A). Mais, c’est au juge que revient la charge de
constater la faute, d’apprécier l’ampleur du dommage et d’en tirer les conséquences
(B).

A - La recherche systématique de la responsabilité civile du contractant de


mauvaise foi
Généralement, l’inexécution d'une obligation contractuelle permet au créancier
d'agir en responsabilité civile contre le débiteur378. S’agissant du contractant de
mauvaise foi, tout dépend de l’origine de la faute. Lorsqu’elle a un rapport avec un
aspect du contrat, il s’agit d’une responsabilité civile contractuelle379. En revanche,
lorsqu’elle a un lien avec un fait aux conséquences dommageables, elle est
délictuelle (1). En toute hypothèse, il verra sa responsabilité engagée qu’elle que soit
la nature de la faute (2).

1 - La responsabilité civile du contractant de mauvaise foi


Lorsque la mauvaise foi se résout en une inexécution, la nature de la
responsabilité civile qui en découle paraît évidente. La responsabilité est dite
contractuelle pour faute, parce qu’elle est encourue en présence d’une faute
contractuelle380. Certes, l’article 1147 du code civil qui pose cette règle n’emploie pas
expressément la notion de « faute ». Mais, dans la mesure où celle-ci est définie en
matière délictuelle comme un manquement à une obligation, il s’ensuit que
l’inexécution d’une obligation de l’article 1147 doit être analysée comme une faute 381.
Il reste maintenant à savoir si la mauvaise foi doit être comprise, en tout état de
cause, comme le manquement à une obligation. Ne peut-elle pas résulter d’un fait
quelconque ? Supposons, par exemple, qu’à l’occasion d’un contrat de vente
acheteur et vendeur aient exécuté chacun sa part d'obligation, mais que l’acheteur se
rende compte qu’il en tire une perte à cause d’une clause rédigée en des termes
obscurs ou très techniques de sorte qu’il n’a pu en cerner le sens et toutes les
implications382. Certes, dans cette hypothèse l’exception d’inexécution ne peut être
soulevée. Mais il n’en demeure pas moins qu’il y a eu une faute nécessairement
imputable à l’un des cocontractants, au vendeur en l’espèce. La faute est
nécessairement

378
Art. 1147 C. civ.
379
Cf. G. VINEY, Traité de droit civil. Les effets de la responsabilité civile, op. cit.
380
Ph. Le TOURNEAU, Droit de la responsabilité et des contrats, Ed. Dalloz, 6e éd., Paris, 2006, n° 3205.
381
Cass. Com., 19 janv. 1981, Bull. civ. IV, n°33.
382
La volonté humaine n’est pas sans faille : même sans être incapable, un individu clairvoyant peut
s'engager sans en mesurer toutes les conséquences. Voir Rémy CABRILLAC, Cours de droit des
obligations, Ed. Dalloz, 7e éd., Parsi, 2006, p. 18.

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100
YAO K. ELOI

comprise ici comme un comportement défectueux, une attitude intellectuelle


blâmable383.
De fait, sur la question de la bonne foi dans le contrat, responsabilité contractuelle
et responsabilité délictuelle s’entremêlent. La différence des deux ordres de
responsabilité dépend de l’appréciation de la faute : dans la responsabilité
contractuelle, celle-ci consistera en la violation du contrat dont on ne peut négliger le
contenu ; alors que dans la responsabilité civile délictuelle, « tout fait quelconque de
l’homme »" engageant la responsabilité civile du cocontractant, sur le fondement de
l'article 1382 du code civil peut être source de responsabilité délictuelle384. En ce qui
concerne la mauvaise foi, elle est considérée comme une faute. Et, pour sanctionner
la mauvaise foi, les juges ont recours soit à la l’article 1147 du code civil, soit à
l’article 1116 du code civil385, soit à l’article 1382 du code civil386. Seulement, le
balancement entre responsabilité civile contractuelle et responsabilité délictuelle ne
semble pas faciliter le travail des cours de droit civil. Les obligations juges. En effet, avant
d’envisager une sanction les juges doivent, d’abord, s’assurer de l'existence du lien
contractuel, puisque l'obligation de bonne foi suppose d’abord l'existence de liens
contractuels387. Ensuite, ils doivent établir l’existence d’une faute établissant la
mauvaise foi du cocontractant, et dire si au vu des circonstances de l’espèce, celle-ci
est délictuelle388, quasi délictuelle389 ou contractuelle390.
Dès lors, il faut éviter de se tromper de fondement juridique, parce que le régime
de la responsabilité civile en dépend. En revanche, le juge n'est pas obligé de tenir
compte de la nature de la faute. Celle-ci peut être intentionnelle ou non intentionnelle.
D’ailleurs la chambre civile a rappelé qu’en ce qui concerne, par exemple, le régime
de l’action en responsabilité civile en cas de dol incident provoqué par une réticence,
« l’action en responsabilité exercée par la victime d’un dol incident ne suppose pas
que soit démontré le caractère intentionnel de la réticence de son contractant »391. En
effet, le dol étant un délit civil commis lors de la conclusion d'un contrat, il ouvre au
contractant qui en a été victime deux

383
O. ANSELME-MARTIN, La responsabilité civile délictuelle objective, Thèse Montpellier, 1991, n" 135
et s.
384
Ph. MALAURIE, L. AYNES, op. cit., Ed. Cujas, t. VI, 1998/1999, p. 430.
385
Cass. Civ, 1er , 28 mai 2008, pourvoi n" 07-13.487, LEDC, juillet 2008, p. 3, obs. O. DESHAYES.
386
V°arrêts précités.
387
Cass. civ. 3, 14 sept. 2005.
388
Art. 1382, C. civ.
389
Art. 1383, C. civ.
390
Art. 1147, C. civ.
391
Cass. civ. 1er, 28 mai 2008, pourvoi n" 07-13.487, LEDC, juillet 2008, p. 3, Obs. DESHAYES, RDC,
2008/4. p.

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LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT
101
actions par lesquelles elle peut faire constater et sanctionner en même temps la
mauvaise foi de l’auteur du dol. Ce faisant, si le dol a provoqué une erreur
déterminante de son consentement, le cocontractant victime de la mauvaise foi peut
exercer une action en nullité du contrat sur le fondement de l'article 1116 du code
civil. A défaut, faute d’une erreur déterminante provoquée par le dol, il pourra exercer
une action en responsabilité fondée sur l’article 1382 du code civil.
Les deux actions ouvertes à la victime n’ont pas la même finalité : l'action en nullité
relative permet au contractant dont le consentement a été vicié d’obtenir l’annulation
du contrat ; tandis que l’action en responsabilité permet la réparation du préjudice
causé par le dol392. Bien entendu, la victime de la mauvaise foi peut exercer ces deux
actions cumulativement393, sans que la règle du non-cumul de responsabilité lui soit
opposée394. Elle peut aussi exercer seulement l’action en responsabilité, lorsque
l’action en nullité est elle-même recevable395, mais aussi lorsqu'elle ne l’est plus
parce qu’elle est, par exemple, prescrite396. Au dédoublement de l’action en
responsabilité civile, s’ajoute raffinement des techniques d’identification de la
responsabilité. Ainsi, la faute simple peut être perçue comme une preuve de
mauvaise foi et entraîner la responsabilité de son auteur. Il en va de même de
l’inexécution ou de la mauvaise exécution. C’est donc à raison que la jurisprudence
va rechercher la preuve de la mauvaise foi dans l’inexécution contractuelle.
Le cas s’est révélé en droit burkinabé à propos d’un contrat de vente. En l’espèce,
une société avait passé la commande de papier auprès d’un fournisseur. La
commande livrée était malheureusement défectueuse. L’acheteur opposa une
résistance au règlement de la facture. Le vendeur assigna l’acheteur au paiement de
la facture et à des dommages-intérêts pour le préjudice financier. L’acheteur, quant à
lui, forma une demande reconventionnelle en résolution du contrat de vente et des
dommages- intérêts pour le préjudice subi. La demande de ce dernier fut accueillie
favorablement une première fois devant le Tribunal de grande instance de
Ouagadougou et une seconde fois en appel. S’appuyant sur l’article 1147 du code
civil, la Cour d’Appel de Ougadougou397 fit observer que la livraison de matériel de
très mauvaise qualité constituait une inexécution

392
En ce sens voir Denis MAZEAU ■< Dol incident », obs sous Cass. civ. 1“, 28 mai 2008, pourvoi
n"07-13.487, LDEC, juillet 2008, p. 3, obs. O. DESHAYES, RDC 2008/4, p. 1118 et s.
09
Cass. civ. 1“, 14 nov. 1979, D. 1980, IR, p. 264, note J. GHESTIN, RTD civ. 1980, p. 763, obs. F.
CHABAS.
394
Cass. Corn., 15 janv. 2002, RTD civ. 2002, p. 290, obs. J. MESTRE et B. FAGES.
1,1
Cass. civ., 1er, 14 mars 1972, D. 1972, p. 653, note J. GHESTIN, Defrénois, 1973, 446, obs. J.-L.
AUBERT.
396
Cass. civ., 1er, 4 févr. 1975, Defrénois 1975, 1532, obs. J.-L. AUBERT, RDT Civ., 1975, p. 537, obs.
G. DURRY ; Cass. civ., 1e', 25 juin 2008, n°07-18.108.
397
Cour d’Appel de Ouagadougou, Arrêt du 19 février 1999, Revue burkinabé de droit, n°37, 2000, p. 67
et s.

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YAO K. ELOI

contractuelle suffisante pour débouter le vendeur de son action, avant de faire droit
aux demandes de l’acheteur.
En s’attachant à la notion de faute, le juge fera nécessairement l’économie de la
preuve de la mauvaise foi. A la vérité, la faute peut être rapidement établie lorsqu’elle
résulte d’un fait caractéristique ou majeur en rapport direct ou indirect avec le résultat
dommageable. Le juge ne cherchera pas à savoir si le contractant défaillant a agi
avec l'intention ou non de tromper son partenaire. Il suffit que la faute constatée
résulte d’un manquement quelconque à une obligation qui pèse sur l’une des parties.
A propos, l'article 1110-1 du code civil pose la règle selon laquelle «Le manquement
à une obligation de renseignement, sans intention de tromper, engage la
responsabilité de celui qui en était tenu ». La tendance jurisprudence actuelle
s'appuie sur cette notion de faute pour sanctionner la mauvaise foi. Elle a bien
exprimé cette position dans un arrêt du 28 mai 2008 précité398.
En l'espèce, l’acquéreur d’un immeuble avait assigné son vendeur en réduction du
prix de vente au motif que celui-ci avait, lors de la négociation du contrat, gardé le
silence sur un projet de construction qui avait pour effet d'occulter la vue de son
appartement. La Cour d'appel avait condamné le vendeur à des dommages-intérêts
en se fondant sur la réticence dolosive. Le vendeur forma un pourvoi au moyen que
le caractère intentionnel de la réticence prétendue n’était pas établie. Son pourvoi fut
rejeté. Pour la haute cour, c’est à bon droit que « la Cour d'appel qui n'était pas saisie
d’une demande tendant à l'annulation de la vente, a pu, sans avoir à se prononcer
expressément sur le caractère intentionnel de la réticence qu’elle constatait et qui
s’analysait en un manquement à l’obligation précontractuelle d’information du
vendeur, allouer des dommages-intérêts à l’acquéreur en réparation de son préjudice
». Le demandeur qui a opté pour une action en responsabilité civile n’a pas besoin de
prouver que l’auteur du dol s’est tu sciemment ou délibérément en vue de le tromper.
De toutes les façons, l'action en dommages-intérêts étant fondée sur l’article 1382, il
en résulte qu’une faute intentionnelle n’est pas nécessaire. Une simple négligence
suffit à justifier la condamnation de son auteur.
On assiste ainsi à un glissement du domaine du dol vers celui de la faute simple,
qui peut consister, par exemple, en la violation d’une obligation d’information399. La
faute ici est synonyme de mauvaise foi, même si elle n’a pas engendré au détriment
du cocontractant un préjudice vérifiable. Dès l’instant où la jurisprudence continue
d’admettre que la faute contractuelle n’implique pas nécessairement par elle-même
l’existence d’un

1,4
Arrêt précité : Cass. civ., 1 e', 28 mai 2008, pourvoi n" 07-13.487, LEDC juil. 2008, p. 3, Obs. O.
DESHAYES.
"5 J. GHESTIN, Traité de droit civil : la formation du contrat, LGDJ, 1993, n°575.

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103
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

dommage400, il est évident que la mauvaise foi peut résider dans une faute, fût-elle
non intentionnelle. Par plusieurs décisions très remarquée émanant de la troisième
chambre civile rendues entre 1997 et 2002, la Cour de cassation a semblé
abandonner la condition d’existence d’un dommage pour l’allocation de dommages
intérêts contractuels. Aussi, a-t-elle jugé que le locataire qui entreprend des travaux
en violation d’une clause de bail est de mauvaise foi, et doit des dommages-intérêts
au bailleur, quand bien même la preuve de l’atteinte à la solidité de l'ouvrage ou
d’une baisse de la valeur locative ne serait pas établie401.
De fait, la jurisprudence n’hésite pas à relever la mauvaise foi du débiteur qui ne
manifeste pas la volonté d’honorer son engagement ou qui s’abstient volontairement
ou par négligence d’exécuter une obligation. Tel est le cas d’un locataire sous le
coup d’une expulsion qui, ayant bénéficié d’un congé fixé par un Tribunal pour se
reloger, continue de vivre dans son appartement sans droit ni titre depuis quatre ans,
et qui limite sa recherche d’un nouvel appartement à la proche banlieue de Paris 402.
Un tel cadrage jurisprudentiel de la faute coïncide avec le recul de la force majeure
en tant que cause d’exonération de responsabilité. Dorénavant, pour bénéficier de
cette excuse, il faudra non seulement démontrer l’existence d’un fait ou d’un
événement de force majeure, mais il faut en plus démontrer son caractère
irrésistible403. Et, même si par extraordinaire le débiteur venait à établir le caractère
de la force majeure, cela n’aurait pas pour conséquence d’exonérer totalement sa
responsabilité404. Dans le prolongement de cette jurisprudence, la chambre
commerciale soutient que la clause limitative de responsabilité est réputée non-écrite
en cas de manquement à une obligation essentielle1 1.

2 - L’indifférence de la nature de la faute fondant la responsabilité du


contractant de mauvaise foi
L’indifférence de la nature de la faute signifie que même la faute de négligence
dans le contrat peut être considérée comme un acte de mauvaise foi, bien qu’elle
n’ait pas pour but de nuire ou de contourner l’exécution d’une obligation. De prime
abord, toute faute quelconque oblige son auteur à réparer le dommage. Aussi même
si les articles 1382 et

400
V°J.-S. BORGHETTI, S. CARVAL, G. VINEY et O. DESHAYES, « Une faute contractuelle n'implique
pas nécssairement par elle-même l’existence d’un dommage », Obs. sous Cass. civ., 2 e, 11 septembre
2008, pourvoi n° 07-20.857, P+B, LEDEC, novembre 2008, p. 7, Obs. O. DESHAYES, RDC, 2009/1, P.
77 et s.
401
Cass. civ., 3e, 30 janv. 2002, Bull. Civ. III, n” 17, RTD civ., 2002, p. 321, obs. P.-Y. GAUTIER.
1,8
C. A. Paris, 8e Ch., Sec. B., 3 juillet 2008, n° 07/15748.
"9 Voir le même arrêt.
404
Cass. civ. 1er, 13 mars 2008, pourvoi n°05-12.551, RDC, n°3, 2008, p. 743 et s.

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104
YAO K. ELOI

suivants du code civil sont sans application dans l’exécution d'une obligation résultant
d'un contrat, il n’en demeure pas moins vrai que selon une jurisprudence ancienne, «
le débiteur ne répond que de la faute que ne commettrait pas un bon père de famille
»405 sur la base de l'article 1137 du code civil. On s’est souvent posé la question de
savoir si le plaideur qui se plaint de l’inexécution ou d’un dommage né de
l'inexécution d’une obligation contractuelle peut se placer sous l’emprise de la
responsabilité délictuelle. En raison du principe du non cumul des responsabilités, il a
toujours été difficile de répondre par l’affirmative.
La jurisprudence n’est pas restée toujours systématiquement hostile à cette
possibilité de cumul. Pour preuve, la chambre criminelle admet le cumul lorsque par
exemple le fait générateur de responsabilité est constitutif d’une infraction pénale 406,
même si la jurisprudence de la chambre civile continue de soutenir que l'action en
responsabilité fondée sur une faute contractuelle reste soumise au seul régime
contractuel, quand bien même cette faute serait réprimée par la loi pénale407. On a pu
remarquer que certaines décisions ont admis qu’en raison de sa gravité, la faute
dolosive peut être soumise, même entre contractants, aux règles les plus sévères du
régime délictuel408. En recherchant la faute, la jurisprudence facilite l’examen de la
responsabilité civile du cocontractant de mauvaise foi. Il suffirait ainsi de constater
dans le comportement du cocontractant défaillant, par exemple, un abus ; ce qui
serait évidemment synonyme de mauvaise foi.
Ce faisant, si en cours d’exécution du contrat, le cocontractant décide de façon
unilatérale de modifier les termes du contrat, ce geste peut être considéré comme un
fait fautif relevant de la mauvaise foi. Tel est l’enseignement à tirer d’un arrêt de la
Chambre judiciaire de la Cour Suprême de Côte d’ivoire 409 qui déclare que «
constitue une modification substantielle du contrat, synonyme de mauvaise foi, le fait
pour un employeur de muter son salarié à un autre poste où il n’a pas plus droit

’22 Cass. civ., 11 janv. 1922, DP, 1922, 1. 16, S. 1924.1.105, note DEMOGUE, Gaz. Pal. 1922.1.344, Voir
Les grands arrêts de la jurisprudence civile, 10e éd., Ed. Dalloz, 1994, esp. 107, p. 456 et s.
406
Cass. Crim., 15 juin 1923, O.P. 1924.1.135 ; 6 juin 1946, D. 1947.1.234, note J. SAVATIER, Gaz. Pal.
1946.2.97 ; 12 déc. 1946, 0. 1947. 94, J.CP, 1947.11. 6362, note RODIERE ; 17 mai 1966, D. 1966.471,
rap. POMPEI, JCP. 1966, 11.14703, note de JUGLART, Rev. Trim. Dr. Civ., 1966.798, obs. DURRY ;
MULLER, L'inexécution pénalement répréhensible du contrat, Thèse Paris II, 1976, n" 138 et 139, Voir
Les grands arrêts de la jurisprudence civile, 108 éd., op. cit., p. 459.
'24 Cass. civ. 9 janv. 1928, S. 1928.1.127 ; 11 et 18 janv. 1989, JCP, 1989.11.21326, note Ch.
LARROUMET, Voir Les grands arrêts de la jurisprudence civile, Ibid.
408
Req. 14 déc. 1928, DP, 1927.1.105, note JOSSERAND ; Nancy 18 janv. 1951, Gaz. Pal. 1951.2.80 ;
Paris, 16 déc. 1953, D. 1954.80 ; Civ., 1er, 18 nov. 1967, D. 1968.199 ; Civ. 3e, 5 mai 1970, JCP
1970.IV.168 ; 18 déc. 1972, D. 1973.272, note J. MAZEAUD, Gaz. Pal. 1973.1.480, Voir Les grands
arrêts, Ibid.
409
Cour Sup., Ch. Jud., arrêt n” 166 du 22 mars 2001, pourvoi n°200-955, soc., du 21 juil. 2000.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

105
qu’à une bicyclette ; alors qu’à son ancien poste, il accomplissait sa mission avec un
véhicule mis à sa disposition. Par conséquent, le licenciement opéré par suite au refus
du nouveau poste par le salarié est abusif et ouvre droit à des dommages-intérêts ».
Dorénavant, les abus dans le contrat sont considérés comme des fautes ou des actes
de mauvaise foi sanctionnés. Le droit du travail, par exemple, invoque l’obligation de
bonne foi sous la forme d’une « obligation de loyauté » qui interdit à un salarié en
période de suspension des comportements déloyaux tels que la rétention de fichiers
ou la formation chez un concurrent410.
En définitive, la jurisprudence n’autorise pas les parties à contourner les
engagements pris de commun accord. Tout manquement peut être perçu comme une
faute sanctionnée afin d’exiger des cocontractants des comportements loyaux.
Dorénavant, les obligations entourées de garanties d’inviolabilité assorties de
sanctions. Quelles sont ces sanctions et comment sont-elles agencées ?

B - L’éclatement de l’unité des sanctions de la mauvaise foi


Lorsque le juge sanctionne la mauvaise foi de l’une des parties contractantes, il n’a
pas à sa disposition un arsenal de textes répressifs. L’absence de sanctions
spécifiquement attachées à la mauvaise foi oblige les juges à recourir aux sanctions
classiques ()). Seulement, l’efficacité intrinsèque et l’opportunité de ces sanctions
posent problème (2).

1 - L'absence de sanctions précises


Si, en droit pénal, par exemple, le débiteur de mauvaise foi qui organise son
insolvabilité afin d’échapper à son obligation est puni par le code pénal 411, tel n’est pas
le cas en droit des contrats. Doit-on en déduire que le domaine des contrats
méconnaît la sanction ? La réponse à cette question est assurément négative, car
l’absence de textes répressifs préétablis ne signifie pas que la sanction n’intéresse
pas le droit des contrats. Bien au contraire, c’est justement parce que la sanction est
l’un des éléments clés des obligations que le législateur a pris le soin d’assortir
l’inexécution contractuelle de sanctions réparatrices. La sanction ici doit être entendue
au sens large, comme un jugement porté sur la valeur d’une conduite, la gratification
ou la punition qui s’attache à celle-ci412. Bien qu'il ne s’agisse

410
Soc. 6 févr. 2001, JCP 2001.1194, note PUIGELIER ; Soc. 10 mai 2001, Bull. civ. IV, n°59, comm.
MESTRE et FAGES in RTD civ. 2001.880
411
Le débiteur défaillant encourt une peine d’un emprisonnement de quinze jours à un an
d'emprisonnement selon l'article 421 du code pénal ivoirien.
412
A. MERLE et A. VITU, Droit pénal général

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


106
YAO K. ELOI

pas nécessairement de sanctions pénales, il n'en demeure pas moins que la sanction
en droit des contrats représente le tarif413 ou la « rétribution » qui accompagne les
manquements aux obligations. Certes, ce sont pour l'essentiel des sanctions civiles.
Mais elles sont tantôt réparatrices, compensatrices, tantôt restituées ; ce qui conduit
inévitablement à un éclatement de l'identité des sanctions civiles.
Ce faisant, lorsque le juge doit sanctionner le contractant de mauvaise foi, il est
obligé de tenir compte de la nature de l'obligation, et bien souvent de l’ampleur du
dommage, puis de la demande du cocontractant lésé. De fait, la multiplicité des
éléments à prendre en compte pour apprécier l'étendue de la faute explique le fait
qu'il n'y a pas de sanction déterminée à l’avance en la matière. Le juge doit
interpréter le contrat, déceler la volonté ou l’intention des parties au moment de la
formation afin d’identifier exactement l’irrégularité et la sanction qu’il pense
correspondre à celle- ci414. Aussi, la nature de la sanction est-elle variable. En
définitive, l’inexécution contractuelle peut avoir au moins trois conséquences :
l’exécution forcée, lorsqu’elle est possible ; la résolution du contrat lorsque celle-ci
est synallagmatique ; l’octroi de dommages-intérêts au créancier. Et, le cocontractant
lésé peut demander au juge l’application de l’une des mesures selon sa convenance.
Il exerce une sorte de droit d’option. Aussi, lorsque la victime constate l’inexécution,
par exemple, elle a, selon la jurisprudence de la Cour de cassation française, la
faculté de modifier son option entre poursuivre soit l’exécution du contrat, soit sa
résolution tant qu’il n'a pas été statué sur sa demande initiale par une décision
passée en force de chose jugée415.
Ainsi, l’éclatement de l’identité des sanctions civiles résulte du foisonnement des
sanctions qui interviennent au moment où le juge décide de sanctionner la mauvaise
foi. Il est difficile de savoir si les sanctions énumérées plus haut s’attachent
principalement à l’inexécution et/ou à la mauvaise foi. En effet, les sanctions en
matière contractuelle sont d’une extrême diversité qui se révèle aussi bien par leur
différence de nature que par la multiplicité de leurs effets ou de leur régime. Au sein
de la panoplie de sanctions, la diversité se manifeste par des effets multiples : la
nullité du contrat, l’éradication de clause, la requalification du contrat, pour ne citer
que ces cas. Ces sanctions ont également des régimes variés. Elles

413
Pour parler de la sanction de la faute chez l'infracteur Philippe JESTAZ emploie le terme de << tarif »
pour faire référence au « prix » ou la rétribution qui s’y attache. V°. P. JESTAZ « La sanction ou l’inconnu
du droit », D. 1986, Chron., p. 197.
’3i levENEUR, Dro't des contrats. 10 ans de jurisprudence commentée, op. cit., voir Introduction.
415
V°Th. GENICON « Choix entre exécution forcée et résolution : souplesse dans l’exercice de
l'option...mais jusqu’à quand ? », obs. sous Cass. civ., 3 e, 25 mars 2009, pourvoi n" 08-11.326, RDC,
2009/3, p. 1004-1100.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT
107
416
peuvent être facultatives ou de plein droit . Quelquefois, le créancier d’une
obligation demandera des dommages-intérêts ou la résolution du contrat. Quelques
fois encore, il demandera que le contrat soit rescindé pour lésion ou l’annulation pure
et simple. Mais, en réalité, la situation est beaucoup plus complexe. Et l’éclatement
de l’identité de la sanction attachée à la mauvaise foi est étroitement lié aux
demandes exprimées par le créancier et à l’appréciation souveraine du juge du fond.
Mais le juge décidera selon qu’il s’agit d’une obligation de moyens ou d’une obligation
de résultat.
En effet, dans certains cas, le débiteur s'oblige seulement à utiliser les moyens
possibles d’atteindre un résultat donné, mais sans promettre qu’il y parviendra. Dans
cette hypothèse, le créancier ne peut engager la responsabilité du débiteur en vue
d'obtenir un dédommagement qu’en démontrant que celui-ci n'a pas usé de tous les
moyens possibles, qu’il n’a pas eu la diligence suffisante. C’est ce en quoi consiste la
faute et ce sera au créancier de démontrer la mauvaise foi du débiteur. Cette faute
s’appréciera le plus souvent in concreto, c’est-à-dire que le juge tiendra compte de
l’attitude du débiteur et ne retiendra la faute que s’il est établi que ce dernier a
apporté moins de soin417. En revanche, dans l’obligation de résultat proche de
l’obligation de ne pas faire418, l’objet de l’obligation est déterminé, car le débiteur
s’engage ou a promis un résultat précis. Le fait de ne pas l'obtenir constitue une
inexécution de l’obligation donc une faute qui permet d’engager sa responsabilité
contractuelle. Ainsi, la jurisprudence considère que le débiteur d’une obligation de
sécurité de résultat est responsable de l'inexécution et doit des dommages-intérêts,
en cas d’inexécution de cette obligation, dès lors que son produit mis en circulation
pour être vendu ou distribué n’offrait pas la sécurité à laquelle on pouvait
légitimement espérée419. L’inexécution se résout alors au paiement des dommages-
intérêts comme le stipule l'article 1147 du code civil.
Toutefois, étant donné que la mauvaise foi ne se réduit pas uniquement à une
faute résultant de l’inexécution, le juge ne prononcera pas toujours des dommages-
intérêts surtout lorsque la mauvaise foi résulte du non- respect d’une obligation de
garantie. Ainsi, en matière de garantie de vices cachés par exemple, lorsque
l’acheteur exerce une action rédhibitoire contre le vendeur, le juge peut décider qu’il y
a lieu de prononcer uniquement la restitution du prix qu’il a reçu, sans qu’il y ait lieu
d’accorder des dommages-intérêts au plaignant ou d’allouer au vendeur une
indemnité liée à l’utilisation et à l’usure de la chose vendue420. Mais il existe des

416
Carole OUERDANE-AUBERT de VINCELLES, Altération du consentement et efficacité des sanctions
contractuelles, Thèse pour le doctorat droit, Paris II, 2000, p. 7.
417
Ph. MALAURIE et L. AYNES, Droit civil : les obligations, op. cit., p. 439 et s.
Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012
418
Puisqu’en promettant son abstention, le débiteur s’engage d’atteindre un résultat.
419
Cass. 1“ Civ., 24 janvier 2006, arrêt n" 133 du 24 janv. 2006, pourvoi n°03-19.534.
' Cass. 1s< Civ., 21 mars 2006, arrêt n°585 du 21 mars 2006, pourvoi n°03-16.307.
3?
108
YAO K. ELOI
situations encore plus complexes. Par exemple, on se demande quelle sanction
précise faut-il prononcer face à une rétractation prohibée d'une offre ? La
jurisprudence interdit de rétracter une offre de contrat assortie d’un délai et exige que
l’offre soit maintenue dans un délai raisonnable421 même lorsqu’elle ne prévoit pas de
délai précis. La question est de savoir si ce retrait ne peut être sanctionné que par
l'allocation de dommages- intérêts ou si l’on peut envisager plus radicalement, la
conclusion forcée du contrat422. Sur cette question, la jurisprudence est plutôt pauvre
et hésitante.
Néanmoins, un arrêt de la chambre civile rendu le 7 mai 2008 423 a tenté d’apporter
une réponse plus ou moins rassurante à la première question puisqu’elle alloue à la
victime d'une rétractation abusive, des dommages- intérêts, là où on croyait qu’elle
donnerait sa bénédiction à la conclusion forcée du contrat. La curiosité qu’offre cet
arrêt ne s'arrête pas là. Le visa coiffant l’arrêt attire l'attention. En effet, la Cour de
cassation a pris le soin de viser l’article 1134 du code civil, là où l’on attendait plutôt
l’article 1382 du code civil comme si elle veut signifier que seuls des dommages-
intérêts sont envisageables. Pourquoi pour sanctionner le destinataire d'une offre de
vente ou d’une offre d’achat, les magistrats de la haute cour sont obligés de
s’appuyer sur l'article 1134 du code civil qui ne pose que le principe de la force
obligatoire du contrat ? Est-ce parce que nous sommes dans une phase
précontractuelle, il n’est pas possible d’appliquer l’article 1382 du code civil ?
Il semble que l’une des explications, la plus plausible à notre avis, réside dans le
corollaire de l’alinéa 3 de l’article 1134 du code civil. En effet, en posant le principe
selon lequel les conventions légalement formées s’exécutent de bonne foi, le texte ne
fait pas certainement référence aux propositions ou offres de contrats qui ont un
régime particulier. En plus, la mauvaise foi dans le contrat ne se limite pas seulement
à une inexécution. Cela explique le fait qu'ils n’aient pas recours à l’article 1147 du
code civil. Dans ces conditions nous en déduisons que la mauvaise foi peut résulter
d’un fait dommageable et l’application de l'article 1382 du code civil paraît justifiée, et
l’octroi des dommages-intérêts fondé. A la vérité, le juge prononce aisément les
dommages-intérêts dans les obligations pour contraindre les parties à être de bonne
foi et à ne pas commettre

421
Cass. Civ 3e 10 mai 1972, pourvoi n" 71-11.393, Bull, civ., n” 297 ; Cass. civ. 3e civ, 25 mai 2005,
pourvoi n" 02-19.411, RDC, 2005, p. 1071, obs. F. COLLART DUTiLLEU. RDC, 2006, p. 311, Obs. D.
MAZEAUD, JCP G. 2005, p. 772, obs., P. GROSSER, Contrats, conc. Consom. 2005, n° 166, note
LEVENEUR, RTD civ. 2005, obs. J. Mestre et B. Fages.
422
Voir L. AYNES, D. MAZEAUD, Y.-M. LAITHIER, et Th. GENICON « Obligation de maintenir l'offre
assortie d’un délai », Obs. sous Cass. Civ ;., 3e, 7 mai 2008, RDC, 2008/4. p. 1109.
423
Cass. civ., 3e , 7 mai 2008, pourvoi n°07-11.690, à paraître au Bulletin, JCP G. 2008, I, 179, n°1, Obs.
Y.-M. SERINET, Contrats, conc. Consom. 2008, comm. 194, note L. LEVASSEUR, LPA 2008, note Ch.
JUILLET, à paraître.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT 109

d’irrégularités ou d’en être à la base. Pour ce faire, la loi a inventé une sanction
classique qu’est la nullité. En définitive, nous retenons que la nullité n’est pas la seule
sanction attachée à l’exigence de bonne foi. D’autres sanctions peuvent intervenir
dont certaines après coup, c’est-à- dire après qu'une irrégularité ait été commise au
moment de la formation du contrat. Seulement, elles n’ont pas été conçues pour faire
nécessairement barrage à la mauvaise foi des candidats à un contrat. A la vérité, ce
que la loi vise dans les nullités n’est pas l’intention ou la volonté des parties. Elle
cherche plutôt à garantir leurs engagements ou à fiabiliser l’opération qu’elles
entendent réaliser, c’est-à-dire le contrat.
A partir donc du régime des nullités on peut penser à une politique législative des
nullités dont l’une des missions serait d’empêcher la production d’irrégularités, que
les parties agissent en ayant en arrière pensée l’intention de nuire ou de tromper. De
prime abord, on peut aller dans ce sens, car la nullité a pour effet, par sa simple
perspective, de décourager l’accomplissement d’irrégularités : si les parties au
contrat savent que le contrat qu’ils envisagent de conclure est destiné à être annulé,
ils seront dissuadés de le faire424. Mais en fait les nullités ne peuvent être efficaces
que si elles sont capables d’envisager toutes les hypothèses de violations des règles
régissant le contrat. Il faut attendre que le contrat produise ses effets pour se rendre
compte de la bonne ou de la mauvaise foi des contractants. En l’occurrence, il faut
attendre que les cocontractants exécutent leurs parts d’obligations respectives
conformément à ce qui a été arrêté de commun accord. Enfin de compte, si les
nullités ne suffisent pas à lutter énergiquement contre la mauvaise foi, les
mécanismes juridiques prévues par la loi pour garantir l’exécution des obligations
paraissent elles plus efficaces. Par exemple l’exception d’inexécution425 pour
contraindre le débiteur à exécuter sont obligation ; l'action paulienne pour protéger la
consistance du patrimoine du débiteur ; l'action en responsabilité civile contractuelle
pour garantir la réparation du préjudicie résultant de l’inexécution du contrat.
Seulement, le problème ici vient du fait que ces nullités et l’opportunité des
garanties sont soumises à la saine appréciation du juge qui peut décider que la faute
ou l’irrégularité est de faible gravité et qu’il n'y a pas lieu de la sanctionner de nullité
absolue. Il peut juger irrecevable l'action visant à constater ou à sanctionner une
irrégularité. Néanmoins, le juge n’hésitera pas à prononcer la nullité du contrat
lorsqu'il constatera une faute imputable à l’une des parties. Ainsi, le contrat
d’assurance, par exemple, est considéré comme nul en cas de réticence ou fausse
déclaration intentionnelle de la part de l’assuré, car cette réticence ou cette fausse
déclaration change l’objet du risque ou en diminue l’opinion pour

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012

424
ibid.
’42 V° Catherine MALECKI « L'exception d’inexécution », Ed. LGDJ, 1999, p. 305 et s.
110
YAO K. ELOI

l’assureur, alors même que le risque omis ou dénaturé par l’assureur a été sans
influence426. Quelquefois, le juge prononce la résolution pure et simple du contrat
entaché d'irrégularité, dès lors qu’il est établi que l’irrégularité a été provoquée par le
fait d’une partie au contrat de sorte qu’il ne peut y avoir continuation du contrat. Ainsi,
le contrat de bail doit être résilié, lorsque les locataires ont violé une obligation liée
audit contrat en sous-louant certains appartements et en procédant à des
aménagements sans l’autorisation préalable du bailleur427.
Mais à côté, il arrive que la jurisprudence, pour sanctionner les abus dans le
contrat, considère non écrite la clause qui a permis de réaliser l’abus avant d’allouer
des intérêts à la partie lésée, dès l’instant où elle réalise que le cocontractant a tiré
de ladite clause un avantage excessif. Pour la jurisprudence de la première chambre
civile, à ce propos, c’est à bon droit qu’un Tribunal décide que revêt un caractère
abusif et doit être réputée non écrite, la clause figurant sur un bulletin de dépôt de
diapositives exonérant le laboratoire de toute responsabilité en cas de perte ; une
telle clause procurant un avantage excessif à l’entrepreneur dépositaire, celui-ci du
fait de sa position économique se trouvant en mesure de l'imposer à sa clientèle428.
2 - L 'efficacité relative des sanctions civiles
Il reste maintenant à savoir si l'effet produit par ces sanctions correspond bien aux
objectifs recherchés par l’article 1134 alinéa 3 du code civil. La question est si
pertinente qu'on en arrive à se demander s’il y a réellement une efficacité derrière
toutes ces sanctions. Leur diversité oblige-t-elle réellement les cocontractants à être
de bonne foi? Rien n’est moins sûr. Très peu d’études sont consacrées à l’impact ou
aux effets des sanctions contractuelles sur les rapports d’obligations de sorte qu’il est
extrêmement difficile de mesurer l'efficacité de telle ou telle autre sanction par rapport
à l’objectif recherché 429.
Aujourd'hui encore, on se demande à quelle sanction le juge doit recourir en cas
de transmission d’une information erronée. En effet, lorsqu’un individu transmet, par
exemple, à un autre une information erronée sur la base de laquelle ce dernier agit,
la nullité du contrat ou la responsabilité civile du dissimulateur de mauvaise foi peut
s’avérer une sanction

426
Cour Sup., Ch. jud., arrêt n°54 du 28 nov. 1989, pourvoi n" 88-45, Pe.
427
Trib. 1ère instance de Daloa, jugement n ° 31 du 20 févr. 2004, Cf. CD-Rom CNDJ, eris.
428
Cass. civ., 1e', 14 mai 1991, D. 1991.449, note GHESTIN et Som. Corn., p. 320, obs. AUBERT, JCP
1991.11.21763, note PAISANT, Contrats, conc. Cons., 1991, Revue ivoirienne
n°160, de droit n °43
obs. LEVENEUR, - 2012
Rép. Défrenois
1991, p. 1268, obs. AUBERT, Rev. Trim. Dr. Civ. 1991.526, obs. MESTRE, Voir Les grands arrêts de la
jurisprudence civile, op. cit., p. 386.
429
Voir Carole OUERDANE-AUBERT de VINCELLES, Altération du consentement et efficacité des
sanctions contractuelles, op. cit.
111
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT
inadaptée430. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, l’insuffisance de ces remèdes
traditionnels à la transmission de l’information erronée avait amenée la doctrine à
proposer de reconnaître un effet obligatoire à l’information431. Cela est d’autant plus
vrai que lorsqu’un contractant est victime d’un abus révélant la mauvaise foi de
l’autre, ce qu’il attend n’est pas nécessairement l’annulation pure et simple du
contrat. Il peut bien souhaiter la continuation du contrat tout en espérant une
réparation ou une compensation du dommage subi. Aussi, est-il important de tenir
compte des fonctions spécifiques de chaque sanction à intervenir. Les sanctions
civiles ont pour finalités essentielles de rétablir la légalité transgressée par la
réparation des conséquences de la violation432.
Par exemple, lorsque la règle transgressée est une simple interdiction de clause
ou d’augmentation de loyer en matière de bail, la réparation à laquelle peut
s’attendre la victime consistera en la simple suppression de la clause abusive ou de
l'augmentation du loyer433. Si maintenant on se retrouve dans le cas le plus délicat
d’une violation ayant conduit un cocontractant qui a conclu un contrat
désavantageux, il est clair que la règle violée ici serait l’obligation d’information. Le
juge appréciera probablement le comportement qu'aurait la victime si l’information
avait été donnée de sorte à éclairer le consentement de la victime. De même, si la
rétention de l’information à eu pour conséquence de faire accepter un prix plus élevé,
la réparation consistera en la compensation de la perte, donc indirectement à une
baisse du prix434.
Apparemment, les nullités et les sanctions voisines ne paraissent pas forcément
efficaces pour lutter contre la mauvaise foi des contractants. Elles ne suffisent pas
non plus à contraindre les parties à être de bonne foi au moment ou elles contractent
et exécutent leurs obligations. Quand les parties réalisent qu’elles ne feront l’objet
que de sanctions pécuniaires ou que le juge ne prononcera que la nullité de l’acte
entaché, elles n’ont pas de raison à ne pas tenter leur chance, à ne pas exécuter
leurs engagements ou à agir contrairement à ce qui a été convenu ou à exécuter en
partie leurs engagements. Ce n’est pas dans le respect des formalités du contrat ou
le respect scrupuleux des conditions de formation du contrat qu'il faut rechercher la
bonne foi des contractants, mais c'est plutôt dans le

Voir Cyril GRIMALDI et Anne DANIS-FATÔME « Présentation de l'article d'Anne DANIS- FATÔME »,
RDC, 2009/1, p. 31 et s.
431
Voir Muriel FABRE-MAGNAN, De l'obligation d'information dans les contrats, Ed. LGDJ, 1992, n°
637 et s.
432
F. TERRE, Introduction général au droit, Ed. Dalloz, 5e éd., n°611.
433
Voir Civ. 2e, 28 novembre 1954, B.ll, n°328, Civ. 28 4 février 1982, JCP. 1982 11.1984 note J.- J.
BARBIERI ; ég. G. VINEY « La responsabilité. Effets », op. cit., n°57.
434
Voir Carole OUERDANE-AUBERT de VINCELLE, Altération du consentement et efficacité des sanctions
contractuelle, op. cit.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


respect
112 des engagements pris au moment de la formation du contrat, au
YAO K. ELOI
moment de l’exécution et de l’extinction du contrat.
A partir de l’exécution contractuelle, il est possible de développer une autre
approche de la notion de bonne foi qui permettra au juge de déceler chez les
cocontractants les intentions malveillantes. A partir de celle-ci, on peut envisager
d’autres de sanctions, sans avoir recours nécessairement à la nullité. Ces sanctions
peuvent bien produire l’effet escompté, c'est-à-dire contraindre les parties à être de
bonne foi. Ainsi, les cocontractants n’auront plus à l'esprit qu'au bout du
manquement à leurs obligations ils n’encourent qu’une action en responsabilité. Les
sanctions classiques de la mauvaise produisent des résultats qui ne garantissent pas
suffisamment la sécurité du contrat. Faut-il recourir à d’autres sanctions ? Peut-on
par exemple faire intervenir les sanctions pénales dans le domaine des contrats ?
Est-il possible de sanctionner le contractant de mauvaise foi d’une peine ( une
amende, un emprisonnement ) ? Si en théorie l’idée est défendable, en pratique elle
risque de heurter l'ethos ou l’esprit du contrat qui reste une affaire privée basée sur la
libre volonté des cocontractants.
En effet, force est de reconnaître que l’intégration de sanction pénale dans le
domaine des contrats n’est pas une nouveauté. Dans la réglementation du contrat de
bail, par exemple, le législateur a prévu des sanctions pénales que le juge peut
mettre en œuvre contre le bailleur de mauvaise foi qui, sans motifs légitimes, use de
manœuvres ou allégations mensongères pour obtenir l’expulsion de son locataire de
bonne foi. Par exemple, en droit ivoirien l’article 5 alinéa 1er de la loi n° 77-995 du 18
décembre 1977 réglementant les rapports des bailleurs et des locataires des locaux
d'habitation ou à usage professionnel réprime quiconque par des manœuvres ou
allégations mensongères obtient l'éviction d’un occupant de bonne foi en vue d’une
relocation. En outre, le coupable est tenu de payer au preneur évincé une indemnité
qui ne peut être inférieur au montant du loyer (...) ». L’alinéa 2 du même article ajoute
que si le coupable est une personne morale, la peine est encourue par le préposé ou
non qui, de par sa position ou ses fonctions, a la responsabilité de la gestion, de la
surveillance ou du contrôle des activités de la société.
De même en droit français, il existe des exemples d’intégration des sanctions
pénales dans le domaine des contrats. C'est le cas du délit de tromperie qui
condamne quiconque trompe ou tente de tromper le contractant sur la nature,
l'espèce, l’origine ou les qualités substantielles de toutes marchandises 435. Le délit
d’abus de faiblesse inséré dans le code de la consommation et qui punit « quiconque
aura abusé de la faiblesse ou de l’ignorance d'une personne pour lui faire souscrire
(...) des engagements

435
Article L. 213-1 du code de la consommation, reproduisant l'article 10r de la loi du 1er août 1905.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


113
LA BONNE FOI DANS LE CONTRAT

au comptant ou à crédit sous quelque forme que ce soit (...) lorsque les circonstances
montrent que cette personne n’était pas en mesure d’apprécier la portée qu’elle
prenait ou de déceler les ruses ou artifices déployés pour la convaincre à y souscrire,
ou font apparaître qu’elle a été soumise à une contrainte » 15 . Le droit civil emprunte
au droit pénal certains concepts pour sanctionner la faute civile. Tel est le cas du
concept de « complicité de fraude » du tiers qui justifie l’action paulienne visant à
protéger le droit de gage général du créancier436.
Toutefois, l’existence de sanctions pénales qui pourraient protéger, entre autres, le
consentement dans le contrat n’offre pas forcément toutes les garanties d’efficacité.
Ces sanctions ne seront efficaces que si elles permettent effectivement de dissuader,
en amont, la violation de la loi, et si elles permettent de punir l’auteur437. En réalité, la
généralisation de ces sanctions est d’une efficacité relative pour deux raisons.
D’abord, elles n’estompent pas les velléités malsaines des contractants qui peuvent
mûrir et exprimer leur mauvaise fois à n'importe quel moment, soit au moment où ils
s’engagent, soit au moment où ils exécutent leurs obligations. Ensuite, même
lorsqu’elles sont mises en œuvres, ces sanctions pénales ne dissuadent pas. Et, le
but qu’elles recherchent est confus438 : protègent- elles les intérêts privés des parties
? Est-ce qu’elles sont censées protéger l’ordre public ou est-ce qu’elles sont
destinées à veiller sur l'équilibre contractuel ou sur la validité du contrat ? La question
reste donc entièrement posée.
En définitive, on peut retenir que le principe de bonne foi admis en droit des
contrats français et africain attend toujours une protection efficace afin de réduire la
pression des manœuvres et artifices qui fragilisent l’équilibre du contrat. Le rôle du
législateur dans la quête d’équilibre et d'efficacité est incontestable. Mais, celui des
juges est davantage attendu, car c’est à eux que revient la responsabilité de clarifier
l'obscurité ou l’impertinence des textes se rapportant à la bonne foi.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012

436
F. TERRE, Les obligations, Précis Dalloz, 10e éd., 2009 ; p. 1165 et s.
437
v° Carole OUERDANE-AUBERT de VINCELLE, Altération du consentement et efficacité des sanctions
contractuelles, op. cit., p. 217 et s.
166
Ibid
4

LES EFFETS DU DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE


439
SUR LE DROIT DE LA FAMILLE EN REPUBLIQUE DE COTE-D’IVOIRE

par Madame THIERO EP. MEMAN


Kamohan Fatimata,
docteur en droit drivé et sciences criminelles,
chargée de cours à l’Université de Bouaké
République de Côte d’ivoire

Introduction
I - Des droits familiaux sacrifiés
A - Les droits familiaux du disparu B - Les familiaux
des proches de l’absent
II - Des droits patrimoniaux étriqués
A - Les droits patrimoniaux des conjoints B - Les
droits patrimoniaux des descendants
Conclusion

Introduction
Le doute quant à l’existence d’une personne se caractérise par deux situations
juridiques en droit des personnes : l'absence et la disparition. Les rédacteurs du
code civil ne nous en n’ont pas donné une définition explicite. En outre, le législateur
français de 1804 a consacré à l'absence

439
Depuis que la reforme de la législation française, en date du 28 décembre 1977, a amenuisé
le degré de l'incertitude qui caractérisait la situation de l’absent, en incluant une présomption de décès
dans le régime juridique de l’absence, on peut, sans erreur, employer l'expression de doute sur l’existence
pour viser aussi bien l’absence que la disparition.
116
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

un titre entier440 de cette œuvre législative, pour n’aborder la disparition que sous
l’angle d’un procédé de preuve du décès de l'individu concerné441. Cette vision des
choses était conforme à l’état des sources matérielles du droit en cette matière,
caractérisé à l’époque par des difficultés de communication, aussi bien
géographiques que spatiales442. L'absence avait donc mérité un régime juridique
particulier alors que la disparition ne passait que pour un détail des actes de l’état
civil443. Pourtant, dès la première moitié du XIXeme siècle, avec la multiplication des
circonstances de guerre444, l'évolution des faits sociaux s’est faite dans un sens
favorable à un rapprochement entre l’absence et la disparition445.
Dans le cadre de la présente étude, quelle définition de l’absence et de la
disparition mérite d’être retenue446 ? Une réponse à cette question exige un bref
rappel de l’histoire du droit des personnes et de la famille en République de Côte
d'ivoire, d’autant plus que le cœur de cette étude, s’inscrit dans le droit positif ivoirien.
Le droit des personnes et de la famille a fait son émergence en droit ivoirien, le 1 er
janvier 1965, avec l'entrée en vigueur de huit lois civiles adoptées le 7 octobre
1964447. Ce vaste travail législatif s’inscrit dans la mise en œuvre du principe de la
continuité législative448. Ainsi, à la faveur de son intervention du 7 octobre 1964, le

440
II s'agit du titre IV : des absents sous le livre premier : des personnes.
441
Daniel VEAUX, <• Absents et disparus », D. 1947, p. 169.
Dans cette étude, l'auteur a critiqué la différence marquée par le droit positif français dans le traitement
de deux situations juridiques qui, selon lui, sont très proches à plusieurs égards. De nos jours, et cela
depuis la réforme de l’absence en 1977, Daniel Veaux a été conforté dans ses prises de positions en la
matière.
442
Selon Veaux, le code Napoléon n’a jamais attaché une présomption de décès à l’absence, si
prolongée soit celle-ci. En effet, par hypothèse, il était impossible d'établir la vie ou le décès de l'absent.
Et il rappelle que l’un des pères de ce code en la personne de Tronchet a trouvé ridicule que le projet de
l'an VIII ait prévu de déclarer la mort de l’absent au bout de cinq ans (D. VEAUX, préc.)
En général et des actes de décès en particulier.
444 ère
1 guerre mondiale 1914/1918, 2eme guerre mondiale 1939/1945.
445
Cette situation a suscité l’adoption de textes spéciaux tels que la loi du 25 juin 1919 pour régir
la situation des disparus de la 1 ère guerre mondiale, l’ordonnance du 5 avril 1944, et l'ordonnance du 30
octobre 1945 concernant les disparus de la dernière guerre mondiale, enfin la loi du 30 avril 1946 pour les
disparus civils.
446
Nous exprimant ainsi, nous faisons allusion à l’évolution survenue, en la matière en droit
français, par la réforme de l'absence à travers la loi n" 77-1447 du 28 décembre 1977 portant réforme de
titre IV du livre 1er du code civil : « Des absents ». En effet, cette loi a révolutionné la définition de
l'absence.
447
II s'agit notamment, de la loi n" 64-373, relative au nom ; de la loi n" 64-374, relative à l’état
civil ; de la loi n° 64-375, relative au mariage ; de la loi n" 64-376, relative au divorce et la séparation de
corps ; de la loi n" 64-377, relative à la paternité et la filiation ; de la loi n° 64-378, relative à l’adoption; de
la loi n”64-379 relative aux successions ; de la loi n" 64-380, relative aux donations et testaments ; toutes
du 7octobre 1964. Ainsi que la loi n" 64-381 du 7octobre 1964, relative aux dispositions diverses
applicables aux matières régies par les lois suscitées (J.O.R.C.t. n° spécial de 27 octobre 1964 p. 1432).
Le décret n" 64-478 du 8 décembre 1964 (J.O.R.C.I. du 17 décembre 1964) fut adopté en application de
ces lois.
0
Ce principe renvoie à l’idée selon laquelle, les Etats africains issus de la décolonisation française ont
choisi de reconduire, dans leurs nouveaux ordres juridiques internes respectifs, la

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


117
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

législateur ivoirien a abrogé tout le droit positif français relatif aux personnes et à la
famille, sauf le titre préliminaire, ainsi que les titres premiers, III et IV du livre premier
du code Napoléon449. Il convient donc, en cette matière et en vertu de cette option
législative, de rechercher une définition de l’absence et de la disparition, à travers les
règles issues du code Napoléon de 1804.

Or, à l’époque, ce sont les articles 115, 135 et 136 de ce code civil qui emportaient
définition de l’absence450. Selon l’article 115, l’absence était l’état de la personne qui a
cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence et dont on n’a point eu
de nouvelles depuis quatre ans ; et une interprétation des articles 135 et 136,
indiquait implicitement, qu’il devait s’agir de l’individu dont l’existence n’est pas
reconnue451

législation coloniale. Mais •< Le maintien de la législation coloniale applicable aux territoires des
nouveaux Etats, n’a été retenu que sous la double réserve de sa compatibilité avec la loi fondamentale et
sa modification par le souverain territorial », (P.F. GONIDEC, Les droits africains, 2eme édition LGDJ
1976, p. 36). C’est ainsi que les constitutions adoptées après l’accession à la souveraineté internationale
de ces Etats renferment toutes une clause de continuité en matière d’ordre juridique interne. Ainsi, le
constituant ivoirien a-t-il choisi, le 3 novembre 1960, et a confirmé ce choix le 1er août 2000, de
reconduire, dans le nouvel ordre juridique ivoirien en gestation, le droit positif français d’avant
l’indépendance de la Côte d’ivoire sauf les hypothèses où le législateur ivoirien en déciderait autrement.
Cf. art. 76 de la constitution du 3 novembre 1960 et art. 113 de la constitution du 2 août 2000.
" En effet, c’est le 7 octobre 1964, en vertu de l’article premier de la loi n" 64-381, que furent abrogées les
dispositions de tout le livre premier du code napoléon sauf les titres premier : de la jouissance et de la
privation des droits civils, III : du domicile et IV : des absents. L’article premier dispose : « les lois
nouvelles concernant le nom, l’état civil, le mariage, le divorce et la séparation de corps, la paternité et la
filiation, les successions, les donations entre vifs et testaments, prendront effet, dans un délai maximum
de deux années, à compter de leur promulgation, à une date qui sera fixée par décret (décret n" 64-478
du 8 décembre 1964, J.O.R.C.i. du 17 décembre 1964). A compter du jour où ces lois seront devenues
exécutoires, les lois, les règlements et les coutumes antérieurement applicables cesseront d’avoir effet,
dans les matières qui sont l’objet desdites lois. »
450
Pour des raisons exposées plus haut nous pouvons citer les articles du code civil français sans le
préciser parce que, concernant le droit des personnes, les règles de droit applicables à la Côte d’ivoire
sont le fruit de la même espèce de codification utilisée relativement aux textes législatifs européens : ■<
c’est une codification purement formelle consistant à réunir en un seul acte, sans en changer la
substance, un acte de base et les actes modificateurs qui l’affectent, moyennant la publication du nouvel
acte et l’abrogation des autres » (cf. Gérard CORNU, Vocabulaire juridique, éd. PUF. Coll. Quadrige). Or,
justement les dispositions du droit français régissant l’absence ne furent jamais abrogées jusqu’à ce jour
en droit ivoirien. Au cours de cette étude donc, tous les articles du code civil Napoléon qui sont
applicables à la Côte d’ivoire seront cités sous l’intitulé « article tan du code civil ». Par conséquent, tous
les textes propres à la Côte d’ivoire seront cités avec la précision de la loi ivoirienne dont ils sont l’une
des dispositions.
451
Article 115 du code civil : Lorsqu’une personne aura cessé de paraître au lieu de son
domicile ou de sa résidence, et que depuis quatre ans on n’en aura point eu de nouvelles, les parties
intéressées pourront se pourvoir devant le tribunal de première instance, afin que l’absence soit déclarée.
» Article 135 du code civil : « Quiconque réclamera un droit échu à un individu dont l'existence ne sera
pas reconnue devra prouver que le dit individu existait quand le droit a été ouvert ; jusqu’à cette preuve, il
sera déclaré non recevable dans sa demande. Article 136 du code civil : « S’il s’ouvre une succession à
laquelle soit appelé un individu dont l'existence n'est pas reconnue, elle sera dévolue exclusivement à
ceux avec lesquels il aurait eu le droit de concourir, ou à ceux qui l'aurait recueillie à son défaut.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


118 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

L'absence était donc l’état d’une personne qui a cessé de paraître à son domicile ou à
sa résidence et dont on n'a point de nouvelles, de sorte que son existence juridique est
incertaine452.
Qu’en est-il de la disparition ? Toujours à la lecture du code civil, la définition de cette
seconde notion ressort d’un texte dont elle n’est pas l'objet. En effet, l’objet de l’article
88 du code civil est d’édicter une exception au principe selon lequel, tout décès est
prouvé par acte de décès. Par exception donc, le décès du disparu pourrait être établi
par décision de justice453.Et cet article envisage deux hypothèses de disparition. Dans la
première, que vise l'alinéa 1er, le disparu est l'individu dont le décès est probable, même
si le corps n’a pu être retrouvé. Dans la deuxième, visée par l’alinéa 3 du même texte, le
disparu est l’individu dont le décès est certain, même si le corps n’a pu être retrouvé454.
Quel est l’état du droit positif ivoirien en la matière ? Concernant l’absence, ce sont
les solutions françaises d’avant l’indépendance de la Côte d’ivoire qui prévalent à
travers les dispositions des articles 112 à 140 du code Napoléon. Le citoyen ivoirien du
XXIème siècle continue donc, d’être régi par des règles conçues au XIXeme siècle en cas
d’absence. De même, le législateur ivoirien de 1964 a abrogé le titre II du livre premier
du code Napoléon qui traite des actes de l’état civil455. Mais, ce législateur a-t-il pris soin
d’adopter des dispositions originales concernant le statut du disparu?456A l’évidence
non, car une lecture comparative des articles 88 à 92 anciens du code Napoléon et des
articles 64 à 69 de la loi relative à l’état civil en Côte d’ivoire, révèle une grande
similitude457 entre ces deux

452
C'était donc l’incertitude sur l'existence de la personne qui caractérisait la notion d'absence.
453
Article 88 C.civ. : « Peut être judiciairement déclaré, à la requête du procureur de la République ou des
parties intéressées, le décès de tout Français disparu... dans des circonstances de nature à mettre sa vie en
danger, lorsque son corps n’a pu être retrouvé. [...] La procédure de déclaration judiciaire de décès est
également applicable lorsque le décès est certain mais que le corps n’a pu être retrouvé. »
454
Cette rédaction de l'article 88 du code Napoléon date de l’ordonnance du 23 août 1958 en France et est
toujours en vigueur.
,7
Cf. article premier de la loi n" 64-381 du 7 octobre 1964 (J.O.R.C.t. n" spécial préc.). V. texte de cet article
en note 11.
456
En fait de similitude entre textes français et textes ivoiriens, voici une opinion de Stanislas MELONE : « il
a été abondamment établi, en effet, que les codes récents s’inspirent largement de la législation de leurs
anciens colonisateurs (dont ils gardent les concepts et les techniques) et des coutumes africaines. »,
(Encyclopédie juridique de l'Afrique, édt. 1982,volume 6, droit des personnes et de la famille, p. 19).
9
Une réserve s'impose concernant l'article 69 de la loi ivoirienne relative à l'état civil qui ressemble, à
quelques alinéas près, à l'article 92 du code Napoléon de 1964. Article 92 ancien (ord. 23 août 1958): «Si
celui dont le décès a été judiciairement déclaré reparaît postérieurement au jugement déclaratif, le procureur
de la République ou tout intéressé peut poursuivre, dans les formes prévues aux articles 89 et suivants,
l'annulation du jugement. ». (ord.
30 oct. 1945.) Il recouvrera ses biens dans l'état où ils se trouveront, ainsi que le prix de ceux qui auront été
aliénés et les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à son profit.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


119
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

groupes de textes. Inspirés du statut juridique du disparu que le législateur français a


établi selon l’ordonnance du 30 octobre 194520, ces textes « ramènent la disparition
vers l’absence ; au lieu d’opposer les deux institutions, il fait de la disparition une «
absence qualifiée ». Le disparu ne se caractérise plus par la certitude, mais
seulement par la probabilité, de son décès »21.
En droit français en revanche, le régime juridique de l’absence a fait l’objet d’une
évolution allant dans le sens de rapprocher l’absent du disparu, par l’admission d’une
présomption de décès dans ce régime. Ce fut à l’occasion de la réforme survenue en
197722. Mais cette réforme ne touchait pas l’ordre juridique d’un Etat souverain
depuis 1960. Or, la République de Côte d’ivoire, n’a pas non plus pris soin d’initier
une réforme du régime juridique de l’absence, bien qu’elle en eût l’occasion le 2 août
1983 .
La loi du 28 décembre 1977 en France a donc mis fin à une jurisprudence et à une
doctrine qui étaient fixées sur un régime juridique de l’absence, caractérisé par une
incertitude permanente 4. De la sorte,

Le régime matrimonial auquel le jugement déclaratif avait mis fin reprendra son cours. S'il avait été procédé à une
liquidation des droits des époux devenue définitive, le rétablissement du régime matrimonial ne portera pas atteinte aux
droits acquis, sur le fondement de la situation apparente, par des personnes autres que le conjoint, les héritiers,
légataires ou titulaires quelconques de droits dont l’acquisition était subordonnée au décès du disparu. Mention de
l'annulation du jugement déclaratif sera faite en marge de sa transcription. Article 69, loi relative à l’état civil : «
Si celui dont le décès a été judiciairement déclaré reparaît postérieurement au jugement déclaratif, le procureur de la
République ou tout intéressé peut poursuivre, dans les formes prévues aux articles 78 et suivants, l’annulation du
jugement. Il recouvre ses biens dans l’état où ils se trouvent, ainsi que le prix de ceux qui ont été aliénés et les
biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à son profit. Le régime matrimonial auquel le jugement
déclaratif avait mis fin reprend son cours. - S’il a été procédé à une liquidation des droits des époux, devenue
définitive, les biens dévolus en partage à chacun d’eux leurs restent propres. • Le rétablissement du régime matrimonial
ne porte pas atteinte aux droits acquis, sur le fondement de la situation apparente, par des personnes autres que les
héritiers, légataires ou titulaires quelconques de droits dont l'acquisition était subordonnée au décès du disparu. -
Mention de l’annulation du jugement déclaratif est faite en marge de sa transcription. »
20
D. 1945. 308 (Cf. note 7).
21
Daniel VEAUX préc.
22
Cf. loi n° 77-447 du 28 décembre 1977, portant réforme du titre IV du livre 1er du code civil ; « Des absents » ;
sous le chapitre II: de la déclaration d'absence (Dalloz 1978, p. 23 ; code civil art. 112 à 132).
23
En effet, à cette date, une réforme du droit de la famille fut initiée en Côte d’ivoire par la loi n°83- 800
modifiant la loi de 1964 relative au mariage, la loi n°83-801 modifiant et complétant la loi de 1964 relative au divorce
et à la séparation de corps, la loi n" 83-799 modifiant la loi de 1964 relative à la paternité et à la filiation, la loi
n°83- 802 modifiant la loi relative à l’adoption, la loi n"83-799 modifiant la loi de 1964 relative à l’état civil.
24
Cf. AUBRY et RAU, Droit civil français, t. 1, Etat civil. Nationalité. Domicile. Absence. Protection des
incapables, 7eme éd., par PONSARD, librairies techniques, § 148, n" 596; MAZEAUD et CHABAS, Leçons de droit civil, t.
1, 2eme vol., Les personnes, 8eme éd., 1997, par LAROCHE-GISSEROT, n" 448. ; Jur. Gén., v° Absence ; civ. 15
déc.1863, DP. 1864 , I, 153 ; civ. 29 janv. 1879, DP 1879. I.76 ; 9 mai 1882, DP 1883. I. 251. 19 déc. 1906, DP
1907. I. 289, note P. BINET.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


120 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

depuis 1977, même si aucun article du code civil français ne livre une définition
explicite de l'absence ni de la disparition, le constat est qu’il n’y a plus une opposition
tranchée entre ces deux institutions. La présomption de décès, qui ne caractérisait
que la disparition, a été étendue à l’absence prolongée au-delà de dix ou vingt ans
selon les hypothèses458. Désormais, en vertu de l’article 112, nouveau du code civil,
la personne qui a cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, sans
qu’on n’en ait eu de nouvelles, n'est que présumée absente. N’est absente que celle
qui ne donne plus de ses nouvelles, depuis plus de dix ans au moins et vingt ans au
plus459.
Par ailleurs, la réforme du droit de l’absence en 1977, a étendu à la disparition,
certains des effets du retour de l’absent, renforçant ainsi le rapprochement entre ces
deux situations460. Le disparu n'est, désormais, plus identifié à un « de cujus » ; en
effet, la nouvelle loi assure, désormais, la prise en compte détaillée, de l’éventualité
de son retour461. Cette solution

458
Article 122 (L. n" 77-1447 du 28 décembre 1977) : <> Lorsqu'il se sera écoulé plus de dix ans depuis le
jugement qui a constaté la présomption d'absence,... l'absence pourra être déclarée par le tribunal de
grande instance à la requête de toute partie intéressée ou du ministère public. Il en sera de même quand,
à défaut d’une telle constatation, la personne aura cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa
résidence, sans qu'on en ait eu de nouvelles depuis plus de vingt ans. »
459
Et concernant laquelle le juge aura rendu un jugement déclaratif d’absence ; ce jugement ayant les
mêmes effets qu’un acte de décès, dès sa transcription (cf. articles 122 et 128 C. civ.). Art. 122 : Lorsqu’il
se sera écoulé dix ans depuis le jugement qui a constaté la présomption d'absence, soit selon les
modalités fixées par l'article 112, soit à l'occasion de l'une des procédures judiciaires prévues par les
articles 217 et 219, 1426 et 1429, l'absence pourra être déclarée par le Tribunal de grande instance à la
requête de toute partie intéressée ou du ministère public. Il en sera de même quand, à défaut d'une telle
constatation, la personne aura cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, sans que
l'on en ait eu de nouvelles depuis plus de vingt ans. Art. 128 : Le jugement déclaratif d'absence emporte,
à partir de la transcription, tous les effets que le décès établi de l'absent aurait eus. Les mesures prises
pour l'administration des biens de l'absent conformément au chapitre 1er du présent titre prennent fin,
sauf décision contraire du tribunal ou, à défaut, du juge qui les a ordonnées. Le conjoint de l'absent peut
contracter un nouveau mariage.
460
Article 92 C civ. : « Si celui dont le décès a été judiciairement déclaré reparaît postérieurement au
jugement déclaratif, le procureur de la République ou tout intéressé peut poursuivre, dans les formes
prévues aux articles et suivants, l'annulation du jugement. Les dispositions des articles 130, 131 et 132
sont applicables en tant que de besoin. » Art. 130 : L'absent dont l'existence est judiciairement constatée
recouvre ses biens et ceux qu'il aurait dû recueillir pendant son absence dans l'état où ils se trouvent, le
prix de ceux qui auraient été aliénés ou les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à
son profit. Art. 131 : Toute partie intéressée qui a provoqué par fraude une déclaration d'absence, sera
tenue de restituer à l'absent dont l'existence est judiciairement constatée les revenus des biens dont elle
aura eu la jouissance et de lui en verser les intérêts légaux à compter du jour de la perception, sans
préjudice, le cas échéant, de dommages-intérêts complémentaires. Si la fraude est imputable au conjoint
de la personne déclarée absente, celle-ci sera recevable à attaquer la liquidation du régime matrimonial
auquel le jugement déclaratif d'absence aura mis fin. Art. 132 Le mariage de l'absent reste dissous, même
si le jugement déclaratif d'absence a été annulé.
461
Par le passé, et en vertu de l'ordonnance du 23 août 1958, l’art 92 envisageait de façon ramassée,
l’éventualité du retour du disparu. Désormais, les choses ont changé. Article 92 ancien (ord. 23 août
1958) : «Si celui dont le décès a été judiciairement déclaré reparaît

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


121
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

est justifiée par le fait qu’il y a des hypothèses de disparition pour lesquelles le décès
est simplement probable.
Pour en revenir à la législation ivoirienne, il convient de rappeler ce qui suit. Même
si la notion d’état des personnes continue de susciter des controverses462, il n’en
demeure pas moins que les questions relatives à l’existence juridique d’un sujet de
droit, entretiennent des rapports étroits avec le droit de la famille. A vouloir faire
évoluer un élément au détriment de l’autre, on n’aboutit qu’à détruire l’harmonie de
l'ensemble. Ainsi, le législateur ivoirien ne pouvait pas, en 1964463, entreprendre une
opération législative, d’une envergure jamais égalée en droit positif ivoirien et en la
matière qui nous intéresse, sans revoir les dispositions surannées du code Napoléon,
relativement à l’absence et à la disparition. Mieux, depuis cette défaillance, ce
législateur a eu l’occasion de corriger la législation ivoirienne relative au droit des
personnes et de la famille464. Une réforme visant à assurer la concordance, entre les
dispositions régissant le doute sur l’existence et celles relatives au droit de la famille,
était indispensable.
Le droit, dit-on, vit de certitudes465. C’est la raison pour laquelle il est sensible à la
poussée des faits sociaux. Par conséquent, « le fleuve Côte d’ivoire », s’il doit évoluer
vers « l’océan du monde », ne saurait être imperméable aux raisons profondes qui
ont conduit à la réforme de 1977 en France. En effet, l’argument majeur avancé par le
rapporteur de la proposition de loi de réforme de 1977, en France466 , a été la
dissipation de l’incertitude permanente qui sous-tendait l’ancien régime juridique de
l’absence467.

postérieurement au jugement déclaratif, le procureur de la République ou tout intéressé peut poursuivre,


dans les formes prévues aux articles 89 et suivants, l’annulation du jugement. » (ord.
463 oct. 1945.). Il recouvrera ses biens dans l'état où ils se trouveront, ainsi que le prix de ceux qui
auront été aliénés et les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à son profit. Le
régime matrimonial auquel le jugement déclaratif avait mis fin reprendra son cours. S'il avait été procédé
à une liquidation des droits des époux devenue définitive, le rétablissement du régime matrimonial ne
portera pas atteinte aux droits acquis, sur le fondement de la situation apparente, par des personnes
autres que le conjoint, les héritiers, légataires ou titulaires quelconques de droits dont l'acquisition était
subordonnée au décès du disparu. Mention de l'annulation du jugement déclaratif sera faite en marge de
sa transcription.
29
Anne-Marie LELOYER, La notion d'état des personnes, Ruptures, mouvements et continuité du droit,
Autour de Micheiie Gobert, Economica, 2004. p. 247 à 283.
30
Au nom de quelque positivisme juridique que ce soit,
464
Cela, à au moins deux reprises. Cf. interventions législatives du 2 août1983, celle du 23 déc.
1998. Ce n’est pas être trop exigent à son égard. En effet, rappelez-vous, ce législateur a institué dès
1965 le droit pour l’enfant née hors mariage de porter le nom patronymique de sa mère, tout droit qui fut
institué bien plus tard en droit français.
465
André BRETON, « L’absence selon la loi du 28 décembre 1977, variations sur le thème de l’incertitude
», D. 1978, chron. 241.
466
Et qui vaut pour la Côte d’ivoire d’aujourd’hui.
467
En raison de la multiplication exponentielle des moyens decommunication (Jean FOYER,
« Rapport à l’Assemblée nationale, travaux préparatoires de la loi du 28 décembre 1977 », rap. AN, 1 e,e
session ord., 1977-1978, n°3208, p. 15.)

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


122
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN F ATI MATA

Dès lors, qu’est-ce qui justifie l'inertie du législateur ivoirien qui laisse le droit, en
matière de doute sur l'existence d’une personne, se nourrir d’incertitudes ? En tout
cas, ce n’est sûrement pas parce que les institutions de l’absence et de la disparition
ne présentent plus aucun intérêt. Elles présentent plutôt un immense intérêt d'ordre
pratique ; surtout depuis qu’en ce début de XXIeme siècle, on parle de plus en plus de
disparitions en Côte d’ivoire468.
En attendant que cette étude dévoile une réponse à la question précédemment
posée, il convient de souligner que, sur la base des textes actuels, la définition que le
droit ivoirien offre de l'absence et de la disparition, est celle du droit ancien français.
Or le principal but poursuivi par le législateur français, et tous ses pairs d’ailleurs , à
travers les textes régissant actuellement le doute quant à l’existence d’une personne,
c'est la sauvegarde des différents intérêts affectés par cette situation. Ces intérêts
peuvent être classés en deux grandes catégories. D’un côté, ceux des tiers et de
l’autre, ceux de l'individu lui-même ainsi que ceux de ses proches469. Les intérêts des
créanciers et ceux des titulaires d’autres droits pécuniaires ne méritent pas que nous
nous y attardions470. Quant aux intérêts de l’absent, ils continuent de bénéficier de la
protection sans faille que leur a conférée le code Napoléon. En revanche, les intérêts
du disparu, ceux de son conjoint, ainsi que les intérêts des proches de l’absent, sont
l’objet d’un traitement de nature à compromettre les droits familiaux et patrimoniaux
de ceux-ci.
Dès lors, seuls les intérêts lésés par l’inertie du législateur ivoirien et qui ont
suscité cette étude seront examinés à travers la question suivante : de quels droits
familiaux et patrimoniaux le disparu, son conjoint et les proches de l’absent peuvent-
ils se prévaloir, en l'état actuel de la législation ivoirienne relative au doute quant à
l'existence d’une personne?471

468
Notamment à la faveur de la crise politico-militaire déclenchée le 19 septembre 2002.
469
II s’agit particulièrement du conjoint de l'absent ainsi que celui du disparu et des descendants de ceux-
ci.
470
Cette position, conforme à notre problématique, est celle d’André Breton qui a dit, parlant de cette
catégorie d’intérêts, « tous ceux-ci devront être satisfaits, de quelque façon que soit administré ou
envoyé en possession le patrimoine de l’absent ». Et pour les besoins de notre étude, nous ajoutons «
...ainsi que celui du disparu ».
471
En effet, la législation ivoirienne en la matière est caractérisée par cette double injustice : autant elle
fait la part belle à l’entourage du disparu, autant l'entourage de l’absent est lésé au profit de ce dernier.
Par ailleurs, « Lato sensu », le disparu est celui qui s’est soustrait à la vue des siens, tandis que « stricto
sensu » le disparu s’oppose à l’absent par la différence du degré de présomption de décès qui plane sur
les deux sujets de droit. Cependant, puisqu’en l’état actuel du droit positif ivoirien, le disparu demeure
assimilé à un « de cujus » tandis que l’absent est identifié à un éternel non-présent, on peut retenir
l’expression disparu « lato sensu » pour parler indifféremment de l'un ou de l’autre des deux sujets de
droit objets de notre étude.
123
DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE
Du fait qu’en droit ivoirien, l’absent n’est jamais considéré comme décédé, le
maintien artificiel de son existence juridique fragilise certaines règles du droit
patrimonial de la famille472. Concernant le disparu, le législateur ivoirien n’ayant pas
procédé à l’harmonisation des l’ensemble des textes relatifs au doute quant à
l’existence d’une personne, l'éventualité de son retour n’est pas régie de façon
satisfaisante.
Ainsi, en l’état actuel du régime juridique de l’absence et de la disparition, d’une
part, les droits familiaux du disparu et des proches de l’absent sont sacrifiés (I) tandis
que les droits patrimoniaux des conjoints et des descendants des disparus 473 sont
étriqués, d’autre part (II).

I - Des droits familiaux sacrifiés


Les intérêts familiaux lésés, par la situation de doute quant à l’existence d’un
individu, sont ceux du disparu, d’une part et d’autre part, ceux du conjoint et des
descendants de l’absent. Pour étayer cette affirmation, il convient de préciser de
quels droits familiaux peuvent se prévaloir le disparu (A) et les proches de l’absent
(B).

A - Les droits familiaux du disparu


Les droits familiaux du disparu font l’objet de graves atteintes aux droits de la
personne humaine : le droit l’assimile à un défunt alors que l’éventualité de son retour
n’est pas exclue474. Pourtant ce même droit n’accorde aucune garantie particulière à
ce retour.
Cette situation prend sa source d’abord, dans la procédure de déclaration de
décès ( 1) et ensuite, dans la désuétude des textes relatifs à son éventuel retour (2).

472
Notamment les règles régissant la filiation concernant l'enfant né plus de 300 jours après le départ du
père. L’aptitude à hériter des enfants eu égard à l’impossibilité d’ouvrir la succession du père.
473
Disparus lato sensu au sens de l’absent et du disparu stricto sensu.
474
Quoique l’absent lui aussi mériterait que, tel que cela est le cas aujourd’hui en droit français, les
mesures relatives à son retour prennent en compte les sanctions encourues par ceux qui auraient
frauduleusement initié la procédure de la déclaration judiciaire de son absence. (Cf. article 130 et 131 du
code civil français). Article. 130 C civ. : « L'absent dont l'existence est judiciairement constatée recouvre
ses biens et ceux qu'il aurait dû recueillir pendant son absence dans l'état où ils se trouvent, le prix de
ceux qui auraient été aliénés ou les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à son
profit. ». L’article 131 C. civ. : « Toute partie intéressée qui a provoqué par fraude une déclaration
d'absence, sera tenue de restituer à l’absent dont l'existence est judiciairement constatée les revenus
des biens dont elle aura eu la jouissance et de lui en verser les intérêts légaux à compter du jour de sa
perception, sans préjudice, le cas échéant, de dommages-intérêts complémentaires. Si la fraude est
imputable au conjoint de la personne déclarée absente, celle-ci sera recevable à attaquer la liquidation
du régime matrimonial auquel le jugement déclaratif d’absence aura mis fin. ».

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


124 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

1 - Les insuffisances de la procédure de déclaration de décès


En raison de la présomption de décès qui pèse sur la personne du disparu, le droit
se voit, en vertu de son rôle de régulation des rapports sociaux, dans l’obligation de
faire cesser la situation de doute qui prévaut. Il est clair que celle-ci déteint sur les
différents intérêts qui gravitent autour de l’existence juridique du disparu ; et la
procédure de déclaration judiciaire de décès, est une sorte de compromis juridique.
Celle-ci permet aux demandeurs qui, du fait de l’absence de corps de la victime, sont
exclus du droit d'en établir le décès par acte de décès. Cette procédure leur ouvre
donc le droit de rapporter la preuve de ce décès, par décision de justice. Or, c'est
justement une telle victime, qui paie le plus lourd tribut de ce compromis, en droit
ivoirien.
En effet, en cas de disparition, et en vertu des articles 64 à 67 de la loi relative à
l’état civil, la procédure de déclaration judiciaire de décès, peut être initiée soit par le
procureur de la République, soit par les parties intéressées, dans les deux
hypothèses décrites par la loi. Dans la première de ces hypothèses, le décès est
certain tandis que dans l'autre, il n’est que probable. Mais dans ces deux
hypothèses, la finalité de la procédure précitée, est le prononcé d’un jugement
déclaratif de décès. Par ses effets, ce jugement identifie le disparu à un de cujus. Il
est mis fin à sa personnalité juridique, même dans l'hypothèse où son décès n’est
que probable475.
Dès lors, les droits familiaux du disparu sont sacrifiés du fait que la loi ivoirienne
accorde une place privilégiée, dans la procédure de déclaration de décès, aux deux
groupes de personnes suivantes : d’un côté son entourage, dont les intérêts sont liés
à la condition de son décès, de l’autre les juges nantis de larges pouvoirs
d’appréciation des circonstances de la disparition.
Les pouvoirs d’appréciation des juges du fond sont déterminants dans la mesure
où, aussi bien la probabilité que la certitude du décès sont déterminées par les
circonstances dans lesquelles la disparition est survenue. Cela ressort clairement de
l’article 64 al. 1er en ces termes : « ...disparu...en Côte d’ivoire dans des
circonstances de nature à mettre sa vie en danger... ». Et dans l’hypothèse où le
décès est certain, conformément au dernier alinéa de l’article 64. Il convient de
souligner que c’est toujours « la condition » tirée des circonstances du décès, qui
marque le départ entre le domaine d’application de la procédure de déclaration

475
C’est le cas lorsque plusieurs personnes périssent dans un même événement tel que des opérations
militaires.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


125
DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE
judiciaire de décès et celle du jugement déclaratif d'absence476. La nécessité de
vérifier cette condition donne un large pouvoir d’appréciation aux juges du fond, à qui
il est loisible d’ordonner une enquête administrative sur les circonstances de la
disparition477. Aux termes de l'article 67 al. 2 : « le tribunal peut ordonner toute
mesure d’information complémentaire... ». Une interprétation de l’utilisation par le
législateur du verbe « pouvoir » au lieu du verbe « devoir », peut suggérer que,
même si aucune enquête n’est ordonnée, le jugement déclaratif, qui « tient lieu
d’acte de décès », sera rendu. Il aurait mieux valu que le législateur fasse des
mesures complémentaires d’information une obligation pour le juge et non une
faculté. Certes, en vertu de la loi, même si la requête n’émane pas du ministère
public elle doit être transmise par son intermédiaire. Mais, est- ce une mesure
suffisante à la sauvegarde des droits de la personne objet du jugement déclaratif de
décès ?
Par ailleurs, voici une décision lourde de conséquences, et dont la mise en œuvre
est assurée par ceux dont les intérêts patrimoniaux commencent, là où s’arrête le
droit à la vie du sujet de droit concerné par la décision précitée. Et si son conjoint et
ses héritiers présomptifs conspiraient contre lui et que, par extraordinaire, il
reparaissait ?478
Ces interrogations nous conduisent à nous tourner vers les textes, dans l’espoir
que ceux-ci, évoluant en conformité avec la complexification des sources réelles en
la matière, puissent remédier à la dureté du sort fait au disparu.

2 - La désuétude des textes relatifs au retour du disparu479


Dans un pays comme la Côte d’ivoire, où le droit évolue à pas de tortue, 480 la
vétusté des textes en la matière est d’autant plus inquiétante

476
Lorsque la personne a simplement disparue dans quelque circonstance que ce soit.
477
Art. 67 al. 2 de la loi relative à l’état civil : « Si le tribunal estime que le décès n’est pas suffisamment
établi, il peur ordonner toute mesure d'information complémentaire et requérir notamment une enquête
administrative sur les circonstances de la disparition. ».
478
Le législateur français, sans pouvoir éviter la grave atteinte à l’existence juridique du disparu, a essayé
d'édulcorer le mal par une large prise en compte législative de l'éventualité du retour du disparu. Cf.
articles 130, 131, et 132 C. civ. Article. 130 C. civ. : « L'absent dont l'existence est judiciairement
constatée recouvre ses biens et ceux qu'il aurait dû recueillir pendant son absence dans l'état où ils se
trouvent, le prix de ceux qui auraient été aliénés ou les biens acquis en emploi des capitaux ou des
revenus échus à son profit. ». L’article 131 C. civ. : « Toute partie intéressée qui a provoqué par fraude
une déclaration d’absence, sera tenue de restituer à l’absent dont l’existence est judiciairement constatée
les revenus des biens dont elle aura eu la jouissance et de lui en verser les intérêts légaux à compter du
jour de sa perception, sans préjudice, le cas échéant, de dommages-intérêts complémentaires. Si la
fraude est imputable au conjoint de la personne déclarée absente, celle-ci sera recevable à attaquer la
liquidation du régime matrimonial auquel le jugement déclaratif d'absence aura mis fin ». Article. 132 : «
Le mariage de l'absent reste dissous, même si le jugement déclaratif d'absence a été annulé. ».
479
Le mot désuétude n’est pas ici employé au sens juridique du terme.
480
En plus de 46 ans d'existence, le droit des personnes n'a fait l’objet que de deux réformes, qui n’ont
concerné ni l’absence ni la disparition. On observera que, dans un domaine comme le droit des
personnes, on constate de graves violations des droits de l’homme qui passent inaperçues. Nous
pensons par exemple aux multiples cas de naissances non déclarées et même des disparitions d’enfants
de villages lagunaires qui ne sont jamais suivies de jugements déclaratifs de décès ; des registres d’état
civil qui ne sont mis à jour que sur démarches individuelles des concernés, favorisant ainsi de nombreux
cas de polygamies etc.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


126 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

qu’il s’agit de textes, certes adoptés en 1964, mais qui sont inspirés du droit français
de 1958481. Or, depuis lors, les mentalités et les comportements ont changés, en
raison des grandes découvertes scientifiques. D’ailleurs, les sources réelles du droit
en l’espèce se sont enrichies en droit ivoirien, depuis les événements du 19
septembre 2002482. En outre, en matière de droit des personnes et de la famille, les
risques de fraude n’étaient pas aussi développés qu’aujourd’hui. Quelles fraudes ?
Fraude au régime matrimonial ou à la loi relative au mariage depuis la suppression
de la polygamie. En 1964, le slogan préféré du père fondateur de la Côte d’ivoire
moderne a été que « l’économie du pays repose sur l’agriculture »483. Ce leitmotiv
traduisait la situation patrimoniale de l'ivoirien moyen. Le patrimoine de celui-ci se
ramenait à des biens immeubles que constituent ses exploitations de café et de
cacao. Ses ayant droit484 constituaient un contingent non négligeable de sa main-
d’œuvre. De nos jours, et cela depuis le 7 octobre 1964, la Côte d’ivoire s’est offert
un modèle de famille à l'européenne, avec une économie européenne, avec l’argent
comme « nerf de la nouvelle guerre »485. Les fonds de l'exploitation agricole ne sont
plus conservés dans des canaris enfouis sous la case, mais domiciliés dans une
banque486. Les héritiers présomptifs sont désormais scolarisés en ville, la polygamie
ayant disparue, la main- d'œuvre est réduite aux manœuvres ...brefs I Autant de
considérations qui militent en faveur du dépassement de textes datant du lendemain
de l’indépendance du pays487. Et le législateur ivoirien n’a prévu aucun moyen

481
Ordonnance n" 58-779 du 23 août 1958, D. 1958. 292, qui a refondu l’ordonnance n° 45-2561 du 30
octobre 1945, D. 1945. 308.
482
Plusieurs familles sont depuis lors, sans nouvelles précises de leurs membres tandis que de folles
rumeurs font état d’exécutions sommaires dans les rangs des différents protagonistes de la crise militaro-
politique qui a secoué ce pays et continue de le secouer depuis le 19 septembre 2002.
483
II s'agit de Félix HOUPHOUET-BOIGNY, premier président de la Côte d’ivoire indépendante.
Cette affirmation, d'ailleurs, est toujours d’actualité.
484
A savoir ses descendants ainsi que son épouse.
485
Cette nouvelle guerre c'est la nouvelle société ivoirienne, avec une économie dont le troc n'est plus le
moyen d’échange mais l’argent. Les enfants du agriculteur, désormais scolarisés ne constituent plus une
main-d’œuvre, mais une source de dépenses.
486
Nous voulons dire que, tant que les fonds sont à la portée des assauts de ceux qui sont censés les
convoiter, ceux-ci n’ont pas besoin de chercher à compromettre l’existence juridique de leur auteur pour
spolier celui-ci.
487
C'est surtout en tenant compte des innombrables mutations de ces trois derniers siècles que le
législateur français de 1977 a étendu à la disparition les dispositions des articles 130, 131, et 132 du
nouveau régime de l'absence.

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127
DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE

de mettre le disparu à l'abri des fraudes de son entourage, comme l’a fait son
homologue français en 1977488.
De quoi s'agit-il ? Voici un honnête citoyen qui est l’objet d’un jugement déclaratif
de décès489. Par conséquent le lien matrimonial qui le liait à sa femme est dissout. Sa
succession est ouverte. S’il avait rédigé un testament, celui-ci est ouvert. Même s'il
n’est pas mort, le droit le considère comme tel. Or voici comment ce droit envisage
l’éventualité de son retour : « si celui dont le décès a été judiciairement déclaré
reparaît postérieurement au jugement déclaratif, le procureur de la République ou
tout intéressé peut poursuivre, dans les formes prévues aux articles 78 et suivants,
l’annulation du jugement. - Il recouvre ses biens dans l'état où ils se trouvent, ainsi
que le prix de ceux qui ont été aliénés et les biens acquis en emploi des capitaux ou
des revenus échus à son profit. - Le régime matrimonial auquel le jugement déclaratif
avait mis fin reprend son cours. - S’il a été procédé à une liquidation des droits des
époux, devenue définitive, les biens dévolus en partage à chacun d’eux leurs restent
propres. - Le rétablissement du régime matrimonial ne porte pas atteinte aux droits
acquis, sur le fondement de la situation apparente, par des personnes autres que les
héritiers, légataires ou titulaires quelconques de droits dont l’acquisition était
subordonnée au décès du disparu. - Mention de l’annulation du jugement déclaratif
est faite en marge de sa transcription. »490.
Ainsi, en une seule disposition de loi, le législateur a sacrifié l’état d’une personne.
De surcroît, l’alinéa 3 de l’article 69 précité est d’une incohérence caractérisée. Pour
la simple raison que, c’est le lien matrimonial qui génère le régime matrimonial. Dire
que le régime matrimonial est dissout sous l’effet du jugement déclaratif de décès,
c’est admettre la dissolution antérieure du lien matrimonial. Dès lors, à supposer
même que le disparu qui reparaît, ait de bonnes raisons de se remettre en ménage
avec son ex conjoint, leur lien matrimonial étant dissout, comment pourrait-il le faire,
sans célébrer un nouveau mariage ? En effet, La logique juridique veut que, la
condition sine qua non, pour que son ex-conjoint et lui se remettent en ménage, est
que le couple se soumette à la célébration civile d’une nouvelle union.

5b
L’article 131 C. civ. alourdit les obligations des ayant droits du disparu de retour en ces termes : «
Toute partie intéressée qui a provoqué par fraude une déclaration d'absence, sera tenue de restituer à
l’absent dont l'existence est judiciairement constatée les revenus des biens dont elle aura eu la
jouissance et de lui en verser les intérêts légaux à compter du jour de sa perception, sans préjudice, le
cas échéant, de dommages-intérêts complémentaires. Si la fraude est imputable au conjoint de la
personne déclarée absente, celle-ci sera recevable à attaquer la liquidation du régime matrimonial auquel
le jugement déclaratif d’absence aura mis fin. ».
489
Peu importe les circonstances de sa disparition.
490
Cf. art. 69 de la loi relative à l’état civil ; ancien art 92 du code civil français, rédaction de 1964. Et
depuis 46 ans, rien n’a changé dans ces textes.

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128 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

Tout ce qui précède est couronné par une absence de protection du disparu contre
une éventuelle fraude perpétrée contre lui par ses ayants droit. Certes, en cas de
fraude, le juge peut recourir à une arme fatale que constitue l’adage « fraus omnia
corrompit », mais encore faut-il qu’une demande soit soumise au tribunal. On peut
douter que le disparu de retour saisisse le juge, puisque cela ferait une procédure de
trop pour celui-ci.
A la lumière des textes actuellement applicables à la matière, les droits familiaux
des proches de l'absent, n’ont pas non plus mérité meilleur traitement dans cette
législation obsolète.

B - Les droits familiaux des proches de l’absent


Les droits familiaux des proches de l’absent sont également sacrifiés par le droit
ivoirien. Et le cercle des proches du sujet de droit qui ne donne plus de ses
nouvelles, quant à notre propos, se ramène à son conjoint ( 1) ainsi qu’à ses
descendants (2).

1 - Les droits familiaux du conjoint de l'absent


En 2002, Jean Carbonnier qualifia le droit de « nappe lumineuse et pacifiante »491.
Peut-on croire que le conjoint d’un Ivoirien déclaré absent, en ce début de XIXeme
siècle, partage cette opinion ?
On peut en douter. En effet, selon l’article 139 du code civil, et les articles 2 et 31
de la loi relative au mariage, le lien matrimonial de l’absent n’est pas dissout par le
jugement déclaratif d’absence492. Mais, cette solution, qui traduit le maintien dans le
système juridique ivoirien de considérations surannées, ne se justifie plus. Quelles
considérations ? Celles selon lesquelles, tant que l'absence dure, on ne saurait
présumer le décès de l’absent, en raison de l’incertitude profonde qui pèse sur sa
survie ou son décès.
Ces considérations furent celles du législateur français du début du XIXeme siècle,
et que le législateur ivoirien a fait siennes. En effet, en 1804, quelle qu’en fût
l’invraisemblance, il était entendu que la survie possible de l’absent n’était jamais
exclue. Il y avait toujours suffisamment d'incertitude

491
Jean CARBONNIER, Hommage à J. Rubellin-Devichi, Litec, 2002.
492
Article 139 du code civil : « L’époux absent dont le conjoint a contracté une nouvelle union sera seul
recevable à attaquer ce mariage par lui-même ou par son fondé de pouvoir, muni de la preuve de son
existence. ». Article 2 loi relative au mariage : « Nul ne peut contracter un nouveau mariage avant la
dissolution du précédent... ». Article 31 de la même loi : « Doivent être annulés, les mariages célébrés : -
Au mépris des règles fixées par les articles premiers, 2, alinéa premier, 3, alinéa premier, 10 et 11, alinéa
premier... ».

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DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE

sur son existence pour que son conjoint ne pût jamais se remarier493. Mais, eu égard
« aux variations sur le thème de l’incertitude »494, le rapporteur du projet de réforme
de l’absence a suggéré, au législateur français de 1977, de tenir compte des
nouvelles données de la vie contemporaine, dans l'appréciation des propositions
faites par la commission parlementaire495. C’est ainsi que, depuis la réforme
historique du 28 décembre 1977, le conjoint de l’absent, en droit français, peut se
remarier dès la transcription du jugement déclaratif d'absence.
Le sort qui est fait au conjoint de l’ivoirien déclaré absent, est troublant en ce début
de XXIeme siècle. A l’évidence, il s’agit d’une grave violation de son « droit au mariage
» que rien ne justifie. En effet, même si, en vertu des textes actuellement en vigueur
en droit ivoirien, le conjoint de l’absent ne peut pas se remarier, ces textes datent du
XIXeme siècle496. Et, si pour des raisons peu évidentes, le législateur n’a pas pu
procéder à la révision du droit de l’absence, peut-être aurait-il fallu actualiser le droit
ivoirien en cette matière. Cela était possible, lorsque le législateur ivoirien a adopté le
7 octobre 1964, de nouvelles lois relatives au mariage, au divorce et la séparation de
corps497. Il lui suffisait de faire de l’absence une cause de dissolution du lien
matrimonial à travers l’article 115 de la loi relative au mariage498. A tout le moins, il
aurait pu envisager l’absence comme un cas de divorce en vertu de l’article 1 er de la
loi relative au divorce499.

493
Florence LAROCHE-GISSEROT, « Absence », Répertoire de Droit Civil de l'encyclopédie, Dalloz,
octobre 2008.
494
Cf. André BRETON, « L’absence selon la loi du 28 décembre 1977, Variations sur le thème de
l’incertitude », D. 1978, chron. 241. Pour cet auteur, la notion d’incertitude totale qui caractérisait
l'absence s'est peu à peu effritée sous la poussée des faits sociaux, le développement des moyens de
communication favorisant la circulation rapide des nouvelles. Dès lors, les auteurs de la loi du 28
décembre 1977, tout en admettant qu’il y a toujours incertitude sur l’existence de l'absent, ont modulé
cette incertitude en la doublant d’une présomption dont le sens change avec l'écoulement du temps.
Ainsi, la survie de l’absent est présumée pendant une première période dite de présomption d’absence et
le décès de l'absent est présumé après la déclaration d'absence, avec toutes ses conséquences.
495
« Ces règles avaient été établies par le code civil de 1804 et celui-ci avait été complété par des lois
postérieures. Malgré cela, cet ensemble de dispositions avait vieilli : notre droit était devenu critiquable et
on s'en apercevait, notamment, en le comparant à celui de nos plus proches voisins... La solution retenue
par les rédacteurs du code civil est particulièrement inadaptée aux donnés de la vie contemporaine et à la
quasi-certitude du décès de l'absent après une longue durée d'absence. » cf. Jean FOYER préc.
496
Leur existence dans l’ordre juridique ivoirien est le fruit du principe de la continuité indiqué supra note
10.
497
Cf. la loi n" 64-375 relative au mariage ainsi que la loi n° 64-376 relative au divorce et la séparation de
corps. (J.O.R.C.t. n°spécial de 27 octobre 1964 p. 1432.)
498
Article 115 nouveau de la loi relative au mariage (loi 83-800 du 2- 8-1983 : •< Le mariage se dissout : -
Par la mort de l’un des époux ; -Par le divorce. »
499
Article 1er nouveau de la loi relative au divorce : « : « les juges peuvent prononcer le divorce ou la
séparation de corps dans les cas suivants : 1 ° A la demande de l’un des époux : -pour cause d’adultère
d'un des époux ; -pour excès, sévices ou injures graves de l'un envers l'autre ; - lorsque le conjoint a été
condamné pour des faits portant atteinte à l’honneur et à la considération ; -s’il y a eu abandon de famille
ou de domicile conjugal ; Quand ces faits rendent intolérable le maintien du lien conjugal ; ... »

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


130 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN F ATI MATA

Quoiqu’il en soit, on peine à saisir l'attitude du législateur. Aurait-il compté sur le


juge, pour restituer au conjoint de l’absent sa liberté matrimoniale, que confisque le
régime juridique de l’absence ? On peut être tenté de le penser. En effet, en droit
ivoirien, les causes de divorce n’étant pas péremptoires, les juges du fond pourraient,
en vertu d’une interprétation de l’article 1erde la loi relative au divorce, assurer la
protection de la liberté matrimoniale du conjoint de l’absent500. Ainsi, à la faveur du
pragmatisme des juges du fond et en conformité avec la place de la jurisprudence
dans la construction du droit positif, il est permis d’espérer que le conjoint présent
puisse obtenir le divorce. Cela, en vertu du 5eme cas de divorce pour faute. Le tribunal
saisi d’une demande en divorce dirigée contre un absent, pourrait estimer que la
durée de l’absence « rend intolérable le maintien du lien conjugal »501.
Cependant, l’intervention du juge n’est pas suffisante, pour éviter que la liberté
matrimoniale du conjoint de l’absent ne soit sacrifiée. Cette affirmation repose sur
l’idée selon laquelle, le juge ne se prononce que sur saisine. Or, en général le
justiciable ivoirien, faute de moyens financiers502, se tient très loin du prétoire. Dès
lors, subordonner la sauvegarde des intérêts familiaux du conjoint présent à une
action en justice, est fort critiquable. En outre, cette procédure mettrait à la charge du
conjoint présent, des frais de justice supplémentaires. Celui-ci aurait à initier deux
actions en justice distinctes : d’une part, une procédure visant à obtenir la déclaration
d’absence du conjoint et d’autre part, celle visant à obtenir le prononcé d’un divorce.
Mais cet inconvénient est moins grave, comparé à la méconnaissance par le
régime juridique de l’absence, de l’une des libertés fondamentales du

500
En effet, en matière de divorce, ces juges ont un large pouvoir d’appréciation des causes de divorce
qui ressortent de l’article 1 ‘'nouveau précité Cf. note précédente. Un second groupe de cas de divorce
qui n’existait pas en 1964, fut introduit dans le système juridique ivoirien par la réforme opérée par la loi
n"98-748 du 23/12/1998, introduisant ainsi le divorce sans faute.
501
Ce membre de phrase est tiré du second alinéa de l’article premier précité ; réserve en vertu de
laquelle on a pu affirmer que les causes de divorces en Côte d’ivoire ne sont pas péremptoires.
0
Un examen comparatif des indicateurs macro économiques et des frais de justice permet d’étayer cette
affirmation. En 2008, le PIB, le revenu par tête d'habitant, l’indice de pauvreté, le SMIG, le taux de
chômage ainsi que les données démographiques étaient aux niveaux suivants : PIB : 980 $ US soit
666,782 €, soit 454 326 FCFA ; revenu/ habitant : 800 $ US, soit 552,32 €, soit 370 880 FCFA ;
revenu/habitant, valeur parité pouvoir d’achat : 1580 $ US soit 1075,01 €, soit 732 285 FCFA ; la norme
étant de 20 000 $ US soit 13 608 € soit 9 271 960 FCFA. ; indice de pauvreté : 48,9 % ; SMIG : 78,96 $
US soit 55,81 € soit 36 607 FCFA ; taux de chômage :
45 % ; données démographiques : population=21 059 800 (en 2010) dont 6 502 115 active ; les frais de
justice, depuis l’enrôlement jusqu’au retrait de la grosse avoisinent 150 000 CFA soit 228,68 € soit
323,29 $. On devine aisément que l'Ivoirien rémunéré au SMIG ne soumette jamais une prétention aux
juridictions. Par ailleurs, même en examinant la situation à la lumière de niveau du revenu par tête
d’habitant, ce revenu étant de 131,67 $ US par mois,

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE 131

conjoint présent. La violation d’une telle liberté est d'autant plus inconcevable que la
Côte d’ivoire, par le préambule de sa constitution, a proclamé son adhésion aux
idéaux prônés dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août
1789 et dans de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Mieux,
l’article 5 de la constitution ivoirienne du 1er août 2000 dispose : « La famille constitue
la cellule de base de la société. L’Etat assure sa protection ». Certes, mais à
condition que cette société repose sur des familles conformes au modèle dont l’Etat a
entendu se doter. Or, tant que l’Etat ne veillera pas à ce que son ordre juridique
évolue au même rythme que celui qu’il a reconduit librement dans son jeune ordre
juridique503, les objectifs visés par le législateur ne seront jamais atteints.
De nos jours, la liberté matrimoniale, en tant que liberté fondamentale protégée par
tout système juridique respectueux des droits humains, a été érigée en un véritable «
droit au mariage » et corrélativement un droit au « démariage »504. D’ailleurs, de quel
modèle de famille le législateur ivoirien de 1964 entendait-il doter la Côte d’ivoire ?
Exactement le même issu du code Napoléon ; à savoir, une famille dont le socle est
le mariage entre un homme et une femme. Ce mariage étant perçu comme une
institution construite sur quatre piliers : la liberté, la monogamie, la prohibition de
l’inceste et la différence de sexe. Même si, dans certains pays, les faits sociaux
commencent à ébranler ces piliers, il n’en demeure pas moins que pour le moment,
la société ivoirienne ne les remet pas en cause. Pourtant, en l’état actuel du droit
ivoirien, il y a une grave violation de la liberté matrimoniale du conjoint présent505.
Celle-ci est de nature à favoriser la polygamie ; car, les mesures visant à éviter la
célébration d’un second mariage par le conjoint de l’absent, en particulier, et par tout
autre citoyen ivoirien, en général, ne sont pas fiables506.
Pourtant, c’est le 1er janvier 1965, il y a de cela 46 ans, que le droit positif ivoirien
relatif aux personnes et à la famille, a commencé à émerger. En outre, une « parenté
» peut être établie, entre la législation nouvelle

503
Allusion est faite ici à la reconduction par le souverain territorial ivoirien, de l'ordre juridique français
d’avant l’indépendance, dans le sien propre, en vertu du principe de la continuité législative exposée note
10.
504
Hugues FULCHIRON, « De l’institution aux droits de l’individu : Réflexions sur le mariage au début du
21eme siècle, », Etudes offertes en hommage à Jacques Foyer, Economica 2008, p. 395.
3
Le fondement juridique du principe de la liberté matrimoniale est dans les articles 2 et 4 de la
déclaration des droits de l’homme et du citoyen de1789. Ce principe fut repris par la convention
européenne des droits de l’homme en son article 12.
506
En effet, la tenue de registres de l’état civil à jour des fluctuations de l’état des personnes n’est pas
garantie dans la pratique si bien que le contrôle en amont, effectué lors de la constitution des dossiers de
candidatures à mariage, ne permet pas de débusquer les fraudeurs à la loi relative au mariage quant au
respect des règles instituant la monogamie.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


132 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN F ATI MATA

moderne de l’Etat ivoirien et la législation française de 1804 507. Celle-ci ayant connu
une évolution harmonieuse, pourquoi celle de la République de Côte d'ivoire n’a-t-elle
pas suivi le même mouvement ? Doit-on considérer que le législateur ivoirien a
manqué de vigilance ?
Quelle que soit la réponse retenue à cette interrogation, il est évident que le
législateur ivoirien a rarement fait le rapprochement entre le droit des personnes et
celui de la famille à l’occasion des différentes réformes qu’il a initiées 508. Cependant,
l’expérience montre une corrélation entre ces deux branches du droit civil. Droit des
personnes et droit de la famille sont si étroitement liés que, lorsque le législateur
modifie un des éléments constitutifs d’un ensemble, il a l’obligation de s'assurer qu’il
n'en résultera pas des conséquences néfastes pour l'autre. Le législateur ivoirien ne
semble pas avoir fait sien ce principe qui aurait du être observé depuis le 7 octobre
1964, date à laquelle il aurait pu penser à revoir les textes sur l'absence. En effet,
ceux-ci avaient commencé à faire l’objet de critiques en doctrine française depuis la
première moitié du XXeme siècle509. De surcroît, après que l’absence a fait l’objet
d'une réforme en 1977, le législateur ivoirien a eu l’opportunité de se ressaisir, à la
faveur de la réforme de pans entiers du droit de la famille510.
Les insuffisances du droit ivoirien en la matière qui nous préoccupe, sacrifient les
droits familiaux du conjoint présent. Et cette situation favorise le désordre, car le
conjoint présent peut se remarier en raison des défaillances d’un environnement
juridique poreux511. Certes ce mariage est nul en droit, mais il existe en fait. Or, la
situation du conjoint présent, relativement à ses droits familiaux, rejaillit
corrélativement sur celle des descendants de l’absent.

2 - les droits familiaux des descendants de l’absent


Les droits familiaux de deux catégories de descendants sont sacrifiés : ce sont
d'une part, ceux de l’enfant adultérin a matre de l'épouse de l'absent et, d’autre part,
ceux de l'enfant adultérin a pâtre de l'époux de la femme absente.

507
Stanislas MELONE, Encyclopédie Juridique de l'Afrique, éd. N.E.A 1982, volume 6, Droit des
Personnes et de la Famille, p. 19. Cet auteur rappelle que le code civil applicable aux Etats qui ont
succédés aux territoires d'outre-mer ou aux territoires sous tutelle, administrés par la France, constitue
une réplique relativement fidèle du code napoléonien dont il consacre notamment les principes en matière
familiale.
6
Réforme du 2 août 1983, avec la loi n" 83-800 relative au mariage et la loi n°83-801 relative au divorce
et à la séparation de corps. Et la réforme du 23 décembre 1998 avec la loi n" 98-748 du 23 décembre
1998.
509
Notamment sous la plume de Daniel VEAUX en 1947.
7
^ Réformes du 2 août 1983 et du 23 décembre 1998.
511
Cf. note 46.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


133
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

a - L'enfant adultérin a matre


L'hypothèse qui retient notre attention ici, est celle de l’enfant conçu dans le
mariage mais né après le départ du père.
Le principe en la matière est que, la paternité de l’enfant légitime est établie dans
les limites de la présomption légale pater is est...Cette présomption, en droit ivoirien,
ressort des dispositions de l'article 1er de la loi relative à la paternité et à la filiation en
ces termes « L’enfant conçu dans le mariage a pour père le mari. Néanmoins, celui-ci
pourra désavouer l’enfant, s’il prouve que, pendant le temps qui a couru depuis le
trois centième jusqu’au cent quatre-vingtième jour avant la naissance de cet enfant il
était, soit pour cause d’éloignement, soit par l’effet de quelconque accident, dans
l’impossibilité physique de cohabiter avec sa femme. ». IL s’agit d’une présomption
simple, que le père de l’enfant légitime pourra toujours écarter s’il reparaissait512.
Quels sont les droits familiaux d’un tel enfant, que sacrifient les textes sur
l'absence, actuellement en vigueur en Côte-d’Ivoire ? Le fait est que cet enfant
aspire, d'une part à être reconnu par son père géniteur, et d’autre part, dans
l’hypothèse où ses deux parents biologiques entendent se marier, qu’il aspire à la
légitimation par le mariage de ceux-ci. Or, l’accès à ces deux droits lui est fermé par
le régime juridique de l’absence.
Il en est ainsi, parce que l’absence n’est pas une cause de dissolution du lien
matrimonial selon l’article 139 du code civil513 .Tout second mariage est donc
considéré comme étant entaché de bigamie en vertu de l’article 2 de la loi relative au
mariage et encourt l’annulation514. Ainsi, tout se passe comme si le mariage de ses
parents était indissoluble, puisque tant que son père légitime ne reparaîtra pas pour
en demander la dissolution, sa mère demeure mariée. Par conséquent, son père
géniteur ne pourra jamais, ni le reconnaître, ni contracter un mariage valide avec sa
mère. Il ne pourra pas le reconnaître pour deux principales raisons.
D’abord, même si l’enfant né plus de trois cents jours après le départ du père, n’est
pas couvert par la présomption légale de paternité, l’article 3 de

512
Cette question ne sera pas envisagée dans le cadre de cette étude. En effet, ce ne sont pas les
intérêts de l’absent que le régime juridique actuel de l’absence en droit ivoirien menace. Ce sont ceux de
l’enfant né plus de 300 jours après la date des dernières nouvelles de l’absent, ainsi que ceux du père
biologique de celui-ci qui sont en cause.
513
Cet article dispose : <> l’époux absent dont le conjoint a contracté une nouvelle union sera seul
recevable à attaquer ce mariage par lui-même ou par son fondé de pouvoir, muni de la preuve de son
existence ».
514
Par ailleurs, même au titre du divorce, l’absence n’est pas une cause de divorce. Cf. article 1er
loi relative au divorce. Mais cela sous réserve d'une éventuelle interprétation jurisprudentielle ; cf.
développements sous le 1)- les droits du conjoint de l’absent.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


I
134
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN F ATI MATA

la loi relative à la paternité et à filiation, attribue la qualité pour agir en désaveu de


cette paternité, au seul père légitime515. Par ailleurs, l’article 6 de la même loi, refuse
cette qualité aux héritiers présomptifs de l'absent, qui voudraient agir contre la mère
dudit enfant. En effet, l’absent n’est jamais mort ni présumé mort516. Or, d'après
l’article 21 de la loi précitée, l'enfant adultérin a matre ne peut être reconnu par son
père biologique qu’autant qu’il aura été désavoué par son père517.
Ensuite, même si nous étions dans un ordre juridique comme celui de la France
où, en vertu de l'article 318 du code civil, l’action en contestation de paternité est
ouverte à la mère de l’enfant légitime, la condition de la dissolution du précédent
mariage, serait un frein à cette voie. La raison d’être des prévisions de ce texte est la
légitimation de l’enfant déchu de son statut précédent518.
Par conséquent, l’enfant né plus de trois cents jours après le départ de son père
absent, est un « enfant adultérin de fait ». Il en sera ainsi tant que durera l’absence
du père. Néanmoins, ce père de retour pourrait le désavouer, avant que le géniteur
ne le reconnaisse, afin d'en faire un enfant naturel simple. Mais, sans ce désaveu, il
demeure un « enfant légitime en théorie »519
S'il ne peut pas prétendre au statut d’enfant naturel simple520, pourra-t-il, a fortiori,
se prévaloir du statut d’enfant légitimé par le mariage subséquent de ses deux
géniteurs ?

515
En effet, voici les prévisions de l'article 3 de la loi relative à la paternité et la filiation : « La présomption
de paternité établie par l’article premier ne s'applique pas : 1 ° A l’enfant né plus de trois cent... après la
date des dernières nouvelles telle qu'elle résulte du jugement constatant la présomption d'absence ; ■>
Cette référence à un jugement relatif à la présomption d’absence est surprenante. En effet, le code
Napoléon, applicable actuellement en Côte d’ivoire, n'a prévu aucune intervention judiciaire pour
constater la présomption d’absence. Est-ce à dire que, en la faveur d’une procédure en désaveu de
paternité, le demandeur ne peut rapporter la preuve, qu’il ne peut pas être le père de l’enfant litigieux, que
muni de ce jugement dont aucune loi n’exige l’établissement ? Comment le père présumé, titulaire de
l’action en désaveu pourra-t-il se faire établir un jugement de présomption d’absence 20 ans, par
exemple, après ses dernières nouvelles et au moment de son retour ?
516
Article 6 : « si le mari est mort avant d’avoir fait sa réclamation, mais étant encore dans le délai utile
pour le faire, les héritiers auront deux mois pour contester la légitimité de l’enfant... ».
517
Article 21 de la loi n°64-377 du 7 octobre 1964, modifiée par la loi n°83-799 du 22 Août 1983 relative à
la paternité et la filiation : « Lorsque s'applique la présomption de paternité établie par l’article premier,
l'enfant né du commerce adultérin de la mère ne peut être reconnu qu’autant qu’il a été antérieurement
désavoué ».
8
Article 318 C. civ. « Même en l’absence de désaveu, la mère pourra contester la paternité du père,
mais seulement aux fins de légitimation, quand elle se sera, après dissolution du mariage, remariée avec
le véritable père de l’enfant. »
519
En effet tant que personne n’a attaqué sa filiation originaire avec succès, il demeure l’enfant du mari de
sa mère.
520
Parce que reconnu par son père biologique, suite à son désaveu par son père légitime.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


135
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

Pour les raisons précédemment exposées521, l’absence n’est pas une cause de
dissolution du lien matrimonial. Or, nul ne peut contracter un mariage avant la
dissolution du précédent. Dès lors, la mère de l’enfant légitime de l’absent, ne pourra
pas contracter un second mariage avec le géniteur de celui-ci, afin de lui offrir une
légitimité fondée sur la réalité biologique522.
Ainsi, les droits familiaux les plus lésés sont ceux de ce père qui ne pourra jamais,
en droit, être reconnu comme père de son enfant et être titulaire des droits de la
puissance paternelle sur celui-ci. Il pourra être impliqué dans son éducation en fait,
mais en droit, la puissance paternelle sur cet enfant sera toujours exercée par la
mère523.
En va-t-il autrement s’agissant de l’enfant qu’aurait eu le conjoint d’une femme
absente ?

b - L’enfant adultérin a pâtre


L’enfant adultérin a pâtre est celui né du commerce adultérin de son père. En
l'espèce, il s’agit de l’enfant qu’aurait eu le conjoint de la femme absente. Cet enfant
ne saurait être reconnu par son père « que du consentement » de l’épouse légitime
de celui-ci524. Eu égard à l’absence de celle dont le consentement est requis, pour la
validité de l’acte de reconnaissance de l’enfant adultérin, le droit de celui-ci à cette
reconnaissance, est compromis. Par ailleurs, en temps normal, la loi accorde au
conjoint adultère, le droit de reconnaître l’enfant né de son adultère, à la faveur d’une
procédure soit de divorce, soit de séparation de corps. Cette voie est corollairement
fermée au conjoint de la femme absente525. L’absence, il faut le rappeler, n’est pas
une cause dissolution du lien matrimonial526.

521
Cf. supra.
522
On mesure toute l’absurdité du maintien du lien matrimonial, après la déclaration de l’absence d’une
personne.
523
En représentation du père hors d’état de manifester sa volonté, cf. article 6, alinéa 2, 2° de la
loi relative à la minorité. L’article 6 dispose : « Durant le mariage, la puissance paternelle est exercée par
le père en sa qualité de chef de famille, sous réserve des dispositions de l’article 58 de la loi du 7 octobre
1964 relative au mariage. - Sauf décision judiciaire contraire, cette autorité est exercée par la mère : 1 °...
2°dans le cas où le père est hors d’état de manifester sa volonté en raison de son incapacité, de son
absence, de son éloignement ou de toute autre cause ; 3°... »
524
C’est ce qui ressort des dispositions de l’article 22 de la loi relative à la paternité et la filiation en ces
termes : « La reconnaissance par le père, de l’enfant né de son commerce adultérin n’est valable, sauf
en cas de jugement ou même de demande soit de divorce, soit de séparation de corps, que du
consentement de l’épouse ».
525
Cf. art 22 préc. note précédente..
526
Ni une cause de divorce, a priori, et elle est encore moins assimilée à un décès, ne serait-ce que
présumée, en droit ivoirien. A posteriori, il faut que le père lésé ose engager la procédure pour la défense
de son droit de reconnaître son enfant, sur le fondement de l'article 1er, 1" alinéa 4eme tiret de la loi relative
au divorce.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


136
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

Les intérêts dont la sauvegarde est assurée par le régime juridique de l’absence
sont également patrimoniaux. Leur protection fut l’un des objectifs visés par la
réforme du 28 décembre 1977 qui a favorisé une simplification substantielle du
régime juridique de l’absence en France. C’est ainsi que, en ce début de XXI eme
siècle, la définition que le droit positif français retient de l’absence est la suivante : «
L’absence est l’état d'une personne physique, qui a cessé de paraître à son domicile
ou à sa résidence et dont on n'a point eu de nouvelles, de sorte que son existence
est incertaine et qu’on doit présumer d’abord sa survie et ensuite son décès, le
jugement déclaratif d’absence, ou plus précisément la transcription de ce jugement à
l’état civil, marquant la limite du domaine de ces deux présomptions successives.
»527. Une telle perception de l’absence est conforme à l’objectif essentiel de la
régulation juridique, à savoir la sauvegarde de tous les intérêts si antagonistes
soient-ils. Et le droit, s’appuyant sur les vertus du temps, assure la protection de tous
les droits non exercés, sur le fondement du mécanisme de la prescription, pendant
trente ans au plus. C'est pourquoi, il convient de reconnaître avec le législateur
français du XXeme siècle, que cette « épée de Damoclès »528 ne doit pas tenir en joug
les héritiers présomptifs et le conjoint présent, au- delà de trente ans. Dès lors, pour
le législateur français, au bout de vingt ans, ceux-ci peuvent demander et obtenir
avant l’écoulement de trente longues années, un jugement déclaratif d’absence. Ce
jugement leur confère la qualité d’héritiers par la liquidation du régime matrimonial de
leur auteur529, et par l'ouverture de la succession de celui-ci.
Or, en droit ivoirien, le conjoint présent et les ayant droits de l'absent demeurent
sous le joug de « l’épée de Damoclès », toute leur vie durant. Le régime matrimonial
du disparu, quant à lui, est soumis à des règles inextricables. On peut donc affirmer,
sans se tromper, que ces différents droits patrimoniaux s’en trouvent étriqués.

Il - Des droits patrimoniaux étriqués


Le droit ivoirien, en cette matière, est caractérisé par une incohérence que
traduisent les deux idées suivantes : « La disparition met fin au lien matrimonial, mais
le régime matrimonial du disparu peut survivre à ce lien. L’absence ne met pas fin au
lien matrimonial, mais elle entraîne la

527
Florence LAROCHE-GISSEROT préc. p. 3.
528
Nous donnons ce qualificatif au mécanisme juridique de protection des droits non exercés par leur
titulaire négligent ou empêché à travers la notion de prescription.
529
Etant entendu que le mariage de celui-ci est, ipso facto, dissout.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


137
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

dissolution du régime matrimonial de la communauté de biens »530. Cette


incohérence est source de réduction des droits patrimoniaux des conjoints présents
ainsi que de ceux des ayants droit des disparus". En effet, la part de régime
matrimonial d’un défunt, constitue un élément de son patrimoine successoral, objet
des droits patrimoniaux de sa descendance531. De même, la part du conjoint
survivant matérialise les droits patrimoniaux que celui-ci détient du régime
matrimonial. Dès lors, si la corrélation entre le lien matrimonial et le régime
matrimonial est faussée532, on peut affirmer qu’il en résulte des droits patrimoniaux
étriqués aussi bien pour les conjoints (A) que pour les descendants des disparus (S).

A - Les droits patrimoniaux des conjoints


Il convient d’envisager distinctement, en quoi le régime matrimonial du conjoint du
disparu, ainsi que celui du conjoint de l’absent, sont régis par des règles en vertu
desquelles les droits patrimoniaux de ceux-ci sont étriqués.

1 - Le régime matrimonial du conjoint du disparu


Le régime matrimonial étant la charte de gestion des biens du ménage, la
dissolution du lien matrimonial entraîne, ipso facto, celle du régime matrimonial533. Le
législateur ivoirien n’a visé que deux causes de dissolution du lien matrimonial : la
mort de l’un des époux et le divorce. Par

530
Ces deux axiomes découlent d’une part, de l’article 69 de la loi relative à l’état civil, et d’autre part, de
article 139 du code civil, de l’article 2 de la loi relative au mariage ainsi que de l’article 95 de la loi relative
au mariage. L’article 69 dispose : « Si celui dont le décès a été judiciairement constaté reparaît
postérieurement au jugement déclaratif, le procureur de la République ou tout intéressé... peut poursuivre
l’annulation du jugement. - ...Le régime matrimonial auquel le jugement déclaratif avait mis fin reprend son
cours... » Il découle de l’article 139 code civil et de l’article 2 de la loi relative au mariage, que l’absence
ne dissout pas le lien matrimonial. Enfin, l’article 95 nouveau dispose : <■ la communauté se dissout par
la mort de l’un des époux, par l’absence, par le divorce, par la séparation de corps et par le changement
du régime de la communauté de bien en régime de la séparation de biens ».
531
Or, l’incohérence des textes en la matière a pour conséquence d’amputer les droits successoraux
des ayant droits du disparu.
532
Parce que, dans un cas, malgré la disparition, le régime matrimonial peut reprendre son cours, tandis
que dans l’autre, bien que le lien matrimonial ne soit pas dissout, il est mis fin au régime matrimonial.
533
Le régime matrimonial s'entend de la charte de gestion des biens de conjoints mariés. Le vocabulaire
juridique de l'association Henri Capitant en donne deux définitions dont nous ne retiendrons que la
première : « Au sens large, ensemble de règles d'ordre patrimonial qui régissent, au cours et à la
dissolution du mariage, les biens des époux (quant à la propriété, la disposition, l’administration et la
jouissance) et toutes les questions pécuniaires du ménage, tant dans les rapports entre époux que dans
les relations de ceux-ci avec les tiers, y compris les règles du régime primaire ».

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


138
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

ailleurs, selon l'article 68 alinéa 3 de la loi relative à l'état civil, « les jugements
déclaratifs de décès tiennent lieu d’actes de décès >>. Cette disposition identifie le
disparu à un défunt, si bien que le droit en tire les conséquences sur la situation
patrimoniale des conjoints, par la dissolution du régime matrimonial. C’est ainsi que,
en vertu de l’article 95 nouveau534, le décès est une cause de dissolution du régime
matrimonial de la communauté de biens. Cette solution est tout à fait logique. Ce qui
surprend, dans cet ensemble législatif, ce sont les dispositions de l’article 69 de la loi
relative à l'état civil qui régissent les conséquences du retour du disparu 535. En effet,
l’alinéa 3 de ce texte prévoit qu'en cas de retour du disparu, après qu’un jugement
déclaratif de décès a mis fin et à l’existence juridique de celui-ci et à son lien
matrimonial, son régime matrimonial reprend son cours. Et l’alinéa suivant envisage
l'hypothèse où le régime matrimonial est liquidé, avec toutes les conséquences que
cela entraîne, notamment le partage des biens dévolus en propres à chacun des ex-
époux536.Que signifient ces dispositions ?

Par hypothèse la décision de liquidation du régime matrimonial est passée en force


de chose jugée. La part du conjoint présent lui a été dévolue, les parts des héritiers
ont été attribuées à ceux-ci, et le disparu reparaît.

En vertu de quel artifice son régime matrimonial reprendra-t-il son cours ? La


question mérite d’être posée. En effet, d’une part, on ne saurait imaginer un régime
matrimonial qui ne repose sur un lien matrimonial, d’autre part, la dissolution du
régime matrimonial entraîne la liquidation de celui-ci.

On voit alors mal comment un régime matrimonial dissout reprendrait son cours.
Le législateur a-t-il simplement voulu dire que les ex-conjoints, en cas de remariage
demeurent soumis au même régime matrimonial ? Pareille interprétation ne saurait
être retenue. En effet, la logique juridique voudrait, qu’il contracte avec son ex-
conjoint, un nouveau mariage ayant

534
Ce qualificatif est adjoint à tous les articles du droit de la famille en Côte d'ivoire qui sont issus d’une
réforme des textes adoptés en 1964.
535
Article 69 : « si celui dont le décès a été judiciairement déclaré reparaît postérieurement au jugement
déclaratif, le procureur de la République ou tout intéressé peut poursuivre, dans les formes prévues aux
articles 78 et suivants, l’annulation du jugement. Il recouvre ses biens dans l’état où ils se trouvent, ainsi
que le prix de ceux qui ont été aliénés et les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à
son profit. Le régime matrimonial auquel le jugement déclaratif avait mis fin reprend son cours. S’il a été
procédé à une liquidation des droits des époux, devenue définitive, les biens dévolus en partage à
chacun d’eux leurs restent propres. Le rétablissement du régime matrimonial ne porte pas atteinte aux
droits acquis, sur le fondement de la situation apparente, par des personnes autres que les héritiers,
légataires ou titulaires quelconques de droits dont l’acquisition était subordonnée au décès du disparu.
Mention de l’annulation du jugement déclaratif est faite en marge de sa transcription ».
536
Rappelons qu’à l’époque de la rédaction de ce texte, tous les Ivoiriens étaient soumis au régime de la
communauté de biens.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


139
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

pour effet l’adoption d’un nouveau régime matrimonial. Si par extraordinaire son ex-
conjoint ne s’est pas encore remarié, celui-ci viendrait au nouveau mariage avec ses
biens, mais en propres, en vertu de l’alinéa 4 de l’article 69. Le disparu qui a reparu,
quant à lui, en vertu des dispositions de l’article 69, alinéa 2, est censé aller à cette
seconde union avec sa part de biens issus de son précédent régime matrimonial537.
L’hypothèse la plus complexe est celle où le conjoint survivant s’est déjà remarié.
Sa part de biens recueillie de son précédent régime matrimonial constitue ses biens
propres dans ce second mariage qui est valide. Comment le régime matrimonial de
son ex-conjoint reparu, peut-il alors reprendre son cours ? Le problème de la
protection des droits acquis par le conjoint survivant, que suggère notre interrogation,
trouve une solution à travers deux dispositions de l’article 69. D’abord, l’alinéa 4 qui
dispose : « S’il a été procédé à une liquidation des droits des époux, devenue
définitive, les biens dévolus en partage à chacun d’eux leur reste propres. ». Ensuite
l’alinéa 5 est conçu comme suit : « - Le rétablissement du régime matrimonial ne
porte pas atteinte aux droits acquis, sur le fondement de la situation apparente, par
des personnes autres que les héritiers, légataires ou titulaires quelconque de droits
dont l’acquisition était subordonnée au décès du disparu ». Il faut considérer que le
conjoint survivant fait partie des personne dont les droits acquis sont protégés par les
dispositions précitées. D’abord parce que ces dispositions ne visent pas le conjoint
survivant parmi les personnes exclues du bénéfice de la protection des droits
acquis538. Ensuite, parce que le conjoint survivant n’est pas hériter en droit ivoirien 539.
Par conséquent, la cession que celui-ci aurait faite de l’immeuble recueilli de la
liquidation du régime

537
Si éventuellement il recouvre ses biens dans l’état où ceux-ci se trouvent entre les mains de ses
héritiers en vertu de l'article 69, alinéa 2 de la loi relative à l'état civil.
538
Contrairement à son homologue français. En effet, l’article 69 est une réplique presque
parfaite de l’article 92 ancien du code civil. Article 92 ancien (ord. 23 août 1958) : Si celui dont
le décès a été judiciairement déclaré reparaît postérieurement au jugement déclaratif, le procureur de la
République ou tout intéressé peut poursuivre, dans les formes prévues aux articles 89 et suivants,
l’annulation du jugement. (Ord. 30 oct. 1945) Il recouvrera ses biens dans l’état où ils se trouveront, ainsi
que le prix de ceux qui auront été aliénés et les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus
échus à son profit. Le régime matrimonial auquel le jugement déclaratif avait mis fin reprend son cours.
S’il avait été procédé à une liquidation des droits des époux devenue définitive, le rétablissement du
régime matrimonial ne porte pas atteinte aux droits acquis, sur le fondement de la situation apparente par
des personnes autres que le conjoint, les héritiers, les légataires ou titulaires de droits dont l'acquisition
était subordonnée au décès du disparu. Mention de l’annulation du jugement déclaratif sera faite en
marge de sa transcription ».
539
Article 140, c. civ. : « si l’époux absent n’a point laissé de parents habiles à lui succéder, l’autre époux
pourra demander l’envoi en possession provisoire ». Le droit du conjoint survivant, de prendre part à la
succession est subordonné au défaut de parents au degré successible en vertu de l’article 39 de la loi
relative aux successions.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


140
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

matrimonial, serait inattaquable en vertu de l’article 69. Et cette protection des droits
acquis par le conjoint survivant, est un frein à la « résurrection » du régime
matrimonial du disparu qui reparaît. Mais ce n’est là que le résultat d'une
interprétation de l'article 69. Et si le législateur ivoirien réformait purement et
simplement l’article 69 de la loi relative à l’état civil ? En tout cas, de lege lata, son
inertie amenuise les droits patrimoniaux du conjoint survivant.
Le droit ivoirien traite-t-il plus favorablement les droits patrimoniaux du conjoint de
l’absent ?

2 - le régime matrimonial du conjoint de l’absent


En droit ivoirien, l’absent continue de bénéficier de la solide protection que lui a
conférée l’ancien régime juridique de l’absence issu du code Napoléon. Il n'est jamais
considéré comme un de cujus, si bien que le lien matrimonial qui le lie à son conjoint
est toujours valide. Par conséquent, son régime matrimonial suit son cours. Dans ce
contexte, la question est de savoir de quels droits peut se prévaloir le conjoint de
l’absent, quant à l’administration des biens de celui-ci.
La réponse à cette question ne saurait être linéaire, puisque l'administration des
biens de l'absent est organisée en fonction de la durée de la situation d’absence540.
Celle-ci est appréciée selon deux grandes séquences dans le temps : la période
pendant laquelle l’absence n’est que présumée, puis la période pendant laquelle
l’absence est déclarée541.

a - Pendant la période de présomption d’absence, ce sont les articles 112 à 114 du


code civil542, qui régissent l’administration des biens du présumé absent.
Communément, la question se pose de savoir, quel rapport ces dispositions
entretiennent avec les règles relatives aux pouvoirs que les époux tiennent de leur
régime matrimonial. En d’autres termes, lorsque le conjoint du présumé absent
exerce les droits patrimoniaux de celui-ci, il le

540
Sans oublier que l’appréciation des droits patrimoniaux du conjoint présent ne saurait se faire sans
tenir compte du point de savoir si c’est le mari ou si c'est la femme qui est absente.
541
Etant entendu qu’en droit ivoirien cette deuxième période est elle aussi appréciée en deux volets : il y
a d'abord la période pendant laquelle les héritiers présomptifs sont envoyés en
possession provisoire des biens de l'absent. Ensuite, il y a la période pendant laquelle ils sont envoyés
en possession définitif desdits biens. La première de ces deux période dure 30 ans tandis que la
deuxième dure jusqu'au retour hypothétique de l'absent.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


141
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

fait en vertu duquel des deux groupes de règles susvisées 543 ? La priorité revient aux
règles régissant l’absence ou à celles du régime matrimonial ?
Le régime juridique de l’absence, en droit ivoirien, ne fournit pas une réponse
explicite à cette interrogation. Mais, celle-ci peut découler d’une interprétation de
l’article 112 précité. Dès lors, le conflit entre ces deux groupes de textes peut tourner
en faveur des règles qui régissent les pouvoirs des époux. Il en sera ainsi chaque fois
que le régime matrimonial confère au conjoint présent, les pouvoirs nécessaires pour
représenter l'absent, et administrer valablement les biens de celui-ci. Cette
affirmation peut être étayée par une interprétation de l’article 112 précité. En effet, la
période de présomption d’absence continue d’être une situation de fait en droit
ivoirien544 ; et l’article 112 dispose : « S’il y a nécessité de pourvoir à l’administration
de tout ou partie des biens laissés par une personne présumée absente, et qui n’a
point de procureur fondé, il y sera statué par le tribunal de première instance, sur la
demande des parties intéressées ». En vertu de ce texte, et dans l’hypothèse où le
présumé absent est marié, on peut affirmer qu’il n’y a pas « nécessité de pourvoir à
l’administration de tout ou partie des biens laissés par cette personne ».
Ainsi, en application de l’article 112, il convient de retenir que le conjoint présent a
le pouvoir d’administrer les biens de l’absent, pendant la période de présomption
d’absence. Certes, ce pouvoir prend source dans le régime matrimonial des époux,
mais il ne confère guère à son titulaire que des droits d’accès difficile.
En effet, l’inégalité des sexes dans le couple, instituée en 1964, n’a pas été remise
en cause par le législateur de 1983545. Celui-ci a plutôt instauré une autonomie
professionnelle ainsi qu’une autonomie bancaire des époux. C’est ainsi que les
conjoints perçoivent chacun, leurs gains et salaires et peuvent en disposer librement,
après s’être acquittés des charges du ménage546. Or, les salaires constituent, le plus
souvent, l’essentiel des revenus de l’Ivoirien moyen ; et les sommes d'argent
destinées à faire face

Article 112 : <■ s’il y a lieu de pourvoir à l'administration de tout ou partie des biens laissés par une
personne présumée absente, et qui n'a point de procureur fondé, il sera statué par le tribunal de première
instance, sur la demande des parties intéressées ». Article 113 : « Le tribunal, à la requête de la partie la
plus diligente, commettre un notaire pour représenter les présumés absents, dans les inventaires,
comptes, partages et liquidations dans lesquels ils seront intéressés ». Article 114 : << Le ministère
public est spécialement chargé de veiller aux intérêts des personnes présumées absentes ; et il sera
entendu sur toutes les demandes qui les concernent ».
Cf. articles 53, 58, 62, 63, 64, 65, 66 nouveau, 68 nouveau, 75 nouveau, 76 nouveau, 79 nouveau, 80
nouveau et 81 nouveau, de la loi relative au mariage.
1,3
Par opposition au droit français où, en vertu de l’article 112, la présomption d’absence est constatée
par le juge des tutelles. Même si le droit ivoirien envisage la constatation de la présomption d’absence
concernant la filiation de l’enfant né dans le mariage plus de 300 jours après cette constatation. En outre,
le contrôle exercé par le ministère public conformément à l’article 114 ne change rien au fait que la
présomption d’absence est une situation de fait en Côte d’ivoire.
545
Cf. loi n" 64-375 du 7 octobre 1964 relative au mariage modifiée par la loi n" 83-800 du 2-8- 1983.
546
Cf. articles 53 et 68 nouveau, loi relative au mariage. Article 53 : « Il contribuent aux charges du
mariage en proportion de leurs facultés respectives. L’époux qui ne remplit pas cette obligation peut y
être contraint par la justice ». Article 68 nouveau-, « Chacun des époux perçois ses gains et salaires et
peut en disposer librement après s’être acquitté des charges du mariage ».

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE 142

à ces charges domestiques, sont en général déposées dans un compte en banque.


Dans ces conditions, affirmer que le conjoint présent a le pouvoir d’administrer les
biens de l’absent, suppose que celui-ci puisse accéder librement au compte bancaire
de l'absent. Pourtant, il n’en est rien547. Par conséquent, la situation d’absence
compromet l’efficacité de la règle du régime matrimonial, relative à la contribution
mutuelle des époux aux charges du ménage. C'est ainsi que, même le mari, avec
son statut de chef de la famille548, ne pourra pas accéder au compte en banque de sa
femme absente, sans autorisation du tribunal. Corrélativement, la femme qui est
censée le remplacer de plein droit en vertu du dernier alinéa de l’article 58549, n’aura
d’autre voie que celle de l'autorisation judiciaire. Certes, cette autorisation est fondée
sur le régime matrimonial, mais sa mise en œuvre n’est pas aisée 550. Les difficultés
relatives à la représentation d’un époux par l’autre551, sont communes aux deux
conjoints, en cas d’absence présumée.
Par ailleurs, la distribution des pouvoirs qu'ont les époux sur les biens du couple,
est fonction de la nature juridique de ceux-ci : biens propres, biens communs ou
biens réservés de la femme552. Le législateur, pour combler le

547
Un banquier, en tant que professionnel n'acceptera pas qu’un tiers au contrat qui le lie à son client,
accède au compte de celui-ci sans autorisation spéciale du juge.
" Article 58 : « Le mari est le chef de famille. Il exerce cette fonction dans l’intérêt commun du ménage et
7

des enfants. La femme concourt avec le mari à assurer la direction morale et matérielle de la famille, à
pouvoir à son entretien, à élever les enfants et à préparer leur établissement. La femme remplace le mari
dans sa fonction de chef s’il est hors d’état de manifester sa volonté en raison de son incapacité, de son
absence, de son éloignement ou de toute autre cause. »
549
Cf. note précédente.
1,9
Car, il faudrait que l’époux présent saisisse le président du tribunal de première instance ou de la
section de tribunal du lieu du domicile, d’une requête écrite ou verbale. Cette requête est examinée par le
président du tribunal dont l’autorisation revêt la forme d’une ordonnance. Cf. article 109, loi relative au
mariage : « celui des époux qui veut contraindre l’autre en justice à contribuer aux charges du mariage
dans les conditions prévues à l’article 53 peut obtenir du président du tribunal ou de la section du tribunal
du lieu du domicile sur requête écrite ou verbale l’autorisation de saisir-arrêter et de toucher dans la
proportion de ses besoins une part du salaire, du produit du travail ou des revenus de son conjoint. Le
président après avoir entendu le requérant et lui avoir fait les observations nécessaires ordonne, si celui-
ci persiste dans sa demande, la comparution des époux devant lui à la date qu’il indique et commet un
huissier pour notifier la citation au défendeur. L’ordonnance rendue, après audition des parties, est
exécutoire par provision nonobstant opposition ou appel. La signification de cette ordonnance faite au
conjoint et au tiers saisi par l’époux qui en bénéficie vaudra attribution à ce dernier sans autre procédure
des sommes dont la saisie est autorisée. En cas de changement dans la situation respective des époux
l’ordonnance peut être modifiée à la requête de l'un ou l’autre des époux ». NB : certes, ce texte vise la
mise en œuvre de l’article 53 de la même loi, mais rien ne s’oppose à la possibilité de l’étendre, par
interprétation par analogie, aux hypothèses visées par les articles 62 et 64. En effet tous ces trois textes
régissent les pouvoirs des époux dans le régime matrimonial primaire.
551
En vue de « toucher, dans la proportion de ses besoins, une part du salaire, du produit du travail ou
des revenus » de celui-ci.
552
Article 75 nouveau : « Sont propres à chacun des époux : 1 ° Les biens qu'il possède à la date du
mariage, ou qu’il acquiert postérieurement au mariage par succession ou donation ; 2° Les biens qu’il
acquiert à titre onéreux pendant le mariage lorsque cette acquisition a été faite en échange d’un bien
propre ou avec des deniers propres ou provenant de l’aliénation d'un bien propre. 3° Les vêtements et
linges à l’usage personnel de l’un des époux, les actions en réparation d’un dommage corporel ou moral,

1-20/2 Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


143
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

vide juridique créé, si le titulaire de tel ou tel pouvoir était hors d’état de manifester
sa volonté, a prévu deux mécanismes juridiques : la représentation, de l’époux non
disponible, par l'autre 553; l’autorisation judiciaire, de l’époux disponible, à agir sans le
concours ou le consentement de l’autre554.
Or, la situation de l’époux présumé absent, s’apparente à celle de l’époux hors d’état
de manifester sa volonté. La représentation d’un époux présumé absent par l'autre,
concerne l'exercice des pouvoirs que le régime matrimonial attribue à celui-là. En
vertu de ce régime, chacun des époux a

les créances et pensions incessibles et plus généralement tous les biens qui ont un caractère personnel
ainsi que tous les droits exclusivement attachés à la personne ; 4° Les instruments de travail nécessaires
à la profession de l'un des époux à moins qu’ils ne soient l’accessoire d’un fonds de commerce ou d’une
exploitation faisant partie de la communauté sous réserve des dispositions de l’article 101. ». Article 103
nouveau : « Lorsque les époux ont régulièrement opté pour le régime de la séparation de biens, chacun
d’eux conserve l'administration, la jouissance et la libre disposition de ses biens personnels. Chacun
d’eux reste seul tenu des dettes nées en sa personne avant ou pendant le mariage, hors le cas de
l’article 65 ». Article 79 nouveau : « Sous réserve de ce qui est dit aux article 68, 76 et 81, les biens
communs sont administrés par le mari ». Article 80 nouveau : « La femme a, pour administrer les biens
réservés, les mêmes pouvoirs que ceux attribués au mari pour administrer les biens communs ». Article
81 nouveau : « Le mari exerce seul tous les actes d’administration ou de disposition sur les biens
communs mais ne peut, sans le concours de l’épouse : -disposer de ces biens entre vifs à titre gratuit ; -
aliéner ou grever de droits réels les immeubles, fonds de commerce ou exploitation dépendant de la
communauté. Les legs faits par lui ne peuvent excéder sa part dans la communauté ». Article 83
nouveau : « chaque époux a l’administration, la jouissance et la libre disposition de ses biens propres ».
Article 76 nouveau: « Sont communs : 1 “Tous les biens acquis par les époux, à titre onéreux pendant le
mariage à l’exclusion de ceux visés à l'article précédent ; 2° Les biens donnés ou légués conjointement
aux deux époux ; 3° Les gains et salaires des époux provenant de leur activité professionnelle ainsi que
les économies sur les fruits et revenus de leurs biens propres. Toutefois, les biens que la femme acquiert
par ses gains et salaires dans l’exercice d’une profession séparée de celle de son mari sont réservés à
son administration, à sa jouissance et à sa libre disposition dans les limites fixées par l’article 80.
L’origine et la consistance des biens réservés sont établies tant à l’égard du mari que des tiers suivant
les règles de l’article 77 ».
553
Article 63 : >< S’il n'y a pas de séparation de corps entre eux, chacun des époux peut donner à l'autre
mandat de le représenter dans l'exercice des pouvoirs que le régime matrimonial lui attribue ». Article 64
: << Si l’un des époux se trouve hors d’état de manifester sa volonté, son conjoint peut se faire habiliter
par justice à le représenter, d’une manière générale ou pour certains actes particuliers, dans l’exercice
des pouvoirs visés à l’article précédent. Les conditions et l’étendue de cette représentation sont fixées
par le juge. A défaut de pouvoir légal, de mandat ou d’habilitation par justice les actes faits par l’un des
époux, en représentation de l’autre, sans pouvoir de celui-ci, ont cependant effet à son égard s’il a été
bien administré. ».
23
Article 62 : « L’époux qui veut faire un acte pour lequel le consentement de l’autre époux est
nécessaire, peut être autorisé par justice à agir sans le concours ou le consentement de celui-ci, s’il est
hors d’état de manifester sa volonté ou si son refus n’est pas justifié par l’intérêt de la famille. L’acte
passé dans les conditions prévues par l’autorisation de justice est opposable à l’époux dont le concours
ou le consentement fait défaut ».

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144
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

la libre administration de ses biens propres 555. Par ailleurs, tandis que les biens
communs sont administrés par le mari556, « la femme a, pour administrer ses biens
réservés, les mêmes pouvoirs que ceux attribués au mari pour administrer les autres
biens communs »557. Dès lors, en cas de présomption d'absence d’un époux, celui
qui est présent « peut se faire habiliter par justice à représenter l'autre, d'une
manière générale ou pour certains actes particuliers », dans l’exercice des pouvoirs
que le régime matrimonial attribue au présumé absent. Mais, étant entendu que ces
pouvoirs ne permettent pas d’accomplir des actes de dispositions558, le conjoint
présent a besoin d'une autorisation de justice pour agir sans le concours ou le
consentement de l’autre. Est-ce le même juge, saisi de la demande en
représentation559, qui examine la demande en autorisation d'agir sans le concours ou
le consentement de l'autre560?
Quelle que soit la réponse à cette question, force est de constater que, pendant la
période de présomption d’absence, les règles du régime matrimonial visées par les
articles 62 et 64, accordent au conjoint présent, des droits patrimoniaux toujours
soumis au contrôle du juge.
Le bilan des droits patrimoniaux du conjoint présent ne saurait être complet sans la
prise en compte des dispositions des articles 58 et 65561 de

555
Article 83 nouveau : « chaque époux a l’administration, la jouissance et la libre disposition de ses
biens propres ». Article 103 nouveau de la loi relative au mariage : « Lorsque les époux ont
régulièrement opté pour le régime de la séparation de biens, chacun d’eux conserve l’administration, la
jouissance et la libre disposition de ses biens personnels. Chacun d’eux reste seul tenu des dettes nées
en sa personne avant ou pendant le mariage, hors le cas de l’article 65 ».
556
Article 79 nouveau: «Sous réserve de ce qui est dit aux article 68, 76 et 81, les biens communs sont
administrés par le mari. ».
557
Les biens réservés de la femme sont une catégorie de biens communs que la femme acquiert avec
ses gains et salaires, dans l’exercice d’une profession séparée de celle de son mari. Cf. article 76
nouveau alinéa 2 de la loi relative au mariage
558
A savoir les actes de dispositions sur les biens meubles comme immeubles conformément aux
articles 80 et 81 de la loi relative au mariage.
559
Sur le fondement de l'article 64 de la loi relative au mariage.
560
Sur le fondement de l'article 62 de la loi relative au mariage.
561
Article 58 : « Le mari est le chef de famille. Il exerce cette fonction dans l'intérêt commun du
ménage et des enfants. La femme concourt avec le mari à assurer la direction morale et matérielle de la
famille, à pouvoir à son entretien, à élever les enfants et à préparer leur établissement. La femme
remplace le mari dans sa fonction de chef s'il est hors d'état de manifester sa volonté en raison de son
incapacité, de son absence, de son éloignement ou de toute autre cause ». Article 65 : « La femme
mariée a le pouvoir de représenter le mari pour les besoins du ménage et d'employer pour cet objet les
fonds qu'il laisse entre ses mains. Les actes ainsi accomplis par la femme obligent le mari envers les
tiers, à moins qu’il n'ait retiré à la femme le pouvoir de faire les actes dont il s’agit et que les tiers n’aient
eu personnellement connaissance de ce retrait au moment où ils ont traité avec elle ». Article 115 : «
Lorsqu’une personne aura cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence, et que depuis
quatre ans on n’en aura point eu de nouvelles, les parties intéressées pourront se pourvoir devant le
tribunal de première instance, afin que l’absence soit déclarée ». Article 121 : « Si l'absent a laissé une
procuration, ses héritiers présomptifs ne pourront poursuivre la déclaration d’absence et l’envoi en
possession provisoire qu'après dix ans révolus depuis sa disparition ou depuis ses dernières
nouvelles.».

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DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

la loi relative au mariage. En effet, en vertu de l’article 58, la femme remplace de


plein droit son mari en éloignement, dans sa fonction de chef de la famille. Quant à
l’article 65, il confère à la femme elle seule, un mandat domestique. Certes ce
mandat est un avantage pour la femme mariée dont le mari est présume absent.
Mais, « ce pouvoir de représenter le mari pour les besoins du ménage et d’employer
pour cet objet les fonds qu’il laisse entre ses mains » est éphémère. Il ne saurait
couvrir une période de présomption d’absence qui peut durer entre quatre et dix ans.
En somme, pendant cette première période, les droits du conjoint présent sont
presque insignifiants.

b - Une fois l’absence déclarée par la mise en œuvre des articles 115 et 121 du code
civil562, le jugement déclaratif d’absence n’a pas pour effet, de mettre fin à l’existence
juridique de l’absent. Au contraire, en vertu des articles 135 et 136 563, il n’y a ni
présomption de vie ni présomption de décès. C'est l’incertitude totale sur l’existence
de l’absent. Par conséquent, le lien matrimonial qui le lie à son conjoint présent
demeure valide tant que durera l’absence. Dans ces circonstances, de quels droits
patrimoniaux peut se prévaloir le conjoint présent ?
La question est digne d’intérêt dans la mesure où c’est ce lien matrimonial qui
génère le régime matrimonial, charte de gestion du patrimoine du couple. Dès lors, le
maintien du lien matrimonial entraîne la survie du régime matrimonial. Les
dispositions de l’article 124 du code civil, qui envisagent les droits patrimoniaux du
conjoint de l’absent, reposent sur cette logique564.

562
Article 115 : « Lorsqu’une personne aura cessé de paraître au lieu de son domicile ou de sa résidence,
et que depuis quatre ans on n’en aura point eu de nouvelles, les parties intéressées pourront se pourvoir
devant le tribunal de première instance, afin que l’absence soit déclarée ». Article 121 : «Si l’absent a
laissé une procuration, ses héritiers présomptifs ne pourront poursuivre la déclaration d’absence et l’envoi
en possession provisoire qu’après dix ans révolus depuis sa disparition ou depuis ses dernières nouvelles
».
563
Article 135 du code civil : « Quiconque réclamera un droit échu à un individu dont l’existence ne sera
pas reconnue devra prouver que le dit individu existait quand le droit a été ouvert ; jusqu’à cette preuve, il
sera déclaré non recevable dans sa demande. Article 136 : « S’il s’ouvre une succession à laquelle soit
appelé un individu dont l'existence n'est pas reconnue, elle sera dévolue exclusivement à ceux avec
lesquels il aurait eu le droit de concourir, ou à ceux qui l’aurait recueillie à son défaut ».
564
Article 124 : « L’époux commun en biens, s’il opte pour la continuation de la communauté, pourra
empêcher l’envoi provisoire, et l’exercice provisoire de tous les droits subordonnés à la condition du décès
de l’absent, et prendre ou conserver par préférence l’administration des biens de l'absent. Si l’époux
demande la dissolution provisoire de la communauté, il exercera ses reprises et tous ses droits légaux et
conventionnels, à la charge de donner caution pour les choses susceptibles de restitution. - La femme, en
optant pour la continuation de la communauté, conserve le droit d'y renoncer ensuite». En 1964, la
communauté réduite aux acquêts était le seul régime matrimonial en vigueur en Côte d’ivoire.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


146 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

Or, la mise en œuvre de l’article 124 a pour conséquence, la confiscation de tous


les droits patrimoniaux soumis à la condition du décès de l’absent. Ce texte consacre
un enchevêtrement entre les droits patrimoniaux du conjoint présent et ceux d’autres
ayants droits de l'absent565.
Cette confusion de ces deux groupes de droits profite-t-elle au conjoint ? L’option
pour la continuation de la communauté, entraîne-t-elle un accroissement de ses droits
patrimoniaux566 ? Ce n’est pas sûr pour plusieurs raisons.
L’un des effets de l’option du conjoint pour la continuation de la communauté est «
de prendre ou de conserver par préférence l’administration des biens de l'absent ».
Or, les précédents développements relatifs à la période de présomption d’absence,
ont livrés les limites des règles du régime matrimonial. Opter pour l’administration des
biens de l’absent, revient à s’exposer à la procédure de représentation visée par
l’article 64567. Par ailleurs, les biens du couple ne se ramènent pas aux seuls propres
des époux. Il y a les biens communs dont seul le mari a l’administration. Ainsi, tant
que c’est la femme qui est absente, le mari est à l'abri des difficultés liées à l’exigence
du recours au juge568. Mais, si c’est le mari qui est absent, la femme sera obligée de
requérir du tribunal l’autorisation de représenter celui-ci dans l'administration desdits
biens. Peut-être est-ce pour rattraper cette « injustice » que l'article 124 institue, en
son dernier alinéa, une autre « injustice » : la femme a le droit de renoncer à son
option de continuation de la communauté. Cependant, depuis la réforme de 1983, la
femme a sur ses biens réservés les mêmes droits que le mari sur les biens communs.
En outre, l’article 124 dispose: «si l’époux demande la dissolution provisoire de la
communauté il exerce ses reprises et tous ses droits légaux et conventionnels, à la
charge de donner caution pour les choses susceptibles de restitution. ». Que vaut une
dissolution provisoire assortie de la condition de fournir une garantie ?

565
Cf. détails infra.
566
L'article 124 du code civil fut reconduit dans l’ordre juridique ivoirien en 1965. Il s'agit d’une disposition
du code Napoléon. En 1965, le législateur ivoirien n’avait pas prévu le régime de la séparation de biens.
’35 Article 64 de la loi relative au mariage : « Si l’un des époux se trouve hors d’état de manifester sa
volonté, son conjoint peut se faire habiliter par justice à le représenter, d’une manière générale ou pour
certains actes particuliers, dans l’exercice des pouvoirs visés à l’article précédent. Les conditions et
l’étendue de cette représentation sont fixées par le juge. A défaut de pouvoir légal, de mandat ou
d’habilitation par justice les actes faits par l'un des époux, en représentation de l’autre, sans pouvoir de
celui-ci, ont cependant effet à son égard s’il a été bien administré ».
568
Pour représenter le titulaire du pouvoir d’administrer les biens communs. Etant entendu que tous les
actes de dispositions sont soumis a la rigueur de l'article 62 de la même loi.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE 147

Les nombreuses incohérences de l’article 124 ont certainement favorisé l’adoption


de l’article 95 nouveau de la loi relative au mariage, à de la réforme du 2 août 1983.
Ainsi, en vertu de ce texte, le lég admis que l’absence dissout la communauté. Cette
solution est dans la mesure où l’administration de la communauté par le conjoint
présent, en vertu des règles du régime matrimonial a ses limites569. Mais, dans
l’environnement d’incertitude créé par l’absence, elle n’est pas sans susciter des
réflexions. Notamment, elle soulève les deux questions suivantes : est-ce à dire que
l’article 124 du code civil est abrogé depuis l’entrée en vigueur de l’article 95
nouveau570 ? Si oui, cette abrogation a-t- elle mis fin aux incohérences, des
prévisions dudit texte?
D’abord, il convient de reconnaître que c’est tout à fait normal qu’une disposition
d’une loi du XIXeme siècle, soit abrogée par celle d’une autre loi du XXeme siècle571.
Surtout que la nouvelle loi a été déclarée abrogeant l’ancienne572. L’article 124 est
donc expressément abrogé par les prévisions de l’article 95 nouveau.
Cependant, cette abrogation laisse subsister des zones d’ombres. La mineure de
celles-ci est l’incohérence qui caractérise le fait que la dissolution de la communauté
ne soit pas l’effet de celle du lien matrimonial de l’absent. Comment envisager un
mariage sans régime matrimonial alors que, ce qui distingue le mariage des autres
formes d’union, c’est justement cette charte de gestion des biens du couple dictée
par « le droit des gens mariés »573 ?
Ensuite, la même loi qui a abrogé l’article 124, a introduit en droit ivoirien, le
régime matrimonial de la séparation de biens. Pourquoi l’article 95

569
Cf. supra développements sous le a)- la présomption d’absence.
570
L’article 95 nouveau : « la communauté se dissout par la mort de l’un des époux, par l’absence, par le
divorce, par la séparation de corps et par le changement du régime de la communauté de biens en
régime de la séparation de biens ». Article 124 : « L’époux commun en biens, s’il opte pour la
continuation de la communauté, pourra empêcher l’envoi provisoire, et l’exercice provisoire de tous les
droits subordonnés à la condition du décès de l’absent, et prendre ou conserver par préférence
l’administration des biens de l’absent. Si l'époux demande la dissolution provisoire de la communauté, il
exercera ses reprises et tous ses droits légaux et conventionnels, à la charge de donner caution pour les
choses susceptibles de restitution. La femme, en optant pour la continuation de la communauté, conserve
le droit d’y renoncer ensuite ».
571
Les dispositions de la nouvelle loi étant contraires à celles de la loi ancienne.
572
Cf. la loi n" 64-375 du 7/10/1964, modifiée par la loi n" 83-800 du 2/8/1983 relative au mariage, article
1 : « Les lois nouvelles concernant le nom, l’état civil, le mariage, le divorce et la séparation de corps, la
er

paternité et la filiation, l’adoption, les successions, les donations entre vifs et les testaments, prendront
effet, dans un délai maximum de deux années, à compter de leur promulgation, à une date qui sera fixée
par décret. A compter du jour où ces lois seront devenues exécutoires, les lois, les règlements et les
coutumes antérieurement applicables cesseront d’avoir effet dans les matières qui sont l’objet desdites
lois ».
573
C’est ainsi que les vieux auteurs français appelaient le mariage cf. Florence LAROCHHE-
GISSEROT, Absence, Rép. Civ. p. 7.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA 148

nouveau se limite à envisager uniquement la dissolution de la communauté de biens


et laisse subsister la séparation de biens ? Question intéressante ; car, la dissolution
de la communauté permet au conjoint présent ainsi qu’aux héritiers présomptifs
d’accéder à leurs droits patrimoniaux respectifs574. Dès lors, le législateur aurait dû
viser également la dissolution du régime de la séparation de biens. En effet, dans ce
régime, il y a des biens indivis auxquels sont intéressés les héritiers présomptifs et le
conjoint séparé de biens. Certes, on peut être tenté de dire que ce conjoint peut
exercer ses droits patrimoniaux sur les biens indivis en vertu de l'article 64, alinéa
1er144. Mais on ne saurait oublier les inconvénients de cette voie. A moins que les
héritiers présomptifs n’usent de la voie offerte par les articles 84 et 85 de la loi relative
aux successions et qui régissent l'action en partage. Cette action appartient aux
parents envoyés en possession contre les autres indivisaires 45. Or, cela ne rehausse
en rien le niveau des droits patrimoniaux du conjoint de l’absent. Au contraire, cela
fait une procédure de trop, avec son cortège de difficultés.
Par la dissolution du régime matrimonial, le conjoint présent acquiert la propriété
de sa part du régime matrimonial. Cependant, ce serait illusoire de croire que ce fait
lui garantit des droits patrimoniaux substantiels. En effet tant que ce conjoint
demeurera dans les liens du mariage de l’absent, une question parmi tant d’autres
demeure posée : celle de son accès à la contribution de l’absent aux charges du
mariage. Il lui faudra alors poursuivre le bénéfice de ce droit entre les mains des
héritiers présomptifs
146
majeurs .

B - Les droits patrimoniaux des descendants


Les descendants dont les droits patrimoniaux sont les plus étriqués sont ceux de
l'absent. Quant aux droits patrimoniaux des descendants du disparu, ils sont très peu
affectés.

574
Le premier pouvant accéder à la pleine propriété de sa part du régime matrimonial tandis que les
seconds pourront demander leur envoi en possession provisoire avant 30 ans.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


151 DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE

1 - Les droits patrimoniaux des descendants de l'absent


Ces droits se résument à peu de chose, en droit ivoirien. Ce sont des droits étriqués
pour plusieurs raisons. La première de ces raisons est que l’absent n’étant pas un de
cujus, ses descendants ne sont pas des héritiers, mais des héritiers présomptifs. La
deuxième raison, qui découle de la première, est que l’accès de ceux-ci à leurs droits
successoraux, est retardé par la durée de la situation d’absence.
D’abord, c’est l’ouverture pure et simple de l’hérédité qui installe les successibles
dans une situation confortable et durable. Parmi les successibles, cette situation est
l’apanage des seuls héritiers, auxquels sont dévolus les biens de leur auteur 575. En
effet, la dévolution s’entend de l’accession, de plein droit à la propriété du patrimoine
successoral. Or, en droit ivoirien, puisque l’absent n’est jamais considéré comme
décédé, ses successibles sont des héritiers dits « présomptifs ». Ceux-ci vivent, avec la
menace de l’éventualité du retour de l’absent. En vertu des articles 120 et 129 du code
civil, ils sont obligés de se faire envoyer en possession des biens de l’absent 576 ; et
l’envoi en possession s’impose au successible dont la qualité doit être contrôlé par le
juge. En l’espèce, le fondement de l’obligation de demander l’envoi en possession tient
au fait que l’absent n’est un de cujus577. Par ailleurs, la décision d’envoi en possession
est elle- même subordonnée aux résultats d’une procédure judiciaire spécifique : celle
de la déclaration d’absence578. La mise en œuvre et la durée de cette procédure
préalable, sont des données essentiellement variables dans le

575
Les successibles ou héritiers présomptifs sont les individus appelés par la loi à recueillir une succession,
les héritiers ceux qui la recueillent effectivement : en pratique, on prend parfois le mot héritier dans le sens
de successible (Raymond LE- GUIDEC et Gérard CHABOT, « Succession (dévolution) », Répertoire civil de
l’encyclopédie Dalloz, janvier 2009, p. 5, n" 2.).
576
Article 120, code civil : « Dans le cas où l’absent n’aurait point laissé de procuration pour l’administration
de ses biens, ses héritiers présomptifs, au jour de sa disparition ou de ses dernières nouvelles, pourront en
vertu du jugement déclaratif d’absence, se faire envoyer en possession provisoire des biens qui
appartenaient à l’ab sent au jour de son départ ou de ses dernières nouvelles, à la charge pour eux de
donner caution pour la sûreté de leur administration». Article 129: «Si l’absence a duré trente ans depuis
l’envoi provisoire, ou depuis l’époque à laquelle l’époux commun aura l’administration des biens de l’absent,
ou s’il s’est écoulé cent ans révolus depuis la naissance de l’absent, les cautions seront déchargées ; tous
les ayant droits pourront demander le partage des biens de l'absent et faire prononcer l’envoi en possession
définitif par le tribunal de première instance. »
577
Jean HERAIL, « Envoi en possession », Répertoire civil de l'encyclopédie Dalloz, p. 1, n°4.
578
En vertu desl’articlesl 15 et 121 du code civil. Article 115 : « Lorsqu’une personne aura cessé de paraître
au lieu de son domicile ou de sa résidence, et que depuis quatre ans on n’en aura point eu de nouvelles, les
parties intéressées pourront se pourvoir devant le tribunal de première instance, afin que l’absence soit
déclarée ». Article 121 : « Si l’absent a laissé une procuration, ses héritiers présomptifs ne pourront
poursuivre la déclaration d’absence et l’envoi en possession provisoire qu’après dix ans révolus depuis sa
disparition ou depuis ses dernières nouvelles ».

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA 152

temps579. En droit ivoirien, les difficultés que représentent ces données sont aggravées
par les faiblesses de l’organisation judiciaire. Celle-ci est caractérisée par un seul ordre
de juridiction et une insuffisance de personnels. De surcroît, on ne saurait ignorer que
les frais de justice ne sont pas à la portée de tous les justiciables ivoiriens 580.
En outre, les droits patrimoniaux examinés ici, sont soumis à un régime juridique qui
s’apprécie, chronologiquement en deux principales phases581. Ainsi, pendant la période
où leur auteur n’est que présumé absent, les descendants n’ont aucun droit sur les
biens de celui-ci. En effet, pendant cette période, soit c’est un notaire désigné par le
tribunal qui administre le patrimoine du présumé absent, soit c'est le conjoint de celui-ci
qui le fait en vertu de son régime matrimonial582. On peut affirmer que, pendant cette
période, leurs droits patrimoniaux sont inexistants. Cependant, avec l’écoulement du
temps, le droit envisage ces droits, à la lumière des règles régissant la période de
l’absence déclarée.
Par conséquent, le droit d'accéder au patrimoine de leur auteur, leur est ouvert après
5 ou 11 ans, selon qu’ils sont diligents ou négligents583. La

579
II s’agit notamment des délais de droit commun, en procédure civil, auxquels s'ajoutent des délais que
suggèrent l’évolution dans le temps de la situation d'absence. En effet, le régime juridique de l’absence est
sous-tendu par l’idée selon laquelle les intérêts à protéger varient selon l’écoulement du temps et que, la
certitude acquise de la survie ou du décès, doit l'emporter sur l’organisation de l’incertitude.
580
Cf. note 70 pour les indicateurs macro-économiques. Les frais de justice, depuis l’enrôlement jusqu’au
retrait de la grosse, sont estimés à environ 150 000 FCFA (soit 228,68 €, soit 323, 29 $) hors les
émoluments d’un éventuel avocat.
581
Avant le jugement déclaratif d’absence, la période de la présomption d'absence n'est qu’une situation de
fait. La période suivante dite de l'absence déclarée est elle-même perçue en deux sous ensembles. C’est
ainsi que l’envoi en possession des héritiers présomptifs se fait selon une progression allant de l’envoi en
possession provisoire à l'envoi en possession définitif.
54
Cf. développements relatifs aux droits patrimoniaux du conjoint de l’absent.
583
Selon les prévisions des articles 115 à 122. Article 115 : « Lorsqu’une personne aura cessé de paraître
au lieu de son domicile ou de sa résidence, et que depuis quatre ans on n’en aura point eu de nouvelles, les
parties intéressées pourront se pourvoir devant le tribunal de première instance, afin que l’absence soit
déclarée ». Article 116 : •> Pour constater l’absence, le tribunal, d'après les pièces et documents produits,
ordonnera qu’une enquête soit faite contradictoirement avec le procureur de la République, dans
l’arrondissement du domicile, et dans celui de la résidence, s’ils sont distincts l’un de l'autre. » Article 117 : «
Le tribunal, en statuant sur la demande, aura d’ailleurs égard aux motifs de l’absence et aux causes qui ont
pu empêcher d’avoir des nouvelles de l’individu présumé absent.» Article 118: «Le procureur de la
République enverra, aussitôt qu’ils seront rendus, les jugements tant préparatoires que définitifs, au ministre
de la justice qui les rendra publics. » Article 119 : «Le jugement de déclaration d’absence ne sera rendu
qu’un an après le jugement qui aura ordonne l'enquête. » Article 120 : « Dans le cas où l'absent n’aurait
point laissé de procuration pour l’administration de ses biens, ses héritiers présomptifs, au jour de sa
disparition ou de ses dernières nouvelles, pourront en vertu du jugement déclaratif d’absence, se faire
envoyer en possession provisoire des biens qui appartenaient à l’ab sent au jour de son départ ou de ses
dernières nouvelles, à la charge pour eux de donner caution pour la sûreté de leur administration ». Article
121 : « Si l'absent a laissé une procuration, ses héritiers présomptifs ne pourront poursuivre la déclaration
d’absence et l’envoi en possession provisoire qu’après dix ans révolus depuis sa disparition ou depuis ses
dernières nouvelles ». Article 122 : « Il en sera de même si ia procuration vient à cesser ; et,
151 DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE

procédure de déclaration d’absence demeure un préalable, indispensable à toute


liquidation de la situation patrimoniale de l’absent. Cette procédure implique la
recherche de la date de la disparition de l’intéressé, ne serait-ce que pour la
recevabilité de la demande. Cette exigence, que sous-tendent les différents délais au
bout desquels la procédure peut être enclenchée, découle des dispositions des articles
115 à 122 du code civil584.
Or, quelles sont les aspirations des descendants, qui ont d’initié la procédure de
déclaration judiciaire de l’absence de leur auteur ? Il s’agit essentiellement d’obtenir le
règlement « définitif »585 de la situation patrimoniale de leur auteur absent, par l’envoi
en possession définitif et le partage des biens de celui-ci. Pourtant, le prononcé d’un
jugement déclaratif d’absence ne facilite pas pour autant l’accès aux droits
patrimoniaux pour les descendants. En effet, ce jugement n’a pas pour effet de mettre
fin à l’existence juridique de l’absent. Dès lors, l’incertitude totale sur existence de
l’absent, dure jusqu’au retour de celui-ci. Dans cet environnement d’incertitude, le droit
ivoirien subordonne l’accès aux droits auxquels peuvent prétendre les descendants de
l’absent, aux conditions visées aux articles 120 et 129586. En substance, ces textes
prévoient que, trente ans après l’envoi en possession provisoire, les héritiers
présomptifs peuvent se faire envoyer en possession définitif des biens de l’absent. Or,
l’envoi en possession provisoire est une situation de précarité qui dure trente ans au
plus, et au moins cent ans d’âge de l’absent587. En outre, la période d’envoi en
possession définitif, dure jusqu’au retour éventuel de l’absent. Dès lors, les droits
patrimoniaux que les héritiers présomptifs recueillent, au prix de trois procédures
échelonnées sur environ quarante ans, ne leurs sont attribués que sous réserve du
retour de l’absent.
C’est ainsi que, pendant la période d’envoi en possession provisoire, les héritiers
présomptifs ne sont que dépositaires des biens de l’absent. Ils ont l’administration de
ceux-ci et sont comptables envers l’absent qui

dans ce cas, il sera pourvu à l’administration des biens de l’absents comme il est dit au chapitre premier du
présent titre. »
Cf. note n ° 151.
585
Les guillemets renvoient à l'idée d’un définitif qui n'est, en fait, qu’un provisoire, puisque le retour de
l’absent n’est jamais exclu.
586
Article 120 : « Dans le cas où l’absent n’aurait point laissé de procuration pour l’administration de ses
biens, ses héritiers présomptifs, au jour de sa disparition ou de ses dernières nouvelles, pourront en vertu
du jugement déclaratif d’absence, se faire envoyer en possession provisoire des biens qui appartenaient à
l’absent au jour de son départ ou de ses dernières nouvelles, à la charge pour eux de donner caution pour
la sûreté de leur administration ». Article 129 : « Si l’absence a duré trente ans depuis l’envoi provisoire, ou
depuis l’époque à laquelle l’époux commun aura l’administration des biens de l’absent, ou s’il s’est écoulé
cent ans révolus depuis la naissance de l’absent, les cautions seront déchargées ; tous les ayants droit
pourront demander le partage des biens de I «absent et faire prononcer l’envoi en possession définitif par le
tribunal de première instance. >
Selon les prévisions de l’article 129 préc., note 156.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA 152

reparaîtrait588. En prévision de ce retour potentiel, les obligations mises à leur charge


par les articles 126 à 128 sont très lourdes589. D’ailleurs, par le seul fait d'obtenir l’envoi
en possession provisoire, ils endossent « la charge de donner caution pour la sûreté de
leur administration590 ». Il faut souligner que, avant la réforme du 2 août 1983 591, il y
avait un conflit potentiel entre droits du conjoint présent et ceux des autres ayant droits
de l'absent592. Celui-ci avait la possibilité d’empêcher l’envoi en possession des héritiers
présomptifs16 , en optant pour la continuation de la communauté. En effet, la mise en
œuvre de l’article 124 leur fermait la voie de l’envoi en possession provisoire, ainsi que
l’ouverture d’un éventuel testament. Mais, l’abrogation de l’article 124 66 n’a pas mis fin
à tous les conflits d’intérêts suscités par les dispositions surannées de ce texte. En
prévoyant que l’absence entraîne la dissolution du régime de la communauté
uniquement, l’article 95 nouveau laisse non résolue la

588
Article 125 : « La possession provisoire ne sera qu'un dépôt qui donnera à ceux qui l’obtiendront,
l'administration des biens de l'absent, et qui les rendra comptables envers lui, en cas qu'il reparaisse ou
qu’ont en ait des nouvelles. »
589
Article 126 : « ceux qui auront obtenu l'envoi provisoire ou l'époux qui aura opté pour la continuation de
la communauté, devront faire procéder à l'inventaire du mobilier et des titres de l'absent, en présence du
procureur de la République près le tribunal de première instance. Le tribunal ordonnera, s'il y a lieu, de
vendre tout ou partie du mobilier. Dans le cas de vente, il sera fait emploi du prix, ainsi que des fruits échus.
Ceux qui auront obtenu l'envoi provisoire pourront requérir, pour leur sûreté, qu'il soit procédé, par un
expert nommé par le tribunal, à la visite des immeubles, à l’effet d'en constater l’état. Son rapport sera
homologué en présence du procureur de la République ; les frais en seront pris sur les biens de l’absent ».
Article 127 : « Ceux qui, par suite de l'envoi en provisoire ou de l'administration légale, auront joui des biens
de l’absent ne seront tenus de lui rendre que le cinquième des revenus, s’il reparaît avant quinze ans
révolus depuis le jour de sa disparition ; et le dixième, s'il ne reparait qu'après les quinze ans. Après trente
ans d’absence, la totalité des revenus leur appartiendra. » Article 128 : « Tous ceux qui ne jouiront qu’en
vertu de l’envoi provisoire ne pourront aliéner ni hypothéquer les immeubles de l’absent. » Nous avons
même souligné supra, l’obligation mise à leur charge l’article 134 à l'égard du conjoint présent et en vertu
du lien matrimonial qui continue d'exister entre celui-ci et leur auteur.
590
Article 120 : « Dans le cas où l'absent n'aurait point laissé de procuration pour l’administration de ses
biens, ses héritiers présomptifs, au jour de sa disparition ou de ses dernières nouvelles, pourront en vertu
du jugement déclaratif d'absence, se faire envoyer en possession provisoire des biens qui appartenaient à
l'absent au jour de son départ ou de ses dernières nouvelles, à la charge pour eux de donner caution pour
la sûreté de leur administration. ».
591
Pour l'abrogation de l’article 124 à la faveur de la réforme de 1983, cf. supra les droits du conjoint de
l’absent.
592
Sur le fondement de l’article 124 du code civil. Article 124 : « L'époux commun en biens, s’il opte pour la
continuation de la communauté, pourra empêcher l'envoi provisoire, et l’exercice provisoire de tous les
droits subordonnés à la condition du décès de l'absent, et prendre ou conserver par préférence
l'administration des biens de l'absent. Si l'époux demande la dissolution provisoire de la communauté, il
exercera ses reprises et tous ses droits légaux et conventionnels, à la charge de donner caution pour les
choses susceptibles de restitution. La femme, en optant pour la continuation de la communauté, conserve le
droit d'y renoncer ensuite». En 1964, la communauté réduite aux acquêts était le seul régime matrimonial en
vigueur en Côte d’ivoire.
153
DOUTE QUANT A L’EXISTENCE DE LA PERSONNE
155
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

question des biens indivis dans le régime de la séparation de biens . Certes, le droit
patrimonial de la famille est celui du couple en vertu du régime matrimonial que celui-
ci se donne. Mais c’est également le droit de la transmission aux générations futures,
du fruit des labeurs de leur auteur, à travers les successions et les libéralités. Or, ce
droit ne favorise pas cette transmission aux descendants de l’absent séparé de
biens. Pire, ce droit ne leur garantit même pas l’envoi en possession provisoire. Les
héritiers présomptifs de l’absent séparé de biens sont contraints d’attendre
l’ouverture de la période d’envoi en possession définitif, pour revendiquer leurs droits
sur les biens indivis 168
Les descendants de l’absent ont-ils plus de droits après qu’ils ont obtenu l’envoi en
possession définitif des biens de leur auteur ? Selon l’article 129 du code civil, l’envoi
en possession définitif fait suite au partage des biens de l’absent. Chaque héritier
présomptif est envoyé en possession de sa part. Il est désormais titulaire de plus de
droit que par le passé, mais il n’est pas propriétaire des biens dont il a la
possession593. En effet, l’article 132 du même code prévoit que si l’absent reparaît,
même après l’envoi en possession définitif, il recouvre ses biens dans l’état où ceux-
ci se trouvent594. Certes, les droits des héritiers présomptifs auront connu une
évolution, mais ils ne sont guère hissés au rang d’héritiers. C’est ainsi qu’ils sont
même obligés de se faire envoyer en possession de la part de leur père dans la
succession leur grand-père ; car, l’absent n’étant pas considéré comme mort, la voie
de la représentation successorale leur est fermée595. Enfin, les dispositions de
l’article 134 confirment le caractère

593
Article 131 : <• si l’absent reparaît, ou si son existence est prouvée pendant l’envoi provisoire, les
effets du jugement qui aura déclaré l’absence cesseront, sans préjudice, s’il y a lieu, des mesures
conservatoires prescrites au chapitre premier du présent titre, pour l’administration de ses biens ».
594
Article 132: « Si l'absent reparaît, ou si son existence est prouvée, même après l’envoi définitif, il
recouvrera ses biens dans l’état où ils se trouveront, le prix de ceux qui auraient été aliénés, où les biens
provenant de l’emploi qui aurait été fait du prix de ses biens vendus. ».
595
Article 135 : « Quiconque réclamera un droit échu à un individu dont l’existence ne sera pas reconnue
devra prouver que le dit individu existait quand le droit a été ouvert ; jusqu'à cette preuve, il sera déclaré
non recevable dans sa demande. Article 136 : « S'il s’ouvre une succession à laquelle soit appelé un
individu dont l’existence n’est pas reconnue, elle sera dévolue exclusivement à ceux avec lesquels il
aurait eu le droit de concourir, ou à ceux qui l’aurait recueillie à son défaut». Article 137 : « les
dispositions des deux articles précédents auront lieu sans préjudice des actions en pétition d”hérédité et
d'autres droits, lesquels compèteraient à l’absent ou à ses représentants ou ayant cause, et ne
s'éteindront que par le laps de temps établi pour la prescription ». Article 138 : « tant que l’absent ne se
représentera pas, ou que les actions ne seront point exercées de son chef, ceux qui auront recueilli la
succession gagneront les fruits par eux perçus de bonne foi. ».

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


154 THIERO EP. MEMAN KAMOHAN F ATI MATA

étriqué des droits patrimoniaux des héritiers présomption présomptifs de l'absent. En


vertu de ce texte, l’envoi en possession opère transmission des dettes de l’absent à
ceux-ci. Les descendants du disparu, en revanche, bénéficient d’une situation
préférable.

2 - Les droits patrimoniaux des descendants du disparu


Les intérêts des ayant droits du disparu ne sont pas lésés au même degré que le
sont ceux des descendants de l’absent. En effet, contrairement à ceux-ci, les
descendants du disparu sont des héritiers596. On appelle héritiers ceux qui recueillent
effectivement la succession. C’est ainsi que, suite à la déclaration judiciaire de décès
de leur auteur, le patrimoine successoral de celui-ci leur est dévolu. Certes, par
opposition aux descendants de l'absent, ceux du disparu ont des droits consolidés et
plus consistants. Cependant, leur accès à leurs droits est plus fastidieux que dans
l’hypothèse d'un de cujus, à savoir celui dont le décès est avéré. En effet, eu égard à
l'absence de corps de celui dont la mort est certaine ou probable, la loi met à la
charge des successibles de celui-ci, l'obligation de rapporter la preuve de son décès,
avant de se prévaloir de leur statut d’héritiers. C’est ce que prévoit l’article 64 de la
loi relative à l’état civil. Or aucune procédure judiciaire n’est facile. Les difficultés en
la matière tiennent au coût de ces procédures, aussi bien d’un point de vue financier
que de celui des délais1 3. Mais, une fois cette seule et unique procédure surmontée,
les descendants du disparu597, sont propriétaires de leurs parts successorales
jusqu'au retour hypothétique de celui-là. Les concernant, on peut affirmer que leurs
situation est moins préoccupante que celle des descendants de l’absent. Enfin, ils
n’encourent pas la rigueur des dispositions de l’article 131 du code civil issu de la loi
du 28 décembre 1977598. Ces dispositions ont été déclarées applicables à la
disparition par l’article 92 du même code599.

596
Les successibles ou héritiers présomptifs sont les individus appelés par la loi à recueillir une
succession, les héritiers ceux qui la recueillent effectivement : en pratique, on prend parfois le mot
héritier dans le sens de successible (Raymond LE- GUIDEC et Gérard CHABOT, « Succession
(dévolution) », Répertoire civil de l'encyclopédie Dalloz, janvier 2009, p. 5, n" 2).
597
Bien qu’étant sous le joug de « l’épée de Damoclès » que constitue un éventuel retour du disparu.
598
En attendant que, de lege ferenda, le législateur amorce une réforme de la matière.
599
Article 92 du code civil : « Si celui dont le décès a été judiciairement déclaré reparaît postérieurement
au jugement déclaratif, le procureur de la République ou tout intéressé peut poursuivre, dans les formes
prévues aux articles et suivants, l’annulation du jugement. Les dispositions des articles 130, 131 et 132
sont applicables en tant que de besoin. ». Article 130 C.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


155
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

Conclusion
Le législateur ivoirien a failli à son devoir de vigilance dans la régulation sociale,
relativement au droit de l’absence et de la disparition. Le droit vit et se nourrit de
l’évolution de la société à laquelle il s’applique. D’ailleurs, ne dit-on pas que la règle
de droit doit être le reflet de celle-ci, sous peine d’encourir la désuétude en cas de
rejet par le corps social ? Or, la société ivoirienne vit au même rythme que ses
homologues du reste du monde. Le prodigieux développement des moyens de
communication, a remis en cause les considérations qui ont suscité les solutions
retenues par le code civil de 1804600. En effet, la doctrine française avait commencé à
critiquer ces solutions dès la première moitié du XXe siècle601. Ces critiques ont reçu
un écho en législation à travers la réforme du 28 décembre 1977. C’est ainsi que
depuis cette réforme, le droit français organise l’absence selon deux périodes
correspondant successivement à une présomption de vie et à une présomption de
décès.
Pourquoi, 46 ans après, le législateur ivoirien n’a-t-il toujours pas suivi le
mouvement de remise en cause du régime juridique de l’absence issu du code
Napoléon602 ? Craint-il de sacrifier les droits de l’absent603 ? Cette crainte ne se
justifie pas, car la déclaration d’absence correspond à une présomption de décès,
présomption simple, qui peut être détruite par l’absent de retour.
Peut-être que la réticence du législateur ivoirien à réformer le droit de l’absence
pourrait être justifiée par la rareté des cas d’absence ?604 Pareille

civ. : « L'absent dont l'existence est judiciairement constatée recouvre ses biens et ceux qu'il aurait dû
recueillir pendant son absence dans l'état où ils se trouvent, le prix de ceux qui auraient été aliénés ou
les biens acquis en emploi des capitaux ou des revenus échus à son profit ». Article 131 C. civ.: «Toute
partie intéressée qui a provoqué par fraude une déclaration d'absence, sera tenue de restituer à l'absent
dont l'existence est judiciairement constatée les revenus des biens dont elle aura eu la jouissance et de
lui en verser les intérêts légaux à compter du jour de la perception, sans préjudice, le cas échéant, de
dommages-intérêts complémentaires. Si la fraude est imputable au conjoint de la personne déclarée
absente, celle- ci sera recevable à attaquer la liquidation du régime matrimonial auquel le jugement
déclaratif d'absence aura mis fin. » Art. 132 C. civ. : « Le mariage de l'absent reste dissous, même si le
jugement déclaratif d'absence a été annulé. ».
17
Ces considérations étaient déjà ébranlées en France lorsque la Côte d’ivoire et son ordre juridique
ont émergé en 1960.
601
Cf. D. VEAUX, « Absents et disparus », D. 1947, chron. p. 42 : D. ROUGHOL-VALDEYRON,
Recherches sur l'absence en droit français, PUF, 1970.
602
Et reconduit dans l’ordre juridique ivoirien.
603
La déclaration d'absence équivalent un décès, le risque est gros de le voir spolier de ses droits.
,81
Cette question qui soulève le problème de l’intérêt pratique de l’institution de l’absence a été examinée
par nos prédécesseurs français qui disposaient de statistique selon lesquelles, en 1976, 50 jugements
déclaratifs d’absence ont été rendus (Jean BERNARD de SAINT-
AFFRIQUE, « La réforme de l’absence », in Répertoire du notariat Defrénois 1978, article 31834, note 8).

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


156
THIERO EP. MEMAN KAMOHAN FATIMATA

justification ne résiste pas à l'analyse. Au contraire, le cloute sur l’existence de la


personne est une question d’actualité et d’avenir en Côte d’ivoire. En effet, il faudra
qu’au sortir des crises politico-militaires en cours depuis 2002, la situation juridique
de tous ceux qui sont aujourd’hui portés disparus, soit régularisée1 2.
Quoiqu’il en soit, les dispositions relatives au doute quant à l'existence d’une
personne, qui sont actuellement en vigueur en droit ivoirien, n’ont plus leur raison
d'être. Elles sont contraires à l’esprit de la régulation sociale, qui est d'assurer une
protection des intérêts antagonistes. Cette oeuvre de protection favorise la
consolidation des droits et partant, garantit la sécurité juridique. Justement, en l’état
actuel de la législation, de quelle sécurité juridique peut se prévaloir un héritier
présomptif ? A l’évidence aucune. En effet, le droit civil garantit la consolidation de
tous les droits au bout d'un délai de trente ans 83. Or, le régime juridique de l'absence
ne favorise guère la consolidation des droits des proches de l’absent. Le législateur
ivoirien devrait se soucier de réduire l’impact de la situation de doute, sur le droit
patrimonial de la famille. Pour y parvenir, il conviendrait, sans aboutir à une imitation
servile, explorer la voie empruntée par son homologue français605.
En raison de l’évolution actuelle des moyens de communication606, une réforme du
régime juridique de l’absence au XXIe siècle, en Côte-d’Ivoire, pourrait avoir
l'ambition d’aller au-delà de la révolution opérée par le législateur français du XXe
siècle607. On pourrait proposer, en plus de l’admission d’une présomption de décès
dans ce régime, la réduction des

605
Cette voie s'inscrit dans une redéfinition de l'absence telle que rapportée par Florence LAROCHE-
GISSEROT comme suit « L'absence est l’état d’une personne physique, qui a cessé de paraître à son
domicile ou à sa résidence et dont on n'a point eu de nouvelles, de sorte que son existence est incertaine
et qu’on doit présumer d’abord sa survie et ensuite son décès, le jugement déclaratif d’absence, ou plus
précisément la transcription de ce jugement à l'état civil, marquant la limite du domaine de ces deux
présomptions successives. »
606
Puisque l'esprit qui a sous-tendu l'ancien régime se justifiait essentiellement, par les difficultés que les
uns et les autres rencontraient, quant à la recherche de nouvelles de celui qui s'est éloigné de son
domicile.
607
Cf. notamment André BRETON, ■■ L’absence selon la loi du 28 décembre 1977, variations sur le
thème de l’incertitude », D. 1978, chron. p. 241, Florence LAROCHE-GISSEROT, Rep. Civ. Dalloz, 2008,
« L'absence », Bernard de SAINT AFFRIQUE, « La réforme de l'absence », Defrénois 1978 art. 31824.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


157
DOUTE QUANT A L'EXISTENCE DE LA PERSONNE

différents délais608. Enfin, un autre impératif consisterait à accroître les droits du


disparu de retour609.

608
Cela pourrait se traduire par la fixation de la durée de la période de présomption d’absence à 7ans au
moins et 15 ans au plus. L’absence étant déclarée la 8e ou la 16e année, la protection des différents
intérêts en présence serait assurée au mieux.
609
Le législateur français est parvenu à cet accroissement en vertu de l'article 131 du code civil en ces
termes : « Toute partie intéressée qui a provoqué par fraude une déclaration d’absence, sera tenue de
restituer à l’absent dont l’existence est judiciairement constatée les revenus des biens dont elle aura eu
la jouissance et de lui en verser les intérêts légaux à compter du jour de la perception, sans préjudice, le
cas échéant, de dommages-intérêts complémentaires.
Si la fraude est imputable au conjoint de la personne déclarée absente, celle-ci sera recevable à attaquer
la liquidation du régime matrimonial auquel le jugement déclaratif d’absence aura mis fin. »

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


5

LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

par le dr. Raymond Kadi DAGO,


conseiller juridique du ministre de l'Education nationale

I - LE CONSEIL D’ETAT A LA REMORQUE DU CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL


A- Organisation et attributions du contentieux administratif colonial
1 - Les Conseils du contentieux administratif, juges de premier degré et
de droit commun
2 - Le Conseil d’Etat, juge de second degré et d’attribution
B - L’interprétation des textes coloniaux par le Conseil d’Etat
1 - Le Conseil d’Etat use d’une approche passive de sa compétence dans
le contrôle des décrets présidentiels coloniaux.
2 - Le Conseil d’Etat interprète, lato sensu, les pouvoirs des gouverneurs
coloniaux
II - LE CONSEIL D’ETAT A LA RESCOUSSE DU CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL
A - Le Conseil d’Etat transpose dans les colonies les techniques jurisprudentielles du
droit métropolitain grâce à l’interprétation extensive de la notion de juge-législateur
1 - Le Conseil d’Etat entreprend d’ouvrir les portes de la justice
administrative aux justiciables coloniaux
2 - Le Conseil d’Etat protège les droits des administrés coloniaux
B - Le Conseil d’Etat, en protégeant le statut des fonctionnaires coloniaux, garantit
les droits individuels et l’ordre colonial
1 - Le Conseil d’Etat assure la protection juridictionnelle du statut des
fonctionnaires coloniaux par l’harmonisation de leur situation avec celle leurs
homologues métropolitains
2 - Le Conseil d’Etat consolide l’administration coloniale par la
protection du statut des fonctionnaires coloniaux

Conclusion
160
RAYMOND KADI DAGO

Le Conseil d'Etat fait partie des masses de granit composant les institutions
françaises. L’ordre administratif est introduit dans les colonies malgré sa coexistence
avec l’ordre juridique traditionnel610. Le droit du contentieux administratif régit à la fois
l'organisation et la procédure des juridictions administratives ainsi que la
détermination du domaine de compétence de ces juridictions dont le Conseil d’Etat
constitue la clef de voûte. Le contentieux administratif colonial est dans les colonies
ce que le contentieux administratif est dans la mère patrie.
Il convient de savoir si le Conseil d’Etat a eu la même importance dans les
territoires d’outre-mer : quelles furent sa place et ses attributions dans le contentieux
administratif colonial ? A-t-il conservé cette place de choix, celle d’alpha et d’oméga,
qu’il occupe toujours dans le contentieux administratif français ? Ou bien, le Conseil
d’Etat s’est-il fait remplacer totalement ou partiellement par d'autres juridictions pour
ce qui regarde le contentieux administratif colonial ? Si l'on doit répondre positivement
à cette dernière question, quelles matières s’est-il réservé et quelles en ont été les
incidences sur le contentieux administratif colonial relativement à la protection des
justiciables et à l’ordre colonial lui-même ?
Le juge administratif ordinaire concilie deux approches antinomiques, tendant à
ne pas freiner l’action administrative d’une part, et à assurer la protection des
justiciables d’autre part611. Le juge administratif colonial y ajoute deux autres
contraintes majeures liées à l’entreprise coloniale. Il s’agit d’abord, intégrer la logique
de domination incarnée par les besoins de l’ordre colonial à savoir l’objectif de
prospérité économique. Cette motivation première de la colonisation tend à assurer à
la métropole des retombées économiques. Par ailleurs, il faut tenir compte de la
doctrine occidentale universaliste porteuse de « civilisation » qui prétend éduquer et
accompagner dans leur développement des populations considérées comme
inférieures612.
Dès lors, quelle idéologie se trouve à la base de l'organisation de la justice
coloniale ? Quelle est la source d’inspiration du législateur colonial ? Quelle est sa
stratégie dans le domaine du contentieux administratif ? A-t-il opté pour une unité de
juridiction comme en métropole ou pour une dualité de juridiction rationae personae ?
Quel rôle a joué le Conseil du contentieux administratif ? Quels ont-été ses rapports
avec le Conseil d’Etat ?
Une étude approfondie des arrêts de la haute juridiction administrative française
fait apparaître les deux attitudes. D’une part, sa jurisprudence

610
Okou Henri LEGRE, Histoire des Institutions coloniales (du XVIII e aux indépendances), inédit,
biblio universitaire, Cocody.
611
Benjamin RAHAL, « Le contrôle juridictionnel de l'administration coloniale : entre accompagnement de
la haute administration et protection des administrés coloniaux », Annuaire d'histoire administrative
européenne, Nomos Verlagsgeselleschaft Baden-Baden, Germany, 2006.
612
Idem.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


161
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

traduit une grande réserve relativement au contrôle des hautes autorités coloniales
pourtant détentrices de pouvoirs dans les possessions d’outremer sans commune
mesure avec ceux mis en œuvre en métropole. D’autre part, et paradoxalement, le
juge administratif use d’une grande audace jurisprudentielle en transposant dans les
colonies, les grands principes du droit administratif métropolitain.
Dans cette première démarche, le juge administratif colonial prend en compte
les besoins de l’équilibre colonia assurant par là même à la métropole des retombées
économiques substantielles. Il se présente comme l'entremetteur de l’entreprise
coloniale. Dès lors, il se met à la remorque du contentieux administratif colonial (I).
Dans la deuxième démarche, beaucoup plus audacieuse, contempteur, il se fait
protecteur des droits des justiciables coloniaux et vole de ce fait à la rescousse du
contentieux administratif colonial, voire de l’ordre colonial lui-même (II)
I - Le Conseil d’Etat à la remorque du contentieux administratif colonial
Le Conseil d’Etat, baromètre du contentieux administratif métropolitain, est resté
à la remorque du contentieux administratif colonial, d’une part dans son organisation
et ses attributions (A), d’autre part en raison de son interprétation des textes
coloniaux et du contexte colonial même (S).

A - Organisation et attributions du contentieux administratif colonial


L’organisation du contentieux administratif colonial est fortement déconcentrée
faisant apparaître le Conseil d’Etat comme le juge central et donc de second degré
(2) et les Conseils du contentieux administratif comme les juges locaux de premier
degré à compétence générale ( 1).
1 - Les Conseils du contentieux administratif, juges de premier degré et de
droit commun
Dans la métropole, le Conseil d’Etat cumule les deux fonctions de juge
administratif de droit commun et de juge d’appel, les Conseils de préfecture étant
seulement des juges d'attribution pour le premier degré. En revanche, dans les
colonies, sa place est celle d'un juge d’appel, excepté à l’égard de ces contentieux
fondamentaux que sont ceux de l’Etat et de l’excès de pouvoir pour lesquels il
demeure le juge de premier ressort. En effet, dans les colonies, il doit partager, de
façon inédite, ses compétences avec les Conseils du contentieux administratif. On
constate ainsi l’existence dune organisation administrative juridictionnelle coloniale
déconcentrée, celle de la métropole restant centralisée et sous le contrôle du Conseil
d’Etat.
Les Conseils du contentieux administratif datent des ordonnances de 1825 et
1827 sur le gouvernement des Antilles et de la Réunion. Ces textes, dans leurs
articles 160 et 176 qui furent étendus expressément à toutes les colonies par les
décrets des 5 août et 7 septembre 1881,

■2012 Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


162 RAYMOND KADI DAGO

disposent que les Conseils du contentieux connaissent « en général du contentieux


administratif ». Est ainsi consacrée leur compétence de droit commun en matière de
contentieux administratif colonial. Il s'agit donc de l’expérimentation d’un premier
degré de juridiction administrative de droit commun qui n'a pas alors son pareil dans
la métropole. Dans celle-ci, les Conseils de préfecture ne sont ni juges du premier
degré ni juges de droit commun car ils ne sont compétents que pour des matières
attribuées et nombre d’affaires sont traitées par le Conseil d'Etat en premier et dernier
ressort.
Plus encore que l'instauration d’un nouvel ordre de compétence au sein de la
justice administrative coloniale, la déconcentration de celle-ci lui confère un caractère
propre, avec une plus grande autonomie du droit administratif. A ce titre, est alors
conduite une politique d'uniformisation des règles de procédure administrative
coloniale, qui aboutit à un véritable « code » de procédure administrative, en vertu
d’un décret du 5 août 1881 relatif à l’organisation et à la compétence des Conseils du
contentieux administratif dans les colonies de la Martinique, de la Guadeloupe et de la
Réunion, et réglementant la procédure à suivre devant ces Conseils. Ce décret est
rendu applicable à l’ensemble des colonies par un décret du 7 septembre 1881 dont
l’ancêtre est une ordonnance du 31 août 1828 applicable aux anciennes colonies.
De cette nouvelle expérimentation, va naître la loi du 22 juillet 1889 qui rend
applicable aux Conseils de préfecture ce « code » de procédure. Cette procédure
homogénéisée poursuit plusieurs motivations : d'abord éviter le risque d’arbitraire
compte tenu des larges pouvoirs des gouverneurs coloniaux, ensuite simplifier et
rendre plus efficace la procédure, enfin lever les incertitudes entourant la composition
des Conseils du contentieux administratif et partant leur lien avec l’administration
active.
Toutefois, une question se pose : comment en-t-on arrivé à faire des Conseils du
contentieux administratif aussi bien des juges de premier degré que de droit commun
? Puisqu’à la lecture des textes, ils connaissent « en général du contentieux
administratif », cette attribution générale de compétence leur a conféré la qualité de
juge de droit commun qui n’appartient dans la métropole qu’au Conseil d’Etat. En
effet, le Conseil d’Etat s'est attribué le contentieux de l'Etat. Sa jurisprudence a
apporté une limitation importante aux compétences des Conseils du contentieux
administratif. Les arrêts de la haute juridiction administrative ont décidé
souverainement que les Conseils du contentieux ne pouvaient connaître que du
contentieux des colonies, à l’exclusion du contentieux de l’Etat.
Ainsi, en dehors de textes spéciaux, le Conseil du contentieux n’est compétent
que si la collectivité publique en cause est la colonie, une commune de la colonie ou
un établissement public colonial. En revanche, le Conseil d’Etat, soucieux de la
défense des intérêts de l'Etat français dans les colonies, n’a pas voulu laisser le
contentieux de ce dernier à des

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL 163

juridictions inférieures, ayant en outre un caractère expérimental. Il se voit donc


reconnaître un rôle aussi bien de juge d’attribution que de second degré dans le cadre
d’un processus de déconcentration de la justice. Malgré sa main mise sur le
contentieux d’Etat et sur celui de l'annulation, le Conseil d’Etat s’est conduit dans un
grand respect de la déconcentration de la justice administrative qui constitue une
nouvelle expérience pour les territoires d'outre-mer. Il n’entend pas concurrencer la
compétence de droit commun du juge inférieur. Au contraire, il s’efforce d’asseoir la
compétence de droit commun des Conseils du contentieux en favorisant et en
encadrant leurs compétences.
Toute la démarche du Conseil d’Etat consiste à ne pas troubler la répartition des
compétences entre lui et les Conseils du contentieux. L'attribution générale de ces
derniers en fait les juges naturels des affaires coloniales sur lesquelles le Conseil
d’Etat ne saurait empiéter : « il n’appartient qu’au Conseil du contentieux administratif
de la Cochinchine, juge du contentieux local, de connaître en premier ressort de
l’action en responsabilité dirigé par le requérant contre le protectorat du Cambodge 613
». Relèvent de leur compétence, par exemple à Madagascar, les litiges se rattachant
au fonctionnement du service de la police et du service sanitaire, pour lesquels les
demandes formées devant le ministre des Colonies et le Conseil d’Etat, sont
irrecevables : l’action en indemnité ne peut qu’être dirigée contre la colonie et donc
portée devant le juge local. En effet, de tels services sont organisés par des arrêtés
locaux en vertu des pouvoirs propres du gouverneur général614.
De même, le fait que des fonctions locales résultent d’un contrat, ne fait
aucunement obstacle à la connaissance, par le Conseil du contentieux, des
contestations qui y sont relatives615. Citons encore leurs compétences en matière de
litiges relatifs aux fonctionnaires locaux (soldes, traitements, accessoires et
indemnités de toutes sortes) : il peut connaître de toutes les questions constituant des
éléments de litige, y compris des contestations sur l’application des règlements
concernant la nomination et l’avancement616. La compétence de droit commun des
Conseils du contentieux est tellement essentielle qu'au même titre que la règle du
double degré de juridiction empêche d’échapper à la compétence de seconde
instance du Conseil d’Etat, elle interdit toute dérogation à la compétence de premier
ressort des Conseils du contentieux. Si bien que les litiges nés de l’exécution d’un
contrat passé entre une compagnie et une colonie doivent nécessairement être portés
devant eux, alors même que la convention prévoyait que les contestations relatives à
l’interprétation du contrat devaient être jugées

CE, 4 novembre 1921, Rec. Lebon, p. 901.


614
CE, 22 décembre 1912, Rec. Dareste, 1912, p. 99.
615
CE, 26 janvier 1923, Rec. Dareste, 1923, p. 172.
616
CE, 12février 1926, Rec. Dareste, 1926, p. 150.

12012 Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


164
RAYMOND KADI DAGO

administrativement par le gouverneur général, sauf recours au Conseil d’Etat617.


Une autre marque du respect, par le Conseil d’Etat, de l’ordre des compétences
ainsi établi tient au fait que la théorie de l’exception de recours parallèle garde toute
sa force dans les matières relevant des juges inférieurs comme c’est le cas en
métropole vis-à-vis des autres juridictions (même si cette exception connut des
évolutions tant dans la métropole que dans les colonies). En vertu de cette théorie,
chaque fois que l'intéressé dispose d'une action apte à rendre sans effet pour lui un
acte administratif irrégulier, le Conseil d’Etat refuse d'accueillir toute demande en
annulation. Cette exception favorise naturellement le rôle des Conseils du
contentieux. Le Conseil d'Etat renvoie devant ces derniers tous les recours en
annulation en réalité liés à un litige de pleine juridiction, car la requête est fondée sur
la violation d’un droit.
A titre d’exemple, la théorie du recours parallèle s’oppose à ce que des
fonctionnaires rétribués sur les budgets locaux des colonies puissent saisir
directement le Conseil d’Etat de demandes fondées sur la méconnaissance de leurs
droits618. Tout le contentieux des avantages pécuniaires relève alors des juges
inférieurs, le Conseil d’Etat ne pouvant être saisi que lorsque la requête tend à
l'annulation d'un règlement général relatif à la solde ou aux accessoires pour toute
une catégorie d'agents publics. Cependant, alors que le recours pour excès de
pouvoir s'impose comme voie de droit commun, le Conseil d'Etat, dans l’intérêt de
l’administré, ouvre plus largement les portes dudit recours, au détriment du recours de
pleine juridiction. L’exception de recours parallèle ne disparaît pas pour autant pour
ne pas bouleverser l’ordre des compétences, mais ses conditions d’application sont
plus strictement encadrées619.
Même si le Conseil d’Etat adopte une politique d’élargissement de l’ouverture du
recours pour excès de pouvoir, qu’il applique aux colonies, celle-ci ne compromet pas
le rôle des Conseils du contentieux auxquels il reconnaît de plus larges prérogatives
juridictionnelles, se réservant le rôle de juge de second degré et d'attribution.

2 - Le Conseil d’Etat, juge de second degré et d’attribution


La répartition inédite et jurisprudentielle des compétences entre la haute
juridiction administrative et ses juridictions inférieures coloniales lui réserve une place
de choix dans le contentieux administratif colonial. En effet, le bouleversement de
l'ordre des compétences, opéré au sein de la justice administrative coloniale par
l'institution d’un premier degré

617
CE, 18 mars 1904, Rec. Lebon, p. 221 ; CE, 22 avril 1904, Rec. Lebon, p. 322 ; CE, 17 juin
1904, Rec. Lebon, p. 475 ; CE, 15 juillet 1904, Rec. Lebon, p. 517.
618
CE, 5 novembre1916, Rec. Lebon, p. 418 ; CE, 8 décembre 1925, Rec. Penant, 1926.
619
Au sujet de l'exception de recours parallèle et de son évolution, voir BURDEAU (n. I.), p. 184 et s. et
247 et s. ; Maurice PENIN, L'ouverture progressive du prétoire au recours pour excès de pouvoir dans la
jurisprudence du Conseil d'Etat, thèse Paris (Sirey), 1935, p. 133-153.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


165
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

de juridiction de droit commun, n’a pas raison de la compétence exclusive du Conseil


d'Etat pour connaître, d’une part, des recours pour excès de pouvoir, et d'autre part,
des actions en responsabilité dirigées contre l’Etat. Dans cette nouvelle répartition
des compétences, on le voit, le Conseil d’Etat entend maintenir un certain privilège de
compétence. Dès lors, une question vient à l’esprit : quelles sont les raisons de cette
« chasse gardée » du Conseil d'Etat ?
S’agissant du contentieux de l’excès de pouvoir, celui-ci a été expressément
attribué au Conseil d'Etat par la loi du 24 mai 1872. Mais l’exclusivité de cette
attribution ne devrait-elle pas s’effacer outre-mer où est consacrée la compétence
exclusive des Conseils du contentieux administratif ? En effet, cette compétence
générale ne viendrait-elle pas déroger, dans les colonies, à la compétence exclusive
du Conseil d’Etat en matière de recours pour excès de pouvoir ? Cette question est
de toute première importance car, s’il y est répondu positivement, cette dérogation
primerait compte tenu de sa position postérieure par rapport au principe. En fait, cette
source potentielle de conflit n’a pas lieu d’exister.
Tout d’abord, du point de vue de la hiérarchie des normes, on constate que
cette supposée dérogation, généralisée à toutes les colonies, eut un précédent :
l’ordonnance de 1828 applicable aux anciennes colonies, donc antérieure à la loi de
1872. Plus généralement, le fond de l’interrogation repose sur le sens à donner à la
loi de 1872. Sur ce point, la logique juridique et l’esprit même du droit administratif
d’alors, davantage que la confrontation des textes, nous donnent la solution qui n’a
pas donné lieu à controverse doctrinale : le caractère du recours pour excès de
pouvoir justifie l’exclusivité de sa connaissance par le Conseil d’Etat. En effet, le
contrôle de l’excès de pouvoir constitue l’arme juridictionnelle la plus redoutable
opposée à l’administration.
Par son résultat absolu (l’annulation d’un acte administratif), le recours pour
excès de pouvoir peut infléchir de façon significative l’action de l’administration. La
connaissance de ce recours fait du juge, en quelque sorte, le supérieur hiérarchique
de cette dernière. Il n’était pas concevable, à cette époque, de déconcentrer ce
contentieux dans les mains d’une juridiction récente, non expérimentée pour mesurer
l’ampleur et les limites de son contrôle, et encore moins pour constituer un
contrepoids à l’activité réglementaire des hauts administrateurs coloniaux, hommes
de mission et non simples autorités administratives.
Cette solution s'impose sans encombre, même si elle ne résulte pas
explicitement de références textuelles. Les juridictions inférieures s'y accoutumèrent
malgré une justification éloignée de tout support légal : « si le Conseil du contentieux
est chargé de juger d’une manière générale tout le contentieux administratif, il est de
doctrine que sa compétence se borne

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


166
RAYMOND KADI DAGO

uniquement au contentieux de pleine juridiction620 ». Dès lors, « bien qu’étant une


juridiction de droit commun, les Conseils du contentieux ne connaissent à cet égard
que le contentieux de pleine juridiction, le recours en annulation pour excès de
pouvoir, ainsi que la violation de la loi et des droits acquis, même contre les actes
d'autorités locales, ne peuvent être portés devant eux621 ». Ainsi, la compétence des
Conseils du contentieux se limite-t-elle à la connaissance des requêtes fondées sur
la violation d’un droit subjectif.
Cependant, ils demeurent compétents pour apprécier la validité des actes
administratifs lorsque le recours est fondé sur des motifs de légalité présentés à
l'appui de la reconnaissance d’un droit, et pour interpréter tous les actes
administratifs. Mais leur compétence est géographiquement limitée : le contentieux
dont ils peuvent connaître, est circonscrit au contentieux local à l’exclusion de celui
regardant l’Etat622.
Les Conseils du contentieux peuvent-ils du moins connaître des actions en
responsabilité contre l’Etat français dans l’espace colonial ? C’est en 1889 que le
Conseil d’Etat trancha la question en se rattachant à la théorie d'Edouard Laferrière,
dite « du contentieux d’Etat ». En vertu de celle-ci, seul le Conseil d’Etat est
compétent pour déclarer l’Etat débiteur. Ainsi, la jurisprudence, qui ne sera jamais
démentie, s’exprime-t-elle en ces termes : « considérant que si l’article 160 de
l'ordonnance du 21 août 1825 auquel se réfère le décret du 5 août 1881 a donné aux
Conseils du contentieux administratif des colonies certaines attributions autres que
celles dont sont investis les Conseils de préfecture dans la métropole, le paragraphe
13 dudit article en disposant que le Conseil du contentieux connaît du contentieux
administratif en général, n’a eu ni pour but, ni pour effet, de déroger aux règles
fondamentales de compétence et de conférer à ce tribunal la connaissance des
actions tendant à faire déclarer l’Etat pécuniairement responsable des fautes de ses
agents »623.
Nous pensons que ce principe pose au moins deux problèmes. D’une part, celui
de l’inexistence du Conseil d’Etat dans les colonies où les administrateurs ont des
pouvoirs accrus. D’autre part, celui d’un effort financier supplémentaire demandé aux
justiciables des colonies d’ester devant une juridiction éloignée, voire inaccessible.
Cependant, les Conseils du contentieux ont admis, dès le départ, cette solution624.
Pouvaient-ils faire autrement ?

" Conseil du contentieux administratif (CC) de Guyane, 16 février 1889, Rec. Penant, 1899, p. 334.
CC de Madagascar, 12 juin 1920, Rec. Penant, 1923, p. 81.
622
RAHAL B., op. cit.
623
CE, 17 mai 1889, Rec. p. 596 ; CE, 27 décembre1889, Rec. Lebon, p. 1212 ; CE, 25 avril 1901, Rec.
p. 410 ; CE, 13 décembre 1895, Rec. Lebon, p. 817 ; CE, 3 mai 1901, Rec. Lebon, p. 419. La seule
exception admise, et tirée des ordonnances elles-mêmes, concerne les litiges nés des marchés de
fournitures ou travaux publics : la mise en cause de l’Etat ne fait pas obstacle, dans ces cas, à la
compétence des Conseils du contentieux.
624
CC de Guyane 17octobre 1892, Rec. Penant, 1893, p. 208.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


167
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

Cette répartition du contentieux imposait que soient distingués les services de la


colonie et les services de l’Etat exerçant dans la colonie. Cette distinction entraîne
quelques difficultés face à la double qualité de certains administrateurs. C’est le cas
des gouverneurs qui agissent tantôt en tant que représentant de la colonie, tantôt
comme agent de l’Etat. Ainsi, les actes pris dans l’exercice de leurs pouvoirs de
police sont imputables à l'Etat et non à la colonie. Il en va de même des actes pris
dans l’exercice des pouvoirs d’administration générale : c’est le cas de ceux se
rattachant à l’organisation du service judiciaire625, alors même qu’un tel service est
imputable sur le budget local. En effet, alors qu'en tant que critère de distinction du
contentieux local, l’origine budgétaire prévaut dans la jurisprudence626, le juge
préfère, s’agissant du service de la justice, s’attacher à la nature de l'acte attaqué et
à la qualité de celui qui l’a pris. Aux dires du commissaire du gouvernement
(rapporteur public maintenant), le gouverneur agit dans l’exercice des pouvoirs à lui
conférés par le chef de l’Etat par voie de délégation, pour l’organisation de la justice :
il aurait agi en qualité de « sous-législateur ».
En superposant, en outre-mer, la compétence juridictionnelle des Conseils du
contentieux administratif à celle du Conseil d'Etat, le législateur français inaugure,
dans les colonies, la déconcentration de la justice administrative. Cette
déconcentration répond à plusieurs préoccupations. La première de ces
préoccupations naît du souci de décharger le Conseil d’Etat d’un nombre important
de litiges dont il a à connaître en métropole (souci banal d'une justice administrative
dont le rôle ne cesse de croître). Ce souci n’est pas à minimiser, tant il peut influer
sur la politique jurisprudentielle du Conseil d’Etat dans ses rapports avec le juge
inférieur.
En second lieu, cette déconcentration de la justice administrative vise à mieux
adapter celle-ci aux réalités de l’administration coloniale, elle- même très largement
déconcentrée : « l’administration coloniale a besoin d’initiative plus que celle de la
métropole, en fait, elle est plus largement déconcentrée, et son rôle en est plus
accru627». Il fallait ainsi, dans le souci de garantir une administration régulière,
répondre à une administration déconcentrée par une justice déconcentrée de terrain.
En effet, l’éloignement géographique des possessions d’outre-mer et l’adaptation
nécessaire à leurs spécificités locales, commandaient l’octroi, aux administrateurs
coloniaux, de pouvoirs plus étendus que ceux de leurs homologues métropolitains. Il
fallait donc opposer à l’élasticité de leurs pouvoirs, une plus grande proximité de la
justice administrative telle qu'elle soit visible et abordable par tous. C’est l’image du
juge administratif, la

625
CE, 5 décembre 1913, Rec. Lebon, p. 1203.
626
CE, 10 juillet 1914, Rec. Dareste, 1916, p. 54 ; CE, 17 décembre 1920, Rec. Lebon, p. 1077 ; CE, 12
février 1926, Rec. Dareste, 1926, p. 150 : une contestation relative aux fonds budgétaires d’une colonie
doit être portée devant le juge local.
627
Pierre LAMPUE, Les Conseils du contentieux administratif des colonies, thèse Paris, 1924.

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168
RAYMOND KADI DAGO

légitimité de son action, et partant celle de la présence française qui étaient en jeu.

L’institution d’une justice administrative coloniale déconcentrée, parce qu'elle


n’a pas d'équivalent métropolitain, constitue une remarquable illustration de
l'utilisation des territoires d’outre-mer comme support expérimental. Cette
expérimentation se mesure d'ailleurs dans toutes ses déclinaisons. Elle est d’abord
intra-coloniale pour voir si elle est pertinente. Les Conseils du contentieux sont
d’abord établis aux Antilles et à la Réunion avant d’être transposés aux autres
colonies, avant de prendre pied en métropole puisqu’en 1953 sont instaurés des
Tribunaux administratifs de droit commun en tant que premier ordre de juridiction.
« Le législateur français », par l’institution d’une justice administrative coloniale
déconcentrée, met le Conseil d’Etat en retrait du contentieux colonial administratif.
Ce contentieux est reconnu comme l’apanage des Conseils du contentieux
administratif. La mise à la remorque du Conseil d’Etat est aussi tributaire du contexte
colonial et de son interprétation propre aux textes coloniaux.

B - Le contexte colonial et l’interprétation des textes coloniaux par le Conseil


d’Etat
Le Conseil d’Etat est resté observateur du contentieux administratif colonial
devant la confusion entourant la détermination des pouvoirs des hautes autorités
administratives coloniales ; en effet, il a eu une conception large desdits pouvoirs (2).
De même, dans le contexte colonial, le Conseil d’Etat a eu une attitude réservée vis-
à-vis de la haute administration coloniale qui s’est traduite, alors, par une approche
passive de sa compétence dans le contrôle des décrets présidentiels (1).

1 - Le Conseil d’Etat use d’une approche passive de sa compétence dans le


contrôle des décrets présidentiels coloniaux
Le principe de la spécialité de la législation coloniale a maintenu le Conseil
d’Etat à l’écart du contrôle des décrets coloniaux du chef de l’Etat. En effet, dès la
charte du 4 juin 1814, le principe de spécialité de la législation coloniale s’est imposé,
se démarquant de l’idée de la conception d’une législation uniforme pour la
métropole et ses possessions d’outre-mer. La mission civilisatrice s’est trouvée ainsi
cantonnée à la métropole. Aux termes de l’article 73 du texte susvisé, « les colonies
sont régies par des lois et des règlements particuliers », les règlements en question
désignant les ordonnances royales. Depuis lors, ce principe de spécialité inspire
l'activité législative coloniale, au sein de laquelle le chef d’Etat occupe une place de
choix. Le texte qui entérine définitivement cette conception et qui perdure jusqu’à la
fin de l’ère coloniale, est le sénatus- consulte du 3 mai 1854. Remarquons seulement
que, si le Parlement

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


169
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

légifère naturellement dans la métropole, l'exécutif édicté étonnement des lois dans
les possessions coloniales.
Ce sénatus-consulte, au titre de la spécialité des colonies, donne une place
prépondérante au chef de l’Etat, dans l’organisation de celles-ci. Il fait de ce dernier le
législateur ordinaire des colonies. L’article 7 prévoit, outre les huit matières réservées
aux sénatus-consultes, que les Antilles et la Réunion sont régies par décrets de
l’empereur : décrets en Conseil d’Etat pour onze matières énumérées, et décrets
simples pour tout le reste. L’article 18 est encore plus éloquent quant à la place du
chef de L’Etat. Il dispose que toutes les autres colonies sont régies par décrets de
l’empereur. Le sénatus-consulte de 1854 consacre donc ce qu'on appelle le « régime
des décrets », auquel sont soumises les colonies. Les décrets du chef de l'Etat
fondent alors le droit commun des possessions d’outre-mer. De même, l’intervention
du sénatus-consulte du 21 mai 1870 (la constitution de 1875 sera totalement muette
sur cette question) qui marque l’entrée en scène du Parlement dans les colonies, n'a
pas remis en cause le régime des décrets. Ainsi, est-il revenu au Conseil d’Etat de
qualifier la nature des interventions du chef de l’Etat dans les colonies.
Le Conseil d’Etat a opposé une fin de non-recevoir catégorique aux recours pour
excès de pouvoir formés contre les décrets présidentiels destinés aux colonies. Il
fonde son incompétence sur ce que de tels actes sont de nature législative et,
partant, dépassent le cadre du contrôle de la légalité. Par son incompétence, il
consacre donc le caractère législatif du pouvoir du chef de l’Etat dans les colonies, la
supériorité, au moins théorique, du Parlement dans le domaine de la loi n’ayant pas
relégué le dit pouvoir (du chef de l'Etat) au rang de simple attribution réglementaire. Il
y aurait alors deux pouvoirs législatifs dans les possessions d’outre-mer, celui du
Parlement et celui du chef de l’Etat, avec la prééminence de ce dernier, état des
choses qui heurte le principe de la séparation des pouvoirs.
Le Conseil d’Etat puise la nature législative des décrets présidentiels dans la
théorie de la délégation législative. En effet, en vertu de celle-ci, le chef de l’Etat
aurait reçu, grâce au sénatus-consulte, la faculté de faire la loi dans les colonies. Un
arrêt du 16 novembre 1894 rapporte ainsi que le «décret attaqué [...] a été pris [...]
dans l’exercice de la délégation législative donnée au gouvernement par l'article 18
du sénatus-consulte du 3 mai 1854 ». Un autre, du 15 février 1889 628, montre
l’autonomie du

628
II a été admis que l'ordonnance du 22 juillet 1934, qui a réuni l'Algérie au territoire français, faisait
entrer cette dernière au nombre des établissements visés par l'article 25 de la loi du 24 avril 1833 relative
au régime législatif des colonies. Cet article soumet « les établissements français dans les Indes
orientales et en Afrique et l'établissement de pêche de Saint-Pierre et Miquelon au régime des
ordonnances royales ». Hormis cet article, l’ordonnance ne concerne que la Martinique, la Guadeloupe,
la Réunion et la Guyane. Dès lors, le fondement ne sera jamais remis en cause puisque les textes
ultérieurs organisant le régime législatif des colonies, demeureront silencieux quant à l'Algérie.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


170 RAYMOND KADI DAGO

pouvoir exécutif pour intervenir dans le domaine de la loi, et rappelle par là que le
régime des décrets simples est le régime de droit commun d’intervention de l’exécutif
dans les colonies.
On le constate, tantôt l’exécutif agit par délégation législative et donc a une
compétence d’attribution ; tantôt de façon autonome sans référence au législatif, et a,
de ce fait, une compétence de droit commun et le tout en fonction des intérêts de la
mère exploitante. Ainsi, le chef de l’Etat constitue-t-il un législateur à part entière des
colonies, et non un législateur de substitution. L’argument du requérant selon lequel
le chef de l’Etat ne peut « exercer ses attributions réglementaires qu'à l'égard des
matières non régies par les lois françaises exécutoires ou promulguées en Algérie »
n'a pas été retenu. On saisit, dès lors, l’interprétation large, par le Conseil d'Etat, des
pouvoirs de ses suppôts que sont les gouverneurs coloniaux.

2 - Le Conseil d’Etat interprète, lato sensu, les pouvoirs des gouverneurs


coloniaux.
Le Conseil d’Etat n'a pas entendu freiner l'action des représentants locaux dans
leurs tâches réglementaires et de maintien de l'ordre public. En effet, certains actes
de l’administration coloniale sont retenus par le Conseil d’Etat comme relevant de la
discrétion de leurs auteurs. Le Conseil d'Etat en déduit son incompétence mettant
ainsi ces actes, pourtant réglementaires et donc censurables, à l’abri de tout contrôle
de l’excès de pouvoir.
Au premier rang des actes non censurables, figurent ceux relevant du pouvoir
réglementaire des administrateurs qui régissent une matière qui n’a pas fait l’objet,
dans la colonie, d’une intervention du législateur. De la sorte, fut reconnu au
gouverneur général de l’Algérie le pouvoir de fixer les nouveaux traitements du
personnel des préfectures, « en l’absence d’une règle résultant d’une loi ou d’un
décret629 ». Le refus du juge de connaître d’un tel pouvoir réglementaire du
gouverneur réside en ce que celui-ci est pourvu du titre de « dépositaire » de
l’autorité métropolitaine. Le juge lui reconnaît, par conséquent, une totale liberté dans
l’exercice de ses prérogatives réglementaires, y compris celle d’intervenir dans les
matières législatives, en l’absence d’intervention du législateur métropolitain.
L’incompétence du Conseil d’Etat peut résulter également de son refus de
contrôler les actes dits de gouvernement630. Cette catégorie d’acte

629
CE, 14 février 1934, Rec. Lebon, p. 207. Voir également : CE, 9 mars 1929, Rec. Lebon, p. 280.
Pour une explication de la théorie des actes de gouvernement, et du manque de fondements
juridiques la justifiant, voir Emile GIRAUD, « Etude sur la notion du pouvoir discrétionnaire », in Revue
générale d'administration (RGA), 1924, p. 193-220 ; Gaston JEZE, «Théorie des pouvoirs de guerre et
théorie des actes de gouvernement », in Revue de droit public et de la science juridique (RDP), 1924, p.
572-601 ; Marcel WALINE, « Le pouvoir discrétionnaire de l'administration et sa limitation par le contrôle
juridictionnel », in RDP, 1930, p. 197-223 ; Michel
VIRALLY, «L’introuvable ‘acte de gouvernement'», in RDP, 1952, p. 317-358; Michel DUBISSON, La
distinction entre la légalité et l'opportunité dans la théorie du recours pour excès de pouvoir, thèse Paris
(LGDJ), 1957, p. 28 ; René CHAPUS, «L’acte de gouvernement , monstre ou victime ? », in Recueil
Dalioz, 1958, chronique, p. 3-10.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


171
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

n’obéit à aucune logique juridique, si ce n’est d’être constituée d’actes estimés par le
juge trop politiques, ne relevant pas de la matière contentieuse, mais uniquement du
contrôle politique. La qualification d’actes de gouvernement permet au Conseil d’Etat
de ne pas s’expliquer sur les raisons de son incompétence, et par là de renoncer à
contrôler tout acte dont il juge le contrôle trop sensible, donc de favoriser la
constitution d’un domaine discrétionnaire des administrateurs.
C’est ainsi que certaines décisions, au demeurant exorbitantes et donc
censurables, ont pu échapper au contrôle du juge. C’est le cas d’une mesure du
gouverneur général du Sénégal portant désannexion de certains territoires et leur
soumission au régime de protectorat. Le Conseil d’Etat a jugé que la mesure se
rattachait « à l’exercice de la puissance exécutive dans les matières de
gouvernement631 ». Pourtant, cette décision semble bien excéder le champ des
attributions du gouverneur général qui comprend les matières d’administration et de
police, et l'exécution des lois et des ordonnances. Ainsi, la matière en cause, la
désannexion, emporte-t- elle l’incompétence du Conseil d’Etat et exclue toute
sanction de l’excès de pouvoir du gouverneur général, pour incompétence ratione
personae.
Un autre qualificatif a également permis au Conseil d’Etat de s’affranchir de
toutes investigations face à certains actes, ceux dits « de pure administration ».
L'expression, qui persista jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, recoupe l’idée d’un
dualisme des actes d’administration : ceux ouverts au contentieux parce qu’il mette
en cause un droit reconnu à un particulier comme opposable à l’administration, et
ceux à propos desquels les administrateurs, affranchis de toute contrainte légale,
disposent d’un pouvoir discrétionnaire, la simple violation d’un intérêt n’ouvrant pas
droit au recours pour excès de pouvoir 632. C'est ainsi, à titre d’exemple, que le
Conseil d’Etat a qualifié d’actes d’administration, la décision du gouverneur de la
Cochinchine de résilier un marché633. Avec l’avènement et le développement du
contrôle du détournement de pouvoir, la théorie de l’acte purement administratif
devait disparaître. Le contrôle de l’excès de pouvoir s’en est trouvé renforcé, sans
toutefois prétendre à une grande efficacité : le Conseil d’Etat n’a pu infléchir de
manière significative les prérogatives des administrateurs des colonies.
L'ouverture au contrôle du détournement de pouvoir permit au Conseil d’Etat de
pénétrer un peu plus dans la légalité interne des actes

631
CE, 18 mars 1898, Rec. Lebon, p. 233.
632
Une telle distinction ne valait que tant que l'ouverture pour excès de pouvoir était conditionnée par la
violation d’un droit reconnu par la loi au particulier, et jusqu’à ce que ce recours évolue
vers un contrôle objectif de la légalité. Voir BURDEAU (a. I) , p. 220-226, 246, 293-402.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


172
RAYMOND KADI DAGO

administratifs. Ainsi, ces actes doivent poursuivre I’ « intérêt » et le « bon


fonctionnement du service634 ». Cependant, le Conseil d'Etat refuse, dans bien des
cas malheureusement, de vérifier l’exactitude matérielle des faits, permettant ainsi
aux administrateurs d’échapper à l'examen du détournement de pouvoir dans toute
sa plénitude. Il en résulte que le juge est lié, dans son examen, par l’appréciation
faite par ces derniers, des faits ayant justifié leur acte. Le contentieux privilégié de ce
défaut de contrôle des faits est celui relatif à l'examen des actes de police pris par les
gouverneurs et gouverneurs généraux635. C’est ainsi, que le gouverneur des
établissements de l'Inde a interdit une réunion publique sur le simple motif de
l’atteinte portée à la sûreté de la colonie, et en l’absence de tout contrôle d’un tel
motif et de sa capacité à justifier l’interdiction636.
Il en est de même, s’agissant d’une mesure de protection exigée par la sécurité
des immigrants637, d'une mesure d’expulsion638, d’une révocation d’une autorisation
accordée à un syndicat de vendre des boissons alcoolisées639. Il demeure cependant
un domaine où le Conseil d’Etat a entendu encadrer les compétences du gouverneur
général : il s’agit du domaine d'exercice de ses pouvoirs sur les autres organes
coloniaux. Le Conseil d'Etat a, en premier lieu, sanctionné l’arbitraire du gouverneur
général vis-à-vis des conseils locaux. C’est ainsi que des arrêtés portant dissolution
des conseils municipaux ont été annulés pour avoir été motivés par des raisons
autres que l'intérêt de leur bon fonctionnement640. Le Conseil d’Etat a, par ailleurs,
pris soin de délimiter le champ des attributions du gouverneur par rapport à celles
des autres organes coloniaux. Ainsi, le juge a-t-il affirmé qu'un recours pouvait
valablement être intenté par un Conseil général d’une colonie sans que le gouverneur
général ait eu à donner un mandat à cet effet641.
Le juge a également précisé ce champ en matière budgétaire : fut, par exemple,
entaché d’incompétence un arrêté du gouverneur général de l’Afrique occidentale
française établissant des droits de patente alors

634
CE, 11 août 1869, Rec. Lebon, p. 781. Voir également: CE, 17 mars 1899, Rec. Lebon, p. 215 ; CE,
26 juin 1856, Rec. Lebon, p. 904 (répartition des attributions du personnel médical).
7
La jurisprudence a admis la superposition aux pouvoirs de police des résidents supérieurs de ceux du
gouverneur général d'Indochine applicables à l’ensemble des territoires de l’Union Indochinoise, et tirés
de ses pouvoirs généraux : CE, 18 mars 1921, Rec. Lebon, p. 314.
636
CE, 8 mars 1935, Rec. Lebon, p. 305.
637
CE, 2 mars 1883, Rec. Lebon, p. 224.
638
CE, 8 août 1888, Rec. Lebon, p. 725 ; CE, 9 février 1923, Rec. Lebon,p. 126 ; « les motifs [...]
ne sont pas susceptibles d’être discutés ».
639
CE, 20 février 1914, Rec. Lebon, p. 221 ; la révocation est justifiée par l’atteinte de l'ordre
public dont I' « appréciation n’est pas de nature à être discutée devant leConseil d'Etat ».
2
CE, 27 mars 1914, Rec. Dareste, 1914, p. 160 ; CE, 17 novembre 1911, Rec. Dareste, 1912 , p. 36 ;
CE, 9 février 1923, Rec. Dareste, 1924, p. 20 (il s'agissait de la suspension d'adjoints au maire et de celle
d'un conseil municipal, en vue de favoriser un des partisans dans les opérations électorales).
641
CE, 29 mai 1908, Rec. Dareste, 1908, p. 209.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL
173

qu’une telle décision portait sur un domaine de compétence propre au lieutenant-


gouverneur. Il y a néanmoins une matière sur laquelle le juge n'a pas souhaité
trancher en faveur d’un ordre de compétence bien établi, et a voulu laisser toute
latitude aux organes pouvant en connaître : la matière réglementaire. Dans ce
domaine, il a apporté une solution conciliatrice aux pouvoirs du gouverneur de
prescrire, sur un objet déjà régi par l’action du gouverneur général, des mesures plus
rigoureuses, dans la limite, bien sûr, de sa compétence géographique642. Le pouvoir
réglementaire apparaît comme un terrain privilégié de la liberté d’action des
administrateurs coloniaux, dans lequel le Conseil d’Etat ne souhaite pas intervenir.
La timidité du Conseil d’Etat dans le contrôle de l’excès de pouvoir des actes
des hauts administrateurs coloniaux témoigne donc de sa volonté de respecter le
choix du législateur métropolitain de ne pas trop intervenir dans les colonies, pour
laisser aux dits administrateurs une large autonomie d’action afin d’assurer à la
métropole des retombées économiques.
Ainsi donc, dans les colonies, le législateur ne constitue pas, comme dans la
métropole, la « béquille » de l’assise du pouvoir juridictionnel du Conseil d’Etat. Dès
lors, il navigue presqu’à vue : tantôt il entend ne pas freiner la bonne marche
administrative et se met de ce fait à la remorque du contentieux administratif colonial
; tantôt, il a su étendre son autonomie vis-à-vis de l’administration, et donc son
contrôle sur celle-ci, par petites touches, il vole à la rescousse dudit contentieux.

Il - Le Conseil d’Etat à la rescousse du contentieux administratif colonial


Le Conseil d’Etat est longtemps resté à la remorque du contentieux administratif
colonial d’une part, d’un point de vue organico-matériel, et, d’autre part, en raison du
contexte colonial très peu favorable à l’affirmation d’un pouvoir juridictionnel
autonome, et surtout en raison de sa propre interprétation des textes coloniaux. Cet
état de chose a montré son approche passive du contentieux colonial. Mais, la
position du Conseil d’Etat a heureusement changé grâce au pouvoir qu’a tout juge «
conscient » d’interpréter .parfois sinon souvent au-delà de leur élasticité, les textes
lors des procès sous peine de déni de justice. Le Conseil d’Etat adopte même une
position conquérante pour la défense des intérêts des administrés.
Il use, d’abord, de techniques jurisprudentielles pour transposer le droit
métropolitain dans les colonies. Il utilise une interprétation extensive de la notion de
juge-législateur (4). Ensuite, le Conseil d’Etat fait un double emploi de la protection du
statut des fonctionnaires en arrimant la garantie des droits individuels avec celle de
l’ordre colonial (B).

642
CE, 18 mars 1921, Rec. Dareste, 1921, p. 107.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


174 RAYMOND KADI DAGO

A - le Conseil d’Etat transpose dans les colonies les techniques


jurisprudentielles du droit métropolitain grâce à l’interprétation extensive de la
notion du juge-législateur
Avec cette deuxième attitude, le Conseil d’Etat s’est montré particulièrement
très protecteur des droits des administrés coloniaux. Pour ce faire, il s’est employé à
harmoniser leurs droits avec ceux des administrés de la métropole, en se montrant
très audacieux dans l’interprétation des textes. Le Conseil d’Etat a conduit la
protection des administrés par une approche globale : il ne saurait y avoir de
protection cohérente de leurs droits sans leur assurer l’accessibilité du prétoire. Le
juge s’est ainsi appliqué à ouvrir aux justiciables les portes de la justice administrative
( 1) ; il montrait son souci de proximité de la justice, et derrière lui, celui de s’afficher
comme incontournable dans le règlement des conflits coloniaux. L'image du juge
indépendant et impartial devait se poursuivre jusque dans la garantie des droits des
justiciables (2). A cet effet, le juge dut s’approvisionner en règles de droit : il piocha
alors dans les grands principes du droit métropolitain qu’il étira, parfois même
jusqu'au maximum de leur élasticité et ce même si leur transposition en territoire
colonial dut nécessiter de bouder quelques règles coloniales.

1 - Le Conseil d’Etat entreprend d’ouvrir les portes de la justice


administrative aux justiciables coloniaux
La meilleure ouverture de la justice administrative aux administrés, entreprise
par le Conseil d’Etat, s’illustre à deux niveaux : l'intangibilité d'un véritable droit au
juge et la facilitation des conditions d’accès au prétoire.
Le Conseil d’Etat s’est employé à ce qu'aucun litige administratif ne soit exclu
d’un règlement juridictionnel. Ceci apparaît comme un principe élémentaire de toute
justice digne de ce nom, mais mérite d’être rappelé compte tenu de la compétence
reconnue, parfois, aux gouverneurs, de statuer sur certaines contestations 643. En
effet, se pose, dans un tel cas, la question de savoir de quelle nature relève cette
compétence : s’agit-il d’un pouvoir juridictionnel ? Le juge répond par la négative : les
décisions des gouverneurs, rendues au titre de cette compétence, ne constituent pas
des solutions juridictionnelles de litiges, mais de simples actes administratifs : elles
ne constituent que des décisions préalables au litige (elles le provoquent) et ne font
donc pas obstacle au pouvoir du juge644. L’ouverture au recours juridictionnel vaut
donc de plein droit et aucun texte ne peut y

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012

643
C'est le cas en matière de contentieux des contributions directes, de contentieux des impôts indirects,
ou encore, de réclamations relatives à la liste des éligibles au Conseil général.
644
CE, 23 mars 1854, Rec. Lebon, p. 223 ; CE, 22juin 1854, Rec. Lebon, p. 582 ; CE, 12 décembre 1873,
Rec. Lebon, p. 930 ; CE, 8 août 1924, Recueil général de jurisprudence, de doctrine et de législation
coloniales et maritimes (Rec. Penant), 1924, p. 8.
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL 175

déroger645. Cette solution est salvatrice car le gouverneur risque, dans ses rapports
avec l'administré colonial, d'être juge et partie.
Menant à son terme cette logique d’intangibilité du droit au juge, le Conseil
d’Etat devait préciser que ce droit comprend celui de pouvoir faire appel d’une
décision juridictionnelle de première instance. Ainsi, le Conseil d’Etat affirme la pleine
application, dans les colonies, de la règle du double degré de juridiction : « il
n’appartient pas au chef du pouvoir exécutif, agissant en vertu des droits qu'il tient de
l’article 18 du sénatus-consulte du
3 mai 1854 [...] d’apporter [...] une dérogation à la règle du double degré de
juridiction instituée par une loi [article 9 de la loi du 24 mai 1872] qui , à raison de la
généralité de ses termes, doit être tenue comme régissant aussi bien les tribunaux
administratifs de la métropole que ceux qui siègent aux colonies646 ».
Avec cette jurisprudence sont en cause des décrets du chef de l’Etat prescrivant
pour certaines réclamations (relatives notamment aux élections aux conseils
d’arrondissement de la Cochinchine, et aux récusations) une compétence de premier
ressort des Conseils du contentieux administratif. Le problème posé est celui de
l’applicabilité, dans les colonies, de l’article 9 de la loi du 24 mai 1872, sur lequel se
fonde en métropole, la règle du double degré de juridiction. Car, s'il a bien été fait
application de cette règle dans un décret de 1881 rendu applicable la même année à
toutes les colonies, rien n’interdit qu'il y soit dérogé par d’autres décrets postérieurs
(simple application de la hiérarchie des normes). Il fallait donc au Conseil d’Etat, pour
pouvoir imposer cette règle aux colonies, justifier que son application résultait d’une
norme supérieure (en l’occurrence la loi de 1872) directement exécutoire dans ces
colonies.
La justification fut des plus simples et des plus expéditives aussi : la loi
s’applique dans les colonies « à raison de la généralité de ses termes ». Or, la
généralité des termes d’une loi métropolitaine n’a jamais justifié son applicabilité dans
les colonies : pour ce faire, la loi doit expressément mentionner celle-ci et doit encore
être promulguée par le gouverneur de la colonie647. Il est bien évident, cependant,
que ce qui justifie l’extension territoriale de cette loi, c’est son caractère d’ordre
public, le fait qu’elle soit un principe général de procédure, « une garantie
essentiellement des plaideurs et à l’intérêt supérieur de la justice648 ». On ne saurait
reprocher

645
CE, 3 décembre 1926, Rec. Dareste, 1929, p. 94.
646
CE, 3 juillet 1914, Rec. Dareste, 1915, p. 93 ; CE, 15juin 1923, Rec. Lebon, p. 487 ; CE, 4 février 1944,
RDP, 1944, p. 171 (commentaire de Gaston JEZE).
647
II existe cependant, à ce sujet, une exception concernant l’Algérie : les jurisprudences civile et
administrative ont reconnu que les lois antérieurs à la conquête y sont de plein droit applicables (voir
notamment : CE, 15 mai 1903, Rec. Lebon, p. 353 ; CE, 19 mars1910, Rec. Lebon, p. 267). La même
exception a été consacrée par le juge judiciaire à l’égard de Madagascar (chambre criminelle de la Cour
de cassation [cass. Crim.], 1" juin 1907, Rec. Dareste, 1907 p. 174) ; le juge administratif, lui, s’y est
opposé (CE, 3 décembre 1909, Recueil général des lois et des arrêts [Recueil Sirey], 1910. 3. 133).
648
Conclusions du commissaire du gouvernement Chenot de CE, 4 février 1944 (n. 37).

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


176 RAYMOND KADI DAGO

au juge d’avoir exporté aux colonies le principe, ô combien important, du double


degré de juridiction, mais il n’en demeure pas moins que, que pour ce faire, il a
allègrement méconnu les règles élémentaires de la législation coloniale. Ici, plus que
de s’adonner à une interprétation extensive de la loi, le Conseil d’Etat s’est improvisé
promulgateur de celle-ci et, partant, législateur649.
L'ouverture de la justice administrative s’est également faite par une vision
souple des conditions d’accès au prétoire. Le Conseil d’Etat s’est tout d’abord montré
conciliant eu égard au délai de recours. Un arrêt du 1er juin 1906650 est, à ce sujet,
significatif. L’enjeu pour le requérant était de savoir si l’article 24 de la loi du 13 avril
1900 réduisant à deux mois le délai de recours au Conseil d'Etat, était applicable à
l’Indochine, auquel cas le recours n’eut pas été recevable. Le juge répondit par la
négative en rappelant, dans le plus grand respect des principes de la législation
coloniale (cette fois), qu’un texte de loi ou de décret n'est exécutoire dans une colonie
qu’à la condition d’y avoir été régulièrement promulgué par un arrêté du gouverneur.
Sans doute cette loi ne présentait-elle pas le caractère d’ordre public qui justifiait
l’application aux colonies de la loi susvisée de 1872, et la spécificité coloniale
(l’éloignement géographique des territoires) commandait-elle de ne pas harmoniser
avec le délai de recours en vigueur en métropole celui valable en outre-mer.
Combiné à la jurisprudence relative au principe du double degré de juridiction,
cet arrêt montre bien la toute liberté que s'octroie le juge pour décider de
l’applicabilité d’un texte métropolitain dans les colonies : il est maître de l’appréciation
de la nature fondamentale du texte. Ainsi, deux poids deux mesures -un juge tantôt
législateur, tantôt scrupuleusement respectueux des prescriptions normatives-, mais
un objectif : faciliter l’accès de l’administré à la justice, et défenseur par excellence
des droits de l’homme.
L’accès au juge fut envisagé sous tous ses aspects : notamment dans l’intérêt
de la loi, dans la dispense du ministère d’un avocat et dans celui de faire produire aux
voies de recours des effets plus larges que ne l’avait entendu le législateur. D’abord,
le Conseil d’Etat reconnut, pour les colonies, la possibilité du recours dans l'intérêt de
la loi. Ainsi, dès lors qu’une décision d’un conseil du contentieux administratif est
passée en force de chose jugée, elle peut faire l'objet, dans cet intérêt, d’un recours
devant le Conseil d’Etat, de la part du ministre des colonies651. Le juge transposait ici
sa jurisprudence métropolitaine par laquelle ce recours est ouvert aux ministres
contre les décisions des conseils de préfecture. Pourtant, ni la loi du 24 mai 1872 ni
le décret du 5 août 1881 (sur les conseils du contentieux administratif) ne s’en
expliquent ; seule prévoit ce

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012

649
L'acte de promulgation du Chef de l'Etat rendant la loi exécutoire.
650
Rec. Dareste, 1906, p. 177.
651
CE, 30 avril 1915, Rec. Dareste, 1915, p. 97.
177
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

recours la loi du 8 mars 1849) valable pour la métropole parce que non promulguée
dans les colonies.
Ensuite, le Conseil d’Etat a encore usé de souplesse d’interprétation quant à
l'exigence du ministère d’avocat. Un arrêt du 27 juillet 1910 le relate. En s’appuyant
sur le décret du 2 novembre 1864 (porteur de la « règle générale » dispensant les
recours en matière de pensions du ministère d’avocat), le juge put outrepasser la liste
limitative (qui lie les conseils du contentieux administratif en vertu des décrets de
1881) des réclamations exemptes du ministère d’avocat. Il permit alors au requérant
de se prévaloir de cette dispense, et lui épargnait par là, un des aspects contraignant
(financièrement) du recours.
Enfin, le souci pour le Conseil d'Etat de faire produire, aux voies de recours, des
effets plus larges que le législateur ne l’avait entendu, démontre cet effort en faveur
de l’ouverture du prétoire652. Cet effort est reproduit par un des « classiques » de la
jurisprudence administrative : l’arrêt Lafage du 8 mars 19124 . Le juge décida dès lors
qu’une décision administrative portant sur un objet pécuniaire viole la légalité, le
recours pour excès de pouvoir doit être recevable. Ainsi, dans une telle situation, ce
que le justiciable pouvait obtenir par la voie du recours du plein contentieux, il le
pouvait également par celle du recours pour excès de pouvoir, avec en prime la
possibilité d’obtenir l’annulation du règlement ayant contrevenu à ses droits
économiques. Des dires du commissaire du gouvernement Pichat, le recours pour
excès de pouvoir devait être « un instrument mis à la portée de tous » pour la
protection des droits des administrés.

2 - Le Conseil d’Etat protège les droits des administrés coloniaux


La protection des droits des administrés est aussi diverse et variée que les droits
eux-mêmes. Le juge s’est employé à garantir, bien sûr, les droits « sacrés » tels que
le droit de propriété, les droits de la défense, ou encore la liberté de commerce, mais
il s’est efforcé également à imposer l’égalité de traitement entre indigènes et
Français. Certaines matières, cependant, échappent totalement au contrôle du juge
administratif : il s’agit des matières dites de souveraineté indigène ou de transfert de
souveraineté.
S’agissant de la protection des droits les plus fondamentaux, point n’est besoin
de texte pour que le juge subordonne l’action administrative, ou encore celle de
l’administré, à l’accomplissement de formalités destinées à garantir le droit. C’est
ainsi que le juge a imposé au maire des conditions de forme (qu’aucun texte ne
prévoyait) pour ordonner la

652
Nous ne pouvons être totalement exhaustif sur ce point, aussi, ce panorama mérite d’être complété
par la lecture de Naïra Zoroyan, le contrôle administratif par le Conseil d’Etat : tempérer le pouvoir local ?
, in Bernard DURAND (dir.), Le juge et l'outre-mer, Lille (centre d’Histoire), 2004, p. 255-287.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


178
RAYMOND KADI DAGO

démolition d’un immeuble. Il fallait par là prémunir la propriété privée contre toute
mesure non justifiée par un intérêt public dûment constaté : ces conditions de forme
étaient donc tenues pour essentielles à la garantie du droit de propriété ; droit
essentiel de la deuxième génération des droits de l’homme appelés droits socio-
économique et culturels. Aussi, le juge imposa que la déclaration de recours au
Conseil d’Etat contre une décision d’un Conseil du contentieux administratif soit
signifiée à la partie adverse dans un certain délai, et ce à peine de déchéance. Cette
dernière marque montre l’intransigeance du juge dès lors que sont en cause les droits
de défense653.
L'action juridictionnelle protectrice des droits des justiciables se mesure
également dans l’égalité de traitement des indigènes et Français. En effet, le Conseil
d’Etat s’est efforcé de faire bénéficier les indigènes naturalisés en renonçant au
régime applicable aux Français. Il s’est fondé, à cet effet, sur l’article 1 er du décret du
25 mai 1881 d’après lequel l’indigène annamite, naturalisé Français, jouit des droits
des citoyens français et est régi par la législation applicable aux Français dans les
colonies. Ainsi, dans ce cas, l'indigène est recevable à se prévaloir des droits
économiques dont bénéficient les Français, telle la liquidation de pension654. De
même, l’indigène ayant renoncé à son statut personnel est régi par les lois civiles et
politiques applicables aux Français de la colonie, et il a droit, en tant que tel, à ce que
la majoration de sa pension militaire d’ancienneté soit calculée d'après les tarifs
métropolitains655, 'indigène renonçant a donc droit de bénéficier, dans l'exercice des
mêmes fonctions que les Français d’origine, de la même réglementation656.
Plus éloquent encore, au nom de la liberté du travail, le juge a entendu traiter à
égalité les étrangers et les indigènes. Le juge admit ainsi qu’un étranger puisse
attaquer un arrêté établissant une taxe de séjour sur les étrangers d’origine asiatique
ou africaine, alors même que son intérêt à agir était distinct de celui du contribuable.
Le juge s’appuya sur ce que l’arrêté en question cachait une mesure de haute police
(protéger la colonie contre la venue d’étrangers) et mettait alors en cause l’état des
personnes657.
Cependant, il est resté des domaines où, d’une part, les enjeux économiques
coloniaux ramènent le Conseil d’Etat à davantage de prudence notamment en violant
le cardinal principe d’égalité devant l'impôt658 ou encore en refusant de mettre en jeu
la responsabilité, soit de

653
CE, 12 juillet 1921, Rec. Dareste, 1921, p. 4.
654
CE, 19 mars 1910, Rec. Dareste, 1910, p. 168.
655
CE, 17 janvier 1923, Rec. Dareste. 1923, p. 170.
656
CE, 11 avril 1919, Rec. Dareste, 1919, p. 88.
657
CE, 6 juin 1913, Rec. Dareste, 1913, p. 221.
658
CE, 21 juillet 1911, Rec. Dareste, 1911, p. 304. Pourtant ce principe est au nombre de ceux
consacré par le déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


179
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

l’Etat, soit de la colonie659. Il y a, d’autre part, des domaines dits de « souveraineté


indigène660 » ou de transfert de souveraineté excluant carrément sa compétence661
par crainte de contrôler des traités internationaux. Toutefois, ce fléchissement ne fait
pas définitivement reculer le Conseil d’Etat. Car, la haute juridiction administrative fait
un double emploi de la garantie de la protection du statut des fonctionnaires en
l’arrimant avec celle de l'ordre colonial.

B - le Conseil d’Etat, en protégeant le statut des fonctionnaires coloniaux,


garantit les droits individuels et l’ordre colonial
Comment le Conseil d’Etat entreprend-il de confectionner le statut des
fonctionnaires coloniaux dans l’indifférence d’un législateur métropolitain insouciant
(7) ? Reste-il alors fidèle à l’esprit de ce dernier dans son audacieuse entreprise de
confection d’un véritable corps de la fonction publique ? Quel bénéfice en tire l’ordre
colonial en définitive (2) ?

1 - Le Conseil d'Etat assure la protection juridictionnelle du statut des


fonctionnaires coloniaux par l'harmonisation de leur situation avec celui leurs
homologues métropolitains
Face à l’inertie du législateur662, dans les premières années du XXe siècle, à
ériger un véritable statut de la fonction publique, le Conseil d’Etat s’engagea dans
l'élaboration de ce dernier en l'étendant même aux chefs et sous-chefs de canton en
Cochinchine appelés, à bon droit, fonctionnaires indigènes. Pour ce faire, il ne
disposait en matière normative que de l'article 65 de la loi de finance du 22 avril 1905,
portant droit à la communication au fonctionnaire de son dossier dès lors qu'il fait
l’objet d’une mesure disciplinaire ou d’une mesure affectant son avancement. Le juge
conduisit alors une démarche extensive de l’interprétation de ce texte, démarche qu’il
élargit à des situations absentes de la loi.
Tout d’abord, le Conseil d’Etat entreprit d’appliquer aux colonies l’article 65 de la
loi du 22 avril 1905. S’adjugeant un pouvoir d’interprétation des plus larges, voire
empiétant sur les prérogatives législatives, le juge consacra le caractère extra-
métropolitain du texte : « il résulte de l’objet même de cette disposition et des
circonstances dans lesquelles elle a été votée, que le législateur a entendu lui donner
une portée générale, et faire bénéficier tous les fonctionnaires ou agents, à quelque
administration qu’ils

659
CE, 8 avril 1927, Rec. Dareste, 1928, p. 14 ; CE, 4 août 1928, Rec. Dareste, 1928, p. 205 ; CE, 7
décembre 1923, Rec. Dareste, 1924, p. 186 ; CE, 2 juillet 1924, Rec. Dareste, 1925, p. 79
660
Voir sur ce sujet, pour plus de détails le mémoire de master II de B. RAHAL, Le recours pour excès de
pouvoir dans les pays de protectorat : contraintes et liberté du Conseil d'Etat, Université Montpellier I,
2005, p. 17-24 (y sont soulignées les faiblesses de l’argumentaire du Conseil d’Etat pour justifier son
incompétence dans la matière de souveraineté indigène).
661
CE, 27 décembre 1907, Rec. Lebon, p. 1002.
662
Ceci est déjà vu à la précédente section.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


180
RAYMOND KADI DAGO

appartiennent, de la garantie qui leur est ainsi assurée ». Une fois encore, le juge fait
fi du principe du texte exprès et spécial régissant la législation coloniale (« un décret
spécial du président de la République n’était pas nécessaire pour rendre cette
disposition exécutoire au Sénégal »663), et, par son appréciation du caractère général
du texte, harmonise la situation du fonctionnaire colonial avec celle du fonctionnaire
métropolitain. Plus remarquable encore est l’extension de cette disposition au
bénéfice des indigènes, oubliant par là même sa théorie de « souveraineté indigène».

Après avoir éludé la question en 1912 , le juge reconnaît aux chefs et sous-
chefs de canton en Cochinchine la qualité de fonctionnaires indigènes 664. Même si
certains commentateurs de l’époque s'en offusquèrent (alors qu'ils n’ont vu aucune
impossibilité ni contradiction à la première démarche de l'extension), la
reconnaissance de cette qualité aux indigènes semble juridiquement justifiée. En
effet, comme le souligne le juge, les indigènes en cause répondent précisément aux
caractéristiques de la fonction publique : ils constituent un cadre d’agents répartis en
diverse classes et soumis à des règles d’avancement ; leur nomination se fait par
voie de concours et par décision du lieutenant-gouverneur (supérieur hiérarchique, et
de surcroît français ; bien plus, ils gèrent des circonscriptions administratives
d'influence française).
Le Conseil d’Etat précisa ensuite la teneur du droit à la communication du
dossier : il l'interpréta de façon rigoriste en sanctionnant toute communication
incomplète du dossier, et ce, quelque soit la nature de la décision affectant le
fonctionnaire665. Cependant, le fonctionnaire ne peut se prévaloir du défaut de
communication de son dossier, s’il n’a pas usé de ce droit alors qu’il avait la faculté
de la demander à l’administration666.
Le juge facilita également la recevabilité des réclamations des fonctionnaires en
redéfinissant l’intérêt à agir. A l’exigence d’un intérêt direct fut substituée celle, plus
souple, de l'intérêt personnel et actuel. Ainsi, le fonctionnaire est recevable à
demander l’annulation de toute nomination irrégulière, à laquelle lui et les
fonctionnaires du même ordre pouvaient, à l'exclusion de toute autre personne,
prétendre.
Le Conseil d’Etat a permis aux fonctionnaires coloniaux d'alléguer de
l’irrégularité de la procédure ou de la composition du conseil d’enquête auquel le
requérant a été déféré avant de se voir infliger une décision disciplinaire prononcée
sur le rapport du conseil d'enquête. Là encore, afin

663
CE, 15 mars 1912, (n. 1).
664
CE, 30 janvier 1914, Rec. Dareste, 1914, p. 82
665
CE, 10 août 1918, Rec. Dareste, 1918, p. 188 ; CE, 26 juin 1918, Rec. Dareste, 1920, p. 230 ;
CE, 2 juin 1916, Rec. Dareste, 1916, p. 171 ; CE, 11 août 1916,Rec. Dareste,1918, p.
100.
666
CE, 26 avril 1918, Rec. Dareste, 1918, p. 156 ; CE,9 mars 1927, Rec. Dareste, 1929, p. 58.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


181
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

que le fonctionnaire puisse se prémunir des textes régissant le conseil d’enquête, le


juge assouplit les règles de la législation coloniale. C’est ainsi qu’il décida que ces
textes qui concernaient l’ensemble du gouvernement général de l’Afrique occidentale
et étaient régulièrement publiés au journal officiel de ce gouvernement, étaient
exécutoires dans chacune de ses colonies dès lors, que le journal était parvenu au
chef-lieu. Le fonctionnaire pouvait ainsi se prévaloir de tels textes alors même qu’ils
n’avaient pas fait l’objet d’une publication au journal officiel de chacune des colonies.
La protection du statut des fonctionnaires coloniaux se mesure encore par le
droit à indemnisation accordé par le juge à ces derniers, du fait de l’irrégularité des
décisions dont ils ont fait l’objet. Ce droit à indemnité peut, à titre d’exemple, résulter
d’une mesure de déplacement, ou encore, d'une révocation prononcée par un maire
en violation du contrat intervenu entre la municipalité et le fonctionnaire. Ce droit
comprend cependant une limite : le fonctionnaire qui n’établit pas qu’il ait été porté
atteintes aux droits qu’il pouvait tenir de dispositions réglementaires, ne peut
prétendre à aucune indemnité.
Plus généralement, le statut jurisprudentiel de la fonction publique comporte des
limites. Tout d'abord, ce qui vaut, comme nous venons de le voir, pour le droit à la
communication du dossier, vaut pour le reste des réclamations : le fonctionnaire ne
peut se prévaloir d’un droit qu’il ne tiendrait pas de dispositions réglementaires.
Egalement, il n’a aucun droit acquis au maintien d’une réglementation, même si
certains de ses droits en résultent : « les droits et avantages résultant pour les
fonctionnaires d’une réglementation sont subordonnés au maintien de cette
réglementation et qu’ils ne sauraient en aucun cas faire obstacle au droit de
l'administration de procéder à une réorganisation du service ». La seule contestation
possible d’un changement de réglementation viendrait de ce que celui-ci favoriserait
un intérêt autre que celui du bon fonctionnement du service, ou encore qu’une
décision conférant un droit acquis (comme la nomination d’un magistrat) soit
révoquée.
D’autre part, le Conseil d’Etat ne se reconnaît pas le pouvoir d’ordonner la
réintégration, dans son emploi, d’un fonctionnaire irrégulièrement déplacé. Ainsi, la
garantie accordée aux fonctionnaires coloniaux, par le juge, ne saurait affecter la
liberté d’action des administrateurs en matière de réglementation de leur statut et de
réorganisation des services. De même, dans un arrêt du 8 février 1918, le juge n’a
pas entendu contrevenir à la latitude d’action dont doit disposer le chef de l’Etat
quand des circonstances locales le commandent et quand est en jeu l’intérêt de la
défense nationale. Il s’agissait d’un décret du chef de l'Etat de 1914, suspendant
l’application de l’article 65 de la loi du 22 avril 1905. Or le juge, alors qu’aucun texte
de loi n’autorisait le gouvernement à déroger à cet article et qu'aucune ratification
rétroactive du décret ne fut opérée, n'a pas soulevé l’illégalité de celui-ci. Le texte
suspendu était pourtant l’un de ceux que le juge avait qualifiés de portée générale,

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


182
RAYMOND KADI DAGO
autrement dit, comme porteur d’un intérêt supérieur de justice. Ainsi, l’illégalité était
flagrante, incontournable, mais le Conseil d’Etat préféra céder face à l’exigence d’un
ordre colonial. Cependant, c’est dans la protection du statut des fonctionnaires que le
Conseil d'Etat consolide véritablement l’administration, voire l’ordre colonial.

2 - Le Conseil d’Etat consolide l’administration coloniale par la protection


du statut des fonctionnaires coloniaux
Les garanties accordées aux fonctionnaires coloniaux résultent d’une
harmonisation de leur statut avec celui des fonctionnaires métropolitains par le
Conseil d’Etat. Ainsi, le juge n'a-t-il fait qu’étendre aux colonies une jurisprudence
élaborée en métropole, qu’il s'agisse du contrôle de la légalité des mesures affectant
les agents publics, ou de la reconnaissance, pour ces derniers, d’un droit à
indemnité667.
Le juge fait preuve d’opportunisme et non d'originalité en transposant les
solutions métropolitaines dans les colonies, cela en accord avec l'esprit de la loi
notamment avec celui de la théorie de la situation statutaire et non contractuelle du
fonctionnaire. Ainsi, le Conseil d’Etat, en s'attachant à protéger les fonctionnaires de
l'arbitraire de leurs supérieurs hiérarchiques, épousait une mouvance législative de
laquelle naissait le choix pour une théorie de la situation statutaire de la fonction
publique, au détriment de la théorie contractuelle de celle-ci.
Ainsi, en élaborant un statut de la fonction publique coloniale, le Conseil d’Etat
s’est fait l’entremetteur de la consolidation de l’administration coloniale, et par là
même, de l’ordre colonial : l’esprit du législateur était donc parfaitement compris,
mieux encore, parfaitement traduit. Preuve supplémentaire, du respect par le juge
des objectifs voulus par le législateur, ce dernier permit au Conseil d’Etat d’étendre
sa jurisprudence, relative à la fonction publique, aux protectorats français d'Afrique du
Nord (Tunisie et Maroc). En effet, alors que le Conseil d’Etat n’avait dans ces pays
aucune compétence de principe, le législateur lui conféra une attribution contentieuse
spéciale concernant le statut des fonctionnaires668.
Un décret du 31 janvier 1927, pour la Tunisie, et un décret du 23 novembre
1928, pour le Maroc, vinrent ouvrir au recours pour excès de pouvoir, auprès du
Conseil d'Etat, le contentieux relatif au statut des fonctionnaires : « est attribué au
Conseil d’Etat statuant au contentieux [...], la connaissance des recours pour excès
de pouvoir formés par les fonctionnaires du protectorat français au Maroc [de même
en Tunisie] contre les actes des différentes autorités administratives relatifs à
l'application du statut de ces fonctionnaires ». Ainsi, le législateur avait

667
Voir les détails de la jurisprudence métropolitaine dans BURDEAU (n. I) p. 300-303.
B. RAHAL, « Le Conseil d'Etat dans les protectorats d’Afrique du Nord : ‘un rôle sur mesure’ », à
668

paraître dans les actes du colloque La justice française et le droit pendant le protectorat en Tunisie
organisé par l’Institut de recherche sur le Maghreb contemporain (IRMC), Tunisie, 8 et 9 décembre 2005.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


183
LE CONTENTIEUX ADMINISTRATIF COLONIAL

mesuré toute l’importance de la jurisprudence relative au statut de la fonction


publique, et tout le bénéfice que pouvaient en tirer des Etats jeunes en construction,
et auxquels la France voulait apporter son expérience de la structuration et de
l’efficacité de son administration.

*★

Au terme de notre analyse, retenons que le Conseil d’Etat n’a pas été un acteur
neutre en matière coloniale669 relativement au contentieux administratif colonial. Le
Conseil d'Etat, obéissant à une stratégie coloniale, a servi d’abord et avant tout, les
intérêts économiques de l’entreprise coloniale, étant juge français, par sa méfiance
vis-à-vis du contentieux colonial, laissé principalement aux mains des conseils du
contentieux administratif, juges inexpérimentés. Ensuite, le Conseil d'Etat reprenant
conscience de son double rôle de conseiller et de censeur de l'administration fut-elle
coloniale, protège à la fois les droits des colonisés et l’ordre colonial même.

669
NAÎRA ZOROYAN, op. cit. p. 257.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


6

DE NOUVELLE TENDANCES POUR L'ORDRE PUBLIC


EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE ?

par Aboudramane OU ATT ARA,


maître de conférences agrégé à l’UFR/SJAP de l’Université de Cocody

I - Les bouleversements quant au contenu de l'ordre public international


A - D'un ordre public international de conception interniste...
B - ...Vers un ordre public international à vocation réellement internationale
(universelle ?)
II - Les métamorphoses quant à la mise en œuvre de l'ordre public international
A - L’émergence d’une mise en œuvre de l’ordre public international par voie
d'action B - La survivance d’une mise en œuvre orthodoxe de l’ordre public
international par voie d'exception

La question de l'ordre public international a, de tous les temps, suscité des passions
en droit international privé. Et, les voix les plus autorisées s'y sont prononcées, de
Savigny670, Bartin2, Battifol3 et Franceskakis4, aux

670
Cf. F. K. V. SAVIGNY, Traité de droit romain, t. 1, Paris, 1840, consultable en ligne à l'adresse
httD://books.google.fr/books?id=8mYwAAAAYAAJ&orintsec=trontcover&do=Friedrich+Karl+von+
Savianv&source=bl&ots=D2JdtOINvv&sio=7EQOgf8k6ZRilJNE6XcJnWPn2xY&hl=fr&ei=loLnTKC
PH9SwhQeCnMziDA&sa=X&oi=book result&ct=result&resnum=6&ved=0CEAQ6AEwBQ#v=one
page&g&f=false. Sur SAVIGNY et le « savignisme », v. G. KEGEL, « Story and Savigny », 37, American
journal of comparative Law, 39 (1989); A. BUCHER, « Vers l’adoption de la méthode des intérêts ?
Réflexions à la lumière des codifications récentes », in Trav. Com. fr. dr. int. pr., 1993-1995, p. 209 ; P.
GOTHOT, « Simples réflexions à propos de la saga des conflits de lois »,
186
ABOUDRAMANE OUATTARA

auteurs plus contemporains671, sans, toutefois, pouvoir épuiser la question ni, même,
fédérer un point de vue unanime. De fait, toutes les prétentions des sujets de droit
impliqués dans une relation privée internationale, voire purement interne, ont une
occasion de faillir : leur entrave au nom de la préservation d'intérêts jugés supérieurs,
pour la sauvegarde de la cohésion sociale. A la vérité, l’homogénéité communautaire
repose sur un socle séculaire : l'ordre public. C’est, sans doute, saisi de la pleine
mesure de cette réalité, que Portalis avait pu affirmer que « le maintien de l'ordre
public dans une société humaine est la loi suprême ».
Le concept de l’ordre public672 semble avoir une existence ancienne, dont l'origine
se perd dans les abysses temporels. En effet, l'ordre public semble avoir toujours
rythmé les relations juridiques dans les sociétés humaines, voire même les relations
purement sociales. Mieux, en remontant aux origines du fait religieux, on retrouve
des vestiges de l’ordre public. Ainsi, si l'on réfère aux Ecritures saintes judéo-
chrétiennes673, Adam et Eve

671
V. par ex. P. HAMMJE, « L'ordre public de rattachement », in Trav. Com. fr. dr. int. priv., éd.
PEDONE, Paris, 2010, p. 153 et s. ; D. ARCHER, Impérativité et ordre public en droit communautaire et
droit international privé des contrats (étude de conflits de lois), thèse, Cergy- Pontoise, 2006, consultable
sur http://biblioweb.u-cergy.fr/theses/06CERG0290.pdf ; B. REMY, Exception d'ordre public et mécanisme
des lois de police en droit international privé, coll. Nouvelle bibliothèque de thèses, vol. 79, Dalloz, 2008.
672
Pour une étude d’ensemble sur la perception contemporaine de la notion d’ordre public en
général, voir notamment Th. REVET (dir.), L’ordre public à la fin du XXème siècle, coll. "Thèmes et
commentaires”, éd. Dalloz, 1996; V. BLET-PFISTER, «L'ordre public (Fragments pour une étude sur
l'appareil d'Etat) », in Mélanges J. Teneur, éd. de l'Université de Lille, 1977, p. 63-90 ; P. LOUIS-LUCAS,
« Remarques sur l'ordre public », R.C.D.I.P., 1933, p. 393-442 ; P. CATALA, « A propos de l’ordre public
», in Le juge entre deux millénaires, Mélanges P. Drai, Dalloz, Paris,
2000, p. 511-522 ; M.-C. VINCENT-LEGOUX, L’ordre public, Etude de droit comparé interne, coll. Les
grandes thèses du droit français, PUF, 2001, 558 ; Ordre public : concept et application, coll. Les
conférences du Centre de droit privé et de droit économique, Bruxelles, BRUYLANT, 1995 ; L'ordre public
à la fin du XXe siècle, coll. Thèmes et commentaires, Dalloz, 1996 ; R. POLIN (dir.), L'ordre public, coll.
Politiques d'aujourd'hui, Paris, PUF, 1996, 116 p. ; L’ordre public, Journées libanaises (colloque des 25 et
28 mai 1998), in Travaux de l’Association Henri Capitant, t. XLIX, LGDJ, 2001; M.-J. REDOR (dir.), L’ordre
public : ordre public ou ordres publics ? Ordre public et droits fondamentaux, Actes du colloque de Caen,
11 et 12 mai 2000, coll. Droit et Justice n" 29, Nemesis/Bruyland, Bruxelles, 2001 ; L. JULLIOT de la
MORANDIERE, « L’ordre public en droit privé interne », in Etudes de droit civil à la mémoire de
H.Capitant, Dalloz, Paris, 1939, p. 381-401 ; P. LAMBERT, « La notion d'ordre public dans le droit privé »,
in Travaux de l'Association H. Capitant, vol. 7, Dalloz, Paris, 1952, p. 621-808 ; E- B. AYISSI MANGA,
L'ordre public en droit judiciaire privé, thèse, Rennes 1, 1998 ; F. EUDIER, Ordre public substantiel et
office du juge, thèse, Rouen, 1994.
673
Cf. La Bible, Genèse, Chap II, versets 3.9 à 3.20 : « Mais l'Éternel Dieu appela l'homme, et lui
dit : Où es-tu ? Il répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin, et j'ai eu peur, parce que je suis nu, et je
me suis caché. Et l'Éternel Dieu dit : Qui t'a appris que tu es nu ? Est-ce que tu as mangé de l'arbre dont
je t'avais défendu de manger ? L'homme répondit : La femme que tu as

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


187
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

n'auraient-ils pas été chassés du Paradis car ils avaient, sans doute, contrevenu à
l'ordre public céleste ?
S’il est acquis que la notion est relativement vieille, l'expression « ordre public »,
elle, est d’apparition assez récente. A titre d’illustration, en droit français, avant 1804,
la formule était inconnue. Aussi, pour renvoyer au dispositif juridique destiné à
garantir la sauvegarde et la promotion de la structure communautaire, on invoquait
plus volontiers les expressions « droit public » ou « lois publiques ». Des auteurs 674
rapportent que le Digeste proscrivait, aux particuliers, de contrevenir au « droit public
», dans les engagements conclus entre eux. Similairement, le projet de code civil
français de l’an IV envisageait la nullité des pactes privés qui « blessent l’honnêteté
publique et l’ordre social ». Conçu dans la même disposition d’esprit, le projet de
code civil de l'an XII défendait de transgresser les « lois qui appartiennent au droit
public ».
Plus tard, à l’occasion de l’élaboration du code napoléon de 1804, ses rédacteurs
mûrirent l’appréhension que la formule « lois publiques », d'inspiration romaine,
n’incitât à un confinement de la notion à quelques matières seulement, alors même
qu’ils entendaient lui donner un contenu et un champ d’application le plus large
possible. Paradoxalement, ce scrupule d’une perception trop étroite du concept
n’était guère justifié, le jus publicum du droit romain concevant justement l’intérêt
public dans son sens le plus large possible. Il n’empêche, la volonté de tarir toute
source d’équivoque à ce sujet fut à l’origine du choix de l’expression « ordre public »
et cette préférence sera, sans doute aussi, le point de départ de la singulière fortune
qu’elle va connaître alors dans la science du droit. La manifestation la plus éloquente
de cette réalité se trouve contenue dans l’article 6 du code civil aux termes duquel «
on ne peut déroger, par des conventions particulières, aux lois qui intéressent l’ordre
public et les bonnes mœurs9 ». Cette formulation du code civil va servir de point de
départ et de ralliement des autres disciplines du droit (par exemple, le droit
administratif) autour de cette notion.
Cependant, au-delà de toutes ses manifestations et, malgré l'omniprésence et la
vigueur incontestable du concept, l'appréhension de l’ordre public demeure, à divers
égards, une véritable arlésienne. En effet, « notion hétérogène et relative, il recouvre
des domaines que les systèmes juridiques entendent soustraire à l’autonomie de la
volonté... C’est un lieu

Cette formulation est reprise à l’identique dans l'article 6 du code civil ivoirien.

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188
ABOUDRAMANE OUATTARA

commun que d’affirmer que le concept d’ordre public est particulièrement délicat à
définir675 ». Car, à la vérité, qu'est ce que l'ordre public ?
Dans une thèse676 remarquable consacrée aux liens qui unissent l’ordre public et le
contrat, Malaurie, après avoir recensé près de vingt-deux définitions du concept
d’ordre public, en a proposé une vingt-troisième, la sienne, avant de concéder
qu'aucune d’entre elles, son approche incluse, n’était en mesure d’épuiser la notion.
Selon la définition donnée par le doyen Cornu 677, l'ordre public renvoie, dans un
pays donné, à un moment donné, à l'état social dans lequel la paix, la tranquillité et la
sécurité publiques ne sont pas troublées. Mais ce serait, plus concrètement, au sein
d'un ordre juridique, le terme servant à caractériser certaines normes juridiques qui
s'imposent avec une force particulière. Ainsi entendu et, pour en emprunter à la
formule de Planiol, une norme serait d’ordre public « toutes les fois qu’elle est
inspirée par une considération d'intérêt général qui se trouverait compromise si les
particuliers étaient libres d’empêcher l’application de la loi678 ».
Ainsi entendu, l’ordre public serait le prétexte à l'entrave de certaines actions
humaines jugées non conformes aux standards communautaires, ou susceptibles de
mettre en péril l'ordre social679.
Expression singulière s'il en est, l'ordre public, par ses manifestations plurielles,
innerve cependant toutes les disciplines du droit. Dans une étude680 pénétrante
consacrée aux rapports entre impérativité et ordre public en droit communautaire et
droit international privé, une auteure observe opportunément que « l'ordre public est
un concept inhérent au droit. Il apparaît en effet dans toutes les disciplines juridiques.
Il est au cœur du droit681 ».
A titre d'illustration, en droit administratif, l’ordre public est la férule privilégiée de
l'administration pour faire échec à l'exercice de libertés publiques (liberté de
circulation682, d'association, de culte et, plus

675
D. ARCHER, Impérativité et ordre public en droit communautaire et droit international privé des contrats
(étude de conflits de lois), thèse, Cergy-Pontoise, 2006, n" 16. p. 24, consultable sur httpJ/biblioweb. u-
cergy. fr/theses/06CERG0290.pdf.
676
Ph. MALAURIE, L'ordre public et le contrat, thèse, Paris, 1953.
'2 G. CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, 8e éd., Quadrige/PUF, 2007, p. 644,
v°Ordre public.
678
Cité par J. GHESTIN in Traité de droit civil, La formation du contrat, LGDJ, 38 éd.. 1993, n° 111.
679
Cf. P. DEUMIER, Th. REVET, in D. ALLAND & S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture juridique, éd.
Quadrige/LAMY-PUF, 2003, p. 1119-1122, v°Ordrepublic.
680
D. ARCHER, Impérativité et ordre public en droit communautaire et droit international privé des contrats
(étude de conflits de lois), thèse, préc.
681
Ibid., n°15, p. 24.
682
II existe une jurisprudence abondante, notamment en matière d’expulsion du territoire ou de
reconduite à la frontière pour cause de trouble grave à l'ordre public (v. par ex. CAA de Lyon, arrêt
n°07LY00452 du 31 décembre 2007 : un Roumain précédemment interpellé pour vol avec réunion, de
nouveau arrêté et condamné pour vol de métaux un mois après ces faits constitue une menace grave
pour l’ordre public justifiant l’édiction contre lui d’un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière (APRF)
; cependant, l’occupation illégale d’un terrain sans caractères particuliers ne caractérise pas un trouble à
l’ordre public susceptible de fonder un APRF : CAA de Versailles, arrêt n°08VE020982 du 28 avril 2009).

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189
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

généralement, de manifestation), au prétexte de prévenir un trouble à l’harmonie et à


la quiétude sociales. Au demeurant, dans cette discipline, l’ordre public a acquis
implicitement ses lettres de noblesse en ce qu’il fonde et légitime, plus que jamais, le
pouvoir régalien et discrétionnaire de l’Etat dans la prise et la mise en œuvre de
mesures exceptionnelles justifiées par les circonstances, ainsi que l’a reconnu
d'ailleurs, implicitement, la Cour européenne des droits de l'homme683, dans une

683
CEDH, 15 juill. 2010, aff. Chagnon et Fournier c. France (Req. nos 44174/06 et 44190/06) disponible
sur:
http://cmiskD.echr.coe.int/tkDl 97/view.asD?item=3&Dortal=hbkm&action=html&hiahlight=FRANC
E&sessionid=58885565&skin=hudoc-fr. Dans cette espèce, une épidémie de fièvre aphteuse était
survenue en Europe en février 2001 et avait touché de nombreux Etats, y compris la France. Devant le
risque d’épizootie et, se fondant sur un arrêté interministériel « en cours de signature », le préfet de
Nantes avait pris une mesure d'euthanasie de certaines catégories de cheptels, de façon préventive et
ce, sans attendre la signature définitive de l'arrêté interministériel, formalité pourtant nécessaire pour
ordonner une telle mesure, mais qui présentait l'inconvénient de nécessiter un délai incompressible
d’attente. En application des instructions préfectorales, deux cheptels avaient été abattus en mars 2001.
Contestant la légalité d’une telle mesure, les propriétaires les ont déférées devant les juridictions
administratives, en évoquant la violation de l'article premier du Protocole n°1 de la convention
européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDHLF), ainsi que
la somme des indemnisations accordées. La Cour d'appel de Nantes leur octroya un complément
d’indemnité, sans toutefois leur adjuger toutes leurs autres demandes. Les propriétaires saisirent alors la
Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Analysant d'abord l’application à l’espèce de la
convention, les juges de Strasbourg ont estimé que « les mesures d'abattage préventif d'ovins, qui
visaient à éviter le déclenchement d'une épizootie de fièvre aphteuse sur le territoire national, s'analysent
en une réglementation de l'usage des biens » et que « cette ingérence relève donc du second alinéa de
l'article 1 du Protocole n" 1 », qu'il faut examiner en relation avec le principe général du respect de la
propriété énoncé dans l'alinéa 1. Se déterminant ensuite sur la légalité des mesures litigieuses
d'abattage, la CEDH confirme la décision adoptée par les juges administratifs d'appel qui ont considéré
que « les mesures d'abattage étaient légales en vertu de la jurisprudence sur les circonstances
exceptionnelles » (§ 27). Pour la cour, en effet, « le caractère hautement contagieux de la fièvre aphteuse
et les risques d'épizootie de cette maladie sur le territoire national constituaient des circonstances
exceptionnelles qui justifiaient l'adoption, par les autorités, de mesures de sauvegarde nécessaires et ce,
sans attendre la signature de l'arrêté interministériel qui nécessitait un délai incompressible, incompatible
avec l'urgence de la réponse à apporter à l'épidémie survenue dans un pays voisin » (§ 45). Ainsi, malgré
l'existence, relevée par la cour, de l'article L. 222-1 du code rural exigeant l'adoption d'un arrêté
interministériel pour fonder de telles mesures d’abattage, les juges de Strasbourg s’inscrivent dans le
sillage d’une « jurisprudence bien établie du conseil d'État » (CE, 28 juin 1918, Heyriès, Rec. Lebon,
1918, 651, Sirey, 1922, 3, 49, note HAURIOU, consultable en ligne à l’adresse
http://www.lexinter.net/JPTXT2/arret_heyries.htnr, CE, 28 fév. 1919, Dames Doi et Laurent, Rec. Lebon,
1919, 208, Sirey, 1918-1919, 3, 33, note HAURIOU, RDP 1919, 338, note JEZE, consultable en ligne à
l’adresse http://archiv.jura.uni- saarland.de/france/saja/ja/1919_02_28_ce.htm), ainsi que sur la notion
d'urgence, ce qui explique cette décision. Se prononçant enfin sur l'indemnisation des propriétaires, la
CEDH a estimé que l'abattage des cheptels poursuivait un but légitime, celui de protéger l'intérêt général,
exposé à une contamination rapide du reste des animaux, et en a déduit qu'il ne s'agissait en

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


190 ABOUDRAMANE OUATTARA

espèce récente. Par ailleurs, en matière de sécurité des personnes et des biens, le
droit administratif s'accommode désormais de « déclinaisons » de la notion : de plus
en plus, implicitement, voire explicitement, il est admis l'existence d’un ordre public
sécuritaire19, d’un ordre public sanitaire20, d’un ordre public culture?1...
En droit privé, spécifiquement en matière civile contractuelle, l’ordre public qui,
pour la circonstance, arbore un visage de partenaire idéal, dans le couple
circonstanciel qu'il réalise avec les bonnes mœurs 22, est l'instrument privilégié de
contrôle de la conformité de l’expression de la volonté des parties à l'exigence
collective.

rien de mesures disproportionnées ; qu’elles étaient limitées car elles ne visaient qu'une certaine catégorie d'animaux et avaient été prises
pendant un « temps nécessaire » ; qu elles restaient donc dans un cadre restreint d'objet et de temps. Aussi, selon la cour, le régime
d'indemnisation qui avait été appliqué aux propriétaires était « loin d'être arbitraire » (§ 57), en prévoyant « une égale indemnisation de
l'ensemble des éleveurs ayant eu à subir des pertes liées aux mesures d'abattage >> et en octroyant aux demandeurs, en particulier, une somme
équivalente à respectivement 84,5 % et 72 % du montant évalué par les experts. La CEDH consacre ainsi la situation de circonstance
exceptionnelle comme base légale permettant de prendre des mesures touchant au droit fondamental de la propriété.
13
S. de SOUSA, Ordre public sécuritaire et protection des libertés, Mémoire de Master II professionnel "Droit du Numérique,
Administration-Entreprises”, Paris 1,2008, consultable en ligne à l’adresse http://www.univ-paris1.fr/fileadmin/diplome_droit_internet/08-
09_De_Sousa_Ordre_public_securitaire_et_protection_des_libertes_personne.pdf.
20
Cf. S. RENARD, L'ordre public sanitaire (étude de droit public interne) thèse, Rennes 1, 2008.
21
Cf. CE, 27 oct. 1995 Commune de Morsang-sur-Orge, Rec. Lebon, 1995, p. 372. Dans cette
espèce, le maire de la commune de Morsang-sur-Orge avait interdit, par arrêté, des représentations de « lancer de nains » au programme d'une
discothèque de ladite commune. Le fondement de son arrêté était non pas les pouvoirs de police spéciale qu’il tenait de l'ordonnance française
du 13 octobre 1945 relative aux spectacles, mais plutôt les pouvoirs de police générale tirés les dispositions de l'article L. 131-2 du code
français des communes. Le Conseil d'Etat, se prononçant sur la moralité de ce spectacle, a estimé qu’il était attentatoire à la dignité de la
personne humaine dont le respect devait être regardé comme une composante de l'ordre public (arrêt consultable en ligne sur
http://www.lexinter.net/JPTXT2/arret commune de morsang sur orge.htm). On peut avancer qu’à travers cette décision, la Haute
juridiction administrative admet implicitement, pour des raisons d’esthétique et surtout de moralité des représentations à caractère ludique,
l'existence d'un ordre public culturel. Cette possibilité pour l’administration d’interdire certains spectacles pour cause d’immoralité
avait été déjà affirmé par le Conseil d’Etat dans des décisions antérieures (v. par ex. CE, 18 décembre 1959, n”36385, Société - Les
Films Lutetia » et Syndicat Français des Producteurs et Exportateurs de Films, Rec. Lebon, 1959, p. 693, consultable
en ligne sur http://www.raif.ora/sDiD.Dhp?article 1258: CE 17 oct. 1960, Sté des « films Marceau », Rec. Lebon, 1960, p. 533.
22
Les bonnes moeurs s'entendent d’un « ensemble de règles imposées par une certaine morale sociale, reçue en un temps et en un lieu donnés
qui, en parallèle avec l’ordre public (au sein duquel les bonnes mœurs sont parfois englobées), constitue une norme par référence à laquelle
les comportements sont appréciés [...] et dont le contenu coutumier et évolutif, surtout relatif à la morale sexuelle, au respect de la personne
humaine et aux gains immoraux, est principalement déterminé par le juge, oracle des moeurs >> {cf. G. CORNU (dir.), Vocabulaire juridique,
Association Henri Capitant, 8e éd., Quadrige/PUF, 2007, p. 120, v°Bonnes mœurs.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


191
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

Pareillement, en droit pénal684, l'ordre public fonde et justifie l'existence du


triptyque infraction-responsabilité-répression pénales, afin de sanctionner les troubles
les plus graves à celui-ci.
Même les disciplines juridiques relativement contemporaines, qui n’avaient pas
encore pleinement intégré cette notion, commencent à y faire référence, de manière
de plus en plus marquée, voire à l’élever désormais au rang de principe fondateur de
leur existence ou, à tout le moins, de leur importance. Ainsi, en droit de
l’environnement685, après une formulation timide, l’existence d’un « ordre public
écologique686 » est désormais clairement affirmée687 et revendiquée. Cependant, ces
illustrations au plan purement interne n'épuisent pas la notion, car « l’ordre public ne
se laisse enfermer ni dans une définition, ni dans un catalogue688 ». Plus que jamais,
l’ordre public apparaît comme un étalon sauvage, le « unruly horse », selon la
formule heureuse du juge Lord Dening, illustrant, par cela même, sa nature à la fois
réelle et insaisissable689, qui vogue au gré des disciplines juridiques qu’il aborde.
Aussi, tel un serpent de mer, l'ordre public ressurgit-il en droit international public,
voire même dans les relations internationales,

684
Cf. article 2 du code pénal ivoirien : « constitue une infraction tout fait, action ou omission, qui trouble
ou est susceptible de troubler l'ordre ou la paix publique en portant atteinte aux droits légitimes soit des
particuliers, soit des collectivités publiques ou privées et qui, comme tel, est légalement sanctionné ».
685
Le droit de l'environnement est une discipline juridique relativement récente, ayant pour objet « l'étude
ou l'élaboration de règles juridiques concernant la compréhension, la protection, l'utilisation, la gestion ou
la restauration de l'environnement sous toutes ses formes ; terrestres, aquatiques et marines, naturelles
et culturelles, voire non-terrestres (droit spatial) >>, cf.
http://fr.wikipedia.org/wiki/Droit_de_l'environnement.
686
V° Nadia BELAIDI, La lutte contre les atteintes globales à l'environnement : vers un ordre public
écologique?, Bruyland, Bruxelles, 2008.
6
Ainsi, sans doute animé par le souci de protection de l'ordre public écologique, la Cour d’appel, se
prononçant en appel dans le cadre du procès ERIKA (cf. Paris, 30 mars 2010, n° 08/02278) a rendu un
arrêt confirmatif de la responsabilité de l’ensemble des acteurs (armateur, gestionnaire, société de
classification et affréteur du navire à savoir le groupe pétrolier Total) impliqués dans le naufrage du
pétrolier l’ERIKA. De cet important arrêt tant par son volume (il comporte plus de cinq cents pages) que
par son contenu (il confirme la prise en compte du préjudice écologique), on retiendra notamment que,
s’agissant du préjudice des parties civiles, la cour, en se fondant sur la lecture des articles L.111-4 et L.
142-4 du code de i’environnement, a estimé, d’une part, que chaque collectivité territoriale pouvait se
prévaloir d'un préjudice écologique personnel et, d’autre part, en a déduit qu'il suffisait qu'une pollution
touche la sphère territoriale d'une collectivité pour que celle-ci soit recevable, à l'instar des associations
de protection de l'environnement, à réclamer avec succès la réparation du préjudice direct ou indirect
que pollution lui avait personnellement causé. La Cour d'appel de Paris confirme en cela la tendance
nouvelle souhaitée par la doctrine, s'agissant de l'admission du préjudice écologique et sa réparation.
688
Cf. J. CARBONNIER, Droit civil, t. IV (Les obligations), 22e éd., PUF, 2000, n" 69.
689
J. GHESTIN, « L’ordre public, notion à contenu variable en droit privé français », in Les notions à
contenu variable en droit privé français, Bruxelles, 1984, p. 77 et s. ; (49) Ph. MALAURIE, « Rapport de
synthèse », in L'ordre public à la fin du XX° siècle, coll. Thèmes et commentaires, Dalloz, 1996, p. 105 et
s.

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192
ABOUDRAMANE OUATTARA

originairement sous la forme de jus cogens690, en tant qu’un ensemble de « règles


d’importance fondamentale pour la communauté internationale dans son ensemble
auxquelles les Etats ne pourraient, à peine de nullité, déroger par des conventions
particulières691 ». N'est-ce pas en effet lui qui justifia, d'une certaine manière ou, en
tous les cas, de façon officielle et au nom de la préservation de la sécurité, de la
stabilité et de la paix internationales, la levée de bouclier de l'ONU et, avec elle, de la
communauté internationale à l'égard de la Corée du Nord 692 et de l'Iran693,
respectueusement accusée, pour l’une, de détenir déjà l’arme nucléaire et, pour
l’autre, de poursuivre un programme d’enrichissement d’uranium à des fins
militaires? La préservation de l'ordre public international n'imposait-elle pas en effet
de stopper la prolifération des armes de destruction massive ? N'est-ce pas aussi la
violation de l’ordre public international, notamment économique, qui justifia la saisine,
par la Chine, de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en contestation des
mesures douanières discriminatoires des Etats-Unis d'Amérique sur les importations
de produits pneumatiques chinois694 ? Au demeurant, la notion connaît aujourd’hui
une certaine vigueur en droit international, notamment en droit de l'homme695 et en
droit international humanitaire696.

690
L’admission de l'ordre public (ou des normes constituant le jus cogens) reste controversée en doctrine,
en raison de l'hostilité de certaines nations très souverainistes (ex. : la France) à l’admettre. En dépit de
cette réticence, le concept d’ordre public semble consacré par la convention de Vienne de 1969 sur le
droit des traités, laquelle prévoit la nullité de tout traité qui en conflit avec une norme impérative du droit
international général. Elle viserait, de ce point de vue, la prévention ou la répression de « comportements
portant atteinte, au moins autant qu’aux droits subjectifs de tel Etat particulier, à un ordre public
international ». Cf. J. COMBACAU, « Le droit international : bric-à-brac ou système », in Archives de
philosophie du droit, 1987, t. 31, p. 104.
Cf. J. SALMON (dir.), Dictionnaire de droit international public, Bruylant, Bruxelles, 2001, p. 789, v°Ordre
public international.
1
Cf. Information France 24 du 25 mai 2009, << Pyongyang confirme avoir effectué un second essai
nucléaire », consultable à l'adresse http://www.france24.com/fr/20090525-pyongyang- nucleaire-coree-
nord-sud-essai-seisme-souterrain.
693
Pour une vue d’ensemble sur le programme à fin civil de l'Iran et sur la possible utilisation de
ce programme à des fins militaires, voir respectivement « Programme nucléaire civil iranien »,
consultable sur : http://fr.wikipedia.org/wiki/Programme_nucl%C3%A9aire_civil_iranien-,
« Armes de destruction massive enIran », consultable sur
http://fr.wikipedia.org/wiki/Armes_de_destruction_massive_en_lran.
694
Sur cette question non encore résolue de manière définitive, voir l'article de la RTBF du 14
sept. 2009, « Pneus : le conflit commercial entre la Chine et les USA dégénère », consultable sur
http://www.rtbf. be/info/economie/oneus-le-conflit-commercial-entre-la-chine-et-les-usa-degenere- 141306:
v" aussi le résumé DS399 établi par la Division de l’information et des relations extérieures du secrétariat
de l’OMC (États-Unis-Mesures affectant les importations de certains pneumatiques pour véhicules de
tourisme et camions légers en provenance de Chine) du 19 janv. 2010, in Nouvelles 2010 du 19 janv.
2010, « L’ORD établit des groupes spéciaux sur les différendsEtats-Unis-pneus (Chine)», consultable sur
http://www.wto.org/french/news f/news10 f/dsb 19ian10 f.htm.
695
Cf. art. 8 de la charte africaine des droits de l’homme et des peuples (1981) : « La liberté de
conscience, la profession et la pratique libre de la religion sont garanties. Sous réserve de l'ordre public,
nul ne peut être l’objet de mesures de contrainte visant à restreindre la manifestation de ces libertés ».
696
Cf. art. 32 §1 (Expulsion) de la Convention relative au statut des réfugiés (28 juil. 1951), in RTNU, vol.
189, p. 137 ; NUDH, doc. 12: « Les Etats contractants n’expulseront un réfugié se trouvant régulièrement
sur leur territoire que pour des raisons de sécurité nationale ou d’ordre public ».

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193
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

Cependant, conformément à l’énoncé de notre étude, l'ordre public que nous


proposons d’aborder n'est ni l'ordre public interne, ni, encore moins, l'ordre public au
sens du droit international public, mais l’ordre public dans la perception du droit
international privé.
A l’instar de l’écueil définitionnel de la notion en droit interne, des auteurs
internationalistes observent opportunément qu’il est « impossible de donner une
définition précise de la notion d’ordre public international697», dès lors que celui-ci se
révèle principalement comme « un ensemble de valeurs intangibles et supérieures,
qui mêle des intérêts généraux (ou publics), comme des intérêts politiques, moraux,
économiques et sociaux698 ».
En référant à la définition du Vocabulaire juridique, au sens du droit international
privé, l'ordre public désignerait l'ensemble des principes, écrit ou non, qui sont, au
moment où l'on raisonne, considérés, dans un ordre juridique donné, comme
fondamentaux et qui, pour cette raison, imposent d'écarter l'effet, dans cet ordre, non
seulement de la volonté privée, mais aussi des lois étrangères et des actes des
autorités étrangères
Mais cette définition est bien loin de se suffire à elle-même, car elle appréhende
l'ordre public à partir de son objet et de sa fonctionnalité. De ce point de vue, l'ordre
public, spécifiquement international, se donne comme une véritable chimère, une
sorte de nébuleuse aux contours mal définis, et qui semble aussi difficile à cerner que
la notion de règle de droit. Aussi, pas plus que l’ordre public en droit interne,
n’apparaît-il qu’un législateur ait tenté de définir l'ordre public en droit international.
En Afrique subsaharienne, par exemple, certaines législations nationales 699
réfèrent expressément au mécanisme de l’ordre public en droit international privé,
pour faire échec à l’effet de certaines situations

697
V». M.-L. NIBOYET et G. de GEOUFFRE de LA PRADELLE, Droit international privé, L.G.D.J., 2007,
n° 307.
698
Cf. M.-L. NIBOYET et G. GEOUFFRE de La PRADELLE, Droit international privé, op. cit., n°307.
699
V. par ex. art 970 du code des personnes et de la famille du Bénin ; art. 1010 du code des personnes
et de la famille du Burkina Faso ; art. 829 du code des personnes et de la famille du Congo ; art. 347-6°
du code de procédure civile ivoirien ; art. 30 de la loi gabonaise du 29 juillet 1972 ; art. 9 al. 4 de la loi
guinéenne du 14 avril 1962 ; art. 851 du code des personnes et de la famille du Sénégal ; art. 725 du
code des personnes et de la famille du Togo.

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194
ABOUDRAMANE OUATTARA

juridiques acquises à l’étranger ou conforter la primauté de la lex fori, sans toutefois


définir la notion.
De la même manière, il ne semble guère aisé, a priori, d'assigner un domaine
spécifique à l’ordre public en droit international privé. En effet, quoiqu'il intéresse
principalement la question de conflits de lois, l'ordre public international touche aussi
aux autres domaines de la matière, notamment le conflit de juridictions ou d'autorités,
l’efficacité internationale des jugements et des actes publics émanant de l'étranger
(dans le cadre de la compétence internationale indirecte700).
Une autre des approches définitionnelles consiste à appréhender l’ordre public à
partir de sa finalité. Ainsi entendu, le but principal de l'ordre public est de réaliser
l'éviction du droit étranger, au bénéfice de la lex fori. Cependant, cette approche est
insuffisante à restituer toute la complexité de la notion, car l'ordre public n'est pas le
seul mécanisme ou institution permettant d’atteindre ce but d’éviction de la loi
étrangère. En effet, le mécanisme de la sanction de la fraude à la loi701, par exemple,
permet aussi de réaliser la mise à l’écart de la lex causae. D'où la nécessité de
définir cette notion afin d'en distinguer la sanction du mécanisme d'intervention de
l'ordre public international.
La doctrine, dans sa majorité, saisit la fraude à la loi comme la « soustraction à
l'exécution d'une règle obligatoire par l’emploi à dessein d’un moyen efficace, qui
rend ce résultat inattaquable [en principe] sur le terrain du droit positif702 ». Elle
postule, donc, au principal, l'utilisation malicieuse de la loi contre elle-même et dans
le but d’en tirer un avantage personnel703. Rapportée sur le terrain du droit
international privé, il y aurait fraude

700
Par opposition à la compétence internationale directe (vocation des juridictions du for à être saisis
d’un litige présentant un caractère international), la compétence internationale indirecte est la
compétence directe d’un Etat envisagée hors de cet Etat en tant que condition de l’efficacité
internationale des décisions rendues par ses juridictions (cf. G. CORNU (dir.), Vocabulaire juridique,
Association Henri Capitant, 8e éd., Quadrige/PUF, 2007, p. 189, v° Compétence indirecte).
701
Au sens du droit interne, la fraude à la loi est le fait, pour une personne d'accomplir un acte, régulier
en soi (en tous cas non sanctionné d’inefficacité expresse) réalisé dans le l’intention d’éluder une loi
impérative ou prohibitive et qui, pour cette raison, est frappé d’inefficacité par la jurisprudence ou par la
loi. Mutatis mutandis, en droit international privé, elle consiste en l’éviction, par un individu, de la loi
normalement compétente (jugée gênante), par un changement du point de rattachement de la règle de
conflit applicable, en vue d’attribuer compétence à une autre loi jugée moins contraignante (cf. G.
CORNU (dir.), Vocabulaire juridique, Association Henri Capitant, 8e éd., Quadrige/PUF, 2007, p. 430-
431, v°Fraude à la loi.
702
Cf. VIDAL, Essai d'une théorie générale de la fraude en droit français, Dalloz, 1957 (préface G. MARTY),
p. 208.
703
Selon une opinion, la fraude à la loi serait un terme générique renfermant, d’une part, la fraude à la loi
stricto sensu et la fraude aux droits des tiers, d’autre part. En vertu de cette distinction, « il y a fraude à la
loi lorsque l'on s’efforce d'éluder une loi impérative ou prohibitive sans viser spécialement à porter atteinte
aux droits des tiers, même si la fraude vient leur nuire par voie de conséquence; il y a fraude aux droits
des tiers dès que la fraude tend à nuire ou à porter atteinte à des droits déterminés de tiers nommément
désignés, même si l'on élude pour ce faire une loi impérative », cf. H. DESBOIS, La notion de fraude à la
loi et la jurisprudence française, thèse, Paris, 1927, p. 45 et s.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


195
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

à la loi lorsque « les parties ont volontairement modifié un rapport de droit dans le
seul but de se soustraire à la loi normalement compétente704 ».
En dépit de ce que son existence en droit international privé a pu être contestée,
de manière très pertinente, par une partie de la doctrine , si l’on retient quand même
la réalité de la fraude à la loi 705 dans cette discipline, on pourrait alors la définir alors
comme un procédé par lequel une personne opère une altération artificielle des
facteurs de rattachement, afin de modifier les critères de compétence législative ou
juridictionnelle. La sanction de la fraude à la loi, hors les cas où elle est expressément
prévue par une disposition de la loi, est prononcée par le juge, sur la base de l'adage
« fraus omnia corrumpit ». Il en découle que « la maxime fraus omnia corrumpit
formule ainsi l'une des règles fondamentales qui constituent l’ossature de notre droit,
sur lesquelles repose notre système juridique et, peut-on penser, tout système
juridique suffisamment perfectionné : elle est un principe général du droit 706 ».
La sanction de la fraude à la loi ou l’intervention de l’ordre public en droit
international privé (lesquelles ont pour but de paralyser l’effet de la lex extranei ou
l’efficacité de situations juridiques acquises à l'étranger) sont donc assurées, au
principal, par le juge.
Cependant, la sanction de la fraude à la loi a pour étalon de mesure l’intention
frauduleuse de son auteur. Elle reste donc circonscrite dans sa finalité, même si, de
manière subsidiaire, elle peut poursuivre des buts de cohésion sociale et rejoindre, de
ce point de vue, l'ordre public. En revanche, l'effet d’éviction de l’ordre public
intervient indépendamment de toute considération du caractère frauduleux ou non de
l’application de la norme étrangère ou de la situation juridique acquise à l’étranger.
Par ailleurs, même sur le terrain de l’effet de ces deux mécanismes, il est, en général,
admis que sanction de la fraude à la loi aboutit à l’inopposabilité de l’acte ou de la
situation juridique, même si l’on peut penser, dans

704
Civ., 1èr", 17 mai 1983, Société Lafarge, Rev. Crit. DIP, 1985, 346, note B. ANCEL.
705
L’admission de la fraude à la loi été consacrée très tôt par la jurisprudence française, notamment au
travers de la célèbre affaire Princesse de Bauffremont (c. cass., ch. civ., 18 mars 1878, Sirey, 1878, 1,
193, note LABBÉ ; Dalloz 1878, 1, 201, concl. CHARRINS ; CLUNET1878, 505 ; GA, Dalloz, 5e éd, p. 47
et s.). En faveur de l’amission, en doctrine, de la fraude à la loi, cf. B. AUDIT, La fraude à la loi, (préface
de Y. LOUSSOUARN) in Bibliothèque de droit international privé, vol. 18, Dalloz, 1974 ; J. MAURY,
L'éviction de la loi normalement compétente. L’ordre public international et la fraude à la loi, Valladolid,
1952 ; G de La PRADELLE, « La fraude à la
loi » in Trav. Com. fr. dr. int. pr„ 1971-1973, p. 117 et s. ; P. de VAREILLES-SOMMIERES, Rép. Dalloz
dr. int., 2? éd., v° Fraude à la loi ; P. LOUIS-LUCAS, « La fraude à la loi étrangère », in Rev. crit. DIP,
1962, p. 1 et s.
706
Cf. VIDAL, op. Cit. p. 386.

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ABOUDRAMANE OUATTARA

certaines hypothèses, qu'elle devrait opérer la nullité absolue de l’acte litigieux707. Il


en découle que « la fraude a pour effet sa propre inefficacité708 ». Au contraire, l'effet
de l'ordre public en droit international privé est, soit d’évincer la lex causae
normalement applicable, soit de priver d’efficacité dans le for une situation juridique
régulièrement acquise à l'étranger.
Il est donc établi que la fonction assignée à l'ordre public international en interdit
toute définition légale de la notion, l'office étant laissé à la doctrine et à la
jurisprudence d’en dégager et affiner les contours. Et, plus que la doctrine, pour
accéder au droit positif, « c’est au juge qu'il revient d’exprimer, à propos de situations
particulières que le législateur est impuissant à prévoir [ou à éclaircir], la conscience
juridique de la société709 ». En cela, et vu son mode principal de détermination, il
semble tout aussi exact d’avancer que l'ordre public international, au gré de
contingences spatio-temporelles, épouse des apparences contemporaines. Aussi,
afin de mieux saisir ce concept, ces développements liminaires, loin de l'épuiser,
inclinent-ils plutôt à prolonger le raisonnement sur l’idée de l'ordre public au sens du
droit international privé, son mode de déploiement voire, grosso modo, ses
manifestations.
Ces diverses problématiques inspirent de mener la réflexion dans deux directions.
La première orientation s'intéressera au contenu de l'ordre public international (I),
pour mieux en exposer la variabilité et la fluctuation générée par l’effet nouveau ou, à
tout le moins, par l'influence récente d’une convergence des valeurs humaines,
cristallisées dans des instruments « extranationaux ». Par ailleurs, l’articulation
revisitée du contenu de l’ordre public international paraît influer sur les modalités de
son déploiement et générer, dans une certaine mesure, de nouvelles perceptions
systémiques des modalités de sa mise en œuvre (II).

I - Les bouleversements quant au contenu de l'ordre public international


De prime abord, l’ordre public international révèle une condition très subjective
quant à son contenu. En effet, à l’instar des bonnes mœurs en droit interne, il est
fortement empreint de valeurs traditionnelles du for, liées à son mode de vie et de
régulation. Cependant, de plus en plus, on bascule

707
La sanction de la fraude serait l’inopposabilité en cas de fraude aux droits des tiers, tandis qu'elle
serait la nullité absolue de l’acte en cas de fraude à la loi stricto sensu. Cf. H. DESBOIS, La notion de
fraude à la loi et ta jurisprudence française, thèse préc.
708
Cf. Paris, 30 juin 1877, Vidal, CLUNET, 1878, 2, 372 ; v" aussi W. GOLDSCHMIDT, Systema y filosofia
del derecho international privado, t. 1, p. 171 et s.
709
F. RIGAUX, Droit international privé, t. 1 (théorie générale), éd. Larder, Bruxelles, 1987, p. 358.

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197
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

vers une « objectivisation » de la notion et, avec cette inflexion, vers une extension
de son contenu au-delà des visions strictement nationalistes. Cette nouvelle
approche semble répondre au souci de fédérer un plus grand nombre de sociétés
humaines autour de valeurs communes. Il semble alors probable que ce
basculement apparent, qui mérite que l’on s’y attarde, décline la transition d’un ordre
public international fondé sur une approche de « conception interniste » (A), vers
ordre public international à vocation réellement universelle révélatrice, sans cloute,
d’une nouvelle vision dans l’appréhension de la notion (B).

A - D'un ordre public international de « conception interniste »...


Cette première conception de l’ordre public international part du postulat de la
subjectivité de la notion. Dans cette vision, l’ordre public international est le produit,
avant toute chose, d'une certaine idée de l'ordre public du for à l’échelle du droit
international privé. En dépit de ce que l’on a pu dire que l’ordre public au sens du
droit international privé révèle une « expression de la morale et de la justice
objective710 », il n’en demeure pas moins avéré que le contenu de l’ordre public
(principes fondamentaux, fondements politiques ou sociaux de la civilisation de l’Etat)
peut varier au gré des époques. Ainsi, « ce qui choquait hier ne choque plus
nécessairement aujourd’hui711 », en raison de l’évolution des mœurs, spécifique à
chaque système juridique. Aussi, a-t-on pu parler de la « nature émotionnelle » de
l'ordre public international.
Certes, le doyen Battifol a pu dire que c'est un axiome reçu depuis Savigny que le
jeu des règles de conflit de lois supposent une certaine communauté juridique et qu'il
n'est guère possible d'appliquer toutes les lois d'un pays de civilisation trop
différente712. On se souvient aussi que Savigny expliquait la communauté juridique
européenne par le christianisme et le droit romain713. On se rappelle enfin que Bartin
en a tiré des motifs suffisants pour fonder l'exception d'ordre public international sur
le défaut de communauté juridique714. Dans une certaines mesure, ces opinions
tendaient à « minimiser » le caractère a priori nationaliste de l’ordre public
international.
Cependant, à tous ces postulats, il avait été justement objecté que l'exception
d’ordre public avait été utilisée parfois, pour ne pas dire

710
P. LEREGOURS-PIGEONNIERE, Précis de droit international privé, 6e éd., Dalloz, 1954, n° 270, p.
293.
711
D. BUREAU, H. MUIR WATT, Droit international privé, t. 1 (Partie générale), Thémis droit, PUF, 2007,
n° 467, p. 463.
712
H. BATIFFOL, P. LAGARDE, Droit international privé, LGDJ, 1974, préc.
713
F. K. V. SAVIGNY, Traité de droit romain, t. 1, Paris, 1840, préc.
714
E. BARTIN, Principes de droit international privé, vol. 1, Paris, 1930, préc.

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198
ABOUDRAMANE OUATTARA

souvent, pour écarter les lois de pays dont les civilisations étaient pourtant proches
de celles de la France. Ainsi, la jurisprudence française avait opéré l'exclusion de la
loi anglaise prohibant la légitimation des enfants715 au prétexte de la contrariété à son
ordre public international. De même, la jurisprudence française avait utilisé ce
mécanisme pour évincer la loi allemande admettant la recherche de paternité716.
Ainsi, on se rend compte que, bien souvent, l'ordre public international, loin de
s'exprimer dans des domaines où le point de vue est commun aux Etats, intervient,
aussi et surtout, sur les aspects où la réaction n'est aucunement unanime, mais au
contraire partagée ou incertaine, notamment lorsque la politique du législateur du
moment tient justement à imposer dans le for une ligne de conduite déterminée. Dès
lors, « plus ou moins directement exprimées, ce sont toujours des valeurs estimées
essentielles par l'ordre juridique du for qu’il s’agit de protéger : valeurs partagées ou
non par d’autres Etats, fondatrices de la société du for ou justifiant à tout le moins
certains choix législatifs, de nature substantielle ou procédurale 717 ». En regard de
cela, l'on a pu en déduire fort à propos que « l'ordre public trace le seuil de tolérance
de l’ordre juridique du for à l’égard des institutions qui lui sont substantiellement
étrangères718 ».
Ainsi, pour prendre l’exemple de la communauté régionale que constitue
l'OHADA719, l’on a assisté, depuis le début du second millénaire, à une entreprise
d’envergure pour l’institution de normes supranationales dans de nombreux
domaines. Les règles instituées se caractérisent,

66
Cass. civ., 8 mars 1938, Fontaine, Rev. crit. DIP, 1938, note BATIFFOL ; DP 1939, 1, 17, note NAST ; G
A, n°17.
716
Civ., 22 mai 1957, Henrich, Rev. crit. DIP, 1957, 466, note BATIFFOL ; CLUNET, 1957, 722, note
PONSARD.
717
D. BUREAU, H. MUIR WATT, Droit international privé, préc., n°466, p. 463.
718
Ibid. ; v° aussi D. BODEN, L’ordre public : limite et condition de la tolérance. Recherches sur le
pluralisme juridique, thèse, Paris 1, 2002.
0
L'OHADA (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires) a été instituée par un
traité signé à Port Louis (Bénin) le 17 octobre 1993. Elle ambitionne l’harmonisation, voire
l’uniformisation du droit des affaires en Afrique. Elle compte, actuellement, 16 Etats : Bénin, Burkina
Faso, Cameroun, Centrafrique, Comores, Congo, Côte d’ivoire, Gabon, Guinée, Guinée- Bissau, Guinée
Equatoriale, Mali, Niger, Sénégal, Tchad, Togo. Une procédure d’adhésion à l’Organisation, actuellement
en cours, a été initiée par la République démocratique du Congo (informations complémentaires sur
l'OHADA consultables aux adresses http://www.ohada.com-. http://www.ohada.org/). V" aussi en doctrine
: J. ISSA-SAYEGH, •< L’intégration juridique des Etats africains de la zone franc », in PENANT, 1997, n"
823, p. 5 et s., et n" 824, p. 125 et s.) ; « L’OHADA, instrument d'intégration juridique des pays africains
de la zone franc », Rev. jurisp. corn., juin 1999, p. 237 et s. ; « Introduction au traité et aux Actes
uniformes de l'OHADA » (communication aux Journées parisiennes de l'Association Henri Capitant,
novembre 2002) ; J. ISSA-SAYEGH & J. LOHOUES-OBLE, OHADA, Harmonisation du droit des affaires,
coll. droit uniforme africain, Bruylant, Bruxelles, 2002. Le traité constitutif de l’OHADA est publié au
Journal officiel (J.O.) de l’OHADA, n° 4, 1er novembre 1997, p. 1 et s. Il est consultable en ligne à
l’adresse : http//www.ohada.com.

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199
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

majoritairement, par leur impérativité720. On pourrait même parler d’une «


hypertrophie des règles d’ordre public721 » dans l'arsenal normatif de l’OHADA.
Cependant, nonobstant l'émergence, voire l’affirmation d’un ordre public
communautaire en droit des affaires, il est topique que cette impérativité dans
l’énoncé du dispositif normatif régional reste circonscrite aux matières concernées
par l’entreprise d’uniformisation. Il n’est pas douteux que des divergences profondes
de vue seraient persistantes d’un Etat-membre à un autre, dès lors que l’on
s’affranchirait du domaine réservé de compétence de l’OHADA pour toucher à
d’autres disciplines, par exemple, celles intéressant le statut personnel, comme le
droit de la famille. Aussi, pour ne convoquer que cette illustration, est-il peu probable
qu’une situation de mariage homosexuel, régulièrement contractée, dans l'un des
pays membres de l'Organisation qui l'admettrait ou la tolérerait, puisse être
reconnue, du seul fait de l’existence d’une communauté juridique, dans les autres
Etats-membres. En effet, par exemple au Cameroun, l’homosexualité est fortement
prohibée et constitue même une infraction à la loi pénale. Cet Etat rejetterait donc
cette situation juridique et refuserait sa reconnaissance dans son for, au nom de son
ordre public international qui réprouve une telle union. Il en irait de même au
Sénégal, où l’on a encore en mémoire, courant 2009, le déroulement d’un procès
très médiatisé, lequel avait abouti à la condamnation d’un couple homosexuel 722. Il
est symptomatique, à ce niveau, de relever que l’effet d’éviction est

720
« Comme ce fut le cas dans la loi française de 1966, le législateur de l’OHADA règle tout dans le
détail, et souvent de manière impérative. Cet ordre public qui correspond au souci de protéger aussi bien
les associés que les tiers se matérialise par une floraison d’interdiction dont certains sont assortis de
sanctions pénales. A ce titre, il aurait pour fonction de protéger l’intérêt général », cf. P. N. KANTÉ, « Le
caractère d’ordre public du droit uniforme des sociétés commerciales en Afrique », Rtd. com., n° 1 (janv.-
mars 2010), p. 1 et s.
721
L’expression est de Y. GUYON, in Les sociétés, Aménagements statutaires et conventionnels entre
associés, 5e éd., LGDJ, 2001, n°9.
722
Le Code pénal sénégalais punit « d'un emprisonnement d'un an à cinq ans et d'une amende de 100
000 à un million de francs CFA » tout acte considéré comme contre-nature, notamment un acte sexuel
entre personnes de même sexe. Ainsi, neuf Sénégalais de moins de 30 ans avaient été condamnés par
un tribunal de Dakar, le 7 janvier 2009, à huit ans de prison pour « acte impudique et contre-nature et
association de malfaiteurs », après qu'un tribunal de Dakar les a reconnus, le 07 janvier 2009, coupables
d'homosexualité (information consultable sur : http://www. trance24. com/fr/20090108-huit-ans-Drison-
homosexualite-senegal-dakar-tribunal-aav- homosexualite). La décision a été, par la suite, censurée
par la cour d'appel de Dakar qui a annulé le jugement pour « vice de procédure », en raison
d’irrégularités constatées dans le procès-verbal d’enquête (information consultable sur :
httD://www.france24.com/fr/20090420- cour-daDDel-dakar-annule-9-condamnations-homosexualite-
). Cependant, l'Etat reconnaît implicitement le droit d'avoir des rapports sexuels entre hommes. De ce
point de vue, la politique de santé du gouvernement sénégalais, dénommée « Plan sésame », porte
assistance aux personnes âgées, mais va au-delà de cet objet en dispensant gratuitement des soins aux
homosexuels et aux personnes atteintes du VIH/SIDA. Le document contient notamment cette
expression en anglais : « The men have sex with men » (les hommes ayant des rapports sexuels avec
d'autres hommes).

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200
ABOUDRAMANE OUATTARA

indifférent à une influence religieuse (chrétienne ou musulmane) particulière 64. C'est


le lieu de préciser que si le critère de référence est constitué par la lex fori, on ne
peut manquer d’observer et de souligner, ensuite, que l'ordre public en droit
international privé est presque antinomique de l'ordre public international ou
transnational, au sens du droit international public, qualification parfois utilisée
pourtant pour désigner l'ordre public tel qu'il est utilisé en droit international privé. En
effet, l'ordre public en droit international privé traduit une réaction nationale, inspirée
de la lex fori, à rencontre d’une solution différente à laquelle aurait conduit
l'application d'un droit étranger. Bartin n’écrivait-il pas déjà que « l'expression d'ordre
public international n'est pas bonne : elle dit à peu près le contraire de ce qu'elle veut
dire65 ». Et, spécifiant l'ordre public au sens du droit international privé, l'auteur
précisait « qu’il n’y a pas d’ordre public national plus fort que celui là66 ». Cette
opinion mérite l'approbation dans la mesure où la fonction essentielle de l’ordre
public, en droit international privé, est d’évincer l’application d’une règle ou situation
juridique valable, au regard du droit étranger, mais fortement réprouvé par les valeurs
économiques ou sociales du for.
Toutefois, il faut immédiatement lever l'équivoque suivante, à savoir que le recours
à la lex fori, notamment pour apprécier s'il y a lieu de soulever l'exception d’ordre
public international (au sens du droit international privé), ne doit pas induire que tout
ce qui est d'ordre public interne est également d’ordre public international. En effet,
l’ordre public international, au sens du droit international privé, paraît avoir un
contenu plus restreint que l’ordre public interne. L'illustration suivante nous permet de
mieux saisir cette réalité : en droit ivoirien, et à l’instar de la quasi-totalité systèmes
juridiques des Etats modernes, les questions relevant de l'état et de la capacité des
personnes (statut personnel) sont d’ordre public interne. C’est dire que les
particuliers ne pourraient y déroger par des conventions particulières. Cela ne signifie
pas, pour autant, que l’application d’une loi étrangère relevant de ce domaine devrait
être écartée. Bien au contraire, le plus souvent, l’agrégation du statut personnel à la
nationalité induira l’application de la loi nationale de l’individu et, partant d’une loi
étrangère. Ainsi entendu, une règle d’ordre public interne n’est pas, a priori, un
obstacle à la mise en

64
On en veut pour preuve le fait que le Cameroun est une nation à dominante religieuse
chrétienne et animiste, tandis qu'à l'inverse, le Sénégal est composé d’une population à majorité musulmane et animiste. De même, l'Etat du
Malawi qui a procédé récemment à la condamnation à la peine d’emprisonnement de 14 ans d’un couple homosexuel (information consultable sur :
http://www.france24.com/fr/20100520-malawi-homosexualite-ceremonie-mariage-couple-gay- justice-proces-condamne-peine-prison)
avant leur grâce par le président de la République (information consultable sur: http://www.france24.com/fr/20100529-malawi-homosexualite-
mariage-couple-gay-justice-grace-president-mutharika-prison) compte une population en majorité chrétienne
et animiste.
65
E. BARTIN, Principes de droit international privé, vol. 1, Paris, 1930, p. 269 et s.
66
Ibid.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


201

L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

œuvre d’une norme étrangère. Dans la même veine, si la lex fori n’est pas d’ordre
public interne (donc est susceptible de dérogation par les individus), il est peu
douteux qu’elle puisse entraver l’application de la loi étrangère qui lui serait contraire.
En définitive, il est univoque que tout ce qui est d’ordre public interne n’est pas, de
ce seul fait, également d’ordre public international, ce dernier étant plus restreint que
l'ordre public interne. De ce fait, sa mise en œuvre ne devrait intervenir que dans des
circonstances exceptionnelles, spécifiquement dans les hypothèses mettant en cause
la cohérence du système juridique du for. Ainsi entendu, l'ordre public international,
fortement coloré de contingences locales, est soumis à une variabilité spatio-
temporelle.
La variabilité spatiale peut être mieux appréhendée en référant aux hypothèses de
conflits internes, plus singulièrement de conflits interpersonnels. A titre d’illustration, la
France avait admis en faveur de la région de l’Alsace un statut particulier, donc des
institutions juridiques propres. Cependant, l’admission, en faveur de l'Alsace, de ce
statut particulier, ne faisait aucunement obstacle à ce que la France refuse la
reconnaissance ou l’application, dans le for, d’institutions similaires à celles de
l’Alsace, lorsqu'elles émanaient d'un système juridique étranger, au nom de son ordre
public international. Pareillement, la fluctuation spatiale de l’ordre public international
justifie le fait qu’une nation, d’obédience majoritairement chrétienne, n'aie pas la
même tolérance qu'un Etat de conviction musulmane, par exemple en ce qui
concerne des institutions comme la polygamie723 ou le divorce par répudiation724.
Ainsi que le rappelle

723
Ainsi, les effets d’une union polygamique contractée régulièrement à l’étranger étaient exclus en
Angleterre (cf. Hyde vs/ Hyde and Woodmansee [1866] L. R. 51 P. & D. 130). Après avoir adopté une
attitude identique (Req. 14 mars 1933, Sirey 1934, 1, 161, rapport PILON, note SOLUS), la France a
opéré un revirement en faveur de la tolérance des effet d’une telle union dans son for, avec l’affaire
Chemouni (2 arrêts : civ., 28 janv. 1958 (1 ere esp.), Rev. crit. DIP, 1958, 110, note JAMBU-MERLIN ; D.,
1958, 265, note LENOAN, JCP, 1958, II, 10488, note LOUIS-LUCAS, CLUNET, 1958, 776, note
PONSARD ; civ., 19 fév. 1963 (2 e esp.), Rev. crit. DIP, 1963, 559, note G. H. ; CLUNET, 1963, 986, note
PONSARD ; Rec. Gén. Lois, 1963, 315, note DROZ) et l’abondante postérité doctrinale qu'elle a suscité
(J. CARBONNIER, « Terre et ciel dans le droit du mariage », in Etudes Ripert, t. 1, spéc. p. 341 ; Ph.
FRANCESKAKIS, La théorie du renvoi et les conflits de systèmes, Paris, 1958, n" 21, p. 17 ; MERCIER,
Conflits de civilisation et droit international privé, polygamie et répudiation, Genève, 1972 ; DICEY &
MORRIS, The conflict of iaws, 1980, t. 1, spéc. p. 239 ; BISCHOFF, « Le mariage polygamique en droit
international privé » in Trav. Corn. fr. dr int. pr., 1980-1981, vol. 2, p. 91 et s. ; H. MUIR WATT, La
fonction de la règle de conflit, thèse, Paris II, 1985, n" 198 ; H. GAUDEMET-TALLON, « La désunion du
couple en droit international privé », in Rec. cours La Haye, 1991, t. 1, spéc. n°72, p. 234 ; I. FADLALLAH,
La famille légitime en droit international privé, Dalloz, 1977 ; « Lien conjugal et rencontre de civilisation »,
in J. Y. CARLIER & M. VERWILGHEM (dir.), Le statut personnel des musulmans en droit comparé et en
droit international privé, Bruylant, Bruxelles, 1992, spéc. p. 351 ; B. ANCEL, •• Le statut de la femme du
polygame » in Le droit de la famille à l’épreuve des migrations internationales, LGDJ, 1993 ; B.
BOURDELOIS, Mariage polygamique et droit positif, thèse, Paris II, éd. 1993 ; J. DÉPREZ, « La
réception du statut personnel musulman en France » in Cahiers des droits maghrébins, 1995, spéc. n"
38, p. 20 ; A. TOURAINE, >> Faux et vrais problèmes » in M. WIEVIORKA, Une société fragmentée ? Le
multiculturalisme en débat, éd. La Découverte, Paris, 1996 ; M.-C. NAJM, Principes directeurs du droit
international privé et conflits de civilisations, thèse, Paris II, éd. 2004).
724 e,e
Cf. en France civ., 1 , 17 fév. 2004, M. A c/ Mme G., GA, n" 63-64. Cette décision consacre « l'effet
d’éviction de l’ordre public international » français à l’égard de l’institution de la répudiation musulmane.
Elle marque un revirement de la jurisprudence Rohbi (civ., 1ere, 3 nov. 1983, GA, n" 63-64) qui,
jusqu’alors, au nom de « l’effet atténué de l'ordre public international », postulait l'admission, en France,
des effets d'une telle répudiation régulièrement prononcée à l’étranger.

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202
ABOUDRAMANE OUATTARA

la Cour de cassation française dans une décision du 22 mars 1944 « la définition de


l'ordre public national dépend dans une large mesure de l'opinion qui prévaut à
chaque moment en France725 ».
Quant à la variabilité dans le temps de l’ordre public international, elle tient à ce
qu’il épouse les contingences et se mue en regard à la vision sociétale des mœurs
de l'époque considérée. Ainsi, les deux réformes intervenue en droit du droit civil
français par le faits de la loi du 3 juillet 1972 intervenue en matière de filiation726 et du
11 juillet 1975 prise en matière de divorce et séparation de corps727 sont significatives
de ces mutations de l’ordre public international dues au temps.
Toutefois, de plus en plus et, sans doute mus par la mondialisation de l’économie
et la globalisation des échanges, ces clivages spatio-temporels tendent à s’estomper.
Et, de fait, l’on assiste à une substitution de la vision réductrice et interniste de l’ordre
public en droit international privé à celle d’une approche plus globale, donc à une
inversion en faveur d'un ordre public international à vocation réellement
internationale, voire même universelle (B).

B - ...Vers un ordre public international à vocation réellement internationale


(universelle ?)
L’attitude nationaliste à l’égard de la conception de l’ordre public international était
encore vivace au milieu du XXe siècle. Cette posture va s’exacerber avec la
généralisation des échanges inter-Etats. Ainsi, en France, Lerebourgs-Pigeonnière,
au lendemain de la deuxième guerre mondiale, considérait que l'utilité de
l'intervention de l'ordre public se faisait particulièrement sentir dans la mesure où
l'intensité du commerce mondial poussant au cosmopolitisme, elle risquait d’endormir
la conscience

725
Civ., 22 mars 1944, D. C., 1944, 145, note P. L. ; Sirey, 1945, I, 77, rapport LEREBOURS-
PIGEONNIERE, note NIBOYET.
726
Sur les incidences de cette réforme, v° J. FOYER, « Problèmes de conflits de lois en matière de
filiation » in Rec. cours La Haye, 1985, t. IV, p. 39 ; A. BOICHÉ, La notion de faveur dans les règles de
conflit de lois relatives à la filiation, thèse, Toulouse, 2001.
727
Sur cette évolution, v° Ph. FRANCESKAKIS, « Le divorce d’époux de nationalité différente. Après
l'arrêt Rivière » in Rev. crit. DIP, 1954, 336 ; <• Le surprenant art. 310 nouveau du code civil sur le divorce
international » in Rev. crit. DIP, 1975, 580 et 588.

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203

L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

française et de lui faire perdre le sens des impératifs français 728. Il esquissait ainsi la
nouvelle configuration du contenu de l’ordre public international : préservation de
l'intérêt supérieur français, sinon, limitation de l'admission de la lex extranei à celle
des nations civilisées.
Ce double aspect de l’ordre public international, quoique reprise par Battifol (avec,
toutefois, un clivage un peu différent) a été abandonné peu à peu. En effet, d’un point
de vue terminologique, il est apparu évident que la référence aux « nations
civilisées729 », introduite en 1920 dans les statuts de la Cour permanente de justice
internationale730 (CPJI) et reprise par Lerebourg-Pigeonnière devait être
soigneusement évitée. L’objection majeure à cette formule tenait à la discrimination
fâcheuse qu’elle instituait entre les Etats, dans le contexte nouveau de la
modernisation généralisée des sociétés humaines. De fait, cette terminologie a été
aujourd'hui abandonnée tant en doctrine, en jurisprudence que dans les instruments
internationaux. Ainsi, si le statut de la Cour internationale de justice731 (ClJ),
succédant à la CPJI, a maintenu cette formulation malencontreuse , en revanche,
dans les textes fondateurs de la Cour pénale internationale732

728
P. LEREBOURS-PIGEONNIERE, Précis de droit international privé, Dalloz, 1937.
729
Cf. Article 38, Statuts de la CPJI (consultable en ligne à l'adresse : http://www.ici-
cii.org/documents/index.DhD?Dl=4&p2=2&p3=0) : « 1. La Cour, dont la mission est de régler
conformément au droit international les différends qui lui sont soumis, applique : a. les conventions
internationales, soit générales, soit spéciales, établissant des règles expressément reconnues par les
Etats en litige ; b. la coutume internationale comme preuve d'une pratique générale acceptée comme
étant le droit ; c. les principes généraux de droit reconnus par les nations civiliséesd. sous réserve de la
disposition de l'article 59, les décisions judiciaires et la doctrine des publicistes les plus qualifiés des
différentes nations, comme moyen auxiliaire de détermination des règles de droit. 2. La présente
disposition ne porte pas atteinte à la faculté pour la Cour, si les parties sont d'accord, de statuer ex aequo
et bono ».
4
Instituée par le pacte de la Société des nations (en acronyme SDN, précurseur de l'ONU) en 1919, la
CPJI est la première juridiction internationale permanente dotée d’une compétence générale. Elle a tenu
sa séance inaugurale en 1922. Son siège était institué à Genève (Suisse). Elle a été dissoute en 1946,
suite à la création de la Cour internationale de justice (CIJ) dans le cadre de l’ONU. La CIJ a d’ailleurs
hérité de la quasi-totalité de son patrimoine normatif.
731
Succédant à la CPJI, la CIJ a été instituée par l'article 7 de la charte des Nations unies de juin 1945.
Elle a débuté ses travaux en avril 1946. Siégeant au Palais de la Paix, à La Haye (Pays- Bas), la CIJ est
le seul des six organes principaux de l’ONU dont le siège n'est pas à New York (USA). Comme son
prédécesseur, la CIJ a pour mission de régler, conformément au droit international, les différends d'ordre
juridique qui lui sont soumis par les Etats ; et de donner des avis consultatifs sur les questions juridiques
que peuvent lui soumettre les organes et les institutions spécialisées de l’ONU autorisés à le faire.
7
La CPI a été instituée par le statut de Rome signé le 17 juillet 1998, à l'issue des travaux de la
conférence diplomatique des plénipotentiaires des Nations unies. Mais l’on s'accorde à porter la création
de la CPI au 1or juillet 2002, date d’entrée en vigueur du statut de Rome. A compter de cette date, la CPI,
juridiction internationale pénale permanente, est chargée de juger les personnes accusées des atteintes
les plus graves à la personne humaine (crime de génocide, de crime contre l’humanité et de crime de
guerre), la CPI siège en principe à La Haye (Pays-Bas). Cependant, si cela s’avère nécessaire, dans le
cadre d’un procès, le siège peut être transféré en tout autre lieu. Cependant, certains Etats sont réticents
à admettre la compétence de la CPI.
Ainsi, au 18 août 2010, seuls 113 États sur les 192 que reconnaît l'ONU ont ratifié le statut de Rome et
accepté l'autorité de la CPI. Trente-cinq États, dont la Russie et les États-Unis d'Amérique, ont signé le
statut de Rome, mais ne l'ont pas ratifié. Certains États, dont la Chine et l’Inde émettent des critiques au
sujet de la Cour et n'ont pas signé le Statut.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


204
ABOUDRAMANE OUATTARA

(CPI), l’on vise désormais « les principes généraux du droit dégagées à partir des lois
nationales représentant les divers systèmes juridiques du monde 733 », mettant ainsi
un terme à l'opposition supposée entre "Etats civilisés", d’une part, et « Etats de
civilisation inférieure » et « Etats de civilisations occidentales aux mœurs orientaux »,
d’autre part.
Toutefois, l’effectivité de cette internationalisation s’est embarrassée parfois de
contingences locales. Ainsi, si l’arrêt Lautoui734 rendu par la cour de cassation
française (décision formulée sur le rapport de Lerebourgs- Pigeonnière) faisait bien
référence à l'existence d'un ordre public fondé sur « des principes de justice
universelle considérés dans l'opinion française comme doués de valeur internationale
», c'était bien pour préciser qu'une telle valeur internationale n'est conférée comme
telle qu’à la condition que l'opinion française la pare de cet attribut 735. Cette approche
tendrait, en réalité, à souligner la dépendance dans laquelle se trouvent les principes
fondamentaux par rapport à l’ordre juridique du for. Cela renseigne, par ailleurs, qu'en
droit international privé français, l'existence d’un ordre public transnational qui
puiserait son fondement dans l'idée de sauvegarde des principes de caractère
universel n'avait pas été clairement admis au départ. Elle avait même été
expressément rejetée par la cour d'appel de Paris le 19 mars 1965, dans l'affaire
Banque Ottomane736.
Toutefois, dès la fin du XXe siècle, l’on a assisté à un certain assouplissement de
cette vision unilatéraliste, avec la montée en puissance de la question des droits de
l’homme et, plus généralement, de l’hégémonie des droits fondamentaux. Les
instruments internationaux de leur proclamation et de leur protection sont légions, et
ce, tant au plan régional qu’au niveau mondial. Ainsi en est-il, en Afrique, avec la
charte africaine des droits de l’homme et des peuples737 adoptée par l'OUA le 18

733
Cf. art. 21.1-c du statut de la CPI.
734
C. cass., ch. civ., sect. civ., 25 mai 1948, Rev. crit. DIP, 1949, 89, note BATIFFOL ; Dalloz, 1948, 357,
note P. L.-P. ; Sirey, 1949, 1, 21, note NIBOYET, JCP, 1948, II, 4532, note VASSEUR.
735
Ibid.
736
Paris, 19 mars 1965, Banque ottomane (I), rev. crit. DIP, 1967, 85, note LAGARDE; JDI. 1966, 118,
note GOLDMAN.
737
La charte africaine des droits de l'homme et des peuples a été adoptée à Nairobi (Kenya), le
27 juin 1981, lors de la I8 eme conférence de l’Organisation de l'unité africaine (OUA devenue Union
africaine (UA) depuis le 21 mai 2001). Après le dépôt des instruments de ratification par
25 Etats, la charte est entrée en vigueur le 21 octobre 1986. A ce jour, après la ratification de cet
instrument par l'Érythrée le 14 janvier 1999, 53 Etats africains sont parties à la charte. Elle s'inspire, pour
l'essentiel, de la charte des Nations unies du 26 juin 1945 et de la déclaration universelle des droits de
l'homme du 10 décembre 1948, tout en tenant compte, selon le préambule de la charte, « des vertus de
leurs traditions historiques et des valeurs de civilisation africaine qui doivent inspirer et caractériser leurs
réflexions sur la conception des droits de l'homme et des peuples ».

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205

L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

juin 1981, de la charte africaine des droits et du bien-être de l'enfant738, au niveau


américain de la convention américaine relative aux droits de l’homme du 22
novembre 1969739, au plan européen, de la convention européenne de sauvegarde
des droits de l’homme et des libertés fondamentales740 (CESDHLF), de la charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne 741. A l’échelle universelle, plusieurs
instruments servent de référents aux droits fondamentaux : la déclaration universelle
des droits de l’homme742, le pacte international relatif aux droits civils et politiques de
l’ONU743, la convention n° 105 de l’Organisation internationale du travail (OIT)
concernant l’abolition du travail forcé744, le pacte international relatif aux droits
économiques, sociaux et culturels745. Ainsi, plan africain, si

738
Adoptée en juillet 1990, lors de la 26eme conférence des chefs d'État et de gouvernement de l'OUA.
739
Cette convention a été adoptée dans le cadre de l’Organisation des Etats américains (OEA), lors de la
conférence spécialisée interaméricaine sur les droits de l’homme tenue à San José (Costa Rica).
5
Usuellement appelée « convention européenne des droits de l’homme », la CESDHLF a été signée par
les Etats membres du Conseil de l'Europe le 4 novembre 1950. Inspirée de la déclaration universelle des
droits de l'homme, la CESDHLF a pour ambition de protéger les droits de l’homme et les libertés
fondamentales, en instaurant un organe judiciaire (la Cour européenne des droits de l'homme) de contrôle
du respect de ces droits individuels. La Convention est entrée en vigueur le 3 septembre 1953.
741
Cette charte a été signée et proclamée par les présidents du Parlement, du Conseil et de la
Commission européens lors du Conseil européen tenu à Nice (France) le 7 décembre 2000. Sa spécificité
réside dans le fait que, pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, un texte régional
regroupe l'ensemble des droits civiques, politiques, économiques et sociaux reconnus au citoyen
européen ainsi qu'à tout individu résidant sur le territoire de l'Union. Ces droits regroupent l'ensemble des
axes suivants : dignité humaine, liberté, égalité, solidarité, citoyenneté et justice. La charte a pour socles
principaux les droits et libertés fondamentaux reconnus par la convention européenne des droits de
l'homme, les traditions constitutionnelles des Etats membres de l’Union, la charte sociale européenne du
Conseil de l'Europe et la charte communautaire des droits sociaux fondamentaux des travailleurs ainsi
que d'autres conventions internationales auxquelles adhèrent l'UE ou ses Etats membres.
742
Adoptée par la résolution 217 (III) A prise par l'Assemblée générale de l’ONU lors de sa session du 10
décembre 1948 tenue à Paris. Cette déclaration précise les droits humains fondamentaux. Comme toute
déclaration, elle n'a qu'une valeur de proclamation de droits. En cela, elle n’a pas, par elle-même, une
portée juridique véritable. Il n’empêche qui, par la référence qui lui est faite dans les divers instruments
internationaux contraignants et par son incorporation dans la plupart des constitutions des nations dans le
monde, sa portée normative lui est désormais assurée.
743
Cet instrument a été adopté par la résolution 2200 A, prise lors de la 21eme session de l'Assemblée
générale de l’ONU tenue le 16 décembre 1966. La résolution édictait aussi son ouverture à la signature, à
la ratification et à l’adhésion. Le pacte est entré en vigueur le 23 mars 1976, conformément aux
prescriptions de l’article 49 de la résolution 2200 A.
744
Cette convention a été adoptée à Genève (Suisse) le 25 juin 1957, lors de la 40 e™ session de la
conférence générale de l’Organisation internationale du travail. Elle est entrée en vigueur le 17 janvier
1959.
0
Adopté par la résolution 2200 A, prise lors de la 21 eme session de l’Assemblée générale de l’ONU
tenue le 16 décembre 1966. La résolution prévoyait aussi son ouverture à la signature, à la ratification et
à l’adhésion. Le pacte est entré en vigueur le 03 janvier 1976, conformément aux dispositions de l’article
27 de la résolution 2200 A.

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206
ABOUDRAMANE OUATTARA

l’institution récente de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples


(CADHP746) ne lui a pas permis d’être encore opérationnelle747, au plan sous-
régional, dans le cadre de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de
l’Ouest (CEDEAO748), et au niveau européen, on constate l'émergence, d'un ordre
public communautaire africain, d’une part, et européen, d’autre part, dont les
contours sont progressivement dessinés et affinés respectivement par la cour de
justice de la CEDEAO (CJCEDEAO749) et les Cours européennes de Luxembourg et
de Strasbourg, à savoir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) 750, et la
Cour de justice des communautés européennes (CJCE)751.

746
Cette juridiction a été créée par le protocole relatif à la charte africaine des droits de l'homme et des
peuples, portant création d'une Cour africaine des droits de l'homme et des peuples, adopté à
Ouagadougou (Burkina Faso), le 10 juin 1998, par la conférence des chefs d'Etats et de gouvernement
de l’UA. Suite au dépôt des instruments de ratification par le 15e Etat (les Iles Comores) le 26 décembre
2003, le protocole est entré en vigueur. La CADHP est compétente pour « connaître de toutes les affaires
et de tous les différends dont elle est saisie concernant l’interprétation toutes les affaires et de tous les
différends dont elle est saisie concernant l'interprétation et l’application de la charte, du présent protocole,
et de tout autre instrument pertinent relatif aux droits de l'homme et ratifié par les Etats concernés » (art.
3 du protocole). En juin 2004, lors du sommet de I LIA, les Etats-membres de l’Organisation ont décidé
de la fusion de la CADHP et de la Cour africaine de justice de PUA. Initialement installé à Addis-Abeba
(Ethiopie) siège de la juridiction est établie à Arusha (Tanzanie) depuis août 2007.
V° J.-L. ATANGANA AMOUGOU, « Avancées et limites du système africain de protection des droits
de l'homme : la naissance de la Cour africaine des droits de l’homme et des peuples », in Droits
fondamentaux, n" 3 (janvier - décembre), 2003, p. 175 et s., consultable en ligne à l’adresse :
www.droits-fondamentaux.org.
748
Organisation sous régionale de l’Afrique de l'Ouest à vocation économique, créée le 28 mai 1975 par
le traité de Lagos (Nigéria), elle regroupe 15 Etats : Bénin, Burkina Faso, Cap-Vert, Côte d'ivoire,
Gambie, Guinée, Guinée Bissau, Liberia, Mali, Niger, Nigeria, Sénégal, Sierra Leone, Togo.
749
La CJCEDEAO a été instituée par le protocole A/P1/91 de la CEDEAO du 6 juillet 1991 signé à Abuja
(Nigeria) entre les Etats-membres de l'Organisation. Sa mission principale est le règlement des
contentieux relatifs à l'interprétation et l'application des dispositions du traité révisé, des protocoles y
annexés et des conventions auquel est partie. L’instauration d'un organe juridictionnel au sein des
institutions composant la CEDEAO a nécessité la signature, en 1993, du « Traité d'Abuja » (du nom de la
capitale politique du Nigéria) modificatif du traité constitutif de l’Organisation, notamment en ses articles 6
et 15. Le protocole instituant la CJCEDEAO est entré en vigueur le 5 novembre 1996. Le siège de la
CJCEDEAO est établi à Abuja, mais pourra être transféré, en tout autre lieu à l’occasion d’audiences
foraines.
750
Juridiction supranationale créée en 1959, dans le cadre du Conseil de l'Europe, par la convention de
sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, la CEDH (ou Cour de Strasbourg, par
opposition à la Cour de justice de l'Union européenne, CJCE) a pour mission de veiller au respect par les
Etats membres de la CESDHLF et ses protocoles additionnels. Son siège est situé, depuis le 1er
novembre 1998, à Strasbourg (France).
751
Désormais dénommée « Cour de justice de l'Union européenne » (CJUE) par suite de la mutation de
la CEE en UE, la Cour de justice des Communautés européennes (CJCE) est l’organe juridictionnel de
l’Union. Ses missions : veiller à l'application du droit de l'Union et à l'uniformité de son interprétation sur
son espace territorial, par un contrôle de la légalité des actes des institutions de l'Union européenne ;
veiller au respect, par les États membres, des obligations qui découlant des traités ; interpréter le droit de
l'Union à la demande des juges nationaux. La CJCE se compose en réalité de trois juridictions : la Cour
de justice, le Tribunal de première instance et le Tribunal de la fonction publique. Créée depuis 1952,
l'institution dans ses différentes composantes siège à Luxembourg.

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207

L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

Aujourd’hui, plus qu’hier, on constate une ossature remaniée de l’ordre public


international qui se dessine autour d’un « noyau dur », constitué par les droits
fondamentaux. A l’épicentre du dispositif, figurent l’ensemble des droits ayant pour
finalité la protection de la personne humaine, y compris la préservation de sa dignité :
interdiction de l’esclavage752, de la torture, des traitements inhumains et dégradants,
des discriminations fondées sur la race, l’origine ethnique, le sexe 753, la condition
sociale ou la religion754, l’inégalité civile, le mariage forcé, l'excision... Le contenu des
droits protégés est loin d’être exhaustif et s’enrichi, au fur et à mesure que l’opinion
doctrinale, dans son ensemble, s’embarrasse de nouveaux débats qui viennent
raviver la question de la protection de l’individu et, plus généralement, de la
promotion de son bien-être. Ainsi, on constate, depuis peu, l’incursion de l’ordre
public procédural dans les droits fondamentaux, notamment sous le couvert du droit à
l’accès au juge755, du droit à un

752
La Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l'Ouest
(CJCEDEAO) a rendu le 27 octobre 2008, un arrêt important, le premier du genre en Afrique, dans l'affaire
Hadijatou Marti Koraou c/ République du Niger (consultable à l’adresse :
http://www.unhcr.org/refworid/docid/491168d42.html. v°. aussi: D. d'ALLIVY KELLY, Le juge africain est
entré dans l'Histoire, Cour de justice de la CEDEAO, 27 octobre 2008, Hadijatou Mani Koraou
c! Niger, consultable à l’adresse :
http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2009/05/10/le-juge-africain-est-entre-dans-lhistoire- cour-de-
justice-de-la-cedeao-par-delphine-dallivy-kelly•/). Dans cette espèce, la CJCEDEAO a condamné le Niger,
pour avoir toléré la condition servile de la requérante, vendue dès l’âge de douze ans et utilisée comme
femme-esclave par son maître. Se fondant notamment sur la violation de l’article 5 de la charte africaine
des droits de l'homme et des peuples, la Cour rappelle que « la mise hors la loi de l’esclavage est une
obligation erga omnes qui s’impose à tous les organes de l’État ». Rappr. : CIJ, 5 février 1970, aff.
Barcelona Traction.
753
Cf. CJUE (2e ch.), 18 nov. 2010, aff. Pensionsversicherungsanstalt c/ Mme K. (requête C- 356/09). En
l'espèce, la requérante invoquait la violation, par l’Autriche, de la directive 2006/54/CE du 5 juillet 2006
relative à la mise en oeuvre du principe de l'égalité de traitement entre hommes et femmes en ce qui
concerne l'accès à l'emploi, à la formation et à la promotion professionnelles, et les conditions de travail.
Or, la loi générale autrichienne relative à la sécurité sociale fixait l'âge normal de la retraite, à 65 ans pour
les hommes et à 60 ans pour les femmes. Saisie d'une question préjudicielle par l'Oberster Gerichtshof
(Cour suprême autrichienne), la CJUE a estimé qu’une réglementation nationale contenant de telles
dispositions constitue une discrimination directe fondée sur le sexe. La décision est consultable en ligne à
l’adresse : http://curia. europa. eu/jurisp/cgi-
bin/form.pl?lang=fr&alljur=alljur&jurcdj=jurcdj&jurtpi=jurtpi&jurtfp=jurtfp&numaff=C-
356/09&nomusuel=&docnodecision=docnodecision&allcommjo=allcommjo&affint=affint&affclose
=affcloseSalldocrec=alldocrec&docor=docor&docav=docav&docsom=docsomSdocinf=docinf&all
docnorec=alldocnorec&docnoor=docnoor&radtypeord=on&newform=newform&docj=docj&docop
=docop&docnoj=docnoj&typeord=ALL&domaine=&mots=&resmax=100&Submit=Rechercher.
754
Ainsi, les juges français ont estimé qu’une loi étrangère établissant une distinction entre les
successibles en raison de leur religion, quoique désigné par la règle de conflit, était cependant
inapplicable au litige pour cause de contrariété à l'ordre public international français (cf. civ., 1ere,
17 novembre 1964, JCP 1964, 13978, obs. LINDON).
755
V° en France : civ., 1ere, 1e' fév. 2005, National iranian oit company c/ Etat d'Israël, in BICC,
n°619 (15 mai 2005), consultable en ligne à l'adresse:
http://www.lexinter.net/JPTXT4/JP2005/impossibilite_d'acces_a_unJuge_et_deni_deJustice, ht m. Dans
cette espèce rendue en matière d’arbitrage international, les juges français ont estimé

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


ABOUDRAMANE OUATTARA
756
procès équitable , du droit à l’exécution, dans le for, d’une décision étrangère
accordant une prestation de caractère alimentaire757...
Certes, il a été observé, notamment par la doctrine française758, que la mise en
œuvre du mécanisme de sauvegarde des principes fondamentaux soulève un
problème de méthodologie, la Cour de cassation ayant tendance, sinon à écarter ici
le jeu traditionnel de l'ordre public, à tout le moins à en cumuler l'application avec le
mécanisme des lois de police. Cette nouvelle approche est généralement critiquée
en ce qu'elle procède d'une vision envahissante des droits de l'homme et d’une
représentation hypertrophiée de la catégorie des lois de police.
Cependant, une autre opinion est possible, si l’on se place d'un point de vue
téléologique. En effet, l'encrage des principes fondamentaux au droit conventionnel
aurait le mérite de leur conférer un plus haut degré d'internationalité et d'universalité,
en les libérant de l'exigence d'un lien nécessaire avec l'ordre juridique du for. Par
ailleurs, le souci de l'orthodoxie méthodologique ne pourrait elle pas s'embrasser,
pour une fois, de l'affirmation a priori de principes et de valeurs fondamentaux, dès
lors que le raisonnement adopté par le juge conduirait, en dernier chef, à écarter
l'application de la loi étrangère heurtant l'ordre public international du for ? La
question mériterait d’être posée en débat.
Il reste que le vecteur essentiel, sinon principal, de l'internationalisation du contenu
de l'ordre public international, est la question des droits fondamentaux. De ce point
de vue, il faut souligner le rôle important et novateur des juridictions communautaires
comme les cours de la

que « l'impossibilité pour une partie d’accéder au juge, tût-il arbitral, chargé de statuer sur sa prétention,
à l'exclusion de toute juridiction étatique, et d'exercer ainsi un droit qui relève de l'ordre public
international consacré par les principes de l'arbitrage international et l’article 6.1 de la convention
européenne des droit de l’homme, constitue un déni de justice qui fonde la compétence internationale du
président du tribunal de grande instance de paris, dans la mission d’assistance et de coopération du juge
étatique à la constitution d'un tribunal arbitral, dès lors qu’il existe un rattachement avec la France ».
Cf. CEDH, 14 oct. 2010, aff. Brusco c/ France (requête n° 1466/07). La Cour de Strasbourg a
condamné la France pour violation des règles du procès équitable prévues par l'article 6 de la
CEDHSLF. En l’espèce, il s'agissait de la violation du droit à l’assistance effective d’un avocat dès les
premiers moments de la garde à vue. Il ne fait nulle doute de l’influence de cet arrêt sur le projet de
réforme du régime de la garde à vue actuellement en débat en France. La décision est consultableen
Ligne à l’adresse :
http://cmiskp. echr. coe. int/tkp 19 7/view, asp ?action=html& documentld=875630&portal=hbkm&sour
ce=externalbydocnumber& table=F69A27FD8FB86142BF01C1166DEA398649.
757
Cf. CEDH, 18 nov. 2010, aff. Romartczyk c/ France (requête n" 7618/05), arrêt condamnant la
France pour manquement à son obligation positive d'assistance à la requérante, dans le cadre de
l’exécution en France d’une décision étrangère lui accordant une pension alimentaire. La décision est
consultable à l’adresse:
http://cmiskp.echr.coe.int/tkp197/view.asp?action=html&documentld=877246&portal=hbkm&sour
ce=externalbydocnumber& table=F69A27FD8FB86142BF01C1166DEA398649.
758
V. notamment « Débats du 23 novembre 2007 », in Trav. Corn. fr. dr. int. pr., 2006-2007 et 2007-2008,
éd. A. Pedone, Paris, p. 179 et s.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


209
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

CEDEAO759, de Bruxelles et de Strasbourg dans cette entreprise de «


communautarisation » de la notion d'ordre public aux niveaux africain et européen,
voire à l’échelle internationale.
Que l’on se souvienne seulement de l’arrêt Pellegrirti760 du 20 juillet 2001 dans
lequel la CEDH précise que le droit à un procès équitable, notamment le droit à une
procédure contradictoire et à l’assistance d'un avocat, tels qu'ils résultent de l'article 6
de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales (CESDHLF), imposent aux Etats parties à ladite convention de vérifier
que les garanties accordées par ce texte ont été respectées lors de \'exequatur d’une
décision rendue par une juridiction étrangère, et ce, alors même que la l’Etat d’origine
de ladite juridiction n’est pas partie à la convention. Cette motivation de la CEDH a
pour conséquence de postuler, indirectement, la généralisation d’application, voire
l’universalisation de la CESDHLF, par l’affirmation implicite de son effet erga omnes.
Si l’affaire tranchée par la CEDH portait sur le conflit de juridiction, spécifiquement
sur l’efficacité des décisions rendues par les juridictions étrangères, la CJCE, elle,
avait précédemment eu l'occasion de se prononcer en matière de conflit de lois.
Ainsi, dans son arrêt Ingmar761 du 9 novembre 2000, elle estimait que la loi
américaine, par ailleurs désignée par la règle de conflit de lois, était incompatible
avec la politique législative communautaire de protection de l'agent commercial lors
de la rupture du

759
La Cour de justice de la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest
(CJCEDEAO) a rendu le 27 octobre 2008, un arrêt important, le premier du genre en Afrique, dans l'affaire
Hadijatou Mani Koraou c/ République du Niger (consultable à l'adresse :
http://www.unhcr.org/refworld/docid/491168d42.html. v°. aussi: D. d’ALLIVY KELLY, Le juge africain est
entré dans l'Histoire, Cour de justice de la CEDEAO, 27 octobre 2008, Hadijatou Mani Koraou
c/ Niger, consultable A l'adresse :
http://combatsdroitshomme.blog.lemonde.fr/2009/05/10/le-juge-africain-est-entre-dans-lhistoire- cour-de-
justice-de-la-cedeao-par-delphine-dallivy-kelly/). Dans cette espèce, la CJCEDEAO a condamné le Niger,
pour avoir toléré la condition servile de la requérante, vendue dès l’âge de douze ans et utilisée comme
femme-esclave par son maître. Se fondant notamment sur la violation de l’article 5 de la charte africaine
des droits de l'homme et des peuples, la Cour rappelle que « la mise hors la loi de l'esclavage est une
obligation erga omnes qui s’impose à tous les organes de l'État ». Rappr. : CIJ, 5 février 1970, aff.
Barcelona Traction.
760
CEDH, 20 juill. 2001, aff. Pelligrini c. Italie (Requête no 30882/96), JCP, éd. G, 2002, I, 105,
n° 7, obs. F. SUDRE ; RTD Civ., 2001, p. 986, obs. J.- P. MARGUENAUD : RTDH, 2002, p. 463, note J.-
P. COSTA ; Rev. crit. DIP, 2004, p. 106, note L.-L. CHRISTIANS, consultable en ligne sur
http://www.lex.unict.it/dottorato/orocessualeaenerale/materiale/240309/Dellearini fr.odf. Rap.
CEDH, 20 oct. 2009, Lombardi Vallauri c. Italie (requête no 39128/05), Commentaire par Grégor
PUPPINCK, consultable en ligne à l'adresse :
http://www.edj.org/pdf/01122009_ECLJ Note_CEDH_Lombardi_Vallauri_c_ltalie_-
Puppinck.pdf.
761
CJCE, 9 novembre 2000, aff. Ingmar GB Ltd vs. Eaton Léonard Technologies Inc.,
Consultable sur : http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-
bin/form.pl?lang=fr&Submit=Rechercher&docrequire=alldocs&numaff=&datefs=&datefe=&nomus
uel=&domaine=&mots=C-381 %2F98&resmax= 100.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


210
ABOUDRAMANE OUATTARA

contrat d'agence, politique exprimé par les articles 17 et 18 de la directive


européenne sur les agents commerciaux indépendant 762.
Ainsi encore, pour contrôler indirectement l'ordre public international d'un Etat-
partie à la convention européenne, la CJCE, confirmant sa jurisprudence
Krombach763 du 28 mars 2000, estime, dans l'affaire Renault764 en date du 11 mai
2000, que « s'il ne [lui] appartient pas de définir le contenu de l'ordre public d'un Etat
contractant, il [lui] incombe néanmoins de contrôler les limites dans le cadre
desquelles le juge d'un Etat contractant peut avoir recours à cette notion pour ne pas
reconnaître une décision émanant d'un autre Etat contractant ». Ainsi, désormais, si
l’ordre public international du for doit se conformer aux exigences internationales ou
communautaires pour pouvoir légitimement évincer un jugement émanant d’un autre
Etat, il doit, tout autant, se conformer à ces contingences, s’agissant de l'éviction
d'une loi étrangère.
Cette nouvelle attitude qui expose une tendance universaliste de l'ordre public
international augure des bouleversements que l’on constate, depuis peu, dans
l'approche même de la mise en œuvre de l'ordre public international (II).

Il - Les métamorphoses quant à la mise en œuvre de l'ordre public international

Quelle que soit la vocation saisie de l'ordre public international (vocation interniste,
vocation universaliste), celle-ci pour être efficiente, suppose sa mise en œuvre. L’on
enseigne, traditionnellement, que l'ordre public intervient, dans le débat du droit
international privé, après avoir mis en mouvement la méthode conflictuelle, c'est-à-
dire postérieurement à la convocation de la règle de conflit. Cette opinion largement
dominante

762
V. Directive 86/653/CEE du Conseil du 18 décembre 1986 relative à la coordination des droits des
États membres concernant les agents commerciaux indépendants, in Journal officiel n" L 382 du
31/12/1986 p. 0017 - 0021 .consultable en ligne sur:
httD://admi.net/eur/loi/lea euro/fr 386L0653.html.
CJCE, 28 mars 2000, aff. Dieter Krombach c/André Bamberski (C-7/98), décision consultable
sur : http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-
bin/form.pl?lang=fr&alljur=alljur&jurcdj=jurcdj&jurtpi=jurtpi&jurtfp=jurtfp&numaff=&nomusuel=Kro
mbachSdocnodecision=docnodecision&allcommjo=allcommjoSaffint=affintSaffclose=affcloseSall
docrec=alldocrec&docor=docor&docav=docav&docsom=docsom&docinf=docinf&alldocnorec=all
docnorec&docnoor=docnoor&radtypeord=on&newform=newform&docj=docj&docop=docop&doc
noj=docnoj&typeord=ALL&domaine=&mots=&resmax=100&Submit=Rechercher.
764
CJCE, 11 mai 2000, aff. Régie nationale des usines Renault SA, Maxicar SpA & Orazio Formento (C-
38/ 98), consultable en ligne à l'adresse : http://curia.europa.eu/jurisp/cgi-
bin/form.pl?lang=fr&alljur=alljurSjurcdj=jurcdjSjurtpi=jurtpi&jurtfp=jurtfp&numaff=Snomusuel=Ren
ault&docnodecision=docnodecision&allcommjo=allcommjo&affint=affint&affclose=affclose&alldoc
rec=alidocrec&docor=docor&docav=docav&docsom=docsom&docinf=docinf&alldocnorec=alldoc
norec&docnoor=docnoor&radtypeord=on&newform=newform&docj=docjSdocop=docop&docnoj=
docnoj&typeord=ALL&domaine=&mots=&resmax=100&Submit=Rechercher.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


211
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

mérite d'être approuvée. Mais elle ne saurait s’épuiser dans l'absolu. Aussi, de plus
en plus, une autre orientation de la mise en jeu de l'ordre public international est-elle
suggérée de manière insistante et convaincante. Sa particularité réside dans le fait
qu’elle soit mise en action avant toute détermination de la loi normalement
compétente, donc en dehors de toute démarche conflictuelle. Ainsi, « comme le
suggérait déjà Savigny, deux raisons peuvent conduire le juge à appliquer sa propre
loi plutôt que la loi normalement désignée : soit il ne peut accepter une institution
étrangère inconciliable avec ses conceptions, soit sa propre loi "d’une nature positive
rigoureusement obligatoire" le commande1 0 ». De fait, l’on assiste désormais à une
mise en mouvement de l’ordre public international à deux visages 765 : à l’apparition
d’une mise en œuvre de l’ordre public international par voie d’action ( A ) , c'est-à-dire
avant le déclenchement de la méthode conflictuelle, fait pendant la survivance d’une
sollicitation de l’ordre public international par voie d'exception (B).

A - L’émergence d’une mise en œuvre de l’ordre public international par voie


d'action
On admet unanimement que l’intervention de l'ordre public constitue une exception
au jeu normal de la règle de conflit bilatérale du for et, partant, aux mécanismes
classiques du droit international privé. Cependant, le bouleversement est encore plus
symptomatique lorsque, en lieu et place d’opérer l'éviction de la loi étrangère
désignée par la règle de conflit, la lex fori, en ce qu’elle contient une norme
impérative, intervient en amont du raisonnement conflictuel, en commandant son
application préférentielle et nécessaire. Qualifiées au départ de lois d’application
immédiate"2, en référant à leur processus de mise en œuvre11 , puis rebaptisées plus
tard lois de police1 4, en regard à leur fonction766, la conceptualisation et la

765
V. B. REMY, Exception d'ordre public et mécanisme des lois de police en droit international privé, coll.
Nouvelle bibliothèque de thèses, vol. 79, Dalloz, 2008.
1,4
Cf. Ph. FRANCESCAKIS, » Quelques précisions sur sur les lois d’application immédiate et leurs
rapports avec les règles de conflits de lois » in Rev. crit. DIP, 1966, p. 1 et s. ; « Lois d’application
immédiate et règles de conflit », in Riv. dir. int. priv. proc., 1967, p. 691 ; « Y a-t-il du nouveau en matière
d'ordre public ? », in Trav. Com. fr. dr. int. pr., 1966-1969, p. 149 et s. ; « Lois d'application immédiate et
droit du travail. L'affaire du comité d’entreprise de la

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


212
ABOUDRAMANE OUATTARA

détermination du contenu de ces règles impératives le doivent, pour une grande part,
aux travaux précurseurs de Francescakis767. Aujourd’hui, en dépit de ce qu’il existe
des expressions concurrentes768, la doctrine contemporaine, dans sa grande
majorité, emploie indistinctement ces deux expressions pour désigner la même
réalité, avec une préférence à la formulation lois de police. Cependant, en
jurisprudence769 (française, notamment) comme dans les conventions
internationales770 et dans certains instruments nationaux771, il règne encore quelques
confusions liées au foisonnement terminologique pour désigner la même réalité.
Nonobstant cette apparente cacophonie des dénominations, il est acquis qu’il s’agit
désigner sous ces divers vocables des « lois dont l'observation est nécessaire pour la
sauvegarde de l’organisation politique, sociale et économique du pays 772 ».

Compagnie des wagons-lits » in Rev. crit. DIP, 1974, p. 273 ; Ann. Instit. dr. int., 1975, p. 198 ; T. G. GUEDJ,
« The theory of the lois de police, a functional trend in contrinental private international law », in Am.
journ. ot comp. law, 1991, p. 661 ; A. NUYTS, « L'application des lois de police dans l’espace (Réflexions
au départ du droit belge de la distribution commercial et du droit communautaire) » in Rev. crit DIP. 1999,
p. 31 et s. & p. 245 et s.
1,5
Une loi est dite de police car elle se singularise par son objectif d’organisation économique, politique
ou sociale.
V. supra, notes 112 et113.
768
En doctrine, on a pu utiliser les expressions « dispositions internationalement impératives » (cf. K. H.
NEUMAYER, Autonomie de la volonté et dispositions impératives », in Rev. crit. DIP,
1957, p. 579), « lois d’application nécessaire », « lois d’ordre public » (cf. G. SPERDUTI, « Les lois
d'application nécessaire en tant que lois d’ordre public » in Rev. crit. DIP, 1977, p. 257).
1, 8
Ainsi, la jurisprudence française pu employer indistinctement les formules « lois d'ordre public » (cf.
Paris, 16 fév. 1966, Moëller, Rev. crit. DIP, 1966, p. 453, note P LAGARDE ; Paris,
28 avr. 1967, Veuve Rodriguez, Rev. crit. DIP, 1968, p. 447, note J. FOYER), <• lois d’application
impérative » (cf. civ., 1™, 28 mai 1991, Consorts Huston, Rev. crit. DIP, 1991, p. 752, note P. Y.
GAUTIER ; CLUNET, 1992, p. 123, note B. EDELMAN) ; « loi d'application territoriale » (civ., 1re, 20 oct.
1987, Cressot. Rev. crit. DIP, 1988, p. 540, note Y. LEQUETTE, CLUNET, 1988, p. 446, note A. HUET ;
civ., 1re, 6 avr. 1994, Defrenois, 1994, n” 55892, obs. J. MASSIP).
770
Les conventions internationales font référence tantôt aux « lois de police », tantôt aux << dispositions
impératives », tantôt aux « règles...qui régissent impérativement la situation quelle que soit la loi
applicable » (cf. art. 16 de la convention de la Haye du 14 mars 1978 sur la loi applicable aux contrats
d'intermédiaire et à la représentation, art. 7 de la convention de Rome du
19 juin 1980 sur la loi applicable aux obligations contractuelles, art. 17 de la convention de la Haye du
22 déc. 1986 sur la loi applicable aux contrats de vente internationale de marchandises, art. 11 de la
convention interaméricaine de Mexico du 17 mars 1994 sur la loi applicable aux contrats internationaux).
771
Cf. par ex. en Suisse, les art. 18 et 19 de la loi fédérale sur le droit international privé (LDIP) du 18
déc. 1987.
772
Ph. FRANCESCAKIS, « Y a-t-il du nouveau en matière d'ordre public ? », in Trav. Com. fr. dr. int. pr.,
1966-1969, p. 165; Rép. Dalloz dr. int., 1re éd., v°Conflits de lois (Principes généraux), n" 137. Cette
définition des lois de police a été consacrée par le juge communautaire européen en ces termes : «
constitue, au sens du droit communautaire, une loi de police la disposition nationale dont l'observation
est jugée cruciale pour la sauvegarde de l'organisation politique, sociale ou économique de l'État au point
d'en imposer le respect à toute personne se trouvant sur le territoire ou localisée dans celui-ci» (cf.
CJCE, 23 novembre 1999, aff. Arblade (C- 369/96), Rev. crit. DIP, 2000, p. 710 et s., note FALLON ; JDI,
2000, p. 493, obs. LUBY.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

Il s’agit, de manière générale, de règles matérielles dont l’application spatiale ne


requiert pas la médiation préalable d’une règle de conflit de lois.
Pour comprendre la présente démarche, il faut partir du postulat que, de notre
point de vue, la loi de police n’est que l’un des mécanismes par lesquels l'ordre public
s’immisce en droit international privé. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une norme
juridique est une loi de police qu’elle est d’ordre public mais, au contraire, parce qu’à
l’origine, la règle de droit impérative édictée est d’ordre public, ou intéresse l’ordre
public international, qu’elle est portée à la dignité de lois de police. C’est cette seule
considération qui caractérise son haut degré de prise en compte dans le for, avant
l’intervention ou le déclenchement de tout débat conflictuel.
Le problème des lois de police étrangères ne saurait être épuisé dans le cadre de
cette étude. En effet, quoi que l’on s’accorde en général sur leur applicabilité dans le
for, ces règles impératives émanant d'un autre Etat soulèvent des questions et des
modalités de mise en œuvre plus complexes et qui sont encore en débat. On
retiendra, pour l’essentiel, que trois mécanismes pourraient être envisageables pour
leur réception dans le for.
Le premier procédé autoriserait à appliquer la loi de police étrangère au terme
d’une démarche de type unilatéraliste : le juge devra l’appliquer selon ses propres
critères et ce, soit parce qu’elle l’a expressément prévue, soit parce que la finalité
poursuivie par cette loi en prescrit l’application par le juge du for au litige dont il est
saisi. Autrement dit, l’application de la loi de police étrangère ne dépendrait plus du
bon vouloir du juge du for devant lequel elle est excipée12 , mais s’opérerait plutôt au
terme d’un double examen : « d’abord, que la loi est une loi de police étrangère,
c'est-à-dire joue dans l'ordre étranger un rôle de protection non seulement d’intérêts
généraux, mais d’intérêts supérieurs de l’Etat, ensuite que ces intérêts supérieurs, le
Législateur a estimé qu'ils seraient ébranlés s’il n’était pas fait application, à l’espèce
considérée, de la loi qu’il a prise773 ». On pourrait toutefois relever, sauf à proposer
une autre explication, que dans cette hypothèse, la loi de police étrangère ne serait
convoquée qu'à la suite d’une démarche conflictuelle préalable, par application de la
règle de conflit bilatérale du for. On voit difficilement la justification de la méthode
unilatéraliste alléguée. Par ailleurs, certains auteurs774 subordonnent la

773
V. P. GOTHOT, « Le renouveau de la tendance unilatéraliste en droit international privé », préc., p.
239.
24
Cf. P. MEYER, Précis de droit international privé burkinabé, Coll. Précis de droit burkinabé,
Imprimerie Presses africaines, 2006.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


214
ABOUDRAMANE OUATTARA

pertinence de cette méthode à l'exigence que « la loi de police étrangère puisse être
conditionnée par le contrôle de la légitimité de l’intérêt poursuivi par le Législateur
étranger ayant édicté la loi de police d’une part et le rattachement suffisant entre la
situation juridique dont le juge est saisi et la loi de police étrangère775 ». Autrement
dit, on instituerait au profit du juge du for un pouvoir de contrôle du bien fondé, voire
de l’opportunité de l’érection par le législateur étranger de telle norme juridique en
règle impérative. Cela pose, assurément, des problèmes de respect, par le for, de la
souveraineté étrangère.
La seconde technique consisterait à « bilatéraliser » un rattachement spécial du for
caractérisant le champ d’application spatial de la loi de police du for pour rendre
applicable, par un raisonnement équivalent, la loi de police étrangère. Ainsi, en droit
de la consommation, par exemple, une réglementation impérative protégeant les
consommateurs résidant dans le for (le rattachement spécial serait ici la « résidence
du consommateur situé dans le for ») pourrait être « bilatéralisée » : « la
réglementation applicable en droit de la consommation [serait] constamment celle du
lieu de résidence du consommateur ». L’orthodoxie de la démarche conflictuelle
bilatérale est conservée, à la seule réserve que le rattachement utilisé est, ici,
spécial. On peut reprocher au procédé de préjuger des finalités poursuivies par le
législateur étranger, en lui prêtant les mêmes buts que ceux visés par le législateur
du for ayant édicté la loi de police dont le rattachement spécial a été « bilatéralisée ».
Mais l’objection majeure qu’on peut lui faire est l’impossibilité pratique de «
bilatéraliser » certains rattachements spéciaux du for. Tel est le cas d’une règle
impérative du for instituant un privilège de juridiction au profit de ses nationaux.
Le troisième mécanisme consiste simplement à recourir à la méthode classique de
conflit de lois : la loi de police étrangère serait désignée après la mise en œuvre du
mécanisme conflictuelle bilatérale. Autrement dit, la loi de police étrangère ne serait
applicable que lorsque, après la médiation de la règle de conflit générale du for,
celle-ci réfère à l’ordre juridique étranger pour régir la situation en cause. Si cette
solution présente l’avantage d’une plus grande simplicité, on peut toutefois se
retrouver devant une impasse, en cas de conflit positif : plusieurs lois se
reconnaissant compétentes pour régir la situation, diverses lois de police
incompatibles se disputent la même situation. Il resterait alors à proposer un critère
général de choix (en l’occurrence, celui de l’effectivité) de la loi de police étrangère
appropriée pour tenter de surmonter la difficulté.
On pourrait objecter à tous ces développements que, s’il est concevable que le
juge du for s’embarrasse de la protection et de la préservation de son ordre public
international, il est difficilement justifiable qu’il

’25 Ibid., n°305, p. 203.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


215
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

s’accommode en général de la protection de l’ordre public international étranger. A


moins d’admettre que le basculement vers une conception universaliste de l’ordre
public international implique que chaque système juridique soit en quelque sorte «
gardien » de l’ordre public international de l’autre, afin d’assurer une certaine
coordination des systèmes et, parant, une harmonie des solutions. Or, la
détermination du contenu de l'ordre public international d'un Etat est une œuvre
largement prétorienne. Ainsi, une telle approche, qui suppose, généralement, un
préconçu du juge du for quant à l’intention du législateur étranger, peut s'avérer
difficilement conciliable avec la souveraineté des Etats. Il reste entendu, en effet, qu’il
n’y a pas d’ordre public plus empreint de considérations nationalistes que l’ordre
public en droit international privé.
La particularité de la mise en œuvre des lois de police lui consacre une fonction
positive dans l’intervention de l’ordre public, en lieu et place de postuler une fonction
négative776 dévolue à l’exception d’ordre public. En effet, la singularité des lois de
police réside non pas dans le fait de paralyser l’application de la loi étrangère
reconnue compétente, mais plutôt de justifier une éviction de la règle de conflit elle-
même, en s'opposant à toute mise en œuvre de celle-ci par l’application préalable et
préférentielle de la règle impérative du for. De ce point de vue, les lois de police
apparaissent comme un élément perturbateur des mécanismes classiques du droit
international privé. Par l’intervention systématique de l'ordre public international
qu’elles réalisent, les lois de police contredisent gravement le principe selon lequel la
loi étrangère et la lex fori sont sur pied d’égalité. Avec l’interférence des lois de
police, « c'est abolir cette égalité que de trop souvent la rompre. Ce n’est plus jouer le
jeu, c’est renverser les pions. C'est le coup d'Etat permanent contre la règle de
conflit777 ».
Le foisonnement actuel des lois de police semble postuler la résurgence d'une
notion ancienne : celle « d'ordre public de rattachement » chère à Mancini 778. Selon
cette approche, à l’instar d’autres éléments factuels tels l’autonomie de la volonté, le
domicile ou la nationalité, l’ordre public international constituerait un critère autonome
de rattachement susceptible de justifier la compétence du for, en raison des
impératifs économiques ou sociaux dont la préservation s’avère nécessaires.

776
On parle « d’effet négatif » de l'exception d’ordre public international car elle intervient en aval, donc
après la désignation de la loi normalement compétente selon la règle de conflit bilatérale, pour priver
d’efficacité et substituer la lex fori à la norme juridique ou l’institution étrangère inconciliable avec les
valeurs du for.
777
V. Ph. FRANCESCAKIS, « Y a-t-il du nouveau en matière d'ordre public ? », in Trav. Com. fr. DIP,
1966-1969, p. 149, spéc. p. 153.
778
P. S. MANCINI, « De l’utilité de rendre obligatoires pour tous les Etats, sous la forme d’un ou de
plusieurs traités internationaux, un certain nombre de règles générales du droit international privé pour
assurer la décision uniforme des conflits entre les différentes législations civiles et criminelles », inJDI,
1874, 1, p. 221 et s.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


216
ABOUDRAMANE OUATTARA

Le bouleversement des objectifs traditionnels du droit international privé, avec la


prise en compte de plus en plus accrue et topique des intérêts étatiques 129, a suggéré
la possible émergence d'un second type d’ordre public de rattachement. Sa
spécificité résiderait dans le fait « [que] à la différence de l’exception d’ordre public, il
ne s’agit pas d’un ordre public d’éviction, mais d’un ordre public positif de désignation
; à la différence d’une loi de police, ce n’est pas une disposition impérative spécifique
du for qui revendique son application, mais la compétence générale du for qui
s’impose pour assurer le respect de ses impératifs d’ordre public 130 ». Autrement dit,
cet ordre public de rattachement ne serait plus un simple facteur de désignation de la
loi compétente, mais bien plutôt une catégorie de rattachement à part entière. Une
compétence générale accessoire de l’Etat serait alors instituée, fondée sur la
contiguïté de la situation avec le for.
Ce procédé se rapprocherait, ainsi, du rattachement subsidiaire tiré de la notion de
liens suffisants avec l'ordre juridique du for inspirée de la théorie allemande de
YInlandsbeziehung131, conceptualisée par Kahn. Il semblerait toutefois que la mise en
œuvre de ce mécanisme d’ordre public de proximité laisse intacte l’intervention de la
méthode conflictuelle car elle évincerait soit la loi désignée, soit le rattachement
devant conduire à la désignation de cette loi. Aussi, l’ordre public de proximité se
rapprocherait-il d’autres mécanismes, qui justifient la pérennité du caractère
exceptionnel de l’intervention de l’ordre public, en tant qu’obstacle à l’application de la
loi normalement compétente (B).

B - La survivance d’une mise en œuvre orthodoxe l’ordre public international


par voie d'exception
La lex fori et la loi étrangère étant sur le même pied, il en résulte qu’à chaque fois
que le rattachement prévu par la règle de conflit applicable au litige ou au rapport de
droit renvoie à cette dernière, elle doit être préférée à la loi du for. Toutefois, lorsque
la situation juridique en cause présente des caractères incompatibles avec les
principes essentiels du for, ou lorsque la mise en œuvre de la loi étrangère désignée
induirait une solution contraire aux politiques législatives ou à la conscience juridique
du for, le juge national est fondé à en écarter l’application. L’ordre public international
du for qui fonde cette éviction apparait alors comme un trublion dans le jeu

129
V. H. MUIR WATT, « Droit public et droit privé dans les rapports internationaux (Vers la
publicisation des conflits de lois ?), inArch. phil. droit, n°41, 1997, p. 207 et s.
30
P. HAMMJE, L'ordre public de rattachement, préc., p. 154.
’3' V. F. KAHN, Die Lehre vom ordre public (Prohibitivgesetze), JHERINGS JARHRBÜCHER, vol.
39, 1898, p. 1 et s., reproduit dans Abhandlungen zum internationalen Privatrechts, Munich-
Leipzig, vol. 1, 1928, p. 161- 254.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


217
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

normal des règles de conflit. En conséquence, son intervention doit demeurer une
dérogation ponctuelle et circonstanciée, au risque de compromettre l’économie de la
méthode conflictuelle et, partant, l’égalité entre les normes étrangères et nationales
en droit international privé. Aux antipodes des lois de police, l’exception d’ordre public
international semble donc plus conservatrice du respect de la règle de conflit
bilatérale. C’est ce qui justifie son maintien dans la plupart des systèmes de droit
international privé. Toutefois, on note des variables dans la mise en mouvement de
l’exception d’ordre public.
Du point de vue des situations juridiques, il faut distinguer le conflit de lois
proprement dit de la reconnaissance des situations ou des conflits d’autorités.
S’agissant de la concurrence des lois étrangère et nationale, l’Afrique, en général,
offre un panorama assez saisissant, à fort relent unilatéraliste, dans la pratique. En
effet, il reste rare que les juridictions africaines soulèvent d’office le conflit de lois et,
partant, l’application des règles de conflit. Le secours des plaideurs n’est pas, non
plus, pertinent. En effet, dans une zone géographique marquée par un taux
d’analphabétisme relativement élevé, la justice est, dans une large mesure, l’affaire
des professionnels du droit. C’est dire que l’application des règles de conflit n’est pas
généralement revendiquée par les parties. Et, quand bien même le conflit de lois est
perçu, il se heurte à la réaction nationaliste à l’égard de la loi étrangère. De fait, l’on
assiste à un usage excessif de l’exception d’ordre public international. Il convient de
relever que le statut personnel demeure le lieu de prédilection de l’intervention de
l’exception d’ordre public international. Ainsi, l’on a observé, en droit international
privé ivoirien, la tendance « systématique des magistrats ivoiriens à recourir à la
notion d’ordre public en matière de statut personnel779 ». De même, en guise
d’approbation à une décision rendue par la juridiction suprême de son Etat, un avocat
général notait que « l’article 231 du code civil [de la République de Centrafrique]
confère sur le sol national et sans discrimination, la qualité de chef de famille à tout
mari, indépendamment de sa nationalité, au demeurant par le biais de la notion
d’ordre public qui ferait échec à toute règle étrangère provenant d’ailleurs 780 ».
L’effet d’éviction de l’ordre public international joue donc pleinement en Afrique.
Mais d’une manière générale, le recours à l’exception d’ordre public international
pour évincer la loi étrangère est partagé par la plupart des systèmes juridiques du
monde. Ainsi, en jurisprudence française, il a été jugé « les dispositions de la loi
étrangère normalement compétente qui

779
780
Cf. L. IDOT, « Chronique de jurisprudence de Côte d'ivoire », in JDI, 1991, p. 1015.
Cf. note sous Cour suprême de Centrafrique, 9 nov. 1989 in PENANT, 1990, p. 359.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


218
ABOUDRAMANE OUATTARA

sont contraires à la conception française de l’ordre public international ne sauraient


avoir d’efficacité en France781 ».
Relativement à la reconnaissance des situations, l’effet consécutif aux droits
acquis sans fraude782 à l'étranger est, en général, toléré dans le for : c’est l’effet
atténué de l’ordre public international. C’est ainsi qu’en dépit de la prohibition des
mariages polygamiques dans le for français, les juridictions de cet Etat ont pu
accueillir, favorablement, la demande en aliments de la seconde épouse d’un
polygame qui avait régulièrement contracté cette union en Tunisie783.
Il peut arriver, cependant, que l’effet d’éviction ressurgisse malencontreusement à
l’égard de la situation étrangère régulièrement acquise. C’est ainsi que, faisant une
interprétation excessive du caractère impératif de la règle locus régit actum en
matière de célébration du mariage en Côte d’ivoire, au prétexte que l’adage locus
régit actum n’est pas une règle facultative, mais bien « une prescription d’ordre public
qui s'impose aux étrangers quelque soit leur nationalité784 », les juridictions
ivoiriennes ont cru pouvoir dénier tout effet juridique à une union coutumière
valablement contractée au Sénégal, par des ressortissants sénégalais, en estimant
que « seul le mariage célébré par un officier de l’état civil a des effets légaux785 ».
Manifestement, il s’agit d’une extension malheureuse de l’exception d’ordre public
international ivoirien, par suite d’une mauvaise compréhension et interprétation de la
règle locus régit actum. En effet, dans cette espèce, la lex loci cetebrationis était la loi
sénégalaise, qui valide ces unions. Si l'on peut admettre qu’une telle célébration
nuptiale ne puisse être tolérée dans le for ivoirien, le rejet de tout mariage
régulièrement célébré à l’étranger, en la forme coutumière et entre étrangers, lui, est
difficilement compréhensible.
Cette oscillation entre effet atténué et effet d’éviction de l'exception d’ordre public
international est encore plus caractéristique, au regard de la réception, dans le for, de
certaines institutions musulmanes1 telles la

781
Civ., 1ère, 23 janv. 1979,
782
En cas de fraude à la loi ou aux droits, ce n'est pas le mécanisme de l'exception d'ordre public qui est
mis en oeuvre, mais plutôt la sanction spécifique à la fraude à la loi qui résulte de l’intention frauduleuse
de son auteur, (cf. supra, en introduction, sur la distinction entre l’ordre public et la fraude à la loi).
,36
Cass civ., 1èr8 sect., 28 janv. 1958 (1èr8 esp.), Rev. crit DIP, 1958, p. 110, note JAMBU- MERLIN ; D.,
1958, p. 265, note LENOAN, JCP, 1958, II, 10488, note LOUIS-LUCAS, CLUNET,
1958, p. 776, note PONSARD ; civ., 18re sect., 19 fév. 1963 (28 esp.), Rev. crit DIP, 1963, p. 559, note G.
H. ; CLUNET, 1963, p. 986, note PONSARD ; Rec. Gén. Lois, 1963, p. 315, note DROZ.
Cf. Cour d’appel d’Abidjan, 25 janv. 1974, cité par P. MEYER, Précis de droit international privé
784

burkinabé. Coll. Précis de droit burkinabé, Imprimerie Presses africaines, 2006, note 2, p. 281.
'38 Ibid.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


219
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

Kafala786 ou la Talâk (répudiation musulmane)787. Ainsi, en France, notamment,


s’agissant des répudiations musulmanes, la jurisprudence a adopté une posture
variable dans le temps. Ainsi, dans une première phase, l’effet atténué de l’ordre
public international français à l’égard des répudiations musulmanes régulièrement
prononcées à l’étranger a été admis788. La Cour de cassation avait semblé opérer,
ensuite, une réticence789 à la réception dans le for de telles répudiations, avant
d’adopter, à nouveau, une inclination en faveur de sa tendance initiale790, marquant
par cela son « retour vers un libéralisme accru791 » en faveur de la réception de cette
institution musulmane. Cependant, de nombreuses critiques792 s’étaient élevées
contre une telle posture, notamment en doctrine française. Sans doute sensible à ces
observations, la Cour de cassation française a opéré un revirement. Ainsi, par cinq
arrêts en date du 17 février 2004793, elle a nettement marqué son rejet des
répudiations

786
La Kafala est une institution musulmane consistant en l'engagement bénévole d'une personne de
prendre en charge, au même titre que le ferait un parent pour son enfant, l'entretien, l’éducation et la
protection d’un mineur. La Kafala se distingue de l’adoption car elle ne crée aucun lien de filiation entre
les parties, se rapprochant plus, par ses effets, à la tutelle légale.
14
La répudiation musulmane consiste en la prérogative exclusive qu’à l’époux, de décider de la
dissolution du lien conjugal, donc de solliciter le divorce. En réalité, le terme « répudiation musulmane »
est polysémique. Il désigne, soit le congédiement unilatéral et discrétionnaire de l’épouse par son conjoint
{Talâk), soit la répudiation par la femme de son époux obtenue contre le versement d'une compensation
financière au mari (Khol), soit, enfin, le divorce prononcé par le juge, à l’initiative de l’épouse pour cause
de sévices, défaut d’entretien, excès du mari (Tatlîk). Seul le Talâk correspond à la perception de la
répudiation musulmane en droit français et pose problème.
788
Cass. civ., 1ère, 3 nov. 1983, Rohbi, Rev. crit. DIP, 1984, p. 325, note I. FADLALLAH, CLUNET, 1984,
p. 329, note Ph. KAHN, JCP, 1984, II, 20131, concl. GULPHE. Cette décision avait, semble t-il subi
l’influence d’une partie de la doctrine de l’époque (cf. I. FADLALLAH, << Vers la reconnaissance de la
répudiation musulmane par le juge français ? », in Rev. crit. DIP, 1981, p. 17 et s.
789
Cass. civ., 1ère, 18r juin 1994 (2e esp.), Rev. crit. DIP, 1995, p. 103, note J ; DEPREZ ; D., 1995, p. 263,
note J. MASSIP, GA, 4e éd., 2001, n°64 ; cass. civ., 1 è,e, 11 mars 1997, D., 1997, jur., p. 400, note M.-L.
NIBOYET.
790
Civ., 1èr*, 3 juillet 2001, Douibi, CLUNET, 2002, p. 181, note Ph. KAHN ; D., 2001, p. 3378, note M-L
NIBOYET ; Droit et patrimoine, 2001, n°97, p. 116, obs. F. MONEGER, JCP., 2002. éd. G. Il, 10039, note
T. VIGNAL ; LPA, 2002, n" 108, p. 11, note P. COURBE ; Rev. crit. DIP,
2001, p. 704, note L. GANNAGÉ.
791
Cf. L. GANNAGÉ, note sous Civ., 1ère, 3 juillet 2001 (Douibi), Rev. crit. DIP, 2001, p. 709.
792
V. notamment les notes critiques de M-L NIBOYET (D., 2001, p. 3378 et s.) et L. GANNAGÉ, (Rev.
crit. DIP, 2001, p. 704 et s.) à l'arrêt Douibi. V. aussi H. GAUDEMET-TALLON, «La désunion du couple
en droit international privé», in Rec. cours La Haye, 1991, t. I. Selon l'auteure, « la femme ne peut se
défendre contre une répudiation que, de toute façon, le mari a le droit de lui imposer » (Ibid., p. 268)
’47 II s’agit des arrêts n" 256 à n° 260 du 17 février 2004 rendus par la première chambre civile de la Cour
de cassation (dont trois arrêts de cassation : n“ 257, 259 et 260, et deux arrêts de rejet : n°256 et 258).
Pour une présentation d’ensemble de ces arrêts, v. P. COURBE, « Le rejet des répudiations musulmanes
», in D., 2004, p. 815 et s.; P. HAMMJE, note sous civ., 1ère, 17 fév ; 2004 (1ère et 2ème espèces) in
Rev. crit. DIP, 2004, p. 423 et s. Cependant, depuis longtemps en doctrine, des voix s’étaient élevées en
faveur d’une telle solution (cf. not. F.
MONEGER, « Vers la fin de la reconnaissance des répudiations musulmanes par le juge français ? » in
CLUNET, 1992, p. 347 et s.).

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


220
ABOUDRAMANE OUATTARA

musulmanes, au nom de l’ordre public international, rejoignant et confirmant, en cela,


la position pionnière adoptée par la Cour d’appel de Paris794.
Mais, bien plus que l’attitude adoptée, c’est la motivation retenue par les
juridictions françaises qui retiennent l’attention. En effet, le recours à l'exception
d'ordre public international leur sert de prétexte pour garantir la protection ou la
défense de l’égalité entre époux telle que prévue à l’article 5 du protocole 7 de la
convention européenne des droits de l’homme. De fait, s’écartant des seules
considérations tenant au respect de l’ordre public procédural 795 ou alimentaire796,
appréhendés in concreto, les juges français s’attachent désormais, plus clairement,
au respect, formel, des droits fondamentaux tels que cristallisés dans la CESDHLF.
Si la solution paraît heureuse, la voie pour y parvenir est moins irréprochable. En
effet, la cour régulatrice française fait implicitement, voire explicitement797, de la
proximité de la situation avec le for la condition nécessaire du déclenchement de cet
ordre public d’éviction. Autrement dit, la notion de liens suffisants 798 avec le for refait
surface dans la protection des droits fondamentaux en droit français et sert de
ferment au déclenchement de l’exception d’ordre public de proximité. Cette tendance
a été confirmée récemment, à propos d'un litigerelatif à l’esclavage domestique799. Le
lien de proximité avec le for (domicile, nationalité, résidence) serait donc la raison
suffisante au déclenchement de l’exception d’ordre public de proximité. Celasignifierait
qu’elle serait inopérante à paralyser le libre jeu de la règle de conflit dansles autres cas.
Plus concrètement, la reconnaissance des répudiations musulmanes, par exemple,
serait tolérée dès lors que la situation n’entretient aucune contigüité avec le for
français. Le principe serait donc la reconnaissance, la dérogation de l’ordre public
international au libre jeu de la règle de conflit

794
CA Paris, 13 déc. 2001, Rev. crit DIP, 2002, p. 730, note L. GANNAGÉ.
795
V. déjà : civ., 1ere, 18 déc. 1979, Rev. crit. DIP, 1981, p. 88 ; Rev. jud. Ouest, 1981-2, p. 68, note B.
ANCEL. Se fondant manifestement sur l'ordre public procédural, la Cour de cassation rejette le pourvoi
formé contre une décision accueillant la répudiation validée par une juridiction algérienne, au motif que la
répudiation « avait ouvert une procédure à la faveur de laquelle chaque partie avait fait valoir ses
prétentions et ses défenses ».
796
V. CA Versailles, 9 oct. 1989, D. 1990, som. corn., p. 99, obs GROSLIERE ; civ., 1ère, 16 juill.
1992, Rev. crit. DIP, 1993, p. 269, note P. COURBE; JCP, 1993, II, 22138, note DEPREZ; D.
1993, p. 358, note K. SAIDI.
797
Ainsi, dans les deux arrêts de rejet n° 256 et 258 du 17 fév. 2004, entre autres motifs pour justifier le
refus d’accueillir dans le for français l’effet des répudiations musulmanes, la Cour de cassation note que
<> les deux époux étaient domiciliés sur le territoire français ».
798
On retrouve encore un renouveau de l’influence du concept allemand de I 'Inlandsbeziehung en droit
français. Sur cette notion, v. not. N. JOUBERT, La notion de liens suffisants avec l'ordre juridique
(Inlandsbeziehung) en droit international privé, thèse, LITEC, 2007.
799
Soc., 10 mai 2006, Bull. V, 2006, n" 168, p. 162 ; JCP, éd. G, II, 10121, p. 1405-1408, obs. S.
BOLLÉE.

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


221
L'ORDRE PUBLIC EN DROIT INTERNATIONAL PRIVE

n’étant possible que lorsqu’il existe un lien de proximité avec la France. Si une telle
vision redonne toute sa place à la règle de conflit, à l’opposé, elle réduit
considérablement l’impact des droits fondamentaux. En effet, les principes portés par
la CESDHLF sont dotés d’une valeur et d’une portée absolues . En conséquence, ils
s'imposent à tous et devraient être assurés comme tels, sans condition de
proximité800. Les droits fondamentaux se poseraient, ainsi, comme un élément
perturbateur des règles de conflits. On retrouverait, là, l’émergence d’un ordre public
de rattachement véritable. En recourant à la notion d’ordre public de proximité pour
leur mise en œuvre, les juridictions françaises limitent, par cela même, l’impact des
droits fondamentaux au bénéfice de la règle de conflit. En conséquence, le
raisonnement méthodologique801 est critiquable, le recours à l’exception d'ordre
public de proximité vient limiter considérablement le domaine des droits
fondamentaux.

Le point de chute de cette étude donne le sentiment que, plus que jamais, la
tentative d’appréhender l’ordre public international tant dans son contenu que par les
mécanismes par lesquels il se déploie demeure un exercice périlleux. Mais
paradoxalement, c’est cette imprécision de la notion et sa difficulté d'appréhension
qui révèlent, le mieux, une constante de l’ordre public international : celle de son
actualité, donc de son adaptation aux circonstances spatio-temporelles.

Si l’unanimité est impossible à tenir quant au contenu de la notion, il apparaît,


toutefois, que sa délimitation s’oriente depuis quelques années vers une
communauté des valeurs qu’elle renferme. Pareillement, il n'y aurait pas,
fondamentalement, une différence entre les raisons qui fondent le recours aux lois de
police, en avant de tout procédé conflictuel, et les principes sociaux jugés
fondamentaux qui, par la médiation du pouvoir prétorien, anesthésient ou évincent la
loi étrangère, après l'intervention de la méthode conflictuelle. De fait, il y aurait, en
réalité, deux niveaux de contrôle possible à l'application de la loi étrangère : un
niveau de vigilance

800
En raison de cette valeur normative, la CESDHLF a primauté sur les autres conventions bilatérales
conclues par la France, notamment la convention franco-algérienne du 27 août 1964 relative à
l’exéquatur et à l’extradition et la convention franco-marocaine du 10 août 1981 relative au statut des
personnes et de la famille et à la coopération judiciaire. Sur les conflits de convention, v. C. BRIERE, Les
conflits de conventions internationales en droit privé, thèse, Rouen, 2001.
801
V. P. LAGARDE, « La théorie de l’ordre public international face à la polygamie et à la répudiation.
L’expérience française », in Mélanges F. Ftigaux, 1993, f. Il, p. 263 et s.

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222
ABOUDRAMANE OUATTARA

optimal qui, sans même discuter l'éventualité de l'application d'une loi étrangère,
impose d'appliquer la lex fori, et un niveau de vigilance moyen, qui n'évince la loi
étrangère que passée le filtre de sa compatibilité avec les valeurs du for.
Si l'on a pu craindre un chevauchement des procédés, désavantageux à
l'épanouissement de l’ordre public international, il semblerait plutôt, à l'analyse,
qu’aucune des deux méthodes ne soit exclusive de l’autre. Ainsi, une sorte de
convergence, voire de complémentarité des procédés de mise en œuvre de l'ordre
public se dévoile et offre une toile de contrastes, sorte d’arc-en-ciel révélateur de la
complexité du droit international privé en général 802, et de l’ordre public international,
en particulier.

802
V. H. GAUDEMET-TALLON, Le pluralisme en droit international privé : richesses et faiblesses (le
funambule et l'arc-en-ciel), Rec. cours La Haye, Vol. 312, 2005. p. 9-488.

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Il

JURISPRUDENCE
224
ABOUDRAMANE OUATTARA

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


1

COUR D'APPEL DE DALOA


CHAMBRE CIVILE ET COMMERCIALE
ARRET CIVIL COUR D'APPEL DE DALOA
N°05 DU 07/01/1998

par Brou AKPOUE,assistant à l’UFR sciences juridique,


administrative et politique de l’Université d’Abidjan-
Cocody.

N°128/97 DU R.G
SUR APPEL DU JUGEMENT N°24 DU 1/03/1997 DE
LA SECTION DE TRIBUNAL DE BOUAFLE
1. Responsabilité civile - Fait des choses — Accident entre un véhicule et un
troupeau de bœuf - Responsabilité du propriétaire du troupeau - Préjudice -
Evaluation par expertise - Homologation - Réparation.
2. Préjudice - Evaluation du préjudice - Juste estimation des éléments (oui) -
Réparation (oui).

LA COUR
Vu les pièces de la procédure ;
Ouï les parties en leurs fins et conclusions ;
Et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
a. FAITS, PROCEDURE ET PRETENTIONS DES PARTIES
KOUASSI Konin, le 20 novembre 1995 à bord de sa voiture circulait de
Yamoussoukro en direction de Bouaflé.
226

BROU AKPOUE
Parvenu au PK 20 de Bouaflé, un troupeau de bœufs au galop appartenant à
KOUASSI Konon Augustin et conduit par Abdoulaye DIALLO fit irruption sur la
chaussée, provoquant ainsi un choc entre les animaux et le véhicule.
Le véhicule de KOUASSI Konin subit des dégâts qu'il fit constater par Maître KONE
Seydou, huissier de justice à Bouaflé. Il saisissait par la suite le cabinet d’expertise
automobile dénommé G Banhlet qui évalua les dégâts à 705.506 francs.
Ayant en vain sollicité le paiement de cette somme augmentée de celle de
113.708 francs représentant les honoraires de l'expert soit 819.214 francs, il sollicita
et obtint du Tribunal de Première Instance de Bouaflé en son jugement n°24/97 du 12
mars 1997, la condamnation solidaire de KONAN Augustin et Abdoulaye DIALLO à
lui payer la somme de 819.214 francs à titre de dommages-intérêts.
Le 12 mai 1997, Kouassi Konan Augustin interjetait appel de cette décision. Il en
sollicite l’infirmation en soutenant que c'est plutôt Maître Koné Seydou qui était le
propriétaire du véhicule qui n’avait d’ailleurs pas subi de dégâts importants.
Dans ses écritures en réplique en date du 27/12/96, KOUASSI Konin atteste que le
véhicule accidenté est bien sa propriété et que Maître KONE Seydou n'était que
l'huissier qu'il avait commis pour constater les dégâts.

b. MOTIFS

1 - EN LA FORME
Considérant que l'appel a été fait dans les forme et délai prévus par la loi ; Qu'il échet
de la déclarer recevable ;

2 - A U FOND
A - Sur la responsabilité du dommage
Considérant que conformément à l'article 1384 al. 1 du code civil, on est responsable
du dommage causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses
que l'on a sous sa garde ;

Considérant qu'il n'est pas contesté comme résultant du procès-verbal de l'Huissier


corroboré par les déclarations de KOUASSI Konan Augustin qu’un accident est
survenu au PK 20 de Bouaflé entre le véhicule appartenant à KOUASSI Konin et un
troupeau de bœufs, propriété de l'appelant et conduit par Abdoulaye DIALLO,
bouvier à son service.
Considérant que ledit procès-verbal a relevé des dégâts importants attestés par
l’expertise automobile ;

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


227
ARRET DE LA COUR D'APPEL DE DALOA DU 7 JANVIER 1998

Considérant que les objectifs formulées par KOUASSI Konon Augustin, selon
lesquelles le véhicule n'a subi que de légers dégâts ne sont appuyées d'aucune
justification permettant de douter de l'exactitude de l'expertise ; Qu'il convient de
l'homologuer ;
B - Sur le préjudice
Considérant que l'expert a évalué le préjudice à 705.506 francs et à
113.708 francs ses frais et honoraires ;
Considérant que cette évaluation constitue une juste estimation des éléments du
dommage ; Qu'elle mérite d'être adoptée ainsi que le 1er Juge l'ayant à bon droit fait ;
Qu'il échet de confirmer le jugement querellé ;
Considérant que l'appelant succombe ;
Qu'il y a lieu de le condamner aux entiers dépens ;
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort ;
En la forme, déclare recevable l'appel de KOUASSI Konon Augustin interjeté le 12
mai 1997 conte le jugement n°24/97 du Tribunal de Bouaflé ;
Au fond, l'y dit mal fondé ;
Confirme en toutes ces dispositions le jugement entrepris ;
Condamne l'appelant aux entiers dépens ;
Prononcé publiquement par le Président de la Chambre les jour, mois et an que
dessus ;
Président : Monsieur YAPI N'KONOND Auguste Roger, Premier Président ;

Note. L’analyse d’un arrêt traitant de la responsabilité civile du fait de l’animal


présente-t-elle un intérêt particulier? On ne pourrait pas répondre aisément par
l’affirmatif, si l’on sait que l’article 1385 du Code civil qui en constitue le fondement a
perdu son originalité compte tenu de l’invention et l’essor de la responsabilité civile du
fait des choses sur la base de l’article 1384, alinéa 1 er in fine du même code803. Plus
précisément, la responsabilité

803
F. TERRE, Ph. SMILER et Y. LEQUETTE, Droit civil. Les obligations, 10e éd., Précis Dalloz,
2009, p. 755, n°750et p.761, n°760 et s.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


228

BROU AKPOUE
délictuelle du fait des animaux est soumise à un régime en tous points identiques à
celui de la responsabilité du fait des choses inanimés804.
Cependant, l’unification de ces deux cas de responsabilité semble avoir créé une
confusion en droit ivoirien. En effet, la Cour d’appel de Daloa a retenu la
responsabilité du propriétaire de l’animal sur le fondement de l'article 1384, alinéa 1 er
du code civil alors que l’article 1385 du même code est mieux indiqué. De quoi s’est-il
agi ?
De fait, le 20 novembre 1995, Kouassi Konin circulait à bord de sa voiture de
Yamoussoukro à Bouaflé. Parvenu au PK 20 de Bouaflé, un troupeau de bœuf au
galop appartenant à Kouassi Konan Augustin et conduit par Abdoulaye Diallo fit
irruption sur la chaussée, provocant ainsi un choc entre les animaux et le véhicule.
Celui-ci subit des dégâts que son propriétaire fit constater par un huissier et évaluer
par un expert.
On pourrait comprendre que les conseillers de la Cour d’appel de Daloa aient
voulu par cet arrêt montrer une sorte d’honnêteté intellectuelle. Car, l’on peut déduire
que l'article 1385 ayant perdu son originalité, les juges aient décidé de lui substituer
l’article 1384, alinéa 1er. A cet égard, en France, il est prévu dans un article 1354-4 de
l'avant-projet de réforme du droit des obligations que les dispositions sur la
responsabilité du fait des choses s’appliquent également à celle du fait des animaux.
Pour le moment, il apparaît important de ne pas perdre de vue le fait que la
responsabilité civile du fait des choses découverte par la jurisprudence805 à partir de
l’article 1384, alinéa 1er in fine représente une responsabilité générale. Cela implique
qu'elle s’applique lorsque la chose en question n’a pas été traitée par un texte
spécial. Il en va autrement en ce qui concerne l’animal dont le cas est spécifiquement
prévu par l’article 1385 du code civil. En conséquence, nous pensons que si les
solutions dégagées pour la responsabilité générale du fait des choses restent
totalement applicables à la responsabilité civile du fait des animaux, ce n'est que pour
accroître les chances des victimes d’obtenir une indemnisation. La responsabilité
générale du fait des choses ayant été inventée pour répondre à un besoin
d'indemnisation806. De toute évidence, il ne s’agit pas d’évincer l’article 1385 au profit
de l’article 1384, alinéa 1er in fine.
L’attitude des conseillers de la Cour d’appel de Daloa paraît ainsi brusque et
manque d’élégance. D'ailleurs, ils semblent avoir ignoré que

804
P. JOURDAIN, Les principes de la responsabilité civile, 7e éd., Dalloz 2007, coll.
Connaissance du droit, p. 91 ; L. GRYNBAUM, Droit civil. Les obligations, 2e éd., Hachette Supérieur,
2007, p. 243-244, spéc. n°628.
Cass. civ., 13 févr. 1930, Jand'heur, Bull. civ. ch. réunies, n° 34; DP 1930, I, 57, n. G. RIPPERT, S.
1930, I, 121.
806
F. TERRE, Ph. SMILER et Y. LEQUETTE, op. cit., p. 756, spéc. n°753.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


229
ARRET DE LA COUR D'APPEL DE DALOA DU 7 JANVIER 1998

le « droit civil est l’art des nuances ; il a horreur des tons tranchés » 807. Ils devraient
alors traiter de la responsabilité civile délictuelle du fait des animaux en prenant
comme modèle la subtilité de leurs homologues français, en attendant la réforme du
droit des obligations.

807
Ph. MALAURIE, note sous Cass. civ. 4 mai 1956, D. 1957, jur., p. 13.

Revue ivoirienne de droit n° 43 - 2012


5

C.C.J.A. 1ère CHAMBRE, ARRET N°003


DU 4 FEVRIER 2010

Affaire : Mme K et autres Cl T

• Droit des sûretés - Hypothèque conservatoire - Demande en validation et en


condamnation - Texte applicable. Articles 247 et suivants de l’AUPRCVE (non) -
Articles 136 et suivants AUDS (oui) - Inobservation - Fausse application de l’article
247 - Cassation.
• Droit des sûretés - Hypothèque conservatoire - Action en validité et en
condamnation - Action ouverte au créancier (oui).
• Obligation - Créance - Retard de paiement et mauvaise foi du débiteur - Préjudice
particulier indépendant du retard causé au créancier - Dommages-intérêts-
Condamnation.

par Mme MEMAN Kamohan née THIERO Fatimata, chargée de cours à l’Université
de Bouaké

Le créancier ayant saisi le tribunal d’une demande en validation d’hypothèque


conservatoire, procédure prévue par les articles 136 et suivants de l’AUDS, en
statuant comme elle l’a fait, la Cour d’appel a violé par fausse application
l’article 247 AUPSRCVE, et par refus d’application, l’article 136 susvisé. Par
conséquent, il y a lieu de casser l’arrêt attaqué.
Il échet de condamner le débiteur au paiement de la créance, dès lors qu’aux
termes de l’article 136 AUDS, le créancier peut former devant
232
MEMAN KAMOHAN NEE THIERO FATIMATA

la juridiction compétente l’action en validité d’hypothèque conservatoire ou la


demande au fond, même présentée sous forme de requête a fin d’injonction de
payer.
Il y a lieu de condamner le débiteur au paiement de dommages- intérêts, dès
lors que par son retard de paiement et sa mauvaise foi, il a causé un préjudice
particulier indépendant de ce retard aux créanciers, lesquels avaient pourtant
consenti la remise d’une bonne partie de la dette, sur sa proposition de
règlement.

Sur le renvoi, en application de l’article 15 du Traité relatif à l’harmonisation du droit


des affaires en Afrique, devant la Cour de céans, de l'affaire K et autres contre T, par
Arrêt n°57 du 24 mai 2004 de la Cour Suprême du Mali, saisie de deux pourvois
formés par Maîtres Issoufou DIALLO et Mah Mamadou KONE, avocats à la Cour,
agissant aux noms et pour les comptes de K et autres et T enregistrés
respectivement sous les n°s 252 et 253 du 13 juillet 2001 contre l’Arrêt n°363 rendu
le 11 juillet 2001 par la Cour d'appel de Bamako et dont le dispositif est le suivant :
« Statuant publiquement, contradictoirement, en matière civile et en dernier ressort ;

EN LA FORME : Reçoit les appels interjetés ;


AU FOND : Confirme le jugement entrepris en ce qu’il a converti l’hypothèque
provisoire inscrite le 20 septembre 1999 en hypothèque définitive sur le T.F. n°5620
appartenant à T pour le compte des intimés ;

L’infirme en ses autres dispositions ;


Statuant à nouveau : déclare irrecevable la demande de somme d’argent et de
dommages-intérêts présentée par les intimés ;

Met les dépens à la charge de l’appelant » ;


Les deux requérants invoquent respectivement à l’appui de leur pourvoi deux
moyens de cassation tels qu’ils figurent dans les mémoires ampliatifs annexés au
présent arrêt ;

Sur le rapport de Monsieur le Juge Biquezil NAMBAK ;


Vu les dispositions des articles 13, 14 et 15 du Traité relatif à l’harmonisation du droit
des affaires en Afrique ;
Vu les dispositions du Règlement de procédure de la Cour Commune de Justice et
d’Arbitrage de l’OHADA ;
Attendu qu’il résulte des pièces du dossier de la procédure que par trois actes
notariés en date du 30 septembre 1994, Madame K et autres avaient

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


ARRET DE LA CCJA DU 4 FEVRIER 2010
233

consenti à Monsieur T un prêt portant sur la somme de 52.300.000 FCFA ; que ce


dernier n’ayant pas respecté l’échéancier convenu de remboursement du prêt, et à la
requête de ses créanciers, le Président du Tribunal de première instance de la
commune II du district de Bamako avait rendu l’Ordonnance n°291 du 14 septembre
1999 les autorisant à prendre inscription provisoire d’hypothèque sur le titre foncier
n°5620 de Bamako appartenant à T pour sûreté de leur créance ; que sur requête en
validation d'hypothèque présentée le 15 novembre 1999 par les créanciers, le
Tribunal de première instance de la Commune II du district de Bamako avait, par
Jugement n°355 du 30 août 2000, condamné Monsieur T à leur payer la somme de
35.500.000 FCFA, déclaré définitive l’hypothèque conservatoire inscrite le 20
septembre 1999 sur le titre foncier n°5620 appartenant à T et condamné en outre le
défendeur à payer aux requérants la somme de 2.000.000 FCFA à titre de
dommages intérêts ; que sur appel de Monsieur T, la Cour d’appel de Bamako avait
rendu l’Arrêt n°363 du 11 juillet 2001 dont pourvoi par les deux parties devant la Cour
Suprême du Mali, et celle-ci, par Arrêt n°57 du 24 mai 2004 s'est déclarée
incompétente au profit de la Cour de céans ;

Sur le moyen tiré de la fausse application


de la loi
Vu l’article 136, alinéa 3 de l’Acte uniforme portant organisation des sûretés ;
Attendu qu’il est reproché à l’arrêt attaqué une fausse application de la loi en ce que,
pour rejeter la demande de Madame K, l'arrêt déféré s’est fondé sur le fait que, selon
les articles 247 et suivants de l’Acte uniforme susvisé, « il y a lieu d’avoir un titre
exécutoire avant de vendre un immeuble » alors que, selon le moyen, « dans le cas
d’espèce il n’a jamais été question de vente d’immeuble avant l’obtention de titre ;
que Madame K a saisi le Tribunal d’une demande en validation d'hypothèque et en
condamnation de T au paiement de sa créance ; que dès lors en statuant ainsi, la
Cour d’appel a appliqué au cas d’espèce une loi qui ne devrait pas le régler ; qu’il
échet en conséquence de casser son arrêt ;
Attendu qu’aux termes de l’article 136, alinéa 3 de l’Acte uniforme susvisé, « elle [la
décision rendue] fixe au créancier un délai dans lequel il doit, à peine de caducité de
l’autorisation, former devant la juridiction compétente l’action en validité d’hypothèque
conservatoire ou la demande au fond, même présentée sous forme de requête à fin
d’injonction de payer. Elle fixe, en outre, le délai pendant lequel le créancier ne peut
saisir la juridiction du fond. » ;
Attendu que les articles 247 et suivants de l’Acte uniforme portant organisation des
procédures simplifiées de recouvrement et des voies d’exécution sont relatifs aux
conditions de la saisie immobilière ; qu'en l’espèce, Madame K a saisi le Tribunal
d’une demande en validation

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


234
MEMAN KAMOHAN NEE THIERO FATIMATA

d’hypothèque conservatoire, procédure prévue par les articles 136 et suivants de


l’Acte uniforme portant organisation des sûretés ; qu’il suit qu’en statuant comme elle
l’a fait, la Cour d’appel de Bamako a violé, par fausse application l'article 247 précité
et, par refus d’application, l'article 136 susvisé ; qu'il échet en conséquence de casser
l’arrêt attaqué et d’évoquer, sans qu’il y ait lieu de se prononcer sur les autres
moyens ;

Sur l’évocation
Attendu que par acte du greffe en date du 1er septembre 2000 T, par le canal de son
conseil, a interjeté appel du Jugement n°355 rendu le 30 août 2000 par le Tribunal de
première instance de la Commune II du District de Bamako dont le dispositif est ainsi
conçu :
« Statuant publiquement, par décision contradictoire, en matière civile et en premier
ressort ;
Déclare Madame K et Monsieur C recevables en leur demande, en la forme. ;
Au fond : condamne Monsieur T à leur payer la somme de trente cinq millions cinq
cents mille francs CFA (35.500.000 F CFA) ;
Déclare définitive l’hypothèque conservatoire inscrite le 20 septembre 1999 sur le
Titre Foncier n°5620 de Bamako appartenant à Monsieur T ;

Dit qu’elle rétroagira au jour de l’inscription provisoire ;


Condamne en outre le défendeur à payer aux requérants la somme de deux millions
à titre de dommages intérêts ;
Ordonne l'exécution provisoire du présent jugement au sens de l’article 531 Nouveau
du C.P.C.C.S ;

Rejette toutes autres demandes des requérants ;


Laisse les dépens à la charge du défendeur. » ;
Attendu que T sollicite d'infirmer le jugement entrepris et déclarer l'action des intimés
irrecevable ou subsidiairement, de les débouter de leur demande d’inscription
hypothécaire et de dommages intérêts ; qu'il explique que, par des grosses notariées,
portant la formule exécutoire, des prêts d’argent ont été faits par les intimés au
concluant ; qu’il a fait des paiements ramenant le montant de la créance initiale de
56.000.000 FCFA à 35.000.000 FCFA ; que par une autre grosse notariée il a donné
son immeuble en hypothèque ; que le premier juge a statué en omettant de répondre
aux exceptions qu'il a soulevées ; que tous ces actes notariés étant des décisions
définitives ayant acquis force de chose jugée, les intimés ne pouvaient plus les
contourner par la voie de mesure provisoire ; qu’en exécution de ces grosses
notariées, une transaction est intervenue

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


235
ARRET DE LA CCJA DU 4 FEVRIER 2010

entre les parties sous forme de protocole d’accord qui remplaçait lesdites grosses ;
qu’en refusant la renégociation pour de nouvelles échéances permettant
l’homologation et la bonne exécution dudit protocole, les intimés ne l’ont pas exécuté
de bonne foi ; qu’en outre, les intimées devaient présenter leur action en validité
d’hypothèque ou la demande au fond au plus tard le 17 novembre 1999, et pas avant
le 20 octobre 1999 ; que le délai prévu par l’article 136 de l’Acte uniforme portant
organisation des sûretés n’a pas été respecté ; qu’enfin, l’article 140 du même Acte a
été violé en ce qu’aucune notification de l’inscription hypothécaire du 20 octobre 1999
n’est intervenue dans les 15 jours; que la demande de dommages intérêts de K et
autres n'est pas justifiée, le protocole d’accord n’étant pas homologué, aucun
paiement ne pouvait être demandé ;
Attendu que les intimés K et autres, dans leurs conclusions écrites, déclarent relever
appel du même jugement et demandent de le confirmer en toutes ses dispositions
sauf celles relatives aux dommages-intérêts et subsidiairement de condamner T à
leur payer 9.500.000 Frs CFA ; qu'ils soutiennent qu'après paiement d’une partie, leur
créance a été ramenée à 40 millions ; que l’homologation du protocole d'accord ayant
été refusé par le tribunal, ils n'étaient détenteurs que d'une simple reconnaissance de
dette non exécutoire ; qu’en plus l’ordonnance autorisant l’inscription d’hypothèque a
été signifiée au conservateur des Domaines suivant procès-verbal en date du 20
septembre 1999 ; que ladite notification a été signifiée à T suivant acte du 05 octobre
1999 ; qu’ainsi leur requête au fond du 15 novembre 1999 est régulière et recevable ;

Sur la demande d’infirmation du jugement


entrepris
Attendu qu’il ressort des pièces versées au dossier que la créance de K et C existe
envers T ; qu’il est établi que l’ordonnance autorisant l’inscription de l’hypothèque a
été signifiée au Conservateur des Domaines le 20 septembre 1999 et signifiée à T le
05 octobre 1999 ; que la requête des intimés est donc recevable ; qu’il y a lieu de dire
que la requête de T tendant à l’infirmation du jugement est non fondée ;

Sur la demande de condamnation au paiement


de la créance
Attendu qu’aux termes de l’article 136 de l’Acte uniforme portant organisation des
sûretés, le créancier peut former devant la juridiction compétente « l’action en validité
d’hypothèque conservatoire ou la demande au fond, même présentée sous forme de
requête à fin d’injonction de payer.. » ; qu’il échet de condamner T au paiement de la
créance des intimés ;

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


236
MEMAN KAMOHAN NEE THIERO FATIMATA

Sur la demande de condamnation du débiteur au paiement


des dommages intérêts
Attendu qu'il est établi que le débiteur, par son retard de paiement et sa mauvaise foi,
a causé un préjudice particulier indépendant de ce retard aux créanciers, lesquels,
sur sa proposition de règlement, avaient pourtant consenti la remise d’une bonne
partie de la dette ; qu’il y a lieu de condamner T au paiement des dommages et
intérêts ;
Attendu que T ayant succombé, il y a lieu de le condamner aux dépens ;
PAR CES MOTIFS
Statuant publiquement, après en avoir délibéré,
Casse l’Arrêt n°363 rendu le 11 juillet 2001 par la Cour d’appel de Bamako ;
Evoquant et statuant sur le fond :
Rejette la requête de T tendant à l’infirmation du Jugement n°355 du 30 août 2000 ;
Confirme ledit jugement en toutes ses dispositions ;
Condamne T aux dépens.
PRESIDENT : M. Jacques M’BOSSO

ABIDJAN LE 01/08/2011
C.C.J.A. 1ère CHAMBRE, ARRET N°003 DU 04 FEVRIER 2010

Note : L’arrêt rapporté a été rendu en application de l’article 15 du traité instituant


l’OHADA. Ce fut précisément sur renvoi de la Cour suprême du Mali, devant laquelle
fut porté un pourvoi mettant en cause l’application de l'acte uniforme portant
organisation des sûretés.
Des créanciers avaient obtenu du juge, l’autorisation d'inscrire une hypothèque
provisoire sur un immeuble de leur débiteur, en vertu de l’article 136 de l’AUS.
Sur action des créanciers, le tribunal de première instance convertit l’hypothèque
provisoire en hypothèque définitive et condamne le débiteur au paiement de la
créance et à des dommages-intérêts. La Cour d’appel ayant confirmé le jugement
uniquement en sa disposition relative à la conversion de l'hypothèque provisoire en
hypothèque définitive, les deux parties forment un pourvoi en cassation devant la
Cour suprême du Mali,

Revue ivoirienne de droit n °43 - 2012


237
ARRET DE LA CCJA DU 4 FEVRIER 2010

laquelle renvoie l'affaire devant la Haute juridiction communautaire de l’OHADA, pour


la raison précédemment évoquée.
Seul le pourvoi des créanciers (Madame K. et autres) a été retenu. Celui- ci
reposait principalement sur une fausse application de la loi ; plus précisément, l'arrêt
de la Cour d’appel est critiqué, parce qu’il s'est fondé sur l'acte uniforme « portant
organisation des procédures simplifiées de recouvrement des créances et des voies
d'exécution ». En effet, c’est en se référant à l’article 247 de ce dernier texte, que le
juge d'appel a déclaré que : « il y a lieu d’avoir un titre exécutoire avant de vendre un
immeuble ». Le reproche fait sur ce point à l’arrêt était parfaitement justifié, puisqu’ à
ce stade de la procédure, les créanciers ne demandaient pas la vente de l’immeuble.
Ce grief a suffi pour entraîner la cassation de l’arrêt par la Cour commune de justice
et d’arbitrage et l’évocation de l’affaire par cette même juridiction.
Après donc évocation, la Haute juridiction communautaire reprend à son compte la
décision des premiers juges, en condamnant le débiteur au paiement de la créance et
à des dommages-intérêts.

Revue ivoirienne de droit n°43 - 2012


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ISSN : 0048-816

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27
V° H. L., J. MAZEAU et F. CHABAS, Leçons de droit civil : Obligations, Montchrestien, 8° éd. n" 191 ;
CHAUVEL, J.- Cl., Contrats de distribution, Fasc. 45.
49
Par exemple la loi du 4 août 2008 relative à la modernisation de l’économie a adopté, dans le titre II du
livre 1er du code de la consommation consacré aux « pratiques commerciales», notamment de l’article L.
120-1-1 interdisant d’une manière générale les pratiques commerciales déloyales, et en particulier les
pratiques commerciales trompeuses.
"Art. 1382 C. civ.
121
Cass. Com, 5 juin 2007, pourvoi n"06-14.832, D. 2007, AJ, p. 1720, Obs. X. DELPECH.
153
A l’origine, ce délit a été créé par la loi du 22 décembre 1972 dans le cadre du démarchage à domicile.
La loi du 18 janvier 1992 a ajouté des dispositions complémentaires permettant d'appliquer ces sanctions
dans de nombreuses situations contractuelles. Toutes ces dispositions sont actuellement regroupées aux
articles L. 122-11 du code de la consommation.
36
Le rapport précité de J. FOYER renferme (p. 10 à 13) une analyse brève, mais précise, des règles
admises en droit italien, en droit suisse, dans le droit de l'Allemagne fédérale et dans celui de la Grande-
Bretagne.
99
Ce mot est employé ici lato sensu en parlant et de l’absent et du disparu stricto sensu.
138
Cf. supra développements sous le a)- la présomption d’absence.
142
C’est ainsi que les vieux auteurs français appelaient le mariage cf. Florence LAROCHHE- GISSEROT,
Absence, Rép. Civ. p. 7.
144
Jean BERNARD de SAINT AFFRIQUE est parvenu au même résultat en droit français dans ses
analyses relatives aux pouvoirs que le conjoint présent séparé de biens peut tenir de son régime
matrimonial en vue de l'administration et la gestion des biens indivis de son conjoint présumé absent.
’45 II suffit pour cela d'assimiler le conjoint absent à un cohéritier absent. Article 84 loi relative aux
successions : « nul ne peut être contraint à demeurer dans l’indivision et le partage peut être toujours
provoqué, nonobstant prohibition et conventions contraires. On peut cependant convenir de suspendre le
partage pendant un temps limité ; cette convention ne peut être obligatoire au- delà de cinq ans, mais elle
peut être renouvelée ». Article 85 de la même loi : ■< L'action en partage, à l'égard des cohéritiers mineurs
ou interdits, est exercée par leurs tuteurs. A l’égard des cohéritiers absents, l’action appartient aux parents
envoyés en possession ».
146
Article 134 : « Après le jugement de déclaration d'absence, toute personne qui aurait des droits à
exercer contre l'absent, ne pourra les poursuivre que contre ceux auront été envoyés en possession des
biens, ou qui en auront l’administration légale. »
16
L'examen des droits du conjoint de l'absent nous a permis d’affirmer l'abrogation de l’article 124.
166
Par l’entrée en vigueur de l'article 95 nouveau de la loi relative au mariage.
Cf. développements relatifs aux droits du conjoint de l’absent.
168
Dans ce cas, ils auront à exercer par la suite le droit de demander le partage des biens indivis en vertu
des articles 84 et 85 de la loi relative aux successions. Article 84 loi relative aux successions : <> nul ne
peut être contraint à demeurer dans l’indivision et le partage peut être toujours provoqué, nonobstant
prohibition et conventions contraires. On peut cependant convenir de suspendre le partage pendant un
temps limité ; cette convention ne peut être obligatoire au- delà de cinq ans, mais elle peut être renouvelée.
». Article 85 de la même loi : « L’action en partage, à l’égard des cohéritiers mineurs ou interdits, est
exercée par leurs tuteurs. A l’égard des cohéritiers absents, l’action appartient aux parents envoyés en
possession. »
173
Pour l’ensemble des difficultés en cette matière, cf. développements relatifs aux droits des descendants
de l'absent.
182
Désormais, il est grand temps que l'actualité ivoirienne en cette matière interpelle le législateur ivoirien.
Et surtout que, en attendant le toilettage des textes visant à garantir aux disparus de meilleurs droits, les
administrations compétentes puissent introduire l'instance en déclaration de décès pour tous ces militaires
et fonctionnaires disparus dans l'exercice de leurs fonctions respectives en 2002, dans les zones du pays
qui ont fait les frais de la crise militaro- politique qui a secoué celui-ci à compter du 19 septembre 2002.
Cela est possible en vertu des articles 64 et 67.
183
D’ailleurs, en droit français, l’évolution va dans le sens d’une réforme du droit de la prescription.
19
Recueil des arrêts de Conseil d'Etat (Rec. Lebon), p. 593.
26
CE, 13 mai 1925, Rec. Lebon, p. 461 (révocation de fonctionnaires) ; CE, 5 mai 1922, Rec. Lebon, p. 383
(réorganisation d’un service); CE, 19 novembre 1924, Rec. Lebon, p. 904 (répartition des attributions du
personnel médical).
45
Voir Marceau LONG et al., Les grands arrêts de la jurisprudence administrative, Paris (Dalloz), 12a éd.,
1999, p. 145. Voir également : CE, 25 février 1916, Rec. Dareste 1916, p. 116.
56
CE, 8 avril 1911, Rec. Dareste, 1911, p. 187 ; CE, 7 août 1911, Rec. Dareste, 1912, p. 2 ; CE,
15 mars 1912, Rec. Dareste, 1912, p. 146.
58
CE, 12 juillet 1912, Rec. Dareste, 1912, p. 237.
in Droit international privé : esprit et méthodes, Mélanges en l'honneur de P. Lagarde, Dalloz, 2005, p. 343.
2
E. BARTIN, Principes de droit international privé, vol. 1, PARIS, 1930.
3
H. BATIFFOL & P. LAGARDE, Droit international privé, LGDJ, 1974.
4
Ph. FRANCESCAKIS, « Y a-t-il du nouveau en matière d'ordre public ? », in Trav. Corn. fr. dr. int. pr., 1966-
1969, p. 149 et s.
mise auprès de moi m'a donné de l'arbre, et j'en ai mangé [...] Et l'Éternel Dieu le chassa du jardin d'Éden,
pour qu'il cultivât la terre, d'où il avait été pris ».
6
Cf. P. DEUMIER, Th. REVET, in D. ALLAND & S. RIALS (dir.), Dictionnaire de la culture
juridique, éd. Quadrige/LAMY-PUF, 2003, p. 1119-1122, v°Ordre public.
38
Traditionnellement, on parle d’efficacité des décisions étrangères, en référence à la reconnaissance et à
Vexequatur des décisions étrangères dans le for. Cependant, il ne fait nul doute que l’expression «
décisions étrangères » englobe aussi bien les actes des instances juridictionnelles stricto sensu que celles
de toute autre autorité publique ou personne ou organe investie de prérogatives publiques (par ex., les
officiers publics ministériels).
45
Cf. E. CORNU, Théorie critique de la Fraude à la loi. Etude de droit international privé de la famille, éd.
Defrenois, 2006,1.12. Cet auteur défend l'inexistence du concept de fraude à la loi en droit international
privé, en critique à l’opinion de nombreux auteurs qui en admettent l’existence.
76
L’article 38 du statut de la CIJ est formulé à l’identique de l’article 38 du statut de la CPJI. Cela pourrait
s’expliquer par le transfert du patrimoine normatif de l'une à l’autre en l’état.
110
P. HAMMJE, « L’ordre public de rattachement », in Trav. Com. fr. dr. int. priv., éd. Pédone, Paris, 2010,
p. 153.
112
Cf. Ph. FRANCESCAKIS, La théorie du renvoi et les conflits de système en droit international privé, 1958,
p. 11 ; H. BATIFFOL & Ph. FRANCESCAKIS, « L'arrêt Boll de la Cour internationale
de justice et sa contribution à la théorie du droit international privé » in Rev. crit. DIP, 1958, p. 259 ; P.
GRAULICH, « Règles de conflit et règles d’application immédiate », in Mélanges J. Dabin, t. 2, Sirey, Paris,
1963, p. 629 et s. ; Y. DERAINS, « Les normes d’application immédiate dans la jurisprudence arbitrale
internationale », in Mélanges B. Goldman, LITEC, Paris, 1983, p. 29 et s.
'3 Ces normes sont dites d'application immédiate car elles sont mises en œuvre avant toute intervention de
la règle de conflit bilatérale du for.
122
V. dans ce sens P. GOTHOT, « Le renouveau de la tendance unilatéraliste en droit international privé
», in Rev. crit. DIP, 1971, p. 239 et s. ; P. MAYER, « Les lois de police étrangères », in JDI, 1981, p. 277 et
s.
139
V. M. CHARFI, « L’influence de la religion dans le droit international privé des pays musulmans », in
Rec. cours la Haye, 1987, t. III, p. 332 et s.
154
V. sur ce point L. GANNAGÉ, La hiérarchie des normes et les méthodes du droit international privé,
thèse, Paris II, LGDJ, 2001.

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