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SENEGAL : UNE DEMOCRATURE JUDICIAIRE ?

MBEM Ariel
Doctorant et chercheur en gouvernance internationale des élections
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Blog : https://memoireelectorale.wordpress.com/

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L’affaire Ousmane Sonko fait la une des médias et fait débat, même dans les chaumières.
La narrative est celle d’un havre démocratique dans lequel un dictateur a fait condamné son
opposant le plus farouche à 2 ans de prison afin d’empêcher celui-ci à candidater aux

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Il s’agit d’un article d’opinion et non de recherche.
présidentielles prévues en 2024. Présidentielles que vise Macky Sall pour un « interdit »
troisième mandat. Ma lecture de la situation va au-delà de cette fracture manichéenne, quasi
religieuse imposée par les politiciens et relayée par les médias. Je vais donc faire une lecture
généraliste de la démocrature judiciaire en Afrique à partir du contexte sénégalais mettant en
scène Sall, Sonko et la justice.

D’entrée de jeu, le Sénégal est-il un îlot démocratique sur le continent ? Que non. Tous
ses présidents depuis les indépendances ont eu du mal à laisser une expression libre à leurs
opposants. Senghor n’avait-il pas condamné Mamadou Dia à vie? Abdou Diouf n’emprisonna-
t-il pas l’opposant Abdoulaye Wade ? Ce dernier devenu président ne s’était-il pas comporté de
la sorte avec Idrissa Seck ? Voilà encore un espoir, Macky Sall, un messie devenu un bourreau,
d’abord de Karim Wade et de Khalifa Sall; pour s’en prendre ensuite à Sonko. Qu’est-ce nous
rassure que Sonko lui-même n’est pas un produit du système ? Qu’il n’agira-t-il pas de la sorte
une fois au pouvoir ? Le problème n’est peut-être pas les hommes mais l’environnement de leur
fabrication. Peut-on parler de démocratie dans un tel océan de politisation de la justice ? Je n’ai
pris que l’aspect judiciaire sans toutefois m’intéresser aux répressions, assassinats et tortures.
Toutefois, le mérite à accorder au peuple sénégalais, c’est sa capacité à se mobiliser et à se
garantir le principe de légitimité dans les processus de dévolution du pouvoir. Ce peuple, dans
la rue ou dans l’isoloir, s’assure de la légitimité de son président. Même si arrivés au pouvoir,
les dirigeants vont se détourner de cette légitimité pour écouter la voix de l’autoritarisme.

En second lieu, si on part du postulat selon lequel, le Sénégal est une démocratie, on
pourrait toutefois prétendre qu’il s’agit d’une démocrature judiciaire ou encore moins, une
démocratie en crise. On peut évoquer ici une double instrumentalisation de la justice.
D’une part, la tendance (naturelle) des pouvoirs à utiliser la justice pour rendre des comptes et
disqualifier leurs concurrents. Se servir de la justice pour se maintenir au pouvoir. Ça, c’est ce
qui est connu de tous, ce que l’histoire retient. Ce que les imaginaires raffolent.
D’autre part, la même justice est instrumentalisée par les membres de certains corps. C’est le
cas des politiciens de l’opposition, des journalistes ou des avocats tout simplement parce que
leurs voix portent. Échapper à la justice pour accéder au pouvoir, c’est le vœu de nombreux
opposants. Ça, c’est ce qui est méconnu de tous, ce que l’histoire ne veut pas retenir, ce que les
imaginaires refoulent. Si c’était un citoyen lambda qui avait été accusé des griefs de Sonko,
quelle aurait été la réaction du « Peuple ». Ce « peuple » de supporters qui descend manifester
dans la rue, détruit et saccage tout à son passage, défend-t-il ses intérêts ou ceux des élites dont
fait partie Sonko ? L’autre partie de ce « peuple » qui défend Sall, le fait-il pour ses intérêts ou
ceux des élites dont est issu Sall ? La légitimité ou la popularité confère-t-elle l’immunité ? Ou
encore le statut de politicien donne-t-il droit aux violations de la légalité ?

En effet, cette démocrature judiciaire profite à tous. Innocent ou pas, Sonko se sert de
la situation actuelle. Coupable ou pas, la situation actuelle dessert ou sert Sall. Tous sont
coupables. La seule victime, c’est la justice. Et qui paie le prix d’une justice politisée ? C’est
les deux parties du « peuple » qui se sont laissées imposer des reflex religieux ou manichéens,
du blanc d’un côté et du noir de l’autre. Mobiliser les foules prolétariennes d’une part, et
mobiliser la force publique d’autre part, puis, les mettre face à face, la justice au milieu, est un
crime auquel les deux hommes doivent répondre devant la « justice ».

Source: Burkina Info TV

La justice sous pression. Tout comme les forces politiques, la justice ce sont les hommes
qui l’incarnent, à savoir, les juges. Lorsque de part et d’autre on soumet le juge dans une posture
délicate, d’incertitude face à une double violence, comment peut-on encore lui reconnaître sa
liberté et sa compétence ? L’opposition le soumet sous la pression médiatique et de la rue, la
violence symbolique; et, la majorité présidentielle soumet également le juge sous pression
professionnelle (carrière). Toutes ces atteintes morales sont susceptibles de dégénérer à tout
moment aux violences physiques et même aux atteintes à son patrimoine. Les menaces de
morts. Le juge, ses proches et ses biens sont en insécurité. Il est entre le marteau et l’enclume.
Il est pris dans l’étau. Dans une démocrature, il y a de forte chance que le juge, quel que soit le
verdict, soit accusé par le camp débouté d’avoir été politisé.

La crise démocratique a toujours été, même dans les pays dits démocratiques, celle du
conflit entre la légitimité/popularité et la légalité. Combien de fois une simple lutte contre la
corruption est systématiquement interprétée comme une bataille politique ? Cette situation
consolide l’imaginaire du parapluie politique. C’est à dire la voie politique est une assurance
pour échapper à la justice, ensuite de se maintenir ou d’accéder au pouvoir. Tout procès contre
un homme politique est un procès politique. Pourtant, c’est de ce corps que devrait venir
l’exemple du respect et de confiance aux institutions nationales. Tous ceux qui ont décrié la
justice en ont utilisé une fois au pouvoir. Comme quoi, il y a une vie dans l’opposition, et il y
en a une autre au pouvoir. Les personnages ne sont pas les mêmes.

L’instrumentation de la justice de part et d’autre n’est pas uniquement le propre des


régimes autoritaires d’Afrique, les démocraties occidentales en font recours : quelques
exemples: Les États-Unis avec Donald Trump, la France avec Marine le Pen et avant elle
François Fillon en 2017 et Nicolas Sarkozy, la Russie, la Turquie ou encore le Brésil.

Enfin, tout pouvoir a une tendance hégémonique qui est naturelle. Sur ce plan, il a besoin
de contrôler tout pouvoir (la thèse), y compris la justice. De l’autre côté de l’opposition
(antithèse), tout acte judiciaire est politique. Cet environnement politique ne peut être autre
chose qu’une « fabrique » des dictateurs. Sonko est donc à l’école. N’oublions pas, la presque
totalité des présidents sénégalais a été moulée par leurs prédécesseurs. Certes, Sall avait
échappé à la prison par ce que son grief avait été classé, mais il a beaucoup appris auprès de
son maître Wade. À mon avis, faut tout aussi se méfier de celui qui prétend défendre les intérêts
prolétariens lorsqu’il n’est pas au pouvoir.

Dans l’impasse instrumentale politico-judiciaire, faut seulement se fier au bon sens du


juge. À défaut de ça, s’ouvre un conflit politique majeur. Sall et Sonko détiennent actuellement
le destin du Sénégal entre leurs mains. Le peuple et la justice n’y sont que des victimes
instrumentalisées.

Source numérique: Mémoire Electorale, publié le 12 juin 2023. URL :


https://memoireelectorale.wordpress.com/2023/06/12/senegal-une-democrature-judiciaire/

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