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Mohamed Sifaoui

Évidemment il n’est pas question de se fonder une conviction à partir des réseaux sociaux,
mais la tonalité exprimée par beaucoup d’Algériens y reflète à mon avis une réalité : il sera
très difficile, en l’état actuel des choses, sinon impossible, de construire une vraie démocratie
moderne en Algérie, non pas à cause du pouvoir seulement, mais parce qu’une grande partie
du peuple n’est pas prête.
Le corps social algérien est malade, traversé par des mentalités archaïques, où se mêlent
misogynie et haine de l’étranger, des troubles psychiques et des fragilités psychologiques, liés
à des décennies de frustration, de violences, d’humiliations qui ont généré des complexes
divers et variés, des idéologies acariâtres, notamment un nationalisme basé sur une
xénophobie maladive et une idéologie islamiste qui a pénétré au plus profond de la société et
installer profondément le populisme et un attrait pour les logiques totalitaires. Pour compléter
l’ensemble, une acculturation et une déculturation qui se sont conjuguées à l’abandon des
référents culturels locaux et au délaissement de sa propre histoire, largement falsifiée, et de sa
propre identité, complètement débridée, au profit d’un semblant de magma culturel importé,
voire imposé, par les régimes successifs qui ont fait vivre les Algériens dans des
contradictions manifestes, à l’origine d’un extraordinaire dédoublement de la personnalité.
L’Algérien moyen est désormais le seul être au monde qui peut célébrer, dans une même
journée, l’émir de Daesh et le président Poutine; il peut passer une heure à la mosquée et
fumer, à l’issue, plusieurs joints d’affilée, il va insulter la France et les Français et préparer un
dossier pour essayer d’obtenir un visa et aller y vivre. La femme peut porter le voile et aller
vivre comme une femme émancipée, avec consommation d’alcool et jeux sexuels auxquels
même certaines occidentales quelque peu conservatrices ne s’adonnent pas. L’Algérien
moyen est celui qui, le vendredi, peut aller manifester pour réclamer la liberté et la démocratie
et le samedi écrire sur Facebook que ce sont des valeurs occidentales. C’est celui qui se
réclame du Hirak et qui souhaite plus de liberté et qui se joint, en même temps, à l’hallali
sonné contre une jeune femme qui aurait blasphémé.
L’enjeu est le suivant : comment construire une démocratie avec un peuple et une société
malades ? Scénario : le régime tombe, élections démocratiques, sans connaître les candidats,
quel projet va-t-il l’emporter ? Celui qui va donner leurs droits aux femmes ? Celui qui va
ouvrir le pays au tourisme et ainsi libérer les mœurs ? Celui qui va reléguer la religion dans la
sphère privée ? Celui qui va ériger un système valorisant l’Etat de droit où chaque
manquement à la loi serait n’actionné où le système du vice, de la roublardise, du piston, de la
malice et de l’incivisme ? Ou véritablement celui qui va consolider les archaïsmes, mettre la
pensée des Frères musulmans au centre de la politique s’accommoder du salafisme ?
La démocratie est un mot et un corpus idéologique lourd de sens : la démocratie c’est
accepter l’altérité, en l’occurrence toute différence réelle ou supposée. La démocratie c’est
accepter d’être offensé sans songer à aller se faire justice soi-même. La démocratie c’est
accepter que son voisin soit athée, que son collègue se convertisse à une autre religion, c’est
accepter qu’une femme soit libre de ses choix. La démocratie ce n’est pas la société de la
clandestinité dans laquelle tout citoyen fait semblant, pour plaire à la collectivité, d’avoir un
comportement conforme à la norme imposée et dans les faits agir en contradiction totale avec
ces mêmes normes imposés. Ce n’est pas la société de la peur. En clair, aujourd’hui la société
algérienne vit dans l’hypocrisie et a érigé une sorte de société parallèle, car beaucoup de
personnes, incapables de vivre pour eux-mêmes, d’assumer leurs choix et leur vie
ouvertement, ont, d’un côté, une vie officielle, celle des autres, dans laquelle ils font mine de
se plier aux règles et, d’un autre, une vie clandestine dans laquelle ils vivent leur vraie choix
honteux et cachés, ils vivent leurs choix dissimulés pour ne pas être jugés, car c’est un pays
où l’on vit depuis très longtemps pour les autres par pour soi-même. Il faut se justifier
constamment sur tout comme dans les systèmes tribaux. Non comme dans les systèmes
totalitaires.
Or, il est connu que le tribalisme est contraire aux normes démocratiques qui consacrent la
liberté individuelle. En somme un démocrate est libre. Libre de croire, de ne pas croire, libre
d’avoir des opinions, de les exprimer, libre de son expression, libre de blasphémer, libre
d’avoir un avis, libre de changer d’avis, libre de ses choix philosophiques, libre de ne pas
rendre compte à la société, libre de faire le ramadan ou de ne pas le faire. Libre d’aller à la
moquée ou pas, sans subir les regards inquisiteurs. La femme comme l’homme sont libres de
leurs déplacements, libres de leurs choix vestimentaires, conformément aux lois en vigueur,
libre enfin de ne pas penser comme une majorité.
Et qu’on ne nous dise pas que la démocratie est une « valeur occidentale ». Non le corpus
démocratique est une valeur universelle qui s’applique, en tout lieu et en tout temps, de la
même manière au-delà des croyances, des mentalités, des cultures et des religions. La
démocratie est un cadre philosophique qui dit en substance la chose suivante : l’être humain
est le premier des souverains à travers sa liberté et aucun être humain n’est supérieur ou
inférieur à un autre en droit, ils sont tous égaux et cette égalité est consacrée par le droit et le
droit seul, en d’autres termes la justice. Naturellement il s’agit là d’un idéal philosophique qui
doit être porté par une société civile indépendante, des corps intermédiaires et des
intellectuels. La démocratie c’est le progressisme. C’est l’installation de mécanismes pour
permettre de créer une société en perpétuelle mouvement. Évolution des idées pas leur
stagnation qui libère les énergies et les initiatives et qui permet ainsi l’innovation et in fine le
development et l’épanouissement personnel et collectif. Le problème de l’Algérie c’est
qu’une dynamique contraire est installée : société ankylosée qui ne produit rien, otage d’idées
passéistes et ainsi société anesthésiée par les bondieuseries incapable de produire quoi que ce
soit. Incapable même de consommer normalement, selon des normes modernes. C’est cet état
de fait qu’il faut casser.
On explique souvent que la démocratie c’est une majorité qui choisit ses dirigeants. Mais la
démocratie ce n’est pas que ça. La démocratie c’est surtout la minorité qui doit être protégée
par la majorité qui gouverne. La démocratie ce n’est pas une majorité qui doit écraser une
minorité, c’est même tout le contraire. Or, dans l’esprit de beaucoup d’Algériens : être
majoritaires c’est imposer un diktat à une minorité. C’est le propre de la dictature.
Alors la démocratie en Algérie ? Oui j’applaudirais de toutes mes forces, mais à condition :
que tous les Algériens cessent de se mentir à eux-mêmes, qu’ils soient honnêtes avec eux-
mêmes et acceptent de reformater le disque dur de la société, d’installer un nouveau système
d’exploitation et ainsi de nouveaux logiciels, y faire les mises à jour nécessaires, car
franchement tout est obsolète. Raison pour laquelle rien ne fonctionne correctement. C’est à
cette condition seulement qu’ils pourront créer les conditions d’une refonte totale et d’une
refondation de la nation sur des bases saines et solides. Mohamed Sifaoui / 10 Mai 2020

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