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La Malédiction des Alchimistes

Gus et Divda cessèrent leur discussion en entendant le hoquet de surprise de Vavara. Le


premier approcha de son pas sûr et félin, ses moustaches frémissant d'impatience tandis
que ses oreilles triangulaires cherchaient le moindre son qui aurait pu inquiéter sa nature
méfiante. Divda observa son comparse chat, restant pour sa part immobile. Il faisait froid,
dans les souterrains d'Astrakahn, et le vieux reptile sentait l'humidité et la fraîcheur ralentir
ses mouvements. Divda avait été aussi excité que ses comparses en apprenant la
découverte du tunnel, mais c'était peut-être une mauvaise idée que de les accompagner en
personne. Il ne rêvait que d'une chose, en cet instant, et il s'agissait plutôt de la douce
chaleur du soleil plutôt que d'une découverte majeure pour leur Caste. Avec un soupir, il
s'avança à pas lents, agacé que Gus et Vavara aient commencé à parler à voix basse sans
lui.

Vavara frémit de tout son corps, sa fourrure lustrée se hérissant vaguement sous sa longue
robe sombre. Gus se passait la patte sur le menton, réfléchissant à présent intérieurement ;
Vavara détourna ses petites prunelles rondes et noires. Il était le plus jeune des trois, et s'il
respectait ses deux supérieurs, c'était la volonté de Gus qui prédominait malgré l'âge plus
avancé de Divda. Gus était non seulement un chat noir mais également un noble de
naissance, ce qui était rare parmi la Caste des Alchimistes. Vavara n'était qu'un bâtard, né
du mauvais côté du lit. Mais il avait été choisi pour cette mission de reconnaissance pour son
agilité - il était après tout un furet, petit et vif, et quoi de mieux dans ces tunnels antiques ?
Mais il regrettait, à présent qu'il observait les signes cabalistiques autour de l'arche de pierre,
qu'ils ne soient venus qu'à trois. La volonté de Gus de garder leurs découvertes le plus
longtemps cachées n'était pas étonnante, mais Vavara sentait le goût âcre de la peur sur sa
langue. De nombreuses rumeurs courraient sur Astrakahn : autrefois un village de barbares
rasé par ceux qui deviendraient les Empereurs, la cité s'était agrandie. Elle avait grossi et
mûri comme un enfant, devenant la gigantesque citadelle que Vavara parcourait chaque
jours. Mais si la prospérité était ce que l'on voyait en premier, dans les pierres blanches, les
tours délicates et les flèches du palais, dans les ornements des pavés, les rumeurs
continuaient de courir sur les fantômes, les spectres meurtriers. Des secrets la plupart du
temps souterrains ou nocturnes. « Des fables pour enfants » avait rétorqué calmement Gus
quand Vavara lui en avait fait part. Le furet admirait l'assurance hautaine du chat noir, qui à
présent observait lui aussi les symboles étranges luisant vaguement d'une lueur verte dans
la pénombre. Vavara en voyait les reflets sur les iris d'émeraude de Gus. Il n'aurait pas
dédaigné quelques gardes ou mercenaires comme compagnons de galère, en cet instant.

« - Je n'y vois guère, grommela Divda qui les avait rejoints. Allumez donc l'une de nos
précieuses bougies.

- Es-tu fou, mon ami ? Nous n'avons pas pu en apporter plus d'une dizaine, et notre
descente en a déjà brûlé plus d'un tiers. Ces symboles suffiront comme lueur. Ne les
distingues-tu pas ? Dans la pénombre ? Qui scintillent comme des vers luisants ? » sourit
Gus, entre amusement et exaspération.

Vavara était bon pour détecter les émotions de son supérieur, ou de quiconque d'ailleurs.
Peut-être sa grande sensibilité lui permettait-elle de mettre un mot, un sentiment sur le
timbre des mots prononcés. Le furet ne dit rien devant le dédain du chat face au vieil iguane.
Gus était connu pour son tempérament fier et arrogant, cela n'enlevait rien à ses
compétences en tant qu'alchimiste. Divda eut un grognement et les deux possesseurs de
fourrure le virent hausser ses épaules, l'air mécontent. Vavara s'était accoutumé à cette
légère lueur et il était heureux d'y voir un peu plus. Pour Divda, qui ne possédait pas cette
vision nocturne, cela devait être un cauchemar, de ceux où l'on avance dans un noir
impénétrable, à la merci de n'importe quoi - mais Vavara avait trop d'imagination ; même
avec le simple miroitement verdâtre, la pénombre paraissait moins sombre - quoi que pas
exactement plus rassurante. Nouveau frisson dans le dos du furet, qui inspira pour se
donner du courage.

« - Êtes-vous capable de lire ces symboles, maître Gus ? osa t-il demander, curieux.

- Si tu ne m'interromps pas, peut-être y arriverai-je », rétorqua le chat.

De toute évidence, il avait interprété la question comme une insolence, une interrogation sur
sa compétence à les diriger tous trois. Ils restèrent alors silencieux. Vavara sentait chez
Divda une espèce de fureur face à son impuissance et le furet regretta de n'avoir pas insisté
pour allumer une bougie. Le reptile devait souffrir du froid et de l'humidité dans ses vieux os.
Tout à son hésitation, il ne remarqua le mouvement qu'une fois Gus approché de l'arche. La
patte posée sur un symbole, il murmurait pour lui-même ; ses yeux continuaient de refléter la
lueur verte comme deux lucioles fantômes. Il toucha un symbole, appuyant de ses doigts
griffus, puis un autre ; Vavara observa la danse dans la pénombre, ce qui ne dura guère. Il
n'aurait su quel schéma se dessinait, mais quand Gus eut fini, il recula tandis que les pierres
où étaient gravés les symboles bougeaient. Ils attendirent, l'atmosphère devenue tendue,
électrique. Rien ne se modifiait sous l'arche et le tunnel donnait toujours sur un cul de sac
rocheux semblable à un éboulement, à trois pas de là. Vavara, dans sa naïveté presque
enfantine, s'était attendu à un escalier caché dans la roche ou un genre de passage secret
escamoté. Il retint un soupir déçu.

« - Eh bien ? grinça Divda sans pouvoir retenir dans sa voix le mélange de satisfaction face
à l'échec du chat et sa déception de voir leur quête faire du sur place.

- Cela aurait dû fonctionner. Ce schéma n'était pas aussi compliqué que je l'aurai cru, mais il
faut pour le comprendre savoir lire le vieil Orilon, l'ancienne langue autrefois utilisée pour -

- Êtes-vous mes nouveaux maîtres ? »

Ils sursautèrent tous ; Divda manqua de tomber en bondissant en arrière, tandis que Vavara
se roulait presque en boule face à une menace possible. Seul Gus avait eu le courage de
dégainer ses griffes, l'échine hérissée. Une forme sombre s'était approchée, sans qu'ils
entendent quoi que ce soit, ce qui était un mystère pour l'ouïe presque surnaturelle du félin
et du mustélidé.

Divda, sa surprise passée, avança d'un pas lent, sa longue queue écailleuse traînant dans la
poussière, et sa voix était cette fois implacable :

« - Lumière. »

Heureux de satisfaire le vieil alchimiste, Vavara prit une des bougies dans son gros sac de
toile et l'alluma d'un geste grâce au petit sortilège qu'il avait à son poignet, ce qui ponctionna
son dû en énergie chez le furet qui grimaça quand l'onde de fatigue et de douleur le
parcourut. Une douce lueur dorée emplit la salle où ils se trouvaient ; la voûte sombre se
parsema d'étoiles de quartz ou de mica au fur et à mesure que se révélaient les roches aux
contours abrupts. Mais les regards étaient tous posés sur la forme rocheuse : vaste
silhouette, elle ressemblait à un éboulis mais quand on savait où chercher, sa nature sautait
aux yeux. Là, les roches formaient comme des piliers qui se révélaient des jambes de
longueur différente, et là le buste vaste où se cachaient les cœurs antiques ; enfin, sur la
proéminence ronde, deux prunelles s'allumèrent à la lumière comme deux obsidiennes
révèlent leur miroitement à la clarté.

Gus et Vavara restèrent immobiles. Ils n'avaient jamais vu de véritables golems ; ils avaient
disparu des siècles auparavant, dans une catastrophe qui avait presque rasé la Cité
d'Astrakahn ; les secrets de fabrication des golems, comme ceux ayant connus leur époque,
avaient disparu à présent. Mais les Alchimistes connaissaient les légendes. De vieux
parchemins venus d'autres cités leur étaient parvenus ; des villes ayant commercé avec
Astrakahn se souvenaient elles aussi des golems et les Alchimistes avaient profité de cette
mémoire collective pour entasser les connaissances sur ces êtres incroyables maintenant
disparus.

Ou presque.

« - Golem, tu fais face à présent à tes nouveaux maîtres, dit doucement Divda, faisant signe
à ses compagnons de ne pas bouger.

- Ordonnez, et j'obéirai, maîtres. »

Le timbre de voix était étrange, comme un seau de gravier que l'on ferait tournoyer ;
pourtant, malgré tout, le golem était largement compréhensible. Mais Vavara n'y entendait
aucune émotion, aucune sensation - réservées qu'elles étaient à ceux organiques, supposa
t-il avec une peur enfantine face à l'être conscient mais sans âme.

« - J'ai pu les étudier un peu, plus jeune. Je ne suis pas un spécialiste, Gus, mais si nous le
ramenions là-haut ... De plus, il ne peut être ici sans raison. Nous touchons à un but encore
incertain, mais qui soit nous rendra riches, soit sera synonyme de gloire et de pouvoir.

- Et il va nous obéir, peu importe ce qu'on lui ordonne ? demanda le chat noir, stupéfait, ses
yeux ne pouvant se détacher du visage lithoïde. Un golem ... Incroyable ... Qui aurait cru ... »

Le félin ne pouvait camoufler l'intérêt plein et entier pour la créature pierreuse. Divda secoua
la tête doucement, confus également devant leur découverte. Vavara se tenait en retrait
avec la bougie entre les pattes ; il se sentait plus à son aise derrière ses aînés et la légère
chaleur de la flamme le rassurait dans ces ténèbres humides. Le regard du golem, éteint et
inerte, les observa sans aucun trouble. Vavara se demanda où il avait attendu tout ce temps
et comment il avait réussi à survivre à la catastrophe de la cité. Ses griffes formèrent
quelques trous dans la cire malléable de la chandelle tandis qu'il se crispait involontairement
sur le cierge grossier. Ses prunelles noires comme des billes observaient nerveusement
autour de lui : il n'osa pas demander, mais il espérait que cette découverte était synonyme
de retour à leurs quartiers. Revenir avec plus de bougies et d'autres membres de leur Caste
n'était sûrement pas une si mauvaise idée. Car le golem devait bien garder quelque chose.
Ils n'étaient sûrement pas assez de trois pour ce trésor. Mais le furet était lucide : aucun de
ses deux compagnons n'accepterait de se faire voler sa part de gloire ou de richesse.
Vavara soupira ; ils allaient sans doute continuer sous terre encore un moment.
« - Golem, gardes-tu un trésor ou un lieu secret ? » demanda avidement le chat, les oreilles
tremblantes d'appréhension. Divda n'ajouta rien, désirant tout aussi voracement la réponse.
Vavara se sentit gagné par cet empressement et manqua de faire tomber la bougie dont la
flamme vacilla avant de se stabiliser. Mais l'iguane ne prit pas le temps de discuter de sa
maladresse qui aurait pu l'amener à ne plus y voir. Tous les trois observaient fiévreusement
leur nouveau compagnon rocailleux.

Le golem tourna la tête de droite à gauche, avec un écho de réflexion dans les deux pierres
sombres qui formaient ses yeux. Vavara remarqua la délicatesse de certaines gravures sur
la pierre : peut-être avait-il autrefois eu une apparence féline ou canidé, pour se fondre un
peu plus dans la masse ? Sa pensée manqua de le faire rire : pour un être en pierre,
impossible de sembler normal, non ? Même s'il avait été sculpté agilement comme un chat,
un chien, ou même un renard, qu'importait par rapport à sa haute stature, à sa peau de roc ?
Ou peut-être, durant l'ère où les golems avaient été utilisés, cela était-il normal de se
promener et d'en croiser dans chaque rue, occupés à des réparations dangereuses sur des
bâtisses, ou aux menus travaux salissants dont personne ne voulait ? Il n'avait jamais rien lu
sur les golems, ces derniers étant révolus, tels des mythes ou des contes pour enfants et il
était très curieux de connaître les habitudes de vie de leur époque ancienne. Malgré lui, une
certaine compassion s'empara de Vavara ; même s'ils n'avaient pas d'émotions, cela
ressemblait à de l'esclavage non ? Mais pouvait-on dire qu'une chose sans âme pouvait être
esclave ? Possédaient-ils une âme, d'ailleurs ? Une conscience, voilà qui était certain, mais
une âme ... Trop d'interrogations se pressaient sous son crâne, et il se sentit coupable d'être
soulagé quand le golem avança vers une autre partie de la salle et que ses aînés lui firent
signe de le suivre.

Ils avaient exploré la caverne entière à leur arrivée et le seul point d'intérêt avait été l'arche
de pierre aux symboles luisants qu'avait découvert Vavara dans un coude. Elle ne menait à
rien d'autre qu'à un cul-de-sac ; peut-être était-ce un éboulis dû au temps, mais ils n'avaient
pas eu moyen de passer au-delà. Vavara se demanda ce qu'il se serait passé s'ils étaient
alors partis pour revenir, plus tard, avec une équipe de mineurs pour dégager le couloir.

« - Veuillez me suivre, Maîtres. »

Une ouverture s'était découpée, non là où ils s'y attendaient tous, mais discrètement dans un
pan de mur. Il n'y avait eu ni bruit de roche se mouvant, de levier ou d'engrenages ; cela
titilla d'autant plus la curiosité de Vavara. Etait-ce un mécanisme ou de la magie ? Tandis
que le golem pénétrait dans le passage, suivi des deux Alchimistes, Vavara s'attarda un peu
pour tâter la roche. Dure mais lisse sous les doigts ; il s'agissait clairement de quelque chose
d'artificiel, comparé à la grotte en elle-même qui était restée dans sa plus grande partie
naturelle, avec des parois vierges de toute patte ou de tout outils. Vavara se dépêcha de
rejoindre les autres qui avançaient derrière le golem ; la lumière de la bougie que portait le
furet vacilla au rythme de ses pas empressés. Divda ne dit rien, mis le mustélidé sentit chez
lui la sensation rassurée d'y voir à nouveau, à la crispation de son cou écailleux et de ses
épaules squameuses. Gus était presque au coude à coude avec le golem, la queue droite
d'avidité, les oreilles dressées. Vavara aurait parié que les vibrisses du félin frémissaient
d'impatience. Leur marche s'apparenta bientôt à un marathon : le sol descendait petit à petit
par des degrés irréguliers, reliefs d'escaliers autrefois présents. Divda, à contrecœur,
demanda à Vavara de s'appuyer sur son bras. Cela pesait au vieil alchimiste que de
quémander de l'aide ; l'iguane bougonna plusieurs minutes tout bas contre l'humidité mais la
température cessa de baisser et devint même tiède, à un moment que le furet ne sût
déterminer. Ses pattes lui faisaient mal, engoncées dans des bottes neuves au cuir encore
trop rigide. Il clignait de ses petits yeux noirs, curieux de savoir où ils se rendaient. Que
cachait la cité au fond de ses entrailles ? Il y avait maintes façons pour un trésor d'être
précieux. Vavara espérait, sûrement vainement, d'antiques librairies contenant de vieux
parchemins remplis d'histoires et d'une mythologie à redécouvrir.

« - Est-ce encore loin ? » interrogea Gus ; Divda eu un petit soupir. Il devait se retenir de
poser cette question depuis un bon moment.

La patte écailleuse aux doigts crochus pesait plus lourd sur le bras de Vavara ; le furet aidait
le reptile avec un mélange de respect et de compassion. Cependant, la pente s'était
lentement aplatie, et à présent ce n'était plus la descente qui gênait Divda mais le simple
effort d'une longue marche. Aucun des trois Alchimistes ne s'était attendu à trotter ainsi dans
les souterrains d'Astrakahn.

« - Non, Maître. Souhaitez-vous faire une pause ? »

Il y eut un moment de flottement ; le golem et Gus s'étaient arrêté en plein milieu du chemin,
permettant à Vavara et Divda de faire de même. Les regards - ceux organiques du moins -
convergèrent vers le reptile, sans que la question sous-entendue n'émerge. L'ancien respira
doucement, comme s'il reprenait du courage ou de la force dans l'air vicié et poussiéreux du
souterrain. Puis il se contenta de hocher la tête ; la bougie, qui avait coulé au point que la
fourrure de Vavara était constellée de petites gouttes de cire, jeta cependant assez de lueurs
dorées sur les écailles du reptile pour le faire ressembler, durant une seconde, à ces
dragons mythiques des contes oubliés, parant d'or la peau de l'iguane.

« - Il ne nous reste plus beaucoup de temps pour la bougie ...

- Il nous en reste d'autres. Et, si nous n'avons pas d'autres moyens, nous userons de nos
petits sortilèges. »

Gus était intransigeant, sa voix ferme et déterminée. Vavara fronça le museau - il sentait
encore le picotement d'une brûlure intangible alors qu'il avait allumé la bougie bien plus tôt.
C'était là l'offrande à la magie, quand on se servait d'elle. Elle prenait autant qu'elle offrait. Le
furet n'avait jamais compris comment les mages arrivaient à contenir ce reflux incessant
d'énergie. Chaque sortilège arrachait à l'être un peu de force vitale pour y puiser l'énergie
nécessaire à son propre fonctionnement ; la plupart du temps c'était douloureux mais
supportable. Mais à répétition, des stigmates pouvaient apparaître. Le mustélidé frissonna
mais accepta le fait qu'ils ne partiraient pas sans être allé jusqu'au bout ; cela aurait été du
gâchis de temps et de moyens. Il aurait été ingrat et cruel de leur part de demander à Divda
d'utiliser son propre charme, mais Gus en avait un également, tout contre son poignet. Tout
irait bien, se rassurait le furet en tranquillisant son esprit un peu affolé, un peur ancestrale et
claustrophobe remontant en lui comme un cadavre dans une rivière. Il n'était pas une
créature souterraine et se trouver sous terre lui donnait la sensation d'étouffer ; sensation
qu'il avait jusque là tenue en bride mais qui faisait vaciller son courage. Si Divda n'avait pas
tant appuyé sur son bras, il se serait accroché à la bougie presque entièrement fondue
comme à une bouée de sauvetage. Le furet était tiraillé entre diverses émotions, mais sa
curiosité continuait de le faire avancer tout comme le respect envers sa mission et ses
collègues.
Le golem resta figé un instant à les observer. Vavara crut voir, aux lueurs agonisantes de la
chandelle, le visage de roche esquisser ce qui ressemblait à un sourire, mais il n'était pas
sûr que cette fissure étrange n'ait pas été là dès le départ et que la lumière déclinante ne
créée des ombres qui rendaient tout étrange. Même Gus et Divda semblaient auréolés de
fantômes sombres tandis que la flamme dansait dans ses derniers instants. Ils reprirent leur
marche ; la bougie s'éteignit mais le golem leur promit que ce n'était plus très loin. Il restait
sourd quant à expliquer ce qu'il désirait montrer, exactement. Gus tempêtait tout bas, la
fourrure frémissant d'indignation. Divda soufflait aux côtés du furet qui fût, à plusieurs
reprises, prêt à demander un arrêt. Mais quelque chose leur rendit espoir, insuffla force et
courage au groupe : le tunnel sombre, devant eux, s'éclairait au loin à travers ce qui semblait
être les battants d'une énorme porte de pierre. Une arche aux symboles vaguement luisant,
frères de ceux de la pièce qu'ils avaient quitté auparavant. Le golem poussa les deux parties
de l'accès de ses mains d'un grand geste nonchalant. Une lumière verte, très organique
dans sa manière de se diffuser, inonda soudain le passage rocheux, éblouissant les trois
Alchimistes.

Une gigantesque salle, caverne au plafond si haut que les regards se perdaient dans
l'obscurité, révéla son immensité aux yeux des Alchimistes. Les trois mâles pénétrèrent à
pas lents, ébahis et émerveillés. D'antiques fresques murales dépeignaient des scènes qu'ils
discernaient mal et Divda s'approcha doucement d'un bas-relief, plissant ses paupières. Des
globes ronds et végétaux, à la manière de champignons bombés, éclairaient avec une forte
luminosité verdâtre les environs. Des escaliers menaient à de petites plateformes
surélevées, où des objets posés des tables vermoulues, d'anciennes reliques gisaient,
abandonnées par leurs propriétaires à travers le temps. Au milieu de la grotte aménagée, à
l'exact milieu d'ailleurs, remarqua Gus, une colonne de pierre blonde avait été bâtie, grande
de quelques deux ou trois mètres, et le regard du félin s'appesantit sur le faîte de
l'obélisque : quelques étincelles d'une énergie bleue crépitaient autour d'une pierre précieuse
grosse comme la tête de Divda, d'un azur profond, luminescente. Le chatoiement créa des
frissons sur l'échine de Gus qui contemplait avec une curiosité cupide la précieuse aérolithe.
Le chat noir éprouvait une intense émotion qui gonflait son myocarde affolé entre ses côtes.
Ses comparses vinrent finalement se poster à côté de lui, admirant à leur tour la gemme.

« - Est-ce que je crois ? murmure Divda en passant l'une de ses mains écailleuses et ridées
sur son menton.

- Oui ...

- Qu'est-ce ? demanda Vavara, un peu agacé de se voir écarté.

- Une météorite. Une pierre divine, envoyée par les dieux. »

Un silence s'épanouit tandis que les trois Alchimistes réfléchissaient. Si Vavara, naïvement,
songeait avec émerveillement aux mystères des cieux et des dieux, Divda et Gus méditaient,
eux, sur le potentiel de cette escarboucle. Combien de légendes, parmi les Alchimistes,
parlaient de ce matériau rarissime aux capacités immenses ? Et de toute évidence, la
météorite enchâssée avait été gigantesque. Divda devinait que d'autres extraits de comète
avaient été utilisés - la luminosité éclatante possédait des échos dans d'autres parties de la
salle. Mais le noyau dur n'était autre que celui qu'ils avaient sous les yeux. C'était un trésor
inestimable - et une découverte de premier ordre pour la caste des Alchimistes. Une fois
récupérée, cette gemme leur permettrait de crouler sous les richesses et d'améliorer leurs
capacités pour plusieurs décennies, plusieurs siècles même. Les yeux du félin et du reptile
scintillaient d'une cupidité irrésistible.

Ils avaient absolument oubliés le Golem, tout à leur inspection. Quand il les dépassa pour
rejoindre la colonne de pierre, ils sursautèrent dans un même mouvement puis s'apaisèrent.
La grotte avait un goût de poussière, de siècles morts. Vavara frissonnaient doucement, non
à cause du froid mais parce que cette découverte charmait le jeune Alchimiste et lui faisait
même vaguement peur.

« - Tout est inscrit en Orilon sur les fresques, Gus. Nous sommes tombés sur un vestige de
l'ancienne Astrakahn.

- Les dieux auraient réduits la cité en poussière, mais pas ceci ? N'est-ce pas étrange ? »

Les deux Alchimistes se mirent à babiller tandis que Vavara s'approchait de l'obélisque et
tournait autour de la colonne rocheuse. Elle aussi était gravée, beaucoup plus délicatement
que les murs, à moins que l'humidité ou le temps n'aient été plus cruels sur les parois de la
grotte. Le furet hésita puis posa sa patte sur la roche ; les étincelles en hauteur coururent
soudain sur la longueur et scintillèrent autour de sa dextre, lui arrachant un petit cri ravi. Cela
n'était pas douloureux : un halo bleuté se forma autour de sa fourrure, de ses griffes, puis se
dissipa dans l'air comme un brouillard au petit matin. Cependant, la colonne restait
parcourue de cette énergie, comme si le contact avait réveillé quelque chose - la météorite,
l'obélisque cyclopéen, Vavara ne savait guère.

« - Vavara !

- Pardonnez-moi, je -

- Imbécile, qu'as-tu fait ?! rugit le chat en se précipitant. »

L'alchimiste attrapa le furet par l'anse du bras et le tira en arrière, les iris étroits comme des
têtes d'épingles. Le félin était hérissé à présent, méfiant envers la colonne qui, sans faire de
bruit, s'était mise à luire de plus en plus fort de cette lumière céruléenne. Divda recula d'un
peu, soupçonneux. Avaient-ils déclenché quelque mécanisme caché ? Ou était-ce la
stupidité du furet qui, en touchant l'obélisque, avait appuyé sur quelque machinerie ?

« - Cesse, ordonna le reptile au chat qui agrippait méchamment le furet.

- Si ces trésors sont perdus par ta faute ... Si cette météorite nous file entre les pattes ...

- Et où irais-je ? souffla soudain une voix un rien titanesque. »

Les trois Alchimistes se figèrent devant l'immensité de ce timbre qui semblait venir de partout
à la fois. Cela n'était pas exactement organique et ils eurent ce même frisson de frayeur.
Cette grotte recélait des mystères incommensurables, même pour leurs esprits aiguisés, et
ils réalisaient à présent qu'ils n'étaient que trois. Et qu'autour d'eux se révélaient d'autres
formes humanoïdes de golems semblables à celui rencontré précédemment. Ils s'ébrouaient
comme s'ils étaient réellement vivants, posaient leurs yeux autour d'eux où la luminosité
verdâtre des champignons se reflétait avec une inquiétante tonalité maladive.

« Vous vous targuez d'être Alchimistes mais vous prenez si rapidement peur, petits êtres
corporels. »
Les trois mâles observaient avec angoisse autour d'eux. Divda jeta un regard en arrière pour
observer ces portes ouvertes sur le chemin d'où ils venaient, mais le tunnel semblait soudain
si loin ! Et des golems s'agitaient de partout, étrange ruche d'abeilles de roche et de
gemmes. Le reptile avala sa salive et se tourna vers la colonne, incapable de poser ses yeux
autre part.

« - Qui êtes-vous ? réclama t-il d'une voix impérieuse où la panique le disputait à la peur.

- Vous n'avez pas encore deviné ? Me voilà extrêmement déçue de votre astuce,
descendants.

- Êtes-vous un golem ?

- Elle est notre maîtresse. »

Certains des golems les entouraient à présent. Celui ayant parlé était peut-être celui les
ayant amené à la grotte scellée, mais ils n'auraient su le dire car tous possédaient des
attributs semblables et trop peu de différences aux regards des trois mortels. L'obélisque
continuait de luire, tel un phare bleuté. La météorite crépitait doucement, formant un
contrepoint presque agréable comparé aux voix rocailleuses des golem ou à celle
titanesque, implacable, éthérée.

« - Je suis celle qui a créé ces golems, ils sont mes enfants.

- Et où êtes-vous, exactement ? demanda Gus en coulant un regard sur les gargouilles


vivantes.

- Mais ... Partout. »

Un bruit crissa soudain en faisant sursauter et reculer les trois Alchimistes, et Divda fût le
premier à comprendre qu'il s'agissait d'un rire, un énorme rire qui grondait autour d'eux
comme un séisme. La grotte elle-même semblait s'ébaudir de leur surprise, de leur angoisse
profonde, intense.

« Que pensez-vous avoir découvert, enfants ? Une simple pierre tombée des cieux de vos
dieux ? Une larme de leurs yeux immortels, faite roche une fois sur vos terres ? Cette
gemme n'est qu'une partie du mystère devant vos prunelles. Je suis bien plus qu'un amas de
cailloux, qu'un labyrinthe de grottes et de tunnels. Mais vos visions sont si rétrécies, vos vies
mortelles ne vous permettent pas de toucher d'anciens songes, d'antiques rêves, même du
bout de vos consciences ridicules - comme je suis attristée de voir ce que vous êtes
devenus, Alchimistes. »

Divda eut un gémissement soudain et, les yeux humides, recula en se cognant contre
Vavara. Le furet avait voûté le dos sous la panique qui le gagnait. Les trois Alchimistes n'en
menaient d'ailleurs pas large. Mais le bruit de gorge de leur comparse les forcèrent à poser
leurs yeux sur le reptile. Un affolement monumental se lisait sur les traits ravagés de ride et
d'écailles.

« - Astrakahn. Gus ... La cité a été détruite, autrefois. Souviens-toi des contes, des mythes,
dit à toute vitesse le reptile comme s'il ne pouvait aller assez vite pour suivre le fil de ses
pensées. Pas les racontars pour les civils - pas ces histoires sur les villages barbares et les
Empereurs. Les vraies légendes - celle sur les anciens Alchimistes.
- Non, ce ne se peut ! s'écria le chat, hérissé de toute sa fourrure noire.

- Ce n'était pas un village que les ancêtres trouvèrent, mais les ravages d'une ville ! Et si ...

- Voilà que vous prenez enfin le temps de réfléchir, ronronna la voix autour d'eux avec une
caresse d'intonation plus effrayante que tous les cris du monde. Astrakhan était autrefois la
plus rutilante des cités, grâce à ses Alchimistes. Véritables sorciers de tout art, ils étaient
bâtisseurs, magiciens, capables de repousser les limites de la vie ou de la mort. Mais leurs
idées ne plurent pas à tous - et vos dieux, vos ridicules et misérables petits dieux,
courroucés de leur intelligence, de leur ambition dévorante, punirent mes pères et mes
mères de leurs foudres divines. »

Vavara s'était écarté à petits pas. Quand la voix cessa un instant son récit, le furet fit volte-
face rapidement et galopa vers l'entrée de la grotte. Deux golems tentèrent de l'arrêter en se
glissant sur son chemin, mais le mustélidé était rapide, agile. Il allait atteindre les quelques
marches menant aux portes quand celles-ci, dans un grincement sinistre, se fermèrent
comme mues par une vie propre. Encore une fois, ce rire qui résonna comme un
tremblement de terre. Vavara glissa au sol en tentant d'arrêter sa course et dérapa en se
cognant contre les battants à présent clos. Le furet se mit à quatre pattes, ses robes traînant
dans la poussière, le museau frémissant de panique. Il n'eut pas la force de fuir quand les
deux gargouilles s'approchèrent pour l'attraper par la peau du cou.

« Les rêves de mes parents étaient incroyables, Alchimistes. Ils voulaient renverser la
dictature des dieux. Ils désiraient un monde meilleur, où toute créature était affranchie de la
peur de la mort, où le pouvoir résidant en vos divinités était partagé, distribué pour le bien
commun. Mais vos figures célestes tremblaient, car mes parents avaient le pouvoir de
réaliser leurs vœux. Quand vos dieux virent qu'ils étaient proches de réussir leur dernier et
plus grand projet, le feu s'abattit et réduisit tout en cendres et en poussière. Et, il m'est
difficile de le reconnaître, mais ce fût ce sursaut funèbre qui acheva de me faire vivre. C'est
dans la mort de mes parents que je vis le jour. Quelle ironie jetée aux faces de vos idoles
pathétiques ! »

Gus attrapa Vavara, à moitié évanoui, quand les golems le jetèrent dans leur direction. Il y
avait à présent une hostilité certaine chez les êtres de pierre. Le chat tapota la tête du furet
pour tenter de le réveiller. Sous le crâne du chat, la peur s'intensifiait comme une lame de
fond. Ils ne seraient pas trop de trois pour tenter d'échapper aux griffes du monstre qu'ils
avaient avec eux, quel qu'il soit.

« - Ainsi donc, tu es né quand les dieux ont puni tes pères. Mais qu'es-tu devenue, ô
Maîtresse des Golems ? demanda doucement Divda d'un ton où perçait un respect forcé.

- Mais tout simplement le plus gigantesque des golems, petite créature. Je suis la cité de
mes parents, je suis le ciel et les entrailles de votre monde réunis, Astrakhan elle-même, son
coeur et son âme ! Forgée dans le pouvoir divin lui-même, échappé de vos déités, je suis le
rêve de mes parents et la malédiction jetée sur vos idoles de pacotille. Et je vengerai ceux
qui m'ont créée en mettant bas vos célestes seigneurs. »

Vavara gémissait contre le poitrail de Gus. Le furet semblait avoir perdu la raison, ses yeux
tourneboulaient dans leurs orbites. Le chat inspira pour trouver le courage de ne pas
trembler.
« - Nous sommes les descendants de tes pères. Nous nous sommes installés sur les
cendres de leur ville, nous avons construit la nouvelle Astrakhan. Et nous pouvons t'aider !
s'exclama le félin, son regard se posant sur l'obélisque faute d'un interlocuteur sur lequel
concentrer son attention. Si tu es, comme tu le dis, l'esprit vengeur de nos ancêtres
Alchimistes, nous nous révolterons conte nos dieux à tes côtés.

- Mais pourquoi aurais-je besoin de ceux ayant colonisé les reliefs de mes terres ? s'enquit
patiemment la voix, maternelle dans ce ton un brin dédaigneux réservé aux enfants.

- Nous possédons nous aussi les pouvoirs de tes Pères ! s'exclama le reptile et, pour le
prouver, il usa du charme à son poignet pour faire naître une flamme entre ses doigts,
puisant dans son énergie avec l'intensité du désespoir. Vois comme notre magie -

- Votre magie ? Arrogants mortels. Mes Pères étaient capables de tordre la réalité, de forger
les âmes et de les enchâsser en n'importe quel matériau. Vous n'êtes que des ersatz
pathétiques, et vous n'avez rien en commun avec les êtres puissants dont je me rappelle. »

Le cercle de golems autour d'eux se resserra doucement comme la corde funeste autour du
cou du pendu. Gus serra un peu plus fort Vavara entre ses pattes frissonnantes. N'existait-il
aucune autre sortie ? Ses coups d'œil effrénés devinrent flous sous les larmes d'épouvante
absolue. Son esprit se focalisait sur le furet afin de ne pas tomber dans les affres d'une folie
aveuglante. Qu'avaient-ils fait ? Qu'avaient-ils ouvert au monde ?

« - Ainsi, tu vas t'élever et dominer les dieux ? Toute seule ? Tu n'es qu'une voix, pour le
moment. Comment vas-tu t'y prendre, ô Astrakhan ? gronda Divda avec un regard vitreux,
cherchant au fond de sa vieille carcasse un rien de bravoure - ou d'inconscience.

- Je ne serai pas toujours désincarnée, petit lézard. Et ... toute seule, dis-tu ? Oublies-tu mes
propres enfants ? Je puis maîtriser glaise, roche et métaux. Je suis l'enfante d'Alchimistes
qui ont fait de moi l'égale d'une déesse. La première cité-golem, qui s'élèvera de ses cendres
pour tendre ses bras gargantuesques jusqu'aux portes des cieux, pour faire tomber vos
divinités et les piétiner. »

La voix prenait des accents intenses et provocants. Divda réalisa avec une terreur que, toute
millénaire qu'elle puisse être, cette âme de la cité n'était qu'enfantine, vengeresse et butée.
Ils avaient face à eux l'équivalent d'un enfançon, malgré les siècles écoulés. Les anciens
Alchimistes avaient créé une monstruosité à l'égal des dieux, nimbée d'une puissance que le
reptile pouvait ressentir jusque dans ses vieux os. Il ne s'agissait pas uniquement des
météorites. Les pouvoirs anciens mis à nu se révélaient plus redoutables, alors que la trame
même des dieux vacillaient. Qu'est-ce qui faisait la force d'un être suprême ? La question
théologique avait été longuement débattue. Et dans un monde où la foi, flammèche
incertaine, grelottait sous les changements, Astrakhan imposerait une domination inflexible.

Le reptile, conscient que ses deux compagnons étaient incapables d'agir ou de parler, tenta
encore de sauver leurs vies. Redressant comme il pouvait son pauvre corps déformé par la
vieillesse et il inspira doucement, faisant s'agiter les quelques barbillons de chair,
excroissances écailleuses sous sa gueule.

« - Laissez-nous vous aider. Nous nous élèverons à vos côtés. Construite, forgée, née par le
sang et la douleur de nos ancêtres, vous serez notre Déesse. Les Alchimistes vous
reconnaîtront comme telle - première d'entre toutes, vous dominerez le monde, vous
forgerez les cœurs des prochains Alchimistes, vous ferez renaître notre caste à sa gloire
d'antan, vous qui avez vu ce qu'était la puissance de ceux osant défier les Dieux.

- Cela pourrait être amusant - si je désirai être vénérée, petit reptile. Mais je ne suis pas
comme vos dieux, me nourrissant de foi et d'adulation. Je suis, par moi-même, consciente et
toute-puissante. Vous n'êtes que des vermines à mes yeux, vous qui avez accepté la
domination de ces êtres bouffons que vous appelez dieux. Vous ne méritez aucunement
mon respect, encore moins ma miséricorde. Et quand le monde aura été purgé de ses
défauts, je le recréerai à l'image que mes Pères désiraient, en leur nom, quand ils seront
vengés. »

Puis, comme lorsqu'une tempête se calme soudainement, la voix sembla s'éteindre et le


grésillement se résorba jusqu'à disparaître. Divda eut l'impression qu'on lui avait percé les
tympans. Il vacilla sur ses jambes, vidé de ses forces. Derrière lui, Vavara continuait de
sangloter et Gus fixait le vide devant lui. Le vieil iguane fit volte-face et approcha pour poser
une dextre griffue sur le crâne de son acolyte.

« - Gus, auras-tu la force de porter Vavara ?

- Je ... Je crois ? souffla le chat, faisant des efforts exceptionnels pour se concentrer sur
l'Alchimiste.

- Si tu n'en as pas l'endurance, laisse-le. Il nous faut rejoindre la surface et les Alchimistes.
Suis-moi. »

Le sortilège avait affecté les forces du reptile qui chancela, manquant de tomber sur ses
genoux ankylosés. Gus se redressa alors, raide et maladroit. Sa fourrure était
embroussaillée, hérissée, ses oreilles collées à son crâne. Il tint le bras de son vieil ami et ce
simple contact sembla ravive quelque chose en le félin. Ses iris reprirent un instant une
étincelle de conviction.

« - Les portes ?

- Oui.

- Mais les golems ?

- Regarde. »

Ils glissèrent un regard autour d'eux, osant mettre des images sur leurs peurs. Mais toutes
les gargouilles avaient cessé de se mouvoir. Champ de statues, c'était tout aussi effrayant
que de les voir s'agiter. Pourtant, c'était là leur seule chance ; ils se ruèrent vers les portes,
Gus traînant un Vavara délirant derrière lui. Les battants étaient toujours clos solidement.
Les deux Alchimistes tambourinèrent de toutes leurs forces sans succès. Gus tenta le
sortilège à son poignet, mais le feu n'avait aucun effet sur le matériau rocailleux. Dans un cri
de désespoir, Gus flanqua un coup de pied à l'arche aux symboles luisants.

« La pierre ! Gus, essaye d'attraper la météorite ! » s'écria soudain Divda.

Le chat lui lança un regard qui sous-entendait que son ami était devenu fou. La colonne de
pierre était haute, et même si les reliefs gravés dessus pouvaient servir de support à
l'escalade du félin, l'idée même d'aller poser ses pattes sur la gemme ne l'attirait guère -
Vavara n'avait-il pas enclenché quelque chose en touchant l'obélisque ? Et si l'énergie le
foudroyait ? Semblant lire en les pensées de son comparse, le reptile eut un grognement
désespéré.

« S'il s'agit de son coeur ... »

Gus hocha la tête, doucement. Puis, délaissant Vavara sur le sol près des battants, le chat
s'élança en courant vers l'obélisque. Les golems étaient toujours immobiles et le félin en
ressentait une angoisse grandissante, comme cette sensation infime juste avant un orage.
Faisant preuve d'une bravoure étonnante, ou d'une certaine inconscience due à la peur de
mourir, Gus accrocha ses griffes aux parois afin d'escalader au mieux la colonne rocheuse.
Un espoir fou gonfla son coeur, faisant trembler vaguement tout son corps d'une angoisse
sourde. Il se jeta soudain sur la gemme dans un geste instinctif et l'attrapa à bras-le-corps.
Dans un jaillissement d'énergie spectaculaire, la gemme émit un flot de lumière dans une
décharge intense. Gus poussa un hurlement miaulé alors que son corps s'auréolait du bleu
de la gemme. Le corps du chat retomba, lourdement, quelques mètres plus bas tandis que la
météorite scintillait de plus belle. Divda craignit qu'elle n'eut été réactivée, mais malgré la
luminosité forte, rien ne bougea autour de lui. Une odeur de chair et de fourrure carbonisées
envahit ses narines et le reptile retint difficilement un gémissement. Vavara sanglotait, roulé
en boule au sol, replié sur lui-même. Laborieusement, Divda s'approcha de Gus, son visage
couvert de larmes. Il s'agenouilla près de Gus qui eut un râle de douleur quand son ami le
retourna dos contre terre. Des plaques de fourrure tombèrent, laissant une chair à vif.

« Oh, mon ami ... »

Ils étaient perdus. Et comme si quelque chose autour d'eux se réveillait à nouveau, la grotte
trembla. Divda ne sut si la cité-golem avait été endormie pour un cours moment ou si cette
immense conscience avait été occupée à autre chose, mais il sentit le retour de cet être avec
acuité, les sens douloureusement aiguisés. Le reptile n'osait serrer Gus contre lui et se
contenta de prendre ce qui restait de la patte du félin. Aux alentours, les golems reprirent
leur agitation. Divda ne voyait pas ce qu'ils faisaient, la vision floutée par les larmes. Mais il
sentit, tout au fond de lui comme des vibrations, une puissance monter, gonfler dans la
grotte et se répartir ailleurs comme des racines d'énergie pure, dans le sol, ramifications
infernales qui permettraient le germe d'un monde dans lequel Astrakhan serait devenu
déesse. Qu'avaient-ils lâchés sur le monde ? Une infime pensée jaillit sous le crâne de
l'iguane : était-ce réellement leur faute ? Ou Astrakhan avait-elle toujours été prête, sur le
qui-vive, capable de cet acte vengeur et implacable ? Il avait envie de croire qu'ils n'y étaient
pour rien, mais qu'est-ce que cela changeait, tout au fond ? Aucun d'entre eux ne survivrait.
Divda s'allongea doucement près de Gus tandis que le tremblement s'intensifiait.

Dans la cité, bien au-dessus des souterrains où se répandait l'âme et la conscience


antiques, le tremblement fit vaciller les bâtiments. Les citoyens se mirent à l'abri, mais en
réalisant que les secousses ne cessaient pas au bout de quelques instants, une panique
gagna la ville. La milice tenta de faire régner l'ordre, mais des crevasses s'ouvrirent alors,
engloutissant les mortels comme des bouches avides. Des pans entiers de sol s'écartèrent
et, jaillissant comme des automates, les golems fondirent sur la ville. Et, tandis que le sang
et les cris, la fumée et la peur, étaient répandus en la nouvelle Astrakhan, l'ancienne s'éleva,
divinité toute de roche, de métaux, de lumière, auréolée d'une lumière bleutée. Conscience
ayant pris chair de pierre, elle s'éleva sur la ville en feu, écho pathétique d'un souvenir qui
raviva sa soif de vengeance. Et, levant ce qui lui servait de visage au ciel, dardant ses yeux
de flammes, d'étincelles, un regard ancien, primitif, où une lumière bleutée scintillait d'une
lueur surnaturelle, elle eut ce rire qui fit trembler le monde, l'univers entier autour d'elle, avec
une puissance divine.

« Enfin, voici venue mon heure, et dieux, vous périrez. »

Et sous sa gigantesque conscience, la fumée d'une ville en ruines, les cris de la mort
violente, firent un contrepoint à son allégresse, comme une musique funeste. Comme une
promesse de justice.

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