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Zoltikar s'est roulé en boule sous la chaleur des flammes, mais vous voyez encore son regard briller

d'une lueur terriblement intelligente.

« Il existe multitude de créatures dans le monde, mais je n'en ai jamais rencontré d'aussi étrange, à la
fois complexe et stupidement simple, que l'homme. Connaissez-vous les Contrées Boréales, tout au
nord ? Un gigantesque cercle polaire, recouvert de montagnes neigeuses, d'une couche de glace
épaisse de plusieurs kilomètres. Il existe quelques cités là-bas, construire dans ce matériau glacial,
souvent en sous-sol. La plus grande de ces villes est Donn Manshi. La Cité Parfaite. Elle s'élève sur
plusieurs centaines de mètres, dans la glace la plus pure, taillée en motifs sublimes. Le soleil qui
laisse apparaître des lumières sublimes à travers ces murs délicats n'atteint cependant jamais ses
souterrains. C'est là que notre histoire va débuter, ou plutôt dans ce long tunnel venu des entrailles
glacées de cette ville, et qui mène à l'attraction principale : l'arène centrale. Lieu de débauche, de
sang et de batailles, c'est là où sont amenés les esclaves, les prisonniers de guerre, les ennemis
féroces, les créatures s'étant trop approchés de la ville et capturés par la Garde de vierges, des
soldats à la livrée aussi blanche que la neige, et aussi parfaits que le nom de leur cité. Gardiens
autant que geôliers. Mais ce n'est pas d'eux que nous allons parler » ronronna le chat, avec cet air
matois que vous apprenez doucement à apprécier.

Vous attendez calmement de savoir de quoi il va s'agir. Ou plutôt de qui. Vous connaissez les
rumeurs sur ces contrées dites barbares, où le sang répandu réchauffe les villes, divertit autant qu'il
abreuve.

« Nous allons parler d'une force de la nature, reine des océans, impératrice d'une bande de lionnes de
mer. Et son nom est Raksha. »

« Et à présent, pour notre combat final, veuillez accueillir notre combattante la plus populaire,
Raksha ! Elle aura l'honneur de faire face à l'une des créatures les plus dangereuses de notre contrée
polaire, un Wolfir blanc ! Ces loups gigantesques sont réputés pour être les plus féroces adversaires
des Vierges Gardiens. Face à de tels crocs, Raksha réussira t-elle à s'en sortir ? »

La foule, amassée sur les gradins de l'arène, se mit à pousser des cris et des acclamations, prise de
la folie de sang. Raksha repoussa ses longues mèches crasseuses et poussa un soupir avant
d'émettre une prière. Ce n'était pas tant par croyance que par simple précaution. Elle n'avait pas foi
réellement en une divinité particulière, ayant compris depuis longtemps qu'aucune déité ne veillait sur
elle. Mais elle préférait parfois s'en remettre à une dévotion illusoire, un réflexe, une superstition. Son
corps jeune et vigoureux avait été consumé par la rage et la pauvreté. Captive depuis l'enfance,
élevée pour être une guerrière pour l'arène, elle était reconnue pour sa combattivité et sa férocité. Le
public l'appréciait, les hommes dévoraient des yeux ses formes extrêmement généreuse de demi-
géante quand les femmes se repaissaient de sa violence insoumise.

Avançant d'un pas hautain, elle foula le sable qui n'en était pas, débris de glace, poussière de neige.
Dans le gigantesque ovale du cirque se trouvaient quelques cadavres, des morceaux de corps
jonchaient le sol se soulevant sous la brise glaciale. Il y avait quelques poteaux où cliquetaient des
chaînes, des armes abandonnées. Raksha leva ses grands yeux d'émeraude aux reflets dorés sur le
loup qui se fondait dans les brumes de glace. La bête était gigantesque, même comparé à sa hauteur
de demi-géante. Trois ou quatre mètre au garrot, une gueule comme une grotte d'où pendait des
crocs d'ivoire luisant de bave et une langue grande comme son bras. Raksha eut un sourire
carnassier : peut-être avait-elle trouvé adversaire à sa taille.

Le fauve s'élança, mais alors qu'il claquait des mâchoires, la jeune femme n'était déjà plus là. Elle
avait bondi, retirant d'un geste ample la cape de fourrure qui camouflait sa simple tunique de peau
fourrée. Ses bras et ses jambes rebondis étaient nus, sa peau sombre marqués de taches de
panthère reflétant les lumières orangées des torches et des orbes de soleil. Sa poitrine généreuse
montait et descendant sous son souffle. Son sourire ne disparaissait pas, dévoilant des dents
blanches. Le public poussa des cris et des acclamations : le combat démarrait et il promettait d'être
incroyable.

Le loup s'ébroua, surpris de la vitesse de sa proie mais certain de sa force. Raksha savait que son
atout serait son agilité. La bête risquait de s'énerver, et alors son avantage serait certain. Car pour le
moment, elle voyait briller une intelligence malveillante dans les yeux du loup. Son corps de fourrure
blanche laissait entrevoir des cicatrices dévoilant la peau bleutée sous les poils immaculés. Raksha
songea à sa cellule froide et se promit de revendiquer la dépouille. Le canidé bondit à nouveau, mais
au moment où il atterrit sur ses deux pattes avant, il fit pivoter sa croupe pour heurter la jeune femme ;
elle tomba à moitié et roula en arrière pour éviter de se retrouver écraser par les deux pattes arrières
lourdes comme des troncs d'arbre. Cependant, le loup replia son corps et se jeta sur elle pour la
broyer sous son poids, les crocs en avant essayant d'attraper son crâne. Raksha sentit les griffes
labourer son ventre et ses cuisses et rugit de rage. Elle se tortilla et se collant au corps du loup pour
éviter ses coups de pattes, elle attrapa les deux mâchoires et ses doigts glissant sur les crocs, elle
attrapa entre les dents la langue de la bête. Le souffle fétide ne l'inquiéta pas et elle mordit de toutes
ses forces avant de recracher un morceau de chair rose, un goût métallique se répandant dans sa
bouche. Le loup avait eut un glapissement et bondit en arrière, s'échappant de sa poigne. Sa langue
était à présent rangée dans sa gueule, mais un peu de liquide carmin glissait entre ses babines
retroussées.

« Ce Wolfir a trouvé quelqu'un d'aussi animal que lui, semblerait-il ! Quelle monstruosité que cette
Raksha, mesdames et messieurs ! Arracher un bout de langue à un Wolfir, il fallait y penser ! Et ne
pas avoir peur de finir le crâne entre ses mâchoires ! »

La voix d'un des commentateurs, des hommes qui placés entre les estrades essayaient de galvaniser
la foule, fit perdre son sourire à Raksha. Il n'y avait pas pire animal que l'homme. Bête qui se targuait
d'intelligence, mais qui devenait folle face au divertissement du sang. De son propre sang, parfois.
Raksha passa sa main sur son ventre : trois larges entailles suintaient un sang épais. Cela guérirait -
déjà elle sentait la brûlure non pas de la douleur mais celle de la cicatrisation. Cependant, elle savait
que ses forces seraient sapées petit à petit pour tenter d'endiguer l'infection et le flot de carmin liquide.
Grommelant, elle avança vers le loup méfiant : elle ne pouvait faire durer ce combat. Elle ne regrettait
pas de devoir le tuer. Mais le public serait mécontent que le combat prenne fin aussi vite. Peu
importait : elle avait cru prendre plaisir à se battre, mais elle s'était trompé. Cela faisait longtemps que
ses batailles ne l'intéressaient plus. Qu'elle tuait et survivait par réflexe. Retroussant ses propres
lèvres en une grimace bestiale, elle passa ses doigts poisseux sur son visage pour y former des
traces sanglantes. Le loup continuait de l'observer en allant de droite et de gauche, toujours aussi
prudent. Les bêtes comme lui vivaient en meute. Raksha n'aurait eu aucune chance face à plusieurs
d'entre eux ; elle n'allait pas le sous-estimer pour autant. Il restait une bête aux abois, forcée à se
battre ou à mourir.

Comme elle.

Quand elle accula le carnivore, il tenta à nouveau de se jeter sur elle en visant non plus le visage mais
la poitrine. Elle se laissa à moitié heurter, mais cette fois elle prit appui sur ses jambes musclées.
Raksha vacilla un instant puis sentit le souffle glacé se réchauffer autour d'elle. Souriant tristement,
elle puisa dans cette puissance offerte et attrapa à nouveau les deux mâchoires gluantes de bave et
de sang. Elle n'entendait plus vraiment les commentaires de la foule. Elle repoussa la tête en arrière,
inspira fortement et tira dans des sens opposés. D'un geste ample et précis, les deux mâchoires
craquèrent sous la contrainte et le loup tenta à nouveau de lui échapper, la lueur féroce de ses yeux
se changeant en une peur bestiale et viscérale. Elle le repoussa de son buste tout en continuant à
tirer sur les mâchoires. Les babines se crevèrent, le gémissement plaintif se changea en hurlement de
douleur, et alors elle y mit toute sa force en écrasant le loup de tout son poids, de tout ses muscles.
Les taches sur ses bras luisaient faiblement. La marque l'aida à empêcher le loup de bouger, jusqu'à
ce qu'elle arrache proprement la mâchoire supérieur du crâne dans un craquement glauque et
écœurant, la moitié de la tête venant en même temps. Elle laissa retomber la bête morte et se recula,
poisseuse de sang et d'humeur gluante. Raksha tourna sur elle-même tandis que le public
l'acclamait ; ils avaient tous trouvé leur besoin de violence, leur soif de sang. Ils s'étaient levés pour
mieux lui crier leur amour illusoire, leur admiration factice. Elle secoua la tête, attristée par la mort de
son adversaire. Elle passa la main sur le ventre encore chaud, caressant la fourrure rêche.

« Tu t'es bien battu. Qu'Ynrod accueille ton âme combattante. »

Tout se passa comme d'habitude : quelques nobles eurent l'honneur de venir la féliciter, elle reçut le
droit de réclamer quelque chose. Chaque combattant de l'arène qui sortait vainqueur avait la chance
de recevoir de Donn Manshi son plus grand désir. Homme ou femme, nourriture, boisson, confort, tout
était bon pour choyer les guerriers triomphants. Raksha, comme à son habitude, réclama quelque
chose de son adversaire tombé : ce fût, cette fois, la fourrure du loup, tête comprise si c'était possible.
Les nobles eurent des rires gênés, puis après des conversations inintéressantes qui ne l'intéressaient
guère; Raksha retourna dans sa cellule austère dans les souterrains. Beaucoup ne comprenaient pas
qu'elle ne demande pas un meilleur endroit, plus grand, moins froid, moins humide. Mais c'était pour
elle le moyen de garder cette colère brûlante : si elle commençait à vivre de façon correcte, à
apprécier la chaleur et la nourriture, à s'égayer d'une femme ou d'un homme dans son lit, à vivre plutôt
que survivre, alors tout ses combats deviendraient autre chose de souillé. Ce ne serait plus son corps
qui serait entaché, mais son âme. Elle refusait de se vendre ainsi. C'était sa façon de voir les choses.

Elle regarda chacun des survivants dans les yeux en passant devant leurs cellules. Des humains, un
bestial mi-homme mi-bête, des enfants capables de miracles aux pouvoirs effroyables mais que les
geôliers avaient brisés pour enterrer leurs espoirs et éviter toute rébellion. Il y avait ici tous les rebuts
des races vivantes, des êtres parfois très jeunes qui voyaient la mort au quotidien pour amuser une
foule. Raksha se glissa dans sa cellule et se déshabilla pour se débarbouiller du sang, des humeurs et
des poils collés à sa peau pleine de sueur. Elle frissonna et se mit à prier devant les différents
trophées qui jonchaient sa geôle.

« Déesse Panthère, reçoit mes remerciements pour ton aide et ta marque. Moi, Raksha, je t'offre à
nouveau ma victoire, mon âme et ce qu'il reste de mon corps. Ordonne et j'obéirais, souffle et je
t'écouterais. »

Elle savait qu'un jour, elle partirait d'ici. Ce qu'on lui offrait, ce n'était jamais sa liberté - personne
n'avait le droit de demander cela. Tous les prisonniers l'étaient à vie. Mais Raksha le devinait :
l'homme avait tendance à se croire dominant. La Garde Vierge, ces soldats aux armures en métal de
ciel se pensaient invincibles, car ils étaient capables de tenir en cage des êtres bien plus puissants
qu'eux, en fêlant leurs âmes et leurs êtres, en broyant leurs émotions pour n'en faire que des pantins
de chair capables de se battre.

Viendrait un jour où leurs distractions reprendraient leur indépendance.

Et alors le sang coulerait, mais celui des Donn Manshiens, pour changer.

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