Voyage jusquau bout de la vie (Nicole Desportes)

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© ODILE JACOB, MAI 2016

15, RUE SOUFFLOT, 75005 PARIS

www.odilejacob.fr

ISBN : 978-2-7381-6101-7

Le code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-


5 et 3 a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l'usage du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration,
« toute représentation ou réproduction intégrale ou partielle faite sans le
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L. 122-4). Cette représentation ou reproduction donc une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété
intellectuelle.

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Au Dr Bernard Richard,
À Mme M.-C. Gallo-Blum,
que ce livre soit une nouvelle occasion de vous dire merci.
PRÉFACE

par le professeur Philippe Jeammet

C’est bien à un voyage que nous invite Nicole Desportes. Un voyage de


plus d’une vingtaine d’années, de l’adolescence à la pleine maturité, une
part centrale de sa vie de femme qui a ceci d’original et même
d’exceptionnel qu’elle l’a conduite à cet énigmatique « bout de la vie ».
Que faut-il entendre par cette expression ? Pour connaître suffisamment
Nicole et son parcours de vie, ainsi que celui de situations comparables, il
me semble que ce choix de mots est le bon. Qu’il correspond bien à ce
drame qui l’a conduite sans le vouloir, tout en le pressentant, aux portes de
la mort. Continuer ainsi c’était mourir, il n’y avait pas d’issue, sinon en
rebroussant chemin.
Ce sont les mêmes forces, le même appétit de vie qui l’avaient menée
au bout de la vie, qui lui ont permis de remonter le chemin. C’est la leçon
de vie que nous donne Nicole et avec elle tous ceux et celles habités par ces
forces émotionnelles dont l’extrême sensibilité fait qu’elles basculent
aisément de la créativité à la destructivité. Nicole a choisi de témoigner de
son expérience. En le faisant, elle se libère en partie de ces contraintes
émotionnelles qui l’entraînaient vers la mort, et par là même elle nous aide
à prendre conscience de la chance et du danger de ces forces pour chacun
d’entre nous.
Tout le monde est concerné par cette ambivalence des forces
émotionnelles. Certes à des degrés différents, mais c’est grâce aux extrêmes
que nous pouvons mieux comprendre à quel point nous en sommes
tributaires. Nous l’ignorons le plus souvent, et nous pensons que c’est nous
qui choisissons notre réponse émotionnelle. Elle est bien la nôtre mais elle
s’impose à nous comme étant choisie, voire voulue, alors qu’elle n’est que
l’expression de la réponse la plus facile parce que la plus programmée, du
fait de la conjonction de nos contraintes génétiques et de leur rencontre
avec l’environnement, en particulier celui de notre famille et de notre
culture. On pourrait choisir de ne pas la suivre, mais il faut savoir que le
plus spontané et ressenti comme « naturel » n’est souvent pas le plus voulu,
et que, pour qu’il nous soit possible de faire un choix, il aurait fallu pouvoir
laisser parler la raison, c’est-à-dire la capacité réflexive.
C’est cette fonction d’éclaireur que révèlent pour moi les parcours de
vie de ceux souffrant de maladies dites « mentales », qu’il conviendrait
mieux de qualifier de pathologies des émotions. Toutes ces pathologies sont
des maladies de l’extrême, car elles tirent leur pouvoir de la conjonction de
ces deux forces qui sont au fondement du vivant : l’appétence à l’ouverture
et à la rencontre, en somme la créativité qui est toujours une coconstruction
avec l’autre et l’environnement, et son opposé, la peur et le retrait, c’est-à-
dire la destructivité. Les deux sont nécessaires à la vie, mais quand elles
n’arrivent plus à s’équilibrer, en particulier quand la déception, qui est
toujours à la mesure de la force de l’appétence, vient nourrir une rage de
vivre, celle-ci ne trouve parfois plus à s’exprimer que par la destructivité.
C’est particulièrement expressif quand les forces destructrices se
manifestent au moyen du corps : attaques directes – coups, scarifications,
tentatives de suicide –, et indirectes comme dans l’anorexie mentale. Cela
se voit et cela dérange. C’est ce que nous dit Nicole : « Une maladie qui
foncièrement dérange, choque, dégoûte, tout en fascinant », peut-être parce
que « l’anorexie restera toujours une énigme », comme peut l’être cette
appétence des humains pour le plaisir du partage, et en même temps pour la
destruction de soi et des autres.
Pourquoi cela nous fascine et nous fait peur en même temps ? Parce que
cela nous confronte violemment à ce paradoxe qui est au cœur de l’humain
d’être habité par des logiques apparemment contradictoires. Comment
demeurer soi quand on ne peut se construire que dans l’échange avec les
autres ? C’est quand cette réalité commune devient drame du fait de
l’intensité du vécu émotionnel qu’on en comprend mieux l’importance pour
chacun.
Le besoin de l’autre quand il s’exacerbe peut se transformer en la peur
du pouvoir de cet autre sur nous, et conduire à faire le contraire de ce qu’on
aurait tant aimé faire. C’est à mes yeux ce qui fait une grande partie du
tragique de la vie humaine : devenir l’acteur de la déception plutôt que de la
subir. Déception qui elle-même est faite de l’intensité des attentes dont elle
n’est que le renversement en son contraire. « Je te désire tant que j’en ai
peur de te faire disparaître », nous dit Nicole parlant de la nourriture, mais
en fait de son appétit de vivre : « J’ai eu tant de mal à reconnaître que je
n’avais pas peur de manger, mais que je redoutais jusqu’à un point de
panique extrême de vivre ». Et en arrière-plan : « Par peur qu’on
m’abandonne, je me suis abandonnée, je me suis oubliée, niée, réinventée
en négatif. »
Mais cet abandon n’est pas choisi et s’impose comme une contrainte
émotionnelle. C’est la fonction des symptômes de fournir un point
d’accrochage et de maîtrise à ces bouleversements émotionnels. La
conduite anorexique représente ainsi un point d’arrêt à la dérive
émotionnelle, mais pathogène, comme tous les symptômes dits
psychiatriques, dans la mesure où ils se caractérisent par l’enfermement, la
rupture du lien et ses conséquences destructrices sur les fondements de la
vie, c’est-à-dire les échanges. L’anorexie en est une des figurations les plus
exemplaires.
Comment sortir de cet engrenage mortifère où le symptôme, ici la
conduite anorexique, est ressenti comme une issue, parce que donnant au
sujet un rôle actif, mais qui conduit à l’enfermement sur soi et parfois à la
mort, alors qu’il a avant tout une fonction de remède, disons même de
conduite adaptative, qui soulage l’angoisse ? L’issue en est souvent le
recours en miroir, à un autre paradoxe.
Une fois encore Nicole se charge de nous l’exposer. À une contrainte, il
faut parfois savoir opposer une autre contrainte. Face à l’enfermement dans
le symptôme, la prescription de l’hospitalisation peut avoir un effet
libérateur : « J’avais besoin de limites, plutôt peut-être d’une vie limitée,
une limite face à mon hyperactivité, et cette rage éclatant dans cette
souffrance qui me poussait à flirter avec les extrêmes, avec la mort elle-
même. »
« Je n’avais plus de place dans le monde extérieur, je le comprenais,
j’avais sans doute besoin d’un univers à moi toute seule, j’avais besoin que
l’on me fasse une violence qui ne pourrait être pire que celle que je
m’infligeais. » Paradoxe n’est pas contradiction, ce peut être un moyen de
tenter de rompre l’enchaînement mortifère de l’enfermement dans la
maladie, mais, comme souvent, l’efficacité des moyens dépend de la façon
de s’en servir, elle-même liée au sens qu’on leur donne, à leur finalité et au
climat émotionnel qui accompagne leur mise en place. « J’ai vécu dans
cette expérience de la claustration totale, quelque chose d’à la fois très
intense, très troublant, et de difficilement dicible : un tête à tête avec moi-
même, un dépouillement extérieur, et avant tout intérieur, radical, d’abord
forcé, puis que j’ai, peu à peu, ressenti comme bienfaisant, apaisant,
libérateur. »
Cette création d’un climat émotionnel favorable demeure à mon avis
l’élément mobilisateur essentiel. Le parcours de Nicole en est l’exemple
même. C’est toute la trame du livre. Je cite à nouveau : « C’est le récit
d’une libération intérieure, libération de l’esclavage auquel je m’étais moi-
même asservie. […] C’est le récit d’une lutte intime, plus cruelle peut-être
encore que ne l’aurait été un combat contre un adversaire extérieur, une
tentative pour amener la concorde et la paix au cœur d’un moi déchiré,
divisé, éclaté, écartelé, […] le récit enfin d’une lutte quasiment à mort, que
se livre chacun de nous, entre l’envie de créer, de construire, cette envie de
Beau, de Bon, cet irrépressible élan vers la jouissance du corps et du cœur,
vers la lumière et la vie, et ce besoin parfois trop fréquent, trop violent, de
se détruire, de saccager tous les trésors déposés entre nos mains, de refuser,
de repousser la vie, de fermer nos yeux et nos cœurs, d’interdire à la vie
l’accès à notre être. »
Ne nous trompons pas, ce livre ne s’adresse pas tant aux personnes
souffrant d’anorexie mentale ou autres troubles émotionnels qualifiés de
psychiatriques, mais à nous tous. La densité et la qualité de cette expérience
de vie sont une leçon de philosophie qui nous éclaire sur les enjeux de la vie
plus que tous les développements conceptuels construits comme autant de
justifications pour savoir si le verre est à moitié plein ou à moitié vide. Ce
n’est pas une question de vérité. Les deux visions sont vraies. Mais c’est
oublier que ce qui compte, c’est ce qu’on en fait et de savoir qu’on peut
choisir ce qu’on en fait. On le peut en principe, mais de fait, qu’est-ce qui
va nous motiver suffisamment pour chercher à le remplir plutôt qu’à le
vider ?
« C’est surtout une histoire de rencontres. » Le parcours de Nicole,
comme celui de ces patients soumis à de telles épreuves émotionnelles hors
du commun, nous montre à quel point les rencontres peuvent être cruciales
pour basculer dans un sens ou l’autre, en sachant que rien n’est
définitivement acquis tant que nous sommes vivants et que le choix d’un
moment peut se faire en sens inverse à un autre moment, souvent avec la
même force à chaque fois. Savoir que la destructivité n’est jamais un choix,
mais une contrainte qui peut nous faire croire qu’on l’a choisie parce
qu’elle nous soulage et n’est donc jamais si « folle » vue du côté de
l’intéressé ; savoir que ce choix apparent n’est pas l’expression de la vérité
de la situation, mais de notre vérité ressentie, peut nous aider à choisir de
nous libérer de cette crainte, pour faire le choix de la vie, de la créativité.
C’est en rendant vivant ce témoignage et en devenant acteur dans cette
chaîne de la transmission qu’est la vie, qu’on peut faire contrepoids à cette
tentation humaine de se détruire pour se sentir exister.
Ce sera d’autant plus possible qu’on ne se sent pas seul et, comme le dit
Nicole : « Jusqu’à ma mort, je hisserai vers la grande lumière de la vie
toutes les mains suppliantes qui cherchent une autre main, plus solide,
réconfortante, à laquelle s’accrocher comme à un dernier mais magnifique
espoir. » Mais comment savoir tout cela, et plus encore comment accorder
du sens à ce savoir ? Comment en être convaincu ? Y croire ? Mon
expérience me porte à penser que le savoir conceptuel ne suffit pas pour
nous motiver face à de tels enjeux, qui sont ceux du sens qu’on donne à la
vie, notre vie. C’est là que les témoignages de ceux qui sont passés par de
telles expériences de vie peuvent nous toucher parce qu’ils font écho en
nous, entrent en résonance avec des vécus, des rêveries, des champs de
possibles qu’on pressent sans pour autant les avoir mis en acte.
Ce livre est une invitation à mieux nous connaître. À savoir qu’il y a en
chacun de nous « des forces qui vivent leur vie propre, qui n’obéissent qu’à
leur propre mouvement ». Le comprendre pour savoir les accueillir,
accepter notre « complexité » sans se paniquer ni se laisser déborder. En le
comprenant, en l’acceptant non comme une faiblesse mais comme une force
potentielle pour l’apprivoiser et reconnaître que « c’est moi aussi, ça »
comme nous le dit Nicole, et même apprendre « à aimer cette part cachée de
moi-même ».
Ce que nous dit Nicole est à bien des égards exceptionnel par l’intensité
des forces destructrices et leur durée, et en miroir celle de ses potentialités
créatrices, mais aussi et plus encore par son talent d’écriture et sa capacité à
trouver les mots et le style susceptibles de nous faire pressentir, sinon
éprouver « sa rage de vivre » et ses voies si paradoxales d’expression. C’est
bien « cet étonnement émerveillé » que je partage avec elle « devant les
méandres si compliqués de l’esprit et du cœur humain » qui font « que toute
rage destructrice » renvoie à cette « folle envie de vivre » qui l’habite, mais
aussi, puisse-t-on ne jamais l’oublier, à la « détresse infinie » du petit enfant
abandonné qu’expriment et masquent en même temps ces conduites de
l’extrême.
INTRODUCTION

On parle beaucoup, depuis quelques années, de l’anorexie, on en parle


souvent de façon erronée, car trop parcellaire et partiale, mais elle est
restée, au bout du compte, une maladie qui foncièrement dérange, choque,
dégoûte, tout en fascinant, une maladie qui demeure perçue comme une
provocation, une insulte, un reproche insupportables.
Mais on pourra parler et parler, l’anorexie restera toujours une énigme,
comme un grand point d’interrogation dessiné par les corps filiformes,
longs comme des jours sans pain, dont elle affuble les adolescentes prises
dans ses filets.
L’anorexie se dévoile extérieurement d’une façon si violente, si
agressive, si dépourvue de nuances, le choc et le trouble qu’elle provoque
immanquablement chez tout un chacun, transformé en voyeur, à la fois
honteux et impuissant, sont si forts, qu’elle masque, qu’elle occulte, qu’elle
peut très longtemps détourner l’attention du drame qui se joue à l’intérieur
du corps décharné que cette jeune fille affiche.
L’anorexie stricto sensu dévore véritablement toute la place, elle se
taille et accapare, par sa dimension spectaculaire, son urgence vitale et la
panique qu’elle sème chez tous, sauf chez la principale intéressée, la part du
lion ; elle n’est pourtant rien en elle-même, par elle-même, pour elle-même,
elle n’a aucune existence propre ; elle n’est en quelque sorte qu’un parasite
qui se nourrit d’autrui, elle n’est rien d’autre, ou rien de plus, qu’un ballon
de baudruche hypertrophié, démesurément gonflé.
L’anorexie est une maladie qui, dans sa façon de se révéler, de
s’afficher, de faire irruption, a un côté incroyablement pervers ; par ses
manifestations extérieures, elle empêche tout le monde, actrice-victime et
spectateurs-témoins, de se placer sur le seul terrain qui vaille, celui de la
souffrance qui ne se voit pas, ne se touche pas, ne se montre pas, mais qui
est la seule authentique.
Parce que j’ai traversé, avec une certaine exhaustivité, toutes ses affres
– de ces moments d’espoir et d’exaltation où l’on est persuadée de « tenir le
bon bout », à ces gouffres où tout votre être, en même temps que votre
poids, s’engloutit corps, âme et biens –, parce que j’ai vécu plusieurs
hospitalisations successives avec, chaque fois, une approche thérapeutique
très différente, parce que je l’ai affrontée en combat singulier, la
personnifiant comme mon ennemi intime, presque une figure de chair et
d’os, et parce que j’ai eu la chance inestimable de trouver une aide sans
faille et un milieu suffisamment soutenant pour aller au bout de ma lutte, de
ce long travail sur moi-même qui a duré le temps d’une adolescence et d’un
début d’âge adulte, parce que je suis toujours là aujourd’hui, non pas intacte
mais bien vivante, plus vivante sans doute même que je ne l’avais jamais
été jusqu’alors, je peux porter témoignage que, derrière le mot anorexie, se
cache tout un monde, une forêt, bruissant de désirs, d’émotions, de
passions, d’envies, une multitude de rêves, grands, beaux, forts, de
possibilités de chemins, un océan de doutes aussi, de peurs, de besoins
insatisfaits, de blessures.
Je peux affirmer que, si l’anorexie est et sera toujours un drame, pour
l’adolescente, pour sa famille, pour ses proches, elle n’en révèle pas moins
un immense appétit de vie, une force intérieure inouïe, une énergie vitale
débordante, travestis en langueur et décharnement ; car quelle force il faut
pour supporter ce que s’impose une anorexique, je le sais moi, mon corps le
sait, et combien puissamment il faut aimer la vie (non pas sa vie, mais la
vie), pour aller aussi loin dans son exigence, dans sa revendication, sa soif
d’intensité, et d’absolu.
On peut mourir de l’anorexie, il faut le garder toujours à l’esprit, mais il
ne faut jamais oublier non plus que ce sont les êtres qui ont de l’appétit de
vie en reste, et qui, précisément, ne savent que faire de cet « encombrant »
surplus, qui en souffrent… et la guérison, c’est sans doute de trouver en soi,
mais avec l’aide immense et si précieuse d’un autre ou d’autres, sa façon
propre, bien particulière, d’employer enfin pour le meilleur ce « trop-
plein ».
J’ai une dette immense envers les services de médecine adolescente, et
jamais rien ne me la fera oublier ; je sais, de l’intérieur, ce qu’ils peuvent
apporter à ces êtres, mi-enfants mi-adultes, qui, à cet âge si particulier d’une
vie humaine, souffrent, se déchirent à l’intérieur autant qu’à l’extérieur, sont
prêts à tout risquer, à tout sacrifier, parce qu’ils se sentent abandonnés,
trahis, lésés, oubliés, blessés, perdus sur le bord du chemin. Ces services,
s’ils sont hospitaliers avec tout ce que cela suppose de contraintes, de
relative rigidité, de règles, d’inconfort parfois, sont aussi, sont avant tout,
sans doute du fait de la « population » qui les hante, des lieux de vie, des
espaces certes clos, mais toujours débordants de vie, d’énergie, et d’envies.

*
* *
Pendant près de trois longues décennies, j’ai cherché le chemin de
l’enfance à l’âge adulte, à l’âge de femme, j’ai cent fois tenté de retourner
au point de départ, mais bien sûr rien n’y faisait, comme toutes, j’avais cet
aimant qui me tirait, me propulsait, tête et corps en avant, malgré moi,
contre moi, vers l’avenir, vers demain, vers la fin de l’innocence et de
toutes les légèretés, vers le devoir, la responsabilité, la maturité.
De dix ans en dix ans, j’ai écrit, 1990, 2000, puis 2012-2014. J’ai écrit
parce que j’avais, chaque fois, franchi des cols, découvert des passages en
moi, parce que j’avais vaincu des océans, défriché des terres, apporté de la
civilisation là où ne régnait que la barbarie.
Ces cailloux, textes semés à des époques différentes, révèlent, par leur
nature, leur forme, leur composition, leur contenu, les ères que j’ai
traversées intérieurement, de l’âge de glace, violent, dur, douloureux, du
métal hurlant, à celui du premier apaisement, du début d’une vie possible,
d’un espoir de paix et, enfin, à l’âge mûr, celui que j’avais tant redouté, et
que je m’étais acharnée à fuir, âge plus souple, plus tendre, un peu plus
tiède, un peu trop fade à mon goût parfois peut-être, mais souvent si rond, si
plein, si doux, enfin ; cet âge où je vois éclore les fleurs, gonfler les fruits,
riches en goût et en saveurs, où je vois les arbres se déployer vers le ciel,
portant, tout au bout de leurs branches, mes rêves et mes désillusions, mes
joies et mes peines, l’amer et le sucré, l’important et le dérisoire : la vie, en
somme, ma vie, enfin acceptée, enfin accueillie, la vie sans peur, sans
laisse, sans garrots, sans surenchères ni défis.
J’ai écrit, pendant ces trois fois dix ans, sur les mêmes thèmes,
l’anorexie, la souffrance, le désespoir, l’isolement intérieur, mais aussi la
vie, sa beauté, ses plaisirs, doux ou violents, son souffle ; j’ai peut-être
tourné en rond dans mes mots, au long de mes pages, mais en ronds de plus
en plus larges, de plus en plus vastes et libres, au fur et à mesure que je
m’éloignais du centre de l’impact, du creux du drame, de la seconde
marquant la chute de la pierre dans l’eau. Et peu à peu, la violence s’est
dégrossie, dépouillée aussi, elle s’est faite plus convenable, plus
présentable, un passage progressif du premier au second degré, du séisme
qui vous traverse et vous électrise, vous incendie de part en part, aux
répliques assourdies, aux échos, aux rumeurs, toutes ces vagues qui ne
viennent plus que mourir à vos pieds, et vous permettent de comprendre, de
réaliser, de faire la lumière et de donner sens.
Si j’ai écrit autour des mêmes thèmes, comme on fait des écheveaux
autour de bobines, comme on tricote pour se tenir chaud, comme on noue,
comme on coud, comme on remaille tout ce qui est troué, déchiré, tout ce
qui bée, laissant passer l’air et le froid, c’est parce que j’en avais besoin,
parce que tout cela ne pouvait plus rester à l’intérieur de moi, et risquer
ainsi de recréer une nouvelle lourdeur, un autre poids écrasant.
Le Dr A. m’a dit un jour, au cours de ma première hospitalisation, que
j’étais semblable à Pénélope, qui, attendant obstinément et sans douter le
retour de son époux Ulysse, défaisait chaque nuit l’ouvrage qu’elle avait
tissé tout le jour précédent. Si j’ai d’abord été contrariée, voire vexée de
cette comparaison, j’ai compris aujourd’hui qu’une œuvre telle que la
construction d’un soi un peu solide, d’un soi intérieur où l’on puisse enfin
se sentir bien, se sentir chez soi, demande du temps, qu’on peut parfois
avoir peur d’y parvenir, et qu’il ne faut pas en avoir honte, que, surtout, on a
souvent besoin que l’amour soit là, tout près, en soi et à côté de soi, pour la
mener à bien, et être fière de ce que l’on a accompli.
P R E M I È R E PA R T I E

Le terrible hiver (années


1990)
Entre 1987 et 1997, c’est-à-dire entre mes 18 et mes 28 ans, j’ai été
hospitalisée au moins cinq fois : au service d’adolescents de l’hôpital du
Kremlin-Bicêtre d’abord, de janvier 1987 à mai 1987, au service
d’adolescents de l’hôpital international de l’université de Paris, ensuite, de
janvier 1992 à novembre 1992, à l’Institut national Marcel-Rivière, à La
Verrière, de septembre 1995 à février 1996, au service adulte des troubles
alimentaires de l’hôpital Sainte-Anne, de février 1997 à juin 1997, en
service de psychiatrie adulte à l’Hôtel-Dieu enfin, de février 1998 à
avril 1998.
À chacune de ces hospitalisations, j’ai été coupée du monde extérieur,
de ma famille, de mes amis, j’ai interrompu mes études, mon travail et, une
fois, une seule, mais la toute première, alors que je venais à peine d’avoir
18 ans, j’ai été isolée strictement, c’est-à-dire confinée, vingt-quatre heures
sur vingt-quatre, dans une chambre, dont la porte n’était pas verrouillée,
mais que je m’étais engagée à ne pas franchir, sans aucune distraction.
Ces hospitalisations, tout particulièrement les deux premières et la
quatrième, m’ont marquée, chacune d’une manière très différente, mais
toutes indélébilement.
Elles font le décor de mes rêves, nuit après nuit, et il se passe rarement
un jour où je ne les évoque pas, à un moment ou un autre, plus ou moins
fugacement. Pourtant, elles n’ont pas été, et tant s’en faut, qu’une
expérience traumatisante trop de fois réitérée ; elles m’ont donné,
également, et je tiens à le souligner, à le soutenir, malgré tout le paradoxe
que cela peut sembler constituer, certains de mes plus intenses, de mes plus
forts, mes plus émouvants, et – pourquoi hésiter sur ce qualificatif ? – de
mes plus beaux moments, et souvenirs, des rencontres improbables et
d’autant plus précieuses, instructives, riches en humanité.
À chaque hospitalisation, j’ai vécu une expérience différente ; lorsque
j’ai été hospitalisée, la première fois, début 1987 donc, au service
d’adolescents de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre, je venais d’atteindre mes
18 ans, et c’était la première fois, depuis ma naissance et la longue
hospitalisation qui l’avait presque immédiatement suivie, que je retrouvais
le cadre, la vie quotidienne de l’hôpital. Jusqu’en 1997 en revanche, je ne
les ai plus guère quittés, comme le seul port d’attache qui me restât encore.
Les textes suivants datent de cette première époque, première phase de
la maladie, durant laquelle je percevais l’anorexie comme une ennemie
extérieure, une bête monstrueuse tout droit sortie d’un mythe, un Minotaure
avide de chair jeune et fraîche, s’acharnant sur moi, après m’avoir choisie
comme proie par le jeu d’un funeste hasard.
Après avoir de plus en plus réduit mon alimentation, tout au long de
l’année 1986, j’en étais arrivée, à la rentrée scolaire de septembre, à ne
pratiquement plus rien manger. Durant les dix années suivantes, je me suis
continûment sous-alimentée, hormis les périodes passées à l’hôpital, brèves
parenthèses qui ont toutefois permis à mon organisme de ne pas s’épuiser
complètement, et qui m’ont maintenue en vie ; durant ces dix années, j’ai
souffert en permanence de la faim que je m’infligeais, mais aussi – et
surtout –, de froid, de fatigue, de faiblesse, d’insomnie, de dépression. J’ai
toujours poursuivi, malgré tout, mes études, licence et maîtrise d’allemand,
puis, en 1989, j’ai commencé à travailler, après avoir successivement réussi
deux concours de la fonction publique.
Chaque jour était une lutte, avec moi-même, avec la nourriture, avec la
vie, souvent avec les autres. Chaque jour était semblable aux précédents,
mais demain n’était jamais certain. Je vivais, mais j’étais comme hors,
comme en marge de la vie, je vivais, mais sans plus être véritablement « en
vie ».
Je n’avais pas encore compris que rien ne pourrait bouger tant que je
n’aurais pas la force intérieure de me reconnaître, de reconnaître une part de
moi dans cette soif de destruction, dans cette rage orgiaque, cette frénésie
de vide, de rien, cette envie éperdue, démente, de remonter au début de mon
temps, de retrouver l’état originel, de nier le passage des années, et les
inévitables changements, toutes ces transformations, intérieures autant
qu’extérieures, auxquelles je tentais d’opposer, de toutes mes forces – mais
elles étaient au fond si dérisoires –, un barrage, qui jamais pourtant ne
suffisait à repousser leurs assauts.
I

Affamer le désir

Nous sommes en 1993, sept ans se sont écoulés depuis l’apparition des signes extérieurs
de la maladie ; j’ai été hospitalisée deux fois déjà, mais je continue à plus survivre que
vivre, chaque jour, ou presque, demeurant une lutte.
Je ne vais pas bien, donc, je suis extrêmement ambivalente, mais je commence, malgré
tout, à pouvoir prendre un tout petit peu de recul, je suis capable de me retourner sur moi-
même et les événements. Je peux mettre en mots cette impression d’avoir une présence
ennemie concrète, qui occupe le cœur de mon être, et que je ne peux, ni ne veux encore,
expulser hors de moi.

On m’a souvent dit que mes états d’âme se lisent à livre ouvert sur mon
visage. Sept ans déjà depuis la fin de ce printemps 1986, où tout un
équilibre très fragile a complètement basculé. Sept ans déjà, ma maladie a
donc ironiquement l’âge de raison. Sept ans où j’ai pris goût à jouer avec la
mort, dont je savais confusément qu’on me sauverait. Aujourd’hui,
l’anorexie est une maladie à la mode : comble du dérisoire, elle alterne dans
les titres accrocheurs des journaux à grand tirage avec les nouveaux régimes
où l’on peut maigrir en continuant à se bâfrer. Attention, belles adolescentes
en fleurs : on tombe vite amoureuse du 30 ou du 20 de la balance, et l’on se
sent si dangereusement bien au début de la descente aux Enfers…
L’anorexie m’a volé mon adolescence, ce décisif tournant de la vie.
Comment alors faire fonctionner dans l’harmonie ce corps devenu adulte et
ce cœur resté encore si enfantin dans ses demandes et ses manifestations
d’amour ? Je me sens écartelée entre deux mondes avec au milieu un grand
deuil. De l’adolescence, je n’ai connu que les doutes, les angoisses, le mal-
être : où sont ces belles années dont parlent les poètes ? La rose était une
pauvre fleur exsangue, mangée par les ronces et secouée par un vent
contraire. Aujourd’hui, un bourgeon tente timidement d’éclore. Il porte
toutes mes espérances, mes chances et mon envie de vivre. Il ne faut pas
qu’une gelée tardive vienne à le faire mourir, il faut que j’échappe à mon
tortionnaire intérieur pour remplacer souffrance par bien-être. L’anorexie
m’a volé mon adolescence et a éclaboussé mon enfance en m’y faisant
découvrir les prémices de cette tourmente dévastatrice, mais elle n’a pas eu
mes rires et mes jeux avec mes sœurs, les voyages en famille et certains
jours radieux. Elle me laisse un cœur sensible à toutes les détresses, un
immense pouvoir d’écoute et de compréhension, une force intérieure et le
sentiment de la relativité de toutes choses hormis l’amour.
L’anorexie est une maladie qui vous empêche de manger mais qui vous
dévore, elle, le corps, le cœur, l’âme. Rien ne lui échappe, tout se soumet à
sa logique impitoyable du refus alimentaire, de cette attirance vers le zéro
de la balance et de la vie. Aujourd’hui, après six ans, je commence à peine à
croire au pouvoir guérisseur des mots. Six ans durant, j’ai été d’illusion en
illusion, refusant d’affronter le mal face-à-face. Il m’avait ôté toute volonté,
j’ai dû la reconquérir ; il ne me laissait pour me battre qu’un pauvre corps
qui ne tenait plus debout. Mais un homme m’a forcée à me battre à poings
nus mais avec lui contre ce spectre. J’ai refusé les vérités qui s’ouvraient à
moi, leur violence, leur impudeur, puis j’ai décidé de les assumer. J’y ai
gagné une grande lucidité, mon cœur s’est peut-être un peu durci, mais je
garde un coin d’imaginaire, de fantaisie et d’espoir à offrir.
Pendant six ans, j’ai vécu comme une équilibriste sur un fil secoué par
le vent, qui a perdu son balancier et tremble de tout son corps. Le pire dans
l’anorexie, c’est cet abandon, ce laisser-tomber, cette défaite du corps et de
l’âme. Six ans durant, j’ai tenté de me raccrocher au moindre événement de
la vie quotidienne pour me dire : « Vis au moins jusque-là, on verra après. »
Tous les matins au réveil et tous les soirs au coucher, c’était les mêmes
auto-exhortations, tandis que mon corps épuisé me criait de renoncer.
L’anorexie est démesure au sens grec du mot, péché suprême de se vouloir
plus forte que la nature, plus forte que les dieux. Elle est surtout détresse
infinie, comme un muet ne saurait crier sa souffrance, comme un petit
animal saisi entre les griffes d’un rapace se débat sans espoir, comme les
cris que je voulais pousser s’étranglaient dans ma gorge pour n’être plus
que sourds sanglots.
Pendant six ans, j’ai porté en moi un monstre, comme aucun réalisateur
de film d’horreur n’a osé l’inventer. Il me tenait éveillée jour et nuit,
réclamant de la nourriture qu’il refusait ensuite dans des éclats de rire
sadiques. Il avait les yeux crevés pour ne pas voir la beauté du monde, pas
d’oreilles pour écouter le doux chant des oiseaux. Ses mains étaient des
griffes qu’il aimait plonger dans mon cœur sanguinolent, son haleine était
glacée et fétide. J’étais tout entière à ses soins, à sa seule écoute, il avait
fermé aux miens et à la souffrance du monde les portes de mon cœur, il
m’avait fait oublier qu’on peut rire, courir, danser. Il me parlait du matin au
soir de calories, de kilos, de chair trop épaisse, et il m’a fait dire des phrases
que je ne pourrai plus effacer, des phrases de haine et des vomissures que je
jure n’avoir jamais pensées. Anorexie, tu ne m’as pas ôté le désir d’être
mère, mais il me faudra bien des mois pour expulser dans le sang des règles
retrouvées les angoisses et les terreurs que tu m’as laissées.
Le travail est intérieur, dans un face-à-face solitaire avec la maladie.
L’ennemie est dans la maison, il faut se livrer une guerre sans pitié. Dans
l’anorexie, nous sommes doubles, il faut arriver à n’être plus qu’un tout
réconcilié.
L’anorexie est un moyen de se décharger de sa culpabilité de vouloir
éprouver des sensations physiques. On le fait alors dans la douleur, jusqu’à
son paroxysme. Ce n’est pas la grosseur de son ventre, de ses cuisses ou de
sa poitrine que l’on refuse, c’est celle de ses désirs intérieurs, de ses
fantasmes. Plus on maigrit, plus on désire, et ainsi se referme le cycle
infernal, et en même temps fascinant. Nous sommes à la fois bourreaux et
torturées. Mais le corps est notre seul vrai bien, et le nier, c’est se nier soi-
même. L’esprit aussi est charnel, les sentiments sont charnels. J’accepte
d’être ce corps de femme, je suis lui, il est moi, demeure de ma vie, navire à
bord duquel je vogue de passé en avenir. Le corps, c’est aussi les émotions,
les sentiments, et les souvenirs. C’est tout cela que l’anorexie veut étouffer
à travers la maigreur. Elle fait de nous des êtres sans émotions, sans
passions, sans projets, sans mémoire. Mais la nature se venge bien, et cette
vengeance est salvatrice.
Dans le silence et l’obscurité complice de la nuit, mon cœur palpite
doucement sous le flux et le reflux du sang. Mes mains effleurent
timidement les formes d’un corps de femme. Pendant six ans, j’ai vécu
comme une étrangère dans mon corps, pauvre loque pleine d’engelures, de
traces de coups, et qui laisse voir les os. Aujourd’hui, mon cœur se gonfle à
nouveau de troublants désirs.
L’anorexie m’avait chassée de mon corps et m’avait éloignée des autres.
Aujourd’hui il me semble redécouvrir mon corps comme on retrouve un
ami après bien des années, un peu changé, mais au fond toujours le même.
À l’aube de mes 18 ans, les nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel de
mon adolescence ont crevé avec fureur et un cyclone a dévasté mon corps.
J’ai découvert qu’on pouvait être son propre et son pire tortionnaire, j’ai
craché sur mon enfance et ses jeux impudiques, je me suis choisi un
châtiment dans ce qui, précisément, me procurait le plus de plaisir sensuel :
la nourriture. J’essaie aujourd’hui de laisser parler mes mains, mes yeux si
fragiles, mon corps tout entier. Il me semble me réveiller d’un épais
cauchemar, revenir d’un lointain pays aux aubes crépusculaires.
Chacune marquait le début d’une journée où il allait falloir tenir,
bâillonner la faim qui hurlait dans mon ventre vide, essayer de rassembler le
peu de chaleur encore produit par ce corps qui consacrait toutes ses maigres
ressources à faire battre envers et contre tout le cœur, où il allait falloir
marcher jusqu’à tituber pour éprouver encore plus les limites de mes forces.
L’aube était maudite, j’aurais voulu que la nuit s’éternise mais même
elle, à la fin, n’était plus un refuge et je me réveillais, baignant dans une
sueur glacée, les membres crispés, les nerfs déjà à fleur de peau. Le jour
était long sans pain, je regardais défiler les minutes l’une après l’autre, et
elles étaient plus longues que des heures. En me privant de nourriture, je me
privais de relations avec les autres, de convivialité. Je ne pouvais plus
partager, je m’excluais moi-même de la communauté humaine. J’étais dans
un monde sans rires, sans paroles.
L’anorexie est un cercueil, où le corps glacé est livré à une lente
putréfaction. J’y ai laissé des bouts de moi, trois fois vingt kilos, beaucoup
de larmes, et du sang. À un âge où la vie débute, j’ai dû faire une remise en
question radicale ; l’anorexie m’a dénudée, physiquement,
psychologiquement, elle m’a finalement amenée à me livrer tout entière,
moi qui avais si peur de me donner.
II

Entre résistance et attirance

Ces textes, écrits toujours en 1993, montrent clairement combien l’envie immense et le
refus total de céder, de me laisser enfin aller et d’avouer que je n’en peux plus, se disputent
sans cesse la place en moi, et avec quelle intensité douloureuse, obsédante aussi, je suis
déchirée.
De nouveau, je me sens glisser, inexorablement, vers la catastrophe, le combat quotidien
est trop dur, la tentation de baisser les bras trop forte. Les lignes que j’écris alors sonnent
aujourd’hui à mes oreilles comme une sorte d’auto-exhortation, une façon de m’encourager
à repousser, de toutes mes forces, si faibles soient-elles, la tentation de la maladie. J’ai
conscience de ne pas parvenir à me détacher de mes souvenirs, de mariner dans une sorte
de nostalgie et d’attirance assez malsaines pour l’hôpital, la situation d’urgence vitale, les
soins autour de moi…

« Tu sais ce que c’est, l’anorexie ? » Ça y est. Le mot est lâché. Les


fauves le sont depuis longtemps dans mon corps décharné. Anorexie.
Toujours j’éviterai ce mot, qui sonne à mes oreilles comme une obscénité.
« Tu sais qu’on peut en mourir ? » Non, consciemment, je jure que je ne le
savais pas. « Le traitement nécessite une hospitalisation. La guérison est
très longue. Mais tout dépend de ta bonne volonté. » Je n’avais jamais
envisagé une fin à mon amaigrissement. Toujours plus légère, toujours plus
pure, malgré les oreilles qui bourdonnent, le froid venu de l’intérieur, les
crampes et ces soudains affolements du cœur qui me terrorisent.
« Je vais t’expliquer en quoi consiste le traitement, puis je te ferai visiter
le service. » Je suis à cent lieues de dire oui, Dr A. Mes oreilles se ferment,
des larmes de rage jaillissent de mes yeux, je ne salue personne lorsqu’il me
présente au personnel infirmier. « Tu peux toujours courir, je suis la plus
forte, j’ai une volonté de fer que rien ni personne ne fera plier. » Le
médecin voit bien que la partie ne sera pas facile. « Si tu veux rester dehors,
il faut que tu reprennes un kilo d’ici la semaine prochaine. » Je dis oui en
pensant jamais, j’acquiesce à tout pour pouvoir m’échapper.
Mon sursis ne sera pas bien long. Je le sens déjà : on ne fuit pas
l’anorexie, on la tue.
Anorexie, maladie sournoise et insidieuse, perverse, tu étreins tes
victimes comme une pieuvre gluante et glacée, tu leur colles à la peau et à
l’âme, tu leur fais perdre raison pour les soumettre à ta logique meurtrière.
Aujourd’hui, pour la première fois, je t’ai vue dans toute ton horreur, à
travers ces corps fantomatiques, qui ne semblent plus toucher terre, mais
effleurer le sol. J’ai frémi, et j’en tremble encore. Tu pues la mort et la
torture, je te hais. Aujourd’hui seulement, je comprends votre attitude
violente de rejet et d’effroi, vous mes proches, devant mon corps décharné
et mon visage défiguré. Anorexie, c’est moi qui serai la plus forte, et de
cauchemar tu deviendras force de vie. Cette haine sans fond qui m’effraie
deviendra amour, patience et écoute passionnée.
Je repense soudain en m’en étonnant pour la première fois à la question
que les autres ados vous posent, à l’arrivée à l’hôpital : « Tu es quoi, toi ? »,
comme si l’anorexie était une carte d’identité, un passeport pour entrer dans
le monde des recalés de l’espoir, des morts-vivants, de la souffrance qui crie
par tout le corps, et par la voix, et par les yeux, quand, à bout de nerfs et de
détresse, on craque, on se perd et on se vide de son mal dans un délire de
hurlements et de sanglots. Corps squelettique agité de convulsions qui
ressemblent à celles de l’agonie, corps possédé, visage semblable à un
masque de mourant, mon cauchemar familier, combien d’années encore
pour m’en délivrer ?
Anorexie, mon corps ayant échappé à ton emprise, c’est maintenant à
ma mémoire que tu t’agrippes. Avec ton rire sarcastique, je t’emmène
partout avec moi, je projette ton image d’horreur sur chaque jeune fille que
je croise. Anorexie, tu me pollues la vie. Je ne veux ni ne peux t’oublier tant
que tu continues à sévir. Nous sommes aujourd’hui deux vraies ennemies, et
je te combattrai avec tout l’engagement que cela suppose.
Anorexie, dans mon imagination, tu es l’ogresse, le chacal aux dents
pointues, le rapace qui décrit des cercles de plus en plus étroits au-dessus de
sa proie. Tu es ma main qui frappe, la lame de rasoir sur mon bras. Je te
hais, je t’exècre, je t’abhorre. Tu es le Mal, alors que nous aspirons toutes
tellement au Bien. Tu nous veux toutes à toi. Regarde mon poing brandi et
écoute ceci : jusqu’à ma mort, je hisserai vers la grande lumière de la vie
toutes les mains suppliantes qui cherchent une autre main, plus solide,
réconfortante, à laquelle s’accrocher comme à un dernier mais magnifique
espoir.
Anorexie, dans la lutte quotidienne qui m’oppose à toi, je crois voir ta
silhouette décharnée partout. Je te vois rôder autour de cette jeune fille
mince et belle assise en face de moi dans le métro ; j’imagine son jeune
corps ravagé, ses yeux cernés, son teint cireux. Mais je rejette cette vision,
et en moi je te crie : je voudrais tellement que ce soit toi qui finisses par
mourir de faim et de fatigue, faute de trouver des victimes. Je voudrais ta
peau, anorexie.
L’une de tes ruses les plus machiavéliques est de nous griser de
l’illusion que nous dominons nos désirs, nos émotions, nos passions. Je n’ai
jamais été plus émotive que lorsque je vivais sous ta loi. Mon désir de me
nourrir était tel que j’aurais mangé une affiche publicitaire pour un produit
alimentaire. Déchéance, humiliation. La nourriture me semblait dangereuse,
car porteuse de vie, fécondante au sens propre du terme. J’avais peur
qu’elle ne me fasse un enfant, un monstre qui m’aurait déchiré les entrailles
et démesurément gonflé le ventre, l’enfant du péché, de tous mes péchés de
petite fille. Il fallait payer en chair, cette chair source de tout vice.
Anorexie, je me suis juré de mener contre toi une lutte sans trêve, mais
mon cœur est sans illusions. Pour une, échappée à tes tentacules, ce sont dix
nouvelles enchaînées ; mais, moi-même rescapée, je suis là pour témoigner
de ta barbarie.
À l’heure où j’écris, combien de gamines défigurées et désespérées
tiens-tu sous ton charme tapageur et provocant ? Tu te fais payer en chair et
en larmes. Ton nom sonne comme le prénom d’une sorcière médiévale.
Comme je te hais !
J’ai rencontré la Douleur et le Mal à l’âge où l’on connaît ses premières
amours. Je retarde, j’avance, l’horloge de ma vie a perdu le Nord.
Si là-haut, il y a un Dieu, je lui crierai : pourquoi nous en veux-tu tant ?
Oublier ces balances où l’on ne pèse que son désespoir, ce corps dénudé
qui n’inspire que terreur et répulsion. Reprendre tout ce que l’on a dû livrer
de vrai et d’imaginaire à des psys qui ne savent jamais – sauf un – vous
redonner le goût de la vie et sèment la pagaille dans votre passé. Saigner
parce que l’on ne peut donner la vie tous les mois, saigner du cœur ou de
l’œil, frapper le silence, la vulgarité, l’indifférence glacée mais intéressée
d’une psychothérapeute devenue un tortionnaire.
Comment vivre lorsqu’on est soi-même un champ de bataille dans un
monde plein de guerres ? Et puis, tu peux t’estimer heureuse, au Sahel ou
au Biafra, les gosses aux ventres gonflés se battraient pour l’avoir, cette
nutripompe qui t’a sauvé la vie. Eux, ils crèvent les yeux pleins de
mouches.
Capitule, redeviens ma créature soumise et souffreteuse, me répète cette
voix rauque et impérieuse. Ton regard sur la photo me semble soudain
triste, ma petite nièce chérie. Bats-toi, marraine, t’entendais-je me crier
l’année dernière, quand j’étais isolée. C’est terrible de tant t’aimer et de ne
pouvoir me servir de cet amour comme d’un tremplin. C’est insupportable
de te voir vider un biberon dans les bras de ta mère et de me retrouver seule
face à mon assiette où se lit mon avenir. C’est terrible de savoir que vous
m’aimez mais que vous ne pouvez pas m’aider.
C’est terrible d’entrer les yeux grands ouverts et de soi-même dans ce
camp de concentration qu’est l’anorexie. J’avais commencé à oublier que
j’avais une chaîne aux pieds, qui me tient à un lit d’hôpital et qu’il fallait
travailler à briser. L’embellie fut pleine d’espoir ; aujourd’hui, c’est de
nouveau l’hiver en plein mois de mai. Anorexie, t’aurais-je donc dit oui
pour la vie ?
Anorexie, comme tu t’es cruellement moquée de moi ! Tu jubiles en
sentant la faim me brûler les entrailles, tu te goinfres de mes formes
revenues et déjà disparaissantes. Tu te ris d’une passion pour un métier
merveilleux, tu veux me prendre ma vie de femme, tu hais mes amours, tu
me rappelles ce que je voudrais oublier. Je suis lucide, haineuse contre ce
monde où je ne trouve pas de place. Je ne me plains pas, j’ai à nouveau
ouvert mon lit à ton corps glacé comme je me suis offert, tant de nuits, le
rêve d’une liaison amoureuse. Je suis lâche face à ce corps qui croyait déjà
revivre, je suis lâche face à mes désirs. Endurer leur frustration implique
pour moi d’endurer la faim. Je veux un ventre creux puisqu’aucun homme
ne désire y faire jaillir la vie. Je ne veux pas de sein si aucun bébé n’y tête.
Anorexie, tu es plus forte que l’amour maternel, plus forte que tous
ceux qui dissertent sur toi : moi, je n’ai plus qu’à me taire.
Le Mal est semblable aux rayons fascinants d’un soleil couleur de sang
où l’on voudrait aller brûler ses ailes au mépris de la douleur et de la mort.
De même, parler d’une déchéance fait que, quelque part, on la revit. J’ai
peut-être trop parlé de l’anorexie, sans me méfier assez de sa force de
séduction. J’ai peut-être trop fréquenté d’anorexiques, oubliant dans le
sentiment de compréhension mutuelle que j’étais fragile comme l’oisillon
qui hésite encore à s’envoler. J’ai peut-être laissé s’installer avec un
médecin et une équipe soignante des liens trop intenses qui se sont noués en
un cordon ombilical qu’il me faudrait sans doute trancher, mais au prix de
quelles souffrances ? Pourquoi vouloir revivre une quatrième fois la
descente aux Enfers ? Peut-être parce que, pour poignarder l’ennemie au
cœur, il faut accepter un corps à corps qui vous engage tout entière. Peut-
être parce que, pour reconquérir totalement sa vie, il faut avoir tout exploré
des mille et une facettes de la maladie ? Quand on divorce, on laisse
souvent entre les deux parties des enfants que l’on aime, mais qui, soudain,
sont de trop. L’anorexie m’a fait des enfants que je ne peux me résoudre à
abandonner, mais qui sucent mon sang comme des sangsues. Dans mon
film, je suis actrice troublante de vérité, spectatrice voyeuriste et metteur en
scène sadique. Les happy ends existent-ils dans le monde cruel de
l’anorexie ?
Et si par ce radieux après-midi de mai, je voulais crier mon désespoir et
ma haine ? Et si je ne voulais pas être heureuse ?
Ah, être sincère et vous dire que les bas-fonds de nouveau me fascinent,
que je voudrais tout refaire en arrière ! Vous avouer que je voudrais être
nourrie par sonde, enfermée en chambre, pour rire seule de toutes mes
belles paroles ! La guérison entourée de son auréole me paraissait si riche
de promesses, de joies, et j’ai été trahie.
La faim est toujours l’ultime moyen auquel je recours quand tout ne
veut plus rien dire. Je préfère être anorexique que passer des journées, des
semaines et des mois qui feront des ans sans amour. Je ne veux pas d’une
vie de célibataire, mariée avec la nourriture. Je ne veux plus voir ces
amoureux, je ne veux plus voir ces bébés, je veux m’enfermer dans le
cercueil de mon lit.
Oui, je suis toute-puissante, et si mourir était ma seule façon d’exister ?
Pourquoi suis-je si rebelle et amère envers la vie ? Je vous dis : ne me
sauvez plus, et ces mots sont un appel au secours. Apprenez-moi à trouver
le sens du temps, de la patience et de la sérénité.
Fous le camp, anorexie, je veux me « reclure » entre les quatre murs de
ma chambre, fermer mes yeux gonflés de larmes et mes oreilles, fermer
aussi mon cœur et ma mémoire, oublier tous ces prénoms, tous ces visages.
Pourquoi mon cœur n’est-il pas de pierre ? Mon mieux-être est encore bien
fragile, puisque je peux encore souffrir autant. Vous me rappelez qu’il y a
des rechutes, et que le chemin est long.
Anorexie, tu te ris de mes mots, tu piétines mes sentiments. Je ne veux
plus voir d’anorexiques, je veux faire semblant d’oublier. Je veux te tuer,
mais n’est-ce pas aussi me tuer ? Fous le camp, j’ai mal, laisse-moi pleurer
seule ma douleur et porter toujours dans mon cœur le ruban noir d’un deuil.
Fous le camp, anorexie, va frapper à d’autres portes, puisqu’une partie
des jeunes filles doit te payer un tribut en nature, et puisqu’il paraît que les
médecins ne peuvent pas alléger nos souffrances. Tu t’es noyée dans mes
larmes et mon sang, tu t’es tellement repue de moi que j’ose espérer que tu
ne me désires plus. Je ne veux pas me taire, mais les mots, parfois, sont si
dérisoires. Pleurons, il n’y a vraiment pas de quoi s’en priver, et c’est notre
seul luxe. Les verrous sont rouillés, et vont bientôt céder sous les assauts
répétés du désir, je ne peux que dire aux enchaînées : descendez aussi bas
que possible, et alors l’anorexie, rassasiée de votre pauvre corps, vous
abandonnera sur les bas-côtés de la route.
Anorexie, j’irai mettre des fleurs sur ta tombe qui n’est nulle part
ailleurs qu’en moi.
En regardant tomber la nuit, je repense à d’autres soirées de ma vie où,
couchée dans un lit d’hôpital et le bras occupé par une perfusion, je
regardais par la baie vitrée briller les étoiles et passer les feux clignotants
des avions. C’était le moment qui précède le sommeil, celui que je préfère
entre tous, je luttais pour être consciente de cet instant de passage de veille
à sommeil, ce seul moment d’abandon de la journée.
Anorexie, amante exclusive, je ne peux m’empêcher de te regretter ce
soir en y pensant, d’avoir des remords d’avoir changé de camp. Tous ces
souvenirs sont si frais et précis dans ma mémoire après six ans, que je n’ai
qu’à fermer les yeux pour revivre chaque instant. Je ne t’ai pas tuée, je n’ai
que divorcé de toi, et il me reste un fond ambigu d’attirance pour toi.
Tu remplissais ma vie du lever au coucher, je ne savais pas où tu
m’emmenais mais j’obéissais comme une esclave à tes exigences les plus
impitoyables. Je n’ai pas d’autre modèle de vie que celle avec toi, je t’ai
plaquée, et tu te venges en me faisant me gaver de cette nourriture que tu
proscris.
Dans le silence nu de la chambre d’hôpital, nous conversions, toi et
moi, nos deux paroles s’affrontaient, et le corps ne savait à quel maître
obéir puisqu’il ne savait plus être son propre maître.
Au-delà d’une immense détresse, les hospitalisations m’ont apporté le
repos et le silence tant souhaités. J’ai enfin pu laisser éclater mon mal, sans
fard, cesser de tricher et de mentir, de me dérober. J’ai enfin pu m’arrêter de
courir dans une fuite en avant qui mettait ma vie en danger. Au sortir de ma
première hospitalisation, j’avais remis debout la maison, mais sans aller
jusqu’aux fondations. Les pierres qui soutiennent l’édifice sont lourdes à
déplacer et cela demande beaucoup d’efforts.
Anorexie, tu es sans doute l’une des seules maladies dont on garde au
fond de soi un morceau de nostalgie. Tu marques tellement tes victimes
qu’elles reviennent d’elles-mêmes vers toi, comme un enfant battu réclame
ses parents-bourreaux. N’aurai-je un jour plus peur de te désobéir, cesserai-
je de penser à toi, serai-je capable d’assumer ma rébellion ? Nous nous
disputons encore le contrôle de ma vie.
Tu m’appelles, comme le chant séducteur d’une sirène. Je suis passée de
l’autre côté du fleuve, mais la rive est glissante. Je te refuse mon corps et
mon cœur, déboussolés de se retrouver soudain sans maître et sans fouet. Je
voudrais devenir amnésique et oublier jusqu’à ton nom. Ai-je pourtant assez
souffert, mais c’est comme si une partie de moi-même en redemandait
encore, comme si je prenais plaisir à taper sur des endroits déjà meurtris, à
me perdre dans une escalade de la douleur. Anorexie mon opium, je dois me
désintoxiquer ; je crois qu’il me faut une passion pour m’aider à combler
ces états de manque.
Anorexie, mon épouse, j’ai parfois l’impression d’être infidèle, de trahir
une part de moi-même, d’être parjure. J’ai peur dans mes cauchemars que
tu reviennes me punir d’avoir voulu vivre loin de toi.
Je n’arrive pas encore à tenir dans ma main tous les fils de ma vie.
J’ai mal à mes souvenirs que vous gangrenez, mal à mon corps en
pleine santé qui ne veut pas oublier qu’il a été affamé, battu, épuisé. Le
silence ne sera plus jamais silencieux, le printemps qui revient aussi
radieux, tant que mes larmes, mes cris se mêleront aux vôtres pour former
un torrent qui vient submerger mon cœur.
Naufragée cherche une terre, âme en peine cherche une route, les bras
d’un homme me suffiraient pour demeure. J’erre dans un no man’s land
plein de mines et de barbelés, perdue quelque part entre le monde des
vivants et celui des fantômes humains.
Suis-je condamnée à errer pour l’éternité, comme le vaisseau hollandais
de la légende ?
Il me faut avancer sans me retourner, sans écouter le chant des sirènes
décharnées, mais je suis comme les compagnons d’Ulysse et comme
Orphée, trop humaine pour résister. Il faut t’apaiser, mon cœur, et toi, mon
corps, réapprendre les gestes les plus simples de la vie que l’anorexie
relègue derrière son hideuse image : la coquetterie, la séduction, la
convivialité, tout ce qui, en un mot, fait de nous des êtres humains. C’est
une véritable réinsertion que nous devons accomplir, un retour dans cette
communauté des hommes dont nous nous étions exclues.
III

L’hôpital, seul vrai refuge

L’hôpital a longtemps tenu, pour moi, un rôle majeur. J’ai en effet été hospitalisée plusieurs
semaines, quelques jours après ma naissance, à l’hôpital Necker, et cela m’a, de toute
évidence, marquée. J’évoque ici la chambre de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre où j’ai été
« isolée » (c’est-à-dire enfermée, c’est le seul mot juste) vingt-quatre heures sur vingt-
quatre pendant au moins deux mois entiers, mais au-delà c’est la chambre d’hôpital en
général qui, pour moi, symbolise le repos enfin possible, « autorisé », le lâcher-prise, la
prise en compte par moi-même et par autrui de ma souffrance, l’endroit où je peux enfin
cesser de faire semblant, de me forcer, de dissimuler et, également, de me sentir jugée.
C’est enfin un peu de calme extérieur, qui me laisse espérer de parvenir à remettre un peu
de paix, et d’ordre, également à l’intérieur de moi.
J’ai vécu, dans cette expérience de la claustration totale, quelque chose d’à la fois très
intense, très troublant, et de difficilement dicible : un tête-à-tête avec moi-même, un
dépouillement extérieur et avant tout intérieur radical, d’abord forcé, puis que j’ai, peu à
peu, ressenti comme bienfaisant, apaisant, libérateur.

Petite, je dévorais avec les yeux. Des livres. Et il me restait encore de


l’appétit pour nourrir mon corps. Lire et manger, c’était alors mes deux
activités favorites.
La seule chose pour laquelle je me sentais intéressante aux yeux de mes
parents, c’était justement les miens. Que voyait-elle avec sa lumière dans
mon regard ébloui, cette femme un peu froide qui me suivait depuis ma
naissance ? Une cicatrice. Bien fermée, précisait-elle. Et moi, je souhaitais
tout bas qu’un jour la cicatrice soit béante, qu’il faille m’hospitaliser
d’urgence, et m’opérer. Maman à nouveau près de moi, moi couchée dans
un lit d’hôpital. Les infirmières surtout, et les médecins.
L’odeur de l’hôpital, celle que tant de personnes ne peuvent pas
supporter, mais qui hante, moi, ma mémoire olfactive. Je ne voyais pas
alors consciemment les conséquences d’un tel drame. Pour moi, c’était le
bonheur, presque un paradis retrouvé. C’était la grande aventure, celle qui
briserait l’austère quotidien.
Quand, bien plus tard, je me frappais l’œil, je n’avais rien de tout cela
en tête, juste un grand vide. Seulement, je me rends compte aujourd’hui que
je venais d’en parler à celle qui était tout le contraire du médecin si
rassurant. Elle ne me touchait pas ; pire encore, elle ne me regardait pas. Le
silence glacé de son cabinet me rappelait celui de la maison ; elle non plus,
elle ne m’écoutait pas. Comment me laisser aller, alors ?
Derrière mes yeux brouillés de larmes, j’y voyais comme sans mes
lunettes, je n’y voyais rien. J’avouais au lieu de confier, je m’auto-accusais
comme dans un camp de rééducation à la chinoise. Salope, salope, salope.
Chambre nue, chambre forte, chambre pleine, chambre des peines. N’y
entrez pas, j’y ai planté mes racines, jeté mon ancre. Elle est mon horizon,
ses quatre murs m’étreignant dans ma souffrance, elle est le ventre
maternel, le refuge quand la tempête a tout mis à terre, mon arche de Noé.
Pleine des souvenirs revécus dans le silence et l’immobilité, pleine des
paroles que je murmurais aux miens, pleine de mes angoisses, de mes
pourquoi, de mes j’espère. Pleine de ces poèmes retrouvés dans le fond de
ma mémoire, et qui me rappelaient qu’il y avait un vaste monde derrière la
vitre, pleine de pas perdus pour promener une réflexion utile. Chambre forte
pour me contenir, moi, ma rage, mon corps qui veut se prouver qu’il vit
encore. Forte pour des repas forcés, forte pour m’empêcher de noyer ma
faim sous des litres d’eau.
Chambre froide que vient réchauffer le clair soleil de janvier, chambre
noire où je tire avec désespoir les photos d’années sans lumière, chambre
avec vue sur Paris et ses étoiles. Cellule de moine, cellule de prison, bocal
où je tourne comme un poisson, chambre d’enfant avec tous mes héros et
mes jeux, chambre conjugale où je m’invente un amant. Chambre interdite,
chambre qui s’ouvre mais jamais tout à fait, chambre qu’on décore quand
on va mieux, chambre qu’on quitte un jour mais jamais pour de bon,
chambre des regrets, chambre perdue avec les illusions, chambre où je
m’enferme chaque nuit derrière mes paupières closes, à jamais et pour
toujours chambre d’hôpital qui hante ma mémoire.
Le long de la fenêtre, du mur, un arrêt devant la porte close ouvrant sur
la société des hommes interdite, à nouveau le mur, le placard, un crochet
pour éviter le lit, me voilà revenue à la fenêtre. Et des heures durant c’est
cette promenade en rond où j’essaie de mener droit une réflexion qui ne fait
que frôler sans s’y arrêter les points douloureux de mon âme. Surtout ne pas
m’enfermer dans ma tête, crever le silence en dialoguant tout bas avec tous
ces absents si présents à mon esprit. Peut-être l’un d’entre eux pense-t-il en
ce moment même à moi ? Ma réflexion et mes souvenirs m’aident à ne pas
me sentir animal en cage.
Je découvre, étonnée, la masse de souvenirs que j’ai lentement amassée
au long de mon encore courte vie. Et pour me prouver que, dans ma
déchéance, je reste un être pensant et vibrant, je récite à mi-voix tous les
poèmes français et allemands qui me reviennent intacts, et une larme coule
sur ma joue. Puis c’est le tour des déclinaisons latines et grecques, qui
résonnent, solennelles, comme des formules magiques venues du fond des
temps.
Lever du soleil, incendie à l’est, la journée se passe. J’ai appris ce que
valait une seconde, j’ai écouté battre mon cœur, coup après coup, et j’ai
commencé à mûrir. Pourtant, ce n’était là que la fin du début, et j’avais
encore du chemin pour parvenir au début de la fin.
Aujourd’hui, il me semble ressentir dans mon corps et mon âme l’écho
des souffrances de toutes celles qui se débattent en pleine anorexie. Qu’elles
sachent toutes que je suis cette petite et humble étoile qui s’allume tous les
soirs pour raviver l’espoir.
IV

Cette insatiable faim d’amour

Lorsque j’écris ces textes, en 1992 ou 1993, j’ai donc 25 ans environ : j’ai réussi à admettre
que, si j’ai soudain commencé à refuser la « nourriture de l’enfance », c’est que, avec
l’adolescence et l’éclosion des désirs sexuels, je m’étais mise à en désirer une d’une tout
autre nature.
À cette époque, j’aime « à la puissance deux » : un ami de mon âge, avec lequel je vis une
histoire qui sera d’ailleurs assez courte, mais je suis aussi amoureuse du psychiatre qui me
suit depuis ma seconde hospitalisation à la Cité U, lorsque j’avais 22 ans. C’est, bien sûr, le
classique et obligatoire « transfert », mais cet amour-là, quoi qu’on puisse en penser, et
quelque valeur qu’on croie devoir lui accorder, m’a incontestablement beaucoup aidée à
« m’accrocher » à la vie ; il a même été, des années durant, l’une de mes principales
raisons d’y croire encore, de me sentir encore vivante.

Mes poings se serrent, je n’entends plus rien que la fureur avec laquelle
monte ma rage, envie de frapper, envie de sang. La vie me nargue, guérira,
guérira pas, où diriger mes pas ? Deux histoires qui étaient de tout sauf
d’amour, deux garçons qui ne voulaient parler qu’à mon corps. Ce corps
que ce soir je déteste, avec ses bourrelets de chair, ce corps trop lourd à
porter, ces lunettes qui me tombent sur le nez et dont je ne peux me passer.
Cet éternel absent, depuis combien d’années je l’attends, mais toujours
vainement. Le prince charmant a dû se perdre en route, ou il est venu trop
tôt et il a pris peur. Mes pensées sont rouge sang, mes yeux sur mes bras
dénudés sont comme des lames de rasoir, comme si, avec mon sang, allait
s’écouler mon tourment. Sang des règles que j’attends, sang de cette mère
en moi que je voudrais tuer, tu me prouves que je vis, que je ne suis pas pur
esprit.
Ces quatre murs dans ma tête que je voudrais dynamiter, portes et
fenêtres y sont toujours fermées, ça pue les souvenirs hideux et douloureux,
ces bouts de moi que j’ai perdus en chemin, cette envie de dévorer ce
qu’une mère me cuisinerait, gâteaux à l’amour, crêpes sauce tendresse,
glaces parfum baiser.
Salut cafard, ce soir je ne voulais pas te voir, les pilules blanches-
bleues-roses ne te résistent pas. Même les bras de la nuit ne me semblent
pas accueillants ce soir, j’ai mal, docteur. Mal à ces vingt et un kilos repris,
mal à ces dizaines d’anorexiques, et moi au milieu d’elles, qui hantent mon
souvenir.
Docteur, je veux vivre.
Il est des heures où le cœur aimerait arrêter son battement machinal
pour souffler un peu lui aussi, se décharger de tous ces lourds secrets qu’on
lui confie, ôter ces épines qui le déchirent pour en faire un lambeau, crier
tout haut les peines qui le hantent tout bas. Qu’attend donc le mien ce soir
de presque été, quand les rêves partent en fumée, quand s’impose la
toujours sinistre vérité qui veut que j’aime sans être aimée, que je saigne
d’une promesse d’avenir avortée, quand je vous quitte, lui et toi, en en étant
quitte pour la peur de phrases interdites, et que je n’ai pas osé prononcer.
Il est des heures où l’on aime être seule pour mieux être avec lui, il est
des nuits que l’on veut brûler en ne se donnant qu’à lui, mais en sachant que
l’aube détruira notre paradis nocturne. Il est des années que l’on ne risque
pas d’oublier, où l’on a égrené un à un les jours du calendrier, sous l’œil de
saints et saintes sans pitié, il est des siècles qui s’achèvent sur une jeunesse
désolée. Il est des plaies qui guérissent mal, des portes que l’on n’a pas le
courage de refermer, des illusions qu’on a la lâcheté de prendre pour la
réalité.
Il y a un cœur blessé qui aime à la puissance deux, deux hommes si
différents et pourtant le même frisson, la même rivière infranchissable où
manquent les ponts, le même décalage des sentiments et des émotions.
Il était une fois une jeune fille qui se cherchait une identité, qui se serait
voulue Phèdre et Antigone à la fois, qui avait peur de ces lueurs dans les
yeux des hommes, de ces délires, et de ne pas être à la hauteur.
Trente-six kilos, je veux de l’amour en hors-d’œuvre, en plat et en
dessert ; cinquante-huit kilos, je cherche dans des aliments sucrés l’amour
qui ne trouve pas d’assouvissement à sa mesure dans mes relations aux
autres. De toute façon, un sentiment trop fort pour moi, qui m’étouffe et me
fait tracer en dents de scie la courbe de mon poids.
Nourriture et amour se livrent une bataille dont le champ est mon corps,
et l’enjeu ma vie. Quand j’agresse mes bras à la lame de rasoir, c’est à
l’amour si cruel, si indispensable, que je veux trancher le cou,
lorsqu’arrivée à un paroxysme de douleur, il me faut trancher les nerfs
tendus à se rompre.
Un homme mûr, un jeune homme, et l’amour qui me rit au nez. Un
amour sans fin ni fond, brutal et vorace, trop lourd à porter seule alors qu’il
est toujours taillé pour être porté à deux. Je sens tant de force dans mes bras
qui pressent contre moi un être chéri, tant d’amour saturé de haine dans
cette étreinte qui ne pourrait trouver sa plénitude que dans une mort
semblable à un feu d’artifice grandiose.
Amour, tu es l’ogre dont j’avais si peur étant petite, tu es la rencontre
explosive de la vie et de la mort quand ils sortent de leurs limites humaines.
Tu me viens de très loin, de l’obscurité d’un ventre maternel, et lorsque je
me penche sur l’avenir, je ne vois qu’un gouffre. Tu me donnes une
dangereuse et effrayante force surhumaine, tu veux être le seul à me nourrir,
tu ne veux ni patience, ni compromis, ni demi-mesure. Tu m’as fait crier à
ma mère : « Je te déteste ! » Je veux vivre sous ton signe, mais pas sous ta
loi. Je ne suis qu’humaine, seul un Dieu peut se permettre un amour à la
mesure de cet univers qu’il a fait infini.
Pourquoi s’en sert-il pour torturer l’une de ses créatures ?
V

Une folle envie de vivre

Dès ces premières années, je commence à percevoir, à force de travail sur moi-même,
combien l’anorexie, la recherche du rien, la quête du vide, naît d’un sentiment douloureux
de trop-plein, d’encombrement intérieur, de tension si forte, que j’en redoute, littéralement,
d’« exploser ». Je réalise, désormais, que la nourriture qui me terrifie n’est pas celle que
l’on mange, pas la « nourriture terrestre », mais une nourriture d’une tout autre sorte,
pulsionnelle, affective, sentimentale, émotionnelle. Pour autant, comprendre cela ne me
permet pas encore forcément de manger « normalement » ; le chemin en sens inverse est
aussi long que l’est celui qui mène au cœur de la maladie…

Vie, comme tu récompenses bien mal ceux qui t’aiment à la folie ! Mes
plaies extérieures ne sont que le dérisoire reflet de l’immense blessure
cachée à l’intérieur de moi.
Pourquoi ce ciel bleu et cette douceur de l’air, pourquoi ce retour
symbolique à ce qui fait d’une petite fille une femme, si je n’échappe pas à
mes cauchemars, si tout ce que j’ai souffert et vu souffrir roule comme un
torrent furieux dans ma mémoire ? Pourquoi me donnes-tu des sens si c’est
pour ne pas les laisser s’enivrer ? Pourquoi rends-tu mon corps désirable, si
tu me refuses une histoire d’amour vraie, es-tu aujourd’hui enfin sincère
quand tu viens me parler d’espoir ? Je t’aime de la même passion orageuse
que celle qui me lie à ma mère.
Je m’accrocherai à toi jusqu’à ce que tu m’aies pardonnée, jusqu’à ce
grand feu de paille de notre réconciliation. Il faut tracer d’autres lignes,
prendre de nouveaux repères, et écrire d’une main ferme sur les pages
blanches de l’avenir, ma chance et ma force. Mes souffrances passées seront
les inébranlables fondations de la vie que je bâtirai, mon adolescence
douloureuse mais dépassée par la thérapie, le gage d’un âge mûr plus
serein, d’un cœur et d’un esprit plus larges, plus ouverts. Mes cauchemars
resteront mes cauchemars, mais une nuit, c’est moi qui prendrai mon enfant
dans mes bras pour lui faire oublier les siens.
L’appétit de mon corps et de mon cœur est aussi violent que cet orage
de printemps sur Paris. J’ai toujours eu peur de l’orage, au sens propre,
mais aussi, comme je le comprends ce soir, au sens figuré. Peur de ma
fougue et de ma révolte adolescentes, peur des conflits familiaux qui me
faisait paraître indifférente à tout, peur du sentiment amoureux lorsqu’il
devient corps à corps, dans mon imaginaire si douloureux, peur d’une mère
emportée, et surtout peur de moi-même, comme si mes désirs étaient autant
de grenades dégoupillées, de bombes prêtes à sauter. Pourquoi cette
obsession de la mort violente ?
Je sens au fond de moi un amour d’autant plus immense qu’il est
inassouvi. J’ai été anorexique pour tenter d’oublier que j’étais si
passionnée, j’ai eu honte de mon avidité, de cette faim ou cette soif que rien
d’humain pour l’instant ne pouvait apaiser. Alors, plutôt que de me
contenter de jouissances sans commune mesure avec mes désirs, j’ai choisi
l’extrême souffrance, et tant qu’à faire dans son double aspect, physique et
psychologique. L’indicible s’est changé en pluie de coups sur cette tête
source de tout mal, j’étais bien plus sans défense face à ma propre cruauté
que face à celle d’autrui. Accusée, juge et partie, j’avais prononcé la peine
capitale contre un corps dont le délit était de vouloir vivre fort.
Après six ans passés à jouer avec la mort jusqu’à y brûler une partie de
moi-même, c’est la fureur de vivre qui se déchaîne soudain en moi. Fureur
d’écrire, mots qui se bousculent sous ma plume. C’est la hâte de vivre tout
ce que la vie offre de meilleur, l’urgence de sentir, toucher, goûter, dévorer,
vibrer des sentiments les plus forts, aimer et être aimée. C’est la revanche
de toutes ces années perdues, de toutes ces aventures que je n’ai pas vécues,
de tous ces mots que je n’ai pas prononcés, de ces rêves bridés, de ces
larmes et de ces plaies. Je veux me jeter sur tout ce qui est à portée de main,
d’œil ou de cœur. Je voudrais être la proie consentante de toutes les
émotions, tous les sentiments, vivre chacune de ces vies entre lesquelles il
faut choisir, je refuse toute fatalité, je me livre à corps perdu, et je souffre.
Je souffre de toutes ces barrières que la vie oppose à mes ardeurs, je
souffre aujourd’hui comme finalement avant mon anorexie d’une vitalité et
d’un appétit trop grands. Je veux remplir corps, cœur et esprit, mais j’ai
peur qu’ils ne résistent pas à ma violence.
Six ans passés à « sousvivre » pour survivre aujourd’hui. Six ans où je
me suis tenue à l’écart des menus faits de la vie, où je bâtissais un barrage à
son cours dans mon corps et mon cœur. Six ans où je raidissais tout mon
être pour me dire en me lacérant les bras ou en me cognant la tête que je ne
ressentais rien. Enfin, je retrouve mon corps et mon cœur là où, à l’aube de
mes 18 ans, je les avais reniés. Aujourd’hui, je repense à toi, Frédéric,
amour de mes 15 et 16 ans, enfin j’ai envie de m’engager pour une cause ou
pour des êtres. Retrouverai-je ma gaieté et ma nature fantasque « d’avant »,
ou l’anorexie m’a-t-elle tout ravi ? Aujourd’hui seulement se profile un
« après » plein de promesses à tenir.
Nourriture, je t’étreins du regard, je t’effleure doucement des doigts, je
me remplis de tes odeurs mais, arrivée au sommet de la fascination
sensuelle, je ne consomme pas notre union en t’avalant. Je te désire tant que
j’en ai peur de te faire disparaître, de rompre tes formes. Par tes couleurs,
tes formes et tes odeurs toujours renouvelées, tu me fascines comme le bleu
du ciel dont je voudrais tant croquer un morceau, comme cette mer que je
voudrais boire jusqu’à l’ivresse ; comme ce champ de blé mûr, dont la
contemplation me rend si calme et si confiante.
Je voudrais que mon corps s’unisse à tout ce qui porte la vie, qu’il se
colore, qu’il embaume, qu’il vibre sous la brise, ondule comme la vague, je
voudrais voler, moissonner les champs de mon cœur, sentir monter la sève,
bannir tout ce qui n’est pas vie ou promesse de vie, être eau, ciel et terre.
Aujourd’hui, j’accepte de faire le poids dans la vie, mon poids,
j’accepte la force de ma sensualité, j’accepte d’être féconde comme l’est
une bonne terre, riche de moissons futures et mère nourricière d’enfants à
venir. C’est effrayée par cette passion du vivant que j’ai fait taire mes sens,
que je me suis momifiée, que j’ai fait de mon corps une pierre grise et
aveugle, écorchée, que j’ai gelé mon sang et transformé ma jeunesse en
désert stérile et sans oasis.
Aujourd’hui, je sens à nouveau en moi le flux et le reflux de la force
vitale, les larmes, le travail intérieur et le temps ont érodé la pierre jusqu’au
cœur enfermé qui palpite. Les mots peuvent sortir, gonflés de chair, de
souffrances, mais aussi mots d’amour, d’espoir, mots qui guérissent. Je
voudrais que mes mains deviennent créatrices, que mon corps porte un
enfant, comme ce livre écrit à l’encre rouge de mon sang renferme ma
souffrance surmontée.
J’ai longtemps traîné ma maladie comme quelque chose de honteux,
d’obscène même dans un monde où des enfants meurent de faim. Je la
mettais à distance et c’était une façon de ne pas l’affronter. J’en sentais
confusément les causes et je n’avais pas envie de descendre dans les bas-
fonds de moi-même. Mais un homme m’a appris à regarder la vérité crue, à
ne plus me mentir et me satisfaire d’une survie. Il m’a sortie des sables
mouvants où j’aurais fini par m’enliser, j’ai enfin pu parler sans fausse
honte, et m’avouer mon inavouable.
Feuille blanche, feuille vierge, c’est sur toi que j’ai décidé de décharger
ma rage. Je vais te faire souffrir, hurler d’angoisse, délirer, plonger dans
l’abîme pour sauver mon corps du massacre de ma violence qui n’est
qu’amour trop brûlant. Mes bras ne sentiront plus la lame de rasoir déchirer
la peau, le sang ne coulera plus, ce sera l’encre, et je te livrerai, exutoire
enfin trouvé, ma souffrance, ma honte, mes désirs les plus fous. Tu
entendras parler de ce passé honni et de cet avenir à bâtir, je te domine, je
me domine, terreurs, violence, cauchemars, je vais vous étendre morts sur
ces feuilles qui vous ôteront votre démoniaque pouvoir.
J’ai frappé, battu, mon corps sans pitié, sans reprendre haleine, jusqu’à
tomber, jusqu’à saigner, habitée par une sauvage envie de destruction, une
exaltation, un orgasme dans la douleur. Je rêvais alors d’un corps qui
s’emboîterait exactement dans le mien comme deux morceaux d’un puzzle.
J’ai maigri à l’extrême pour me purifier de désirs qu’on m’avait dit
immoraux, j’ai maigri pour montrer la fragilité extrême qui se dissimulait
derrière ma grande force. J’ai maigri pour me punir de mes découvertes
enfantines, de mes troubles rêves adolescents, pour me punir d’être capable
de donner la vie à un moment où ma mère cessait de l’être, j’ai maigri pour
faire ressusciter le passé.
J’ai appris qu’on ne touche jamais le fond de la détresse, qu’elle est
infinie comme l’univers. J’ai partagé d’autres souffrances, rencontré
d’autres vies brisées, et j’ai appris à écouter en me taisant. Dans ce
bouillonnement, dans cette fièvre, je ne sais plus qui je suis.
J’étouffe d’une crise d’adolescence qui n’a jamais éclaté, j’étouffe d’un
amour dévorant pour les miens, moi qu’on dit solitaire et indépendante. J’ai
joué un rôle jusqu’à ce bac si brillamment obtenu, puis au lieu de me
couronner de lauriers, j’ai pris place sur la galère, j’ai découvert les
chemins de l’autodestruction, de la déchéance physique. La lave continue à
jaillir du volcan : où m’abriter ? Où trouver la paix intérieure et l’accalmie
au creux de la tempête ?
D E U X I È M E PA R T I E

Le long chemin (années


2000)
Années 2000-2005. C’est un nouveau siècle qui commence, et, pour
moi, une tout autre période qui s’ouvre. Les hospitalisations à répétition
sont derrière moi, sans doute n’ai-je désormais plus besoin de ces séjours
entre les murs, à l’abri du monde et, en partie au moins, de mes démons. Je
mange, plus ou moins, à ma faim, suffisamment en tout cas pour réintégrer
le monde « normal ».
La thérapie prend son envol, et moi, je commence, petit à petit, avec
mille précautions, avec les régressions indispensables pour me rassurer, à
ouvrir mes ailes et m’aventurer vers la liberté.
J’ai alors entre 32 et 37 ans, un nouveau travail, et les années de
tempête, peu à peu, s’estompent, prennent une teinte plus douce, et
commencent à devenir passé, même si c’est un passé tout récent, que je ne
me résous à quitter que sur la pointe des pieds, du bout de l’âme et du cœur.
Écrits au début des années 2000, tous les textes de cette seconde période
reviennent néanmoins, à nouveau, sur les premiers moments de la maladie,
et, tout particulièrement, sur ma première hospitalisation au Kremlin-
Bicêtre. Mais, malgré tout, plus de dix ans ont passé, je me suis désormais
un peu éloignée du cœur de l’ouragan, et tant le contenu que le style de mes
écrits reflètent un recul, une distanciation par rapport au caractère « pris sur
le vif » des textes de la première partie. Ma violence intérieure, mes
tourments se sont déjà bien apaisés, et, si je me retourne encore et toujours
sur les mêmes événements, j’ai d’eux une perception nettement différente,
plus nuancée, et, à plus d’un titre, plus « douce ». Parce que j’ai
intérieurement évolué, les expériences d’hier se remodèlent en moi,
prennent une autre couleur et saveur, signe sans doute que, peu à peu, elles
commencent à s’éloigner.
Car, malgré tous mes efforts pour ne pas changer, j’ai bel et bien évolué,
j’ai mûri, j’ai grandi et pris des forces, physiques et mentales. Et j’ai de
nouveau besoin d’écrire, en partie peut-être pour soulager ma peur de
perdre, perdre cette part de moi qui a tant souffert, qui a vécu si
intensément, qu’elle veut rester « là-bas », en maladie, en partie par
imparfaite conscience que l’on n’oublie jamais rien du chemin qui nous a
menés jusqu’à nous-mêmes, tous ces kilomètres que nous avons avalés, le
long desquels nous avons peiné, et ri, et qui demeurent là, gravés, chair
dans notre chair.
Sans doute aussi ai-je écrit alors par besoin de me rassurer sur ma
fidélité, présente et à venir, à un moment où je sentais, où je savais, que le
chemin bifurquait, que des portes s’ouvraient, que des territoires inconnus
ou plus fréquentés depuis longtemps, se dévoilaient à moi ; pour m’assurer
un passage en douceur, une transition sans hiatus, face à cette impossibilité
à ne pas répondre présente au refleurissement d’une vie en moi, à moi, cette
envie de nouveau matin, et cette peur du changement, d’un hypothétique
oubli, d’une possible ingratitude.
À cette époque, je savais déjà une chose, et je l’écrivais : je ne voulais
rien oublier, je voulais un tout, je me voulais toute, je voulais relier et ne
rien renier, avancer et pouvoir me souvenir. Je ne voulais surtout plus rien
briser, rien saccager, rien maudire de ce que j’avais été ou de ce qui fut, je
voulais être celle-ci tout en ayant été celle-là, je voulais me sentir une et
indivisible, celle d’aujourd’hui la suite de celle d’hier et l’annonce de celle
de demain. Un être enfin libre, enfin lui-même, en somme.
Les pages qui suivent forment le récit d’une libération intérieure :
libération de l’esclavage auquel je m’étais moi-même asservie, tenant dans
mes propres mains le fouet qui s’abattait férocement sur mon dos voûté ;
libération des chaînes de la peur, une peur polymorphe, sans nom ni visage,
mais tentaculaire, débordante. C’est le récit d’une remontée, par à-coups,
par poussées, par paliers, de l’obscurité vers la lumière, des croyances, des
superstitions, des angoisses les plus terribles et les plus folles vers la liberté
d’éprouver, de penser, de respirer, d’aimer, de vivre. C’est le récit d’une
lutte intime, plus cruelle peut-être encore que ne l’aurait été un combat
contre un adversaire extérieur, une tentative pour amener la concorde et la
paix au cœur d’un moi déchiré, divisé, éclaté, écartelé. Le récit, enfin, d’une
lutte, quasiment à mort, qui se livre en chacun de nous, entre l’envie de
créer, de construire, cette envie de Beau, de Bon, cet irrépressible élan vers
la jouissance du corps et du cœur, vers la lumière et la vie, et ce besoin,
parfois, et parfois trop fréquent, trop violent, de se détruire, de saccager
tous les trésors déposés entre nos mains, de refuser, de repousser la vie, de
fermer nos yeux et nos cœurs, d’interdire à la vie l’accès à notre être.
Mais c’est, surtout, l’histoire de rencontres, d’une rencontre par-dessus
tout, celle qui a rendu toutes les autres possibles, une étincelle qui, un jour,
a jailli et a pris, déterminant toute la suite de l’histoire, qui a commencé à
transformer le fagot de bois sec et désespéré que j’étais devenue en un
brasier qui a flambé de plus en plus haut, de plus en plus clair.
I

Derrière la porte close

Au moment où j’écris ce texte, j’ai 35 ans, et, depuis plusieurs années déjà, je n’ai plus
connu d’hospitalisation. Je deviens, lentement, mais tout compte fait sûrement, beaucoup
plus « solide », mes difficultés alimentaires, sans avoir disparu, se sont bien estompées. Je
ne suis plus, en permanence, dans une situation de danger vital.
La vie se fait plus douce, mais pourtant, le souvenir de la « terrible » période qui a précédé
ces années de mieux-être me hante quasi quotidiennement ; j’ai toujours le plus grand mal
à me détourner de ce passé encore si frais, et qui m’a tant marquée, au propre comme au
figuré.
Je repasse souvent dans ma tête le déroulement de mes journées lorsque j’étais enfermée
jour et nuit, lors de ma toute première hospitalisation, en 1987, à l’hôpital du Kremlin-
Bicêtre, et je cherche à retrouver ce que je ressentais alors, et comment j’ai fait pour
supporter cette claustration.
Tout naturellement, et sans rechercher un quelconque artifice littéraire, j’ai écrit ce texte à la
troisième personne du singulier : mais ce « elle », c’est bien sûr moi qu’il désigne.

Elle ne saura sans doute jamais à quel moment précis la foudre est
tombée sur sa toute jeune vie, quand une lame de fond est venue l’emporter,
la noyant sous des vagues noires qui se succédaient trop vite pour qu’elle
puisse reprendre souffle, quand la tempête l’a fait trébucher, l’empêchant,
devant la violence du vent en pleine face, d’avancer. Cette maladie terrible,
c’est l’anorexie. Une maladie cruelle, qui, vous obligeant à refuser toute
nourriture, se repaît de vous sans relâche, vous colle à la peau, vous met au
ban du monde extérieur en vous laissant croire, suprême et dérisoire
tromperie, que c’est vous qui menez la danse, que tout n’est que
manifestation particulièrement intense de votre volonté, alors que vous
n’êtes plus que poupée de chiffons, marionnette aux fils rompus.
C’est une de ces maladies cruelles face auxquelles on est seule pour
lutter, même si des spécialistes tentent de vous aider à démêler les fils de
cette toile d’araignée. Le pire pour elle, ce fut le mensonge permanent, non
seulement vis-à-vis des autres, mais plus encore, son propre refus de
reconnaître et donc de repousser ces voix qui lui enjoignaient de plonger
toujours plus bas, dans un vertige morbide. Elle répétait : « Je suis guérie »,
alors que toutes ses pensées tournaient malgré elle vers le moyen de
demeurer dans la maigreur. Combien de fois a-t-elle répété : « Cette fois-ci,
je vais m’en sortir », comme si ces mots allaient, par une étrange magie,
effacer le mal qui rongeait son âme et les stigmates qu’affichait son corps ?
Le voulait-elle d’ailleurs vraiment, au fond ? Car il y a dans cette maladie
un attachement incompréhensible pour la raison à la souffrance, comme si
celle-ci venait combler un manque, offrait la sécurité d’un quotidien certes à
la limite du supportable, mais rassurant par cette rigueur implacable.
Elle veut tenter de donner corps, par l’écriture, à tout ce qu’elle a
ressenti durant ces années gâchées, de se libérer avec des mots pas toujours
justes de ce fardeau.
Elle veut donner un sens, un poids de mots à ce qu’elle a vécu et ce
qu’elle vit, reconnaître lucidement ce qu’elle a souffert et ce qui la fait
encore souffrir ; mais de ses années de détresse, elle a aussi su tirer une
richesse humaine, comme le chercheur d’or écrasé de chaleur et brûlé par
les feux du soleil voit briller dans son tamis la fine poussière d’or.
Elle n’a jamais su se débrouiller avec ce frisson violent, cette pulsation
accélérée de tout son être, cet affolement, cette impression de perdre pied
comme une enfant qui s’aventure plus loin dans la mer que ses capacités de
nageur ne le lui permettent. Elle a haï la petite fille qu’elle fut, sensuelle,
gourmande, avide de vie, mais aussi pleine de peurs et angoisses diverses,
avec ces crises de larmes qui la soulageaient dans le noir de la nuit ; et elle a
manqué le meilleur de cette dangereuse révolution qu’est l’adolescence :
l’insouciance, les rires qui fusent trop fort, les longues conversations et les
premières amours.
Pour ne pas souffrir dans cette délicate période de mue, elle a bâillonné
ses désirs, ne sachant comment les prendre, effrayée par cette force qu’elle
sentait couler à longs flots dans ses veines. Pour ne pas se lancer à corps
perdu dans cette vie tourbillonnante qui l’appelait, elle a perdu son corps,
elle s’est retirée du jeu, elle a voulu descendre du manège, de la grande roue
avant le looping, fascinant et terrifiant à la fois. La mort lente plutôt que le
feu d’une vie intense, le choix du sommeil imposé aux pulsions qu’elle
n’ose laisser jaillir à la lumière.
Elle a toujours eu la sensation, lourde de panique, d’une envie
irrépressible, et qu’elle s’est pourtant précisément efforcée d’étouffer,
d’abriter une vitalité, des pulsions extrêmes, un instinct de vie auquel tout
son corps, bouche, yeux, oreilles, peau, participe. Elle sait capter la fugacité
des choses, voir et goûter ce qui laisse la plupart des autres indifférents. Elle
est faite pour la jouissance, prendre, se donner, exulter, haïr, nager dans son
propre courant. Elle a un appétit vorace de la vie, que le jeûne n’a fait que
décupler. Préserver un parfum, prolonger un geste, étirer ces moments
fugaces où elle se sent si fort être.
Exister, exister jusqu’à la tension extrême, la limite de l’explosion
intérieure, la démence. C’est peut-être pour cela que, quand elle attentait à
sa vie, c’était toujours dans un état de totale inconscience face au risque de
la mort. Et même, dans cette recherche effrénée de cet essentiel pur et sans
aspérités, son envie de mourir était encore projet de vie.
La faim, c’était sa liberté autant que sa prison. Tyrannisée par cette
brûlure au creux du ventre, il lui semblait échapper à toute emprise, tout
pouvoir d’un tiers sur sa personne intime. Et c’était une identité, la seule
qu’elle ait su, ou pu, se forger, pour éviter l’anonymat, et surtout
l’indifférence, pour susciter l’amour. La faim, c’était la preuve qu’elle était
en vie, une preuve charnelle, irréfutable, et elle s’y accrochait comme si,
sans elle, elle allait sombrer dans un monde clos, où n’entrerait plus aucun
bruit, aucune couleur, aucune odeur. La faim, c’était une chaîne qui lui
déchirait les chevilles, mais qui était aussi un moyen d’entraver ceux
qu’elle aimait, pour elle qui avait toujours été tentée de les enfermer dans sa
geôle ; avoir faim, c’était une façon de ne pas se sentir abandonnée, alors
que, précisément, elle faisait le vide autour d’elle.
Une pluie fine et glacée tombe sur les façades grises et sales de cette
banlieue où la voiture glisse dans un silence sinistre, une pluie qu’elle ne
distingue plus de ses larmes qui coulent toutes seules, puisque sa volonté est
rompue.
Cette voiture qui l’emmène avec ses parents vers l’hôpital du Kremlin-
Bicêtre ressemble à un corbillard avec cette odeur de mort qu’elle porte en
elle, ces yeux éteints sur des joues creuses qui font se détourner le regard
des passants terrifiés.
Elle se souvient de ce tout premier entretien avec ce médecin où, raide
sur une chaise qui lui faisait mal aux endroits où ses os saillent, il a posé
cette courte et inoubliable question, qui résonne encore comme un glas dans
son cœur : « Tu sais ce que c’est, l’anorexie ? » De quel droit cet homme en
blouse blanche lui dit-il qu’il va être obligé de la soumettre à un traitement
pénible, mais qui la sauvera ? La sauvera de quoi ? Elle pèse trente-six kilos
pour un mètre soixante-douze, et après ? De quel droit vient-il détruire cette
frénésie de légèreté, de pureté, de fusion avec le corps maternel, ce défi
exalté qu’elle lance au monde entier, elle n’a besoin de rien pour survivre,
de rien qui pourrait tant soit peu empiéter sur la seule nécessité absolue,
l’amour entier, à la vie à la mort, comme on dit si bien ?
Elle pleure de rage lorsqu’il lui fait visiter le service, ne répondant pas
aux bonjours des infirmières, le regard rivé vers les dalles du sol. Elle a si
froid.
Elle n’avait pas réellement conscience de sa maigreur, elle ne se
regardait pas dans la glace, ne se pesait pas. Certes, elle voyait bien que les
voyageurs du métro qui l’emmenait chaque matin au lycée la regardaient
avec une sorte de frayeur, de pitié embarrassée et un peu aussi comme si
elle venait les perturber, les bousculer hors de la somnolence ou de la
lecture du journal quotidien, comme s’ils allaient garder tout le jour comme
un goût amer et troublant dans les yeux.
Pourtant, depuis quelques semaines déjà, c’est vrai, elle commençait à
ne plus ressentir cette euphorie qui lui semblait la soulever de terre, cette
puissance, cette liberté. Et puis, il y avait ces symptômes troublants et
surtout dérangeants, qui cherchaient à l’amener à une prise de conscience
qu’elle refusait : les oreilles qui se bouchent et bourdonnent, les poignées de
cheveux sur l’oreiller au réveil, les gencives qui saignent et surtout, ces
affolements soudains du cœur, où son corps semblait se dérober, comme
une maison bâtie sur une faille sismique et qui chancelle. Mais, par-dessus
tout, il y avait ce froid, ce froid permanent qu’elle ne parvenait pas à
vaincre malgré les lainages empilés, ce froid qui semblait glacer son sang
dans ses veines.
Elle sent déjà confusément qu’en partant pour cette hospitalisation, elle
part pour beaucoup plus longtemps, peut-être pour toujours. Elle sent que ce
jour marque la fin définitive de sa vie d’enfant, que l’épreuve qui l’attend
ne laissera pas son âme indemne, que son visage et son corps pourront
retrouver leurs formes, ce ne seront plus jamais les rondeurs de l’enfance
envolée.
Puis l’arrivée dans le service, les sacs posés dans la chambre, la brève
entrevue avec le médecin auquel soudain elle s’accroche, et fait promettre
de venir la voir tous les jours, et puis ses parents qui disparaissent, comme
happés par la nuit qui est déjà tombée sur la ville. Dans la dernière chambre
tout au bout du couloir, la porte s’est refermée, et ne devra désormais plus
s’ouvrir que sur le médecin ou les infirmières. Elle n’a qu’une seule
pensée : elle ne sortira jamais de cette chambre, elle est enterrée vivante,
hors du temps. Dans la dernière chambre tout au bout du couloir, elle est
recluse à perpétuité. Sa voix se brise dans un long cri déchirant, alors
qu’une aide-soignante lui apporte ce dont le refus total et obstiné l’a
conduite jusqu’ici : un plateau de nourriture, dont elle meurt d’envie depuis
de longs mois, mais auquel elle ne touchera pas. Plutôt mourir. Et, de fait,
pour tous, elle est aux portes de la mort. Pour elle désormais, cette porte
bleue est devenue la frontière entre le monde des vivants qui lui arrive par
bribes, cris, rires, bruits de pas, et le royaume des morts dans lequel elle n’a
même plus la force de se demander pour quelle raison injuste elle a été
précipitée.
Telle une bête traquée, elle passe les deux premiers jours recroquevillée
dans un coin de la chambre, gémissant comme un bébé ou un vieillard
malade. Elle ne cesse d’appeler les soignants à l’aide du petit bouton prévu
à cet effet, mais les soignants sont occupés, et puis des liens ne se sont pas
encore noués. Mais le grand sac d’os est encore capable de sursauts de
révolte, lançant ses chaussures inutiles à la tête de l’aide-soignante qui,
immuablement, lui apporte son repas.
Et puis les jours passent et s’accumulent pour faire des semaines. Et
puis, apprivoisée, elle se remet à manger chaque jour un peu plus, et les
centaines de grammes s’accumulent, eux, en kilos. Pour résister et préserver
son identité, elle a fait de cette chambre un univers régi par des règles
strictes, avec un emploi du temps scrupuleusement suivi.
Peut-être, sans doute, est-ce une façon de ne pas décrocher tout à fait de
ce monde qu’elle passe ses journées à regarder s’affairer, elle dans sa
passivité forcée, ce monde qui continue de tourner derrière la grande baie
vitrée. Comme elle n’a eu le droit de prendre qu’un unique livre, elle se fixe
un nombre de pages pour la journée, afin de ne pas le finir trop vite. La
musique lui manque.
Alors, assise sur le large rebord de la fenêtre, les yeux perdus, elle se
récite tous les poèmes français et allemands qu’elle sait par cœur et puis,
quand les perfusions d’antidépresseur commencent à faire leur effet, elle se
surprend à chantonner. Et puis regarder au-dehors, les voitures sur le périph
en contrebas, les camions de linge, de nourriture, et les gens qui entrent ou
qui sortent. Elle guette la sortie de l’école, avec ces enfants qui courent pour
rentrer chez eux en coupant par l’hôpital. Elle ne les envie même pas d’être
libres d’aller et venir. Elle éprouve face à sa réclusion un sentiment étrange,
l’envie de courir pieds nus dans une immense prairie, ou de nager dans une
mer où l’horizon se fond dans le ciel, et une paix, une quiétude même à voir
s’écouler la journée, sans bouger, au rythme primitif du lever et du coucher
du soleil. Elle se surprend attentive à un vol de mouettes croisant, haut dans
le ciel, le si fragile sillage de fumée laissé par un avion qui emmène des
gens moins loin, finalement, qu’elle n’est elle-même arrivée. Cette chambre
est devenue une sorte de ventre maternel, le fond de son ventre à elle, un
refuge très loin au fond d’elle-même où s’est repliée la vie.
Elle se découvre une richesse immense, en exhumant tout ce qu’elle a
vécu jusque-là, faisant une sorte de bilan auquel généralement on ne se livre
pas à un âge encore si tendre. Le ciel d’un bleu profond – cet hiver-là fut à
la fois glacial et beau –, sert d’écran où viennent se succéder des visages,
des paysages dont elle ne pensait pas avoir conservé un souvenir si intact.
Ce ciel bleu immense ne lui parle pas de solitude ni d’enfermement ; il
l’accueille et lui ouvre un champ de liberté, d’envolée, d’oubli de sa
détresse.
Le médecin tient sa parole et passe chaque jour, tantôt dix minutes,
tantôt plus longuement. Leurs rapports ont changé, et à l’hostilité du début a
succédé une sorte de complicité, un peu semblable à celle que doit
entretenir le gardien avec le prisonnier qu’il est chargé de surveiller. Elle
sait toujours quand il arrive, avant même qu’il n’ait frappé à la porte, ce
bruit, talon, semelle, résonnant dans le long couloir et qui, à la différence
des autres qui se suspendent en chemin, vient jusqu’au bout, jusqu’à elle.
Et puis, après environ deux mois d’enfermement total, il y a cette phrase
lancée par le médecin, à la fois cruelle et excitante : « Ça te dirait une bonne
douche ? Encore un kilo et tu pourras aller dans la salle de bains deux fois
par semaine. » Pour elle, qui aime tant l’eau, le glissement tiède et sensuel
sur le corps, telle une longue et lente caresse, c’est comme un
émerveillement enfantin, l’accès à un plaisir jusque-là interdit. Elle dispose
d’une demi-heure, et cette première douche ne nettoie pas seulement son
corps, mais débarrasse les nuages noirs amoncelés dans sa tête qui se
mélangent avec l’eau qui ruisselle sur son visage, larmes brûlantes et salées.
Elle ne pense même plus qu’un jour, elle sortira de sa chambre et pourra
circuler librement dans le service avec les autres ados. Lorsque le médecin
lui annonce qu’elle peut sortir de sa chambre tous les après-midi, une
sensation étrange l’étreint à l’idée de se retrouver au milieu de personnes
qui la connaissent sans jamais l’avoir vue, qui ont juste entendu le son de sa
voix et ses sanglots quand elle demandait par l’interphone si une infirmière
pouvait venir passer cinq minutes avec elle. Pour eux tous, elle est une sorte
de fantôme, « la fille qui est enfermée dans sa chambre tout au bout du
couloir ». Elle, elle a hésité de longues minutes avant de se décider à
franchir le seuil de ce qui est devenu sa tanière, son sanctuaire, à affronter
les regards sur son corps, à retrouver des mots simples, tentée de raser les
murs, intimidée et comme prise en faute, avec cette impression de devoir
remonter dans un manège qui a continué de tourner sans elle, et ne
s’arrêtera pas pour qu’elle y reprenne place. Elle a peur de rester
indéfiniment seule sur le quai, rendue transparente, invisible pour les autres.
Elle serait en quelque sorte le fantôme de cet hôpital, et d’ailleurs, elle
hantera longtemps, longtemps, dans ses rêves, ce décor, peuplé de tous ses
figurants.
Et puis tout se passe si simplement qu’elle en est tout étonnée. Les
autres ados lui parlent, et lui posent cette question récurrente : « T’es là
pour quoi, toi ? », et quand elle prononce ce mot barbare, anorexie, cette
remarque : « Oui, un genre de TS en fait. » Elle s’assoit avec eux dans la
salle où il y a une vieille télé et un radiocassette, elle ne parle pas beaucoup,
eux non plus, ils restent ensemble, dans un commun silence.
La souffrance ne rapproche pas, ne se partage pas ; ce sont toujours des
larmes, des cris différents, des douleurs qui ne frappent jamais exactement
au même endroit, et face auxquelles, seuls, toujours seuls, on cherche ses
propres armes. Mais ce qu’on entr’aperçoit de la souffrance d’autrui ouvre
dans le cœur la conscience qu’on est des milliers à chercher des sorties de
secours, à tenter de reprendre la route droite. Mais elle a aussi appris que
parfois la vie est trop cruelle et abandonne définitivement sur le bord des
routes ces jeunes dormeurs, un trou rouge au milieu de la poitrine, overdose
ou suicide cette fois-ci gagnant.
Elle a eu le droit de revoir ses parents et ses sœurs, un jour de mai elle
est sortie définitivement de l’hôpital, mais déjà elle sait que le calvaire ne
fait que commencer, qu’elle n’a eu que l’avant-goût d’une longue épreuve
qui viendra la traquer, l’acculer jusqu’aux portes de la mort.
Dès l’automne suivant, la nourriture est devenue à nouveau l’unique
obsession, l’ennemie face à laquelle il faut tenir, avec cette faim permanente
qui vous lance, vous brûle tout au fond du ventre. Alors, il y a eu un
parcours d’avance voué à l’échec dans le labyrinthe de sa maladie. Et
chaque fois le corps qui endure moins loin la torture à laquelle elle le
soumet. Et chaque fois le chemin à refaire, en supportant de moins en
moins, avec les années qui passent, les rigueurs des traitements. Mais
jamais encore, elle ne parvient à voir au-delà de la reprise de poids, à
s’inscrire dans un avenir d’où la maladie serait enfin bannie, car plus
nécessaire.
L’anorexie est devenue sa vie, son mode de vie plutôt, et d’elle dépend
toute sa relation au monde et aux autres. Elle avance dans un long couloir
obscur, où le souvenir même de la lumière du soleil, de la joie et de la
convivialité a disparu. C’est comme si le soleil s’était définitivement
assoupi au ras de l’horizon, laissant filtrer durant de brefs instants un rayon
ténu, mais qu’elle n’a plus la force d’attiser. Elle a pris ses marques et
repères dans ce no man’s land désolé et elle a fini par s’y sentir en sécurité,
comme les enfants sauvages élevés par des bêtes pourtant dites féroces ont
peur du monde civilisé où l’on veut les réintégrer.
Elle croit même avoir oublié qu’il y a eu un avant, le temps ne coule
plus pour elle, ne serait-ce que parce que, tenaillée nuit et jour par une faim
qu’elle n’assouvit pas, sa vie quotidienne n’est plus ponctuée par ces
moments où le corps et l’âme prennent des forces pour mener leurs tâches à
bien. Elle est comme un légume isolé dans un potager opulent, comme un
tournesol qui refuse de se tourner vers l’astre vivifiant, et se remarque de
loin au milieu du champ.
II

Rencontres

À nouveau, j’évoque ma première hospitalisation au Kremlin-Bicêtre, mais, cette fois, je


parle de la seconde expérience que j’y ai connue, à côté de celle de l’« isolement » : la
rencontre avec les autres adolescents qui y étaient hospitalisés, une fois que l’isolement a
été, progressivement, levé, et que j’ai pu circuler « librement » dans le service.
Ces autres adolescents étaient, pour la plupart, issus de milieux très différents du mien, des
milieux que je n’avais jamais eu, jusque-là, l’occasion de vraiment côtoyer. Or, alors que
nous étions très dissemblables par l’éducation, par l’origine sociale, le milieu familial et le
climat affectif dans lequel nous évoluions, je n’ai ressenti aucun fossé entre eux et moi.
Il régnait, dans ce service, une violence sourde, latente ; mais cette « brutalité » de vie ne
m’effrayait pas, parce qu’elle me renvoyait, et correspondait très exactement, je pense, à
celle qui m’habitait alors moi-même.

Au fil de toutes ces pages, j’ai éludé, comme sans le vouloir, une
dimension pourtant essentielle de cette histoire, j’ai tu cette double
rencontre, cet échange duel mais jumeau de moi à moi, et de moi à eux.
J’ai vécu là-bas, dans ce pays hors du monde et rempli pourtant de
toutes les souffrances et les misères, deux expériences extrêmes, qui se sont
rejointes comme deux mains déchirant une feuille de papier chacune par un
bout : en tout cas une aventure intense, qui m’a modelée en profondeur.
Je savais pourtant, au fond de moi, qu’un jour viendrait où je prendrais
la plume, à la première personne du singulier, ou parfois du pluriel, et que je
parlerais d’eux, de moi, de moi avec eux, de moi par eux ; j’y ai mis du
temps, trop absorbée très vite par le regain enragé de la maladie, comme ces
orages qui se succèdent sans vous permettre de mettre le nez dehors : mais
pour moi, c’était au-dedans qu’il pleuvait à verse, qu’il tonnait sans relâche.
Je n’ai pris aucune adresse, aucun téléphone. Et puis, je n’ai plus jamais
parlé d’eux à quiconque. Pourtant, ils sont tous là, un à un, dix-sept ans
après, mais avec leurs corps, leurs visages d’ados ; et c’est ainsi que ma
mémoire veut les garder, oui, bien à l’abri de cet univers d’adultes qui nous
terrorisait tant. Je n’ai pas à prendre rendez-vous, je n’ai pas besoin – je
redoute peut-être même – de les rencontrer physiquement. Mais
aujourd’hui, bien en retard, je peux enfin leur rendre la place en moi qu’ils
avaient prise. Et leurs silhouettes graciles, leurs épaules chargées de poids
trop lourds, leurs larmes mais aussi leur candeur, leurs rires, réclament de
moi un droit à la pudeur, à la précaution, et, même si je les mets un peu en
lumière en cette soirée d’automne, me demandent comme les feuilles des
arbres en cette saison, de ne pas souffler trop fort pour ne pas chasser toute
la poussière qui s’est inévitablement déposée sur nous, me disent parfois de
me taire.
Ils ont enrichi le vocabulaire de mon cœur, la poésie de mes émotions.
Et je sais aussi qu’il me faut bien choisir ma plume, pour ne pas griffer cette
mémoire d’eux, de nous, si sensible, si fine, si vulnérable. Et je fais le défi
fou de remonter le temps en arrière, de les rejoindre là où je les ai quittés,
dans ce lieu clos qui est le seul à pouvoir abriter ces retrouvailles, loin de ce
que je suis devenue, loin des chemins qu’eux-mêmes ont pu emprunter et
loin de ceux qu’ils ont su, j’espère, éviter.
Mais pour les comprendre, pour me sentir des leurs, il a fallu que je
passe ces longues semaines coupée de tout et de presque tous, il a fallu que
je morde la douleur comme de la poussière poisseuse, puante, il a fallu que
je m’ouvre à cette part cachée tout au fond de moi, et sans laquelle mon
identité n’aurait pas survécu.
Pour les trouver, il fallait que je me dénude de tous mes rôles, fille
aimante, élève brillante, tenue et langage classiques, il fallait que je
descende jusqu’à ce noyau dur où seule la tentative de sursis logeait encore,
il fallait que, moi aussi, je me sente étrangère, ou plutôt détachée, de ce
monde des adultes qui me faisait si peur, que, moi aussi, je me sente
paumée, sans autres repères que le jour et la nuit, le bien-être et la douleur,
le rire et les pleurs, la paix et l’angoisse.
Après eux, je ne pouvais plus réagir, raisonner comme avant, je ne
pouvais plus me plaindre de certaines choses, en exiger d’autres, mais je
pouvais par contre mieux goûter ce qui s’offrait, en retirer une jouissance
plus profonde, et tenter de prolonger les petites joies sans demander de
suppléments ; j’ai appris à faire avec ce que j’avais, à faire du mieux que je
pouvais.
J’ai appris que nous avons des yeux pour regarder la beauté et la laideur
inscrites au cœur de chacun, inscrites au cœur de l’univers, et je me
reconnais privilégiée d’avoir réussi, sans d’ailleurs l’avoir choisi, à voir ce
que rien ne me prédestinait à voir, une réalité qui m’a éblouie au propre
autant qu’au figuré, mais qui, loin de m’aveugler, m’a dessillé les yeux en
fracturant mon cœur.
Tous ces ados jouaient de façon perverse avec la mort, se sentant peut-
être d’une certaine façon intouchables, invulnérables ; à frôler sans cesse la
mort, à être rattrapés à l’extrême bord de l’abîme, ils pensaient être assurés
d’être toujours gagnants, et c’était sans doute leur revanche, leur seul
moyen d’affirmer haut et fort leur liberté, leur toute-puissance. Car ils
voulaient vivre, ils avaient le goût de la vie étonnement à fleur de peau ; ils
aimaient rire, plaisanter, oui, ils savaient encore le faire, et ils avaient peur
du noir, de la solitude, du silence. Beaucoup me disaient qu’ils n’auraient
pu subir l’enfermement qui m’avait été imposé ; mais ils semblaient eux-
mêmes pourtant ne pouvoir vivre vraiment que dans l’espace clos de ce
service, avec cette certitude d’une présence vigilante et quasi-constante
autour d’eux. Et la plupart ne se rendaient pas compte, dans une
insouciance retrouvée pour quelques jours, qu’ils arriveraient fatalement à
un âge où on ne pourrait plus les y accueillir.
Car s’ils cherchaient inconsciemment refuge dans le service de cet
hôpital, ils acceptaient difficilement de laisser tomber devant médecins et
infirmières ce barrage, ces remparts, cette agressivité qu’ils s’étaient forgés
depuis leurs plus tendres années, pour pouvoir encaisser le mal, pour
affirmer leur existence, pour crier ce qu’ils auraient rêvé acquérir, mais ce à
quoi ils ne parvenaient pas : une insensibilité, une bravade d’indifférence,
mais aussi de haine, un fantasme renversé de toute-puissance, face aux
agressions et aux agresseurs.
Sans doute recherchaient-ils tous sans s’en douter un cadre stable, carré,
avec des règles bien définies, qu’ils s’empressaient les premiers jours
d’enfreindre, pour s’affirmer, mais qui les rassuraient face au chaos, à
l’anarchie de leur foyer familial, et des limites qui les protégeaient d’eux-
mêmes autant que des adultes. Il y avait un homme soignant dans chaque
équipe, et il était amené quotidiennement à intervenir face à des
provocations qui lui étaient lancées, lui qui représentait l’image d’un père
qu’ils osaient défier.
Jamais je n’ai vu aucun de ces infirmiers faire preuve de brutalité ; de
poigne, oui, de force masculine, mais toujours sans cris, sans menaces,
sachant bien que ce n’était pas lui qui était visé ; et d’ailleurs, la crise de
rage gérée au mieux, les ados recherchaient sa considération. Dans ce lieu à
part, chacun voulait affirmer, et imposer, sa propre loi ; et j’ai admiré,
malgré les heurts et les rappels à l’ordre fréquents, le doigté, le tact, des
soignants, qui évitaient jusqu’au bout de leur patience les mots brutaux, les
menaces, les gestes énervés, qui savaient ne pas chipoter sur une demi-
heure de plus sur l’heure de l’extinction des feux, la musique trop forte, les
chambres en désordre.
À leur image, je me défaisais à l’hôpital d’un grand nombre de mes
angoisses, et j’y ai laissé sans doute, plus que toute autre chose, une
sérénité, une paix, une sensation de sécurité et d’impunité qui me
manquaient tant, que j’avais tant cherchées, et que j’avais payées si cher. Et
c’est sans doute cela que je voudrais aller y reprendre, comme on remonte
prendre son parapluie, quand on ne s’est pas aperçu avant de descendre
qu’il pleuvait à verse. J’ai encore du mal aujourd’hui à ne pas tenter de
recréer l’illusion d’un cocon, je crains les agressions de la vie, les plus
banales, le froid mordant ; et, libre d’aller et venir à l’extérieur, je
m’enferme à l’intérieur, comme si je substituais aux parois de cette chambre
mon enveloppe corporelle, alors qu’au contraire j’avais là-bas cette
possibilité de m’épancher sans témoins, de déverser ma souffrance, peut-
être pour la première fois de vivre pour moi.
Et moi aussi, d’une autre manière, j’avais besoin de limites, plutôt peut-
être d’une vie limitée, une limite face à mon hyperactivité, et cette rage
éclatant dans cette souffrance qui me poussait à flirter avec les extrêmes,
avec la mort elle-même. À 17 ans, on joue souvent avec elle, comme un rite
de passage vers l’âge adulte, mais j’avais conscience que je ne fixais plus
les règles, que tout en moi s’était emballé et que l’abîme béant s’ouvrait
chaque jour un peu plus sous mes pieds. Il me fallait un lieu pour contenir
ma douleur, comme si ces quatre parois allaient s’opposer à
l’envahissement total et définitif de ce mal qui me rongeait.
Je n’avais plus de place dans le monde extérieur, je le comprenais,
j’avais sans doute besoin d’un univers à moi toute seule, j’avais besoin que
l’on me fasse une violence qui ne pourrait être pire que celle que je
m’infligeais.
Je voulais m’échapper de ce cauchemar, je ne faisais plus le poids – au
littéral comme au figuré –, dans le monde des vivants, je ne voulais plus me
battre, je ne le pouvais plus. Et ceux qui me connaissaient de toujours, ceux
qui m’avaient vue grandir et, d’un coup, me détruire étaient de toute leur
force d’amour impuissants à me venir en aide ; cette dernière ne tolérait
d’être qu’anonyme, issue d’un milieu neutre, d’un système, d’une
institution, même si l’affectif a toujours repris ses droits et s’est taillé une
place majeure, avec des visages, des prénoms comme autant de coups au
cœur qui touchent juste chaque fois.
Ils ne voulaient pas devenir des adultes, jamais ils n’évoquaient un
foyer, une famille, un travail ; ils couraient droit devant juste pour fuir, et
réclamaient dans un cercle vicieux à la fois qu’on entende leurs appels à
l’aide, et qu’on les laisse s’échapper définitivement.
Moi non plus je ne parvenais pas, je n’essayais même pas de me
projeter dans un avenir, j’avais oublié, abdiqué tout rêve, toute ambition,
toute promesse, je n’avais rien demandé et l’on me demandait des comptes,
des pourquoi, sur ce plateau que j’avais laissé intact, sur les chiffres rouges
de cette balance qui s’obstinaient à ne pas augmenter, des pourquoi
auxquels, comme eux, je n’avais pas de parce que.
Comme eux, ma souffrance me semblait un arbitraire du destin ; comme
eux, je n’accusais personne, mais, comme eux, je me révoltais en m’offrant
moi-même en sacrifice.
Je n’étais, comme eux, qu’une enfant qui avait perdu son enfance, pas
de la même manière, mais avec un résultat semblable : une maturité trop
vite venue, mais emprisonnée dans des attitudes, des réactions enfantines,
un désabusement, une tristesse et une solitude d’adulte avec des exigences
de tout-petit.
Mon voyage jusqu’au bout de la vie n’était que l’écho de leurs
randonnées familières, nous étions du même pays, nous parlions le même
langage, et, devant cette évidence, il n’y avait plus de classe sociale ou
intellectuelle. Ils me voyaient telle que j’étais si rapidement devenue,
humble, vulnérable, sans jugement, silencieuse, discrète avec ma douleur,
ayant tout de suite saisi l’accord tacite qu’ils exigeaient de moi : des
confidences, oui, de temps à autre, mais toujours libres, et puis, chacun sa
galère, inutile de prétendre partager celle d’autrui quand la vôtre vous fait
déjà courber si bas l’échine.
Nous étions semblables à des êtres hybrides, aux corps hésitants entre
l’enfance et l’âge adulte, aux sentiments en errance, aux besoins affectifs
immenses accumulant une insatisfaction qui nous isolait ; nous avions tous
le semblable besoin et la semblable capacité d’aimer, ce qui était bien plus
admirable venant d’eux que de moi. Car peut-être avais-je été mal aimée,
mais du moins j’avais le souvenir de moments de tendresse ; et leur
dénuement sentimental m’a frappée comme une gifle, mais j’ai vite compris
qu’ils étaient si pareils à de splendides chevaux sauvages que toute
possibilité d’intimité avec eux était plus que hasardeuse.
Là-bas, je ne me suis jamais fait de serments pour « l’après », je n’ai
pas nourri de projets, je ne ressentais pas vraiment de manque, j’avais fini
par oublier qu’il y avait un monde, un « dehors », je n’ai jamais envisagé
quelle place je pourrais y retrouver un jour. Je ne pensais même plus qu’un
jour la porte bleue me laisserait passage.
Si j’avais croisé leurs routes à l’âge adulte, ils me seraient sans nul
doute restés étrangers. Mais cette chance, que rien ne laissait prévoir et à
laquelle rien ne m’avait préparée, m’a été offerte de les rencontrer entre ces
deux eaux, à une étape de leurs vies, et de ma vie, où tout était possible, où
nous nous cherchions tous dans une quête finalement semblable. Et ils
demeureront d’une certaine façon mes meilleurs amis, témoins disparus
mais jamais oubliés de ma tragédie comme je le fus de la leur, juste
quelques bribes de nos histoires échangées, mais un échange vrai, sans
retenue et pourtant si pudique, loin de tous ces efforts que l’on déploie pour
paraître plus beaux, meilleurs, plus fréquentables. Nous étions un peu dans
ce service à part comme une troupe manifestant pour notre survie, sans
distinction futile de classe sociale ni d’éducation, et nos slogans étaient les
mêmes.
À 18 ans, j’ai compris qu’il faut se méfier des uniformes dont on
voudrait nous vêtir, des banderoles sous lesquelles on voudrait nous voir
défiler, bien en rang ; j’ai compris qu’il n’y avait rien de pire que
d’appartenir à un monde et non au monde, de se satisfaire de certitudes que
l’on n’a jamais mis à l’épreuve, de ne jamais risquer ses sentiments et son
cœur hors du cercle exclusif de ses « proches », passant sans les voir à côté
de ses « prochains », qui, un jour, sont devenus mes « immédiats ».
C’est vrai, nous nous sommes rencontrés dans un espace clos, meurtris,
et sans doute notre échange, si nous avions même pu tenter d’essayer,
n’aurait pas résisté à la lumière crue de la réalité qui fait que l’on n’échappe
pas à son ghetto, qu’on est et reste malgré tous ses efforts un produit de son
milieu ; mais je me prends à rêver que nous partageons peut-être sans le
savoir des joies, des attentes, des fêtes, et parmi toutes celles-là, les plus
vraies, les plus lourdes d’humanité, retrouvant intacte cette complicité, ces
fous rires, cette espièglerie qui sonnaient vrais.
Je leur suis redevable d’une dette immense : devant leurs plaies
ouvertes, bien visibles sur leurs corps, bien lisibles dans leurs yeux, leurs
mots, leurs gestes, j’ai ouvert mon cœur à une souffrance qui transcendait la
mienne et brisait mon enfermement intérieur mortifère. Ils m’ont « forcée »
à mesurer dans toute sa terrible ampleur la misère humaine, et chacun de
mes pleurs, de mes cris, sait depuis eux qu’il n’est pas seul à être versé, à
être crié, qu’il a une grande famille où il ne trouve peut-être pas de
consolation, mais en tout cas un écho, une fraternité qui le rassure. Nous
menions la même guerre, un combat de tranchée, nous avions tous le cœur
sale, les souvenirs sordides, le goût putride de la mort plein la bouche ; mais
nous étions sans drapeau, sans hymne, soldats malgré nous, avec cette
panique que reprenne la pluie des obus, nous, enfants qu’un coup de
tonnerre, tout simplement le noir de la nuit, suffisait à effrayer.
C’est peut-être là le plus bel hommage que je puisse leur rendre, les
nommer seuls interlocuteurs compréhensifs, seuls confidents de mes
tempêtes, aux côtés d’une poignée d’adultes.
Dans une logique dont je suis peut-être seule à pouvoir mesurer la
valeur et la force salvatrice, la vie ne s’est pas contentée de me frapper
brutalement le corps et l’âme ; au cœur même de cette leçon de souffrance
et d’humilité qu’elle m’infligeait, elle m’a permis, encouragée, à m’inscrire
dans une dimension qui me dépassait, à entrevoir tous les chemins de croix
qu’elle m’avait épargnés.
Et c’est avec eux que j’ai commencé à comprendre que les sentiments
s’expriment parfois plus librement dans le silence, juste un regard, juste un
geste, juste un sourire ; car, pendant plus de deux mois, plus de huit
semaines, plus de soixante-deux jours, je n’avais parlé au mieux que trois
petits quarts d’heure, je n’avais plus contemplé qu’un ciel qui, même
splendide, n’avait pas de visage, je n’avais fait qu’ébaucher et je n’avais
reçu que des bribes de caresses, mes lèvres ne s’étaient étirées qu’à une
plaisanterie légère et inattendue d’un soignant ou à un souvenir ancien.
Ils n’ont pas été et ne seront jamais des amis ; juste des êtres, des âmes
en perdition dont, même si je le voulais, je ne pourrais perdre une mémoire
fidèle. En l’espace de quelques semaines, ils ont modelé mon présent
d’alors et mon présent d’aujourd’hui, leur donnant une couleur, une saveur,
une manière de vivre et de réagir qui ne se sont jamais démenties.
Et, lorsque le quotidien me ramène à cette douleur, c’est souvent vers
eux que je me tourne, eux qui sont peut-être seuls capables de comprendre
mes pleurs, mes peurs, eux seuls capables de comprendre ces instants de
lâcheté peut-être, de fatigue à coup sûr, durant lesquels j’entends l’appel
sinistre des sirènes, cette chanson qu’ils connaissent si bien, qui hurlaient à
travers les rues de la ville pour les mener à l’abri, ces notes stridentes qui
refusaient de les laisser s’échapper à jamais sur une petite musique de
fugue.
Dix-sept ans ont passé, le temps pour de nouveaux ados qui n’étaient
pas encore nés de venir hanter de leur mal de vivre les murs de ce service
qui leur est réservé, qui est réservé à tous ceux que la vie, à un moment ou à
un autre, déçoit, malmène, trahit et qui, avant même d’avoir vraiment
commencé, se sentent déjà si épuisés qu’ils ne se pensent pas d’autre choix
que de renoncer.
Dix-sept ans ont passé, mais dans ma mémoire tout est resté intact,
comme si j’avais protégé jusqu’à un retour futur de grands draps blancs le
décor de ce service, et les visages des ados que j’y ai croisés.
III

Petite sœur, écoute-moi

Ce dernier texte a été écrit au cours de l’année 2004. Je me rends compte aujourd’hui que
mon travail sur moi-même avait alors déjà suffisamment avancé pour que je me risque à
donner, non des conseils, mais une indication de chemin aux jeunes filles anorexiques. En
écrivant ces lignes, je ne pensais à aucune en particulier, et je repensais pourtant à toutes
celles que j’avais pu côtoyer durant mes hospitalisations. Je commençais à pouvoir évoquer
la maladie comme du passé pour moi, ne me rangeant plus de moi-même dans la catégorie
des « malades », et c’était là sans doute un progrès considérable. Peu à peu, j’acceptais
donc de laisser tomber cette identité d’anorexique qui n’était que d’emprunt, cette défroque
qui avait recouvert ma véritable personnalité, mais dont je savais qu’elle n’était pas moi.

Dans ce combat sans pitié que tu as commencé à livrer à ton corps, dans
ces défis que tu lui jettes, prête un peu l’oreille, petite fille, à ces mises en
garde, qui, un jour proche je l’espère, te dissuaderont de t’aventurer plus
loin dans ce lent processus de désertification et d’assèchement.
Oui, prends garde, petite sœur, car ton corps et ton temps ne te
pardonneront rien. J’ai réalisé aujourd’hui que le corps garde une mémoire
fidèle des sévices qui lui ont été infligés, et n’attend que le moment propice
de prendre sa revanche sur son bourreau. Et le corps se venge dans le
temps, jusque même dans les heures de chaque nouveau jour. Le corps
épuisé finit par refuser de continuer, alors que l’horloge rythme
impitoyablement ses heures. Et chaque tintement du balancier le voit crier
grâce un peu plus. Notre corps avance sur le fil étroit d’un funambule, et il
n’y a pas de choix, juste une évidence : regarder derrière soi au lieu de fixer
l’horizon, c’est se perdre immanquablement.
Il se défend vaillamment contre la maladie, qu’il ressent comme une
incursion de la mort en lui, un coup de semonce qui risque toujours de
s’achever en un glas.
Notre corps nous est donné inscrit dans une durée dont nous ne serons
jamais maîtres. Cette volonté farouche de le dominer, cet enivrement à le
pousser dans ses plus ultimes espaces de survie, correspond à un rêve
meurtrier de l’arracher à sa condition humaine, de le dresser comme un
monument que les années n’entameront pas.
Le temps bouscule ton corps, le malmène, le transforme sans t’en
demander l’autorisation ; il le fait vivre au même rythme que celui de la
terre et du ciel, lui imposant ses saisons qui ne comptent jamais le même
nombre de jours d’un être à l’autre. De petite fille, il te fait un jour femme,
il dessine sur ton corps sa géographie, son paysage ; et, dès le début, il
blottit en toi cette capacité à donner la vie, qui soudain, le temps d’une
course de la lune, fait de toi dans le sang une mère en puissance, et par là
même te baptise sœur d’humanité de la tienne. Alors, c’est l’univers tout
entier qui te semble vouloir t’engrosser, et tu t’effraies devant tous ces
enfants que la vie, à chaque instant, te fait.
Mais vois-tu, petite, ce soir, tout mon être a faim. Un appétit
incommensurable. Mais pas celui qui te laboure sans jamais qu’il y ait
semailles, et donc moissons, pas celui, lancinant, qui fait ployer,
s’agenouiller ton corps ; non, je te parle d’un appétit ailé, insouciant, gai,
une eau pure qui te vient à la bouche, un appétit qui sait qu’il trouvera la
corne d’abondance à laquelle se sustenter, et surtout s’enrichir et s’apaiser.
Mais alors, dans cette douleur au creux de l’estomac, qui te brûle et te
tord les entrailles, vois s’enfuir en un instant fulgurant toutes ces amitiés,
ces amours, ces rêveries, qui passent sans que tu puisses les saisir au vol,
vois cette vie saccagée, privée de beauté, privée de passion. Car face à cette
faim sans trêve ni répit, tout se brouille, se perd, tu n’es plus que des sens
déchaînés qui hurlent à la mort dans ta tête, tu es aveugle et sourde à la
richesse du monde autour de toi, pire encore, à la richesse du monde en toi.
Pourtant, je viens tenter de forcer les cadenas de ta geôle, ou, plus
humblement, connaissant par cœur chaque détail sordide de ta souffrance, je
me permets de t’écrire des mots d’espoir. Je tenterai de te montrer la voie,
en sachant que chacune mène seule ses batailles, mais aussi qu’il y a
forcément une échappatoire, une issue de secours, quelque part en coulisses.
Murée dans ton refus de reconnaître en toi une place à l’échange, au
dialogue salvateur, peut-être pourras-tu un jour me rejoindre. Moi aussi, j’ai
exploré tous les mutismes, refusant de répondre aux appels désespérés de ce
corps qui, jusqu’à la dernière limite, se sera refusé de cesser de palpiter. Et
la pesanteur de ce silence m’a fait ployer les épaules, courber l’échine, aux
côtés de celles que je voyais passer, souveraines et glorieuses dans leur
féminité triomphante et affichée.
On n’évacue pas en le mettant à nouveau à feu et à sang un champ de
batailles peuplé de fantômes, de regrets, d’espoirs déçus et déchus, trous
minés de la peine amère et cuisante. On fait renaître une moisson riche
d’épis dorés par la paix que l’on signe seul, en tête à tête avec soi-même ; et
cette paix, c’est l’amour donné et reçu, les gestes de douceur osés et
accueillis, la main ouverte et caressante de l’avenir lavant l’autre poing
serré et maculé du sang du passé.
Il te faudra apprendre à accepter la tristesse mélangée à toute joie,
construire de toutes tes forces sans penser que les vents cherchent parfois à
détruire mais aussi à balayer les nuages du ciel, et de l’ombre jaillir à la
lumière, et de la nuit naître au jour, et ouvrir les portes que rien, ni
personne, n’a pu murer. Quelles clés ouvrant sur des trésors insoupçonnés
attendent dans le creux de tes paumes encore fermées ?
Touche, caresse, étreins, broie tout ce que tu n’oses faire que regarder
avec envie. Le véritable appétit de la vie se moque des bienséances, il mord,
il déchire, il mâche, il salive, il savoure, il délire… Laisse s’épancher en
lave ta colère, brûle jusqu’à ta dernière braise, fais retentir avec fracas
l’écho venu des abîmes de ta violence, déchaîne les déferlantes de tes
désirs, ouvre-toi au chaos et rends enfin leur liberté à tes passions
prisonnières. Du cœur de ton obscurité, hurle ton envie de vivre, insurge-
toi, et, enfin, avoue tes mille et une vérités, qui seront toujours différentes
de celles des autres.
Et tu verras alors qu’il suffit d’accepter que tout n’est que frisson,
empourprement, brusque précipitation du sang dans les veines. Et tu
accéderas au vrai silence, cet au-delà des paroles, tout ce qui se dit
autrement que par des mots, le regard du tout-petit quand il s’éveille et
reconnaît le visage de l’amour penché sur lui. Remonte à la toute première
source, reconnais-toi fruit d’un amour, terre de milliers d’autres et alors tu
seras sauvée.
J’ai eu tant de mal à reconnaître que je n’avais pas peur de manger, mais
que je redoutais jusqu’à un point de panique extrême de vivre, oui, de
m’abandonner à ma rage autant qu’à mes douceurs, d’envoyer à la face du
monde et de ses habitants mes tirades enflammées de haine et d’amour, de
m’assumer personnage de tragédie qui finit toujours à l’acte dernier par
laisser se débonder ses entrailles trop longtemps torturées, tous ces mots qui
tuent d’être tus.
Pour te libérer, il faut laisser la vie se ruer sur toi tel un cyclone qui
balaie tout sur son passage pour ne laisser qu’une terre dénudée, où tout est
à reconstruire. Les désirs et leurs corollaires d’interdits se livreront en toi un
combat sans trêve ni pitié. J’ai eu la sensation douloureuse d’être revenue à
un état sauvage, un état des tout premiers mois de l’existence, lorsque le
petit d’homme découvre à chaque seconde une nouvelle sensation, un
nouveau goût, une nouvelle couleur, odeur, et qu’il en est tout ensemble
fasciné et épouvanté. Car c’est là qu’il découvre qu’il est seul,
irrémédiablement, malgré ses hurlements qui ne sont qu’autant d’appels à
l’aide, d’insultes peut-être aussi déjà à celle qui lui a tant donné neuf mois
durant, et l’abandonne soudain à la lumière trop vive, à un bousculement,
des détonations qui le secouent de part en part.
Alors, comme moi, tu oseras regarder dans les yeux celle en toi dont tu
as si désespérément cherché à détourner tes regards, l’avide, l’affamée,
avide de sensations et d’émotions fortes, affamée de toutes les voluptés.
Alors, tu refermeras dans une étreinte tendre et violente tes bras sur ce
corps pour tenter d’en faire jaillir à l’ultime délai une floraison écarlate,
comme l’astre flamboyant commence à laisser couler son sang dès qu’il est
passé à son zénith.
Mais tu apprendras aussi qu’il y a urgence à faire grandir cette paix de
l’âme qui vient lorsque le corps, insensiblement, fugitivement, ressent les
premiers signes du déclin de ses forces, de son endurance, comme épuisé
par les trop longues luttes qu’il a menées. L’âme et le corps sont finalement
synchrones dans la mélodie du temps qui passe, qui dérive d’une comptine
à une oraison : quand les rides et les flétrissures viennent vêtir l’une au
cœur même de sa nudité, l’autre rencontre enfin les longues nuits de vrai
sommeil, ce calme étrange qui nous surprend à goûter le tiède et les
couleurs pastel, nous les révoltées, nous les anarchistes, nous les écorchées,
comme un embourgeoisement des sens et des sentiments.
Allez, petite, je te laisse à tes batailles, un peu lâchement peut-être, en
refusant d’y porter ton étendard déchiqueté ; je te l’avoue, je préfère ne pas
trop m’attarder à te fréquenter, j’ai encore peur de cet opium qui court
comme une mauvaise fièvre dans tes veines, qui remplit, empoisonne, et
rend ta vie si étroite.
Je veux quitter ton no man’s land, ne plus redouter d’avancer dans un
terrain miné, encerclé de barbelés qui déchirent, avec ces molosses qui
interdisent l’accès à ces somptueuses demeures où l’on est roi chez soi.
Mais tous ces mots, ce sont peut-être aussi finalement à elle que je les
destine, cette soif d’écrire constitue ma bataille, ma manière propre de la
tenir à distance, elle qui colle si étroitement à la peau, qui nous arrache des
lambeaux de chair, nous blesse de ses balles tirées du haut des miradors
qu’elle a construits en nous, nous transformant en otages dans nos corps.
Alors parler, alors hurler, faire jaillir des mots qui réconcilient, dans une
sorte de bulle stérile, chair et âme, qui arrachent le fer de la plaie, qui nous
rendent notre dignité et nous font acteurs de notre destinée, jamais passifs,
jamais résignés, toujours en éveil. Mais j’ai appris aussi dans les larmes que
les plus beaux mots sont ceux que l’on n’adresse à personne, ou alors
seulement ceux peut-être d’une mère à l’enfant qu’elle porte, de l’amant à
l’amante dans ses bras endormie, mots suspendus au-dessus des abîmes
comme un pont fragile, mots qui font vivre ce qui n’est encore que
promesse.
T R O I S I È M E PA R T I E

La renaissance (années
2013-2014)
Années 2013-2014, j’ai 45 ans, mais j’ai, souvent, l’impression d’avoir
remonté à rebours le fil des ans, et d’avoir (re)trouvé la jeunesse.
Ces vingt-cinq ans de souffrance, de froid, d’obscurité, de paralysie
formeront à tout jamais comme une parenthèse dans ma vie, un long et
douloureux coma, le sommeil empoisonné dont m’a sortie le baiser du
Prince, car, au fond, il y a toujours, pour chacun d’entre nous, un prince qui
veille quelque part. Et, après cette longue apnée, qui ne fut jamais une
noyade, après ces années où ma vie semblait à l’arrêt, entravée, asphyxiée,
desséchée, mais où, en réalité, tous les moteurs, toute la force de propulsion
continuaient à tourner, à rugir au plus profond des cales, à mon propre insu,
me reviennent des envies, des désirs, des rêves qui, privilège de la sérénité
retrouvée, se transforment en ambitions, en projets.
Je sais désormais que je peux les accomplir, que ce que je veux, je le
peux, j’ai cette confiance-là en moi, cette certitude aussi. Je sens en moi, à
mon immense étonnement et à ma plus grande fierté, une force, une
assurance calme, qui savent s’imposer, une maîtrise, une compétence, de
plus en plus assumées et reconnues.
J’ai trouvé dans mon travail la stabilité dont j’avais besoin, je m’y suis
pleinement investie, j’ai le sentiment d’y être utile, et qu’être utile m’est
utile, à moi ; et, alors que je ne la cherchais pas de ce côté, j’ai trouvé
l’occasion de soutenir d’autres que moi-même, d’entendre d’autres récits de
vies, de me confronter à d’autres blessures, d’autres réussites, d’autres
ruines aussi.
Je ne cherche plus à m’éloigner à tout prix de tout ce qui, chez les
autres, me rappelle, me renvoie à mes souffrances, mais je peux m’y
intéresser, avec cette expérience intime, et je peux enfin ressentir que oui,
toute ma souffrance me sert à quelque chose, me rapproche d’autrui,
m’inclut dans une communauté humaine.
J’ai su rester unie avec toute ma famille, et cela sans faux-semblants,
sans tricher ni feindre ce que je n’éprouverais pas, mais parce que j’ai voulu
qu’il en soit ainsi, parce que j’ai fait, en toute conscience, ce choix-là, et les
efforts qui allaient avec, parce que j’ai consenti à tout ce que nous avons
été, et à tout ce que nous sommes ensemble, le bon autant que le mauvais.
Je sais aujourd’hui que les victoires les plus réussies ne résident pas
dans l’anéantissement de l’adversaire, son élimination radicale, mais dans
sa connaissance si précise, si fouillée, si bienveillante aussi, qu’on n’a plus
à en redouter des guets-apens, des pièges. Une façon de fraterniser avec son
mal, de l’utiliser à son profit aussi, au profit de son bien.
C’est possible, j’en témoigne, de refuser de se laisser diviser en deux,
de se laisser écarteler en deux courants, deux forces contradictoires. C’est
possible, long, difficile, mais possible, d’accepter cette dualité, et
d’apprendre à tirer le meilleur parti d’elle. C’est une sorte de transaction
bien pesée, je prends le contre, pour au moins avoir la chance du pour ; je
connais les termes du contrat, je le signe et il me convient, parce qu’il n’y a
pas d’arrangement idéal, et que, pour pouvoir sauver ses idéaux, et se
donner une chance de les réaliser, il faut s’y résigner.
Et cette intimité avec la fragilité, les gouffres, les silences et les vides
permet d’accéder à une autre dimension du monde, des êtres et des choses,
au-delà de l’évidence.
I

De destruction en création

En 2013, j’ai 45 ans environ, je me suis – enfin – véritablement « posée » dans la vie.
Depuis plusieurs années, je n’ai plus de problèmes alimentaires, et je mène une vie
« normale ». L’écriture fait toujours partie intégrante de cette vie, elle continue à remplir,
pour moi, un rôle essentiel, à la fois apaisant, libérateur, en somme thérapeutique.
À la rage désespérée et destructrice des vingt-cinq années qui ont précédé a fait désormais
place le besoin de faire de ma vie une œuvre réussie, le souci de laisser une belle
empreinte et, surtout, de témoigner de cette reviviscence intérieure qui me surprend, et
m’émerveille moi-même presque quotidiennement. Et, en me retournant, je constate que,
finalement, je ne regrette rien – ou presque – de ce que j’ai vécu…

L’écriture m’a accompagnée, a cheminé à mon côté, tout au long des


chemins de ma vie, et m’a été d’un encore plus grand secours durant les
lourdes et lentes années où j’ai lutté, contre moi-même, contre ma
souffrance, contre et pour ma vie. Et à chaque « palier » important, quand
j’avais réussi, péniblement, à grimper une longue volée de marches, à
chaque étape de mon apprentissage, de mes pourparlers, ou de mon
apprivoisement de la vie, de la floraison de mon être, j’ai écrit, des pages
plus ou moins nombreuses, mais dans lesquelles je tentais toujours, avec
obstination, de dessiner, de donner formes et contours, par mes mots, à ce
que je ressentais au plus profond de moi.
Comme le Petit Poucet, j’ai balisé cette si longue marche par des récits
qui sont autant de petits cailloux, blancs dans l’obscurité d’alors, qui sont
autant de petites chapelles aussi, dressées sur le bord de la route, où je
pouvais me reposer un instant, et laisser, par ma plume, souffler un peu mon
âme et mon cœur. Elles m’ont fait du bien, ces haltes, elles m’étaient
nécessaires comme dans un marathon les points de ravitaillement, comme
les coins d’ombre dans les pays malmenés par le soleil, les tavernes chaudes
et fumantes dans ceux tenaillés par le froid ; elles m’ont aidée, aussi, à
comprendre qu’il y avait une logique, un fil conducteur, une tension
déterminée, têtue, vers un but, dans ma façon de me débattre, de tourner et
virer, d’avancer puis de soudain reculer, d’éviter et d’affronter.
Et parce que j’ai, sans d’abord trop savoir pourquoi, conservé tous ces
témoignages, comme on garde des habits démodés, qu’on sait ne plus
jamais remettre, mais qui ont été, un temps, une image de nous-mêmes, je
peux retrouver, comme sur une frise chronologique, les étapes de ma venue
à la vie, je peux me retourner et regarder le chemin parcouru, et mesurer
celui qui reste à parcourir, cette longue route encore en suspens, en espérant
que l’écriture continuera de m’y suivre.
Ce chemin, cette évolution, ce sont ceux d’un être qui prend peu à peu
conscience de son infinie complexité, qui cherche comment, pourquoi et à
quoi bon vivre, qui veut concilier ses peurs, ses exultations et sa culpabilité,
ses ravissements d’être pensant et sentant, toujours en quête d’une
jouissance, toujours rongé par un remords, un être qui veut se sentir libre et
qui chérit ses attaches, un être qui veut dévorer sa vie, en extraire toute la
substance, le meilleur autant que le pire, un être qui veut avoir exploré,
fouillé, révélé toute son humanité, en sachant qu’elle gardera toujours une
part de mystère.
J’ai appris, au cours des années de thérapie, à prendre conscience que
j’étais, pour moi-même, un mystère ; je me suis, presque physiquement,
vécue comme une énigme, me heurtant à des murs d’auto-incompréhension.
J’ai appris que se connaître soi-même, c’est aussi accepter qu’il y ait en soi
des territoires insoumis, qui échappent et échapperont sans fin à nos efforts
d’y gouverner, d’y établir la loi de notre logique, des territoires qui resteront
obstinément barbares.
Je sais aujourd’hui qu’il y a en moi des forces qui vivent leur vie
propre, qui n’obéissent qu’à leur propre mouvement, tournant autour de leur
axe, qui évoluent, sans maître, sans Dieu, sans moi, à leur gré, un gré de
hasards, d’opportunités, de fatalité, d’arbitraire, et, j’ose y croire, d’un peu
de sacré, d’un peu d’au-delà, d’un peu d’inexplicable, de transcendant. Des
forces folles, en quelque sorte, mais à la fois si sages, œuvrant tantôt pour,
tantôt contre, sans qu’il soit possible, ni surtout souhaitable, d’y apporter
ma lumière.
Je sais cela, et je l’accepte, parfois je m’en énerve, souvent je m’en
réjouis. Ces forces font partie de moi, disent une part de moi, je les observe,
en témoin, avec toujours un petit temps de retard, je les maudis, j’en souris,
je m’en étonne. J’ai appris à aimer cette part cachée de moi-même, qui
vient, par à-coups totalement imprévisibles, provoquer un remous plus ou
moins violent à la surface lisse, puis qui disparaît de nouveau, insaisissable,
glissante et fuyante comme une anguille, incontrôlable.
C’est le défi que j’ai été le plus surprise de réussir à relever : aimer me
surprendre, aimer cette liberté-là, où le seul contrôle est de ne pas se juger,
de ne pas rougir, mais de se dire « c’est moi aussi, ça » ; et grandir dans
mon humanité en acceptant d’être tour à tour fière, faible, forte, en tort,
mesquine, superbe, futile, égoïste, belle, un agglomérat de qualités et de
défauts, un monde de travers et de droiture.
Ce n’est pas la souffrance qui nous rend meilleurs ; mais quand, pour se
donner une chance de la dépasser, on en vient à faire sur soi un travail
honnête, sincère, et qu’on apprend ainsi à accepter l’ensemble du matériau
qui nous constitue, sans gloire mais sans fausse honte, sans dégoût mais
sans vanité, quand on aperçoit à peu près ce que l’on vaut mais sans se
juger, alors seulement on peut donner, donner vraiment, donner plus, donner
surtout mieux.
Il faut connaître ses ténèbres, les avoir au moins un peu explorées, s’y
être momentanément perdu, pour pouvoir faire vraiment rayonner sa
lumière, et espérer que d’autres puissent y trouver un peu de chaleur, de
réconfort, de bien-être ; pour savoir aussi ce que l’on peut espérer trouver
auprès des autres, ce que l’on peut attendre d’eux, sans risquer trop de
déception, trop d’amertume, dans un échange équilibré, égal, où chacun
cherche, donne et trouve une chose différente, mais où l’on atteint au final
une vraie harmonie, une façon unique et si belle de se compléter
mutuellement, sans calcul, sans arrière-pensée de domination ou de
possession.
Comment exprimer tout ce qui, en nous, s’agite, se débat, se cogne aux
parois trop étroites de l’intérieur de notre être, demande, avec avidité, avec
urgence, avec désespoir parfois, à trouver l’air, la lumière, la liberté ?
Comment parvenir à cela, comment faire de tout ce magma d’émotions, de
sentiments, de pensées, de pulsions, en ébullition douloureuse, une
« œuvre », une création qui ne serait pas figée, mais que nous propulserions
vers le ciel, vers le monde, à chaque souffle, comme on lâche et laisse
s’envoler des ballons blancs ?
Aller au-delà de soi, pour pouvoir, enfin, être pleinement soi, être
complète, entière, et rassemblée.
J’ai compris désormais que ce que je rêve de créer, de construire, c’est
cette part de moi qui existe quelque part, dans une théorie de mon être qui,
pour toutes sortes de raisons, n’a pu accéder à la réalité, cette part de moi
dont, depuis toujours, je ressens si douloureusement le manque ; ce que je
cherche, c’est un moyen de m’équilibrer, de me stabiliser moi-même,
comme on glisse un morceau de carton plié sous l’un des pieds d’une table,
comme on cale une porte pour qu’elle cesse de battre de façon désordonnée,
irritante et fatigante.
En même temps, cette part de moi, dont je sens qu’il me faut la recréer,
elle préexistait, elle m’a été enlevée par un mauvais coup de hasard, mais
elle est quelque part, elle me manque, mais n’est peut-être pas si loin, dans
un recoin de mon être où j’ai probablement enfermé à double tour beaucoup
de choses, sans faire de tri ni de distinction entre le trop pénible et le
meilleur, souvent les deux facettes d’une même médaille.
Tout a été enfermé, mais ce recoin, je ressens de plus en plus
intensément à quel point j’ai besoin, je veux, je dois, y retrouver un libre
accès, y faire entrer la lumière, et exhumer, coûte que coûte, tout ce qui s’y
trouve enfoui pour l’examiner, l’aérer, me l’approprier, sans plus de peur ni
de remords.
Après avoir souhaité si fort pouvoir étouffer en moi les échos des
souffrances endurées, après avoir tant lutté pour savoir que faire de ce passé
si lourd, et comment m’y prendre avec lui pour qu’il accepte de reculer
dans l’ombre, au second plan, là où est sa place, qu’il cesse de jouer les
vedettes, après ce goût amer, et cette nausée parfois devant ce qui pourrait
passer pour tant d’années gâchées, cette révolte aussi de ne pas avoir connu
certaines choses communément qualifiées de belles, la part d’insouciance
de l’adolescence, la fête, la vie de couple, la maternité, j’ai maintenant, plus
que jamais, la certitude que ma vie a été, envers et contre tout, une belle vie,
ma vie, mon bien.
Je ne veux plus donner à quiconque le droit de la juger, de la plaindre,
de déplorer tous ces événements qui, même s’ils ont été pour beaucoup
d’entre eux très douloureux et pénibles, ont cependant le mérite de me
constituer. J’ai compris que nier ce qui s’est passé, que dire « ce n’était pas
moi alors », que crier à l’injustice, que porter ce passé comme un fardeau,
une tare même, voire une infamie, que ne parler de mon enfance et de ma
jeunesse que comme un chemin de croix, même si cela a de fait souvent été
le cas, c’est, encore une fois, me faire du mal, me piétiner, me refuser moi-
même. L’envie m’est venue depuis peu, le besoin même, de faire ce qui doit
être fait de tout ça, de ce chemin de vie qui n’a rien de fatal ni d’absurde, de
crier « c’était, et c’est toujours moi », de cesser de vouloir tracer des fossés,
des cassures, entre des périodes de ma vie, entre les jours maudits et les
jours bénis, accepter d’être tout à la fois, et simultanément, le bien et le mal,
la souffrance et la joie, la folie et la raison, l’enfance et l’âge adulte, la
coupable et l’innocente, le bourreau et la victime.
Jusqu’ici, je ne voulais pas m’accepter telle que j’étais, accepter les
manques, les failles de ma personnalité, accepter tous ces vides, ces trous
noirs et autres abîmes au fond de moi, accepter aussi la colère et la haine,
pourtant évidentes, irrépressibles, aux côtés de l’amour, et de la tendresse,
et cette violence farouche qui m’enflamme parfois et me fait voir rouge, me
fait perdre toute mesure et tout contrôle, moi qui ai pourtant tenté si
longtemps de faire de la maîtrise de moi une règle absolue de vie. J’avais
honte de cette méfiance insurmontable, de cette incapacité à croire en quoi,
et surtout, en qui que ce soit, de cette impossibilité à être jamais certaine de
rien, malgré toutes les assurances données et répétées, jusqu’à douter de ma
propre existence, de ma propre réalité, et me perdre à l’éprouver, la vérifier,
au point de risquer de la perdre pour de bon ; toucher ma vie, mais au sens
littéral, a longtemps été – est peut-être encore – mon grand fantasme, mon
Graal, l’objet d’une quête qui ne reculait devant rien. J’avais honte de
montrer, malgré moi, que rien d’autre que le cœur des choses, des êtres
n’avait pour moi une quelconque consistance, que tout le reste qu’on me
proposait, ou auquel on me donnait accès, n’était pour l’assoiffée en moi
que du vent, du vide, peut-être du faux, du rien.
Mais, aujourd’hui, peut-être suis-je enfin prête à m’accepter et
m’assumer sous tous mes aspects, toutes mes coutures et raccommodages,
mes bricolages et rafistolages plus ou moins réussis, prête à oser enfin
m’affirmer telle que je suis, telle que j’ai été, cette femme, cette
adolescente, cette enfant, sans rien en rejeter ni déplorer.
Il fallait sans doute que passe tout ce temps pour que j’y parvienne, il
fallait peut-être aussi que l’un de mes deux parents meure, et que l’autre ne
soit plus de taille à peser sur ma vie autant que par le passé. Il fallait cette
sensation, d’abord uniquement douloureuse, d’avoir largué les amarres,
pour trouver ensuite cette sensation, un peu inquiétante et déstabilisante,
très enivrante et si vitale, d’avoir enfin rencontré le courant favorable, de
m’être placée juste au-dessus, et de ne plus avoir qu’à hisser la voile,
donner quelques derniers coups de rame, et gagner le large, le large dans ma
tête, dans mon corps et dans mon cœur, et dans l’horizon de ma vie.
Je n’en suis encore qu’aux prémices de la libération, mais comme il fait
déjà du bien, cet air qui vient souffler sur votre visage, ce soleil qui
recommence à se lever, ce ciel qui s’ouvre et semble plus beau et
accueillant que jamais, cette sensation, oubliée depuis tant d’années, que
tout, tout est possible !
Aujourd’hui, cette urgence à créer du beau, du bon, du bien, du clair,
c’est pour moi la démarche à la fois similaire et pourtant exactement
inverse, le reflet côté soleil, côté positif, de ces automutilations, ces
scarifications dérangeantes que je me suis infligées ; c’est exprimer tout
ensemble ma force de vie et ma souffrance, c’est parvenir à laisser libre
cours, à laisser déferler, à corps et cœur ouverts, ce bouillonnement qui,
depuis toujours, m’habite et me tourmente, et me ravit.
Ce tourment intérieur face auquel j’ai adopté, si longtemps, des attitudes
si contradictoires, si épuisantes, si terrifiées, et si fascinées : tantôt bloquant
son écoulement, l’enfermant dans une gangue si étroite qu’il étouffait, et
étouffait aussi tout le reste de mon être, tantôt l’excitant presque à un
déchaînement orgiaque, avec sang, coups, hurlements, violence.
Mais depuis que m’est venu, impérieux, ce besoin de « fabriquer », de
faire surgir quelque chose de beau, de fort, de vrai, de cet apparent chaos,
de ces années de lutte troubles et troublées, douloureuses autant
qu’intenses, qui ont marqué mon adolescence et mes débuts d’âge adulte,
j’ai pris conscience que, probablement, je poursuivais déjà cet objectif alors
même que, pourtant, je me mettais à feu et à sang, je ne rêvais que de me
détruire, m’anéantir le plus douloureusement possible.
Je réalise aujourd’hui, non sans un certain effroi, mais pleine aussi
d’étonnement émerveillé devant les méandres si compliqués de l’esprit et
du cœur humain, que toute rage de destruction renvoie à une rage de vivre
frustrée, déçue, niée, par soi-même et par les autres, comme l’enfant qui,
furieux et désespéré de ne pas parvenir à faire tenir la tour de cubes dont il
rêve, balaie d’un revers brutal de la main, presque haineux, mais aussi
inconsolable, la tour, pourtant de belle hauteur, qu’il a déjà réussi à dresser.
Je réalise aussi que détruire, aussi paradoxal que cela paraisse, c’est
encore poser un acte, un acte à soi, un acte « libre », « volontaire » et, par là
même, créer. On n’a parfois pas véritablement le choix de l’acte par lequel
on veut témoigner au monde, et à soi-même, sa présence, son identité : alors
on prend ce que l’on peut, ce qui nous reste, ce qui nous est accessible, et,
peu importe dès lors si l’on se met soi-même en danger, si l’on y risque sa
vie, la seule chose qui compte, le plus urgent, le plus vital, sur le moment,
c’est cet acte qui nous permet enfin de dire « je », de relever notre tête et
nos yeux, de nous imposer en individu libre, acteur et maître de lui-même,
et de sa vie.
On peut aller ainsi jusqu’à s’enchaîner, jusqu’à s’affamer, jusqu’à
s’abîmer, se marquer dans sa chair, pour atteindre ce but-là, j’en ai fait
l’expérience en long et en large.
Pour autant, on ne pose pas solidement, authentiquement, son être, son
individualité, sa liberté, dans une révolte éperdue qui pousse à embrasser
n’importe quelle cause, jusqu’à la plus destructrice ; sinon, à force de flirter
avec le danger, les forces sombres, la mort, pour s’affirmer, on finit peu à
peu par se laisser happer pour de bon, engloutir sans remède.
On pourrait penser, et ce serait encore le moins pénible pour moi, que
j’exagère si je décrivais comment j’ai forcé, contraint mon corps, comment
je l’ai poussé, aiguillonné, fouetté au-delà de la douleur, dans une sorte de
jubilation démente, hideuse, un triomphe à la fois terrifiant et dérisoire.
Comment cela me fut possible, et comment j’ai pu y survivre, pourquoi je
l’ai fait, et pourquoi je n’y ai pas succombé, je ne le saurai jamais
entièrement, il y aura toujours là une part mystérieuse, qui me hante et en
même temps me protège.
Je sais seulement, je me souviens, mon corps surtout se souvient, qu’à
un moment, la faim, le froid, l’épuisement, la souffrance, remplissaient mes
jours et mes nuits, et que mon seul objectif était de les supporter, mieux
encore, de les vaincre, les dominer, les soumettre. Mais cela n’a en soi
aucun intérêt, s’arrêter à cet état de fait revient à parler pour ne rien dire ;
l’important, c’est quand j’ai pu prendre conscience que ce combat
totalement inutile pour l’extérieur était là pour occulter une autre douleur,
bien plus insupportable, la vraie, la seule douleur, celle à laquelle je sentais
confusément que je ne pourrais jamais résister, celle face à laquelle il n’y
aurait pas de triomphe, mais un anéantissement total, une désintégration
radicale.
Alors, cette souffrance, volontaire même si elle n’était pas librement
choisie, avait un sens, elle m’était même, je crois, indispensable,
paradoxalement, et ironiquement, était la condition de ma survie ; mais
comment faire admettre cela, comment déjà l’admettre soi-même ?
N’avais-je donc pas d’autres options, d’autres issues ? Que dire ? Que
j’avais besoin de ces montagnes à franchir, de cet abîme au fond duquel me
risquer, de ces défis insensés, absurdes aux yeux de tous, mais si sensés, si
vitaux aux miens ? Qu’il fallait que j’en passe par là, que je le savais depuis
longtemps, sinon depuis toujours, et que je sentais le moment s’avancer au
fil des années de mon enfance qui s’égrenait, que je savais que cette
épreuve si lourde ne pouvait m’être épargnée, que c’était le courant du
fleuve de ma vie, et que personne ne pourrait le détourner ?
Une chose, en tout cas, est sûre pour moi, et c’est même une absolue
certitude : il fallait que je vive mes peurs, toutes mes terreurs, que je les
affronte dans leur violence la plus radicale, que j’aille jusqu’au fond d’elles,
que je m’y immerge pour espérer, un jour, les dépasser, non pas les anéantir,
mais simplement les éloigner, les tenir à distance, en respect, et, surtout
peut-être, les connaître, les remettre à leur place, dans leurs limites.
Beaucoup n’ont pas compris, ne pouvaient sans doute pas comprendre,
que, durant une longue période de ma vie, mon seul credo, ma seule
confiance, a tenu dans la formule, faussement paradoxale : « Je souffre,
donc je suis. » Là où le plaisir, l’émotion ivre, la violence de l’appétit et du
bonheur de vivre m’inspiraient une telle terreur, et étaient si hors des
frontières du permis, du tolérable, si porteurs de potentiels dangers, que me
restait-il, comme exutoire, comme langue pour exprimer ce torrent, cet
orage, ce cataclysme intérieur, pour lui permettre de s’écouler ? Que me
restait-il, sinon de le traduire en souffrance ?
La souffrance est, après tout, une façon comme une autre d’accélérer
son cœur, de brûler de fièvre, de crier, de hurler, de vivre une passion,
jusqu’au bout, jusqu’au bouquet final, jusqu’à l’explosion qui délivre.
Ces paroles sont peut-être choquantes, j’en ai conscience ; je n’ai
pourtant mis, dans ce que d’aucuns, méprisants, condamnants, ont qualifié
mon « goût pour la douleur », rien de blasphématoire, de sordide ou de
malsain. Je n’ai choisi la souffrance que par désespoir de trouver un autre
moyen d’exprimer ouvertement, sans encourir de blâmes, mon amour fou
de la vie, et de ses plaisirs…
Si mon attitude d’alors peut paraître celle d’une déséquilibrée, je ne l’ai
adoptée que parce qu’elle me semblait être la seule à me permettre de
rétablir un tant soit peu l’équilibre à l’intérieur de moi ; il fallait que
j’exprime ce que je ressentais, dans toute sa violence, d’une façon ou d’une
autre, peu importait, c’était une absolue nécessité ; j’ai fait comme j’ai pu,
comme j’ai osé, comme j’ai cru devoir faire.
Souffrir, rechercher la souffrance m’a permis, pendant d’innombrables
années, de ne pas mourir de mon trop-plein de vie, de ne pas bifurquer,
simplement pour l’éviter, le fuir, vers un chemin qui aurait débouché sur un
noir éternel.
La souffrance, ce fut pour moi la vie, une forme de vie au moins, ou,
plus précisément, ma façon, à un moment donné, de « gérer » ma vie, de
traiter avec mes pulsions, mes émotions, mes fureurs intimes ; alors, au
fond, qu’importe la voie trouvée, de quel droit porter sur ce « choix » un
quelconque jugement, puisqu’au final, il a non seulement traduit mon
amour immense, mon respect infini de la vie, mais qu’il m’a permis, aussi,
d’arriver saine et sauve là où j’en suis aujourd’hui ?
Chacun se fait la belle de sa prison comme il le peut, comme il le sent,
comme il s’en sent le droit ; la fin justifie tous les moyens, lorsqu’il s’agit
de ne pas mourir.
Pour autant, la souffrance n’a jamais été une amie, ma meilleure amie ;
elle m’a simplement offert un territoire extérieur et intérieur moins fermé,
plus autorisé, « licite », que le plaisir, ce territoire où il faut sans doute une
certaine dose de courage pour y élire domicile. Alors, la souffrance serait-
elle la jouissance lâche, la jouissance du lâche, de celui qui ne peut pas
assumer ses déchaînements intérieurs, de celui qui, trop culpabilisé, veut
ressentir sans risquer de choquer ?
La seule issue au mal intérieur, la seule protection contre ses démons
intimes, est de leur reconnaître toute leur place en vous, leur accorder leur
légitimité, car ils en ont tous une, qu’on le veuille ou non, qu’on l’admette
sans révolte ou qu’on le refuse en bloc ; et peut-être même les aimer, car il
n’y a qu’en aimant, qu’en faisant une place, qu’en ouvrant sa porte, que
l’on peut désarmer, consoler une agressivité désespérée.
Et, contrairement à ce que j’avais toujours voulu croire – ce que je crois
trop souvent encore –, cette tâche est la mienne, c’est moi, et moi seule, que
cette désolation au fond de mon être appelle, implore, c’est moi qu’elle veut
à son chevet, ce sont mes bras dont elle a si ardemment besoin. Mais il m’a
été si difficile d’accepter que je devais me donner à moi-même toutes ces
choses que j’aurais tant voulu recevoir d’autres êtres, il m’a été longtemps
si insupportable de m’envisager en remplaçante de mains, de bras, d’yeux,
de chaleur, défaillants, c’était trop lourd, trop désespérant, trop vertigineux ;
comment peut-on, tout seul, en restant entier, apprendre à supporter les
séparations brutales, le manque, la frustration, la solitude, l’appel sans
réponse, le besoin sans assouvissement ?
J’ai longtemps passé mes heures à tenter de me fuir moi-même, à éviter
de vivre par moi-même, en mon propre nom, et avec moi-même ; je
poursuivais la folle et dangereuse chimère de trouver refuge dans les autres,
pour échapper à ce moi, à toutes ces choses à l’intérieur qui m’angoissaient
tant, d’autant plus d’ailleurs que je ne voulais surtout pas apprendre à les
connaître, à faire d’elles des compagnes familières et aimées.
Quand la peur triomphe en vous, s’étale insolemment et prend
possession de chacun de vos instants, quand elle s’impose et règne en
souveraine absolue, chassant, exilant tout autre sentiment, dictant sa loi à
vos jours, à vos nuits, à votre souffle, à vos pas, alors, vraiment, commence
le désespoir, alors descendent les ténèbres, et monte l’envie de renoncer, de
capituler, devant cette impasse où vous vous êtes laissé enfermer ; tout
faire, pourvu que cesse, enfin, ce tremblement permanent de tout votre être,
cet affolement de votre cœur que rien ne peut apaiser, cette affreuse
impression d’égarement, de perdition, de noyade et de chute.
La peur, permanente, essentielle, presque par principe, presque la règle,
la peur de soi-même, des autres, du monde, de la vie, est la violence la plus
douloureuse, la plus lourde, la plus abjecte, la plus insupportable, qui puisse
s’imposer à un être humain. Elle comprime, rapetisse tout, fait de votre vie,
de votre corps, de votre âme, des ombres effrayées même de leur reflet, des
ombres qui courbent l’échine et la tête, de pauvres squelettes loqueteux,
haletants, traqués, qui tentent de fuir leur damnation, en sachant pourtant
qu’ils n’en trouveront jamais l’issue.
La peur, à cette intensité-là, dans cette ampleur, c’est une mort,
épouvantable. Tout en vous n’est plus que tentative dérisoire de se protéger,
au moins un peu, qu’effort pour retenir la plus petite onde de chaleur, que
prière silencieuse et désespérée pour que les jours, les heures à venir ne
fassent pas trop mal, ne fassent pas encore plus mal, pour qu’au moins vous
puissiez poursuivre un peu plus loin votre marche hébétée d’automate.
Ne pas rire, ne pas parler trop haut, ne pas respirer trop largement, ne
pas ouvrir ses mains, ni son cœur, ne rien regarder, ne rien humer, ne pas
toucher, ni permettre qu’on vous touche, éviter tout ce qui pourrait vous
faire frissonner, vibrer, brûler.
Mais je pensais alors en toute innocence que la sérénité d’une âme
valait tous les tourments du corps, avec, c’est vrai, cette sorte de mépris de
ce dernier que j’ai sans doute encore, parfois, quand je n’y prends pas assez
garde. À défaut de secours, j’ai cru tenir dans l’affamement une issue à
cette tension intérieure si insupportable. Mais je savais aussi à ce moment
déjà, pour être tout à fait honnête, ou plus exactement je pressentais, même
si c’était plus ou moins confusément, que si le langage de ma bouche
n’avait guère de chances de trouver des oreilles disposées à le considérer et,
surtout, de toucher mon entourage, le langage de mon corps, dans sa
violence extrême, ne pourrait, lui, être méconnu, parce que bien trop
heurtant, bousculant dans sa crudité. Je misais, je crois, avec une sorte de
cynisme désespéré et affreux, sur la quasi-certitude que nul ne pourrait
détourner les yeux d’un corps d’abord amaigri, et devenu si vite décharné.
Mais, je le jure, en faisant saillir mes os, c’était la souffrance que je voulais
qu’on voie, enfin, qu’on accueille, et sans doute qu’on guérisse.
Et dans un vertige affreux, je savais déjà que rien ne pourrait plus
m’arrêter dans cette course folle à ma propre destruction, parce qu’il ne me
restait plus que ça, pensais-je. Je maniais le feu avec une ivresse de
démente, enfin maîtresse de ma souffrance, et de mon destin. Ainsi pensais-
je, du moins, pour me rassurer devant ce que je percevais déjà comme un
monstre intérieur, qui avait toujours été tapi au fond de moi, et se trouvait
soudain lâché au grand jour. Mais je n’aime pas me rappeler ces jours, si
peu nombreux, une poignée à peine, que dura cette griserie de toute-
puissance fantasmée, cette gaieté cruelle, épouvantable et mortifère. Puis de
si longues années de deuil noir, à la recherche d’une parcelle de moi encore
préservée de la détresse, d’une lumière dans la nuit.
Toujours muette, je n’étais soudain plus qu’un cri épuisé : aidez-moi,
soignez-moi, délivrez-moi. Mon raisonnement n’allait pas plus loin, je ne
réclamais plus que cela, être touchée par la main du prince, m’éveiller de ce
cauchemar, et devenir un être de lumière, serein et heureux.
Il faut alors avoir la chance, cette chance que j’ai eue, moi, de trouver
un être, dans un lieu abrité, qui nous désarme parce qu’il n’exige, n’attend
rien de nous, non pas dans le sens négatif, mais dans le sens qu’il n’a pas
d’idées préconçues sur ce que doit être notre vie, et nous-mêmes, dans le
sens où il n’attend rien d’autre que le meilleur que nous-mêmes et nous
seuls saurons nous trouver, ce meilleur qu’il estimera tel parce que nous le
ressentons ainsi, et qu’il nous verra heureux. C’est sans doute cela, la vraie
bienveillance, le vrai altruisme, se réjouir de ce qu’est l’autre, du chemin
qu’il a choisi, quand on l’y voit, quand on l’y sent heureux, enfin en
harmonie intérieure, en paix ; savoir voir au-delà de soi, non pas cette
formule hypocrite et creuse « se mettre à la place de », mais, plus
humblement, et bien plus noblement, laisser l’autre trouver, prendre,
occuper la place qui lui sied, qu’il s’est choisie, la place où il peut, enfin,
déposer les armes et cesser un conflit où l’agressé est devenu, par la force
des choses, son propre agresseur, le mouton transformé en loup aveugle qui
se dévore lui-même.
Alors, quand vous avez eu la chance inouïe de rencontrer, de fréquenter
longuement un tel être, vous savez que vous ne pourrez plus revenir en
arrière, que, même lorsque, parfois, la tentation vous traversera, vous saisira
violemment peut-être, de retourner à vos chaînes, et à votre rage
destructrice, à votre envie de brûler tous vos vaisseaux, vous auriez beau
faire, vous n’y parviendriez plus.
Quand on a traversé, exploré ces affres destructrices une fois, et qu’on
en est sorti debout, toujours debout, et non détruit, on sait qu’on en a fini
avec la destruction, qu’elle serait désormais vidée de tout sens, un jeu
auquel nous ne croirions plus, puisqu’on sait désormais comment servir
vraiment son but ; on sait qu’on est prêt à déployer ses ailes, à recommencer
à empiler ses cubes, à créer, à bâtir, avec amour, avec patience, une œuvre à
son idée, à son image, qui nous ressemble, qui nous rassemble, que nous
aurons envie, en plein accord avec nous-mêmes, de signer de notre nom, en
belles lettres de paix.
II

L’angoissant vertige adolescent

Que s’est-il passé, lorsque l’adolescence m’a touchée de plein fouet, pourquoi ai-je, à
16 ans, si brutalement, si violemment surtout, perdu pied et basculé dans une tempête
intérieure qui a mis ensuite tant d’années à se calmer ? De quoi, ou de qui, ai-je eu si
peur ?

Il est parfois si angoissant, lorsque l’adolescence bouscule le corps et le


cœur, de songer qu’il faut construire, construire sa vie, son être, sur les
restes d’une enfance dont nous devons accepter qu’elle représentera,
désormais, un temps à jamais révolu.
Elles m’angoissaient tellement, en tout cas, moi, à cette époque, mes
envies à demi ébauchées, à peine osées en pensée, de choisir ma route,
différente de celle de mes parents, singulière, propre, d’embrasser des
convictions, des causes, des partis, des attitudes très opposées. Le courage,
l’audace de mes révoltes me faisaient défaut, je m’en imaginais le prix, la
contrepartie, bien trop chers, bien trop lourds, et destructeurs. Alors j’ai
« choisi » de noyer, ou de tenter de noyer, ce qui germait en moi, tout ce qui
était moi.
En agissant ainsi, j’ai libéré en moi une rage, d’abord souterraine,
profondément enfouie, j’ai ouvert grandes les portes à une haine et une
fureur destructrices, j’ai livré mon âme et mon corps aux folies du pillage,
de la mise à sac, au feu et au sang.
C’est si terrorisant, parfois, cette force, immense, triomphante, qui jaillit
d’elle-même, sauvage, libre, impudique et incontrôlable. C’est si terrorisant,
parfois, à cet âge, de sentir qu’on a sur soi-même, sur les autres, le pouvoir
de vie et de mort, anéantir ou mettre au monde.
J’étais sans doute, à l’orée de l’âge adulte, un être beaucoup trop exalté,
bien trop exigeant, et intransigeant, un être trop entier, trop brûlant, trop
consumé de l’intérieur, pour parvenir à franchir, avec bonheur et sans trop
de casse, ce passage si difficile pour tout homme. Peut-être avais-je trop
rêvé, trop lu, trop appris, et puis trop ressenti, depuis toujours, le danger, la
menace, la peur de l’abandon, le besoin assoiffé de sécurité, de barrières, de
liens, pour avoir cette indispensable part de spontanéité, de témérité, de
lâcher-prise, d’insouciance à peu près sereine, d’assurance et de confiance.
Pour certains comme moi, l’adolescence dure, s’étire sur plus d’une
décennie, n’en finit pas de séparer l’enfant, l’adolescent et l’adulte, comme
si l’on avait besoin de plus de temps pour faire son tri, ses choix, comme si
l’on avait besoin de traîner un peu, pour gagner du temps, pour être sûr,
comme ces filles qui passent des heures dans les boutiques, essaient des
dizaines de robes, de chaussures, et ressortent invariablement les mains
vides, n’ayant trouvé que des choses « pas mal », mais jamais la chose
qu’elles veulent, cet idéal qui les fait courir sans trêve, soupirer
fiévreusement, et dont elles savent bien, tout au fond d’elles-mêmes, qu’il
n’existe nulle part ailleurs que dans leur tête, ou dans leur cœur.
Et pourtant, elles ne veulent, elles ne peuvent pas renoncer, elles
prennent une sorte de plaisir à feindre de le poursuivre, de le chercher
encore et encore, en sachant qu’il n’est que chimère, mais une chimère dont
elles ne peuvent se passer. Elles savent aussi, confusément, mais avec la
certitude que l’instinct seul peut procurer, que seul un amour, une grande,
une vraie, une belle passion incarnera ce vêtement tant espéré, si
exactement taillé à leurs mesures, si parfaitement similaire à leurs rêves
fous, et qui seul saura faire d’elles, même vêtues de guenilles informes, la
plus resplendissante, la plus radieuse, la plus unique des filles sur cette
terre.
Certains, beaucoup, et j’en fais partie, ont sans doute besoin de faire de
(très) longs détours, de traîner sur des sentiers de chèvres, de se fatiguer
avec des pentes, de la rocaille, des dédales, de l’escarpement.
Et puis, sans qu’ils sachent trop comment ni pourquoi, ça leur passe, et
ils ont envie d’une belle et large route, bien bitumée, une route bourgeoise,
où, enfin, ils se malmènent moins. Peut-être ont-ils vieilli, peut-être aussi
ont-ils enfin trouvé une ligne plus droite en eux-mêmes, une façon plus
rectiligne, moins épuisante, d’aller d’eux-mêmes à eux-mêmes, d’eux-
mêmes à la vie, d’eux-mêmes aux autres.
J’en ai ainsi fait, des kilomètres apparemment inutiles, des détours
superflus, j’ai marché souvent en rond, je suis allée buter avec obstination
plusieurs fois de suite au fond des mêmes impasses, avant d’enfin pouvoir
les reconnaître pour telles, je me suis épuisée dans cette marche parfois
forcée, parfois démente, c’est vrai, mais je ne regrette pourtant pas un seul
de mes pas. Car c’est seulement quand on a beaucoup marché, quand on a
appris à voir un peu au-delà de ses pieds, au-delà de la prochaine journée de
marche, que l’on découvre soudain, avec bonheur, que l’on a toujours eu un
but, depuis le début, depuis qu’on est parti, un but qu’on ignorait, mais qui
nous guidait plus sûrement qu’une boussole, nous soutenait plus fermement
qu’un bâton, qui veillait sur nous pour que nous ne nous égarions jamais
qu’en apparence.
C’est peut-être parce que j’ai marché longtemps, sur des routes
difficiles, parfois impraticables, dangereuses, que je sais aujourd’hui que la
belle, la grande route, n’est pas une évidence pour tout le monde, que je
comprends ceux qui, temporairement ou parfois même définitivement, ne
peuvent s’y adapter, s’y trouver à leur aise, que je sais que la ligne droite
n’est pas la seule possible, la seule logique, la seule acceptable, pour tous.
Il faut parfois beaucoup errer, ou plutôt beaucoup explorer,
débroussailler, s’ouvrir des accès, avant de trouver, peut-être, son chemin à
soi ; il faut sûrement payer de sa souffrance, de sa fatigue, de son désespoir
aussi par moments, l’orgueil de ne pas vouloir se résigner à suivre la route
qui s’offre, qu’on nous offre, toute tracée déjà, facile, bien trop facile, et
dont nous savons bien, si nous sommes honnêtes, qu’elle ne nous mènera
qu’à l’oubli, qu’à la perte de nous-mêmes.
III

Retour à la vie

On cherche longtemps la guérison, en déployant d’immenses efforts, une énergie


considérable, on désespère d’y parvenir, et puis, un jour, elle éclate au grand jour ;
pourtant, il n’y a pas de miracle là-dedans, aucun « déclic » subit et inexplicable, la
guérison couvait en nous, se fortifiait, jour après jour, et les beaux jours, souterrainement,
solidement, préparaient leur grand retour. Je garderai toujours en mémoire, je crois, ce
sentiment d’émerveillement enfantin qui me submergeait alors, cette sensation de « voir »
différemment, avec un tout nouvel éclat, une toute nouvelle beauté, le monde et les
personnes autour de moi. Ma vie, son décor, ses personnages avaient, enfin, repris toutes
leurs couleurs, et, aujourd’hui encore, je n’en reviens toujours pas. Le travail a été long,
lent, difficile, mais il en valait tellement la peine…

Aujourd’hui, si tout a changé, tout est pareil. Le noyau de mon être


n’est pas guéri, il ne peut pas l’être, sa blessure ne peut cicatriser. J’ai
simplement appris à mieux vivre avec, et à éviter les situations qui risquent
de jeter du sel sur elle.
Le travail sur moi-même, ou les années, sans doute les deux intimement
mêlés ont permis l’éclosion d’un printemps, qui concorda avec les beaux
jours météorologiques. Je n’ai presque rien vu venir, et le changement en
moi a été si inopiné et radical qu’il m’en est apparu violent, brutal. Mais
merveilleux, oui. La vie, ses couleurs et ses odeurs, ses caresses mais aussi
très vite ses coups m’ont frappée en plein visage, avec la force d’un vent
après un long hiver glacial et immobile.
J’avais – j’ai encore – ce sentiment indescriptible de découvrir le monde
autour de moi, tel que je ne le connaissais pas, un monde étonnant, mais pas
inquiétant, un monde comme en 3D, animé, vivant, et savoureux, si
savoureux. Le moindre geste me semble neuf, inusité, ou plutôt, c’est ma
façon à moi de le faire qui me surprend, plus légère, plus gaie, plus facile
aussi.
Où étais-je donc, ces vingt-cinq dernières années, où était ce pays gelé,
aride, austère et dramatique ? On me presse souvent de ne plus y penser, de
profiter sans arrière-pensées de ce retour à la civilisation, à l’humanité et
son soleil, mais qui peut comprendre ce sentiment dérangeant, ces souvenirs
troublants d’un autre monde, de ce si long exil dans un territoire qui s’est
englouti, mais dont je garde le souvenir d’une contrée mystérieuse et
cruelle ? Même si je n’ai pas le moindre souhait d’y retourner, je pense qu’il
est normal, important même pour moi, de le situer, le repérer dans ses
frontières, de ne pas avoir cette sensation pénible d’avoir passé toutes ces
années dans un nulle part que je suis seule à connaître.
J’aime, oui, cette idée de pouvoir flâner, en visiteuse détachée et
sereine, dans ce quartier de mon être où j’ai, quand même, vécu si
intensément même si c’était dans la souffrance, dans une forme de non-vie.
Et je n’ai de toute façon jamais su ni aimé partir sans possibilité de retour,
quitter un être ou une ville, un paysage, sans bagages, sans adieu. Comment
quitterai-je la vie, ça, je n’en ai pas idée, et je ne souhaite pas affronter, pour
l’instant, cette question qui reste l’une des seules interrogations terrifiantes
à peupler encore mes jours et mes nuits.
Je comprends, je sais que ceux (souvent les mêmes) qui m’exhortent,
avec parfois une nuance de condescendance qui m’agace, à vivre le présent,
à laisser le passé à sa place, passée, derrière moi, ont entièrement raison ;
mais qu’ils essaient de comprendre, eux, en retour, ces questions qui
m’encombrent un peu, et leur caractère troublant et déroutant : comment ai-
je pu être si « perturbée », de si longues années durant, comment ai-je pu
dévier à ce point de la « norme » ? Ai-je été une autre, qui m’aurait envahie,
possédée dépossédée, ou bien était-ce moi, mais alors, qui suis-je, appétit de
vie ou désir de mort, vigueur éclatante ou faiblesse maladive ?
Tout le monde a certes, probablement, des accès où il n’est plus lui-
même, où du moins il ne se reconnaît pas, où il vacille au bord de la falaise,
mais ce sont, pour la majorité, des moments très brefs, qui n’amènent pas à
s’interroger profondément, qui ne remettent rien en cause, et s’inscrivent
dans une trajectoire somme toute très normale de vie. J’écris cela, mais
qu’en sais-je après tout, n’ai-je pas l’illusion prétentieuse d’un inédit dans
mon expérience, qui ne pourrait se partager, que je veux, peut-être,
impartageable ? Après tout, toutes les vies dévient-elles peut-être, un jour
ou l’autre, mais certaines dévient vraiment bien longtemps…
Mais non, bien sûr, je ne pense pas qu’à cela, bien sûr que je suis
tournée vers l’avenir, pleinement, j’ai appris aussi que la mémoire
n’empêche pas d’avancer, mais rend bien au contraire la marche plus aisée
et sûre. Mais je dois faire avec cet abîme entre mon passé déjà lointain,
mais qui restera toujours douloureux et difficile à assumer, et ce présent
récent qui pour être bâti solidement, a besoin de fondations. Pour cela, il me
faut quelques réponses au moins, même partielles, même approximatives,
une idée du pourquoi et du comment, car comment autrement me sentirai-je
en sécurité dans mon nouveau foyer, sans savoir si les murs et la décoration
tiendront, résisteront au moindre souffle du premier vent contraire ?
Je ne dis pas qu’avant mes 15 ou 16 ans, je n’avais jamais été heureuse,
ni qu’il n’y a jamais eu une seule journée d’éclaircie dans les vingt-cinq
années qui ont suivi. Il y a bel et bien eu des moments bénis, sans lesquels
je n’aurais pu survivre, et je les ai goûtés comme tels, et j’en garde un
souvenir particulier, mais ils étaient si vite balayés, si furtifs, si aléatoires et
fragiles, que j’en venais à les redouter, sachant que, sursis trompeurs, ils
feraient vite de nouveau place au désespoir, vrai propriétaire de mon âme,
qui me paraîtrait chaque fois un peu plus noir.
Et quelques-uns m’ont appris, et m’apprennent encore, à me connaître,
me reconnaître, et à me pardonner, surtout à m’expliquer à moi-même, non
pas pour me justifier à mes propres yeux, mais pour poser des raisons sur
mes actes, mes pensées, mes sentiments, ne plus les subir, mais les rattacher
à une ligne directrice, un fil tendu entre hier et aujourd’hui. Je peux à
présent m’accrocher à ce fil, le remonter ou le redescendre, et apaiser cette
panique devant l’apparente incohérence, que beaucoup ont nommée folie,
de mon comportement et de mon fonctionnement.
Il me devient dès lors plus aisé de gérer le lourd bagage de ce passé
dans lequel je m’empêtrais jusqu’ici les jambes, oscillant sans cesse entre
l’envie de l’abandonner dans une consigne et de jeter la clé, puis me
fabriquer de faux papiers, et le besoin d’ouvrir et rouvrir mes valises pour
vérifier que tout était bien là, que le compte de ces années restait bon, et
présent.
Je me dis maintenant qu’il n’y a sans doute rien d’autre à faire avec ce
passé que le laisser à sa place en moi, même si je la trouve souvent
envahissante, le laisser vivre sa vie, avec ses sommeils, ses réveils brutaux,
son besoin de silence, son urgence de mots, avec tantôt le dégoût de lui-
même et tantôt la poignante nostalgie qui prouve qu’il a bien été, que c’était
malgré tout de la vie, de la vraie, une part de ma vie qui, elle aussi, a le
droit que je la reconnaisse, l’apprécie, et même parfois… la regrette.
Je n’étais pas vouée à cette immobilité, à cette paralysie, ces inhibitions,
cette faiblesse, ce silence, cette monotonie ; j’étais, moi, j’étais à l’origine
une fille-volcan, un torrent, une tornade, j’avais envie, et, surtout, j’avais
besoin d’étreindre, et d’être étreinte, fort, j’avais besoin de vie, de
mouvement, de paroles, besoin de danser, de chanter, d’aimer, de crier, de
pleurer, de hurler aussi. Et j’avais besoin d’être rassurée, face à l’intensité,
la violence, même, de tous ces besoins qui étaient autant de mini-
cataclysmes, de mini-explosions intérieures ; j’avais besoin d’être entendue,
écoutée, comprise, acceptée telle quelle, avec cet appétit, cette fringale,
cette gourmandise immense et impudique de vie, de vibrations, de frissons,
d’émotions.
Je ne pouvais ressentir, rêver, aimer, avoir de la peine, souffrir, espérer
ou désespérer qu’en grand, en trop grand peut-être, en trop vaste, en trop
profond, en trop total, je ne connaissais pas les demi-mesures, c’était ou ça
n’était pas, toujours le tout ou le rien, le vide ou le plein, j’étais sans
nuances, sans compromis, sans souplesse, j’étais inflexible, intransigeante,
souvent extrémiste, « terroriste », disait parfois mon père, une jusqu’au-
boutiste, exaltée, trop souvent incapable de s’arrêter.
Mais j’étais aussi, et dans une mesure au moins égale, un être
tourmenté, inquiet, en perpétuelle interrogation, anxieux et troublé face à la
laideur dont la vie fait parfois preuve, face au mal, à la souffrance, face à la
violence, toutes ces parts sombres qui sont les sœurs siamoises liées par le
cœur, du lumineux, du rayonnant, du chaud, du tendre. J’avais du mal à
comprendre, et j’avais pourtant besoin de comprendre, mais personne à qui
poser mes questions, personne de qui espérer des réponses. Ce besoin, je
l’ai aujourd’hui encore, mais j’ai acquis ce qui, alors, me faisait défaut, la
force de supporter qu’il n’y ait pas de réponses à tout cela, ou que ce soit à
chacun d’entre nous, dans son âme, dans son cœur, d’en inventer, d’en
créer.
Je ne savais pas que toucher le feu, marcher sur des bris de verre, chair
et cœur offerts, que faire couler son propre sang, n’apprend pas, et
n’apprendra jamais rien sur le pourquoi, le comment, ou le au nom de quoi
de tous les maux, toutes les souffrances, toutes les injustices, les atrocités de
la vie. Je ne savais pas, surtout, que l’on n’apprivoise pas, par des
marchandages, du troc superstitieux, ses terreurs, tous ces monstres nés de
nos blessures, de nos souffrances originelles, terribles et muettes, en en
faisant de nouveau, puis encore et encore, l’expérience, je n’avais pas
compris qu’on ne soigne pas son mal par un autre mal plus grand encore,
une souffrance par une autre, un manque, une absence, par plus de vide.
Je ne savais pas que, parfois, ou même souvent, il ne faut pas voir, ne
pas aller regarder dans les recoins obscurs, ne pas débusquer les loups terrés
sous les lits ou au fond des placards.
Je me suis cachée, j’ai caché ma vraie nature, je me suis déguisée,
fardée sous une apparence famélique, j’ai pris le costume d’un être
squelettique, par terreur de détoner, de choquer, avec la violence de mon
envie, de mon goût, de mon appétit de vivre, j’ai pris un corps, une vie
d’emprunt, je me suis fabriqué une fausse identité, un camouflage, je me
suis remodelée, du corps à l’âme, pour échapper à ce que je jugeais
coupable, impardonnable, criminel, honteux.
Par peur qu’on m’abandonne, je me suis abandonnée, je me suis
oubliée, niée, réinventée en négatif. Systématiquement, méthodiquement,
rigoureusement, minutieusement, je me suis démontée, désossée,
j’ai assassiné mes sourires, mes désirs, mes envies, j’ai affamé et ôté toute
substance, toute chair, à mes rêves, à mes passions, mes ambitions, j’ai
cloué au sol, à force de lourdeur, larmes, souffrances, drames, ma légèreté,
ma grâce, je me suis détournée de la lumière, lumière et chaleur de l’amour,
lumière et ancrage de la confiance, de la foi en, pour me diriger,
farouchement, rageusement, presque haineusement, vers les ténèbres, le
froid, je me suis exilée, pleine de désespoir de ne savoir ou ne pouvoir faire
autrement, au plus loin de moi-même, au plus loin de la vie.
J’ai souvent, aujourd’hui encore, tant de mal à me dire que j’ai pu
m’extraire de ce cauchemar, que j’en suis revenue sauve ; et la route, si
longue, a été à l’image de tout ce que mon être, corps et âme, a dû
réapprendre, ou retrouver au fond de lui, réveiller, décongeler, réirriguer. Ce
fut, et cela restera à jamais pour moi, la sortie d’un enfer bien terrestre, la
sortie d’une contrée ensorcelée et terrifiante, au-delà de l’imagination des
conteurs cruels, d’un no man’s land désolé et aride où les heures coulaient si
lentement, étirant le supplice à l’infini, où tout vaudrait mieux plutôt que
d’y être exilée, oubliée, aux marges brumeuses du monde et de la vie.
Mais aujourd’hui, enfin, je peux dire, à haute et intelligible voix, sans
peur, ni culpabilité : jamais je n’aurais pensé que la vie me donnerait tant, à
moi qui l’ai si longtemps refusée, et pourtant si ardemment aimée ; mais il
m’en a fallu, des années, pour accepter enfin d’ouvrir les mains, et mon
cœur, pour accepter qu’elle me les remplisse, pour ne plus avoir peur de
cette abondance, cette abondance d’amour avant tout, et chercher à m’en
débarrasser au plus vite, comme d’une chose sale, comme d’une maladie
honteuse, comme d’un crime dont on veut supprimer les moindres preuves.
Se faire du mal, détruire et se détruire, et puis, peu à peu, ouvrir ses
poings rageurs, sanglants, déplier ses doigts, attraper la main de l’autre qui
se tend, et puis marcher, encore et encore, et nager, souvent à contre-
courant, et puis apprendre d’autres couleurs, découvrir d’autres chemins,
d’autres directions, changer ses mots.
Oser la caresse, risquer le sourire et le rire, lever les yeux vers le ciel,
vers le haut, aspirer l’air, croire, espérer, aimer, faire confiance et se confier.
On peut tout réapprendre – presque tout –, on peut toujours revenir après
s’être perdue, même très longuement, on peut toujours reprendre le fil,
reconstruire, on peut sans cesse ressusciter, avec de la patience, avec de
l’amour, avec du désir.
Rien, jamais, n’est à jamais perdu, rien n’est définitif, même lorsqu’on
le voudrait si fort ; le malheur, la souffrance, le drame laissent toujours une
porte entrouverte, il y a toujours une trappe par où se faufiler vers la
lumière, un trou de serrure par lequel accéder au vaste monde, il y a
toujours un éclair, un éclat dans les ténèbres, une note qui résonne enfin
claire, enfin gaie, en nous, l’espace d’une seconde.
Tout s’équilibre, il n’y a ni victimes ni héros, ni faibles ni forts, ni
gagnants ni perdants, il n’y a que des êtres qui tirent, chacun à sa façon,
bien unique, leur épingle du jeu, que des êtres qui font comme ils peuvent
pour rester debout, pour tenir, et couvrir au mieux, jusqu’au bout, la
distance.
J’aime la vie, j’aime quand je peux l’aimer, quand je peux m’aimer
assez pour l’aimer, elle, quand je suis suffisamment en paix, intérieurement,
pour admirer le ciel, les fleurs, un autre être, une lumière, une belle nuit,
quand je suis capable de ne pas ressentir tout ce qui bouge, s’agite, frémit et
vibre en moi et au-dehors de moi, comme une insupportable agression, une
attaque bruyante, douloureuse, dérangeante, épuisante.
J’aime la vie quand je la sens couler sans efforts, sans barrages, quand
je ne lui oppose pas des voies intérieures si étroites que son flux et son
reflux deviennent une torture, j’aime la vie quand je sais l’accueillir sans
questions, sans trouble, sans exigences, quand je parviens à faire de tout, et
d’abord de moi-même, une belle et lumineuse évidence, quelque chose de si
simple, si immédiat, quand j’accepte l’instant, sauvé du passé et insouciant
de l’avenir, quand je peux dire oui sans ajouter aussitôt mais, quand je
parviens à m’abandonner, à ne plus me préoccuper de savoir qui mène cette
danse sublime et fulgurante, de savoir quand elle prendra fin, ou quels
dangers la guettent.
J’aime la vie aussi quand je peux, sans trop de risques, me pencher sur
elle, essayer d’enfoncer mon regard et mon cœur un peu plus loin que sa
surface, quand je sais, sans autre conséquence qu’un respect infini et
émerveillé, un ravissement muet, m’aventurer un peu dans ses énigmes,
tous ces rouages qui tournent, souvent à notre insu, et qui tissent,
secrètement et tranquillement, ce qu’on peut sans doute appeler nos
destinées.
J’aime la vie, je l’ai toujours aimée, mais j’ai eu, souvent, le sentiment
que ma vie n’était pas la vie, pas cette vie-là, j’ai eu, souvent, la sensation
d’une cloison de verre, incassable, entre ma vie et la vie, et la rage de ne pas
parvenir à en trouver l’accès, le passage, la frustration de sonner en vain à
la porte, d’y frapper des deux poings, sans que jamais personne ne m’ouvre.
À ceux qui me conjurent de me « blinder », de me fabriquer cette
armure, qui, paraît-il, me rendrait la vie plus facile et plus douce, ceux qui
voudraient que je lutte contre cette trop grande tendresse intérieure, cette
hypersensibilité qui m’expose tant à souffrir, je sais que je ferai toujours la
même réponse. Je n’accepterai jamais de sacrifier cette part vivante en moi,
je ne veux pas assassiner moi-même cette part de moi qui palpite, frémit,
vibre, à fleur d’être, cette part à nu, à vif qui, je le sais moi, constitue sans
doute mon talon d’Achille, mais surtout le meilleur de moi-même, le cœur
de mon être, de ma vie, qui donne, seule ou presque, son sens à tout, au
passé, à l’avenir que je me souhaite, à mes erreurs, à mon courage, cette
seule chose en moi qui me semble mériter d’être qualifiée de belle.
Je ne m’offre pas en victime expiatoire, je ne me sacrifie pas dans
l’espoir d’une quelconque absolution ou rédemption, je me sauve au
contraire, je sauve la vie en moi, je sauve cette part de moi que j’ai réussi, je
ne sais trop comment, à sortir vivante, grandie, renforcée, de toutes ces
années si dures, de toute cette colère, de toute cette haine, cette tempête
destructrice. Je l’ai sauvée, je l’ai protégée, contre vents et marées, comme
mon bien le plus précieux, peut-être même mon seul bien à mes yeux, et je
n’ai pas l’intention de la lâcher, je me suis battue pour elle parce qu’elle
était la seule chose qui vaille la peine d’être défendue, préservée, la seule
chose qui ne devait jamais être abîmée, perdue ou gâchée.
IV

L’amour, toujours

Durant toutes ces longues années que j’ai passées dans la maladie, il n’y a pas eu que du
noir ; il y a eu, aussi, des moments intenses, riches, de l’émotion, des rencontres, des
relations d’une grande force. Et puis, il y a eu les sentiments, il y a eu l’amour, dans toute
sa vigueur ; car, malgré tout, j’avais entre 17 et 40 ans, et, dans quelque état physique et
psychologique que j’aie pu alors être, je n’en demeurais pas moins un être humain,
passionné et désirant. Essayez de chasser le naturel, il revient au galop, Dieu merci !

Dans toute cette aventure, l’amour a toujours tenu le premier rôle,


toujours il a occupé le devant de la scène, même lorsqu’il semblait avoir
totalement déserté le décor, même lorsqu’il me semblait désespérément aux
abonnés absents. Il en a été l’enjeu et la clé, le nœud et l’issue, il a été ma
quête et mon tourment, le refus et le don, il a été autant la raison de vivre
que l’envie de mourir.
Au travers de toute cette désolation, de toute cette dévastation, c’était
lui, et nul autre, que je cherchais, que je poursuivais, et pour lequel j’étais
prête à aller si loin, si au-delà de tout le raisonnable, de tout l’humainement
supportable.
Je ne le savais alors pas consciemment, mais il était, je crois, la seule
réponse aux pourquoi angoissés qu’on ne cessait de m’opposer ; c’est pour
lui, à cause de lui, que j’ai fait tout cela, que j’ai vécu et souffert cette si
abominable maladie, et tous ces tourments, toutes ces errances. C’est le
besoin de lui, un besoin immense, infini, exacerbé, dévorant, déchirant, qui
a troublé si gravement mon comportement, qui m’a fait refuser toute
nourriture, qui a fait de moi cette furie ivre de rage désespérée, ivre
d’impuissance, ivre de peur et de tristesse.
L’amour était le seul aliment dont je voulais, à l’exclusion de tous les
autres, le seul dont j’avais besoin, dont j’étais affamée, il devait me remplir
toute, sans partage, sans mélange qui l’aurait dévalorisé, qui l’aurait privé
de son caractère d’absolu trésor, d’inégalée richesse, sans comparaison
possible. Il était mon caprice essentiel, mon exigence vitale, ma formelle
condition, non négociable.
Je ne rêvais que de le trouver, sans même savoir que je le cherchais tant,
je savais, sans doute, tout au fond de moi, que lui seul saurait me sauver,
saurait me rattraper au bord du gouffre, que lui seul saurait faire taire cet
épouvantable silence intérieur, ce vide désolé qui m’aspiraient trop souvent,
saurait ouvrir ma vie, mes yeux, mes mains, mon cœur, saurait m’amener
enfin à mes justes mesures.
Ma chance inouïe, mon miracle, a été d’effectivement le trouver, là où,
peut-être, j’aurais le moins pensé à le chercher, là où il semblait le plus
improbable que je le trouve. Incapable, dans ces années de douloureuse et
interminable fin d’adolescence, de vivre une relation amoureuse
« classique », j’ai pourtant pu – su ? – vivre, oui, vivre, le mot est si
important, une passion absolue, totale, la passion qu’il me fallait, très
exactement, celle que j’attendais sans plus y croire, une passion qui, même
si jamais elle ne se traduirait par un mélange des corps, m’a pourtant seule
permis d’accéder au mien, d’accéder à l’échange, au partage et au don,
d’accéder au meilleur de mon humanité.
Que reste-t-il, quand il ne reste plus rien ? Quand des culs-de-sac
semblent se dresser à l’extrémité de toutes les issues de votre existence,
quand le noir de vos pensées dégouline sur vous comme un seau renversé,
quand le vide aspire le creux de votre être vers le bas, quand le désespoir et
la souffrance ont tari jusqu’à vos mots, quand tout fait si mal que vous
n’avez même plus la force ni l’envie de regarder le monde ?
Il reste pourtant quelque chose, même dans ces moments-là, même si
vous n’en voulez pas, même si vous croyiez pourtant ne plus croire en rien :
il reste l’amour, il reste la capacité à tomber dedans, il reste la force
d’aimer. Cela, même un désespéré – surtout un désespéré ? – n’en est
jamais à l’abri, en est encore capable. On croit avoir atteint le bout, dépassé
depuis longtemps toutes les limites, on pense être au bord de la vie d’où,
comme jadis du globe terrestre, on peut à tout instant basculer dans l’infini
néant, le noir éternel ; mais, parfois, une étoile passe, malgré soi on lève les
yeux, mécaniquement, et ce seul mouvement va nous décider, à notre insu,
contre notre gré souvent même, à poursuivre notre marche.
Pourtant, on ne se fait pas toujours d’illusions, on peut même avoir la
certitude que les choses ne seront ni plus faciles, ni plus légères, ni plus
belles pour autant ; on peut même demeurer plongé dans la tristesse, sans
vision radieuse de jours idylliques, peu importe, on l’a vue malgré tout,
cette étoile, et rien ne changera ça, rien ne changera le fait que, désormais,
tout changera. Et même si l’étoile disparaît parfois derrière des nuages,
même si, au début, on ne la reconnaît pas pour ce qu’elle est, c’est sans
importance aucune, elle est dans notre ciel, et c’est tout ce qui compte.
Quel lieu commun, quelle banalité, que dire que seul l’amour sauve !
Peut-être, mais c’est pourtant vrai. L’amour, c’est une foi, et une foi
immense, surdimensionnée. Seuls ceux qui ont été au moins une fois au
bout du bout, là où le mot désert lui-même vous évoque quelque chose de
verdoyant, une opulence luxuriante et enviable, savent le prix, la valeur
indicibles d’une foi, donc d’un point d’attache, d’un point fixe où reposer
son regard, autour duquel nouer ses bras et ses mains, sur lequel reposer sa
tête épuisée, asphyxiée.
Alors oui, l’amour peut sauver, pas forcément guérir, ou du moins pas
instantanément, mais déjà, en donnant une raison de rester en vie, en faisant
resurgir l’envie de la vie, partie si loin et que voici revenue.
C’est beau, quand un Autre vous donne envie d’oublier votre envie
d’anéantir ce moi qui vous insupporte, vous pèse et vous blesse tant, c’est
magnifique quand, pour voir chaque matin encore et encore cet être qui
vous comble et vous contient, vous acceptez de continuer, même si c’est
dur, et que vous êtes épuisé. Avec le temps, bien sûr, et le recul, vous
comprendrez que ce qui vous a sauvé, au-delà de cet amour, c’est la part de
beauté que vous avez su projeter de votre intérieur dévasté à celui de
l’Aimé, comme pour la protéger des flots noirs, la mettre en sécurité.
Ce qui est irremplaçable, c’est d’être émerveillé, une fois encore,
d’avoir envie de regarder, d’écouter, de toucher ; et même si vous restez
accablé, triste, vous n’êtes plus désespéré, parce que vous avez trouvé une
issue dans ses yeux, à Lui, à Elle, et même si c’est la seule porte vers la
liberté, vers le ciel, on s’en moque, elle est grande ouverte, vous invite, et
c’est bien suffisant.
Comment expliquer que je serais ainsi prête à retraverser ces années où
le cauchemar était éveillé et quotidien, ces années de sale guerre de
tranchées, où la survie ne tenait qu’à un fil, être atteinte et couchée par une
balle, ou passer, encore un jour, entre les tirs, et cela juste pour retrouver
l’immensité, le flamboiement, l’incandescence de cet amour, primitif et
essentiel, qui me portait alors, m’emportait au-dessus de moi, au-delà du
mal et de la souffrance ? Soudain, il y a eu, dans ma vie, un enjeu, un autre
enjeu que ma vie, pour laquelle je n’avais aucune envie de me battre ; il y a
eu, d’un coup, un impératif, comme un ordre venu de mon cœur, et qui ne
se discutait pas : « Vis, fais-le, pour lui, pour ne pas le perdre, pour le voir,
l’entendre. » Et cet amour a été comme un véritable aimant qui, de toute sa
force d’attraction à laquelle il était vain de résister, m’a collée à la vie.
Dans le noir, il y a donc toujours du blanc, dans la détresse immense et
le désespoir, il y a ce qui a été, est et restera toujours le plus beau, le plus
précieux, le meilleur de ma vie. C’est étrange, de penser à ce feu qui brûlait
à en illuminer l’univers tout entier, dans ce foyer où il ne semblait plus
pourtant y avoir que cendres glacées et suie noire ; mais c’est cela qui fait
que jamais, je n’ai regretté quoi que ce fût, que jamais je ne pourrais oublier
la moindre minute de ces années, que j’ai toujours su me préserver de toute
amertume ; c’est pour cela que, non seulement je ne maudirais jamais mon
sort, mais que j’irais très souvent jusqu’à me considérer comme bénie, ou
au moins privilégiée, que jamais je ne considérerais que ma vie a été un
échec, rien qu’à cause de cela, rien que par la grâce de cela.
J’ai appris la vanité qu’il y a souvent à vouloir la multiplicité des
réussites et des félicités, quand une seule suffit à vous permettre de
murmurer : j’ai abrité, j’abrite encore, et pour toujours, un géant, un
colosse, qui a la beauté d’un oiseau libre et la force indestructible et
protectrice d’un rocher. J’ai volé le feu qu’il me fallait, et n’en serai pas
punie, j’ai défié bien plus que des dieux, mais j’ai échappé à mon supplice.
J’ai aimé, j’aime et j’aimerai… à en vivre.
Et cet amour, qui me faisait parfois tant souffrir, ou précisément parce
qu’il me faisait souffrir, me prouvait que la vie était encore là, au plus
profond de mon être, une vie qui savait encore palpiter, chaude, comme un
cœur en pleine santé.
Où ai-je alors trouvé la confiance suffisante, ou plutôt comment s’y est-
il pris pour me l’inspirer, cette confiance alors si rare chez moi, de laisser
battre mon cœur aussi fort qu’il le réclamait, de lui permettre, enfin, de se
déployer vraiment, comme un papillon magnifique et triomphant, de laisser
se précipiter de nouveau le sang dans mes veines, et, surtout, de me donner
cette envie indestructible d’être à la hauteur, à sa hauteur.
Moi qui n’avais plus envie de rien, moi qui sentais le pouls de ma vie,
de mon envie de vie si faible, si fragile, moi qui pensais être vide, de la
matière sans consistance, une ombre qui s’effaçait de plus en plus et
disparaîtrait bientôt. Plus d’une fois, j’ai été tentée de m’en débarrasser, de
délibérément m’éloigner, me couper de ce courant vital ; plus d’une fois, je
lui en ai voulu, je l’ai maudit, détesté, mais rien n’y a fait, ils ont été les
plus forts, lui et mon amour ; et il en fallait, pourtant, de la force, pour faire
plier cette volonté d’acier que j’employais alors à me détruire.
J’ai ressenti, à ce moment-là, et pour toujours, ce que veut dire
l’expression « je ferais tout pour lui », cette force inouïe, indicible, qui vous
ferait franchir des montagnes. Et pour moi, qui, petite, avais si peur de mes
élans, de mes sentiments et émotions, de tout ce qui remuait en moi et me
laissait chaque fois secouée comme une bouteille d’eau gazeuse, ce fut la
plus belle de toutes les victoires que d’accepter de me laisser inonder, et
déborder d’amour, de ne plus étouffer cette source qui m’a réirriguée, et qui
irriguera à jamais mon être, me permettant de fleurir quand même, moi
aussi, au sortir de ce si long et si rude hiver.
J’ai gardé cette certitude, qui continue, chaque jour, à m’aider à vivre :
seul un tel amour pouvait me sauver, seul un tel amour pouvait constituer
un contrepoids suffisant à l’écrasante lourdeur de mon désespoir, de ma
fatigue, à l’insondable béance de mes blessures, seul un tel amour était à
même de me faire émerger de cet enfer diabolique, de cette ronde macabre
de peurs primitives, pouvait faire de cette fillette et de cette adolescente
constamment terrorisée, perpétuellement aux aguets comme un petit animal
traqué, blessé, de cette enfant désespérément accrochée à ses peurs de voir
partir sans retour les êtres pourtant indispensables à sa survie, un être
suffisamment libre intérieurement pour ne rien souhaiter d’autre que de
partager avec tous ceux qui seront intéressés une sorte de fraternité
humaine, une écoute sans lassitude, une capacité, en tout cas un désir de
comprendre, de cœur à cœur.
Serait-ce donc cela, au final, la vie : du bonheur et du malheur, si
indissociablement mêlés par l’amour qu’ils en deviennent inséparables et
totalement dépendants l’un de l’autre ? L’amour nous sauve-t-il, en nous
préservant de tout regret, ce sentiment mortifère qui gangrène et finit par
tuer ceux qui croient qu’ils ont définitivement perdu la partie, sans recours
ni remède, ceux qui se sentent défaits et anéantis, sans le moindre espoir de
résurrection ?
Si tout cela est bien vrai, si, vraiment, la vie ne tient qu’à un fil, qu’à
une accélération soudaine des battements du cœur, une précipitation
inexpliquée du pouls, alors, la vie n’est pas si injuste qu’on le prétend
souvent, et le monde, lui, est bien fait : si j’ai failli mourir d’aimer parce
que je ne trouvais à mon amour ni horizon ni refuge qui veuille l’abriter
dans son immensité et sa violence, je revis parce que vous vous êtes laissé,
et vous laissez encore aimer, et m’avez ainsi donné la confiance, que
personne ne me ravira plus, d’aimer au-delà, et bien plus loin que tous les
horizons.
CONCLUSION

Les textes de ce recueil expriment ma vision des choses à trois époques


données, différentes les unes des autres, mais aujourd’hui toutes trois
révolues. Puisqu’il est désormais l’heure de la dernière page, il me semble
important de préciser où j’en suis aujourd’hui, de donner, pour ainsi dire, la
« quatrième version » de l’histoire, la version actuelle.
Dans les pages qui précèdent, j’ai raconté ce que fut, vue de l’intérieur,
ma vie, pendant près de trente ans : pour une très large part, c’est vrai, des
épreuves, de la souffrance, du lourd, du triste, du sombre. Aujourd’hui, la
vie m’a de nouveau ouvert ses bras, comme un père au retour de son enfant
prodigue, la vie a rejailli en moi, fidèle, généreuse, sans rancune, sans
reproches.
Comme pour les volcans qui ne sont jamais qu’endormis, la vie n’a pas
cessé de couver tout au long de ces années où se sont entremêlés si
étroitement la violence et la résignation, l’apathie et la soumission, la
rébellion, la révolte et tous leurs refus. Est-ce à dire que rien, dans une vie
humaine, n’est jamais perdu ?
Ce cadeau-là de la vie est le plus beau qui m’ait jamais été fait, sans
poser de questions, sans demander de comptes, elle m’est revenue, quasi
intacte ; et je trouve cela beau, cette obstination de la vie, qui jamais ne
renonce, et qui confirme la force, la justesse et la sagesse des expressions
populaires : « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir… »
Il faut avoir foi en la vie, c’est d’ailleurs peut-être la seule croyance qui
vaille vraiment le coup, celle qui ne nous laissera jamais déçus, amers,
aigris ; même si l’on ne s’aime pas, même si l’on n’a confiance ni en soi ni
en personne ni en rien, on peut au moins avoir confiance en la vie en soi,
qui poursuit, même seule, même abandonnée de nous-mêmes, sa course,
immuable, infatigable.
Je pense que nous avons, tous, en nous la capacité de nous remettre de
tout. Il faut toujours croire, envers et contre tout, non pas en soi, mais en la
vie en soi. La vie est plus forte que tout, elle est même souvent plus forte
que nous, et que notre envie, parfois, de nous détruire.
L’essentiel est de résister à la tentation de s’isoler – de se couper à la
fois de soi-même et des autres, car cela revient au même. C’est peut-être
l’effort le plus difficile à faire, quand on est au cœur de l’épreuve, mais il en
vaut la peine : se forcer à demeurer dans l’échange, ne jamais rompre
complètement le dialogue, de soi à soi, et de soi aux autres.
Il faut croire en la joie possible au réveil, s’endormir en rêvant que nos
lendemains chanteront, et y rêver si fort que l’empreinte de nos songes
restera gravée sur le jour qui se lève, comme un tatouage sur la peau.
Apprivoiser l’espoir, se baigner dans ces apparentes naïvetés, souvent si
agaçantes, retrouver le Candide en soi, après la pluie le beau temps, il fera
jour demain, un mal pour un bien, aux innocents les mains pleines ; et tenter
de capturer des rayons, de bonheur, de soleil, de miel, comme on capture
dans un parfum l’essence d’une fleur, pour s’en asperger, s’en inonder, pour
se sentir bien, comme on sent bon.
Ce qui nous arrive, ce qui nous tombe dessus, n’est pas important en
soi ; ce qui compte plus que tout, l’enjeu essentiel, c’est ce que nous
pourrons ou saurons en faire une fois que c’est là. L’important, ce ne sont
pas les obstacles, les difficultés ou la longueur de la route, c’est notre
capacité, notre volonté, notre courage pour les aborder, les franchir ou les
contourner, pour faire avec eux, et continuer à avancer, et aller plus loin, en
avoir encore l’envie, la force, la curiosité.
Bien sûr, je n’ai pas toujours tenu ce langage, bien sûr, au cœur de la
tourmente, au plus dur de l’épreuve, je n’aurais pas cru – et nul ne peut
croire – à ces belles paroles qui sonnent alors comme des assertions faciles,
de fausses promesses qui rendent les choses encore plus douloureuses, et sa
propre situation encore plus désespérante ; et pourtant, je parle au nom
d’une longue expérience, il faut y croire, il faut garder la foi.
Aucun prix ne doit paraître trop élevé, il ne faut reculer devant rien, en
gardant cette certitude que rien ne saurait être pire que se résigner, que
capituler et perdre la vie, que la laisser s’échapper sans avoir combattu pied
à pied pour elle.
Pour elle, je suis allée jusqu’au bout de moi-même, là où soit l’on
bascule définitivement dans la nuit et le froid, soit l’on ressort, non pas
victorieux, non pas triomphant, mais simplement debout et entier, de l’autre
côté de soi-même, du côté lumineux ; et je peux, maintenant, m’avancer à
l’assaut de cette lumière qui n’est, pour moi, rien d’autre que le bonheur.
TABLE
Titre

Copyright

Dédicace

PRÉFACE - par le professeur Philippe Jeammet

INTRODUCTION

PREMIÈRE PARTIE - Le terrible hiver (années 1990)


I - Affamer le désir

II - Entre résistance et attirance

III - L’hôpital, seul vrai refuge

IV - Cette insatiable faim d’amour


V - Une folle envie de vivre

DEUXIÈME PARTIE - Le long chemin (années 2000)

I - Derrière la porte close

II - Rencontres
III - Petite sœur, écoute-moi

TROISIÈME PARTIE - La renaissance (années 2013-2014)


I - De destruction en création

II - L’angoissant vertige adolescent

III - Retour à la vie


IV - L’amour, toujours

CONCLUSION
Éditions Odile Jacob
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