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Voyage jusquau bout de la vie (Nicole Desportes)
Voyage jusquau bout de la vie (Nicole Desportes)
Voyage jusquau bout de la vie (Nicole Desportes)
www.odilejacob.fr
ISBN : 978-2-7381-6101-7
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Pendant près de trois longues décennies, j’ai cherché le chemin de
l’enfance à l’âge adulte, à l’âge de femme, j’ai cent fois tenté de retourner
au point de départ, mais bien sûr rien n’y faisait, comme toutes, j’avais cet
aimant qui me tirait, me propulsait, tête et corps en avant, malgré moi,
contre moi, vers l’avenir, vers demain, vers la fin de l’innocence et de
toutes les légèretés, vers le devoir, la responsabilité, la maturité.
De dix ans en dix ans, j’ai écrit, 1990, 2000, puis 2012-2014. J’ai écrit
parce que j’avais, chaque fois, franchi des cols, découvert des passages en
moi, parce que j’avais vaincu des océans, défriché des terres, apporté de la
civilisation là où ne régnait que la barbarie.
Ces cailloux, textes semés à des époques différentes, révèlent, par leur
nature, leur forme, leur composition, leur contenu, les ères que j’ai
traversées intérieurement, de l’âge de glace, violent, dur, douloureux, du
métal hurlant, à celui du premier apaisement, du début d’une vie possible,
d’un espoir de paix et, enfin, à l’âge mûr, celui que j’avais tant redouté, et
que je m’étais acharnée à fuir, âge plus souple, plus tendre, un peu plus
tiède, un peu trop fade à mon goût parfois peut-être, mais souvent si rond, si
plein, si doux, enfin ; cet âge où je vois éclore les fleurs, gonfler les fruits,
riches en goût et en saveurs, où je vois les arbres se déployer vers le ciel,
portant, tout au bout de leurs branches, mes rêves et mes désillusions, mes
joies et mes peines, l’amer et le sucré, l’important et le dérisoire : la vie, en
somme, ma vie, enfin acceptée, enfin accueillie, la vie sans peur, sans
laisse, sans garrots, sans surenchères ni défis.
J’ai écrit, pendant ces trois fois dix ans, sur les mêmes thèmes,
l’anorexie, la souffrance, le désespoir, l’isolement intérieur, mais aussi la
vie, sa beauté, ses plaisirs, doux ou violents, son souffle ; j’ai peut-être
tourné en rond dans mes mots, au long de mes pages, mais en ronds de plus
en plus larges, de plus en plus vastes et libres, au fur et à mesure que je
m’éloignais du centre de l’impact, du creux du drame, de la seconde
marquant la chute de la pierre dans l’eau. Et peu à peu, la violence s’est
dégrossie, dépouillée aussi, elle s’est faite plus convenable, plus
présentable, un passage progressif du premier au second degré, du séisme
qui vous traverse et vous électrise, vous incendie de part en part, aux
répliques assourdies, aux échos, aux rumeurs, toutes ces vagues qui ne
viennent plus que mourir à vos pieds, et vous permettent de comprendre, de
réaliser, de faire la lumière et de donner sens.
Si j’ai écrit autour des mêmes thèmes, comme on fait des écheveaux
autour de bobines, comme on tricote pour se tenir chaud, comme on noue,
comme on coud, comme on remaille tout ce qui est troué, déchiré, tout ce
qui bée, laissant passer l’air et le froid, c’est parce que j’en avais besoin,
parce que tout cela ne pouvait plus rester à l’intérieur de moi, et risquer
ainsi de recréer une nouvelle lourdeur, un autre poids écrasant.
Le Dr A. m’a dit un jour, au cours de ma première hospitalisation, que
j’étais semblable à Pénélope, qui, attendant obstinément et sans douter le
retour de son époux Ulysse, défaisait chaque nuit l’ouvrage qu’elle avait
tissé tout le jour précédent. Si j’ai d’abord été contrariée, voire vexée de
cette comparaison, j’ai compris aujourd’hui qu’une œuvre telle que la
construction d’un soi un peu solide, d’un soi intérieur où l’on puisse enfin
se sentir bien, se sentir chez soi, demande du temps, qu’on peut parfois
avoir peur d’y parvenir, et qu’il ne faut pas en avoir honte, que, surtout, on a
souvent besoin que l’amour soit là, tout près, en soi et à côté de soi, pour la
mener à bien, et être fière de ce que l’on a accompli.
P R E M I È R E PA R T I E
Affamer le désir
Nous sommes en 1993, sept ans se sont écoulés depuis l’apparition des signes extérieurs
de la maladie ; j’ai été hospitalisée deux fois déjà, mais je continue à plus survivre que
vivre, chaque jour, ou presque, demeurant une lutte.
Je ne vais pas bien, donc, je suis extrêmement ambivalente, mais je commence, malgré
tout, à pouvoir prendre un tout petit peu de recul, je suis capable de me retourner sur moi-
même et les événements. Je peux mettre en mots cette impression d’avoir une présence
ennemie concrète, qui occupe le cœur de mon être, et que je ne peux, ni ne veux encore,
expulser hors de moi.
On m’a souvent dit que mes états d’âme se lisent à livre ouvert sur mon
visage. Sept ans déjà depuis la fin de ce printemps 1986, où tout un
équilibre très fragile a complètement basculé. Sept ans déjà, ma maladie a
donc ironiquement l’âge de raison. Sept ans où j’ai pris goût à jouer avec la
mort, dont je savais confusément qu’on me sauverait. Aujourd’hui,
l’anorexie est une maladie à la mode : comble du dérisoire, elle alterne dans
les titres accrocheurs des journaux à grand tirage avec les nouveaux régimes
où l’on peut maigrir en continuant à se bâfrer. Attention, belles adolescentes
en fleurs : on tombe vite amoureuse du 30 ou du 20 de la balance, et l’on se
sent si dangereusement bien au début de la descente aux Enfers…
L’anorexie m’a volé mon adolescence, ce décisif tournant de la vie.
Comment alors faire fonctionner dans l’harmonie ce corps devenu adulte et
ce cœur resté encore si enfantin dans ses demandes et ses manifestations
d’amour ? Je me sens écartelée entre deux mondes avec au milieu un grand
deuil. De l’adolescence, je n’ai connu que les doutes, les angoisses, le mal-
être : où sont ces belles années dont parlent les poètes ? La rose était une
pauvre fleur exsangue, mangée par les ronces et secouée par un vent
contraire. Aujourd’hui, un bourgeon tente timidement d’éclore. Il porte
toutes mes espérances, mes chances et mon envie de vivre. Il ne faut pas
qu’une gelée tardive vienne à le faire mourir, il faut que j’échappe à mon
tortionnaire intérieur pour remplacer souffrance par bien-être. L’anorexie
m’a volé mon adolescence et a éclaboussé mon enfance en m’y faisant
découvrir les prémices de cette tourmente dévastatrice, mais elle n’a pas eu
mes rires et mes jeux avec mes sœurs, les voyages en famille et certains
jours radieux. Elle me laisse un cœur sensible à toutes les détresses, un
immense pouvoir d’écoute et de compréhension, une force intérieure et le
sentiment de la relativité de toutes choses hormis l’amour.
L’anorexie est une maladie qui vous empêche de manger mais qui vous
dévore, elle, le corps, le cœur, l’âme. Rien ne lui échappe, tout se soumet à
sa logique impitoyable du refus alimentaire, de cette attirance vers le zéro
de la balance et de la vie. Aujourd’hui, après six ans, je commence à peine à
croire au pouvoir guérisseur des mots. Six ans durant, j’ai été d’illusion en
illusion, refusant d’affronter le mal face-à-face. Il m’avait ôté toute volonté,
j’ai dû la reconquérir ; il ne me laissait pour me battre qu’un pauvre corps
qui ne tenait plus debout. Mais un homme m’a forcée à me battre à poings
nus mais avec lui contre ce spectre. J’ai refusé les vérités qui s’ouvraient à
moi, leur violence, leur impudeur, puis j’ai décidé de les assumer. J’y ai
gagné une grande lucidité, mon cœur s’est peut-être un peu durci, mais je
garde un coin d’imaginaire, de fantaisie et d’espoir à offrir.
Pendant six ans, j’ai vécu comme une équilibriste sur un fil secoué par
le vent, qui a perdu son balancier et tremble de tout son corps. Le pire dans
l’anorexie, c’est cet abandon, ce laisser-tomber, cette défaite du corps et de
l’âme. Six ans durant, j’ai tenté de me raccrocher au moindre événement de
la vie quotidienne pour me dire : « Vis au moins jusque-là, on verra après. »
Tous les matins au réveil et tous les soirs au coucher, c’était les mêmes
auto-exhortations, tandis que mon corps épuisé me criait de renoncer.
L’anorexie est démesure au sens grec du mot, péché suprême de se vouloir
plus forte que la nature, plus forte que les dieux. Elle est surtout détresse
infinie, comme un muet ne saurait crier sa souffrance, comme un petit
animal saisi entre les griffes d’un rapace se débat sans espoir, comme les
cris que je voulais pousser s’étranglaient dans ma gorge pour n’être plus
que sourds sanglots.
Pendant six ans, j’ai porté en moi un monstre, comme aucun réalisateur
de film d’horreur n’a osé l’inventer. Il me tenait éveillée jour et nuit,
réclamant de la nourriture qu’il refusait ensuite dans des éclats de rire
sadiques. Il avait les yeux crevés pour ne pas voir la beauté du monde, pas
d’oreilles pour écouter le doux chant des oiseaux. Ses mains étaient des
griffes qu’il aimait plonger dans mon cœur sanguinolent, son haleine était
glacée et fétide. J’étais tout entière à ses soins, à sa seule écoute, il avait
fermé aux miens et à la souffrance du monde les portes de mon cœur, il
m’avait fait oublier qu’on peut rire, courir, danser. Il me parlait du matin au
soir de calories, de kilos, de chair trop épaisse, et il m’a fait dire des phrases
que je ne pourrai plus effacer, des phrases de haine et des vomissures que je
jure n’avoir jamais pensées. Anorexie, tu ne m’as pas ôté le désir d’être
mère, mais il me faudra bien des mois pour expulser dans le sang des règles
retrouvées les angoisses et les terreurs que tu m’as laissées.
Le travail est intérieur, dans un face-à-face solitaire avec la maladie.
L’ennemie est dans la maison, il faut se livrer une guerre sans pitié. Dans
l’anorexie, nous sommes doubles, il faut arriver à n’être plus qu’un tout
réconcilié.
L’anorexie est un moyen de se décharger de sa culpabilité de vouloir
éprouver des sensations physiques. On le fait alors dans la douleur, jusqu’à
son paroxysme. Ce n’est pas la grosseur de son ventre, de ses cuisses ou de
sa poitrine que l’on refuse, c’est celle de ses désirs intérieurs, de ses
fantasmes. Plus on maigrit, plus on désire, et ainsi se referme le cycle
infernal, et en même temps fascinant. Nous sommes à la fois bourreaux et
torturées. Mais le corps est notre seul vrai bien, et le nier, c’est se nier soi-
même. L’esprit aussi est charnel, les sentiments sont charnels. J’accepte
d’être ce corps de femme, je suis lui, il est moi, demeure de ma vie, navire à
bord duquel je vogue de passé en avenir. Le corps, c’est aussi les émotions,
les sentiments, et les souvenirs. C’est tout cela que l’anorexie veut étouffer
à travers la maigreur. Elle fait de nous des êtres sans émotions, sans
passions, sans projets, sans mémoire. Mais la nature se venge bien, et cette
vengeance est salvatrice.
Dans le silence et l’obscurité complice de la nuit, mon cœur palpite
doucement sous le flux et le reflux du sang. Mes mains effleurent
timidement les formes d’un corps de femme. Pendant six ans, j’ai vécu
comme une étrangère dans mon corps, pauvre loque pleine d’engelures, de
traces de coups, et qui laisse voir les os. Aujourd’hui, mon cœur se gonfle à
nouveau de troublants désirs.
L’anorexie m’avait chassée de mon corps et m’avait éloignée des autres.
Aujourd’hui il me semble redécouvrir mon corps comme on retrouve un
ami après bien des années, un peu changé, mais au fond toujours le même.
À l’aube de mes 18 ans, les nuages noirs qui s’amoncelaient dans le ciel de
mon adolescence ont crevé avec fureur et un cyclone a dévasté mon corps.
J’ai découvert qu’on pouvait être son propre et son pire tortionnaire, j’ai
craché sur mon enfance et ses jeux impudiques, je me suis choisi un
châtiment dans ce qui, précisément, me procurait le plus de plaisir sensuel :
la nourriture. J’essaie aujourd’hui de laisser parler mes mains, mes yeux si
fragiles, mon corps tout entier. Il me semble me réveiller d’un épais
cauchemar, revenir d’un lointain pays aux aubes crépusculaires.
Chacune marquait le début d’une journée où il allait falloir tenir,
bâillonner la faim qui hurlait dans mon ventre vide, essayer de rassembler le
peu de chaleur encore produit par ce corps qui consacrait toutes ses maigres
ressources à faire battre envers et contre tout le cœur, où il allait falloir
marcher jusqu’à tituber pour éprouver encore plus les limites de mes forces.
L’aube était maudite, j’aurais voulu que la nuit s’éternise mais même
elle, à la fin, n’était plus un refuge et je me réveillais, baignant dans une
sueur glacée, les membres crispés, les nerfs déjà à fleur de peau. Le jour
était long sans pain, je regardais défiler les minutes l’une après l’autre, et
elles étaient plus longues que des heures. En me privant de nourriture, je me
privais de relations avec les autres, de convivialité. Je ne pouvais plus
partager, je m’excluais moi-même de la communauté humaine. J’étais dans
un monde sans rires, sans paroles.
L’anorexie est un cercueil, où le corps glacé est livré à une lente
putréfaction. J’y ai laissé des bouts de moi, trois fois vingt kilos, beaucoup
de larmes, et du sang. À un âge où la vie débute, j’ai dû faire une remise en
question radicale ; l’anorexie m’a dénudée, physiquement,
psychologiquement, elle m’a finalement amenée à me livrer tout entière,
moi qui avais si peur de me donner.
II
Ces textes, écrits toujours en 1993, montrent clairement combien l’envie immense et le
refus total de céder, de me laisser enfin aller et d’avouer que je n’en peux plus, se disputent
sans cesse la place en moi, et avec quelle intensité douloureuse, obsédante aussi, je suis
déchirée.
De nouveau, je me sens glisser, inexorablement, vers la catastrophe, le combat quotidien
est trop dur, la tentation de baisser les bras trop forte. Les lignes que j’écris alors sonnent
aujourd’hui à mes oreilles comme une sorte d’auto-exhortation, une façon de m’encourager
à repousser, de toutes mes forces, si faibles soient-elles, la tentation de la maladie. J’ai
conscience de ne pas parvenir à me détacher de mes souvenirs, de mariner dans une sorte
de nostalgie et d’attirance assez malsaines pour l’hôpital, la situation d’urgence vitale, les
soins autour de moi…
L’hôpital a longtemps tenu, pour moi, un rôle majeur. J’ai en effet été hospitalisée plusieurs
semaines, quelques jours après ma naissance, à l’hôpital Necker, et cela m’a, de toute
évidence, marquée. J’évoque ici la chambre de l’hôpital du Kremlin-Bicêtre où j’ai été
« isolée » (c’est-à-dire enfermée, c’est le seul mot juste) vingt-quatre heures sur vingt-
quatre pendant au moins deux mois entiers, mais au-delà c’est la chambre d’hôpital en
général qui, pour moi, symbolise le repos enfin possible, « autorisé », le lâcher-prise, la
prise en compte par moi-même et par autrui de ma souffrance, l’endroit où je peux enfin
cesser de faire semblant, de me forcer, de dissimuler et, également, de me sentir jugée.
C’est enfin un peu de calme extérieur, qui me laisse espérer de parvenir à remettre un peu
de paix, et d’ordre, également à l’intérieur de moi.
J’ai vécu, dans cette expérience de la claustration totale, quelque chose d’à la fois très
intense, très troublant, et de difficilement dicible : un tête-à-tête avec moi-même, un
dépouillement extérieur et avant tout intérieur radical, d’abord forcé, puis que j’ai, peu à
peu, ressenti comme bienfaisant, apaisant, libérateur.
Lorsque j’écris ces textes, en 1992 ou 1993, j’ai donc 25 ans environ : j’ai réussi à admettre
que, si j’ai soudain commencé à refuser la « nourriture de l’enfance », c’est que, avec
l’adolescence et l’éclosion des désirs sexuels, je m’étais mise à en désirer une d’une tout
autre nature.
À cette époque, j’aime « à la puissance deux » : un ami de mon âge, avec lequel je vis une
histoire qui sera d’ailleurs assez courte, mais je suis aussi amoureuse du psychiatre qui me
suit depuis ma seconde hospitalisation à la Cité U, lorsque j’avais 22 ans. C’est, bien sûr, le
classique et obligatoire « transfert », mais cet amour-là, quoi qu’on puisse en penser, et
quelque valeur qu’on croie devoir lui accorder, m’a incontestablement beaucoup aidée à
« m’accrocher » à la vie ; il a même été, des années durant, l’une de mes principales
raisons d’y croire encore, de me sentir encore vivante.
Mes poings se serrent, je n’entends plus rien que la fureur avec laquelle
monte ma rage, envie de frapper, envie de sang. La vie me nargue, guérira,
guérira pas, où diriger mes pas ? Deux histoires qui étaient de tout sauf
d’amour, deux garçons qui ne voulaient parler qu’à mon corps. Ce corps
que ce soir je déteste, avec ses bourrelets de chair, ce corps trop lourd à
porter, ces lunettes qui me tombent sur le nez et dont je ne peux me passer.
Cet éternel absent, depuis combien d’années je l’attends, mais toujours
vainement. Le prince charmant a dû se perdre en route, ou il est venu trop
tôt et il a pris peur. Mes pensées sont rouge sang, mes yeux sur mes bras
dénudés sont comme des lames de rasoir, comme si, avec mon sang, allait
s’écouler mon tourment. Sang des règles que j’attends, sang de cette mère
en moi que je voudrais tuer, tu me prouves que je vis, que je ne suis pas pur
esprit.
Ces quatre murs dans ma tête que je voudrais dynamiter, portes et
fenêtres y sont toujours fermées, ça pue les souvenirs hideux et douloureux,
ces bouts de moi que j’ai perdus en chemin, cette envie de dévorer ce
qu’une mère me cuisinerait, gâteaux à l’amour, crêpes sauce tendresse,
glaces parfum baiser.
Salut cafard, ce soir je ne voulais pas te voir, les pilules blanches-
bleues-roses ne te résistent pas. Même les bras de la nuit ne me semblent
pas accueillants ce soir, j’ai mal, docteur. Mal à ces vingt et un kilos repris,
mal à ces dizaines d’anorexiques, et moi au milieu d’elles, qui hantent mon
souvenir.
Docteur, je veux vivre.
Il est des heures où le cœur aimerait arrêter son battement machinal
pour souffler un peu lui aussi, se décharger de tous ces lourds secrets qu’on
lui confie, ôter ces épines qui le déchirent pour en faire un lambeau, crier
tout haut les peines qui le hantent tout bas. Qu’attend donc le mien ce soir
de presque été, quand les rêves partent en fumée, quand s’impose la
toujours sinistre vérité qui veut que j’aime sans être aimée, que je saigne
d’une promesse d’avenir avortée, quand je vous quitte, lui et toi, en en étant
quitte pour la peur de phrases interdites, et que je n’ai pas osé prononcer.
Il est des heures où l’on aime être seule pour mieux être avec lui, il est
des nuits que l’on veut brûler en ne se donnant qu’à lui, mais en sachant que
l’aube détruira notre paradis nocturne. Il est des années que l’on ne risque
pas d’oublier, où l’on a égrené un à un les jours du calendrier, sous l’œil de
saints et saintes sans pitié, il est des siècles qui s’achèvent sur une jeunesse
désolée. Il est des plaies qui guérissent mal, des portes que l’on n’a pas le
courage de refermer, des illusions qu’on a la lâcheté de prendre pour la
réalité.
Il y a un cœur blessé qui aime à la puissance deux, deux hommes si
différents et pourtant le même frisson, la même rivière infranchissable où
manquent les ponts, le même décalage des sentiments et des émotions.
Il était une fois une jeune fille qui se cherchait une identité, qui se serait
voulue Phèdre et Antigone à la fois, qui avait peur de ces lueurs dans les
yeux des hommes, de ces délires, et de ne pas être à la hauteur.
Trente-six kilos, je veux de l’amour en hors-d’œuvre, en plat et en
dessert ; cinquante-huit kilos, je cherche dans des aliments sucrés l’amour
qui ne trouve pas d’assouvissement à sa mesure dans mes relations aux
autres. De toute façon, un sentiment trop fort pour moi, qui m’étouffe et me
fait tracer en dents de scie la courbe de mon poids.
Nourriture et amour se livrent une bataille dont le champ est mon corps,
et l’enjeu ma vie. Quand j’agresse mes bras à la lame de rasoir, c’est à
l’amour si cruel, si indispensable, que je veux trancher le cou,
lorsqu’arrivée à un paroxysme de douleur, il me faut trancher les nerfs
tendus à se rompre.
Un homme mûr, un jeune homme, et l’amour qui me rit au nez. Un
amour sans fin ni fond, brutal et vorace, trop lourd à porter seule alors qu’il
est toujours taillé pour être porté à deux. Je sens tant de force dans mes bras
qui pressent contre moi un être chéri, tant d’amour saturé de haine dans
cette étreinte qui ne pourrait trouver sa plénitude que dans une mort
semblable à un feu d’artifice grandiose.
Amour, tu es l’ogre dont j’avais si peur étant petite, tu es la rencontre
explosive de la vie et de la mort quand ils sortent de leurs limites humaines.
Tu me viens de très loin, de l’obscurité d’un ventre maternel, et lorsque je
me penche sur l’avenir, je ne vois qu’un gouffre. Tu me donnes une
dangereuse et effrayante force surhumaine, tu veux être le seul à me nourrir,
tu ne veux ni patience, ni compromis, ni demi-mesure. Tu m’as fait crier à
ma mère : « Je te déteste ! » Je veux vivre sous ton signe, mais pas sous ta
loi. Je ne suis qu’humaine, seul un Dieu peut se permettre un amour à la
mesure de cet univers qu’il a fait infini.
Pourquoi s’en sert-il pour torturer l’une de ses créatures ?
V
Dès ces premières années, je commence à percevoir, à force de travail sur moi-même,
combien l’anorexie, la recherche du rien, la quête du vide, naît d’un sentiment douloureux
de trop-plein, d’encombrement intérieur, de tension si forte, que j’en redoute, littéralement,
d’« exploser ». Je réalise, désormais, que la nourriture qui me terrifie n’est pas celle que
l’on mange, pas la « nourriture terrestre », mais une nourriture d’une tout autre sorte,
pulsionnelle, affective, sentimentale, émotionnelle. Pour autant, comprendre cela ne me
permet pas encore forcément de manger « normalement » ; le chemin en sens inverse est
aussi long que l’est celui qui mène au cœur de la maladie…
Vie, comme tu récompenses bien mal ceux qui t’aiment à la folie ! Mes
plaies extérieures ne sont que le dérisoire reflet de l’immense blessure
cachée à l’intérieur de moi.
Pourquoi ce ciel bleu et cette douceur de l’air, pourquoi ce retour
symbolique à ce qui fait d’une petite fille une femme, si je n’échappe pas à
mes cauchemars, si tout ce que j’ai souffert et vu souffrir roule comme un
torrent furieux dans ma mémoire ? Pourquoi me donnes-tu des sens si c’est
pour ne pas les laisser s’enivrer ? Pourquoi rends-tu mon corps désirable, si
tu me refuses une histoire d’amour vraie, es-tu aujourd’hui enfin sincère
quand tu viens me parler d’espoir ? Je t’aime de la même passion orageuse
que celle qui me lie à ma mère.
Je m’accrocherai à toi jusqu’à ce que tu m’aies pardonnée, jusqu’à ce
grand feu de paille de notre réconciliation. Il faut tracer d’autres lignes,
prendre de nouveaux repères, et écrire d’une main ferme sur les pages
blanches de l’avenir, ma chance et ma force. Mes souffrances passées seront
les inébranlables fondations de la vie que je bâtirai, mon adolescence
douloureuse mais dépassée par la thérapie, le gage d’un âge mûr plus
serein, d’un cœur et d’un esprit plus larges, plus ouverts. Mes cauchemars
resteront mes cauchemars, mais une nuit, c’est moi qui prendrai mon enfant
dans mes bras pour lui faire oublier les siens.
L’appétit de mon corps et de mon cœur est aussi violent que cet orage
de printemps sur Paris. J’ai toujours eu peur de l’orage, au sens propre,
mais aussi, comme je le comprends ce soir, au sens figuré. Peur de ma
fougue et de ma révolte adolescentes, peur des conflits familiaux qui me
faisait paraître indifférente à tout, peur du sentiment amoureux lorsqu’il
devient corps à corps, dans mon imaginaire si douloureux, peur d’une mère
emportée, et surtout peur de moi-même, comme si mes désirs étaient autant
de grenades dégoupillées, de bombes prêtes à sauter. Pourquoi cette
obsession de la mort violente ?
Je sens au fond de moi un amour d’autant plus immense qu’il est
inassouvi. J’ai été anorexique pour tenter d’oublier que j’étais si
passionnée, j’ai eu honte de mon avidité, de cette faim ou cette soif que rien
d’humain pour l’instant ne pouvait apaiser. Alors, plutôt que de me
contenter de jouissances sans commune mesure avec mes désirs, j’ai choisi
l’extrême souffrance, et tant qu’à faire dans son double aspect, physique et
psychologique. L’indicible s’est changé en pluie de coups sur cette tête
source de tout mal, j’étais bien plus sans défense face à ma propre cruauté
que face à celle d’autrui. Accusée, juge et partie, j’avais prononcé la peine
capitale contre un corps dont le délit était de vouloir vivre fort.
Après six ans passés à jouer avec la mort jusqu’à y brûler une partie de
moi-même, c’est la fureur de vivre qui se déchaîne soudain en moi. Fureur
d’écrire, mots qui se bousculent sous ma plume. C’est la hâte de vivre tout
ce que la vie offre de meilleur, l’urgence de sentir, toucher, goûter, dévorer,
vibrer des sentiments les plus forts, aimer et être aimée. C’est la revanche
de toutes ces années perdues, de toutes ces aventures que je n’ai pas vécues,
de tous ces mots que je n’ai pas prononcés, de ces rêves bridés, de ces
larmes et de ces plaies. Je veux me jeter sur tout ce qui est à portée de main,
d’œil ou de cœur. Je voudrais être la proie consentante de toutes les
émotions, tous les sentiments, vivre chacune de ces vies entre lesquelles il
faut choisir, je refuse toute fatalité, je me livre à corps perdu, et je souffre.
Je souffre de toutes ces barrières que la vie oppose à mes ardeurs, je
souffre aujourd’hui comme finalement avant mon anorexie d’une vitalité et
d’un appétit trop grands. Je veux remplir corps, cœur et esprit, mais j’ai
peur qu’ils ne résistent pas à ma violence.
Six ans passés à « sousvivre » pour survivre aujourd’hui. Six ans où je
me suis tenue à l’écart des menus faits de la vie, où je bâtissais un barrage à
son cours dans mon corps et mon cœur. Six ans où je raidissais tout mon
être pour me dire en me lacérant les bras ou en me cognant la tête que je ne
ressentais rien. Enfin, je retrouve mon corps et mon cœur là où, à l’aube de
mes 18 ans, je les avais reniés. Aujourd’hui, je repense à toi, Frédéric,
amour de mes 15 et 16 ans, enfin j’ai envie de m’engager pour une cause ou
pour des êtres. Retrouverai-je ma gaieté et ma nature fantasque « d’avant »,
ou l’anorexie m’a-t-elle tout ravi ? Aujourd’hui seulement se profile un
« après » plein de promesses à tenir.
Nourriture, je t’étreins du regard, je t’effleure doucement des doigts, je
me remplis de tes odeurs mais, arrivée au sommet de la fascination
sensuelle, je ne consomme pas notre union en t’avalant. Je te désire tant que
j’en ai peur de te faire disparaître, de rompre tes formes. Par tes couleurs,
tes formes et tes odeurs toujours renouvelées, tu me fascines comme le bleu
du ciel dont je voudrais tant croquer un morceau, comme cette mer que je
voudrais boire jusqu’à l’ivresse ; comme ce champ de blé mûr, dont la
contemplation me rend si calme et si confiante.
Je voudrais que mon corps s’unisse à tout ce qui porte la vie, qu’il se
colore, qu’il embaume, qu’il vibre sous la brise, ondule comme la vague, je
voudrais voler, moissonner les champs de mon cœur, sentir monter la sève,
bannir tout ce qui n’est pas vie ou promesse de vie, être eau, ciel et terre.
Aujourd’hui, j’accepte de faire le poids dans la vie, mon poids,
j’accepte la force de ma sensualité, j’accepte d’être féconde comme l’est
une bonne terre, riche de moissons futures et mère nourricière d’enfants à
venir. C’est effrayée par cette passion du vivant que j’ai fait taire mes sens,
que je me suis momifiée, que j’ai fait de mon corps une pierre grise et
aveugle, écorchée, que j’ai gelé mon sang et transformé ma jeunesse en
désert stérile et sans oasis.
Aujourd’hui, je sens à nouveau en moi le flux et le reflux de la force
vitale, les larmes, le travail intérieur et le temps ont érodé la pierre jusqu’au
cœur enfermé qui palpite. Les mots peuvent sortir, gonflés de chair, de
souffrances, mais aussi mots d’amour, d’espoir, mots qui guérissent. Je
voudrais que mes mains deviennent créatrices, que mon corps porte un
enfant, comme ce livre écrit à l’encre rouge de mon sang renferme ma
souffrance surmontée.
J’ai longtemps traîné ma maladie comme quelque chose de honteux,
d’obscène même dans un monde où des enfants meurent de faim. Je la
mettais à distance et c’était une façon de ne pas l’affronter. J’en sentais
confusément les causes et je n’avais pas envie de descendre dans les bas-
fonds de moi-même. Mais un homme m’a appris à regarder la vérité crue, à
ne plus me mentir et me satisfaire d’une survie. Il m’a sortie des sables
mouvants où j’aurais fini par m’enliser, j’ai enfin pu parler sans fausse
honte, et m’avouer mon inavouable.
Feuille blanche, feuille vierge, c’est sur toi que j’ai décidé de décharger
ma rage. Je vais te faire souffrir, hurler d’angoisse, délirer, plonger dans
l’abîme pour sauver mon corps du massacre de ma violence qui n’est
qu’amour trop brûlant. Mes bras ne sentiront plus la lame de rasoir déchirer
la peau, le sang ne coulera plus, ce sera l’encre, et je te livrerai, exutoire
enfin trouvé, ma souffrance, ma honte, mes désirs les plus fous. Tu
entendras parler de ce passé honni et de cet avenir à bâtir, je te domine, je
me domine, terreurs, violence, cauchemars, je vais vous étendre morts sur
ces feuilles qui vous ôteront votre démoniaque pouvoir.
J’ai frappé, battu, mon corps sans pitié, sans reprendre haleine, jusqu’à
tomber, jusqu’à saigner, habitée par une sauvage envie de destruction, une
exaltation, un orgasme dans la douleur. Je rêvais alors d’un corps qui
s’emboîterait exactement dans le mien comme deux morceaux d’un puzzle.
J’ai maigri à l’extrême pour me purifier de désirs qu’on m’avait dit
immoraux, j’ai maigri pour montrer la fragilité extrême qui se dissimulait
derrière ma grande force. J’ai maigri pour me punir de mes découvertes
enfantines, de mes troubles rêves adolescents, pour me punir d’être capable
de donner la vie à un moment où ma mère cessait de l’être, j’ai maigri pour
faire ressusciter le passé.
J’ai appris qu’on ne touche jamais le fond de la détresse, qu’elle est
infinie comme l’univers. J’ai partagé d’autres souffrances, rencontré
d’autres vies brisées, et j’ai appris à écouter en me taisant. Dans ce
bouillonnement, dans cette fièvre, je ne sais plus qui je suis.
J’étouffe d’une crise d’adolescence qui n’a jamais éclaté, j’étouffe d’un
amour dévorant pour les miens, moi qu’on dit solitaire et indépendante. J’ai
joué un rôle jusqu’à ce bac si brillamment obtenu, puis au lieu de me
couronner de lauriers, j’ai pris place sur la galère, j’ai découvert les
chemins de l’autodestruction, de la déchéance physique. La lave continue à
jaillir du volcan : où m’abriter ? Où trouver la paix intérieure et l’accalmie
au creux de la tempête ?
D E U X I È M E PA R T I E
Au moment où j’écris ce texte, j’ai 35 ans, et, depuis plusieurs années déjà, je n’ai plus
connu d’hospitalisation. Je deviens, lentement, mais tout compte fait sûrement, beaucoup
plus « solide », mes difficultés alimentaires, sans avoir disparu, se sont bien estompées. Je
ne suis plus, en permanence, dans une situation de danger vital.
La vie se fait plus douce, mais pourtant, le souvenir de la « terrible » période qui a précédé
ces années de mieux-être me hante quasi quotidiennement ; j’ai toujours le plus grand mal
à me détourner de ce passé encore si frais, et qui m’a tant marquée, au propre comme au
figuré.
Je repasse souvent dans ma tête le déroulement de mes journées lorsque j’étais enfermée
jour et nuit, lors de ma toute première hospitalisation, en 1987, à l’hôpital du Kremlin-
Bicêtre, et je cherche à retrouver ce que je ressentais alors, et comment j’ai fait pour
supporter cette claustration.
Tout naturellement, et sans rechercher un quelconque artifice littéraire, j’ai écrit ce texte à la
troisième personne du singulier : mais ce « elle », c’est bien sûr moi qu’il désigne.
Elle ne saura sans doute jamais à quel moment précis la foudre est
tombée sur sa toute jeune vie, quand une lame de fond est venue l’emporter,
la noyant sous des vagues noires qui se succédaient trop vite pour qu’elle
puisse reprendre souffle, quand la tempête l’a fait trébucher, l’empêchant,
devant la violence du vent en pleine face, d’avancer. Cette maladie terrible,
c’est l’anorexie. Une maladie cruelle, qui, vous obligeant à refuser toute
nourriture, se repaît de vous sans relâche, vous colle à la peau, vous met au
ban du monde extérieur en vous laissant croire, suprême et dérisoire
tromperie, que c’est vous qui menez la danse, que tout n’est que
manifestation particulièrement intense de votre volonté, alors que vous
n’êtes plus que poupée de chiffons, marionnette aux fils rompus.
C’est une de ces maladies cruelles face auxquelles on est seule pour
lutter, même si des spécialistes tentent de vous aider à démêler les fils de
cette toile d’araignée. Le pire pour elle, ce fut le mensonge permanent, non
seulement vis-à-vis des autres, mais plus encore, son propre refus de
reconnaître et donc de repousser ces voix qui lui enjoignaient de plonger
toujours plus bas, dans un vertige morbide. Elle répétait : « Je suis guérie »,
alors que toutes ses pensées tournaient malgré elle vers le moyen de
demeurer dans la maigreur. Combien de fois a-t-elle répété : « Cette fois-ci,
je vais m’en sortir », comme si ces mots allaient, par une étrange magie,
effacer le mal qui rongeait son âme et les stigmates qu’affichait son corps ?
Le voulait-elle d’ailleurs vraiment, au fond ? Car il y a dans cette maladie
un attachement incompréhensible pour la raison à la souffrance, comme si
celle-ci venait combler un manque, offrait la sécurité d’un quotidien certes à
la limite du supportable, mais rassurant par cette rigueur implacable.
Elle veut tenter de donner corps, par l’écriture, à tout ce qu’elle a
ressenti durant ces années gâchées, de se libérer avec des mots pas toujours
justes de ce fardeau.
Elle veut donner un sens, un poids de mots à ce qu’elle a vécu et ce
qu’elle vit, reconnaître lucidement ce qu’elle a souffert et ce qui la fait
encore souffrir ; mais de ses années de détresse, elle a aussi su tirer une
richesse humaine, comme le chercheur d’or écrasé de chaleur et brûlé par
les feux du soleil voit briller dans son tamis la fine poussière d’or.
Elle n’a jamais su se débrouiller avec ce frisson violent, cette pulsation
accélérée de tout son être, cet affolement, cette impression de perdre pied
comme une enfant qui s’aventure plus loin dans la mer que ses capacités de
nageur ne le lui permettent. Elle a haï la petite fille qu’elle fut, sensuelle,
gourmande, avide de vie, mais aussi pleine de peurs et angoisses diverses,
avec ces crises de larmes qui la soulageaient dans le noir de la nuit ; et elle a
manqué le meilleur de cette dangereuse révolution qu’est l’adolescence :
l’insouciance, les rires qui fusent trop fort, les longues conversations et les
premières amours.
Pour ne pas souffrir dans cette délicate période de mue, elle a bâillonné
ses désirs, ne sachant comment les prendre, effrayée par cette force qu’elle
sentait couler à longs flots dans ses veines. Pour ne pas se lancer à corps
perdu dans cette vie tourbillonnante qui l’appelait, elle a perdu son corps,
elle s’est retirée du jeu, elle a voulu descendre du manège, de la grande roue
avant le looping, fascinant et terrifiant à la fois. La mort lente plutôt que le
feu d’une vie intense, le choix du sommeil imposé aux pulsions qu’elle
n’ose laisser jaillir à la lumière.
Elle a toujours eu la sensation, lourde de panique, d’une envie
irrépressible, et qu’elle s’est pourtant précisément efforcée d’étouffer,
d’abriter une vitalité, des pulsions extrêmes, un instinct de vie auquel tout
son corps, bouche, yeux, oreilles, peau, participe. Elle sait capter la fugacité
des choses, voir et goûter ce qui laisse la plupart des autres indifférents. Elle
est faite pour la jouissance, prendre, se donner, exulter, haïr, nager dans son
propre courant. Elle a un appétit vorace de la vie, que le jeûne n’a fait que
décupler. Préserver un parfum, prolonger un geste, étirer ces moments
fugaces où elle se sent si fort être.
Exister, exister jusqu’à la tension extrême, la limite de l’explosion
intérieure, la démence. C’est peut-être pour cela que, quand elle attentait à
sa vie, c’était toujours dans un état de totale inconscience face au risque de
la mort. Et même, dans cette recherche effrénée de cet essentiel pur et sans
aspérités, son envie de mourir était encore projet de vie.
La faim, c’était sa liberté autant que sa prison. Tyrannisée par cette
brûlure au creux du ventre, il lui semblait échapper à toute emprise, tout
pouvoir d’un tiers sur sa personne intime. Et c’était une identité, la seule
qu’elle ait su, ou pu, se forger, pour éviter l’anonymat, et surtout
l’indifférence, pour susciter l’amour. La faim, c’était la preuve qu’elle était
en vie, une preuve charnelle, irréfutable, et elle s’y accrochait comme si,
sans elle, elle allait sombrer dans un monde clos, où n’entrerait plus aucun
bruit, aucune couleur, aucune odeur. La faim, c’était une chaîne qui lui
déchirait les chevilles, mais qui était aussi un moyen d’entraver ceux
qu’elle aimait, pour elle qui avait toujours été tentée de les enfermer dans sa
geôle ; avoir faim, c’était une façon de ne pas se sentir abandonnée, alors
que, précisément, elle faisait le vide autour d’elle.
Une pluie fine et glacée tombe sur les façades grises et sales de cette
banlieue où la voiture glisse dans un silence sinistre, une pluie qu’elle ne
distingue plus de ses larmes qui coulent toutes seules, puisque sa volonté est
rompue.
Cette voiture qui l’emmène avec ses parents vers l’hôpital du Kremlin-
Bicêtre ressemble à un corbillard avec cette odeur de mort qu’elle porte en
elle, ces yeux éteints sur des joues creuses qui font se détourner le regard
des passants terrifiés.
Elle se souvient de ce tout premier entretien avec ce médecin où, raide
sur une chaise qui lui faisait mal aux endroits où ses os saillent, il a posé
cette courte et inoubliable question, qui résonne encore comme un glas dans
son cœur : « Tu sais ce que c’est, l’anorexie ? » De quel droit cet homme en
blouse blanche lui dit-il qu’il va être obligé de la soumettre à un traitement
pénible, mais qui la sauvera ? La sauvera de quoi ? Elle pèse trente-six kilos
pour un mètre soixante-douze, et après ? De quel droit vient-il détruire cette
frénésie de légèreté, de pureté, de fusion avec le corps maternel, ce défi
exalté qu’elle lance au monde entier, elle n’a besoin de rien pour survivre,
de rien qui pourrait tant soit peu empiéter sur la seule nécessité absolue,
l’amour entier, à la vie à la mort, comme on dit si bien ?
Elle pleure de rage lorsqu’il lui fait visiter le service, ne répondant pas
aux bonjours des infirmières, le regard rivé vers les dalles du sol. Elle a si
froid.
Elle n’avait pas réellement conscience de sa maigreur, elle ne se
regardait pas dans la glace, ne se pesait pas. Certes, elle voyait bien que les
voyageurs du métro qui l’emmenait chaque matin au lycée la regardaient
avec une sorte de frayeur, de pitié embarrassée et un peu aussi comme si
elle venait les perturber, les bousculer hors de la somnolence ou de la
lecture du journal quotidien, comme s’ils allaient garder tout le jour comme
un goût amer et troublant dans les yeux.
Pourtant, depuis quelques semaines déjà, c’est vrai, elle commençait à
ne plus ressentir cette euphorie qui lui semblait la soulever de terre, cette
puissance, cette liberté. Et puis, il y avait ces symptômes troublants et
surtout dérangeants, qui cherchaient à l’amener à une prise de conscience
qu’elle refusait : les oreilles qui se bouchent et bourdonnent, les poignées de
cheveux sur l’oreiller au réveil, les gencives qui saignent et surtout, ces
affolements soudains du cœur, où son corps semblait se dérober, comme
une maison bâtie sur une faille sismique et qui chancelle. Mais, par-dessus
tout, il y avait ce froid, ce froid permanent qu’elle ne parvenait pas à
vaincre malgré les lainages empilés, ce froid qui semblait glacer son sang
dans ses veines.
Elle sent déjà confusément qu’en partant pour cette hospitalisation, elle
part pour beaucoup plus longtemps, peut-être pour toujours. Elle sent que ce
jour marque la fin définitive de sa vie d’enfant, que l’épreuve qui l’attend
ne laissera pas son âme indemne, que son visage et son corps pourront
retrouver leurs formes, ce ne seront plus jamais les rondeurs de l’enfance
envolée.
Puis l’arrivée dans le service, les sacs posés dans la chambre, la brève
entrevue avec le médecin auquel soudain elle s’accroche, et fait promettre
de venir la voir tous les jours, et puis ses parents qui disparaissent, comme
happés par la nuit qui est déjà tombée sur la ville. Dans la dernière chambre
tout au bout du couloir, la porte s’est refermée, et ne devra désormais plus
s’ouvrir que sur le médecin ou les infirmières. Elle n’a qu’une seule
pensée : elle ne sortira jamais de cette chambre, elle est enterrée vivante,
hors du temps. Dans la dernière chambre tout au bout du couloir, elle est
recluse à perpétuité. Sa voix se brise dans un long cri déchirant, alors
qu’une aide-soignante lui apporte ce dont le refus total et obstiné l’a
conduite jusqu’ici : un plateau de nourriture, dont elle meurt d’envie depuis
de longs mois, mais auquel elle ne touchera pas. Plutôt mourir. Et, de fait,
pour tous, elle est aux portes de la mort. Pour elle désormais, cette porte
bleue est devenue la frontière entre le monde des vivants qui lui arrive par
bribes, cris, rires, bruits de pas, et le royaume des morts dans lequel elle n’a
même plus la force de se demander pour quelle raison injuste elle a été
précipitée.
Telle une bête traquée, elle passe les deux premiers jours recroquevillée
dans un coin de la chambre, gémissant comme un bébé ou un vieillard
malade. Elle ne cesse d’appeler les soignants à l’aide du petit bouton prévu
à cet effet, mais les soignants sont occupés, et puis des liens ne se sont pas
encore noués. Mais le grand sac d’os est encore capable de sursauts de
révolte, lançant ses chaussures inutiles à la tête de l’aide-soignante qui,
immuablement, lui apporte son repas.
Et puis les jours passent et s’accumulent pour faire des semaines. Et
puis, apprivoisée, elle se remet à manger chaque jour un peu plus, et les
centaines de grammes s’accumulent, eux, en kilos. Pour résister et préserver
son identité, elle a fait de cette chambre un univers régi par des règles
strictes, avec un emploi du temps scrupuleusement suivi.
Peut-être, sans doute, est-ce une façon de ne pas décrocher tout à fait de
ce monde qu’elle passe ses journées à regarder s’affairer, elle dans sa
passivité forcée, ce monde qui continue de tourner derrière la grande baie
vitrée. Comme elle n’a eu le droit de prendre qu’un unique livre, elle se fixe
un nombre de pages pour la journée, afin de ne pas le finir trop vite. La
musique lui manque.
Alors, assise sur le large rebord de la fenêtre, les yeux perdus, elle se
récite tous les poèmes français et allemands qu’elle sait par cœur et puis,
quand les perfusions d’antidépresseur commencent à faire leur effet, elle se
surprend à chantonner. Et puis regarder au-dehors, les voitures sur le périph
en contrebas, les camions de linge, de nourriture, et les gens qui entrent ou
qui sortent. Elle guette la sortie de l’école, avec ces enfants qui courent pour
rentrer chez eux en coupant par l’hôpital. Elle ne les envie même pas d’être
libres d’aller et venir. Elle éprouve face à sa réclusion un sentiment étrange,
l’envie de courir pieds nus dans une immense prairie, ou de nager dans une
mer où l’horizon se fond dans le ciel, et une paix, une quiétude même à voir
s’écouler la journée, sans bouger, au rythme primitif du lever et du coucher
du soleil. Elle se surprend attentive à un vol de mouettes croisant, haut dans
le ciel, le si fragile sillage de fumée laissé par un avion qui emmène des
gens moins loin, finalement, qu’elle n’est elle-même arrivée. Cette chambre
est devenue une sorte de ventre maternel, le fond de son ventre à elle, un
refuge très loin au fond d’elle-même où s’est repliée la vie.
Elle se découvre une richesse immense, en exhumant tout ce qu’elle a
vécu jusque-là, faisant une sorte de bilan auquel généralement on ne se livre
pas à un âge encore si tendre. Le ciel d’un bleu profond – cet hiver-là fut à
la fois glacial et beau –, sert d’écran où viennent se succéder des visages,
des paysages dont elle ne pensait pas avoir conservé un souvenir si intact.
Ce ciel bleu immense ne lui parle pas de solitude ni d’enfermement ; il
l’accueille et lui ouvre un champ de liberté, d’envolée, d’oubli de sa
détresse.
Le médecin tient sa parole et passe chaque jour, tantôt dix minutes,
tantôt plus longuement. Leurs rapports ont changé, et à l’hostilité du début a
succédé une sorte de complicité, un peu semblable à celle que doit
entretenir le gardien avec le prisonnier qu’il est chargé de surveiller. Elle
sait toujours quand il arrive, avant même qu’il n’ait frappé à la porte, ce
bruit, talon, semelle, résonnant dans le long couloir et qui, à la différence
des autres qui se suspendent en chemin, vient jusqu’au bout, jusqu’à elle.
Et puis, après environ deux mois d’enfermement total, il y a cette phrase
lancée par le médecin, à la fois cruelle et excitante : « Ça te dirait une bonne
douche ? Encore un kilo et tu pourras aller dans la salle de bains deux fois
par semaine. » Pour elle, qui aime tant l’eau, le glissement tiède et sensuel
sur le corps, telle une longue et lente caresse, c’est comme un
émerveillement enfantin, l’accès à un plaisir jusque-là interdit. Elle dispose
d’une demi-heure, et cette première douche ne nettoie pas seulement son
corps, mais débarrasse les nuages noirs amoncelés dans sa tête qui se
mélangent avec l’eau qui ruisselle sur son visage, larmes brûlantes et salées.
Elle ne pense même plus qu’un jour, elle sortira de sa chambre et pourra
circuler librement dans le service avec les autres ados. Lorsque le médecin
lui annonce qu’elle peut sortir de sa chambre tous les après-midi, une
sensation étrange l’étreint à l’idée de se retrouver au milieu de personnes
qui la connaissent sans jamais l’avoir vue, qui ont juste entendu le son de sa
voix et ses sanglots quand elle demandait par l’interphone si une infirmière
pouvait venir passer cinq minutes avec elle. Pour eux tous, elle est une sorte
de fantôme, « la fille qui est enfermée dans sa chambre tout au bout du
couloir ». Elle, elle a hésité de longues minutes avant de se décider à
franchir le seuil de ce qui est devenu sa tanière, son sanctuaire, à affronter
les regards sur son corps, à retrouver des mots simples, tentée de raser les
murs, intimidée et comme prise en faute, avec cette impression de devoir
remonter dans un manège qui a continué de tourner sans elle, et ne
s’arrêtera pas pour qu’elle y reprenne place. Elle a peur de rester
indéfiniment seule sur le quai, rendue transparente, invisible pour les autres.
Elle serait en quelque sorte le fantôme de cet hôpital, et d’ailleurs, elle
hantera longtemps, longtemps, dans ses rêves, ce décor, peuplé de tous ses
figurants.
Et puis tout se passe si simplement qu’elle en est tout étonnée. Les
autres ados lui parlent, et lui posent cette question récurrente : « T’es là
pour quoi, toi ? », et quand elle prononce ce mot barbare, anorexie, cette
remarque : « Oui, un genre de TS en fait. » Elle s’assoit avec eux dans la
salle où il y a une vieille télé et un radiocassette, elle ne parle pas beaucoup,
eux non plus, ils restent ensemble, dans un commun silence.
La souffrance ne rapproche pas, ne se partage pas ; ce sont toujours des
larmes, des cris différents, des douleurs qui ne frappent jamais exactement
au même endroit, et face auxquelles, seuls, toujours seuls, on cherche ses
propres armes. Mais ce qu’on entr’aperçoit de la souffrance d’autrui ouvre
dans le cœur la conscience qu’on est des milliers à chercher des sorties de
secours, à tenter de reprendre la route droite. Mais elle a aussi appris que
parfois la vie est trop cruelle et abandonne définitivement sur le bord des
routes ces jeunes dormeurs, un trou rouge au milieu de la poitrine, overdose
ou suicide cette fois-ci gagnant.
Elle a eu le droit de revoir ses parents et ses sœurs, un jour de mai elle
est sortie définitivement de l’hôpital, mais déjà elle sait que le calvaire ne
fait que commencer, qu’elle n’a eu que l’avant-goût d’une longue épreuve
qui viendra la traquer, l’acculer jusqu’aux portes de la mort.
Dès l’automne suivant, la nourriture est devenue à nouveau l’unique
obsession, l’ennemie face à laquelle il faut tenir, avec cette faim permanente
qui vous lance, vous brûle tout au fond du ventre. Alors, il y a eu un
parcours d’avance voué à l’échec dans le labyrinthe de sa maladie. Et
chaque fois le corps qui endure moins loin la torture à laquelle elle le
soumet. Et chaque fois le chemin à refaire, en supportant de moins en
moins, avec les années qui passent, les rigueurs des traitements. Mais
jamais encore, elle ne parvient à voir au-delà de la reprise de poids, à
s’inscrire dans un avenir d’où la maladie serait enfin bannie, car plus
nécessaire.
L’anorexie est devenue sa vie, son mode de vie plutôt, et d’elle dépend
toute sa relation au monde et aux autres. Elle avance dans un long couloir
obscur, où le souvenir même de la lumière du soleil, de la joie et de la
convivialité a disparu. C’est comme si le soleil s’était définitivement
assoupi au ras de l’horizon, laissant filtrer durant de brefs instants un rayon
ténu, mais qu’elle n’a plus la force d’attiser. Elle a pris ses marques et
repères dans ce no man’s land désolé et elle a fini par s’y sentir en sécurité,
comme les enfants sauvages élevés par des bêtes pourtant dites féroces ont
peur du monde civilisé où l’on veut les réintégrer.
Elle croit même avoir oublié qu’il y a eu un avant, le temps ne coule
plus pour elle, ne serait-ce que parce que, tenaillée nuit et jour par une faim
qu’elle n’assouvit pas, sa vie quotidienne n’est plus ponctuée par ces
moments où le corps et l’âme prennent des forces pour mener leurs tâches à
bien. Elle est comme un légume isolé dans un potager opulent, comme un
tournesol qui refuse de se tourner vers l’astre vivifiant, et se remarque de
loin au milieu du champ.
II
Rencontres
Au fil de toutes ces pages, j’ai éludé, comme sans le vouloir, une
dimension pourtant essentielle de cette histoire, j’ai tu cette double
rencontre, cet échange duel mais jumeau de moi à moi, et de moi à eux.
J’ai vécu là-bas, dans ce pays hors du monde et rempli pourtant de
toutes les souffrances et les misères, deux expériences extrêmes, qui se sont
rejointes comme deux mains déchirant une feuille de papier chacune par un
bout : en tout cas une aventure intense, qui m’a modelée en profondeur.
Je savais pourtant, au fond de moi, qu’un jour viendrait où je prendrais
la plume, à la première personne du singulier, ou parfois du pluriel, et que je
parlerais d’eux, de moi, de moi avec eux, de moi par eux ; j’y ai mis du
temps, trop absorbée très vite par le regain enragé de la maladie, comme ces
orages qui se succèdent sans vous permettre de mettre le nez dehors : mais
pour moi, c’était au-dedans qu’il pleuvait à verse, qu’il tonnait sans relâche.
Je n’ai pris aucune adresse, aucun téléphone. Et puis, je n’ai plus jamais
parlé d’eux à quiconque. Pourtant, ils sont tous là, un à un, dix-sept ans
après, mais avec leurs corps, leurs visages d’ados ; et c’est ainsi que ma
mémoire veut les garder, oui, bien à l’abri de cet univers d’adultes qui nous
terrorisait tant. Je n’ai pas à prendre rendez-vous, je n’ai pas besoin – je
redoute peut-être même – de les rencontrer physiquement. Mais
aujourd’hui, bien en retard, je peux enfin leur rendre la place en moi qu’ils
avaient prise. Et leurs silhouettes graciles, leurs épaules chargées de poids
trop lourds, leurs larmes mais aussi leur candeur, leurs rires, réclament de
moi un droit à la pudeur, à la précaution, et, même si je les mets un peu en
lumière en cette soirée d’automne, me demandent comme les feuilles des
arbres en cette saison, de ne pas souffler trop fort pour ne pas chasser toute
la poussière qui s’est inévitablement déposée sur nous, me disent parfois de
me taire.
Ils ont enrichi le vocabulaire de mon cœur, la poésie de mes émotions.
Et je sais aussi qu’il me faut bien choisir ma plume, pour ne pas griffer cette
mémoire d’eux, de nous, si sensible, si fine, si vulnérable. Et je fais le défi
fou de remonter le temps en arrière, de les rejoindre là où je les ai quittés,
dans ce lieu clos qui est le seul à pouvoir abriter ces retrouvailles, loin de ce
que je suis devenue, loin des chemins qu’eux-mêmes ont pu emprunter et
loin de ceux qu’ils ont su, j’espère, éviter.
Mais pour les comprendre, pour me sentir des leurs, il a fallu que je
passe ces longues semaines coupée de tout et de presque tous, il a fallu que
je morde la douleur comme de la poussière poisseuse, puante, il a fallu que
je m’ouvre à cette part cachée tout au fond de moi, et sans laquelle mon
identité n’aurait pas survécu.
Pour les trouver, il fallait que je me dénude de tous mes rôles, fille
aimante, élève brillante, tenue et langage classiques, il fallait que je
descende jusqu’à ce noyau dur où seule la tentative de sursis logeait encore,
il fallait que, moi aussi, je me sente étrangère, ou plutôt détachée, de ce
monde des adultes qui me faisait si peur, que, moi aussi, je me sente
paumée, sans autres repères que le jour et la nuit, le bien-être et la douleur,
le rire et les pleurs, la paix et l’angoisse.
Après eux, je ne pouvais plus réagir, raisonner comme avant, je ne
pouvais plus me plaindre de certaines choses, en exiger d’autres, mais je
pouvais par contre mieux goûter ce qui s’offrait, en retirer une jouissance
plus profonde, et tenter de prolonger les petites joies sans demander de
suppléments ; j’ai appris à faire avec ce que j’avais, à faire du mieux que je
pouvais.
J’ai appris que nous avons des yeux pour regarder la beauté et la laideur
inscrites au cœur de chacun, inscrites au cœur de l’univers, et je me
reconnais privilégiée d’avoir réussi, sans d’ailleurs l’avoir choisi, à voir ce
que rien ne me prédestinait à voir, une réalité qui m’a éblouie au propre
autant qu’au figuré, mais qui, loin de m’aveugler, m’a dessillé les yeux en
fracturant mon cœur.
Tous ces ados jouaient de façon perverse avec la mort, se sentant peut-
être d’une certaine façon intouchables, invulnérables ; à frôler sans cesse la
mort, à être rattrapés à l’extrême bord de l’abîme, ils pensaient être assurés
d’être toujours gagnants, et c’était sans doute leur revanche, leur seul
moyen d’affirmer haut et fort leur liberté, leur toute-puissance. Car ils
voulaient vivre, ils avaient le goût de la vie étonnement à fleur de peau ; ils
aimaient rire, plaisanter, oui, ils savaient encore le faire, et ils avaient peur
du noir, de la solitude, du silence. Beaucoup me disaient qu’ils n’auraient
pu subir l’enfermement qui m’avait été imposé ; mais ils semblaient eux-
mêmes pourtant ne pouvoir vivre vraiment que dans l’espace clos de ce
service, avec cette certitude d’une présence vigilante et quasi-constante
autour d’eux. Et la plupart ne se rendaient pas compte, dans une
insouciance retrouvée pour quelques jours, qu’ils arriveraient fatalement à
un âge où on ne pourrait plus les y accueillir.
Car s’ils cherchaient inconsciemment refuge dans le service de cet
hôpital, ils acceptaient difficilement de laisser tomber devant médecins et
infirmières ce barrage, ces remparts, cette agressivité qu’ils s’étaient forgés
depuis leurs plus tendres années, pour pouvoir encaisser le mal, pour
affirmer leur existence, pour crier ce qu’ils auraient rêvé acquérir, mais ce à
quoi ils ne parvenaient pas : une insensibilité, une bravade d’indifférence,
mais aussi de haine, un fantasme renversé de toute-puissance, face aux
agressions et aux agresseurs.
Sans doute recherchaient-ils tous sans s’en douter un cadre stable, carré,
avec des règles bien définies, qu’ils s’empressaient les premiers jours
d’enfreindre, pour s’affirmer, mais qui les rassuraient face au chaos, à
l’anarchie de leur foyer familial, et des limites qui les protégeaient d’eux-
mêmes autant que des adultes. Il y avait un homme soignant dans chaque
équipe, et il était amené quotidiennement à intervenir face à des
provocations qui lui étaient lancées, lui qui représentait l’image d’un père
qu’ils osaient défier.
Jamais je n’ai vu aucun de ces infirmiers faire preuve de brutalité ; de
poigne, oui, de force masculine, mais toujours sans cris, sans menaces,
sachant bien que ce n’était pas lui qui était visé ; et d’ailleurs, la crise de
rage gérée au mieux, les ados recherchaient sa considération. Dans ce lieu à
part, chacun voulait affirmer, et imposer, sa propre loi ; et j’ai admiré,
malgré les heurts et les rappels à l’ordre fréquents, le doigté, le tact, des
soignants, qui évitaient jusqu’au bout de leur patience les mots brutaux, les
menaces, les gestes énervés, qui savaient ne pas chipoter sur une demi-
heure de plus sur l’heure de l’extinction des feux, la musique trop forte, les
chambres en désordre.
À leur image, je me défaisais à l’hôpital d’un grand nombre de mes
angoisses, et j’y ai laissé sans doute, plus que toute autre chose, une
sérénité, une paix, une sensation de sécurité et d’impunité qui me
manquaient tant, que j’avais tant cherchées, et que j’avais payées si cher. Et
c’est sans doute cela que je voudrais aller y reprendre, comme on remonte
prendre son parapluie, quand on ne s’est pas aperçu avant de descendre
qu’il pleuvait à verse. J’ai encore du mal aujourd’hui à ne pas tenter de
recréer l’illusion d’un cocon, je crains les agressions de la vie, les plus
banales, le froid mordant ; et, libre d’aller et venir à l’extérieur, je
m’enferme à l’intérieur, comme si je substituais aux parois de cette chambre
mon enveloppe corporelle, alors qu’au contraire j’avais là-bas cette
possibilité de m’épancher sans témoins, de déverser ma souffrance, peut-
être pour la première fois de vivre pour moi.
Et moi aussi, d’une autre manière, j’avais besoin de limites, plutôt peut-
être d’une vie limitée, une limite face à mon hyperactivité, et cette rage
éclatant dans cette souffrance qui me poussait à flirter avec les extrêmes,
avec la mort elle-même. À 17 ans, on joue souvent avec elle, comme un rite
de passage vers l’âge adulte, mais j’avais conscience que je ne fixais plus
les règles, que tout en moi s’était emballé et que l’abîme béant s’ouvrait
chaque jour un peu plus sous mes pieds. Il me fallait un lieu pour contenir
ma douleur, comme si ces quatre parois allaient s’opposer à
l’envahissement total et définitif de ce mal qui me rongeait.
Je n’avais plus de place dans le monde extérieur, je le comprenais,
j’avais sans doute besoin d’un univers à moi toute seule, j’avais besoin que
l’on me fasse une violence qui ne pourrait être pire que celle que je
m’infligeais.
Je voulais m’échapper de ce cauchemar, je ne faisais plus le poids – au
littéral comme au figuré –, dans le monde des vivants, je ne voulais plus me
battre, je ne le pouvais plus. Et ceux qui me connaissaient de toujours, ceux
qui m’avaient vue grandir et, d’un coup, me détruire étaient de toute leur
force d’amour impuissants à me venir en aide ; cette dernière ne tolérait
d’être qu’anonyme, issue d’un milieu neutre, d’un système, d’une
institution, même si l’affectif a toujours repris ses droits et s’est taillé une
place majeure, avec des visages, des prénoms comme autant de coups au
cœur qui touchent juste chaque fois.
Ils ne voulaient pas devenir des adultes, jamais ils n’évoquaient un
foyer, une famille, un travail ; ils couraient droit devant juste pour fuir, et
réclamaient dans un cercle vicieux à la fois qu’on entende leurs appels à
l’aide, et qu’on les laisse s’échapper définitivement.
Moi non plus je ne parvenais pas, je n’essayais même pas de me
projeter dans un avenir, j’avais oublié, abdiqué tout rêve, toute ambition,
toute promesse, je n’avais rien demandé et l’on me demandait des comptes,
des pourquoi, sur ce plateau que j’avais laissé intact, sur les chiffres rouges
de cette balance qui s’obstinaient à ne pas augmenter, des pourquoi
auxquels, comme eux, je n’avais pas de parce que.
Comme eux, ma souffrance me semblait un arbitraire du destin ; comme
eux, je n’accusais personne, mais, comme eux, je me révoltais en m’offrant
moi-même en sacrifice.
Je n’étais, comme eux, qu’une enfant qui avait perdu son enfance, pas
de la même manière, mais avec un résultat semblable : une maturité trop
vite venue, mais emprisonnée dans des attitudes, des réactions enfantines,
un désabusement, une tristesse et une solitude d’adulte avec des exigences
de tout-petit.
Mon voyage jusqu’au bout de la vie n’était que l’écho de leurs
randonnées familières, nous étions du même pays, nous parlions le même
langage, et, devant cette évidence, il n’y avait plus de classe sociale ou
intellectuelle. Ils me voyaient telle que j’étais si rapidement devenue,
humble, vulnérable, sans jugement, silencieuse, discrète avec ma douleur,
ayant tout de suite saisi l’accord tacite qu’ils exigeaient de moi : des
confidences, oui, de temps à autre, mais toujours libres, et puis, chacun sa
galère, inutile de prétendre partager celle d’autrui quand la vôtre vous fait
déjà courber si bas l’échine.
Nous étions semblables à des êtres hybrides, aux corps hésitants entre
l’enfance et l’âge adulte, aux sentiments en errance, aux besoins affectifs
immenses accumulant une insatisfaction qui nous isolait ; nous avions tous
le semblable besoin et la semblable capacité d’aimer, ce qui était bien plus
admirable venant d’eux que de moi. Car peut-être avais-je été mal aimée,
mais du moins j’avais le souvenir de moments de tendresse ; et leur
dénuement sentimental m’a frappée comme une gifle, mais j’ai vite compris
qu’ils étaient si pareils à de splendides chevaux sauvages que toute
possibilité d’intimité avec eux était plus que hasardeuse.
Là-bas, je ne me suis jamais fait de serments pour « l’après », je n’ai
pas nourri de projets, je ne ressentais pas vraiment de manque, j’avais fini
par oublier qu’il y avait un monde, un « dehors », je n’ai jamais envisagé
quelle place je pourrais y retrouver un jour. Je ne pensais même plus qu’un
jour la porte bleue me laisserait passage.
Si j’avais croisé leurs routes à l’âge adulte, ils me seraient sans nul
doute restés étrangers. Mais cette chance, que rien ne laissait prévoir et à
laquelle rien ne m’avait préparée, m’a été offerte de les rencontrer entre ces
deux eaux, à une étape de leurs vies, et de ma vie, où tout était possible, où
nous nous cherchions tous dans une quête finalement semblable. Et ils
demeureront d’une certaine façon mes meilleurs amis, témoins disparus
mais jamais oubliés de ma tragédie comme je le fus de la leur, juste
quelques bribes de nos histoires échangées, mais un échange vrai, sans
retenue et pourtant si pudique, loin de tous ces efforts que l’on déploie pour
paraître plus beaux, meilleurs, plus fréquentables. Nous étions un peu dans
ce service à part comme une troupe manifestant pour notre survie, sans
distinction futile de classe sociale ni d’éducation, et nos slogans étaient les
mêmes.
À 18 ans, j’ai compris qu’il faut se méfier des uniformes dont on
voudrait nous vêtir, des banderoles sous lesquelles on voudrait nous voir
défiler, bien en rang ; j’ai compris qu’il n’y avait rien de pire que
d’appartenir à un monde et non au monde, de se satisfaire de certitudes que
l’on n’a jamais mis à l’épreuve, de ne jamais risquer ses sentiments et son
cœur hors du cercle exclusif de ses « proches », passant sans les voir à côté
de ses « prochains », qui, un jour, sont devenus mes « immédiats ».
C’est vrai, nous nous sommes rencontrés dans un espace clos, meurtris,
et sans doute notre échange, si nous avions même pu tenter d’essayer,
n’aurait pas résisté à la lumière crue de la réalité qui fait que l’on n’échappe
pas à son ghetto, qu’on est et reste malgré tous ses efforts un produit de son
milieu ; mais je me prends à rêver que nous partageons peut-être sans le
savoir des joies, des attentes, des fêtes, et parmi toutes celles-là, les plus
vraies, les plus lourdes d’humanité, retrouvant intacte cette complicité, ces
fous rires, cette espièglerie qui sonnaient vrais.
Je leur suis redevable d’une dette immense : devant leurs plaies
ouvertes, bien visibles sur leurs corps, bien lisibles dans leurs yeux, leurs
mots, leurs gestes, j’ai ouvert mon cœur à une souffrance qui transcendait la
mienne et brisait mon enfermement intérieur mortifère. Ils m’ont « forcée »
à mesurer dans toute sa terrible ampleur la misère humaine, et chacun de
mes pleurs, de mes cris, sait depuis eux qu’il n’est pas seul à être versé, à
être crié, qu’il a une grande famille où il ne trouve peut-être pas de
consolation, mais en tout cas un écho, une fraternité qui le rassure. Nous
menions la même guerre, un combat de tranchée, nous avions tous le cœur
sale, les souvenirs sordides, le goût putride de la mort plein la bouche ; mais
nous étions sans drapeau, sans hymne, soldats malgré nous, avec cette
panique que reprenne la pluie des obus, nous, enfants qu’un coup de
tonnerre, tout simplement le noir de la nuit, suffisait à effrayer.
C’est peut-être là le plus bel hommage que je puisse leur rendre, les
nommer seuls interlocuteurs compréhensifs, seuls confidents de mes
tempêtes, aux côtés d’une poignée d’adultes.
Dans une logique dont je suis peut-être seule à pouvoir mesurer la
valeur et la force salvatrice, la vie ne s’est pas contentée de me frapper
brutalement le corps et l’âme ; au cœur même de cette leçon de souffrance
et d’humilité qu’elle m’infligeait, elle m’a permis, encouragée, à m’inscrire
dans une dimension qui me dépassait, à entrevoir tous les chemins de croix
qu’elle m’avait épargnés.
Et c’est avec eux que j’ai commencé à comprendre que les sentiments
s’expriment parfois plus librement dans le silence, juste un regard, juste un
geste, juste un sourire ; car, pendant plus de deux mois, plus de huit
semaines, plus de soixante-deux jours, je n’avais parlé au mieux que trois
petits quarts d’heure, je n’avais plus contemplé qu’un ciel qui, même
splendide, n’avait pas de visage, je n’avais fait qu’ébaucher et je n’avais
reçu que des bribes de caresses, mes lèvres ne s’étaient étirées qu’à une
plaisanterie légère et inattendue d’un soignant ou à un souvenir ancien.
Ils n’ont pas été et ne seront jamais des amis ; juste des êtres, des âmes
en perdition dont, même si je le voulais, je ne pourrais perdre une mémoire
fidèle. En l’espace de quelques semaines, ils ont modelé mon présent
d’alors et mon présent d’aujourd’hui, leur donnant une couleur, une saveur,
une manière de vivre et de réagir qui ne se sont jamais démenties.
Et, lorsque le quotidien me ramène à cette douleur, c’est souvent vers
eux que je me tourne, eux qui sont peut-être seuls capables de comprendre
mes pleurs, mes peurs, eux seuls capables de comprendre ces instants de
lâcheté peut-être, de fatigue à coup sûr, durant lesquels j’entends l’appel
sinistre des sirènes, cette chanson qu’ils connaissent si bien, qui hurlaient à
travers les rues de la ville pour les mener à l’abri, ces notes stridentes qui
refusaient de les laisser s’échapper à jamais sur une petite musique de
fugue.
Dix-sept ans ont passé, le temps pour de nouveaux ados qui n’étaient
pas encore nés de venir hanter de leur mal de vivre les murs de ce service
qui leur est réservé, qui est réservé à tous ceux que la vie, à un moment ou à
un autre, déçoit, malmène, trahit et qui, avant même d’avoir vraiment
commencé, se sentent déjà si épuisés qu’ils ne se pensent pas d’autre choix
que de renoncer.
Dix-sept ans ont passé, mais dans ma mémoire tout est resté intact,
comme si j’avais protégé jusqu’à un retour futur de grands draps blancs le
décor de ce service, et les visages des ados que j’y ai croisés.
III
Ce dernier texte a été écrit au cours de l’année 2004. Je me rends compte aujourd’hui que
mon travail sur moi-même avait alors déjà suffisamment avancé pour que je me risque à
donner, non des conseils, mais une indication de chemin aux jeunes filles anorexiques. En
écrivant ces lignes, je ne pensais à aucune en particulier, et je repensais pourtant à toutes
celles que j’avais pu côtoyer durant mes hospitalisations. Je commençais à pouvoir évoquer
la maladie comme du passé pour moi, ne me rangeant plus de moi-même dans la catégorie
des « malades », et c’était là sans doute un progrès considérable. Peu à peu, j’acceptais
donc de laisser tomber cette identité d’anorexique qui n’était que d’emprunt, cette défroque
qui avait recouvert ma véritable personnalité, mais dont je savais qu’elle n’était pas moi.
Dans ce combat sans pitié que tu as commencé à livrer à ton corps, dans
ces défis que tu lui jettes, prête un peu l’oreille, petite fille, à ces mises en
garde, qui, un jour proche je l’espère, te dissuaderont de t’aventurer plus
loin dans ce lent processus de désertification et d’assèchement.
Oui, prends garde, petite sœur, car ton corps et ton temps ne te
pardonneront rien. J’ai réalisé aujourd’hui que le corps garde une mémoire
fidèle des sévices qui lui ont été infligés, et n’attend que le moment propice
de prendre sa revanche sur son bourreau. Et le corps se venge dans le
temps, jusque même dans les heures de chaque nouveau jour. Le corps
épuisé finit par refuser de continuer, alors que l’horloge rythme
impitoyablement ses heures. Et chaque tintement du balancier le voit crier
grâce un peu plus. Notre corps avance sur le fil étroit d’un funambule, et il
n’y a pas de choix, juste une évidence : regarder derrière soi au lieu de fixer
l’horizon, c’est se perdre immanquablement.
Il se défend vaillamment contre la maladie, qu’il ressent comme une
incursion de la mort en lui, un coup de semonce qui risque toujours de
s’achever en un glas.
Notre corps nous est donné inscrit dans une durée dont nous ne serons
jamais maîtres. Cette volonté farouche de le dominer, cet enivrement à le
pousser dans ses plus ultimes espaces de survie, correspond à un rêve
meurtrier de l’arracher à sa condition humaine, de le dresser comme un
monument que les années n’entameront pas.
Le temps bouscule ton corps, le malmène, le transforme sans t’en
demander l’autorisation ; il le fait vivre au même rythme que celui de la
terre et du ciel, lui imposant ses saisons qui ne comptent jamais le même
nombre de jours d’un être à l’autre. De petite fille, il te fait un jour femme,
il dessine sur ton corps sa géographie, son paysage ; et, dès le début, il
blottit en toi cette capacité à donner la vie, qui soudain, le temps d’une
course de la lune, fait de toi dans le sang une mère en puissance, et par là
même te baptise sœur d’humanité de la tienne. Alors, c’est l’univers tout
entier qui te semble vouloir t’engrosser, et tu t’effraies devant tous ces
enfants que la vie, à chaque instant, te fait.
Mais vois-tu, petite, ce soir, tout mon être a faim. Un appétit
incommensurable. Mais pas celui qui te laboure sans jamais qu’il y ait
semailles, et donc moissons, pas celui, lancinant, qui fait ployer,
s’agenouiller ton corps ; non, je te parle d’un appétit ailé, insouciant, gai,
une eau pure qui te vient à la bouche, un appétit qui sait qu’il trouvera la
corne d’abondance à laquelle se sustenter, et surtout s’enrichir et s’apaiser.
Mais alors, dans cette douleur au creux de l’estomac, qui te brûle et te
tord les entrailles, vois s’enfuir en un instant fulgurant toutes ces amitiés,
ces amours, ces rêveries, qui passent sans que tu puisses les saisir au vol,
vois cette vie saccagée, privée de beauté, privée de passion. Car face à cette
faim sans trêve ni répit, tout se brouille, se perd, tu n’es plus que des sens
déchaînés qui hurlent à la mort dans ta tête, tu es aveugle et sourde à la
richesse du monde autour de toi, pire encore, à la richesse du monde en toi.
Pourtant, je viens tenter de forcer les cadenas de ta geôle, ou, plus
humblement, connaissant par cœur chaque détail sordide de ta souffrance, je
me permets de t’écrire des mots d’espoir. Je tenterai de te montrer la voie,
en sachant que chacune mène seule ses batailles, mais aussi qu’il y a
forcément une échappatoire, une issue de secours, quelque part en coulisses.
Murée dans ton refus de reconnaître en toi une place à l’échange, au
dialogue salvateur, peut-être pourras-tu un jour me rejoindre. Moi aussi, j’ai
exploré tous les mutismes, refusant de répondre aux appels désespérés de ce
corps qui, jusqu’à la dernière limite, se sera refusé de cesser de palpiter. Et
la pesanteur de ce silence m’a fait ployer les épaules, courber l’échine, aux
côtés de celles que je voyais passer, souveraines et glorieuses dans leur
féminité triomphante et affichée.
On n’évacue pas en le mettant à nouveau à feu et à sang un champ de
batailles peuplé de fantômes, de regrets, d’espoirs déçus et déchus, trous
minés de la peine amère et cuisante. On fait renaître une moisson riche
d’épis dorés par la paix que l’on signe seul, en tête à tête avec soi-même ; et
cette paix, c’est l’amour donné et reçu, les gestes de douceur osés et
accueillis, la main ouverte et caressante de l’avenir lavant l’autre poing
serré et maculé du sang du passé.
Il te faudra apprendre à accepter la tristesse mélangée à toute joie,
construire de toutes tes forces sans penser que les vents cherchent parfois à
détruire mais aussi à balayer les nuages du ciel, et de l’ombre jaillir à la
lumière, et de la nuit naître au jour, et ouvrir les portes que rien, ni
personne, n’a pu murer. Quelles clés ouvrant sur des trésors insoupçonnés
attendent dans le creux de tes paumes encore fermées ?
Touche, caresse, étreins, broie tout ce que tu n’oses faire que regarder
avec envie. Le véritable appétit de la vie se moque des bienséances, il mord,
il déchire, il mâche, il salive, il savoure, il délire… Laisse s’épancher en
lave ta colère, brûle jusqu’à ta dernière braise, fais retentir avec fracas
l’écho venu des abîmes de ta violence, déchaîne les déferlantes de tes
désirs, ouvre-toi au chaos et rends enfin leur liberté à tes passions
prisonnières. Du cœur de ton obscurité, hurle ton envie de vivre, insurge-
toi, et, enfin, avoue tes mille et une vérités, qui seront toujours différentes
de celles des autres.
Et tu verras alors qu’il suffit d’accepter que tout n’est que frisson,
empourprement, brusque précipitation du sang dans les veines. Et tu
accéderas au vrai silence, cet au-delà des paroles, tout ce qui se dit
autrement que par des mots, le regard du tout-petit quand il s’éveille et
reconnaît le visage de l’amour penché sur lui. Remonte à la toute première
source, reconnais-toi fruit d’un amour, terre de milliers d’autres et alors tu
seras sauvée.
J’ai eu tant de mal à reconnaître que je n’avais pas peur de manger, mais
que je redoutais jusqu’à un point de panique extrême de vivre, oui, de
m’abandonner à ma rage autant qu’à mes douceurs, d’envoyer à la face du
monde et de ses habitants mes tirades enflammées de haine et d’amour, de
m’assumer personnage de tragédie qui finit toujours à l’acte dernier par
laisser se débonder ses entrailles trop longtemps torturées, tous ces mots qui
tuent d’être tus.
Pour te libérer, il faut laisser la vie se ruer sur toi tel un cyclone qui
balaie tout sur son passage pour ne laisser qu’une terre dénudée, où tout est
à reconstruire. Les désirs et leurs corollaires d’interdits se livreront en toi un
combat sans trêve ni pitié. J’ai eu la sensation douloureuse d’être revenue à
un état sauvage, un état des tout premiers mois de l’existence, lorsque le
petit d’homme découvre à chaque seconde une nouvelle sensation, un
nouveau goût, une nouvelle couleur, odeur, et qu’il en est tout ensemble
fasciné et épouvanté. Car c’est là qu’il découvre qu’il est seul,
irrémédiablement, malgré ses hurlements qui ne sont qu’autant d’appels à
l’aide, d’insultes peut-être aussi déjà à celle qui lui a tant donné neuf mois
durant, et l’abandonne soudain à la lumière trop vive, à un bousculement,
des détonations qui le secouent de part en part.
Alors, comme moi, tu oseras regarder dans les yeux celle en toi dont tu
as si désespérément cherché à détourner tes regards, l’avide, l’affamée,
avide de sensations et d’émotions fortes, affamée de toutes les voluptés.
Alors, tu refermeras dans une étreinte tendre et violente tes bras sur ce
corps pour tenter d’en faire jaillir à l’ultime délai une floraison écarlate,
comme l’astre flamboyant commence à laisser couler son sang dès qu’il est
passé à son zénith.
Mais tu apprendras aussi qu’il y a urgence à faire grandir cette paix de
l’âme qui vient lorsque le corps, insensiblement, fugitivement, ressent les
premiers signes du déclin de ses forces, de son endurance, comme épuisé
par les trop longues luttes qu’il a menées. L’âme et le corps sont finalement
synchrones dans la mélodie du temps qui passe, qui dérive d’une comptine
à une oraison : quand les rides et les flétrissures viennent vêtir l’une au
cœur même de sa nudité, l’autre rencontre enfin les longues nuits de vrai
sommeil, ce calme étrange qui nous surprend à goûter le tiède et les
couleurs pastel, nous les révoltées, nous les anarchistes, nous les écorchées,
comme un embourgeoisement des sens et des sentiments.
Allez, petite, je te laisse à tes batailles, un peu lâchement peut-être, en
refusant d’y porter ton étendard déchiqueté ; je te l’avoue, je préfère ne pas
trop m’attarder à te fréquenter, j’ai encore peur de cet opium qui court
comme une mauvaise fièvre dans tes veines, qui remplit, empoisonne, et
rend ta vie si étroite.
Je veux quitter ton no man’s land, ne plus redouter d’avancer dans un
terrain miné, encerclé de barbelés qui déchirent, avec ces molosses qui
interdisent l’accès à ces somptueuses demeures où l’on est roi chez soi.
Mais tous ces mots, ce sont peut-être aussi finalement à elle que je les
destine, cette soif d’écrire constitue ma bataille, ma manière propre de la
tenir à distance, elle qui colle si étroitement à la peau, qui nous arrache des
lambeaux de chair, nous blesse de ses balles tirées du haut des miradors
qu’elle a construits en nous, nous transformant en otages dans nos corps.
Alors parler, alors hurler, faire jaillir des mots qui réconcilient, dans une
sorte de bulle stérile, chair et âme, qui arrachent le fer de la plaie, qui nous
rendent notre dignité et nous font acteurs de notre destinée, jamais passifs,
jamais résignés, toujours en éveil. Mais j’ai appris aussi dans les larmes que
les plus beaux mots sont ceux que l’on n’adresse à personne, ou alors
seulement ceux peut-être d’une mère à l’enfant qu’elle porte, de l’amant à
l’amante dans ses bras endormie, mots suspendus au-dessus des abîmes
comme un pont fragile, mots qui font vivre ce qui n’est encore que
promesse.
T R O I S I È M E PA R T I E
La renaissance (années
2013-2014)
Années 2013-2014, j’ai 45 ans, mais j’ai, souvent, l’impression d’avoir
remonté à rebours le fil des ans, et d’avoir (re)trouvé la jeunesse.
Ces vingt-cinq ans de souffrance, de froid, d’obscurité, de paralysie
formeront à tout jamais comme une parenthèse dans ma vie, un long et
douloureux coma, le sommeil empoisonné dont m’a sortie le baiser du
Prince, car, au fond, il y a toujours, pour chacun d’entre nous, un prince qui
veille quelque part. Et, après cette longue apnée, qui ne fut jamais une
noyade, après ces années où ma vie semblait à l’arrêt, entravée, asphyxiée,
desséchée, mais où, en réalité, tous les moteurs, toute la force de propulsion
continuaient à tourner, à rugir au plus profond des cales, à mon propre insu,
me reviennent des envies, des désirs, des rêves qui, privilège de la sérénité
retrouvée, se transforment en ambitions, en projets.
Je sais désormais que je peux les accomplir, que ce que je veux, je le
peux, j’ai cette confiance-là en moi, cette certitude aussi. Je sens en moi, à
mon immense étonnement et à ma plus grande fierté, une force, une
assurance calme, qui savent s’imposer, une maîtrise, une compétence, de
plus en plus assumées et reconnues.
J’ai trouvé dans mon travail la stabilité dont j’avais besoin, je m’y suis
pleinement investie, j’ai le sentiment d’y être utile, et qu’être utile m’est
utile, à moi ; et, alors que je ne la cherchais pas de ce côté, j’ai trouvé
l’occasion de soutenir d’autres que moi-même, d’entendre d’autres récits de
vies, de me confronter à d’autres blessures, d’autres réussites, d’autres
ruines aussi.
Je ne cherche plus à m’éloigner à tout prix de tout ce qui, chez les
autres, me rappelle, me renvoie à mes souffrances, mais je peux m’y
intéresser, avec cette expérience intime, et je peux enfin ressentir que oui,
toute ma souffrance me sert à quelque chose, me rapproche d’autrui,
m’inclut dans une communauté humaine.
J’ai su rester unie avec toute ma famille, et cela sans faux-semblants,
sans tricher ni feindre ce que je n’éprouverais pas, mais parce que j’ai voulu
qu’il en soit ainsi, parce que j’ai fait, en toute conscience, ce choix-là, et les
efforts qui allaient avec, parce que j’ai consenti à tout ce que nous avons
été, et à tout ce que nous sommes ensemble, le bon autant que le mauvais.
Je sais aujourd’hui que les victoires les plus réussies ne résident pas
dans l’anéantissement de l’adversaire, son élimination radicale, mais dans
sa connaissance si précise, si fouillée, si bienveillante aussi, qu’on n’a plus
à en redouter des guets-apens, des pièges. Une façon de fraterniser avec son
mal, de l’utiliser à son profit aussi, au profit de son bien.
C’est possible, j’en témoigne, de refuser de se laisser diviser en deux,
de se laisser écarteler en deux courants, deux forces contradictoires. C’est
possible, long, difficile, mais possible, d’accepter cette dualité, et
d’apprendre à tirer le meilleur parti d’elle. C’est une sorte de transaction
bien pesée, je prends le contre, pour au moins avoir la chance du pour ; je
connais les termes du contrat, je le signe et il me convient, parce qu’il n’y a
pas d’arrangement idéal, et que, pour pouvoir sauver ses idéaux, et se
donner une chance de les réaliser, il faut s’y résigner.
Et cette intimité avec la fragilité, les gouffres, les silences et les vides
permet d’accéder à une autre dimension du monde, des êtres et des choses,
au-delà de l’évidence.
I
De destruction en création
En 2013, j’ai 45 ans environ, je me suis – enfin – véritablement « posée » dans la vie.
Depuis plusieurs années, je n’ai plus de problèmes alimentaires, et je mène une vie
« normale ». L’écriture fait toujours partie intégrante de cette vie, elle continue à remplir,
pour moi, un rôle essentiel, à la fois apaisant, libérateur, en somme thérapeutique.
À la rage désespérée et destructrice des vingt-cinq années qui ont précédé a fait désormais
place le besoin de faire de ma vie une œuvre réussie, le souci de laisser une belle
empreinte et, surtout, de témoigner de cette reviviscence intérieure qui me surprend, et
m’émerveille moi-même presque quotidiennement. Et, en me retournant, je constate que,
finalement, je ne regrette rien – ou presque – de ce que j’ai vécu…
Que s’est-il passé, lorsque l’adolescence m’a touchée de plein fouet, pourquoi ai-je, à
16 ans, si brutalement, si violemment surtout, perdu pied et basculé dans une tempête
intérieure qui a mis ensuite tant d’années à se calmer ? De quoi, ou de qui, ai-je eu si
peur ?
Retour à la vie
L’amour, toujours
Durant toutes ces longues années que j’ai passées dans la maladie, il n’y a pas eu que du
noir ; il y a eu, aussi, des moments intenses, riches, de l’émotion, des rencontres, des
relations d’une grande force. Et puis, il y a eu les sentiments, il y a eu l’amour, dans toute
sa vigueur ; car, malgré tout, j’avais entre 17 et 40 ans, et, dans quelque état physique et
psychologique que j’aie pu alors être, je n’en demeurais pas moins un être humain,
passionné et désirant. Essayez de chasser le naturel, il revient au galop, Dieu merci !
Copyright
Dédicace
INTRODUCTION
II - Rencontres
III - Petite sœur, écoute-moi
CONCLUSION
Éditions Odile Jacob
Des idées qui font avancer les idées
Z-Access
https://wikipedia.org/wiki/Z-Library
ffi
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