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First published in Germany Under the title Verteidigung des Privaten : Eine Streitschrift

at Verlag C.H.Beck, München 2007


© 2007 by Wolfgang Sofsky

Pour la préface et la traduction française


© Éditions de L’Herne, 2011
22, rue Mazarine 75006 Paris
lherne@lherne.com
Wolfgang Sofsky

LE CITOYEN DE VERRE
Entre surveillance et exhibition
Traduit de l’allemand et préfacé
par Olivier Mannoni

L’Herne
PRÉFACE

Personnages obscurs et citoyens de verre

« Monsieur Soumaré reste un personnage obscur ». Cette


phrase, prononcée par deux maires (UMP) du Val-d’Oise,
Françis Delattre et Sébastien Meurant1, est venue clore un
épisode rocambolesque de la campagne des élections régio-
nales françaises en 2010. Sur la base d’informations dont on
ne connaît toujours pas l’origine, on avait accusé un candidat
socialiste à ces élections d’être « un délinquant multirécidiviste
chevronné  ». Une rapide enquête avait montré que, hormis
une lointaine condamnation, purgée et effacée par la réhabili-
tation judiciaire, ledit Ali Soumaré n’avait rien à se reprocher.
Il demeurait pourtant aux yeux de certains un «  personnage
obscur ». Une expression plus éloquente qu’il n’y paraît.
Elle renvoie certes à ces noirs héros de la tragédie et de l’histoire,
ces conseillers de l’ombre, ces éminences grises qui ont, de tout
temps, alimenté en cibles les paranoïas collectives. Mais le choix de
ces termes en dit long aussi sur le regard que nos sociétés portent
aujourd’hui sur la biographie et la vie personnelle de l’individu
– et il illustre admirablement la profonde dérive des mentalités et
des modes de vie que dénonce Wolfgang Sofsky dans ce livre.
La liste des conséquences de ce glissement est longue, depuis la
garde à vue avec fouille à nu d’un journaliste de Libération2 jusqu’à
l’adoption d’une loi autorisant les fichiers de police sur décision

1. Le Monde, 24 février 2010.


2. Libération, 28 novembre 2008.

7
administrative et la mise en place d’une « base élève » qui permet
à l’éducation nationale de suivre l’évolution familiale, personnelle
et médicale des enfants3 ou à la décision de généraliser la vidéo-
surveillance des espaces publics, en passant par la révélation des
mesures d’espionnage grotesques et disproportionnées prises
contre un groupe de pseudo-terroristes surnommé « les épiciers
de Tarnac4 » et l’ordre donné, sans vérification préalable, par la
Direction de la Police nationale aux agences de presse de diffuser
les images de cinq pompiers catalans en vacances pris à tort pour
des membres de l’ETA5. Ces faits ont révélé l’ampleur du travail
de sape mené contre les libertés élémentaires dans une démocratie
considérée jusqu’ici comme à peu près exemplaire. Un travail
qui semble n’avoir qu’un seul but : porter sur les « personnages
obscurs » que nous sommes tous un éclairage suffisamment vif
et cru pour faire de nous tous des « citoyens de verre », parfaite-
ment transparents au regard du pouvoir et de l’État6.

Wolfgang Sofsky, sociologue auteur notamment d’un


ouvrage remarquable consacré à l’organisation des camps de

3. Voir par exemple Marianne, 11 avril 2010.


4. Soupçonné d’entreprises terroristes, ce groupe de jeunes libertaires a fait l’objet
d’une surveillance vidéo et électronique pendant plusieurs mois.
5. Notamment Le Canard enchaîné, 24 mars 2010 ; la diffusion de cette bande
vidéo tournée dans un hypermarché s’est faite en quelques heures, sur réquisition de la
Direction de la Police nationale, sur les chaînes de télévision et sur le réseau Internet.
On imagine à peine ce qui aurait pu se produire si la police avait rencontré ces hommes
avant qu’ils ne signalent leur présence et leur identité. Un responsable policier expliqua
par la suite que cette diffusion avait permis d’éliminer cette piste, laquelle ne « pollue-
rait plus l’enquête »…
6. Le pouvoir n’a d’ailleurs pas tardé à voir le revers de l’idéal du «  citoyen de
verre » : quelques jours après l’incident des pompiers, c’est le chef de l’État français en
personne qui, fait exceptionnel, lançait les services secrets sur la piste d’un « corbeau »
propageant des « rumeurs » sur sa vie privée...

8
concentration nazis7, a choisi dans Le Citoyen de verre de ne
pas s’arrêter à la description de ces pratiques, aussi inquiétantes
soient-elles. Même si le tableau des modes de surveillance de
l’individu, qu’il brosse au début de son essai, donne des frissons,
tant ce qui aurait encore relevé de la science-fiction il y a dix
ans est aujourd’hui devenu notre réalité quotidienne, Sofsky
s’interroge surtout sur les raisons profondes de la fascination-
répulsion que nous inspire cette société encore en germe où la
lumière de la vie publique est censée chasser la moindre ombre
de vie privée et donc, forcément, « obscure ». Il rappelle que la
frénésie de contrôle actuelle n’a pas toujours été la règle. Que
dans les époques les plus éloignées, des règles coutumières,
sociales et politiques délimitaient précisément la frontière entre
un espace privé intangible et un espace public dans lequel l’in-
dividu devait rendre des comptes. Et que ces limites marquaient
un espace intangible, indispensable à la survie mentale de l’être
humain.
Car au-delà des atteintes aux libertés élémentaires que sont
l’arrestation brutale ou l’espionnage de nos moindres faits et
gestes, Wolfgang Sofsky met en relief dans cet essai une réalité
beaucoup plus sournoise, et d’autant plus terrifiante : ce qui se
joue au xxie siècle, ce n’est pas la propagation des caméras de la
surveillance à la Orwell, ou pas seulement cela. C’est la dissolu-
tion d’un principe fondamental de notre civilisation : celui de
la liberté qu’a l’individu de posséder un espace privé, un espace
intime, de disposer de son corps, comme le suggère un autre vieux
principe, du droit anglais celui-là. L’enregistrement du corps
à chacun de ses passages en un point donné, son dénudement

7. Wolfgang Sofsky, L’Organisation de la terreur, traduit de l’allemand par Olivier


Mannoni, Calmann-Lévy, 1995.

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total dans les appareils de surveillance de la nouvelle généra-
tion, l’obligation de se laisser palper, fouiller en des occasions
parfaitement anodines, tout cela constitue des atteintes plus
profondes à la liberté de l’esprit humain que n’importe quelle
surveillance électronique. Ces mesures s’accompagnent d’une
emprise croissante de l’État sur le corps : du contrôle des vaccins
– ce que la protection du bien public justifie, il est vrai, ample-
ment8 –, on est passé à l’idée que l’individu devait œuvrer à la
santé publique en soignant sa propre constitution. Interdiction
du tabac, proscription de l’alcool, lutte contre l’obésité sont
aujourd’hui autant de manières, pour le pouvoir public, de
prendre possession du corps de l’individu, tout comme le fut
voici quelques années l’obligation, pour un conducteur, d’atta-
cher sa ceinture au volant. Le principe de la liberté individuelle
a longtemps été : fais tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ce que
l’on tente de nous inculquer aujourd’hui est l’idée que notre
corps individuel, censé servir le grand corps collectif, donne à la
collectivité un droit de regard sur chacun de nos actes, jusqu’aux
plus intimes : ne va-t-on pas jusqu’à nous ordonner aujourd’hui,
sous prétexte de sécurité, de ne pas sourire sur les photos qui
expriment notre identité ?
Toutes les grandes révolutions de l’histoire mondiale ont eu
leurs acteurs et leurs penseurs. Avec quelques autres penseurs de
renom9, Wolfgang Sofsky ouvre le champ de pensée d’un retour
au corps individuel. « Celui qui croit qu’il n’a rien à cacher a

8. De ce point de vue, on peut tout de même considérer l’échec retentissant de la


campagne de vaccination contre le virus AH1N1, à l’hiver 2010, en France, comme la
première grande marque de résistance collective (et efficace) à cette volonté d’emprise
étatique sur les corps.
9. On se reportera notamment à Luc Boltanski, De la critique – Précis de sociologie
de l’émancipation, Gallimard, 2009.

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déjà renoncé à sa liberté », écrit Wolfgang Sofsky. On ne saurait
mieux dire : il nous faut réapprendre d’urgence l’art de la dissi-
mulation. Sans lui, aucun principe sacré, aucune déclaration
de droits de l’homme, aucune liberté formelle n’a plus aucun
sens. Pour vivre heureux, vivons cachés. A contrario, une vie sans
cachette est une vie de malheur. Ce sera notre futur si nous n’y
prenons garde.

Olivier Mannoni
Avril 2010

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I

TRACES

Lorsque B. quitte son immeuble, le matin, c’est déjà la troi-


sième fois qu’on inscrit son nom sur un fichier. Un ordinateur
de son opérateur téléphonique a enregistré la conversation qu’il
a eue avec ses parents. Dans le couloir, à peine ouverte la porte
de l’appartement, c’est une caméra qui le prend dans sa ligne de
mire. Alors qu’il se dirige à grands pas vers l’ascenseur avec son
fils de quatre ans, le portier, au rez-de-chaussée, file vers la porte
tambour. Une main dans le dos, tripotant de l’autre le bouton
supérieur de sa livrée bleue, il salue B. en souriant et en hochant
la tête. Avant de vérifier pour le tour suivant que sa cravate est
bien droite, il note en vitesse sur sa main courante l’heure à
laquelle B. a quitté l’édifice.
Tandis qu’il roule vers l’école maternelle, B.  constate que
l’indicateur de la jauge d’essence se rapproche dangereusement
de la zone rouge. Il semble que l’on ait installé pendant la nuit
de nouvelles caméras au-dessus de plusieurs carrefours. B.  ne
reconnaît les anciens modèles qu’à la station-service. Le caissier
regarde de temps en temps les petits écrans sur lesquels défilent
en boucle voitures, pompes à essence, passagers qui s’ennuient
et clients qui vont et viennent. B. paye son plein, comme d’habi-
tude, avec sa carte de crédit. Sur la facture figurent, outre le prix
de l’essence, celui du journal et d’un sac de friandises à la réglisse
que B. donne à son rejeton pleurnichard. Dès son arrivée à la
maternelle, quelques rues plus loin, le petit garçon, rayonnant

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de joie, se rue dans la grande salle de jeux au plafond de laquelle
pend la tête mobile d’un clown dont l’œil de verre gauche jauge
la pièce, immobile et noir. S’il voulait, une fois arrivé au bureau,
surveiller depuis son ordinateur les activités de son fils, B. n’au-
rait qu’à se connecter.
B.  allume l’autoradio et met ses lunettes de soleil. Il est
pressé, il appuie sur l’accélérateur et tourne à vive allure en
direction de l’autoroute. Il connaît ce trajet depuis des années et
sait précisément où le guette le radar. Il est d’autant plus surpris
lorsqu’un flash se déclenche dès l’entrée. B. pousse un juron et
tambourine sur son volant. Au péage, il se le rappelle, toutes les
plaques d’immatriculation sont filmées et comparées à la liste
des voitures volées. Il ne remarque pas l’éclair infrarouge près
de la passerelle pour piétons. Avant même qu’il n’ait atteint le
parking en sous-sol de son entreprise, presque chaque minute
de son séjour dans l’espace public a été consignée. Il entre dans
son bureau à l’aide d’une carte à puce qui enregistre son heure
d’arrivée sur son compteur horaire.
Une fois à son poste, B. allume son ordinateur pour consulter
son courrier professionnel. Entre l’unité centrale et le clavier,
on a logé un petit appareil qui note chacune des commandes
qu’il tape sur les touches. Bien qu’il occupe un poste élevé et
de confiance, on a installé, chez lui aussi, un enregistreur de
frappes. Le personnel est certes autorisé à utiliser Internet pour
son usage privé, mais doit en contrepartie accepter que toutes
les données fassent l’objet d’un protocole. Cet appareil anodin
branché sur le clavier rappelle à chacun qu’il doit autant que
possible garder ses secrets pour lui.
Pendant la pause déjeuner, B. reçoit deux coups de téléphone.
Son conseiller fiscal l’informe que l’administration des impôts
a demandé des précisions sur son virement à l’étranger. B. ne

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se rappelle pas avoir commis la moindre irrégularité. Hormis
quelques contraventions pour stationnement illicite ou excès
de vitesse, il n’a jamais eu affaire aux autorités. Un an plus tôt,
cependant, il a payé avec sa carte de crédit l’hôtel où il passait
ses vacances. La demande qu’il vient de recevoir laisse penser
que le fisc connaît les moindres mouvements de son compte.
Manifestement, un contrôleur est allé fouiner dans ses affaires
sans l’en informer. Il ouvre la fenêtre et regarde la rue étroite
en dessous de lui. Un haut-parleur diffuse de la musique douce.
On entend de temps en temps un étrange bourdonnement. Il
provient d’une sorte de moustique artificiel qui traque les bruits
suspects dans les chemins latéraux et les rues adjacentes.
Le deuxième appel qu’il reçoit est celui de son médecin de
famille. Il lui demande quelles données il veut voir stockées sur
sa nouvelle carte de sécurité sociale. Pour faciliter les soins en cas
d’urgence et réduire les coûts, les caisses maladie se sont mises,
récemment, à éditer pour chaque patient une carte à puce sur
laquelle, outre les données personnelles et le bloc d’ordonnances
électronique, on doit aussi répertorier tous les diagnostics, trai-
tements et prescriptions antérieurs, ainsi qu’un éventuel accord
pour le don d’organes. Le médecin conseille à B. de n’entrer que
les informations minimales et obligatoires, une proposition que
B. approuve sans hésiter, bien qu’il juge inéluctable la tendance
au stockage illimité des données personnelles.
Vers 13 h, B. se renseigne sur les horaires de train pour son
épouse, partie rendre visite à ses parents. Son beau-père lui a solen-
nellement promis, au téléphone, qu’il accompagnerait sa fille
ponctuellement à la gare. Son employeur a aussi explicitement
autorisé l’usage du téléphone de l’entreprise pour les conversa-
tions privées. Mais les premiers chiffres et les numéros d’utilisa-
teur sont répertoriés pour la facture mensuelle. La minceur des

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