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Les brumes qui pèsent sur les forêts et les bordures de Silverclaws n’ont pas leur

pareille dans le monde entier, et je n’en ai vu de semblables dans tous mes voyages, que cela
soit sur cette terre ou dans l’Univers de mes rêveries éthérées de langueur.

A dire vrai, il ne m’a jamais été donné de me sentir ainsi ailleurs qu’au milieu de ces
brumes, matin, midi ou soir, qu’importe, toujours le même état d’esprit s’empare de moi, et
tandis que mes pas s’enchaînent mécaniquement sans que j’aie à me préoccuper de mon
chemin, de ma destination —comme ces fois où, trop habitué à un trajet trop commun, plongé
dans une songerie absorbante en diable vous vous retrouvez soudainement, à l’émergence,
dans votre bureau, assis dans votre fauteuil, sans trop savoir ni le pourquoi ni le comment de
votre arrivée là, à vous demander, surpris, par quels moyens vous avez pu diantre vous
retrouver ici, la seconde précédente, vous semble-t-il, vous ayant à peine vu franchir les
lourdes portes de bronze de la halle de la cité ou le portail de marbre du temple ou les
honorables et vieux battants de la bibliothèque ; le temps écoulé vous semble négligeable, et
ce n’est qu’à poser vos yeux sur la forte horloge dont le tic-tac insistant n’est pas étranger à
votre réveil, que soudain l’on comprend que voilà une demi-heure au bas mot que l’on est
passé sur les seuils, et que le corps, cet admirable navire, nous a ramené sans que l’on s’en
soit aperçu, en un lieu connu, et ami— que mes bras créent le rythme enivrant d’un balancier,
la bouche ouverte pour croquer les filets incertains de brume qui s’y engouffrent ; mes yeux
voient pour moi les mille et mille fantasmes animés sur le voile blanchâtre par ma conscience
libérée, et ces images me sont un ravissement tel que je n’ose cligner et je laisse échapper un
cri d’émerveillement absolu, silencieux, de peur de les faire s’évanouir et de n’avoir plus
devant moi, sur ces masses étrangement irréelles, que le vide connu et les fantômes
désespérant de ce que nous est par trop familier, et ainsi j’avance, je flotte, je surnage et vole
dans cette dimension splendide, marchant au cœur de la forêt et pourtant dans une lumière
vivace et blême à la fois, droit vers sa source, je crois, vers la porte que je devine là-bas, et qui
n’est pas, j’en suis sûr, un nouvel artifice que je me créé à moi-même pour m’oublier, je vais
vers cette clarté sublime, mère de toutes les autres, vers ce portail ouvert, plein d’espoir, de
fureur, avant de me heurter —combien de fois suis-je sorti de ce songe de si atroce manière ?
Une ? Dix ? Vingt ? Cent fois peut-être…— à une barrière que je ne peux concevoir, que je ne
sais présente que grâce à l’empirisme sensitif, mes yeux incapables de la représenter à mon
esprit enfiévré : alors le froid me prend, mes dents se mettent à claquer d’une antique terreur,
et le vent souffle vers moi de plus en en plus fort, murmure insistant me susurrant à l’oreille
de partir, de faire demi-tour, que rien n’existe là, que je me suis joué moi-même, de prendre
garde à ceux qui sont endormis, que rien n’est là, et je ne vois plus la porte, et tremblotant je
m’en retourne chez moi, pathétique vagabond tout crotté de rêves, et ce n’est qu’après bain et
repas que je reprends mon empire sur mon être : demain, j’y retournerai, et j’irai jusqu’à la
porte, j’en franchirai le seuil, admirerai son chambranle, et je verrai ceux qui dorment, et irai
avec eux.

Seulement, le lendemain me voyait pris d’inspiration, saisi par une puissance


supérieure à moi-même, et je n’y retournais jamais. Assis devant mon bureau, je noircissais
follement parchemin après parchemin, produisant mes meilleures œuvres pour la cours. […]

Depuis quelques temps, oh, une semaine, deux, tout au plus, je ne produis plus rien. Le
roi et la reine sont mécontents, et menacent de me faire perdre mes privilèges… Qu’importe ?
Les brumes s’en vont. Je ne vois plus la porte. Et mes rêves ne sont plus qu’humains. Des
choses changent en Silverclaws. Les forêts et les bois ne chantent plus. Les brumes s’en
vont…

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