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Université Populaire Montpellier Méditerranée

Atelier : Le langage de la domination et ses innocentes métaphores

PROSPECTUS
Récit d’une guerre implicite
Bernard Pasobrola

On estime que, au cours d’une année, chacun de nous reçoit en moyenne 40 Kg de prospectus
publicitaires dans sa boîte aux lettres. On peut se demander si cet univers pictural grossier et
inesthétique convient à sa finalité qui serait, en principe, celle de nous séduire pour nous inci-
ter à consommer. Mais n’est-ce pas là qu’une finalité de surface ? L’acte publicitaire cache
peut-être sa véritable importance dans la métaphore guerrière qui illustre sa fonction.

La plupart des inscriptions de première page proposent dans


une langue variant entre l’hyperbole et l’incantation, de com-
mémorer une date, un anniversaire, un arrivage, un mois
exceptionnel, un début de saison, un début de campagne. Pour
jouir pleinement de l’événement, l’horizon temporel est court,
voire immédiat. Le slogan à l’impératif nous invite à briser le
mouvement monotone du temps ordinaire qui est, bien sûr,
celui du manque ou de la frustration.

On suit un parcours de montagne russe où les choses montent


et descendent, où l’on a plus avec moins, moins avec moins,
moins avec plus, plus avec à peine plus, mais la tangente de
maximalisation est indiquée par la formule 100%. Car,
contrairement aux apparences, les assertions relativistes
énoncées à longueur de pages : Trois choses pour le prix de
deux, plus rapide pour le même prix, un record dans la
baisse, etc. s’inscrivent dans une perspective de satisfaction
100% du désir, c’est-à-dire absolutiste. D’ailleurs, on ne nous présente pas seulement des objets, mais leur
version essentialisée : la boîte de haricots verts, le canapé cuir…

Le vrai référent n’est pourtant pas l’objet présenté sur le prospectus, l’icône aux
contours nets qui en illustre le message, mais son homologue sur les prospectus
concurrents. Ce qui est sous-jacent à l’exposition de l’objet, c’est la dénonciation
du statut trompeur de ses concurrents. Si vous trouvez moins cher ailleurs, nous vous
remboursons… Même lorsqu’il se contente d’une syntaxe énumérative et neutre, le prospectus
nous présente un fragile équilibre obtenu à l’issue d’une bataille qui s’est menée en coulisse.
En relatant ce combat quotidien pour défendre le pou-
voir d’achat du consommateur, la publicité ne fait pas
seulement l’apologie de la substance, mais surtout celle
de la guerre. Les bulles dentelées aux tons incarnats qui
entourent les prix suggèrent un acte festif ou violent,
comme s’ils se cassaient ou explosaient sous nos yeux. Le
champ publicitaire lui-même serait un tapis de petites
bombes qui éclatent toutes en même temps. Le caractère
inesthétique et souvent bâclé du prospectus s’explique
mieux dans le cadre des urgences de la guerre.

La publicité sépare le monde en deux instances : celle


d’une entité guerrière qui remporte des victoires, et celle
d’une entité hédoniste composée par les consommateurs
qu’on invite à occuper les lieux dont la guerre leur ouvre
l’accès.

Tout ce qui faisait obstacle à la réalisation du désir ayant


été écarté grâce à la guerre, le programme énonce ses
prescriptions au premier degré : Jouissez, laissez-vous
aller, profitez, réalisez votre rêve, soyez malin… L’incitation prend la forme du slogan sec et impératif qui
ressemble parfois à un ordre militaire parce qu’elle contient un message au
second degré : Nous faisons une guerre juste, soutenez-la, luttez avec nous,
notre objectif est en réalité le vôtre...

L’acte publicitaire impose la solidarité des destinataires avec ceux qui mènent
le combat. Instrument de propagande, il vise la reconnaissance empathique de
la supériorité des plus agressifs. La guerre qu’il met en scène semble si exci-
tante qu’en comparaison, les lagons cristallins des Caraïbes ont l’air
d’étendues diaphanes dans lesquelles, comme le montre la photo, il n’y a rien
voir. Les draps housses en flanelle ou le pull mérinos, le porte-serviettes ou
l'épilateur rappellent la
triste répétitivité du
quotidien.

L’instance de la jouis-
sance, c’est la guerre elle-même plutôt que l’objet
concret, débarrassé de son essence, et dont la pauvre et
encombrante matérialité éveille, tôt ou tard, le doute,
le soupçon, la désillusion. Le repos du guerrier en un
lieu d’un incommensurable ennui n’est qu’une
préparation au nouvel effort de guerre.

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