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DIVISION DU TRAVAIL ET EXTENSION DES MARCHES

CHEZ SMITH

PARTIE I L’ANALYSE DE SMITH.

INTRODUCTION : BIOGRAPHIE ET CONTEXTE

DOCUMENT 1 : lire aussi l’introduction p 340


la philosophie écossaise marque A. Smith
II s'imprègne des principes de l'école philosophique écossaise pour laquelle l'homme est guidé par deux grandes familles de forces
instinctives :
• les instincts égoïstes qui le poussent à la jouissance individuelle et développent l'esprit de conquête;
• les instincts altruistes, qui dotent l'homme d'un « sens moral inné » et lui permettent de vivre en société en favorisant la coopération.
A dix-sept ans, il rejoint l'université d'Oxford pour laquelle il obtient une bourse; durant six années, il étudie la littérature et la
philosophie.
Il découvre Hume (1711-1776) avec lequel il se lie d'amitié. Son ami revient de trois années passées en France et vient de publier son
Traité sur la nature humaine. Mais Hume est réprouvé par les autorités religieuses. Sa philosophie naturaliste contredit en effet les
préceptes de l'Église. Pour lui, ce sont les passions qui guident l'action humaine et non la raison. Il fait même de la passion
d'enrichissement un désir qui ne connaît aucune limite, la seule découverte du Traité de la nature humaine dans la chambre de A.
Smith a failli le faire chasser d'Oxford... Il en gardera une distance à l'égard du christianisme et un mépris des traditions non fondées
sur des bases rationnelles. Cet esprit indépendant et frondeur le conduit à refuser de faire cours en latin quand il devient professeur.
A. Smith retourne en Ecosse en août 1746, et s'installe d'abord à Edimbourg. En 1751, A Smith obtient la chaire de logique à
l'université de Glasgow, puis à trente ans, il est transféré à la chaire de philosophie morale qu'il conservera pendant douze années. En
1759, A. Smith publie la Théorie lies sentiments moraux. Dans cet ouvrage, il s'interroge sur le fait qu'un même individu puisse, dans
certaines situations, manifester des comportements égoïstes où prime l'intérêt personnel alors que, dans d'autres situations, il se révèle
agir sous « le regard d'un spectateur impartial » conformément à une morale inspirée par la communauté. L'influence de Hutcheson
est très sensible. A. Smith en tire l'idée personnelle qu'il faut établir une distinction entre l'économique et la morale. L'égoïsme
domine la sphère économique tandis que la vie sociale est conduite par « les sentiments moraux » qui comprennent l'altruisme, le
respect de principes collectivement acceptés, etc. Ce livre lui confère une grande notoriété; mais surtout, cette réflexion
philosophique préfigure son approche individualiste de l'économie de marché.
De la philosophie à l'économie
L'oeuvre de A. Smith ayant séduit le chancelier de l'échiquier Charles Townsend, celui-ci le fait nommer précepteur du jeune duc de
Buccleugh. Cela va permettre à A. Smith d'accompagner ce jeune homme durant un voyage de formation de quatre ans (1763-1766)
qui lui fait parcourir l'Europe. Smith est alors introduit par Hume parmi les encyclopédistes français. Il découvre d'Alemben et son
souci de savoir total et ordonné; il se perfectionne dans l'analyse de l'individualisme méthodologique au contact d'Helvetius qui
systématise le rôle de l'égoïsme dans les comportements humains. Mais il rencontre aussi Quesnay et Turgot qui l'initient à
l'économie politique tandis que lui-même fait alors figure de maître en philosophie, les physiocrates l'inspirent par leur éloge du
marché sans intervention publique; il admire leur construction théorique rigoureuse. Il affirmera lui aussi que c'est au moyen du «
laisser-faire » et du « laissez-passer » que l'on obtient une économie prospère... Mais il ne les suivra pas dans leur idée que « seule la
terre est productive ».
• Quand A. Smith revient en Ecosse en 1766, il dispose des matériaux nécessaires pour créer l'économie politique moderne Pendant
dix ans, il va élaborer un ouvrage à la fois synthétique et original qui paraît en 1776. Daniel Villey note sévèrement la forme
spécifique de ce traité d'économie révolutionnaire : « la Weaith of ations est aussi dénuée d'architecture que riche d'aperçus originaux.
Elle ressemble à l'idée classique que nous nous faisons du roman anglais, long, plein de couleur, mais délayé; semé de digressions;
dénué de toute unité d'action. Nous y trouvons ce goût du concret, cette attention au réel sans cesse éveillée, cette honnêteté modeste
et candide, cette ignorance des lois de la composition, à quoi nous reconnaissons l'esprit de la patrie du nominalisme. L'Anglais aime
le réel plus que le vrai [...). Il n'énonce jamais un principe, qu'il n'en reprenne aussitôt quelque chose, le dépouillant par la de sa
valeur de principe [...]. Les anecdotes, les digressions, les remarques incidentes foisonnent, piquantes et charmantes, mais la pensée
ne progresse pas. L'auteur a le temps. il flâne.»
Source : M Basle, et alii, Histoire des pensées économiques, Sirey,1988.
Questions :
1. Dans quel contexte A Smith a-t-il vécu, quelle influence a-t-il pu exercer ?
2. Montrez qu’A Smith a côtoyé tous les grands penseurs de son époque et que la richesse des nations peut-ainsi être
considérée comme une synthèse.
SECTION I – LA DIVISION DU TRAVAIL .

I - DIVISION ET PROPENSION A L’ECHANGE CHEZ SMITH.

Document 2 : Livre doc 4 p 342 jusqu’à principal revêtement des sauvages


Questions :
1. Quelle est l’origine de la division du travail que Smith met ici en évidence ?
2. Questions 10 et 11 p 345
3. A quel type d’individu Smith fait-il référence dans ce texte

Document 3 : 5 p342
Questions :
1. Les intérêts des individus sont-il conciliables, si oui comment ?
2. Est-il souhaitable que les individus adoptent un comportement altruiste dans leurs affaires ?

II - DIVISION ET ETENDUE DU MARCHE CHEZ SMITH.


Document 4 :
A : 7 p 343
B:
La Division du travail une Fois généralement établie, chaque homme ne produit plus par son travail que de quoi satisfaire une très
petite partie de ses besoins. Le plus grande partie ne peut être satisfaite que par l’échange du surplus de ce produit qui excède sa
consommation, contre un pareil surplus du travail des autres.Ainsi, chaque homme subsiste d’échanges devient une espèce de
marchand, et la société elle même est proprement une société commerçante.
Source : A Smith, Op Cité.
Questions :
1. Quelle influence à la taille du marché sur la division du travail ?
2. Comment Smith explique t’il l’apparition de la société de marché ?

Document 5 :
L'importation de l'or et de l'argent n'est pas le principal bénéfice, et encore bien moins le seul qu'une nation retire de son commerce
étranger. Quels que soient les pays entre lesquels s'établit un tel commerce, il procure à chacun de ces pays deux avantages distincts.
Il emporte ce superflu du produit de leur terre et de leur travail pour lequel il n'y a pas de demande chez eux, et à la place il rapporte
en retour quelque autre chose qui y est demandé. Il donne une valeur à ce qui
leur est inutile, en l'échangeant contre quelque autre chose qui peut satisfaire une partie de leurs besoins ou ajouter à leurs
jouissances. Par lui, les bornes étroites du marché intérieur n'empêchent plus que la division du travail soit portée au plus haut point
de perfection, dans toutes les branches particulières de l'art ou des manufactures. En ouvrant un marché plus étendu pour tout le
produit du travail qui excède la consommation intérieure, il encourage la société à perfectionner le
travail, à en augmenter la puissance productive, à en grossir le produit annuel, et à multiplier par là les richesses et le revenu national.
Tels sont les grands et importants services que le commerce étranger est sans cesse occupé à rendre, et qu'il rend à tous les différents
pays entre lesquels il est établi. [...]
La découverte de l'Amérique [...}, en ouvrant à toutes les marchandises de l'Europe un nouveau marché presque inépuisable, a donné
naissance à de nouvelles divisions de travail, à de nouveaux perfectionnements de l’industrie , qui n’auraient jamais pu avoir lieu
dans le cercle étroit où le commerce était anciennement resseré , cercle qui ne leur offrait pas de marché suffisant pour la plus grande
partie de leur produit . Le travaiol se perfectionna , sa puissance productive augmenta , son produit s’accrut dans tous les divers pays
de l’Europe,et en mëme temps s’accrurent avec lui la richesse et et le revenu réel des habitants .
Source : Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de ta richesse des nations (1776), Livre 1, Chapitre 2, © Flammarion,
1991.
Questions :
1. De quel courant de pensée la première phrase constitue t’elle une critique ?
2. Explicitez par un schéma fléché les conséquences de la découverte de l’Amérique?
3. Comment caractériseriez vous en termes modernes la phrase soulignée ?
4. Quel précepte de politique économique Smith va t-il en tirer ?

III - DIVISION DU TRAVAIL ET ACCUMULATION DE CAPITAL.


Document 6 :
Une fois la division du travail [...] établie, un homme ne peut plus appliquer son travail personne] qu'à une bien petite partie de [ses]
besoins. Il pourvoit à la plus grande partie de ces besoins par les produits du travail d'autrui achetés avec le produit de son travail, ou,
ce qui revient au même, avec le prix de ce produit. Or, cet achat ne peut se faire à moins qu'il n'ait eu le temps, non seulement
d'achever tout à fait, mais encore de vendre le produit de son travail. Il faut donc qu'en attendant il existe quelque part un fonds de
denrées de différentes espèces, amassé d'avance pour le faire subsister et lui fournir, en outre, la matière et les instruments nécessaires
à son ouvrage. [...J
Donc, puisque [...] l'accumulation d'un capital est un préalable nécessaire à la division du travail, le travail ne peut recevoir des
subdivisions ultérieures qu'en proportion de l'accumulation progressive des capitaux. A mesure que le travail se subdivise, la quantité
de matières qu'un même nombre de personnes peut mettre en oeuvre augmente dans une grande proportion ;et comme la tâche de
chaque ouvrier se trouve successivement réduite à un plus grand degré de simplicité, il arrive qu'on invente une foule de nouvelles
machines pour faciliter et abréger ces tâches. A mesure donc que la division du travail devient plus grande, il faut, pour qu'un même
nombre d'ouvriers soit constamment occupé, qu'on accumule d'avance une égale provision de 'ivres, et une provision de matières et
d'outils plus forte que celle qui aurait été nécessaire dans un état de hoses moins avancé. Or, le nombre des ouvriers augnente, en
général, dans chaque branche d'industrie, en temps qu'y augmente la division du travail, ou plutôt c'est l'augmentation de leur nombre
qui les met à portée de se classer et de se subdiviser de cette manière.
De même que le travail ne peut acquérir cette grande extension de puissance productive sans une accumulation préalable de capitaux,
de même l'accumulation des capitaux amène naturellement cette extension. La personne qui emploie son capital à faire travailler
cherche nécessairement à l'employer de manière à ce qu'il produise la plus grande quantité possible d'ouvrage;elle tâche donc à la fois
d'établir entre ses ouvriers la distribution de travaux la plus convenable, et de les ournir des meilleures machines qu'elle puisse
imaginer ou qu'elle soit à même de se procurer. Ses moyens pour réussir dans ces deux objets sont proportionnés, en général, à
l'étendue de son capital ou au nombre de gens que ce capital peut tenir occupés. Ainsi, non seulement la quantité d'industrie augmente
dans un pays en raison de l'accroissement du capital qui la met en activité, mais encore, par une suite de cet accroissement, la même
quantité d'industrie produit une beaucoup plus grande quantité d'ouvrages.:
Source : Op. Cité.
Questions :
1. Quelle relation Smith établit-il entre la division du travail et l’accumulation du capital, explicitez là par un schéma fléché.
2. Explicitez la dernière phrase.

IV – DIVISION DU TRAVAIL, MARCE ET ECHANGES UN ORDRE NATUREL ?


Document 7 : 8 p 343
Questions :
1. l’Etat doit-il intervenir dans l’économie pour favoriser l’extension de la division du travail et la croissance économique ?
Document 8 : 9 p 343
Questions :
1. Comment est déterminé le taux commun des salaires ?
2. Peut-on dire que les règles de la concurrence soient vérifiées, justifiez votre réponse en étudiant successivement le coté offre
de traail puis demande de travail ?

SECTION II - DIVISION DU TRAVAIL ET PRODUCTIVITE.

I - L’EXEMPLE DE LA MANUFACTURE D’EPINGLES.


Document 9 : 2 p 341
Questions :
1. Quelle aurait été la productivité d’un ouvrier réalisant dans seul toutes les tâches ( donc avant que ne soit opéré la division
du travail ) , répondez à la question 3 p 345
2. Quelle est la productivité d’un salarié dans la manufacture , question 4 du livre
3. Pourquoi selon Smith observe-t-on une forte hausse des gains de productivité ?

II - LES DETERMINANTS DE L’EFFICACITE DE LA DIVISION DU TRAVAIL


Document 10 : 3 p342
Questions :
1. Répondez aux questions 6 et 7
2. Répondez à la question 8

III – LES EFFETS DE LA DIVISION DU TRAVAIL


A - LA DIVISION DU TRAVAIL , SOURCE DE CROISSANCE ET D’OPULENCE

DOCUMENT 11: 6 p 343


QUESTIONS :
1. Répondez aux

B - LES EFFETS SOCIAUX DE LA DIVISION DU TRAVAIL


DOCUMENT 12 : doc.4 à partir de ainsi la certitude
QUESTIONS :
1. La division du travail est-elle d’abord une cause ou une conséquence de la différence des talents naturels ?
2. Quel est le facteur qui selon Smith est à l’origine de la valorisation des différentes aptitudes ou intelligences ?
C – LES EFFETS PERVERS ENGENDRES PAR LA DIVISION DU TRAVAIL

Document 13 : 10 p 344
Questions :
1. Pourquoi peut-on parler d’effet pervers ?

Document 14 : 11 p 344
Questions
1. Quelles solutions Smith préconise t’il ?
2. Est-il toujours opposé à l’intervention de l’Etat ?
3. Montrez la modernité de ce passage .

PARTIE II - PROLONGEMENTS ET ACTUALITE DE


L’ANALYSE DE SMITH

SECTION I - APPROFONDISSEMENT ET DEVELOPPEMENT DE


L’ANALYSE SMITHIENNE

I – TAYLOR UN EPIGONE DE SMITH


Document 15 :
1Est-ce que dans le système de direction scientifique, on ne considère pas un changement de travail, quand il y a différentes
opérations à accomplir, comme une source de perte de temps, et en conséquence, ne penset-on pas qu'il est préférable, chaque fois
que cela est possible, de faire accomplir chaque opération par un ouvrier spécialisé ?
2M. le Président, ce qui est vrai à ce sujet dans le système de direction scientifique l'est également dans les autres modes de direction.
Je pense que cette tendance à la spécialisation des ouvriers existe dans tous les modes de direction pour la raison qu'un homme
produit plus quand il travaille dans sa spécialité... bien que l'on puisse considérer cette façon de faire comme déplorable sous certains
aspects (et il n'y a pas de doute que de toute façon il y a certains modes de division du travail qui sont déplorables) la prospérité
économique et le développement de la richesse, le fait que l'ouvrier moyen vit aujourd'hui mieux que les rois il y a 250 ans, ce fait est
dû dans une certaine mesure à cette division du travail. Le travail et la responsabilité du travail se divisent d'une façon presque égale
entre les membres de la direction et les ouvriers. Les membres de la direction prennent en charge tout le travail pour lequel ils sont
mieux qualifiés que leurs ouvriers alors que dans le passé tout le travail et la plus grande partie de la responsabilité impliquée par ce
travail incombaient aux ouvriers ( … ) C'est parce que l'on a combiné l'initiative des ouvriers et cette nouvelle façon de répartir le
travail entre les ouvriers et la direction que le système de direction scientifique est plus efficace que les anciens modes de direction.
(...) Le développement d'une science du travail implique la détermination de nombreuses règles, lois et formules qui remplacent le
jugement de chaque ouvrier et qui ne peuvent être effectivement respectées que quand elles ont été systématiquement répertoriées,
référencées, etc.L'utilisation pratique de données scientifiques exige également que l'on dispose d'une salle dans laquelle on classe
ces documents et de bureaux dans lesquels puissent travailler les agents d'étude du travail. Ainsi toutes les prévisions qui, dans
l'ancien système étaient laissées à l'initiative de l'ouvrier et qu'il pouvait faire en utilisant sa propre expérience doivent,
nécessairement dans le nouveau système, être faites par des membres de la direction en appliquant des lois scientifiques ; même si
l'ouvrier était qualifié pour énoncer et appliquer des lois scientifiques, u ne pourrait matériellement pas le faire, étant dans
l'impossibilité de travailler à la fois sur une machine et devant un bureau. Par ailleurs, il est bien évident qu'il ne faut pas dans la
plupart des cas avoir les mêmes aptitudes pour étudier le travail et en prévoir le déroulement et pour l'exécuter.
L'agent du bureau de préparation du travail, dont le rôle est spécifiquement de prévoir ce qui doit être fait, constate inévitablement
que le travail peut être accompli mieux et plus économiquement quand il est divisé en ses éléments. Par exemple, chaque acte de
chaque mécanicien doit être précédé par diverses actions préparatoires exécutées par d'autres personnes.
Source : FW Taylor, la direction scientifique des entreprises, dunod, 1957, extraits de l’exposé de Taylor, lors de sa comparution
devant une commission d’enquête de la chambre des représentants des USA en 1912 à la demande de l’AFL (syndicat américain).
Questions :
1Quels effets a l’introduction de l’OST sur les conditions de vie des ouvriers ?
2Comment Taylor justifie t’il la double division du travail ?
3Quels arguments de Taylor évoquent ceux de Smith ?

II – LA DIVISION DU TRAVAIL ENTRE LES ENTREPRISES :


L’EXTERNALISATION
DOCUMENT 16 : 6 p 347
QUESTIONS :
1. Question 4 p 348
III – VERS UNE DIVISION GLOBALE DU TRAVAIL
DOCUMENT 17 : (lire aussi le doc 5 p 347)
La concentration et la centralisation de la production qui caractérisent la révolution industrielle s'orientent vers des formes plus
globales et planétaires, créant des complexes productifs de niveau international, transnational,planétaire [...]. Ces changements, par
contre, conduisent à un système de réseaux qu'articulent de façon flexible un ensemble d'entreprises interdépendantes sans système
hiérarchique établi. Dans cette période se développent plusieurs formes d'associations d'entreprises, de sous-traitance et fusions. On
commence à parler d'une nouvelle forme d'entreprise globale. [... ]
Finalement, une nouvelle division du travail s'établit et se programme dans les pays les plus développés et s'étend au plan
international. Les pays les plus développés, qui occupent une position dominante dans l'économie mondiale, tendent à se dédier
fondamentalement aux nouvelles activités, créées par cette restructuration de la base productive. Ils transfèrent (en général, sous le
contrôle de leur capital) aux pays de développement moyen (particulièrement les pays d'industrialisation récente) la production de
composants et de parties du complexe productif global (en sous-traitance) qui demandent une force de travail pas trop chère, mais
habile manuellement. Les pays moins développés tendent à s'isoler et à se marginaliser dans ce système, subissant le dumping d'une
production agricole et industrielle de haute densité technologique, avec laquelle ils ne peuvent rivaliser.
SOURCE :Luis Antonio Cardoso, « Effets de la mondialisation sur la solidarité participative »,La nouvelle division du
travail,Éditions de l'Atelier, 1999.
QUESTIONS :
1En quoi la nouvelle division du travail mise en évidence par l’auteur s’appuye-t-elle sur les anticipations de Smith opérées au
XVIII° siècle ?
2Quelles sont les limites de l’analyse smithienne que pointe l’auteur ?

SECTION II - LES LIMITES DE L’ANALYSE SMITHIENNE

I– LA DIVISION DU TRAVAIL IMPOSEE PAR LA CONTRAINTE QUI VISE A


EXTORQUER LE SAVOIR FAIRE OUVRIER.

DOCUMENT 18 :
Un modèle d'organisation fondé sur la subdivisions fonctionnelle des tâches ne peut faire appel chez les travailleurs ni à la conscience
professionnelle ni à l'esprit de coopération. Il doit initialement recourir à la contrainte par des lois contre le « vagabondage et la mendicité, [...] et
faire jouer [...] des normes de rendements et horaires impératifs, et des procédures techniques à respecter impérativement. Il ne peut desserrer les
contraintes que s'il peut motiver les travailleurs [...] à se prêter de plein gré à un travail dont la nature, le rythme et la durée sont programmés
d'avance par l'organisation de l'usine ou du bureau. SOURCE : A Gorz, Métamorphoses du travail. Quête de sens,galilée,1988.
QUESTIONS :
1Gorz considère t’il que la division du travail résulte d’un instinct naturel qui pousse les individus à échanger ?
2Quels sont les moyens mis en oeuvre afin d’imposer la division du travail ?

II – LES LIMITES DE L’APPROFONDISSEMENT DE LA DIVISION DU


TRAVAIL
Document 19 : 1 p 346
Questions :
Répondez aux questions 2 et 3 p 347

III – LA DIVISION DU TRAVAIL N’EST PAS UN MODELE UNIVERSEL :


CRITIQUE DU POSTULAT DU « ONE BEST WAY »
DOCUMENT 20 :
Si le subordonné américain entend bénéficier d'une large autonomie dans le choix des moyens qu'il adopte pour atteindre ses objectifs, il accepte
volontiers, il demande même, que ceux-ci lui soient clairement fixés par son supérieur. Il travaille pour quelqu'un, qui doit précisément définir ce
qu'il désire obtenir. Les demandes que les chefs de service américains font en ce sens à un directeur français contrastent, selon ce dernier, avec les
pratiques françaises: «Les ingénieurs en France, la façon dont je les perçois, ont tendance à se créer leur propre système de valeurs en se disant:
Bon, c'est bien évident qu'il faut que je fasse tourner mon propre machin.» Pareille affirmation paraît exprimer beaucoup de la réalité de notre usine
et pas seulement pour les ingénieurs.
Chacun tend à pousser très loin sa propre interprétation de ses responsabilités, sans attendre que la direction de l'usine définisse ses
objectifs. Ainsi un contremaître nous a longuement expliqué qu'il jugeait, il estimait, sans que personne lui ait confié cette
responsabilité, devoir prendre une décision grave (« arrêter l'usine une heure, deux heures, une demi-journée») en cas de « danger
corporel ». Sans doute y a-t-il quelque chose d'extrême et d'un peu provocant dans pareille déclaration. Mais, dans sa radicalité, elle
traduit quelque chose de général qu'exprime bien la formule « Je me sens responsable ».Le subordonné français n'a pas besoin qu'on
lui ait fixé une responsabilité pour se sentir responsable. Et ce terme n'a pas d'abord pour lui le sens américain des comptes à rendre à
quelqu'un d'autre,mais met l'accent sur ce à quoi il estime devoir veiller.
SOURCE : P d’Iribarne , La logique de l’honneur , Le Seuil , 1989
QUESTIONS :
1Existe-t-il « the one best way » qui s’impose à tous les individus , quelle que soit leur culture ?
2Quels sont les modes d’organisation spécifiques à une entreprise française ? à une entreprise américaine ?

COMPLEMENT DE COURS N°1

I – LA CRITIQUE DE TOCQUEVILLE

DOCUMENT 1 :
Que doit-on attendre d'un homme qui a employé vingt ans de sa vie à faire des têtes d'épingles ? Et à quoi peut désormais s'appliquer chez lui cette
puissante intelligence humaine, qui a souvent remué le monde sinon à rechercher le meilleur moyen de faire des têtes d'épingles !
Lorsqu'un ouvrier a consumé de cette manière une portion considérable de son existence, sa pensée s'est arrêtée pour jamais près de l'objet journalier
de ses labeurs ; son corps a contracté certaines habitudes fixes dont il ne lui est plus permis de se départir. En un mot, il n'appartient ptus à lui-
même, mais à la profession qu'il a choisie. (...)
À mesure que le principe de la division du travail reçoit une application plus complète, l'ouvrier devient plus faible, plus borné et plus dépendant.
(...) Dans le même temps que la science industrielle abaisse sans cesse la classe des ouvriers, elle élève celle des maîtres*. Tandis que l'ouvrier
ramène de plus en plus son intelligence à l'étude d'un seul détail, le maître promène chaque jour ses regards sur un plus vaste ensemble, et son esprit
s'étend en proportion que celui de l'autre se , resserre. Bientôt il ne faudra plus au second que la force physique sans l'intelligence ; le premier a
besoin de la science, et presque du génie pour réussir. L'un ressemble de plus en plus à l'administrateur d'un vaste empire, et l'autre à une brute. Le
maître et l'ouvrier n'ont donc ici rien de semblable et ils diffèrent chaque jour davantage. Ils ne tiennent que comme les deux anneaux extrêmes
d'une longue chaîne. Chacun occupe une place -oui-est faite pour lui, et dont il ne sort point. L'un est dans une dépendance continuelle, étroite et
nécessaire de l'autre, et semble né pour obéir, comme celui-ci pourcommander. Qu'est-ce ceci, sinon de l'aristocratie ? (...) Mais cette aristocratie-là
ne ressemble point à celles qui l'ont précédée. (...) Il n'y a pas de lien véritable entre le pauvre et le riche. Ils ne sont pas fixés à perpétuité l'un près
de l'autre ; à chaque instant l'intérêt les rapproche et les sépare. L'ouvrier dépend en général des maîtres, mais non de tel maître. Ces deux hommes
se voient à la fabrique et ne se connaissent pas ailleurs, et tandisqu'ils se touchent par un point, ils restent fort éloignés par tous les autres. Le
manufacturier ne demande à l'ouvrier que son travail, et l'ouvrier n'attend de lui que le salaire. L'un ne s'engage point à protéger, ni l'autre à
défendre, et ils ne sont liés d'une manière permanente, ni par l'habitude, ni par le devoir. (...)
L’aristocrafie territoriale des siècles passes était obligée par la loi, ou se croyait obligée par les moeurs, de venir au secours de ses serviteurs et de
soulager leurs misères.Mais l'aristocratie manufacturière de nos jours, après avoir appauvri et abruti les hommes dont elle se sert, les Jlyre en temps
de crise à la charité publique pour les nourrir. Ceci résulte naturellement de ce qui précède.Entre l'ouvrier et le maître, les rapports sont fréquents,
mais il n'y a pas d'association véritable. Je pense qu'à tout prendre l'aristocratie manufacturière que nous voyons s'élever sous nos yeux est une des
plus dures qui aient paru sur la terre.
*Ce terme est synonyme de "patron" comme dans l'expression "maître de forges".
SOURCE : A De Tocqueville, de la démocratie en Amérique , 1840.
QUESTIONS :
1Tocqueville a t’il la même vision que Smith ?
2Expliquez la phrase soulignée , à quelle analyse déjà vue en cours vous fait-elle penser ?
3A partir de quelle référence Tocqueville analyse t’il la division du travail et ses répercussions , Montrez que l’analyse de Tocqueville
est à la fois différente de celle de Smith et de Marx ?

II – CRITIQUE MARXISTE DE L’ANALYSE SMITHIENNE

DOCUMENT 2 :
Malgré les nombreuses analogies et les rapports qui existent entre la division du travail dans la société et la division du travail dans l'atelier, il y a
cependant entre elles une différence non pas de degré mais d'essence. L'analogie apparaît incontestablement de la manière la plus frappante là où un
lien intime entrelace diverses branches d'industrie. L'éleveur de bétail par exemple produit des peaux; le tanneur les transforme en cuir; le
cordonnier du cuir fait des bottes.Chacun fournit ici un produit gradué et la forme dernière et définitive est le produit collectif de leurs travaux
spéciaux. Joignons à cela les diverses branches de travail qui fournissent des instruments, etc., à l'éleveur de bétail, au tanneur et au cordonnier. On
peut facilement se figurer avec Adam Smith que cette division sociale du travail ne se distingue de la division manufacturière que subjectivement,
c'est-à-dire que l'observateur voit ici d'un coup d'oeil les différents travaux partiels à la fois, tandis que là leur dispersion sur un vaste espace et le
grand nombre des ouvriers occupés à chaque travail particulier ne lui permettent pas de saisir leurs rapports d'ensemble. Mais qu'est-ce qui constitue
le rapport entre les travaux indépendants de l'éleveur de bétail, du tanneur et du cordonnier? C'est que leurs produits respectifs sont des
marchandises. Et qu'est-ce qui caractérise au contraire la division manufacturière du travail? C'est que les travailleurs parcellaires ne produisent pas
de marchandises.Ce n'est que leur produit collectif qui devient marchandise. L'intermédiaire des travaux indépendants dans la société c'est l'achat et
la vente de leurs produits ;le rapport d'ensemble des travaux partiels de la manufacture a pour condition la vente de différentes forces de travail à un
même capitaliste qui les emploie comme force de travail collective. La division manufacturière du travail suppose une concentration de moyens de
production dans la main d'un capitaliste;la division sociale du travail suppose leur dissémination entre un grand nombre de producteurs marchands
indépendants les uns des autres. [...]
La division manufacturière du travail suppose l'autorité absolue du capitaliste sur des hommes transformés en simples membres d'un mécanisme qui
lui appartient.La division sociale du travail met en face les uns des autres des producteurs indépendants qui ne reconnaissent en fait d'autorité que
celle de la concurrence, d'autre force que la pression exercée sur eux par leurs intérêts réciproques. [...]
Tandis que la division sociale du travail, avec ou sans échange de marchandises, appartient aux formations économiques des sociétés les plus
diverses, la division manufacturière est une création spéciale du mode de production capitaliste. [...]
La division du travail dans sa forme capitaliste — et sur les bases historiques données, elle ne pouvait revêtir aucune autre forme — n'est qu'une
méthode particulière [...] d'accroître aux dépens du travailleur le rendement du capital, ce qu'on appelle Richesse nationale (Weaith of Nations). Aux
dépens du travailleur elle développe la force collective du travail pour le capitaliste . Elle crée les circonstances nouvelles qui assurent la domination
du capital sur le travail . Elle se présente donc et comme un progrès historique , une phase nécessaire dans la formation économique de la société , et
comme un moyen civilisé et raffiné d’exploitation .
SOURCE : K.Marx , Le Capital , ( 1867 ) , Editions Sociales ,
QUESTIONS :
1Après avoir distingué la division sociale du travail de la division manufacturière, expliquez pourquoi Marx, contrairement à Smith,
considère qu’il existe entre les deuxformes une différence d’essence et non de degré ?
2Quelle est la formede division du travail qui, selon Marx, est caractéristique du capitalisme ?
3Marx considère t’il comme Smith que la division du travail permet :

- d’améliorer la productivité
- d’améliorer le bien-être des salaires
1Expliquez à partir de la dernière phrase du texte en quoi, selon Marx, la division du travail a des effets ambigus
2
3DOCUMENT 3:
A:
Le mécanisme spécifique de la période manufacturière c'est l'ouvrier collectif lui-même, composé de beaucoup d'ouvriers parcellaires.
Les différentes opérations, que le producteur d'une marchandise exécute alternativement et qui se fusionnent dans l'ensemble de son procès de
travail, le sollicitent à des titres divers. Il lui faut déployer tantôt plus de force, tantôt plus d'habileté, tantôt plus d'attention ; or, le même individu ne
possède pas toutes ces qualités au même degré. Une fois les différentes opérations séparées, isolées et rendues indépendantes, les ouvriers sont
répartis, classés et groupés suivant leurs aptitudes particulières. Si leurs particularités naturelles constituent la base sur laquelle vient s'implanter la
division du travail, la manufacture, quand elle est introduite, développe des forces de travail, qui naturellement ne sont aptes qu'à des fonctions
spéciales. L'ouvrier collectif possède alors toutes les capacités productives au même degré de virtuosité et les utilise en même temps de la façon la
plus économique, en appliquant uniquement à
leurs fonctions spécifiques tous ses organes, individualisés dans des ouvriers particuliers ou des groupes d'ouvriers. Plus l'ouvrier parcellaire est
incomplet et même imparfait, plus il est parfait comme partie de l'ouvrier collectif. [...]
Dans la manufacture comme dans la coopération simple, le corps de travail qui fonctionne est une forme d'existence du capital. [...] La manufacture
proprement dite soumet l'ouvrier, autrefois indépendant, aux ordres et à la discipline du capital ; mais elle crée en outre une gradation hiérarchique
parmi les ouvriers même. Alors que la coopération simple n'apporte pas grand changement au mode de travail de l'individu, la manufacture le
bouleverse de fond en comble et s'attaque à la racine même de la force de travail individuelle. Elle estropie l'ouvrier et fait de lui une espèce de
monstre, en favorisant, à la manière d'une serre, le développement de son habileté de détail par la suppression de tout un monde d'instincts et de
capacités. C'est ainsi que, dans les États de La Plata, l'on tue un animal pour la seule peau ou la seule graisse. Non seulement les travaux partiels
sont répartis entre des individus différents ; l'individu est lui-même divisé, transformé en mécanisme automatique d'un travail partiel, si bien que se
trouve réalisée la fable absurde de Menenius Agrippa, représentant un homme comme un simple fragment de son propre corps. A l'origine, l'ouvrier
vend sa force de travail au capital, parce qu'il lui manque les moyens matériels nécessaires à la production d'une marchandise ; et maintenant, sa
force de travail individuelle refuse tout service à moins d'être vendue au capital. Elle ne fonctionne plus que dans un ensemble qui n'existe qu'après
sa vente, dans l'atelier du capitaliste. Rendu incapable, de par sa condition naturelle, de faire quelque chose d'indépendant, l'ouvrier de manufacture
ne développe plus d'activité productive que comme accessoire de l'atelier du capitaliste. De même que le peuple élu portait inscrit sur le front qu'il
appartenait à Jéhovah, la division du travail imprime à l'ouvrier de manufacture un cachet , qui le consacre propriété du capital.
SOURCE : K Marx, op cité.
B:
Un certain rabougrissement intellectuel et physique est inséparable même de la division du travail dans la société en général. Mais comme la période
manufacturière pousse beaucoup plus loin cette scission sociale des branches de travail, et ne s'attaque à la racine de la vie de l'individu que par la
division qui lui est propre, c'est elle qui, la première, fournit l'idée et la matière de la pathologie industrielle.
Subdiviser un homme, c'est l'exécuter, s'il a mérité la peine de mort, c'est l'assas, sner, s'il ne la mérite pas. La subdivision du travail est l'assassinat
d'un peuple. La coopération fondée sur la division du travail, ou la manufacture, est primitivement quelque chose de naturel. Mais, dès qu'elle a pris
un peu de consistance et d'étendue, elle se change en forme consciente, méthodique et systématique du mode de production capitaliste.
SOURCE : K Marx, op cité.
QUESTIONS :
1Après avoir opposé le modèle de l’ouvrier collectif et celui de l’ouvrier parcellaire, vous montrerez en quoi le second s’appauvrit du
développement du premier.
2Marx considère que le concept d’effet pervers soit approprié pour expliquer les effets négatifs de la division du travail capitaliste ?
ANNEXES
ANNEXE 1 : La modernité d'Adam Smith : le maître, le sage et le savant
Sommaire
La Richesse des Nations, boîte à outils de l'économiste
Du principe de l'égalisation des rémunérations par la mobilité...
... à la théorie des différences de salaires...
... qui annonce la théorie du capital humain
Les leçons d'un libéralisme éclairé
Le pouvoir exige des connaissances et une sagesse inaccessibles
Davantage que l'État gendarme
Une vision de l'homme ambivalente : homo oeconomicus et classes sociales
Au coeur des débats sur l'économie de marché
La main invisible, victime des critiques adressées à la théorie concurrentielle
Les germes de l'analyse moderne de l'économie de marché
Conclusion
Références par Jean-Pierre Faugère.
Considérée comme l'oeuvre majeure de l'école classique, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, publiée en
1776, offre une présentation systématique des connaissances économiques de l'époque et fait d'Adam Smith l'un des fondateurs de la
science économique.
Dense, voire difficile, la Richesse des nations offre une multitude d'analyses dont beaucoup se révèlent encore pertinentes
aujourd'hui.
C'est ce que montre ici Jean-Pierre Faugère, qui a choisi de présenter l'actualité des classiques à travers l'ouvrage d'Adam Smith, en
insistant sur la modernité des réflexions concernant l'économie de marché et ses institutions.
La question de l'actualité de la pensée classique fait renaître le duel entre Ricardo et Smith, dont les héritages sont riches, vivants
mais différents. Ricardo est incontestablement un théoricien rigoureux, à la base de l'économie politique connue comme un outil
d'analyse (Blaug, 1986, p. 157 sqq) ; son modèle de base, qui part d'un petit nombre de variables stratégiques simples, permet de
traiter un grand nombre de problèmes. Mais parmi les auteurs classiques, c'est la modernité d'Adam Smith qui se révèle la plus forte,
non seulement parce que ses préoccupations sont, aujourd'hui encore, en résonance avec les questions de notre société, le problème
de l'efficacité de l'économie de marché et des institutions assurant cette efficacité, mais aussi parce que la recherche économique se
réfère aujourd'hui fondamentalement à ses analyses. L'actualité de Smith, loin d'être nouvelle, est d'une certaine façon permanente ;
l'élaboration, dans son oeuvre, d'instruments d'analyse économique de base, qui ont été par la suite amendés et perfectionnés,
explique la multiplicité des références à la " Richesse des nations " dans l'analyse et la théorie économiques. Mais, par ailleurs, le
libéralisme économique connaît, depuis le début des années 80, un retour en force qui s'est traduit, dans un premier temps, par une
offensive théorique et idéologique néolibérale orchestrée par Milton Friedman contre le keynésianisme et les différentes formes de
justification de l'interventionnisme public, pour se transformer ensuite en une généralisation de pratiques libérales, de politiques de
retrait de l'Etat - ou plus exactement de redéfinition du rôle de l'État - et de réactivation des marchés. Tout " naturellement " (comme
dirait Adam Smith) dans un tel contexte, les idées du fondateur du libéralisme économique sont revenues au premier plan de la scène.
La place de Smith dans la pensée économique a donc ainsi toujours conjugué deux dimensions de son oeuvre car il est à la fois
considéré comme fondateur de l'économie politique et comme pionnier du courant libéral. Ces deux qualités expliquent une part de
son actualité, plus ou moins permanente. Comme père fondateur de l'économie, la fécondité de l'oeuvre a irrigué, et irrigue encore,
l'analyse économique. D'autre part, la portée politique de son message libéral connaît, au cours des deux dernières décennies, un
regain d'actualité. Néanmoins, l'intérêt de Smith aujourd'hui ne tient pas seulement à la richesse fécondante de son oeuvre et à son
magistral plaidoyer en faveur du libéralisme économique. Il est dû à son analyse approfondie de l'économie de marché : la théorie
économique s'intéresse en effet à ce
qui constitue le coeur du fonctionnement de nos économies, tout en restant pour une grande part une énigme, le marché. La portée de
l'analyse smithienne tient donc aux intuitions, à la sensibilité, à la subtilité d'une oeuvre qui ne peut être réduite au courant de pensée
qu'il a fait naître.
La Richesse des Nations, boîte à outils de l'économiste
L'étudiant - et le professeur - trouvent, aujourd'hui encore, dans la Richesse des Nations des outils de base de l'économie. Parmi ceux-
ci, on peut citer, outre l'analyse de la division du travail qui sera évoquée plus loin, la théorie de la valeur, avec la contradiction entre
valeur d'usage et valeur d'échange et le paradoxe de l'eau (utile et gratuite) et du diamant (inutile et cher), la distinction travail
productif/travail improductif, la théorie des avantages absolus (perfectionnée par la théorie ricardienne des avantages comparatifs) ou
encore la détermination du taux de salaire (le salaire dépend de rapports de force, de la demande de travail mais ne peut tomber au-
dessous d'un minimum, " sinon la race de ces ouvriers ne pourrait pas durer au delà de la première génération ")(1).
Mais au coeur de son ouvrage, le chapitre sur les inégalités de salaires et de profits offre, encore aujourd'hui, en quelques pages, un
magistral exposé condensé de théorie économique qui a fortement influencé l'économie du travail.
Du principe de l'égalisation des rémunérations par la mobilité...
1Première proposition : les rémunérations tendent vers une égalisation puisque " chacun des divers emplois du travail et du capital,
dans un même canton, doit nécessairement offrir une balance d'avantages et de désavantages qui établisse ou tende continuellement à
établir une parfaite égalité entre tous ces emplois "(2). Comment expliquer alors cette tendance à l'égalisation des rémunérations ?
2Deuxième proposition : en raison de la mobilité du travail (ou, de façon équivalente, du capital), si un emploi était plus ou moins
avantageux que les autres " tant de gens viendraient s'y jeter dans un cas, ou à l'abandonner dans l'autre, que ses avantages se
remettraient bien vite de niveau avec ceux des autres emplois "(3). Adam Smith montre le rôle régulateur de la mobilité, ce que
Hirshmann appelle l'exit, par opposition à la régulation par la prise de parole (voice) ou par la loyauté (loyalty).
3Troisième proposition : toutefois, ce mécanisme de régulation suppose un cadre libéral. " Au moins en serait-il ainsi dans une
société où les choses suivraient leur cours naturel(4), où on jouirait d'une parfaite liberté, et où chaque individu serait entièrement le
maître de choisir l'occupation qui lui conviendrait le mieux [...or] la police de l'Europe, nulle part ne laisse les choses en pleine liberté
"(5).
4Quatrième proposition, fondamentale : des différences de rémunération peuvent persister, qui tiennent à la nature des emplois ; en
effet, certaines caractéristiques des emplois " soit en réalité, soit du moins auxyeux de l'imagination, suppléent, dans quelques-uns de
ces emplois, à la modicité du gain pécuniaire, ou en contrebalancent la supériorité dans d'autres "(6). En quelques phrases, Adam
Smith trace l'architecture d'une analyse des emplois qui prend en compte, non seulement des avantages monétaires (salaires), mais
aussi des avantages et coûts extra-monétaires (agréments et désagréments du travail) : " Les salaires du travail varient suivant que
l'emploi est aisé ou pénible, propre ou malpropre, honorable ou méprisé "(7).

... à la théorie des différences de salaires...


C'est sur ces bases que se fonde l'analyse traditionnelle des disparités salariales qui distingue deux types de disparités(8). Certaines
différences de salaires se constatent entre des emplois qui peuvent être occupés par des salariés ayant les mêmes qualifications : ces
différences compensent des avantages ou des désavantages qui sont pris en compte par le salarié dans le choix d'une occupation (s'il a
le choix !) ; on appelle ces différences des " différences égalisatrices " et on utilise même, de façon assez curieuse, le terme
d'inégalités égalisatrices. A ces différences, qui compensent les caractéristiques extra-monétaires entre des emplois exigeant la même
qualification et entre lesquels les individus peuvent se déplacer, on oppose les différences de salaires " non égalisatrices " entre des
emplois exigeant des qualifications différentes. La différence de salaire entre infirmière de nuit et infirmière de jour est égalisatrice,
compensant des différences de conditions de travail, alors que la différence de salaire entre médecin et infirmière est dite non
égalisatrice, parce qu'elle renvoie à une hiérarchie de qualifications.
... qui annonce la théorie du capital humain
Sur ce point, Adam Smith définit la base de la théorie du capital humain : " un homme qui a dépensé beaucoup de temps et de travail
pour se rendre propre à une profession qui demande une habileté et une expérience extraordinaire peut être comparé à une machine "
qui doit produire des richesses permettant de la remplacer et des profits ordinaires ; " On doit espérer que la fonction à laquelle il se
prépare, lui rendra, outre les salaires du simple travail, de quoi l'indemniser de tous les frais de son éducation, avec au moins les
profits ordinaires d'un capital de la même valeur "(9). Gary Becker, dans la théorie du capital humain, ne fait que reprendre cette idée
en analysant l'investissement en formation comme un coût (de temps et de travail) qui rapporte un rendement égal au supplément de
salaire actualisé dû à la formation.
Les leçons d'un libéralisme éclairé
Le caractère libéral de l'oeuvre de Smith est au centre de prises de positions et de controverses tant politiques que théoriques et on
peut se rallier à l'opinion de Blaug (1991) selon laquelle " on rabaisse Smith en parlant de lui comme le porte-parole de la bourgeoisie
industrielle, mais on ne commet pas une injustice flagrante ". Il faut néanmoins souligner que le libéralisme de Smith, éloigné de
certaines formes caricaturales du rejet viscéral de toute intervention publique, est raisonné et nuancé.
Le libéralisme modéré de Smith peut être envisagé autour de trois propositions : la supériorité du marché sur l'intervention publique
tient aux limites du " souverain ", les fonctions de l'État doivent être réduites, tout en débordant la conception étroite de l'État
gendarme, et le libéralisme repose sur une conception de l'homme qui conjugue individu calculateur et classes sociales.
Le pouvoir exige des connaissances et une sagesse inaccessibles
Le libéralisme d'Adam Smith apparaît fortement dans l'analyse du rôle du " souverain ". Dans le système de la liberté naturelle, " Le
souverain se trouve entièrement débarrassé d'une charge qu'il ne pourrait essayer de remplir sans s'exposer infailliblement à se voir
sans cesse trompé de mille manières, et pour l'accomplissement convenable de laquelle il n'y a aucune sagesse humaine ni
connaissances qui puissent suffire, la charge d'être le surintendant de l'industrie des particuliers, de la diriger vers les emplois les
mieux assortis à l'intérêt général de la société "(10). Adam Smith pose ici les bases du débat sur l'intervention de l'État. Après la
Seconde Guerre mondiale, l'existence d'une alternative à l'économie de marché avec la planification (impérative), posait ainsi le
problème de l'information : les organismes de planification sont-ils en mesure de collecter, de façon aussi efficace que le marché, les
informations nécessaires pour décider de la bonne allocation des ressources ? De même, dans le cadre des politiques économiques en
économie de marché, Milton Friedman argumente son plaidoyer en faveur des procédures, préférables au pouvoir discrétionnaire des
décideurs publics (" rules rather than discrétion "), sur cette double méfiance : les décideurs publics peuvent être myopes (dans
l'incertitude, ils prennent des décisions de relance qui peuvent être à contretemps), ou mal intentionnés (surtout s'ils sont influencés
par les idées keynésiennes). On retrouve chez Friedman et chez Smith la même racine de la méfiance par rapport à l'intervention
publique : l'incertitude et l'absence de sagesse.
Davantage que l'État gendarme
Après avoir montré les limites radicales de l'intervention de l'état dans l'économie, Adam Smith définit les devoirs du souverain (de
l'état) qui comprennent les fonctions de l'" état gendarme " (défense et justice) mais qui vont bien au delà, contrairement à ce que l'on
affirme souvent : " le devoir d'ériger et d'entretenir certains ouvrages publics et certaines institutions que l'intérêt privé d'un
particulier ou de quelques particuliers, ne pourraient jamais les porter à ériger ou à entretenir, parce que jamais le profit n'en
rembourserait la dépense à un particulier ou à quelques particuliers quoiqu'à l'égard d'une grande société ce profit fasse beaucoup
plus que rembourser les dépenses "(11). Smith pose ici les bases de l'économie publique en introduisant de façon implicite les
externalités, les biens collectifs, les différences entre bénéfices privés et bénéfices sociaux qui sont au coeur de l'analyse de
l'économie du bien-être de Pigou, comme plus récemment de la croissance endogène (Romer, Lucas).
Une vision de l'homme ambivalente : homo oeconomicus et classes sociales
Quelle est la conception de l'homme sous-jacente à l'analyse de Smith ? Il lui a été fréquemment reproché, et c'est une critique
récurrente de Marx, de s'appuyer sur la représentation idéologique d'un homme idéalisé, libre et calculateur : " le chasseur et le
pêcheur isolés, ces exemplaires uniques d'où partent Smith et Ricardo, font partie des fictions pauvrement imaginées du XVIIIe
siècle, de ces robinsonnades qui, n'en déplaisent à tels historiens de la civilisation, n'expriment nullement (...) un retour à ce qu'on se
figure bien à tort comme l'état de nature "(12). Cet homme correspond à certaines représentations des philosophies et de l'économie
nées au siècle des Lumières et au début du capitalisme industriel.
Il est vrai que nombre de ces formulations annoncent ce qui sera ultérieurement systématisé par le courant néoclassique de la fin du
XIXe siècle, l'économie de marchands égaux. C'est ainsi que l'exposé sur les effets d'une division du travail dans l'entreprise, entre
ouvriers et organisée par l'entrepreneur, est suivie d'un exposé sur les causes d'une division du travail qui serait le résultat de l'action
de tous les hommes, et non pas seulement de ceux qui organisent la production : " Cette division du travail (...) est la conséquence
nécessaire, quoique lente et graduelle, d'un certain penchant naturel à tous les hommes (...) qui les porte à trafiquer, à faire des trocs
et des échanges d'une chose pour une autre "(13). De même, dans un passage qui annonce la main invisible, il décrit un homme qui
n'est pas très différent de l'homo oeconomicus : " chaque individu met sans cesse tous ses efforts à chercher, pour tout le capital dont
il peut disposer, l'emploi le plus avantageux : il est bien vrai que c'est son propre bénéfice qu'il a en vue, et non celui de la société ;
mais les soins qu'il se donne pour trouver son avantage personnel le conduisent naturellement, ou plutôt nécessairement, à préférer
précisément ce genre d'emploi même qui se trouve être le plus avantageux à la société "(14).
Pourtant, il serait injuste de faire à Smith le procès qui a été ultérieurement instruit, de façon plus légitime, à l'égard des auteurs
néoclassiques : ceux-ci, privilégiant l'individu comme acteur et l'échange comme relation économique, ont représenté un univers
d'harmonie sociale, dans une période, la seconde moitié du XIXe siècle, de conflits sociaux et d'essor de la pensée de Marx, donc
dans un contexte où " les doctrines qui suggéraient l'existence de conflits [étaient] indésirables "(15). Smith, quant à lui, met en scène
des individus fortement marqués par leur appartenance à des classes sociales qui peuvent entrer en conflit, notamment dans la
répartition du revenu : " Les ouvriers désirent gagner le plus possible ; les maîtres, donner le moins qu'ils peuvent ; les premiers sont
disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds pour les abaisser. Il n'est pas difficile de prévoir lequel des deux partis (...)
doit avoir l'avantage dans le débat, et imposer forcément à l'autre toutes ses conditions "(16). Certes, cette ambivalence de la
conception de l'homme smithienne se paie en termes de cohérence globale, mais elle donne une épaisseur et une dimension à sa
théorie, que n'ont, ni les approches de l'individualisme méthodologique absolu, ni celles du holisme radical.
Au coeur des débats sur l'économie de marché
Plus profondément, le regain d'actualité de la pensée de Smith tient à l'orientation d'une partie importante de la pensée économique
contemporaine. Dans une période d'extension des relations marchandes et de disparition d'une alternative plausible à l'économie de
marché, les économistes partent du modèle, le plus absolu, le plus formalisable, le plus cohérent, mais qui est aussi très restrictif, de
l'économie de marché, le modèle de Walras repris par Arrow et Debreu. Une grande partie de la pensée contemporaine revient alors
sur ce modèle pour l'amender, le perfectionner. Si la critique traditionnelle se concentre sur les hypothèses concurrentielles,
concernant en particulier l'atomicité, génératrice d'impuissance des acteurs, l'homogénéité des produits ou l'absence d'externalités,
l'essentiel du renouvellement de la pensée microéconomique, et, de façon plus large, de la pensée économique, tourne autour de trois
thèmes, pour partie reliés : le problème de l'information imparfaite et/ou asymétrique des agents (au coeur de la théorie de l'agence,
théorie des contrats), le problème de la rationalité des agents (que l'on retrouve dans la théorie de la firme et des contrats) et les
problèmes de droits de propriété et d'externalités.
Dans un tel contexte, l'analyse smithienne occupe une position contradictoire. D'un côté le " modèle " smithien, assimilé, pour partie
de façon abusive, à la théorie concurrentielle, fait l'objet de vives critiques de la part de ceux qui souhaitent avoir une vision moins
mécanique de l'économie : la théorie de la " main invisible ", comme les discussions sur les limites de la main invisible, sont au coeur
du renouvellement de la pensée économique actuelle sur le fonctionnement du marché. D'un autre côté, de façon relativement
paradoxale, ceux qui recherchent, au delà de la représentation walrassienne une analyse de l'économie de marché, trouvent chez
Smith les germes d'une prise en compte du jeu des acteurs et du rôle des institutions.
La main invisible, victime des critiques adressées à la théorie concurrentielle
" ...En dirigeant cette industrie de manière que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu'à son propre gain ; en cela,
comme dans beaucoup d'autres cas, il est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ;
et ce n'est pas toujours ce qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions "(17).
Peu d'expressions économiques ont eu un tel destin et fait naître autant de louanges ou de critiques. La fameuse expression de " main
invisible ", qui a connu une longue vie au point d'être systématiquement associée à la notion de concurrence, est revenue sur le
devant de la scène avec la remise en cause de l'analyse néoclassique. A titre d'illustration, on peut mentionner trois thèses qui
prennent, de façon très significative, explicitement comme référence la main invisible.
Du marché sans acteurs à la " main visible " de l'entrepreneur
Chandler (1977, 1988) oppose à la " main invisible " de la concurrence la " main visible des managers "(18). Le coeur de l'argument
est classique. La théorie de la concurrence pure et parfaite assigne à l'entrepreneur un rôle purement passif : selon les expressions
éloquentes de François Perroux(19), la concurrence pure et parfaite est le " régime des adaptations sans stratégie " " un univers du
combat sans contrat " où " sont refusées au chef d'entreprise toute stratégie d'influence et toute stratégie d'élimination ". Au contraire,
l'analyse stratégique met l'accent sur l'autonomie dont disposent les firmes, ou certaines d'entre elles, et sur la capacité des dirigeants
à choisir et à influencer leur environnement. A la place d'une entreprise totalement déterminée par la technologie et les marchés,
l'analyse stratégique développe l'idée d'interaction entre l'environnement et l'entreprise : l'entreprise est contrainte, mais elle contribue
à modeler son environnement. En fait, la thèse de la " main visible " critique davantage le système de la concurrence pure et parfaite
que l'analyse de Smith.
De l'échange sans contrat à la " poignée de main invisible "
O. Garnier (1986) à la suite d'Okun(20) (The Invisible Handshake) reprend le terme de " poignée de main invisible ". L'idée est de
réintégrer dans l'analyse économique la notion de contrat : l'échange n'est pas simplement un échange entre une quantité de bien (ou
de travail) et un prix (un salaire) car le contrat comporte des éléments impliquant les différents acteurs. Selon Garnier, s'opposent
ainsi deux modèles de contrat de travail : dans la " main invisible ", les agents négocient avec l'ensemble du marché, l'employeur ne
disposant d'aucun moyen pour exercer son autorité sur le temps de travail, pour inciter ou sanctionner le salarié ; en revanche, dans la
représentation de la " poignée de main invisible ", la négociation est bilatérale et exclusive puisque l'employeur peut utiliser la carotte
et le bâton et acquiert sur ses employés l'autorité que le marché ne lui accordait pas.
" Main invisible " et théorie des jeux : le destin funeste des prisonniers rationnels
Leibenstein met en relation main invisible et théorie des jeux (The Prisonners' dilemma and the Invisible hand)(21). Dans ce jeu, dans
cette histoire devenue célèbre, deux prisonniers, ne pouvant communiquer, doivent prendre une décision en ignorant celle de l'autre et
sont réduits à faire des hypothèses sur la rationalité de l'autre. Pour chacun, l'alternative consiste à dénoncer le crime dont ils sont
accusés ou ne pas dénoncer. Dans cette histoire, immorale, celui qui dénonce alors que l'autre ne dénonce pas, est libéré (0 année de
prison) alors que l'autre est condamné au maximum (20 ans). Si les deux dénoncent, la peine est de 10 et, si les deux sont silencieux,
la peine est de 5 pour chacun.
Le raisonnement est le suivant : le prisonnier A envisage les différentes hypothèses concernant le comportement de B ; si B ne
dénonce pas, la peine de A est plus importante s'il s'abstient (5) que s'il dénonce (0) ; si B dénonce, A est plus pénalisé s'il s'abstient
(20) que s'il dénonce lui aussi (10). Dans tous les cas, un raisonnement rationnel le conduit à la conclusion selon laquelle il est
préférable de dénoncer. De façon parfaitement symétrique, le raisonnement rationnel de B le conduit à dénoncer plutôt que de se
taire.
Leur intérêt individuel bien compris, leur calcul cohérent, les conduisent à choisir la situation dans laquelle ils dénoncent tous les
deux et sont condamnés à 10 ans chacun. Or il existe une situation meilleure, au sens de Pareto : la situation dans laquelle ils
s'abstiennent tous les deux est meilleure pour tous (5 ans au lieu de 10) ; meilleure, mais inaccessible. La conclusion de l'histoire, -
qui est qualifiée de façon abusive de " dilemme " dans la mesure où comme dans la plupart des jeux, tout est joué et les acteurs n'ont
pas de choix - est sans appel : chaque prisonnier est condamné à prendre la décision qui aboutit à une mauvaise situation. En
paraphrasant Smith, on peut dire que " chacun est conduit par une main invisible à remplir une fin qui n'est nullement dans ces
intentions " mais qui est la pire pour la " société " (constituée des deux prisonniers). L'univers de la tragédie grecque prend le pas sur
l'optimisme smithien.
Les germes de l'analyse moderne de l'économie de marché
Si la référence à la main invisible est au coeur des différentes critiques apportées par l'analyse moderne au système concurrentiel, on
ne peut assimiler pour autant l'analyse smithienne du marché - qui porte sur le processus créé par la rivalité entre les agents - et le
système de concurrence pure et parfaite, qui analyse les propriétés de l'état d'un système dans lequel les agents passifs n'entrent pas
véritablement en compétition. On peut même considérer que la Richesse des nations comporte des germes de l'enrichissement actuel
de la théorie économique.
La visite de la manufacture d'épingle, incursion dans la " boîte noire "
Adam Smith est considéré comme le fondateur d'une analyse économique, systématisée par Walras et Pareto puis Arrow et Debreu,
qui se fixe comme objet l'échange : la science économique est la science de l'allocation des ressources rares, allocation qui s'opère par
le marché. Cette perspective, qui constitue la référence principale de la science économique a montré ses limites : l'entreprise est
omise ; c'est une simple combinaison optimale de facteurs de production ou une boîte noire, sur laquelle l'économiste n'a pas grand
chose à dire.
A l'origine de la théorie de l'organisation
Pourtant bien avant que Coase, Simon ou Williamson et d'autres ne s'intéressent à la firme, Adam Smith n'avait pas dissocié l'analyse
de la firme de l'analyse du marché : sa fameuse analyse de la division du travail dans la manufacture d'épingle, non seulement énonce
les raisons pour lesquelles la division du travail peut entraîner des gains de productivité, mais pose aussi des jalons d'une analyse de
la firme avec ses relations hiérarchiques.
Pas de marché sans entreprise, pas d'échange sans production
De plus, on peut distinguer problématique d'échange et problématique de production (Brousseau) (22). Le courant néoclassique décrit
un monde d'échange sans production, un monde dans lequel produire c'est choisir ; la théorie ne s'intéresse pas à la manière dont les
individus coordonnent techniquement leurs interventions et la productivité est donnée. En revanche, Adam Smith, comme les auteurs
classiques, et ultérieurement Babbage (en 1832) et Taylor (en 1902), se préoccupe de la manière d'organiser le travail au sein de
l'entreprise pour en améliorer l'efficacité et s'interroge sur l'effet de la division du travail sur l'innovation. En cela, Smith développe
une économie politique qui n'est pas seulement une économie de l'échange - qui vise à allouer des ressources - mais une économie de
production, qui vise à créer de nouvelles ressources.
Droits de propriété, institutions et incitations chez Smith
Le rôle des institutions
Plus fondamentalement, de nombreux auteurs contemporains, qui s'intéressent aux institutions et à la manière dont celles-ci
engendrent ou non des incitations, trouvent une inspiration dans les écrits de Smith. Pour Blaug, ce qui singularise la " théorie du
développement économique " de Smith des recherches postérieures et actuelles, c'est " un retour continuel au cadre des institutions
sociales qui guident les mobiles pécuniaires "(23). Alors qu'on l'a accusé de développer la doctrine vulgaire de l'harmonie des
intérêts, Smith souligne que l'intérêt personnel n'est qu'un élément causal du bien-être général, sous des conditions institutionnelles
particulières ; le mécanisme du marché n'encourage l'harmonie que dans un cadre institutionnel approprié.
C'est ainsi qu'il s'intéresse à la rémunération des fonctionnaires (des professeurs d'université en particulier) qui peut ne pas conduire à
la satisfaction de l'intérêt général. Il analyse le comportement des entrepreneurs qui s'organisent pour obtenir des gouvernements des
monopoles et des privilèges. Mettant en évidence les motivations privées des acteurs de l'administration, il peut être considéré
comme un authentique précurseur de l'école du Public Choice (Blaug, 1991). Analysant les systèmes d'incitation publique, il construit
donc un pont entre économie et science politique, tout en développant des arguments, aujourd'hui repris et systématisés dans la
théorie des incitations.
Société par actions et droits de propriété
De même, l'analyse smithienne de la société par actions, bien que fortement critiquée parce qu'elle aboutit à la mise en évidence de
l'inefficacité de cette forme institutionnelle, fournit un terreau dans lequel les économistes actuels viennent puiser des arguments et
des justifications à leur analyse (Anderson, Tollison 1982). En premier lieu, certains soulignent que, pour lui, la concurrence aboutit à
une mesure de l'efficacité des formes d'organisation en termes de " survivants " (Stigler), ce qui ouvre le champ à une conception
évolutionniste des organisations : la concurrence aboutit à une élimination des formes organisationnelles les moins performantes.
En deuxième lieu, il est remarquable que la libre entrée sur le marché, plus que le nombre des participants, est pour Smith la mesure
la plus sûre de l'intensité de la concurrence, ce qui annonce les théories sur les barrières à l'entrée (Bain) et les marchés contestables
(Baumol, Panzar, Willig) : une situation de monopole n'est pas néfaste si elle peut facilement être remise en cause.
En troisième lieu, un fameux passage de la Richesse des nations trace les lignes d'un raisonnement très moderne : après avoir décrit la
société par actions (la " société de fonds " selon la traduction du Marquis Garnier de 1822) qui peut avoir une multitude de
propriétaires, uniquement responsables à la hauteur de leur apport : " l'avantage de se trouver absolument délivré de tout embarras et
de tout risque au delà d'une somme limitée, encourage beaucoup de gens (qui, sous aucun rapport, ne voudraient hasarder leur fortune
dans une société particulière) à prendre part au jeu des compagnies en sociétés de fonds. Aussi ces sortes de compagnies attirent à
elles des fonds beaucoup plus considérables qu'aucune société particulière de commerce ne peut se flatter d'en réunir. Néanmoins, les
directeurs de ces sortes de compagnies étant les régisseurs de l'argent d'autrui, plutôt que leur propre argent, on ne peut guère
s'attendre qu'ils n'y apportent cette vigilance exacte et soucieuse que des associés d'une société privée apportent souvent dans le
maniement de leurs fonds "(24).
Cette analyse est d'une remarquable modernité, si on la met en rapport avec les analyses de la société par actions par les théoriciens
des droits de propriété et en particulier avec le développement de Demsetz (25) qui se déroule en trois temps : la société par actions
permet de concilier l'éparpillement de la propriété et les avantages de la grande entreprise ; mais l'efficacité des prises de décisions
suppose que les propriétaires délèguent au directeur la décision effective ; toutefois, les actionnaires ne sont qu'en partie
financièrement responsables des décisions prises par les directeurs (sinon, comme le souligne Smith, ils ne s'y risqueraient pas), mais
ils peuvent, par le biais de la vente de leur droit de propriété, marquer leur défiance à l'égard des directeurs, et donc exercer une
sanction. Si la dernière proposition n'est pas présente chez Smith, qui craint donc une irresponsabilité des directeurs (on dirait
aujourd'hui managers ou technocrates), en revanche, la trame du raisonnement, qui s'interroge sur l'efficience de la distribution des
droits de propriété, est identique.
Conclusion
Même s'il faut se garder de la tentation de faire endosser à Adam Smith la paternité de toutes les découvertes théoriques récentes, il
est indéniable que sa vision du marche, qui n'est pas marquée, à la différence de la théorie néoclassique, par une vision mécanique de
l'économie, et qui est encastrée dans des comportements et des structures institutionnelles, est au diapason de la redécouverte actuelle
du marché, de son fonctionnement mais aussi de son environnement. Sans céder à l'adoration des ancêtres, aussi dangereuse, selon
Blaug, que l'arrogance à l'égard des économistes du passé, force est de reconnaître que Smith reste un auteur moderne, sans doute
parce qu'il s'intéresse aux institutions, aux acteurs et aux régulations d'une économie qui est aujourd'hui plus marchande que jamais.
Il a une
vision très politique de l'économie et développe une analyse débordant le champ d'une économie politique qu'il a pourtant largement
contribué à autonomiser par rapport aux autres champs de la connaissance.
Source :Les cahiers français, n° 280 , Page 19,Auteur : Jean-Pierre Faugère (ADIS, Université Paris Sud) .
ANNEXE 2 : L'économie classique
Sommaire
Une école introuvable
Des définitions multiples
Des frontières incertaines
Une unité problématique
Une définition pragmatique
Libéralisme
Efficacité de la concurrence
Pour quels bénéficiaires ?
Le libre-échange, un jeu à somme positive
Valeur et répartition
Valeur d'usage et valeur d'échange
Salaire naturel, profit naturel
La valeur-travail comme approximation
Les revenus des services producteurs
Croissance et débouchés
Accumulation du capital
Baisse du taux de profit
Débouchés
Pour conclure
par Jean Boncoeur.
Contemporains de la Révolution industrielle, les économistes classiques tels que Smith, Say, Malthus, Ricardo ou Stuart Mill ont eu
l'ambition de constituer une véritable science de l'économie. Fondateurs de la pensée économique libérale à la fin du XVIIIe siècle et
au début du XIXe siècle, ils se sont d'abord intéressés au problème de la valeur des marchandises, notamment en référence à la
quantité de travail nécessaire à leur production. Mais l'objectif recherché est l'analyse de la répartition des revenus entre les différents
groupes sociaux afin de mettre à jour des " lois naturelles " qui, à l'image des sciences de la nature en pleine expansion, permettraient
d'éclairer le fonctionnement de l'économie et son évolution sur le long terme.
Jean Boncoeur relève ici le défi de présenter clairement les principaux éléments de la pensée classique en précisant pour chacun les
nuances, les différences et les débats entre les grands auteurs.
Une école introuvable
Il n'est pas facile de dire ce qu'est l'économie classique : objet de définitions surabondantes, elle ne laisse pas apparaître clairement ce
qui la distingue d'une économie qui serait " non classique ".
Des définitions multiples
Pour de nombreux économistes, le vocable " classique " désigne une époque de l'histoire de leur discipline, plus ou moins étroitement
associée à la révolution industrielle et à l'affirmation des bases doctrinales du libéralisme. Selon une tradition bien établie, l'âge de
l'économie classique est borné symboliquement par la publication de la Richesse des nations de Smith en 1776 et par celle des
Principes d'économie politique de Stuart Mill en 1848. Schumpeter adopte une chronologie un peu différente, en qualifiant d'" âge
classique " la période qui s'étend des années 1790 aux années 1870 (ce qui exclut Smith, mais inclut Marx)(1). Deux auteurs au
moins se sont attachés à donner un contenu analytique plus précis à la notion d'économie classique : pour Marx comme pour Keynes,
celle-ci se définit à partir de l'adhésion à certaines conceptions théoriques, et non à partir d'un découpage chronologique. Mais ils ne
s'accordent pas sur le critère constituant la pierre de touche de l'économie classique : chez Marx il s'agit de la théorie de la valeur-
travail, alors que Keynes attribue ce rôle à la loi des débouchés.
Des frontières incertaines
Une telle diversité de définitions ne contribue pas à clarifier la question des contours de l'économie classique, ni celle de la place
qu'elle occupe dans l'histoire de la pensée économique.
Quelques exemples permettent d'illustrer le premier problème : figure emblématique de l'école classique au sens de Keynes pour son
rôle de découvreur de la loi des débouchés, Say est rejeté par Marx dans les ténèbres de l'" économie vulgaire " pour son adhésion à
la théorie de la valeur-utilité ; pourfendeur de la loi des débouchés aussi bien que de la théorie de la valeur-travail, Malthus n'est
quant à
lui considéré comme classique ni par Marx ni par Keynes mais, selon Schumpeter, son Essai sur le principe de population (1798)
inaugure l'âge classique ; en plein XXe siècle, Pigou est promu par Keynes au rang de principal représentant de l'école classique pour
sa Théorie du chômage (1933), alors qu'aux yeux de Schumpeter cet auteur appartient à un autre âge, marqué notamment par la "
révolution marginaliste " des années 1870.
Au-delà des incertitudes inévitables sur le tracé exact des frontières, les avis divergent sur la place occupée par l'économie classique
dans l'histoire de la discipline. Pour certains, tels Marshall ou Keynes(2), elle constitue le socle sur lequel pourra s'édifier à partir de
la fin du XIXe siècle la théorie néoclassique, une fois incorporé le raisonnement marginaliste. Pour d'autres, au contraire, il existe une
rupture radicale entre les deux écoles de pensée, et ce point de vue est partagé aussi bien par les maîtres de l'école de Lausanne
(Walras, Pareto) que par des hétérodoxes comme Robinson ou Sraffa.
Une unité problématique
Outre le problème posé par la pluralité des critères de définition, on peut considérer que la notion même d'école classique est sujette à
caution. Elle pousse en effet à surestimer la cohérence doctrinale de l'ensemble que l'on désigne sous ce terme, et symétriquement à
sous-estimer les interactions entre les éléments de cet ensemble et ceux que l'on a choisi de laisser au-dehors.
Le premier phénomène peut être illustré par les difficultés qu'il y a à structurer effectivement l'économie classique autour du concept
de valeur-travail (3) : nonobstant l'exemple célèbre du castor échangé contre deux daims, il faut opérer une lecture très particulière de
la Richesse des nations pour voir dans Smith un adepte de la théorie de la valeur-travail, alors que celui-ci prend soin de préciser que
son champ d'application ne va pas au-delà de " ce premier état informe de la société, qui précède l'accumulation des capitaux et
l'appropriation du sol "(4). Après avoir sévèrement critiqué Smith sur ce point au tout début de ses Principes de l'économie politique
et de l'impôt (1817), Ricardo finit par aboutir à une conclusion peu différente quelques pages plus loin(5), même s'il en minimise la
portée pour retenir in fine la théorie de la valeur-travail comme approximation utile.
Le second phénomène peut quant à lui être illustré par les relations entre la pensée de Malthus et celle de Ricardo. Alors que Malthus
est placé à l'extérieur du champ de l'économie classique aussi bien par Marx que par Keynes, Ricardo est considéré à peu près
unanimement comme l'économiste classique par excellence. Et il est vrai que les sujets de désaccord entre les deux auteurs ne
manquent pas, tant sur le plan théorique que sur celui des applications pratiques (sur la question des corn-laws(6) notamment).
Cependant, ces désaccords ne sauraient masquer les emprunts majeurs que Ricardo fait aux analyses de Malthus, en particulier sur la
question de la démographie et sur celle de la rente foncière. Au-delà de ces emprunts, il est clair que les deux auteurs partagent une
vision commune de ce que sont les problèmes fondamentaux de l'économie politique et de la façon dont il convient de les aborder.
Une définition pragmatique
Peut-être est-on là au plus près de la vérité : si économie classique il y a, elle se caractérise probablement plus par les questions
qu'elle pose que par les réponses qu'elle leur apporte. C'est en tout cas le point de vue qui sera retenu ici, et qui amènera à structurer
cette présentation autour de trois grands thèmes : le libéralisme, la théorie de la valeur et de la répartition, la question de la croissance
et des débouchés. Sans chercher à adopter une définition analytique précise de l'économie classique, on se limitera à un petit nombre
d'auteurs habituellement considérés comme classiques au sens historique du terme, et entre lesquels existent des liens importants et
nombreux. A la " liste de base " habituelle constituée par Smith, Say, Malthus, Ricardo et Stuart Mill, on adjoindra Turgot, dont
l'apport théorique original est, comme le souligne Schumpeter, parfois sous-estimé du fait du caractère inachevé de son oeuvre (il
avait d'autres occupations) et de sa sympathie affichée pour les physiocrates. Cette présentation s'attachera plus aux aspects
analytiques de la pensée des auteurs qu'aux liens de celle-ci avec le contexte matériel et intellectuel dans lequel elle se développe - ce
qui ne signifie évidemment pas que ce contexte n'ait exercé aucune influence(7).
Libéralisme
Si l'économie classique est généralement associée au thème smithien de la " main invisible ", on ne saurait lui attribuer la paternité du
libéralisme économique. L'antériorité sur ce point doit au moins être reconnue aux physiocrates, eux-mêmes influencés par
Boisguillebert (Le détail de la France, 1697)(8). Avec Adam Smith cependant, l'affirmation des bienfaits du libéralisme économique
change sensiblement de terrain (en dépit de l'impression de continuité produite par le discours naturaliste qui l'entoure et que
critiquera Marx). Le libéralisme de Quesnay se résumait, pour l'essentiel, à l'affirmation incantatoire de la conformité du " laissez
faire, laissez passer " aux principes de l'ordre naturel, doublée de la thèse plus prosaïque selon laquelle tout ce qui permet d'assurer le
" bon prix " du grain est également bon pour l'économie et la société en général. Prenant de la distance par rapport aux obsessions
agricoles des physiocrates, Smith place le débat sur un terrain qui, longtemps encombré par les thèses utilitaristes de Bentham, ne
sera sérieusement balisé que bien plus tard (sous l'impulsion de Pareto) : celui de l'efficacité.
Du " laissez-faire " à la " main invisible " par Paul Vidonne.
La figure de la célèbre " main invisible " résume bien l'originalité de la construction smithienne. Figure métaphorique, mythique
même, qui n'a cessé de hanter l'économie politique tant sa prégnance est grande.
Smith et la " main invisible "
Pourtant, A. Smith reste bien mystérieux sur le sujet : si l'expression est évoquée ici et là, jamais la moindre analyse n'est faite D'autre
part on ne peut guère considérer qu'il y aurait simple transposition d'une analyse faite par ailleurs, et qui serait admise pour vraie,
bien qu'on puisse trouver, entre autres, des éléments chez Montesquieu qui affirme que, dans une monarchie, la recherche de
l'honneur fait se " mouvoir toutes les parties du corps politique " de telle sorte " que chacun va au bien commun, croyant aller à ses
intérêts particuliers " [1748, III, 7]. La main invisible apparaît dans l'Histoire de l'astronomie comme la main de Dieu, reléguée à
l'explication des phénomènes qui ne relèvent pas de la science : la nature suit ses propres lois, et en particulier celle de la gravitation
car " l'invisible main de Jupiter n'a jamais été employée à produire de tels effets " écrit A. Smith(1), avant de se livrer à une critique
de cette conception de la religion qui fait de Dieu la cause des phénomènes que l'homme ne peut comprendre. Avec la Théorie des
sentiments moraux l'expression prend le sens de réalisation inconsciente d'une organisation sociale harmonieuse à partir du chaos des
décisions
individuelles, sens qu'elle conservera ensuite dans la Richesse des nations. Évoquant une société dans laquelle règne l'inégalité des
revenus, A. Smith écrit au sujet des riches qu'" Une main invisible semble les forcer à concourir à la même distribution des choses
nécessaires à la vie qui aurait lieu si la terre eût été donnée en égale portion à chacun de ses habitants ; et ainsi, sans en avoir
l'intention, sans même le savoir, le riche suit l'intérêt social et la multiplication de l'espèce humaine "(2).
C'est la même idée de réalisation non intentionnelle d'une fin sociale à travers la poursuite individuelle de l'intérêt que l'on retrouve
au livre quatre de la Richesse des nations quand, dans un développement consacré au commerce international, l'auteur déclare que
chaque homme " a seulement en vue son propre avantage, et en cette matière comme dans beaucoup d'autres, est conduit par une
main invisible à promouvoir une fin qui n'entrait pas dans ses intentions. (...) En poursuivant son propre intérêt, il réalise souvent
celui de la société mieux que s'il cherchait directement à le promouvoir "(3).
Le " laissez-faire " des physiocrates et le libéralisme
Textuellement, " l'analyse " smithienne de la main invisible se limite aux courtes citations que nous venons de lire. Sa force et son
succès proviennent en partie de là ; elle rassemble d'autant plus qu'elle est brève, elle est un slogan plus qu'une démonstration. Mais
surtout, cette analyse fonde le libéralisme sur une vision individualiste de la société et non sur une approche holiste comme celle des
physiocrates. En effet, pour les physiocrates, l'homme n'existe pas ; il n'y a rien chez eux qui ressemble à cette richesse de désirs et de
passions, de labeur et d'invention qu'exaltera la modernité. Certes, les physiocrates conçoivent bien une liberté de l'homme, mais sur
un mode pascalien : l'homme est libre d'adhérer ou non à un monde qui lui est proposé de l'extérieur, non de le construire. [...]
La raison économique de l'opposition entre le laisser-faire physiocratique et le libéralisme smithien réside dans la question du
marché. Pour les premiers, le marché n'est qu'un espace local d'un ensemble social qui reste fondé de manière politique. Le marché se
limite au lieu de détermination d'un prix stable des grains, il s'agit d'un appendice de la circulation des richesses entre classes sociales
organisée selon la figure du tableau, lui-même conforme à la compréhension de la nature et de la société en terme d'ordre. (...)
K. Polanyi [1944] (...) avait parfaitement saisi que le libéralisme devait attendre les classiques anglais et qu'il ne devait rien à la
physiocratie : " Antidater la politique du laissez-faire, comme cela est souvent fait, à la période à laquelle ce slogan fut utilisé pour la
première fois en France au milieu du XVIIIe serait entièrement anti-historique ; il peut être affirmé tranquillement que ce n'est pas
avant deux générations que le libéralisme devint quelque chose de plus qu'une tendance spasmodique. Ce n'est que dans les années
1820 qu'il reposa sur ses trois bases classiques selon lesquelles : le prix du travail se détermine sur le marché, la création de monnaie
est sujette à un mécanisme automatique ; les biens sont libres de circuler de pays à pays sans obstruction ni préférence ; en bref, un
marché du travail, le gold standard et la libre circulation. Créditer François Quesnay du mérite de l'imagination d'un tel état des
choses serait un petit condensé d'absurdités. Tout ce que les physiocrates exigeaient dans un monde mercantiliste était la liberté
d'exportation des grains afin d'assurer un meilleur revenu aux fermiers, tenanciers et propriétaires fonciers. Pour le reste leur ordre
naturel n'était rien d'autre qu'un principe directeur pour la réglementation de l'industrie et de l'agriculture pour un gouvernement
supposé tout puissant et omniscient. Les Maximes de Quesnay avaient pour objet d'offrir à un tel gouvernement les arguments
nécessaires à la traduction en politique concrète des principes du Tableau sur la base de données statistiques qu'il s'offrait à fournir
périodiquement. L'idée d'un système de marchés auto-régulés n'a jamais effleuré son esprit "(4).
Avec A. Smith, le marché n'est plus seulement un lieu limité et localisé de détermination des prix : l'économie politique smithienne
est le projet d'une société organisée par et à travers le marché. Le marché devient le fondement de la société.
Contrairement à une légende tenace, Smith n'est pas exactement le peintre d'un " monde enchanté " : véritable morceau d'anthologie,
le chapitre de la Richesse des nations consacré aux salaires propose une vision des rapports entre maîtres et ouvriers qui, plus que
toute autre chose, préfigure directement le Manifeste du parti communiste de Marx (on est loin des " harmonies économiques " de
Bastiat). Dans la même veine, Smith retient le travail comme unité de mesure de la valeur d'échange parce qu'il représente à ses yeux
le sacrifice " de sa liberté, de son repos, de son bonheur " que supporte le travailleur lorsqu'il participe par son activité au
développement de la richesse sociale(9).
Tout cela ne peut être concilié avec l'adhésion sans faille de Smith au libéralisme économique que si l'on prend en compte la thèse
selon laquelle la libre concurrence est supérieure à tout autre mode d'organisation économique sur le plan de l'efficacité : la main
invisible conduit les entreprises à produire les marchandises que recherchent les consommateurs, et à les produire au meilleur prix.
Dans une certaine mesure, cette thèse peut être considérée comme une préfiguration rustique des théorèmes modernes sur
l'équivalence entre équilibre walrasien et optimum de Pareto. Toutefois, ces théorèmes sont assortis de conditions restrictives que
n'avait sans doute pas imaginées Smith (quoiqu'il ait vu le problème des biens collectifs, qui doivent selon lui être pris en charge par
l'État(10)), et en outre ils ne démontrent pas que d'autres modes d'organisation économique sont incapables de faire aussi bien ("
l'économie pure ne nous donne pas de critérium vraiment décisif pour choisir entre une organisation de la société basée sur la
propriété privée et une organisation socialiste ", écrira à ce sujet Pareto(11)). Par ailleurs, la théorie smithienne de la main invisible a
une dimension dynamique (la concurrence favorise le progrès technique), qui échappe à l'analyse en termes d'équilibre général et que
retiendront Marx et Schumpeter.
Pour quels bénéficiaires ?
Quelle qu'en soit la portée exacte, la thèse smithienne de l'efficacité de la concurrence est totalement étrangère aux considérations
d'équité. A la différence de Say, apologiste sans états d'âme de l'ordre en place, Smith ne se risque pas à caractériser comme juste la
répartition des revenus qu'il observe, et tout laisse penser qu'il a quelques réserves morales sur la façon dont elle s'opère : le contrat
de travail tel qu'il le décrit ressemble fort à un contrat léonin. A quoi bon, dès lors, un système efficace s'il ne profite pas au plus
grand nombre ? Outre un certain fatalisme que souligne H. Denis(12), on trouve chez Smith l'idée que, malgré tout, les salariés
bénéficient de l'efficacité du système, et en particulier de son aptitude remarquable à produire de la croissance.
Cette thèse est à première vue peu compatible avec la théorie du salaire naturel, qui semble limiter, sur le long terme, la
consommation des ouvriers au panier de subsistance(13). Deux arguments sont utilisés par les classiques pour surmonter cette
contradiction. Le
premier est relatif à la dynamique de l'offre et de la demande de travail : la croissance, pense Smith, entraîne une augmentation de
l'embauche qui tire le salaire de marché vers le haut, et cette hausse peut prendre un caractère durable si la croissance est
suffisamment soutenue, car l'offre de travail ne réagit qu'avec retard. Ricardo reprend cet argument mais, dans la dernière édition de
ses Principes, il lui apporte une restriction de taille en reconnaissant que la croissance ne signifie pas nécessairement augmentation de
l'embauche, et peut même générer du chômage sous l'effet de la substitution capital-travail(14). Le second argument consiste à
affirmer le caractère socialement déterminé du salaire dit " naturel " : loin d'être une trouvaille de Marx, cette thèse est très clairement
énoncée par des auteurs comme Ricardo ou Say(15), et leur permet de soutenir que le panier de subsistance définissant le salaire
naturel s'enrichit avec le progrès général de la société. Cette idée apparemment ingénieuse a en réalité toute la faiblesse d'un
argument ad hoc, dans la mesure où elle obscurcit la distinction entre salaire naturel et salaire effectif.
Le naturalisme de la théorie classique de la répartition est abandonné par Stuart Mill, qui voit dans les lois de la répartition des
richesses " une institution purement humaine ", alors que celles qui gouvernent leur production " partagent le caractère de vérités
physiques "(16). Ce changement d'attitude ouvre la voie à une tentative de conciliation des objectifs d'efficacité et d'équité, dans
laquelle le fonctionnement de l'économie de marché est corrigé par un dispositif de redistribution des revenus. Avec Stuart Mill, la
transition du modèle manchesterien des origines vers celui de l'État-Providence est déjà bien amorcée.
Le libre-échange, un jeu à somme positive
La théorie smithienne de la main invisible trouve une extension directe au domaine des échanges internationaux, où elle donne
naissance à un plaidoyer en faveur du libre-échange. A la conception mercantiliste faisant du commerce entre les nations un jeu à
somme nulle dans lequel les gains des unes sont la contrepartie des pertes des autres (la " guerre d'argent " de Colbert), les classiques
substituent la vision d'un jeu à somme positive dans lesquels tous les participants peuvent gagner, grâce au surcroît d'efficacité
résultant de la division internationale du travail, elle-même suscitée par la concurrence entre les nations. Si Smith se contente de
poser que tout pays a intérêt à se spécialiser dans les productions pour lesquelles il possède " quelque avantage " (naturel ou acquis),
Ricardo précise l'analyse en montrant que le critère de l'échange est l'avantage relatif et non l'avantage absolu, et Stuart Mill complète
le raisonnement de Ricardo en montrant qu'à l'intérieur de la fourchette des coûts relatifs internes, les termes de l'échange de deux
marchandises entre deux pays se déterminent sur la base des demandes relatives internes(17).
Valeur et répartition
La vieille interrogation d'Aristote, qui se demandait pourquoi une maison s'échange contre une quantité déterminée de paires de
chaussures(18), revient en force dans la littérature économique à partir de la seconde moitié du XVIIIe siècle. Négligée par les
physiocrates, elle est au coeur de l'économie classique. Toutefois, quelle que soit la façon dont on définit cette dernière, il est difficile
de soutenir que cette interrogation débouche sur ce qu'on pourrait appeler une théorie classique de la valeur.
Valeur d'usage et valeur d'échange Quel rapport entre utilité et prix ?
A la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, plusieurs auteurs, notamment Condillac et Say, cherchent à expliquer la valeur d'échange
des marchandises à partir de leur utilité(19). Le concept d'utilité marginale n'ayant pas encore fait son apparition, ces tentatives
achoppent sur un problème que résume Smith à travers son paradoxe de l'eau et du diamant : l'eau ne vaut pas cher en comparaison
du diamant, bien que son utilité soit généralement considérée comme beaucoup plus grande.
Ce constat l'amène à s'engager dans une autre voie, où le suivront Ricardo et Marx. Ayant distingué la valeur d'échange et la valeur
d'usage (ou utilité), il affirme que la première est indépendante de la seconde. La compréhension de cette thèse fait appel à deux
autres distinctions. L'une concerne deux types de prix, que Smith appelle " prix de marché " et " prix naturel "(20) : déterminé par le
rapport entre l'offre et la demande, le premier est censé " graviter " autour du second, qui assure une rémunération uniforme aux
capitaux investis dans les différentes branches de la production, et constitue pour Smith et ses successeurs le prix fondamental dont la
théorie économique doit rendre compte. La seconde distinction, qui ne sera introduite de façon explicite que par Ricardo, porte sur les
biens non reproductibles (ou reproductibles en quantité limitée), et les biens " dont la quantité peut s'accroître par l'industrie de
l'homme, dont la production est encouragée par la concurrence et n'est contrariée par aucune entrave " : Ricardo précise que la théorie
de la valeur qu'il s'efforce de construire ne concerne que le second type de biens(21).
Comment se détermine la valeur d'échange ?
Mais la coupure radicale opérée entre valeur d'usage et valeur d'échange ne suffit pas à expliquer comment se détermine cette
dernière, et l'on ne peut considérer que le vide laissé par l'exclusion de l'utilité est automatiquement occupé par le travail. Une fois
évacués les malentendus évidents autour d'une pseudo " théorie de la valeur travail-commandé " que Smith n'a manifestement pas
cherché à tirer d'un néant dont elle ne saurait sortir(22), il n'est pas douteux que cet auteur rejette l'idée d'une explication des prix
relatifs à partir du travail seul, dès lors qu'existent des profits (et des rentes). En effet, note Smith, ces éléments, à la différence des
salaires, ne sont généralement pas proportionnels au travail consommé dans la production des marchandises. Il choisit alors
d'expliquer les prix naturels à partir de l'addition de leurs éléments constitutifs, qui sont selon lui les salaires, profits et rentes payés à
leurs taux naturels respectifs (la prise en compte des rentes dans la détermination des prix naturels est contestée par Ricardo(23)).
Cette démarche suppose évidemment qu'on explique comment se déterminent les " taux naturels " des trois types de revenus - ou au
moins des deux premiers si, comme Ricardo, on exclut les rentes du modèle de détermination des prix naturels.
Salaire naturel, profit naturel
Salaire naturel, salaire de subsistance
En ce qui concerne les salaires, la réponse de Smith est que le salaire naturel est celui qui permet au travailleur de subsister ou, plus
précisément, de " reproduire sa force de travail " selon la formule de Marx (ce qui implique, notamment, la subsistance des enfants
n'ayant pas encore l'âge de travailler). Cette thèse, très répandue à l'époque de Smith (on la trouve notamment chez Turgot), soulève
deux questions : quel est le niveau du salaire de subsistance, et comment se réalise la " gravitation " du salaire de marché autour de ce
dernier ?
Faisant référence aux travaux de Cantillon, Smith note qu'il est difficile de mesurer précisément le " panier de subsistance " servant
de base de détermination au salaire naturel. Cette difficulté prendra de l'ampleur lorsqu'on insistera, comme Ricardo (puis Marx), sur
la dimension sociale, et pas seulement physiologique, du panier de subsistance : le risque est ici de ramener purement et simplement
le salaire naturel au salaire effectif, c'est-à-dire de vider la notion de tout contenu(24).
A supposer qu'on ait réussi à déterminer le salaire naturel, il reste à expliquer le mécanisme de " gravitation " du salaire de marché
autour de celui-ci. La réponse classique à cette question est cohérente(25), mais historiquement datée car elle repose sur le modèle
démographique traditionnel, caractérisé par une natalité et une mortalité élevées : le salaire de marché ne peut rester durablement en-
dessous du salaire naturel, car un tel écart entraîne surmortalité et émigration, ce qui réduit l'offre de travail et tend donc à faire
remonter le salaire vers son niveau naturel ; un écart symétrique permet quant à lui une amélioration des conditions de vie des
salariés, et la diminution de mortalité (essentiellement infantile) qui en résulte entraîne une hausse de l'offre de travail qui tend, elle
aussi, à ramener le salaire de marché vers le salaire naturel(26). Clairement exposée par Smith et plusieurs contemporains, cette thèse
prend un tour plus apte à frapper les esprits avec l'Essai sur le principe de population de Malthus (1798) : à partir de ses deux lois de
croissance (géométrique pour la population, arithmétique pour les subsistances), celui-ci explique qu'il n'y a pas d'autre alternative à
la famine que la réduction volontaire de la fécondité. D'une certaine façon, le message sera entendu : à l'époque où paraît l'Essai,
l'Europe occidentale est en effet au seuil de la transition démographique la conduisant vers le régime de basse natalité et basse
mortalité que nous connaissons aujourd'hui (cette transition a déjà commencé en France). Une des conséquences sera de rendre caduc
le mécanisme sur lequel les classiques fondaient leur théorie du salaire naturel(27).
La question du taux naturel des profits
Contrairement au salaire, on ne trouve pas chez Smith d'explication spécifique concernant le taux naturel des profits. Certes, dans le
chapitre de la Richesse des nations qu'il consacre au salaire, il présente le profit comme une " déduction sur le produit du travail ", ou
une " part de la valeur que ce travail ajoute à la matière à laquelle il est appliqué " prise par le maître en rémunération des avances
qu'il effectue. Mais cette théorie des déductions, qui concerne aussi les rentes et fait plus qu'ébaucher ce qui deviendra la théorie
marxiste de l'exploitation capitaliste, renvoit à une théorie de la valeur-travail difficile à concilier avec ce que Smith écrit par ailleurs
sur la question. Blaug en conclut que " Smith n'avait aucune espèce de théorie de la valeur " dans la mesure où son système de prix
relatifs reste indéterminé(28). Cette conclusion est toutefois contredite par les enseignements qu'on peut tirer des travaux
contemporains sur les systèmes de prix " néo-ricardiens " : on sait en effet aujourd'hui qu'un système de prix naturels avec salaire de
subsistance est parfaitement déterminé (au choix du numéraire près) par les équations représentant les techniques de production et le
panier de subsistance, sans qu'il soit besoin d'introduire une équation particulière expliquant le niveau du taux de profit naturel(29).
On ne peut donc guère reprocher à Smith de ne pas avoir fourni une explication qui, dans la logique de son système, n'a pas de raison
d'être.
La valeur-travail comme approximation
Ricardo et la théorie de la valeur-travail
Ricardo cherche à étendre la validité de la théorie de la valeur-travail au delà de l'" état primitif " où l'avait cantonnée Smith.
Cependant, il est rapidement conduit à constater deux phénomènes difficiles à concilier avec cette théorie : le rapport des prix
naturels de deux marchandises n'est pas toujours égal au rapport des temps de travail qu'a nécessité leur production, et ce rapport de
prix peut varier sous l'effet d'un changement du taux de profit (phénomène appelé par la suite " effet-Ricardo "). Ricardo minimise
toutefois la portée de ces résultats, et soutient que la théorie de la valeur-travail reste une bonne approximation pour l'analyse
économique. Cette attitude n'est pas facile à tenir, car la validité de l'approximation n'est pas démontrée : modifiant les données
numériques de l'exemple de Ricardo, Malthus n'a pas de mal à montrer que l'effet-Ricardo n'est dans certains cas nullement
négligeable. Il en conclut qu'il faut abandonner la théorie de la valeur-travail.
Pourquoi Ricardo n'adopte-t-il pas la même conclusion ? Cette question ne se pose pas dans les mêmes termes pour lui que pour
Marx, chez qui la valeur-travail représente un enjeu politique évident (elle conditionne sa théorie de l'exploitation capitaliste).
L'intérêt essentiel de la valeur-travail aux yeux de Ricardo est sa commodité d'utilisation dans le cadre de l'étude de la répartition des
revenus, qui constitue selon lui l'objet central de l'économie politique. La théorie de la valeur-travail permet en effet d'exprimer les
prix, et partant la masse des revenus à répartir, indépendamment de la façon dont s'opère la répartition. Ce qui trace un programme de
recherche linéaire : d'abord on explique comment se forme le revenu, ensuite on examine comment il se répartit. A contrario , donner
de l'importance à l'effet-Ricardo revient à admettre qu'on est incapable de déterminer l'ampleur de ce qui est à répartir avant de
connaître la façon dont s'opère la répartition, ce qui esquisse un programme de recherche nettement plus complexe(30). Ricardo, on
peut le penser, s'est arrêté au seuil d'une théorie de l'équilibre général.
De la théorie de la valeur à la rente
Au demeurant, il n'est pas certain qu'il faille le regretter, car la théorie imparfaite mais simple de la valeur qu'il utilise lui permet
d'étudier des questions dont, un siècle après Walras, le traitement à l'aide des instruments sans doute plus canoniques mais
incomparablement plus lourds de l'équilibre général pose encore, pour le moins, quelques problèmes.
Une de ces questions est celle de la rente foncière. S'appuyant sur les travaux de Malthus et, en amont, de Turgot, à qui l'on doit la
théorie des rendements décroissants de l'effort de production appliqué à la terre(31), Ricardo énonce le principe de la détermination
du prix du blé sur la base du coût marginal(32) (sans développer ce point, il affirme à cette occasion la généralité du principe). La
rente foncière prend alors un caractère différentiel : un premier type de rente provient du fait que des terres de qualités différentes
sont mises en culture, d'où une rente extensive sur les meilleures terres, égale à la différence entre le coût de production du blé sur ces
terres et sur la terre marginale ; un second type de rente provient de la décroissance de la productivité marginale des dépenses de
culture effectuées sur une terre donnée, d'où une rente intensive, égale à la différence entre le coût de production du blé obtenu avec
les premières doses d'effort et celui qui est obtenu avec la dose marginale.
Dans une situation - réaliste - où toutes les marges extensives et intensives de développement de la culture du blé ne sont pas
utilisées, le prix de celui-ci est déterminé par son coût de production sur la terre marginale à l'aide de la dose d'effort marginale, ce
qui permet à Ricardo d'affirmer, contre Smith, que " la rente n'est pas un constituant du prix de la marchandise ". Il en résulte que les
rentes n'exercent aucune influence sur les prix naturels (" le blé n'est pas cher parce qu'on paie une rente, mais on paie une rente parce
que le blé est cher "), et n'interviennent pas non plus dans la détermination des taux naturels de salaire et de profit.
Les revenus des services producteurs
Comparé à celui de Ricardo, l'apport analytique de Say est sans doute des plus limités. En outre, son manque de rigueur, son style
bavard et emphatique, sa suffisance insupportable et sa tendance permanente à l'apologie naïve de l'ordre en place ne peuvent que
nuire à sa réputation. On reste pourtant confondu par la façon pour le moins cavalière dont Walras - lui-même peu suspect d'excès de
modestie - le traite dans ses Éléments d'économie politique pure (1874). Say construit en effet la représentation de l'économie dans
laquelle pourra se déployer, soixante dix ans plus tard, la théorie walrasienne de l'équilibre général, et qui deviendra au XXe siècle le
cadre familier de la théorie néoclassique.
S'affranchissant de la conception matérielle de la production à laquelle s'arrête Smith, Say affirme la nécessité de tenir compte des "
produits immatériels " que l'on appelle aujourd'hui services (santé, enseignement, loisirs, etc.), et propose une interprétation de la
production en termes de combinaison de " services productifs " rendus par l'usage de trois catégories de " fonds productifs ", qui sont
selon lui l'industrie (travail), les capitaux et les terres. L'agent de cette combinaison est l'entrepreneur, personnage analytiquement
distinct des propriétaires de fonds productifs (travailleurs, capitalistes, propriétaires fonciers), et dont l'objectif est de maximiser
l'écart entre la recette qu'il tire de la vente des produits et le coût des fonds productifs auxquels il fait appel.
Dans cette vision de l'économie, assez différente de celle de Smith et de Ricardo mais qui sera reprise à peu près à l'identique par
Walras et quelques autres après lui, les revenus du travail, des capitaux et des terres représentent la contrepartie de l'apport productif
de chacun des trois " fonds ". Préfigurant directement la façon(33) dont Walras enchaînera ses théories de l'échange, de la production
et de la capitalisation, Say écrit que " c'est la valeur des produits qui peuvent résulter des services productifs qui donne de la valeur à
ces derniers ; et c'est la valeur des services productifs qui donne de la valeur au fonds productif susceptible de les rendre "(34).
D'un point de vue idéologique, cette approche de la répartition des revenus est sans doute moins dérangeante, pour l'ordre social, que
la théorie smithienne des déductions sur le produit du travail, et il est bien possible que cela ait contribué à sa diffusion dans des
milieux académiques qui, c'est un fait, n'étaient pas composés uniquement de dangereux révolutionnaires. Mais d'un point de vue
scientifique, il n'y a rien à tirer de ce constat, ni dans un sens ni dans l'autre.
Croissance et débouchés
L'économie classique est surtout préoccupée par le long terme : la théorie de la croissance est son terrain de prédilection et, lorsque
Ricardo déclare s'intéresser en priorité à la répartition des revenus, il ne déroge pas à cette règle car son sujet d'étude est en fait
l'évolution du partage du revenu national entre les classes sociales au cours du processus de croissance, et les effets que cette
évolution produit en retour sur la croissance. Mais l'augmentation de la capacité productive de la société pose le problème de
l'écoulement des marchandises qui sont produites, et cette question fait l'objet de prises de positions contradictoires.
Accumulation du capital
La conception du processus productif que l'on trouve chez Smith et Ricardo, mais aussi chez Marx et Sraffa, est directement issue des
physiocrates (le dogme de la productivité exclusive de l'agriculture en moins). Selon cette conception, le déroulement de la
production au cours d'une période suppose la disposition en début de période d'un stock de marchandises antérieurement produites
(subsistances, matières premières, machines...), que les physiocrates appellent " avances productives " et les classiques " capital " ;
ces marchandises sont détruites, en totalité ou en partie, au cours du processus, et leur destruction donne naissance à de nouvelles
marchandises, dont une partie est " reprise " en fin de période pour assurer le renouvellement des avances nécessaires au déroulement
du processus à la période suivante. L'augmentation de la production d'une période à l'autre nécessite que les reprises en fin de période
soient plus importantes que les avances au début de la même période : phénomène appelé accumulation du capital par les classiques.
L'accumulation du capital ne peut se réaliser que si une partie de la production nette de la période n'est pas consommée : l'épargne est
la condition nécessaire de la croissance et, dans l'analyse classique, cette fonction sociale est remplie par la classe capitaliste. Les
profits que perçoit cette classe sont à la fois la source et la motivation de l'épargne : ce sont eux qui financent les investissements, et
les investissements sont réalisés dans le but de dégager de nouveaux profits. La dynamique économique qui en résulte est également
une dynamique sociale. En effet, dans la conception classique, l'accumulation du capital commande la croissance démographique, à
travers le mécanisme salarial décrit précédemment. Cette endogénéisation de la démographie distingue nettement la théorie classique
du modèle néoclassique de Solow, dans lequel le taux de croissance équilibrée de la production se cale sur celui du facteur travail,
lui-même considéré comme exogène(35).
Baisse du taux de profit
L'état stationnaire
Chez les classiques comme chez les physiocrates(36), la croissance est un processus limité dans le temps : l'accumulation du capital
conduit inéluctablement à l'état stationnaire et Ricardo, après Smith, fonde ce pronostic sur l'idée que le taux de profit est voué à
décliner sous l'effet même de l'accumulation du capital(37). Une fois ce taux tombé à un niveau suffisamment bas, la source du
financement de l'accumulation et sa motivation se trouvent taries, et les seuls investissements qui sont réalisés sont ceux qui
permettent de maintenir en état les capacités de production existantes. La population cesse d'augmenter avec la production puisqu'elle
tend, selon la théorie classique du salaire naturel, à se proportionner au volume des subsistances disponibles. Si ses prédécesseurs
n'ont pas dépeint la perspective de l'état stationnaire sous un jour aussi catastrophique que l'affirme Stuart Mill, cet auteur la
considère quant à lui comme franchement positive, au vu des ravages moraux qu'il attribue à la croissance économique.
Partageant avec Smith l'idée que l'accumulation du capital tend à faire baisser le taux naturel des profits, Ricardo se démarque de son
prédécesseur sur l'origine du phénomène. Il est vrai que l'explication smithienne est plutôt rapide, se bornant à affirmer que
l'abondance croissante des capitaux ne peut manquer de faire baisser leur rémunération unitaire. Étayée par une simple analogie entre
le
fonctionnement d'ensemble de l'économie et celui d'une branche particulière de la production, cette thèse ne résiste guère à l'examen
car elle confond prix de marché et prix naturel.
Ricardo et l'explication de l'état stationnaire
A défaut d'être parfaitement convaincante, l'analyse de Ricardo est nettement plus élaborée. Elle repose sur l'enchaînement suivant :
l'accumulation du capital induit la croissance de la population ; celle-ci entraîne à son tour une hausse de la demande de blé, qui est
satisfaite par la mise en culture de nouvelles terres et l'intensification de l'effort de production sur les terres déjà cultivées ; dans les
deux cas, il en résulte une hausse du coût marginal du blé (38), donc de son prix naturel ; le blé étant un constituant essentiel du
panier de subsistance, cette hausse se répercute sur le salaire naturel(39), et la hausse du salaire naturel fait à son tour baisser le taux
de profit naturel (dans le même temps, les rentes différentielles extensives et intensives augmentent, mais ce phénomène n'exerce
aucun rôle causal dans la baisse du taux de profit).
Ricardo admet que divers facteurs peuvent contrarier le processus : il mentionne le progrès technique et l'instauration du libre-
échange(40), qui l'un et l'autre peuvent faire baisser le prix du blé. Mais il considère que cette baisse ne peut être que temporaire, de
sorte que la hausse du prix naturel du blé doit l'emporter sur le long terme, avec son corollaire, la baisse du taux naturel des profits.
Imparable en ce qui concerne le libre-échange (on ne peut pas l'instaurer plusieurs fois de suite), l'argument est évidemment moins
convaincant en ce qui concerne le progrès technique ; mais le lecteur de la fin du XXe siècle ne doit pas oublier qu'il a affaire à un
auteur du début du XIXe siècle, et qu'à l'époque où Ricardo écrivait ses Principes, Jules Verne lui-même n'était pas né. Au surplus, la
faiblesse essentielle de la thèse ricardienne est peut-être ailleurs : comme l'écrit l'historien Le Roy Ladurie, " Malthus viendra trop
tard "(41) et, deux décennies après la publication de son Essai sur le principe de population, Ricardo lui emprunte un modèle en passe
de devenir obsolète sous l'effet de la transition démographique dans laquelle s'engagent les sociétés européennes.
Débouchés
Le rôle de l'épargne
Condition nécessaire de la croissance, l'épargne est aussi, pour Smith, une condition suffisante. L'auteur de la Richesse des nations
prend ici le contre-pied de la position développée par Mandeville dans sa Fable des abeilles (1714), qui soulignait les dangers de
l'épargne du point de vue de la demande de produits (si les abeilles, devenues " vertueuses ", renoncent à leur prodigalité d'antan, la
ruche dépérit par manque de débouchés). La décision d'épargner ne crée aucun problème de cet ordre, soutient Smith, car " ce qui est
épargné est aussi régulièrement consommé que ce qui est annuellement dépensé, et il l'est aussi presque dans le même temps, mais il
est consommé par une autre classe de gens "(42).
Smith se place dans le cas où l'épargne se traduit par une augmentation du fonds de salaires (investissement en capital circulant), et
fait référence aux dépenses de consommation des salariés supplémentaires que cette augmentation permet d'embaucher. Même dans
ce cas, l'argument n'est guère convaincant : par définition même, l'épargne d'une période, c'est-à-dire la partie du revenu non affectée
à la consommation immédiate, ne peut donner lieu à une consommation au cours de cette même période (difficulté que Smith tente
de surmonter à l'aide de son " presque dans le même temps ").
La loi des débouchés
La thèse de l'innocuité de l'épargne prend une force nouvelle avec la " loi des débouchés " de Jean-Baptiste Say. S'appuyant sur
l'analyse de Smith faisant de la monnaie une commodité inventée par les hommes pour surmonter les inconvénients du troc, l'auteur
du Traité d'économie politique affirme qu'en réalité les produits s'échangent contre d'autres produits. Dans cette optique la monnaie,
simple intermédiaire des échanges, n'est pas recherchée pour elle-même mais uniquement pour les marchandises qu'elle permet
d'acquérir. Cela implique qu'au-delà des encaisses nécessaires au déroulement régulier des transactions, il n'existe aucune tendance à
la thésaurisation : " Lorsque le dernier producteur a terminé un produit, écrit Say, son plus grand désir est de le vendre, pour que la
valeur de ce produit ne chôme pas entre ses mains. Mais il n'est pas moins empressé de se défaire de l'argent que lui procure sa vente,
pour que la valeur de l'argent ne chôme pas non plus ". Il en conclut qu'" un produit créé offre, dès cet instant, un débouché à d'autres
produits pour tout le montant de sa valeur ", dans la mesure où " on ne peut se défaire de son argent qu'en demandant à acheter un
produit quelconque "(43).
La négation radicale du problème des débouchés à laquelle on aboutit ainsi n'a de signification qu'au niveau macroéconomique : Say
ne prétend évidemment pas que la production d'une marchandise crée un débouché pour cette marchandise, mais que la demande
globale de produits se proportionne nécessairement à l'offre globale(44). Cette thèse exclut la possibilité d'une insuffisance
généralisée de débouchés, mais pas celle d'un désajustement entre la structure de l'offre et celle de la demande (trop de canons, pas
assez de beurre ou l'inverse). Inévitables dans une économie décentralisée, de tels désajustements sont, pour Say, la cause des crises
lorsque ils atteignent une certaine ampleur. Ils se résolvent selon lui par le mouvement des prix relatifs qui entraîne une réallocation
des facteurs entre les branches de la production : dans cette vision du monde, les crises ne peuvent durer que si des rigidités (dues
notamment à l'intervention de l'État) entravent le jeu de la concurrence.
La loi des débouchés remise en cause
Si la loi des débouchés est jugée parfaitement convaincante par Ricardo, elle n'emporte pas l'adhésion de Malthus qui ressuscite la
question des dangers de l'épargne(45). Sans doute celle-ci permet-elle de financer des investissements, qui constituent par eux-mêmes
une demande de produits s'ajoutant à la demande de consommation de la période. Mais, dans la mesure où les épargnants et les
investisseurs sont souvent des personnes distinctes, il n'existe a priori aucune garantie que la volonté d'épargner des uns corresponde
à la volonté d'investir des autres. Dès lors on peut se trouver dans une situation où un excès de la première par rapport à la seconde
entraîne mécaniquement une insuffisance de la demande globale de produits par rapport à l'offre globale. La prise de position de
Malthus en faveur du maintien des corn-laws témoigne de son souci de protéger le débouché important que constitue à ses yeux la
demande de consommation des propriétaires fonciers.
Comme le souligne Keynes, l'objection de Malthus ne fera guère d'émules dans l'immédiat, car " faute d'expliquer (si ce n'est par les
faits d'observation courante) comment et pourquoi la demande effective pouvait être insuffisante, Malthus n'est pas parvenu à fournir
une thèse capable de remplacer celle qu'il attaquait "(46). L'économie classique développera en effet une parade à l'argument de
l'excès de l'épargne. Cette parade est la théorie de l'intérêt conçu comme rémunération de l'épargne, et censé par la-même équilibrer
la volonté d'épargner des uns et la volonté d'investir des autres. Il convient de souligner qu'un siècle et demi avant Irving Fisher, cette
théorie et son articulation avec la théorie quantitative de la monnaie(47) avaient été exposées avec une remarquable clarté par Turgot
dans ses Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (1767). Reprendre l'objection de Malthus à la loi des débouchés
supposera de la part de Keynes l'élaboration d'une autre théorie de l'intérêt, fondée sur la notion de préférence pour la liquidité.
Pour conclure
Le rapide tableau que l'on a tenté de brosser ici reste partiel. Il laisse dans l'ombre, notamment, certains thèmes importants comme
l'analyse des questions monétaires ou celle des finances publiques. Par delà la diversité des thèmes qu'elle aborde et les
contradictions qui la traversent, l'économie classique manifeste une ambition, peut-être démesurée et sans doute un peu exotique pour
le lecteur d'aujourd'hui : construire une théorie permettant la compréhension des problèmes fondamentaux du réel.
Source : Les cahiers français, n° , Page 08, Auteur : Jean Boncoeur (CEDEM, Université de Bretagne occidentale, Brest) .
ANNEXE 3 : À l'origine de la coopération et de l'altruisme : l'hypothèse de sympathie
Sommaire
Sympathie et empathie
Une fonction d'utilité indépendante
La sympathie individuelle : de Shaftesbury à Smith
Sympathie et contagion
Sympathie et rationalité
Seuls les choix sont rationnels
par Philippe Maître.
En économie du bien-être comme en économie politique classique, le concept de sympathie est très souvent évoqué pour expliquer
les comportements coopératifs ou altruistes des agents. L'hypothèse de sympathie est déjà présente chez les pythagoriciens et les
stoïciens de l'antiquité grecque. Les penseurs du XVIIIe siècle, Shaftesbury et Smith, vont à leur tour tenter, sans y parvenir, de
construire une théorie complètement cohérente de la sympathie.
Sympathie et empathie
L'hypothèse de sympathie joue un rôle considérable dans la logique de l'économie politique classique et de l'économie du bien-être.
Elle est le principe essentiel de l'harmonie de la concurrence et des sentiments moraux chez Smith, sous-jacente au voile d'ignorance
de Rawls, la garantie de l'impartialité de l'équilibre social chez Harsanyi(1). Elle suppose, pour Harsanyi par exemple, que l'agent
puisse se "mettre dans les chaussures des autres pour observer le monde de leur point de vue"(2). Il s'agit donc d'échanger
momentanément son point de vue avec celui d'autrui, sans oublier que "ce qui est bon pour les autres n'est pas nécessairement bon
pour soi." Smith illustre la portée de ce sentiment par l'image de la femme enceinte(3). Quel autre mécanisme de l'imagination
permettrait à l'homme de comprendre un état aussi profondément étranger à sa constitution ? Dans le vocabulaire contemporain,
néanmoins, les termes "empathie" et "sympathie" semblent substituables. Ils sont utilisés de manière équivalente pour matérialiser
des relations d'interdépendances selon Sen(4) ou Leibenstein(5), la capacité d'empathie chez Harsanyi(6), celle d'établir des
comparaisons interpersonnelles avec Arrow(7). Ainsi, malgré l'intérêt que lui porte la littérature économique, le "contenu" précis de
l'hypothèse de sympathie semble échapper aux économistes du bien-être. Qu'il s'agisse du problème de la sous-optimalité de
l'équilibre stratégique, d'introduire la coopération dans les modèles de négociation, d'affaiblir l'hypothèse "d'égoïsme" sans lui
substituer celle de l'altruisme, d'endogénéiser les préférences ou d'aborder les comparaisons interpersonnelles, le recours aux
hypothèses d'empathie et de sympathie est encore masqué par un voile d'ignorance.
Le terme empathy est défini par l'Oxford English Reference Dictionnary (1996) comme "le pouvoir de s'identifier mentalement (et
donc de comprendre parfaitement) une personne ou un objet de contemplation." L'origine du mot est allemande, Einfühlung, ein
(dans) et fühlung (sentiments), et récente (1904)(8). Au contraire le terme "sympathy", du grec ancien sympatheia, Syn (avec) et
pathos (sentiments), fait référence à plusieurs définitions. "1 a) - Être affecté simultanément par le même sentiment qu'un autre ; b) -
La capacité d'être dans cet état. 2 a) - L'acte de partager ou la tendance au partage d'une émotion, sensation ou condition d'une autre
personne ou d'une chose ; b) - Comparaison, commisération ou condoléances. 3 - Une attitude favorable ou d'approbation. 4 - Un
accord des opinions ou des désirs. 5 - Défendre la cause d'un autre."
Les définitions 1 a) et 1 b) de la sympathie et celle de l'empathie soulignent la proximité, pour ne pas dire l'identité, des termes
empathie et sympathie en ce qui concerne "la capacité d'être dans cet état" ... d'empathie. D'ailleurs l'édition originelle (1933) du
dictionnaire définissait la sympathie comme - 3 a) "(...) le fait ou la capacité d'entrer à l'intérieur ou de partager les sentiments des
autres." Il y a une racine commune aux états d'empathie et de sympathie : ils permettent à l'individu de ressentir au-delà de la sphère
de sa sensibilité propre. Toutefois la sympathie embrasse, par ses autres définitions, une assimilation plus large que l'empathie, une
"tendance au partage", à "l'approbation", qui interdit de poursuivre la comparaison.
L'ambiguïté des termes repose sur la confusion des significations anciennes et modernes. Avant l'apparition du terme Einfühlung, la
capacité de "se mettre à la place des autres" était déjà connue mais elle était nommée sympathie par les auteurs qui l'utilisaient
(notamment Smith, bien que la sympathie ne soit pas seulement équivalente à l'empathie pour lui). Ce qu'un moderne appelle
"l'identification empathique", un ancien l'aurait appelé "l'identification sympathique"(9). Aujourd'hui la spécialisation des termes
caractérise l'empathie comme la capacité d'identification uniquement, alors que la sympathie par contraste consiste toujours dans la
capacité d'identification et une forme d'accord, de partage, d'approbation. Plus précisément, au sens moderne, c'est l'approbation qui
implique une forme d'identification comme le montre le tableau suivant (les flèches matérialisent une relation d'implication).
La difficulté de distinction entre empathie et sympathie tient sans doute au contraste créé par la proximité des identifications
empathique et sympathique, et à la grande différence de leurs conséquences. S'identifier à autrui est certainement le meilleur
mécanisme d'anticipation du comportement, bien que cela ne conduise à aucun accord ni approbation. Dans cette optique l'empathie
peut exclure la sympathie. Le métier des célèbres détectives américains, les profilers, qui consiste à s'identifier aux criminels qu'ils
recherchent, fournit une illustration de cette logique. Cependant, et pour la même raison, l'empathie est certainement le meilleur
mécanisme d'activation de la sympathie (au sens de l'accord, de l'approbation). S'intéresser au bien-être d'autrui implique d'avoir une
idée de ce qui le rend heureux ou malheureux. Ainsi, les conséquences, en termes de jugements ou de comparaisons
interpersonnelles, sont différentes : l'empathie comme mécanisme d'identification n'intègre aucun jugement sur l'autre. La sympathie,
oui. Il faut y voir l'origine de la distinction opérée fréquemment entre empathie wertfrei (sans jugement de valeur) et sympathie
"bienveillance" (ou sympathie "jugement de valeur"). L'hypothèse de sympathie joue incontestablement un rôle que ne joue pas
l'empathie dans la définition des jugements de valeur, soit de préférences basées sur les préférences d'autrui.
Une fonction d'utilité indépendante
Cette dualité peut être illustrée par l'hypothèse d'interdépendance de l'utilité parétienne. Une fonction d'utilité interdépendante
spécifie une relation de préférences entre les préférences personnelles du sujet et celles de chaque agent. Pour i et j , la fonction
d'utilité sociale de i, Vi, est définie par sa fonction d'utilité personnelle et par celle de j. Elle s'écrit : Vi = aUi + b Uj. La valeur des
coefficients (a, b) spécifie la relation d'utilité de i à ses propres préférences et à celles de j. Particulièrement si b = 0, l'agent est
égoïste, si b > 0 il est bienveillant, et si b < 0 malveillant. La définition d'une fonction d'utilité interdépendante exige de disposer de la
fonction d'utilité de j, de ses préférences personnelles. Comme il est peu vraisemblable que i dispose d'une telle information, il est
possible de supposer que i est "empathique" vis-à-vis de j. Dans ce cas il dispose d'une fonction d'utilité empathique Uej des
préférences personnelles de j, et la relation devient Vi = aUi + bUej(10). Il importe de noter que le fait que i dispose de Uej est
absolument indépendant de la condition technique qui spécifie sa bienveillance ou sa malveillance vis-à-vis de j. Par conséquent,
l'accord ou l'approbation que pourrait représenter la sympathie n'est pas une conséquence de la condition d'empathie. Ce qui apparaît
avec la fonction d'empathie c'est la possibilité de juger. L'agent placé dans ce contexte d'interdépendance de l'utilité devient capable
d'établir des préférences basées sur les préférences des autres agents. Il peut donc définir ce qui pourrait être appelé des préférences
"sociales". Pour prendre l'exemple d'Adam et Ève au jardin d'Éden, où Adam utilise des feuilles de vigne et Ève des pommes, Adam
peut juger préférable d'être Ève avec les préférences d'Ève, que lui-même avec ses propres préférences. S'il est forcé de choisir en
fonction de ses propres préférences Adam préfère les feuilles de vigne. Mais si Adam tient compte du fait que les pommes sont très
douces pour Ève, et qu'il lui importe peu de couvrir sa nudité, il n'y a rien d'étonnant à ce que la situation d'Ève lui paraisse préférable
du point de vue de la "société". Dans ce cas le lien empathique créé entre Adam et Ève peut se transformer en relation "sympathique"
ou bienveillante. En effet si Adam pondère positivement l'utilité empathique d'Ève (b > 0), il existe une relation d'approbation par
Adam des préférences personnelles d'Ève. Elle est matérialisée par une préférence (Vi) établie sur les préférences personnelles d'Ève
(Uej).
La capacité d'identification des préférences rend possible la sympathie (définie par l'approbation). Pourtant la sympathie-empathie
n'implique pas la sympathie-approbation, bien qu'elle conduise nécessairement à un "jugement de valeur". Le lien empathique,
comme le qualifient les modernes, aurait aussi bien pu conduire à une liaison malveillante que bienveillante ou neutre. Mais, dans
tous les cas, un jugement de valeur est porté. L'hypothèse d'égoïsme, ou plus proprement d'indépendance des préférences (b = 0, a =
1), suppose que ce jugement est neutre vis-à-vis de l'utilité de i, soit Vi = Ui. Il s'agit d'un cas particulier, simplificateur, dans lequel la
fonction d'utilité sociale est égale à la fonction d'utilité individuelle. Or, cette neutralité est un jugement en soi. Dans les autres cas la
fonction d'empathie conduit à un jugement qui se matérialise en une interdépendance de préférences. (...)
La sympathie individuelle : de Shaftesbury à Smith
Anthony Ashley Cooper Shaftesbury(11) a marqué son époque, notamment par la critique de sa pensée. Le "tout est bien" de
Shaftesbury, formule de l'indifférence stoïcienne, sera parodié par Voltaire avec le célèbre "tout est au mieux dans le meilleur des
mondes possibles" du professeur Pangloss. Mandeville et Berkeley s'illustrent aussi dans cette critique. La Fable des Abeilles(12)
contient de nombreux portraits qui tous portent des critiques contre la personnalité de Shaftesbury(13). Au-delà, elle reste le symbole
de l'opposition naissante entre l'école du sens moral qui fait de la bienveillance le principe de la sociabilité humaine et la thèse de
Mandeville selon laquelle la société est née des besoins et des vices. Comme le déclare le sous-titre de la fable, les vices des
particuliers tendent à l'avantage du public ; il faut donc cultiver ces vices. Shaftesbury, au contraire, a insisté sur la réalité d'un esprit
public naturel à l'homme, sur la spontanéité de la bienveillance. Il appartient à Smith d'accorder à la sympathie un rôle privilégié et
d'en faire l'unique ressort de sa morale. Mandeville, sans nier la puissance de ce sentiment, en a fait au contraire une cause de trouble
social et moral.
"L'enthousiasme" de Shaftesbury attire l'attention sur le caractère contagieux des passions et suggère comment cette sympathie
constitue un puissant moyen de promotion de la bienveillance. La sympathie physique et métaphysique prend donc une troisième
forme intermédiaire qui se détache provisoirement de l'éthique du sage stoïcien pour se focaliser sur une propriété des passions.
Pourtant l'antagonisme de l'intérêt égoïste et de l'éthique n'est pas réduit par cette version contagieuse de la sympathie. Cet écueil
conduit Shaftesbury, Hutcheson et Hume à faire l'hypothèse d'une éthique naturelle (donc immanente) qui se révèle à l'individu par
une perception spécifique : le sens moral.
Smith choisit une voie différente en faisant reposer la poursuite de la vertu et celle de l'intérêt individuel sur un principe unique :
l'approbation d'un spectateur impartial sous un voile d'empathie (qu'il appelle sympathie). La recherche de l'intérêt individuel
coïncide avec celle de l'approbation, dont la sympathie est la seule modalité. La sympathie est largement réconciliée avec la
rationalité.
Sympathie et contagion
Partisan passionné de la liberté politique, classique élevé dans l'intimité des philosophes grecs et latins qu'il lit dans le texte à onze
ans, Shaftesbury traite Locke (son précepteur) avec désinvolture sur de nombreux sujets comme celui de l'innéisme des
Cambridgiens. L'innéisme, soit le caractère inné, naturel, spontané, de certains sentiments qui constituent selon Shaftesbury les
guides de la conduite morale, est une version du "naturalisme" stoïcien. L'originalité de Shaftesbury ne réside pas dans cet argument,
mais dans sa conception de la sympathie "contagieuse" qui préfigure largement celle de Hume et Smith.
Shaftesbury assimile la sympathie à un mécanisme de contagion des passions. Le mécanisme de la sympathie est invoqué pour
expliquer la propagation d'une passion dans un groupe d'individus. Shaftesbury appelle cette catégorie de passion une "panique", par
référence à la terreur contagieuse infligée par le dieu Pan(14). La référence à la terreur est plutôt illustrative. Pour Shaftesbury la
panique est une catégorie distincte de la peur(15) : par exemple, la religion est une panique. Toute passion contagieuse est une
panique et "se propage par l'aspect et par contact sympathique"(16).
Les "sentiments sociaux" qui se manifestent nettement dans les paniques et les fureurs populaires élèvent l'individu au-dessus de son
intérêt propre. Cet "enthousiasme"(17)sympathique est nuisible s'il est sans mesure, mais jugulé et retenu s'il est à l'origine des
passions sociales comme la bienfaisance. C'est donc par la voie d'un équilibre entre l'amour de soi et l'amour des autres que
Shaftesbury comprend la recherche de l'harmonie. Tel est le conseil, rapporté par Leroy, qui termine L'Enquête sur la Vertu et le
Mérite. Pour vivre heureux il faut calculer convenablement son intérêt individuel ; il faut donc savoir établir une arithmétique
morale(18). La voie de l'équilibre permet alors d'atteindre l'harmonie stoïcienne. (...)
C'est sans doute cette conjonction de "l'amour de soi" et du phénomène de contagion qui conduit Hutcheson(19), Hume(20) et
Smith(21) à la suite de Shaftesbury à regarder, eux aussi, la sympathie comme une racine de la vie sociale. Hutcheson a condensé,
affiné et systématisé la pensée morale de Shaftesbury en un manuel qui reprend tous les thèmes chers à Shaftesbury : sociabilité
naturelle, opposition à Hobbes sur l'état de nature, union de la morale et de la religion naturelle, justification du mal. Sur ces points, il
n'y a que peu de différences entre les auteurs, sinon que le panthéisme hylozoïste est délaissé au profit d'une thèse nettement plus
personnaliste et chrétienne. (...)
Qu'il s'agisse de "l'innéité" de Shaftesbury, de la "perception interne" de Hutcheson ou du "goût moral" de Hume, l'école du sens
moral ne fonde pas l'approbation de l'éthique sur la sympathie mais sur un sens naturel(22). Cette solution du problème de
l'universalité du jugement moral est assez proche de celle des stoïciens. Malgré le rôle prépondérant accordé à la sympathie, elle ne
constitue qu'un auxiliaire du sens moral. Il faut attendre la version du spectateur impartial de Smith pour que l'approbation de la vertu
et de l'intérêt individuel soit fondée sur le principe unique de la sympathie. Cette tentative lui permet d'affranchir (incomplètement)
son économie politique de l'éthique immanente stoïcienne en fondant le sens de l'approbation sur le jugement individuel.
Sympathie et rationalité
La théorie smithienne du jugement moral se fonde sur les émotions des acteurs. Elle s'appuie à la fois sur le principe de sympathie et
sur l'amour de soi. C'est pourquoi elle ne se distingue pas sur ce plan de celle de Shaftesbury, Hume et Hutcheson. L'originalité de
Smith consiste à remplacer le critère éthique exogène du sens moral par le principe de sympathie. Pour cela Smith construit la
"rationalité" individuelle sur la recherche de la sympathie, non sur l'intérêt égoïste, et définit le "spectateur impartial" comme juge
naturel du comportement. Smith place donc la vertu dans la convenance (propriety) des actions, définie par l'approbation du
spectateur impartial. La sympathie est la faculté qui permet de discerner la vertu. Il s'agit donc d'une variante des systèmes précédents
comme le schématise la figure suivante en résumant les deux questions d'un système moral : En quoi consiste la vertu ? Quelle est la
faculté de l'esprit qui y conduit ?
Il importe de définir le terme "rationalité" individuelle, dans la Thérorie des Sentiments Moraux (TSM). Pour l'analyse économique
contemporaine le postulat de rationalité individuelle signifie que la relation de préférence forme un préordre total, ce qui se résume
généralement par la propriété de transitivité des préférences. Or, ce qu'il est convenu d'appeler la "position smithienne sur l'intérêt
égoïste"(23)confond rationalité individuelle et égoïsme(24). Cette dernière hypothèse caractérise le contenu de la relation de
préférence, soit la forme de sa rationalité, et non la rationalité elle-même. L'hypothèse de rationalité proprement définie s'adresse
seulement aux propriétés de la relation de préférence, non aux préférences elles-mêmes. Dans cette optique le sujet smithien est
rationnel, mais pas strictement égoïste. La définition de l'intérêt individuel comprend dans la TSM deux acceptions complémentaires
: d'abord il s'agit d'un principe de préservation, d'amour de soi que Smith emprunte aux stoïciens(25), le self-love. Généralement
traduit par "égoïsme"(26), il s'agit du principe selon lequel tout homme est, sans doute, d'abord et principalement recommandé par la
nature à ses propres soins(27). Smith fait référence à ce principe de préservation dans la "parabole du boucher". Il explique par
ailleurs que des artisans mourraient en une semaine(28) s'ils s'abandonnaient à la bienveillance. Il y a ensuite un principe
d'approbation, d'estime de soi, qui pousse l'individu à rechercher la sympathie d'autrui, mais aussi la sienne par l'intermédiaire du
spectateur impartial. La sympathie, dans la TSM, est la faculté de l'esprit qui permet d'évaluer la convenance des actions, soit leur
degré de moralité.
Cette recherche de l'approbation d'autrui constitue clairement une préférence du sujet smithien. Elle interdit donc, logiquement, de
limiter l'intérêt individuel au principe égocentré du self-love. Au contraire, la défense smithienne de l'estime de soi, de l'amour de la
louange (love of praise), et de l'amour de la louange méritée (love of praise-worthiness), participe de cette extension de l'intérêt
individuel au-delà du principe de préservation. Ce qui est limité, selon Smith, c'est le self-love, qualifié d'absurde quand il conduit au
désaveu du spectateur(29). En revanche la poursuite de l'estime de soi explique le plus largement l'activité humaine, y compris,
justement, la recherche de la richesse.
Le choix de métiers d'artisans dans la parabole du boucher est significatif. Ce n'est pas à partir du self-love que Smith définit
l'ambition, la recherche du pouvoir ou de la fortune. C'est, au contraire, à partir de la recherche de l'approbation, de la sympathie, de
l'estime de soi. "C'est parce que les hommes sont disposés à sympathiser plus complètement avec notre joie qu'avec nos peines, que
nous faisons parade de nos richesses, et que nous cachons notre pauvreté. (...) c'est principalement cet égard pour les sentiments des
hommes, qui nous fait poursuivre la richesse et éviter la pauvreté. Quel est l'objet de tout le labeur et l'agitation (bustle) de ce
monde ? Quel est le but de l'avarice, de l'ambition, de la poursuite de la richesse, du pouvoir, de la recherche de l'excellence ? Est-ce
de pourvoir aux nécessités de la nature ? Les gages du moindre artisan y suffiraient"(30).
Smith définit donc l'intérêt individuel, au moins partiellement, par l'identification empathique : l'individu a besoin du regard d'autrui
pour s'estimer lui-même(31). Cette logique de "l'auto-référence" est à l'origine de l'identification empathique comme le soutient
Dupuy(32). Or, Smith est explicite quand il défend que la recherche de l'approbation, ou de la sympathie, est le principal objet de la
vie humaine : "Si la plus grande part du bonheur humain provient de la conscience d'être bien-aimé, comme je le crois"(33). Il s'y
emploie même parfois avec des arguments dérivés de l'utilitarisme(34). S'il critique l'utilitarisme de Hume, c'est surtout pour justifier
l'origine de la vertu. La vertu ne consiste pas dans l'utilité des actes, non plus que le self-love n'est la faculté qui conduit l'homme à la
vertu. La vertu n'est pas fondée sur l'utilité ou la recherche de l'intérêt égoïste parce que Smith défend que l'intérêt individuel est
défini par un ensemble de préférences plus large que l'ensemble de celles du self-love.
L'intérêt individuel comprend le self-love et la sympathie. C'est l'amour de soi et l'estime de soi. C'est cette deuxième composante
qui, si elle est recherchée, conduit à la vertu. Le même raisonnement conduit Smith à répéter plusieurs fois que la sympathie ne
procède pas du self-love. Il est bien sûr critique de la tradition hobbésienne, poursuivie par Puffendorf et Mandeville : puisque la
sympathie est selon Smith la faculté qui permet de discerner la vertu, celle-ci ne peut être déduite de "l'amour de soi", bien qu'elle
définisse évidemment "l'estime de soi".
L'ambivalence de la rationalité du sujet smithien, égocentré par le principe de préservation et exocentré par le principe d'approbation
est caractéristique d'une approche en termes d'interdépendances des préférences. La sympathie smithienne ne se définit pas seulement
par l'identification empathique, mais aussi par "l'accord des sentiments". (...)
Seuls les choix sont rationnels
Une fois la passion sympathique apparue, il y a obligatoirement une forme d'accord qui nous conduit à considérer favorablement
l'expression des passions observées. "Approuver les opinions d'un homme c'est les adopter, les adopter c'est les approuver"(35). Dès
lors, remplacer "passion sympathique" par "fonction d'empathie", "considérer favorablement" par "pondérer positivement", et
"passions observées" par "préférences révélées" ne semble pas travestir la pensée de Smith. Cet exercice formel conduit directement
à l'expression d'une fonction d'utilité où les préférences sont interdépendantes. La sympathie smithienne a donc une double fonction :
le mécanisme de l'empathie (la passion sympathique) conduit à la définition de "préférences sociales" (l'émotion sympathique) par
l'intermédiaire du jugement porté sur les préférences d'autrui.
Ce développement paraît conduire à la conclusion selon laquelle la sympathie est un mécanisme rationnel. Ce serait mal comprendre
la TSM. Le "mécanisme" de la sympathie n'est fondé ni sur la raison, soit la faculté de discerner le faux du vrai selon Smith, ni sur
l'amour de soi. La sympathie n'est pas plus rationnelle que les préférences ne le sont. Ce sont les choix qui sont rationnels, pas les
références. Or, Smith décrit le mécanisme par lequel l'individu définit ses préférences "sociales". À cet égard la sympathie est plus un
mécanisme psychologique, naturel dirait Smith, que rationnel. La sympathie redéfinit la rationalité, mais elle n'incarne pas la
rationalité. C'est parce que Smith suppose que la nature a inscrit dans l'homme, autant que le self-love, le désir d'être approuvé et
même le désir d'être ce qui devrait être approuvé "(36), sa rationalité ne peut pas être limitée à l'hypothèse d'égoïsme. (...)
Toute son habileté consiste à faire coïncider son système de règles morales avec l'harmonie providentielle. Pour cela, cependant, il
défend, à la différence des stoïciens, que la tendance à l'harmonie est une conséquence non intentionnelle des actions des hommes.
La condition de "non-intentionnalité" évoquée n'a rien d'inattendu si elle est adressée à la "main invisible" et à son fondement
rationnel. Le sujet smithien doit se concentrer sur ces préférences parce que la poursuite des objectifs individuels coïncide avec
l'intérêt général. C'est l'admiration de Smith pour les systèmes parfaits, particulièrement le système naturel, qui le conduit à cette
idée. Ses premières évocations dans la TSM sont très instructives à cet égard. Si l'on retient la distinction de Brow (37) entre
métaphore de la machine et métaphore de la main invisible, la métaphore de la machine est le signe de la fascination esthétique de
Smith pour tous les systèmes cohérents, qu'il s'agisse du langage, des systèmes de pensée, de l'harmonie de l'univers, etc. Or, la TSM
n'y échappe pas et le langage des stoïciens y est pour beaucoup. "Les rouages de la montre sont admirablement disposés pour la fin
pour laquelle elle est faite : indiquer l'heure. Leurs mouvements variés conspirent de la plus délicate (nicest) manière pour produire
cet effet. S'ils étaient conçus avec le désir et l'intention de le produire, ils ne pourraient pas mieux le faire"(38). Ici les représentations
de la main invisible et de la machine, de la sympathie des stoïciens et celle de Smith se confondent. Les rouages conspirent
(sumpnoia), ou sympathisent, comme l'auraient dit les stoïciens, pour réaliser l'harmonie à laquelle ils étaient destinés sans le savoir.
Sans doute la "main invisible" et la sympathie physique des anciens stoïciens n'étaient pas si éloignées, y compris dans l'imagination
de Smith. Il faut se rappeler à titre d'anecdote que la première évocation de la main invisible est celle de Jupiter (39) qui est lui-même
cité à huit reprises dans la TSM, en dehors de la multitude de désignations plus vagues comme le Super-intendant, la Nature, l'Être
divin, Dieu.
La condition de "non-intentionnalité" n'est donc pas fondée uniquement sur une perspective d'efficacité. Smith soutient que la
poursuite de la sympathie est certainement la condition la plus efficace pour réaliser les fins divines que les individus n'avaient pas
envisagées, et qu'ils n'ont pas à envisager. Il critique à cet endroit l'indifférence stoïcienne qui est la conséquence de ce que le sage
stoïcien s'efforce de rentrer dans les vues du grand Superintendant de l'univers (...)(40). En effet si Smith est profondément stoïcien
par sa confiance dans l'organisation de l'univers, il désapprouve l'idée que l'individu puisse y participer consciemment. (...)
Source :Problèmes économiques, n° 2693, Page 11, Auteur : Philippe Maître. Article original : "L'hypothèse de sympathie : une
perspective historique."

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