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Séminaire n° 10 pour la classe de deuxième année - EXEMPLIER

Incipit du Conte du Graal


(après l’éloge de Philippe de Flandres)

C’était au temps où les arbres fleurissent, où les bois se couvrent de feuilles et les prés
verdissent, où les oiseaux dans leur ramage chantent doucement au matin, où toute créature
brûle de joie : le fils de la Veuve de la solitaire Forêt Déserte se leva, et il n’eut aucune peine
à seller son cheval de chasse et à prendre trois javelots. C’est ainsi qu’il sortit du manoir de sa
mère et pensa qu’il irait voir les herseurs qui pour elle hersaient ses avoines avec douze bœufs
et six herses. Ainsi entra-t-il dans la forêt et aussitôt son cœur, au plus profond de lui-même,
fut transporté de bonheur à cause de la douceur du temps et du chant des oiseaux qui s’en
donnaient à cœur joie. Tout cela le rendait heureux. Comme le temps était doux et serein, il
ôta le mors à son cheval et le laissa paître à son gré dans l’herbe, nouvelle qui verdoyait. Et
lui, habile à manier ses javelots, il allait les lançant de tous côtés, tantôt en avant et tantôt en
arrière, tantôt en bas et tantôt en haut, quand il entendit parmi le bois venir cinq chevaliers en
armes, équipés de pied en cap. Quel grand vacarme faisaient les armes de ceux qui venaient!
Car souvent se heurtaient aux armes les branches des chênes et des charmes; les lances se
heurtaient aux boucliers, et tous les hauberts bruissaient. Résonnait le bois et résonnait le fer
des boucliers et des hauberts.
Le jeune homme entendit sans les voir ceux qui arrivaient au galop. Il s’en étonna et
se dit :
« Par mon âme, elle m’a dit vrai madame ma mère, quand elle m’a dit que les diables
sont plus effrayant que tout le monde; elle m’a dit aussi, en vue de m’instruire, que pour s’en
garder on doit se signer; mais je mépriserai cet enseignement : non, vraiment, je frapperai le
plus fort de l’un de mes javelots, si bien qu’aucun des autre ne s’approchera jamais de moi,
j’en suis persuadé. »
Tels sont les propos que se tint à lui-même le jeune homme avant qu’il ne les vît.
Mais quand il les vit à découvert, sortant du bois, et qu’il vit les hauberts qui bruissaient et les
heaumes clairs et brillants, et les lances et les boucliers qu’il n’avait jamais vus, quand il vit
le vert et le vermeil luire au soleil, et l’or et l’azur et l’argent, le spectacle lui parut
extraordinaire de beauté et de grandeur.
« Ah! Seigneur Dieu, pardon! Ce sont des anges que je vois ici. Oui vraiment, j’ai
commis grave péché, j’ai bien mal agi en disant que c’étaient des diables. Ma mère ne m’a
pas raconté des histoires quand elle m’a dit que les anges étaient les plus beaux êtres qui
soient, sauf Dieu qui est le plus beau de tous. Je vois ici Notre-Seigneur Dieu, je crois, car
j’en contemple un qui est si beau que les autres, Dieu me garde! n’ont pas le dixième de sa
beauté, et c’est ma mère qui me l’a dit qu’on doit croire en Dieu, l’adorer, le révérer,
l’honorer. J’adorerai celui-ci, et tous les autres avec lui. »
Aussitôt, il se jette à terre et récite son crédo et toutes les prières qu’il savait et que sa
mère lui avait apprises. (traduction de Jean Dufournet)
Texte original

Ce fu au tans qu'arbre florissent,


fuelles, boschaige, pré verdissent,
et cil oisel an lor latin
dolcemant chantent au matin
et tote riens de joie anflame,
que li filz a la veve dame
de la Gaste Forest soutainne
se leva, et ne li fu painne
que il sa sele ne meïst
sor son chaceor et preïst
.iii. javeloz, et tot ensi
fors del manoir sa mere issi.
Et pansa que veoir iroit
hercheors que sa mere avoit,
qui ses aveinnes li herchoient;
bués .xii. et sis hierches avoient.
Ensi an la forest s'an antre,
et maintenant li cuers del vantre
por le dolz tans li resjoï
et por le chant que il oï
des oisiax qui joie feisoient;
totes ces choses li pleisoient.
Por la dolçor del tans serain
osta au chaceor son frain,
si le leissa aler peissant
par l'erbe fresche verdeant.
Et cil qui bien lancier savoit
des javeloz que il avoit
aloit anviron lui lancent,
une ore arriere et altre avant,
une ore an bas et altre an haut,
tant qu'il oï parmi le gaut
venir .v. chevaliers armez,
de totes armes acesmez.
Et mout grant noise demenoient
les armes a ces qui venoient,
car sovant hurtoient as armes
li rain des chasnes et des charmes.
Et tuit li hauberc fremissoient,
les lances as escuz hurtoient,
sonoit li fuz, sonoit li fers
et des escuz et des haubers.
Li vaslez ot et ne voit pas
ces qui vienent plus que le pas;
si s'an mervoille et dit: « Par m'ame,
voir me dist ma mere, ma dame,
qui me dist que deable sont
plus esfreé que rien del mont;
et si dist, por moi anseignier,
que por aus se doit an seignier.
Mes cest anseing desdaignerai,
que ja voir ne m'an seignerai,
einz ferrai si tot le plus fort
d'un des javeloz que je port,
que ja n'aprocheront de moi
nus des altres, si con je croi. »
Ensins a lui meïsmes dist
li vaslez einz qu'il les veïst.
Et quant il les vit en apert,
que del bois furent descovert,
et vit les haubers fremianz
et les hiaumes clers et luisanz,
et vit le vert et le vermoil
reluire contre le soloil,
et l'or et l'azur et l'argent,
se li fu mout et bel et gent.
Lors dist: « Ha ! sire Dex, merci !
Ce sont ange que je voi ci.
Hé ! voir, or ai ge mout pechié,
or ai ge mout mal esploitié,
qui dis que c'estoient deable.
Ne me dist pas ma mere fable,
qui me dist que li ange estoient
les plus beles choses qui soient,
fors Deu, qui est plus biax que tuit.
Ci voi ge Damedeu, ce cuit,
car un si bel an i esgart
que li autre, se Dex me gart,
n'ont mie de biauté le disme.
Et si dist ma mere meïsme
qu'an doit Deu croire et aorer
et soploier et enorer,
et je aorerai cestui
et toz les altres avoec lui. »
Maintenant vers terre se lance
et dit trestote sa creance
et orisons que il savoit,
que sa mere apris li avoit.

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