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Le Soir Mercredi 26 août 2009

14 lemonde
focus

Génocide rwandais :
le témoin clé se rétracte
L’AUTEUR du témoignage sur lequel le juge français Bruguière se fondait pour accuser le FPR
de l’attentat contre l’avion du président Habyarimana a changé sa version du tout au tout.

L
TÉMOIGNAGE
es gorilles ont perdu, les berge-
ronnettes ont gagné le match.
(…) Ce jour est inoubliable pour
nous et notre ethnie. Si le prési-
dent est tué, nous sommes sûrs
de la victoire. (…) La réunion de Mulin-
di est annulée, je vous remercie et vous
félicite pour l’opération d’hier. (…) Nous
félicitons les groupes d’action en profon-
deur. (…) Toutes les unités doivent se
mettre en état d’alerte car la guerre com-
mence. »
Dès le 7 avril 1994 vers 8 heures du ma-
tin, les messages commencent à s’accu-
muler sur les bureaux des officiers char-
gés du renseignement à Kigali. Ils ont
été interceptés à Gisenyi par le centre
d’écoute militaire de Mutotori où sont
captées les communications radio du
Front patriotique rwandais. En langage
codé, les « gorilles » désignent les Hu-
tus, les « bergeronnettes » sont les Tut-
sis. Les seconds, depuis leur quartier gé-
néral de Mulindi, revendiquent ce qu’ils
présentent comme un haut fait d’ar-
mes : avoir abattu, dans la soirée du 6
avril, l’avion qui ramenait de Tanzanie
le président du Rwanda Juvenal Habya-
rimana et son collègue le président du
Burundi Cyprien Ntaryiamira. L’un des
messages relève aussi l’aide apportée
par la communauté belge dans la réussi-
te de cette mission.
Comment les officiers de l’armée rwan-
daise, qui prennent connaissance de ces
communications radio, pourraient-ils
douter du fait que leur ennemi, le Front LE FALCON qui ramenait de Tanzanie le président Habyarimana a été abattu dans le parc de la présidence, par un missile toujours mystérieux. © PHOTONEWS.
Patriotique rwandais, dirigé par Paul Ka-
game, se prépare à reprendre la guerre Après quinze années de silence, Ri- nuit par des gardes du corps, cet opéra- vergure : il lit sur les ondes, comme s’il Pour Murenzi, les officiers qui pré-
après avoir assassiné le président hutu ? chard Murenzi, l’opérateur radio de Gi- teur radio, qui se définit lui-même com- venait de les décrypter, plusieurs messa- voyaient d’éliminer le président dispo-
Comment ne pourraient-ils pas soup- senyi, a enfin rompu le silence. Il l’a fait me un « radio espion » était chargé ges manuscrits que le colonel Nsengyu- saient des moyens nécessaires : « Je sa-
çonner les Belges, et en particulier les après avoir rencontré au Tribunal pénal d’écouter les messages émis par le Front mva lui a fait passer et qui désignent le vais que l’armée rwandaise disposait de
Casques bleus qui font partie du contin- international d’Arusha notre collègue patriotique rwandais depuis la frontière FPR et les Belges comme les auteurs de missiles sol-air. Des officiers s’en étaient
gent de la Minuar (Mission des Nations Jean-François Dupaquier, journaliste in- ougandaise ou depuis son quartier géné- l’attentat. vantés devant moi, assurant que, si une
unies pour le Rwanda), d’avoir prêté dépendant et expert auprès du Tribunal. ral de Mulindi et d’en informer l’armée Même devant les juges d’Arusha le attaque aérienne devait être lancée au dé-
main-forte à cette opération ? La veille « Témoin protégé », Murenzi avait été rwandaise. La tâche n’était pas unique- « témoin protégé » n’avait pas lâché ce part de l’Ouganda, ils avaient les
déjà, quelques minutes après le crash de convoqué lors du procès du colonel Bago- ment technique : Murenzi, à deux repri- secret. S’il s’est décidé à parler aujour- moyens d’y répondre car des militaires
l’avion présidentiel, les coupables sora, désigné comme le cerveau du géno- ses, durant trois semaines puis durant d’hui, c’est, assure-t-il à Dupaquier, français leur avaient livré des missiles
avaient été désignés : une personne qui, cide. Par la suite, il a accepté de confier un mois, avait suivi une session de for- « parce qu’il est temps, malgré les ris- capturés sur le terrain durant la guerre
dans l’enceinte de l’ambassade de Fran- son témoignage à Dupaquier afin que ce mation organisée par les militaires fran- ques, de dire toute la vérité ». du Koweit en 1991 et abandonnés par
ce, répondait aux appels de civils in- dernier le communique aux juges d’ins- çais qui assistaient l’armée rwandaise. Vivant désormais à Kigali, son anony- l’Irak ». (Cette information rejoint les ré-
quiets, avait assuré que des Belges truction français Marc Trevidic qui ont Ces conseillers avaient inculqué les tech- mat ayant été éventé, comment savoir si vélations du professeur belge Filip Reyn-
avaient abattu l’avion du président. Ré- pris la relève de Jean-Louis Bruguière. niques de la guerre psychologique : le témoin n’a pas été retourné par les au- tjens, qui, à l’époque, avait déclaré que
percutée durant la nuit par la radio des Murenzi, né en 1960, était un auxiliai- « Chaque fois que vous écoutez un messa- torités rwandaises actuelles ? A-t-il été les missiles utilisés provenaient de la pre-
Mille Collines cette information mène- re précieux pour les forces armées rwan- ge radio, soyez attentifs à la voix de celui sommé de révéler un secret qui réduit à mière guerre du Golfe…)
ra, le matin suivant, à la mise à mort des daises : ayant vécu jusqu’en 1985 à qui parle, au flux, à la tonalité, afin de néant l’acte d’accusation du juge Bru- Le témoignage de Richard Murenzi –
dix Casques bleus belges qui étaient Lubumbashi (Katanga) avec ses pa- détecter les mensonges éventuels ». guière ou aurait-t-il été prié une fois de « Il s’agit d’un coup d’État qui, finale-


chargés d’assurer la protection du Pre- plus, de pratiquer la « guerre psychologi- ment, a plus profité au FPR qu’à ses au-
mier ministre Agathe Uwilingyimana. que », c’est-à-dire cet art du mensonge teurs eux-mêmes »… – rejoint l’opinion
Depuis lors, ces messages radio captés qui lui avait été si bien enseigné ? Seule de nombreux témoins qui se trouvaient
à Gisenyi fondent la conviction de mil- Je savais que l’armée rwandaise disposait une comparution devant le juge d’ins- à Kigali en avril 1994 : pour eux, l’assassi-
lions de Rwandais qui accusent le FPR de missiles sol-air. Des officiers s’en étaient vantés truction et une enquête sérieusement nat du président Habyarimana était un
d’avoir « déclenché » le génocide en as- devant moi. » Richard Murenzi menée pourront réellement authentifier coup d’État, ourdi par des militaires ex-
sassinant le président Habyarimana, ils ce témoignage capital. trémistes, qui considéraient que leur
sont l’argument principal d’innombra- Murenzi n’avait cependant pas été sur- chef avait trahi et qu’il devait être rem-
bles ouvrages écrits sur le sujet (dont ce- rents, il s’exprime parfaitement en fran- « La station de Gisenyi, raconte Mu- pris par l’assassinat du président Habya- placé. Un avis partagé par le général Dal-
lui de Pierre Péan, Noires fureurs, çais et aussi en swahili, la langue utilisée renzi, jouait un rôle de premier plan : rimana : la veille, dans l’après-midi du laire, le patron de la Minuar. Lorsque,
blancs menteurs, éditions Fayard) et sur- à l’époque par le Front patriotique rwan- nous jouissions de la confiance des mili- 6 avril, alors qu’ils travaillaient à la ra- dans la nuit du 6 au 7 avril, il rencontra
tout, ils forment la pièce principale du dais dont la plupart des membres taires et même de celle du Président de la dio, le colonel Nsengyumva lui avait con- le « comité de crise » qui s’était formé au-
mandat d’arrêt lancé par le juge français avaient été réfugiés en Ouganda. Origi- république car, à plusieurs reprises, l’in- fié que « quelque chose allait se passer ». tour du colonel Bagosora, il eut le senti-
Jean-Louis Bruguière à l’encontre de naire de Mukarange, une petite commu- terception des communications avait L’opérateur radio, proche des militaires ment d’assister à un coup d’État…
neuf hauts dirigeants rwandais accusés ne du nord du Rwanda, l’homme avait la permis de déjouer des opérations militai- du Nord, avait depuis longtemps décelé Si Richard Murenzi est entendu par la
de l’attentat. confiance des officiers les plus impor- res. L’espionnage radio permettait de un malaise : « Le président était mis justice française, ses révélations porte-
Le problème, c’est que ces messages ra- tants issus de cette même région, dont contrecarrer les attaques du FPR… » sous forte pression, on craignait de le ront un coup supplémentaire à l’instruc-
dio, d’une importance capitale, n’ont venaient aussi le président Habyarima- Murenzi lui aussi avait appris à se ser- voir céder, accepter le partage du pou- tion du juge Bruguière, déjà hypothé-
pas été émis par le FPR et captés sur les na et son épouse, le général Augustin Bi- vir de la guerre psychologique : « Les voir, ce que l’armée considérait comme quée par la rétractation des deux princi-
ondes : ils ont été lus et diffusés au dé- zimungu qui allait prendre la tête des Français appelaient cela la guerre révo- une trahison ». Les accords d’Arusha en paux témoins, Abdul Ruzibiza et Emma-
part de textes manuscrits que le colonel forces armées rwandaises, l’homme d’af- lutionnaire, ils assuraient que la guerre effet prévoyaient que des ministres dési- nuel Ruzindana : elles démontrent que
Anatole Nsengyumva, le commandant faires Félicien Kabuga, le commandant médiatique était la plus importante. gnés par le FPR participent au gouverne- la principale preuve à l’encontre du FPR
militaire de Gisenyi, tendait à l’opéra- de gendarmerie André Bizimana, le colo- Nous avons appris à émettre de faux ment, mais aussi que les deux armées, a été fabriquée de toutes pièces… ■
teur radio en le priant de les transmettre nel Juvenal Bahufite, qui commandait messages destinés à tromper l’ennemi et les gouvernementaux et les « rebelles », COLETTE BRAECKMAN
comme s’il s’agissait de retranscrip- le secteur de Gisenyi et surtout son suc- à encourager nos militaires au front ». soient intégrées. Dans ce contexte, les of-
tions ! Autrement dit, ces messages sont cesseur, le colonel Anatole Nsengyu- Le matin du 7 avril 1994, alors que le ficiers originaires du Nord comme le co-
des faux et leur diffusion relève d’une mva. Falcon du président Habyarimana a été lonel Bagosora et ses compagnons redou-
manœuvre d’intoxication dans le cadre Murenzi occupait une fonction essen- abattu la veille au-dessus de Kigali, Mu- taient d’être mis à la retraite et rapide- Sur notre site en ligne, des extraits du témoigna-
de la « guerre psychologique » ! tielle : protégé sinon surveillé jour et renzi participe à une manipulation d’en- ment évincés. ge audiovisuel de Richard Murenzi.

1NL www.lesoir.be

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