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R.D. Laing et A.

Esterson, L'équilibre mental, la folie et la famille, petite collection


Maspero, 1979 (éd. originale : Sanity Madness and the Family, The Tavistock
Institute of Human Relations, 1964)
EXTRAIT

« Le passage suivant, qui ne concerne pas Jean spécifiquement, illustre la façon dont les Jones pratiquent le christianisme. Ils
adoptèrent un petit garçon afin de lui donner un bon foyer chrétien. Cet enfant (Ian) était « terriblement turbulent ».

L'INTERVIEWER : Fallait-il le frapper parfois ?


LA MèRE : Oh oui, très souvent !
L'INTERVIEWER : Pourquoi ?
LA MèRE : Parce qu'il désobéissait.
L'INTERVIEWER : Pouvez-vous nous donner un exemple ?
LA MèRE : Eh bien, à l'école, il s'asseyait dans la cour, traînait les pieds et faisait toutes sorte de choses dans ce genre, ou bien il
rentrait de l'école avec ses chaussures tout usées et on le lui disait, mais le lendemain il recommençait. Les paroles n'avaient aucun
effet sur lui.
L'INTERVIEWER : Il traînait les pieds ?
LA MèRE : Enfin, vous comprenez, il faisait des choses que vous lui défendiez. Tout de même, ce n'est pas normal de s'asseoir dans la
cour, sur le sol, ni de se promener à quatre pattes en traînant les pieds dans la cour. C'est ce qu'il faisait et il le faisait délibérément,
parce qu'on lui avait interdit de le faire. C'est cela qui était grave. C'était un enfant qui faisait toujours ce que vous lui défendiez.
L'INTERVIEWER : N'avait-il pas eu la polio ?
LA MèRE : Oui, en effet.
L'INTERVIEWER : Et pouvait-il marcher ?
LA MèRE : Oh oui – c'est-à-dire qu'au début nous dûmes le porter dans nos bras à l'école, mais son état s'améliora et bientôt il ne dut
même plus aller en consultation à l'hôpital, mais il ne fut jamais normal. Ses jambes avaient été atteintes.
L'INTERVIEWER : Ses jambes étaient atteintes ?
LA MèRE : Oh oui, très atteintes.
L'INTERVIEWER : De quelle façon ?
LA MèRE : D'abord il était né avec des pieds-bots et la polio aggrava les choses. Chaque soir, il devait se coucher avec des appareils
orthopédiques. On lui avait coupé tous les ligaments derrières les chevilles, il dormait avec des appareils et il fallait le soulever pour le
mettre au lit.
L'INTERVIEWER : Je vois, je vois.
LA MèRE : Aussi il était – il était très handicapé et avait besoin de beaucoup plus d'attention que nos propres enfants.
L'INTERVIEWER : Il avait les pieds-bots et la déformation fut aggravée par la polio, c'est bien cela ?
LA MèRE : Mmmm, oui, c'est cela. Ses pieds ne grandirent jamais. Ils étaient informes. Il était estropié et il avait besoin d'attention.
C'est pourquoi nous disons que Jean et Charles étaient merveilleux parce qu'ils l'aidaient très patiemment et le ramenaient de l'école...
L'INTERVIEWER : Comment est-ce que – enfin vous dites qu'il usait beaucoup ses chaussures.
LA MèRE : Oh oui – mais cela n'était rien. C'était en partie à cause de son handicap, naturellement – mais il faisait des tas d'autres
choses qu'on lui défendait, il le faisait délibérément, pour se faire remarquer.
L'INTERVIEWER : Oui, bien sûr... c'est pourquoi je vous demandais – pourriez-vous me donner un exemple ?
LA MèRE (réfléchissant) : Eh bien, par exemple, à table il voulait toujours le meilleurs morceau et si vous lui disiez - « non, ça suffit », il
faisait une scène et se conduisait mal, vous comprenez, comme font les enfants.
L'INTERVIEWER : Vous voulez dire – vous voulez dire qu'il piquait une colère ?
LA MèRE : Oui, c'est ce qu'il faisait, exactement.
L'INTERVIEWER : Fut-il ainsi dès le début ?
LA MèRE : Oui, il s'énervait facilement.
L'INTERVIEWER : Savez-vous si sa mère lui manquait beaucoup ?
LA MèRE : Non, sa mère ne semblait pas lui manquer.
L'INTERVIEWER : Pas du tout ?
LA MèRE : Non, il n'a jamais demandé après elle.
L'INTERVIEWER : Cela ne vous a-t-il pas étonnée ?
LA MèRE : Oh si, beaucoup ! Mais je pense – vous voyez, ce genre d'enfant – est très adaptable. Ils ont tellement l'habitude de se
trouver dans des circonstances différentes, et il s'est très bien habitué à nous.
L'INTERVIEWER : Il vint habiter chez vous à l'âge de cinq ans ?
LA MèRE : Juste un peu avant cinq ans.
L'INTERVIEWER : Comment était-il ? Etait-il renfermé ?
LA MèRE : Oh non, il était très content. Je pense qu'il était trop jeune pour comprendre. Il était resté longtemps à l'hôpital avec des
gens autour de lui.
L'INTERVIEWER : Vous pensez qu'il était trop jeune pour comprendre qu'il n'avait pas de mère ?
LA MèRE : Oui, c'est cela. Et puis il savait qu'il allait venir habiter chez nous, et c'était presqu'un bébé, n'est-ce pas – il n'avait pas cinq
ans.

Ian, d'après la mère, était très heureux, un peu turbulent mais pas irritable. Il mouillait son lit « et faisait aussi autre chose » au lit, c'était
affreux, mais on le punissait ; il se rongeait aussi les ongles « jusqu'au sang » et pour l'en empêcher on lui mettait les mains dans des
sacs et on les lui attachait derrière le dos avec une corde. Cependant, ajouta-t-elle, depuis, il avait compris combien il était détestable et
maintenant il était reconnaissant de la façon dont on l'avait traité. »
EXTRAIT

« D'après le père, tout commença lorsque Mary avait quinze ans. Elle avait toujours été très douce de caractère et obéissante jusque-
là, et soudain elle commença à mettre en doute l'autorité de ses parents et à leur manquer de respect. Elle devint arrogante.

L'INTERVIEWER : Vous souvenez-vous de la première occasion où elle se montra arrogante ?


LE PèRE : Eh bien, il y a une chose qui me reste à l'esprit – c'est qu'elle était toujours sage, bien élevée et qu'un jour elle rentra de
l'école – le professeur avait demandé aux élèves de lui poser des questions et elle lui avait demandé s'il pensait qu'il était juste que les
professeurs aient le droit de frapper les élèves – enfin quelque chose dans ce genre – parce que sa camarade avait été frappée la
veille, vous comprenez, comme il arrive dans les écoles. Eh bien, j'étais surpris que Mary se dresse contre une telle chose. Jamais on
n'aurait pensé auparavant qu'elle pût faire une chose pareille.
L'INTERVIEWER : Prononcer de telles paroles ?
LE PèRE : Oui.
L'INTERVIEWER : Elle vous a répété – ce qu'elle avait dit ?
LE PèRE : Eh bien, elle est rentrée, puis elle nous en a parlé. Nous n'avons rien dit sur le moment, mais cela m'a frappé et je ne l'ai pas
oublié.
L'INTERVIEWER : Cela vous a beaucoup surpris ?
LE PèRE : Evidemment. J'ai été très surpris de son attitude parce qu'elle avait toujours été très obéissante et bien élevée. Remarquez
que je ne pense pas qu'elle ait fait mal, mais c'était plutôt impertinent vis-à-vis du professeur. C'est ainsi que les choses débutèrent.
Puis elles empirèrent. On pensa qu'elle était peut-être tout simplement obstinée, entêtée, mais « les choses devinrent bien pires » au
moment où elle quitta l'école.
L'INTERVIEWER : Qu'arriva-t-il alors ?
LE PèRE : D'abord je crois qu'elle a commencé à se mettre les doigts dans le nez, et on lui répétait sans cesse de s'arrêter – ça c'était
la première chose. Puis elle se mit à s'asseoir en balançant son pied – vous voyez ce que je veux dire, et il semblait quelle voulût
toujours nous embêter, faire des choses qui nous ennuyaient. C'est comme ça que ça a commencé.
L'INTERVIEWER : Elle se mettait les doigts dans le nez et balançait son pied ?
LE PèRE : Oui. On lui disait de s'arrêter, mais elle continuait – et elle reniflait lorsqu'on lui parlait. (Il renifle deux fois.) Ça c'était encore
autre chose.

Le père toutefois n'a pas aussi bonne mémoire que sa femme. Nous devons examiner les paroles de la mère de Mary en tenant
compte de l'idée qu'elle se fait d'elle-même et de Mary depuis la naissance de celle-ci. Elle pense que Mary et elle formaient un couple
idéal.

L'INTERVIEWER : Parlez-moi de Mary lorsqu'elle était bébé. Quelle sorte de bébé était-elle ?
LA MèRE : Un bébé toujours content, le genre de bébé dont tout le monde rêve.
L'INTERVIEWER : C'est-à-dire ?
LA MèRE : Elle était toujours contente. Elle ne donnait aucun souci. Elle mangeait tout ce qu'on lui donnait. Dès que vous la regardiez,
elle vous souriait, et elle était très jolie avec ses boucles dorées, ses grands yeux bleus et ses jambes potelées. Elle était propre. Elle
était belle. On la mettait au lit entre 6h30 et 7h le soir jusqu'au moment où elle commença à aller à l'école – elle ne donna jamais aucun
souci. Elle jouait dehors, s'amusait, grimpait sur les murs – hum – on lui donnait une fessée de temps en temps – mais c'était une
enfant absolument normale.

Et d'elle-même la mère dit : « On m'a toujours dit que j'étais la mère idéale. »

L'INTERVIEWER : Qui vous disait cela ?


LA MèRE : Pratiquement tout le monde. Le patron de mon mari disait toujours : « Quelle merveilleuse mère ! » Sa femme disait qu'elle
n'avait jamais vu d'enfants aussi beaux que les miens, aussi sages et aussi charmants. Et ils étaient adorables, sans qu'on ai besoin de
les frapper ou de crier après eux. Ils étaient tout simplement faciles à élever.

La mère s'adresse à Mary [vingt ans au moment des interviews] comme si celle-ci avait trois ans et il semble évident qu'elle l'a toujours
traitée comme un bébé de trois ans, avant comme après cet âge. Elle dit par exemple :

LA MèRE : Je me disais souvent : « Comment arriverai-je jamais à lui apprendre à s'endormir à l'heure ? » Mais dès que nous eûmes
notre maison à nous, je la couchais, je lui parlais, je m'asseyais près d'elle, puis je la laissais pleurer. Au début, elle pleura pendant
presque deux heures chaque soir.
L'INTERVIEWER : Cela se passait entre six heures et dix heures du soir ?
LA MèRE : Oui.
L'INTERVIEWER : Elle se réveillait vers huit heures le matin ?
LA MèRE : Non, elle se réveillait vers 6h30 – elle dormait d'une traite jusqu'au matin.
L'INTERVIEWER : Elle avait à ce moment là à peu près un an ?
LA MèRE : Elle allait avoir un an.
L'INTERVIEWER : Et alors vous vous asseyiez près d'elle ?
LA MèRE : Oui. Je lui disais : « Maintenant sois sage et dors », puis elle se roulait en boule et se mettait à pleurer. C'est-à-dire qu'elle
disait cela plus tard, quand elle a su parler.
L'INTERVIEWER : Je vois. Mais vous, vous lui parliez.
LA MèRE : Je lui parlais sur un ton ferme et lui disais : « C'est l'heure de dormir et Angela dort déjà. » Petit à petit, elle pleura moins et
après trois semaines environ elle ne donna plus aucun souci.

Mme Irwin a aussi la particularité de traiter sa fille comme une infirmière le ferait. A ses yeux, Mary est une petite fille malade qu'elle
doit aider dans ses difficultés parce que c'est son devoir. Pourtant, d'après elle, Mary et elle-même se ressemblaient beaucoup – c'est-
à-dire lorsque Mary était en bonne santé.
LA MèRE : Nous avons à peu près les mêmes goûts, nous aimons à peu près les mêmes couleurs, hum, c'est-à-dire jusque
récemment. - Maintenant les goûts de Mary sont différents, elle aime les gros pulls et les jeans, et moi je n'aime pas cela – mais jusqu'à
ce qu'elle ait environ dix-sept ans, je pouvais acheter n'importe quoi pour elle ou elle n'importe quoi pour moi, c'était toujours ce que
nous voulions, exactement – nous aimions les mêmes choses. Tout alla très bien jusqu'au moment où Mary tomba « malade ». Elle
commença alors à « s'éloigner de moi ». Elle devint égoïste, arrogante, suffisante et insolente.
LA MèRE : Maintenant tout est gâché entre nous. Je ne sais ni ce qu'elle fait ni ce qu'elle pense. Je suis obligée de penser qu'elle est
malade, autrement je ne pourrais pas supporter la situation.
EXTRAIT

« Le père comme la mère s'accordèrent pour nous dire que, jusqu'au moment où elle avait quitté la maison à l'âge de huit ans, Maya
avait été très attachée à son père. Elle le réveillait de bonne heure tous les matins et ils allaient se baigner ensemble. Elle le suivait
partout. A table, elle s'asseyait à côté de lui et, avant de se coucher, faisait toujours sa prière avec lui. Ils partaient souvent faire de
longues promenades ensemble. A l'exception de quelques visites chez elle, Maya vécut loin de ses parents entre huit et quatorze ans.
Lorsqu'elle revint vivre en permanence chez ses parents, ceux-ci trouvèrent qu'elle avait changé. Elle n'était plus leur petite fille. Elle
voulait étudier. Elle ne voulait plus aller se baigner ou faire de longues promenades avec son père. Elle ne voulait plus prier avec lui.
Elle voulait lire la bible toute seule, sans personne à côté d'elle. Elle protestait, lorsque son père s'asseyait près d'elle à table pour lui
exprimer son affection. Elle voulait s'asseoir loin de lui. Elle refusait aussi d'aller au cinéma avec sa mère. A la maison, elle voulait tout
faire par elle-même, comme par exemple (nous dit la mère) laver un miroir sans demander si elle pouvait le faire.

Ces changements chez Maya, que ses parents nous dirent avoir remarqués comme les premiers symptômes de sa maladie, nous
semblent avoir été des expressions de croissance bien normales chez une adolescente. Ce qui est intéressant, c'est la divergence
entre le jugement porté par les parents de Maya sur ces changements et celui que nous portâmes nous-mêmes. Maya pensait que son
problème, en fait la grande tâche de sa vie, était de conquérir son autonomie. « On doit penser pour soi-même, résoudre ses propres
problèmes. Moi, je ne le peux pas. La plupart des gens peuvent assumer et analyser leur vécu, mais moi, je ne le peux pas. La moitié
du temps, j'oublie ce que je fais. Même ce dont je me souviens n'est pas toujours vrai. Et pourtant on devrait résoudre par soi-même
ses propres problèmes. » Ses parents semblent avoir constamment observé d'un oeil anxieux le développement de sa person nalité,
qui exigeait nécessairement des efforts de sa part pour se séparer d'eux et agir selon sa propre initiative. Encore aujourd'hui [Eva a
vingt-huit ans au moment de l'enquête], ses parent s'inquiètent de ce besoin d'autonomie. Par exemple, sa mère lui reprocha
récemment de repasser du linge toute seule, alors que Maya, l'an dernier, fut employée pour le repassage dans une teinturerie et
donna toute satisfaction. Pour M. et Mme Atbott, l'indépendance d'esprit de leur fille est synonyme de « maladie » et implique qu'elle les
rejette. Sa mère dit : « Je suis certaine que mon seul but – c'est de la voir guérir – vous voyez, lorsqu'elle était enfant – même
lorsqu'elle était déjà grande, je pouvais toujours la comprendre quand quelque chose n'allait pas – je pouvais y remédier – mais depuis
sa maladie elle est toute changée – nos relations ne sont plus les mêmes elle est – au lieu d'accepter tout ce qu'on lui dit – par exemple
si je lui avais dit que le noir était noir, elle m'aurait probablement cru, mais depuis qu'elle est malade elle ne croit plus rien de ce qu'on
lui dit. Elle veut tout raisonner toute seule et si elle n'y arrive pas elle n'accepte pas néanmoins mon explication – ce qui évidemment
me fait de la peine. »

« Depuis sa maladie », pour reprendre les termes de ses parents, elle est devenue « difficile ». Elle ne fait plus « comme tout le monde
». Sous ce rapport, son séjour à l'hôpital a d'ailleurs aggravé le problème, quoique Maya, elle, pense qu'il l'a aidée à acquérir une plus
grande indépendance d'esprit qu'auparavant. Etre indépendant d'esprit exige bien sûr qu'on fasse soi-même l'expérience de la vie. Ce
qui pour Maya est « indépendance d'esprit » et « initiative personnelle », est pour ses parents « précocité excessive » et « effronterie ».
Jusqu'à l'âge de dix-huit ans, Maya étudia très sérieusement et réussit à tous ses examens. Elle se réfugiait, dit-elle, dans ses livres
pour échapper à ce qu'elle appelle les « intrusions » de ses parents. L'attitude de ceux-ci devint fort équivoque : ils étaient fiers de leur
fille et l'encourageait dans ses efforts, mais en même temps s'alarmaient à son sujet et étaient peinés de la voir passer tant de temps à
étudier. Ils disaient qu'elle était très intelligente, « peut-être même trop ». Ils pensaient qu'elle travaillait trop. Elle ne profitait
aucunement de la vie, restait constamment assise devant ses livres, et sa mère du un jour y mettre le holà. Elle dit : « En ce temps-là,
nous avions l'habitude d'aller au cinéma – et si je lui disais – enfin, elle me disait quelquefois : « Je ne crois pas que je devrais aller au
cinéma avec toi ce soir, maman, je devrais travailler. » Alors je lui disais : « Vraiment, ce n'est pas gentil. » Ou alors je lui disais que
c'était dommage parce que j'avais très envie d'y aller, ou bien je lui disais : « Bon j'irai toute seule. » Alors elle me répondait : « Oh ! je
vais y aller avec toi. » La plupart du temps, il fallait la forcer. » Lorsque Maya se plaignit à ses parents qu'il l'empêchaient d'étudier, ils le
nièrent et prirent la chose légèrement. Elle ajouta qu'ils l'avaient empêchée de lire la Bible ; ses parents se moquèrent d'elle, et son
père lui dit en riant : « Pourquoi lire la Bible ? On peut trouver les mêmes renseignements dans de meilleurs livres. »

Nous étudierons de plus près maintenant certains des jugements portés sur Maya par ses parents et par les psychiatres. Pendant dix
ans, les psychiatres la décrivirent uniformément, dans divers rapports, comme apathique, repliée, manquant d'affectivité, isolée, hostile
et émotionnellement appauvrie. Ses parents la virent de la même façon. Ils lui avaient tant répété depuis l'âge de quatorze ans qu'elle
n'avait pas de sentiments qu'on pourrait penser qu'elle était immunisée contre ce genre de reproche ; pourtant, elle rougissait parfois ou
se fâchait devant une telle « accusation ». Pour sa part, elle pensait qu'elle n'avait jamais reçu d'affection, qu'on ne lui avait jamais
permis d'en exprimer spontanément et que c'était l'exaspération et la frustration que cela lui causait qui motivait en grande partie ce
qu'on appelait son agressivité – par exemple l'incident qui avait occasionné sa réadmission à l'hôpital huit ans auparavant quand elle
avait, paraît-il, attaqué sa mère avec un couteau.

MAYA : Et pourquoi t'ai-je attaquée ? Peut-être que je cherchais quelque chose qui me manquait – de l'affection ; c'était peut être une
soif d'affection.
LA MèRE : Allons, tu n'en a jamais voulu. Tu as toujours trouvé cela ridicule.
MAYA : Quand m'en as-tu offert ?
LA MèRE : Eh bien, par exemple, si je voulais t'embrasser, tu me disais : « Ne sois pas ridicule. »
MAYA : Tu ne m'as jamais laissée t'embrasser.

Maya expliqua que ses parents ne la considéraient pas, ou ne la « voyaient » pas, comme une « personne », comme « la personne que
je suis ». Elle était effrayée par ce manque de reconnaissance de sa personne et se vengeait d'eux pour se défendre. Cela surprit fort
ses parents qui à aucun moment ne semblèrent comprendre le sens de son accusation. Maya insista sur le fait que ses parents n'a-
vaient pour elle aucune affection réelle : ils ne savaient ni ne voulaient savoir ce qu'elle ressentait, ils ne voulaient pas lui permettre
d'exprimer spontanément de l'affection à leur égard tout simplement parce que cela n'entrait pas dans leur conception des choses « qui
se faisaient ».
Lorsque Maya dit que son esprit s'était ouvert après qu'elle fut devenue indifférente, sa mère répliqua : « Tu étais déjà trop intelligente
bien avant cela. » Elle ne se référait là à aucun trait hypomaniaque chez la jeune fille, qui n'en manifesta jamais avec évidence. Un
autre aspect de son manque de sentiment est éclairé par son insistance à vouloir être prise au sérieux. Ainsi qu'elle le dit, son père « ...
se moquait de ce que je lui disais et je ne comprenais pas le sens de ses moqueries. Je pensais que je parlais sérieusement. Même
lorsque j'avais cinq ans, alors que déjà je pouvais comprendre, je ne voyais pas pourquoi il se moquait de moi. Papa comme maman
étaient toujours contre moi.
« Quand je racontais à papa mes petites histoires en rentrant de classe, il ne les prenait pas au sérieux non plus et me disait de les
oublier. A l'époque, pourtant ils me tenaient fort à coeur – j'avais même des cauchemars. Cela le faisait rire. Il jouait beaucoup avec moi
lorsque j'étais petite, mais cela c'est autre chose. » Sa mère se plaignit de nous que Maya ne voulait pas la comprendre ; son père
pensait la même chose en ce qui le concernait, et tous deux étaient fort peinés que Maya ne se confiât jamais à eux. »
« Il est intéressant de comparer dans le détail la façon dont la mère d'une part, la fille d'autre part commentèrent la prétendue attaque
au couteau de Maya qui précipita la réadmission de cette dernière à l'hôpital. D'après sa mère, Maya l'attaqua sans raison. Elle était
victime d'une résurgence de sa maladie. Maya dit qu'elle ne se souvenait de rien. Mais sans cesse la mère cherchait à obliger Maya à
se souvenir. Une fois cependant, Maya dit qu'elle se souvenait très clairement de l'incident : elle coupait de la viande en tranches ; sa
mère se tenait derrière elle, ne cessant de lui répéter de faire les choses comme il faut et lui rappelant, comme d'habitude, qu'elle ne
les faisaient pas correctement. Alors elle sentit qu'elle perdait patience. Elle se retourna et menaça sa mère avec le couteau, puis le
jeta à terre. Elle ne savait pas ce qui s'était passé en elle. Elle ne regrettait pas son geste, mais elle aurait voulu le comprendre. Elle dit
qu'à cette époque elle se sentait équilibrée et que son geste n'avait aucun rapport avec sa « maladie ». Elle en était responsable. Elle
n'avait pas été conseillée par ses « voix ». De toute façon, dit-elle, les voix n'étaient que ses propres pensées.

Notre idée, c'est que cet épisode serait passé inaperçu dans beaucoup de foyers et aurait été pris pour une banale expression
d'exaspération d'une fille à l'égard de sa mère. Nous ne pûmes trouver aucune facette de la personnalité de Maya qui ne fut niée d'une
façon ou d'une autre. Par exemple, elle pensait qu'elle commença à imaginer des « choses sexuelles » lorsqu'elle revint habiter chez
ses parents à l'âge de quatorze ans. Lorsqu'elle était au lit, elle se demandait si ses parents avaient des relations sexuelles. Elle
commença à s'exciter sexuellement et à se masturber. Elle était cependant très timide avec les garçons et se gardait de les fréquenter.
Elle devint de plus en plus irritée par la présence physique de son père à ses côtés. Elle lui demanda de ne plus s'asseoir près d'elle
lorsqu'elle prenait son petit déjeuner. Elle était effrayée à l'idée que ses parents pourraient se douter qu'elle avait des pensées
sexuelles à leur égard. Elle essaya de leur en parler, mais ils lui répondirent qu'elle se trompait ; qu'elle n'avait pas de telles pensées à
leur égard. Elle leur avoua qu'elle se masturbait et ils lui dirent qu'elle se trompait, qu'elle ne se masturbait pas.

Nous ne pouvons que supposer ce qui se passa alors véritablement ; toutefois, lorsqu'en la présence de notre interviewer Maya dit à
ses parents qu'elle continuait à se masturber, ceux-ci lui répondirent tout simplement qu'elle se trompait, qu'elle ne se masturbait pas
du tout ! Elle se souvenait qu'à l'âge de quinze ans elle commença à concevoir que son père était la cause de ses préoccupations
érotiques et que ses parents essayaient de l'influencer d'une étrange manière. Elle étudia alors plus sérieusement et se plongea dans
la lecture, mais elle commença à entendre ce qu'elle lisait de tête, de même que ses propres pensées. Elle lutta farouchement pour
penser clairement de façon autonome. Ses pensées se pensaient elles-mêmes de façon audible dans sa tête, ses cordes vocales
parlaient pour elle, son esprit avait une partie avant et une partie arrière. Ses mouvements émanaient de la partie avant de son esprit :
elle ne les voulaient pas, ils lui arrivaient tout simplement. Elle perdait complètement conscience d'être l'agent volontaire de ses
pensées et de ses paroles.

Non seulement les parents de Maya contredirent sa mémoire, ses sentiments, ses perceptions, ses mobiles et ses intentions, mais ils
lui attribuèrent aussi des choses fort contradictoires et, pendant qu'ils parlaient et agissaient comme s'ils savaient mieux qu'elle ce dont
elle se souvenait, ce qu'elle faisait, ce qu'elle imaginait, ce qu'elle voulait, ce qu'elle ressentait, ce qui lui faisait plaisir et ce qui la
fatiguait, ils maintenaient ce contrôle sur sa personne d'une manière souvent déroutante. A un moment, par exemple, Maya dit qu'elle
voulait sortir de l'hôpital, mais qu'elle pensait que sa mère essayait de l'y faire rester alors que ce n'était pas nécessaire. Sa mère
répliqua : « Je pense que Maya est – je pense que Maya reconnaît que – euh – chaque fois qu'elle voulait quelque chose de vraiment
raisonnable, j'ai toujours agi – n'est-ce pas Maya – Hein ? (pas de réponse) – Je n'ai jamais fait de réserves – je veux dire que s'il y
avait eu des changements nécessaires, je m'y serais soumise avec plaisir – à moins de quelque impossibilité. » Rien n'aurait pu être
plus étranger à ce que Maya reconnaissait à ce moment-là, et l'on remarquera combien les assertions de sa mère sont déroutantes.
Tout ce que Maya voulait est défini de façon décisive par « raisonnable » et « vraiment ». Mme Abbott naturellement restait l'arbitre 1)
de ce que Maya reconnaissait, 2) de ce que Maya voulait « vraiment », opposé à ce qu'elle aurait pu penser qu'elle voulait, 3) de ce qui
était raisonnable, 4) de ce qui était une réserve ou un changement, 5) de ce qui était une impossibilité. Maya parfois commenta ces
contradictions de façon fort lucide, mais ce lui fut plus difficile qu'à nous. La difficulté pour elle résidait dans le fait qu'elle ne savait pas
si elle devait se fier à – se défier de – ses propres perceptions et sa mémoire ou celles de son père et de sa mère. »

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