Editions Quimette
5, rue d'Urés
75002 Paris
‘Tél. : (1) 42.36.2662
Tous droite eéservés
Editions Quintette
Paris 1989
Depot legal : octobre 1989
ISBN 2 86850 024 2
INTRODUCTION
Notre expérience est d’abord expérience des autres : dans
Paction, le désir, le langage, nous nous situons en rélation avec
un autre dont l’existence semble aller de soi. Cependant, comme
Je temps chez saint Augustin, cette expérience est aussi obs-
cure, lorsqu’on tente de la penser, qu’elle est claire, lorsqu’elle
est vécue. Autrui est alter ego, le prochain : comme moi, c’est
un moi, qui apparait comme une extension, un analogue de
moi-méme ; et pourtant ’est un moi que je ne suis pas, un moi
qui n’est pas moi. Or, le moi peut étre caractérisé par l'iden-
tité de son étre et de son apparaitre : il n’est rien d’autre que
ce qu’il est pour soi. Comment alors ce qui, par définition,
n’apparait qu’a soi-méme peut-il se donner a un autre ? Com-
ment l’ego, en tant que pure immanence, peut-il étre autre, c’est-
-dire comporter une extériorité qui expose & moi ? La rela-
tion & autrui exige une inscription du moi dans I’Etre, une
dimension d’étre qui dépasse la pure intériorité et parait con-
tredire la transparence a soi de la conscience. Inversement, ce
qui pour moi est autre, c’est le monde, qui se caractérise par
Pidentité immédiate a soi, qui repose en lui-méme, qui est objet.
Or, son mode d’étre interdit qu’une conscience puisse s’y mani-
fester : la conscience, pour qui il y a un monde, ne peut étre
située de son cété. L’expression alter ego apparait donc comme
contradictoire : si autrui est autre, il faut le situer du coté du
monde et il cesse alors d’@tre ego ; mais si autrui est un ego,
il se confond avec moi et ne comporte plus aucune altérité.
Face a cette difficulté, deux positions sont possibles. On
peut strictement s’en tenir a ce qui est impliqué par la notion
5de conscience et en conclure qu’il n’y a pas d’autres, que la
conscience est seule. De l’impossibilité de fonder |’ affirmation
de l’existence des autres, un idéalisme rigoureux conclura au
solipsisme, c’est-t-dire & une solitude principelle de la cons-
cience. Mais cette conclusion, rarement assumée, présente au
moins deux difficultés. En tant qu’il se formule, s’explicite, le
solipsisme se situe dans un horizon d’intersubjectivité ; il ne
peut alors rendre compte de son effectivité comme philosophic,
c'est-a-dire comme énoncé adressé a d’autres, Un solipsime
conséquent ne saurait pas méme se formuler et se détruirait
alors comme philosophic. Il faut, d’autre part, interroger la signi-
fication de cette affirmation de solitude. Or, celle-cin’a de sens
que sur fond d’une relation originaire aux autres: étre seul,
c'est se rapporter a autrui, sur le mode de la Jacune ou de I’ab-
sence. En cela, une solitude véritable ne pourrait pas méme
se reconnaitre comme telle : autrui ne posséderait méme pas
le mode de présence permettant d’en affirmer au moins I’ab-
sence. Un solipsisme rigoureux ne peut donc méme pas s’énon-
cer comme solipsisme.
Il est alors plus conséquent de reconnaitre la présence
des autres, puisqu’en la niant, le solipsisme l’affirme encore.
Lattitude la plus courante consiste & prendre acte de cette
expérience originaire et a affirmer existence effective des
autres, comme pluralité de consciences insulaires. De méme
qu'il y a des choses qui reposent en elles-mémes, qui sont
en soi, il y a des autres. Mais encore faut-il fonder cette
affirmation, Il est vrai que la philosophie traditionnelle, qui
ignore le point de vue de la conscience et ne subordonne
pas I’Etre aux conditions de notre connaissance, ne rencontre
pas le probléme d’autrui. L’étre que je suis est caractérisé
par Phumanité, qui est congue comme une nature, une essence.
Or, en tant qu’essence, I’humanité appelle par principe une
pluralité d’exemplaires : individu n’étant que la réalisation
6
effective d’un genre, il est originairement en relation avec
d’autres individus du méme genre. Mais, dés lors que la philo-
sophie s’écarte de ce point de vue métaphysique et tente —
déja avec Descartes — d’aborder I’Etre & partir de l'expé-
rience, c’est-A-dire de la conscience, elle ne peut éviter la ques-
tion du fondement de son affirmation d’autrui. Comment puisje
connaitre un étre qui, en tant que pure intériorité, est, par prin-
cipe, inaccessible ? Une telle connaissance ne peut étre qu’indi-
recte: elle sera fondée sur ce qui, de lui, peut m’apparaitre,
& savoir sur son corps. Seule une inférence analogique peut
rendre compte de la connaissance d’autrui. En vertu de la res-
semblance objective entre mon corps et celui d’autrui, en vertu,
d’autre part, de la relation vécue entre mon corps et ma cons-
cience, relation qui le qualifie précisément comme mien, on
conelura a la présence d’une conscience « dans » cet autre corps.
Puisque mon corps est « associé » & une conscience, tout corps
qui lui ressemble sera corps dune autre conscience. Il revient
a Max Scheler et, par la suite, 4 Merleau-Ponty, d’avoir mis
en évidence les problémes que pose un tel raisonnement. Ils
sont au moins de trois ordres. La psychologie a établi que
Venfant entretient originellement une relation avec les autres,
eLen particulier avec la mére. II comprend immédiatement les
expressions humaines, et cette compréhension précéde et fonde,
par ’intermédiaire du langage, son rapport une nature objec-
tive. Or, I’hypothése d’un raisonnement analogique parait bien
peu compatible avec la spontanéité de la compréhension d’au-
Lrui ; en réalité, enfant n’est pas en mesure d’cffectucr unc
telle inférence. Il est vrai qu’il peut se tromper sur la significa-
tion des expressions percues, mais il est certain qu’il pergoit
des expressions humaines, et ’usage du raisonnement permet-
tra seulement, par la suite, d’approfondir la signification de
ces expressions. Il faut ajoutcr que, outre l’aptitude & raison-
ner, manque la comparaison sur laquelle repose l’analogieVenfant ne dispose pas immédiatement d’une image objective
de son propre corps, et quand bien méme il la posséderait, elle
n’attesterait qu’une faible ressemblance vis-i-vis du corps de
Yadulte. En second lieu, I"hypothése de I’inférence requiert
@abord qu’une comparaison puisse étre effectuée. Or, si ma
perception du corps de I’autre est essentiellement visuelle, la
perception de mon corps est trés lacunaire sur le plan de la
vision : elle se caractérise par le fait que je ne peux « en faire
le tour ». J'ai de mon corps un sentiment intérieur, tout & fait
spécifique, que les psychologues appellent cénesthésie. I] faut
donc d’abord comprendre comment une comparaison peut s’éta-
blir entre un corps connu visuellement et un corps vécu de
maniére interne : mon corps et celui d’autrui se donnent selon
des modalités tellement différentes qu’elles interdisent une cor-
rélation objective. Il y a, en troisiéme lieu, une objection de
principe. A supposer méme que je puisse reconnaitre une res-
semblance, elle ne me permettrait d’inférer que la présence de
ma conscience en |’autre, mais nullement celle d’une autre cons-
cience. Dés lors que l’affirmation d’autrui repose sur un rai-
sonnement, elle revient & une projection de ma conscience en
lui et non a la découverte d’une autre existence. Ainsi, ’hypo-
thésé du raisonnement par analogie ne peut en aucun cas ren-
dre compte de notre expérience d’autrui. Si vraiment autrui
se présentait d’abord & moi comme un corps objectif, aucun
aspect ne suffirait 4 me convaincre de l’existence d’une cons-
cience : je pourrais toujours avoir affaire 4 un mannequin extré-
mement élaboré. Le corps d’autrui ne se donne pas comme le
signe, a interpréter, d’une autre conscience, mais immédiate-
ment comme présence d’autrui. Le raiconnement par analogie
suppose finalement ce qu’il prétend fonder, car on ne peut infé-
rer une autre conscience a partir d’un corps que si ce corps
se donne d’emblée comme corps d’autrui.
La difficulté parait insurmontable. D’un cété, je ne peux,
par principe, accéder une autre conscience ; et il faut noter
que, si c’était le cas, ma conscience et celle de Pautre n’en
feraient qu’une, de sorte que parler d’autrui serait dépourvu
de sens. Mais, d'autre part, comme le montre la critique de
Vanalogie, ’expérience d’autrui ne peut procéder du monde
objectif. II semble donc que, loin d’étre une expérience parmi
autres, autrui met en question l’opposition dans laquelle !’ex-
périence se trouve pensée, a savoir celle du sujet et de l’objet.
Prendre acte de la certitude d’autrui, c’est alors reconnaitre
un mode d’étre qui échappe autant & Pimmanence de la cons
cience qu’a Pextériorité pure de la chose. Autrement dit, ’ex-
périence d’autrui appelle ct exclut a la fois une philosophie
de la conscience. Elle l'appelle car, en tant qu’ego, autrui ren-
yoie & moi, se donne comme un « double » de moi-méme, e’est-
a-dire témoigne de cette intériorité dont je suis d’abord
Pépreuve. Mais elle l’exclut tout autant, car 'immanence de
la conscience la situe devant un monde d’ objets, au sein duquel
un autre pour-soi ne peut jamais paraitre. L’expérience d’au-
trui est donc cette expérience qui nous invite a interroger le
sens méme de l’expérience et & approfondir la notion de cons-
cience par-dela la pure intériorité par laquelle elle fut d’abord
définie. Au lieu d’aborder le champ de l’expérience & partir
dune définition préalable du cogito, il faut ressaisir les caté-
gorics de conscience et d’objet depuis l’expérience elle-méme,
depuis cet autre moi qu’elle nous dévoile. Seule une philoso-
phie qui se veut de part en part fiddle a ’expérience telle qu’elle
est vécue peut alors prétendre rendre compte de l’apparition
@autrui. C’est 18 la voie qu’a empruntée la phénoménologie.PREMIERE PARTIE
La face
1, La conscience constituante et le probléme d’autrui
Tl revient & E. Husscrl (1859-1938) d’avoir tenté, pour la
premiere fois, de restituer l’expérience effective d’autrui, sans
en ignorer les aspects contradictoires. Afin de rendre compte
de son approche du probléme, il est nécessaire de la situer dans
le contexte général de la démarche phénoménologique. Il s’agit
pour Husserl de rendre compte de la signification de notre expé
rience, c’est-a-dire d’interroger le sens d’étre de ce qui est. Nous
vivons spontanément dans la conviction qu’il y a un monde exis-
tant, reposant en lui-méme comme une unique réalité spatio-
temporelle, comme une nature. Nous vivons dans la certitude
spontanée d’appartenir nous-mémes, comme étres réels, a cette
nature, et que notre rapport a elle procéde dune relation elle-
méme réelle : la connaissance est immédiatement congue comme
relation intra-mondaine, efficace d’une substance sur une autre.
Telle est l’attitude spontanée, que Husserl qualifie d’attitude
naturelle. La question est alors la suivante : cette détermina-
tion immédiate de l’expérience, sous la forme d’une nature en
soi, en exprime-telle le sens véritable ? La réponse passe par
une décision méthodologique que Husserl appelle époché ow
réduction phénoménologique, et qu’il définit comme suspen-
asion, « mise en parenthéses » de la croyance au monde. II ne
s’agit pas, comme le fit Descartes, de douter de l’existence du
monde ; celle-ci est incontestable en tant que phénoméne, nous
éprouyous qu’il y a un monde. En effet, en niant le monde dans
un doute méthodique et hyperbolique, Descartes s’interdit d’ac-
céder a son sens d’étre véritable, car dans cette négation est
comprise l’affirmation implicite d’une certaine modalité d’exis-
tence du monde. En se demandant si le monde est, il s’interdit
de comprendre comment le monde existe. II s’agit seulement,
afin de ne rien présupposer, de cesser d’adhérer & cette certi-
tude naturelle, de se dégager de la vie spontanée, afin d’en com-
prendre la signification veritable.
Or, cette neutralisation de la thése naturelle ne modifie
en rien la présence effective d’un monde ; alors méme que je
cesse de croire au monde comme existence en soi, ma cons-
cience demeure conscience d’un monde. L’existence naturelle
n’est donc rien pour le monde : celui-ci tient son etre de monde
non pas de l’existence naturelle, mais de la conscience a laquelle
il apparait. Le monde n’a pas d’autre sens d’étre que d’étre
pour une conscience, il n’y a rien d’autre en lui que ce qui est
yisé en lui: il est phénoméne. Que le monde ait pu étre vécu
comme un en-soi par l’attitude naturelle ne signifie pas qu'il
subsiste effectivement en soi, mais seulement que, prisonniére
du monde, captée par lui, la vie naive de la conscience s’ou-
blie comme vie de conscience, ignore son ceuvre permanente,
a laquelle la présence du monde est suspendue. Lorsque je réflé-
chis, lorsque je romps mon engagement immédiat dans le
monde, je découvre non pas une nature reposant en elle-méme
et dont la conscience ne serait qu’un moment, mais une réalité
qui s’épuise dans le fait de se présenter & la conscience ; le
monde n’existe pas d’abord par lui-méme pour se présenter
« aprés coup » & la conscience : il n’est lui-méme que dans la
mesure ot il se manifeste. Encore faut-il préciser la significa:
tion de cette conscience. Si |’existence en soi du monde se trouve
12
annulée, son existence comme monde n’est pas compromise
saisir le monde comme sa phénoménalité ne peut alors signi-
fier qu’il se réduise a une représentation dans la conscience,
ni que celle-ci ait un contenu. Dans la perspective cartésienne,
la conscience était située sur le méme plan que le monde ; le
monde était implicitement posé, dans le doute, comme existence
en soi et le cogito demeurait lui-méme tributaire de cette exis-
tence, de sorte qu’il était pensé comme une sphére close sur
elle-méme, une chose qui pense, et la connaissance décrite
comme représentation. Husserl découvre au contraire que, dans
la mesure od le sens du monde consiste a étre pour une cons-
cience, celle-ci ne saurait posséder le méme sens d’etre que le
monde : la conscience n’est pas chose du monde, substance,
mais condition, origine du monde. Ainsi, le monde renvoie, par
essence, a une conscience, mais l’étre de la conscience, c’est
de se rapporter au monde, c’est l’intentionnalité. Il n’y a pas
une conscience qui, par ailleurs, prendrait connaissance du
monde, mais une conscience qui n’est elle-méme qu’en sortant
d’elle-méme vers le monde, qu’en « s’éclatant », selon la for-
mule de Sartre, dans le monde. Le monde ne se soutient que
d’étre pour une conscience, qui ne se soutient elle-méme que
de se rapporter a Ini ; aussi la conscience n’a-telle pas d’autre
contenu que le monde qu’elle vise. « Toute conscience est cons-
cience de quelque chose », en cela que chacun des termes repose
sur la relation qui les articule.
L’entreprise de Husserl consiste 4 montrer comment le
monde, en toutes les dimensions que ’expérience révéle, se cons-
titue dans la conscience. Husserl décrit cette constitution comme
une donation par esquisses. Le monde ne subsiste pas hors de
la conscience, au sens d'une transcendance réelle : tout objet
est unité de sens pour la conscience, noéme. Mais I’absence
de transcendance réelle ne signifie pas immanence représen-
tative du monde : en cette conscience, le monde demeure monde,
c’est-A-dire posséde une transcendance intentionnelle. En cela,
13le nodme n’est pas possédé actuellement, pleinement par la cons-
cience ; il s’esquisse, s’annonce & travers des aspects, des pro-
fils proprement sensibles (hyl2), qui manifestent la chose tout
en en préservant la trauscendance.
Ici surgit le probleme d’autrui, sous la forme d’une objec-
tion que se présente Husserl. Si le monde est constitué dans
la conscience, si le sens d’étre du monde réside dans lego trans-
cendantal, la phénoménologie ne tombe-t-elle pas sous l’accu-
sation de solipsisme ? Le monde sc donne ecrtes comme monde,
mais c’est encore & un ego qu’il se donne : récuser ’immanence
représentative ne nous fait pas pour autant sortir de la cons-
cience, la démarche transcendantale exposée jusqu’ici ne sai-
sit pas le monde a un niveau de transcendance tel que d’au-
tres ego puissent y apparaitre, En effet, le monde n’est pas seu-
lement vécu comme pour moi, mais comme ce qui se donne
ad’autres, c’est-A-dire aussi comme en soi, et la réduction trans-
cendantale ne parait pas étre en mesure de retrouver cette expé-
rience. II n’est bien sir pas question de revenir & la thése natu-
relle : ’expérience des autres ne renvoie pas phis A existence
ensoi d’autrui que expérience du monde ne renvoyait A Pexis-
tence en soi des choses. Comme tout ce qui est, autrui doit étre
constitué dans la conscience. Seulement, autrui représente une
transcendance en quelque sorte supérieure & celle du monde
phénoménal : il a pour sens d’étre d’exister hors de moi, de
transcender la sphere de l’ego. Si la phénoménologie veut échap-
per au solipsisme, elle doit done comprendre comment l’ego
transcendantal peut constituer, en lui, un autre ego existant
hors de lui. Le probléme d’autrui est ici posé avec une extréme
acuité : il s’agit de ne renoncer ni 4 l’exigence descriptive, selon
laquelle les autres existent hors de moi, ni & ’exigence phé-
noménologique, qui veut que tout ce qui est soit constitué
en moi.
Que recouvre exactement l’expérience d’autrui? Elle
4
comporte en réalité trois dimensions. Tout d’abord, j’ai affaire
A des autres, non pas seulement comme des objets du monde,
mais comme des sujets transcendantaux, au méme titre que moi.
Mais d’autre part, en tant que sujets pour ce méme monde,
les autres déterminent une nouvelle couche de sens, celle de
la transcendance objective. Le monde se donne & moi comme
étranger a moi, car habité par d’autres, de sorte que je me vis
aussi comme objet pour autrui, comme appartenant a ce monde
que pourtant je constitue. Enfin, l’existence d’autrui détermine
l’expérience d’un monde culturel — outils, ceuvres, traditions
— qui renvoie explicitement a la vie d’autres subjectivités.
Autrui joue done un réle capital : ’épaisseur de présence du
monde, l’excés qu’il manifeste vis-i-vis de la sphére égologi-
que reposent entigrement sur l’expérience des autres
consciences.
2, L'apprésentation analogique
Husserl procéde alors a une seconde réduction, consistant
4 faire abstraction de tout ce qui se donne comme étranger
au moi, & dégager par conséquent une sphére propre au moi,
une sphére d’« appartenance ». Comment comprendre cette
réduction ? N’étions-nous pas déja situés dans la sphére du moi ?
Certes, mais le monde de ce qui est pour moi comporte plu-
sieurs dimensions, et en particulier une couche de sens qui le
définit comme étranger. I] est done nécessaire de franchir un
pas supplémentaire, en tentant de constituer, au sein méme du
monde réduit, cette couche de sens ; ce qui revient a dévoiler
un niveau plus originaire du moi, qui englobe non plus le champ
phénoménal en son entier, mais ce qui est propre au moi. A
partir de ectte nouvelle délimitation pourra étre conquis le non-
moi en son sens véritable. I] s’agit finalement de marquer une
1sligne de partage, au sein de la conscience, entre ce qui lui est
propre et ce qui ne l’est pas, afin de dégager les fils intention-
nels qui, d’elle-méme, conduisent & autrui.
La sphére du propre est constituée par le corps vécu, que
Husserl appelle chair (Leib), champ des sensations et des sen-
timents, et par la nature propre, corrélative du corps vécu, c’est-
acdire par le monde tel qu’il est donné a la sensation avant toute
détermination d’objectivité. La question se pose donc ainsi:
« comment se fait-il que mon ego, a l’intérieur de son étre pro-
pre, puisse, en quelque sorte, constituer ‘“I’autre justement
comme lui étant étranger’’, c’est-a-dire lui conférer un sens exis-
tentiel qui le met hors du contenu concret du “‘moi-méme”’ con-
cret qui le constitue » (Husserl, Méditations cartésiennes, trad.
Peiffer Lévinas, p. 78).
‘Au sein de la sphére propre, l'autre ne se présente pas lui-
méme ; il ne peut apparaitre que médiatement, se donner qu’&
travers autre chose que lui-méme:: il est, dit Husserl, appré-
senté, La chose s’esquisse dans des aspects, de telle sorte que
Von peut en cen faire le tour», que tout aspect peut étre
confirmé par un nouvel aspect, selon un processus d’explicita-
tion au terme, infini, duquel elle peut se donner elle-méme. En
tant qu’unité de sens, la chose est donc indiquée directement,
présentée en chaque profil. Le propre d’autrui, au contraire,
c’est que je ne peux «en faire le tour » : il se donne de telle
sorte qu’aucune explicitation, a ’horizon de laquelle il parai-
trait lui-méme, n’est possible. Autrui existe donc comme absent,
mais comme absent il se présente. La question est alors la sui-
yante : travers quoi autrui est-il apprésenté, en quelle pré-
sence son absence figure-t-elle, et qu’est-ce qui motive, d’autre
part, cette apprésentation ?
‘Au sein de ma sphére propre, autrui ne peut se donner
que comme son corps ; c’est la ce qui, de lui, est mien. D’autre
part, « seule une ressemblance reliant dans la sphere primordiale
16
cet autre corps avec le mien, peut fournir le fondement et le
motif de concevoir par analogie ce corps comme un autre orga-
nisme » (Méditations cartésiennes, p. 93) Cependant, il est capi-
tal de comprendre que cette apprésentation ne se confond pas
avec un raisonnement. La démarche ne consiste pas, comme
le proposait le réalisme, & se donner ’existence d’autrui pour
se demander ensuite par quel acte elle peut étre connue. I s’agit
de montrer comment autrui se constitue, comment la conscience
peut avoir cet « objet », bref de comprendre I’ expériénce elle-
méme. L’enfant qui reconnait l’usage d’un objet ne ressaisit
pas cet usage sur un objet similaire a partir d’une comparai-
son effective. Le second objet est immédiatement appréhendé
selon le sens du premier, le sens de celui-ci est transposé sur
celui-la. Telle est ’analogie qui découvre autrui. I] y a non pas
une inférence, mais, dit Husserl, un « accouplement originaire »,
une formation en paire (Paarung), telle que le corps d’autrui
qui se présente dans ma sphere propre est aussitét saisi selon
le sens accordé & mon propre corps, a savoir comme corps vivant,
corps d’autrui. La donation d’antrni est done une perception
plutét qu’une connaissance : aucun acte intellectuel ne se sura-
joute & la perception de son corps, mais celui-ci parait habité
par une conscience parce que a la faveur de cet accouplement
originaire, ego transpose son existence d’ego, transgresse sa
sphére propre, présente une absence en s’absentant de Ini-méme.
La synthése qui articule mon corps au corps de l’autre, confé-
rant a celui-ci le sens de celui-la, n'est pas proprement active
— autrui demeurerait alors une unité de sens dans lego —
mais synthése passive : a la faveur de l’apparition de certains
objets dans son champ, l’ego est dessaisi de lui-méme, circon-
yenu, et se trouve alors en présence d’un autre lui-méme.
S’il est vrai qu’il ne s’agit pas ici d’un raisonnement par
analogie, il ne faut pas en conclure pour autant que cette appre
sentation soit douée d’une validité immédiate. Rentrant chez
Wmoi un soir, je crois avoir affaire & quelqu’un qui m’attend dans
la pénombre et je découvre, en m’approchant un peu plus, que
ce n’était qu’une veste suspendue au porte-manteau. II faut done
comprendre comment I’expérience d’autrui ne se produit pas
«a vide », comment, conformément aux faits, « le sens trans-
féré est accepté comme ayant une valeur existentielle, comme
ensemble de déterminations “‘psychiques” du corps de I’au-
tre, tandis que celles-ci ne peuvent jamais se montrer en elles-
mémes » (M.(, p.96) Tout comme i’expérience de la chose, la
donation d’autrui exige un mode de confirmation, de telle sorte
que V'ego soit effectivement arraché de sa sphére propre.
Qu’autrui demeure, en tant que tel, absent ne dispense pas de
comprendre comment cette absence s’esquisse, en tant
qu’absence. Husserl répond : « La chair d’autrui s’annonce dans
la suite de l’expérience comme étant véritablement chair, uni-
quement par son comportement changeant, mais toujours
concordant » (M.C., p.97, tad. Ricwur). La confirmation ne peut
en effet procéder d’une mise en présence d’autrui lui-méme :
elle demeure elle-méme indirecte, c’est-&-dire ne porte que sur
des présentations au sein de la sphére propre. Mais la cohé-
rence de celles-ci, le déroulement du comportement, vient rem-
plir et confirmer la teneur existentielle de cc qui est apprésenté
en ces présentations. Cette forme immobile au pied de l’arbre
se confirmera comme présence de quelqu’un d’autre lorsque,
se levant, elle fera un geste pour se protéger du soleil.
Il reste & comprendre la constitution de la transcendance
objective & partir de celle d’autrui. Il suffit ici d’en évoquer
le principe. En apprésentant autrui, le corps qui apparait la-
bas dans ma sphére propre se donne comme un ¢ ici », comme
le lieu d’une expérience du monde. Au sein méme de mon
monde surgit done une perception qui porte sur cela méme que
je pergois et lui confére alors la dimension de Pobjectivité. L’au-
tre n’est pas atteint comme une sphere d’intériorité distincte
18
de son corps percevant : alors il faudrait distinguer le monde
pour moi, dont fait partie le corps d’autrui, de son monde a
lui, inaccessible, et rien ne me garantirait leur identité. Or, l'ap-
présentation nous conduit au-dela de opposition entre le carps
d’autrui apparaissant dans mon monde et sa conscience ; tout
en étant encore mien — et en cela c’est mon monde que l’au-
tre pergoit —, le corps de l'autre est déja corps d’un autre,
et en cela mon monde est monde pour les autres, monde objec-
tif, Comme le dit bien P. Ricoeur: « On peut surprendre le
moment oii sont encore inséparables I’élément présenté (le corps
vu la-bas) et l’élément apprésenté (autre qui sy annonce). A
ce moment de l’indivision du méme et de l’autre, c’est une seule
et méme réalité qui appartient A ma sphere propre et qui indi-
que une autre existence » (A I’école de la phénoménologie, p.214).
3. Difficultés : Vintuitionnisme de Husserl
L’analyse de Husserl constitue le point de départ incon-
tournable de toute réflexion sur autrui, ne serait-ce que parce
que le probléme y est posé selon toute son acuité. Mais peut-
on considérer pour autant cette analyse comme satisfaisante ?
En distinguant l’apprésentation analogique de toute inférence,
Husserl se situe au plus prés de l’expérience et tente de rendre
compte du caractére immédiat, irréductible, de Papparition
d’autrui. Mais cette expérience, que Husserl reconnait comme
un fait, ost-elle compatible avec les catégories dane lesquelles
elle se trouve décrite ? En réalité, la difficulté de principe énon-
cée au commencement — comment un autre que moi peut-il
se constituer en moi — n’a pas été surmontée. Le moi est saisi
tel qu’il fut mis en évidence au niveau de la constitution de
la chose, ¢’est-A-dire comme moi intuitif. Autrui est alors devant
moi: présent en face de moi, il est présent comme sa face,comme une forme corporelle définie, finalement comme un objet
du monde. La transgression intentionnelle devient alors incom-
préhensible. Pourquoi la concordance entre les aspects de cette
face, ¢’est-A-dire le déroulement du comportement, en vient-elle
a indiquer une autre conscience et non plus un autre objet ? Com-
ment, au sein méme de ce qui se présente d’abord comme objet,
peul se produire cet arrachement par lequel cet objet devient le
lieu d’une autre conscience ? L’abime entre la présentation objec-
tive du corps de autre et 'apprésentation d’autrui luiméme parait
infranchissable : situé en face d’une conscience, autrui ne peut
apparaitre comme la conscience qu’il est. Husserl ne parait pas
tre en mesure de fonder véritablement la différence entre une
apprésentation et un raisonnement analogiques : explicitée sur
un mode intuitionniste, celle-la raméne les difficultés de celui-ci.
Comment l’analogie peut-elle déterminer la position d’une trans
cendance, alors que, reposant sur une resemblance sur le plan
des objets, elle parait ne pouvoir fonder que le transfert d’un sens
objectif ? En tant qu’elle procéde d’un ego, Panalogie demeure
prisonniére du monde objectif et ne peut en quelque sorte empor-
ter ego qui Peffectue : parce qu’il demeure sujet de analogie,
Pego s'excepte de l’analogie.
Husserl tente certes de ressaisir autrui au plus prés de l’ex-
périence ot il se dévoile, mais l’explication a lieu sur un plan
intuitif qui impose le recours a l’analogie et en raméne les dif-
altés. Autrni apparatt alors comme im point limite de la phé-
noménologie, ot sa propre possibilité se trouve mise en ques-
tion : en lui s’accuse une tension, sans conciliation possible,
entre ’exigence descriptive, qui le saisit comme transcendant,
et ’exigence intuitive, qui abolit cette transcendance. Si autrui
doit paraitre, ce ne peut-étre de face. Faut-il alors maintenir
le principe du caractére intuitif, objectif de toute présence ou
au contraire, sur la foi de l’expérience des autres, rechercher
la possibilité d’une phénoménalité, d’une expérience qui ne soit
pas synonyme d’objectivation ? %
%
20
DEUXIEME PARTIE
Le regard
1. L’expérience d’autrui comme rapport d’étre
Revenons a l’expérience d’autrui, au lieu de P'aborder &
partir d’une notion de la conscience élaborée au niveau de son
contact avec I’ objet. L’expérience d’autrui est celle d’une ren-
contre: il ne s’agit donc pas de se demander comment la
connaissance d’autrui est possible, mais d’expliciter le sens de
cette rencontre. II y a, dit Sartre (1905-1980), un cogite qui con-
cerne autrui, une conscience qui me donne immédiatement
Texistence d’autrui, tout comme le cogito cartésien révéle immé-
diatement l’existence de ma conscience. II n’est certes pas ques-
tion d’abandonner le point de vue de la conscience : autrui ne
me sera jamais donné tel qu’il est présent a lui-méme, et si nous
prouvions cela, nous prouverions trop, car avec la fusion de
son ego et du mien disparaitrait son altérité. La séparation entre
moi et autrui reste insurmontable, il n’y a aucun point de vue
supérieur permettant de totaliser notre relation. Mais qu’autrui
renvoie A ma conscience ne signifie pas que ma relation & lui
soit de l’ordre de la connaissance. L’ alternative n’est pas entre
une coincidence de nos consciences, oti son altérité serait abo-
lie, et une apprésentation intuitive od l’autre tomberait au plan
de objet. C’est seulement dans la mesure oi on identifie
21conscience et connaissance que l’on est conduit & rechercher
autrui sur le plan de l’objet. Or, si autrui renvoie 4 ma cons-
cience, c’est dans son étre méme que celle-ci est concernée par
lui, c’est en elle-méme, comme une dimension de son étre pré-
cédant la connaissance, qu'elle doit trouver autrui. De méme
que Pidée d’infini permettait A Descartes de mettre en évidence
Ja transcendance divine au sein méme de l'immanence du cogito,
il faut trouver, au coeur de la conscience telle qu’elle est vécue,
une dimension qui la rejette vers l’extériorité d’autrui. Parce
que la relation de la conscience & autrui est d’étre et non de
connaissance, son immanence vécue n’entraine pas la négation
de toute transcendance. Ainsi, c’est au fond d’elle-méme que
Ja conscience doit trouver non pas des raisons de croire & autrui,
mais autrui Iui-méme, comme celui qui n’est pas moi : « Cha-
cun doit pouvoir, en partant de sa propre intériorité, retrouver
Vétre d’antrui comme une transcendance qui conditionne l’étre
méme de cette intériorité » (Sartre, |’Etre et le Néant, N.R.F.
1943, p.300). Comprendre I’existence d’autrui exige donc seu-
lement de distinguer une négation interne d’une négation
externe. Autrui n’est pas moi ; mais cela ne signifie pas qu’il
repose en Iui-méme comme une substance, séparé de moi par
une distance infranchissable, par un néant subsistant en soi.
Cette négation qui définit autrui n’est pas l’envers d’une posi-
tion au sein de I’Etre : elle est une négation mienne, qui m'‘ap-
partient alors méme que je la subis, une dimension de la cons-
cience. Autrui n’est done pas la négation de mon expérience,
mais mon expérience dune négation.
Les conditions de l’expérience d’autrui sont alors données
par ce qui est impliqué dans la notion de conscience. Autrui
est un autre sujet et le propre du sujet, c’est qu'il est situé en
face du monde, qu’il a des objets, bref qu’il voit le monde. C’est
pourquoi autrui ne peut apparaitre devant moi. Or, mon expé-
rience d’autrui n’a de sens que comme expérience d’un autre
*
22
sujet: accéder autrui signifie done étre objet pour lui, étre
vu par lui. Conformément au sens méme de l’alter ego, I’expé-
rience d’autrui est celle d’un regard. La démarche sartrienne
ue consiste pas & récuser l’idéalisme, mais & en assumer au
contraire toutes les conséquences : au lieu de rechercher en vain
un passage de moi-sujet & autrui-objet, il faut partir de la sub-
jectivité d’autrui et définir Pexpérience que j’en fais par l’ob-
jectivité qui en est corrélative. Seulement, cette objectivation
ne signifie pas ma disparition comme conscience, ma dégrada-
tion au plan de l’en-soi : elle demeure négation interne et fait
Vobjet d’une expérience spécifique. Bref, l'expérience d’autrui
ne peut avoir pour fondement que I’épreuve de mon étre pour
autrui : loin que Pépreuve de mon objectivation repose sur l’ap-
préhension d’autrui dans le monde, cette demniére doit renvoyer
a Pexpérience du regard.
La notion de regard ne doit donc pas étre comprise en un
sens empirique, comme une propriété d’un étre apparaissant
dans le monde, comme une faculté des yeux. L’appréhension
du regard se produit toujours sur fond d’une disparition des
yeux : je ne peux a la fois voir les yeux de l'autre et voir qu’il
me regarde. Dés l’instant o& on me regarde, il m’est impossi-
ble d’adosser ce regard sur un étre du monde, de le saisir a
sa source ; et, si je me retourne pour tenter de l’affronter, je
me fais regard & mon tour et retombe alors sur une face doit
tout regard est absent. L’expérience du regard n’est qu’expé-
rience de mon étre-regardé. II suit de l& que si, le plus souvent,
elle est associée & une forme empirique déterminée, qualifiée
comme face, elle peut procéder d’un tout autre événement. Lors-
que je rampe dans les fourrés afin de ne pas étre « repéré »,
et que soudain s’allume une maison sur le coteau, je me sens
objectivé et cette lueur est alors un regard. Lorsque, par jalou-
sie, j’épie ce qui se passe derriére une porte, le bruit des pas
dans le couloir est bien un regard. Celui-ci ne désigne done
23en aucun cas un événement empirique, mais la modalité méme
du surgissement d’autrui comme sujet.
2. La honte
Sartre nomme honte ’expérience dans laquelle le regard
se découvre. Elle qualifie précisément ce cogito en lequel l’exis-
tence d’autrui est donnée immédiatement et certainement. En
effet, la honte est bien une certaine conscience, ou je me décou-
vre moi-méme : elle est toujours honte de soi ; mais elle est struc-
turellement honte de soi devant autrui : j’y suis révélé & moi-
méme comme ce que je suis a ses yeux, je m’y apergois comme
m’échappant vers autrui. Reprenons l’exemple de la situation
de jalousie. On peut la décrire en termes d’intentionnalité : les
événements objectifs « provoquant » ma jalousie ne sauraient
étre distingués de la conscience jalouse que j’en prends, ’est
au contraire par cette jalousie méme que je les fais exister. Mais,
dans cette mesure, je n’ai pas connaissance de cette jalousie
je ne me sais pas jaloux, je suis au monde sur le mode de la
jalousie, et celle-ci ne se distingue donc pas de l’action d’écou-
ier a la porte. Elle n’est pas un vécu ou un contenu de cons-
cience, mais l’appréhension d’une propriété a méme le monde,
Pune situation of je suis trompé. Ainsi, en tant qu’elle est pure
ouverture au monde, la conscience ne posséde aucune consis-
tance propre, rien ne vient s’interposer en elle, la séparer d’elle-
méme ; et c’est justement parce qu’elle a la transparence d’une
pure intériorité quelle peut s’ouvrir A l’extériorité, étre cons-
cience de quelque chose, ahsorher le monde en étant absorhée
par lui. La conscience peut étre définie comme rapport immé-
diat a soi, comme conscience irréfléchie. Elle est par conséquent
impersonnelle : elle n'est pas méme mienne, ne jouit pas de
la consistance lui permettant de s’éprouver comme « moi ».
4
Lorsque je cours aprés le bus il n’y a aucun moi dans cette
conscience, mais seulement « le bus-devant-étre-rejoint ». Ainsi,
pure extériorité a soi, la conscience irréfléchie est sans intimité,
sans habitant ; elle a l’impersonnalité du monde vers lequel elle
ouvre.
L’apparition d’autrui, qui se marque ici par le bruit des
pas dans le couloir, correspond a une transformation radicale
de la conscience irréfléchie : un moi surgit au sein de celle-ci.
Toutefois, contrairement & ce qui advient dans la réflexion, ce
moi ne m’est pas connw: j’en fais certes l’expérience, mais
comme d’une réalité qui m’échappe. Je ne peux passer de l'autre
cdté du spectacle, afin d’en prendre possession ; ce moi se donne
précisément comme ce qui n’est que pour autrui, comme fuite
de ma cubstance vers lui, et j’en suis done séparé par toute
la liberté d’autrui. Ce moi surgissant au sein de la conscience
irréfléchie est de ordre du non-révélé : il demeure totalement
indéterminé quant a ce qu'il est, et cette indétermination est
portée par le regard d’autrui. Il ne faut cependant pas oublier
Ja seconde dimension de la honte, et concevoir ce moi comme
une image dans I’esprit d’autrui, une représentation qui ne me
concernerait pas. La honte que j’éprouve lorsque s’entend le
bruit des pas est reconnaissance de ce moi qu’autrui me fait
tre, ici d’un moi jaloux. Je fais l’expérience de ce moi préci-
sément comme mien, comme qualifiant mon étre ; mais parce
que cette expérience n’est pas une connaissance, ce moi peut
me renvoyer & autrui comme & sa source. Ainsi, d’un cdté, j’en-
tretiens avec ce moi un rapport d’étre : il n’est pas autre que
ma conscience, le regard d’autrui ne me projette pas sur le plan
du pur donné, de Ven-soi. Mais, de l’autre, il ne se confond
pas pour autant avec la conscience irréfléchie, de sorte qu’il
me rejette vers autrui : je le suis, mais pour un autre. Ce moi-
objet est une réalité que je suis et dont je suis pourtant
séparé par un néant infranchissable, qui n’est autre que la
2subjectivité d’autrui. C’est « une limite que je ne puis attein- |
dre et que pourtant je suis » ; il m’est donné « comme un far-
deau que je porte sans jamais pouvoir me retourner vers lui
pour le connaitre, sans mi¢me pouvoir en sentir le poids » Eire
et le Néant, p.334, 320).
Cette description répond bien a la double exigence a
laquelle l'expérience d’autrui est soumise. Par le surgissement
de ce moi, la conscience se fait autre a elle-méme, ouvre ainsi
a l'autre dont elle est l'objet et en indique l’existence comme
le péle vers lequel elle fuit. Parce que le rapport de la cons-
cience au moi n’est ni d’identité ni de connaissance, en lui la
transcendance d’autrui se trouve préservée. Mais, d’ autre part,
en cette altérité, la conscience demeure elle-méme, ce moi ne
lui est pas étranger, n’entraine pas sa déchéance sur lc plan
du monde, de sorte qu’autrui ne se retire pas vers une extério-
rité inaccessible. Puisque l’autre se donne comme |’envers d’un
moi que la conscience est, il demeure transcendance vécue, son
altérité ne contredit pas son intériorité 4 la conscience. Ainsi,
la relation a autrui repose sur ’épreuve du pour autrui : Ja cons
cience n’a jamais affaire 4 autre lui-méme, mais toujours & elle-
méme, et cela conformément a la transcendance d’autrui-sujet,
qui ne peut se donner & une connaissance sans déchoir & son
tour au rang d’objet ; seulement elle s’éprouve elle-méme sur
le mode d’un moi non révélé, qui la rejette alors vers un autre.
L’apparition d’autrui ne doit pas seulement étre décrite
au plan de la conscience : elle affecte le monde lui-méme. La
conscience irréfléchie est conscience positionnelle du monde ;
dés lors que rien ne vient s’interposer en elle, elle peut s’ou-
vrir & J’en-soi. Cependant, dans I’attitude irréfléchie, conscience
et monde forment encore une sphére close, entretiennent une
relation de pure corrélation : le monde est rigoureusement ce
dont j’ai conscience, c’est-a-dire qu’il n’est que ma possibilité.
L’apparition d’autrui introduit un écart entre la conscience
26
et le monde, brise cette sphére close, car le monde se donne
alors comme sa possibilité, comme ce qui m’échappe.
Le moi que révéle la honte s’apparait comme moi dans
le monde ; ou plutot, dire que dans la conscience surgit un moi,
c'est dire qu’elle découvre son appartenance & un monde auquel
elle est exposée. Dans la honte, la conscience se découvre une
extériorité ; la relation univoque par laquelle la conscience
ouvrait au monde comme sa possibilité se double d’une rela-
tion inverse par laquelle elle s’apparait comme immergée dans
le monde, dépendante de lui, et finalement en danger dans le
monde. Certes, avec l’intervention d’autrui, le monde ne cesse
pas d’étre ma possibilité, mais en méme temps, il se double
une indétermination, d’une profondeur, correspondant pré-
cisément la liberté d’autrui. Le coin sombre du mur n'est
pas seulement ce que j’en ferai, ce que mon projet le fera étri
il sera cachette si les pas d’autrui sont trés proches, 4 nouveau
licu od je suis exposé si autrui est muni d’une lampe. De méme,
tant que je demeure seul, la distance qui me sépare du bout
du couloir n’est pas éprouvée comme spatiale : elle sc « déplic »
a partir de moi, n’est que le corrélat de mon projet de la fran-
chir et de ses modalités. Dés qu’autrui surgit, je fais l’épreuve
de la spatialité ; la distance devient portion déterminée d’es-
pace entre moi-dans-le-monde et le bout du couloir, son fran-
chissement Ic corrélat de ses possibilités & lui, plus ou moins
long, selon I’éloignement des pas entendus. Tout en demeu-
rant mien — car avec autrui je ne cesse pas d’étre conscience
—, le monde manifeste un échappement, une profondeur, une
fuite centrale vers la liberté d’autrui : en sa présence méme,
il s’absentc. C’cst donc d’un méme mouvement qu’un moi sur-
vient au coeur de la conscience et que la transcendance du
monde se creuse : ce moi que je suis n’est autre que mon étre-
au-milieu-du-monde, ma soumission aux lois d’une nature trans-
cendante. L’extériorité qui advient a la conscience, en tant que
2moi, est synonyme de la découverte de l’extériorité brute du
monde. Alors que, chez Husserl, la constitution d’autrui déter-
minait celle d’un monde transcendant et, par conséquent, de
Lego empirique, Sartre pense ensemble ecs dimensions de
Pexpérience d’autrui : le surgissement d’autrui dans la honte
se confond avec la révélation de l’ego empirique et du monde
transcendant oi il nait. Avec autrui, mon monde se double d’une
autre dimension, d’un monde qui est autre et pourtant le méme,
n’étant que mon monde pour l’autre.
Comment autrui se révéle-til alors & moi? Ce n’est pas
en tant que lui-méme qu’il apparait dans la honte, mais comme
Pautre face de mon étre-regardé. Autrui n’apparait done nulle
part, ne peut étre circonscrit en aucun lieu du monde: il ne
se distingue pas de mon aliénation, de cet écoulement de moi-
méme et du monde. Cela ne signifie pas pour autant qu’il repré-
sente la signification de cet écoulement, la catégorie permet-
tant de l'unifier. Autrui ne désigne le sens de l’écoulement que
comme sa direction, le péle concret vers lequel le monde fuit.
Autrui n’est nulle part et eependant il m’enveloppe de toute
part. Son regard est vécu comme une hantise, a la fois posé
sur moi, de sorte que je me sens m’échapper, et a distance de
moi, venant de par-dela le monde, regard dont je suis séparé
par toute l’épaisseur du monde. A la fois insistant et insaisis-
sable, et insistant parce qu’insaisissable : la pnissance aliénante
du regard, mon absence de champ par rapport a lui provien-
nent justement du fait que je ne peux me l’approprier, le ci
conscrire ; A sa proximité absolue répond son infinie distance.
Sartre découvre bien ici une expérience oi se concilient le point
de vue de la conscience et son ouverture a une transcendance
radicale, ot le moi s'apparait & lui-méme comme originaire-
ment relié 4 un autre.
3. L’abstraction sartrienne
La position de Sartre nous convaine d’abord par sa fidé-
lité & Vexpérience, par sa valeur descriptive. Mais, pour cette
raison méme, elle est soupgonnable : son prestige procéde pré-
cisément de sa fidélité & une expérience, dont on peut se deman-
der si elle représente l’essentiel de |’expérience d’autrui. Il est
vrai que la honte doit étre comprise, non comme un vécu psycho-
logique, mais comme la structure méme de la relation a autrui,
comme un « existential ». Cependant, la dimension de néga-
tion, de conflit, inhérente au vécu de honte, ne représente
qu’une variante extréme d’un rapport 4 autrui qui peut aussi
étre harmonieux, et qui est finalement neutre vis-a-vis de |’al-
ternative du conflit et de "harmonie. Certes, autrui ne peut
apparaitre comme objet, mais faut-il en conclure qu’il n’est
accessible que comme un pur sujet, c’est-a-dire comme le juge
ou comme le Dieu qui, selon le mot de Merleau-Ponty, m’écrase
dans la poussiére de ce monde ? La phénoménologie d’autrui,
chez Sartre, recouvre en réalité une psychologie phénoméno-
logique, voire une psychologie empirique : sous le nom d’« exis-
tential », il érige une expérience toute particuligre en moda-
lité méme du rapport & lautre. Il faut done se demander si
cette philosophie de la honte nous livre vraiment la clé du rap-
port & autrui, si, en tant qu’expérience singuliére et radicale,
elle ne renvoie pas A une autre modalité du rapport & autrui.
« Tout regard dirigé vers moi se manifeste en liaison avec
Papparition dune forme sensible dans notre champ perceptif,
mais, contrairement A ce qu’on pourrait croire, il n’est lié &
aucune forme déterminée » (I’Ftre et le Néant, p.315): il faut
pourtant s’interroger sur la relation entre cette forme sensible
et l’expérience d’autrui proprement dite, se demander enfin
comment autrui apparait, ou plutét si l’épreuve de ’étre-regardé
est bien apparition d‘autrui. En tant qu’il est sujet, et non objet,
29