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Cerna, Centre d’économie industrielle

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Le développement durable, quelle stratégie pour l’entreprise ?

Pierre Noël Giraud

Communication à l’Assemblée Générale des Experts Comptables,


10 Octobre 2003,
La Baule
Le développement durable, quelle stratégie pour l’entreprise ? Pierre Noël Giraud

J’ai grand plaisir à être ici pour parler d’un sujet aussi couru. Le DD depuis quelques années est
en effet un thème extrêmement à la mode. Tout le monde en parle et d’une certaine manière le
fait que vous l’ayez choisi comme thème de votre assemblée générale est une manifestation de
caractère universel du discours sur le DD.

Toute la question est de savoir s’il s’agit d’une mode qui passera, s’il s’agit, pour les entreprises
qui affichent des politiques de DD, d’une pure opération de construction d’image, d’une
opération de marketing, sans rien derrière. Ou s’il est au contraire le signe d’un mouvement qui
transforme en profondeur l’environnement des entreprises et par conséquent force les stratégies
à évoluer, mouvement qui finira par toucher toutes les entreprises, y compris les PME de cette
région.

Je vais structurer mon exposé en trois points :

Je fais l’hypothèse que vous n’êtes pas nécessairement très familiers de ce qu’est le DD et je
dirai donc d’abord ce que c’est et d’où cela vient. Il faut toujours faire un peu d’histoire.

Ensuite nous verrons ce que font les entreprises (la plupart sont de grandes entreprises mais pas
toutes) qui mettent en avant le DD comme un des axes fondamentaux de leur stratégie. Que
signifie la responsabilité environnementale, sociale ou sociétale des entreprises ? Comment la
conçoive-t-elle ? Que signifie, pour ce qui est de la finance, l’investissement socialement
responsable ? Pourquoi font-elle cela et comment le font-elles ?

Et enfin je terminerai en tirant quelques leçons pour les PME et les proches conseillers des
PME que vous êtes, en tant qu’experts comptables.

Qu’est ce c’est que le DD ?

C’est Mme Brundtland, dans un rapport de 1987, (elle était 1er Ministre de Norvège à l’époque
et présidait une commission des Nation Unies) qui a donné une définition canonique du DD :

« C’est un processus de développement qui s’efforce de répondre aux besoins présents sans
compromettre la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ».

C’est une définition extraordinairement vague et d’autant plus vague que les générations futures
ne sont pas là, par définition, et que donc nul ne peut savoir ce qu’elles penseront et voudront.
De plus, personne n’est capable de dire quels seront les moyens dont elles disposeront pour faire

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face aux problèmes environnementaux.

En effet, vous savez que les meilleurs experts s’interdisent de prévoir quoi que ce soit en
matière de développement technique au-delà de 30 ans. On a une idée de ce que pourrait être
l’évolution de la technique pendant 30 ans mais pas au-delà. Il peut y avoir des ruptures, des
inventions complètement imprévues qui pourraient permettre à l’humanité de résoudre, de façon
beaucoup plus facile, un certain nombre de problèmes qui se posent aujourd’hui.

Donc, le DD c’est une question simple à poser mais qui est en réalité très difficile. D’une
certaine manière, c’est la première fois que l’humanité se pose sérieusement des questions
concernant les générations futures.

Comment cela se traduit-il plus pratiquement ?

Le DD est un développement qui concilie trois pôles, les trois « piliers » du DD :

- L’économie, car il faut de la croissance économique, c’est le pôle économique

- l’équité : c’est le pôle social, et

- la protection de la nature : c’est le pôle environnemental.

J’aime bien la formulation qu’a donnée Shell de ces trois pôles. C’est en anglais mais cela parle
mieux : les 3 P : « Profit, People, Planet ».

Je trouve que c’est plus franc, on ne parle pas d’économie on dit « profit ». Ni de l’équité et de
l’environnement, on dit plus simplement : « les gens » et « la planète ».

Une autre façon de voir les choses, c’est de reconnaître que pour produire et se reproduire, une
société n’utilise pas uniquement du capital économique : des machines, des infrastructures, etc.
Elle utilise du capital économique certes, mais elle utilise aussi du capital social : la formation et
la motivation des hommes, ce qui leur permet et leur donne envie de travailler ensemble et elle
utilise aussi du capital naturel. Tout développement a besoin de ces trois types de capitaux et ils
ne sont pas substituables. C’est à dire qu’il n’est pas vrai que l’on puisse faire descendre l’un
des capitaux, social ou environnemental par exemple, en dessous d’un certain seuil pour
développer exclusivement le troisième, le capital économique, car sinon cela affecte gravement
la productivité du capital économique lui-même.

C’est ce qu’expriment également les anglo-saxons lorsqu’ils parlent du DD en ces termes :


« triple bottom line ». Il y trois seuils en dessous desquels il ne faut pas descendre.

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Et ce sont ces trois types de capitaux que nous devons transmettre aux générations futures.
Disons au moins dans l’état où nous les avons trouvés, et de préférence, en particulier pour ce
qui est du capital économique, amélioré.

D’où vient cette préoccupation de DD ?

Dans sa dimension environnement (je séparerai la dimension environnement de la dimension


sociale qui désormais se sont rejointes mais qui se sont développées de façon différente), on
peut dire que l’origine remonte à 1970, à un célèbre rapport du Club de Rome intitulé : « Halte à
la croissance ».

Ce rapport était très simple, il a poussé jusqu’au bout l’idée que la terre est un vaisseau spatial et
que donc ses ressources sont limitées et que ceci est nécessairement contradictoire avec des
tendances exponentielles. Les auteurs du rapport ont prolongé la croissance démographique :
exponentielle. Ils ont prolongé la croissance économique : exponentielle. Ils ont prolongé la
consommation de matières premières et d’énergies par la croissance économique :
exponentielles. Ils ont prolongé les émissions de polluants engendrés par la croissance
économique : tout cela est exponentiel.

Et il ne faut être grand mathématicien pour savoir que quelque chose qui est limité, même très
grand, l’exponentiel finit toujours par le rencontrer : si l’on est sur une exponentielle, on rentre
inévitablement un jour ou l’autre dans le mur du fini. Et s’agissant de l’humanité, on rentrerait
dans le mur dans pas très longtemps, le rapport « Halte à la croissance » prédisait : au début du
XXIème siècle. Conclusion : il faut transformer les exponentielles en tangentes.

Ce rapport a fait du bruit mais en même temps, immédiatement, on s’est rassuré en disant :
comme toujours que ce genre de rapport prolonge les courbes sans tenir compte des progrès
techniques ! Et le progrès technique allait résoudre le problème. Par exemple : déjà à l’époque,
les consommations énergétiques par habitant avait commencé à décroître dans les pays riches.
On pouvait aussi faire remarquer que, pour ce qui est de nourrir les hommes, le progrès
technique avait déjà prouvé qu’il était parfaitement capable de le faire, qu’il n’y avait pas de
limites naturelles et que l’agriculture était capable de nourrir les 10 milliards d’hommes que
l’on prévoyait sur terre.

Il faut savoir en effet que les progrès techniques ont été extraordinairement puissants. Souvent
on imagine que c’est surtout dans l’industrie, mais pas du tout, c’est vrai aussi dans
l’agriculture. Ces quarante dernières années en France, on a fait plus de progrès de productivité
dans l’agriculture que pendant les neuf millénaires qui nous séparent des débuts de l’agriculture.

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On considère aujourd’hui qu’avec les techniques que nous maîtrisons parfaitement, l’ensemble
des terres cultivables est capable de nourrir 30 milliards d’habitants. Or vous verrez
ultérieurement qu’aucun scénario ne prévoit qu’il y aura un jour 30 milliards d’habitants sur la
terre. A l’aide de ce genre de raisonnement sur le progrès technique, on s’est dit : voilà des
pessimistes qui se contentent d’extrapoler des exponentielles et on est retourné aux affaires, à la
croissance.

Néanmoins l’ONU a pris le relais et a commencé à réunir des commissions avec une conférence
en 1972 où apparaît le terme de DD pour la première fois en anglais( « sustainable
development »), puis le fameux rapport Brundtland de 1987 où la définition du DD dont j’ai
parlé est apparue. Le titre du rapport était « Notre avenir commun ». Enfin, peu de temps après,
on peut dire que le coup d’envoi à grande échelle médiatique des préoccupations de DD, du coté
environnement, c’est le « Sommet de la terre » de Rio en 1992. Là c’est déjà une grande messe
comme il va y en avoir de plus en plus ensuite : 20 000 personnes, 1 800 ONG, déjà des
entreprises présentes. Il en ressort une reconnaissance du problème et de bonnes intentions.
C’est de cette conférence que date la « convention cadre contre le changement climatique ».
Mais cette convention internationale n’est pas du tout un traité engageant les Etats signataires à
lutter contre les changements climatiques. C’est un recueil de bonnes intentions.

Puis vint la conférence de Johannesburg en 2002, avec 40 000 personnes. Avec un fait nouveau
qui va me permettre la transition avec les entreprises : si les Etats s’y engagent très peu, en
revanche les grandes entreprises y sont extrêmement actives. Elles passent des accords avec les
grandes ONG et s’engagent elles-même à prendre des initiatives dans le sens du DD dans ses
deux dimensions environnementales et sociales et particulièrement envers le développement du
tiers monde.

Sur le plan social, le concept de DD vient d’encore plus loin. « L’entreprise doit faire du profit,
sinon elle meurt. Mais si l’on tente de faire fonctionner une entreprise uniquement sur le profit,
alors elle mourra aussi, car elle n’aura plus de raison d’être. ». Qui a dit cela ? Henri Ford en
1920. Il ne s’est pas contenté de paroles, il est passé aux actes. Il a pris le pari de tripler le
salaire de ses ouvriers, en les faisant passer aux fameux « 5 dollars par jour » avec l’intention
délibérée et affichée de faire de ses ouvriers, des consommateurs d’automobiles. D’un coté il
développe le travail à la chaîne, ce qui lui permet de sortir un modèle standardisé, la Ford T, à
un prix très bas et de l’autre il triple le salaire des se ouvriers. Vous voyez, c’est un exemple très
ancien de préoccupation sociale articulée à l’économie, de politique sociale bien comprise
puisqu’elle vient renforcer le profit.

Puis nous avons eu la tradition keynésienne et social-démocrate qui (que le gouvernement soit
de gauche ou de droite) a dominé dans tous les pays européens et d’une certaine manière aux

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USA après guerre. Elle a recherché un certain équilibre entre capital et travail, dans le cadre
d’économies très fermées, où il était possible augmenter les salaires, ce qui engendrait une
demande pour les industriels de votre territoire, sans craindre la compétition de pays voisins qui,
eux, n’augmenteraient pas les salaires.

La globalisation a beaucoup changé la donne. Elle a ouvert les frontières et ainsi affaibli le
pouvoir des Etats, si bien qu’apparaissent de nouvelles préoccupations à propos de la possibilité
de trouver un espèce d’ équilibre entre le capital et le travail.

En 2000 cependant, « le sommet du millénaire », organisé par l’ONU, définit pour les pays en
développement des « objectifs de développement du millénaire », et c’est là qu’apparaissent
pour la première fois une série d’objectifs qui peuvent s’apparenter à des minima sociaux
mondiaux. On prévoit de faire diminuer de moitié, d’ici 2015, la population qui n’a pas accès à
l’eau potable : 1 milliard de personnes aujourd’hui ; on prévoit de faire diminuer de moitié la
population qui n’a aucun système d’assainissement : 2 milliards d’hommes aujourd’hui, de
diviser par deux celle qui vit dans la pauvreté absolue, c’est à dire qui gagne moins de 1 dollar
par jour (ce n’est pas beaucoup, 1 dollar par jour...) : un milliard d’hommes aujourd’hui ; de
donner à tous les enfants du monde un accès à l’éducation primaire etc.…. C’est un ensemble
d’objectifs qui s’apparentent au Smic, c’est pour cela que je les qualifie de minima sociaux
mondiaux. Ils ont été approuvés par 140 chefs de gouvernements.

Après ce bref historique, je voudrais maintenant essayer de vous convaincre, par quelques faits
et chiffres frappants, que promouvoir un DD ne serait-ce que sur le plan écologique, est
absolument indispensable.

Nous allons vers de réels problèmes...

Tout d’abord, un point sur lequel le Club de Rome avait tort, c’est que la croissance de la
population ne suivra pas une exponentielle. Les démographes nous ont dit (ils sont, parmi les
chercheurs en sciences sociales, ceux qui peuvent faire les prévisions les plus lointaines) : la
population mondiale va se stabiliser entre 10 et 12 milliards d’habitants à l’horizon 2100.
Récemment ils ont révisé leurs prévisions, qui étaient à leurs yeux un peu « optimistes », donc
ce sera peut être un peu moins : 9 milliards peut-être.

Après trois siècles d’explosion démographique, on va revenir à un monde où la population est


stabilisée. Avant, la croissance démographique était stabilisée par la famine et les maladies et la
population était jeune. Maintenant on va avoir une population stabilisée par le fait que les
femmes ne font plus, en moyenne, que deux enfants et elle sera beaucoup plus vieille.

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Je l’ai déjà dit : aucun problème pour nourrir cette population. En fin de compte aucun problème
de ressources énergétiques fossiles non plus. Certes le pétrole va commencer à devenir rare au
milieu du XXIème siècle et son prix va donc augmenter mais tout ce que l’on peut faire avec du
pétrole, on peut le faire avec du charbon, y compris du carburant. Or les réserves de charbon
sont gigantesques et on ne recherche même plus de charbon depuis 60 ans, tellement on en a
déjà découvert. Donc les ressources, les réserves non découvertes, sont certainement encore plus
grandes. Du point de vue des ressources, nous n’aurions donc aucun problème non plus.

Le vrai problème, la vraie limite à la croissance exponentielle, c’est la capacité d’absorption de


l’atmosphère en gaz carbonique. C’est donc le problème de l’effet de serre. Je fais l’hypothèse
que vous savez ce qu’est l’effet de serre. On en a parlé cet été. Le climat a commencé de
changer : c’est un phénomène qui augmente la température moyenne parce qu’on envoie dans
l’atmosphère des gaz qui font effet de serre. Parmi eux, le principal c’est le gaz carbonique (
CO2) qui résulte de la combustion du pétrole, du gaz et du charbon. Donc si on continue à
envoyer des gaz dans l’atmosphère, des gaz à effet de serre, la température moyenne
augmentera, avec de grandes différences. Elle pourra augmenter beaucoup plus dans certains
endroits, les zones intertropicales et beaucoup moins dans d’autres, les zones polaires. Cela
provoquera une augmentation du niveau des mers, non pas tant, dans un premier temps, par la
fonte des calottes glaciaires que par la dilatation de l’océan. Cela provoquera certainement aussi
une augmentation de la fréquence des évènements climatiques extrêmes : sécheresses comme
cet été, tornades, pluies diluviennes et inondations, ouragans etc.…

Et probablement, avec une probabilité non nulle si on va trop loin, cela provoquera aussi des
phénomènes non linéaires, c’est à dire des phénomènes d’emballement et irréversibles.
Exemple : à un certain niveau de réchauffement les experts pensent que le gulf stream
s’arrêterait. Cela veut dire pour l’Europe que le climat de Paris deviendra celui d’une ville située
au nord de Toronto, que Madrid aura le climat de New-York. Des changements climatiques
considérables. Autre phénomène non linéaire qui pourrait se produire : si le réchauffement fait
fondre tout le permafrost, c’est à dire la terre gelée dans le nord de la Sibérie, (ce permafrost
contient une quantité phénoménale de méthane), du méthane sera dégagé et le méthane est le
gaz qui a le plus puissant effet de serre : 400 fois plus d’effet de serre que le CO2 ! Dans ce cas,
on provoque un emballement : on ne sait plus où l’on va.

Tout cela laisse penser qu’il faut faire quelque chose. De toute façon le coup est parti, on aura
un réchauffement, on aura une accentuation des évènements climatiques extrêmes. Mais est-ce
qu’il faut laisser aller ou au contraire freiner de toutes nos forces pour que le réchauffement
reste limité à 2 degrés en 2100 et 2,5 degré au delà, et qu’après on stabilise, on trouve un
nouveau régime stabilisé ? Donc, faut-il freiner et comment le faire ?

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Aujourd’hui un américain moyen émet 20 tonnes de CO2 par an. La moyenne des pays riches
est 10, la France 6 (grâce au nucléaire), l’indien 1, l’africain 1. Si tous les pays du tiers monde
se développaient, (c’est ce qu’ils veulent faire et c’est légitime qu’ils le fassent) et parvenaient à
nous rattraper, et s’ils émettaient 6 tonnes par habitants, (je prends le niveau le meilleur parmi
les pays développés), on irait absolument droit dans le mur. Tous les climatologues sont
d’accord là dessus. Il est donc hors de question que les pays pauvres nous rattrapent avec le type
de consommation et de mode de niveau de vie que nous avons aujourd’hui. Alors, soit on les
empêche de le faire et c’est la guerre, soit on change notre mode de vie, de manière à ce qu’ils
copient un mode de vie beaucoup plus économe en énergie fossile.

Toute la question est de savoir quand s’y mettre. Tout le monde reconnaît qu’il faut agir. Mais,
est-ce que c’est vraiment pressé ? N’est il pas urgent d’attendre que l’on en sache plus sur le
changement climatique ? Comment faut-il s’y prendre ? Faut-il d’ores et déjà réduire notre
niveau d’émission ? Faut-il plutôt faire de la recherche pour trouver des stratégies alternatives ?
Il existe un vif débat là dessus.

Le DD, ce n’est pas si simple à mettre en oeuvre

Je voudrais maintenant, après vous avoir, je l’espère, convaincu qu’il y a un contenu réel dans
le concept du DD, au moins du point de vue de l’environnement, vous montrer qu’articuler ces
trois dimensions « profit, planet, people », c’est facile à dire mais beaucoup plus difficile à faire.

En effet à court terme c’est absolument et complètement contradictoire. Tout ce que vous
dépensez équité sociale vient d’abord diminuer le profit, et tout ce que vous dépensez en
environnement vient d’abord diminuer le profit. A plus long terme, cela peut se réconcilier, bien
sûr. Mais subsistent des contradictions sérieuses, même à plus long terme.

Prenons un exemple : l’interdiction du DDT. Le DDT est un insecticide. On s’est rendu compte,
dans les années 60, qu’il s’accumulait dans les chaînes alimentaires, qu’il provoquait la
disparition d’un certain nombre d’espèces vivantes et en particulier d’oiseaux, et qu’il avait
possiblement un effet cancérigène sur l’homme. Avant que l’on se rende compte de cela, les
américains avaient éradiqué la malaria dans le sud des USA, en déversant des tonnes de DDT
sur les marais. Or la malaria touchait 140 000 personnes et faisait 4 000 morts par an aux USA :
ce n’est pas négligeable ! Ensuite ils se sont servis de cet insecticide dans la culture du coton,
mais on a fini par l’interdire.

Or on ne connaît pas, aujourd’hui, d’autres moyens aussi peu coûteux pour lutter contre la
malaria (le paludisme). Du jour où l’on a supprimé le DDT, les cas de malaria en Afrique ont

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explosé : 19 millions aujourd’hui. La malaria est avec le sida, la principale cause de mortalité
due à la maladie, en Afrique aujourd’hui. A-t-on raison d’interdire l’utilisation du DDT en
Afrique, qui est le seul moyen bon marché pour supprimer la malaria, mais qui pose des
problèmes environnementaux ?

Les bonnes âmes qui disent : « on va faire de grands programmes de recherches pour trouver un
vaccin contre la malaria » sont certainement de bonnes âmes. Mais nous constatons qu’on
dépense en recherches pour lutter contre le sida, rien qu’aux USA, 13 milliards de dollars, alors
qu’on dépense dans le monde entier, pour lutter contre la malaria : 150 millions de dollars !
Faisons des vaccins, c’est une bonne solution mais alors, il faut s’en donner les moyens
économiques. Là, vous voyez bien que nous avons un dilemme : que faut il privilégier :
économie, environnement ou social ?

J’en ai dit assez pour que vous compreniez que le concept de DD n’est pas creux et qu’au
niveau d’ensemble il y a de réels arbitrages à faire si on veut transmettre aux générations futures
une terre vivable. Examinons maintenant :

Pourquoi certaines entreprises se font elles les


championnes du DD ?

Protéger l’environnement, établir une certaine équité sociale au niveau d’un pays ou entre les
pays, cela relève normalement des gouvernements. Jusqu’à présent, les gouvernements font les
réglementations environnementales ou sociales et puis, il y a une politique internationale de
développement qui relève elle aussi des Etats.

Pourquoi des entreprises, petites ou grandes, ont elles éprouvé le besoin de faire plus que les
normes environnementales et sociales en vigueur, et de beaucoup communiquer sur cette
question ? Cela s’explique à mon avis par les excès de la globalisation.

En effet la globalisation a des avantages mais aussi quelques inconvénients. Je vais aller vite. La
globalisation réduit certaines inégalités mais elle en accroît d’autres. Il est clair que la
globalisation accélère considérablement le rattrapage d’un pays comme la Chine ou comme
l’Inde - ces deux pays a eux seuls, comprennent 2,5 milliards d’habitants. La globalisation est
un facteur favorable aux réductions des inégalités internationales, même si certains pays, en
particulier au Moyen Orient ou en Afrique, restent à la traîne et que la globalisation est
considérée pour eux, comme un obstacle à leur développement. Elle leur interdit de protéger
leur industrie et leur agriculture, elle les contraint à des accords très difficiles à assumer par des
petits pays, (accords auxquels les chinois et les indiens n’ont pas toujours adhéré). La

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convertibilité de leur monnaie, par exemple : on force le Burkina-Faso à maintenir sa monnaie


convertible pour rester dans la zone euro et pendant ce temps l’Inde et la Chine n’ont toujours
pas de monnaie pleinement convertible.

Donc : réduction de certaines inégalités internationales et pendant ce temps accroissement


d’autres inégalités, en particulier, internes : la Chine rattrape mais en interne les inégalités
s’accroissent considérablement. En même temps la Chine consomme à grande vitesse son
capital naturel. En Inde c’est pareil et dans les pays riches aussi. J’ai écrit tout un livre (
« L’inégalité du Monde », chez Gallimard en folio), pour expliquer pourquoi la globalisation est
un facteur d’aggravation des inégalités dans les pays riches, comme dans les pays pauvres, tout
en favorisant le rattrapage de certains des pays pauvres.

Quant à la globalisation financière, elle s’est traduite, au risque de caricaturer, par le mot
d’ordre « tout pour l’actionnaire ». Jusqu’à récemment, toute entreprise devait être pilotée par
« la création de valeur pour l’actionnaire ». C’était son objectif unique : la rentabilité des fonds
propres.

A mon sens et du point de vue même des dirigeants d’entreprises qui se sont lancé dans le DD,
tout ceci n’est pas soutenable, pas durable, parce que justement c’est trop déséquilibré.

A propos, je viens de lire deux sondages intéressants :

D’abord, les grandes entreprises, sauf certaines, n’ont absolument plus la côte parmi les jeunes
gens. Ils ne veulent plus entrer dans une grande entreprise pour y travailler. L’image qui s’est
formée dans la jeunesse, c’est que le capitalisme libéral c’est : Enron plus les indemnités de
départ de Monsieur J. M. Messier. Alors qu’on nous tient un discours sur : « le libéralisme
récompense l’efficacité », voilà quelqu’un qui a conduit son entreprise à la ruine et qui pour
salaire de cet échec, demande des millions d’euros. Bien sur, le capitalisme, ce n’est pas
seulement Enron, plus les indemnités de J.M. Messier, mais pour beaucoup, c’est désormais
perçu comme cela. Second sondage : « quel est le personnage en France, qui représente le mieux
l’intérêt général, selon vous ? » 48 % des réponses : José Bové. Et pourtant s’il fondait un parti,
les français ne voteraient pas nécessairement en masse pour lui. Mais son discours « passe ».

Ajoutez à cela l’amplification considérable de la participation à et de l’écho du « forum social


mondial » qui fait le pendant du « forum de Davos ». Il va se tenir cette année en Inde, c’est très
significatif. Avant c’était au Brésil : les grands pays du Sud commencent à entrer dans le jeu.

Ajoutez l’échec de la dernière négociation de l’OMC à Cancun où les indiens, les chinois, les
brésiliens, et quelques pays africains, ont dit aux pays du Nord : « ça suffit ! Vous refusez de
passer un accord sur les réductions de vos subventions agricoles. Vous ne prenez aucun

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engagement en ce domaine, alors que les subventions aux agricultures des pays riches, c’est 300
milliards de dollars, tandis que l‘aide publique au développement global n’est que de 50
milliards de dollars. (Ce qui a fait dire à un journaliste : « on donne plus à une vache
européenne qu’à un paysan africain »). Vous ne voulez rien faire sur les subventions agricoles,
donc nous, on ne fera rien sur les sujets qui vous sont chers, les services, la réglementation des
investissements, etc.. (les sujets dits de Singapour) » et ils ont bloqué la négociation !

Ceci a immédiatement fait dire à certains commentateurs: « Ce sont les gouvernements des pays
pauvres qui ont bloqué, mais ce sont les pauvres de ces pays qui paieront les conséquences de
cet échec ». C’est peut être vrai, mais quand ceux qui ont refusé, ce sont la Chine, l’Inde, le
Brésil et la plupart des pays africains, représentant plus de 3 milliards d’individus, et pour
certains des pays démocratiques, qu’est ce qui autorise ces commentateurs à parler à leur place
au nom des pauvres ? Les représentants des pays pauvres, eux, se sont clairement exprimés.

Bref, la globalisation, telle qu’elle se déroule actuellement, ne fait pas l’unanimité, c’est le
moins que l’on puisse dire. Les dirigeants d’entreprises le savent aussi bien, voire mieux, que
quiconque. Beaucoup ont décidé de réagir sans attendre les Etats : ils ne veulent pas être classés
du coté de « méchants » de la globalisation, et ils veulent le faire savoir. Je l’ai dit, c’est
manifeste depuis la conférence de Johannesburg. Depuis, le DD est très à la mode chez les
dirigeants des grandes entreprises. Mais ce sont des gens qui gardent les pieds sur terre. Voyons
donc un peu plus en détail ce qui, de leur propre point de vue de chef d’entreprise, peut justifier
une stratégie de DD qui ne se réduise pas à des discours et des effets de manche.

Trois types de stratégies

Toute entreprise doit se conformer aux exigences légales en matière d’environnement et en


matière sociale. L’absence de stratégie particulière de DD c’est donc se contenter de se
conformer aux normes. Sauf que dans ces conditions, l’entreprise est condamnée à courir
derrière et éventuellement , elle peut s’exposer à des surprises si elle n’a pas anticipé les
évolutions réglementaires. Ne serait-ce que pour cette raison : le caractère un peu erratique,
parfois difficilement prévisible des évolutions réglementaires, ce n’est pas idiot de prendre un
peu d’avance, d’anticiper. Finalement ceci est vrai pour tout le monde.

Si l’on cherche des raisons plus positives, on peut considérer trois types de stratégies :

Il y a d’abord des entreprises, surtout des PME, qui ont carrément décidé d’investir sur ce
créneau, par exemple : « The Body Shop » aux Etats Unis. Une société qui a construit son
succès sur la vente de produits de beauté dont les ingrédients sont parfaitement traçables et

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produits dans le respect de l’environnement. La marque « Patagonia », une PME au départ, a


également entièrement construit son image sur la traçabilité de ses produits, et le fait qu’ils
soient uniquement naturels. Ce sont des vêtements et chaussures de sports. « Patagonia »
déclare et prouve qu’elle investit dans la reconstitution des ressources qu’elle utilise. Si par
exemple elle utilise du bois, elle replante. En France : « Nature et Découverte » est de ce type.

Mais ce sont des acteurs qui ont vraiment choisi ce créneau pour se développer. Plus intéressant
est la manière dont se saisissent du DD, des entreprises disons « normales ». Là ,vous pouvez
distinguer deux stratégies :

Une stratégie qui consiste simplement à saisir des opportunités économiques soit dans le souci
de la population pour le DD, soit dans l’entreprise elle même.

Deux exemples : « Monoprix » qui ayant des magasins surtout en centre ville, souffrait
terriblement de la concurrence des hypermarchés qui se développent dans la périphérie des
grandes villes. « Monoprix » s’est rendu compte qu’en centre ville, la population changeait en
terme de revenu et de vision du monde. Pour répondre à la compétition avec les hypermarchés,
il ne servait à rien de se battre sur les prix. Ils ont donc été les premiers, dans la grande
distribution, a avoir introduit les cafés « Max Havelaard », symbole du « commerce équitable ».

Max Havelaard est un label qui certifie que le café que vous consommez, a été produit
écologiquement et qu’il y a le minimum d’intermédiaires : le paysan producteur de café reçoit la
part maximum du prix du café que vous payez en tant que consommateur. Monoprix a compris
que cela correspondait à un désir d’une partie de sa clientèle. De fait maintenant il y a 18
références de ce type, des produits du commerce équitable. En plus, Monoprix communique sur
le fait que ses voitures de livraison marchent au gaz et non à l’essence, ce qui est moins
polluant, etc.

Exemple plus classique : La société « SMT Electronics », fabriquant de composants


électroniques de base. Ils ont lancé un programme absolument systématique d’analyse de leur
consommation énergétique et de fluides. En septembre 2003, ils avaient réduit de 30 % leur
consommation énergétique, réduit de moitié leur consommation d’eau, et donc abaissé leurs
coûts. Cela a été un facteur de compétitivité. De plus, le processus même par lequel ils ont
analysé leur chaîne de production, leur a permis de découvrir, ici et là, des moyens d’améliorer
la productivité que les gens laissaient dormir, par manque d’attention.

L’attention sur l’énergie leur fait découvrir des sources de productivité sur autre chose.

Enfin dernier type de stratégie, finalement la plus visible, qui concerne les plus grandes
entreprises, se sont des stratégies délibérées de réduction des risques à long terme. Souvent ces

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Le développement durable, quelle stratégie pour l’entreprise ? Pierre Noël Giraud

stratégies résultent d’une grave crise et représentent un réel changement de stratégie de


l’entreprise.

Deux exemples, à nouveau :

Shell a été l’objet d’une opération de Greenpeace qui s’est opposée à ce que Shell immerge en
mer du Nord une plate-forme pétrolière qui avait terminé son rôle. Alors que l’immersion de
cette plate forme avait reçu les autorisations de toutes les autorités compétentes, hollandaises et
britanniques, et qu’elle avait été déclarée non polluante, Greenpeace restait opposée et a lancé
une campagne de boycott des produits de Shell en Allemagne. En quelques mois les produits
Shell ont vu leur chiffre d’affaires chuter de 20 %. Shell a cédé. Ensuite, Shell a fait un procès à
Greenpeace : les juges ont démontré que Greenpeace avait eu tort. Et Greenpeace l’a reconnu.
Dans le même temps, il y a eu des critiques sur le comportement social de Shell au Nigeria, sur
son comportement environnemental en Norvège.

Alors, le président de Shell à l’époque a décidé de changer complètement de stratégie. Shell a


quitté le lobby des grandes entreprises énergétiques qui déclaraient : « l’effet de serre, cela n’a
aucune importance ! ». Si vous regardez maintenant la communication de Shell, c’est à peine si
l’on se rend compte qu’il s’agit d’une compagnie pétrolière ! On croirait qu’elle ne travaille que
sur les énergies renouvelables, et sur l’hydrogène, le vecteur énergétique du futur. Elle investit
d’ailleurs beaucoup dans ces domaines.

Autre exemple : « Nike ».

En 96-97, Nike subit une campagne d’un ensemble d’ONG sur le thème ; « Vous exploitez des
enfants dans le tiers monde. Vos conditions de travail y sont épouvantables. » La campagne
s’est développée d’abord sur les campus, puis le « New York Times » en a fait sa une. Nike
niait en disant : « Ce n’est pas nous, ce sont des sous-traitants. Nous, nous sommes une
entreprise correcte. » Finalement ils ont cédé. Le président a complètement changé de stratégie
de défense. Ils ont changé de sous-traitants et mis en place une charte pour leurs sous-traitants,
qui leur impose des normes sociales minimales.

Qu’elles aient connu ou pas un incident, un certain nombre des entreprises les plus polluantes,
toutes celles qui sont dans les matières premières : Lafarge par exemple, Rio Tinto (l’une des
premières entreprises minières mondiales), tous les pétroliers, EDF, ont mis en place des
politiques de DD et les affichent. Pour ces entreprises, c’est clairement une gestion à long terme
des risques. Imaginez, pour EDF, les conséquences d’un accident nucléaire ou même
simplement d’une panne qui ne serait pas un véritable incident mais qui obligerait EDF à arrêter
une dizaine de tranches pour vérification et qui serait montée en épingle par des organisations
écologiques, sur le thème : « vous voyez bien, on nous cache le danger réel du

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nucléaire ». Imaginez les conséquences !

Avoir une politique de DD stricte, c’est alors simplement une bonne politique de gestion des
risques !

D’une manière plus générale, les politiques de DD, quelle qu’en soit la motivation d’origine,
obligent l’entreprise à discuter avec ses « parties prenantes », traduction française de l’anglais
« stakeholders ». L’entreprise qui fait du DD ne peux s’intéresser uniquement à ses
actionnaires ( ses « shareholders »), mais à ses actionnaires et aux autres parties prenantes : ses
employés, ses fournisseurs, ses clients et les populations qui inter-agissent avec elle.

Et le fait d’entrer en inter action avec ses parties prenantes, pour expliquer ce que l’ont fait, pour
comprendre ce qu’elles veulent, aux dires de toutes les entreprises qui le pratiquent, c’est une
excellente politique, car ce faisant, on découvre des sources de productivité, on se remet en
question, on se réorganise. C’est excellent pour le pôle « profit » et c’est plus satisfaisant pour
les deux autres pôles : « people » et « planète ». Elles le font et elles le font savoir.

Mais comment font-elles ?

D’abord il faut savoir mesurer son empreinte écologique et son empreinte sociale. Ce n’est pas
si facile, il faut acquérir les outils pour le faire. Ensuite il faut transformer ses modes de gestion
interne. Il n’y a pas de secret : si le DD c’est la spécialité d’un groupe de cadres qui travaille
dans un recoin, cela ne passera jamais. Il faut que les managers opérationnels intègrent les
objectifs de DD dans leurs actions. Il faut donc que dans les critères de performance qui
déterminent leur bonus en fin d’année, il y ait des critères de ce type. Chez BP, 30 % des
critères d’évaluation des managers ne sont pas financiers. 70% restent financiers. Le pôle profit
n’est donc pas oublié. Si vous n’intégrez par ces critères dans les objectifs de toute la hiérarchie
opérationnelle, vous n’aurez jamais une politique de DD.

Même la finance s’y met

La finance est accusée des pires dérives de la globalisation. C’est la finance que l’on accuse
d’engendrer la vision à court terme des entreprises. Un chef d’entreprise n’est en effet pas
spontanément porté à satisfaire ses actionnaires. Au contraire il préfère la paix sociale chez lui.
Il est donc spontanément porté à ne donner qu’une rémunération « normale » à ses actionnaires
et à consacrer le reste des profits à obtenir la paix sociale et la motivation de ses salariés. (S’il
est lui-même actionnaire de son entreprise, c’est vrai, il est un peu déchiré). C’est donc la

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finance qui est accusée d’éloigner les entreprises du DD.

Pourtant, les choses changent un peu. La finance elle-même se met à faire du DD.

Un exemple :la finance a véritablement inventé des produits financiers qui ont considérablement
réduit les inégalités devant l’accès aux prêts dans le tiers monde. Un économiste bengali a eu
des idées pour résoudre le problème de la nécessaire garantie d’un prêt, problème qui faisait que
les paysans pauvres ou les pauvres du secteur informel des villes, n’avaient pas accès aux prêts
car ils ne donnaient pas de garanties suffisantes. Conséquence, ils ne pouvaient pas acheter des
engrais, du petit matériel etc. Il a résolu le problème en particulier de la manière suivante : on
ne prête plus à un homme mais à cinq femmes. L’unité à qui l’on prête est un groupe solidaire
de, par exemple, cinq femmes. Résultat : le taux de remboursement a été le meilleur de toutes
les banques commerciales du pays. Un meilleur taux de remboursement qu’en prêtant aux gros
commerçants de Dacca ! Il a utilisé le capital social, la solidarité, le fait qu’à cinq, elles étaient
solidaires. Cette idée est devenue la fameuse Grameen Bank : 10 000 employés aujourd’hui. Ils
ont inventé le micro-crédit, le nec plus ultra de la réduction des inégalités dans le tiers monde,
parce qu’il donne à des gens très pauvres les moyens malgré tout, d’investir.

Par ailleurs se développe « l’investissement socialement responsable ». Ce sont des fonds


d’investissement qui, aux critères financiers, ajoutent des critères sociaux et environnementaux.
En fait, cela vient de loin. Les quakers se sont toujours interdit d’investir dans le tabac et
l’armement. Les premiers fonds d’investissements, qui investissent dans les entreprises en
utilisant des critères de types environnementaux et sociaux, sont souvent des fonds religieux.

Mais, l’existence de « fonds éthiques », ce n’est pas encore l’aspect essentiel. L’essentiel est
que désormais beaucoup de gestionnaires, et pas seulement ceux des fonds éthiques,
commencent à regarder les indicateurs environnementaux et sociaux des entreprises, parce que
ces gestionnaires de fonds ont aussi une vision de long terme.

Calpers, le plus gros fonds de pension du monde, qui gère les retraites des employés d’Etat de
Californie, a forcé des firmes à abandonner certaines pratiques, a mis au banc des accusés deux
Etats dans le tiers monde, parce qu’ils ne respectaient pas les droits de l’homme etc…

Ce n’est pas pour autant que Calpers est un fond éthique, mais il commence à prendre en
compte des critères de ce type. Car une entreprise ou un pays qui durablement viole les droits de
l’homme est une entreprise ou un pays qui va avoir des problèmes. Donc, se disent les gérants
de Calpers, je n’investis pas dedans. Pas directement pour défendre les droits de l’homme, mais
parce que ce pays ou cette entreprise n’est pas « un bon risque », dans une perspective de long
terme. De même une entreprise qui sabote l’environnement, va avoir des problèmes un jour ou
l’autre avec Greenpeace ou WWF. Ce n’est pas un bon risque. Je préfère en sortir avant qu’elle

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ait ces problèmes.

Cela se généralise avec le développement concomitant d’agences de notation environnementales


et sociales. En France, il y a ARESE, qui est une filiale de la Caisse des Dépôts, et vous savez
peut être que Nicole Notat, quand elle a quitté la CFDT, a crée une agence de notation
environnementale et sociale qui s’appelle VIGEO.

Et les PME ?

Mais tout cela concerne surtout les grandes entreprises et quelques PME innovantes qui
deviennent vite des entreprises globales. Or les 100 premières entreprises mondiales, c’est 4,3%
du PIB mondial. L’ensemble des entreprises côtées au Dow Jones, c’est 5% du PIB Américain.
L’ensemble des entreprises côtées dans le monde, c’est au mieux 20% du PIB mondial.
Aujourd’hui en France, pour 100 de chiffre d’affaire, il y en a presque 50 qui sont des achats
aux fournisseurs et cela atteint 75 dans le secteur de l’automobile. Donc le vrai problème,
c’est que le DD ne deviendra une réalité massive que s’il est adopté par les PME. Cela peut
venir des grandes entreprise de tête qui établissent de plus en plus des chartes d’achats pour
leurs fournisseurs, mais il n’est pas certain que cela change grand chose dans le tissu industriel
des PME : on changera éventuellement de fournisseurs. Pour que cela pénètre vraiment en
profondeur, il faut que les PME s’y mettent d’elles même et par elles même.

Si l’on examine les raisons pour lesquelles les grandes entreprises s’y sont mises, on doit
reconnaître que presque toutes ces raisons sont également valables pour des PME :

Anticiper l’évolution réglementaire pour ne pas être surpris, c’est vrai aussi pour une PME.

Faire des économies en gérant mieux ses ressources énergétiques et ses déchets. Vous avez
l’ADEME qui est à votre disposition pour vous y aider. Elle est prête à vous faire des
diagnostics et à financer. C’est rentable directement et cela permet de découvrir des sources de
productivité.

Mobiliser ses employés en ayant une politique sociale un peu différente des autres, cela peut
être une politique rentable.

Saisir des opportunités de marché en produisant des produits ou en fournissant des services pour
la clientèle qui est sensible à la dimension environnementale ou sociale de l’entreprise, c’est
aussi à la portée des PME.

Finalement la seule chose qu’une PME n’ait pas à gérer, c’est son image mondiale. Nestlé, Nike

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ou Shell sont des symboles de la globalisation, sur qui tous les critiques de la globalisation
braquent leurs projecteurs, elles se doivent d’être « impeccables ».

Mais je suppose que vous avez aussi à gérer une image locale ! Et la question de l’image, de
l’investissement dans l’image comme politique de réduction des risques, peut être intéressante
également pour une PME. Si une PME a un grave accident environnemental, elle peut
disparaître. Et faire en sorte que cela n’arrive pas, c’est pour elle aussi une gestion des risques à
long terme.

Quant à vous, experts comptables, vous qui êtes les conseillers de ces entreprises, en dehors de
ce que vous devriez essayer de les convaincre de ce que je viens de dire, si du moins vous y
croyez vous-même, cela va aussi changer votre métier, sur un plan technique.

D’ores et déjà, toutes les entreprises cotées doivent présenter, selon des normes fixées par
décret, un bilan environnemental et social. Toutes les entreprises cotées de France, soit 900
entreprises, et il n’est pas exclu que cela puisse s’étendre aux PME. Vous devez le savoir et
vous y préparer.

En plus, vous allez avoir des problèmes techniques intéressants. Je vous en pose un : très
prochainement, les grands émetteurs de gaz carbonique en Europe vont devoir entrer dans un
système de permis d’émission. Très schématiquement : pour une entreprise qui émet du gaz
carbonique, (un chimiste, un électricien avec une centrale thermique….) on va constater ce
qu’elle a émit comme gaz carbonique l’an dernier, pour l’exemple 100, et on va lui donner pour
l’an prochain un permis à émettre gratuit de 90% de ses émissions précédentes, soit de 90. Cela
l’oblige à réduire ses émissions de 10. Bien évidemment, il est idiot pour une entreprise de
décider d’une réduction de 10, si certaines autres entreprises peuvent réduire plus pour un coût
moindre. Aussi l’entreprise qui réduit ses émissions à 80 tandis qu’elle dispose d’un permis
gratuit de 90, aura 10 de permis à vendre sur un marché à une entreprise qui n’aura pas voulu
réduire de 10, soit parce que cela lui coûte trop cher de réduire soit parce que son activité a
augmentée.

Votre problème technique est le suivant : comment allez-vous comptabiliser ce genre de permis,
qui est un actif gratuit au départ mais qui peut prendre une valeur dont le prix dépend d’un
marché et dont la quantité dont dispose une entreprise dépend de ce qu’elle a fait en matière de
réduction de pollution ? Je suppose que vous avez des experts qui travaillent à résoudre cette
épineuse question. Mais serez vous prêts à temps ? Autres exemples : vont venir les « certificats
blancs » pour tous les électriciens, existent déjà : « les certificats verts », etc.… Le fait que des
politiques environnementales soient menés à travers des instruments économiques, tels que les
permis d’émission, cela va à mon avis compliquer un peu la comptabilité. Je suis sûr qu’il

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existent quantité de spécialistes qui s’en préoccupent et qui ont des propositions sur ces
questions...

Pour conclure

Pour conclure, permettez moi de revenir à ma question initiale qui était : « le DD, est ce une
simple mode qui passera, ou un changement profond de l’environnement des entreprises,
exigeant au minimum des adaptations mais aussi offrant des opportunités de stratégies beaucoup
plus actives et beaucoup plus innovantes ? »

Ma réponse, je pense que vous l’avez comprise, est la seconde. Je pense, je suis en fait
persuadé, que les exigences environnementales ne peuvent que croître à moyen terme. En
période de crise, le gouvernement lève un peu le pied, car il ne veut pas charger la barque. Mais
dès que cela ira un peu mieux, on repartira et inévitablement les exigences environnementales
vont s’accroître. Cela va se traduire par des réglementations de plus en plus rigoureuses.

Je pense qu’à plus long terme, les exigences sociales et en particulier la question de la fracture
Nord-Sud, vont devenir des questions importantes. Sous quelle forme ? C’est difficile à dire. Ce
qui est certain, toute l’histoire le montre, c’est que capitalisme a besoin d’être régulé. Le
libéralisme dogmatique conduit à des inégalités, à des frustrations qui se traduisent par une perte
de légitimité. Donc je ne vois pas comment on pourrait éviter longtemps de faire ce qu’il faut
pour réduire la fracture Nord-Sud ou l’augmentation des inégalités dans les pays riches.

Tout ceci est certes difficile, mais je pense que l’on va y arriver et je vais vous dire pourquoi .

Actuellement, c’est nous, la génération des cinquantenaires, qui avons le pouvoir. Mais la
société de demain, elle sera faite par les jeunes gens et jeunes filles de d’aujourd’hui. J’enseigne
depuis plus de 25 ans, et je voudrais témoigner d’une chose.

Dans ma génération, les gens bien, ils voulaient faire la révolution (c’est la génération 68).

La génération suivante, ceux qui avaient 20 ans dans les années 80, c’étaient des adorateurs du
veau d’or. Ce qu’il y avait de mieux pour eux, c’était de devenir « traders » (c’est la génération
Mitterrand).

Dans la jeune génération actuelle, les meilleurs des étudiantes et étudiants que je rencontre,
celles et ceux qui ont de l’ambition pour les autres et pour eux-même, ce qu’ils veulent c’est :
« sauver la planète et réduire les inégalités ». Et cela, c’est quand même un très bon signe...

Cerna 18

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