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DE GRUYTER 2009 BAND 86 HEFT 1

ISSN 0021-1818 e-ISSN 1613-0928

DER ISLAM
ZEITSCHRIFT FUR GESCHICHTE UND
KULTUR DES ISLAMISCHEN ORIENTS

HERAUSGEBER
Benjamin Jokisch

www.degruytencomAslam
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44 Virginie Prevost

Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi.


Une tentative de biographie du premier imam de Tahart

V i r g i n i e P r e vo s t
Bruxelles

Abstract
This article aims to establish the biography of Abd al-Rahman ibn Rustum
(presumably d. in 168/784–785) who founded the Ibadi Rustumid dynasty. Abd al-
Rahman grew up in al-Qayrawan, then he learned in Basra with the Ibadi scholar
Abu Ubayda Muslim ibn Abi Karima al-Tamimi. Afterwards he came back to the
Maghrib in a group of «bearers of learning». In 140/757–758, he declined the Ima-
mate offered to him in favour of Abu l-Äattab al-Maafiri. The latter took al-Qayra-
wan and proclaimed Abd al-Rahman governor of the city. After the Abbasid recon-
quest and Abu l-Äattab’s death in 144/761–762, Abd al-Rahman founded Tahart.
He was proclaimed Imam in 160/776–777 or 162/778–779. Under his reign, the Ibadi
capital developed considerably.

Quiconque s’intéresse à l’histoire du Maghreb connaît Abd al-Rahman


ibn Rustum, un Kairouanais d’ascendance persane qui partit étudier
l’ibadisme à Basra et qui devint, après avoir participé à plusieurs conflits
contre les gouverneurs d’Ifriqiya, le premier imam ibadite de Tahart et le
fondateur de la dynastie rustumide. Il nous a paru intéressant de rassem-
bler ici les éléments biographiques concernant cette brillante personnalité,
dont la vie comporte de nombreuses zones d’ombre. La plupart des rensei-
gnements qui nous sont parvenus sur la vie de Abd al-Rahman sont
évidemment fournis par les sources ibadites. Si Ibn Sallam al-Ibadi – qui a
rédigé dans le dernier quart du IXe siècle un ouvrage portant entre autres
sur l’histoire du Maghreb – n’évoque malheureusement qu’à peine la per-
sonnalité de Abd al-Rahman, le Kitab al-Sira wa-aäbar al-a’imma d’Abu
Zakariyya’ Yahya ibn Abi Bakr al-Warğalani, ouvrage capital pour l’étude
de l’ibadisme maghrébin datant de la fin du XIe ou du début du XIIe siècle,
donne de nombreux renseignements à son sujet. Le Kitab Tabaqat al-ma-
šayiä d’Abu l-Abbas Ahmad ibn Said al-Darğini, écrit après 1253, reprend
Der Islam Bd. 86, S. 44–64 DOI 10.1515/ISLAM.2011.014
© Walter de Gruyter 2011
ISSN 0021-1818

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Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 45

les informations de la chronique d’Abu Zakariyya’, sans quasiment les


modifier. Enfin, le Kitab al-Siyar d’Abu l-Abbas Ahmad al-Šammaäi
(m. 1522) répète les indications données par les historiens qui l’ont précédé
en y joignant quelques détails importants puisés à d’autres sources. Il faut
ajouter à ces sources ibadites l’intéressant témoignage d’Ibn al-Sagir, un
commerçant arabe de tendance chiite qui a vécu à Tahart sous les derniers
imams rustumides. Sa chronique nommée Aäbar al-a’imma l-rustumiyyin,
rédigée au début du Xe siècle, consacre un chapitre entier au premier imam
rustumide. Enfin, le géographe al-Bakri (XIe siècle) et plusieurs historiens
biens connus, Ibn Iüari ou Ibn Äaldun par exemple, fournissent égale-
ment des informations sur certains événements marquants de la vie de
l’imam rustumide.

La jeunesse de Abd al-Rahman ibn Rustum

Selon le récit rapporté par les historiens ibadites1, Abd al-Rahman naît
en Irak. Son père, Rustum, savait que sa descendance gouvernerait le
Maghreb2. Il quitte l’Irak avec son fils et sa femme pour rejoindre le Magh-
reb, mais il décède lorsqu’il arrive à La Mecque ou dans ses environs. Abd
al-Rahman et sa mère rencontrent à La Mecque des pèlerins maghrébins et
la veuve épouse un Kairouanais, avec lequel ils gagnent Kairouan. Abd al-
Rahman grandit dans cette ville. Plus tard3, lorsqu’il est en âge d’exprimer
ses opinions, un ibadite lui conseille d’aller à Basra trouver Abu Ubayda
Muslim ibn Abi Karima al-Tamimi4. Les historiens précisent que c’est

1) Abu Zakariyya’ al-Warğalani, Kitab al-Sira wa-aäbar al-a’imma, éd. Abd


al-Rahman Ayyub (Tunis: Al-dar al-tunisiyya li-l-našr, 1985), 58–60; al-Darğini,
Kitab Tabaqat al-maša’iä bi-l-Magrib, éd. Ibrahim Tallay (Constantine: Matbaat
al-ba©, 1974), I, 19–21; al-Šammaäi, Kitab al-Siyar, éd. Muhammad Hasan (Bey-
routh: Dar al-madar al-islami, 2009), II, 245–247.
2) Al-Darğini, I, 19, précise que Rustum était astrologue.
3) Abu Zakariyya’, 58 et al-Darğini, I, 20, disent «lorsqu’il devint un homme»

(lamma balaga mablag al-riğal).


4) Abu Zakariyya’, 59, précise que l’ibadite s’adressa à lui en l’appelant fata,

c’est-à-dire «jeune homme, adolescent». Abu Ubayda Muslim ibn Abi Karima al-
Tamimi est l’élève et le successeur du savant ibadite G ˘ abir ibn Zayd. Emprisonné
par al-Haqqaq, il est libéré à la mort du gouverneur d’Irak en 714 et prend la tête
de la communauté ibadite de Basra. Il fait de cette ville un centre de propagande
ibadite: elle accueille de nombreux étudiants venus des quatre coins de l’Empire,
qui y sont formés et organisés en équipes de missionnaires, les hamalat al-ilm. Voir
Tadeusz Lewicki, «Ibadiyya», EI2, III (1968), 671–672.

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après le passage du missionnaire ibadite Salama ibn Said à Kairouan que


Abd al-Rahman se passionne pour la doctrine ibadite, jusqu’à ce qu’un
fidèle – ou sa propre mère selon une autre version – lui conseille d’aller à
Basra rencontrer le savant5. Abd al-Rahman part donc chez Abu Ubayda
en se joignant au groupe des hamalat al-ilm6, les porteurs de science. Abu
Ubayda accepte de leur enseigner la science et ils restent chez lui plusieurs
années7. Abd al-Rahman est alors un jeune et beau garçon, à tel point
qu’Abu Ubayda tend un voile entre lui et les autres pour ne pas que sa
beauté les distraie. Lorsque les hamalat al-ilm sont suffisamment ins-
truits et qu’ils veulent rentrer dans leur pays, trois vieilles femmes vien-
nent adresser des bénédictions à Abd al-Rahman. Au moment du départ,
ils consultent Abu Ubayda sur ce qu’ils doivent faire s’ils deviennent assez
puissants pour nommer un chef; désignant Abu l-Äattab al-Maafiri, Abu
Ubayda leur dit de nommer l’un d’entre eux à leur tête, et de le tuer s’il re-
fuse cette charge. Lorsqu’ils parviennent au Maghreb, ils offrent l’imamat
à Abd al-Rahman8 mais il s’excuse en invoquant qu’il a entre ses mains les
dépôts et les marchandises des gens. Ils acceptent cette excuse et décident
alors de nommer Abu l-Äattab imam.

L’imamat d’Abu l-Äattab

Selon les sources ibadites9, Abu l-Äattab est élu imam au début de l’an-
née 140/757–758 et s’empare rapidement de Tripoli10. Plus tard, indigné

5) Abu Zakariyya’, 42–43; al-Darğini, I, 12; al-Šammaäi, II, 246.


6) Il gagne Basra avec trois Berbères, Asim al-Sadrati, Ismail ibn Darrar al-
Gadamisi et Abu Dawud al-Qibilli; l’Arabe Abu l-Äattab Abd al-Ala ibn al-Samh
al-Maafiri les rejoint sur place. Sur les hamalat al-ilm, Abu Zakariyya’, 57–58; al-
Darğini, I, 19; al-Šammaäi, II, 246.
7) Al-Šammaäi, II, 268, précise que les hamalat al-ilm demeurent cinq années à

Basra.
8) Al-Šammaäi n’évoque pas la proposition faite à Abd al-Rahman. Pour Awad

Muhammad Äulayfat, Naš’at al-haraka l-ibadiyya (Mascate, 2002), 148, l’authen-


ticité de cette anecdote est douteuse puisque l’imam avait été désigné par Abu
Ubayda et qu’il serait absurde d’imaginer que les ibadites aient fait fi de sa recom-
mandation.
9) Sur l’imamat d’Abu l-Äattab, Abu Zakariyya’, 64–75; al-Darğini, I, 26–35;

al-Šammaäi, II, 248–257.


10) Pour Äulayfat, Naš’at al-haraka l-ibadiyya, 157 et Salahddin Chaouech,

«La réaction kharidjite et la naissance des royaumes indépendants du Maghreb


(IIe–IIIe H./VIIe–IXe J.C.)», Revue de la Faculté des Lettres de Tetouan 11 (2001),

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par ce qu’on lui rapporte de la conduite des Berbères Warfağğuma qui ont
pris Kairouan, il décide de leur reprendre la ville. Il gagne alors Kairouan,
suivi par Abd al-Rahman ibn Rustum et par de nombreux ibadites, alors
que sévit une grande famine; Dieu les secourt en leur envoyant des saute-
relles qui les suivent dans leur périple. Abu l-Äattab fait massacrer les
Warfağğuma en safar 141/juin-juillet 75811. Après avoir pris Kairouan, il y
nomme Abd al-Rahman comme gouverneur12. Al-Šammaäi ajoute que
Abd al-Rahman désigne des amil pour les villes de l’Ifriqiya et les régions
voisines13. Les autres sources ibadites affirment que lorsqu’Abu l-Äattab
rentre à Tripoli, il octroie également à Abd al-Rahman le gouvernement
des villes qui entourent Kairouan14. La prise de Kairouan permet en effet

237, Abu l-Äattab avait confié à Abd al-Rahman le poste de cadi de Tripoli. Même
affirmation chez Moncef Gouja, Aux origines de la pensée arabe (Gémenos, 2003),
39. Ceci se fonde sans doute sur Ibn al-Sagir, Aäbar al-a’imma l-rustumiyyin, éd.
Muhammad Nasir et Ibrahim Bahhaz (Beyrouth: Dar al-garb al-islami, 1986), 30,
qui rapporte que l’assemblée de notables de Tahart qui choisit Abd al-Rahman
pour imam rappela qu’Abu l-Äattab l’avait agréé comme juge et comme adminis-
trateur. Al-Nuwayri, Conquête de l’Afrique septentrionale par les musulmans, trad.
William Mac Guckin de Slane en appendice au vol. I de l’Histoire des Berbères (Pa-
ris: Paul Geuthner, 1925), 373, dit qu’Abu l-Äattab confie le commandement de
Kairouan au «cadi» Abd al-Rahman. Hady Roger Idris, «L’Occident musulman à
l’avènement des Abbasides d’après le chroniqueur ziride al-Raqiq», Revue des Étu-
des Islamiques XXXIX (1971), p. 229 et p. 276, estime toutefois que le manuscrit
d’al-Nuwayri comporte une erreur, Abd al-Rahman ibn Rustum al-qadi devant être
lu Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi.
11) C’est al-Šammaäi, II, 252, qui précise le mois.
12) Idem chez Ibn al-A©ir, Al-Kamil fi l-ta’riä, éd. Carl Johan Tornberg (Bey-

routh: Dar Sadir, 1982), V, 317; Ibn Iüari, Al-Bayan al-mugrib fi aäbar al-Andalus
wa-l-Magrib, éd. Georges Séraphin Colin et Évariste Lévi-Provençal (Beyrouth:
Al-dar al-arabiyya li-l-kitab, 1983), I, 71; al-Nuwayri, 373; Ibn Äaldun, Kitab al-
Ibar (Beyrouth: Dar al-kutub al-ilmiyya, 1992), VI, 131, 135 et 143; Histoire des
Berbères et des dynasties musulmanes de l’Afrique septentrionale, trad. William
Mac Guckin de Slane (Paris: Paul Geuthner, 1999), I, 220, 228 et 242; Histoire
de l’Afrique sous la dynastie des Aghlabites (184/800–297/909) par Ibn Khaldoun,
éd. trad. Adolphe Noël des Vergers (Amsterdam: APA – Oriental Press, 1981),
20/54–55.
13) Al-Šammaäi, II, 253. Pour Ibn Sallam, Kitab Ibn Sallam: Eine Ibaditisch-

Maghribinische Geschichte des Islams aus dem 3./9. Jahrhundert, éd. Werner
Schwartz et Salim Ibn Ya’qub (Wiesbaden: Franz Steiner Verlag, 1986), 127, Abd
al-Rahman gouverne Kairouan dès 140/757–758, ce qui est fautif.
14) Abu Zakariyya’ ajoute que Abd al-Rahman confie le commandement des

Kutama à l’un d’entre eux nommé Uqayba. Ce passage manque dans notre édition

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48 Virginie Prevost

à l’imam d’annexer toute cette région et de diriger un vaste ensemble ter-


ritorial qui s’étend de l’Ifriqiya à la Tripolitaine.
Trois ans plus tard environ, face au danger que représente l’arrivée de
la forte armée conduite par le gouverneur d’Égypte, Muhammad ibn al-
Aša© al-Äuzai, Abu l-Äattab tente de rassembler tous ses partisans; il en-
voie notamment un message à Kairouan, demandant à Abd al-Rahman de
venir le secourir15. Malgré les nombreux contingents dont dispose l’imam,
les ibadites sont défaits par Muhammad ibn al-Aša© à la bataille de Ta-
warga, dans un massacre où Abu l-Äattab et des milliers de fidèles trou-
vent la mort, en ğumada I 144/août-septembre 76116. Abd al-Rahman ap-
prend la mort de son compagnon alors qu’il se trouve à Gabès, en route
pour le secourir. Ses troupes se dispersent alors et il revient discrètement à
Kairouan. À l’annonce du décès d’Abu l-Äattab, les habitants s’y sont ré-
voltés contre le amil ibadite qu’avait laissé Abd al-Rahman et ont nommé
un nouveau gouverneur, Umar/Amr ibn U©man al-Qurayši, en attendant
l’arrivée de Muhammad ibn al-Aša©17. Les sources ibadites rapportent
également que Abd al-Rahman ibn Habib n’a de cesse de rechercher le
futur imam, jusqu’à ce qu’un ibadite kairouanais intercède et qu’il arrête
ses recherches; il avait en effet un contentieux avec Abd al-Rahman ibn
Rustum, qui le comparait à Iblis18. Il s’agit ici d’une erreur chronologique
puisque l’ancien gouverneur d’Ifriqiya Abd al-Rahman ibn Habib est

mais figure bien dans l’autre édition: Kitab Siyar al-a’imma wa-aäbarihim, al-
maruf bi-tariä Abi Zakariyya’, éd. Ismail al-A rabi (Alger: Al-Maktaba l-wata-
niyya, 1979), 41. Chez al-Darğini, I, 31, on lit que Abd al-Rahman confie son secré-
tariat à un certain Abd Allah ibn Uqayb et que les gens vivent en paix.
15) Al-Nuwayri, 374–375, explique que c’est lorsqu’il parvient à Surt qu’Abu

l-Äattab envoie chercher à Kairouan le corps de troupes dirigé par Abd al-Rahman.
Il se trouve ainsi à la tête d’une force immense, mais les rivalités entre les tribus le
privent d’une partie de ses partisans.
16) Ce mois est mentionné par Ibn Sallam, 126. Pour al-Bakri, Kitab al-Mugrib

fi üikr bilad Ifriqiya wa-l-Magrib; Description de l’Afrique septentrionale, éd. trad.


William Mac Guckin de Slane (Paris: Jean Maisonneuve, 1965), 68/140, c’est en
safar 144/mai-juin 761; idem chez Ibn al-A©ir, V, 317. Pour Ibn Iüari, I, 72 et al-Nu-
wayri, 375, c’est en rabi I 144/juin-juillet 761.
17) Ibn Iüari, I, 72; al-Nuwayri, 375–376; al-Šammaäi, II, 256 (qui note al-

Quraši, comme al-Raqiq). Al-Raqiq, Ta’riä Ifriqiya wa-l-Magrib, éd. Abd Allah
al-Zaydan et Izz al-Din Musa (Beyrouth: Dar al-garb al-islami, 1990), 104 et al-
Nuwayri, 373, ajoutent que Umar/Amr ibn U©man al-Qurayši était le gouverneur
de Tripoli à l’époque où Abu l-Äattab avait pris la ville.
18) Abu Zakariyya’, 75–76; al-Darğini, I, 35; al-Šammaäi, II, 257.

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Abd
Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 49

mort depuis plusieurs années19. Son successeur, Muhammad ibn al-Aša©,


parvient à reconquérir Gabès et Kairouan et à rétablir la domination ab-
baside sur l’Ifriqiya, en réprimant impitoyablement les dernières résistan-
ces berbères.

Le voyage vers Tahart

Les sources ibadites donnent de nombreux détails sur le périple qui


conduit Abd al-Rahman ibn Rustum jusqu’à Tahart20: le futur imam
quitte clandestinement Kairouan accompagné par son fils Abd al-Wah-
hab, un esclave et un unique cheval. En chemin, alors qu’ils se dirigent vers
l’ouest, le cheval meurt et, afin de ne pas laisser de traces à ceux qui les
poursuivent, les trois hommes l’enterrent à un endroit nommé «la tombe
du cheval» qui, pour al-Darğini, se trouve à l’extérieur de Qastiliya21. En-
suite, les forces de Abd al-Rahman faiblissent22 et il est porté tantôt par
son esclave, tantôt par son fils. Les deux hommes se promettent de ne pas
le déposer à terre si les ennemis les rattrapent, à moins que ces derniers ne
soient environ cinq cents. Lorsqu’ils atteignent Sufağağ, une montagne
inaccessible, ils s’y réfugient; Abd al-Rahman y est rejoint par soixante

19) Le gouverneur d’Ifriqiya Abd al-Rahman ibn Habib est assassiné par ses
deux frères en 137/754. Il était alors au pouvoir depuis une dizaine d’années et avait
affronté les ibadites à plusieurs reprises. Sur sa wilaya, voir Virginie Prevost,
L’aventure ibadite dans le Sud tunisien (VIIIe-XIIIe siècle). Effervescence d’une ré-
gion méconnue (Helsinki, 2008), 59–61. Pour Gérard Dangel, L’imamat ibadite de
Tahert (761–909). Contribution à l’histoire de l’Afrique du Nord durant le Haut
Moyen Âge (Université de Strasbourg, Thèse de doctorat de troisième cycle, 1977),
36, il s’agirait du fils de l’ancien gouverneur d’Ifriqiya. Il fait sans doute allusion au
fils de Habib; ce dernier a succédé à son père, Abd al-Rahman ibn Habib, après son
assassinat. Habib est mort au combat trois ans plus tard: voir Prevost, L’aventure
ibadite dans le Sud tunisien, 61–62. Nous ne savons manifestement rien d’un éven-
tuel fils de Habib.
20) Sur ce périple, Abu Zakariyya’, 76–77; al-Darğini, I, 35–36; al-Šammaäi, II,

257 et 264.
21) Al-Darğini, I, 35, qui ajoute que c’est après la perte du cheval que les forces

de Abd al-Rahman faiblissent. Sur les différents sens du toponyme Qastiliya qui
désigne tantôt le Djérid, tantôt la ville de Tozeur, voir Prevost, L’aventure ibadite
dans le Sud tunisien, 305–306.
22) Pour al-Šammaäi, II, 257, «sa marche faiblit/il chancelle dans sa marche et la

faiblesse (le malaise) et la fatigue le gagnent» (wa-daufa an al-maši wa-adrakahu


al-aya’ wa-l-malal).

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50 Virginie Prevost

cheikhs ibadites venus de Tripoli23. Ensuite l’armée de Muhammad ibn al-


Aša© gagne Sufağağ, et assiège les ibadites pendant un temps. Mais les sol-
dats abbasides sont gagnés par la variole (ğudari) et beaucoup perdent la
vie. Muhammad ibn al-Aša© s’adresse alors à ses troupes et leur fait valoir
qu’on ne peut pénétrer dans cette montagne inaccessible que muni d’une
armure ou armé jusqu’aux dents. Suivant l’avis d’une partie de ses soldats,
il repart pour Kairouan, renonçant à capturer Abd al-Rahman24.

L’épisode du siège de Sufağağ est totalement ignoré par les sources sun-
nites qui laissent entendre que Abd al-Rahman se rend directement de
Kairouan au Maghreb central, où il fonde Tahart25. Selon Ibn Äaldun, il
quitte Kairouan avec ses gens et son fils, et rejoint les Berbères ibadites du
Maghreb central. Il s’installe alors chez les Lamaya auxquels il est lié par
une ancienne alliance26. On a plusieurs fois tenté de localiser Sufağağ27,
soit dans la région de Tahart, soit dans celle du Djérid, proche de Kai-
rouan. Ainsi, Tadeusz Lewicki avance que ce camp fortifié aurait été

23) L’édition d’al-Darğini, I, 35, donne fa-lamma wasalu hawla wad, Ağağ wa-

huwa ğabal mani et wadi Ağağ (p. 36), tout en confirmant qu’ils se fortifient dans
une montagne. Suf désignant une rivière en berbère, al-Darğini a manifestement
traduit par l’arabe wad, wadi (oued) le toponyme berbère utilisé par Abu Zaka-
riyya’. Al-Šammaäi, II, 257, parle de Sufağağ bi-l-Magrib. L’éd. d’Abu Zakariyya’,
76–77, donne Suf Ağağ en deux mots.
24) Al-Šammaäi, II, 257, offre une version différente du siège de «l’ennemi de

Dieu» Muhammad ibn al-Aša©: selon lui, ceux qui se trouvent dans la montagne
sont pris d’indigestion et de nombreux partisans de Abd al-Rahman meurent. Mu-
hammad ibn al-Aša© rentre alors à Kairouan, contrôle la ville et veille à tuer tous
les ibadites.
25) Al-Bakri, éd. 68/trad. 140; Ibn Iüari, I, 72; al-Nuwayri, 375; Ibn Äaldun,

Aghlabites, éd. 21/trad. 57–58.


26) Ibn Äaldun, éd. VI, 143/trad. I, 242–243. Pour Ibn Äaldun, éd. VI, 132/

trad. I, 220, Abd al-Rahman fuit directement vers Tahart et rallie des ibadites des
tribus Lamaya, Lawata et Nafzawa. Selon Ibrahim Bahhaz, Al-dawla l-rustumiyya
(160–296/777–909). Dirasa fi-l-awda’ al-iqtisadiyya wa-l-hayat al-fikriyya (Guer-
rara: 1993), 82, Abd al-Rahman cherche à rejoindre une région du Maghreb central
peuplée de Lamaya et cette région correspond au ğabal Sufağağ. Brahim Zerouki,
L’imamat de Tahart. Premier État musulman du Maghreb (144–296 de l’hégire)
(Paris: 1987), 90, affirme que les Lamaya étaient particulièrement nombreux dans
les environs de Tahart et la plaine du Sersou.
27) Émile Masqueray, Chronique d’Abou Zakaria (Alger: 1878), 41, note 1, s’in-

terroge sur ce toponyme, qui est pour lui un jeu de mots berbère. Suf al-Ğağ pour-
rait selon lui être traduit par «la rivière des piquets», les piquets faisant peut-être al-
lusion à un lieu difficile d’accès, inexpugnable.

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Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 51

fondé au sud-est de Tahart, à l’emplacement de l’actuel Oued Souffiguig,


non loin de montagnes difficilement accessibles. C’est là que Abd al-Rah-
man aurait repéré la fertile plaine du Sersou où il décide de bâtir sa capi-
tale28. Le fait de placer Sufağağ dans la région de Tahart pose un problème
majeur: il est en effet quasiment inconcevable que Muhammad ibn al-Aša©
ait envoyé une armée tellement loin après la fuite des ibadites. Se fondant
sur une série d’arguments, Ulrich Rebstock avance, mais sans certitude,
que Sufağağ pourrait être assimilée au šatt al-Fiğağ. Cette explication
conviendrait parfaitement sur les plans géographique et phonétique. Il
pense donc qu’avant de gagner Tahart, les ibadites se réfugient dans cette
région, ce qui ralentit fortement leur migration vers l’ouest29. Il semble
que Tadeusz Lewicki s’est finalement convaincu lui aussi que Sufağağ de-
vait se trouver dans la région du Djérid: il la localise à l’ouest du Djérid, et
non à l’est comme pour le Šatt al-Fiğağ30. On pourrait également situer Su-
fağağ plus au sud dans la région du Suf, futur bastion de l’ibadisme, mais
cela ne s’accorde pas avec la montagne inaccessible mentionnée par al-
Šammaäi. De même, l’hypothèse du Šatt al-Fiğağ est compromise par
le fait qu’il n’y a aucun sommet difficile à atteindre dans les environs et par
le fait qu’al-Darğini dise clairement que l’endroit où meurt le cheval était à
l’extérieur de Qastiliya, c’est-à-dire certainement en direction de l’ouest,
sur la route du Maghreb central.
Le terme Sufağağ évoque également un endroit bien connu des auteurs
ibadites, les grottes (giran) d’Ağağ ou de Bani Ağğağ qu’al-Darğini situe
à l’extérieur de Ouargla31. Abu Zakariyya’ mentionne une assemblée
de azzaba dans les «cavernes d’Ağağ»; il précise que les azzaba y lisent des
rimes et que les djinns leur répondent32. À une autre occasion, il évoque des

28) Tadeusz Lewicki, «The Ibádites in Arabia and Africa», Cahiers d’Histoire
Mondiale XIII (1971), 90. De même, pour H.T. Norris, The Berbers in Arabic Lit-
terature (Londres – New York – Beyrouth: 1982), 79, Abd al-Rahman établit son
premier camp fortifié à Sufağğağ (sic) près de Tahart, au sud des montagnes de
l’Ouarsenis. Muğam alam al-ibadiyya min al-qarn al-awwal al-hiğri ila l-asr al-
hadir, qism al-Magrib al-islami (Beyrouth: 1999–2000), II, 247, considère aussi que
Sufağğağ (sic) se trouve dans la région de Tahart. Äulayfat, Naš’at al-haraka l-iba-
diyya, 166, situe Sufağağ au sud de Tahart.
29) Ulrich Rebstock, Die Ibaditen im Magrib (2./8. – 4./10. Jh.) Die Geschichte

einer Berberbewegung im Gewand des Islam (Berlin: 1983), 107–108.


30) Tadeusz Lewicki, «Ibadiyya», EI2, III (1968), 675–676, qui écrit Suf Ağğağ.
31) Al-Darğini, II, 373.
32) Abu Zakariyya’, 311; al-Darğini, II, 373. Les azzaba sont les membres des

conseils religieux (halqa) qui dirigent les cités ibadites à partir du début du XIe siè-
cle.

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52 Virginie Prevost

personnes qui étudient dans ces grottes33. Elles semblent avoir été un lieu
de culte berbère antique34. Toutefois, si les termes sont proches, il est très
peu probable que Abd al-Rahman se soit rendu à Ouargla, alors que
de nombreuses routes beaucoup plus directes mènent du Djérid au Magh-
reb central35. En tout cas, même sans pouvoir déterminer où se trouvait
réellement le camp de Abd al-Rahman, il apparaît qu’il n’y a pas eu de mi-
gration immédiate et organisée vers la région de Tahart, mais plutôt un re-
cul progressif face à la résistance du pouvoir abbaside et une migration
échelonnée des ibadites de la Tripolitaine et peut-être du Djérid vers le
Maghreb central, avant même la fondation de la future capitale rustumide.

La fondation de Tahart

La fondation de Tahart est habituellement datée de 144/761–762, bien


que les ibadites n’aient pas gagné directement la région après avoir fui Kai-
rouan36. Cet épisode est décrit de façon détaillée37: les ibadites décident de

33) Abu Zakariyya’, 327; al-Darğini, I, 389; al-Šammaäi, III, 576.


34) Tadeusz Lewicki, «Survivances chez les Berbères médiévaux d’ère musul-
mane de cultes anciens et de croyances païennes», Folia Orientalia VIII (1967), 17.
35) Sur ces routes, voir Prevost, L’aventure ibadite, 368–370. À noter qu’il

existe dans les environs de Ouargla un site réputé imprenable connu sous le nom de
«Gara Krima» qui fut le théâtre d’un siège mené par les troupes de Ubayd Allah al-
Mahdi. Les ibadites, réfugiés sur les hauteurs de Gara Krima mais dépourvus d’eau,
parvinrent grâce à un stratagème à décourager les troupes chiites qui abandonnè-
rent le siège. Voir Virginie Prevost, «Une version ibadite de la ruine du miroir
d’Alexandrie», Annales islamologiques 39 (2005), 228.
36) Ibn Äaldun, éd. VI, 132 et 144/trad. I, 220 et 243. Si Ibn Iüari, I, 196, situe

erronément la fondation de la ville en 161/777–778, il la place bien parmi les événe-


ments de l’année 144/761–762 (p. 72). L’information fautive est reprise par Moha-
med Talbi, «Rustamides», EI2, VIII (1995), 657, mais il remarque ailleurs qu’Ibn
Iüari fait sûrement une confusion. Mohamed Talbi, «La conversion des Berbères
au Äariğisme ibadito-sufrite et la nouvelle carte politique du Maghreb au IIe/VIIIe
siècle», dans Études d’histoire ifriqiyenne et de civilisation musulmane médiévale
(Tunis: 1982), 61, note 3. Suivant Bahhaz, Al-dawla l-rustumiyya, 83–85, Abd
al-Rahman n’a gagné Tahart que bien plus tard: après que le siège de Sufağağ par
Muhammad ibn al-Aša© eut été levé, il reste à cet endroit parmi les tribus berbères
ibadites, jusqu’au moment où il participe au siège de Tubna (voir infra). Après sa
défaite à Tahuüa, il retourne à Sufağağ. Bahhaz pense que Abd al-Rahman n’a été
fonder Tahart qu’à la fin de 155/771–772 ou au début de 156/772–773, gagnant le
Maghreb central parmi les très nombreux ibadites qui ont fui vers l’est après la
mort d’Abu Hatim.

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Abd
Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 53

choisir un endroit où construire une ville qui soit pour eux un refuge et une
place forte, et ils désignent Tahart. Ils se mettent d’accord avec les habi-
tants de l’ancienne ville (Tahart al-qadima) sur ce qu’ils prendront dans
leurs récoltes. Ils crient aux animaux féroces qui peuplent la région de s’en
aller car ils veulent y habiter, et leur donnent un délai de trois jours. Ils
voient alors une bête sauvage partir en emportant ses jeunes dans sa
gueule, ce qui les conforte dans leur choix de fonder la ville à cet endroit.
Ils font brûler les arbres et usent d’un stratagème pour que les sangliers les
déracinent. Ensuite ils choisissent un endroit qu’ils défrichent pour y faire
leurs prières. Lorsqu’ils veulent construire une grande mosquée, ils choi-
sissent quatre places et tirent au sort pour savoir où ils l’érigeront; le sort
désigne le premier endroit où ils ont fait la prière et c’est là qu’ils construi-
sent la grande mosquée. Puis ils bâtissent des maisons et des châteaux.
Le récit de la fondation de la capitale ibadite, sur le site actuel de Tag-
dempt38, présente tant de points communs avec celui de la fondation de
Kairouan que cela laisse penser que les historiens ibadites ont été influen-
cés par ce dernier39. Contrairement à ce que laissent entendre les ibadites,
la région de Tahart était très civilisée; Tahart al-qadima, l’actuelle Tiaret,
existait manifestement déjà à l’époque romaine. Le choix de l’emplace-
ment de la nouvelle capitale est motivé par plusieurs raisons mûrement
réfléchies, notamment la certitude d’y trouver l’appui de nombreux ibadi-
tes, la présence d’une eau abondante qui va permettre un rapide dévelop-
pement agricole, et la sécurité, puisque l’Aurès constitue désormais un obs-
tacle important entre les ibadites et les gouverneurs d’Ifriqiya40.

37) Abu Zakariyya’, 85–87; al-Darğini, I, 41; al-Šammaäi, II, 264–265.


38) Vers 1835, l’émir Abdelkader choisit le site de Tagdempt, où s’élevaient les
ruines de la cité ibadite, pour y construire sa citadelle. Voir Mounir Bouchenaki,
«Tagdempt, capitale éphémère de l’Émir Abd-el-Kader, à travers les récits des mili-
taires et des prisonniers», dans L’Africa romana. Atti del XIII convegno di studio
(Rome: 2000), 679–686.
39) Voir Ibn Abd al-Hakam, Futuh Misr, The History of the Conquest of Egypt,

North Africa and Spain, éd. Charles C. Torrey (New Haven: 1922), 196; Ibn Iüari,
I, 20; Ibn al-A©ir, III, 465–466; al-Nuwayri, 327–329. Sur le rapport entre le récit
de fondation de Tahart et celui d’autres métropoles comme Fès ou Kairouan, voir
Cyrille Aillet, «Tahart et les origines de l’imamat rustumide: matrice orientale et
ancrage local», à paraître dans Annales islamologiques 44 (2010). Chaleureux remer-
ciements à l’auteur qui m’a fait parvenir son article avant sa parution.
40) Sur la fondation de Tahart, voir les remarques de Chikh Bekri, Le

royaume rostémide. Le premier État algérien (Alger: 2005), 67–71; Abderrahmane


Khelifa, «L’urbanisation dans l’Algérie médiévale», Antiquités Africaines 40–41
(2004–2005), 279–280; Dangel, L’imamat ibadite de Tahert, 37–42.

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54 Virginie Prevost

L’époque d’Abu Hatim

En 154/770–771, soit dix ans après la mort de l’imam Abu l-Äattab


al-Maafiri, Abu Hatim al-Malzuzi prend le commandement des ibadites
de Tripolitaine sous le régime de la wilayat al-difa’, c’est-à-dire le gouver-
nement de défense41. Seuls al-Darqini et al-Šammaäi disent clairement
qu’Abu Hatim a été nommé imam al-difa, l’imam de défense chargé de
défendre ses coreligionnaires contre les attaques de l’ennemi. Les autres
historiens ibadites indiquent simplement qu’on lui a confié la wilayat al-
difa42. Les historiens précisent que toutes les aumônes (sadaqat) collectées
par Abu Hatim étaient envoyées à Abd al-Rahman ibn Rustum avant que
ce dernier ne proclame la wilayat al-zuhur, c’est-à-dire le gouvernement de
manifestation43. Cela montre bien l’importance du chef de Tahart à cette
époque.
En recoupant les sources ibadites et sunnites, il apparaît qu’en
154/770–771, le gouverneur abbaside d’Ifriqiya Umar ibn Hafs quitte
Kairouan pour Tubna dans le Zab. Abu Hatim vient alors assiéger Kai-
rouan et la guerre s’étend à l’Ifriqiya tout entière. Parallèlement au siège
de la capitale, Umar ibn Hafs est assiégé dans Tubna. Le siège de Tubna
est passé sous silence chez les historiens ibadites et il faut donc se fier
aux historiens sunnites. Selon eux, douze armées de Berbères ibadites et
sufrites entourent Tubna, parmi lesquelles se trouvent celle du sufrite Abu
Qurra avec ses 40 000 hommes, celle de Abd al-Rahman ibn Rustum et ses
15 000 hommes, et celle constituée par les très nombreux Tripolitains par-
tisans d’Abu Hatim44. C’est après avoir corrompu un parent d’Abu Qurra,
qui quitte le siège avec l’armée sufrite, que Umar ibn Hafs envoie une ar-
mée combattre Abd al-Rahman qui s’est déplacé à Tahuüa avec ses 15 000
soldats; ce dernier est battu, beaucoup de ses partisans sont tués et il re-

41) Ibn Sallam, 128; al-Darğini, I, 36; al-Šammaäi, II, 259. Selon Abu Zaka-

riyya’, 78, Abu Hatim gouverne Tripoli en rağab 145/septembre-octobre 762 et y


reste pendant quatre années sous le régime de la wilayat al-difa’.
42) Al-Darğini, I, 37, affirme que c’est à la fois l’imamat et la wilayat al-

difa’ qui ont été confiés à Abu Hatim; al-Šammaäi, II, 263, dit qu’il est imam al-
difa.
43) Abu Zakariyya’, 78; al-Darğini, I, 36–37. Al-Šammaäi, II, 263, dit qu’il

envoyait à Abd al-Rahman la part de la zakat dont il n’avait pas besoin. Seul Abu
Zakariyya’ précise à «l’imam» Abd al-Rahman.
44) Ibn al-A©ir, V, 598–599; Ibn Iüari, I, 75; al-Nuwayri, 380; Ibn Äaldun, Agh-

labites, éd. 24/trad. 63. Pour Ibn Äaldun, éd. VI, 132/trad. I, 221, Abd al-Rahman
ne dirige que 6 000 ibadites.

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Abd
Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 55

part pour Tahart45. Abu Hatim meurt dans le qabal Nafusa l’année sui-
vante, vaincu par la forte armée abbaside conduite par Yazid ibn Hatim.
Al-Raqiq précise la date de sa mort, le 27 rabi I 155/7 mars 772, et ajoute
que 30 000 ibadites périssent avec lui46. Suite à cette importante défaite, de
nombreux ibadites ifriqiyens migrent vers l’ouest pour gagner Tahart47.

L’imamat

Abd al-Rahman ibn Rustum est proclamé imam à Tahart soit en


160/776–777, soit en 162/778–779 selon d’autres ibadites48. À cette épo-
que, les notables ibadites estiment qu’ils sont assez forts pour investir
quelqu’un du pouvoir. Ils trouvent dans chaque tribu un ou deux chefs qui
conviendraient pour cette tâche. Ils se consultent et l’un d’entre eux pro-
pose Abd al-Rahman ibn Rustum: il est pieux et savant, il a appartenu aux
hamalat al-ilm, on lui a proposé l’imamat avant la nomination d’Abu
l-Äattab dont il a été ensuite le amil et, surtout, il n’a pas de tribu suscep-

45) Al-Raqiq, 105; Ibn Iüari, I, 76; al-Nuwayri, 381; Ibn Äaldun, éd. VI,
132/trad. I, 222. Ibn Äaldun, Aghlabites, éd. 24/trad. 63 et Ibn al-A©ir, V, 599, ajou-
tent que ça affaiblit les ibadites assiégeant Tubna. Al-Raqiq parle de 300 morts
dans les troupes de Abd al-Rahman, Ibn Iüari évoque 3 000 morts.
46) Al-Raqiq, 124.
47) Tadeusz Lewicki, «La répartition géographique des groupements ibadi-

tes dans l’Afrique du Nord au moyen âge», Rocznik Orientalistyczny XXI (1957),
309.
48) Abu Zakariyya’, 50 et 85; al-Darğini, I, 40–41; al-Šammaäi, II, 264. Il y a

donc eu une vacance du pouvoir entre la mort d’Abu Hatim et la nomination de Abd
al-Rahman, qui s’expliquerait par le fait qu’il n’y a pas eu de révoltes ibadites pen-
dant cette période et qu’il n’y a donc pas eu besoin de nommer un nouvel imam de
défense. Entre-temps, Tahart s’est développée et sa population a augmenté, met-
tant ainsi en place les conditions favorables à la proclamation du zuhur. Selon
Chaouech, «La réaction kharidjite», 239, il est possible que Abd al-Rahman ait été
désigné imam en deux fois, d’abord comme imam al-difa après la mort d’Abu l-Äat-
tab et la seconde fois comme imam al-zuhur. Abdelkader El Ghali, Les États kha-
ridjites au Maghreb (IIe–IVe/VIIIe–Xe s.) (Tunis: 2003), 136, estime également que
toute la période comprise entre la mort d’Abu l-Äattab et la proclamation de
l’imam al-zuhur doit être considérée comme imamat al-difa. Pour Äulayfat,
Naš’at al-haraka l-ibadiyya, 165–166, c’est en 161/777–778 que la ville de Tahart est
complètement terminée; les ibadites décident donc l’année suivante de proclamer
un imam.

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56 Virginie Prevost

tible de le défendre si son comportement change49. Ils sont d’accord et l’in-


vestissent imam sur le livre de Dieu, la Sunna de son Prophète et les tradi-
tions des califes bien guidés. Personne ne conteste ses jugements, il ne
provoque aucune scission et tous les ibadites vivent à cette époque rassem-
blés et en harmonie, sans que personne ne se révolte parmi eux50.
Les sources ibadites ne tarissent pas d’éloges sur le comportement
de l’imam. Ibn al-Sagir remarque également que sa conduite fut exem-
plaire et note qu’il se tenait dans sa mosquée à la disposition des veuves et
des faibles51. Il décrit l’imam dans sa modeste demeure, assis sur une natte
recouverte d’une peau, dans une pièce qui contenait juste un coussin sur
lequel il dormait, son épée et sa lance, avec un cheval attaché au bout de la
maison52. La renommée de Abd al-Rahman parvient aux ibadites de Basra
qui dépêchent à Tahart des envoyés pourvus de trois charges de richesses.
Ils trouvent l’imam, assisté par un esclave, en train de réparer un toit avec
de l’argile. L’imam leur sert du pain émietté arrosé de beurre. Les envoyés
décident de lui donner les richesses et après avoir pris conseil auprès de
ses compagnons, Abd al-Rahman convient de les distribuer pour partie
aux pauvres, et d’acheter avec le reste des armes et des équipements. De re-
tour en Orient, les envoyés disent tout le bien qu’ils pensent de l’imam53.
Dès cette époque, selon Ibn al-Sagir, Tahart se développe considérable-
ment. De nombreux commerçants viennent s’installer dans la capitale rus-
tumide, séduits par son éclat, par la sécurité qui y règne et par l’excellente
réputation de son imam, symbole de justice et de bienveillance. On y
trouve des gens de Basra, de Kufa ou de Kairouan. Des routes commercia-
les mènent au bilad al-Sudan, ainsi qu’à tous les pays de l’Occident et de
l’Orient54. Deux ans plus tard selon Ibn al-Sagir, les Basriens décident de
lui envoyer encore davantage de richesses que la première fois. Cette fois,

49) Al-Šammaäi, II, 265, précise «s’il s’écarte de la voie de la justice». Ibn al-

Sagir, 29–30, remarque que l’investiture de l’imam est facilitée par le fait qu’il
n’avait pas de tribu qui le rende illustre ni de clan qui le protège.
50) Abu Zakariyya’, 87; al-Darğini, I, 42; al-Šammaäi, II, 265–266. Récit iden-

tique chez Ibn al-Sagir, 28–31.


51) Ibn al-Sagir, 32. Il formule, pp. 40–42, d’autres louanges sur son administra-

tion, tout comme al-Darğini, I, 46.


52) Ibn al-Sagir, 33.
53) Ibn al-Sagir, 32–35; Abu Zakariyya’, 88; al-Darğini, I, 45; al-Šammaäi, II,

266.
54) Ibn al-Sagir, 36–37. Pour al-Šammaäi, II, 286, lorsque Tahart devient célè-

bre pour sa justice sous le règne du premier imam, de nombreux riches et commer-
çants originaires d’Égypte, d’Ifriqiya et du Maghreb viennent s’y installer et la ri-
chesse s’y développe.

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Abd
Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 57

l’imam les refuse et les renvoie en Orient où les gens en ont davantage be-
soin, car à Tahart, la population s’est enrichie et est devenue puissante.
Les émissaires retournent chez eux et les ibadites orientaux reconnaissent
l’imamat de Abd al-Rahman55. Ensuite Tahart devient un refuge et une ci-
tadelle pour les musulmans, et est nommée al-muaskar al-mubarak56.
Plusieurs éléments supplémentaires nous sont parvenus sur la vie du
premier imam rustumide: il a une fille, Arwa, qui épouse le fils de l’imam
sufrite de Siğilmasa, scellant ainsi l’alliance des Banu Midrar avec les Banu
Rustum de Tahart57. La mère de son fils Abd al-Wahhab est une Berbère
de la tribu de Banu Ifran58. Il est manifestement l’auteur de deux ouvra-
ges, d’une part un Tafsir al-Qur’an59 qui serait le plus ancien commentaire
coranique de la tradition ibadite60, d’autre part un livre rassemblant ses
äutba, mentionné par Abu Yaqub Yusuf al-Warğalani61. Il faut noter tou-
tefois qu’Ibn al-Sagir, sans doute à tort, affirme qu’il n’a laissé aucun livre
dont il soit l’auteur62. Abd al-Rahman est également un important trans-
metteur de traditions ibadites puisqu’il a enseigné la parole d’Abu
Ubayda Muslim ibn Abi Karima al-Tamimi à de nombreux élèves, dont
son fils Abd al-Wahhab qui lui succédera. Il reste surtout l’artisan de la
puissance de Tahart qui s’impose pendant son règne comme l’une des prin-
cipales métropoles du Maghreb63.

55) Abu Zakariyya’, 88; al-Darğini, I, 45; al-Šammaäi, II, 266–267, qui dit que
tous les ibadites reconnaissent son imamat. Ibn al-Sagir, 37–40, note que les Orien-
taux sont séduits par son imamat et considèrent que c’est une obligation pour eux
de le reconnaître.
56) Abu Zakariyya’, 88 (qui dit aussi al-askar); al-Darğini, I, 45.
57) Al-Bakri, éd. 150/trad. 287; Ibn Äaldun, éd. VI, 155/trad. I, 262.
58) Abu Zakariyya’, 90; al-Darğini, I, 47; al-Šammaäi, II, 273.
59) Al-Darğini, II, 471; al-Šammaäi, III, 635.
60) Cet ouvrage aujourd’hui disparu est mentionné au XIVe siècle par al-Bar-

radi. Adolphe de Calassanti Motylinski, «Bibliographie du Mzab. Les livres de la


secte abadhite», Bulletin de Correspondance Africaine III (1885), 23–24.
61) Muğam alam al-ibadiyya, II, 248.
62) Ibn al-Sagir, 45.
63) Ernest Zeys, Législation mozabite, son origine, ses sources, son présent, son

avenir. Leçon d’ouverture faite à l’École de droit d’Alger (Alger: 1886), 18, évoque ce
foyer politique et religieux opposé à Kairouan, «Genève en face de Rome». Al-Bakri,
éd. 66–69/trad. 138–141, donne une longue description de Tahart, reprise par al-
Darğini, I, 42–44. On trouvera les références complètes des descriptions de Tahart
par les géographes arabes dans Jacques Thiry, Le Sahara libyen dans l’Afrique du
Nord médiévale (Louvain: 1995), 162, note 6. Voir aussi, sur les fouilles du site, Geor-

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58 Virginie Prevost

Les historiens ibadites ne mentionnent pas la date de la mort de l’imam


mais précisent que lorsque Abd al-Rahman fut sur le point de mourir, il
établit un conseil formé de six personnes, comme l’avait fait Umar ibn al-
Äattab64. Ce conseil, chargé de choisir en son sein le prochain imam, comp-
tait notamment son fils Abd al-Wahhab et Yazid ibn Fandin, futur nukka-
rite65. Pour Ibn Iüari, Abd al-Rahman est mort en 168/784–78566. C’est la
date qui est reprise le plus souvent dans les chronologies des imams rustu-
mides67. Ibn Iüari ajoute que son règne a duré sept ans68, ce qui corres-
pond parfaitement bien avec les dates de début de règne fournies par les
sources ibadites. Une autre date, 171/787–788, est fréquemment retenue
pour la mort de Abd al-Rahman, sans que nous ayons pu déterminer sur
quels éléments elle se fonde69. Enfin, certains historiens ibadites modernes
placeraient sa mort en 164/78070.

Incohérences chronologiques présumées

Dans un ouvrage paru en 1987, Brahim Zerouki émet l’hypothèse que


le nom de Abd al-Rahman ibn Rustum soit celui de deux personnages dis-
tincts qui ont joué successivement un rôle important dans l’histoire des

ges Marçais et Alfred Dessus-Lamare, «Tîhert – Tagdempt», Revue Africaine XC


(1946), 24–57.
64) Abu Zakariyya’, 88–89; al-Darğini, I, 46; al-Šammaäi, II, 272.
65) Voir Tadeusz Lewicki, «Nukkar», EI2, VIII (1995), 115–116, sur la sécession

des nukkarites, consécutive à la nomination de Abd al-Wahhab.


66) Ibn Iüari, I, 196.
67) Cette date est notamment reprise par Lewicki dans ses articles et dans

«Ibadiyya», EI2, III (1968), 676.


68) Ibn Iüari, I, 197. Ibn al-Sagir, 42, dit qu’il a oublié la durée de son règne.
69) Elle est retenue notamment par Mohamed Talbi, «Rustamides», EI2, VIII

(1995), 658; Muğam alam al-ibadiyya, II, 248; Salim Ibn Yaqub, Ta#riä ğazirat
Ğarba (Tunis: 1986), 63; Bahhaz, Al-dawla l-rustumiyya, 93; Mahmud Ismail,
Al-äawariğ fi l-Magrib al-islami. Libya – Tunis – al-Ğaza’ir – al-Magrib – Murita-
niya (Beyrouth: 1976), 288, note 317. Selon Rebstock, Die Ibaditen im Magrib,
162, Muhammad Ali Dabbuz certifie que Abd al-Rahman a détenu le pouvoir pen-
dant 27 ans, onze ans comme cadi et seize ans comme imam, avant que de mourir en
171/787–788, âgé de près de quatre-vingts ans.
70) Il n’aurait donc régné que deux ou quatre ans, ce qui paraît peu probable.

C’est pourtant la date qu’adopte Muhammad Atfiyyaš dans sa Risala šafiya. Reb-
stock, Die Ibaditen im Magrib, 162; Ismail, Al-äawariğ fi l-Magrib al-islami, 288,
note 317.

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Abd
Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 59

ibadites maghrébins71. Avant d’aborder les nombreux prétendus problè-


mes chronologiques qu’il soulève, il convient de souligner que Mohamed
Talbi a, lui aussi, décelé une incohérence dans la jeunesse de l’imam. Les
sources affirment que Abd al-Rahman a été séduit par l’ibadisme en écou-
tant le missionnaire Salama ibn Said, connu pour être venu prêcher à Kai-
rouan avec le missionnaire sufrite Ikrima72. Mohamed Talbi remarque
que, sachant que Ikrima est mort en 105/723–724 à l’âge de quatre-vingts
ans73, Abd al-Rahman devait être encore tout enfant quand il a rencontré
les missionnaires à Kairouan et qu’il est bien étrange qu’il ait été conquis
si jeune à l’ibadisme. Étant donné qu’il était un tout jeune adolescent lors
de son séjour à Basra, son départ avait dû se situer vers 110/729–730 au
plus tard. Mohamed Talbi conclut que son séjour aurait donc duré plus de
vingt ans, ce qui ne correspond pas aux «quelques années» évoquées par
Abu Zakariyya’74.
Selon nous, il semble que l’on puisse croire al-Šammaäi lorsqu’il af-
firme que les missionnaires ont étudié pendant cinq ans à Basra, ce qui cor-
respond aux «quelques années» indiquées par les autres sources ibadites.
Abd al-Rahman aurait donc quitté Kairouan vers 135/752–75375; en effet,
la nomination d’Abu l-Äattab a lieu au début de l’année 140/757–758, ma-
nifestement juste après le retour des hamalat al-ilm au Maghreb. À plu-
sieurs reprises, les textes insistent sur la jeunesse de Abd al-Rahman, tant
à l’époque où il s’enthousiasme pour l’ibadisme à Kairouan qu’à Basra; on

71) Zerouki, L’imamat de Tahart, 21–23.


72) Abu Zakariyya’, 42; al-Darğini, I, 11. Äulayfat, Naš’at al-haraka l-iba-
diyya, p. 133, affirme qu’il est certain que Salama est parti pour le Maghreb après
95/713–714, année où Abu Ubayda a pris ses fonctions.
73) Al-Bakri, éd. 149/trad. 284, confirme que Ikrima se trouvait en Ifriqiya

avant 104/722–723.
74) Talbi, «La conversion des Berbères», 30–31. Selon Amr Khalifa Ennami,

Studies in Ibadhism, (Rééd. Open Mind: 2007) 64–65, Salama ibn Said semble avoir
eu pour objectif lors de son séjour à Kairouan de recruter des personnalités locales
aptes à suivre la formation dispensée à Basra, dans le but de pouvoir proclamer en-
suite un imamat à leur retour en Ifriqiya. Äulayfat, Naš’at al-haraka l-ibadiyya,
136, estime aussi que l’un des buts de Salama était d’inciter des chefs berbères à par-
tir pour Basra. Elizabeth Savage, A Gateway to Hell, a Gateway to Paradise, the
North African Response to the Arab Conquest (Princeton, 1997), pp. 43–42, considère
que Salama ibn Said et Ikrima sont des personnages semi-légendaires. Cela
s’explique certainement par le fait qu’al-Darğini, I, 11, raconte qu’ils sont arrivés
d’Orient sur le même chameau, sans doute pour mettre en évidence la bonne entente
entre ces deux missionnaires.
75) La date est reprise par Bahhaz, Al-dawla l-rustumiyya, 76.

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60 Virginie Prevost

peut donc estimer qu’il est né vers 110/729–730, si l’on considère qu’il avait
trente ans à son retour au Maghreb76. Quant au problème causé par la date
de la mort de Ikrima, nous pensons que, s’il est certain que Salama ibn
Said se trouvait à Kairouan avant 105/723–724, il est possible qu’il y soit
demeuré bien après cette date et qu’il ait pu convertir Abd al-Rahman bien
plus tard. Il faut noter également que les sources ibadites présentent de
nombreuses confusions chronologiques et qu’elles ont pu vouloir de bonne
foi établir un lien entre la vocation du futur imam rustumide et le plus an-
cien missionnaire ibadite connu à Kairouan.

Voyons maintenant les principaux arguments présentés par Brahim


Zerouki, qui identifie deux personnages différents, d’une part Abd al-
Rahman I, gouverneur de Kairouan, et d’autre part Abd al-Rahman II,
fondateur de Tahart77:
1° Zerouki estime que Abd al-Rahman était «d’un âge fort avancé»
lorsqu’il a fui de Kairouan en 144/761–762, ce qui ne l’a pas empêché de
combattre vaillamment quelque dix ans plus tard aux côtés d’Abu Hatim
et de survivre encore jusqu’en 168/784–78578. Or, nous avons montré plus
haut que si les textes ibadites évoquant la fuite de Abd al-Rahman men-
tionnent bien son affaiblissement et sa fatigue, il n’est nullement question
de son âge. On peut très bien imaginer que le chef ibadite, qui venait de vi-
vre des événements pénibles soldés par la mort de son compagnon Abu
l-Äattab, ait été malade et qu’il se soit parfaitement rétabli après avoir pris
du repos. Cet argument basé sur la vieillesse nous semble donc devoir être
rejeté.
2° Zerouki exploite un passage d’Ibn Äaldun selon lequel Abd
al-Rahman aurait participé à la conquête de l’Ifriqiya et serait le fils du
célèbre Rustum de la bataille d’al-Qadisiyya, bataille qui livra la Perse aux
Arabes vers 15/635–636. Il ajoute que Abd al-Rahman a épousé en
148/765–766 – on ne sait d’où il tire cette date – une Ifranide qui lui donna
comme fils Abd al-Wahhab, fils qu’il aurait donc eu plus que centenaire. Le
problème qui se pose à lui est que plus de 150 ans séparent la bataille d’al-

76)
Pour Muğam alam al-ibadiyya, II, 246–247, il serait né dans la première dé-
cennie du IIe siècle de l’hégire (100–110/c. 718–729) et gagne Basra en 135/752–753.
Pour Chaouech, «La réaction kharidjite», 237, d’après Mahmud Ismail, Abd al-
Rahman apparaît au Maghreb probablement à la fin du Ier siècle de l’hégire, soit
avant 718.
77) Zerouki, L’imamat de Tahart, 151.
78) Idem, 21.

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Abd
Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 61

Qadisiyya de la mort de Abd al-Rahman en 168/784–785, ce qui est évi-


demment invraisemblable79.
Dans deux passages, en effet, Ibn Äaldun aborde les origines de Abd al-
Rahman: il dit d’abord qu’il faisait partie des descendants ou des enfants
(abna’) de Rustum, qui commandait les Persans à la bataille d’al-Qadi-
siyya80. Plus loin, il répète qu’il était un des enfants (min walad) du Rus-
tum de la bataille d’al-Qadisiyya, qu’il était arrivé en Ifriqiya pendant la
conquête dans l’avant-garde de l’armée arabe et qu’il s’y était installé81. Le
problème chronologique est évident. Les historiens ibadites donnent éga-
lement une généalogie détaillée de Abd al-Rahman, qui le fait descendre de
la prestigieuse dynastie sassanide. Dans le même temps, ils soulignent que
sa famille n’était pas installée en Ifriqiya comme le laisse penser Ibn Äal-
dun, puisqu’ils affirment qu’il est né en Irak82. De son côté, al-Bakri évo-
que Abd al-Rahman ibn Abd al-Wahhab ibn Rustum ibn Bahram, lequel
était client de U©man ibn Affan83. Selon le baron de Slane, il faut se fier à
al-Bakri qui montre que Abd al-Rahman de la conquête de l’Ifriqiya est
fils de Abd al-Wahhab et petit-fils de Rustum. Il est probable à son avis
que Abd al-Rahman l’ibadite soit le petit-fils ou même l’arrière-petit-fils
du premier84. Nous ne nous interrogerons pas davantage sur ces discus-
sions généalogiques, qui ne trouvent pas leur place dans le cadre précis de

79) Idem, 21.


80) Ibn Äaldun, éd. VI, 131–132/trad. I, 220.
81) Ibn Äaldun, éd. VI, 143/trad. I, 241–242.
82) Abu Zakariyya’, 58, et al-Darğini, I, 19, donnent Abd al-Rahman ibn Rus-

tum ibn Barham ibn Kasra (Chosroès le roi perse). Al-Šammaäi, II, 245, 263 et 272
donne successivement Rustum ibn Bahram ibn Sabur ibn Kasra, Rustum ibn Bah-
ram ibn Sam ibn Kasra et enfin Rustum ibn Bahram ibn Dusar ibn Sabur ibn Ba-
bakan ibn Sabur üi l-Aktaf.
83) Bahram était selon lui fils de Üu Šarar fils de Sabur fils de Babakan fils de

Sabur üi l-Aktaf roi de Perse. Al-Bakri, éd. 67/trad. 139. Zerouki, L’imamat de Ta-
hart, 21–22, se fondant sur le même extrait, rappelle qu’un autre Abd al-Rahman
est signalé par al-Bakri qui évoque Maymun ibn Abd al-Rahman ibn Abd al-Wah-
hab ibn Rustum. Ce personnage pourrait être selon lui le fondateur de Tahart, si ce
n’est que toutes les sources affirment que Abd al-Rahman est le fils de Rustum.
Croyant dur comme fer à cette descendance directe, Zerouki considère qu’al-Bakri
a fait une omission. Ibn Iüari, I, 196, évoque quant à lui Abd al-Rahman ibn Rus-
tum ibn Bahram, qui était un mawla de U©man ibn Affan.
84) Ibn Äaldun, trad. I, 242, note 1. Bekri, Le royaume rostémide, 65, estime

aussi que Abd al-Rahman qui participe à la conquête de l’Ifriqiya était le petit-fils
du général de la bataille d’al-Qadisiyya et l’arrière-grand-père de l’imam de Tahart.

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cet article85. Il est bien évident que si l’on admet que Abd al-Rahman avait
pour ancêtres un acteur de la conquête de l’Ifriqiya et un chef persan de la
bataille d’al-Qadisiyya, plusieurs générations le séparaient de ces deux
personnages.
3° Zerouki se base sur al-Yaqubi, qui dit que Abd al-Rahman ibn
Rustum gouvernait l’Ifriqiya, que ses descendants allèrent à Tahart et
devinrent ibadites. Il déduit de cet extrait – qui est effectivement intri-
guant – qu’il y avait deux personnes différentes portant le même nom,
l’une (Abd al-Rahman I) qui a gouverné l’Ifriqiya, l’autre (Abd al-Rah-
man II) qui a émigré de Kairouan et fondé Tahart86. Ce raisonnement per-
met d’expliquer selon lui d’autres problèmes, et notamment le fait qu’Ibn
al-Sagir dise que Abd al-Wahhab est né «pendant le règne de Abd al-Rah-
man»87. Il faut toutefois remarquer que l’expression fi ayyamihi («à son
époque», «pendant sa vie») – que Zerouki interprète comme désignant
le règne de l’imam – ne recouvre pas à notre avis de véritable sens dans
ce contexte précis. Zerouki conclut de ce passage que ce n’est pas Abd
al-Wahhab, qui n’était pas encore né à l’époque de la fuite vers Tahart,
qui a transporté Abd al-Rahman I, mais Abd al-Rahman II qui a trans-
porté Abd al-Rahman I. Cependant, les historiens ibadites disent explici-
tement que Abd al-Rahman était accompagné par son fils Abd al-Wah-
hab88. La solution trouvée par Zerouki permet également d’expliquer
selon lui que l’imam Abd al-Wahhab ait dû combattre Äalaf «le fils d’Abu
l-Äattab» alors que lui-même était le petit-fils de Abd al-Rahman I (qui
devait avoir un âge proche de celui d’Abu l-Äattab puisqu’ils avaient étu-
dié ensemble)89. Zerouki fait ici une grosse confusion: le dissident Äalaf
n’était pas comme il le prétend le fils d’Abu l-Äattab al-Maafiri mais bien
son petit-fils. La branche al-äalafiyya est fondée en Tripolitaine au début
du IXe siècle par Äalaf ibn al-Samh, le petit-fils d’Abu l-Äattab al-
Maafiri. Al-Samh, le père de Äalaf, est le gouverneur de Tripolitaine pour
l’imam rustumide Abd al-Wahhab et à sa mort, de nombreux ibadites de la
région décident de nommer Äalaf à sa place. Abd al-Wahhab refuse de
confirmer cette nomination et il s’ensuit un schisme purement politique,
auquel adhère presque toute la Tripolitaine ibadite. L’armée de Äalaf est

85)Pour une discussion plus poussée sur les origines de Abd al-Rahman, voir
Aillet, «Tahart et les origines de l’imamat rustumide».
86) Zerouki, L’imamat de Tahart, 22, d’après al-Yaqubi, Kitab al-Buldan, éd.

trad. M.J. de Goeje (Leyde, Brill, 1967), 353/217.


87) Zerouki, L’imamat de Tahart, 22, d’après Ibn al-Sagir, 45.
88) Abu Zakariyya’, 76–77; al-Darğini, I, 35–36; al-Šammaäi, II, 257.
89) Zerouki, L’imamat de Tahart, 22.

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Abd
Abd al-Rahman ibn Rustum al-Farisi 63

battue en 836 par l’armée rustumide sous le règne d’Aflah et son parti perd
alors de son prestige90. En réalité, dans ce cas précis, les sources confirment
la chronologie habituellement retenue: on discerne bien une première
génération (Abd al-Rahman et Abu l-Äattab), une seconde génération
(leurs fils Abd al-Wahhab et al-Samh), et une troisième génération qui voit
l’affrontement des petits-fils Aflah et Äalaf.
Enfin, Zerouki considère que son hypothèse permet d’expliquer pour-
quoi al-Bakri dit que Abd al-Rahman a été élu avant la fondation de
Tahart en 144/761–762: al-Bakri évoquerait Abd al-Rahman I, Abd al-
Rahman II ayant été élu vers 161/777–77891. En fait, le texte d’al-Bakri
dit simplement que les ibadites se rassemblèrent autour de Abd al-
Rahman après qu’il eut fui Kairouan et qu’ils le mirent à leur tête (ittafaqu
ala taqdimihi). Il n’est pas question de sa nomination comme imam.
Zerouki reconnaît ignorer le titre que portait Abd al-Rahman I à cette
époque92.

Conclusion

Si l’on considère, comme nous l’avons proposé, que Abd al-Rahman est
né vers 110/729–730, il est âgé d’environ 58 ans à sa mort en 168/784–785,
ce qui est tout à fait plausible. Cette hypothèse convient aussi pour son
fils Abd al-Wahhab, dont on retient généralement qu’il est mort en

90) Sur le schisme äalafite, voir Virginie Prevost, «La deuxième scission au
sein des ibadites. Les descendants de l’imam Abu l-Äattab al-Maafiri et le schisme
äalafite», à paraître dans Mohamed Meouak (éd.), Biografías maghrebíes. Indenti-
dades y grupos religiosos, sociales y políticos en el Maghreb medieval (Madrid: 2011).
91) Zerouki, L’imamat de Tahart, 21–22, d’après al-Bakri, éd. 68/140.
92) Bien que Zerouki considère que la fondation de Tahart a eu lieu en

144/761–762, rejoignant en cela l’opinion la plus fréquente, il accorde du crédit à un


passage d’Ibn Abd al-Hakam selon lequel Abd al-Rahman ibn Rustum reçoit, en
137/754–755, le réfugié omeyyade Abd al-Rahman et le dirige vers l’Espagne; il en
conclut que Tahart existait déjà à cette date et qu’elle était une place ibadite impor-
tante. Zerouki, L’imamat de Tahart, 23 d’après Henri Fournel, Les Berbers:
étude sur la conquête de l’Afrique par les Arabes, d’après les textes arabes imprimés
(Paris: 1875 et 1881), I, 338. Effectivement, Fournel donne cette information
d’après al-Maqqari mais il la met en doute puisque Tahart n’a été fondée qu’en
144/761–762. Il est bien évident qu’il s’agit d’une information erronée: à cette épo-
que, l’imamat d’Abu l-Äattab n’avait même pas encore été proclamé et Abd al-Rah-
man ibn Rustum se trouvait manifestement à Basra.

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64 Virginie Prevost

208/823–82493: on sait qu’il a porté son père lorsqu’ils ont fui Kairouan en
144/761–762 et on peut raisonnablement estimer qu’il avait quinze ans à
cette époque. Il serait donc né vers 130/747–748, alors que son père était
âgé de vingt ans, et serait mort avant ses quatre-vingts ans. La principale
incohérence chronologique qui demeure si l’on place la naissance de Abd
al-Rahman vers 110/729–730, est qu’il n’a pu bénéficier de l’enseignement
de Salama ibn Said comme le prétendent les sources ibadites. Si l’on veut
absolument tenir compte de cet élément pour dater la naissance du futur
imam, on peut considérer qu’il est né vers 90/708–709, ce qui rend toujours
plausible la date de sa mort et cadre plus facilement encore avec la vie de
son fils Abd al-Wahhab; cela s’accorde moins par contre avec ce que les
sources nous disent de sa jeunesse lors de son séjour à Basra. À l’évidence,
nous pouvons écarter la thèse de Brahim Zerouki: il n’y a nul besoin
d’imaginer que deux personnages se sont relayés pour expliquer de préten-
dues incohérences chronologiques. Abd al-Rahman ibn Rustum a certes
eu une vie extrêmement bien remplie; la confrontation des nombreuses
sources, ibadites et sunnites, permet d’en reconstituer assez fidèlement
sans doute les principaux événements.

Voir par exemple Lewicki dans ses articles et dans «Ibadiyya», EI2, III
93)

(1968), 676. Ibn Iüari, I, 197, affirme en se trompant manifestement que Abd
al-Wahhab – qu’il appelle Abd al-Wari© – meurt en 188/803–804, après vingt ans de
règne.

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