Vous êtes sur la page 1sur 3

Économie suisse

Les marchés internes de l’administration


et les règles d’ouverture des marchés publics
Pour les marchés publics, il existe
des règles précises de mise en
soumission, un certain flou sub-
Le rôle d’un État est d’organiser la vie en au sein de l’Organisation mondiale du com-
siste dans le cas de ceux que l’on
commun de ses citoyens. À cet effet il dispose merce (OMC). Ces réglementations prévoient
qualifie de «in-house». Dans de pouvoirs dans les domaines législatif, exé- que tout marché d’une certaine ampleur passé
cutif et judiciaire. Par définition l’État n’est par les pouvoirs publics (administration ou
l’article qui suit, l’auteur, en se
donc pas un opérateur économique. Il peut entreprises des secteurs de service public)
référant à l’actuel débat euro- cependant s’avérer nécessaire qu’il le devienne fasse l’objet d’un appel d’offres dans des con-
et doive prendre des responsabilités en ce do- ditions prescrites. Les offres soumises doivent
péen sur la question, se demande
maine. Ceci peut être le cas dans le cadre de ensuite être évaluées de manière objective.
si et, le cas échéant, à quelles la mise à disposition d’une infrastructure de
service public dans le but de sauvegarder les
conditions un pouvoir public, Une exemption limitée en faveur
intérêts de ses citoyens, en particulier pour
des marchés «strictement in-house»
ou une entité étroitement liée éviter les dérapages possibles dans les cas de
situations privilégiées (concession, monopole, Les réglementations en matière de marchés
à un pouvoir public, peut lui-
etc.). Notons qu’en général l’exploitation de publics ne s’appliquent qu’aux marchés passés
même soumettre une offre dans ces infrastructures, où une saine concurrence par un pouvoir adjudicateur avec une firme
est envisageable,ne devrait plus être de la com- ou entité distincte de celui-ci. Elles ne s’appli-
le cadre de la passation d’un
pétence des pouvoirs publics, qui se limiteront quent donc pas lorsqu’un pouvoir public dis-
marché public, en concurrence à en surveiller le bon usage. Ce n’est en effet pose de la capacité interne à satisfaire ses pro-
pas le rôle de l’État de développer une activité pres besoins (par ses propres fonctionnaires
avec d’autres soumissionnaires
économique en concurrence avec celle de ses ou par un département de la même adminis-
privés. Avant toutes choses, il citoyens, à tout le moins sans qu’une volonté, tration).1 Mais qu’en est-il lorsqu’un soumis-
et donc une légitimation démocratique ne soit sionnaire potentiel est une entité formellement
convient de se poser la question
à la base de la décision d’engagement. indépendante, mais faisant également partie
de savoir si un tel pouvoir public de l’administration ou étroitement contrôlée
par un pouvoir public?
ou «entité liée» peut se voir La mise en soumission
La Commission européenne avait déjà men-
obligatoire des marchés publics
attribuer directement une com- tionné dans la suite donnée à son Livre Vert de
Ces principes étant posés, il est intéressant 1996 2 la question non résolue des «marchés
mande publique, hors de tout
d’étudier la question de la passation de mar- internes à l’administration», communément
appel d’offres préalable de la chés publics, que ce soit de fournitures, servi- appelés aussi «marchés in-house». De nom-
ces ou de construction. De tels marchés font breux cas avaient d’ailleurs fait l’objet de
part de l’administration cliente.
l’objet d’une réglementation détaillée, que ce plaintes auprès des juridictions nationales dès
soit sous forme de directives européennes dans les années quatre-vingt. Plus récemment, la
les États membres de l’Union européenne Cour de justice des Communautés européen-
(UE) et, plus généralement, de l’Espace éco- nes (CJCE) a tranché dans l’affaire «Teckal»3
nomique européen (EEE), ou, en Suisse, de la question de savoir si un marché passé par
législations fédérale et cantonales basées sur un pouvoir adjudicateur avec une autre entité
l’accord sur les marchés publics (AMP) conclu administrative formellement indépendante
de lui, mais qui lui est étroitement liée, doit
faire l’objet d’un appel d’offres. Selon la CJCE,
un tel marché n’est exempté des règles sur les
marchés publics que si deux conditions sont
remplies cumulativement. Il faut d’abord que
le pouvoir adjudicateur exerce sur l’entité
mandatée un contrôle de fait similaire à celui
Edmond Loward qu’il exerce sur ses propres départements in-
Encadré 1 Représentant suisse ternes; d’autre part, il faut que la même entité
dans le groupe de travail
Données sur l’auteur «Marchés publics» de
exerce l’essentiel de son activité en faveur
l’Union des confédéra- du pouvoir public qui la contrôle. En consé-
M. Edmond Loward a été chef de la poli- tions de l’industrie et des quence, lorsqu’un pouvoir public externalise
tique économique de la Société suisse des employeurs en Europe («outsource») une activité pour des raisons
entrepreneurs (SSE, Zurich). (Unice), Bruxelles, délé-
gueé par économiesuisse
économiques en créant une «filiale» spéciali-
sée, et que cette dernière offre aussi ses services

54 La Vie économique Revue de politique économique 10-2003


Économie suisse

à d’autres clients, le pouvoir public ne saurait


adjuger un marché à cette filiale sans procé-
der préalablement à un appel d’offres met-
tant en concurrence tous les prestataires con-
currents.

La position de l’Unice:
la condition supplémentaire d’une
absence de concurrence sur le marché
Dès la mention de la problématique des
marchés «in-house» par la Commission dans
sa Communication de 1998, l’Union des con-
fédérations de l’industrie et des employeurs en
Europe (Unice) s’est penchée sur le problème.
Dans sa prise de position du 3 décembre 2002 4,
elle suggère l’addition d’une troisième con-
dition en plus des deux déjà dégagées dans
l’affaire Teckal: une exemption des règles sur
les marchés publics ne serait possible que s’il
n’existe pas d’autre prestataire privé suscepti-
ble de fournir le produit ou service en cause,
c.-à-d. que si l’entité liée au pouvoir adjudi-
cateur dispose d’une exclusivité de fait ou de
droit pour la fourniture de ce produit ou ser-
vice. La raison de cette proposition est éviden-
te, le rôle de l’État n’étant certainement pas,
comme nous l’avons déjà mentionné, de déve-
lopper une concurrence aux activités du sec-
teur privé. Si cela devait malgré tout, pour une
raison valable et légitime, être le cas, il faut que
cette concurrence reste loyale, c.-à-d. qu’en-
tités publiques et privées soient mises en con-
currence et luttent à armes égales pour l’ob-
tention de commandes publiques.
Il serait ainsi possible d’imaginer, par exem-
ple, qu’un pouvoir public fasse de son dépar-
tement nettoyage une entité juridiquement in-
Photo: Keystone
L’Unice insiste pour que les futurs marchés de dépendante, afin notamment de disposer de
prestations relevant du secteur concurrentiel règles plus souples en ce qui concerne l’engage-
et passés par le pouvoir public fassent l’objet
ment de collaborateurs (avantage du marché
d’un appel d’offres. Il serait en effet incorrect
de vouloir profiter des règles du marché libre libre du travail), tout en gardant un contrôle
en matière de conditions d’engagement, mais complet sur cette «filiale» qui ne continuerait à
de refuser l’ouverture du marché pour les travailler que pour lui. En ce cas, l’Unice insiste
prestations.
pour que les futurs marchés de nettoyage pas-
sés par le pouvoir public en question fassent
l’objet d’un appel d’offres public. Il serait en
effet incorrect de vouloir profiter des règles du
marché libre (quant aux conditions d’engage-
1 Bien que du point de vue légal la situation soit absolument claire, il
existe un certain sentiment d’incertitude ou de malaise parmi les
ment), mais de refuser l’ouverture du marché
entreprises du secteur privé lorsque le pouvoir adjudicateur ne (de prestations). De plus nous sortons ici du
dispose – pour quelque raison que ce soit – que d’une capacité par-
tielle à subvenir à ses besoins. Ceci est le cas p.ex. pour les chemins
domaine de compétence propre (ou «spécia-
de fer (pose et entretien des voies), pour les départements canto- lité») du pouvoir public adjudicateur.
naux et communaux de voirie (entretien des routes), etc. Sur quel-
les bases le pouvoir adjudicateur décide-t-il des marchés qu’il se
Dans le cas où un marché n’est pas soumis
réservera et de ceux qu’il ouvrira à la concurrence? aux réglementations sur les marchés publics
2 Voir la communication de la Commission du 11 mars 1998, Les
marchés publics dans l’UE, COM(98) 143, conclusion du § 2.1.3 et
(c.-à-d. à la triple condition que l’entité man-
note de bas de page n°10. datée soit contrôlée par le pouvoir adjudi-
3 Arrêt CJCE Teckal Srl c/ Commune de Viano, C-107/98, Rec. 1999
p. I-8121, points 49-51.
cateur, que cette entité exerce l’essentiel de
4 Le texte de la prise de position peut être consulté sur le site Inter- son activité pour le pouvoir adjudicateur, et
net www.unice.org, sous «prises de position», «Unice position
papers»: «Prise de position de l’Unice sur les activités internes
qu’aucun autre concurrent ne soit susceptible
des pouvoirs publics» Notons aussi que les associations faîtières de fournir la prestation en cause), l’Unice de-
professionnelles européennes Efca (ingénieurs-conseils) et Fiec
(construction) ont déjà publié des recommandations dès le milieu
mande que le pouvoir adjudicataire publie un
des années nonante. avis informant de la passation du marché.

55 La Vie économique Revue de politique économique 10-2003


Économie suisse

des exigences relatives à l’aptitude financière


des soumissionnaires pourrait permettre
d’écarter la candidature d’une entité liée à un
pouvoir public,qui ne tiendrait pas une comp-
tabilité séparée de ses activités.Ainsi,du moins
dans le cas de marchés publics, la législation
existante offre les outils nécessaires pour ca-
naliser les problèmes des «marchés in-house».
Ceci peut s’avérer un outil intéressant lorsque,
dans le cadre de la privatisation de nombreu-
ses activités exercées précédemment par l’État
ou par une entreprise de droit public, celles-ci
ont été déléguées à des entreprises qui, bien
que de droit privé, disposent quasiment de
monopoles de fait, principalement dans les
domaines de l’eau, de l’énergie et des trans-
ports.7 La transparence devient d’ailleurs une
exigence majeure sur les marchés libéralisés
des anciens monopoles d’État, indépendam-
ment du fait que l’opérateur soit une entité
contrôlée par les pouvoirs publics ou par un
groupe industriel privé.

Conclusion
Photo: Keystone
La législation existante peut canaliser les L’interprétation extensive des règles sur les
problèmes qui peuvent surgir lorsque des marchés publics, couplée avec la jurispru-
activités sont privatisées et déléguées à des
dence «Teckal» complétée par la clause restric-
entreprises de droit privé, lesquelles disposent Les conditions à la participation d’une
ainsi de quasi monopoles de fait. C’est surtout tive de l’absence d’un marché concurrentiel,
entité publique comme soumissionnaire
le cas dans les domaines de l’eau, de l’énergie permettrait de résoudre les problèmes et d’évi-
et des transports. Se pose aussi la question de savoir si, et sur- ter les dérapages dans le cadre des marchés
tout dans quelles conditions, une entité con- «in-house», lesquels – rappelons-le – ne sont
trôlée par les pouvoirs publics peut dévelop- pas condamnables en soi. Ainsi, l’évaluation
per une activité économique en concurrence des offres ne devrait pas être interrompue au
avec le secteur privé. Ceci dépend du droit seul motif qu’un des soumissionnaires est une
constitutionnel ainsi que des lois et ordon- entité publique 8; au contraire la procédure de
nances régissant cette entité. Dans ces limites, passation doit être poursuivie et l’évaluation
une entité publique a le droit de développer de tous les soumissionnaires, publics et privés,
une activité d’opérateur économique. Cepen- menée à son terme. De même un pouvoir pu-
dant, une concurrence déloyale faite aux autres blic ne peut pas passer commande à une entre-
opérateurs économiques, conduisant à une prise de service public d’une prestation qui ne
distorsion ou obstruction de la concurrence, relève pas de la tâche publique déléguée à cette
est néfaste à tous les points de vue.5 Par exem- entité.9
ple, une subvention d’activités économiques Lorsque des entreprises publiques, ou con-
sur le marché concurrentiel, rendue possible trôlées par les pouvoirs publics, opèrent en
par les rentrées financières découlant d’autres outre sur le marché concurrentiel – pour au-
activités dans le cadre de la mission de service tant que ceci soit légitime dans le cadre de leur
public, serait inacceptable. Ceci impose donc mission de service public – elles ont donc à se
5 Voir aussi Franz Jaeger et Christian Kaiser, Privati-
que toute entité publique agissant en tant comporter comme un opérateur privé. C’est
sierung des staatlichen Engineerings, université de qu’opérateur économique sur un marché con- ainsi que le détournement de fonds publics
Saint-Gall (FEW-HSG), 1998.
6 Voir entre autres la directive européenne «travaux»
currentiel dispose d’une comptabilité séparée dans des «pièges à subvention» sera évité, et
93/37/CEE art. 26; accord OMC/AMP art. VIII b); pour ses activités soumises à concurrence. que l’on favorisera, non seulement le dévelop-
ordonnance fédérale suisse OMP, art. 9 et annexe 3,
chiffre 11, concordat intercantonal AIMP art. 13 lit. d
Ainsi pourra-t-elle prouver sa situation finan- pement de la compétitivité du secteur privé
et recommandations à l’usage des cantons § 19. cière indépendante et correcte (absence de (base du développement économique de nos
7 Pierre Delvolvé cite l’exemple des services industriels
communaux («Stadtwerke») en Allemagne, phénomène
subvention, soumission au régime général des pays), mais aussi celui des entités publiques.
également bien connu en Suisse dans «Marchés publics: impôts et taxes, etc.). Le contribuable en saura gré. 
les critères des contrats-maison», Revue du droit de
l’Union européenne, n°1/2002, p. 53ss.
Les règles en matière de marchés publics
8 Voir arrêt du Tribunal administratif du canton de Vaud imposent aux soumissionnaires le respect de
du 2 juillet 1999 (réf. GE 98/178), Revue de droit admi-
nistratif et de droit fiscal et Revue genevoise du droit
certaines conditions, de bonne santé finan-
public (RDAF Lausanne/Genève) 2000 I p. 123. cière entre autres.6 Le non-respect de ces con-
9 Voir cas (ancien) du marché de fourniture de cercueils
placé par la ville de Zurich auprès de la compagnie
ditions peut entraîner l’élimination des sou-
communale de tramways (atelier de menuiserie). missionnaires. Une interprétation extensive

56 La Vie économique Revue de politique économique 10-2003

Vous aimerez peut-être aussi