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Pédagogie du projet et didactique du français

Penser et débattre avec Francis Ruellan

Yves Reuter (dir.)

DOI : 10.4000/books.septentrion.16572
Éditeur : Presses universitaires du Septentrion
Lieu d'édition : Villeneuve d'Ascq
Année d'édition : 2005
Date de mise en ligne : 23 janvier 2018
Collection : Éducation et didactiques
ISBN électronique : 9782757418918

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782859398804
Nombre de pages : 248

Référence électronique
REUTER, Yves (dir.). Pédagogie du projet et didactique du français : Penser et débattre avec Francis
Ruellan. Nouvelle édition [en ligne]. Villeneuve d'Ascq : Presses universitaires du Septentrion, 2005
(généré le 23 novembre 2018). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/
septentrion/16572>. ISBN : 9782757418918. DOI : 10.4000/books.septentrion.16572.

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© Presses universitaires du Septentrion, 2005


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1

Cet ouvrage confronte trois discours portant sur les relations entre pédagogie du projet et
didactique de l’écriture. Le premier est constitué de deux articles de Francis Ruellan – mort
prématurément en 2003 – référant à sa thèse : il y précise le cadre théorique qui est le sien,
autour du projet, de trois types de situations (fonctionnelles, différées et de structuration), de
l’articulation entre production et réflexion… et analyse un matériau empirique important :
situations, outils construits, réécritures des élèves, entretiens…
Le second discours est celui de chercheurs : J.P. Bernié, D.G. Brassart, M. Brossard, Y. Reuter,
B. Schneuwly, qui ont repris ses travaux pour en débattre autour de problèmes tels que les modes
de validation proposés, les relations entre pédagogie et didactique(s), l’évaluation des modes de
travail pédagogicodidactiques, le statut et les fonctions des situations différées, les relations
entre logiques d’enseignement et d’apprentissage, l’importance des notions de situation et de
contexte, les relations entre théories psychologiques et théories didactiques…
Le troisième discours, qui constitue la dernière partie de cet ouvrage, est celui de praticiens en
recherche, M.A. Ballenghien et B. Cauchy, qui ont expérimenté les projets d’écriture analysés et
qui témoignent des conditions de possibilité, des limites et des intérêts d’une collaboration entre
enseignants et chercheurs.
Hommage sans doute à un chercheur trop tôt disparu, ce livre se veut surtout un ouvrage
scientifique débattant d’une œuvre d’importance autour de questions cruciales pour la
didactique de l’écriture, les didactiques, la pédagogie et la psychologie de l’éducation.

YVES REUTER
Né en 1956. Après avoir été instituteur, il est devenu formateur dans les CFP de Lille et de
Paris où il a assumé diverses responsabilités, notamment en matière de recherche. Outre
sa thèse, soutenue en janvie 2000 à l'Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 : Un mode de
travail didactique pour l'enseignement-apprentissage de l'écriture au cycle 3 de l'école primaire, il
a publié une dizaine d'articles. Il s'est éteint en janvier 2003.
2

SOMMAIRE

Présentation
Yves Reuter

Partie 1. Pédagogie du projet et didactique de l'écriture : construction et


analyse d'un mode de travail pédagogico-didactique

Indices d’hétérogénéité dans une démarche d’écriture en projet


Francis Ruellan
1. Que choisir d’observer au titre de l’hétérogénéité ?
2. Un contexte didactique composé de trois types de situations articulées
3. Les manifestations d’hétérogénéité au fil des étapes du projet
4. Analyse des parcours de réécriture des 23 élèves
CONCLUSION

Évolution du rapport au texte et à l’écriture dans une démarche de travail en projet


Francis Ruellan
INTRODUCTION
1. Présentation du contexte didactique de production et d’apprentissage
2. Analyse des réécritures de deux élèves resituées dans leur contexte
3. Analyse des entretiens réalisés avec philippe et alexis
CONCLUSION

Partie 2. Pédagogie du projet et didactique du français : éléments pour un


débat

Le beau souci de la preuve


Dominique Guy Brassart

Les “situations différées” de Francis Ruellan : fécondité et zones d’ombre d’un espace de
problématisation
Jean-Paul Bernié
1. Une présence remarquable
2. Quelques remarques sur l’utilisation des références à la notion de « situation » en didactique
du français
3. La « théorie des situations » de Francis Ruellan
4. Débattre avec Francis Ruellan
5. Et puisque le dialogue doit être suspendu…

« Le mode de travail didactique » : questions à la didactique de l’écrit


Bernard Schneuwly
Qu’est-ce qu’écrire ?
Vers un dispositif facilitant le contrôle interne
Un espace de médiation
Structuration et libération revisitées
Activité complexe et décomposition
Improvisation, modèle didactique et pouvoir des élèves
Mode de travail didactique et séquence didactique
Pour conclure
3

La pédagogie du projet comme analyseur de la didactique du français


Yves Reuter
1. Les relations pédagogie/didactiques
2. Analyser des modes de travail pédagogico-didactiques
3. Pédagogie du projet/didactique du français

Vygotski et les didactiques des disciplines : quelques réflexions


Michel Brossard
Quelques remarques introductives
Un problème de définition
Le passage de la situation au contexte
Mise en place de notre problème dans le cadre de la théorie historico-culturelle
Construction du contexte et langage intérieur
Activités de conceptualisation dans les contextes scolaires…
Vygotski et les didactiques
CONCLUSION

Partie 3. Recherche et intervention : témoignage et discussion

Les relations praticien-chercheur dans une démarche innovante


Marie-Agnès Ballenghie et Bruno Cauchy
1. Genèse de l’expérimentation
2. Les limites de la collaboration dans l’expérimentation décrite
3. Chercheur et praticien ou praticiens-chercheurs ?
CONCLUSION
4

Présentation
Yves Reuter

1 Le 1er janvier 2003, Francis Ruellan s’est éteint à l’âge de 46 ans. Formateur aux C.F.P. de
Paris et de Lille, membre de THEODILE depuis sa fondation, il en fut aussi le premier
doctorant. Sa thèse – Un mode de travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de
l’écriture au cycle 3 de l’école primaire1 – a été soutenue le 14 janvier 2000 à l’université
Charles de Gaulle – Lille III et représente un apport incontestable à la didactique du
français pour trois raisons au moins :
• l’étayage théorique des intérêts de la pédagogie du projet pour la didactique de l’écriture ;
• la construction d’une théorie des situations (fonctionnelles, différées et de structuration)
qui constitue l’armature du mode de travail mis en place ;
• la constitution et l’analyse d’un matériau empirique considérable (descriptif des situations,
des outils, des productions et réécritures, des entretiens…) qui permet de juger sur pièces ce
qui a été mis en œuvre2.
2 Le projet de Francis Ruellan était d’extraire deux ouvrages de cette thèse monumentale
(plus de mille pages) : l’un à destination des chercheurs, l’autre à destination des
formateurs et des enseignants. La maladie, qui s’est déclarée dès la fin de sa thèse, l’en
aura empêché.
3 Il aurait été absurde et injuste qu’un tel travail (représentant plus de dix ans de
recherche) demeure confidentiel. C’est pourquoi nous avons décidé, parmi ceux qui
connaissaient le mieux son œuvre3, de réaliser cet ouvrage, d’hommages certes, mais
surtout de débat, car il nous a semblé que c’était le meilleur moyen de continuer un
dialogue fécond pour la communauté de didacticiens du français (et au-delà) ou, en
d’autres termes, de faire vivre une pensée qui nous paraît particulièrement stimulante.
4 Le livre s’ouvre sur deux articles de Francis Ruellan4, les plus longs à notre disposition,
qui peuvent permettre, en l’absence de la lecture de l’intégralité de sa thèse,
d’appréhender certaines des dimensions essentielles de son travail. Le premier, publié en
1999 dans le numéro 35 de Recherches, développe le « contexte didactique », les trois types
de situations proposées, les six périodes du projet d’écriture (écrire un conte merveilleux)
avec le détail des séances et leurs fonctions, avant d’établir une typologie des parcours de
réécritures des 23 élèves qui en établit la diversité. Le second article, publié en 2002 dans
5

la revue Pratiques, revient sur les principes qui ont guidé l’élaboration du mode de travail :
l’importance de la production, du temps, de la co-construction des critères, l’écriture
comme compétence, le projet comme cadre structurant, la constitution de la classe
comme instance de production et comme communauté de recherche, l’articulation entre
pratique et réflexion… Puis il présente de nouveau, mais de manière plus succincte que
dans l’article précédent, les six périodes d’un projet de huit semaines et les trois types de
situations avant d’analyser, de manière très précise, les réécritures de deux élèves,
Philippe et Alexis, au regard des périodes mentionnées, ainsi que quatre entretiens avec
ces mêmes élèves, répartis dans le temps. Cela permet d’appréhender non seulement la
diversité des parcours et des modes d’appropriation des critères mais encore de mieux
saisir comment les élèves intègrent les dispositifs ainsi que leurs rapports aux textes, aux
opérations scripturales, aux outils…
5 La seconde partie de l’ouvrage, la plus longue, est consacrée à la discussion des travaux de
Francis Ruellan. Dominique-Guy Brassart ouvre cet ensemble par une relecture
minutieuse et sans concession de l’intégralité de la thèse et notamment du matériau
empirique et de son traitement. Il replace ce travail dans une histoire de la didactique du
français (voir notamment le Plan de Rénovation) en montrant sa filiation mais aussi ses
originalités (objets langagiers supraphrastiques, introduction des situations différées et
de la verbalisation métacognitive…).
6 Et s’il émet des critiques, fortes, sur les formes des hypothèses, la construction théorique
des critères d’analyse des textes retenus ou certains choix méthodologiques, il montre
aussi la richesse et les intérêts d’une tentative de validation écologique du mode de
travail pédagogico-didactique retenu, tentative encore trop isolée dans notre domaine de
recherche.
7 Les deux contributions suivantes s’attachent, chacune à leur manière, à la théorie des
situations et à ce qui lui est sans doute le plus spécifique, les situations différées. Jean-Paul
Bernié souligne l’apport spécifique de cette théorie des situations en didactique du
français qui n’a, à la différence de la didactique des mathématiques, que peu travaillé
cette notion. Il en montre l’importance en insistant notamment sur les intérêts et la
valeur heuristique de la notion de situation différée même si, en relation avec les travaux
de Michel Brossard et les siens (voir notamment ce qui concerne la communauté discursive
), il lui semble que la dimension discursive des activités demeure relativement sous-
estimée ainsi que la spécificité du domaine choisi, l’écriture de fiction en l’occurrence.
Cela pose les questions de la prise en compte du culturel et des positions énonciatives en
relation à des communautés discursives de référence.
8 Bernard Schneuwly, après avoir reconstruit le noyau central de l’approche de Francis
Ruellan (le modèle didactique de la compétence scripturale, le mode de travail didactique
et l’articulation entre les situations…), s’attache lui aussi aux situations différées à partir
des questions liées aux passages entre savoir et faire, à la régulation des processus
d’apprentissage, aux relations entre inter et intra-psychique… En confrontant la notion
de situation différée à celle de séquence didactique, il en montre divers intérêts, loin
d’être négligeables : une régulation plus fine des situations de structuration via les
informations venant des élèves eux-mêmes, une adaptation plus précise aux modes
d’appréhension et de verbalisation des apprenants, une articulation aux textes produits
dans la classe, des modes de formalisation de l’application du savoir au faire… Demeurent
néanmoins à approfondir d’autres questions fondamentales telles la part du temps ou
6

celle des élèves, celle des raisons de l’efficience potentielle du dispositif mis en place et,
toujours, celle des relations entre logiques d’enseignement et d’apprentissage.
9 Yves Reuter, quant à lui, reprend les travaux de Francis Ruellan à partir de trois questions
qui lui semblent soulevées par sa thèse. La première est celle des relations entre
pédagogie et didactique (s) dont il s’efforce de montrer les différences en fonction des
questions structurant leur projet de connaissance mais aussi la nécessaire solidarité. La
seconde porte sur l’analyse et l’évaluation des modes de travail dans une perspective
didactique pour laquelle il propose trois axes : théorique, autour de l’étayage proposé et
des notions de congruence et d’acceptabilité, éthique, avec les questions liées aux valeurs,
et empirique avec la prise en compte de la faisabilité, des intérêts, de l’efficience… La
dernière question concerne les relations entre pédagogie du projet et didactique du
français. Dans ce cadre, Yves Reuter montre d’abord comment la pédagogie du projet
interroge ce champ de recherches (son évolution, certaines formes de ses recherches…)
avant de soulever certains problèmes quant à ses limites du point de vue de la faisabilité
ou des intérêts.
10 Michel Brossard conclut cet ensemble à partir de sa position de psychologue de
l’éducation et de spécialiste reconnu de Vygotski en s’emparant des travaux de Francis
Ruellan pour revenir sur les notions de situation et de contexte, fondamentales dans le
cadre de l’interactionnisme. Il s’attache à spécifier les activités de conceptualisation dans
les contextes scolaires avec la mise en tension organisée entre domaines scientifique et
quotidien. Il rappelle qu’il ne s’agit nullement – comme la tentation en est pourtant
répandue – de coiffer les didactiques d’une théorie psychologique mais d’ouvrir un
dialogue entre psychologie et didactiques, Vygotski lui-même ayant regretté de ne pas
avoir travaillé sur des concepts disciplinaires spécifiques.
11 La troisième et dernière partie, la plus brève puisqu’elle ne comprend qu’un seul article,
est en même temps indispensable à un tel ouvrage. Elle donne la parole – une parole qui
leur est spécifique-aux maîtres avec qui Francis Ruellan a travaillé et sans lesquels sa
thèse n’aurait pas eu de fondement empirique : Marie-Agnès Ballenghien et Bruno
Cauchy, dont la classe a mené les projets analysés. Dans leur perspective, celle de
praticiens innovants et en recherche, ils indiquent l’importance de la croyance en la
valeur du mode de travail élaboré, celle d’accords fondamentaux entre praticiens et
chercheurs (sur l’élève et les apprentissages…), celle de la complicité, incluant aussi les
enfants… Ils montrent certains problèmes liés aux différences entre logique de recherche
et d’enseignement (la gestion de la temporalité, les relations aux domaine enseignés, la
part des contraintes institutionnelles…) mais ils soulignent aussi l’intérêt d’une telle
collaboration aussi bien pour les praticiens que pour les chercheurs.
12 Ainsi, cet ouvrage confronte trois discours : celui des recherches menées par Francis
Ruellan, celui de la discussion de ses thèses par d’autres chercheurs à partir de leurs
propres travaux, celui des praticiens en recherche sans qui ces analyses n’existeraient
pas. C’est un livre que nous avons voulu dialogique afin de perpétuer, autant que faire se
peut, un dialogue devenu malheureusement impossible. Non seulement parce que Francis
Ruellan était un ami mais aussi, et fondamentalement, parce que nous pensons que sa
thèse était une œuvre d’importance pour penser la didactique de l’écriture, l’articulation
entre les situations de travail, les relations entre logiques d’enseignement et
d’apprentissage… Au lecteur maintenant de juger et de s’emparer, sous les formes qui lui
sont propres, de cette œuvre.
7

NOTES
1. Sa thèse a été reproduite par l’Atelier National de Reproduction des Thèses de Lille. On peut se
la procurer pour la somme de 135 euros à l’adresse suivante : ANRT, 9 rue Auguste Angellier
59046 – LILLE Cedex.
2. On sait que l’absence d’un tel matériau a souvent servi de prétexte pour disqualifier a priori
nombre de démarches « innovantes ».
3. Quatre membres de son jury de thèse, Jean-Paul Bernié qui avait longuement échangé avec lui
et les deux enseignants avec qui il avait travaillé.
4. Je tiens à remercier chaleureusement Francine Darras et André Petitjean, directeurs de
publication des revues Recherches et Pratiques de nous avoir autorisés à republier ces articles dans
cet ouvrage.
8

Partie 1. Pédagogie du projet et


didactique de l'écriture : construction
et analyse d'un mode de travail
pédagogico-didactique
9

Indices d’hétérogénéité dans une


démarche d’écriture en projet
Francis Ruellan

1 Comment composer avec l’hétérogénéité dans une démarche d’écriture par projet ? C’est
à partir de l’analyse d’un module de travail en projet de huit semaines que se développera
la réflexion sur l’hétérogénéité. Du 8 octobre au 16 décembre, les vingt-trois élèves de la
classe de CM 1 de Bruno Cauchy ont réalisé un recueil de contes à destination des
correspondants et des autres classes primaires de l’école du Sacré Coeur, située dans le
quartier populaire de Fives à Lille. Parmi les multiples aspects vers lesquels peut
s’orienter l’étude de l’hétérogénéité dans un projet, c’est essentiellement vers les
parcours différenciés d’écriture que sera portée l’analyse afin d’observer comment les
élèves parviennent à mobiliser savoirs et opérations pour identifier et résoudre les
problèmes d’écriture.
2 Le discernement des indices d’hétérogénéité sera établi dans la perspective de
l’enseignement de compétences d’écriture. Afin de comprendre comment se sont
construits ces itinéraires d’écriture, les principes du dispositif qui a permis aux élèves de
lire/écrire et de réfléchir ensemble sur leurs pratiques de lecteurs et de scripteurs seront
d’abord relatés. Ce sont ensuite les périodes successives du projet qui seront exposées en
relevant les aspects déterminants de l’évolution de deux élèves.

1. Que choisir d’observer au titre de l’hétérogénéité ?


3 Quand on pense à l’hétérogénéité d’une classe, les différences de rythmes d’acquisition et
d’apprentissage des élèves, les différences culturelles et sociales sont spontanément
évoquées. Je souhaite aborder l’étude de certaines de ces différences en portant d’abord
l’accent sur l’hétérogénéité des dispositifs d’enseignement-apprentissage que peuvent
rencontrer les élèves lors de leur parcours scolaire.
4 Les indices d’hétérogénéité observés ne seront sans doute pas les mêmes dans une classe
de CM1 dont l’enseignement du français est prioritairement axé sur les programmations a
priori des notions dans chacune des sous-disciplines (orthographe, grammaire,
10

conjugaison, vocabulaire) et dans une autre classe de CM1 qui privilégie le travail par
projet en accordant une large place aux explorations créatives des élèves en écriture et en
lecture.
5 Dans la première classe, l’organisation est globalement conçue pour l’accomplissement de
tâches fragmentées et quantifiables à partir d’objectifs ordonnés en progressions
préalablement décidées par l’enseignant. Cette organisation vise, notamment, à faciliter
le contrôle de ce que les élèves ont appris, comme on pense pouvoir le faire après une
séance de grammaire et de conjugaison par un exercice noté par exemple. Dans la
seconde classe, l’entrée par la tâche complexe, plutôt que par les notions, sollicite plus
volontiers les initiatives des élèves sur un registre plus créatif. Cela appelle des formes de
coopération et de négociation qui supposent un partage des décisions et une gestion du
temps plus souple. Pour l’élève, il ne s’agit pas tant alors de prouver qu’il a intégré des
savoirs à l’issue d’une séance que d’éprouver la nécessité de leur recours et de leur
utilisation, voire de leur réorganisation, en fonction des problèmes rencontrés lors de la
réalisation du projet.
6 Quelles seront les manifestations d’hétérogénéité chez les élèves ?
• Dans une classe favorisant l’accomplissement synchronisé de tâches identiques,
individuelles, avec une dominante écrite et un caractère peu interactif des consignes
centrées plutôt sur les composantes phrastiques du texte, il est probable que l’activité
d’enseignement prévaudra et imposera sa logique à l’activité d’apprentissage en lui
définissant ainsi sa place et ses modalités Elle amènera à considérer l’hétérogénéité comme
relevant essentiellement de l’ordre de la gêne, du problème et nécessitera des remédiations
pour combler les lacunes.
• Dans une classe qui fait la part belle aux productions de textes de plus longue haleine,
l’analyse de ces tâches est assumée collectivement, en associant les interactions entre élèves
et les temps de tâtonnements individuels, les consignes précises et le travail régulier
d’explicitation des étapes et des priorités. On peut estimer que la logique en oeuvre dans la
seconde classe, poussera à exploiter au moins certains des éléments d’hétérogénéité comme
des conditions indispensables à la co-construction des savoirs et des personnes.
7 Il ne s’agit pas d’opposer, dans une présentation réductrice et caricaturale, les
enseignants de deux classes réelles mais de tenter de comprendre les principes ou
logiques – les modèles – qui sous-tendent les dispositifs d’enseignement, certaines des
causes et les traitements de l’hétérogénéité qui leur sont associés.
8 La pratique pédagogique de chaque enseignant renvoie à un modèle pédagogique,
souvent implicite, parfois peu conscient, qui oriente la façon dont il se propose de faire
construire les savoirs de ses élèves en classe. Il est intéressant de confronter
l’explicitation éventuelle de ces modèles à la perspective que dessine Meirieu (1995,
221-228) quand il définit la mutation du métier d’enseignant et de l’organisation des
apprentissages. Elle s’effectuerait par le passage d’une conception articulant les principes
du taylorisme et du béhaviorisme avec le contrôle des performances à une conception
articulant la démarche de travail en projet, le socio-constructivisme et l’évaluation des
compétences. C’est dans cette seconde perspective que je propose de situer la réflexion.
9 Faire construire les compétences des élèves est inscrit dans les instructions officielles
depuis 1989. C’est précisément aux modalités de construction de ces compétences que je
souhaite adosser la réflexion sur l’hétérogénéité. En esquissant une définition de la
11

compétence et des propositions sur ses voies de construction, je pourrai sans doute mieux
positionner la recherche d’observables sur l’hétérogénéité.
10 Devenir compétent revient à savoir agir en mobilisant et en combinant des composantes
hétérogènes (représentations, savoirs, opérations) qui, à l’intérieur d’une famille de
situations, permettent la réalisation de tâches complexes (Ruellan, 1999, 56). Selon les
représentations qu’ils se font de la tâche complexe (ici, le conte à rédiger), les sujets
peuvent l’appréhender de manières fort diverses et rencontrer des problèmes/réussites
différents. La tâche n’est pas complexe au même degré pour tous et les processus
d’appropriation des savoirs sont sans doute très dépendants des types de problèmes
détectés et résolus par les élèves. Entrer dans la démarche pédagogique par la
construction des compétences incite alors à promouvoir la sollicitation réciproque de
l’agir et du savoir : d’une part en sélectionnant et en combinant (in-) consciemment les
savoirs déjà acquis pour guider et réaliser l’action, d’autre part en générant d’autres
savoirs par un retour réflexif sur l’action réalisée.
11 Il convient en conséquence d’envisager plusieurs voies pour le développement des
compétences (Wittorski, 1998, 62-63). Celle qui relève de savoirs théoriques acquis sous
l’effet d’un enseignement et supposés s’investir dans la pratique ne peut guère suffire à
elle seule (voie 4). Deux autres voies s’avèrent indispensables. Celle qui s’établit à partir
de l’action seule par essais – erreurs, par ajustements successifs des comportements sans
accompagnement réflexif et celle qui combine un démarche d’essais – erreurs et une
posture de questionnement par rapport à l’action produite (voies 1 et 2). Une troisième
voie consiste à formaliser, par les outils critériés, les savoirs produits par une réflexion
sur l’action.
12 Ces propositions sur la compétence et sa construction influeront sur le dispositif de
travail en projet qui sera présenté peu après. Elles orientent aussi la façon de concevoir
l’hétérogénéité. En effet, ce qui sera observé ne sera pas indexé aux résultats obtenus par
les élèves à l’issue des séances collectives centrées sur la construction de notions
énoncées en termes d’objectifs. Les éléments d’hétérogénéité seront plutôt recherchés du
côté des capacités des élèves à mobiliser et à combiner les savoirs et opérations pour déceler,
formuler et résoudre les problèmes rencontrés dans leur parcours de réécriture. Sur
l’identification des ressources investies dans l’action et sur la prise en charge de la
responsabilité stratégique de la tâche, des éléments d’hétérogénéité seront aussi
recherchés. Encore faut-il que soit proposé aux élèves un dispositif qui permette les
cheminements dans l’écriture et les lectures, avec tous les détours nécessairement
imprévisibles. Le dispositif ayant conditionné les parcours individuels et les temps
d’interactions durant les huit semaines du projet va être présenté avant d’aborder
l’analyse de chaque étape du projet. Ce dispositif d’enseignement de l’écriture se fonde
sur la mise en oeuvre d’une alternance interactive (Meirieu, 1992), entre une pratique
régulière de l’écriture (situations fonctionnelles), une analyse « spontanée » de l’activité
d’écriture/lecture au cours d’échanges collectifs réguliers et non directifs (situations
différées), articulée à une analyse plus construite et formalisée des problèmes d’écriture sous
la tutelle de l’enseignant (situations de structuration). Un autre principe concourt à
l’élaboration du dispositif. La volonté d’assumer collectivement l’analyse des ressorts
complexes de la tâche d’écriture s’exerce par la co-élaboration de critères qui sont plutôt
désignés en classe comme des « conseils pour écrire ». Ces critères sont censés contribuer
à l’évolution des représentations des buts assignés (caractéristiques de l’écrit) et des
12

moyens requis (opérations d’écriture, par exemple). Ils contribuent ainsi, à la


construction d’un ensemble de références communes.

2. Un contexte didactique composé de trois types de


situations articulées
13 L’organisation didactique du module de travail en projet se fonde donc sur trois types de
situations, articulées de manière à impulser à partir de la pratique d’écriture, une
démarche réflexive et heuristique. Les choix conduisant à cette organisation ont déjà été
argumentés par ailleurs (Ruellan, 1999, 55-60). Nous en relevons les éléments significatifs
qui reposent d’abord sur une distinction essentielle à opérer entre deux types de
situations alternées : les situations fonctionnelles et les situations de structuration. Ce projet
s’est déroulé sur une période de 8 semaines entre le 7 octobre et le 16 décembre (46
heures) :
• les situations fonctionnelles sont des moments de production d’écrit et d’apprentissages non
formalisés, dans un but de communication dont les paramètres sont définis par le projet.
Durant ces situations, chaque élève a consacré du temps (explorer, tâtonner, discuter) à la
création de son texte (lectures, écriture, révision, réécriture) en apprenant à forger son
autonomie de décision à tous les niveaux du processus d’écriture. Pour rédiger leurs textes,
les élèves ont pu, alternativement, travailler seul et en binôme et en trinôme et avec
l’enseignant en utilisant les « listes de conseils pour écrire ». Sur un total de 78 situations, 34
situations fonctionnelles ont été dénombrées, soit 22 h 30 de temps effectif. Observons que
la moitié du temps globalement dévolu au projet a été consacré à ce type de situation qui
suscite, plus que les autres types de situations, l’apprentissage de l’organisation individuelle
dans la réalisation de la tâche complexe (comment discerner les sous-tâches ? quel temps
consacrer à quelle sous-tâche ?). Tous les moments voués à l’analyse et à la transformation
du texte relèvent des situations fonctionnelles. Le questionnement de l’élève et les
représentations générées au sein de ces situations globales constituent le centre de gravité
du dispositif. Les voies 1 et 2 évoquées précédemment s’éprouvent lors des situations
fonctionnelles.
• les situations de structuration sont des moments d’enseignement formalisé privilégiant le
discernement des composantes (discursives, textuelles, linguistiques) du type d’écrit par le
truchement des lectures et par l’identification/résolution de problèmes d’écriture relevés
lors des situations fonctionnelles. L’enjeu des 20 situations de structuration (12 h) visait à
accroître le pouvoir de questionnement des élèves sur leur propre texte, notamment à partir
des problèmes suivants qui ont été abordés : situer les différents moments du conte,
discerner les catégories de personnages, analyser la notion de « problème narratif » du
conte, caractériser le marquage textuel du dialogue, élaborer un outil de verbes
introducteurs du dialogue, discerner les bases temporelles du conte, rechercher des
organisateurs variés, élaborer le contrat pour le traitement orthographique. Ces situations
relèvent de la voie 4 de construction des compétences.
14 Comment faire en sorte que les problèmes repérés en situations fonctionnelles et traités
en situations de structuration puissent effectivement aider les élèves à transformer leur
texte conformément à leur projet narratif ?
15 C’est bien le sens d’une alternance interactive à promouvoir entre les deux types de
situations : concilier les exigences de finalisation et de conceptualisation par une
13

démarche de travail en projet qui permet, dans le même espace de production-


apprentissage, à partir d’un processus de fabrication (réaliser le recueil de contes),
d’effectuer les détours d’apprentissage nécessaires. L’alternance interactive postulée
consiste à solliciter réciproquement l’activité d’écriture finalisée de l’élève en situation
fonctionnelle et les savoirs formalisés en situations de structuration, mobilisables comme
des outils pour le retour à l’écriture. Ce type d’alternance ne peut se décréter
autoritairement par l’enseignant au risque de faire vivre une alternance juxtapositive sans
interférences mutuellement profitables entre les deux ordres de situations. C’est l’élève
qui vit l’alternance et celle-ci peut sans doute plus aisément se déployer à partir de son
questionnement inscrit dans la complexité de sa propre pratique d’écriture.
16 Mais, c’est précisément ce type d’alternance qui est difficile à réaliser. Il n’est pas aisé
d’engager réellement les élèves dans le processus de réécriture (comment les
« motiver » ?). Si l’on parvient à motiver les élèves à s’impliquer dans le questionnement
du texte (révision/réécriture), on peut éprouver bien des difficultés à rendre opératoires
les activités de conceptualisation. Il est coûteux de réorganiser les classiques progressions
centrées sur les notions de vocabulaire/grammaire/conjugaison qui aident peu à opérer
sur le texte. Dans le dispositif proposé, il ne pouvait y avoir de « pilotage magistral » des
parcours de réécriture des élèves à partir des propositions de structuration programmées
à l’avance. L’apprentissage du pilotage s’est exercé individuellement pour chacun durant
les temps réservés à l’écriture. En ce sens, « le faire n’est plus une simple application du
savoir préalable sur/de la langue mais opération d’effectuation en même temps que
processus d’appropriation » (Delforce, 1986,18). Cela ne signifie pas que les élèves ne
peuvent pas être « influencés » ou « guidés » dans leur parcours. Au contraire, les
ressources du groupe ont été sollicités mais ce guidage ne s’est pas effectué
uniformément pour tous les élèves de la classe en fonction des seules propositions de
l’enseignant. Le guidage a été plutôt le résultat d’une co-action de l’enseignant et des
élèves par l’apprentissage d’une parole conjointe pour explorer les traits du genre d’écrit
à produire, pour confronter les explicitations des procédures investies.
17 Cependant, les rôles de l’enseignant ne se réduisent pas, ils se déplacent. Partir de la
pratique ne veut pas dire rester dans la pratique. C’est le passage de la pratique à son
analyse structurée qu’il revenait à l’enseignant d’instaurer afin de fonder la possibilité
d’expériences pour les élèves. Dans le dispositif, ce passage s’est effectué par la médiation
des situations différées. L’interprétation du « déplacement » des rôles de l’enseignant
nécessite la prise en compte d’une rupture. Elle consiste à faire le deuil de l’action de
l’élève contrôlée de bout en bout par l’enseignant. En essayant de se libérer de la pression
du souci d’« efficacité » immédiate, on peut commencer par accepter d’accorder du temps
aux élèves pour qu’ils s’expriment sur leur propre pratique d’écriture.
18 C’était précisément le sens des situations différées que de rendre public le questionnement
plus confidentiel qui avait déjà été engagé, sans doute timidement, au moins par quelques
uns, seul dans les lectures ou face au texte en train de s’écrire ou dans les interactions en
binômes/trinômes ou avec l’enseignant en situations fonctionnelles (S.F.). Les questions
ou remarques ou embarras rencontrés par certains ont pu ainsi être partagés en grand
groupe. Ils ont aussi permis à l’enseignant de solliciter la réflexion des élèves en prenant
appui sur leurs propres verbalisations. Cela peut s’engager de manière improvisée sans
autre exploitation apparente mais cela peut également déboucher sur la formulation d’un
problème qui sera approfondi en séance de structuration. Ces situations sont appelés
« différées » (Jaffré 1986 : 59), parce qu’elles se servent des activités d’écriture pour repérer les
14

problèmes fondamentaux mais « diffèrent » la recherche de solutions plus élaborées. Ce sont des
débats à fonction problématisante (Halté, 1989, 19), premiers moments d’explicitation qui
prendront une tournure plus formalisée en situations de structuration (S. St.).
19 Situations intermédiaires entre les S.F. et les S. St., les situations différées constituent, en
interface, des zones de médiation qui séparent et articulent. Elles permettent, d’une part,
de finaliser les S. St. à partir de problèmes identifiés et formulés, le plus tôt possible et le
plus souvent possible, par les élèves eux-mêmes lors de débats suscitant des conflits
socio-cognitifs et elles visent la mobilisation d’une ou de solution(s) accessible(s) aux
élèves, de retour en S.F. Pour le dire autrement, elles contribuent à créer une distance
suffisante pour une construction décontextualisée, mais encore familière pour les élèves,
de l’espace de problème en S. St. et elles visent à recontextualiser les voies de réponses en
S.F. par l’appropriation cognitive individuelle des coordinations collectives. Les situations
différées relèvent de la voie 3 de construction des compétences. Durant les huit semaines
du projet, 11 heures sur un total de 46 ont été consacrées aux 24 situations différées.
20 Toutefois, ce ne sont pas les trois types de situations articulées qui valent en eux-mêmes.
Ce qui est à révéler, c’est plutôt la manière dont les élèves les ont investis pour se piloter
de manière plus autonome dans l’activité. Les savoirs et opérations se sont élaborés au
gré des espaces d’initiatives et d’interactions selon des itinéraires personnels empreints de
ruptures, d’anticipations et de réorganisations peu apparentés à une progression linéaire
à petits pas. Il nous reste à relever les dimensions constitutives de l’hétérogénéité et leur
éventuel traitement en parcourant les étapes successives du projet.

3. Les manifestations d’hétérogénéité au fil des


étapes du projet
21 Le découpage du projet en six périodes est une construction a posteriori pour les besoins de
l’analyse dans un souci de communication.
1. Lancement du projet
1. ◦ contextualiser le projet d’écriture (8 au 13 octobre).
◦ premiers repères pour l’écriture du premier jet (14 au 21 octobre).
1. Rédaction de la première version du conte (24 – 25 octobre).
2. De l’apprentissage de la révision à la première réécriture (7 au 10 novembre).
3. Rédaction des deuxième et troisième versions conjointement à la co-élaboration de critères
(14 – 22 novembre).
4. De la co-élaboration des critères à leur appropriation individuelle (24 novembre – 3
décembre).
5. Vers un pilotage plus autonome par la mise en relation des critères appropriés (4 décembre
au 16 décembre).

22 Pour faciliter la compréhension des événements vécus en classe, il convient de préciser la


signification de ce découpage en « périodes ». En consultant le cahier-journal, les écrits
de préparation de l’enseignant et les productions des élèves, on s’aperçoit que les séances
successives qui s’étalent sur deux mois se présentent comme un continuum, un long
mouvement inspiré des principes pédagogico-didactiques énoncés précédemment dans
cet article. Mais cette démarche de travail en projet, précisément parce qu’il s’agit d’un
projet, a été vécue à la fois comme une activité à planifier et comme une véritable
15

improvisation à de nombreux moments de la démarche. Pour l’enseignant, il s’agissait de


prévoir, d’anticiper et en même temps d’accepter voire de susciter l’imprévu. Accueillir
ce qui n’est pas nécessairement attendu s’avère une attitude clef de l’animateur de projet
qui vise à la fois l’émergence de la parole et des initiatives des élèves, une atmosphère de
créativité et l’accomplissement du projet individuel de l’élève sans que celui-ci soit dilué
dans le projet collectif. Ces trois dimensions interdépendantes à promouvoir ne pouvaient
faire l’objet d’une programmation stricte décidée à l’avance par l’enseignant. Il s’agissait
plutôt de créer, avec les élèves, des espaces de paroles conjointes pour que les intérêts et
besoins des élèves et ses objectifs d’enseignement puissent se confronter afin de décider
de l’organisation à venir.
23 En conséquence, le découpage du continuum en six périodes que nous proposons
(Ruellan, 1999, 64-68) n’était absolument pas établi a priori avant le projet. Ce découpage
résulte d’un compromis entre la volonté de restitution du divers, vécu au jour le jour par
les élèves, et une formalisation inhérente à la communication de ce projet. Si certaines
décisions étaient déjà prises par l’enseignant (lectures individuelles quotidiennes et
ébauche de grille de critères avant la rédaction de la première version du texte,
réécritures conjointes des textes et des grilles de critères, propositions de structuration,
etc.), en revanche le temps consacré à ces activités, le moment et la manière précise de les
aborder et de les prolonger éventuellement par des activités de structuration non
prévues ne se décidaient que chemin faisant, en fonction des réactions et des propositions
des élèves.

3.1. Lancement du projet - élaboration des premiers repères en vue


de l’écriture (7 - 21 octobre)

24 Vingt à vingt-cinq minutes de discussions quotidiennes, durant la première semaine (7 au


13 octobre), ont permis de contextualiser le projet d’écriture (préciser les destinataires,
situer l’échéance du projet aux vacances de Noël, décider d’écrire individuellement et de
constituer une bibliothèque de contes pour en lire pendant les huit semaines du projet).
C’était la période la plus informelle pour donner le temps à chacun d’entrer dans l’« idée
du projet ». En outre, trente minutes par jour ont été consacrées à la lecture individuelle
de contes. Durant ces moments de lecture, aucune exploitation systématique n’est
proposée. Pour garder la trace des contes lus, les élèves ont été incités à relever le titre du
conte, les noms de l’auteur, de l’ouvrage et de l’éditeur. L’enseignant a également lu ou
raconté un conte par jour.
25 Durant la deuxième semaine (14 au 21 octobre : 6 S.F. (3 h 45) ; 2 S.D. (1 h 30) ; 6 S. St (4 h
05) ; 6 états provisoires d’outils co-élaborés), l’enseignant souhaitait amener les élèves à
se constituer des repères pour l’écriture du premier jet en s’appuyant sur les
délibérations collectives portant sur les lectures déjà engagées et qui se sont poursuivies.
Pendant ces cinq jours de classe, les critères progressivement élaborés étaient censés
susciter des opérations d’anticipation. L’enjeu de cette étape fut surtout le sens même des
outils critériés, leur intérêt et leur utilité aux yeux des élèves. Mais en amont de la
construction finalisée d’outils critériés, il s’avéra que développer les échanges en grand
groupe à partir des lectures fut un objectif à part entière.
26 La présentation des activités de ces cinq jours contextualisera les remarques qui suivront.
• vendredi 14
16

1 – S.F. – 9 h – 9 h 30 – Répondre individuellement à trois questions sur l’écriture du


conte : Quand on s’apprête à reprendre son premier jet pour le réécrire, à quoi
reconnaît-on que ce texte est un conte ? Qu’est-ce qui est facile à écrire ? Qu’est-ce
qui est difficile ?
2 – S.F. – 9 h 30 – 10 h 00 – Discussion collective autour de la question ; qu’est-ce
qu’un conte ?
• lundi 17
3 – S.F. – 8 h 40 – 9 h 10 - Lecture individuelle de contes.
4 – S.D. – 9 h 10 – 10 h – Discussion sur la place et le rôle des personnages
(élaboration de l’outil n° 2).
5 – Etude dirigée – 16 h 00 – 16 h 20 – Placer les moments successifs du conte et les
personnages sur la ligne du conte (la trame narrative a été désignée ainsi par les
élèves).
• mardi 18
6 – S.F. – 8 h 40 – 9 h l0 – Lecture individuelle de contes.
7 – S.D. – 9 h 10 – 9 h 50 – Discussion sur les types de personnages et les moments de
la structure du conte (élaboration de l’outil n° 3).
8 – Etude dirigée – 16 h – 16 h 20 – En référence aux contes lus, trouver des
personnages de chaque type.
• jeudi 20
9 – S.F. – 8 h 40 – 9 h – Lecture individuelle de contes.
10 – S. St. – 9 h – 10 h 15 – Recherche collective sur le rôle des personnages du conte
Aladdin (élaboration de l’outil n° 4).
11 – Travail du soir – Sur un conte de son choix, placer les personnages dans les
catégories.
• vendredi 21
12 – S. St – 8 h 40 – 10 h – Définir les différentes catégories de personnages
(élaboration de l’outil n° 5).
13 – S. St. – 10 h 30 – 11 h 30 – Définir les moments successifs de la ligne du conte
(élaboration de l’outil n° 6).
27 Il n’est pas possible ici, dans la configuration de cet article, de préciser ce qui a provoqué
cet enchaînement d’activités, ni de rapporter les propositions des élèves. Encore une fois,
cet enchaînement n’était pas prémédité par le maître de la classe. Il résulte de ce que les
élèves en ont fait avec l’enseignant.

Pour élaborer les critères, instituer des temps d’échanges

28 Toutefois, c’est bien lui qui a décidé de poser la question sur la réécriture le vendredi 14
dans un souci d’anticipation car une brève discussion informelle sur le sujet s’est déroulée
la première semaine du projet. En revanche, l’enseignant souhaitait axer la discussion du
lundi 17 (9 h 10 – 10 h) sur les différents « moments » du conte mais les échanges ont
plutôt porté sur les personnages. Voici deux des questions que se sont alors posés les
élèves : La sorcière est-elle toujours méchante ? Le héros intervient-il toujours au même moment
dans le conte ? De cette discussion a émergé très peu de repères écrits. Le bilan a consisté à
poser qu’on n’est pas « obligé » d’imaginer un personnage type (par exemple, le prince
comme héros) et qu’on n’est pas « obligé » de faire intervenir les personnages à un
moment précis du conte.
29 Cette discussion a-t-elle eu une fonction d’exploration en initiant pour la première fois à
un questionnement très ouvert ? A-t-elle sensibilisé les élèves à l’utilité de repères
communs pour faire oeuvre personnelle ? Par ce jeu de questionnement, c’est la fonction
médiatrice du critère, en tant que signe langagier, qui peut commencer à se déployer
17

(Deleau, 1989, 34). Les critères sont façonnés pour les besoins de l’activité collective en
rendant possible l’accord sur les buts de la tâche et une mise en convergence des
représentations, au moins sur les caractères spécifiques du genre. Simultanément, ces
critères constituent un moyen de s’influencer soi-même, d’orienter sa propre conduite.
30 De fait, les formalisations très lacunaires des outils des trois premiers jours tendent à
prouver que l’activité collective de questionnement et d’échange a été plus importante
que le résultat lui-même concrétisé par les outils. On peut même considérer que la
création d’une véritable situation discursive (Brassard, 1989), constituait l’objectif des
premières situations différées des lundi et mardi (SD n° 4 et n° 7). C’est-à-dire que les
élèves ont commencé à apprendre à s’instituer en tant qu’interlocuteurs en désignant des
objets de pensée communs, des critères. Même s’ils se sont effectivement investis dans les
échanges des deux S.D., il n’est pas du tout certain que les élèves aient perçu alors
l’intérêt de ces temps de verbalisation, d’exploration et de négociation des premières
significations communes. Comment les élèves vont-ils se construire des représentations
plus adaptées d’eux-mêmes en tant qu’interlocuteurs lors de ces situations différées
censées les aider à se piloter dans la complexité de l’activité d’écriture ? Les situations
différées suivantes devaient contribuer à construire cette clarté cognitive relative au
dispositif et permettre aux élèves de prendre part aux décisions d’organisation grace à
une meilleure connaissance de ses rouages.

Exploiter l’hétérogénéité des représentations sur la trame narrative pour élaborer un outil
plus complexe

31 En relation avec l’émergence de la fonction médiatrice des critères, la constitution de


l’outil n° 6 sur la ligne du conte a pu se réaliser grâce aux représentations hétérogènes
des élèves sur la trame narrative. Tentons de montrer que l’hétérogénéité s’est révélée
être ici un atout pour le groupe. Voici l’outil tel qu’il a été rédigé à la date du vendredi 21
octobre.
32 Cet outil est présenté sur une flèche orientée de gauche à droite, comme pour une frise. Il
propose sept parties. Or le lundi 17, quatre jours auparavant, 15 élèves sur 23 avaient
argumenté par écrit que la ligne du conte (expression choisie par les élèves pour désigner
la trame narrative) comprenait trois parties.

(outil n° 6) La ligne du conte


1. On présente quelques personnages, l’ambiance ;
2. Présentation du problème ;
3. Le problème se complique, intervention du méchant ;
4. Essai de résolution du problème. Cette partie est plus ou moins longue ;
5. Résolution du problème (il peut y avoir un autre problème) ;
6. Problème résolu (joie, fête) ;
7. Phrase finale.

33 Parmi ces propositions, on peut notamment lire ceci : Début/milieu/fin (Nicolas) ; Début/
malheur/ça finit bien (Marie) ; Tout le monde vit heureux/les méchants interviennent/les héros
sauvent le monde (Josquin) ; il était une fois/il se passe quelque chose/à la fin, ça se termine bien
(Daouhia). Ces 15 élèves reprenaient la tripartition qui s’esquissait dans l’outil n° 1
résultant de la discussion du vendredi 14 en réponse à la question « Qu’est-ce qu’un
conte ? ». Cet outil est constitué de l’ensemble des réponses des élèves. Les apports de la
18

majorité des élèves (15 sur 19 qui ont argumenté une position) n’ouvraient donc pas à
l’éventualité d’une formalisation plus complexe de la trame. Pourtant, Cynthia et Julien
avaient un tout autre point de vue. Pour Cynthia, il y a 6 parties et Julien estime qu’on ne
peut pas les compter.
34 Cynthia : Il y a six parties : « Titre/il y avait une fois/présentation des personnage/problème/
problème résolu/ils vécurent heureux ».
35 Julien : Il peut y avoir des contes qui ne finissent jamais alors les parties on ne peut pas les
compter : « Titre/il était une fois/le méchant crée le problème/le problème est résolu/le méchant
reçoit une correction/ils eurent beaucoup d’enfants ». (Ces points de vue seront-ils adoptés par
le groupe ?)
36 A la fin de ce temps de rédaction individuelle (lundi 16 h – 16 h 20), les élèves ne
connaissent pas leur points de vue respectifs, bien sûr. La situation différée du lendemain
sur la base de ces écrits (7 – SD – 9 h 00 – 9 h 45), a débouché sur une idée très floue de la
structure du conte (outil n° 2 : Il y a une présentation et 2 à 6 parties). Au moins la discussion
avait-elle permis de questionner la configuration en trois parties, majoritaire jusque-là.
Ce n’est que le vendredi suivant que l’outil n° 6 a intégré les apports de Julien et Cynthia.
Il constituait un saut qualitatif important dans la mesure où la trame était dorénavant
formalisée comme se nouant et se dénouant autour d’un problème (présentation,
complication, essai de résolution, résolution) et non plus selon une scansion temporelle
(début/milieu/fin).
37 Les élèves avaient-ils conscience de se constituer une base d’orientation en vue de
l’écriture du premier jet avec l’élaboration de ces outils ? Quels intérêts percevaient-ils à
cette collaboration ? Pressentaient-ils, à ce moment précis, qu’ils s’engageaient dans un
travail récursif de planification/révision qui allait se poursuivre tout au long du
processus d’écriture ?

3.2 Rédaction de la première version (24 – 25 octobre)

38 Ces deux jours ont été détachés comme une étape du projet car ils constituent un temps
de retour à soi pour la préparation du premier jet et sa rédaction.
• Lundi 24 octobre
15 – S.D. – 9 h – 9 h l5 – Discussion collective pour déterminer les éléments
nécessaires à la création du conte (élaboration de l’outil n° 7).
16 – S.F. – 9 h 15 – 10 h 00 – Recherche individuelle pour choisir les personnages…
17 – Etude dirigée – 16 h 00 – 16 h 20 – Lire et analyser individuellement le conte
« Belle si belle aux yeux tristes ».
• Mardi 25 octobre
18 – S.F. – 8 h 40 – 10 h 00 et 10 h 30 – 11 h 30 – Rédaction du conte.
39 La discussion du lundi a abouti à l’outil n° 7. Pour inventer leur conte, les élèves
estimèrent avoir besoin des fiches de réflexion sur le conte : les personnages, la ligne du conte,
qu’est-ce qu’un conte ? Ils ont besoin aussi d’imagination, d’idées et de courage ainsi que du
dictionnaire et du Bescherelle. La construction de la compétence scripturale nécessitant « le
pilotage de l’activité complexe planifiée » (Brassart, 1991, 94), l’enseignant avait choisi, au
lieu d’entrer d’emblée dans la rédaction du premier jet, de sensibiliser les élèves à une
approche plus contrôlée du processus de planification de haut niveau. Ce processus peut
certes s’éprouver voire se découvrir et s’approfondir de manière récursive par un
recadrage des buts, par des représentations plus affinées, des opérations durant la
19

réécriture même, mais cela risque d’être très coûteux en termes de transformations à
opérer alors. Ceci dit quels sont les élèves qui utiliseront les outils avec ce souci
d’organisation anticipée ?
40 Les écrits de préparation de onze élèves ont pu être observés (16 – S.F.). L’outil n° 5
(définition des rôles des personnages) est utilisé par les onze élèves qui ont adopté les
mentions de l’outil (héros, méchant…). L’outil n° 6 (ligne du conte) est explicitement
utilisé par quatre élèves seulement. De Josquin qui présente brièvement les personnages à
Nathan qui annonce également le problème inséré dans une trame développée, il s’avère
que recruter le personnel du conte a constitué la tâche prioritaire.
41 Ces quarante-cinq minutes ont indéniablement exercé une fonction d’anticipation. Ceci se
vérifie tant pour le choix des personnages que pour la prévision globale de déroulement
du texte, à la lecture du premier jet. Les personnages et rôles préalablement sélectionnés
par Josquin, Sylvana, Maxime, Nathan et Nicolas sont effectivement repris dans leur
première version. Marie a remplacé un personnage principal (Père Noël/magicien). Anne,
Cynthia et Gérald ont renoncé aux personnages secondaires. Céline a ajouté deux
personnages secondaires, tout comme Alexis (magicien, vipère). Les propositions de
Nathan (ligne du conte en six parties) et de Nicolas (résumé) sont fidèlement suivies pour
la trame du premier jet.
42 Les différences entre élèves constatées dans l’utilisation des outils appellent-elles un
traitement spécifique ? C’est quasiment le premier moment où les élèves sont amenés à
mobiliser et combiner les outils pour une tâche d’écriture. Sans doute conviendrait-il
d’amener les élèves à percevoir la diversité des positionnements des uns et des autres,
dans le rapport entre l’écrit de planification du 24 octobre et le premier jet du 25 octobre,
en étude dirigée par exemple. Cela n’a pas été fait à ce moment du projet. Il est sans doute
difficile de faire plus car il ne s’agit pas d’imposer l’outil et d’induire un rapport normatif
mais de permettre à l’élève de construire peu à peu son propre rapport à l’outil. Par
exemple, il pourra accepter ou refuser de questionner son texte avec certains critères
parce qu’il (n’) en voit (pas) l’intérêt. Il pourra aussi reformuler d’autres critères.
L’enseignant, au moment même où il perçoit ces différences, ne peut certifier que telle
procédure pour tel élève sera plus efficace qu’une autre. Il convient de laisser aussi aux
élèves le temps de s’impliquer dans leur activité.
43 D’ailleurs, son action est moins centrée sur la certitude de l’efficacité que sur celle, plus
incertaine, de la construction du sens et de la prise de responsabilité par l’élève. A ce
moment du projet, il s’agit en effet de permettre aux élèves d’oser leurs choix, de
s’engager résolument dans l’activité, certes accompagnés de l’enseignant mais sans que
celui-ci ne puisse en contrôler toutes les étapes ni en déclencher mécaniquement le
déroulement. Ce sont les tâtonnements et les élans de l’élève qui vont prendre possession
de l’espace/temps qui s’ouvre à la création.
44 Au moment même où le maître accepte de ne pas décider (il ne se laisse pas aller à la
tentation de « maîtriser » ou il parvient à lutter contre l’anxiété de ne pas « maîtriser »), à
ce moment-là, l’élève peut apprendre à décider, à choisir. La situation, parce qu’elle est
conçue dans sa globalité et échappe au conditionnement linéaire, parce qu’elle est offerte à
l’activité personnelle imprévisible et invisible de l’apprenant, représente une sorte de « déprise » du
pouvoir du formateur qui permet au sujet de prendre lui-même le pouvoir sur son apprentissage
(Meirieu, 1995, 226). Cette conception me semble tout aussi ajustée pour l’accueil des
premiers jets qui est typiquement un temps fort d’émergence d’hétérogénéité.
20

45 Deux heures de l’emploi du temps avait été dégagées. Les élèves ont rédigé leur texte sur
le « cahier de réécriture » dénommé ainsi parce qu’il recueille les tentatives successives
d’écriture pour chaque projet. En moyenne, les premières versions ont été rédigées en 65
minutes. Mais cette moyenne masque des écarts très importants : 30mn = 1 élève ;
– 45mn = 2 ; – 60mn = 9 ; – 75mn = 2 ; – 90mn = 5 ; – 105mn 2 ; + 120mn = 1). Ces différences
très marquées pourraient constituer un véritable obstacle dans une organisation qui n’est
pas conçue pour permettre le déploiement de l’activité de l’élève. Probablement, ces
nécessaires différences n’apparaîtraient même pas si on proposait aux élèves d’écrire en
trente minutes et deux pages maximum par exemple. L’hétérogénéité dans la gestion du
temps pour la création du texte constitue un premier élément qui semble prouver que les
élèves se sont emparés de l’espace d’initiatives qui leur était proposé. Les élèves ont
rédigé leur texte le mardi 25 octobre, entre 9 h et 11 h 30. Le soir, ils étaient en vacances
et leurs textes sont restés en classe. Ils les ont retrouvés le 7 novembre.
46 Voici les premiers jets de Philippe (440 mots) et d’Alexis (148 mots) qui donnent un
aperçu de l’hétérogénéité des productions (23 écrits entre 148 et 575 mots, moyenne de
327 mots). Le texte de cette première version a été fidèlement retranscrit tel qu’il est
rédigé dans le cahier de l’élève (titre souligné, passage à la ligne, changement de page
signalé par – – –, ponctuation, orthographe).
Première version de Philippe
Noël, le jour du Père Noël.
La veille de Noël, tout le monde prépare le dîner, dans un
tout petit village, dans une petite maisonnette, les parents
été entrain de faire des cartons d’invitation et les petits
enfant fabriqué de jouet en carton puis de beaux
dessin enbalets dans du papier cadeau, quand ils eurent
finit, ils allèrent au sapin que papa avait coupé dans
le bois. Ils prennaient les paquets plennes de guirlandes
et les jettèrent sur le grande sapin de Noël, mais ils
remarquèrent qui manquait quelques chose.)
un enfant s’écria :
« oui ils manquent les boules qui vont avec les guirlandes ».
un autre dit :
« allons les chercher au magasin, ces boules de toutes
les couleur »
« bonne idée » dit le premier.

——-

mais le troisième dit tout bizarrement :


« où sont les clés de la porte ? »
« Elle sont dans la poche de manteau à maman » dit le
deuxième.
« Passons par le garage, puisque maman à oublié de
fermé la porte de la voiture, le manteau de maman
est dans la voiture » dit le troisième.
« mais papa à mis l’alarme » dit le premier.
« mais le boîtier et tombé de la poche de la voiture
à droite » dit le deuxième.
Ils ramassèrent le boîtier et alla chercher les boules.
Quand ils revenèrent du magasin, ils ouvrit vite
la boite et les accrochèrent vite au sapin.
Après ils dînèrent. Un des trois enfant entendre des
21

aboyement craintif dans le jardin. Il vu un chien


abandonné, alors ils l’adoptèrent.

——-

La nuit de noël arrivèrent, tout le monde avait accroché


sa chausette avant d’ailé dormir. Le père Noël décenda
de la cheminer de la maisonnette et déposa les cadeaux selui
de l’enfant qui avait trouvé était tros gros. la chaussette
tomba. le chien ouvrit l’oeil il ne vit rien parceque le
père noël été cachait derrière le chien. alors le chien se
rendorma dans ses beaux rêves. alors le père noël cousu
une plus grande chaussette pour le garçon après il métat
le cadeau de l’enfant dans la chaussette est s’en alla.

——-

son traîneau s’éttait pris dans un piège à loup, alors


les rennes poussa et le sorta de là à l’aube, l’enfant
descendu est vu la grande chaussette avec le cadeau que
le père noël lui avait mit, ils étaient tous joyeux de
leurs cadeaux et même le brave chien. la maman
avait de belles assiettes neuves. et le père un belle hàches.
le diner il y avait de marrons glacés et de la fondue
avec toutes sortes de sauces.
FIN
47 Malgré une organisation en paragraphes qui n’est pas vraiment assumée, la lecture de ce
récit est aisée. Au début, parents et enfants sont affairés aux préparatifs. Puis on assiste
aux délibérations des trois enfants (sans prénom) pour parvenir à sortir de la maison afin
d’acheter des boules pour le sapin. Ils reviennent du magasin quand arrive l’heure du
repas. Dans le jardin, un chien abandonné aboie craintivement. Il est adopté par les
enfants. Durant la nuit de Noël, le Père Noël doit coudre une plus grande chaussette pour
l’un des enfants afin d’y déposer son cadeau. Le matin, tout le monde découvre son
cadeau, même le chien.
48 Avec ce premier jet, Philippe montre qu’il sait globalement construire un récit. La
progression des informations est cohérente, toutefois on peut s’interroger sur le
traitement du personnage du petit garçon qui a trouvé le chien et qui semble avoir un
cadeau plus important que les autres. L’enchaînement des paroles des personnages et leur
disposition conventionnelle semblent maîtrisés hormis l’usage du discours attributif
(répétition du verbe « dire »). Mais pour autant, l’arrivée du Père Noël près du sapin est-
elle de nature à faire de ce récit un conte merveilleux ?
Première version d’Alexis
Le pauvre et le Rige.
Il était unefois un pauvre et un rige le pauvre il sauve
des gens et le rige donné de grain de maïs.
Le pauvre et etait connu dans le monde andier.
Mais le rige et etait connu dans l’amadier du monde
le rige ablé un magisin on l’appelle viper mais était
l’ami du heros.
Mais le rige il sias vai avoir pasque le magisin s’ait été
transforme avec son epée magique et son amis etait vipere
Vipere lui permet de lé dé asavoir sui il a un danjé
22

Etpui lui servia de suivre les trace.


Mais les conplice du méchant son pasie bette que sa il a
ausie une viper.
Mais le heros lui il a une vipere et un tracons magique
et puis il a une licorne.
Et les graine de maïs s’et du poisons.
Et l’epée de du metale etoilée.
Mais le rige avais une flute qui atir les rats et puis
les souris et puis les chauve-souris.
Et puis le rige Et le pauvre son amis. Et le rige
promis de pue donné de poisons.
Et le monde et sauvé.

——-

Mais le rige en prauvite sur le héros mais le heros savais


que le rige en prauvité sur lui alaur il dit a sa vipaire
va espioné le rige alor la viperes va epioné le rige.
Le rige avai u une paure de loup.
Alors le rige et vais complice se tisine a caros.
Commesa le pauvre serat tranquile
Fin
49 Après une première lecture, ce récit est peu compréhensible. Il raconte un affrontement
entre un « pauvre », un « riche » et leurs amis et complices respectifs. La situation initiale
présente le pauvre qui sauve des gens et le riche qui donne des grains de mais. On
apprend plus tard que le maïs est empoisonné. Le riche serait-il jaloux de n’être connu
que de la moitié du monde alors que le monde entier connaît le pauvre ? Le personnage
du magicien nous est présenté de manière très confuse (lignes 5 à 8). S’appelle-t-il
vipère ? Est-il l’ami du « héros » ? Ce héros est-il le pauvre ?
50 La suite du récit présente les forces en présence : les complices du « méchant » (le riche ?)
avec une vipère et une flûte qui attire rats, souris et chauve-souris ; le héros (le pauvre ?)
a une vipère, un crayon magique et une licorne. Mais il n’y a pas de confrontation
puisqu’on apprend ensuite que le riche et le pauvre deviennent amis ce qui sauve le
monde puisque le riche promet de ne plus donner de poison… mais il en profite quand
même pour tromper le pauvre qui lui envoie sa vipère pour l’espionner. Finalement, le
pauvre sera tranquille car il réussit à faire très peur au riche.
51 Trois commentaires peuvent être apportés dans la perspective de la réécriture. Tout
d’abord, Alexis pensera t-il à motiver la confrontation entre le pauvre et le riche ? Celle-ci
n’est pas explicitement motivée même si on peut penser que les rôles de sauveur et
d’empoisonneur appellent ces personnages l’un contre l’autre. Deuxièmement, cet
univers très manichéen (pauvre/riche, héros/méchant, sauveur/empoisonneur) peut être
exploité dans le genre du conte merveilleux. Alexis peut-il produire une progression
thématique plus maîtrisée en dépassant la succession de propositions peu articulée
comme l’indique l’usage répété des connecteurs (et, mais) à chaque début de phrase ?
Enfin, relevons qu’Alexis nomme ses personnages en reprenant les termes « héros »,
« méchant », « complices ». Il utilise (abusivement ?) le métalangage forgé en classe pour
désigner les fonctions des personnages (cf. outil n° 5 annoncé précédemment). Quel
rapport aux outils cela dénote-t-il chez lui ?
23

Un aperçu sur l’hétérogénéité des 23 premiers jets

52 Pour donner un aperçu de la diversité des 23 productions, on peut les envisager sous les
points de vue de la trame narrative et de l’univers fictionnel.
53 Concernant la trame narrative, les productions peuvent être classées en trois catégories.
La première catégorie de trame (5 textes) présente un enchaînement d’actions explicite
mais dont la dynamique ne s’articule pas clairement autour d’une quête réelle ou d’un
problème à résoudre. La deuxième catégorie de trame (10 textes) présente des textes plus
clairement construits à partir de la manifestation d’un déséquilibre et de la recherche
d’un nouvel équilibre. Mais on ne retrouve pas tous les éléments de la configuration
attendue pour le conte (absence de situation finale, résolution trop vite amorcée…). Ce
qui caractérise les textes de la troisième catégorie de trame (5 textes) c’est la présence du
problème, du chemin vers sa résolution aboutissant à une situation finale en lien avec la
situation initiale.
54 Trois catégories également d’univers fictionnels. Dans la première catégorie, les textes
relatent le « vécu quotidien » de l’enfant et de l’adulte à la maison ou de l’élève en classe
sans référence au merveilleux (2 textes). La deuxième catégorie de textes intègre des
éléments merveilleux (personnages ou objets) désignés comme tels (fée, dragon, baguette,
potion) mais sans que les fonctions du merveilleux opèrent pour autant dans un univers
souvent encore très déterminé par le « réel quotidien » de l’élève (14 textes). Enfin, les
textes de la troisième catégorie mettent en scène des pouvoirs merveilleux sans
nécessairement la présence de personnages typiquement merveilleux. L’univers est
installé du début à la fin sans intrusion d’éléments hétérogènes (7 textes).
55 En combinant les deux entrées, on observe que quatre textes sur vingt-trois seulement
relèvent des troisièmes catégories de trame et d’univers merveilleux, répondant ainsi aux
critères du genre conte merveilleux. Ceci relativise la portée des outils et du travail de
critériation (et donc de sélection et de hiérarchisation) commencé avant l’écriture. Mais
l’enseignant ne se faisait pas d’illusion sur le « réinvestissement » attendu des élèves pour
le premier acte d’écriture. C’est surtout dans l’analyse de ce premier jet que sont attendus
les effets de l’élaboration des critères ne serait-ce que dans la prise de conscience de la
nécessité du recours aux outils. De ce point de vue, si la catégorisation des trames
narratives et des univers fictionnels des premiers jets montre l’hétérogénéité des
productions, c’est aussi et surtout le regard que l’élève porte sur son texte que
l’enseignant a tenté d’apprécier progressivement les jours suivants. Quels sont les élèves
(in-) consciemment démunis et les élèves (in-) consciemment munis sur quelles
composantes du texte ? Il n’est pas indifférent pour l’enseignant d’observer que pour
deux productions présentant des déficiences assez semblables l’un des deux auteurs soit
capable de désigner et solutionner un dysfonctionnement majeur quand le second s’en
révèle (momentanément ?) incapable. Si l’enjeu du dispositif didactique est bien de faire
construire des compétences et pas seulement de rassembler 23 productions dans un
recueil, il vise alors aussi le guidage de la construction des représentations (Dabène, 1991, 7).
Durant les périodes suivantes, il s’agissait précisément de faire évoluer les productions
par la transformation du premier jet et de faire évoluer les représentations par la
modification des critères. C’est conjointement la réécriture du premier jet et des critères
qui allaient être entrepris : agir pour savoir et savoir pour agir.
24

3.3 De l’apprentissage de la révision à la première réécriture (7-10


novembre)

56 Après les vacances, le lundi 7 novembre, Philippe et Alexis comme tous leurs camarades
ont retrouvé leur texte, soit 13 jours plus tard. Ils se sont réinvestis dans cette aventure
collective et ce parcours individuel de lecture et de réécriture de 5 semaines. Quel regard
ont-ils porté sur leur texte ? Comment le dispositif les a-t-il amenés à envisager leur texte
comme un objet questionnable ?

Apprendre à questionner le texte

57 Comment aider les élèves à reprendre leur texte et à se saisir des outils déjà construits
pour le questionner ? Comment les aider à discerner les réussites et les problèmes ? Il
revient sans doute à l’enseignant de repérer lui-même les réussites et problèmes à traiter
prioritairement, mais pour autant lui faut-il intervenir sur le texte de l’élève ? Si la
réponse est oui, doit-il le faire en présence ou en l’absence de l’élève ? Doit-il « corriger
les copies » et les « rendre » aux élèves ?
58 Si c’est bien par le jeu des multiples interactions que l’élève peut devenir compétent, en
passant peu à peu d’une pratique conjointe des régulations à leur mise en oeuvre
progressivement plus autonome en situation d’écriture et de réécriture, alors
l’accompagnement de l’enseignant ne peut plus s’inscrire dans le seul rapport au texte de
l’élève. C’est plutôt dans la perspective de l’évolution du rapport des élèves au texte et à
l’écriture que ceux-ci peuvent être accompagnés. Ce qui est en jeu, c’est la mutation des
rôles de l’enseignant vers des conduites de médiation. Concrètement, dans la perspective
de la réécriture et de l’apprentissage de la révision, comment aider l’enseignant à ne pas
intervenir… en laissant la possibilité aux élèves d’interagir ? La seconde dimension de la
construction solidaire de l’autonomie peut alors s’instaurer. La première fut l’élaboration
conjointe des critères commencée avant le premier jet et qui va se poursuivre lors des
premiers temps de la réécriture (troisième période et quatrième période). La deuxième
dimension prend maintenant la forme de travail en binômes et en trinômes pour
questionner les textes avec l’appui des outils critériés.
• Lundi 7 novembre
19 – S.F. – 8 h 30 – 8 h 45 – Retour sur les enjeux du projet.
20 – S.F. – 8 h 45 – 8 h 55 – Lecture individuelle de la première version.
21 – S.D. – 8 h 55 – 9 h – Echange d’impression sur la lecture.
22 – S.F. – 9 h 15 – 9 h 45 – Evaluation mutuelle des premières versions en trinômes.
23 – S.D. – 9 h 45 – 10 h – Bilan collectif sur les échanges en trinômes.
• Mardi 8 novembre
24 – 8 h 35 – 9 h 05 – Evaluation mutuelle en trinômes (suite).
25 – S.D. – 9 h 05 – 9 h 20 – Suite du bilan. Relevé des constats de
dysfonctionnements (élaboration de l’outil n° 8).
26 – S. St. – 9 h 20 – 10 h 00 – Critique du conte de Julien.
27 – S. St. – 15 h 10 – 15 h 40 – Critique du conte de Jérôme.
• Jeudi 10 novembre
28 – S.D. – 8 h 40 – 9 h 05 – Reformulation des constats de dysfonctionnements
énoncés le 8/1 1 (S.D. 25) en conseils pour écrire.
29 – S.F. – 9 h 05 – 9 h 15 – Travail individuel écrit pour distinguer les constats de
l’outil n° 8.
30 – S.D. – 9 h 15 – 9 h 30 – Discussion sur la manière d’aborder la réécriture ;
25

transformer le texte totalement ou partiellement.


31 – S.F. – 9 h 30 – 10 h 15 – Réécriture. Seconde version.
59 De la situation fonctionnelle n° 20 à la situation fonctionnelle n° 31, l’enseignant n’est
donc pas intervenu sur les textes des élèves. Il n’y eut ni annotation sur les textes ni
même dialogue avec un élève au sujet de son texte. Ainsi pour permettre à chaque élève
de construire une distance avec le premier jet, il y eut le temps (13 jours), les pairs
(échanges en trinômes, discussions collectives), les outils critériés et le dictionnaire mais
pas l’aide de l’enseignant durant cette troisième étape. Il s’agissait d’accorder aux élèves
la co-responsabilité des premières décisions de réécriture.

Apprendre à questionner le texte à plusieurs

60 Durant la situation fonctionnelle n° 22, les élèves se sont retrouvés en trinômes. Chaque
élève du groupe a lu le conte des deux autres élèves. Après la lecture, un tableau en trois
colonnes est complété et remis à l’auteur du texte. Le lecteur est incité à poser par écrit
« ce qui va », « ce qui ne va pas », et « ce qui pourrait être amélioré dans le texte ». Avant
de nous interroger sur la portée de ces remarques critiques pour le guidage de la
réécriture, notons que les 113 propositions rédigées par les élèves se répartissent comme
suit :
• trame narrative : 31 (10/14/7) (ce qui va/ce qui ne va pas/à améliorer)
• personnages : 26 (3/10/1 3)
• fiction : 24 (11/7/6)
• titre : 17 (5/6/6)
• ponctuation : 6 (0/5/1)
• orthographe : 6 (0/5/1)
• problème 5 (2/1/2)
• dialogues 4 (0/2/2)
• graphie : 4 (0/1/3)
61 Soixante-seize pour cent des remarques évaluatives des élèves désignent des aspects
discursifs (trame narrative, problème narratif, personnages). Inversement, 10 % des
remarques renvoient aux aspects orthographiques et à la ponctuation. Faut-il y déceler
une conséquence significative de l’attention conjointe exercée sur les dimensions
textuelles lors des discussions collectives et inscrites dans les outils ? Sans doute, même
s’il convient de préciser que les élèves se situent, à ce moment de la démarche, dans une
phase de signalisation des éléments à travailler et qu’il convient pour eux d’approfondir
la signification des propositions apportées. En effet, les catégories « trame narrative » et
« fiction », notamment, sont très ouvertes dans ce classement. La catégorie « trame
narrative », par exemple, intègre des remarques aussi évasives que début, ça suit bien,
préciser les choses au milieu ou des remarques plus générales comme remanier l’histoire et se
relire, rallonger le texte ou des remarques très spécifiques dire comment la princesse tua le
dragon, donner un nom à la sorcière et au loup. Soit dit en passant, si certains élèves ont
rédigé des observations qui relèvent de l’outil n° 6 sur la trame narrative d’autres ont
repris des énoncés plus réducteurs des outils antécédents, montrant par là leur faible
appropriation des derniers critères plus complexes sur la « ligne du conte ».
62 Même si ces remarques écrites constituent un appui pour un échange oral entre les élèves
et peuvent donc être rédigées avec concision, il reste que le souci de désigner les
problèmes de manière précise est donc très diversement partagé selon les énoncés. La
26

proposition trouve d’autres noms de personnages est plus utile pour l’auteur que celle qui
mentionne des personnages dans la colonne du tableau intitulé « ce qui est à améliorer ».
Idem pour on ne sait pas où vit la sorcière et Mère Noël, ça ne va pas dans la colonne « ce qui ne
va pas ».
63 Lors du bilan collectif engagé sur les intérêts des échanges en trinômes (S.D. n° 23), des
élèves relèveront ces approximations. Charlotte ne comprend pas ce que Gérald désigne
comme un problème sans l’expliciter et sans apporter de solution (le perroquet, ça ne va pas
mais on ne sait pas pourquoi). Anne estime qu’Alexis lui a posé des questions qui ne le font
pas avancer dans le conte. Stéphane avance que les critiques qu’il a apportées à Maxime
au sujet de l’orthographe ne vont pas beaucoup l’aider. D’ailleurs, pour cette première
séance de travail en trinôme, il ressort que les apports résultent plutôt des lectures
différentes des deux autres élèves que des échanges. Charlotte, grâce à la lecture du conte
de Cynthia, dit avoir découvert que les paroles de personnages se disposent en passant à la
ligne. Cynthia a envie d’améliorer son conte après la lecture des descriptions des personnages
et des lieux du conte d’Anne.
64 De fait, dans les trinômes, les apports entre élèves furent très inégaux. Philippe qui fut
l’un des six élèves interviewés à cinq reprises pendant le projet estima ne pas avoir été
aidé durant les deux temps d’échange en trinômes. L’analyse des propositions des trois
élèves permet de valider son opinion. Ce qui est visé c’est autant le développement de
l’attitude de questionnement que la proposition d’une solution immédiate. Cette attitude
pourra être développée au fil des prochains échanges en trinômes (période 5) et leur
fonctionnement sera interrogé lors des situations différées adjacentes.

Pointer ensemble les composantes du texte à réinterroger

65 Certaines des remarques évaluatives rédigées seront énoncées oralement par leurs
auteurs lors des S.D.23 et 25 et retenues comme critères : ce n’est pas un conte parce que
l’auteur se met dans l’histoire (ex : je crois même que la maman), il manque la phrase finale, il ne
faut pas mettre la date et les jours). La deuxième séance de travail en trinôme (S.F. 24) a
permis de poursuivre les lectures et échanges entamés. Lui a succédé un second bilan
(S.D. 25) qui a débouché sur la production de l’outil n° 8.

Outil n° 8
Lecture du conte des autres
Cela m’a aidé à voir l’importance de ces points.
- mise en place du dialogue
- description des images
- donner des détails (personnage, histoire)
- remplacer le verbe "dire"
- la ponctuation
- dire ce que deviennent les personnages
- l’auteur n’est pas dans le texte

Dans l’échange, j’ai écouté, j’ai discuté et j’ai envie de réécrire :


- résolution rapide du problème
- oubli d’un passage
- trop d’erreurs : empêchent la lecture
- écriture empêche la lecture
27

- les dates (ex : 25 décembre = le jour de Noël)


Discussion car pas d’accord :
- réel--Stéphane--Gérald, Maxime.

66 Ces énoncés sont des constats de dysfonctionnements qui indiquent ce qui doit sans doute
être travaillé dans la plupart des textes. Cependant en l’état de leur formulation, ils sont
trop peu précis pour contribuer à résoudre les problèmes d’écriture. Ils ont donc été
repris et reformulés lors des S.D. suivantes. Trois énoncés ont déjà fait l’objet d’une
discussion plus approfondie lors de cette S.D. 25 (ponctuation, disparition des
personnages, phrase finale). A l’issue de cette situation différée, les élèves ont sans doute
éprouvé pour la première fois que les « critiques » des autres seraient une des
composantes du projet. Pour réaliser le recueil de contes, pour rédiger son propre conte,
on ne sera pas seul.
67 En proposant à la classe un retour sur l’échange, l’enseignant a indiqué, en substance, que
les élèves :
• avaient écouté les critiques des autres, les avaient admises et cela leur a donné envie de se
servir des conseils pour réécrire leur conte ;
• avaient écouté les critiques des autres et les avaient contestées. Il a été proposé que les
élèves qui étaient dans ce cas de figure se rencontrent et essaient de se comprendre (c’est le
cas de Stéphane, Gérald et Maxime). Si l’accord ne se fait pas, on peut soumettre le problème
à la classe (c’est le cas du texte de Julien qui sera étudié par tous lors de la S. St. 26).
68 En somme, les analyses engagées à partir des lectures de contes publiés avant l’écriture
du premier jet, se sont poursuivies à partir des propres écrits des élèves. Les situations
différées ont permis le déploiement de l’espace discursif à partir de l’analyse des premiers
jets cette fois. Elles ont aussi initié corrélativement une approche plus précise des sous-
tâches d’écriture par les énoncés de l’outil n° 8. Un certain nombre de sous-tâches ne se
découvrent qu’en avançant et ne peuvent être anticipées avant l’écriture au risque d’être
imposées formellement aux élèves. En cela, la finalisation d’ensemble de l’activité
d’écriture (expliciter initialement le statut de l’écrit, permettre une représentation de
l’écrit appuyée sur des savoirs déjà constitués) s’est accompagnée alors d’une finalisation
déglobalisée des tâches. Réécrire, c’est respecter des contraintes qu’on découvre aussi en
avançant et faire des choix :
« On ne peut se contenter de rendre le texte de plus en plus conforme à une
représentation fixée au début, il est indispensable de gérer les modifications
intervenues dans cette représentation ; des points se sont affinés, d’autres sont
apparus, etc. Les choix à faire, plus limités et plus techniques, sont ceux qui
donnent sens à la réécriture »
(Séguy, 1994, 24).)

Transformer les constats de dysfonctionnements en conseils pour réécrire

69 Comment transformer en conseils pour réécrire les constats de dysfonctionnements


relevés dans l’outil n° 8 ? Après avoir désigné en partie ce qui était à améliorer, il
convenait maintenant de se donner des conseils pour se dire comment cela pouvait être
fait. C’était l’enjeu de la S.D. n° 28 qui n’a pas abouti à des reformulations opératoires. Les
élèves ont semblé seulement entrevoir l’intérêt de cette transformation et l’enseignant a
éprouvé bien des difficultés à s’expliquer sur le sens de cette transformation. Il apprend
aussi à piloter la conduite globale de l’ensemble du débat (approfondir ou non le débat
28

sur tel point précis, continuer à évoquer plusieurs thèmes…). Finalement, les élèves se
sont prononcés individuellement et par écrit vis à vis de chacun des constats de l’outil n
° 8 dans la perspective des décisions de réécriture. La S.D. n° 29 fut un échange sur les
stratégies pour réécrire : reprendre tout le texte ou reprendre certains aspects ? Ecrire
une seconde version du texte initial ou rédiger un autre texte ?
70 Si Marie hésite à reprendre la totalité du texte ou des passages grâce aux critiques
apportées par Nathan et Jérôme, il semble au contraire que la majorité des élèves qui se
sont exprimés choisissent de tout réécrire du début à la fin mais pour des raisons
différentes. Charlotte veut rectifier dans chaque partie. Anne veut réécrire parce qu’il y a
beaucoup de fautes d’orthographe et qu’on ne comprend pas vraiment bien. Nicolas veut
« reprendre pareil mais avec des dialogues ». Gérald veut faire parler les personnages à la
ligne et veut dire ce que deviennent les personnages. Julien annonce qu’il va reprendre un
peu des passages notamment grâce aux apports de Josquin qui a dit que des choses n’allaient
pas. De manière un peu lapidaire, on peut ainsi relever que ces élèves ne semblent pas
effrayés par la tâche de réécriture et qu’ils s’appuient sur des critères énoncés pour
exprimer leurs décisions. Tous les élèves ont débuté en même temps cette seconde
version. Par la suite les réécritures successives s’effectueront selon des parcours
singuliers. Les versions suivantes ne débuteront plus au même moment pour tous les
élèves.
71 En commençant à rédiger leurs remarques dans les trois colonnes du tableau, il est peu
probable que les élèves aient pris conscience qu’ils s’engageaient dans un processus
d’aide qui irait en s’amplifiant dans les semaines suivantes. Aider l’élève à se
responsabiliser dans la prise en charge du pilotage dans l’activité d’écriture ne se limitait
pas à prendre des initiatives pour transformer le texte. Cela consistait aussi à prendre des
initiatives pour s’insérer dans le tissu d’interactions. Au fil des semaines suivantes, il
s’agissait d’initiatives pour former les binômes/trinômes en S.F., solliciter une aide ou en
apporter, énoncer une procédure ou un problème en S.D., proposer l’étude (d’une partie)
de son texte en S. St. L’un des enjeux primordiaux du dispositif, c’est d’encourager l’élève
à essayer dans l’activité conjointe, des conduites de questionnement (détection/
diagnostic/résolution de problème) qu’il va tenter seul parallèlement. En relation avec les
quatre voies de développement de la compétence énoncées au début de l’article, il
convient en effet de préciser avec Elisabeth Nonnon (1992, 53) que :
« au-delà d’un « effet » cognitif direct qui se manifesterait à travers la
confrontation, dans une interaction donnée, lors d’une situation d’apprentissage
privilégiée, c’est plutôt à la faveur d’un tissu d’interactions fréquentes, à la fois
diverses et redondantes, que se construiraient, de façon médiatisée et à long terme,
et qu’évolueraient, à l’intérieur du groupe, attitudes, schèmes cognitifs et valeurs ».
72 Cette proposition et la référence théorique au paradigme théorique de l’interactionnisme
social (Schneuwly, 1987) inspirent les interprétations qui seront portées sur l’alternance
de temps d’écriture individuel et de confrontations entre pairs lors des trois périodes
suivantes.

3.4 Rédaction des deuxième et troisième versions conjointement à


la coélaboration des critères (14-22 novembre)

73 Durant six jours effectifs de classe, les élèves se sont attelés à deux tâches
interdépendantes. Une tâche à dominante individuelle a consisté à rédiger la seconde
29

version pour tous et la troisième version, à son début, pour quelques uns (soient 5 S.F.,
3h30). Il y eut également l’explicitation en collectif des constats de dysfonctionnements
relevés le 8 novembre (cf. outil n° 8) à transformer en conseils pour réécrire (soient 5 S.D.,
2h50). Par exemple, le lundi 14 novembre, deux constats ont été repris (S.D. n° 33),
« disparition d’un personnage » et « oubli d’un passage ». Ce second constat a été transformé
en deux conseils : « il faut se mettre l’histoire dans la tête pour ne pas oublier un passage », « il
faut prendre la ligne du conte pour ne pas oublier un passage ». Le mouvement oscillant entre
l’écriture individuelle et les tentatives de discernement en collectif au gré des trois types
de situations est inhérent à l’alternance interactive promue par le dispositif. C’est la
construction conjointe de l’espace discursif et de l’espace mental (Brossard, 1989) qui se
joue progressivement et à leur rythme pour les élèves. Il y eut, en outre, quatre situations
de structuration pour analyser le problème narratif du conte de Cynthia (S. St. n° 39),
pour analyser deux contes d’auteurs afin de caractériser le marquage textuel du dialogue
(S. St. n° 43 et 44), pour élaborer un outil de verbes introducteurs du dialogue (S. ST. n
° 46).
74 Durant cette période, l’hétérogénéité s’est affirmée dans les parcours d’écriture. La
grande diversité des parcours sera présentée lors de la sixième période. Après avoir
découvert leur premier jet, nous suivrons plus précisément l’évolution de Philippe et
d’Alexis durant ces trois dernières périodes.
75 On peut déjà observer, que Philippe a terminé sa deuxième version le 18 novembre et
qu’il commence alors sa troisième version. Le seul point commun entre le premier jet et
le second texte, c’est le titre. Ce nouveau récit propose une fiction ancrée dans un univers
merveilleux avec de nouveaux personnages : les souris, Julien et Juliette, le chat roux et la
chatte, un personnage à la fois petit garçon et sorcier. Il ne s’agit donc pas de
l’amélioration du premier texte mais de la composition d’un autre texte. Il est probable
qu’une réappropriation du projet ait amené Philippe à répondre de manière plus ajustée
aux buts assignés par le groupe lors des échanges collectifs. Ce second texte qui propose
une intrigue plus complexe est aussi plus long que le premier (440/706 mots). Philippe a
entrepris la rédaction d’un troisième jet en développant la situation initiale par une
description de l’endroit où vivent les deux souris notamment.
76 Alexis occupera toutes les S.F. de cette quatrième étape à rédiger un récit beaucoup plus
long (148/913 mots) qui accumule de très nombreuses péripéties, toujours sur le thème de
l’affrontement encore assez peu motivé entre le pauvre, prénommé Artur, et le riche. Le
texte est écrit toutes les lignes, ce qui donne un aspect peu aéré, très compact aux blocs
du texte. L’absence de ponctuation, une segmentation des mots hasardeuse et une
orthographe très déficiente ne facilitent pas la lecture du texte. Cependant le récit
apparaît beaucoup plus structuré que le premier jet, encadré par une situation initiale et
une situation finale. Les nombreux problèmes qui apparaissent sont trop vite résolus
grâce aux pouvoirs considérables d’un nouveau personnage, parmi d’autres, la boule de
cristal. Visiblement, Alexis a presque exclusivement porté ses efforts sur la fiction et la
construction du récit.
77 Ce sont les élèves qui décidaient eux-mêmes de l’opportunité d’entreprendre une
nouvelle version du texte. Par exemple, Cynthia a rédigé deux textes achevés (401 et 431
mots) et deux versions partielles (168 et 280 mots) pour le 22 novembre, dernier jour de
cette période. L’enseignant était l’un de leurs interlocuteurs. Ses interventions avaient
pour but de faciliter les prises de conscience du (des) problème (s), ce n’était pas des
injonctions portant en elles-mêmes la solution. D’ailleurs l’accompagnement de
30

l’enseignant ne s’inscrit pas seulement dans son rapport au texte de l’élève mais bien plus
dans le souci de l’évolution du rapport des élèves au texte, à la réécriture, aux outils, aux
pairs, au dispositif et à eux-mêmes.
78 Comme il ne s’agit pas de transformer le texte « à la place de » l’élève mais d’étayer sa
prise en charge de la responsabilité de l’activité et de l’aider au discernement des
dysfonctionnements, c’est dans l’attention portée à la façon dont l’élève s’efforce de faire
sens que peuvent s’inscrire les propositions de l’enseignant lors du dialogue avec l’élève.
Ainsi, la façon dont s’implique un élève dans l’énonciation des critères en grand groupe,
son utilisation des outils, sa capacité à solliciter les discussions en binômes, etc. sont,
parmi d’autres, des indices de la participation de l’enfant à la « communauté de
recherche » qui s’institue progressivement en faisant émerger un univers commun de
références, un ensemble de décisions partagées qui pourront s’intérioriser pour aider à la
prise de décisions plus autonomes.
79 L’enjeu du dialogue de l’enseignant avec l’élève est d’affermir le « dialogue » de l’élève
avec son texte, c’est-à-dire d’évoluer de certaines formes de régulations externes vers
l’autorégulation en interagissant dans la zone de proche développement. De ce point de
vue, les procédures de guidage de l’enseignant, « les interventions de l’adulte ne sont pas
que facilitatrices, mais elles ont un rôle constitutif » (Brossard, 1992, 194). Sur le
processus qui conduit des régulation externe à l’autorégulation, l’enseignant ne peut pas
intervenir de la même façon avec un élève qui n’a qu’une représentation très
fragmentaire de la tâche, qui ne peut intervenir sur son texte qu’accompagné par des
sollicitations qu’il cherche à comprendre peu à peu à l’intérieur d’un projet plus
personnel et avec un élève « qui se parle à lui-même, occupant les deux pôles de
l’interaction par les questions et les réponses qu’il s’apporte » (Brossard, 1992, 195).
80 Pour le second élève ayant déjà exploré les conduites d’autorégulation, une discussion sur
une identification/diagnostic du problème et des voies de réponses peut sans doute
suffire. Les références communes partagées mais aussi les capacités à reprendre pour soi,
afin de s’orienter, les termes de la discussion avec l’enseignant et à les prolonger au
moment d’opérer sur le texte peuvent permettre une exploitation fructueuse par l’élève.
Quant au premier élève, ce qui conviendrait, c’est plutôt un dialogue qui ouvre en amont
sur la relation tâche/contexte de production, sur les mobiles de l’élève pour l’activité afin
d’identifier des points d’appui communs de référence sur les représentations de la tâche
avant de porter la discussion sur le texte. Il reviendra sans doute à l’enseignant de rédiger
des questions et des propositions de réponses sur le cahier de l’élève en relation avec les
propositions émergeant de la discussion. L’élève pourra alors exploiter cet écrit co-rédigé
pour se construire sa proposition créative personnelle avant de retrouver à nouveau
l’enseignant ou un autre élève et poursuivre le travail de réécriture.

3.5 De la co-élaboration de grilles de critères à leur appropriation


individuelle (24 novembre au 3 décembre)

81 Les conseils pour réécrire élaborés lors des cinq situations différées de l’étape précédente
ont été rassemblés et présentés en trois fiches-outils. Pour cette cinquième étape, sur le
plan des critères, l’activité dominante n’est plus leur élaboration mais leur utilisation. Les
situations différées ont sensiblement changé de fonction puisqu’elles ont participé cette
fois à l’appropriation des critères pour des décisions d’écriture censées être plus lucides
et autonomes. Les processus interpersonnels contribuent à générer des processus intra-
31

individuels, les coordinations collectives sont appelés à s’intérioriser en tant que


décisions individuelles plus argumentées pour la réécriture. L’activité de réécriture s’est
effectuée moins individuellement que lors de la quatrième étape. Les parcours se sont
nettement différenciés après la rédaction du deuxième jet, à un rythme propre à chaque
élève. Durant les six situations fonctionnelles consacrées à la réécriture (4 h 10), les élèves
se sont disposés, à leur choix en binômes et/ou individuellement et/ou en trinômes.
82 Cinq des six S.D. se sont successivement centrées sur les critères utilisés/non utilisés pour
questionner le texte (24/11), sur le parcours réalisé par chacun : nombre de versions,
sous-tâche actuellement travaillée, problème (s) à résoudre (27/11), sur le bilan relatif
aux intérêts et limites des échanges en trinômes (28/11), sur les décisions de réécriture
(29/11, à deux reprises avant et après la S.F.). La sixième situation différée (2/12), à
nouveau orientée sur un bilan de parcours, a débouché sur la conception d’un outil de
pilotage. Cet outil correspondait pour les élèves au souci de ne pas oublier de choses
importantes et de visualiser sur une feuille tout ce à quoi il fallait penser si on voulait
écrire un conte et le rendre intéressant à lire. En somme, après avoir travaillé
successivement sur les composantes essentielles du conte, il convenait de relever un peu
la tête, d’approcher un peu plus consciemment l’ensemble de ces composantes et peut-
être quelques unes de leurs relations. Ce fut l’objet de la période suivante. Enfin, les cinq
situations de structuration ont porté sur le marquage textuel des paroles de personnages
(24 et 25 novembre), l’emploi des temps du récit (25 novembre et 1 décembre) et la
recherche d’organisateurs variés (3 décembre).
83 Philippe a continué la rédaction du troisième jet qui s’avère effectivement une tentative
d’amélioration du deuxième jet plutôt qu’une rédaction d’un nouveau récit. Il a inséré de
nombreux dialogues, retiré le personnage du petit garçon qui se transformait en sorcier
et supprimé toute référence à Noël. Son texte s’annonce encore plus long que le
précédent.
84 Alexis a réalisé deux versions partielles, très courtes (181 et 101 mots) en guise de
troisième et quatrième jets. Le troisième jet s’arrête, après la situation initiale, à la
présentation des objets magiques d’Artur et propose une réécriture du dialogue entre la
boule de cristal et Artur, bien plus compréhensible que celui de la version précédente. Le
quatrième jet n’est que la reprise de la première page du troisième jet mais avec une
écriture plus affirmée (lettres plus grandes, traits nets et moins hésitants) et
l’orthographe traitée en partie.

3.6 Vers un pilotage plus autonome par la mise en relation des


critères appropriés (4 au 16 décembre)

85 Des élucidations collectives en situations différées et en situations de structuration


(espace discursif) aux représentations individuelles plus affinées de la tâche et des
problèmes à traiter (espace mental), c’est le sens du parcours qui s’achève ici. Les
conduites plus autorégulées à mettre en oeuvre supposent de devenir attentif à
l’ensemble des composantes du texte découvertes au cours de l’investigation.
86 Six situations fonctionnelles ont été consacrées à la réécriture (5 h). Deux situations
différées (5 et 6 décembre) ont permis à chacun d’exprimer un bilan individualisé grâce à
l’outil « Mon conte et moi ». Deux autres S.D. en relation avec deux situations de
structuration (8 et 9 décembre) ont porté sur l’élaboration des contrats individuels pour
32

traiter les erreurs d’orthographe. Deux S.F. ont enfin été réservées pour la lecture des
contes à voix haute devant la classe.
87 Philippe a terminé sa troisième version en recentrant l’intrigue sur les trois personnages
principaux après l’abandon du personnage garçon/sorcier. En gardant les éléments
essentiels de l’intrigue (situations initiale et finale, les souris piégées par le fromage, le
chat manipulé par le sorcier, la révolte du chat), Philippe a inséré de nombreuses scènes
et objets magiques ou les a déplacées en leur conférant parfois une autre fonction (la
bassine d’eau chaude : ébouillanter la chatte/fondre les clés). Finalement, du premier au
troisième état de texte, on constate de nettes améliorations pour certains des critères sur
des écrits à chaque fois significativement plus longs (440/706/1232 mots).
Progressivement, l’ancrage dans le registre du merveilleux s’est réalisé, l’intrigue s’est
complexifiée tout en devenant plus lisible et les relations entre personnages ont été
mieux définies. La troisième version montre donc l’ajout de nombreuses scènes,
l’insertion de paroles de personnages, l’emploi plus varié d’organisateurs, la
segmentation de phrases plus aboutie. La maîtrise des temps du récit est égale sur les
trois textes. C’est donc sur une distance à chaque fois plus longue que Philippe a réussi à
discerner et à combiner les critères forgés en classe, au gré de choix narratifs remis en
question à chaque version.
88 Alexis a réalisé une cinquième version. Avec le même titre, on retrouve Artur comme
personnage principal et l’opposition riche/pauvre mais cette fois-ci clairement justifiée à
partir des enjeux familiaux. En ne reprenant que quelques fils narratifs de la très longue
et peu maîtrisée deuxième version, Alexis s’est attelé à une restructuration réussie en
faisant émerger un contexte permettant de finaliser de manière crédible la quête d’Artur
avec l’intervention déterminante du père à trois reprises. Au fil des cinq versions, Alexis a
su transformer un « récit accéléré » en un conte dans lequel s’inscrivent des paroles de
personnages très fonctionnelles (discussion père-fils pour retourner à la mine,
affrontement père-riches avant la situation finale). Malgré une orthographe très peu
maîtrisée qui n’a été travaillée que dans les deux dernières versions, Alexis ne s’est pas
privé d’investir centralement la construction d’un univers fictionnel et les relations entre
personnages dans une intrigue finalement structurée. Il a conservé les éléments clés de
l’organisation de départ mais en innovant sur les lieux (la maison familiale, la mine, le
village) et les actants (le père, le monsieur qui embauche, la tasse) durant le dernier jet et
en supprimant le personnage de la boule qui disposait de trop de pouvoirs. En revanche,
on constate peu de progrès, malgré quelques tentatives, pour la disposition
conventionnelle des dialogues et la disposition en paragraphes.
89 Au début de cet article, j’avais proposé que ce n’était pas tant l’évaluation des savoirs à
l’issue des séances de structuration qui allait être observée au titre de l’hétérogénéité –
même si ce n’est pas négligeable bien sûr – que leur utilisation pour parvenir à solutionner
les problèmes d’écriture à tous niveaux. Cette option permet de situer un rapport
d’hétérogénéité sur le plan de la compétence, c’est-à-dire en référence au savoir mobiliser
et combiner des savoirs et opérations pour identifier/résoudre les problèmes inhérents à la
réalisation de la tâche complexe. Que pouvons-nous observer dans les parcours de
Philippe et Alexis ?
90 Philippe et Alexis1 ont tous deux pris des risques pour transformer considérablement leur
texte. Toutefois, Philippe a investi pratiquement toutes les notions construites en séance
de structuration et donc tous les critères façonnés en classe pour opérer les
transformations en trois versions quand Alexis ne pouvait manipuler que les critères
33

relatifs à la trame narrative (outil n° 6) et aux personnages (outil n° 5) en cinq versions. Il


est probable que Philippe n’a fait qu’activer, en partie, un « savoir mobiliser et
combiner » déjà là bien qu’il dise lui-même avoir appris durant ce projet que le conte se
construisait à partir du problème que devait résoudre le personnage principal. Il est
remarquable qu’Alexis se soit autant investi dans la construction de l’histoire d’Artur sur
la base toujours maintenue de l’opposition riche-pauvre sans se laisser inhiber par une
graphie et une orthographe peu maîtrisées.
91 Il est intéressant aussi de comparer les parcours de Philippe et Cynthia dont le point
commun est d’avoir utilisé tous les critères produits en classe. C’est notamment leur
capacité à interroger presque immédiatement les composantes du texte pointées lors des
discussions dans le groupe qui est à remarquer chez eux quand d’autres élèves ont besoin
de temps entre le moment où l’on désigne collectivement un nouvel élément, le moment
où ils vont décider de porter l’attention sur cet élément et le moment où ils vont opérer la
modification si elle s’impose. Cependant Cynthia et Philippe ont utilisé les critères de
manière nettement différente. En effet, Philippe a combiné dans une même version le
traitement de problèmes rapportés à des critères différents (discursif, inter-phrastique,
linguistique), tandis que Cynthia a étalé le traitement des problèmes au fil des versions en
privilégiant pour une version un problème spécifique (redéfinition du rôle d’un
personnage « délaissé » au début du récit), puis pour la version suivante un autre
problème. Cynthia, contrairement à Philippe, a gardé pour ses neuf versions dont trois
partielles la même structure narrative (pour un texte d’une moyenne de 500 mots à
rapporter aux 1200 mots de la troisième version de Philippe) et qu’elle a délibérément
consacré les trois dernières versions uniquement à la correction orthographique.
92 Par ailleurs, sur le continuum du « devenir compétent », on ne peut guère placer sur le
même point, Julien qui rédige en trois versions un texte de 1390 mots en réussissant à
mobiliser et combiner la quasi totalité des outils critériés et Jérôme qui rédige en neuf
versions dont trois partielles un texte de 230 mots en « étalant » le traitement relatif à
trois critères (clarifier les rôles des personnages, insérer des dialogues avec une
disposition conventionnelle, traiter quelques types d’erreurs d’orthographe), sans
qu’aucun de ces aspects ne semble maitrisé dans l’écriture malgré une réelle amélioration
entre le premier et le dernier état du texte. La confiance en soi est apparue comme une
différence très marquante entre ces deux élèves. Elle s’est observée dans les prises de
paroles en classe (57/9 pour les douze situations différées enregistrées), dans les prises de
risque pour transformer le récit, dans les propositions de coopération. Jérôme est l’élève
qui a éprouvé le plus de difficultés à oser écrire comme il le dit lui même. Il présente les
mêmes insuffisances qu’Alexis sur les plans syntaxique et orthographique mais
contrairement à celui-ci, il ne s’en est pas vraiment libéré pour prendre des décisions
relatives au remaniement de la structure narrative, même s’il a desserré l’étau au fil des
versions qu’il entamait pourtant à chaque fois sans faiblir. D’autant plus qu’il prenait
confiance en lui. J’apprends en recopiant disait-il. À la question qui lui était posée lors de la
dernière semaine, « quel conseil donnerais-tu à un garçon de ton âge qui voudrait écrire
un conte ? », il répondait Il faut se lâcher. Il indiquait ainsi le point où pouvait s’amorcer la
compétence : questionner son texte en composant avec les images négatives de soi.
Durant les trois premières semaines du projet, le fait d’accéder aux élucidations
émergeant du groupe, en somme de comprendre les critères qui s’énonçaient, constituait
déjà pour lui une étape décisive. Il s’est ensuite aperçu que percevoir l’intérêt du groupe
pour le choix du type de ponctuation du dialogue, par exemple, ne suffisait pas. Il
34

convenait également d’indexer sa compréhension des nouveaux repères construits à un


pouvoir de transformation de son propre texte. A la fin du projet, Jérôme a montré lors de
deux entretiens qu’il se soumettait moins à la loi énoncée par le groupe et qu’il quittait un
rapport déférent aux outils pour adopter un point de vue plus critique.
93 Philippe, Julien et Cynthia ont en commun d’avoir su utiliser tous les critères pour
introduire avec pertinence d’autres éléments qui assuraient une fonction dans le texte.
Alexis et Jérôme ont en commun de n’avoir su utiliser que quelques critères. Cynthia et
Jérôme ont en commun d’avoir réparti sur les nombreuses versions successives le
traitement des problèmes avec les critères qu’ils ont su utiliser. Selon des cheminements
singuliers, tous ont amélioré leur texte avec plus ou moins d’ampleur. Il est sans doute
préférable de savoir combiner l’utilisation de plusieurs critères sur une seule version et je
considère que c’est sûrement un indice du développement de la compétence de passer
d’une utilisation étalée des critères à une utilisation combinée des critères. Cependant, il
convient de constater que si certains élèves acquièrent très tôt dans le projet, un
discernement ajusté des composantes du texte et des opérations à articuler dans
l’écriture sur une même version, d’autres élèves découvrent progressivement ces
composantes et ces opérations en reprenant tout ou partie de leur texte plusieurs fois.
Est-il possible de faire l’économie de ce chemin-là pour ces élèves si l’on veut bien se
rappeler que l’une des intentions didactiques majeures était de responsabiliser l’élève
dans la réalisation de son projet narratif, c’est-à-dire d’apprendre, en interaction avec
d’autres élèves, à forger son autonomie de décision à tous niveaux du processus
d’écriture ? Il s’agit là d’un des faits les plus significatifs de l’hétérogénéité observés dans
ce module. Il sera précisé après la présentation des vingt-trois parcours de réécriture.

4. Analyse des parcours de réécriture des 23 élèves


94 La distinction effectuée entre le traitement combiné et le traitement étalé des problèmes
désignés par les « conseils pour écrire » constitue un des éléments qui a permis de
catégoriser les parcours des 23 élèves. Les versions finales proposent des textes plus
longs, mieux structurés globalement et localement que les premiers jets (moyennes du
nombre de mots : 327 et 493). Cent trente-neuf versions ont été rédigées dont 40 versions
partielles. Le nombre moyen de versions est de 6,6 dont 1,9 versions partielles. Quinze
élèves sur vingt et un ont eu recours aux versions partielles. L’analyse de ces versions
partielles conduit à relever les spécificités suivantes :
• 13 concernent les situations initiales par l’ajout de micro-séquences descriptives, l’ajout ou
la suppression d’un personnage, l’explicitation des mobiles d’un personnage, l’ajout ou la
suppression de répliques ;
• 2 concernent la réécriture de la situation initiale enchaînée avec celle de l’événement
déclencheur ;
• 3 concernent la réécriture de la situation finale ;
• 2 reprennent la phase de résolution du conflit ;
• 3 constituent la réécriture de scènes de combat (expansion ou clarification) et 2 autres, la
confection de pièges destinés à l’adversaire ;
• de nombreuses versions partielles assez longues (moitié ou deux tiers du texte) ont permis
l’ajout ou la suppression de répliques, le remaniement de la chaîne anaphorique d’un
personnage, le remplacement du verbe « dire » par des synonymes, la ponctuation
conventionnelle des dialogues, l’orthographe, la segmentation conventionnelle des phrases.
35

95 Ces constats permettent de confirmer que les élèves ont opéré de nombreuses relectures
en cours d’écriture privilégiant divers aspects du texte et que réécrire, ne fut pas
nécessairement tout réécrire.
96 Pour rendre lisible la communication du cheminement de chaque élève, la présentation a
été organisée à partir de trois entrées suggérées par les remarques précédentes : la
clarification des enjeux, l’expansion narrative et la reprise au gré des réécritures d’une
même histoire ou de plusieurs histoires différentes. La clarification des enjeux concerne
essentiellement les motivations trop implicitées des personnages qui gênent la
compréhension du récit. Par expansion narrative, on peut entendre les scènes remaniées,
expansées de micro-séquences descriptives ou dialoguées et aussi la création de nouvelles
scènes, la transformation de sommaires en scènes, l’apparition de nouveaux personnages.
Dix-sept élèves ont gardé la même histoire (cinq catégories) au fil des versions et quatre
ont changé d’histoire (trois catégories).
• Même histoire de la première à la dernière version
97 1 – Enjeux très peu clarifiés, pas d’expansion narrative, traitement des contraintes de bas
niveau essentiellement.
P. (4) (II/2 →II/2) ; S. (9/5) (II/2 →II/2) ; X. (3) (II/2 →II/2).
98 Les chiffres, parenthèses et flèches signifient ceci, pour S., par exemple : S. a rédigé neuf
versions dont cinq partielles. Le premier jet se situait dans la catégorie II de l’univers
fictionnel et dans la configuration 2 de la trame narrative (cf. explication des catégories
de trame et d’univers fictionnel présentés lors de la troisième étape du projet). Idem pour
la dernière version (II/2).
99 2 – Enjeux peu clarifiés, expansion narrative.
J.P. (9/5) (II/2 →II/2).
100 3 – Enjeux clarifiés, remaniement de scènes, pas d’expansion narrative.
A.(9/2) (II/3 →II/3) ; N. (4) (II/3 →II/3).
101 4 – Enjeux clarifiés, expansion narrative.
102 a) –Expansion combinée dès TV2 (deuxième jet de la même histoire).
J. (3/1) (III/3 →III/3) ; J. (2) (III/3 →III/3).
103 b) – Expansion étalée au fil des versions depuis TV2.
D. (8/1) (III/2 →III/3) ; C. (3) (II/2 →II/2)
Cy. (9/3) (III/2 →III/3) ; Sy. (9/4) (III/2 →II/2).
104 c) – Expansion étalée à partir de TVn.
An., TV6, (10/2) (II/2 →III/2); Ni., TV6, (11/5) (II/2 →II/2)
105 5. – Enjeux clarifiés, expansion puis recentrage.
J.V. (7/1) (III/2 →III/3) ; Au. (7/2) (II/2 →II/3) ; AI. (5/2) (II/1 →III/3).
106 Pour comprendre ce type de parcours, prenons l’exemple de celui de J.V. Les versions 2, 3
et 4 clarifient l’histoire du premier jet qui comportait trop d’implicites. La version 5
constitue une tentative de complexification très foisonnante que la version partielle
suivante semble à nouveau réduire. La version 7 allège le récit de la version 5 avec le
traitement des erreurs d’orthographe et de la ponctuation.
• Histoires différentes – T1 puis T2
107 1 – Expansion combinée.
P.D. (3) (1/1 →III/3).
36

108 2 – Expansion étalée.


M. (7/1) (II/3 →II/3).
• Histoires différentes – T1 puis T2 puis T3
C. (6/1) (1/1 →III/3) ; G. (11/3) (II/1 →III/3).
109 Tous les élèves de la classe ont écrit, réécrit, amélioré leur texte sur les critères textuels
spécifiques du conte hormis les trois premiers élèves cités (cf. 1 – Enjeux très peu
clarifiés, pas d’expansion narrative, traitement des contraintes de bas niveau
essentiellement). L’évolution des réécritures s’est apparentée à l’évolution de
l’élaboration des critères : d’abord centrée sur les problèmes discursifs et textuels (rôles
fonctionnels des personnages, péripéties pour la « complication » du problème, le
positionnement et l’expansion des situations initiale et finale…), puis sur le marquage
textuel des dialogues, la morphologie verbale et l’orthographe. La ponctuation de la
phrase et l’orthographe ont été abordés en dernier par nombre d’élèves, notamment par
ceux qui étaient particulièrement démunis sur ces plans. Ces élèves ont pu s’investir dans
la construction narrative sans se focaliser ou se bloquer constamment sur les problèmes
d’orthographe.
110 Grâce à leurs nombreuses discussions, les élèves se sont construits un ensemble de
repères pour écrire et réfléchir sur leurs écrits. Ces critères/repères ont orienté leur
questionnement en hiérarchisant les problèmes à identifier et à traiter d’une manière
non dogmatique. Par le jeu des reformulations et des recadrages successifs ces critères
ont médiatisé le rapport individuel à l’activité d’écriture. Ces critères constituent
simultanément aussi les (nouveaux ?) savoirs communs que les élèves ont pu se
constituer sur l’action et pour l’action au fil des 78 situations articulées (cf. voies 1, 2 et 3
du développement de la compétence). Le groupe s’est donc progressivement constitué
comme une instance de production (concevoir et réaliser le recueil de contes) et une
communauté de chercheurs (partager sur des problèmes communs et construire des
propositions de réponses à transposer dans le texte).
111 Mais les références communes ont été construites et ont été investies au gré de parcours
très différents de par le nombre de versions, le volume d’écrit, l’utilisation combinée ou
étalée des critères, la capacité à gérer la tension sur le traitement des dimensions
textuelles et linguistiques. Les représentations de la tâche devenaient tendanciellement
plus précises à mesure que les critères se reformulaient. Cela provoquait de nouvelles
initiatives de transformation de la part des élèves.
112 Réécrire cinq, six fois… et plus, est-ce bien raisonnable ? Voilà une proposition qui est de
nature à effrayer nombre d’enseignants. « Réussir à impliquer les élèves dans l’écriture
(premier jet) et dans la reprise de cet écrit, c’est déjà très appréciable mais les motiver
pour des réécritures renouvelées, c’est autre chose ! Et puis réécrire autant, cela doit être
lassant, voire profondément décourageant pour les enfants ». Ces propos reviennent
assez fréquemment quand on évoque les enjeux et les modalités de la réécriture en
formation d’enseignants. Ce qui est souvent peu interrogé par ces personnes évoquant le
manque d’implication des élèves pour la réécriture, c’est le contexte de production qu’il
proposent aux élèves. Non pas le contexte de communication (but et enjeu de l’écrit,
destinataire…) mais tous les éléments du contexte de production des écrits, c’est-à-dire
les conditions concrètes offertes aux élèves pour lire-écrire, réécrire : le temps dégagé, la
fréquence des séances d’écriture, les propositions d’accompagnement, la dynamique du
groupe, les temps d’échange et de réflexion portant sur les procédures d’écriture et pas
seulement sur le texte, l’intérêt que l’enseignant porte lui-même à l’activité, etc. La
37

volonté de décrire le dispositif au fil de l’article répond au souci de prendre en compte


l’analyse du contexte de production pour analyser les comportements des élèves et pour
tenter de comprendre comment s’est construite la motivation.
113 Reprendre le texte plusieurs fois, ce n’est certainement pas économique en temps ni en
énergie pour l’enfant dans la mesure où la réécriture n’a jamais été une recopie du texte.
Alors pourquoi ne pas réécrire en ne reprenant que tel ou tel passage du texte ? Nous
avons vu que cette option avait été prise par quinze élèves mais qu’elle restait minoritaire
comparée à l’ensemble des réécritures qui s’opéraient le plus souvent sur la totalité du
texte. En « imposant » une telle option, surtout aux premiers moments de réécriture,
l’enseignant aurait sans doute amené les élèves à remanier de façon trop
décontextualisée une partie du texte dans la relative méconnaissance des changements
qui affectent les autres composantes du texte. En choisissant de réécrire comme ils l’ont
fait, les élèves avaient-ils l’intuition que les modifications locales pouvaient avoir des
retentissements sur la cohérence globale ?
114 Il s’avère très difficile pour l’élève de décider que tel ou tel passage doit relever d’une
transformation. Durant l’opération de révision, le passage à transformer ou le problème à
résoudre ne se distingue pas comme un en-soi, comme un fusible apparent qu’il suffirait
de remplacer. Au contraire, le passage à transformer n’est pas clairement délimité et le
problème à résoudre est, au départ plutôt mal défini et souvent imbriqué à d’autres
aspects du fonctionnement du texte. D’autre part la détection d’un réel
dysfonctionnement ne rend pas automatique sa résolution. En outre, entre l’intention
d’une transformation et sa réalisation, la prise de conscience de l’ampleur du problème
peut amener l’élève à hésiter ou à renoncer. L’écriture doit sans doute lui apparaître
comme un tout. En écrivant, il doit apprendre à la fois à se désengluer d’une vision
confusément globalisante du texte et des opérations et à se départir d’une perception
hypostasiée d’une élément qu’il ne sait pas mettre en perspective avec les enjeux
discursifs inhérents au projet. Pour ces raisons, on peut comprendre que les élèves
éprouvent bien des difficultés à se départir d’une certaine proximité avec tout le texte.
Certains élèves construisent la conscience du texte dans son organisation globale en lien
avec ses composantes articulées et peuvent sans doute plus facilement planifier, même
mentalement, en ayant moins besoin de réviser/réécrire pour ajuster le texte en train de
s’écrire au projet visé (Brassart, 1991). D’autres élèves découvrent en cours de réécriture
les vertus de la planification.
115 En l’occurrence, Philippe et Alexis ont découvert durant leur parcours de réécriture les
intérêts de la planification qu’ils n’avaient pas investis avant le premier jet. Il s’agit bien
d’une prise de conscience émergeant de l’analyse de l’activité rédactionnelle plutôt que
d’une acquisition de savoirs sur le mode déclaratif extérieur à l’activité elle-même.
Philippe et Alexis se sont plongés immédiatement dans l’activité d’écriture le 25 octobre.
Philippe disait n’avoir pas d’idées avant de commencer à écrire et pour Alexis, au début, on
ne savait pas ce qu’il y avait… on écrivait comme ça vite, vite… on ne savait pas… on inventait tout
alors c’est ça moi j’ai inventé un riche et un pauvre… j’avais pas encore inventé la boule et tout ça.
Et pourtant, avec les autres élèves de la classe, ils avaient élaboré des outils (trame,
personnages) qu’ils ont même investi la veille de la rédaction du premier jet pour penser
à leur histoire. On peut se demander si l’émotion émanant de la création pas à pas ne
serait pas un obstacle au processus de planification pour certains élèves. Au moment
d’engager la réécriture et donc de changer d’histoire (le 10 novembre), Philippe a évolué
sur l’intérêt de la planification :
38

« - Qu’est ce que tu donnerais comme conseil à quelqu’un qui voudrait écrire un


conte ?
Qu’il réfléchisse d’abord à plusieurs problèmes et qu’il en choisisse un seul avant de
commencer et qu’il essaye de trouver quelques idées.
- Quelques idées ?
- Comme moi, quand j’avais fini, j’ai réfléchi et j’ai réécrit. J’ai cherché quelques
idées, c’est là que m’est venue l’idée des souris. »
116 Alexis a également évolué, un peu plus tard avant de commencer la cinquième version (1
er décembre), voici ce qu’il répond à la même question :

« - Si vous avez huit ou neuf ans, il faut avoir des aides. Par exemple, la ligne du
conte… d’abord trouver l’ambiance, quelques personnages, présenter le problème…
après on doit essayer de résoudre le problème… pour faire un conte il faut trouver
la fin du conte
- Tu penses qu’il faut d’abord connaître la fin du conte ?
- Ca aide oui. »
117 De fait, l’élan créatif de la première version a sans doute dépassé les éventuels calculs
anticipateurs de la construction du récit. Il s’avère alors que l’enseignement de la
planification ne peut reposer uniquement sur le souci de la construction d’une esquisse
de plan préalable même avec l’appui des outils. L’analyse des contraintes rencontrées en
conséquence de l’absence de planification et notamment celle de l’effort coûteux de
révision permet l’évolution des représentations. Chacun doit faire son chemin. Ainsi,
Alexis aurait-il compris et adopté les propositions de Philippe le 10 novembre alors que
lui-même ne faisait le même constat que 20 jours plus tard ? Cynthia qui n’a jamais
changé de structure narrative disait avoir pensé avant le premier jet à connaître la fin du
conte avant de commencer. Amener les élèves à échanger de telles propositions sur les
procédures d’écriture en situations différées (bilans réguliers) et en études dirigées est
une dimension constitutive de l’enseignement des compétences. Au cours du dernier
entretien, Philippe a repris l’idée d’une conception anticipée mais en y associant l’idée
qui consiste à trouver en avançant.
118 Ces enfants se sont investis dans une action finalisée par un projet collectif dont
l’aboutissement supposait l’apport de chaque production individuelle. Chacun s’est
orienté dans son activité en repartant de là où il se trouvait à l’issue du premier jet, en
avançant comme il l’a pu, accompagné/accompagnant (par) les autres élèves et le maître
dans le déploiement de son questionnement et dans sa recherche tâtonnante des outils
adaptés au traitement des problèmes qu’il a appris progressivement à identifier. Le fait
est que c’est l’élève qui (apprend à) auto-régule (r) son activité à partir des divers apports
qu’il peut solliciter. Le dispositif, avec les 22 h 30 consacrées aux situations
fonctionnelles, était conçu pour favoriser ces processus d’autorégulation. L’action de
chaque élève est orientée par le but, la représentation du résultat final à atteindre qui en
régule le déroulement. L’achèvement de cette action apparaît comme une rencontre entre
deux objets de nature différente. L’un est la représentation du but à atteindre et l’autre le
résultat en train de s’obtenir, tout à fait concret lui (le énième état du texte). Mais comme
la représentation du but se modifie par le fait même que l’action s’exerce et également
sous l’impulsion des critères reformulés, comment l’élève peut-il gérer ces
modifications ?
119 Un autre élément permet d’appréhender l’hétérogénéité des parcours des élèves. Gérard
Malglaive (1984, 103) distingue le niveau d’aspiration et le niveau d’exigence :
« Le niveau d’aspiration correspond à un investissement portant sur l’objet à
atteindre, alors que le niveau ou degré d’exigence porte sur l’objet obtenu. Au
39

dynamisme des deux objets en cause dans l’action, correspond donc un dynamisme
énergétique, tantôt réglé sur l’objet à obtenir et pouvant par exemple conduire à
remettre cent fois le métier sur l’ouvrage, tantôt réglé sur l’objet pouvant amener à
privilégier le fait d’avoir obtenu un résultat sur le résultat qu’on aurait pu
obtenir. »
120 La façon dont l’élève intériorise et manifeste cette tension entre exigence et aspiration,
constitutive de son rapport à l’écriture s’est exprimée dans l’espace d’initiative que
constituait les situations fonctionnelles. Ne pas prendre en compte cette dimension, c’est
peut-être s’exposer au risque d’être pris en flagrant délit de légèreté par ces élèves-
auteurs qui s’investissent sans tricher, sans faire semblant, dans le projet et dans une
activité qui requiert par moments toute leur vitalité.

CONCLUSION
121 Le contexte de production et d’apprentissage du projet, structuré par le processus
d’alternance des trois types de situations a pu constituer un environnement favorable
pour le déploiement de compétences et de représentations de l’activité d’écriture qui se
situent à distance de représentations suscitées par la tradition scolaire centrée sur les
sous-disciplines du français (orthographe/grammaire/conjugaison). En somme,
construire des compétences et enseigner à les construire renvoie à une conception de
l’apprentissage et de l’enseignement qui pourrait être énoncé ainsi avec Gérard Malglaive
(1988, 60) :
« Apprendre que ce soit à la faveur de l’expérience où à la faveur d’un
enseignement réglé consiste en un cycle récursif fait de deux moments articulés : le
moment du faire où le savoir s’investit dans les activités, le moment du savoir où ce
qui est déjà connu dans la pratique se réélabore à un niveau supérieur de
formalisation. Enseigner, c’est conduire les élèves sur le chemin de ce cycle récursif,
ce qui suppose que le savoir proposé soit susceptible de s’investir dans l’action ; que
les connaissances tirées de l’action soient le point de départ de nouvelles
acquisitions pour l’élaboration desquelles ceux qui apprennent doivent mobiliser et
repenser ce qu’ils savent déjà. »
122 Associées aux moments d’activité individuelle, les multiples situations d’interactions dans
les trois types de situations en alternance ont-elles permis la mise à distance et le
dépassement d’images-écrans et de représentations-obstacles du texte et de l’écriture ?
123 Nombre de représentations de l’écriture, décrites par Yves Reuter (1996, 96-98 et 71-74) et
Maurice Mas (1994,74) par exemple, peuvent constituer des obstacles ou générer des
tensions de nature à contrarier très fort voire empêcher l’activité d’écriture. Certaines
d’entre elles me semble avoir été particulièrement sollicitées et interrogées durant ce
module de travail en projet.
• L’écrit a t-il pu apparaître plus clairement comme le résultat d’un processus de travail de
reprise d’un matériau langagier (première version) en fonction du sens élaboré (mobiles
conscientisés, buts progressivement définis), plutôt que comme la traduction d’une pensée
préexistante ?
• Le « savoir-écrire », plutôt que d’être apparenté à une somme d’apprentissages linguistiques
programmés par l’enseignant pour être « réinvestis » dans l’activité d’écriture, a-t-il pu être
perçu comme la mise en relation d’opérations et de savoirs autant découverts dans l’analyse
de l’écrit et de l’activité d’écriture qu’« enseignés » en dehors de celle-ci ?
40

• Une représentation éventuelle de l’écriture envisagée comme un don qui ne s’apprend pas
réellement et répond à une inspiration a-t-elle évoluée vers une représentation de l’écriture
intégrant la prise en compte de l’effet à produire sur le destinataire (faire rêver le lecteur, le
« faire s’évader ») et nécessitant une construction textuelle, par approximations et
recadrages successifs ?
• La relecture du texte produit par l’élève a-t-elle été finalement envisagée comme une
opération récurrente sur divers aspects du texte dans la prise en compte des enjeux
discursifs ?
• Les lectures des textes de référence ont-elles été aussi perçues en réponse à des enjeux
conscientisés par les élèves (construire un outil de planification, résoudre un problème
d’écriture…) ?
124 Les réponses à ces questions n’appartiennent pas seulement à l’enseignant s’efforçant
d’évaluer les savoirs appropriés par chaque élève ou aux parents désireux d’obtenir des
repères sur le travail de leur enfants. Enseigner des compétences, cela revient aussi à
amener les élèves à reconnaître eux-mêmes les savoirs qu’ils se sont construits au cours
du cheminement. Pour être plus précis, trois dimensions peuvent être associées à la
construction et à la valorisation des compétences :
• savoir mettre en relation l’identification de problèmes et l’utilisation d’outils appropriés à
leur résolution ;
• savoir identifier ses ressources investies dans l’activité ;
• savoir identifier et valoriser les savoirs construits durant le projet.
125 Ces trois dimensions qui constituent autant de registres d’hétérogénéité, ont été
délibérément observées au cours des situations fonctionnelles. Car ce sont durant les
situations fonctionnelles que les savoirs s’investissent, les procédures se découvrent, les
outils critériés s’expérimentent comme des « conscientiseurs » plutôt que comme des
outils techniques à caractère injonctif voire normatif et que s’exerce l’apprentissage du
« savoir mobiliser et combiner » intrinsèque au développement de la compétence. Pour
aider les enfants à se situer sur les trois dimensions, les bilans et le temps d’auto-
évaluation de fin de projet eurent un rôle prépondérant.
126 Les bilans réguliers réalisés lors des deux dernières périodes notamment avaient pour but
d’inviter chacun à se situer en désignant les sous-tâches réalisées et à réaliser, en
s’efforçant d’expliciter sa position, en écoutant les autres en faire autant. Le temps
d’auto-évaluation de fin de projet, dans l’esprit de l’évaluation par port-folio (Allai, 2000)
a consisté à rédiger pour chaque élève son point de vue sur les apprentissages effectués
au regard de tous les critères élaborés ensemble.
127 Au fil de leurs parcours diversifiés, à partir de savoirs « déjà là » hétérogènes, les élèves se
sont construits de nouveaux savoirs conceptuels et opératoires différents. On peut ainsi
en relever quelques uns :
• parvenir à mieux organiser son récit en articulant de nouveaux épisodes à la structure déjà
élaborée qui se trouve ainsi complexifiée tout en développant sa cohérence (Philippe,
version 3) ;
• parvenir à mieux organiser son récit en réduisant le nombre de personnages et d’épisodes
(Alexis, version 5) ;
• s’investir dans la mobilisation et la manipulation des éléments fictionnels sans se laisser
inhiber par les contraintes syntaxiques et orthographiques provisoirement non traitées
(Alexis, version 2) ;
41

• réussir à passer d’une utilisation « étalée » à une utilisation « combinée » des critères pour le
traitement conjoint des problèmes textuels et linguistiques (Alexis, version 5) ;
• découvrir les limites d’une planification pas à pas et les coûts de révision qu’elle entraîne
(Alexis, version 5 et Philippe, version 2) ;
• associer les intérêts d’une planification de l’ensemble du texte aux intérêts d’une
planification pas à pas (Philippe) ;
• expliciter les procédures permettant d’aider un pair à prendre des décisions de
transformation du texte (Cynthia) ;
• prendre confiance en soi au fil des réécritures en parvenant à oser des transformations
(Jérôme).
128 La prise en compte de l’hétérogénéité dans une démarche de travail par projet qui a été
décrite suppose d’accepter de partir des savoirs et des savoir-faire déjà là tels qu’ils
apparaissent dans le premier jet au regard de l’enseignant et au regard des élèves qui
apprennent progressivement à les identifier. Cela suppose aussi d’apprécier le chemin
parcouru en tenant compte du point de départ. Chacun a cheminé en participant aux
échanges pour se constituer des repères communs et en sollicitant des échanges pour
transformer son texte, notamment à partir des éléments pointés dans/par le groupe. Cela
a abouti à des parcours très différents qui ont exigé des prises de conscience mais qui ont
aussi permis de « muscler » sa confiance en soi. Le développement de la confiance en soi
comme un savoir-faire (Bruner, 1983) est un élément constitutif de la construction de la
compétence. Ce fut un des indices d’hétérogénéité et il a été retenu comme un des
éléments de progrès observés.

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95-104.

NOTES
1. Toutes les versions successives de Philippe et Alexis sont reprises et analysées dans Ruellan,
2002.

AUTEUR
FRANCIS RUELLAN
CFP Lille Equipe Théodile (E.A. 1764).
Francis Ruellan est né en 1956. Après avoir été instituteur, il est devenu formateur dans les CFP
de Lille et de Paris où il a assumé diverses responsabilités, notamment en matière de recherche.
Outre sa thèse, soutenue en janvier 2000 à l’Université Charles-de-Gaulle-Lillle 3 : Un mode de
travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’écriture au cycle 3 de l’école primaire, il a publié
une dizaine d’articles. Il s’est éteint en janvier 2003.
43

Évolution du rapport au texte et à


l’écriture dans une démarche de
travail en projet
Francis Ruellan

INTRODUCTION
1 C’est dans le contexte d’un module de travail en projet que nous situons l’étude de
l’évolution du rapport au texte et à l’écriture. Il s’agit de la classe de CM1 de Bruno
Cauchy (23 élèves, 8 filles et 15 garçons), instituteur depuis 15 ans dans l’école du Sacré
Coeur, située dans le quartier populaire de Fives à Lille. Les élèves et l’enseignant se sont
impliqués dans la rédaction d’un recueil de contes merveilleux durant huit semaines (du
8 octobre au 16 décembre). Les deux principes fondamentaux de l’organisation didactique
mise au point par l’enseignant étaient articulés. Il s’agissait de favoriser le déploiement
des parcours progressivement plus autonomes de création du conte et de permettre à
chaque élève de s’appuyer sur les élucidations construites par le groupe, sous forme de
critères, en confrontant les analyses des pratiques de lecteurs et de scripteurs. Ceci
supposait d’accorder un temps conséquent pour l’exploration et les tâtonnements
individuels centrés sur la transformation du texte et, aussi, d’accorder un temps
conséquent pour les discussions visant la confrontation des points de vue sur les
caractéristiques du genre, les problèmes rencontrés et les procédures d’écriture
esquissées.
2 Ces deux principes ont donc fondamentalement structuré l’enchaînement des activités du
projet en accordant une fonction médiatrice essentielle à la notion de critère. Les critères
qui ont émergé des discussions avaient pour fonction d’être des « balises d’orientation ».
Les critères ne sont pas de simples outils techniques mais de véritables outils
psychologiques dont le rôle est structurant dans le contrôle de l’activité d’écriture. La
théorie vygostkienne du développement, notamment du point de vue de la médiation
instrumentale, permet d’interpréter la fonction des critères à partir de l’analogie
proposée entre les outils et les signes. L’activité cognitive est médiatisée, non par l’outil
44

matériel qui agit sur la nature, mais par les (systèmes de) signes ou instruments
psychologiques qui sont orientés vers le contrôle du comportement du sujet et sur celui
des autres en contribuant à transformer les capacités internes. Michel Deleau (1989, 33) a
bien montré la fonction médiatrice du signe. Il sert à agir sur et avec les autres et il sert à
agir sur soi-même en transformant son utilisateur. Créé et utilisé dans un but social, la
fonction du signe se manifeste sur deux plans :
• les signes (ici, les critères) sont façonnés par et pour les besoins de l’action collective en
rendant possible le partage d’objectifs, la coordination et une mise en convergence de
l’activité par les membres d’une communauté, d’un collectif (fonction indicative du signe au
plan socio-historique) ;
• à travers l’interaction sociale, les signes (les critères) constituent, simultanément, un moyen
de s’influencer soi-même en devenant capable de les appliquer à sa propre conduite. La prise
en charge de la régulation consciente de celle-ci s’opère par l’élaboration d’un réseau
personnel de significations (fonction significative du signe au plan de l’histoire individuelle).
3 L’étude de l’évolution du rapport au texte et à l’écriture ne pourra donc guère être
étudiée indépendamment de l’étude du contexte didactique de production et
d’apprentissage et, en l’occurrence, de l’activité collective d’énonciation de critères à
partir de laquelle se sont déployés les parcours d’écriture. Nous pensons, en effet, avec
Michel Brossard (1992,197) que l’objet de la recherche sur le développement cognitif est
« le couple indissociable « sujet-contexte » et non pas des états mentaux encapsulés dans
la tête du sujet […], cette approche part d’une affirmation résolument relativiste selon
laquelle le sujet humain est toujours situé : ses conduites ne sont interprétables que
comme des réponses à ces contextes signifiants et dépendants de l’interprétation qu’il fait
de ces différents contextes. ». En outre, ce que vise le dispositif, ce n’est pas tant la
réalisation de la tâche complexe (rédiger un conte merveilleux) que la construction de la
compétence d’écriture. Parvenir à réaliser la tâche n’est pas seulement ce qui importe ici,
il s’agit aussi, par là, de devenir plus compétent. En nous appuyant sur les propositions de
Gillet (1991, 38) et Le Boterf (1994,150) et sur celles de Dabène (1987, 38) et Reuter (1996,
66), nous pensons que devenir compétent consiste à savoir agir en mobilisant et en combinant
des composantes hétérogènes (investissements, représentations, savoirs, opérations) qui,
à l’intérieur d’une famille de situations, permettent la réalisation de tâches complexes,
notamment par l’identification de problèmes et l’utilisation d’outils appropriés à leur
résolution (Ruellan, 1999, 56). L’axe d’intégration et de combinaison des savoirs est sans
doute très dépendant des types de problèmes détectés et résolus par les élèves.
4 C’est donc à l’apprentissage de cette combinatoire (mobiliser et combiner des
composantes hétérogènes) inhérente à la construction de la compétence qu’a été sensible
l’enseignant durant les huit semaines du projet afin de fonder ses choix pour les multiples
régulations à opérer. En conséquence, l’hypothèse qui guidera la construction de cet
article est la suivante. Le dispositif mis en oeuvre vise à favoriser l’évolution du rapport
au texte et à l’écriture qui paraît nécessaire à toute démarche de réécriture et à la
construction de la compétence. Le rapport au savoir est, pour le sujet, constitutif d’un
rapport au monde comme ensemble de significations partagées mais aussi comme espace
d’activité inscrit dans le temps (Chariot, 1997, 90). Or, précisément le projet a été conçu
comme un espace d’interactions amenant les élèves à se responsabiliser comme
« entrepreneurs » pour réaliser le recueil de contes et à se responsabiliser comme
« chercheurs » (Aumont et Mesnier, 1992,113) soucieux d’élucider les problèmes formulés
et d’expliciter les procédures efficientes. Le projet s’avère à la fois une mission à
45

accomplir et un espace potentiel de recherches. Le groupe d’élèves s’est constitué


progressivement comme « instance de production » et comme « communauté de
recherche ».
5 Si c’est bien par ce jeu de multiples interactions que l’élève peut devenir plus compétent,
en passant peu à peu d’une pratique conjointe des régulations à leur mise en oeuvre
autonome en situation de production (Ruellan, 2001), alors le travail de l’enseignant ne
peut plus guère s’inscrire dans le seul rapport au texte de l’élève. On peut en effet penser
que, en huit semaines de projet, pour les élèves, leur manière de se penser et de se
reconnaître comme « acteurs » (entrepreneurs/chercheurs) d’un collectif particulier a pu
être modifiée. La mutation des rôles des élèves et de l’enseignant peut sans doute se
traduire par ce changement de perspective. Ce serait plutôt dans la perspective de
l’évolution du rapport des élèves au texte, à l’écriture, aux outils élaborés/utilisés, aux pairs,
au dispositif et à eux-mêmes comme sujets écrivants que les élèves peuvent être
accompagnés.
6 Avant d’éprouver l’hypothèse par l’étude des textes d’élèves, le contexte didactique sera
d’abord brièvement présenté de deux façons. Les six étapes successives du projet
permettront de mieux resituer les parcours d’écriture qui seront analysés. Les trois types
de situations articulées donneront à voir comment le dispositif se propose d’ancrer le
questionnement de l’élève dans la complexité de sa propre activité finalisée en articulant
une pratique régulière de l’écrit à une analyse « spontanée » de l’activité au cours d’échanges
collectifs réguliers, elle même articulée à une analyse plus construite et formalisée des
problèmes d’écriture sous la tutelle de l’enseignant.
7 Mais c’est essentiellement sur l’étude des réécritures et des entretiens de deux élèves que
sera éprouvée l’hypothèse. Si l’analyse a été conduite avec les productions de tous les
élèves de la classe (Ruellan, 1999), les contraintes inhérentes au cadre de cet article ont
conduit à privilégier la restitution du parcours de deux élèves. Comme on le verra,
Philippe et Alexis ont un usage très différent du « savoir mobiliser et combiner ». Philippe
dispose d’un certain nombre de « savoirs déjà là » qu’il peut d’emblée utiliser. Alexis
aurait plutôt à se défaire d’images négatives de lui-même que ne manque pas
habituellement de générer une très mauvaise gestion des phénomènes phonographiques
et orthographiques. L’enjeu serait de montrer que pour ces deux élèves, le dispositif mis
en place a eu des effets positifs attestables.
8 Pour mettre en évidence les aspects significatifs de l’évolution de Philippe et Alexis, nous
proposerons de reprendre l’intégralité des versions successives rédigées par chacun
d’entre eux. L’analyse de leurs réécritures sera opérée en relation avec le double
mouvement d’élaboration collective et d’appropriation individuelle des critères portant
sur le conte et sur les opérations inhérentes à l’écriture. Les quatre entretiens réalisés
avec chacun d’entre eux apporteront des informations complémentaires précieuses dans
la mesure où elles témoigneront du propre regard de ces deux élèves sur leur parcours et
sur la manière dont ils se sont engagés ou disent s’être engagés dans le processus
d’autorégulation c’est à dire dans l’intériorisation progressive du contrôle de l’activité
langagière.
46

1. Présentation du contexte didactique de production


et d’apprentissage
9 La présentation du contexte va donc s’opérer en deux temps. Les périodes successives du
projet seront d’abord présentées. Ensuite, les fonctions des trois types de situations
articulées qui ont traversé chaque période seront exposées.

A. Les périodes successives du projet

10 Les moments clés de l’activité collective d’énonciation de critères et de l’évolution du


rapport au texte et à l’écriture de Philippe et Alexis ne pourront sans doute se
comprendre que s’ils sont replacés dans le continuum des périodes successives du projet.
Ce découpage du projet en périodes résulte d’un compromis entre la volonté de
restitution du divers, vécu au jour le jour par les élèves, et une formalisation inhérente à
la communication de ce projet. Si certaines décisions étaient déjà prises par l’enseignant
(lectures individuelles quotidiennes et ébauche de grille de critère pendant deux
semaines avant la rédaction de la première version du texte, réécritures conjointes des
textes et des grilles de critères, propositions de structuration, etc.), en revanche le temps
consacré à ces activités, le moment et la manière précise de les aborder et de les
prolonger éventuellement ne se décidaient que chemin faisant, en fonction des réactions
et des propositions des élèves.

1. Lancement du projet

11 – contextualiser le projet d’écriture (8 au 13 octobre).


12 C’est la période la plus informelle qui s’est effectuée à partir de discussions quotidiennes
(20 minutes environ) pour entrer dans l’idée du projet et en esquisser les paramètres de
communication (échéance pour les vacances de Noël, écriture individuelle, lire des contes
quotidiennement, constitution d’une bibliothèque de contes).
13 – premiers repères pour l’écriture du premier jet (14 au 21 octobre).
14 En s’appuyant essentiellement sur les lectures de contes qui se sont poursuivies durant
tout le projet, les échanges spontanés et analyses plus structurées se sont
progressivement centrées sur l’examen des caractéristiques de l’écrit. Des premiers outils
ont été esquissés sur la structure du conte et les catégories de personnages.
• 6 S.F. ou situations fonctionnelles (3h10) ; 2 S.D. ou situations différées (1h30) ; 4 S. St. ou
situations de structuration (3h20).
• 6 états provisoires d’outils co-élaborés.

2. Rédaction de la première version du conte (24-25 octobre)

15 Avant d’écrire, les élèves ont pu pendant 45 minutes, le 24 octobre, se configurer


mentalement et par écrit (liste, schéma, dessin, tableau) les choix des personnages et des
événements du conte, en utilisant ou non les outils réalisés précédemment. Rédaction, le
25 octobre pour tous les élèves en même temps. Durant les périodes ultérieures, ils
47

pourront décider de manière plus autonome de l’opportunité des temps d’échanges ou


d’écriture individuelle.
• S.F. (2h); 1 S.D. (15mn); 1S. St. (30mn).
• outil co-élaboré.

3. De l’apprentissage de la révision à la première réécriture (7 au 10 novembre)

16 Pour se distancier du premier jet et apprendre à repérer les réussites et


dysfonctionnements du texte, les échanges en trinômes, les discussions en grand groupe
(relevé des dysfonctionnements, bilan des échanges en trinômes) et les temps de
questionnement individuel ont alterné. A l’issue de ces trois jours, chacun devait décider
des transformations à opérer sur son texte en le reprenant partiellement ou totalement.
• 6 S.F. (2h15) ; 5 S.D. (1h30) 3 S. St. (1h40).
• 1 outil co-élaboré.

4. Rédaction des deuxième et troisième versions conjointement à la co-élaboration


de critères (14-22 novembre)

17 Durant six jours effectifs de classe, les élèves se sont attelés à deux tâches
interdépendantes. Une tâche à dominante individuelle a consisté à rédiger la seconde
version pour tous et la troisième version (à son début) pour quelques-uns. Il y eut
également l’explicitation en collectif des constats de dysfonctionnements, relevés le 8
novembre lors de la période précédente, à transformer en conseils pour réécrire. Le
mouvement oscillant entre l’écriture individuelle et les tentatives de discernement en
collectif au gré des trois types de situations est inhérent à l’alternance interactive.
• 5 S.F. (3h20) ; 5 S.D. (2h50) ; 4 S. St. (2h20).

5. De la co-élaboration des critères à leur appropriation individuelle (24 novembre-3


décembre)

18 La succession d’outils produits lors de la période précédente a conduit à un


reconditionnement plus coordonné et lisible des conseils pour écrire en trois fiches-
outils. Cette avant-dernière période amorce un désétayage progressif censé conduire à un
pilotage plus autonome de l’activité rédactionnelle. Savoir mobiliser dans et par l’activité
individuelle d’écriture les propositions critériées (de résolutions de problèmes
notamment) ayant émergé dans les interactions entre élèves est requis pour chaque
élève.
• 6 S.F. (4h10) ; 6 S.D. (2h50) ; 5 S. St. (2h30).

6. Vers un pilotage plus autonome par la mise en relation des critères appropriés (4
décembre au 16 décembre)

19 De la construction de l’espace discursif (situations différées) à la construction de l’espace


mental (représentation de la tâche et des problèmes à traiter), c’est le sens du parcours
qui s’achève ici. Les conduites plus autorégulées à mettre en oeuvre par l’élève supposent
de relier les diverses composantes de la compétence découvertes au cours de
l’investigation. Les nombreux temps de réécriture ont été réalisés avec l’outil « mon conte
et moi » qui incite à interroger le texte en fonction de tous les critères construits et à
48

mettre les critères en relation. La période s’est achevée par la lecture de chaque conte
pour être soumis à une validation en fonction des critères élaborés.
• 9 S. F. (7 h) ; 5 S. D. (2 h) ; 1 S. St. (40 mn).

B. Un dispositif pour une construction solidaire de l’autonomie :


trois types de situations articulées

20 Du 7 octobre au 16 décembre, durant les 46 heures du projet, les élèves ont été confrontés
à trois types de situations (Ruellan, 1999). Sur un total de 78 situations, 34 situations
fonctionnelles ont été dénombrées, soit 22h30 du temps effectif. Observons que la moitié du
temps dévolu au projet a été consacré à ces situations durant lesquelles les élèves ont pu
prendre du temps (explorer, tâtonner, discuter) pour créer leur texte (lectures, écriture,
réécritures) en apprenant à forger leur autonomie à tous niveaux du processus d’écriture.
Pour rédiger leur texte, les élèves ont pu travailler seuls, en binôme, en trinôme, avec
l’enseignant, en utilisant ou non les listes de conseils pour écrire. Ainsi, tous les moments
voués à la transformation du texte relèvent des situations fonctionnelles.
21 L’enjeu des 20 situations de structuration (12 heures) consistait à accroître le pouvoir de
questionnement des élèves sur leur propre texte en privilégiant le discernement des
composantes (discursives, textuelles, linguistiques) du conte par le truchement des
lectures et par la formulation/résolution des problèmes d’écriture relevés lors des
situations fonctionnelles. Identifier les catégories de personnages, analyser la notion de
problème narratif, caractériser le marquage textuel du dialogue, élaborer le contrat pour
le traitement orthographique furent quelques uns des problèmes conceptualisés. La
« structuration » est considérée comme le processus et le résultat d’un travail (méta-)
cognitif mené par les élèves qui aboutit à un concept opératoire dans le cadre du projet.
L’élaboration d’un critère comme réponse à une question ou comme résolution provisoire
d’un problème, l’explicitation d’une procédure de réécriture, la mise en relation
d’attributs d’un concept directement en lien avec l’expérience vécue par les élèves en
situations fonctionnelles constituent des tâches spécifiques relevant des situations de
structuration.
22 Comment faire en sorte que les problèmes repérés en situations fonctionnelles et traités
en situations de structuration puissent effectivement aider les élèves à transformer leur
texte conformément à leur projet narratif ?
23 C’est bien le sens d’une alternance interactive qui consiste à solliciter réciproquement
l’activité d’écriture finalisée de l’élève en situation fonctionnelle et les savoirs formalisés
en situations de structuration, mobilisables comme des outils pour le retour au texte. Ce
type d’alternance ne peut se décréter autoritairement par l’enseignant au risque de faire
vivre une alternance juxtapositive sans interférence profitable entre les deux ordres de
situations. C’est l’élève qui vit l’alternance et celle-ci peut sans doute plus aisément se
déployer à partir de son questionnement inscrit dans la complexité de sa propre pratique
d’écriture.
24 Les 24 situations différées (11 heures) ont été précisément vouées à rendre public ce
questionnement plus confidentiel déjà engagé timidement seul face au texte ou dans les
interactions en binômes/trinômes ou avec l’enseignant en situations fonctionnelles. Les
questions ou remarques ou embarras rencontrés ont pu ainsi être partagés en grand
groupe et ont permis à l’enseignant de solliciter la réflexion des élèves en s’appuyant sur
49

leurs propres formulations. Ces activités sont appelées « différées » (Jaffré, 1986, 59),
« parce qu’elles se servent des activités d’écriture pour repérer les problèmes
fondamentaux mais « diffèrent » la recherche de solutions plus élaborées ». Ce sont des
débats « à fonction problématisante » (Halté, 1989, 19), premiers moments d’explicitation
qui ont pris une tournure plus formalisée en situations de structuration. Situations
intermédiaires, les situations différées constituent en interface des zones de médiation.
Elles contribuent à créer une distance suffisante pour une construction décontextualisée
mais encore familière de l’espace de problèmes en situation de structuration et elles
visent à recontextualiser les voies de réponses en situations fonctionnelles par
l’appropriation cognitive individuelle des coordinations collectives.

2. Analyse des réécritures de deux élèves resituées


dans leur contexte
A. Du lancement du projet jusqu’au premier jet

25 Le projet a débuté le 8 octobre et la première version du conte a été rédigée le 25 octobre.


Durant la première semaine, jusqu’au 13 octobre, il y eut 20 minutes de discussion
quotidienne pour déterminer peu à peu les enjeux, les destinataires de l’écrit, les
échéances et pour décider également de constituer une bibliothèque de contes. Chaque
jour, les élèves ont lu individuellement des contes pendant vingt minutes environ.
26 Durant la deuxième semaine (14-21 octobre), des situations différées et des situations de
structuration ont été articulées aux trente minutes de lecture individuelle. Il s’agissait
progressivement, à partir des propositions des élèves analysant leurs lectures, d’entrer
dans une perspective de planification. Ainsi, en lisant des contes il convenait de
commencer à se projeter dans l’écriture de contes. Le sens même des outils de
planification était à construire.
27 Cette semaine axée sur l’analyse du genre et sur la construction du schéma textuel a
commencé le vendredi 14 par une discussion collective en réponse à la question « qu’est-
ce qu’un conte ? » à propos de laquelle chacun avait d’abord répondu individuellement
par écrit. Les propositions de tous les élèves ont été écrites au tableau et classées. Les
lundi 17 et mardi 18 octobre après une demi-heure de lecture (8h40-9h10) se sont
déroulées les premières discussions centrées, respectivement, sur la place et le rôle des
personnages et sur ce que les élèves appelleront plus tard la « ligne du conte » c’est-à-dire
sa structure narrative. Ces échanges, réellement fondés sur l’analyse spontanée des
contes lus, ont débouché sur des premières tentatives d’outils très lacunaires (« il y a entre
2 et 6 parties dans le conte après la présentation » pour la trame narrative et « le (s) héros, le (s)
méchant (s), ami du héros, complice du méchant, autres personnages » pour les catégories de
personnages constituent les seules traces de ces deux séances). Le jeudi 20 octobre,
après trente minutes de lecture individuelle, s’engagea une recherche collective sur le
rôle des personnages du conte « Aladdin » (9h-10h15). Cette recherche eut un
prolongement individuel en travail du soir : placer les personnages d’un conte de son
choix dans les différentes catégories élaborées. Le lendemain, vendredi 21 octobre, deux
outils ont été formalisés. L’un concernait la définition des catégories de personnage
(8h40-10h) et l’autre, les parties successives du conte (10h30-11h30). Pour les
personnages, le « méchant », par exemple, a été défini ainsi : « C’est souvent un personnage
cruel. C’est le personnage qui crée le mal. C’est souvent un personnage malin. Il empêche le héros
50

d’arriver à son but » (outil n° 5). Quant à la ligne du conte, elle a été formalisée en sept
moments : « 1.– On présente quelques personnages, l’ambiance ; 2.– Présentation du problème ; 3.–
Le problème se complique : intervention du méchant ; 4.– Essai de résolution du problème. Cette
partie est plus ou moins longue ; 5.– Résolution du problème (Attention, il peut y avoir un autre
problème) ; 6.– Problème résolu (joie, fête) ; 7.–Phrase finale » (outil n° 6). Ces outils ont été
conçus pour guider les choix des élèves mais on ne peut présager à cet instant de leur
utilisation. Peuvent-ils aider à déglobaliser l’activité complexe d’écriture, à finaliser les
sous-tâches qui apparaîtront sans doute plus clairement après la rédaction de la première
version ?
28 Les deux derniers jours avant les vacances, les lundi 24 et mardi 25 octobre ont été
l’occasion d’un temps de retour à soi en vue de la rédaction de la première version et de
sa préparation. Une brève discussion de 15 minutes s’est établie pour répondre à la
question « quels sont les éléments dont j’ai besoin pour créer mon conte ? ». Il semble
bien que ce fut pour l’enseignant un des moments pour évoquer le problématique passage
de l’élaboration des outils à leur utilisation. La réponse des élèves fut de créer l’outil n° 7
qui incite à utiliser les outils nos1, 5 et 6 et précise « imagination, idées, courage ». Ensuite,
de 9h15 à 10h, ce fut un temps de recherche individuelle pour choisir les personnages, le
problème, etc. sans rédiger le conte. Sylvana désigne les personnages, rôles et objets
magiques, Marie nomme les personnages et le problème, Nathan présente les
personnages, le problème et une trame en six parties. Leur texte sera-t-il conforme à ces
indications ? C’est le lendemain (8h45-10h) qu’a été rédigée la première version du conte.
Observons celle de Philippe et Alexis.

B. Analyse des premières versions de Philippe et Alexis

29 Philippe a été désigné par l’enseignant comme un « bon » élève et Alexis est considéré
comme un élève « faible ». Tous les deux sont des enfants francophones qui auront 10 ans
dans leur année de CM 1.
30 Philippe est capable d’intervenir dans les discussions collectives avec des propos
argumentés qui constituent de véritables apports pour le groupe. Il est cependant, par
périodes, assez imprévisible sur le plan relationnel avec ses camarades et l’enseignant.
Cette attitude n’affecte pas les bons résultats scolaires.
31 Alexis s’exprime très peu en classe. Il a très souvent beaucoup d’idées qu’il ne sait guère
exploiter dans l’écrit. Alexis éprouve de grandes difficultés en orthographe et sur le plan
syntaxique.

1. La première version de Philippe

32 Elle a été rédigée pour Philippe, comme pour tous les élèves de la classe, le mardi 25
octobre, de 8h45 à 10h, le dernier jour de classe avant les vacances de Toussaint.
33 Ce premier texte s’avère un récit bien agencé d’une préparation de Noël par une famille
de trois enfants jusqu’à la découverte, le lendemain matin, des cadeaux amenés durant la
nuit par le Père Noël. Le texte de cette première version a été fidèlement retranscrit tel
qu’il est rédigé dans le cahier de l’élève (titre souligné, passage à la ligne, changement de
page signalé par « … », ponctuation, orthographe).
Noël, le jour du Père Noël,
La veille de Noël, tout le monde prépare le dîner, dans un
51

tout petit village, dans une petite maisonnette, les parents


été entrain de faire des cartons d’invitation et les petits
enfant fabriqué de jouet en carton puis de beaux
dessin enbalets dans du papier cadeau, quand ils eurent
finit, ils allèrent au sapin que papa avait coupé dans
le bois. Ils prennaient les paquets plennes de guirlandes
et les jettèrent sur le grande sapin de Noël, mais ils
remarquèrent qui manquait quelques chose.)
un enfant s’écria :
« oui ils manquent les boules qui vont avec les guirlandes ».
un autre dit :
« allons les chercher au magasin, ces boules de toutes
les couleur »
« bonne idée » dit le premier.

mais le troisième dit tout bizarrement


« où sont les clés de la porte ? »
« Elle sont dans la poche de manteau à maman » dit le
deuxième.
« Passons par le garage, puisque maman à oublié de
fermé la porte de la voiture, le manteau de maman
est dans la voiture » dit le troisième.
« mais papa à mis l’alarme » dit le premier.
« mais le boîtier et tombé de la poche de la voiture
à droite » dit le deuxième.
Ils ramassèrent le boîtier et alla chercher les boules.
Quand ils revenèrent du magasin, ils ouvrit vite
la boite et les accrochèrent vite au sapin.
Après ils dînèrent. Un des trois enfant entendire des
aboyement craintif dans le jardin. Il vu un chien
abandonné, alors ils l’adoptèrent.

La nuit de noël arrivèrent, tout le monde avait accroché


sa chausette avant d’ailé dormir. Le père Noël décenda
de la cheminer de la maisonnette et déposa les cadeaux selui
de l’enfant qui avait trouvé était tros gros. la chaussette
tomba. le chien ouvrit l’œil il ne vit rien parceque le
père noël été cachait derrière le chien. alors le chien se
rendorma dans ses beaux rêves. alors le père noël cousu
une plus grande chaussette pour le garçon après il métat
le cadeau de l’enfant dans la chaussette est s’en alla.

son traîneau s’éttait pris dans un piège à loup, alors


les rennes poussa et le sorta de là à l’aube, l’enfant
descenda est vu la grande chaussette avec le cadeau que
le père noël lui avait mit, ils étaient tous joyeux de
leurs cadeaux et même le brave chien. la maman
avait de belles assiettes neuves. et le père un belle hàches.
52

le diner il y avait de marrons glacés et de la fondue


avec toutes sortes de sauces.
FIN
34 Malgré une organisation en paragraphes qui n’est pas vraiment assumée, la lecture de ce
récit est aisée. Au début, parents et enfants sont affairés aux préparatifs. Puis on assiste
aux délibérations des trois enfants (sans prénoms) pour parvenir à sortir de la maison
afin d’acheter des boules pour le sapin. Ils reviennent du magasin quand arrive l’heure du
repas. Dans le jardin, un chien abandonné aboie craintivement. Il est adopté par les
enfants. Durant la nuit de Noël, le Père Noël doit coudre une plus grande chaussette pour
l’un des enfants afin d’y déposer son cadeau. Le matin, tout le monde découvre son
cadeau, même le chien.
35 Avec ce premier jet, Philippe montre qu’il sait construire un récit. La progression des
informations est cohérente sur les plans sémantique et thématique. L’enchaînement des
paroles des personnages et leur disposition conventionnelle semblent maîtrisés hormis
l’usage du discours attributif (répétition du verbe « dire »). L’arrivée du Père Noël près du
sapin est-elle de nature à faire de ce récit un conte merveilleux ?

2. La première version d’Alexis


Le pauvre et le rige.
Il était une fois un pauvre et un rige le pauvre il sauve
des gens et le rige donné de grain de mais.
Le pauvre et était connu dans le monde andier.
Mais le rige et était connu dans l’amodier du monde
le rige oblé un magisin on l’appelle viper mais était l’ami
du heros.
Mais le rige il sias vai avoir pasque le magisin s’ait été
transforme avec son epée magique et son amis était vipere
Vipere lui permet de lé dé asavoir sui il a un danjé
Et pui lui servie de suivre les trace.
Mais les conplice du méchant son pasie bette que sa il a
ausie une viper.
Mais le heros lui il a une vipere et un tracons magique
et puis il a une licorne.
Et les graine de maïs s’et du poisons.
Et l’epée de du metale etoilée.
Mais le rige avais une faute qui atir les rats et puis
les souris et puis les chauve-souris.
Et puis le rige Et le pauvre son amis. Et le rige
promis de pue donné de poisons.
Et le monde et sauvé.

Mais le rige en prauvite sur le héros mais le heros savais


que le rige en prauvité sur lui alaur il dit a sa vipaire
va espioné le rige alor la viperes va epioné le rige.
Le rige avai u une paure de loup.
Alors le rige et vais complice se tisine a caros.
Commesa le pauvre serat tranquile
Fin
53

36 Après une première lecture, ce récit est peu compréhensible. Il raconte un affrontement
entre un « pauvre », un « riche » et leurs amis et complices respectifs.
37 La situation initiale présente le pauvre qui sauve des gens et le riche qui donne des grains
de maïs. On apprendra plus tard que le maïs est empoisonné. Le riche serait-il jaloux de
n’être connu de la moitié du monde alors que le monde entier connaît le pauvre ? Le
personnage du magicien nous est présenté de manière très confuse (lignes 5 à 8).
S’appelle-t-il vipère ? Est-il l’ami du « héros » ? Ce héros est-il le pauvre ?
38 La suite du récit présente les forces en présence : les complices du « méchant » (le riche ?)
avec une vipère et une flûte qui attire rats, souris et chauve-souris ; le héros (le pauvre ?)
a une vipère, un crayon magique et une licorne. Mais il n’y a pas de confrontation
puisqu’on apprend ensuite que le riche et le pauvre deviennent amis ce qui sauve le
monde puisque le riche promet de ne plus donner de poison… mais il en profite quand
même pour tromper le pauvre qui lui envoie sa vipère pour l’espionner. Finalement, le
pauvre sera tranquille car il réussit à faire très peur au riche.
39 Trois commentaires peuvent être apportés dans la perspective de la réécriture. Tout
d’abord, Alexis pensera-t-il à motiver la confrontation entre le pauvre et le riche ? Celle-
ci n’est pas explicitement motivée même si on peut penser que les rôles de sauveur et
d’empoisonneur appellent ces personnages l’un contre l’autre. Deuxièmement, cet
univers très manichéen (pauvre/riche, héros/méchant, sauveur/empoisonneur) peut être
exploité dans le genre du conte merveilleux. Alexis peut-il produire une progression
thématique plus maîtrisée en dépassant la succession de propositions peu articulée
comme l’indique l’usage répété des connecteurs (et, mais) à chaque début de phrase ?
Enfin, relevons qu’Alexis nomme ses personnages en reprenant les termes « héros »,
« méchant », « complices ». Il utilise le métalangage forgé en classe pour définir les
fonctions des personnages (cf. outil n° 5, présenté précédemment). Est-il sujet à une
approche normative des critères ?
40 Après les vacances, le lundi 7 novembre, Philippe et Alexis retrouveront leur texte soit 13
jours plus tard. Ils continueront alors une aventure collective et un parcours individuel
de lecture et de réécriture de 5 semaines. Quel regard porteront-ils sur leur texte ?
Comment le dispositif les amènera-t-il à envisager leur texte comme un objet
questionnable, à modifier leurs représentations, à se responsabiliser dans le processus de
réécriture ?

C. De l’apprentissage de la révision à la première réécriture

41 Les élèves sont donc rentrés en classe le lundi 7 novembre et ils ont commencé la
réécriture le jeudi 10 novembre de 9h30 à 10M5.
42 Après un bref retour par l’enseignant sur les enjeux du projet et les échéances à tenir, les
élèves ont lu individuellement leur première version rédigée avant les vacances. Ce fut
ensuite la première situation différée à partir de l’écriture (8h55-9h10) durant laquelle les
élèves sont intervenus pour exprimer leurs premières impressions sur leur texte. Ce fut
surtout des critiques à tous les niveaux d’organisation du texte (il y a beaucoup de fautes ;
des fois je ne marque que la moitié des mots ; j’ai oublié des points et des virgules ; j’aime bien mon
conte mais pas ma première partie ; mon titre est presque pas semblable à mon conte ; il y a des
parties de mon conte que je comprends pas bien). Il n’y eut pratiquement pas d’échanges entre
élèves. Ensuite, il y eut un temps d’évaluation mutuelle des premiers jets en trinômes (9h
54

15-9h45). Chaque élève lisait le travail de son voisin et répondait à trois questions : ce que
j’aime dans ton conte, ce que je ne comprends pas, ce que je propose. Succéda une
situation différée sur l’intérêt des échanges en trinômes (9h45-10h00). Ces deux situations
se sont répétées le lendemain mardi 8 novembre : évaluation mutuelle avec la troisième
personne du trinôme, ce qui a permis à chaque élève d’avoir deux réponses par question
(8h35-9h) et relevé des constats de dysfonctionnement en collectif (9h-9h20). Les élèves
ont notamment relevé (outil n° 8) : donner des détails (personnages, histoire) ; résolution trop
rapide du problème ; dire ce que deviennent les personnages ; mise en place du dialogue, etc.
43 Cette séance collective a débouché sur la critique du conte de Julien (lecture individuelle,
échanges en binômes, discussion en collectif ; 9h20-10h). Il s’agissait de s’interroger sur
l’un des constats « l’auteur n’est pas dans le conte ». A ce moment du projet, les élèves ne
faisaient pas la distinction entre « auteur » et « narrateur ».
44 Le jeudi 10 novembre l’enseignant voulait amener les élèves à transformer les constats
de dysfonctionnements en conseils pour réécrire. Par exemple, après avoir constaté que
le problème est résolu trop rapidement, comment fait-on pour le résoudre moins
rapidement dans le conte ? En somme après avoir clarifié ce qui était à faire (ou à refaire)
le 8 novembre, il s’agissait maintenant de se donner des conseils pour se dire comment
cela pouvait être fait. Cette situation différée (8h40-9h05) n’a pas abouti à une
reformulation des constats en conseils. Tâche très difficile de formuler alors de tels
conseils. Les élèves semblent seulement commencer à entrevoir l’intérêt de cette
transformation et l’enseignant éprouve bien des difficultés à s’expliquer sur le sens de
celle-ci. Au moins cet échange, à la suite des précédents, a sans doute fait avancer les
élèves dans l’idée que l’analyse de la tâche complexe serait assumée aussi collectivement
et que l’autonomie se construirait sur fond de régulations conjointes.
45 Dans la perspective de la réécriture, l’enseignant a ensuite proposé aux élèves
(9h05-9h15) de désigner les constats de dysfonctionnements de l’outil n° 8 qui pouvaient
concerner leur texte (croix verte) ou pas (croix rouge). Ce travail individuel a ainsi
alimenté la discussion suivante (9h15-9h30) sur la manière d’aborder la réécriture. Les
élèves viennent de disposer de dix minutes pour apprécier les éléments problématiques
de leur texte en fonction de ce qui sera perçu comme prioritaire pour la réécriture.
L’enseignant lance la discussion en posant la question « faut-il réécrire tout le texte ? ». Si
Marie hésite à reprendre la totalité du texte ou des passages grâce aux critiques apportées
par Nathan ou Jérôme, il apparaît, au contraire, que la majorité des élèves qui se sont
exprimés choisissent de tout réécrire « du début à la fin » mais pour des raisons
différentes. Charlotte veut rectifier dans chaque partie, Nicolas veut reprendre « pareil
mais avec les dialogues », Gérald veut « faire parler les personnages à la ligne » et veut « dire ce
que deviennent les personnages ».
46 C’est donc l’articulation révision-réécriture qui s’est jouée lors de cet échange.
L’appropriation individuelle d’outils co-élaborés est censée orienter les choix des élèves
pour engager la réécriture. Quels seront les choix de Philippe et Alexis ?

D. La première récriture de Philippe et d’Alexis

47 Quels furent les effets des trois jours (7-8-10 novembre) de questionnement mutuel pour
Philippe et Alexis ? Les seconds jets que nous allons analyser ont été produits après ces
trois jours d’échanges.
55

1. Deuxième texte de Philippe : T2, 10 novembre

48 Le seul point commun entre le premier jet et ce second texte, c’est le titre : « Noël, le jour
du Père Noël ». En effet, ce récit, contrairement au premier, se démarque du quotidien
pour proposer une fiction ancrée dans un univers merveilleux avec de nouveaux
personnages : les souris, Julien et Juliette, le chat roux et la chatte, un petit garçon
sorcier. C’est pourquoi, nous avons désigné ce texte avec la mention T2. Il ne s’agit pas
d’une seconde version du premier texte mais d’un autre texte. Il est probable qu’une
réappropriation du projet ait amené Philippe, non pas à améliorer le premier jet mais à
réécrire pour répondre de manière plus ajustée aux buts assignés par le groupe lors des
échanges collectifs.
Noël, le jour du père noël.
La veille de noël, tout le monde prépare le
repas de noël, dans un tout petit village
dans une toute petite maisonnette, sous
l’escalier du bat il y avait un trou
avec dedant 2 souris qui s’appelait :
« Julien et Juliette ».
il vivait tranquille dans leur trou.
(J’usqu’au jour ou un petit petit garçon
desanda de l’escalier est déposa une
souricière à côté du troû est metta un

bout de fromage très gros) la nuit la


souris s’avait que les chats de la maison
était en train de dormir de vaut la porte de
l’escalier. Mais le chat se remailla brusque
ment parceque la souris était tomber dans
la souricière alors le chat alla rébeiller
le petit garçon le garçon descendi très
vite l’escalier est regarda dans la
souricière et il vu la petite souris
qui été prisonnière dans la cage qui était
antrain de manger le fromage. Alors

Le chat l’avala. L’autre suris vu ce


qui c’était passer alors comme cadeau
d’anniversaire il demanda au père noël de
delivrer Juliette est le père noël dit daccord
à la souris.
Alors le chat se rendorma et le père noël lui
tira un poil de moustaches le chat ne sentat
rien du tout. Alors le père noël fait de guili
au chat renvoya la souris et au petit
matin la souris vu l’autre souris et dit :
« Je sais que sais le père noël qui tat


56

libérer de ce gros plein de poil partout.


Et le gros matou denirent amis avec
Julien et Juliette.
Et l’enfant avait jurer qu’il vengèrent
parce que le chat avait jeté la souricière
dans la poubelle du garçon.
La souris et Juliette se marièrent et eurent
beaucoup d’enfant biensûr toujour amis du
roux à qu’il le père noël avait enlevè
le poil de la moustache. Et la chatte
de la rue se marient avec le chat roux.

Alors l’enfant appela le chat sorti du trou


de souris et quand il vu l’enfant
qui descendait de l’escalier avec dans ces
mains un grand bol de lait et de la
paté pour chat. quand l’enfant
posa le bole de lait et la paté
et le chat n’en laissa pas une
petite miette. Mais l’enfant avait
bien fait son coû parce-que il y
avait cachait pour endormir. Mais l’en
faut n’était pas un enfant c’était un

sorcier il c’était transformé pour tué


tous les chats de la ville mais le chat avait
changé les noms pour les boîtes alors le
sorcier avait donc mis un cachet pour
calmé la douleur à la tête. alors la
nuit tombé l’enfant avait mis le
chat dans sa chambre enfermé à double
tour mais la clé était tombé à l’extérieur
de la chambre. Alors les deux souris
quand ils se réveillèrent il ne vut
pas le chat roux mais la chatte n’était

pas là non plus et dans la


chambre du sorcier à côté de son lit
y avait une grande marmite
pleine d’eau chaude c’était pour
cuire le belle petite chatte qui avait
épousé le chat roux alors les
souris essayère de monter l’escalier
il yavait 30 marches en tout
il s’en avait fait que 15 mais le
père noël vut la souris qui essayère
de monter l’escalier, Alor le


57

père noël se posa sur la seizième


marche et quand les souris arrivèrent
à la seizième marches de l’escalier.
Juliette cria à Julien :
« Et voilà le père noël il s’est
poser sur la seizième marches parce que
le père noël dit :
« Je me suis poser sur cette marches
parce quà la dix-sept jusque la
trente il y à que des pièges à
chat et il expliquà quils avait mis

dans la 18ème marches il y avait


une énorme souricière avec un bout
de fromage. alors le père Noël les conduisa
à la chambre les souris vut, il prenait
la clé ouvrit la chambre et sorti
la chatte le chat et le chat prennairait
la marmite et le getèrent sur le
sorcier et il vécurent eurent
toutes leur vies.
FIN
49 Nous ne pouvons comparer Tl et T2 puisqu’ils sont très différents mais nous pourrons
inférer les composantes mobilisées et combinées de la compétence à partir de cette
deuxième performance. Ce second texte, plus long que le premier (440/706 mots), repose
sur la mise en place d’une intrigue et d’une gestion des personnages plus complexes. De la
description des préparatifs de Noël du premier jet, on passe aux confrontations entre des
souris, un chat et un garçon qui devient sorcier. L’intrigue se cherche autour de la dualité
difficile à exploiter du personnage de l’enfant se transformant en sorcier, des deux
interventions inspirées du Père Noël et des romances parallèles des chats et des souris.
Les relations entre certains personnages ne sont pas très motivées (chat/souris) et le
récit, pourtant captivant, semble se dédoubler en deux demi-récits avec la transformation
du petit garçon en sorcier.
50 L’intrigue se développe en deux temps. On croit percevoir un récit tournant autour de
l’affrontement souris/chat jusqu’aux mariages respectifs des souris et des chats. On
découvre ensuite un affrontement chat/garçon-sorcier à partir de la proposition du
grand bol de lait par l’enfant pour le chat (pp. 4 à 9). Le sens de cette deuxième partie
s’éclaire avec la révélation des intentions du sorcier (tuer tous les chats de la ville,
pp. 5-6). Mais du coup, comment faut-il comprendre les attitudes du petit garçon lors de
la première partie face aux souris ? Autre aspect trop implicite : pourquoi le chat devient-
il ami des souris ? Cette amitié contre nature n’est pas justifiée ici même si la suite du
récit aurait tendance à dissoudre cette question car tout le monde fait front contre le
sorcier.
51 Un élément remarquable de ce second texte est constitué des substitutions lexicales pour
le personnage du chat (le chat, le gros plein de poils, le gros matou, le chat roux, le roux…).
D’autre part, le balisage temporel initialement assuré par des organisateurs variés durant
les trois premières pages (la veille de Noël, jusqu’au jour, la nuit, au petit matin) est assuré
ensuite à partir de la page 3 par les connecteurs « et », « mais » et « alors ». Les problèmes
58

de construction de l’intrigue l’ont-ils amené à être moins vigilant sur la gestion des
organisateurs temporels ?
52 Philippe n’a pas hésité à redisposer tout à fait autrement son projet narratif. Il a construit
un nouveau texte en combinant un travail de réécriture sur plusieurs niveaux : l’intrigue,
la création de nouveaux personnages, les désignateurs variés pour un des personnages
principaux, une orthographe non sacrifiée malgré le texte plus long. Quel regard porte-t-
il sur cette transformation ?

2. Deuxième version d’Alexis

53 Avec le même titre, c’est un récit très différent et beaucoup plus long (148/913 mots), qui
articule difficilement de nombreuses péripéties, toujours sur le thème de l’affrontement
entre le pauvre (Arture et ses amis) et le riche et ses complices.
54 Les personnages principaux sont d’abord présentés avec leur prénom les annotations
portées sur la droite sont des remarques portées par Alexis lui-même en référence aux
deux outils construits en classe sur les personnages (outil n° 5) et sur la ligne du conte
(outil n° 6).
Un rige et un pauvre
2e histoire
presantation : Le pauvre c’est Arture
Le riche c’est onbre
Le heros c’est adre la petite
vipere fin de la presentation
Il etait un long jour de printent
Arture desité d’ailé chercher une epée et un
casque il arait vut un mesieur qui fabrique )
des epée et des casque il demenda une epée )
qui etait la plus saulide et un casque ) 1 ere partie
d’un métal etoile mes le mesieuril a donne )
une epee pas ordinere alore Ardure prend
l’epée. et le casque et le mesieur. lui donne
une boule de cistale) epuis le garçon sonna
a sa maison mes. sur le chemin il a vus [10]
une cabane a landene mé cette cabane etait
endé.
Alor la nuit donpe alor il mona avec son
epee et son casque et sa boule que
le mesieur qui lui avait donné.
« Ardure a sa boule de cristale sa boule
dit vait atent sion at moi il aptait
qui mequoné me sie qui quelle qui

quise que je suis » « Alrs ardur lui demende


pourquoi il vout avoir parceque je peux [20]
realise des veux alor Ardur lui demande
eseque je pouré avoir une petite vipere
alalor la boule lui donne une vipere »
le matin arrive Ature se reveila
« il dit bonjour boule la boule dit bonjour
Arture dit bonjour » alor il prend son epée
son casque et sa boule « il dit donne moi
59

un nuveau vetement alor il lui donne un


nouveau vetement.
le midie arive. Arture reconde des rige [30] ) le problème
les rige donne ton argent ou on te donne ) arrive
un coup d’epee alor « Arture lui dit ) 2 eme partie
je nest pas peure de vout alor sa )
vipere va ataque lee rige les rige
se sauvent de peure »

apre midi la boule dit du peux me metre


dans nous lit. alor Arture ma la boule et le
casque dans lore lit Arture s’erat verre des ) intervention
courue pandons que Arture arde la petite vipere ) du méchant
les rige et le mesieus des epée cassa la boule [40] ) 3 eme partie
de crisdale le casque a dout vut et dout
vilme
Ardure revin des coursse avec ardre. )
Ardure a dit casque qui est arrive a boule )
de cristal le vontere d’epée et les rige de midi )
l’on casse apres elle seremie et disperé adre )
la petite vipere quomence a disparaître alor )
Ardure et le casque son dousell. )
Mais le lendemin matin Arture et le casqu ) intervention
et la petite vipere parte a la recherche des [50] ) du heros
mesuie qui avait donne la boule de cristale ) 4 eme partie
et les riche.
Arture demande une armur an metale )
etoile etoile et le mesieu lui donne une armur )
e an métale etoile et le mesieu le condui )
a la maison du rige le midi arive il sarrete )
pour manger il mange et puis repare )

Noel arrive Arture et le casque et la mesieu )


et malade Arture et le casque arrive a la )
maison du rige. [60] ) intervention
Mais le rige il avait 200 chien et 200 000 ) du heros
soldat mais la boule peut an caure réalisé ) 4 eme partie
ancaure des faut alor Arture demanede )
300 000 solda et 300 chien il casa
la porte et rantras dans le château
(il vait une long pagarre et puis Arture
et la vipere entra dans la maison
des rige. Artur et le casque et adre )
il a perçoit la boule magique mais la ) le riche
boule et braudége d’un réon l’assére [70] ) disparait
mais Arture et le rige n’on pas ganée encore )
Janvier arriva Arture et le casque et la ) 5 eme partie
petite vipére et le 300 000 soldat et 300 )
chien mais le rigeavait une baquette et ce que )
du peux me faire disparaître la baquette. )
le fait disparaître a jamais
60

Arture prend la boule magique la casque )


lé l’épée et demande a la boule de ) intervention
faire disparaître dousa Arture la boule ) du mechant
l’épée et le mesieu et la vipére vive eureus [80] ) il revient
Mais on ne sais pas ce que le rige ) 6 eme partie
et devenue. )
Arture et le mesieu et la boule et l’épée
et le casque part joyeux mais le rige
est revenu le rige demande une armure
et 300 000 soldat et puis du me donne
une boule magique le rige avec ses soldats ) pagarre
ataqua Arture tue le rige disparait ) du heros et
avec les soldat e la ses pour de pon ) du mechant
Ature fait une faite avec ses amis [90] ) 7 eme partie
il demande a sa boule donne ma un )
château des cataboule des arbalette et )
des solsat et des milards de trésor alor )
la boule realise d’ou ça Arture a nonsa ) fin erreuse
au pauvre qui va avoir une tistir puation ) mais in odre
Arture je ta de la monaie dou le monde ) probleme
la doré il prend les chien et les soldat ) les soldat
s’echappe
le soldat sont à la prisson ) 8 e partie

le chien son an ehache un pon


soir les soldat deside de sevade mais [100]
arture a fait mis de soldat dou
autoure du chateau mais les soldat )
crausa un tunnelle si brauvon que ) 9 e partie
les soldat arture pis pas les ententras ) intervention
les soldat sarette monta jusete une peuti peux ) du heros
une soldat saurta e puis « dis la vois )
et libre ». Arture desida dalere voire le )
prisonier Arture vois le tunelle et puis
il vas de dans il vas les soldat senvire
et appelle les chien suiver la puiste [110]
et Arture vois les soldat Arture les
arréta le lemp demain matin Arture )
desida d’aller pendre les soldat ) 10 e
mais Arture desida de faire les ) fin partie
soldat une pauniche le soldat )
faire pue dechapement Arture demmande )
assa boule de faire disparaître les soldat
les soldats disparaître

Arture et son chateau et sa boule et ) fin


le casque et les sa bitant son tranquille [120] )
pour dous jours mais on ne sais pas
61

suis il son tranquille mais sa


sais une autre histoire 11 e partie

histoire
fin mais
Fin on ne sais pas
suis il a un
autre
probleme ou
suis c’est la
fin
55 Ce texte est un récit quatre fois plus long que le premier jet et plus structuré avec une
situation initiale (Artur achète une épée et un casque, il reçoit une boule de cristal) et une
situation finale (Artur est tranquille dans son château avec la boule, le casque et les
habitants). Le récit est marqué par une scansion temporelle explicite très régulière (il était
un long jour de printemps…, alors la nuit tombée…. le matin arriva…. le midi arriva…. le lendemain
matin… Noël arriva…. Janvier arriva…) avec une série de problèmes sur le thème de
l’affrontement toujours assez peu motivé entre le riche et le pauvre. Les problèmes qui
apparaissent (les attaques répétées du riche, de ses soldats et de ses chiens) sont à chaque
fois très vite résolus grâce aux pouvoirs considérables de la boule de cristal qui intervient
pour faire disparaître les soldats et les armes du riche ou pour donner à Artur les aides
nécessaires. Cependant, entre les lignes 60 et 70, le récit présente une contradiction. La
boule semble être en la possession du riche et c’est pourquoi Artur tente de la délivrer et,
en même temps, il demande et obtient son aide (300.000 soldats et 300 chiens).
56 La quasi-absence de ponctuation (dix points dont cinq disposés à bon escient, aucune
virgule dans le texte, quelques tentatives inadéquates de ponctuation du dialogue au
début du texte), une segmentation des mots hasardeuse et une orthographe très
déficiente ne facilitent pas la lecture du texte, comme en témoigne l’extrait suivant situé
aux deux tiers du récit : « Arture a nonsa au pauvre qui va avoir une tistur puation Arture je ta
de la monaie tou le inonde la doré ».
57 Alexis semble peut-être mieux gérer la structure du récit que les unités morpho-
syntaxiques et orthographiques. Ces difficultés manifestes pour le traitement de
l’orthographe et de la syntaxe ne l’ont pas inhibé pour la réécriture du récit. En cela, il a
mis en oeuvre et orienté un questionnement en fonction des perspectives dégagées par le
groupe lors des séances précédentes avant l’écriture du deuxième jet.
58 Deux commentaires à propos des remarques apportées par Alexis sur son deuxième jet,
sur les indications rédigées dans la marge en s’appuyant sur l’un des outils élaboré en
classe, la « ligne du conte ». Le premier commentaire renvoie à la distinction opérée par
Martine Alcorta dans une perspective vygotskienne (1998, 149 et 132) entre le brouillon
linéaire et le brouillon instrumental. Le brouillon linéaire est une étape intermédiaire du
texte définitif en attente d’améliorations, « c’est un écrit de communication, un écrit
orienté « vers les autres », l’origine de l’écrit « pour soi », caractéristique du brouillon
instrumental […], la fonction de celui-ci n’est pas de communiquer avec des destinataires
potentiels mais de permettre au scripteur d’intervenir avant la rédaction finale du texte.
Il est à la fois outil de contrôle et de construction du texte. ». Les indications portées par
Alexis en marge de son « brouillon linéaire » sont bien des traces d’instrumentalisation,
des structures écrites orientées vers la communication « pour soi ». Le second
commentaire consiste à mettre en relation le caractère instrumental du brouillon et le
62

critère envisagé comme un instrument psychologique dans l’optique de Vygotsky. En


effet, les traces d’instrumentalisation ne sont pas inventées par Alexis. Elles sont
transposées d’un outil critérié façonné par les élèves qui joue donc ici sa fonction de
médiation. La dimension instrumentale du brouillon est initiée dans les régulations
conjointes au niveau des interactions dans le groupe. Mais quelle utilisation en fait
Alexis ? Est-ce dans le souci essentiel d’une recherche de conformité pour garantir la
légitimité de son récit en tant que conte ? Est-ce, au contraire, un des indices de
l’intériorisation du contrôle de la production ? Les indications désignent assez clairement
les événements du récit qu’elles pointent. Les entretiens préciseront sans doute les
réponses à ces questions.

E. Les réécritures ultimes de Philippe et Alexis

59 Ces réécritures se sont déroulées durant les trois dernières périodes.

La dernière version de Philippe : T2V2, commencé le 18 novembre

60 D’emblée, on note un changement de titre citant les personnages principaux de ce récit


qui est véritablement une réécriture du précédent. Le contexte reste le même, autour de
l’escalier de la petite maisonnette dans un tout petit village. Cette seconde version du
second récit est presque deux fois plus longue que la précédente (706/1232 mots). Trois
personnages ont disparu : le petit garçon, le Père-Noël et la chatte. Toute référence à Noël
est supprimée. La confrontation est explicitement marquée d’emblée entre le sorcier et
les souris. Mais le sorcier n’interviendra pas directement sur les souris, il enverra son
chat à chaque fois.
Les deux petites souris, le chat, et le méchant sorcier.
Il était une fois dans un tout petit
village, dans une toute petite maisonnette et
dans la maisonnette en rentrant on
voyait un très vieille escalier les
marches de l’escalier était pleine de
poussières et quand quelqu’un monter
et descendaient l’escalier sa grinçait
tellement fort que sa sentendait dans
le jardin et en dessous de

l’escalier il y avait un trou et oui


vous avez bien compris un trou, un trou
pas comme les autres c’était un trou de
souris. Dans le petit trou de souris
vivait de petites souris qui s’appelait
Roméo et Juliette.
Et au petit matin Roméo dit :
« A, qu’il fait bon se matin et Juliette
vient voir le beau soleil à la vitre.
Juliette répondit :
« Oui, d’accord, dit Juliette, je viens tout


63

de suite qui soi disant ce beau soleil »


mais le méchant sorcier avait tout
entendu alors il envoyat son gros chat
roux alors quand Roméo entendit et
vu le gros matou roux il s’enfuit
à toutes jambes vers le trou de
souris en criant :
« Juliette, dit Roméo, cache toi vite
dans notre maison.
Oui, D’accord j’y vais tout de
suite, Répondit Juliette.

Je reviens tout de suite, ajouta Roméo


etjustau moment ou le chat
aller rentrer dans la maison le souris
claqua la porte et « Clac » et le chat
eu une grosse bosse et la chat sotte
en lair en hurlant :
« houille, miaouille, ouille, et il senfuit
sous les draps du lit du méchant
sorcier. Et enfaite oui ce sorcier
qu’est-il encore entrain de mijoter ?
Et il dit :

Elle sont bien maline c’est petite souris


mais rira bien qui rira le dernier hé,
hé, hé, hé, je vais prépare quelque
chose de diabolique que vous m’en direr
des nouvelles, et il parti en se frottant
les mains. les souris ouvrit
la porte et vu au petit matin
une grosse cage à souris
avec dedans un énorme morceau
de fromage et Roméo :
« Miam le bon morceau de fromage,

vient voir Juliette.


- Oui je viens tout de suite, et elle a
Miam, Miam, miam le gros morceau
de fromage, Julien va chercher le grand
couteau »
Alors quand Julien arriva au
trou il vu Juliette dans la grande
cage à fromage alors le chat
prenna la cage par la patte
mais la souris malîne ronga la
griffe du chat hurla parceque il


64

saignait et quande le sorcier entendit


tout ce vacarme en bat, il cria :
« Qui fait tout ce vacarme en bat.
- C’est moi, hurla le chat, J’avais capturer la
souris et elle ma ronger l’ongle en or
qu’on m’avait offert quand j’était bébé.
- Ben, tu peux la manger dit le sorcier
- Mais tu ne comprend pas elle à
ronger d’abord mon ongle en or
et quand j’était entrain de te parler

elle à ronger les grosses bars en fer et


c’est enfuit avec le gros morceau de
fromage et en plus mon ongle en
or et après ma fait une orrible grimace
par et claque la porte sur mon nez c’est
d’ailleurs pour ça qu’il est tout rouge
et il me fait mal et je saigne maintenant
accose d’une stupide souris maline.
Le lendemain matin le grand sorcier
appela le gros chat roux. Le chat
roux vernirent devant le sorcier, se

posa sur ces genoux et après il vu la


gamelle plein de nourriture pour chat et il
dit au sorcier :
« Miam, merci mon maître de mavoir
préparer se grand bol de patés
- De rien c’est pour ton travail d’hier
mon chat »
Et le chat n’en laissa pas une miette
et se
qu’il avait mit un caché pour devenirent

bébé souris alors le chat est devenu une


toute petite souris on appela sourette.
la petite souris décida l’escalier
frappa à la porte alors les deux souris
adopta la petite souris mais le chat
avait tout raconter au souris, alors
les deux souris comprire et allèrent
chercher les cachets dans la nuit
et en donnèrent au pauvre chat :
« Tiens, mon beau chat mais à condition
que tu deviennent notre amis pour
toujours ;
- Dacord, répondit le chat, de
tous de façon je souhaite ne plus le voir
et je vous previennent tout de
65

suite n’allez pas dehors si je ne


vous le dit pas.
- Pourquoi, se demanda Juliette.
- Parce-qu’ils y a des caméras tout
partout et plein de piege, de poisons
dans le fromage.
mais Julien en n’a mangé se

***

matin, c’est celui qui était dans la


cage où j’était prisonnière.
- Pour votre mari, je crois qu’il va
s’en sortir, plus-que il n’y avait pas
de poison à selui-là mais autre il y en a
plein, alors il ne faut pu en prendre
et surtout pu en manger une miette.
- Dacord, répondit Juliette.
- Dacord, répondit Julien.
- Dacord, ça va dit le chat si vous
faites tenir votre promesse.

***

- On le jure, dit Julien et Juliette, on la


tiendra cette prommesse.
Alors venait avec moi, et prenait
des grands filets.
mais on n’en n’a que 2 de grand
filet.
Ca fait rien, moi je sais où il y
en à, dans la réserve à coté des
bouteilles de vins il y en à toute
une cargaisons, mais le problème
c’est que je n’ai pas les clés du

cachot c’est le méchant sorcier


qui les a fait tombé dans une grosse marmite
pleine d’eau chaude alors les clés on fondu
et depuis personnes n’a pu allait dans
la réserve.
Si, on peut y aller répondirent Juliette
plus que julien à trouver un passage
secrets.
- Oui, c’est vrai, cria Julien.
Mais le méchant sorcier été derrière
la porte entrain découter il ouvrit tout

doucement la porte et attrappa le chap et


hop il le tira par la queue et il dire :
« ha, ha, ha, ha, ha te voila petite vermine
66

c’est donc toi qui à pris la potion pour


redevenirent chat
Oui, et le chat mordirent, le chat
houille, ouille, ouille.
Ca taprendras và méchant sorcier.
Rira bien qui rira le dernier.
C’est ça, c’est ça raconte toujour tu
Mainterraissent

Et le sorcier attrapa un grand baton et frappa


le chat. Le chat fit :
« houille ».
et le sorcier tira le chat par la queue et
monta l’escalier. Mais le sorcier vut que le
chat ne se réveillait plus alors il damanda
dans le journal du matin :
« il y a 50 000 000 de franc à gagné à celui
qui réveillera le chat ».
ça ferai la une des journaux alors toute la
ville voisine venirenyt. le premier été un

magicien très puissant, alors le magicienvut le


chat et dit :
« Césame tout puissant fait revivront ce beaux
chat roux ».
mais le chat ne se réveille pas alors le
magicien s’en alla.
Le deuxième essaya avec des plumes mais ça
ne marchait toujours pas.
Le troisième, le quatrième, le cinquième
n’y arrivèrent pas alor quand les
souris entendirent tous ce vacarme

il vut le chat, alors il prenairent le chat


et mis du poivre d’en le né et la chat
se réveilla mais le sorcier avait donné que 50
centimes alors quand le chat vut les 50
centimes il vut aussi le bâton avec le
quel le méchant sorcier l’avait frapper
alors il le prire et frappa le sorcier et
on entendit :
« Bing »
- ha, ha, ha, ha, ha.
- Tiens, dit la souris, je te donne tes 50 000

franc.
- Non, merci dit le chat :
67

- Si aller
- Bon, d’accord.
A, on fette tes 50 centimes
ça tu peux les gardés.
- Non, ça tapartiens.
- Bon d’accord.
- Salut.
Et les deux petite souris et chat
vécurent eurent toutes sof le méchant
bien sur.
FIN
61 Avec le recentrage de l’intrigue sur les quatre personnages principaux et l’abandon du
« demi-personnage » du garçon, l’impression de juxtaposition des deux récits n’apparaît
plus. Les relations plus approfondies entre les personnages sont clarifiées. La
collaboration entre les souris et le chat contre le sorcier est légitimée à plusieurs reprises
par des échanges de services judicieux. Nous considérons ce texte comme une seconde
version du même récit, contrairement au passage entre le premier et le second état de ce
texte car, en reprenant les éléments essentiels de l’intrigue, Philippe a rajouté de
nombreuses scènes et objets magiques ou les a déplacés dans le récit en leur conférant
parfois une autre fonction.
62 Ce qui est stable d’une version à l’autre : les situations initiale et finale, les souris piégées
par le fromage, le chat manipulé par le sorcier, la révolte du chat.
63 Les scènes ajoutées : le soleil du matin à la vitre pour les souris, le bol de lait, le pacte
d’amitié, le réveil du chat et la discussion avec les souris.
64 Il est intéressant de relever comment certains éléments ont été repris et détournés entre
T2V1 et T2V2 : le cachet (endormir le chat/transformer le chat en souris), la bassine d’eau
chaude (cuire la chatte/fondre les clés), la souris dans la souricière (avalée par le chat/
rongeant l’ongle du chat pour s’évader), l’idée de vengeance (émise par l’enfant/émise
par le sorcier).
65 Du premier au troisième état de texte, on constate de très nettes améliorations pour
certains critères sur des écrits à chaque fois significativement plus longs.
Progressivement, l’ancrage dans le registre du merveilleux s’est réalisé, l’intrigue s’est
complexifiée tout en devenant plus lisible et les relations entre personnages ont été
mieux gérées. La troisième version montre une progression dans l’insertion des paroles
de personnages, la segmentation en phrases ainsi que l’emploi plus varié d’organisateurs.
C’est donc sur une distance à chaque fois plus longue que Philippe a réussi à discerner et à
combiner les critères co-élaborés en classe en les intégrant au gré des choix narratifs
remis en question à chaque version.

2. Dernières réécritures d’Alexis

66 Pendant que Philippe rédigeait sa troisième version, Alexis s’engageait dans trois versions
successives.

• TV3-vendredi 25 novembre

67 Cette troisième version, qui s’arrête à la présentation des objets magiques d’Artur (boule :
casque/épée), propose une expansion bien plus lisible du dialogue initial
incompréhensible entre la boule et Artur dans la version 2.
68

Le rige et le pauvres
Il était une fois un bon jour de
printemps, Arture voulé une epée et un
casque mais Arturegrahié qu’il etait un
bon arien. ARturesur son chemin
il trouva un s au rembli de piece d’or.
et il che fait achetait une epée et un
casque et sa [… illisible] pour sa
famille il forca un monsieur qui fabrique
des epée et des casque il demanda un
casque et une epéed mais le viel homme
il donna une epée et un casque ordinère
et une boule de cristale.

sur le chemin il s’arréta pour


mange il se posa une question
« il demande commeca a cette etrange boule ttu serre
a coua ?
- la boule lui dit je suis un génie pas
comme les autres suis celle cin qui sés
que je suis la tous le monde
se patte pour ma vouarre
suis du set un genie
Répondie Arture du pourrait mettre
un calite a mon epée etg a mon casque
l’epée elle lui permet de casse lesblu son
brique
et le casque lui permet dde lui trange
les parte
68 Le dialogue entre Artur et la boule qui suit l’achat de l’épée et du casque permet de mieux
comprendre le dialogue de la version précédente. La boule se présente comme un génie. «
Je suis un génie pas comme les autres. Si quelqu’un qui sait que je suis là, tout le monde se battra
pour m’avoir ». Deux autres éléments apparaissent dans ce troisième jet. Le texte est écrit
toutes les deux lignes après le premier paragraphe. Ceci aère la présentation et facilite la
lecture. Enfin le souci d’intégrer la présentation conventionnelle des dialogues est visible
au début de la deuxième page.

• TV4-Jeudi 1er décembre

69 La quatrième version n’est que la reprise de la première page de la version précédente


mais avec une écriture plus affirmée (lettres plus grandes, traits plus nets et moins
hésitants). L’orthographe a été traitée également en partie.
le conte
Le rige et le pauvre
Il Etait une fois un long
jour de printemps.
Arture voulait une épée et
un casque mais Arture croyait
qu’il était un bon àrien.
Sur le chemin, il trouva
un sac de pièces d’or.
69

Il acheta une épée et un casque


et à manger pour sa famille.

Il trouva un mensieur qui fabriquer


des épées et des casques. Il demanda
Mais vieille homme il donna une
épée pas ordinere et un casque
et une boule de cristal
Arture prononca dans sa tête ses
étrange
70 Pourquoi Alexis s’arrête-t-il ?

• TV5-Samedi 3 décembre

71 Cette version ne résulte plus d’une réécriture partielle. On discerne beaucoup plus
clairement que dans la version 2 la structure du conte avec les situations initiale et finale
qui se répondent et surtout une quête mieux exploitée et préférable à la succession de
conflits aux enjeux peu lisibles de TV2.
Des rige et des pauvres
Il était une fois une famille
pauvre. elle avait un fils qu’il
s’appelait Arture et son père
s’appelait arlan. le père
était fermier. Arture etait
consitairé comme un bong à rien
parce que quand il allait a l’ecole
on le rechetait Alore son père desida
« je vais te dire qu’elle que chose

Arthure l’et couta duser « mon fils


on et pauvre quand les riches viennent
ils prennent dont n’au recautte daccore
je partitrait
papa et je vien de ré avec in travail
Son pére lui repondit viens aussi
avec des epées et des casque sur le chemin
pour deffendre le village
il vouat une geande maison il vouat

un meisieu qui anbauje Arture lui


demanda vous pourrez m’anbaujé
« le meu sieur repodit d’accord
tu irat dans les mines de salomont
Arture « dit d’accord » le meusieus
dit tu vas avoir du bon café
Dix ans après Arture a une
foturnune il a 300 piéces d’or
et 5 piéces d’argent il retournat
70

jai lui. son père lui duit


du n’ais pas restait asait lengtemps
Mous fils

Artur, j’ai pas d’epée et de casque


du sais jais 300, 5 pieses » d’or
d’argent sont pere luielle demanda
quelle travail a du une j’ai
les mine de salomont alors tu iras encore
la bas mais pere ce travail et tros fatican
Tout un coup il pluvat. le pere » reponda
je crois qu’on va avoir de la plui
pour doute la journée » son pere » dit
Arthur vien me voir vien
isie « Arthur arrivat »

Arture dit « quoua »


— son pere dit « vat travailait
— Arture « repondit en plen pluie
— je men vous je de « dit vat travailait
otrement du rentre pas à la maison »
arture » repondit d’accord »
partat sur la pluie jusque au
mines son chef « dit du et enretart
Arthure » Arthur et son chef il vont
dans la mine n° 3 sela qu’on a
jamais trouvais d’or.

le chef le lesse dou sele Arthure


cresa lengtemp mais il trouva
jusque une tasse la petite tasse
dit tuveux trouve de l’or tu
crose la dirrection que je vet de
dire du crose au Nord ouesd et
apres du crose au Nord est c’est
dout repondit la tasse.
la tasse etait trau vatique parceque
elle etait trauvielle Arture « repod

qu’elle age a du.


la tasse lui « repondit 300 000
ans
artre lui a dit a passe du
vit ruse que 300 000 an
Arture retrat chez lui avec la tasse
et puis il remenée la tasse et 300 000
milliaon liions de piece d’or et pui
71

2àà piece d’argent.


mais les riche vaont venir
Arturez et ses copains de classe

construiset des l’apierre et des


épée en médale pour défendre le vilage
lesriche et les rige demanda « dit
dennée nous la nouriture le Pere « dit
Non-non »
le rige « repondit par jupitere et
balinos » vous « allez me dennée cette
nouriture »
- Non Non
« D’accord vous allez le regretter »
mesieu « denner je vous donne je vous
donne ma nourriture cette nourriture an
en poisonait
On ne va plus les riches trener
parce que le chef etait mort
Arthure et sa famille et les villageoeis
son tranquille. Il partage l’apourse
avec le village
parce que les samis les on était
Fin
72 Avec un titre inchangé, on retrouve Artur comme personnage principal et l’opposition
riche/pauvre mais cette fois motivée à partir des enjeux familiaux. Ainsi, on apprend
pourquoi Artur est considéré comme un « bon à rien » (parce que quand il allait à l’école, on
le rejetait). C’est le père d’Artur, présenté en situation initiale, qui sera, à deux reprises, le
destinateur et lui expliquera l’action nocive des riches. Comme pour contredire son image
de bon à rien, Artur dit qu’il reviendra avec un travail.
73 Il trouve du travail dans les mines et revient 10 ans plus tard avec 300.000 pièces d’or. Au
terme d’une discussion bien construite, Artur est renvoyé par son père dans les mines. Il
repart et revient avec plus d’argent encore. Grâce à l’obstination de son père, il parvient
avec ses amis à éloigner définitivement les riches et à vivre tranquille.
74 Tout en gardant quelques fils narratifs des versions précédentes, c’est à une
restructuration réussie que s’est attelé Alexis. C’est en faisant émerger un contexte
familial permettant de finaliser de manière crédible la quête d’Artur que s’est restructuré
le récit avec l’intervention déterminante du père à trois reprises : pour envoyer Artur au
travail, pour l’envoyer une seconde fois non sans difficultés et tensions, pour s’opposer
aux riches, de manière très décidée.
75 Alexis a réalisé une performance supérieure aux précédentes en supprimant sans
dommage de nombreux personnages (les soldats, la vipère, le fabricant d’épées, les chiens
et notamment la boule de cristal qui disposait de trop de pouvoirs) et en ajoutant de
nombreuses scènes.
76 De fait, l’absence de maîtrise sur les problèmes de langue à faible implication textuelle
(orthographe, lexique…) renforce l’impression qui se dégage à la première lecture, c’est-
à-dire la difficulté de construction de la trame narrative. Or, il s’avère que c’est le critère
qui a été sans doute le plus et le mieux travaillé à l’examen de la cinquième version.
72

L’expansion du programme narratif et les épisodes successifs dans la seconde version puis
après un temps de répit (TV3 et TV4), le recentrage de l’intrigue (TV5) autour des enjeux
familiaux précisés par le père constituent l’essentiel du travail de réécriture entrepris par
Alexis au fil des cinq versions. Au fil des versions, Alexis a su transformer un « récit
accéléré » en un conte dans lequel s’inscrivent de nombreuses scènes avec des paroles de
personnages très fonctionnelles (discussion père-fils pour retourner à la mine, rencontre
Artur-la tasse, affrontement père-riches avant la situation finale).
77 Contrairement à Philippe qui a modifié son texte en investissant un questionnement
combinant la plupart des critères travaillés en classe, Alexis n’est guère parvenu à se
mobiliser sur d’autres critères que la construction de l’histoire. Des tentatives pour
présenter formellement les dialogues s’observent depuis la troisième version mais les
guillemets, le tiret et le décrochage à la ligne ne sont presque jamais correctement
disposés. Il y a peu d’améliorations pour la segmentation des phrases et l’orthographe est
nettement prise en charge à la quatrième version par Alexis mais elle a été centralement
traitée avec l’enseignant dans la cinquième version, ce qui n’apparaît pas ici. Il convient
cependant de signaler que le rapport du nombre de mots entre les premier et dernier jets
est de 3,1. C’est l’un des rapports les plus importants des productions des 23 élèves de la
classe. Malgré la charge que représente l’écriture d’un texte trois fois plus long, Alexis a
très sensiblement amélioré la graphie (tracés plus assurés, lettres plus grandes et mieux
formées) et la disposition sur la page.

3. Analyse des entretiens réalisés avec philippe et


alexis
78 Il y eut quatre entretiens avec Philippe (15 et 25 novembre, 6 et 16 décembre) et avec
Alexis (15 et 25 novembre, 3 et 16 décembre). Ces entretiens ont donc commencé au cours
de l’écriture du deuxième jet et se sont achevés le dernier jour du projet. Nous limiterons
l’analyse des entretiens en relevant ce que les élèves donnent à voir de leur rapport au
texte, aux opérations et aux procédures d’écriture, ainsi qu’aux outils élaborés en classe.

A. Les entretiens réalisés avec Philippe


1. La gestion du problème narratif

79 Proportionnellement aux autres élèves de la classe, Philippe a rédigé un nombre de


versions sensiblement moins important (3 versions pour une moyenne de 6,6 dont 1,9
versions reprenant partiellement le texte) mais ses deux dernières versions, nous l’avons
vu, ont nécessité une prise de risques et une réorganisation voire un bouleversement très
important vis à vis de la version antérieure. C’est sans doute pour cette raison que
Philippe revient au mois douze fois durant les entretiens sur la construction du problème
narratif (détermination, résolution). Certes, il a été parfois directement sollicité sur ce
point mais il y est plus souvent encore venu de lui-même pour répondre à des questions
concernant ce qu’il aimait dans le travail sur le conte, ce qui était le plus difficile à
réaliser, ce qu’il avait appris…
80 Philippe le répète trois fois au cours des entretiens, ce qui est le plus difficile à faire dans
le conte, c’est ce que les élèves ont appelé le « problème » (l’élément perturbateur) et
formalisé dans les étapes 2 à 5 de l’outil n° 6 intitulé « la ligne du conte » (21 octobre).
73

« E – Qu’est-ce qui est pour toi le plus difficile à réaliser quand on rédige un conte ?
P – Le problème.
E – Trouver le problème ?
P – Le problème et les personnages.
E – Quoi dans le problème ?
P – La résolution » (6 décembre)
81 Quand il lui a été demandé (16 décembre) ce qu’il avait appris de nouveau durant le conte,
Philippe a d’abord répondu qu’il n’avait rien appris de nouveau. Puis il a de nouveau
désigné le problème.
« E – Tu n’as pas appris quelque chose de nouveau ?
P – J’ai peut-être appris quelque chose de nouveau mais je ne m’en souviens plus.
E – Par exemple, la ligne du conte, les personnages, les dialogues, tu savais tout ça ?
P – Oui les dialogues mais le problème je ne savais pas comment ça se déroulait.
E – Tu Tas appris, cette année ?
P – Oui
E – Comment tu peux dire que ça se déroule le problème ?
P – Il y a la présentation du problème… des personnages essaient de résoudre le
problème mais ils n’y arrivent pas… après il y a l’intervention d’un… et après c’est
la résolution complète du problème. » (16 décembre)
82 Philippe a distingué trois fois le « grand problème » et le « petit problème » au cours des
entretiens. Il s’était assigné une hyper-consigne : réaliser un conte en reprenant tous les
exemples de « problèmes » cités par les élèves en classe. C’était pour lui le « grand
problème ». Cela ne doit sans doute pas être interprété comme un exemple de soumission
aux propositions pointées dans les outils construits en classe. C’est par jeu, par défi, que
Philippe s’est donné cette consigne qui va lui apparaître irréaliste. C’est sans doute aussi
pourquoi il a resserré l’intrigue autour d’un plus petit nombre de personnages dans la
troisième version. En outre, on peut penser que ce qu’il énonce sur les différentes phases
relatives au problème, dans sa dernière prise de parole, résulte d’une prise de conscience
consécutive à la construction progressive du conte plutôt que d’un énoncé déclaratif
appris comme une règle par coeur.

2. Le rapport aux outils

83 Philippe a parlé des outils critériés aux deuxième et quatrième entretiens, c’est-à dire
avant et après la troisième version. L’étude de ses verbalisations permet d’avancer qu’il a
su s’appuyer sur les outils tout en sachant adopter une distance critique avec eux. Par
exemple, le 24 novembre, les élèves ont reçu trois feuilles de conseils qui proposaient une
nouvelle présentation des critères conçus jusqu’à cette date.
« E – Tu as reçu ces trois feuilles de conseils, est-ce que ces critères t’aident un peu
pour travailler ou pas ?
P – Oui, d’abord pour le dialogue… avant je mettais des guillemets à chaque phrase
quand les personnages parlaient et maintenant je mets des tirets et des guillemets.
E – Tu penses que tu peux disposer les dialogues correctement ?
P – Oui. » (25 novembre)
84 Cette évolution est surtout sensible de la première à la troisième version. La lecture des
versions deux et trois permet de valider ce qu’il avance au sujet des synonymes du verbe
« dire ».
« E – Elle t’a aidé la grille avec tous les verbes qui remplacent le verbe « dire » ?
P – Un peu parce qu’avant, je mettais quelquefois « dire » et là j’ai mis « ajouter »,
« crier », « s’écrier », « lancer ». » (25 novembre)
74

85 Il énonce également l’apport de la ligne du conte pour la construction du problème


narratif, confirmant la portée méta-procédurale de ses énoncés sur le positionnement du
« problème » que nous avancions précédemment.
« P – Je voudrais essayer de rassembler quelques problèmes pour faire un grand
problème et j’ai pas réussi… alors j’ai pris la ligne du conte et j’ai réussi.
E – En quoi la ligne du conte t’a-t-elle aidé ?
P – A bien placer les personnages… à placer les différentes parties du conte comme
le problème, la description des personnages. »
(25 novembre)
86 C’est en explicitant ce qu’était pour lui l’« ambiance » du conte que Philippe s’est montré
le plus critique vis-à-vis de la formulation des critères.
« E – Penses-tu que d’autres conseils aussi t’ont aidé ?
P – L’ambiance un peu… l’animal qui parle je croyais que c’était ça l’ambiance. Moi
je croyais que l’ambiance c’était où ça se passait… dans un village… dans un pays
lointain.
E – Et pour toi un animal qui parle ce n’est pas l’ambiance ?
P – Non pour moi un animal qui parle comme Jocelyn l’avait dit c’est la magie du
conte.
E – La magie du conte ce n’est pas l’ambiance.
P – La magie du conte c’est un peu vrai comme dans le joueur de flûte de
Hammelin… je crois que c’est un conte parce que « il était une fois » ils ont dit…
mais l’ambiance c’est dans la ville de Hammelin que ça se passe et pas autre part.
E – Penses-tu que les problèmes d’ambiance, tu les as résolus dans ton conte ?
P – Je crois.
E – Qu’est-ce qu’il y a comme ambiance ?
P – Pour moi il y a dans le village, dans une maisonnette, sous l’escalier, dans la
chambre.
E – Ce sont des lieux qui pour toi donnent l’ambiance ?
P – Les lieux moi ça me donne l’ambiance. » (25 novembre)
87 Philippe s’est exprimé sur la plupart des critères durant les entretiens hormis sur
l’orthographe. Il a su développer une attitude ni déférente ni défensive mais plutôt
constructive et critique vis à vis des critères. Par exemple, il a pu utiliser les repères
proposés par un critère (« conventions de disposition du dialogue »), délaisser un critère
qui ne lui apprend rien de nouveau (« dire ce que deviennent les personnages »), critiquer
la conception retenue par la classe sur l’« ambiance » et expliciter ses arguments. C’est
sans doute bien la fonction médiatrice du critère en tant que signe (Deleau, 1989, 35) qui
s’exerce ici par le passage de la fonction indicative (il sert à agir sur et avec les autres en
indiquant les buts visés, en rendant possible une explicitation et une coordination de ces
buts) à la fonction significative (appliquer les indications à sa propre conduite en
approfondissant son propre réseau de significations). Les divers arguments que tente
d’expliciter Philippe vis à vis des critères illustrent la dynamique de construction sociale
et solidaire de l’autonomie en passant de la co-élaboration des conseils d’écriture vers
leur appropriation individuelle, des régulations conjointes vers l’auto-régulation, c’est à
dire vers la prise en charge de la régulation plus consciente de l’activité.

3. Le rapport aux opérations d’écritures

88 La conception de la planification évolue à deux reprises pour Philippe lors des entretiens.
Au début du premier entretien, il estimait ne pas avoir d’idées avant de commencer à
écrire.
75

« E – Quand tu as commencé ton premier conte, tu n’avais pas d’idée avant de


commencer, disais-tu, pourtant M. Cauchy avait donné une feuille.
P – J’avais pas encore d’idée… c’est seulement quand j’ai écrit le titre que j’ai eu les
idées.
E – Et quand tu as terminé, tu t’es aperçu que ça ne te convenait plus ?
P – Oui. » (18 novembre)
89 Disposer de quelques idées avant de commencer à écrire est, semble-t-il, devenu
important au fil des versions successives pour Philippe. Ainsi, trois semaines plus tard,
voici ce qu’il répond.
« E – Qu’est ce que tu donnerais comme conseil à quelqu’un qui voudrait écrire un
conte ?
P – Qu’il réfléchisse d’abord à plusieurs problèmes et qu’il en choisisse un seul avant
de commencer et qu’il essaye de trouver quelques idées.
E – Quelques idées ?
P – Comme moi quand j’avais fini… j’ai réfléchi et j’ai réécrit. J’ai cherché quelques
idées, c’est là que m’est venue l’idée des souris. » (6 décembre)
90 Proposer ceci comme conseil pour rédiger un conte est particulièrement significatif pour
Philippe puisque c’est l’expérience qu’il a visiblement vécue dans le passage de la version
1 à la version 2. Aussi, ce conseil ne semble pas être une recommandation extérieure à son
expérience, apportée par l’enseignant et répétée par lui mais semble bien résulter des
soucis de construction qu’il a rencontrés dès la fin du premier jet.
« P – Avant j’avais pas d’idée alors j’ai fait avec des parents et des enfants après
quand monsieur Cauchy nous a demandé de réécrire… j’ai pensé à des souris et à un
chat.
E – Mais l’idée des souris et du chat, tu l’avais avant de l’écrire ?
P – Oui avant de réécrire la deuxième fois.
E – Pourquoi as-tu décidé de changer de texte ?
P – Parce que je trouvais qu’il n’était pas très bien alors j’ai changé d’idée… j’ai
réfléchi et j’ai trouvé une autre idée parce que les enfants il n’y avait que ça alors
j’ai choisi puisque j’aime bien les souris je les ai choisies.
E – A cause de quoi tu peux dire qu’il n’est pas très bien le texte ?
P – Pas de paragraphe du tout… on parlait que des enfants et des parents… on en
parlait plus alors j’ai changé d’idée. »
91 On peut sans doute avancer que Philippe est passé d’une planification « pas-à-pas »
(conscientisée comme telle à la fin du premier jet avec le constat des insuffisances ?) à
l’anticipation de quelques repères destinés à guider sa mise en texte de la seconde
version. En reprenant, au cours du dernier entretien, l’idée d’une conception anticipée
Philippe y greffe une explicitation de processus/procédure qui consiste à trouver en
écrivant.
« E – Avant d’écrire ton conte, est-ce que tu avais déjà toutes les idées de ton
histoire ou les as-tu découvertes un peu à la fois en écrivant ?
P – Je les ai découvertes un peu à la fois.
E – Mais tu avais quelques idées au départ ?
P – J’avais quelques idées.
E – Elles sont venues comment tes idées ?
P – En écrivant la première fois, j’ai trouvé que les enfants ça ne marchait pas alors
j’ai eu l’idée des souris… après j’ai continué à écrire ce que je pensais.
E – Par exemple le chat qui se fait tirer son ongle ?
P – Je l’ai trouvé en écrivant.
E – Cela veut dire quoi je l’ai trouvé en écrivant ?
P – Quand j’écrivais qu’elle était prisonnière la souris je me suis dit pourquoi elle ne
rongerait pas quelque chose… parce qu’elle a des dents… parce que chez moi j’en ai
76

une dans un trou de la cheminée. C’est pour ça que j’ai eu l’idée d’une souris qui
ronge l’ongle parce qu’elle fait toujours des petits trous dans le mur.
E – Comment as-tu eu l’idée du chat qui vient se plaindre au sorcier en lui racontant
son histoire ?
P – Je l’avais avant… c’était parce que le chat à chaque fois qu’il voyait la souris, il
s’enfuyait voir à côté de mon père… il allait toujours à côté du lit dans un carton.
J’ai eu l’idée du magicien avec mon père. » (16 décembre)
92 Les entretiens apportent des indices sur les représentations de la tâche et des problèmes
inhérents à l’activité que sut se construire Philippe. Il a notamment dit avoir appris
« comment faire le problème du conte ». Cette auto-évaluation nous semble
particulièrement ajustée si on la réfère à l’évolution de ses réécritures mais aussi à son
implication dans la dynamique de questions-réponses en usant d’un métalangage inspiré
par les formulations successives du groupe déposées dans les outils. Dans sa grande
détermination à se confronter à la difficile gestion du problème narratif, Philippe a
découvert les intérêts d’une réelle planification en retenant l’idée d’une conception
anticipée associée à un processus qui consiste à trouver en écrivant.
93 Cette évolution s’est effectuée au gré d’une prise de risques conséquente dans la
reconstruction des récits avec une prise en charge des composantes de l’écrit éclairée par
un usage critique des critères. C’est en reconnaissant les apports de certains critères, en
désignant ceux qui ne l’aidaient pas et ceux qu’il pensait déjà s’être appropriés, en
critiquant ceux dont les formulations ne lui semblaient pas ajustées que Philippe s’est
construit un rapport ni soumis ni défensif aux outils critériés. En interrogeant les
formulations des critères, Philippe s’est aussi construit un rapport au texte et aux
procédures puisque les critères constituaient les traces provisoires d’un questionnement
collectif sur ces deux aspects de l’activité.
94 Son appropriation de l’outil ne réside pas dans la seule manifestation d’un savoir
intériorisé mais contribue à accroître un pouvoir de résolution de problèmes d’écriture. Il
s’agit bien de problèmes au pluriel car, comme on a pu l’observer, Philippe a su mobiliser
son attention simultanément sur bien des aspects du texte sur une même version. Il a
développé explicitement un traitement combiné des critères. Il le montre par les
transformations successives opérées au fil des versions et par le métalangage qu’il s’est
approprié relativement à la désignation de ces transformations par la médiation des
outils critériés. Il s’inscrit dans le mouvement du devenir compétent. Sur cette disposition
au traitement combiné des critères, il se distingue d’Alexis.

B. Les entretiens réalisés avec Alexis

95 Les entretiens se sont déroulés à partir de la rédaction de la deuxième version jusqu’au


delà de la cinquième et dernière version : 15/11 ; 25/11 ; 3/12 et 16/12.

1. La construction de la trame narrative

96 Nous avons pu constater lors de l’analyse des versions successives rédigées par Alexis que
la construction de la trame narrative, les ajouts de séquences, la clarification des mobiles
des personnages et de leurs relations avaient constitué l’essentiel du travail entrepris
pour réaliser la tâche. C’est précisément sur ces points qu’il a apportés le plus d’attention
lors des entretiens. Des six élèves interviewés, Alexis semblait le plus impliqué dans la
création du récit, c’est-à-dire dans les multiples choix à opérer ou dans les décisions à
77

prendre parmi les pistes à exploiter et les possibles narratifs. Par ses verbalisations
détaillées, il donnait l’impression de vouloir reconstruire oralement tel ou tel moment du
récit.
97 C’est sur la composition de l’histoire qu’il a focalisé sa recherche en essayant de prendre
de la distance avec sa deuxième version qui résulta d’un effort créatif conséquent mais
désordonné. Alexis a su discerner des dysfonctionnements du second jet sur le plan
narratif, même s’il a dû prendre du temps pour trouver en trois tentatives (TV3 à TV5)
des réponses adaptées. Ainsi, lors de l’entretien du 3 décembre, il désigne brièvement les
dysfonctionnements et la première ébauche de solution par l’ancrage du héros dans un
contexte familial plus explicitement décrit.
« E : – Comment tu as avancé dans la rédaction de ton conte ?
P : – Mon deuxième jet était faux aussi parce qu’il y avait plusieurs problèmes et
j’arrivais jamais à les résoudre… alors j’ai recommencé l’histoire… çà… çà… la même
sauf que j’ai donné des détails sur sa famille parce qu’il disait avant « j’ai acheté une
épée… un casque et à manger pour ma famille »… et on savait pas pourquoi alors j’ai
marqué « il était une famille pauvre qui
avait un fils… alors son père a décidé… je vais te parler de quelque chose Artur… »
98 Mais avant d’en arriver à préciser l’histoire familiale pour donner un sens aux actions du
héros, Alexis s’est confronté au souci de ne pas résoudre trop vite les problèmes
rencontrés, par le héros. Il tente de s’en expliquer.
« E : – Pourquoi as-tu décidé de changer les parties de ton conte ?
A : – Parce qu’on ne sait pas la famille… après le problème se résolvait trop vite.
E : – Où as-tu résolu le problème trop vite ?
A : – Parce qu’il a trouvé un sac d’or, il va acheter à manger et il s’en va mais après
sur le chemin… il se rend compte qu’il est riche… après il trouve un monsieur qui
fabrique des épées… il demande des épées et un casque et le monsieur lui donne une
boule de cristal… après la boule de cristal elle peut faire tout… si je veux l’histoire
elle peut se finir en une page…
E : – Et cela ne va pas ?
A : – Non la boule elle fait trop de dégâts dans l’histoire
E : – Elle fait trop de dégâts au profit du héros ?
A : – Oui parce que si j’avais laissé la boule il aurait trouvé… tiens je vais acheter ça
et ça et ça… tu me donnes ça et ça et ça… après l’histoire serait plus bonne ».
99 Lors du troisième entretien, alors qu’il commence la troisième version, il annonce sa
décision de supprimer des personnages et révèle des éléments de la fiction qui
n’apparaissent pas explicitement dans le récit mais motivent les décisions des
personnages.
« A :– J’ai changé… j’ai enlevé la boule… j’ai changé le riche… j’ai changé le
monsieur… ce n’est plus le monsieur c’est celui qui embauche les gens et si ils ne
trouvent pas d’or ils sont esclaves… Artur ne le sait pas encore ça
E : – Artur ne sait pas encore que s’il ne trouve pas d’or, il sera esclave ?
A : – Oui, là c’est trop facile parce qu’il l’a emmené là où il y avait beaucoup d’or
mais les autres ils le savaient pas parce qu’il n’y a que deux mines pour les
nouveaux et pour les anciens… les anciens n’ont plus le droit de sortir sinon ils sont
frappés mais Artur je vais le faire creuser pour qu’il puisse trouver l’autre salle…
celle où il n’y a pas d’or »
100 S’agissant des rôles des personnages et de leur influence sur le déroulement de l’action,
Alexis a aussi tenté d’expliciter les choix qu’il faisait dans la perspective de la
recomposition du récit. Par exemple, la disparition de la boule de cristal laissait Artur
assez démuni. Aussi Alexis proposa un personnage qui « l’aida un peu » dans la mine.
78

« A : – Il va même y avoir une tasse de café qui va l’aider un peu.


E : – Pourquoi ?
A : – Parce qu’elle connaît tous les secrets de la mine.
E : – Et comment il va faire pour l’interroger ?
A : – La tasse de café, elle va dire « oh quel drôle de Monsieur » ; il va trouver la
tasse : « Pourquoi tu me traites de tasse de café ? » Ben tu es une tasse de café oh,
c’est dommage tu pourrais m’aider… Et voilà c’est comme ça… je n’ai pas encore fini
la fin. »
101 Deuxième exemple, à propos de la différence entre être embêté par le riche ou par la
pauvreté.
« E : – Alors toute l’histoire du début avec les soldats qui vont protéger le héros puis
disparaître… c’est fini maintenant ?
A : – Oui moi je veux qu’il sache qu’il y a un riche… c’est celui qui embauche mais
moi j’ai pas envie que c’est le riche qui embête tout le monde… je veux que ce soit la
pauvreté qui embête Artur et sa famille.
E : – C’est quoi la différence ?
A : – Parce que Artur est pauvre et il y a des riches qui viennent voler leur garde-
manger… ils viennent tout le temps au même endroit parce qu’ils savent que son
père est fermier et que le chef aime bien les légumes : c’est pour ça qu’il est fermier.
E : – Pourquoi tu veux que ce ne soit pas le riche qui embête le monde mais la
pauvreté ?
A : – Parce que la pauvreté c’est facile… c’est dur à trouver quelque chose… je veux
que la pauvreté soit pas résolue tout de suite parce que autrement ca va pas être
intéressant.
E : – Tu veux que la pauvreté ne s’éloigne pas tout de suite ?
A : – Oui parce que autrement ça fait une page… c’est pas beaucoup. »

2. Le rapport aux outils

102 Outre les verbalisations au sujet des personnages et de la structure narrative, Alexis a
aussi abordé à trois reprises une évaluation globale de son texte en conformité avec le
genre du conte merveilleux. En reprenant ces trois moments d’évaluation c’est aussi
l’évolution du rapport aux outils et notamment à la « ligne du conte » qui va apparaître.
103 Il évalue d’abord son texte positivement durant le premier entretien (18/11). Il justifie
son point de vue par le pouvoir magique de la baguette et de la boule. Alexis est revenu
ensuite sur cette position et une semaine plus tard, lors du deuxième entretien, il estimait
que son premier jet n’était pas un conte.
« E : – Tu as changé d’histoire ?
A : – Oui ma première histoire n’était pas un conte mais un premier jet… par
exemple… le riche était habillé avec une cape rouge…
E : – Pourquoi ce n’est pas un conte ?
A : – Parce qu’il donne la définition du personnage et moi c’est ce que je ne voulais
pas… moi je ne voulais pas que ça devienne un petit conte avec un modèle dessus…
par exemple… une flèche en dessous des lignes vides et nous on devait mettre le
temps et le lieu et à côté on écrit un peu l’histoire comme un petit bac… »
104 Il apparaît que pour Alexis, le premier jet n’est pas un conte parce qu’il a l’impression
d’avoir complété des cases, sans doute mécaniquement, pour placer des personnages
selon le découpage proposé par l’outil n° 6, la « ligne du conte », sans avoir créé une
fiction comme il l’a fait ensuite pour la seconde version. Il a utilisé cet outil le 24 octobre,
la veille de l’écriture du premier jet, comme on remplit les cases lors du jeu du petit bac
qui consiste à trouver des noms de ville, de fleuve, de pays, etc. qui commencent tous par
la même lettre. L’outil co-élaboré en classe ne dit rien de la manière dont va l’utiliser
79

chacun des élèves. Visiblement, Alexis est passé par un rapport très applicationniste à
l’outil.
105 Alexis estime, en revanche, lors du troisième entretien du 3/12, alors qu’il est engagé
dans la rédaction de la cinquième version, que son texte est un conte.
« E : – Est-ce que tu peux me dire si ton texte est un conte ?
A :– Oui on présente les personnages… après on présente le problème mais j’ai pas
fini la suite… je ne suis qu’ici… présentation de quelques personnages, l’ambiance,
présentation du problème… »
106 Il entame seulement la troisième version mais son jugement est plus assuré et son rapport
à l’outil a évolué. Il semble s’en servir maintenant comme référence, comme point d’appui
pour apprécier ses choix de composition. Ceci est confirmé par ses propos lors du dernier
entretien.
« E : – Est-ce que tu avais des idées avant d’écrire ?
A : – Au début il n’était pas un conte… au début on a fait une petite feuille comme
ça, on avait fait une petite ligne et on construisait les détails qu’on voulait et on a
fait notre premier jet et je me suis rendu compte que ce n’était pas un conte, c’était
une histoire parce que il n’y avait pas de magie… il y avait la vipère… elle marchait
par terre il n’y avait pas… le méchant il faisait rien
E : – Comment elle t’aide cette grille ?
A : – Ben c’est pour savoir les objets, les héros je ne le savais pas au début… je
n’avais pas encore inventé le pays, Artur et tout ça… les feuilles m’ont aidé à mieux
connaître mon conte et les personnages…
E : – Est-ce que ces feuilles t’ont aidé à faire progresser l’écriture du conte ?
A : – Oui parce que si on n’avait pas eu ça, on n’aurait jamais su les personnages, le
méchant, les objets… par exemple on n’aurait pas mis présentation de l’ambiance…
temps… époque… moi quand j’ai construit mon histoire je n’avais pas mis l’époque
et où ça allait se mettre… et après au milieu j’ai décidé de m’arrêter et de regarder
cette grille pour savoir laquelle sera la mieux la première ou la seconde histoire. »
107 Les propos d’Alexis semblent confirmer ce qui était avancé, à titre d’interprétation, sur la
portée instrumentale des remarques inscrites par lui, tout au long de la deuxième
version, en référence à l’outil modélisant la trame narrative du conte. Le brouillon
instrumental s’insérait dans le brouillon linéaire. Les critères étaient alors utilisés dans
leur fonction instrumentale, initiée dans les interactions entre élèves, pour aider à
intérioriser le contrôle du processus de production.

3. Le rapport aux opérations d’écriture

108 Pour présenter l’évolution d’Alexis au regard des opérations inhérentes à l’écriture, on
peut dire qu’il s’est lancé sans anticipation dans l’écriture du premier jet, d’une part, et
qu’il recommande, alors même qu’il arrive au terme de son parcours, des procédures de
planification d’autre part.
109 Alexis dit s’être lancé sans idées anticipées dans l’écriture malgré le travail de
planification réalisé en classe durant la deuxième semaine et les 45 minutes laissées à la
disposition des élèves pour préparer la rédaction du premier jet.
« A – Au début on n’avait pas d’idées… alors c’est ça moi j’ai inventé un riche et un
pauvre. J’avais pas encore inventé la boule et tout ça…
…/…
A – Au début on ne savait pas ce qu’il y avait… on écrivait comme ça… vite vite… on
ne savait pas… on inventait tout… »
80

110 A contrario de ces premières verbalisations, en fin de troisième entretien, le 3 décembre,


Alexis souligne le rôle important des procédures de planification et des outils médiateurs.
« E – Qu’est ce que tu donnerais comme conseil à un garçon de ton âge qui veut
écrire un conte ?
A – Si vous avez huit ou neuf ans il faut avoir des aides… par exemple la ligne du
conte d’abord trouver l’ambiance… quelques personnages et présenter le problème
après on doit essayer de résoudre le problème ou alors si vous voulez monter c’est
encore un autre problème qui va suivre… pour faire un conte, il faut déjà trouver la
fin du conte.
E – Tu penses qu’il faut d’abord connaître la fin du conte ?
A – Ça aide oui. »
111 Il semble donc que les huit semaines de travail en projet aient permis à Alexis de prendre
conscience, par les tâtonnements et la réflexion dans l’action et sur l’action (Wittorski,
1997, 99), des intérêts de planifier quelques éléments clés du récit. Ainsi connaître la fin
du conte avant de commencer à écrire constitue désormais pour lui un repère essentiel.
C’est d’ailleurs ce qu’il a réalisé pour la cinquième version en gardant le cadre narratif de
la seconde version (situations initiale et finale, quête d’Artur et issue heureuse pour les
pauvres). Ceci dit Alexis aurait-il pu comprendre Philippe qui opérait la même prise de
conscience mais apparemment dix jours avant lui ? L’expérience de l’un pouvait-elle être
partagée par l’autre ? C’est aussi la question qui est posée quasiment à chaque situation
différée. Comment une explicitation pertinente d’un élève et digne d’être retenue comme
un critère rencontre-t-elle l’adhésion du groupe ?

CONCLUSION
112 Il s’agissait de montrer comment un dispositif conçu pour faire construire une
compétence d’écriture centrée sur le conte merveilleux amenait les élèves à évoluer dans
leur rapport au texte et à l’écriture. Les réécritures des textes et des critères ont été
restituées en parallèle parce que ces deux dimensions, collective et individuelle, de
l’activité ont été co-déterminées dans le projet : écrire pour apprendre et apprendre pour
écrire furent dialectiquement articulées.
113 L’étude des réécritures de Philippe et Alexis a montré un investissement très important
de leur part. Tous deux ont consacré beaucoup d’énergie à (re-) construire leur conte, à
s’intéresser à leurs personnages et à les rendre intéressants. Pourtant, ils ne disposaient
pas des mêmes moyens au début du projet. Alexis semblait bien plus démuni pour se
confronter à la construction narrative. Ces deux parcours, et notamment celui d’Alexis,
tendent à prouver que les scripteurs « non experts » peuvent aussi modifier leurs
productions au niveau textuel et peuvent ne pas se contenter de corriger en surface, et
par fragments, orthographe et ponctuation, contrairement, comme le rappelle C. Fabre-
Cols (2000, 12), à ce qu’avancent certaines recherches se réclamant de la psychologie
cognitive.
114 Nous avons tenté d’interpréter les textes en les mettant en relation avec le contexte de
production et nous avons pu observer que, si Alexis et Philippe ont privilégié un
traitement des aspects textuels du conte, c’est sans doute parce que les discussions dans
le groupe se sont d’abord orientées sur ces aspects. Le groupe fut, avec l’enseignant et
quelques-uns de ses pairs, un élément déterminant pour aider l’élève dans ses décisions
de transformation du texte (Ruellan, 2001). L’animation de l’enseignant a permis au
81

groupe de se constituer comme une instance de recherche qui, par la production/


transformation de critères, a médiatisé le rapport individuel à la tâche d’écriture. Les
caractères spécifiques du conte, tels qu’ils s’expriment par les critères, montrent que les
représentations du groupe ont évolué. Ces critères se sont d’abord fondés sur les lectures
des élèves puis dans un second temps sur les écrits des élèves. L’utilisation de l’outil n° 6
(la ligne du conte) par Alexis et les verbalisations de Philippe et Alexis pour recommander
l’usage d’outils dans un souci de planification tendent à prouver que, pour eux, cette
fonction de médiation s’est effectivement exercée.
115 Si la construction des outils par le groupe a pu guider les choix pour la fiction, c’est
surtout sur la manière d’engager les réécritures, que les phénomènes de médiation ont
été décelables. Tous les élèves de la classe ont écrit, réécrit, amélioré leur texte.
L’évolution des réécritures des élèves est apparentée à l’évolution de l’élaboration des
critères, sauf pour deux élèves qui ont essentiellement amélioré leur texte sur le plan
orthographique. D’abord centrées sur les problèmes textuels pour terminer sur
l’orthographe, les modifications portent successivement et tendanciellement sur la
clarification actantielle des personnages, la construction du problème narratif, le
positionnement et l’expansion des situations initiale et finale, le marquage du dialogue, la
ponctuation et l’orthographe. Ce mouvement des réécritures a été porté par les
reformulations des critères dans les périodes 3 et 4 et par les temps de régulation
successifs (bilans) des périodes 5 et 6.
116 Si le rapport au texte de Philippe et Alexis a pu être médiatisé par les coordinations
collectives, ils ont néanmoins évolué selon des cheminements singuliers. L’investissement
très important observé au fil des réécritures, la centration sur la gestion des relations
entre personnages pour la construction d’une trame cohérente et une prise de conscience
de l’intérêt d’un travail de planification en utilisant un outil adéquat à cette opération
d’écriture constituent des éléments communs de la construction du rapport à l’écriture
de ces deux élèves.
117 D’autres éléments les différencient. Philippe était sûrement déjà en confiance en
commençant le projet. Son attitude critique vis à vis des critères et les très importantes
transformations réalisées à chaque version confirment cette impression. En revanche, les
premières tentatives d’Alexis sont sans aucun doute « portées » par le regard
inconditionnellement positif de l’enseignant. Alexis ose probablement s’engager dans sa
recherche parce que le contexte lui permet de suspendre momentanément la vigilance
sur l’orthographe et ainsi lui permet de mettre à distance une des tensions inhérentes à
l’écriture que constitue le traitement simultané de l’agencement du texte et de
l’orthographe (Reuter, 1996). Sa graphie plus assurée au fil des réécritures, sa dernière
tentative réussie de construction de l’histoire ont-elles été accompagnées par un gain de
confiance et des images plus valorisées de lui-même, comme raconteur d’histoires,
créateur de contes par exemple ?
118 Une autre différence renvoie au fait que Philippe a su transformer conjointement d’autres
composantes du texte, comme nous l’avons déjà souligné. Alexis a fait de la construction
de la trame son unique préoccupation durant les cinq versions et n’a pas été capable de
combiner des transformations. C’est qu’il est sans doute moins apte que Philippe à mobiliser
des savoirs déjà-là pour questionner et opérer sur le texte. Les verbalisations de chacun
révèlent qu’Alexis a intériorisé le métalangage construit en classe pour les critères
centrés sur les personnages et le problème narratif tandis que Philippe a utilisé et fait
82

appel à quasiment tous les critères, donnant même l’impression de les maîtriser au
moment où ils étaient formulés et adoptés par le groupe.

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AUTEUR
FRANCIS RUELLAN
CFP Lille, Equipe Théodile (E.A. 1764)
Francis Ruellan est né en 1956. Après avoir été instituteur, il est devenu formateur dans les CFP
de Lille et de Paris où il a assumé diverses responsabilités, notamment en matière de recherche.
Outre sa thèse, soutenue en janvier 2000 à l’Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 : Un mode de
travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’écriture au cycle 3 de l’école primaire, il a publié
une dizaine d’articles. Il s’est éteint en janvier 2003.
84

Partie 2. Pédagogie du projet et


didactique du français : éléments
pour un débat
85

Le beau souci de la preuve


Dominique Guy Brassart

1 Francis Ruellan a soutenu sa thèse en décembre 1999 à l’université Charles de Gaulle –


Lille 3. Il a su accepter de mettre un « point final » – ou plutôt des points de suspension,
puisqu’il disposait encore d’autres données empiriques non exploitées et que sa réflexion
ne s’est pas arrêtée avec la fin de la rédaction de ce mémoire – à un travail engagé depuis
plus de 10 ans et qui paraissait interminable : le premier recueil des données en 1992 avait
été précédé d’une phase de maturation commencée sous la direction de Michel Glattigny,
professeur de linguistique à Lille 3 qui s’intéressait à l’enseignement du français, dont
Yves Reuter a pris le relais en 1990, lors de son arrivée à Lille 3. Pendant une si longue
durée, aujourd’hui anormale, l’œuvre et l’homme se sont sans doute construits
simultanément, avec les bénéfices et les risques d’une telle alchimie, d’une telle
implication.
2 Le résultat de ce travail exceptionnel est un monument dressé à la gloire de ce que F.
Ruellan en est venu à appeler, au fil des pages, non plus un mode de travail didactique (le
titre du mémoire, Un mode de travail didactique pour renseignement-apprentissage de l’écriture
au cycle 3 de l’école primaire, est de ce point de vue presque trompeur), mais le mode de
travail didactique (MTD), le seul qui, à ses yeux, vaille d’être vécu et, vraisemblablement,
préconisé. Le « chef d’œuvre » qu’il propose à la manière des Compagnons du Devoir
comprend 2 volumes principaux (près de 900 pages) et 1 volume d’annexes (plus de 600
pages), une bibliographie finale de près de 160 titres (où ne sont pourtant pas reprises
toutes les références citées dans le corps du texte, Romian (1979) par exemple), un
dispositif quasi-expérimental avec 5 classes contrastées mais travaillant toute « en
projet » et 1 classe témoin, l’analyse de près de 250 textes d’élèves de CM1 recueillis en
pré-test, post-test et re-test, un suivi longitudinal pendant 5 semaines de la classe A (celle
qui vit « le MTD »), de l’évolution des productions écrites des élèves de cette classe et de 6
d’entre eux pour essayer de comprendre la genèse des phénomènes mis en évidence
« expérimentalement » et articuler l’évolution de ce que produisent les élèves et de ce
qu’ils en disent rétrospectivement au cours de plusieurs entretiens conduits par F.
Ruellan lui-même.
3 La dimension la plus remarquable de la recherche menée par F. Ruellan réside, à mes
yeux, dans la visée d’une complémentarité entre l’effort de contrôle « expérimental »
86

dans le recueil et l’analyse des données empiriques et la tentative d’interprétation


qualitative, entre la « fumée » et le « cristal », la complexité singulière et la réduction
structurante, la science « classique » et la science « romantique » (Luria 1985 : 230-237,
Sacks 1988 : 9-12), la compréhension et l’explication. De ce point de vue, F. Ruellan a sans
doute eu tort de sacrifier à ce qui tend à devenir un discours convenu et de minorer ses
résultats « expérimentaux » qu’il présente dans la 3è partie en une « petite » centaine de
pages. Contrairement à ce qu’il écrit (Ruellan 1999 : 379), cette « entreprise » et ses
résultats ne sont pas « vains », même s’ils ne correspondent pas tout à fait à l’espoir
caressé d’une validation objective du MTD, dès lors du moins qu’on ne les surinterprète
pas sans plus tenir compte des conditions de leur production. La déception (en réalité
non-fondée) de l’approche nomographique ne peut trouver sa compensation dans une
fuite en avant idiographique. Si « vanité » il y a, n’est-elle pas également dans la tentation
d’« épuiser le réel » qui traverse la quatrième partie du mémoire consacrée à l’étude
intensive de la classe A, en 450 pages, parfois – nécessairement – difficiles à lire quand le
pointillisme descriptif paraît devenir une fin en lui-même ?
4 Dans la mesure où toute recherche scientifique vise à produire des énoncés de savoir, elle
est, au fond, toujours soumise aux mêmes questions critiques fondamentales :
• compte tenu des données empiriques recueillies, quel énoncé de savoir est-il légitime
d’affirmer et selon quelle modalité d’extension ?
• quel est l’apport de la recherche à la communauté des chercheurs, voire, s’agissant de
recherche en éducation, des enseignants-formateurs et des praticiens ?
5 Prolongeant les discussions, les « disputes » que j’ai pu avoir avec F. Ruellan en
l’accompagnant épisodiquement dans sa recherche entre 1990 et 1999 et lors de sa
soutenance de thèse en décembre 1999, ces quelques pages esquissent des réponses à ces
questions. Elles constituent une modeste pierre au tombeau « mallarméen » que forme
cet ouvrage-hommage, pour que, par-delà la mort de celui qui la portait, vive sa pensée.

6 • Philosophe de formation, F. Ruellan s’intéressait d’abord à des problèmes d’éducation et


de pédagogie. C’est sans doute pourquoi toute la première partie de sa thèse (1999 : 8-163)
est consacrée aux « Eléments pour un mode de travail pédagogique ». Ce MTP postulé
idéalement et génériquement passe par le projet de production fonctionnelle, la
résolution de problème et le conflit socio-cognitif, l’étayage et la zone proximale de
développement, la conscience et la verbalisation, etc. Ce n’est que dans un second temps,
dans la deuxième partie (« Concevoir un mode de travail didactique pour l’enseignement
de compétences scripturales », 1999 : 164-275) que le MTP devient, dans la formulation,
« mode de travail didactique » (MTD), quand il trouve à s’appliquer spécifiquement à un
objet et à des contenus disciplinaires, en l’occurrence la rédaction d’un conte
merveilleux, et à un contexte d’enseignement-apprentissage, le CM1 du cycle 3 de l’école
primaire,
7 Cette relation de dépendance entre pédagogie et didactique n’est pas l’effet conjoncturel
d’une exposition rhétorique qui partirait du général pour aboutir au particulier. Elle est
construite comme telle et, à ce titre, discutable. Prise à la lettre, elle laisse entendre que,
quels que soient le domaine ou sous-domaine disciplinaire et l’âge des élèves, il n’y a
qu’une seule façon d’apprendre (et donc d’enseigner). Elle tend à transformer les théories
socio-constructivistes en prêt-à-penser d’une psychopédagogie générale à la mode voire
87

dominante1. Elle tend à faire des didactiques des disciplines des pédagogies appliquées,
des « pédagogies spéciales », comme on disait, jadis, dans les Ecoles Normales Primaires. Il
est certes possible qu’il existe des invariants non-triviaux qui traversent les didactiques
des disciplines scolaires, constituées ou en voie de constitution. Encore faut-il « y aller
voir » réellement, comparer les didactiques ente elles, sans accorder a priori à l’une
d’entre elles, du fait de son antériorité ou de son niveau de formalisation (la didactique
des mathématiques telle que la conçoit Brousseau, par exemple), le statut de modèle de
référence indépassable. A l’issue des travaux actuellement en cours sur cette question, on
pourra, si l’on veut, qualifier de « pédagogiques » ces invariants.
8 C’est dans cette perspective d’abord pédagogique qu’il convient peut-être de comprendre
la formulation a priori surprenante de l’hypothèse soumise à l’épreuve des faits. Au terme
de ses deux longues premières parties introductives (près de 300 pages), F. Ruellan avance
en effet comme suit son unique hypothèse théorique (1999 : 279-280) :
« nous faisons l’hypothèse qu’un dispositif susceptible de favoriser l’auto-socio-
construction de compétences scripturales se structure en articulant
dialectiquement les composantes suivantes :
• une pratique en situation de production/communication écrite pour faire l’expérience tâtonnée du
contrôle de l’activité scripturale (engager le questionnement, concevoir et modifier des plans
d’action, etc.) ;
• une analyse « spontanée » de l’activité scripturale (repérage des réussites et des problèmes, des
procédures efficientes), au cours d’échanges collectifs réguliers et non directifs ;
• une analyse plus construite et formalisée des problèmes d’écriture sous la tutelle de l’enseignant,
articulée à l’analyse spontanée et visant à la construction de réponses à investir lors des situations
de production/communication ;
• une co-élaboration évolutive de conseils pour écrire, censés contribuer à l’évolution des
représentations des buts assignés associés aux moyens requis ainsi qu’à la construction d’un univers
commun de référence ;
• un accompagnement en situation de production pour favoriser l’autorégulation par des usages
critiques et différenciés des outils critériés, utilisés comme « conscientiseurs » plutôt que comme des
objets à caractère injonctif voire normatif ;
• une clarification du fonctionnement du dispositif afin de faciliter la mutation des rôles par/pour la
prise en charge de la responsabilité stratégique de l’activité par l’élève. […] C’est bien l’unité
articulant ces composantes qui constitue l’hypothèse. »
9 En général, une hypothèse ne porte pas directement sur le modèle que l’on soumet à
l’épreuve des données empiriques, mais sur les données empiriques attendues : compte
tenu de l’analyse de l’état de la question qui est l’objet de la recherche, des conjectures
théoriques qu’il est logiquement possible d’en inférer, on s’attend à constater, lors d’une
observation provoquée et contrôlée, une série de faits observables. Cette prédiction
constitue l’hypothèse, qui sera déclarée validée ou non en fonction des données
recueillies. Si l’hypothèse est validée, la conjecture théorique ou le modèle dont elle est
issue sont jugés non pas vrais mais acceptables ou plausibles.
10 Telle qu’elle est formulée, l’hypothèse avancée par F. Ruellan paraît destinée à montrer
que tout développement de la compétence rédactionnelle s’explique exclusivement par
« le MTD », le « bon modèle » à suivre. Elle impliquerait une investigation qui consisterait
à partir des performances d’une série de classes à des épreuves de rédaction du conte, à
décrire-formaliser les pratiques didactiques des maîtres de ces classes en matière
d’enseignement-apprentissage de la rédaction et à évaluer leur degré de proximité avec le
MTD. Cette démarche nettement inductive n’est pas impossible. Elle est parfois, en partie,
mise en œuvre à grande échelle dans certaines académies quand, sur la base de résultats à
des épreuves communes comme celles du BEPC, on met en évidence, « toutes choses
égales par ailleurs », un effet établissement qu’on essaie d’expliquer par des pratiques
88

pédagogiques ou didactiques dont on ne préjuge pas. Elle ne correspond cependant pas à


la dynamique de la recherche entreprise par F. Ruellan qui vise à établir, classiquement,
que le MTD produit des effets d’apprentissage rédactionnel significativement supérieurs à
ceux produits par d’autres MTD et à comprendre comment ces effets, s’il existent, se
construisent. De ce fait, telle qu’elle est formulée, l’hypothèse ne peut être testée.

11 • Le MTD présenté par F. Ruellan a une histoire. Une possible généalogie est envisagée à
l’ouverture de la deuxième partie (p. 165) :
« En pédagogie et en didactique du français, le projet de modélisation qui anime
cette recherche n’est pas une idée neuve. A partir du Plan de rénovation (Rouchette
1971), la notion de style pédagogique que proposait Romian (1979), […] en
attestent. ».
12 Mais, sans doute parce que l’entrée est d’abord pédagogique et que le MTD est issu d’un
MTP supposé valoir pour l’enseignement/apprentissage de toute compétence, la
perspective est aussitôt abandonnée. Cet oubli de l’histoire de la didactique du français
est dommage. Il aurait été utile non pas tant de reconnaître des dettes mais de mettre en
évidence les spécificités du MTD élu par F. Ruellan et, ainsi, de contribuer à une forme de
capitalisation des connaissances. Il aurait été utile de montrer que la recherche et les
réformes en matière d’éducation peuvent ne pas simplement se prévaloir de l’argument
éphémère de la nouveauté. Il vaut donc la peine d’y revenir.
13 Le Plan de Rénovation de l’enseignement du français à l’école élémentaire (1971) a très
largement inspiré l’ensemble des textes officiels publiés entre 1972 et 1980 pour
l’élémentaire mais aussi pour le premier cycle du collège2.
14 L’économie générale du dispositif repose sur une dialectique « libération-pratiques de
communication/activités spécifiques de structuration » qui accorde à la
« communication » une priorité chronologique (temps 1) et quantitative (les deux tiers de
l’horaire officiel dévolu au français, Best 1978).
15 C’est parce qu’ils sont engagés dans des situations ou projets langagiers où ils ont à
« parler, écrire pour de bon à l’école » que les élèves se libèrent, lèvent les inhibitions qui
pèsent sur leur parole, se « désaliènent » (Best 1978 : 11) et tirent ensuite le meilleur
profit des temps de structuration du langage à travers l’étude de la langue. La « vraie »
motivation relève moins de l’affectivité d’un moi profond que de l’investissement dans
une situation de communication qui, en principe, fait sens pour les élèves dans la mesure
où elle est « fonctionnelle ». Référence est ici faite (Legrand 1973 : 99-133 : chapitre IX
rédigé par Hélène Romian), un peu à Claparède (1958, 4° édition : 165 sq. en particulier :
« Une méthode fonctionnelle d’enseignement de la langue ») et surtout à Jakobson (1963,
Best 1978 : 28-30). Le fameux schéma de la communication et l’analyse des fonctions du
langage à travers les traces linguistiques spécifiques que chacune laisse en surface des
messages servent ainsi à caractériser les pratiques de communication auxquelles sont
invités les élèves et à « programmer » de nouvelles situations. La grille « de Bourges »
(1975 Repères 28), par exemple, a été produite dans cette perspective par les équipes
INRP : ce classement d’une série d’activités de production écrite selon les fonctions de
Jakobson devait constituer un quasi « référentiel » didactique. L’essentiel était que les
maîtres diversifient les situations de façon à ce que, avec le temps, les élèves rencontrent
et mettent finalement en jeu l’ensemble des fonctions du langage (Best 1978 : 11). Nulle
89

interrogation donc sur la complexité réelle de toute situation de communication en


milieu scolaire, même (et surtout) quand cette situation est dite « authentique » (Bautier-
Castaing 1982), quand on fait comme si on n’était pas à l’école.

Figure 1 : Organigramme du Plan de Rénovation

1971 Recherches Pédagogiques 47, p. 31

16 Les activités d’apprentissages systématiques de la phase de structuration portent sur la


langue et non sur la parole (au sens de Saussure). Ce sont les unités linguistiques infra-
phrastiques ou phrastiques qui sont concernées. La seule activité de structuration où il
pourrait être question de phénomènes textuels ou discursifs supra-phrastiques est la
« reconstitution de texte ». Mais cet exercice d’imprégnation, qui n’est pas l’occasion
d’analyse explicite même intuitive, est mis en relation avec des objectifs grammaticaux,
orthographiques voire lexicaux et non pas proprement textuels. Ce sont d’ailleurs des
paragraphes qui lui servent de supports et non des ensembles textuels courts mais
complets.
17 Tout se passe donc comme si l’école ne prenait pas en charge l’enseignement-
apprentissage des compétences textuelles et discursives, ces composantes centrales d’une
« compétence de communication » (Hymes 1972) qu’elle se donne pourtant comme
objectifs3. Elle laisse aux élèves le soin d’intégrer comme ils le peuvent ces quasi pré-
requis que sont les savoirs et savoir-faire (infra-)phrastiques dans leurs compétences à
produire et à comprendre des textes et des discours. Or ce saut qualitatif de la phrase au
texte est difficile à franchir. D’une part, l’environnement socioculturel de certains élèves
ne leur offre vraisemblablement pas des pratiques sociales de référence qui pourraient les
y aider. D’autre part et surtout, au lieu de clarifier cognitivement ce qui est en jeu dans le
traitement des textes et des discours, la logique des démarches d’enseignement risque de
faire croire aux élèves qu’un texte se réduit à une addition de phrases bien formées.
90

18 Dans la mesure où les évaluations scolaires, en français mais aussi dans d’autres
disciplines, se font souvent par le truchement de la production/compréhension de textes
et de discours, l’école paraît ainsi classer, trier et sélectionner les élèves sur/au moyen de
compétences qu’elle ne leur a pas enseignées/fait apprendre. Ces distorsions entre
objectif général affiché, contenus d’enseignement effectifs et procédures d’évaluation
peuvent constituer quelques uns des biais par lesquels, à l’école, se construisent les
échecs scolaires, se transforment en échecs scolaires des différences ou inégalités
socioculturelles.
19 Plusieurs raisons peuvent expliquer ce qui apparaît, rétrospectivement, comme une
impasse didactique. Elles relèvent, entre autres :
• du primat de la linguistique phrastique : c’est elle qui est censée garantir la solidité
didactique du Plan de Rénovation en permettant la mise au point de « nouveaux » contenus
d’enseignement scientifiquement fondés qui rajeunissent la grammaire scolaire sans
bouleverser les équilibres classiques. Textes et discours sont renvoyés dans le domaine non-
connaissable de la parole ou de la performance, et donc du non-enseignable.
• de l’idéologie du texte littéraire : avec, au début du XIX e siècle, la mort de la rhétorique de
l’inventio et de la dispositio et la naissance de l’idéologie « romantique » du texte littéraire,
de sa production (l’auteur comme subjectivité unique, originale et inspirée) et de sa
réception (la communion de deux âmes), c’est l’idée même d’un enseignement des textes et
des discours qui est récusée. La compétence à produire et à recevoir des textes et des
discours ne doit pas s’enseigner sous peine de déshumanisation.
• et du poids de la tradition scolaire française, de ce « préjugé séculaire [qui] réservait à
l’enseignement secondaire les exercices de composition » (Rulon et Friot 1962 : 147). Les
textes officiels réunis par Chervel (1992) montrent clairement l’origine, la persistance et le
contenu de la dichotomie « primaire/secondaire » dont hérite la réflexion sur
l’enseignement du français des années soixante-dix.

20 • Le MTD théorique de F. Ruellan (1999 : 164-275) retrouve l’alternance constitutive du


Plan de Rénovation (PR) et, plus largement, de la pédagogie Freinet et de l’Education
nouvelle (GFEN). Il se démarque du PR par deux aspects majeurs : les objets langagiers
travaillés et la place accordée à la verbalisation « méta » par les « situations différées ».
21 A l’évidence, le MTD vise à construire et développer les compétences rédactionnelles des
élèves et les objets de travail retenus sont d’ordre trans-ou supra-phrastique et textuel (le
conte merveilleux comme genre du narratif). La perspective de F. Ruellan croise de fait le
mouvement d’analyse critique menée, à la fin des années soixante-dix et au début des
années quatrevingt, au sein même des équipes INRP à l’égard du PR et des IO qui l’ont
suivi (par exemple Brassart et Gruwez 1983, 1984, 1985). Ce mouvement a été marqué,
après les changements politiques de 1981, par la reconstitution d’équipes de recherche en
didactique du français à l’INRP et en particulier, en 1984, du groupe EVA animé par
Claudine Garcia-Debanc et Maurice Mas, dont les travaux sur l’évaluation des écrits à
l’école primaire seront publiés entre autres en 19914. Il s’est traduit par la publication des
I.O. pour l’école primaire dans lesquelles apparaissent les éléments d’une « rhétorique »
de la production langagière (« genres » p. 34 ou « modes de discours » p. 33 descriptifs,
narratifs, argumentatifs, explicatifs ; « règles de conception, de composition et de
91

rédaction » p. 31), au moment où la psycholinguistique textuelle cognitive concrétise sa


« percée » en France5.
22 La contribution originale de F. Ruellan à la modélisation des didactiques du français est
ailleurs. Alors que le modèle PR est une alternance spiralaire de deux moments : les
situations fonctionnelles de communication (SF) et les situations de structuration (SSt), le
MTD introduit un troisième type de situation : les situations différées (SD).
23 L’idée et la formulation, un peu ambiguë, sont reprises de Jaffré entre autres (1986 : 59).
Les SSt sont elles-mêmes des situations différées ou « distanciées » (Reuter 1996 :106-108)
par rapport à la situation fonctionnelle d’écriture : on y travaille, par des exercices ou des
entraînements proposés par l’enseignant dans un temps autre que celui de la production,
des problèmes langagiers rencontrés et non résolus initialement et immédiatement dans
les SF, dans l’espoir de construire des compétences qui seront mobilisées ensuite en SF 6.
Ce qui caractérise les SD n’est donc pas d’être disjointes des SF et de l’action de
production. Les SD du MTD ne sont pas des moments de résolution de problème mais de
« débats à fonction problématisante » animés et menés par l’enseignant (Ruellan 1999 :
137-138, reprenant Halté 1989 :19). Comme chez Jaffré (1986), les SD sont dites différées
non pas par rapport aux SF mais par rapport aux SSt : c’est la résolution des problèmes
repérés en SF et élaborés en tant que tels en SD qui est différée en SSt.
24 Chez F. Ruellan, les SD ne sont pas seulement des prodédeutiques aux SST. D’une part, il
peut arriver que le produit du travail en SD n’appelle pas une SSt et soit directement
exploitable en SF. C’est le cas notamment des critères de réussite qui sont explicités et
socialisés en SD à partir des « solutions bricolées » en SF et mis en perspective
d’utilisation ultérieure en SF (Ruellan 1999 : 238 et 243). D’autre part, les SD ont aussi
vocation à faciliter le réinvestissement en SF de ce qui a été travaillé en SSt en mettant le
nouveau savoir en rapport avec ceux déjà acquis antérieurement et en le rendant
opérationnel comme outil pour la production.
25 Les SD sont ainsi au coeur du MTD développé par F. Ruellan (1999 : 386) selon une
alternance rythmée par construction comme suit :
SF → SD (→ SF →SSt →SD) → SF….
26 Conformément à ses options psychopédagogiques initiales, il met l’accent sur la
verbalisation métacognitive et la prise de conscience, vise une maîtrise symbolique et non
pas seulement pratique des compétences rédactionnelles. Il parie sur les interactions
socio-cognitives pour dépasser les limites de la prise de conscience et ses écarts par
rapport à la réussite observés par Piaget (1974 a et b).
27 Peut-être F. Ruellan minore-t-il les effets des rapports sociaux au langage analysés par
Lahire (1993) et dont il ne dit rien. Peut-être oublie-t-il que les compétences
rédactionnelles et textuelles sont de l’ordre des savoir-faire et des connaissances
procédurales, ou stratégiques étant donnée la complexité des tâches (Fayol 1993, Fayol et
Monteil 1994) et que, si leur développement-acquisition passe sans doute par une ou des
phases méta-procédurales (Karmiloff-Smith 1979, 1986, 1993) et s’accompagne d’un
développement métacognitif (Flavell 1985 : 31), les effets de cette « activité méta » ne sont
pas nécessairement toujours conscients ni verbalisables en un « comment j’ai fait pour… »
7
et peuvent rester épilangagiers (Karmiloff-Smith 1979,1993, Culioli 1976).
92

28 • F. Ruellan décrit très précisément les phases du travail en MTD mené dans la classe A où
il s’incarne (1999 : 388-524). Ce « cahier-journal » du MTD pratique fournit les pièces qui
nous permettent de formuler quelques remarques et questions et de moduler
l’architecture théorique du MTD dont l’épure vient d’être présentée (Ruellan
1999 :164-274).
29 On constate d’abord, en reprenant la catégorisation en SF, SD et SSt proposée par F.
Ruellan lui-même des 78 moments qui scandent le travail, que la durée totale consacrée
aux SF représente à peine la moitié de la durée du projet dans son ensemble. Le MTD
pratique semble s’écarter significativement du PR qui préconisait de consacrer les deux
tiers du temps aux activités de communication en SF.
30 En réalité, les choses sont un peu plus compliquées du fait du caractère inévitablement
discutable de la catégorisation des moments didactiques voire de leur repérage dans le
continuum temporel.

Nombre Durée totale

SF 34 22 heures 30

SD 24 11 heures

SSt 20 12 heures

31 On peut en effet se demander :


• pourquoi sont étiquetées SF certaines activités de la première semaine (8-13/10) consacrées
au choix d’une stratégie discursive, au rappel des outils à utiliser, ou la discussion collective
de la situation 2 (vendredi 14/10, 9 h 30-10 h) sur « qu’est-ce qu’un conte ? », alors que la
situation 4 (lundi 17/10 9 h 10-10 h) au cours de laquelle la classe discute de la place et du
rôle des personnages est dite SD (Ruellan 1999 : 395) : est-ce parce que, par construction, les
premières situations sont nécessairement fonctionnelles ? ;
• ce qui différencie la SSt 10 de recherche collective sur le rôle des personnages du conte
Aladin (jeudi 20/10, 9 h-10 h 15) de la SF 14 passée à visionner deux écrits (sic) à la
bibliothèque municipale (Le Petit Prince et Le joueur de flûte de Hamelin) et à chercher à savoir
si et pourquoi il s’agit de contes (vendredi 21/10, 15 h-16 h 20) (Ruellan 1999 : 395-395-396) ;
• en quoi, autrement que par la variation petits groupes vs groupe-classe, les moments 26, 27,
32 et 39 identifiés comme SSt et consacrés à la critique de contes produits par des élèves de
la classe, avec lecture individuelle, échanges en binômes ou rédaction individuelle des
critiques et discussion collective, se différencient des moments 22 et 24 qualifiés de SF et
consacrés à l’évaluation mutuelle en trinômes des premières versions des contes (Ruellan
1999 : 397-398).
32 De même, les SD ne semblent pas toujours jouer le rôle qui leur a été théoriquement
assigné dans le MTD, celui d’engager un débat sur un problème rencontré dans une voire
plusieurs SF qui précèdent et d’appeler, si nécessaire, à une ou des SSt ultérieures. Selon
notre pointage, la moitié des 24 SD identifiées comme telles par F. Ruellan (1999 : 395-400)
précède des SF. Parfois (Ruellan 1999 : 397), l’alternance SF/SD est très rapide au cours
d’une même séquence horaire comme, par exemple, celle du lundi 7/11, 8 h 30-10 h :
• 19 SF (ou SD ?) : retour sur les enjeux du projet (8 h 30-8 h 45)
93

• 20 SF : lecture individuelle de la première version rédigée avant les vacances (8 h 45-8 h 55)
• 21 SD : échange d’impressions après la lecture de la première version (8 h 55-9 h 10)
• 22 SF : évaluation mutuelle des premières versions en trinômes (9 h 15-9 h 45)
• 23 SD : bilan collectif sur l’intérêt des échanges en trinômes (9 h 45-10 h)
33 Du point de vue des élèves, ces questions n’ont sans doute pas grande importance puisque
c’est l’ensemble des 78 moments qui est supposé prendre sens pour eux dans la mesure où
chaque situation contribue à la réalisation du projet de communication auquel les élèves
adhèrent en principe. Du point de vue de la recherche et de ce qu’on peut légitimement
en conclure, il en va tout autrement puisque c’est le contrôle des variables qui président
au recueil des données empiriques qui est en jeu et, plus fondamentalement, la
caractérisation du MTD théorique soumis à l’épreuve des faits.
34 Les SD constituent aux yeux de F. Ruellan l’option critique de sa thèse. Mais, d’une part,
leur présence et leur poids relatifs dans le MTD pratique ne sont pas toujours clairement
établis. D’autre part, il n’est pas sûr que les MTD pratiques des classes qui font a priori
contraste avec la classe qui incarne le MTD élu par F. Ruellan, se caractérisent en réalité
par l’absence de toute SD. Toutes ces classes (sauf une classe témoin) travaillent en effet
en projet d’écriture longue (Ruellan 1999 : 293) et il est peu vraisemblable que ce mode de
travail n’implique pas, quasi naturellement, des moments de SD, certes plus ou moins
fréquents, importants et formalisés. Faute de disposer du « cahier-journal » de ces classes,
il est cependant impossible de clarifier ce point pourtant essentiel pour la recherche.
35 • Le dispositif quasi expérimental vise à comparer les effets du MTD mis en œuvre en 1992
dans la classe A à ceux produits par quatre autres modes de travail dans quatre classes
auxquelles est ajoutée une classe témoin :
• classe B : alternance SF et SSt mais pas de SD puisque, même si les critères de réussite sont
élaborées collectivement en SSt, c’est l’enseignant qui assume, en grande partie, le passage
des SF aux SSt en repérant et en formulant lui-même les problèmes rencontrés le plus
fréquemment dans les textes des élèves,
• classe C : accent mis sur l’implication dans les SF, avec peu de SD ou de SSt et sans
explicitation socialisée et capitalisée de critères de réussite,
• classe D : réécriture en SF à partir des notions travaillées en SSt selon un programme défini a
priori par l’enseignant,
• classe E : schématisations et critères textuels issus de lectures de contes, mais pas de
pratique d’écriture,
• classe T : ni écriture ni travail sur le conte.
36 Les élèves des six classes sont soumis à un pré-test et à un post-test ainsi qu’à un re-test
(rédiger un conte merveilleux). Leurs productions (238 textes) sont analysées selon sept
critères :
• ancrage de l’histoire dans un univers merveilleux (trois valeurs : univers quotidien, univers
non-quotidien mais non-merveilleux ou éléments non-fonctionnels de merveilleux, univers
merveilleux plus ou moins fonctionnel),
• présence d’une trame narrative intégrant l’apparition, le développement et la résolution
d’un (de) problème (s) (quatre valeurs : suite d’actions juxtaposées, séquence d’actions
cohérente mais non dramatisée par un problème ou une intrigue, séquence narrative avec
absence ou minoration de la situation finale, séquence narrative complète),
• nombre de personnages, nombre de personnages à fonction précise, nombre de personnages
à fonction précise bien amenée,
• intégration des paroles de personnages : nombre de répliques fonctionnelles,
94

• utilisation cohérente des désignateurs des personnages : nombre de chaînes anaphoriques


simples vs variées,
• emploi plus ou moins maîtrisé d’une base temporelle adaptée (temps et marqueurs de temps
et de lieu de l’énonciation récit) : non-maîtrise, maîtrise partielle, maîtrise globale,
• nombre de mots, considéré comme indice de l’implication des élèves dans l’activité
d’écriture et, en association avec d’autres critères, du développement de la compétence
(Ruellan 1999 : 324), nombre de phrases correctes du point de vue de la syntaxe et de la
ponctuation, longueur des phrases.
37 Cette série de critères d’analyse des textes, qui constituent autant de variables
dépendantes, couvre un très large spectre. Ils ne sont cependant pratiquement pas
construits théoriquement. On ne trouve que trois références bibliographiques dans les
pages que F. Ruellan consacre à leur présentation (1999 : 304-335) 8. Le contraste est
saisissant par rapport à l’abondante bibliographie psychopédagogique mobilisée par
ailleurs, comme si, par-delà ces critères, les contenus didactiques propres aux disciplines
pouvaient faire l’économie d’une problématisation scientifique critique et se satisfaire
d’une culture devenue commune. De ce fait, en l’absence de tout cadrage théorique issu
en particulier de la psycholinguistique génétique textuelle, les valeurs des critères
semblent conçues comme les traces d’un développement linéaire vers une compétence
experte supposée, comme des manques par rapport à cette référence normative. La
longueur des textes est, par exemple, identifiée a priori par F. Ruellan comme indice
d’investissement (psychoaffectif) des sujets dans la tâche, mais aussi et surtout comme
signe de développement de la compétence rédactionnelle. Cette affirmation aurait pu être
vérifiée empiriquement (ce qui n’est pas fait en dépit de ce qui était annoncé cf. supra), à
la lumière de travaux comme ceux de Karmiloff-Smith (1986, 1993) qui montre que le
développement d’une certaine maîtrise textuelle s’accompagne, dans un premier temps,
d’une diminution de la longueur des productions.
38 Par la synthèse des écarts pour chaque classe entre pré-test et post-test à chacun des sept
critères d’analyse retenus9, F. Ruellan aboutit à un résultat qu’il interprète comme
favorable à la classe B qui enregistre une progression très significative sur cinq des sept
critères. Dans ces conditions, son hypothèse n’est pas validée dans sa dimension critique,
celle du rôle des SD. La déception, à la hauteur de son engagement et de son espérance
militants, le conduit à récuser la « vanité de [son] entreprise » expérimentale et à
renoncer à tout « souci de généralisation » au bénéfice d’un pur et simple « constat
singulier » (p. 379). Il a évidemment tort de « jeter le bébé avec l’eau du bain » 10.
39 F. Ruellan a mené son entreprise expérimentale honnêtement, aussi complètement que
cela est possible en sciences humaines hors du laboratoire. Certes, hormis pour la classe A
à laquelle il consacre une quasi monographie, la dynamique pédagogique et didactique
des projets (durée totale réelle des activités durant les cinq semaines des projets, durée et
rythme d’alternance de chaque type de situation SF, SD et SSt, types d’exercices réalisés
en SSt par rapport à ceux proposés par F. Ruellan) n’est pas décrite finement. Mais son
contrôle en situation de classe ordinaire est impossible. Tel est le prix à payer, et il n’est
pas trop fort, à la validité écologique des résultats de la recherche.
40 Les résultats de la classe A sont également positifs11, même s’ils sont moins spectaculaires
que ceux de la classe B en raison d’un niveau initial élevé et d’effets de plafond sur
certains critères.
95

41 Enfin et surtout, la place et le poids réels des SD dans le MTD pratique de la classe A sont,
on l’a vu, sujets à discussion, alors même que ces SD ne sont sans doute pas absentes dans
la classe B. Dans ces conditions, F. Ruellan peut conclure avec une certaine confiance à
l’intérêt d’une didactique de la composition écrite, au cycle 3 de l’école primaire, qui
s’appuie sur une alternance entre SF liées à un projet de communication, SSt et SD
formalisées ou non.
42 Cet apport à la communauté des chercheurs et des praticiens est loin d’être négligeable.
Dans une conjoncture historique différente, il aurait pu prendre l’allure de la validation
d’un PR2.

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NOTES
1. La publication du SGEN-CFDT de l’académie de Lille a récemment ouvert ses colonnes à une
professeure des écoles stagiaires de l’IUFM Nord - Pas-de-Calais. Elle s’y plaint, au nom de sa
liberté pédagogique, qu’on lui ait présenté les « pédagogies actives » comme les seules possibles,
sans réelle analyse critique des pédagogies transmissives. Réaction saine sans doute, dès lors
qu’une formation professionnelle universitaire se caractérise d’abord par le droit au libre
examen, mais aussi fascinant retournement de l’histoire (pour les gens de ma génération…) qui
frappe une proposition alternative, « récupérée » par l’institution et apparemment devenue,
comme disait Barthes « encratique ».
2. 1972 : Instructions relatives à l’enseignement du français à l’école élémentaire (issues des
travaux de la commission Rouchette et en particulier du Plan de rénovation rendu public en 1971
sous le titre « L’enseignement du français à l’école élémentaire. Principes de l’expérience en
cours » (Recherches Pédagogiques 47, Paris : INRDP), et, dans une présentation intégrale et
militante, sous le titre « La réforme de l’enseignement du français vue par ceux qui
l’enseignent… » (L’Enseignement Public, revue de la FEN, supplément au n° 5, décembre 1973, 3°
édition). Cf. Legrand (1977 : 142-176) pour un retour critique sur cette période par l’un de ceux
qui en furent les acteurs. 1978 : Contenus de formation à l’école élémentaire. Cycle élémentaire.
1980 : Contenus de formation à l’école élémentaire. Cycle moyen.
1977-1978 : Textes officiels sur l’enseignement du français et des langues anciennes en 6° et 5°
des collèges.
3. « L’objectif majeur sera de développer chez tous les enfants la capacité de communiquer et de
s’exprimer avec aisance, clarté et correction, oralement et par écrit, dans la langue
d’aujourd’hui » (« dans les situations de communication courante », précise-ton pour l’oral).
Cycle Moyen — 1980.
« L’enseignement du français dans les collèges vise, en premier lieu, à donner à tous les enfants
et adolescents, selon leur degré de maturation, la capacité de communiquer et de s’exprimer avec
aisance et clarté, oralement et par écrit, dans la langue d’aujourd’hui. […] Apprendre à chacun à
s’exprimer dans les conditions requises par toute situation de communication, sans risque de
malentendu ou de disqualification, c est améliorer les échanges au sein de la collectivité et
contribuer à harmoniser les chances. » Classes de Sixième et Cinquième — 1977.
4. Un Plan de Rénovation 2 (PR2) aurait pu voir le jour à ce moment, que, sur d’autres bases,
appelait de ses vœux Hélène Romian dans sa préface à l’Essai d’évaluation des effets d’une pédagogie
du français, i.e. du PR1 vs pédagogie Freinet vs « pédagogie traditionnelle ». (1980 et 1981). Tel n’a
pas été le cas, peut-être parce que le Plan Rouchette/PR1 a été institutionnellement un échec
dont certaines causes ont été analysées (Legrand 1977, Chobaux et Segré 1981).
5. C’est en 1985, chez Delachaux et Niestlé, que J.-P. Bronckart publie Le fonctionnement des
discours et M. Fayol Le récit et sa construction.
6. On peut se demander si l’enseignement de la grammaire phrastique, toujours prévu dans les
IO, n’implique pas nécessairement une progression et une programmation peu compatible avec le
caractère opportuniste des SSt. D’où la proposition de réserver un temps spécifique à cet
enseignement-apprentussage dans des situations dites décrochées (par rapport aux SF),
distinctes des SSt différées (Brassart et Gruwez 1983, 1984, 1985).
98

7. Sur le « dire du faire », voir Lahire (1998a) qui, en tant que sociologue, tente de « situer dans le
fonctionnement du monde social » les raisons de la fréquente « non-conscience » des acteurs à
l’égard de leurs pratiques et de leurs savoirs, de la distorsion entre ce qu’ils font et savent et ce
qu’ils disent faire et savoir. Voir aussi Lahire (1998b : 169-188 en particulier) pour une critique
vive, aux accents parfois boudonniens, des notions bourdieusiennes d’habitus et de sens pratique.
L’inégale aptitude des hommes à la maîtrise symbolique de la pratique en fonction de leurs
conditions matérielles d’existence et du degré l’urgence de la pratique (Lahire 1998 :171
rapportant Bourdieu et Passeron 1970 : 64-65), n’est pas sans rappeler certaines « thèses » datées
de Mauss (1991/1924 : 306) : « […] Seul l’homme civilisé des hautes castes de nos civilisations et
d’un petit nombre d’autres […] sait contrôler les différentes sphères de sa conscience. Il diffère
des autres hommes. […] Il est conscient. Il sait alors résister à l’instinct ; il sait exercer, grâce à
son éducation, à ses concepts, à ses choix délibérés, un contrôle sur chacun de ses actes. [Il] n’est
pas simplement un homme duplex, […] il est « divisé » : son intelligence, la volonté qui lui fait
suite, le retard qu’il met à l’expression de ses émotions […] l’empêchent d’abandonner toute sa
conscience aux impulsions violentes du moment. […] Mais ce ne sont pas ces hommes que nous,
sociologues, avons généralement à étudier. […] L’homme moyen de nos jours – et ceci est surtout
vrai des femmes – et presque tous les hommes des sociétés archaïques ou arriérées, est un
« [homme] total : il est affecté dans tout son être par la moindre de ses perceptions ou par le
moindre choc mental. »
8. Reuter (1991 Introduction à l’analyse du roman) sur quelques catégories narratologiques
générales (1999 : 314 et 316), Fayol (1985) pour une reprise ponctuelle et partielle de l’approche
psycholinguistique d’Applebee (1999 :317) et De Weck sur les chaînes anaphoriques (1999 : 328).
9. Faute d’avoir recours à un outil statistique comme l’analyse factorielle des correspondances, F.
Ruellan ne croise pas ces critères (sauf univers et trame narrative) et ne permet pas au lecteur de
le faire puisqu’il ne donne pas en annexes le détail des résultats de chaque élève. Il ne peut ainsi,
malheureusement, mettre en évidence des « profils » de rédacteurs et situer l’analyse à un niveau
intermédiaire entre les groupes-classes et les individus singuliers de sa quatrième et dernière
partie.
10. Toute la quatrième partie (1999 : 388-858) est consacrée à une analyse compréhensive des
dynamiques à l’œuvre dans la classe A, de l’évolution des productions des élèves de cette classe,
d’entretiens avec six de ces élèves. Contrairement à ce que F. Ruellan écrit ici ou là, elle ne peut,
faute d’éléments de comparaison, être conclusive quant aux effets du MTD. La richesse et la
finesse de l’analyse sont telles cependant qu’elles autorisent (on l’a vu à propos des SD)
l’émergence de nouvelles hypothèses. La mort a empêché F. Ruellan de les formuler précisément
et de les soumettre, patiemment et humblement, comme il savait si bien le faire, à l’épreuve des
faits.
11. Ils se maintiennent en re-test, six mois plus tard, dans des conditions trop faiblement
contrôlées cependant pour que F. Ruellan s’autorise à en tirer des conclusions fortes.
99

AUTEUR
DOMINIQUE GUY BRASSART
Equipe Théodile (E.A. 1764)
Université Charles de Gaulle - Lille 3
IUFM Nord - Pas-de-Calais
100

Les “situations différées” de Francis


Ruellan : fécondité et zones d’ombre
d’un espace de problématisation
Jean-Paul Bernié

1. Une présence remarquable


1 A peine passé le portique d’entrée, l’importance de la notion de situation dans la thèse de
Francis Ruellan frappe le lecteur. Ce sur quoi le titre focalise l’attention, le « Mode de
travail didactique », livre progressivement son architecture, au milieu de références
multiples au domaine de la pédagogie, à la stratégie dite de projet, à « l’émergence du
sujet ». La curiosité s’éveille lorsque l’on croit comprendre que l’objectif est de faire sortir
le projet du pédagogique pour le faire entrer dans le didactique. Elle redouble lorsque l’on
découvre un usage à la fois discret et intensif de la notion de « situation » ; et dans les
volumes eux-mêmes la place qu’elle y prend, à la fois thème récurrent, cadre d’analyse et
objet analysé et théorisé en lui-même, occupant de substantielles portions d’un travail
monumental (définitions dans la Première partie, ch. 4 et dans la Deuxième Partie,
chapitre 3 ; principe continu de l’analyse de la démarche de « travail en projet » tout au
long de l’imposant Chapitre 1 de la Quatrième partie – 136 pages !). Et l’on ne tarde pas à
percevoir l’originalité profonde du point de vue : l’articulation de différents types de
situations apparaît comme le moyen de donner une consistance didactique à des travaux
inscrits dans une logique de projet. Je suis très loin d’avoir tout lu dans ce domaine, mais
ce rôle donné à la notion de situation en didactique du français m’a paru tout à fait neuf
même si beaucoup de chercheurs ont utilisé le terme. A l’observer plus attentivement, le
système de situations mis en place par Francis Ruellan m’a interpellé de plus près encore :
comme s’il me proposait un moyen de chercher, au delà du contexte constructiviste qui
fragilise son édifice, une première esquisse de l’organisation didactique nécessaire au
développement de notre hypothèse Bordelaise de « communauté discursive », en me
tendant une passerelle entre modes d’apprendre et objets.
101

2. Quelques remarques sur l’utilisation des références


à la notion de « situation » en didactique du français
2 En prenant quelque distance avec cet enjeu personnel, il me semble également que ce
travail intéresse toute la didactique du français, qui ne dispose pas de théorie des
situations, qui utilise certes le terme mais dans des acceptions diverses et très rarement
explicitées, et à des lieues du modèle intégrateur de tout travail didactique joué pour les
mathématiques par la théorie des situations élaborée par Guy Brousseau. Bien entendu,
l’histoire de la discipline « français » et de sa didactique a amené cette dernière à
privilégier la quête d’objets d’enseignement, à la fois pour en doter le volet littéraire et
pour tenter d’unifier le paradigme disciplinaire marqué par la cassure entre langue et
littérature (d’où les entrées didactiques privilégiées pendant une vingtaine d’années pour
la lecture, « méthodique » avec des avatars, mais aussi pour la production d’écrits ; d’où
également l’apparition du discours et de l’énonciation, « affaire de discours » comme le
titrait le n° 128 du Français Aujourd’hui).
3 La didactique du français, discipline d’objet… Quand arrivent les premières remises en
question, elles orientent l’attention sur l’activité de l’élève et les pratiques enseignantes 1.
Ce premier pas devrait se poursuivre en direction de la notion de situation puisque
l’activité de l’élève est par définition une « action située » en vue d’une « cognition »,
située elle aussi ipso facto. Mais, pour notre petit monde de francisants, le moment ne
semble pas encore tout à fait venu de considérer la notion de situation comme le cadre a
priori de toute démarche didactique, comme le lieu intégrateur de tout ce qui peut se
penser sur l’enseignement/apprentissage. Tout ce qui s’écrit sur la mise en œuvre des
savoirs, sur l’activité de l’élève et sur les pratiques enseignantes suppose toujours des
situations, bien sûr ; le terme est parfois évoqué ; il n’est jamais en lui-même objet d’étude
ni de conceptualisation, c’est un cadre qui va de soi et sert de support à une réflexion
orientée vers d’autres éléments de la didactique. Sauf dans un cas précis, celui de l’école
maternelle, sur lequel nous reviendrons, on parle de dispositifs, d’activités, de
démarches, on ne parle pas de « situation ». Nous avons relevé, sous la plume de
Françoise Ropé, deux revues de question ; l’une dans les Actes du colloque de Cerisy de
1989, publiés sous le titre Perspectives didactique en français dans la collection « Didactique
des textes » de l’Université de Metz, et réunissant les contributions surplombantes de D.G.
Brassart, C. Garcia-Debanc, J.F. Halté, M. Lebrun, A. Petitjean et G. Legros ; l’autre dans Les
interactions lecture-écriture (Y. Reuter, dir.), actes d’un colloque organisé par l’équipe
Théodile et publiés chez Peter Lang en 1994. Aucune de ces deux revues de question, et
aucune des contributions de ces deux volumes, ne fait à un moment quelconque place à la
notion de « situation » comme objet d’étude. On saisit des références à cette notion en
arrière-plan de réflexions concernant par exemple l’identité ou la différence entre
processus cognitifs, culturels ou psychologiques en lecture et en écriture ; on trouve des
allusions aux « situations de communication », voire « de découverte » ou « de
recherche » : mais hors de la dimension communicative, il est peu d’aspects de la
réflexion ou de la recherche en didactique du français langue maternelle qui s’intéresse
au rapport entre les modes d’organisation de l’activité de l’élève, à l’agencement de ces
modes, ni qui convoque la notion de situation ou la caractérise selon sa fonction dans la
construction des connaissances.
102

4 F. Ropé peut dire, dans son étude de 1989, « C’est incontestablement au niveau de la
transformation des contenus que la recherche en DFLM excelle pendant des trois
périodes » (p. 135 ; les périodes en question englobent les années 1970-1984). Dans sa
contribution de 1994, elle aborde p. 194 les recherches sur les ateliers de lecture-écriture :
ce cadre apparemment propice à une réflexion sur la notion de « situation » est en réalité
saisi dans une optique qu’elle appelle « psychopédagogique » ; dans cette perspective, la
notion de situation n’apparaît que sous un éclairage sociologique, pour définir la
spécificité de la production de textes à l’école. C’est encore le sens que lui donne un sous-
titre d’un numéro bien plus récent de « Pratiques » consacré à L’écriture et son apprentissage
(n° 115-116) : les deux articles réunis sous l’appellation « Représentations des enseignants
et situations d’écriture dans les classes » ne s’occupent pas d’analyser ce qu’ils appellent
« situation scolaire » ou « situation de travail ». Sur une trentaine de numéros du Français
Aujourd’hui, le terme « situation » n’apparaît que dans le titre de deux contributions. Dans
un cas, il ne sert qu’à évoquer le cadre d’une activité (« Brouillons d’étudiants en situation
d’examen », par A. Piolat, J.Y. Roussey et R Fleury, n° 108). L’autre pose un problème
communicatif (« Quelles situations pour apprendre à argumenter ? », par C. Golder et D.
Pouit, n° 123), et l’objectif est d’élucider les caractéristiques communicatives des
moments d’étude visés.
5 Il y a donc une inflexion, certes, mais la définition des situations est alors étroitement
dépendante de la nature de l’objet et de l’activité requise par l’appropriation de cet objet,
ce qui fait que l’étude de l’activité-forcément située-ne reçoit pas non plus le traitement
qu’elle exige. A travers la notion de situation, c’est le cadre d’intelligibilité de l’activité
qui est en cause. Un tel souci rend pourtant compte de l’apparition de réflexions sur les
situations dans d’autres contributions qui n’en font pas leur titre : par exemple, celle de
R. Tomassone, dans « Place et modalités de l’étude de l’énonciation à l’école primaire » (n
° 128) : abordant en conclusion la définition d’un « cadre approprié » (p. 47), l’auteur
signale : « Quant à l’oral, il est contraint par la situation de communication immédiate ».
C’est le même statut que l’on trouve dans la contribution de Lizanne Lafontaine, « Vers un
véritable enseignement de la communication orale en classe de français langue
maternelle » (n° 141).
6 Les didacticiens de l’oral et les spécialistes de l’école maternelle font donc un usage de la
notion dépassant progressivement la simple évocation du cadre d’une acquisition, pour
aller vers la définition et l’analyse des conditions mêmes de cette acquisition. Par
exemple, C. Le Cunff et M. Grandaty (« Situations de discours explicatif oral/écrit aux
Cycles 1 et 2 – Performances, activités métalangagières et étayage », Repères n° 9, Activités
métalinguistiques à l’école, INRP, 1994), lient deux notions qui vont jouer un rôle
grandissant (y compris dans les travaux de Francis Ruellan), celles de situation et celle de
fonctionnalité : « Avec de jeunes enfants, il s’agit de construire des situations impliquant
le métadiscursif de manière fonctionnelle dans le cadre de leur projet » (p. 147, repris en
conclusion p. 158).
7 Ainsi, peu à peu, la notion de situation se rapproche de ce qui fait l’un de ses fondements
en didactique des mathématiques : elle ne devient un objet de réflexion en didactique du
français langue maternelle que dans les cas où l’objet d’enseignement se confond à tort ou
à raison avec une compétence en actes ; où l’interaction injonctive maître-élève ne peut
permettre d’atteindre l’objectif ni de construire la compétence ; où seul un agencement
du « milieu » peut jouer un rôle moteur en ce sens. Telle est aussi la raison du sens dans
lequel diverses études des ateliers d’écriture vont évoquer la notion de « situation » : dans
103

un article déjà ancien, C. Garcia-Debanc voit l’atelier comme cadre d’une transposition
fonctionnelle de pratiques sociales de référence (« De l’usage d’ateliers d’écriture en
formation d’enseignants de français », Pratiques n° 61, Mars 1989). Mais le rapport entre
situations fonctionnelles et apprentissage ne va pas toujours de soi, ce qui amène C. Le
Cunff, tout en reliant la réflexion à un problème spécifique (« La tâche langagière chez les
deux ans », in Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire – L’écrit et l’oral réflexifs,
PUF, 2002), à se fixer comme objectif la transformation de « situations d’échanges » en
« situations d’apprentissage » (p. 191), dont la nécessité découle d’un enjeu qu’elle
formule en termes de « dévolution » (p. 197). Ce terme, inauguré en didactique par les
mathématiciens, renvoie pour eux au transfert de responsabilité à l’élève d’une situation-
problème ; ici, il s’agit simplement de la parole. Peu importe à notre stade : l’on esquisse
ainsi, sans trop s’y attarder, l’idée d’un système de dispositifs articulés, matérialisés par
des « milieux » spécifiques, correspondant à diverses phases ou à divers aspects de tout
processus de construction de connaissances.
8 Cette évolution progressive du contenu et du statut de la notion reste limitée : par
exemple, l’introduction puis la généralisation du mode de travail par « séquences
didactiques » n’a pas, nous semble-t-il, contribué à faire évoluer son usage ; les
enchaînements les plus ingénieux de lecture-écriture, d’étude de la langue, d’écrit et
d’oral, restent focalisés sur l’objet plus que sur le transfert de responsabilité à
l’apprenant. Pour des raisons tenant à la nature (problématique, hétéroclite) de ses
objets, à son histoire épistémologique et sociale (fragmentation en sous-disciplines tout
aussi hétéroclites, multiplicité des disciplines « savantes » de référence, clivage
historique des finalités entre apprentissage de la langue et enseignement de la
littérature), la discipline « français » est bien loin de pouvoir adhérer aux évidences sur
lesquelles nos amis didacticiens des mathématiques installent leur projet et leurs
édifices :
« Une situation est l’ensemble des circonstances dans lesquelles une personne se
trouve, et des relations qui l’unissent à son milieu. Prendre comme objet d’étude les
circonstances qui président à la diffusion et à l’acquisition des connaissances
conduit donc à s’intéresser aux situations. Les situations didactiques sont, dans la
langue française, des situations qui servent à enseigner. Deux points de vue
s’opposent alors : selon le premier, la situation est l’environnement de l’élève mis
en œuvre et manipulé par l’enseignant ou l’éducateur qui la considère comme un
outil. Selon le second, la situation didactique est l’environnement tout entier de
l’élève, l’enseignant et le système éducatif lui même y compris ». (Guy Brousseau,
1997).

3. La « théorie des situations » de Francis Ruellan


3.1. Contexte et situation

9 Malgré le décalage disciplinaire, la définition basique de la seconde conception (que Guy


Brousseau reprend à son compte et développe dans ses termes propres par la suite)
indique suffisamment la source de notre motivation à interroger le travail de Francis
Ruellan : alors que les travaux en didactique du français oscillent entre un renvoi un peu
flou au contexte social des pratiques de référence et des apprentissages d’une part, et le
premier point de vue évoqué par Brousseau d’autre part, le second, lui, présente à
première lecture des affinités évidentes avec l’un des thèmes fondamentaux des travaux
de notre équipe : celui du contexte et de son rôle. Dans un article assez récent de Pratiques
104

(« Evolution du rapport au texte et à l’écriture dans une démarche de travail en projet »,


n° 113-114, p. 155), Francis Ruellan rappelait l’hypothèse princeps de nos travaux à travers
une citation de Michel Brossard2 :
« L’objet de la recherche sur le développement cognitif est “le couple indissociable
« sujet-contexte » et non pas des états mentaux encapsulés dans la tête du sujet.
Cette approche part d’une affirmation résolument relativiste selon laquelle le sujet
humain est toujours situé : ses conduites ne sont interprétables que comme
réponses à des contextes signifiants et dépendants de l’interprétation qu’il fait de
ces différents contextes”. »
10 La question qui se pose à partir de cette conception anti-instrumentale des situations est
celle du statut de la notion dans la construction de démarches didactiques. En effet, le
premier sens évoqué par G. Brousseau la situe du côté des artefacts, de l’ingénierie, donc
des apprêts à l’aide desquels l’enseignant, de l’extérieur, va mettre au point un dispositif
adapté à la transmission d’un contenu. Le second, en revanche, est d’abord plus délicat à
cerner ; nous avons dû nous-mêmes renoncer à décrire le contexte en termes de
composants stables et hiérarchisés ; il englobe tout ce qui fait sens pour l’élève dans
l’univers social des tâches scolaires ; ses éléments peuvent tous devenir à tour de rôle
focaux ou non selon la tâche, la discipline, l’interprétation faite par l’élève des
paramètres communicationnels3. Du même coup, le champ d’investigations se déplace :
les sujets (élève ET maître) sont impliqués ; il ne s’agit plus de techniques cognitives ou
d’interactions menées comme dans un jeu (celui autour duquel la situation serait
agencée) mais de l’institution du sujet scolaire ; le réglage de telles situations ne relève
plus d’une simple ingénierie mais d’un processus complexe et difficilement
« didactisable » ; certains se demanderont si l’on est toujours dans de la didactique ou si
l’on n’a pas discrètement bifurqué vers de la psychologie des apprentissages – une
discipline connexe, contributoire, mais nettement distincte de la didactique. Et si la vertu
de cette acception de la notion de « situation » était précisément de bousculer diverses
frontières ? Peut-on être « sur l’objet » si l’on n’est pas en même temps « sur
l’apprentissage » ?
11 Début de réponse : voici des situations s’inspirant d’une même conception du contexte,
érigées, dans la thèse de Francis Ruellan, en « mode de travail didactique » ; voici
également une prise en compte du sujet à travers, non son institution, il est vrai, mais son
« émergence » (titre du chapitre 4 de la Deuxième Partie), notion qui peut sembler
suspecte mais qui peut aussi suggérer une nouvelle convergence dans l’extension du
didactique aux questions développementales qui font le substrat de nos orientations de
recherche. Autant d’interpellations, dont la rencontre devait culminer autour d’une
proposition théorique majeure de Francis Ruellan, la notion de « situation différée ».

3.2. « Mode de Travail Didactique » et secondarisation de la logique


de projet

12 Le « mode de travail didactique » proposé par F. Ruellan ne se traduit pas par des mises en
situations : ce sont elles, ou plutôt le système qu’elles forment, qui fondent le « mode de
travail didactique ». Ce point suffit à indiquer le changement de statut de la notion de
situation par rapport aux traditions de la didactique du français : il ne s’agit pas d’un
contexte au statut d’élément périphérique. Le centre est dans la périphérie. De même, le
« mode de travail didactique » est constitutif de la notion de « projet » telle qu’il l’entend
105

(ce qui constitue un premier et notable déplacement des problèmes), dans l’articulation
de trois types de situations.
13 En matière d’apprentissage de la production d’écrits, les schémas didactiques en vigueur
depuis presque trente ans sont victimes d’une aporie : celle du sujet. La perspective du
projet y a été affirmée et réaffirmée. L’idée que l’on apprend à écrire en écrivant a ainsi
conquis un droit de cité établi. L’idée de la construction de connaissances « pour » et
« sur » l’écrit à travers une activité finalisée s’est imposée. Mais la cohérence de ce
système didactique n’a pas été poussée jusqu’au bout : elle ne pouvait pas l’être parce
qu’il ne prenait pas en compte le changement de contexte. D’un côté, on a dans les faits
naturalisé les pratiques scolaires, comme si la transposition des pratiques de référence
étaient linéaire, de l’ordre de la simplification4. D’un autre, on a appelé « activités
décrochées » les moments didactiques où la nature des savoirs en jeu ou le niveau de
construction exigé imposaient une distance par rapport au fil du projet. Distance ou
rupture ? L’un des problèmes laissé en suspens par ce type de dispositif était
probablement la différence de nature entre savoirs « pour » (pour agir dans le cadre du
projet) et savoirs « sur » (impliquant une construction métalinguistique dont la valeur
outillante pour les tâches en cours n’était pas de l’ordre de l’immédiateté). La question de
la distance correspond peut-être à une mauvaise formulation du problème : c’est d’une
conversion du regard sur la langue qu’il s’agit, d’une de ces transformations du rapport
au langage que nous analysons avec Michel Brossard en termes de décontextualisation/
recontextualisation, c’est-à-dire de sortie de la dimension communicative immédiate de
l’activité pour entrer, non dans le domaine d’une quelconque abstraction « pure » mais
dans un autre contexte intellectuel et social : celui de l’objectivation du langage, celui des
linguistes et des grammairiens, transposé à l’école. Nous reviendrons sur cette référence
aux communautés d’origine des savoirs.
14 Mais comment, pour un élève, peut s’opérer cette conversion, irréductible à une simple
mise à distance ? Un tel processus semble délicat à imaginer dans le cadre de la conduite
d’un projet d’écriture. Deux voies semblent alors possibles :
• dans un cas, on s’en remet à la rencontre possible de deux processus d’enseignement
distincts ; le processus de construction de connaissances de type conceptuel ne coïncide pas
avec la formation de compétences communicatives, refuser de les distinguer nettement ne
permet pas de développer leur dialectique (nécessairement à terme) et de procéder à une
action spécifique sur chacun, condition de cette dialectique ; par conséquent, il serait
nécessaire de travailler séparément, pour commencer, savoirs « pour » et savoirs « sur », en
réservant à des situations ultérieures leur mise en synergie. Inspirée d’une certaine lecture
de la psychologie Vygotskienne, cette option ne manque pas de cohérence interne, mais,
outre qu’elle ne s’appuie guère pour le moment sur des résultats de recherche empiriques
(domaine où il est toujours délicat de suivre assez longtemps un axe longitudinal), elle ne dit
rien des conditions subjectives dans lesquelles peut s’opérer le passage d’un type de savoir à
un autre, le réinvestissement de l’un dans des situations reposant sur l’autre, etc. Elle peut
enfin sembler contradictoire avec la perspective de projet dans laquelle Francis Ruellan
voyait un moyen privilégié de combiner la dynamique de l’action et « l’incitation à (se)
questionner », comme il l’écrit dans sa thèse, p. 99.
• dans l’autre – le sien –, l’on cherchera à éviter la conception unidimensionnelle de la
stratégie de projet en le dédoublant, en l’épaississant presque, et c’est ce qu’il va traduire en
termes de types de situations. Mais un mot préalable sur les fondements, en lui donnant la
parole :
106

« Il convient de passer du « projet-visé » au « projet programmatique », de


l’urgence de l’action désordonnée à la nécessité du recul pour maturer une
décision, élucider un problème mal cerné. Cela conduit à prendre le temps de
réfléchir aux problèmes qui se présentent dans la réalité de l’action quotidienne,
afin d’opérer d’éventuelles régulations entre les buts identifiés et les moyens
employés » (Thèse, p. 100).
15 Donc, une conception « secondarisée » de la notion de projet, dont on va voir qu’elle
chahute quelque peu des visions idéalisées comme celle de Weber qu’il cite une page
avant : « C’est par la confrontation du sujet avec la totalité d’une situation qu’il a lui-
même contribué à créer et à laquelle il donne un sens que s’effectueront les
apprentissages… ». La notion de « situation différée » indique par son appellation même,
beaucoup moins neutre qu’il n’y paraîtrait à première vue, le rôle de la réflexion sur le
temps requis pour que le changement de contexte, du « visé » au « programmatique »,
devienne possible pour le sujet. Ce temps sera celui de son institution comme sujet dans
un contexte nouveau.

3. 3. Le tryptique

16 D’où l’architecture tripartite des situations. Les situations différées (désormais, comme
chez lui, SD) se situent comme intercalaires entre situations fonctionnelles (SF) et
situations de structuration (SSt). F. Ruellan les appelle aussi « intermédiaires », ce qui
nous permettra également de les interroger à la lumière de notions en développement
depuis quelques années, celles d’oral et d’écrit intermédiaires5, dont on n’oubliera pas
qu’ils ont, dès le début, été appelés aussi « réflexifs ». Mais avant de voir en quoi les
propositions de F. Ruellan légitiment ces qualifications, il faut définir leur statut dans le
dispositif. Intermédiaires entre quoi et quoi ?

3.3.1. Les situations fonctionnelles

17 Ce premier volet du triptyque (SF désormais) n’est pas sans analogie avec les situations
« a-didactiques » des mathématiciens, en vertu d’une terminologie qui les distingue des
situations didactiques (le maître transmet un savoir), et des situations non-didactiques
(hors de tout contexte d’enseignement, le sujet doit utiliser ce savoir pour résoudre un
problème). Une situation a-didactique est intermédiaire entre les deux : l’élève doit gérer
lui-même la résolution d’un problème, ce faisant il en accepte la responsabilité
(« dévolution »), et il produit des connaissances, les fait fonctionner et évoluer, grâce à un
aménagement du milieu, ce qui permet au maître de « communiquer ce savoir sans avoir
à le dévoiler » (G. Brousseau, 1997). Les différences qui sautent aux yeux sont à ce niveau
dues à la différence de nature des savoirs : ce que l’on cherche à construire en production
d’écrits n’a rien à voir avec du vrai/faux. Par conséquent, le dispositif didactique –
adidactique – non didactique n’a pas lieu d’être. Mais des analogies résistent un peu plus à
l’analyse : les SF sont, pour F. Ruellan, globales, complexes, inspirées de pratiques sociales
de référence ; leurs objectifs sont communicatifs et leurs paramètres définis par la teneur
du projet qui les sous-tend. Les élèves produisent pour réaliser des buts sur le plan
communicatif. Il s’agit donc d’activités ayant leurs finalités propres et sans référence
explicite à des apprentissages (elles ne comportent pas d’objectifs d’apprentissage fixé ni
de planning). Elles s’appuient sur les besoins et les intérêts des élèves, mais F. Ruellan ne
sombre pas dans le cliché de « l’enfant au centre » : ces besoins sont vus en prenant en
compte la spécificité du cadre scolaire. Il ne s’agit donc pas de besoins immédiats, et la
107

notion est définie, dans des termes quasi-Piagétiens, par la nécessité de s’adapter au
milieu ; cette nécessité crée des besoins qui suscitent une action génératrice de
connaissances. Cette action se développe dans la relation aperçue entre les besoins du
sujet et les propriétés de l’objet. Donc, elle introduit une dynamique qui doit ouvrir sur
d’autres intérêts. A travers l’investissement, la découverte, l’expérimentation qu’elles
exigent, les SF permettent la construction de compétences qui mobilisent, intègrent et
combinent des savoir-faire expérienciels et sociaux, des savoir-faire et savoirs
procéduraux, mais aussi théoriques. F. Ruellan reformule par ailleurs d’une manière qui
me semble un peu plus discutable ce à quoi aboutissent les actions à l’œuvre dans les SF :
à des habiletés sensorimotrices, à des attitudes socio-affectives et à des valeurs « autant
que de savoirs de type cognitif ou notionnel ». Une telle formulation ne risque-t-elle pas
de laisser croire que ces acquisitions peuvent être dissociées de l’approche des objets ?
Quoi qu’il en soit, les démarches mises en œuvre par les élèves dans les SF sont favorisées
par la durée et les échanges avec un tiers ou des pairs, interactions qui mettent en route
un processus de co-évaluation, où l’élève est introduit au questionnement ses propres
choix.

3.3.2. Les situations de structuration

18 A l’autre bout du triptyque, les élèves sont amenés par un dispositif dit SSt à structurer
conceptuellement les éléments issus de leur démarche d’exploration dans les SF, avec
lesquelles les SSt sont en alternance interactive. Le choix de l’objectif spécifique d’une SSt
vient des dysfonctionnements observés. Il s’agit d’un enseignement/apprentissage
formalisé et collectif, centré sur la réponse à un problème précis rencontré en SF, source
et destination du travail fait en SSt. Les savoirs qui s’y construisent peuvent être
conceptuels ou opératoires. L’approche est plus analytique qu’en SF, dont il faut rappeler
le caractère global, mais en lien avec les « complexes » propres aux SF : on pourrait
éclairer cette notion commune à Piaget et Vygotski en la rapprochant d’une expression
proposée par J.-B. Grize : celle d’agrégat, qui illustre peut-être mieux la nature des
pseudo-concepts nés de l’action. Par rapport à cela, la perspective analytique à l’œuvre
dans les SSt correspond bien à une conversion du regard : elle privilégie (1999 : 221) le
discernement des composantes (par exemple du type d’écrit à produire : « discursives,
textuelles, linguistiques »), et implique donc une suspension de la finalité communicative,
d’autant plus que les réponses peuvent être de nouveaux problèmes. Les activités de SSt
sont ancrées dans la verbalisation (orale ou écrite) par les élèves de leur expérience en
SF : sans s’étendre d’un point de vue théorique sur la nature réflexive du langage, F.
Ruellan en est tout proche : les SSt sont pour lui ce qui permet à l’élève d’« être un
chercheur de structure qui s’efforce de comprendre comment les choses du monde sont
reliées entre elles » (Bruner). A la différence de bien des conceptions triviales des
activités de structuration, le propos est irréductible à la pure transmission frontale par le
maître d’un savoir déjà structuré. Les SSt sont bien des « situations », agencées pour
permettre des avancées d’un type nouveau à un élève qui doit tenter consciemment de
mettre en relation un nouvel élément progressivement identifié avec un autre (par
exemple les attributs d’un concept), ou avec une structure déjà maîtrisée. Nous sommes
loin des batteries d’exercices structuraux… La structuration est un processus, effet de
l’activité de l’élève, résultat (1999 : 223) d’un travail « méta-cognitif ». L’accès au méta-
signifie bien un changement de contexte. Ce qui était pertinent dans celui des SF ne l’est
plus. Il y faut un nouvel ordre de pertinence…
108

3.3.3. Les situations différées

19 … et c’est bien à cette conversion que tentent de s’appliquer les situations différées (SD).
Car, d’un point de vue théorique, il faut bien parler de conversion pour envisager l’entrée
de l’élève dans l’univers de la problématisation. Il est donc vital de se demander comment
elle est entendue. Car l’enjeu et l’attente sont considérables, et, en reprenant cette notion
commune aux travaux de F. Ruellan et à la didactique des Sciences de la Vie et de la Terre,
nous voulons indiquer qu’il y a là un enjeu éducatif majeur. Dans une discussion très
critique de la notion de compétence, S. Johsua6 émet l’hypothèse que l’objectif global de
l’éducation scolaire pourrait se résumer à la construction d’une compétence de
problématisation : il se pourrait que cela passe, selon les disciplines, par la stratégie
heuristique consistant à construire une modélisation de l’ordre du « vraisemblable en
contexte », du « possible du domaine » : la problématisation serait en réalité une
heuristique, reposant sur le tâtonnement ou l’analogie fonctionnelle, mais contrôlée par
la référence aux pratiques et valeurs cognitives de la discipline. Ces expressions peuvent
s’appliquer aussi bien à l’abord de phénomènes biologiques qu’à « l’interprétation » en
classe d’un texte littéraire, comme le suggèrent les réflexions d’un didacticien de la
biologie, C. Orange :
« La discussion va plus loin que le simple changement de conceptions. S’y construit
une part fondamentale des savoirs scientifiques visés. Les raisons qui se jouent dans
les débats sont constitutives des savoirs scientifiques. La finalité de l’activité
scientifique est la construction de modèles explicatifs (bien sûr à soumettre à
l’épreuve des faits). [Il s’agit de passer…] d’une opinion plus ou moins proche des
savoirs savants à un savoir problématisé, organisé en réseau de nécessités et de
contraintes, correspondant à la mise en tension du monde des idées explicatives et
des modèles, et du monde du vécu, de l’observation et de l’expression » 7.
20 Or, la voie de la problématisation impose un traitement rigoureux de la question des
significations. Les « critères de réalisation » que les élèves élaborent dans les SD sont-ils
de l’ordre de l’instrument technique ou de l’ordre du signe ? Les SD peuvent-elles être le
cadre de réelles sémioses ? L’objet n’est rien d’autre que ce qu’en fait le processus
d’appropriation ; les critères de réalisation ne s’inscrivent dans une « mise en tension »
des deux « mondes » évoqués ci-dessus que si leur dimension sémiotique est prise en
compte – c’est-à-dire si le fonctionnement de la médiation éducative propre à ces
situations permet l’intériorisation par les élèves des conventions et valeurs
historiquement et socialement élaborées avec lesquels les outils proposés se présentent à
nous ; si les formes des interactions en font ainsi le lieu et l’agent de la réorganisation de
l’expérience individuelle. L’on sait que la question fondant l’hypothèse « communauté
discursive » au sens où nous l’entendons naît de là : ne pas se poser ces questions revient
à manquer la dimension développementale de l’enseignement/apprentissage, hors de
laquelle l’entreprise didactique perd une partie de sa légitimité. Francis Ruellan parle, lui,
de « communauté de recherche » (1999 :147) : pourquoi pas ? La question est de savoir si
une telle communauté se circonscrit à ce qu’elle trouve. Et c’est en ce sens que nous
allons engager le débat.
21 Dans le cadre du « mode de travail didactique », l’analyse des deux premiers types de
situations amène l’idée que les situations différées sont la « clé de voûte » (1999 : 225) de
l’ensemble, qui peut fonctionner en circuit long ou court. Dans les deux cas, l’élève
éprouve la liaison entre SF et SSt-entre le fonctionnel, lié à l’action, et le conceptuel-par
le truchement du jeu de continuités-ruptures propre au mouvement réflexif et discursif
109

qui est impulsé dans les SD : celles-ci ont pour fonction d’amorcer la problématisation,
d’initialiser le questionnement. En effet, l’attitude de questionnement n’est pas un donné.
Elle ne peut être suscitée chez l’élève que par une mise en tension (1999 : 134) ou en
« résonance » (1999 : 137), des SF et des SSt. Comment cela se spécifie-t-il ? F. Ruellan
retrouve, pour qualifier le processus, des termes utilisés dès 1982 par B. Combettes pour
définir un « nouvel esprit grammatical » : susciter l’étonnement (Pratiques n° 33,
GrammaireS, p. 40) pour donner accès à une démarche réflexive. Les SF sont indexées à
l’action, or, comme le dit Bachelard, cité par F. Ruellan : « Du fait à l’idée, le circuit est
trop court. […] Une expérience, pour être vraiment rationalisée, doit donc être insérée
dans un jeu de raisons multiples ». Les SD ont donc pour fonction d’enraciner la
construction des savoirs dans le questionnement du « sensible », du familier des élèves,
nécessaire pour leur faire dévolution du mouvement réflexif. La signification de
« différée » peut ici poser problème : s’il s’agit de les différer dans le temps, on voit mal
l’intégration à la logique de projet. Mais le terme doit être compris autrement : les SD « se
servent des activités pour repérer les problèmes fondamentaux, mais « diffèrent » la
recherche de solutions plus élaborées » (1999 :138).
22 Le mouvement des SF aux SSt est donc assuré par un moment où se développe une sorte
d’heuristique, impliquant la coordination de savoirs divers puisqu’il s’agit de
« recombiner les données de l’expérience pour imaginer une solution nouvelle »
(1999 :141). L’on s’oppose donc à toute démarche de présentation d’algorithmes : G.
Vergnaud est ici convoqué pour attester que l’algorithme exclut l’idée de « pas encore
fait ». Cet aspect semble donc confirmer que la communauté de recherche vise bien un
au-delà des objets au sens étroit. Ceci expliquerait également que les SD soient le siège
d’interactions très particulières, que F. Ruellan met en évidence lorsqu’il passe d’un
éclairage constructiviste à un éclairage interactionniste (pp. 142 et 145), justifié à partir
de la nécessité de se confronter aux obstacles, processus pris dans un sens Bachelardien
et spécifié à l’aide de la notion d’« objectif-obstacle » due à J.-L. Martinand.

4. Débattre avec Francis Ruellan


4.1. Dans les SD, quelle problématisation ?

23 La question que nous aimerions poser à la notion de SD concerne précisément cet « au-
delà » des objets, le rapport entre leur nature et le mode d’apprendre, l’enjeu commun
d’acquisitions apparemment hétéroclites : à quel niveau les observer pour définir leur
éventuelle homogénéité, en dépassant le stade des définitions théoriques ? On est frappé,
en effet, par la grande diversité des objets d’apprentissage qui y sont traités : les SD
permettent dans la première période étudiée un travail sur la notion de personnage
(1999 : 407, 410), synthétisé et problématisé (1999 : 415) ; dans la seconde un travail sur
l’invention (1999 : 418) ; dans la troisième un temps d’évaluation formative (1999 : 425
puis 432) portant sur le mode de travail, mais aussi, dans la seconde, sur plusieurs aspects
structurels et linguistiques du récit. Il en va de même dans toutes les autres SD décrites.
Face à une telle diversité des objets, il pourrait paraître anodin de parler de « phases »
différées, mais pourquoi convoquer la notion de « situation », avec tout ce qu’elle
implique de cohérence entre un agencement du milieu et des processus cognitifs
spécifiques ? Et, en poussant dans la direction dans laquelle nous pousse la référence à la
110

problématisation, qu’en est-il de l’accès à la signification, à la dimension culturelle des


outils ?
24 La spécificité des SD peut se définir à partir de leurs résultats, et le plus constant à travers
les situations concrètes étudiées (1999 : 434 sqq. par exemple) est l’émergence de la
construction d’une communauté comme condition de l’accomplissement de la tâche,
articulée progressivement à partir de ce que les SSt ne peuvent apporter ; les SD agissent
en ce sens à travers leur dimension cognitive et voient (1999 : 440 et surtout 441) les
constats de la précédente (1999 : 432) se transformer en « critères de réalisation ». Or, on
le sait, la notion de « critère », portée à la célébrité par toutes sortes de travaux de
didactique appuyés jusque dans les années 1990 sur l’importation de données de
linguistique textuelle, a été fortement remise en cause, comme véhicule principal du
formel et du déclaratif. La notion de « critère de réalisation » peut fournir une alternative
appréciable si le pôle « réalisation » la tire vers le domaine des « outils psychologiques ».
Est-ce le cas ? Ces critères sont en effet définis comme centrés sur les opérations, cette
centration étant soumise à des transformations qui auront d’ailleurs besoin de plusieurs
situations différées successives (1999 : 443) pour s’opérationnaliser.
25 Sur le strict plan de l’efficacité, cette dimension de l’outillage, dominant de manière
exclusive le bilan global tiré des SD (1999 : 514), n’est pas sans appeler quelques
questions : car les conditions pour qu’un instrument technique permette au sujet la
régulation réflexive de son comportement (fonction que Vigotsky lie à l’outil
psychologique) pose un problème de subjectivation, de construction d’une conscience de
soi en tant qu’énonciateur dans un champ d’activité déterminé – ce qui n’est jamais que le
développement en situation du premier des paramètres énoncés dès 1985 par Bronckart
et al. : « En tant que qui est-ce j’écris/parle ? ». Cela suppose une confrontation avec
l’ensemble des discours possibles du champ, la capacité à les orchestrer en passant par
une pluralité de positions énonciatives8.
26 De ce point de vue, les SD telles que les théorise Francis Ruellan me semblent constituer
une avancée originale et dont les leçons doivent absolument être intégrées, mais une
avancée inaboutie. Il est possible qu’un bilan nous amène au constat que sa conception de
la problématisation diffère de celles auxquelles nous nous sommes référées ci-dessus,
avec diverses conséquences.
27 Quelle est en effet la situation ? Sur le plan du bilan de la pratique, les SD sont théorisées
autour de sept fonctions, dont nous reproduisons la liste telle quelle (1999 : 508) :
« - créer un espace discursif, un contexte de recherche partagé.
- problématiser : désigner les dysfonctionnements et les mettre en relation avec les
caractéristiques du conte.
- déglobaliser la tâche complexe et discerner les opérations.
- finaliser l’usage des outils.
- expliciter les procédures.
- clarifier les fonctionnements du Mode de Travail Didactique.
- savoir relier critères/outils/procédures. »
28 Cette théorisation contient toutes une série d’éléments correspondant aux processus de
subjectivation évoqués ci-dessus. La notion d’espace discursif proposée dès 1989 par
Michel Brassard correspond bien à un lieu où la signification se construit au fur et à
mesure que l’élève endosse toutes les positions d’énonciateur possibles dans le champ
(Brassard 1989, Wertsch, 1979) : il est légitime de poser alors qu’il a construit des
significations pertinentes pour le champ de savoir abordé. Mais qu’en est-il réellement de
ce processus de sémiose ?
111

29 Au delà de l’acquisition de compétences, l’attribution de significations à l’univers social


des tâches scolaires passe par des situations permettant la « mise en interaction
mutuelle » (Bakhtine & Voloshinov 1977 :161) des systèmes sémiotiques en présence,
permettant à l’apprenant de reprendre à son compte les rôles discursifs des divers
participants à l’interaction, d’entrer progressivement dans les « jeux de langage » de ses
partenaires et d’en intégrer l’implicite. Les enfants observés par Wertsch (1979)
acquièrent des connaissances en devenant capables de s’adresser à eux-mêmes les
questions et les réponses au cours d’une progression de phases interactives
d’apprentissage, et assimilent à travers le langage des formes sociales de comportement
scolaire (Brassard, 1989, cité pour partie seulement par F. Ruellan). C’est en quoi la
reprise en sens du contexte social de l’activité d’apprentissage se distingue d’une
opération purement cognitive : elle repose sur la médiation de genres discursifs qui sont
aussi des genres de l’activité (Bernié, 2001). Nous incluons dans cette médiation la
fictionnalisation : la manière dont la situation d’apprentissage enrôle l’élève dans
l’intériorisation et l’autonomisation de ces genres et la représentation en actes qui en
résulte pour chacun.
30 Nous suivons Francis Ruellan lorsqu’il montre que l’espace discursif des SD est
« instituant » au sens où il permet à chacun de trouver sa place dans la « communauté de
recherche » scolaire (1999 : 509). Cependant, la subjectivation, aperçue, est réduite :
l’éclairage de la verbalisation qui caractérise les SD mentionne la construction par les
élèves de représentations d’eux-mêmes, mais dans le cadre de l’adaptation à la situation
(415). Il est aussi fait état de la notion de « rôle » (516) mais la liste (« proposer un critère,
discuter la proposition d’un autre, questionner… ») ressemble davantage à une liste
d’actes de langage dont le format culturel, au sens quasi Brunnerien, n’est pas étudié. De
même, la déglobalisation de la tâche pourrait correspondre à un aspect de ce que nous
appelons « secondarisation » des pratiques langagières, avec une objectivation des
composantes ; et effectivement, pour F. Ruellan (513), elle ne s’accompagne pas que de la
construction de schèmes, mais aussi « d’attitudes ». Se rapprocherait-on de Wertsch ? Le
souci était en tout cas bien réel chez lui puique l’on relève (1999 : 240) une citation d’E.
Nonnon décrivant l’articulation SF – SD dans ces termes :
« Au delà d’un « effet » cognitif direct qui se manifesterait à travers la
confrontation, dans une interaction donnée, lors d’une situation d’apprentissage
privilégiée, c’est plutôt à la faveur d’un tissu d’interactions fréquentes, à la fois
diverses et redondantes, que se construiraient, de façon médiatisée et à long terme,
et qu’évolueraient à l’intérieur du groupe, attitudes, schèmes cognitifs et valeurs ».
31 Nous n’en saurons pas plus sur la topogenèse de ces attitudes, sur la chronogenèse de ces
valeurs, sur les conditions psychologiques et didactiques de cette élaboration. L’ensemble
pourrait signaler l’inscription du sujet comme énonciateur dans un domaine caractérisé
par des manières d’agir-penser-parler spécifiques, mais il n’est ni décrit ni analysé. Est-ce
le cadrage du « Mode de Travail Didactique » qui dresse un tel obstacle à la prise en
compte de ces genèses, et aux enjeux des pratiques discursives ? Est-ce une conception du
didactique qui exclut cette dimension ? C’est en tout cas la dimension discursive des
activités en SD, qui paraît victime d’un non-dit massif. Car il est question des interactions,
mais bien plus rarement de leur dimension sémiotique. Pour en revenir à la définition de
la « compétence de problématisation » proposée par S. Johsua (1999 : 126), elle impose de
fonder toute stratégie de résolution de problèmes « dans l’ordre des raisons ». Or, les
formes spécifiques d’activité langagière qui s’y prêtent, étudiées sous des noms (genres,
conduites,…) ou avec des statuts divers, sont également passées sous silence. La
112

problématisation est celle de « dysfonctionnements » et vise à la mise au point de


« procédures ». Certes, il y est question de « reglobalisation », la notion d’outil
psychologique fait l’objet d’une réflexion, mais les moyens suivent - ils ?
32 Le projet global de F. Ruellan n’est pas sans analogies avec les « apprentissages par
adaptation » proposés par G. Brousseau (1986). Mais, dans un tel cadre, l’on observe une
dialectique entre convocation et construction des connaissances en réponse à des
problèmes dont les élèves ont pu s’approprier « l’espace de sens ». Et Brousseau les y
exhorte en les invitant à se comporter en mathématiciens tentant de faire avancer la
science par formulation progressive de conjectures, puis de théorèmes (1986 : 37) :
« l’espace de sens » est situé en référence aux manières d’agir-penser-parler d’une
communauté donnée.

4.2. Quel « espace de sens » pour un projet d’écriture de fiction ?

33 Quelle réponse trouvera-t-on ici ? Centrée sur le « Mode de Travail Didactique », la thèse
ne pose pas la question de la spécificité du domaine choisi : celui de l’écriture de fiction,
qui n’est pas l’écriture en général (existe-t-elle ?), et renvoie aux manières d’agir-penser-
parler de communautés spécifiques. Dans le chapitre définissant les compétences
scripturales (1999 : 167-196), les références aux principaux auteurs ayant marqué
profondément la réflexion sur l’écriture scolaire (Dabène, Reuter, Schneuwly…) servent à
circonscrire le champ de l’étude au couple critère-compétence. L’on en vient à se
demander si la problématisation n’aurait finalement pas pour objectif central de faire
fonctionner ce couple. Sans quoi il serait peut-être difficile d’expliquer pourquoi les SD se
trouvent parfois orientées vers des territoires comme celui de l’« aide à la prise de
décision » (483), dont la compatibilité avec la construction de savoirs problématisés (Cf.
supra Johsua et Orange) resterait à démontrer. Lorsque la communauté de recherche
travaille sur elle-même, et sur ses valeurs, ce sont celles d’une sorte de morale scolaire
générale : voir 1999 : 486, avec une intervention de l’enseignant sur « l’honnêteté » des
élèves, dont la portée, incontestable en soi, est explicitée par référence à Bruner
(« maintien de l’orientation par le rappel des objectifs » et « contrôle des frustrations »,
valoriser ce qui a déjà été réalisé). Il en va de même dans les trois SD suivantes (pp. 488,
489 et 491) : il s’agit de savoir comment on va travailler, s’aider…. Je n’ai pas trouvé trace
d’un travail portant sur les valeurs cognitives qui sous-tendent les pratiques d’écrivains,
travail dont un exemple va être examiné ci-dessous.
34 D’où une nouvelle zone d’interrogations, portant sur le méta-. « L’espace de sens » de
l’écriture de fiction va-t-il s’y déployer ? Dans l’une des SD (p. 465), comme chaque fois
que l’activité consiste à lister ou énoncer un problème, on est dans du méta-narratif, ou si
l’on préfère dans du réflexif. Chaque item de la liste des procédures engagées par les
élèves commence par « Réfléchir à… ». Cependant la discussion semble comme souvent
centrée sur le repérage des relations moyens-buts (pp. 447 et déjà 441). Nouvelle
ambiguïté : faut-il y voir un calcul techniciste ou une manière de s’inscrire dans les
attentes d’une communauté ? Le travail comporte en fait beaucoup de conceptuel et de
procédural, mais peu de culturel. La SSt suivante (p. 491) se réfère tout de même à un
conte d’auteur, mais pour en tirer de quoi faire fonctionner les temps du passé. Dans la SD
suivante (p. 492), le bilan de parcours donne lieu à un outil intitulé « Mon conte et moi »,
mais il se cantonne au listage de points formels de textualité. On reste sur une conception
où domine la « clarté cognitive des situations ». Il n’y aurait que des problèmes
113

« discursifs et textuels », et jamais n’apparaît le couple point de vue – création d’un


monde, qui oblige à s’intéresser à autre chose.
35 Au total, il et donc permis de s’interroger sur la lecture faite de l’article où Michel
Brossard (1989) analyse le « passage » de l’espace discursif à l’espace mental (cité pp. 159
et 473). Deux points pourraient innerver le débat :
• d’abord, comme la plupart des savoirs scolaires, ceux qu’impliquent l’écriture de fiction
impliquent une rupture par rapport aux savoirs expérienciels des élèves. Comment gérer
cette rupture d’une manière aboutissant à la réorganisation de leur système cognitivo-
langagier ?
• d’autre part, les élèves retiennent avant tout des interactions les manifestations verbales des
rôles sociaux qu’ils ont dû endosser, bien plus que des formes langagières stricto sensu.
Comment répondre à la question précédente autrement qu’en leur proposant des rôles
correspondant aux champs de pratiques ayant servi de matrice aux savoirs visés ?
36 Pour illustrer la dimension que les SD prendraient dans une telle perspective, un petit
exemple, pris lui aussi dans le domaine de l’écriture de fiction, dans un CE2 engagé dans
un projet interdisciplinaire de danse et de rédaction de la trame d’une production
chorégraphique relevant du fantastique. On nous pardonnera le caractère lapidaire de
cette évocation : l’expérience, suivie, recueillie et analysée par mes co-équipières Martine
Jaubert et Maryse Rebière a déjà fait l’objet d’une publication (Jaubert & Rebière, 2003).
37 Les élèves ont d’abord pris connaissance à travers des pratiques spécifiques au monde
littéraire (lectures, comptes rendus, présentations, billets d’humeur, etc.) de nombreux
romans fantastiques, avec repérage de constantes, listées sans faire l’objet d’une
formalisation (ancrage dans le réel, point de vue de témoin ou acteur, équilibre initial
modifié par un élément inexpliqué, rôle du décor), ainsi que d’effets (listes de mots ou
expressions relatifs à la peur) et de conventions thématiques qui donnent vraisemblance
à l’irrationnel. Type de discours qui trouve sa pertinence dans la sphère littéraire, le récit
fantastique s’inscrit dans un ensemble particulier de textes et de discours porteurs de
valeurs propres. Face à la première série de productions, l’on repèrera d’abord les
contextes, les systèmes de valeurs, les pratiques, par rapport auxquels les élèves se
positionnent, ainsi que les ruptures qui signalent des changements hasardeux de position
énonciative, des hésitations quant à la représentation de l’activité. Le but n’est pas
d’évaluer l’adéquation des textes à une norme mais de prélever des informations sur
l’activité de l’élève : l’emploi « fautif » d’un temps signale la position énonciative adoptée
à ce moment là de l’écriture, de façon à soit la modifier, soit l’exploiter et l’inclure dans
un réseau de significations.
38 La première série de productions révèle des ruptures mettant en cause la capacité à
construire un monde fictionnel (flottements entre transcription du réel et création d’un
monde), l’ancrage dans la situation (flottements entre une situation différée de récit et
une situation partagée avec le lecteur), la construction du point de vue (« cacophonie »
entre plusieurs voix atomisant celle du narrateur) et le respect du contrat narratif (à
peine le fantastique connaît-il un début de mise en scène, qu’on apporte une explication
rationnelle).
39 La voie didactique choisie dans une sorte de SD met moins l’accent sur l’objet que sur la
position énonciative qui permet à l’élève de penser, parler, agir, en référence à la
communauté littéraire. L’action du professeur vise à former une « communauté littéraire
scolaire » pour permettre aux élèves de s’instaurer auteurs et critiques littéraires à la
114

mesure de l’école et ainsi de mieux comprendre et contrôler l’activité de production de


récits fantastiques.
40 Cette transformation (condition de l’acquisition de capacités discursives) repose sur la
mise en œuvre de pratiques de référence transposées, (interview des « élèves écrivains »
par leurs pairs, regards croisés sur un texte, débats entre auteurs,…) qui font appel à des
interactions et des négociations entre pairs, mais aussi de pratiques scolaires réflexives
sur les choix d’écriture, dans le cadre d’interactions de tutelle avec le maître,
productrices de savoirs (interview des narrateurs pour construire la notion de point de
vue, par exemple).
41 L’objectif est la « secondarisation » des pratiques langagières déjà là (Jaubert et Rebière
2002) : le nouveau discours qu’élabore l’élève témoigne-t-il de son déplacement
énonciatif, d’une modification de sa compréhension du monde et de l’action dans laquelle
il est engagé ?
42 Face à un récit d’élève ne témoignant pas d’un positionnement énonciatif très solide,
l’enseignante va développer une véritable « SD » réunissant l’auteur et un petit groupe de
pairs. L’échange se focalise sur la construction du point de vue et cherche à faire entrer
Matthieu dans un jeu de rôle, afin d’« épaissir » le personnage narrateur. Elle l’amène, par
une série de questions, à imaginer ce qu’il voit, ce qu’il éprouve, ce qu’il pense, ce qu’il
fait, etc. L’élève répond aux injonctions de la maîtresse (2. « Imaginons »), les reprend à
son compte (« qu’est-ce que je peux faire ») et progressivement gère seul (pratiquement) le
double rôle de celui qui oriente et balise et de celui qui choisit et construit.
43 Cet épaississement de l’instance narrative participe de l’effet des reformulations orales et
écrites, lieu de déplacements de la position du sujet (d’un monde de narrations
quotidiennes vers un monde de fiction littéraire), de l’élaboration de nouveaux points de
vue qui intègrent des contraintes nouvelles, de l’enrichissement et de la modification des
pratiques en jeu. En effet, le débat permet l’élaboration d’une représentation d’une
communauté de destinataires qui a des attentes et qui oriente l’activité. La spécificité de
l’activité littéraire ne consiste pas ici à répondre directement aux attentes de cette
communauté, mais plutôt à jouer avec elles.
44 Cette présentation indique simplement les bases possibles de l’appropriation progressive
des significations au cours de Situations Différées déployant l’espace de problématisation
nécessaire. Sans doute y manque-t-il encore ce que la notion de situation, ou plutôt
d’agencement de situations, peut y apporter.

5. Et puisque le dialogue doit être suspendu…


45 Les phases différées dont il vient d’être question travaillent sur les plans conjoints de la
transposition et du contrat, en veillant aux conditions subjectives de sa dévolution : d’où
une attention particulière à la construction des positions énonciatives, à une topogenèse
spécifique car non reproductible d’un champ disciplinaire à un autre, puisqu’elle est
tributaire des pratiques fondatrices du domaine. Telles sont nos hypothèses sur les
conditions du développement par réappropriation des outils culturels et des
significations dont ils sont porteurs. Deux questions se posent alors :
• quel est l’intérêt d’un détour par un appareil relativement formalisé de « situations » ?
Pourquoi ne pas en rester au constat de la nécessité de phases de « secondarisation », voire
d’une simple dimension « secondarisante » dans les pratiques langagières ? La réponse peut
115

paraître simple : pour lier processus et objets d’apprentissage, c’est-à-dire pour faire de la
didactique… Le cadre proposé par la notion de situation nous oblige à examiner la gestion de
la « tresse » des activités langagières en prenant en compte l’évolution de la relation entre
mouvements de l’objet de savoir et construction des positions énonciatives requises. A
l’heure où plusieurs équipes de chercheurs s’interrogent sur la méthodologie de l’abord et
du découpage des corpus, un outil comme la notion de situation vient nous aider à ne pas
négliger l’arrière-plan épistémologique de toute réflexion méthodologique non réductrice.
Alors, la notion de « situation différée » peut devenir, non pas un passage obligé à un
moment contraint, mais un outil heuristique. La distribution même des SD, chez Francis
Ruellan, n’obéit à aucune loi formelle, et il y aurait sans doute à re-travailler la notion de
situation en clarifiant ses relations avec celle de phase, comme le fait Claire Margolinas
(1993) pour la didactique des mathématiques.
• quelles sont les dimensions du processus d’apprentissage qui peuvent et doivent entrer en
jeu dans la problématisation ? Bien sûr, nous rejoignons la conclusion de Bachelard citée par
Francis Ruellan (1999 :136) : « Une expérience, pour être vraiment rationalisée, doit (…) être
insérée dans un jeu de raisons multiples » : d’où l’importance du processus de construction
de problème issu des SF. Où commence et où s’arrête cette multiplicité ? Tout le monde
s’accorde pour dire que la construction d’un ordre des raisons suppose un espace de sens
que la situation scolaire ne peut tirer de sa seule fermeture, mais le champ d’investigations
qui s’ouvre alors est immense et les voies multiples. Avec toutes les dimensions qui lui ont
été données dans la présente étude, pourtant bien superficielle eu égard à la « tenue » de
l’édifice agencé par F. Ruellan, telle est au fond la question que nous aurions tant aimé
pouvoir discuter avec lui.

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et affect, in Y. Clot dir. Avec Vygotski, Paris, La Dispute.

ROGOFF, B. (1990): Apprenticeship in thinking. Cognitive development in social contexts, New-York,


Oxford University Press.

RUELLAN, F. (1999) : Un mode de travail didactique pour l’enseignement – Apprentissage de l’écriture au


Cycle 3 de l’Ecole Primaire, Thèse pour le doctorat en Sciences de l’Education, Y. Reuter dir.,
Université Charles de Gaulle – Lille III.

RUELLAN, F. (2002) : Evolution du rapport au texte et à l’écriture dans une démarche de travail en
projet, Pratiques, n° 113-114, Juin 2002.

VYGOTSKI, L.-S., (1997) : Pensée et Langage, Paris, La Dispute.

WERTSCH, J.-W. (1979): From social interaction to higher psychological processes: a clarification
and application of Vygotski’s theory, Human Development, n° 22, Tome 1, pp. 1-22.

WERTSCH, J.-W. (1985) : La médiation sémiotique de la vie mentale : L.-S. Vygotsky et M.-M.
Bakhtine, in B. Schneuwly et J.-P. Bronckart dir. Vygotski aujourd’hui, Paris-Lausanne, Delachaux &
Niestlé.

NOTES
1. Pour nous, le moment d’émergence et de mutualisation de cette démarche reste les journées
d’étude de l’association DFLM, à l’automne 1997 à Montpellier, centrées sur ce thème.
2. « Un cadre théorique pour aborder l’étude des élèves en situation scolaire », Enfance, tome 46,
n° 4,189-200.
3. Voir Grossen in Bernié (2001) et Bernié ibid.
118

4. Et ce, en dépit de remarques prémonitoires de certains chercheurs, par exemple celles de


Claudine Garcia-Debanc dans Perspectives Didactiques en Français, op. cit.
5. Instituées objet de recherche lors des Journées d’étude de la DFLM à Perpignan en Avril 1999,
et reprises en sens dans l’ouvrage collectif Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire -
L’oral et l’écrit réflexif, J.-C. Chabanne et D. Bucheton éds., PUF, 2002.
6. « La popularité de la notion de « compétence » peut-elle se comprendre comme une réponse
inadaptée à une difficulté didactique majeure ? », Raisons Educatives n° 2, 1999, « L’énigme de la
compétence en éducation », E. Ollagnier et J. Dolz dir.
7. C. Orange, « Apprentissages scientifiques, activités langagières et problématisation », Actes du
colloque Construction des connaissances et langage dans les disciplines d’enseignement. Cf. note 3.
8. L’on me pardonnera de considérer comme acquis-pour gagner temps et place-ce qui n’est que
la thèse globale de l’équipe Bordelaise. Il est vrai qu’elle repose sur d’assez nombreux travaux
(Brossard, Jaubert, Javerzat, Rebière, Bernié) dont les principaux figurent dans la bibliographie.
Un exemple sera donné ci-dessous.

AUTEUR
JEAN-PAUL BERNIÉ
EA 3662
IUFM d’Aquitaine
Université Victor Segalen - Bordeaux II
119

« Le mode de travail didactique » :


questions à la didactique de l’écrit
Bernard Schneuwly

1 L’objectif de ce texte est double : nous tentons de reconstruire le noyau central de


l’approche didactique que Ruellan (1999) a patiemment élaboré pour enseigner l’écriture
à des élèves du 3e cycle primaire. A partir de cette reconstruction – et c’est le deuxième
objectif – nous nous proposons de faire ressortir quelle est la contribution de cette
approche à une didactique de l’écrit, quelle en est son originalité et spécificité et
comment les propositions qu’elle contient peuvent être mises à l’épreuve.
2 Le travail de Ruellan vise à élaborer ce qu’il appelle un « mode de travail didactique »
pour enseigner l’art d’écrire à de jeunes élèves. L’expression « mode de travail
didactique » (dorénavant MTD) démontre un souci de systématisation et de
généralisation. Il s’agit précisément d’un mode qui est par définition transmissible ; un
mode de travail qui implique donc l’effort et le dépassement de problèmes et obstacles et
qui est activité collective ; un mode didactique qui a un objet précis et limité
d’enseignement-apprentissage, fût-il aussi large que l’écriture. Ruellan se situe ainsi dans
la lignée des efforts de « modélisation » de la didactique. Et quand il parle de mode, c’est
bien à cette idée de modélisation qu’il fait référence. En même temps, nous le verrons, ce
mode, doit en quelque sorte contenir son contraire ; c’est un mode qui doit permettre à
chacun de trouver sa propre voie : à l’enseignant face à ces élèves, chacun pris comme
sujet individuel. Comment résoudre ce paradoxe d’un mode, expression qui dit la
régularité, la répétition, la même manière de faire, qui se veut en même temps variation,
différenciation, adaptation. « La construction de la compétence scripturale résulte d’un
itinéraire personnel jalonné de piétinements, de réorganisations, d’anticipations,
d’apparents renoncements, de nouveaux départs…., largement imprévisibles pour
l’enseignant et pour l’élève lui-même » (p. 166)1. Comment penser un mode de travail qui
respecte les itinéraires personnels ? Voilà une autre manière de poser le problème
qu’aborde Ruellan dans son ouvrage.
120

Qu’est-ce qu’écrire ?
3 Pour répondre à cette question, Ruellan se donne d’abord une définition de la
compétence scripturale. A cette fin, il combine plusieurs approches lui permettant
d’obtenir une image dynamique de la compétence scripturale des élèves dont la
construction est l’objectif didactique visé. Il se réfère d’une part à des modèles de la
compétence qui visent en quelque sorte la description de la compétence scripturale elle-
même ; et d’autre part à ce qu’on pourrait appeler un « modèle didactique » – nous y
reviendrons-, à savoir la définition de dimensions de cette compétence qui seraient
enseignables. Le choix des modèles et la manière de les présenter nous donnent d’emblée
à voir où se situe Ruellan et quelles sont les dimensions de l’écriture qui l’intéressent. Ils
préfigurent le mode de travail didactique en circonscrivant les lieux d’interventions – les
endroits critiques –, de la compétence à construire.
4 L’écriture est une activité effervescente, non seulement dans ses modalités littéraires,
mais aussi ordinaires ; écrire n’est pas transcrire, n’est pas un passage d’une idée à un
texte (Fayol, 1997), comme l’affirment certaines théories linéaires de l’acte, mais
précisément la construction même de l’idée par l’écriture, et sa transformation
continuelle en écrit par l’écriture : « écrire, c’est “transformer un écrit de manière à
accroître les relations entre ses composantes” » (p. 174) cite-t-il Dabène (1987, p. 54)
citant Ricardou (1978), faisant ainsi apparaître des filiations didactico-littéraires précises
où le sujet créateur et son activité effervescente sont au centre. Cette effervescence se
réalise par un jeu de tensions (Reuter, 1996) entre différents aspects de l’écriture qui
peuvent apparaître comme obstacles : entre projet et réalisation, entre investissement et
distance, entre sens global et attention locale, entre plan de texte et textualisation, bref
entre les différentes composantes complexes organisées en un tout complexe de la
compétence. Inévitables dans le cours de l’écriture, la caractérisant même dans son
essence, ces tensions, telle est la conclusion, ne sauraient être dépassées par un
apprentissage séparé des différents éléments constitutifs, mais doivent être affrontées :
« laisser à l’élève le temps d’éprouver ces contradictions, ces détours et d’opérer une
distance avec ceux-ci, notamment par une mise en mots appropriés. » (p. 178)
5 Ceci mène à une autre dimension essentielle de la compétence scripturale : le contrôle de
l’activité d’écriture. Ce dernier s’effectue par des moyens langagiers : langage intérieur,
discours sur la langue et l’activité langagière, usage d’unités langagières ayant pour objet
le texte lui-même qui s’autoexplicite pour assurer sa propre cohérence et son rapport à
l’autre, absent, imaginé (voir pour un modèle développemental basé sur cette idée in
Schneuwly, 1988). Il est effectué à l’origine de l’extérieur à travers les outils langagiers et
leur usage par les autres pour agir sur soi (Vygotski, 1985). Ce qui implique, du point de
vue de l’enseignement, de travailler sur ces outils et de favoriser « les situations qui
offrent à l’élève la possibilité d’agir sur l’autre et celle de l’autre d’agir sur lui pour
stimuler le propre questionnement sur soi-même. » (p. 185)
6 Les modèles de l’activité d’écriture discutés par Ruellan sont transformés par l’auteur en
« modèles didactiques » (De Pietro et Schneuwly, 2003) définissant un nombre fini de
« lieux d’intervention didactique » (p. 189). Pour chacun d’eux, il est nécessaire et
possible de construire des critères en fonction d’un type de texte donné à produire dans
une situation donnée ; pour le conte par exemple des critères pour la structure du texte,
l’usage des temps du verbe ou encore le traitement des personnages. Ces critères ne sont
121

en aucun cas donnés d’avance, mais font l’objet d’une co-construction : « En interface des
objectifs d’enseignement du maître et des besoins des élèves, l’explicitation des critères
facilite le pilotage à vue de l’enseignant dans la complexité de l’animation du groupe et
du suivi de chaque élève et facilite le pilotage de l’élève dans la complexité du texte à (ré-)
écrire. » (p. 188). Comme le dit Ruellan, résumant les différentes contributions
modélisantes de l’activité scripturale et de son appropriation : « Il s’avère pertinent de
penser l’appropriation du contrôle de l’activité scripturale en termes de résolution de
problème et non d’application de règles, sur le plan textuel comme sur le plan scriptural
([sous-] tâches à accomplir, opérations à effectuer, etc.) » (p. 195). L’appropriation du
contrôle de l’activité scripturale doit donc être active et sociale à la fois.

Vers un dispositif facilitant le contrôle interne


7 Comment organiser cela en un dispositif à la fois efficace, cohérent et pragmatique ? Pour
résoudre ce problème, Ruellan part de deux dispositifs contrastés idéaltypiques afin de
développer à partir de là une « troisième voie » qui pourrait être la sienne.
8 Le premier dispositif est celui qu’on considère comme traditionnel ou classique. Il est
basé sur une grille d’horaire découpée en sous-disciplines du Français qui a pour effet une
atomisation de la discipline rendant difficile des investissements ou transferts des unes
dans les autres. Et surtout, l’activité d’écriture est ainsi morcelée en petites unités qui ne
permettent pas de continuité de travail sur un texte, dans une proximité temporelle
suffisamment grande pour ne pas « perdre le fil » : on travaille une heure isolée par
semaine sur l’écriture – et donc on doit calibrer l’écriture sur cette unité temporelle, ce
qui réduit singulièrement l’acte d’écriture à des genres très courts, si l’on veut inclure les
différentes phases d’écriture comme l’élaboration de contenus, un premier jet, de la
révision ; ou alors, si l’écriture est longue, ce découpage en une heure par semaine a pour
effet de devoir réinvestir l’écriture après un long laps de temps puisque l’écriture revient
une fois par semaine seulement au programme.
9 L’extrême opposé de cette manière de faire est d’apprendre la production de textes par le
faire, à travers une pratique et à travers une réflexion sur cette pratique. Très
lucidement, Ruellan décèle les difficultés de cette approche qui sont symétriques aux
avantages de la première : difficultés de programmation, de concertation, de
communication ; difficultés également de penser la progression à travers l’âge, difficulté
d’ordonnancement des apprentissages. Elle maximise certes la liberté, mais également
l’insécurité de l’enseignant, surtout de celui qui est en apprentissage, celui qui n’a pas
encore d’expérience dans l’enseignement de l’écriture. C’est pourquoi, pragmatique,
Ruellan propose un mode de travail didactique (MTD) permettant une mutation d’un mode
de travail classique à un autre plus innovant. Et de proposer une pratique qui lui est
chère : celle de l’écriture (et lecture) quotidienne, en début de chaque journée. Il y a ainsi
une sorte de ritualisation de l’écriture dans la classe qui se transforme en espace
d’écriture, en collectif d’écriture où cette dernière, par la force de chose de cet espace
commun quotidien, se transforme en un objet commun qui peut devenir objet de
discours. Cet espace régulier laisse en même temps l’ouverture aux espaces traditionnels
de l’enseignement du Français sur le vocabulaire, l’orthographe, la conjugaison. Mais se
pose alors la question lancinante du rapport entre les deux ? Ou pour le poser en les
termes de Ruellan lui-même : « En revanche, la mise en relation de ces deux réalités,
l’articulation de ces deux ordres s’ouvrent sur une véritable énigme. Comment vivre ces
122

cours collectifs [grammaire, etc.] qui constituent une aide effective pour les élèves ? […]
Comment éviter d’imposer aux élèves ce qu’il avait prédéterminé pour eux ? » (p. 215) Il
propose alors son modèle MTD comme solution. Pour continuer dans la définition du
problème : « Il reste que même si un temps conséquent est accordé à “l’entrée par le
faire” centrée sur l’activité de l’élève et à “l’entrée par le savoir” centré sur les
propositions structurantes de l’enseignant, encore faut-il provoquer l’interpénétration
des deux ordres d’apprentissage […] encore faut-il réussir l’alternance interactive, c’est-à-
dire la dynamisation, d’un point de vue didactique, de la relation savoir/savoir-faire. »
(p. 216) Tenter de répondre à cette question constitue le cœur du projet ruellanien.
10 Il reformule encore autrement son questionnement, en référence au cadre vygotskien, à
travers un rapport qui n’est à première vue pas évident, mais qui à la réflexion s’avère
pertinent. En effet, il sollicite le complexe rapport entre logique d’enseignement/
apprentissage – le obuchenie russe – et logique de développement – logiques
nécessairement incommensurables puisque se situant dans des temporalités différentes
et suivant des découpages nécessairement contrastés, comme le montre admirablement
Vygotski (1985) dans son 6e chapitre de Pensée et langage – en unités nécessairement
élémentaires, découpées, ordrées pour le premier, en agglutination d’expériences définies
par des occasions partiellement aléatoires, dépendant d’intérêts, de situations,
d’ouvertures individuelles, résultant, à des moments non prévisibles, à des
réorganisations profondes du fonctionnement mental (pour une explicitation plus
détaillée de cette idée, voir Schneuwly 1995). Sans l’expliciter dans le détail, par un
raccourci d’analogie intuitif profond, Ruellan associe enseignement/apprentissage à
l’élaboration de notions, à des propositions structurantes ; et le développement aux
occasions d’écriture ritualisée, libre. Cette association est certes trop directe – dans
chaque occasion d’apprendre, il y a toujours les deux logiques présentes – mais
correspond néanmoins à une dominance de logique qui, pourrait-on dire, reproduit dans
un dispositif d’alternance le rapport plus général entre les deux logiques constitutives de
l’apprentissage scolaire.

Un espace de médiation
11 Encore faut-il, Ruellan le dit, trouver le lieu d’articulation entre les deux espaces. Nous
arrivons ici, nous l’avons dit, au cœur de sa conception didactique. Il reformule encore
une fois différemment les deux aspects de l’apprentissage scolaire – nous utilisons ce
terme, suivant la traduction de F. Sève de Vygotski pour signifier l’ensemble de la
dialectique mise en œuvre à l’école entre enseignement et développement – en
distinguant entre « situations fonctionnelles (S.F.) » qui sont « des moments réguliers non
formalisés de productions d’écrits et d’apprentissage dans un but de communication et
dont les paramètres sont définis par le projet » et « situations de structuration (S. St) »
qui sont « des moments d’enseignements formalisés privilégiant le discernement des
composantes (discursives, textuelles, linguistiques) du type d’écrit à produire par la
formulation/résolution de problèmes constatés en S.F. » (p. 221). On voit donc que dans la
conception de Ruellan, les S. St. sont définies par les S.F. selon un procédé soit a) piloté
par l’enseignant qui observe des dysfonctionnements fréquents, soit b) initiés par les
élèves eux-mêmes qui identifient des problèmes d’écriture chez eux-mêmes. Et l’on
pourrait selon Ruellan définir la construction de compétences scripturales aussi selon un
axe qui va de a) vers b), les élèves capables de déceler les problèmes de leur propre
123

écriture ayant nécessairement construit un rapport de distance par rapport à leur propre
activité langagière d’écriture.
12 Les S. St ont un fonctionnement qu’on pourrait appeler prototypique (p. 236) :
• partir de textes d’élèves ou d’auteurs pour faire de premières observations,
• procéder à des classements provisoires et évolutifs,
• expliciter des régularités et conceptualiser les phénomènes en introduisant une
terminologien,
• exerciser » les régularités dans des problèmes exemplaires.
13 Ceci étant, comment faciliter le passage de a) à b) ? Pour répondre à cette question,
Ruellan propose un troisième type de situations : les « situations différées » (S.D.) dans
lesquelles est sollicité « par des débats en collectif, un questionnement mutuel des deux
instances précédentes (S.F. et S. St). » (p. 224). Autrement dit : « Si l’entrée privilégiée par
les S.F. est la tâche à réaliser, ce sont les obstacles majoritairement rencontrés en S.F., et
évoqués par les élèves eux-mêmes, qui constituent la cible des S.D. Elles contribuent au
repérage collectif et progressivement décontextualisé de ces expériences ». Il s’agit là de
la « clef de voûte » du MTD. Les S.D. sont « censées donner sens à l’enseignement dans la
mesure ou celui-ci s’appuie sur des problèmes rencontrés dans la pratique, sur un désir
collectif de traiter ces problèmes et sur un premier état de conceptualisation par les
apprenants eux-mêmes » (p. 225).
14 Du point de vue chronologique, les S.D. interviennent à deux moments : lors du passage
de SF à S. St, puis inversement, lors du passage de S. ST à SF. Elles ont dans chaque
positionnement des fonctions différentes qu’on peut définir comme suit. Dans le premier
cas, il s’agit d’une forme de problématisation qui porte sur la propre pratique d’écriture
des élèves (pratique qui se réalise en binôme ou trinôme, ceci facilitant la distanciation et
la formulation des problèmes). Cette prise de distance spontanée est d’une certaine
manière prise en charge collectivement dans la S.D. animée par l’enseignant qui montre
la communauté ou la diversité des thèmes abordés. L’un de ces thèmes émanant des
élèves devient à un certain moment un objectif d’une S. St.
15 Se pose évidemment la question du retour de la S. St. qui implique, nous l’avons vu le
constat de régularités, leur dénomination et leur « exercisation », à la SF, qui à nouveau
se fait par une S.D. médiatrice qui comporte deux pas pour garantir le passage du
« savoir » au « faire ». Le premier est une sorte de mise en rapport entre le savoir et le
faire qui pose la question explicitement en termes de qu’est-ce que ce savoir a à faire avec
le faire. Puis dans un deuxième temps, il y a une sorte d’opérationalisation : le savoir doit
permettre d’explorer le texte concret de l’élève. Ceci se fait par l’introduction de
plusieurs procédures possibles comme l’autoévaluation, l’évaluation conjointe ou
réciproque en binôme ou une co-évaluation avec l’enseignant. Le fait d’apprendre à
utiliser le savoir, transformé en critère d’évaluation, chez d’autres avant de le faire chez
soi constitue souvent une facilitation pour acquérir la procédure. Il s’agit donc ici
véritablement d’apprendre non seulement du savoir sur ou à propos ou autour du texte à
écrire, mais aussi d’acquérir une procédure d’autorégulation du texte, la construction
d’un rapport de distance par rapport à son propre texte à travers des démarches
systématiques de questionnement et de prise de décision.
124

Structuration et libération revisitées


16 Essayons de voir maintenant où se situe Ruellan dans le débat didactique et de l’observer
là où il essaie d’avancer, là où en tant que chercheur il traque un problème qui lui tient à
cœur. Il s’agit surtout de cette question lancinante, au cœur même de l’acte
d’enseignement qui est de savoir comment on passe du savoir au faire. On peut en effet
définir l’enseignement comme essentiellement orienté vers le savoir ; il consiste à
montrer dans l’objet à apprendre, « présentifié » par les textes des élèves, telle ou telle
dimension qui devient par là même objet de discours. Pour y parvenir, l’objet est
manipulé, transformé, classé, comparé, ces actions sur l’objet permettant d’observer les
caractéristiques qui sont les siens de résistance, d’assemblage, de combinaison avec
d’autres, etc. Ce travail peut aussi bien se faire sur des mots que sur des textes, sur des
tournures que sur des morphèmes, sur des parties de textes que sur des listes. Les
réactions de l’objet, ses régularités. Ces modifications deviennent objet d’un discours qui
les décrit. La question de Ruellan, rappelons-le, est double : comment passer du faire à la
construction de savoirs qui soient en lien avec le faire, qui en proviennent d’une certaine
manière, qui y répondent ; et comment ce savoir, une fois construit et élaboré, investit le
faire, le transforme pour devenir ce qu’il appelle procédural. Le cœur de son approche est
la situation différée, et plus particulièrement le discours médiateur entre savoir et faire,
entre structuration et communication pourrait-on également dire dans une terminologie
plus classique des années 60 qu’il prolonge d’une certaine manière. Regardons plutôt.
17 Un indice pour comprendre le lieu didactique du modèle provient de la terminologie
même utilisée par Ruellan : il parle bien de situation de structuration, se situant par ce
choix terminologique, qui est loin d’être neutre, dans une parfaite continuité avec la
réforme des années 60 et 70 qui l’a introduite. Quel était le problème que tentait de
résoudre la réforme, en recourant à ce concept et à ce qu’il recouvre ? Deux dimensions
au moins peuvent être mises en évidence dans ce choix : le premier, contenu dans le
verbe nominalisé de « structuration » présuppose ce qui est à structurer, à savoir ce qui a
été appelé un certain temps libération et qui par la suite a plutôt trouvé le nom de
communication. Révolution copernicienne s’il en est dans l’enseignement du français qui,
jusqu’alors, reposait sur une vision essentiellement représentationaliste de l’activité
langagière et qui introduit une unité de travail tout à fait nouvelle qu’il s’agit précisément
de « structurer », à laquelle il faut donner une forme. Cette nouvelle unité, variée,
changeante en fonction des conditions de communication, est articulée étroitement –
c’est la deuxième dimension – à la structuration, la commande en quelque sorte, en
définit le contenu. De fait, la structuration doit être pensée à partir de là. L’utilisation de
cette terminologie est de ce point de vue totalement cohérente, dans la mesure où,
comme le dit Ruellan dans son texte, la S. St est définie, voire commandée, à partir de la
S.F. Il y a cependant deux différences importantes avec le premier modèle de la réforme
en termes de structuration – libération ou communication.
18 La première différence réside dans la temporalité. Si dans le modèle originel on faisait
l’hypothèse d’une relative indépendance des deux domaines, la structuration étant
définie pour une large part par des objectifs qui sont extérieurs à la logique
d’apprentissage, la démarche proposée par Ruellan met les deux domaines dans un
rapport étroit de proximité temporelle et donc, probablement, cognitive, qui permet de
voir plus clairement des liens entre eux. La deuxième différence réside dans le fait que
125

Ruellan raisonne à partir d’un modèle didactique du genre (ici le conte) qui définit des
lignes directrices des contenus sur lesquelles vont porter les S. St. Ce modèle guide
l’action de l’enseignant qui en déduit les niveaux d’intervention et leurs contenus
essentiels ; pour le conte par exemple, dont il est surtout question chez Ruellan, les
personnages, les temps du verbe, certaines formes de dialogue et ainsi de suite. La place
de ce modèle didactique dans le MTD n’est pas systématiquement définie. Il fonctionne un
peu partout dans l’action enseignante décrite par le texte de Ruellan : dans le choix du
genre – qui lui n’est pas non plus défini en fonction de critères explicites et transparents
– dans la définition du projet, dans la structuration globale de la séquence
d’enseignement, et surtout aussi dans ce que Ruellan appelle la S.D. où l’on voit en œuvre
un modèle didactique puissant, même s’il n’est pas explicité ni élaboré en détail. Ces S.D.,
rappelons-le, sont conçues comme un outil2, pour l’enseignant et les élèves qui doit, plus
encore que c’est le cas par la proximité temporelle, lier étroitement SF et S. ST en
permettant de partir réellement de SF pour fonder S. ST, et pour permettre à ce qui est
élaboré en S. ST de développer tout son efficace dans SF.

Activité complexe et décomposition


19 Dans un approche communicative, il y a une sorte d’irréductibilité de l’acte d’écriture qui
ne peut pas s’apprendre en dehors de l’écriture même. Ce postulat s’oppose à des
démarches plus classiques de l’enseignement qui sont basées sur l’élémentarisation de
l’activité reproduisant en quelque sorte des unités langagières : mots composant des
phrases composant des textes. A cette démarche correspond une théorie de l’écriture
comme représentation du monde – les unités de décomposition correspondent à des
portions différentes du monde – et un découpage de la discipline français calquée en
grande partie sur ces mêmes unités. La progression est ainsi définie essentiellement par
une conception synthétique des différents éléments de l’objet « langue » allant de
l’élément simple à l’élément complexe (Boutan, 1996 ; Savatovsky, 1999).
20 Depuis ce qu’on peut appeler la révolution communicative, l’idée d’une progression de
type synthétique est abandonnée au profit d’une approche fonctionnelle. Le point de
départ de l’apprentissage est le langage de l’élève en situation de communication, par
essence complexe. Ruellan se situe de toute évidence dans cette tradition. Cette nouvelle
manière d’aborder l’apprentissage de la langue comme apprentissage de la
communication pose deux redoutables problèmes :
• celui de la progression dans les apprentissages qui ne peuvent plus être réglés selon la
logique de la synthèse,
• celui du rapport entre cette activité complexe et ses différentes composantes.
21 En ce qui concerne le problème de la progression, Ruellan ne donne pas d’éléments de
réponse. Ceci s’explique bien sûr par le fait que sa réflexion ne porte que sur un cycle à
l’intérieur duquel des questions de progression ne se pose que marginalement. On peut
néanmoins affirmer que les activités scripturales sont définies comme des projets qui
définissent des paramètres communicatifs d’une situation et, partant – mais à aucun
moment Ruellan n’utilise cette terminologie, et il serait intéressant de se poser la
question de savoir pourquoi – un genre de texte qui y correspond. C’est précisément à
partir de l’analyse a priori d’un genre qu’il définit les composantes essentielles de
l’activité scripturale travaillée en classe.
126

22 Pendant longtemps, et dans les premières rénovations, le rapport entre activité complexe
et ses composantes a été résolu en continuité avec la tradition dans un rapport
d’extériorité pour ainsi dire. Différentes dimensions de la langue – syntaxe, vocabulaire,
conjugaison notamment – étaient appris selon une logique qui leur était en partie propre,
sans connexion systématique avec l’activité complexe de communication comme
l’écriture. On pourrait dire d’une certaine manière que la « structuration » n’était pas
encore retravaillée du point de vue de la communication. Les avancées les plus
significatives de la didactique dans le domaine de l’enseignement de l’écriture
consistaient en une articulation étroite entre l’activité langagière et ses composantes. Ou
pour le dire autrement : l’activité complexe est décomposée en une série de composantes
qui peuvent être objet d’un enseignement. Des théories diverses de référence –
notamment la théorie des textes et discours et la psychologie de l’activité rédactionnelle
– ont permis ce travail. Là aussi, Ruellan se situe dans la continuité des travaux
didactiques en reprenant les modèles de production langagière, comme nous l’avons vu :
« En somme, après avoir déglobalisé la tâche complexe en ses composantes critériées sur
un plan déclaratif d’abord, puis pas à pas sur un plan procédural et plus en plus
conscientisé mais analytiquement selon les composantes traitées séparément, ils tentent
maintenant d’en recomposer une vision d’ensemble plus systématique » (p. 502).

Improvisation, modèle didactique et pouvoir des


élèves
23 La question est maintenant de savoir comment sont définies, dans le flux de
l’enseignement, les composantes qui doivent devenir objet d’enseignement structuré par
la construction de savoirs ou de notions. A première vue, la réponse de Ruellan est claire
à cette question : ce sont les problèmes des élèves qui doivent dicter cette décomposition
et le travail sur les composants. C’est précisément la fonction des SD de faire émerger les
problèmes pour les transformer en situation de structuration pour pouvoir ensuite les
réinjecter dans l’acte d’écriture comme une partie intégrée de cet acte qui du même coup
se « conscientise ». Il y a cependant plusieurs aspects de sa démarche qui montrent qu’en
réalité la situation est bien plus complexe que pourrait laisser accroire cette description.
Deux éléments au moins permettent de l’affirmer :
• la présentation du travail mené dans deux classes travaillant selon le « mode de travail
didactique » montre que la mise en route d’un projet d’écriture visant à développer une
nouvelle capacité d’écriture – par exemple celle de rédiger un conte – présuppose du côté de
l’enseignant une théorie a priori, plus ou moins explicite voire explicitée, des différentes
dimensions de l’activité scripturale travaillée.
• Cette même présentation montre que l’enseignant dispose d’un arsenal en partie
préfabriqué de moyens d’enseignement (exercices, textes, schéma, etc.) permettant de
travailler les différentes composantes du texte.
24 S’il y a donc bien « improvisation » dans la définition du travail sur une activité
scripturale donnée, celle-ci s’insère dans un cadre fortement préstructuré. Plutôt que
dans le fait de définir des composantes librement, l’improvisation réside dans la capacité
de suivre en partie la logique de découverte et d’apprentissage des élèves et de moduler
partiellement ce qui est possible et prévu en fonction des besoins et intérêts des élèves.
On pourrait dire de ce point de vue que la S. D fonctionne d’une certaine manière comme
un régulateur du processus d’enseignement (Schneuwly et Bain 1993) permettant une
127

adaptation maximale de ce dernier aux rythmes et aux possibilités de questionnement


des élèves.
25 Une analyse détaillée des transcriptions montre d’ailleurs que ces S.D. sont très fortement
définies par le plan de l’enseignant qui saisit ces situations effectivement comme lieu
d’adaptation de son plan aux besoins exprimés par les élèves. Ceci peut se lire dans les
excellents extraits de SD que propose Ruellan dans les annexes en nous montrant
concrètement, pas à pas, comment elles fonctionnent. Regardons ce double mouvement
par une analyse. Regardons comment se travaillent des dysfonctionnements (Annexes,
p. 236-238). Une analyse approfondie de cet extrait montre ce qui suit :
• c’est bien d’un élève que provient un constat, après lecture d’un conte d’un autre élève, d’un
problème ; ce problème est formulé en termes très factuels : « Eh ben, il y a marqué les sept
enfants. Il a parlé que d’un et il aurait dû mettre ce qu’ils étaient les sept autres enfants, ils
disaient pas et on sait pas ». Ce constat est repris par l’enseignant – premier acte ; il aurait
éventuellement pu passer à autre chose – puis est reformulé à plusieurs reprises dans un
dialogue extrêmement intéressant de maïeutique, pour aboutir à une formulation générale,
proposée par l’enseignant qui est : « Tu parles de l’apparition des personnages dans le conte.
On les présente et ils disparaissent ».
• Cette première analyse déjà relativement sophistiquée, proposée essentiellement par
l’enseignant à partir d’un constat intuitif, fait ensuite l’objet d’une élaboration qui devrait
donner une règle. L’enseignant formule la consigne : « Donc comment on pourrait dire
cela », et un peu plus tard : « Alors on va essayer de généraliser » et il pose la question de
savoir s’il y a d’autres contes où cela a été constaté. Plusieurs formulations sont proposées
qui ne conviennent pas à l’enseignant qui répond « Tu crois qu’on va comprendre ? » pour
arriver à la formulation « Dire ce que les personnages deviennent ».
26 Où l’on voit que c’est bien le constat d’un élève qui est le point de départ, mais dans un
contexte quadruplement déterminé :
• une lecture guidée des textes des autres,
• une reformulation guidée du constat des élèves,
• une généralisation guidée du constat sur d’autres textes,
• une élaboration guidée d’un formulation générale.
27 Prenons un autre exemple (p. 265). L’enseignant parle :
« Il y a un autre point qu’on va aborder ensemble. Le conte fonctionne autour d’un
problème. Il y a un problème qui apparaît à un moment donné et qu’on veut
résoudre. Alors on complique le problème, parfois il est résolu très vite. Le point à
traiter qu’on avait écrit sur la feuille, c’est « résolution trop rapide du problème ».
Comment on fait intervenir le problème dans le conte et comment on le résout. Est-
ce que vous pouvez exprimer vos difficultés et vos facilités à ce sujet ? »
28 Ces extraits montrent la présence forte d’un modèle didactique du conte. Dans ce
deuxième exemple, c’est plutôt la gestion du dialogue qui est au centre, à savoir le fait
qu’à un certain moment un problème, qui est considéré sans doute du point de vue du
modèle didactique comme central, est repris, développé, approfondi, reformulé, mis en
rapport avec les textes de départ pour permettre, comme le veut précisément la SD, un
passage de S. ST à SF.
128

Mode de travail didactique et séquence didactique


29 Dans son texte, Ruellan montre ainsi une voie très prometteuse de régulation des
processus d’apprentissage qui intéresse au plus haut point la démarche que nous avons
nous-même essayé de mettre au point dans notre équipe : celle d’enseignement par
séquences didactiques (Dolz, Noveerra & Schneuwly, 200). Nos deux approches se situent
à un certain niveau dans un même paradigme d’activité complexe de communication et
de décomposition pour transformer cette activité en objet enseignable. Dans les deux cas
également, il y a la nécessité, nous venons de le voir, d’une régulation du processus
d’enseignement-apprentissage. Dans l’approche par séquence didactique l’essentiel du
processus de régulation est assumé par l’enseignant sur la base de l’observation et de
l’analyse des premières productions des élèves, même si des situations analogues aux SD
sont parfois prévues au début de séquence après un premier jet ou une production
initiale. On peut supposer que l’usage systématique de SD assure une régulation bien plus
fine des situations de structuration, non pas tellement, nous semble-t-il, parce que les
informations émanant des élèves seraient plus précises et fiables – nous y reviendrons –
mais parce qu’il y a une possibilité d’adaptation plus précise des apports de
l’enseignement aux modes de saisie des élèves et de leur manière de les parler.
30 Cette articulation plus fine de la régulation peut aussi se manifester sur une autre
dimension, celle de la référence aux textes des élèves. Dans le MTD, les textes des élèves
constituent un point de départ continuel de la réflexion. C’est de là que partent toujours
les interrogations, et c’est vers lui qu’elles retournent, ce retour générant de nouveaux
questionnements. Dans la démarche en termes de séquences didactiques, il y a pour ainsi
dire une autonomisation du processus de structuration, certes totalement défini par les
différentes dimensions du genre travaillé, mais décalé fortement de la production des
élèves. Sans doute y a-t-il des avantages à cette démarche. Les élèves sont moins
prisonniers de leur texte qui peut les enfermer dans des possibles très difficiles à
dépasser. Il y a des textes qu’il vaut mieux abandonner, où la révision doit céder le pas à
la réécriture, où le texte peut fonctionner comme obstacle à la compréhension.
Inversement, la référence à un texte déjà écrit, dans la mesure du moins où il est
améliorable, permet de construire une attitude face au texte qui est précisément celle
visée : la construction de l’activité « écrire » implique l’intégration dans le système
psychique qui le sous-tend la possibilité de le réguler « à l’interne » pour ainsi dire, étant
donné l’absence de mécanismes de contrôle externe. Et le problème est précisément celui
de l’intériorisation des mécanismes de contrôle.
31 Bien plus important que le guidage, partiellement fictif, du processus d’enseignement-
apprentissage qui serait pour ainsi dire dévolu aux élèves moyennant les S.D. mais qui
correspond de fait, comme nous venons de le montrer, à des formes de régulation fine de
l’enseignement, est la fonction des S.D. dans la construction de mécanismes de contrôle
intériorisés. L’objectif à atteindre est la construction d’un système de production
langagière, d’un nouveau système psychique, différencié d’ailleurs en fonction des
genres, dont l’une des caractéristiques est, nous venons de le dire, d’être contrôlé de
manière interne en fonction de paramètres communicatifs complexes et comprenant
plusieurs niveaux. Ces mécanismes sont le produit d’un processus d’intériorisation qui
peut être facilité par la médiation discursive des différentes composantes en jeu.
129

32 Revenons encore sur la question de la définition, voire de la découverte, par les élèves
eux-mêmes, des régularités et de leur formulation dans un processus lent d’élaboration à
partir de leur production. Il y a ici une croyance en les principes de l’éducation dite active
qui attribue une grande importance à la découverte relativement libre des problèmes et
de leur solution. Ces principes sont certes pertinents à un certain niveau, mais il faut se
demander si leur généralisation est judicieuse. Pour le dire très simplement : il n’est pas
certain que le fait que des élèves aient formulés une « loi » à respecter pour la production
d’un texte améliore significativement la connaissance de cette loi et son application. C’est
bien plus la capacité d’utiliser une régularité, une « loi », un procédé, une expression,
dans l’acte d’écriture qui est décisif. Et à ce propos, les S.D. jouent sans doute un rôle
essentiel dans la mesure où elles formalisent en quelque sorte l’application du savoir au
faire par des routines de questionnement de textes, par des schémas d’analyse du texte
qui préfigurent, dans le débat à plusieurs, à trois, à deux, avec l’enseignant, à l’extérieur,
le contrôle que devra exercer le sujet sur son propre comportement d’écriture et son
résultat le texte ; et dont l’intériorisation constitue la base du contrôle interne.
33 Mais la question reste ouverte : quelle est la part réelle des élèves dans l’élaboration des
constats par rapport au guidage de l’enseignant ? En quoi cette participation est-elle
décisive pour une meilleure appropriation des notions par les élèves ? Quelle elle
l’importance du fait de suivre un mouvement relativement lent qui, tout en étant guidé
par l’enseignant, donne une part importante à un jeu où les élèves formulent et
reformulent les constats ? comparé à une démarche où les constats sont donnés, pré-
formulés ?
34 Et plus généralement : n’est-on pas ici en train de vouloir dépasser la contradiction entre
logique d’enseignement et logique d’apprentissage en soumettant le plus possible la
première à la deuxième ? En suivant, dans l’enseignement la logique de l’apprentissage ?
Et inversement : ne soumet-on pas, par un guidage très pas à pas, très ralenti, qui certes
laisse des possibilités de bifurcation, mais toujours ramenées de fait au modèle
enseignant, le processus d’apprentissage à un seul modèle commun ? Paradoxalement : le
guidage pas à pas en collectif ne limite-t-il pas les voies possibles pour les élèves de
s’approprier des contenus ?

Pour conclure
35 Nous laissons ces questions un brin provocatrices ouvertes, pour les reprendre une autre
fois à travers des analyses plus fines d’entretiens en classes. Le MTD, avec sa composante
centrale la S.D. constitue sans contexte une manière de penser jusqu’au bout la question
de l’articulation entre savoir et faire et en même temps entre interpsychique – discours
collectif sur le faire pour le contrôler – et intrapsychique par intériorisation du contrôle
de l’autre. En cela, il constitue une très précieuse contribution à un débat à poursuivre,
précisément en observant le fonctionnement concret en classe de dispositifs de ce type.
130

BIBLIOGRAPHIE
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Paris : Armand Colin.

DABÈNE, M. (1987) : L’adulte et l’écriture. Bruxelles : De Boeck.

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didactique. Les Cahiers THEODILE, 3, 27-52.

DOLZ, J., NOVERRAZ, M. & SCHNEUWLY, B. (2001) : S’exprimer en français (Vol. I, II, III et IV). Bruxelles :
De Boeck & COROME.

FAYOL, M. (1997) : Des idées au texte : psychologie cognitive de la production verbale, orale et écrite. Paris :
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RICARDOU, J. (1978) : Ecrire en classe. Pratiques, 20.

REUTER, Y. (1996) : Enseigner et apprendre à écrire. Paris : ESF.

RUELLAN, F. (1999) : Un mode de travail didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’écriture au


cycle 3 de l’école primaire. Thèse de doctorat. Lille : Université de Lille III.

SAVATOVSKY, D. (1999) : Le français : genèse d’une discipline. In A. Collin et F. MAZIÈRE (Ed.), Le


français à l’école, 36-77. Paris : Hatier

SCHNEUWLY, B. & BAIN, D. (1993) : Mécanismes de régulation et évaluation formative. Stratégies


d’intervention dans les séquences didactiques. In L. Allal, D. Bain et Ph. Perrenoud (Ed.),
Evaluation formative et didactique du Français, 219-238. Neuchâtel : Delachaux et Niestlé.

SCHNEUWLY, B. (1995) : De l’importance de l’enseignement pour le développement. Vygotsky et


l’école. Psychologie et Education, 21, 25-37.

VYGOTSKI, L.S. (1985) : Pensée et langage. Paris : Editions sociales.

NOTES
1. Les indications de pages sans année concernent l’ouvrage de Ruellan (1999).
2. Nous utilisons ici le terme « outil » dans un sens large ; voir Plane et Schneuwly (2000) à ce
propos. Ruellan, lui, en fait aussi usage, mais dans un sens plus restreint, dans la tradition du
groupe EVA (1991).
131

AUTEUR
BERNARD SCHNEUWLY
Université de Genève
132

La pédagogie du projet comme


analyseur de la didactique du
français
Yves Reuter

« L’axe central de cette recherche a consisté à


formaliser et à éprouver une organisation
pédagogico-didactique susceptible d’accompagner
la construction de compétences scripturales au
cycle trois de l’école primaire. Fondé sur des
situations alternées de production/communication
et d’analyse, ce dispositif vise à favoriser une
autorégulation métacognitive de l’action grâce,
notamment, à la coélaboration d’outils et, aussi, à
la construction d’un univers commun de
références. »
1 Ces premières lignes de la conclusion générale de la thèse de Francis Ruellan (1999 : 859)
posent, à mon sens, des questions importantes pour la didactique du français, questions
qui, de fait, traversent toutes ses recherches : celle des relations entre pédagogie et
didactiques, celle de la construction, de l’analyse et de l’évaluation de configurations
pédagogico-didactiques et, fondamentalement, celle des relations entre un mode de
travail pédagogique déterminé, la pédagogie du projet, et le champ de la didactique du
français, relations singulières si l’on admet que ce mode de travail a constitué un lieu de
reconnaissance et de valorisation forte dans les années quatre-vingt (G.F.E.N. 1979, 1982 ;
Halté 1986,1988 ; Le Grain 1982 ; Pratiques 1982…) avant de subir une longue éclipse
jusqu’aux recherches de F. Ruellan. C’est donc au traitement successif de ces trois
questions que va s’attacher cet article.
133

1. Les relations pédagogie/didactiques


« Dans l’usage actuel des termes (pédagogie/didactique) les frontières paraissent
floues : tantôt, la didactique se laisse aspirer par les disciplines de référence et le
risque se dessine d’une retombée dans les avatars de la “linguistique appliquée”,
tantôt, elle s’estompe comme quantité négligeable dans la pédagogie, tantôt enfin,
elle aspire tous les éléments du processus d’enseignement/ apprentissage. »
(Halté, 988 : 7).

1.1. Position du problème

2 La thèse ainsi que les articles de Francis Ruellan ne cessent de poser la question des
relations entre pédagogie et didactiques, ne serait-ce qu’en variant incessamment les
désignations de la configuration proposée : mode de travail pédagogique, mode de travail
didactique, mode de travail pédagogico-didactique…
3 De fait, cette question a déjà fait couler beaucoup d’encre sans que les réponses proposées
aient été considérées probantes en raison, sans doute, de divers facteurs de brouillage
parmi lesquels les usages courants de ces termes1, la confusion entre les espaces
concernés2 ou encore la volonté épistémologico-institutionnelle de chaque domaine de se
spécifier en annexant ou en excluant l’autre tiennent une place non négligeable.
4 Malgré cela, et sans illusion quant à une réponse « définitive », j’essaierai de proposer une
construction possible des relations et distinctions possibles de ces deux champs, à partir du
lieu qui m’est propre (la didactique du français), en précisant quelques uns des éléments de
cadrage dont je me sers.

1.2. Des distinctions liées aux espaces de recherche

5 D’un point de vue historico-institutionnel3, les espaces de recherche constituées par les
didactiques, se caractérisent – à la différence de celui constitué par la pédagogie- par une
double référence : aux sciences de l’éducation4 et à une discipline particulière, cette
seconde référence étant elle-même dédoublée de manière complexe entre discipline
scolaire et discipline (s) savante (s)5. Cette référence disciplinaire est d’ailleurs
fondamentale, chacune des didactiques (des mathématiques, du français…) se constituant
comme espace autonome, certes ouvert à la comparaison6, mais suspicieux quant aux
possibilités d’une « didactique générale » dans la mesure où celle-ci risquerait de diluer
les contenus disciplinaires qui, justement, fondent leur spécificité7.
6 Dans cette perspective, j’avais proposé (Reuter 1995 : 244) de définir les didactiques 8
comme des disciplines de recherche, centrées sur des savoirs et des savoirs-faire propres
à une discipline (ce qui les distingue de la pédagogie), en tant que ces savoirs et ces
savoir-faire sont « cadrés » par des activités d’enseignement-apprentissage (ce qui les
distingue des disciplines « savantes »).
7 Cette focalisation sur les savoirs et savoir-faire disciplinaires mérite cependant d’être
précisée en relation avec les différents types de questions que peuvent poser les
didactiques. Ainsi, pour une première famille de questions, étroitement liées aux
modalités d’actualisation dans les classes de l’enseignement et des apprentissages, cette
focalisation signifie avant tout une spécification de l’analyse de ce qui s’enseigne et de ce
qui s’apprend, spécification disciplinaire et intradisciplinaire des contenus en jeu qui les
134

rendent non substituables, non secondaires. En d’autres termes, pour les didactiques, ce
n’est jamais d’enseignement « en général » qu’il s’agit, mais fondamentalement
d’enseignement de contenus disciplinaires.
8 Mais les didactiques peuvent aussi (se) poser des questions plus « distanciées » de
l’actualisation dans les classes : analyse épistémologique des savoirs à enseigner/
enseignés/enseignables, mécanismes de constitution des savoirs scolaires 9, comparaisons
synchroniques ou diachroniques… Dans cette perspective, la focalisation sur les savoirs et
savoir-faire disciplinaires prend les formes d’une relative autonomisation des objets
d’analyse10 par rapport au cadrage de l’enseignement.
9 Ainsi, référée à l’espace des recherches et, en relation avec des centrations différentes
quant à l’analyse de l’enseignement, la distinction entre pédagogie et didactiques peut
sembler nette. Elle est cependant à relativiser en fonction d’autres dimensions, tout aussi
importantes.

1.3. Une solidarité structurelle

10 En effet, il me semble que si la nécessité de (et la difficulté à) distinguer revient


incessamment c’est en raison d’une solidarité fondamentale : celle du domaine concerné,
domaine commun de l’enseignement, envisagé essentiellement au sein/à partir de
l’appareil scolaire. Ce domaine commun, l’enseignement, peut être appréhendé comme
une relation constituée d’éléments (sujets, contenus, activités, outillage11, cadres12…) qui se
structurent et se déterminent mutuellement. Dès lors, aucun élément ne peut être
compris indépendamment de l’autre, même si certaines modalités de questionnement
peuvent les autonomiser13.
11 Cette solidarité, attachée au domaine concerné, se manifeste dans la concrétisation de
l’enseignement (situations, pratiques…) qui prend la forme d’une configuration liant
indissociablement14 l’ensemble des dimensions référant aux composantes en jeu. Ainsi
que le souligne Jean-François Halté (1988 : 15) :
« La configuration didactico-pédagogique est manifestée dans la pratique de
l’enseignant, où s’inscrivent concrètement ses choix didactiques et pédagogiques. »
12 Mais enregistrer cette situation, n’est-ce pas dès lors, revenir sur les distinctions posées
précédemment ?

1.4. Les didactiques en tension

13 Je ne le pense pas pourvu que l’on accepte que les didactiques se constituent dans un
espace en tension entre contenus disciplinaires et pédagogie (voir la définition ci-dessus)
et que ces tensions sont modulables selon les types de recherches.
14 Ainsi, dans le cas de la relative autonomisation (cf 1.2), la pédagogie est très largement
dominée et peut prendre la forme d’un arrière-plan contextuel15. En revanche, dans le cas
de recherches liées à l’actualisation de l’enseignement et à ses effets, recherches
descriptives, prospectives, évaluatives, qu’elles soient expérimentales ou non, ce qui est
construit, décrit et évalué est de l’ordre d’une configuration, didactico-pédagogique
(Halté) ou pédagogico-didactique (Ruellan).
15 Dès lors, il me semble que deux options se présentent : celle de la spécification
pédagogique ou didactique (s’effectuant par le mode d’étayage privilégié de la
135

configuration16, par les questions, par les indicateurs choisis…) ou celle de l’articulation.
Dans ce second cas, la recherche se situe à la croisée de deux espaces disciplinaires… ce
qui n’a rien de choquant en soi dans le domaine des sciences humaines. En tout état de
cause, ce que les recherches tributaires d’une actualisation des configurations
manifestent, c’est sans doute la nécessaire solidarité de la pédagogie et des didactiques
qui impose de penser, plus que cela n’a été le cas jusqu’aujourd’hui, me semble-t-il, leurs
modes d’articulation et la maîtrise que cela suppose chez les didacticiens…

2. Analyser des modes de travail pédagogico-


didactiques
16 La seconde question, posée par la citation inaugurale de cet article et l’ensemble des
recherches de Francis Ruellan, est celle de la constitution, de l’analyse et de l’évaluation
de modes de travail pédagogico-didactiques (dorénavant M.T.P.D.), sans doute à préciser
dans une perspective didactique.
17 Il me semble que cette question, d’un intérêt fondamental, aussi bien dans l’espace des
recherches que dans ceux des pratiques ou de l’encadrement des pratiques, est rarement
thématisée en tant que telle.
18 Je proposerai ici, à titre prospectif, de considérer trois grandes dimensions évaluatives
possibles : l’axe théorique, l’axe éthique, l’axe empirique.

2.1. L’axe théorique

19 Cet axe renvoie, en amont, aux « savoirs » du champ (théories, concepts, résultats de
recherches empiriques…), en tant qu’ils contribuent à l’étayage – au double sens
d’explicitation et de justification- du M.T.P.D. proposé.
20 Deux critères sont sans doute ici déterminants : celui de l’acceptabilité sur les dimensions
des contenus disciplinaires, de l’enseignement et des apprentissages ; celui de la
congruence entre les dimensions mentionnées.
21 Ces propositions, minimales, appellent immédiatement quelques remarques à lire comme
autant de pistes de travail :
• l’acceptabilité est une notion qui reste, en grande partie, à construire précisément, passant
peut-être par la caractérisation de diverses formes de relations possibles (non contradiction,
conformité…) ;
• l’acceptabilité sur le plan des contenus, centrale pour les didacticiens 17, passe sans doute par
la précision de la notion de modèle didactique 18, entendue comme modèle pour l’analyse des
contenus à enseigner/enseignés/enseignables ;
• l’acceptabilité implique pour le didacticien un recours, obligé mais plus risqué (dans la
mesure où il n’est pas a priori un spécialiste), aux espaces de recherche qui concernent
l’enseignement et les apprentissages ;
• l’acceptabilité, en tant qu’elle s’effectue en amont, évolue toujours au risque de
l’applicationnisme ; elle impose d’autant plus, en aval, une évaluation rigoureuse ;
• la congruence entre les dimensions me parait être un principe inévitable mais aussi une
relation à préciser et un a priori qu’il convient de ne pas naturaliser ce qui impose donc une
évaluation tout aussi rigoureuse de ses modalités et de ses effets.
136

22 Je remarquerai ici – et c’est suffisamment rare pour être souligné – que l’acceptabilité fait
l’objet d’une construction détaillée, sur toutes les dimensions mentionnées, dans les
recherches de F. Ruellan avec, notamment, la volonté manifeste de prendre au pied de la
lettre certains « principes » dérivés du socio-constructivisme : le sujet comme acteur de
ses apprentissages, les dispositifs comme outils, l’importance des interactions, de la
collaboration et des tâches proposées par le milieu, la prise en compte des différentes
voies de formation des concepts… La congruence, quant à elle, me parait s’articuler chez
F. Ruellan autour de deux piliers qui nécessiteraient, pour chacun d’eux, une discussion
théorique approfondie : le socioconstructivisme comme théorie psychologique et comme
théorie pédagogique (comme principes d’enseignement)19, l’écriture comme compétence
structurant les contenus et organisant l’enseignement et les apprentissages20.

2.2. L’axe éthique

23 Longtemps considérée avec précaution, voire avec suspicion21, la dimension éthique est,
de plus en plus thématisée explicitement dans l’espace des recherches en didactique. F.
Ruellan la met fortement en scène, via l’articulation entre compétence scripturale et
construction identitaire22 ou la solidarité entre les apprenants ainsi qu’entre les
enseignants et les apprenants. J. Dolz et B. Schneuwly (1998) insistent eux-aussi sur cette
dimension dans leur élaboration des genres de l’oral à enseigner.
24 Pour le dire très schématiquement, il s’agit – au travers de cette dimension – de
privilégier sur les divers plans impliqués (contenus, enseignement, apprentissages) des
valeurs que l’on estime positives : autonomie, coopération, solidarité… argumentation
« honnête » et « rationnelle… textes complexes et/ou « humanistes »…
25 Mais, il me semble qu’on n’a encore que trop peu attiré l’attention sur ce que
l’introduction de cette dimension implique comme hétérogénéité :
• hétérogénéïté dans les modes d’étayage du M.T.P.D. ;
• hétérogénéité virtuelle dans l’absence de congruence possible entre valeurs et savoirs du
champ et/ou efficience.
26 De surcroît, l’analyse des valeurs, en circulation/acceptables, dans le champ des
recherches en didactique est encore un chantier très largement en friche…

2.3. L’axe empirique

27 Sous le terme d’axe empirique, je propose d’analyser l’actualisation du M.T.P.D. au travers


de trois (sous) dimensions : la faisabilité, les intérêts, l’efficience (cela toujours en relation
avec savoirs, enseignement et apprentissages).
28 La faisabilité concerne les conditions de possibilité, plus ou moins astreignantes, de
l’actualisation du M.T.P.D. : organisation scolaire, compétences requises chez les
enseignants, catégories d’élèves (âges, classes23, caractéristiques socio-culturelles…),
disciplines et types de contenus possibles… De ce point de vue, le travail en projet n’est
pas sans soulever quelques questions sur lesquelles je reviendrai immédiatement après –
cf 3).
29 Les intérêts – et les limites – renvoient, entre autres, à la facilitation des tâches, à l’intérêt
ressenti par les acteurs, à l’adéquation entre activités possibles et objectifs visés… soit,
par exemple, aux possibilités de mise en forme des contenus (j’y reviendrai aussi en 3), au
137

confort pour le maître, à ses possibilités de varier les prises d’indications sur le
cheminement des élèves et d’ajuster ses modes d’intervention, à l’investissement des
élèves, à l’ouverture de parcours plus individualisés, à la multiplicité des formes d’aide, à
l’accroissement de la prise de risques et à la diversification des formes de retour
possibles… Il me semble que, sur la majeure partie de ces points, les analyses de F. Ruellan
montrent à quel point le M.T.D.P. mis en place est intéressant, particulièrement au
travers du dispositif des situations et des indicateurs possibles pour le maître quant aux
évolutions des élèves : textes intermédiaires, réécritures, dialogues entre pairs,
discussions lors de situations différées, construction des outils, usage des situations de
structuration…
30 L’efficience réfère aux effets chez les élèves. Elle pose des questions cruciales mais, ici
aussi, trop peu thématisées encore dans le champ des recherches en didactiques 24,
notamment à ce qu’on peut appeler, dans ce cadre, des progrès, ou, plus largement à ce
qu’on estime être de l’ordre de la réussite ou de l’échec d’un enseignement, en référence
par exemple :
• à la « cible » prioritaire visée : tous les élèves ou certains d’entre eux seulement (en relation
avec les questions de l’ampleur des progrès ou de la réduction des écarts entre apprenants) ;
• aux dimensions : tels produits, telles activités de production, certains types d’erreurs (ou
d’obstacles), la capacité réflexive, certaines postures, les rapports (aux activités, à
l’apprentissage de ces activités…) ;
• à la temporalité : rythme, durée d’intégration…
• à la traductibilité au-delà des situations d’enseignement et d’évaluation…

2.4. Une évaluation… en suspens

31 Comme on peut s’en rendre compte, la question de la construction et de l’analyse des


M.T.P.D., notamment dans une perspective didactique renvoie, ici encore, à un chantier
très largement en friche.
32 En tant que tel, il nécessite l’ouverture de recherches spécifiques passant par l’évaluation
des critères en circulation, de leurs soubassements, de leurs intérêts, de leurs limites. De
surcroît, le travail sur les notions de progrès, de réussite ou d’échec… dans une
perspective didactique me semble indispensable dans une option praxéologique25, faute
de quoi nombre de recherches se dilueraient dans la doxa et/ou dans l’espace de
l’encadrement des pratiques.
33 Tout aussi fondamentalement, cette entrée peut s’avérer particulièrement heuristique
pour, d’un côté, préciser la construction des contenus que l’on effectue26 et, de l’autre,
réfléchir aux limites de la didactique si l’on accepte que ce qui est en jeu, et évaluable, ne
se restreint pas à des contenus mais intègre aussi des modalités d’investissement dans
l’apprentissage des contenus en tant qu’elles sont, au moins partiellement, tributaires du
guidage des dispositifs d’enseignement…

3. Pédagogie du projet/didactique du français


34 J’en viens maintenant à ma troisième question qui, de fait, programme l’ensemble de cet
article, celle des relations complexes entre pédagogie du projet et didactique du français.
Comment comprendre en effet, d’un côté la durée des relations et la place symbolique
qu’a pu occuper la pédagogie du projet, et, de l’autre, ses éclipses, voire sa mise à distance
138

jusqu’à la thèse de Francis Ruellan ? Je proposerai ici quatre éléments d’explication à titre
exploratoire.

3.1. Pédagogie du projet et « forme scolaire »

35 Le premier élément d’explication réside à mon sens en ce que la pédagogie du projet


pousse jusqu’à certaines de ses limites la « forme scolaire » (Vincent, ed, 1994), au moins
telle qu’elle s’est établie lors de ces dernières décennies, sur plusieurs points essentiels :
• le statut de l’apprenant qui, de sujet obligé (quasi objet), sans grande conscience de ce qui
impose sa présence en ce lieu, est constitué, contractuellement, en acteur, potentiellement
investi, de la relation pédagogique ;
• le guidage par le maître, puisque, via l’organisation du dispositif et notamment des
situations, ce qui est visé est, selon la formule de Ruellan (1999 :123) un « modèle
pédagogique personnel » de l’élève qui s’empare des ressources constituées pour
s’approprier le savoir-faire selon un cheminement qui lui est propre 27 ;
• les cheminements diversifiés des apprenants qui instaurent conséquemment dans la classe
l’imprévisible (1999 :163) ainsi que des rythmes variés, rendant caduques les pratiques de
programmation ou de contrôles communs à date imposée et, atteignant du coup, la norme
temporelle (Jacquet-Francillon 2003) qui définit le sujet scolaire en ce qu’il est comparable
aux autres ;
• la construction disciplinaire dans la mesure où la logique dominante devient celle de la
tâche à accomplir :
« l’idée force est de soumettre l’apprentissage à la logique de la production en
supprimant le hiatus entre apprendre et agir et en inversant le rapport habituel : au
lieu d’apprendre d’abord en un temps séparé pour faire ensuite selon un modèle
d’application, on pose que l’on apprend parce que l’on fait et par ce que l’on fait.
Dans cette perspective, le produit que l’on vise est considéré comme une masse de
savoirs investis. Fabriquer dans ces conditions, impose que des savoirs soient
déployés, élaborés selon une autre logique que celle qui préside à leur
ordonnancement scientifique ou didactique : ils sont requis tout soudain dans le
développement de la tâche, construits dans l’évolution de l’objet, immédiatement
investis en lui, introduits dans le processus sous forme de problèmes à résoudre
pour continuer. » (Halté, 1982 : 21)
36 Ce « jeu » de la pédagogie du projet avec certaines limites de la forme scolaire peut poser
problème à certains courants de la didactique du français dans la mesure où la didactique
a fondamentalement partie liée à la « forme scolaire » ne serait-ce qu’en ce qu’elle se
fonde sur un soubassement disciplinaire, dans la mesure aussi où son entrée prioritaire,
par les savoirs, se voit de fait secondarisée dans les pratiques de classe…
37 Mais cette mise en questionnement de la didactique du français par la pédagogie du
projet a aussi des sources lointaines.

3.2. Pédagogie du projet et constitution du champ de la didactique


du français

38 En effet, lors de sa promotion, dans les années quatre-vingt, la pédagogie du projet s’est
constituée dans un cadre qui présentait au moins quatre caractéristiques (Pratiques 1982) :
• une volonté de lutte contre l’échec scolaire, notamment en ce qu’il était (et demeure)
socialement différencié ;
139

• le constat des limites de la rénovation des contenus et particulièrement des tentations


applicationnistes,
• le recours conséquent à une réflexion d’ordre pédagogique, référée sans doute à des théories
« savantes » mais portée en France par des mouvements pédagogiques et militants
(notamment le G.F.E.N.) ;
• le désir de lutter, particulièrement en français, contre le cloisonnement intradisciplinaire
(orthographe, grammaire, lecture, écriture…) jugé néfaste.
39 Or ces caractéristiques ne sont pas sans interroger le champ des recherches en didactique
du français tel qu’il s’est constitué lors de ces vingt-cinq dernières années avec, par
exemple :
• le découplage, au moins pour un certain nombre de ses agents, entre militantisme politique
et militantisme pédagogicodidactique, accompagné d’une défiance envers l’engagement
dans le champ de la recherche et d’un silence parfois assourdissant sur le caractère
socialement différencié de l’échec scolaire28 ;
• la distance qui s’est constituée entre les logiques des praticiens (pour qui le problème du
(dé) cloisonnement est crucial) et celles des chercheurs pris dans des mouvements de
spécialisation accrue29 ;
• la tentation toujours vive – et sans doute structurelle – de l’applicationnisme (voir la
narratologie, les typologies de textes…) marquée par l’expression répandue de
« didactisation »30 de contenus élaborés en d’autres lieux et à d’autres fins, ce qui signifie
que l’insertion dans des dispositifs pédagogiques, est secondarisée de fait, dans l’élaboration
conceptuelle.
40 Ce que la pédagogie du projet me semble donc interroger, de manière assez radicale, est
la logique de constitution d’un champ de recherches…

3.3. Pédagogie du projet et recherches en didactique du français

41 En outre, certaines caractéristiques du travail en projet mentionnées précédemment (3.1)


ne sont pas sans poser quelques problèmes à certaines formes de recherches didactiques.
Je n’en prendrai que trois exemples.
42 Le fait que la logique de classe, voire même la logique des apprentissages, prenne le pas
sur la logique des contenus (entendue ici comme mise en forme pensée antérieurement à
son actualisation) tend à rendre difficile toute conception a priori d’une démarche, conçue
comme enchaînement dans un temps donné d’actes d’enseignement susceptibles de guider
des modalités d’apprentissage relativement communes et évaluables dans des formes
conventionnelles à une échéance programmée à l’avance. A la limite toute volonté du
chercheur de contrôler contenus, enchaînements, temporalité, même bardée des
meilleures intentions, ne peut mener qu’à contraindre et donc à tronquer, même en
partie, la logique même du travail en projet, en ce qu’elle draine structurellement de
singularité et d’imprévisibilité. Par voie de conséquence, la comparaison de cette
démarche avec d’autres, afin d’en apprécier les intérêts et les limites, en est rendue plus
difficile…
43 Complémentairement, la reproductibilité31 est quasiment impossible, tant chacune des
réalisations est absolument solidaire du cheminement singulier de la classe et des élèves,
de la nature des contrats passés et du projet mené, mais aussi des modalités
140

d’intervention du maître qui se conçoivent, en grande partie, comme aides ajustées « on


line » à des parcours non codifiés d’avance.
44 En fonction de ces facteurs, on comprend mieux – au-delà des blocages mentionnés
précédemment (3.1 et 3.2) – pourquoi nombre de chercheurs se sont détournés de la
pédagogie du projet qui se présente sous des formes telles qu’une bonne partie de
(’instrumentation considérée par certains comme classique ou comme légitime en
sciences humaines s’avère d’un usage très difficile.
45 Mais, d’un autre côté, on peut aussi penser qu’il s’agit d’un défi à relever, ou du moins
d’un problème à résoudre – ce par quoi la recherche avance – et complémentairement,
que la recherche n’a pas pour vocation de vouloir « raboter » les pratiques pour les
rendre conformes à ce qu’elle peut, sait ou souhaite faire. On peut encore penser que les
formes des recherches, et leurs visées, au-delà d’un certain nombre de principes
fondamentaux (étayage théorique, objectivation, écriture…), sont multiples.
46 Dans cette perspective, le travail des chercheurs consiste – à la suite de J.F. Halté et de F.
Ruellan – à constituer le cadre (cf 2) et les méthodes susceptibles d’établir les intérêts et
les limites de ce M.T.P.D…

3.4. Des limites de la pédagogie du projet en didactique du français

47 Il me reste à revenir, d’un autre point de vue, plus prospectif, sur les problèmes soulevés
par la pédagogie du projet dans l’enseignement du français.
48 Le premier d’entre eux porte sur sa faisabilité autant du point de vue des contenus que de
celui de la compétence des ensgnants. Sur le plan des contenus, il faut bien convenir que
l’on ne dispose que de peu d’analyses précises de la pédagogie du projet, en dehors du
français et de l’écriture longue, de surcroît restreintes à l’école primaire ou au collège.
Dès lors, il s’agit de savoir si ce mode de travail peut fonctionner, de manière « positive »,
en dehors de ces cadres. Il s’agit aussi de préciser ce qu’il en est de l’articulation, et de ses
effets, avec l’enseignement dans les autres matières, l’enseignement dans les autres
domaines du français lorsque c’est le cas, ainsi qu’avec le parcours ultérieur des élèves
lorsque d’autres M.T.P.D. sont mis en œuvre.
49 Sur le plan de la compétence des enseignants, le problème soulevé est celui d’une maîtrise
telle des dispositifs et des contenus que les apprentissages soient, au-delà des
cheminements singuliers, constamment orientés vers les objectifs, que le rapport aux
contenus visés soit constamment analysé précisément, que les contenus sollicités/
sollicitables au travers des situations fonctionnelles et différées soient constamment
disponibles dans des formes adéquates. On peut certes poser qu’il s’agit d’une utopie,
absolument irréaliste dans les conditions actuelles, mais on peut aussi penser qu’il s’agit
d’un objectif pertinent en fonction duquel devrait être conçue la formation des
enseignants… Néanmoins, si tel est le cas, cela impose encore d’autres recherches :
• sur les principes de fonctionnement des maîtres en pédagogie du projet 32 afin de penser leur
formalisation ;
• sur les conditions de leur appropriation en formation (initiale et/ou continue) des maîtres.
50 Le second problème concerne les intérêts, notamment du point de vue de la mise en forme
des contenus tant, au travers des expériences connues, celle-ci paraît contrainte :
l’écriture « soumettant » les autres domaines du français (orthographe, grammaire,
lecture…). Sur cette question encore, il me semble qu’on peut avancer deux éléments de
141

réflexion relativement antagonistes : soit on considère que cette contrainte est une limite
face à une diversité de combinaisons a priori souhaitables, soit on considère qu’il s’agit
d’une réponse à l’intégration des sous-domaines du français face à laquelle les études
manquent quant à la possibilité et à l’efficacité d’autres solutions…
51 Le dernier problème que j’évoquerai ici est lié à la dimension de l’efficience en ce que :
• les savoirs, tributaires de leur sollicitation et de leur réinvestissement dans un savoir-faire
(ici l’écriture d’un conte merveilleux) nécessiteraient d’être évalués en dehors de cette
production, afin de mieux appréhender leur autonomisation, leur conscience, et leur
disponibilité pour d’autres usages ;
• les savoirs et savoir-faire mériteraient d’être analysés en tant qu’ils sont articulés
disciplinairement, si l’on accepte (Reuter 2003) que la conscience disciplinaire participe de la
clarté des apprentissages scolaires.
52 Pour conclure cet article, bien trop elliptique sur de nombreux points, je dirais volontiers
qu’un des intérêts principaux de la pédagogie du projet et du M.T.P.D. proposé, est de
fonctionner comme un analyseur de problèmes plus implicités que thématisés dans le
champ de la didactique du français : distinction pédagogie/didactiques, spécification des
espaces, modes de construction et d’évaluation de configurations pédagogicodidactiques,
logique de constitution du champ et pertinence des modalités de recherche… A ce titre, il
possède, virtuellement, une valeur heuristique. Ce n’est pas le moindre mérite des
recherches de Francis Ruellan que d’avoir actualisé cette valeur heuristique dont j’ai
tenté de m’emparer en espérant, tant soit peu, contribuer à des débats cruciaux pour la
didactique du français.

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143

NOTES
1. Les usages courants de ces termes ont tendance à faire du pédagogue ou du didacticien
essentiellement des praticiens, souvent avec une connotation péjorative…
2. Pédagogie et didactiques réfèrent socialement à trois espaces différents (même s’ils sont
poreux et en constante interaction), dotés chacun de leurs acteurs et de leurs enjeux spécifiques :
l’espace des pratiques d’enseignement et d’apprentissages, l’espace des recherches et l’espace de
l’encadrement des pratiques (prescription, formation, militantisme…)
3. Voir, pour une étape intermédiaire, Romian 1979, et pour une analyse historico-sociologique
de la constitution du champ de la didactique du français : Ropé 1989 et 1990.
4. Et aux disciplines qui s’intéressent à l’enseignement et/ou aux apprentissages.
5. Cette double référence disciplinaire a été, à mon sens, encore trop peu analysée. Elle est
pourtant définitoire des didactiques.
6. Voir, par exemple, le numéro 141 de la Revue Française de Pédagogie, octobre-novembre-
décembre 2002.
7. Pour reprendre la formule de Jean-Louis Martinand (1987 : 24) : « Il n’est pas possible de parler
de didactique sans l’exercice de ce qu’on peut appeler une « responsabilité » par rapport au
contenu « de la discipline ».
8. Je modifie ici quelque peu les termes de la définition que j’avais proposée.
9. Voir, comme exemple de ce paradigme de questions, les travaux concernant la transposition
didactique.
10. De la même façon, des recherches en pédagogie, « autonomisées » de l’actualisation dans les
classes, peuvent concerner l’étayage idéologique des modes de travail pédagogiques, leur
typologisation, leur comparaison…
11. Manuels, cahiers…
12. Spatiaux, temporels…
13. Pourvu qu’elles soient conscientes de ce qu’elles excluent…
14. Ce lien fait qu’un enseignant est indissociablement un praticien de la didactique et un
praticien de la pédagogie. Ce qui n’empêche nullement, en fonction de la formation, des
compétences, des goûts… du praticien, que le mode d’intervention soit plutôt guidé par des
référents didactiques ou par des référents pédagogiques.
15. Ce qui n’est quand même pas sans risques…
16. Ce mode d’étayage, privilégié, principal, premier…, fait que, dans un cas, on peut parler de
« pédagogisation » des contenus et, dans l’autre, de « didactisation » d’un mode de travail
pédagogique (ou de « traduction didactique » comme le fait F. Ruellan).
17. Voir, ici encore, les travaux fondamentaux de Chevallard (1985).
18. Voir, entre autres, sur les discussions autour de la notion de modèle didactique : De Pietro et
Schneuwly 2003, De Pietro et alii 1996/97, Dolz et Schneuwly 1998, Reuter 1996,1998 et 2001.
19. Le passage d’un champ à l’autre n’a rien d’évident. Cela fait pourtant l’objet de nombreux
« glissements » non explicités.
20. Je reviendrai (en 3) sur certains des problèmes soulevés par ces options.
21. En raison, entre autres, d’une confusion fréquente entre scientificité et objectivité/neutralité,
voire même d’une occultation des questions liées aux valeurs.
22. Voir, notamment, Ruellan 1999 : 8 et sq.
23. Avec une distinction dans doute essentielle entre classes à examen final et sans examen final.
24. Sur l’ensemble de ces questions liées à l’évaluation, je suis infiniment redevable aux
réflexions constantes de D. Lahanier-Reuter.
144

25. La perspective praxéologique, consistant à « partir » des problèmes rencontrés pour tenter de
les construire théoriquement et d’ouvrir des pistes de remédiation possibles, n’est qu’une des
options possibles des recherches en didactique.
26. Savoirs ou savoir-faire, contenus considérés indépendamment ou non de leur insertion dans
des réseaux et des rapports qu’entretient le sujet à leur égard.
27. Voir aussi cette proposition assez remarquable (Ruellan 1999 : 866) : « Dans le système
scolaire, une classe est souvent plus une « organisation enseignante » vouée à une exposition
linéaire des savoirs qu’une « organisation apprenante » centrée sur la recherche des moyens et
des situations permettant à l’élève de s’autoriser à se dire et à écrire. ».
28. Ce silence peut aussi s’expliquer par le constat d’un échec (largement partagé au
demeurant) : celui de l’impuissance à pouvoir modifier cette situation.
29. Qui conduisent à avoir des didacticiens de l’écriture, de la lecture, de l’oral, de la grammaire…
30. En fait de « pédagogisation » (cf 1.4 et note 16).
31. L’exigence de reproductibilité, qui mériterait une analyse critique sérieuse dans le domaine
des sciences humaines, se nourrit sans doute, au moins en partie, du désir d’une partie des
chercheurs de guider la pratique en fabriquant des instruments (notamment des manuels) dans
l’espace de l’encadrement des pratiques. Or, de ce point de vue, la pédagogie du projet n’offre que
peu de prise…
32. Il s’agit sans doute, à ce jour, de la zone la plus faible dans les données dont on dispose sur la
pédagogie du projet.

AUTEUR
YVES REUTER
Equipe Theodile (E.A.1764)
Université Charles de Gaulle - Lille III
145

Vygotski et les didactiques des


disciplines : quelques réflexions
Michel Brossard

NOTE DE L'AUTEUR
Lors de la réunion amicale qui suivit sa soutenance de thèse, nous eûmes, Francis Ruellan
et moi, une conversation au cours de laquelle il me dit l’importance qu’avaient eu certains
concepts vygotskiens lors de l’élaboration de son travail : en particulier la thèse selon
laquelle une activité complexe – produire un texte par exemple – se construit d’abord sur
un plan inter – psychologique avant d’être reconstruite par l’élève seul sur un plan intra –
psychologique. j’aimerais au cours de ces quelques pages poursuivre ce dialogue en
m’interrogeant sur la manière dont on peut envisager les rapports entre Vygotski et les
didactiques. Je le ferai en m’interrogeant sur deux moments didactiques importants : la
construction du contexte et la « conceptualisation collaborative ».

Quelques remarques introductives


1 Le projet scientifique de Vygotski, clairement énoncé dans Histoire du Développement des
fonctions psychiques supérieures est de construire une théorie du développement humain.
On sait que sa réflexion le conduit à penser qu’il faut attribuer un rôle central aux
apprentissages scolaires si l’on veut comprendre ce développement (Vygotski 1934/1985a,
1930-1931/1985b). Dans le cadre des enseignements – apprentissages scolaires l’enfant est
en effet confronté aux formes de pensée les plus élaborées que la société à laquelle il
appartient peut mettre à sa disposition. Les apprentissages ouvrent des voies de
développement inédites aux formes spontanément mises en œuvre de l’activité : en
instaurant « dans l’individu » des tensions entre des niveaux différents d’activité, les
apprentissages – et en particulier les apprentissages scolaires – provoquent du
développement.
146

2 Les didactiques des disciplines nées au cours des années 1970/1980 ont un objet différent :
l’approche scientifique des processus d’enseignement – apprentissage de contenus de
savoirs propres à une discipline déterminée. Pour des raisons historiques qu’il serait trop
long d’analyser ici, les didacticiens des mathématiques ont montré la voie ; avec des
inégalités dans les rythmes de développement se sont ensuite constitués en relation
étroite avec les disciplines enseignées d’autres domaines de recherches : didactique de la
physique, didactique de la biologie, didactique du français-langue maternelle etc.
S’adossant au socle épistémologique de la science ou de la discipline dont ils s’occupent,
les didacticiens sont amenés à intégrer pour analyser leur objet des concepts élaborés en
psychologie, en linguistique, en épistémologie des sciences etc.
3 Dès lors la question se pose sur la manière dont il nous faut concevoir les rapports entre
Vygotski et les didactiques. Faut-il voir dans l’éclosion des didactiques contemporaines la
venue à maturité du projet à peine esquissé par Vygotski à la fin du chapitre 6 de Pensée et
Langage1, auquel cas certains pourraient être amenés à voir dans Vygotski « l’un des
théoriciens des didactiques » ?2 Faut-il au contraire voir dans l’œuvre de Vygotski une
référence pour les didactiques, importante certes, mais néanmoins une référence parmi
d’autres ?
4 Nous n’adhérons à aucune de ces deux réponses. Nous en suggérerons une troisième en
conclusion.
5 Auparavant nous voudrions montrer sur deux exemples : la question du contexte et la
question de la conceptualisation, l’apport encore inexploité réalisé par la réflexion de
Vygotski à des problèmes souvent abordés dans le domaine des didactiques.

Un problème de définition
6 Contexte, situation, contexte situationnel… etc. autant de termes que tous ceux qui travaillent
dans une perspective interactionniste utilisent fréquemment mais malheureusement
souvent dans des sens différents. Afin de clarifier notre propos nous nous permettrons de
proposer « nos » définitions3.
7 Nous partirons du fait humain fondamental, souligné aujourd’hui par de nombreux
anthropologues, celui de la capacité des êtres humains à coopérer. Leakey fut l’un de ceux
qui insista sur cette idée : les premières sociétés humaines purent se développer parce
que nos ancêtres surent – en particulier à l’occasion du travail – coopérer. Ceci signifie
que les membres du groupe qui participent à une activité (chasse, pêche, repas,
cérémonie…) doivent identifier la zone d’activité (la « sphère d’activité ») dans laquelle ils
se trouvent, s’accorder sur certains buts, les moyens d’y parvenir, définir ou prédéfinir
les rôles de chacun, les règles de partage des biens obtenus etc.. Bref ils doivent
construire des cadres communs pour leurs activités. Cela ne requiert pas nécessairement
un langage articulé, mais ainsi que le souligne Vygotski à la suite de Engels, le
développement du langage s’est très probablement effectué en étroite relation avec le
besoin historiquement apparu pour les humains de construire ces cadres communs. Au
cours de ces activités communes certains gestes aquièrent une fonction communicative :
ainsi on peut supposer qu’en relation avec l’action en cours et la gestualité qui
l’accompagne, le façonnage de la voix a permis de faire émerger des premières
vocalisations simiennes l’ébauche d’un langage articulé4.
147

8 Mais une société n’est pas d’un seul tenant. On peut y distinguer un nombre relativement
limité de « sphères d’activités » : monde du travail, des échanges, des loisirs, de la vie
familiale, des apprentissages etc. Nous entendons par « sphères d’activité » un univers
organisé en vue de certaines grandes finalités sociales. Ces sphères se particularisent par
des manières d’habiter l’espace et de vivre le temps, la nature des objets utilisés, les
capacités et attitudes requises de la part des acteurs etc. Monde du travail, monde de
l’école, lieux de loisirs. De nombreuses significations sédimentées sont inscrites dans le
monde social objectif que nous habitons.
9 Une situation, loin d’être un amas de stimuli comme le voulaient les behaviouristes, est
une totalité travaillée dans sa matérialité par les significations que les groupes sociaux y
ont déposé par leur pratique antérieure. Les situations sont plus ou moins organisées,
prêtes à fonctionner dans une certaine direction en fonction des attentes sociales dont
elles sont chargées. Un acteur confronté à une situation – et ceci d’autant plus qu’elle est
nouvelle pour lui – doit en déchiffrer « l’horizon d’attentes » : c’est la lecture qu’il en fera
qui constituera le contexte. Nous entendons donc par situation l’ensemble des éléments
co-présents : cadres physico-sociaux, outils et tâches mis en œuvre dans ces cadres,
initiatives des acteurs (actions ou discours ou les deux à la fois) etc… Tous ces éléments
co-présents, forment une totalité dont les significations sont « l’âme », le principe
organisateur et c’est à l’intérieur de cette totalité qu’interviennent les acteurs (eux-
mêmes étant déjà expérimentés à des degrés divers et « habités » par le monde dans
lequel ils vont intervenir).
10 Nous distinguons immédiatement une situation de travail d’une situation familiale ou
d’une situation scolaire5. Ce qui caractérise une situation c’est d’une part son caractère
actuel et d’autre part sa dimension dynamique : elle est « prête » à fonctionner dans
certaines directions de manière à ce que les acteurs y réalisent certaines fins. Elle sollicite
de notre part dans son hic et nunc une intervention à venir. Une situation passée a perdu
la caractéristique essentielle de ce qu’est une situation pour un acteur au moment où il est
confronté à elle : sa nouveauté.

Le passage de la situation au contexte


11 Mais pour être en mesure d’intervenir dans une situation avec une certaine efficacité,
chaque acteur doit construire un cadre interprétatif ; et c’est ce cadre interprétatif
construit par chaque acteur à l’intérieur d’une situation que nous appelons contexte. Le
contexte est donc comme une découpe de nature subjective effectuée à l’intérieur et dans
l’épaisseur d’une situation : cadre à l’intérieur duquel le sujet construit pour lui-même ce
qu’il pense être la signification de la situation, les attentes d’autrui, le rôle qu’il entend y
tenir (de nature purement représentative). Par son intervention chaque acteur intente un
monde représenté (un « micromonde » dit J.B. Grize), représentation ratifiée ou non6 par
son interlocuteur. De cette suite d’interactions émerge avec plus ou moins de bonheur un
ensemble de significations partagées relatives au cadre dans lequel on agit, aux
interventions possibles, aux rôles de chacun etc. Pour qu’une interaction soit possible, il
est en effet nécessaire que les acteurs partagent peu ou prou un même ensemble de
présuppositions concernant l’objet d’attention conjointe et un même système d’attentes ;
chacun s’efforçant de s’adapter à la perspective de l’autre. De ce fait ils construisent un
domaine ou un cadre d’activité au moins partiellement commun. A l’intérieur de cet
148

espace social signifiant, chaque intervention particulière (action, énonciation…) devient


interprétable pour les différents partenaires.
12 Nous sommes ici au point précis du passage des déterminations objectives de la situation
à la nécessaire interprétation que l’acteur en construit à l’instant même où il élabore son
projet d’intervention. Les délais temporels entre a) le moment où le sujet est confronté à
la situation, b) celui où il construit le contexte, c) celui enfin où il intervient
effectivement, peuvent être très variables. Ceci apparaîtra clairement à l’aide de deux
exemples contrastés.
André pénètre dans la cour de récréation. Il aperçoit ses copains dans un coin de la
cour en train de jouer aux billes. Aussitôt il fouille dans ses poches, en extrait un sac
de billes et se dirige vers eux.
13 Dans cette situation, le contexte « partie de bille pendant la récréation » est construit
instantanément par l’élève : celui-ci n’a aucune difficulté à construire le contexte c’est-à-
dire à attribuer une signification centrale à la situation et supposer que les autres enfants
lui attribuent la même signification. Il y a dans ce cas quasi-intantanéité entre les trois
moments : confrontation à la situation, construction d’un contexte, intervention dans ce
cadre d’activités. Mais cela ne signifie pas que pour les besoins de l’analyse il ne soit pas
nécessaire de distinguer ces différents moments. Nous défendrons l’idée que, mises à part
les situations où les actions sont très fortement automatisées, il y a toujours – même avec
un délai temporel extrêmement court – construction d’un contexte, c’est-à-dire
interprétation de la situation7.
14 Deuxième exemple :
Paul pénètre dans la salle attenante à la salle de classe où l’attend un psychologue.
Sur une table sont disposés des verres de différentes dimensions et une grande
carafe d’eau. Le psychologue l’invite à s’asseoir et lui raconte une histoire où il est
question de sirop et d’enfants qui ont soif etc.
15 On se doute que dans ce cas l’enfant mettra un certain temps à se doter d’un contexte à
l’intérieur duquel il interprétera les questions que lui pose cet adulte simplement
entrevu : cherche-t-on à vérifier ses connaissances ? A-t-il affaire à un adulte sceptique à
la recherche d’une certitude physique ? S’agit-il d’un sondage d’opinions ? Pour
construire un contexte au sein duquel il pourra faire fonctionner les questions de l’adulte
comme celui-ci s’attend à les voir fonctionner (questions d’ordre « épistémique » selon la
terminologie d’Elbers (1986)), il faut que l’enfant sache qu’il y a des adultes qui
s’intéressent à la façon dont les élèves résolvent un problème, que l’on trouve parfois ce
genre d’adultes dans les écoles etc.
16 Enfin le contexte une fois construit n’est ni transparent ni posé une fois pour toutes. De
nombreux malentendus surgissent à chaque instant. Il doit donc faire l’objet de
nombreuses renégociations. De plus toute nouvelle action vient l’enrichir, le corriger, en
modifier le cours. En effet pour un acteur, produire une action ou un énoncé, c’est
effectuer une certaine action transformatrice à l’intérieur de cet espace. Pour le
partenaire, la compréhension de l’initiative d’autrui consiste à saisir le sens de la
transformation que l’autre cherche à provoquer dans leur espace commun.
17 Dernière idée sur laquelle nous aimerions insister car elle nous sera précieuse lorsque
nous aborderons la question des apprentissages scolaires : non seulement le contexte
n’est pas directement observable8 mais la conduite observable d’un sujet ne peut-être
véritablement comprise que si l’on parvient à reconstruire le contexte à l’intérieur duquel
il a produit sa réponse. Qu’il s’agisse des réponses des élèves dans les situations scolaires
149

ou des réponses apportées par les sujets en situation expérimentale, on ne peut


correctement interpréter une réponse que si l’observateur ou l’expérimentateur parvient
à reconstruire le micromonde à l’intérieur duquel il est apparu au sujet que cela « faisait
sens » d’apporter cette réponse. Même lorsque le sujet répond pour « dire quelque
chose ».
18 Si nous prenons le cas d’une situation d’enseignement-apprentissage, il est nécessaire
pour en comprendre le fonctionnement, de faire des hypothèses sur les contextes
construits par les différents acteurs.
19 On comprendra aisément que d’après nos définitions lorsqu’un acteur s’engage dans le
monde il y a toujours présence d’une situation et construction d’un contexte par les acteurs
engagés dans cette situation. Dans un certain nombre de situations, et compte tenu du
but que l’on y poursuit, il est possible ou non de prendre appui sur des indices
situationnels pour construire le contexte : c’est le cas lorsqu’un adulte montre une
poupée à un jeune enfant, plaçant cette poupée dans le champ de vision de l’enfant,
l’avançant vers lui en la faisant sautiller etc.. Il y a toujours de part et d’autre
construction d’un contexte (que l’on peut paraphraser comme « l’adulte et l’enfant vont
jouer à la poupée » ou « jeu du donner – recevoir » etc.) mais ce travail de co-construction
du cadre prend fortement appui sur les indices fournis par la situation. Les gestes
communicatifs (pointages, fixation du regard, monstration…) permettent à l’adulte de
proposer un cadre d’activité à l’enfant (à la fois un cadre et un objet) et ont pour fonction
de faciliter pour l’enfant le travail auquel il doit s’adonner de construction d’un contexte.
Au cours d’une première période l’acquisition du langage s’effectuera au sein de
contextes situationnels et ce n’est que progressivement qu’une nouvelle route
développementale s’ouvrira : à savoir la possibilité pour les dialogues adulte-enfant de se
dérouler dans un cadre décroché de la situation et d’être consacrés à des objets qui ne
sont pas directement supportés par la situation dans laquelle se trouvent les
interlocuteurs : par exemple l’enfant raconte ce qui s’est passé dans la journée à l’école.
Au cours des dialogues adulte-enfant, l’adulte peut désormais introduire dans ces
nouveaux contextes – en fonction bien évidemment des capacités actuelles de l’enfant –
des connaissances élaborées ailleurs que dans l’environnement immédiat de l’enfant, c’est
dire que désormais le monde de la culture adulte s’ouvre à l’enfant. On comprend
pourquoi dans Histoire du Développement des Fonctions Psychiques Supérieures, Vygotski
considère ce moment comme une des étapes les plus importantes pour le développement
des fonctions psychiques supérieures du jeune enfant (Vygotski 1931/1997).

Mise en place de notre problème dans le cadre de la


théorie historico-culturelle
20 Notre analyse des situations scolaires partira du concept de culture dans le sens donné à
ce terme par la Théorie Historico-culturelle. Dans ce cadre, les capacités humaines sont
créées au cours d’une histoire et déposées dans un univers humain (le monde de la
culture), univers composé d’objets œuvrés : outils techniques, sociaux, symboliques etc.
21 A un mode interne de fixation et de transmission des compétences qui caractérise le
règne animal, se substitue un mode externe de stockage des capacités humaines
historiquement créées. Chaque enfant, à sa naissance, trouve déposé hors de lui
l’ensemble immense des forces créées par les hommes au cours de leur histoire. La
150

transmission par apprentissage devient dès lors décisive. L’enfant se trouve dans une
situation originale en ce qu’il n’a pas à ré-inventer les solutions déjà trouvées par ses
prédécesseurs pas plus qu’il n’a à re-parcourir les cheminements hésitants de ceux qui
l’ont précédé. Il doit par contre, pour se construire en tant que sujet humain, s’approprier
les contenus culturels de son temps. Le fait que le tout jeune enfant, en tant qu’être de
nature, soit d’emblée confronté aux formes les plus élaborées de sa culture, explique que
le développement ontogénétique soit un développement original : en lui s’épousent
étroitement un développement naturel et un développement culturel. Mais pour que
l’enfant s’approprie le monde de la culture il faut un médiateur entre lui et ce monde, un
adulte ou tout autre membre compétent de la communauté qui sache en intéragissant à
l’intérieur de la « zone de développement prochain », indiquer à l’enfant les objectifs et
les moyens de les atteindre. Cette zone de développement n’est pas une caractéristique
individuelle de l’enfant. Elle nécessite la co-construction d’un contexte commun à
l’intérieur duquel, au cours d’activités conjointes, l’adulte met à la disposition du jeune
enfant des contenus culturels sans cesse nouveaux.
22 On voit en quel sens ce que l’on étudie ici sous le terme « apprentissage » est un objet
complexe, puisqu’il inclut : l’enfant qui apprend, l’adulte qui enseigne, les contenus
culturels transmis, mais aussi les interactions communicatives entre l’enfant et l’adulte
au sein des contextes sociaux signifiants. A ceci il convient d’ajouter que les processus
d’appropriation prennent différentes formes selon qu’ils se produisent dans des
situations informelles ou formelles d’apprentissage (Brossard 2001).
23 La division sociale et technique du travail et partant de là la constitution de nouvelles
sphères d’activités, liées à l’avènement des pratiques d’écrit (J. Goody 1979) aboutissent à
la production de nouvelles formes de connaissances. Leur transmission nécessite
l’instauration de situations formelles d’apprentissage. Ces situations se caractérisent par
le fait d’avoir pour finalité explicite et exclusive la transmission des savoirs d’écrit, à
commencer par le système d’écriture lui-même. Ces situations sont instituées et
organisées de part en part en vue de cette fin. Elles jouissent en ceci d’une relative
autonomie et instaurent une rupture par rapport aux situations quotidiennes pratiquées
par l’enfant. Aux apprentissages diffus dominants dans les contextes d’oralité, se
substitue un apprentissage explicite et raisonné. Comme le souligne J. Petitat, il existe
une relation étroite, bien que non linéaire, entre culture d’écrit et institution scolaire
(Petitat 1982).
24 Les connaissances sous forme de savoirs organisés (mathématiques, grammaire etc..) sont
élaborés ailleurs que dans les domaines d’expériences quotidiennes de l’enfant. Il y aura
donc une inévitable discontinuité entre les connaissances spontanées des élèves et les
connaissances que l’école se propose de transmettre. Mais en même temps pour qu’il y ait
authentique construction de connaissances, il est nécessaire que l’enfant s’approprie ces
connaissances à partir de ses propres schèmes de pensée quitte à les remanier : c’est là la
contradiction réelle et centrale qui doit être résolue à l’intérieur d’une situation
d’enseignement-apprentissage ; et qui l’est effectivement lorsque l’enfant construit une
connaissance nouvelle. Il nous reste à comprendre comment cela est possible.

Construction du contexte et langage intérieur


25 Nous venons de voir que la construction d’un contexte est nécessaire pour toute activité
collaborative. Mais d’une situation à une autre, ce travail de construction sera effectué
151

avec plus ou moins de difficulté. S’agissant des situations scolaires, la question du


contexte est particulièrement cruciale9. Dans celles-ci – contrairement aux situations
tout-venant dans lesquelles les finalités sont le plus souvent partagées par les
participants – on ne cherche pas à mieux comprendre un processus pour des raisons
d’efficacité. Dans la vie courante en effet, on cherche à comprendre l’origine d’une panne
pour pouvoir la réparer, de même on cherche à comprendre les causes d’une maladie
pour pouvoir mieux la soigner etc..
26 Dans les situations d’enseignement-apprentissage il faut construire les moyens d’agir
dans la situation (comment on va rechercher), mais aussi les buts (pourquoi on va
rechercher) et enfin la motivation qu’il y a à rechercher : c’est en particulier le rôle du
questionnement du maître – lorsqu’il met l’accent sur une contradiction entre les
explications jusque là proposées et les faits à expliquer – que de susciter le « besoin » de
comprendre Or contrairement à ce qui se passe pour les situations tout-venant, les buts
ne sont pas ici partagés par les participants préalablement aux échanges. Le maître pour
sa part cherche à agir sur les processus psychologiques par lesquels les élèves
s’expliquent spontanément les phénomènes et s’assigne pour tâche – il construit la
situation à cet effet – la transformation de ces processus afin de faire accéder ses élèves
aux explications historiquement produites et éprouvées. L’originalité des situations
scolaires réside donc en ceci que l’on ne cherche pas à agir sur le monde, mais sur les
processus psychologiques par lesquels nous essayons de comprendre le monde. On ne
travaille pas sur les choses mais sur les idées que l’on se fait sur les choses. Il existe donc
une rupture de fait entre les situations quotidiennes et les situations scolaires et l’on
comprend aisément que les élèves rencontrent des difficultés lorsqu’il leur faut
construire un contexte leur permettant d’intervenir en cohérence avec le contexte
intenté par le maître.
27 Mais si la plupart du temps l’activité de construction du contexte n’est pas directement
observable, elle n’est pas pour autant un processus mystérieux. Une approche
développementale telle que la concevait Vygotski, peut ici nous éclairer.
28 Dans certaines situations en effet on peut observer qu’une partie importante des
échanges est ouvertement consacrée à cette construction. Par exemple au cours d’un
dialogue pédagogique le maître va circonscrire un domaine (« nous allons nous poser des
questions de mesure »), introduire des outils (règles, balances, poids etc.) et les manières
de s’en servir. Puis il proposera aux élèves un certain type de tâches. Par leurs initiatives
et les questions qu’ils poseront en retour, en prenant appui sur la manière dont le maître
ratifie ou non leurs propositions, les élèves parviendront à circonscrire un cadre plus ou
moins proche du contexte intenté par le maître. Dans cet exemple – et à la condition de
prendre des indicateurs suffisamment précis – l’observateur assiste en quelque sorte « en
direct » à la co-construction par le maître et les élèves d’un contexte partagé.
29 Que se passe-t-il lorsque le sujet laissé à lui-même est confronté à une situation
relativement inédite comme c’est souvent le cas à l’école lorsque le maître place les élèves
devant un problème ? Suivant la thèse proposée par Vygotski concernant les rapports
existant entre l’inter-psychologique et l’intra – psychologique, on peut faire l’hypothèse
que cette activité de construction du contexte qui était d’abord un dialogue effectif
devient alors un dialogue intérieur, dialogue au cours duquel le sujet « s’interroge » sur le
cadre d’activité qui lui est proposé et sur les connaissances et outils qu’il lui semble
pertinent de mobiliser dans un tel cadre. Ce dialogue intérieur est l’activité – plus ou
moins développée, plus ou moins consciente – par laquelle nous nous efforçons en
152

permanence de construire le cadre interprétatif préalable à notre intervention dans une


situation. Très probablement le langage intérieur ne se réduit pas à cela ; mais nous
faisons l’hypothèse qu’il est constitutif de l’activité de construction du contexte : par le
langage intérieur nous nous adonnons à un travail incessant de tissage des significations, travail
par lequel nous nous efforçons de construire les contextes que nous pensons être les plus adéquats.
30 Nous supposons que confrontés aux situations scolaires – situations qui en dépit de leur
aspect fortement ritualisé sont, nous avons essayé de le montrer, assez déconcertantes
pour les élèves au regard des situations extra-scolaires – les élèves s’adonnent à une
intense activité de verbalisation, activité par laquelle, « cherchant à s’accorder à
l’accordage de l’autre », selon la belle expression de R. Rommetweit cité par Michèle
Grossen, ils s’efforcent de construire le contexte le plus probable compte tenu de ce qu’ils
croient que l’on attend d’eux (Grossen 2001).
31 Dernière remarque : on aura compris qu’il ne faut pas concevoir le contexte comme une
enveloppe vide, existant indépendamment des contenus sur lesquels on travaille. La façon
de percevoir l’un agit en retour sur la perception de l’autre : par exemple travailler sur le
concept d’évolution en prenant en compte les problèmes à la fois théoriques, idéologiques
et expérimentaux que Darwin cherchait à résoudre, devrait permettre aux élèves de
construire plus aisément le cadre de leur propre activité d’apprenant.
32 De même replacer le système d’écriture enseigné dans l’histoire des systèmes d’écriture
inventés dans différentes sociétés (pourquoi des hommes ont-ils inventé l’écriture ? quels
problèmes cherchaient-ils à résoudre ? pourquoi et comment les systèmes d’écriture se
sont-ils transformés ? etc.), devrait permettre aux élèves de situer ce que l’on attend
d’eux et ainsi leur faciliter le travail de construction du cadre de leur propre activité.
33 Il ne s’agit là que de quelques exemples : en travaillant sur les contenus et la manière de
les transmettre, peut-être devrions – nous nous préoccuper de faciliter pour les élèves le
travail de mise en relation de leur propre activité avec l’activité historique des hommes.
C’est peut-être l’une des conditions pour que l’élève parvienne à construire en le situant
(et parce qu’il le situe) le sens personnel des tâches qui lui incombent.

Activités de conceptualisation dans les contextes


scolaires…
34 Elaborés dans les différents domaines de la production des connaissances, les concepts
scientifiques ne sauraient se situer dans le simple prolongement des conceptions
spontanées des élèves. Au terme d’un long travail de « transposition », ils sont importés
dans les contextes scolaires. Autrement dit, au sein des contextes scolaires et du fait de
l’initiative du maître, deux domaines jusqu’alors étrangers l’un à l’autre se trouvent être
mis en connexion : les connaissances élaborées dans les différents champs de la production
scientifique d’une part et le domaine des connaissances spontanées des élèves d’autre part. C’est
cette mise en tension – cette mise en circuit voire en « court-circuit », le « branchement »
de deux procès de développement ayant chacun leur propre histoire – les connaissances
individuelles en cours de formation chez le jeune enfant d’une part et les connaissances
historiquement élaborées dans des domaines précis d’autre part – qui va être source de
transformations profondes et par là de développement pour le jeune enfant. Dans le
contexte intersubjectif les formes individuelles spontanées de penser vont être
confrontées à ces formes collectives élaborées historiquement de penser. Et c’est parce
153

qu’il va avoir affaire au produit d’expériences maintes fois retravaillées et ré-élaborées


par les générations précédentes, que l’appropriation de ces œuvres et de ces outils va
permettre au jeune enfant d’accéder à une connaissance plus adéquate du réel et à des
formes plus conscientes, plus maîtrisées, plus universelles, en un mot plus développées de
penser. C’est pourquoi le travail intersubjectif qui se produit dans la zone de
développement prochain va provoquer des réorganisations et en cela du développement.
35 Ainsi que l’explique Vygotski dans le premier chapitre de Histoire du Développement des
Fonctions Psychiques Supérieures c’est à la condition de réinsérer le psychisme individuel
dans l’histoire des sociétés humaines que nous serons en mesure d’en comprendre le
développement.
36 Mais comment cette connexion peut-elle s’établir ? Quelles en sont les différentes
étapes ? Et surtout comment penser en même temps les deux affirmations suivantes :
• D’une part, les élèves doivent s’approprier des concepts scientifiques, déjà élaborés, éloignés
de leurs concepts quotidiens. Dans la plupart des cas il n’existe probablement pas de
passages graduels des uns aux autres.
• Et d’autre part pour que cette appropriation soit un travail authentique de
conceptualisation – et non « une assimilation routinière de nouveautés » – il faut que ce long
travail de construction s’effectue à partir des concepts spontanés des élèves.
37 Faisant suite à la phase de problématisation, c’est-à-dire la phase au cours de laquelle le
maître « hisse » les élèves de contextes en contextes jusqu’à ce que soit mis en place le
contexte favorable à l’introduction de connaissances scientifiques, nous aurons une étape
au cours de laquelle le maître « importe » des connaissances scientifiques ; c’est l’étape au
cours de laquelle le maître considère que ces connaissances ont le plus de chance
d’apparaître aux yeux des élèves comme apportant une réponse éclairante et plus
puissante aux contradictions et obscurités auxquelles on se heurtait jusqu’alors. C’est au
cours de cette étape que va s’effectuer un travail de conceptualisation à plusieurs : l’élève
guidé par le maître est invité à réaliser des opérations de pensée qu’il aurait été incapable
de réaliser seul.
38 Si l’on considère qu’un concept scientifique10 est un ensemble d’opérations réglées de
pensée11 n’existant qu’en relation à d’autres concepts à l’intérieur d’un système visant à
rendre compte d’un domaine du réel, s’approprier un concept consiste alors à apprendre
à effectuer face à certaines questions ces « gestes » intellectuels (Cavaillès cité par
H. Sinaceur 1994) qu’il convient de réaliser en réponse à une question que l’on se pose
concernant ce domaine de réalité. Mais il est évident que les élèves ne pourront seuls
réaliser un tel travail. Ce n’est qu’avec l’aide du maître que les élèves pourront (a)
effectuer un travail critique sur leurs concepts spontanés, (b) parvenir à la formulation de
nouvelles questions, (c) accomplir ces nouvelles opérations de pensée constitutives d’une
démarche scientifique dans ce domaine.
39 Vygotski écrit :
« En travaillant avec l’élève sur un thème, le maître a expliqué, transmis des
connaissances, questionné, corrigé, il a obligé l’élève à expliquer lui-même. Tout ce
travail sur les concepts, tout le processus de leur formation a été effectué en détail
par l’enfant en collaboration avec l’adulte dans le processus d’apprentissage. »
(Vygotski 1934/1985, p. 281).
40 Ainsi les situations scolaires offrent-elles à l’observateur la possibilité d’assister « en
direct » à la naissance d’un concept12.
154

41 Mais prenons un exemple. Nous l’emprunterons à une recherche en didactique de la


physique réalisée par Annick Weil-Barais et ses collaborateurs concernant l’enseignement
– apprentissage du concept mécanique de force. Pour cela il s’agit pour les élèves de
passer d’une conception spontanée – la force étant conçue comme une qualité inhérente à
un corps (la force est pensée sur le modèle de la force corporelle qui exerce des effets sur
le monde) – à une conception mécanique : la force est conçue en termes relationnels c’est-
à-dire en termes de rapports à l’intérieur d’un système : ainsi un corps immobile est un
corps sur lequel s’exerce des forces de sens contraires qui annulent leurs effets.
L’immobilité n’est pas l’absence de mouvement mais un état d’équilibre entre des forces
annulant leurs effets.
42 Pour cela l’enseignant met en place un dispositif de ressorts et de corps suspendus et
demande aux élèves d’effectuer des prédictions sur l’allongement ou le non-allongement
du ressort. Les anticipations faites par les élèves à partir de leurs conceptions spontanées
de la force se verront démenties par les faits : contrairement à leurs prédictions, l’état de
tension du ressort dans les trois situations proposées demeure identique. Par la suite, à
l’aide d’un travail sur les situations (deux élèves tiennent une ficelle à chacune de ses
extrémités et la tirent dans la même direction mais en sens opposé) : les élèves, guidés par
les questions du maître, parviennent à construire les deux règles suivantes :
• Si l’objet X est immobile, alors cela signifie que les deux objets agissent également sur lui,
dans la même direction mais en sens opposé.
• Si l’objet X se déplace en direction de A, alors cela signifie que A agit davantage sur X que B,
dans la même direction mais en sens opposé.
43 Au cours du travail qui suit le maître amène les élèves à construire de nouvelles
conceptions : confrontés à plusieurs situations (une balle suspendue à l’aide d’une ficelle
est immergée dans un récipient d’eau) et munis de ces principes de traitement des
situations, les élèves sont invités à faire des hypothèses sur la composition des forces en
présence à l’intérieur d’un système. Au terme de ce travail (12 séances de 3 heures sur
une durée de 3 mois), les auteurs estiment que les élèves ont construit un modèle
précurseur permettant d’introduire les formulations scientifiques : algébriques et
vectorielles. Celles-ci ne se substituent pas aux concepts spontanés ; mais elles n’en sont
pas pour autant le simple prolongement. Les conceptions spontanées (conception
substantialiste, « vitaliste » de la force) constituent le point de départ du travail critique
qui a pu se développer13 (Weil-Barais 1994, Lemeignan et WeilBarais 1993).
44 Il faut voir par ailleurs qu’un concept ne se substitue pas purement et simplement à un
autre car il fonctionne à l’intérieur d’un système en inter-relations avec d’autres
concepts : ce sont donc deux conceptions d’ensemble qui entrent en conflit, l’une
spontanée et pour l’essentiel inconsciente d’elle-même ; l’autre réfléchie, volontaire et
consciente. La caractéristique de cette dernière étant que l’on s’interroge à chaque étape
sur la légitimité des démarches que l’on accomplit.
45 Résumons. Les concepts quotidiens (celui de frère par exemple) sont construits de façon
inconsciente : le sujet qui généralise n’a pas conscience des opérations de pensée qu’il
effectue14. Ils forment avec des concepts voisins des structures instables et de faible degré
de généralité. S’ils sont bien construits à l’aide du langage, l’opération de pensée et
l’utilisation du signe qui lui est immanente, demeurent indifférenciées. Il n’existe aucune
distance entre l’opération de pensée et l’emploi du signe employé par le sujet. Enfin ce
processus de conceptualisation – du fait de l’élargissement et de la complexification de
155

l’expérience et des multiples occasions de confrontations avec la pensée adulte – va se


développer du bas vers le haut. Mais ce n’est qu’exceptionnellement – et le plus souvent
sous l’effet des demandes scolaires – que ce processus de conceptualisation débouchera
sur un travail de définition.
46 Concernant la construction par l’élève des concepts scientifiques, nous avons affaire à un
tableau inverse : ceux-ci naissent (« germent » dit Vygotski) dans les situations scolaires à
la suite du travail collaboratif du maître et de ses élèves. Ce travail est tout entier
consacré à la construction consciente et volontaire des opérations de pensée constitutives
du concept. Une différenciation maximale existe entre les opérations de pensée et les
signes que l’on emploie (travail de définition, de reformulation etc.). L’élève pénètre
grâce au travail didactique dans des structures de haute généralité d’où il peut voir les
connaissances anciennes comme des cas particuliers. A titre d’exemple Vygotski analyse
les rapports entre l’arithmétique et l’algèbre. Enfin pour que les concepts scientifiques
deviennent pleinement fonctionnels, il faut qu’ils soient mis en œuvre et éventuellement
qu’ils viennent réorganiser des structures d’un moindre degré de généralité. Leur
développement ira du haut vers le bas.
47 Il ne nous semble pas excessif de dire que Vygotski propose ici – en particulier aux
chercheurs en didactiques – un corps d’hypothèses que l’on peut formuler ainsi :
• Il existe différents modes de conceptualisation.
• Les situations scolaires nous offrent un exemple d’un type inédit de conceptualisation.
• Au cours des enseignements-apprentissages les concepts scientifiques ne font que
« germer » dans la tête des élèves. Il sont appelés à un développement souterrain. Plus
généralement au cours et à la suite de ces apprentissages – et du fait de ces apprentissages –
des formes de pensée conscientes et volontaires sont appelées à se développer.
• Dans le meilleur des cas (mais non dans tous les cas car de nombreux apprentissages
scientifiques effectués à l’école ne sont jamais mis en œuvre ultérieurement et donc se
sclérosent) nous aurons affaire à des trajectoires développementales de directions inverses :
les concepts quotidiens se trouvant réorganisés par les concepts scientifiques ; les concepts
scientifiques venant prendre « chair » dans l’expérience quotidienne du sujet.
48 Ces hypothèses méritent, nous semble-t-il, à la fois un approfondissement théorique et
des vérifications expérimentales.

Vygotski et les didactiques


49 En mettant au centre de leurs préoccupations les processus d’enseignement-
apprentissage de contenus scientifiques spécifiés, les didacticiens ont, nous l’avons déjà
souligné, circonscrit des objets nouveaux pour la recherche et ont permis une avancée
considérable des connaissances dans ce domaine tant sur le plan théorique (production
des concepts de transposition didactique, de contrat didactique etc.) que sur le plan
empirique.
50 A plusieurs reprises, en partant de ses propres préoccupations – l’élaboration d’une
théorie du développement du psychisme humain – Vygotski s’approche au plus prés de
l’objet aujourd’hui étudié par les didactiques : par exemple à la fin du chapitre 6, il
indique comme l’un des défauts majeurs de son travail, le fait de ne pas avoir travaillé
« sur un type déterminé de concepts scientifiques » : concepts arithmétiques, concepts de
sciences de la nature, concepts de sciences sociales15. Autre exemple : dans un texte de
156

1933, il indique que l’appropriation par l’élève de concepts scientifiques ouvre un espace
de développement pour les concepts spontanés, mais il ajoute aussitôt qu’il n’est pas
possible de caractériser de manière « aprioriste » ces espaces de développement
prochain, car c’est dans chaque domaine d’apprentissage qu’il faut mettre au jour « ce
réseau interne, souterrain, génétique des sujets scolaires » (Vygotski 1933/1985b, p. 115).
Il propose des concepts aussi fondamentaux pour la théorie qu’il élabore que pour les
didactiques contemporaines : le concept d’enseignement-apprentissage (« obuchenie »)
précisé et approfondi par B. Schneuwly (art. cit.) ou celui de zone de développement
prochain, pour ne prendre que ces exemples.
51 Mais les zones de recouvrements indéniables n’excluent pas les lignes de clivage. Les
chercheurs – qu’ils s’inscrivent à l’intérieur du cadre de la théorie historico-culturelle ou
dans le domaine des didactiques des disciplines – ont tout intérêt à ce que les thèses
défendues soient clairement énoncées. De ce point de vue l’hypothèse de Vygotski selon
laquelle il existerait plusieurs types de conceptualisation et l’hypothèse plus précise encore
selon laquelle les situations scolaires d’enseignement – apprentissage des concepts
scientifiques seraient le lieu d’une forme tout à fait originale de conceptualisation, nous
semblent mériter un examen attentif.
52 Plusieurs auteurs travaillant dans le domaine des didactiques ont souligné l’intérêt de la
distinction faite par Vygotski entre concepts quotidiens et concepts scientifiques
(Vergnaud 1989, Joshua 1998) mais ils récusent cette analyse parce que selon eux
Vygotski aurait instauré « une coupure trop brutale » entre ces deux types de concepts.
Prenant un exemple dans le domaine de l’électricité et réfléchissant sur la notion
d’obstacle, S. Joshua, insiste sur les rapports nécessairement dialectiques qui s’instaurent
au cours d’un enseignement de sciences entre les conceptions spontanées des élèves et les
conceptions scientifiques que l’école cherche à leur faire acquérir (Vygotski aurait très
probablement souscrit à cette analyse). Pour rendre compte du caractère à la fois continu
(on construit les nouvelles connaissances à partir des anciennes) et discontinu (les
connaissances scientifiques ne se situent pas dans le simple prolongement des
connaissances quotidiennes) du processus de construction des connaissances
scientifiques, l’auteur se tourne alors vers une conception piagétienne des apprentissages
confiant aux « situations didactiques » (certes soigneusement aménagées dans ce but) le
soin de déstabiliser l’enfant pour l’amener à produire de nouvelles connaissances. On voit
que dans cette perspective il ne saurait exister qu’un seul type de conceptualisation : celui
qui va du bas vers le haut.
53 Dans le cadre des hypothèses vygotskiennes, l’observation et l’analyse d’une séquence
d’apprentissage, devraient mettre en lumière, outre l’activité que l’élève déploie dans la
situation pour résoudre les tâches qui lui sont proposées, le travail tout particulier qui se
déroule dans la zone de développement prochain : le maître à partir d’une question
élaborée dans le contexte de la classe, au cours du travail critique qui s’effectue sur les
conceptions spontanées, prenant appui sur des concepts déjà travaillés et en introduisant
de nouveaux, va solliciter certains schèmes de pensée des élèves et amener ces schèmes à
venir fonctionner dans le cadre de théories, c’est-à-dire d’ensembles complexes d’actions
et d’opérations collectivement élaborées. Du même coup, sous le guidage du maître, les
élèves sont amenés à effectuer des opérations de pensée que, spontanément, laissés à eux-
mêmes, ils seraient dans l’incapacité d’effectuer.
54 C’est au cours du dialogue maître – élève que se développe cette contradiction entre des
formes de pensée de niveaux différents. Au cours de la séquence d’apprentissage, l’élève
157

parviendra chaque fois qu’il pourra identifier le types de problèmes que l’on cherche à lui
faire résoudre (constitution d’un dossier, préparation d’un exposé..) à travailler avec des
systèmes de conceptualisation qui sont « en avance » sur ses conceptualisations
spontanées. Au terme de la séquence d’apprentissage – mais les concepts scientifiques
n’en sont qu’au stade de la germination dans la tête des élèves – les élèves reconstruiront
pour eux-mêmes les formes d’explication élaborées à plusieurs sous la conduite du
maître. Nous retrouvons ici, concernant la conceptualisation, la loi générale du
développement énoncée par P. Janet et reprise par Vygotski.
55 En permettant aux élèves de s’approprier des savoirs historiquement élaborés, l’école,
instaurant dans l’enfant une tension entre des niveaux différents de conceptualisation,
ouvre de ce fait un espace de développement et la possibilité de la « prise de conscience »
(Vygotski 1930-1931/1998,1934/1985a).

CONCLUSION
56 Sous des termes nouveaux, nous retrouvons un ancien problème….
57 On se souvient que lors du débat entre les défenseurs des disciplines formelles et les
psychologues behaviouristes, les premiers défendaient l’idée du rôle formateur de
disciplines telles que le latin, la grammaire ou les mathématiques. L’argument en faveur
de cette thèse consistait à dire que le développement rendu possible par l’enseignement
de ces disciplines excédait de toutes parts le seul domaine des apprentissages effectués. A
l’aide du concept de restructuration la Gestalt Psychology s’efforcera d’expliquer ce
phénomène. A l’opposé un psychologue behaviouriste comme Thorndike entreprit de
démontrer expérimentalement que les apprentissages n’avaient que des effets
spécifiques : les « habiletés » qu’un sujet peut acquérir dans un domaine ne se transfèrent
pas aux domaines voisins. Dans le contexte de développement industriel intense qui était
celui de l’époque, cela conduisait à la conclusion qu’il fallait transmettre des savoirs et
des savoir – faire utiles correspondant aux besoins nouveaux de la société. Mais comme
les tâches que Thorndike proposait à ses sujets étaient des tâches élémentaires et dénuées
de sens, Vygotski fait remarquer que ses conclusions ne sont valables que pour ce type de
tâches et nullement pour les activités culturelles complexes qui, par définition, sont
dotées de sens. La question de l’enseignement des disciplines fut débattu en Russie aux
environs des années 30. Dans le cadre de ce débat, contre ceux qui prônaient les « cours
de vie », Vygotski prit partie pour un enseignement centré sur les disciplines. Quelles
étaient ses raisons ? Adoptait – il purement et simplement la position défendue par
Herbart ? Il faut prendre en compte la théorie complexe des rapports entre apprentissage
et développement tels que Vygotski les envisage, pour comprendre la réponse qu’il
apporte. Ce serait lors de la formation des capacités – construction des capacités qui
s’effectuent entre autre lors des enseignements – apprentissages – que les fonctions
psychiques sont amenées et à se transformer. Les apprentissages – lieu de construction
des capacités – ouvrent des voies, orientent, et donnent formes au développement des
fonctions psychologiques. Le développement n’est pas spécifique à la construction de telle
ou telle capacité particulière. Ainsi un rapport conscient et volontaire à ses propres
processus de pensée sera également nécessaire pour la démonstration d’un théorème ou
la production d’un texte écrit. Voilà pourquoi ces apprentissages auront sur le
développement des retentissements allant bien au delà de ce que l’enfant a appris. En
158

transmettant les connaissances les plus élaborées, l’école ouvre les possibilités les plus
larges au développement des personnes.
58 S’il en est ainsi, la tâche du didacticien est loin d’être aisée : il lui faut prendre en compte
non seulement les contenus scientifiques, les nécessités épistémologiques de leur
transmission, les conditions didactiques de leur enseignement, mais aussi il lui faut
prendre en compte les rapports entre les contenus transmis et le développement
psychologique des élèves.
59 S. Johsua exprimait récemment l’ampleur de la tâche :
« Il est possible, écrit-il, que l’aspect formateur de l’école tienne en particulier à
l’acquisition d’une aptitude à la problématisation, et, solidairement, à la nécessité
de fonder toute stratégie de solution de ces problèmes dans « l’ordre des raisons »…
Mais – et c’est tout le problème qui est devant nous – cette compétence (dont la
généralité dépasse le champ où elle a pris naissance) ne se formerait qu’au travers
de l’étude des_domaines de haute technicité spécifique, et à condition que cette
étude soit conduite dans des formes particulières, que l’on commence à peine à
comprendre » (Johsua 1999).
60 Ainsi posée, la question des apprentissages scolaires exige que travaillent de façon
conjointe le didacticien et le psychologue du développement.

61 Il est temps de tenter de répondre à la question soulevée en introduction.


62 Concernant les rapports entre Vygotski et les didactiques des disciplines, nous avions
envisagé deux réponses qui nous apparaissent désormais l’une et l’autre également
réductrices. Elles consistaient à ne voir dans les didactiques que l’éclosion de ce qui était
en germe dans la théorie de Vygotski ou à ne faire de Vygotski qu’une référence parmi
d’autres au sein des didactiques. Nous proposerons une troisième solution.
63 Vygotski est un psychologue qui dans son effort pour construire une théorie du
développement des fonctions psychiques supérieures accorde un rôle central aux
apprentissages scolaires et en particulier aux connaissances scientifiques. C’est bien
évidemment en ceci qu’il intéresse les didacticiens. Ils ne peuvent se satisfaire d’être des
techniciens des apprentissages. Pour prendre la pleine dimension des problèmes qui leur
incombent il leur faut nécessairement prendre en compte la question du développement.
C’est en ceci que Vygotski est, nous le supposons, au centre des réflexions des
didacticiens. Mais cette prise en compte des œuvres et de leur appropriation par
l’individu ne constitue qu’un aspect de son travail théorique, de nombreux aspects de son
œuvre demeurent encore à explorer : celle qui concerne le développement de la
personnalité envisagé comme transformation des rapports entre les fonctions psychiques
pour ne prendre que cet exemple. Cet autre versant intéresse peut-être moins
directement le didacticien mais par contre constitue une pièce maîtresse pour la
constitution par les psychologues d’une théorie de la personnalité.
64 D’un autre coté les didactiques sont des sciences naissantes qui prennent leur bien où
elles le trouvent. A ce titre elles empruntent – les exemples abondent – des concepts dans
les différents domaines des sciences humaines ou produisent leurs propres concepts. On
ne voit pas à quel titre – sinon par un désir quelque peu inquiétant « d’unification » – on
souhaiterait « coiffer » les didactiques d’une théorie, fut-ce la théorie historico-culturelle.
De plus cela ferait encourir le risque de figer la dite théorie. Ceci étant dit, il nous semble
159

légitime de repérer très précisément les points où il y a des interrogations communes et


où peuvent se produire des fécondations mutuelles. C’est pour notre part ce que nous
avons essayé de faire en suggérant que le chercheur travaillant dans le cadre de la théorie
historico – culturelle propose aux didacticiens – de « mettre au travail » certains concepts
et hypothèses formulées par Vygotski afin d’en évaluer la pertinence et la fécondité. Ainsi
ces concepts travaillés dans le domaine des didactiques reviendront-ils peut-être
« gorgés » de déterminations concrètes dans une construction élargie de la théorie
historico – culturelle. C’est, nous semble-t-il, dans cette perspective qu’a travaillé Francis
Ruellan. Au cours de ces quelques pages, nous avons essayé de continuer à cheminer en sa
compagnie…

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160

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NOTES
1. A la fin de ce chapitre en effet Vygotski s’adresse le reproche de n’avoir travaillé que sur des
concepts pris isolément et non pas sur le système des concepts d’une science particulière. Ce
travail sera entrepris, note Bernard Schneuwly, par les didactiques des disciplines (Schneuwly
1995, p. 33).
2. S. Johsua dit de Vygotski qu’il a la particularité peu répandue parmi les psychologues
« d’insister sur la spécificité des apprentissages scientifiques » (Johsua 1998).
3. A notre connaissance, Vygotski utilise très rarement le terme de « contexte ». Quand il l’utilise
c’est la plupart du temps pour désigner le contexte socio-historique, beaucoup plus rarement
pour désigner le contexte au sens restreint (c’est le cas lorsqu’il aborde la question du dialogue
dans le chapitre 7 de Pensée et Langage notamment).
4. « Le langage, l’élaboration de l’outil et l’organisation sociale s’interpénètrent » écrivent Leakey
et Lewin (1985).
5. Il faudrait dire d’une situation ce que dit Vygotski de la perception (dans les conférences qu’il
fit à Saint-Petersbourg en 1932), à savoir qu’en présence d’un objet nous en percevons en tout
premier lieu non pas les caractéristiques physiques mais la signification sociale (Vygotski
1932/1987).
6. Exemple de refus de ratifier le micromonde intenté par l’autre : « Qui croit-il être pour me
parler sur ce ton ? »
7. Deux interprétations d’une action quasiment automatisée sont possibles : la première
d’inspiration behaviouriste, consiste à penser que l’extrême familiarité de la situation dispense le
sujet de construire un contexte. La situation « déclenche » la réponse. La seconde consiste à dire
au contraire que la grande familiarité de la situation conduit le sujet à faire comme si le contexte
allait de soi. Il n’y a pas disparition du contexte ; il y a mobilisation très facile et parfois trop
rapide (la gaffe…) d’un contexte comme allant de soi.
8. Il ne peut-être qu’inféré à partir d’observables par le chercheur.
9. Elle est selon nous insuffisamment étudiée : beaucoup de difficultés attribuées à des
insuffisances des élèves s’expliqueraient si l’on s’interrogeait sur les difficultés de ces élèves à
construire le contexte pertinent pour les activités sollicitées par le maître.
10. Un concept scientifique n’existant qu’à l’intérieur d’un système, est, dit Vygotski, « un
ensemble de jugements virtuels » Collected Works, vol. 5.
11. Pour être plus précis il faudrait dire : ensemble d’opérations de pensée réglées élaborées par
une communauté de chercheurs afin de répondre à un certain nombre de questions de nature
idéelle ou matérielle. En faisant revivre « didactiquement » certaines questions, le maître
s’efforce d’amener les élèves à ré-effectuer pour leur propre compte ces opérations de pensée.
12. Dans les situations naturelles l’activité de conceptualisation n’est pas accessible à
l’observateur. Elle est par contre observable dans les situations expérimentales. Mais ces
situations sont artificielles dans la mesure où les concepts à construire ne répondent pas à de
véritables « besoins cognitifs » concernant des questions que l’on se pose sur tel ou tel domaine
du réel. Les situations scolaires offrent ce double avantage : l’activité de conceptualisation y est
161

observable et les problèmes que les élèves ont à résoudre en collaboration avec le maître sont des
problèmes réels c’est-à-dire des problèmes que, compte tenu de l’état de leurs connaissances, les
hommes ont eu et ont encore à résoudre (Vygotski 1934/1985a).
13. En termes hégeliens on pourrait dire que c’est la négation des conceptions spontanées qui est
la condition de la construction des conceptions scientifiques : c’est donc bien le même concept
qui se développe, mais il se développe en se transformant - du fait du travail didactique.
14. De même que celui qui fait un nœud à ses chaussures est tout entier absorbé par le résultat de
son action et ne concentre pas son attention sur l’opération qu’il effectue pour faire le nœud.
15. B. Schneuwly fait une remarque similaire dans un article de 1995 (Schneuwly 1995).

AUTEUR
MICHEL BROSSARD
Professeur émérite à l’université de Bordeaux II
162

Partie 3. Recherche et intervention :


témoignage et discussion
163

Les relations praticien-chercheur


dans une démarche innovante
Marie-Agnès Ballenghie et Bruno Cauchy

1 « Prendre la plume » pour rédiger ce qui suit n’a pas été pour nous1 chose facile. Il nous a
fallu évacuer la part affective omniprésente dans l’expérience vécue et racontée ici :
Francis Ruellan était un Ami et il nous manque énormément… Au delà de la relation d’une
histoire d’amitié, il nous importait de pérenniser le travail entrepris avec F. Ruellan et de
contribuer à sa vulgarisation. C’était à la fois lui rendre hommage et entreprendre ce que
lui même souhaitait. Il avait en effet pour projet, dans la continuité de sa thèse, l’écriture
d’un ou deux ouvrages destinés plus particulièrement à un public enseignant.
2 Nous avons, d’évidence, adopté dans notre écrit le point de vue du praticien. Sans exposer
en détail l’expérimentation qui s’est déroulée dans la classe de Bruno Cauchy pendant
huit semaines, d’octobre à décembre 19942, nous l’avons relue en tentant d’en retracer la
genèse et d’y repérer l’originalité des relations entre le praticien et le chercheur.
3 C’est bien une expérience particulière que nous relatons ici et nous n’envisageons pas de
généraliser notre propos. Mais cette expérience laisse entrevoir un mode de
fonctionnement différent et productif entre chercheur et praticien et peut, à ce titre,
intéresser ceux qui participent (à) ou conçoivent des dispositifs expérimentaux, dans le
cadre scolaire ou universitaire.
4 Notre souci premier, nous l’avons dit, est de contribuer à vulgariser un Mode de Travail
Didactique (M.T.D) complexe mais efficace et passionnant. Nous espérons donner envie
aux enseignants et futurs enseignants, à la lecture de ce qui suit, de se lancer à leur tour
dans l’aventure.
5 Enfin, nous avions constamment à l’esprit, durant l’écriture, le rôle essentiel que les
élèves ont joué dans la réussite de ce projet partagé !
164

1. Genèse de l’expérimentation
1.1. Histoire d’une rencontre

6 La classe de Bruno Cauchy n’a pas été choisie au hasard par Francis Ruellan comme lieu
d’expérimentation. F. Ruellan était d’abord un enseignant et c’est dans sa pratique,
pendant quinze ans, au cycle trois de l’école primaire qu’a germé le questionnement à
l’origine de sa recherche. Des lectures innombrables, une soif de connaissance et un
cursus universitaire ont fait de ce questionnement un sujet de thèse…
7 Il a très vite partagé ses interrogations avec quelques enseignants qui, de manière
informelle puis structurés en « groupe de recherche », ont échangé pendant plusieurs
années sur leurs pratiques respectives. B. Cauchy a été l’un des éléments fondateurs de ce
groupe. F. Ruellan, alors formateur au C.F.R (Centre de Formation Pédagogique) de Lille,
en assurait le pilotage.
8 Lorsque son projet de thèse s’est précisé, c’est tout naturellement que F. Ruellan s’est
tourné vers B. Cauchy : les questions du praticien rejoignaient celles du chercheur. Elles
étaient le fruit de sept années de réflexion et d’analyse de pratique, de tâtonnement, de
validation empirique d’hypothèses parfois à peine formulées…
9 Francis Ruellan a ainsi choisi de travailler avec Bruno Cauchy en lui demandant de
continuer à « oser ses intuitions ».

1.2. Un accord préalable explicite

10 Bruno Cauchy ne possédait pas forcément dans leur intégralité les concepts théoriques
qui étayaient la recherche de Francis Ruellan. Il partageait néanmoins intuitivement
nombre d’entre eux. Ses convictions s’appuyaient sur l’analyse de sa pratique et des
productions de ses élèves. Plusieurs échanges ont précédé et accompagné la conception
de l’expérimentation. Ils ont permis à B. Cauchy et F. Ruellan de se doter d’un lexique
commun, d’affiner la définition des concepts qu’ils semblaient partager et d’établir un
cadre de fonctionnement explicite pour l’un et l’autre mais suffisamment souple pour
permettre d’éventuels réajustements.
11 L’accord premier a porté sur la conception de l’apprentissage et de l’enfant apprenant : ce
n’est pas l’adulte qui façonne l’enfant. Il l’accompagne dans l’auto-socio-construction de
son apprentissage. La conviction de l’intérêt d’une démarche de projet était également
évidente, malgré l’insécurité qu’elle peut entraîner pour le praticien qui doit la gérer et
qui abandonne beaucoup de ses prérogatives, laissant à l’enfant et aux enfants le pouvoir
de décider ; malgré l’insécurité aussi pour le chercheur, dont le protocole doit en
permanence s’adapter au cheminement du groupe et qui doit se rendre disponible pour
saisir l’opportunité qu’apportera une discussion ou une simple question. Les deux points
évoqués induisent dans la pratique un grand respect de l’enfant et de son cheminement.
B. Cauchy et F. Ruellan partageaient ainsi une confiance profonde dans la capacité des
enfants à se piloter.
12 F. Ruellan a ensuite exposé à B. Cauchy le « cœur » du M.T.D. qu’il avait conçu et voulait
mettre en oeuvre : une dynamique de fonctionnement fondée sur l’alternance entre trois
types de situations : situations fonctionnelles, situations différées, situations de
165

structuration. Cette dynamique permet notamment de parler et/ou de lire et/ou d’écrire
quotidiennement ; de partager une culture commune de référence d’où peut émerger une
liste de constats, ces constats devenant conseils pour écrire puis critères de réussite ; de
se constituer en communauté de chercheurs ; à chaque enfant, au sein de cette
communauté, de formuler, de confronter à l’avis du groupe et ainsi de s’approprier les
invariants du type d’écrit travaillé et les libertés que peut s’accorder tout auteur ;
d’améliorer son texte par des réécritures partielles ou totales ; de se doter d’outils qui
vont aider à la planification, à la révision. Ces outils sont la trace des formulations et de la
réflexion du groupe. Ils ont deux origines possibles : les outils construits par l’enfant-
lecteur, qui s’enracinent dans l’analyse des textes d’auteurs (listes de constats, structure
d’un récit, tableaux des personnages, des lieux…) ; les outils construits par l’enfant-
écrivain, selon les dysfonctionnements repérés dans les textes.3
13 B. Cauchy n’avait jusque là jamais travaillé de cette manière. Dans sa classe, les enfants
écrivaient quotidiennement mais le projet d’écriture appartenait à chaque individu. Les
révisions se faisaient par le biais d’une discussion maître-élève et portaient
essentiellement sur l’aspect syntaxique. La critique du texte par les pairs arrivait en fin de
parcours : une fois terminé, le texte était lu au groupe-classe qui livrait ses impressions et
pointait les dysfonctionnements. Des séances de structuration découlaient des erreurs les
plus fréquemment repérées par le maître dans les textes produits. B. Cauchy questionnait
le fonctionnement pédagogique qu’il avait mis en place. Il en percevait les limites et
souhaitait accorder au collectif-classe un rôle plus important. Il avait également
l’intuition qu’entre le « texte-lieu d’expression des émotions et/ou du vécu » et le « texte-
prétexte à un travail sur la langue », il y avait place pour le développement de réelles
compétences d’écriture et de lecture. Le mode de travail proposé par F. Ruellan a
immédiatement séduit B. Cauchy parce qu’il offrait une réponse à la plupart de ses
interrogations.
14 Avant que ne débute l’observation en classe, le chercheur et le praticien ont en outre
défini le genre d’écrit à proposer aux enfants (le conte merveilleux et ses
caractéristiques) ainsi qu’une ébauche de projet (écrire un recueil de contes), que les
élèves se sont appropriée en définissant notamment le destinataire du recueil et la forme
que prendrait celui-ci. Les principales étapes du projet étaient également fixées : des
lectures individuelles ou magistrales, en début de projet, contribueraient à la constitution
d’une culture commune de référence ; l’analyse des textes lus permettrait la formulation
de constats partagés, préalablement à la rédaction d’une liste de conseils ; premier jet et
réécritures alterneraient ensuite avec des temps de structuration4. Si la durée totale du
projet avait été précisée (huit semaines), le temps à consacrer à chacune de ses étapes, en
revanche, s’est discuté au fil des semaines, en fonction des avancées des enfants.

2. Les limites de la collaboration dans


l’expérimentation décrite
15 L’entente entre B. Cauchy et F. Ruellan n’a pas empêché certains points de discussion
pour lesquels un compromis s’est avéré nécessaire. Il nous a paru important de les
signaler.
16 La durée totale du projet, la fréquence et la durée de chaque séance ainsi que leur
répartition dans la semaine ont fait l’objet de nombreuses négociations. F. Ruellan avait
166

envisagé un projet sur six semaines, B. Cauchy a fait part de son désaccord, pour plusieurs
motifs. Le premier concernait la rigidité d’un échéancier bâti au préalable par l’adulte
qui, selon B. Cauchy, se révèle souvent en décalage avec le rythme des enfants ; même si
cet échéancier existait et pouvait cadrer l’action de l’enseignant, celui-ci avait décidé, une
fois pour toute de s’adapter au rythme des enfants et d’accompagner leur progression.
17 Le second motif concernait le temps à consacrer à la lecture quotidienne de contes. Les
enfants de la classe, issus en majorité d’un milieu populaire, avaient, selon l’enseignant,
besoin de se construire une culture commune de référence particulièrement importante.
Un temps de latence lui semblait de plus nécessaire pour une « maturation » de cette
culture, avant que les enfants puissent l’exploiter pour leurs propres écrits. B. Cauchy
souhaitait consacrer quelques semaines supplémentaires à la lecture de contes et aux
échanges qui s’ensuivaient. B. Cauchy aurait également souhaité approfondir le maximum
de questions soulevées par les enfants. F. Ruellan l’a fortement incité à se recentrer sur
les questions partagées par la majorité d’entre eux (tel que cela ressortait dans les
enregistrements ou dans les écrits produits). Ils ont ensemble écarté des points de détail
qui auraient pu égarer les enfants.
18 Quoique voulant s’accorder et accorder aux enfants tout le temps nécessaire à leur
progression, l’enseignant devait par ailleurs tenir compte de contraintes externes dont il
n’avait pas l’entière maîtrise : le créneau hebdomadaire de piscine, les échanges de
service avec une autre classe, etc…. Les plages horaires à consacrer au projet, sur les six
semaines prévues, n’étaient donc pas aussi nombreuses que l’envisageait F. Ruellan.
19 Enfin, dernier motif de discussion, les projets propres à d’autres disciplines à mener de
concert. Le climat de classe, si propice à l’existence du groupe comme « communauté de
chercheurs » dans la démarche d’écriture, se bâtit également au travers d’autres projets,
au quotidien de la classe. Chaque enfant s’y conforte dans son rôle de « questionneur » et/
ou de membre à part entière du groupe-classe : en histoire, en géographie, en sport…
Mener de front ces différents projets génère, selon B. Cauchy, des interactions positives.
Cela oblige cependant à concevoir chacun d’eux sur une durée plus longue. Le projet
« écrire un conte merveilleux » s’est effectivement déroulé sur huit semaines. B. Cauchy a
limité au maximum les contraintes externes signalées plus haut et a laissé en sommeil
d’autres projets en cours. Actuellement, les projets d’écriture longue qu’il met en place se
déroulent sur près d’une année scolaire.
20 Les évaluations de fin de trimestre ont constitué un autre point de débat. Dans cette
classe, les temps d’évaluation sommative étaient programmés avec les enfants et inscrits
dans l’agenda. A plusieurs reprises, une discussion n’a pu se prolonger après la récréation
ou une structuration a dû être différée d’une journée parce qu’une évaluation écrite dans
une autre discipline était programmée à l’emploi du temps. Pour l’enseignant, le respect
de l’engagement pris avec les enfants était premier. La forme que devait revêtir
l’évaluation de la compétence « écrire un conte merveilleux » a également suscité
plusieurs discussions. Comment concilier l’attente des parents, de l’institution (collègues,
collège…) et l’évaluation d’une compétence par définition complexe ? Comment l’enfant
gère-t-il le décalage entre une démarche formatrice au quotidien d’un projet d’écriture et
une évaluation sommative en fin de période sur des savoirs fragmentés mais rassurants
pour les parents ? Quelle cohérence dans ce fonctionnement ? Ces questions restent pour
nous essentielles et nous n’y avons pas trouvé, à ce jour, de réponse satisfaisante. Lors de
l’expérimentation, les deux formes d’évaluation sont restées indépendantes : co-
évaluation formatrice des textes, interne à la classe, jusqu’au produit fini ; évaluation de
167

savoirs fragmentés sur la langue écrite, transcrite dans un livret communiqué aux
parents, en fin de période.

3. Chercheur et praticien ou praticiens-chercheurs ?


21 Lorsque l’on parle de recherche, dans le cadre universitaire, on définit des « principes
méthodologiques », un « protocole » ; on construit des « outils » que l’on teste et valide
avant de les faire fonctionner. On connaît peu de choses, en définitive, des « coulisses »
d’une recherche en Sciences de l’Education ; en particulier des relations qui se tissent
entre le chercheur et le praticien, selon le mode de fonctionnement qu’ils adoptent de
manière explicite ou non. L’incidence de ces relations sur la recherche menée semble
pourtant indéniable. Il ne s’agit pas, à notre sens, uniquement de constater ou d’affirmer
qu’un phénomène de sympathie entre le chercheur et le praticien orientera
favorablement une recherche mais plutôt de s’interroger sur la conception que chacun,
praticien ou chercheur, a de son propre rôle et de celui de son partenaire.
22 La complicité praticien/chercheur telle que l’ont vécue B. Cauchy et F. Ruellan n’est sans
doute pas courante et le chercheur est souvent amené à travailler avec quelqu’un qu’il
rencontre pour les besoins de son expérimentation. Nous nous sommes intéressés au
mode de fonctionnement qu’ils ont adopté et nous avons tenté de déceler, dans
l’expérience qu’ils ont partagée, les éléments qui ont rendu efficace leur collaboration.
Ces éléments devraient toutefois pouvoir se retrouver dans d’autres relations praticien/
chercheur, quel que soit par ailleurs le degré de familiarité entre les deux partenaires.
23 F. Ruellan avait fait le choix d’être présent au maximum dans la classe durant les
moments consacrés au projet d’écriture. La présence régulière du chercheur dans la
classe lui permettait de recueillir des données multiples et contextualisées. Il pouvait
repérer d’éventuels facteurs externes risquant d’influencer le comportement des enfants
et adapter en conséquence son protocole. Cette observation en direct du chercheur
n’excluait pas le recueil de données complémentaires (cassettes audio, compte-rendu oral
ou écrit par le praticien, textes d’élèves…). La présence du chercheur était surtout
essentielle pour le praticien : elle dynamisait ses interventions et lui permettait, par les
entretiens, une analyse constructive de sa pratique. Le regard du chercheur sur la
pratique de l’enseignant, même les jours où « ça ne marche pas » est formateur pour le
second dans la mesure où le praticien est dans l’obligation de revenir sur la séance
menée, d’en distinguer les aspects positifs (ou négatifs) et de les formuler, en les ancrant
dans une réalité, donc de l’évaluer. F. Ruellan a été très présent pendant le « projet
conte », d’octobre à décembre 1994. Il a été beaucoup moins accompagnant, quelques
années plus tard, lors d’une recherche sur le roman policier, avec le même enseignant.
Les entretiens étaient moins fréquents et n’accompagnaient pas au quotidien l’avancée
des enfants. B. Cauchy faisait souvent seul, comme la majorité des enseignants, le bilan de
sa séance. Par ailleurs, B. Cauchy assurait à la fois le recueil de données (avec ses
contraintes matérielles…) et l’animation du groupe. Il était de ce fait peut-être moins
disponible pour les enfants. B. Cauchy a perçu ce second projet comme plus difficile à
mener à terme et moins enrichissant pour sa propre pratique.
24 F. Ruellan était sans nul doute un interlocuteur privilégié. Cependant, on peut de manière
plus générale noter le caractère motivant pour un enseignant de tels échanges et avancer
l’hypothèse de leur influence positive sur ses pratiques pédagogiques. S’il paraît difficile
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de mettre un chercheur dans chaque classe, peut-être serait-il intéressant de multiplier


au sein des équipes pédagogiques les lieux et moments d’analyse des pratiques ?…
25 F. Ruellan et B. Cauchy préparaient très souvent ensemble les séances de structuration
consécutives à une situation différée durant laquelle un problème d’écriture avait été
soulevé par le groupe-classe. Les compétences particulières de F. Ruellan étaient une aide
précieuse : sa connaissance de la structure du conte et sa culture sur le conte faisait de lui
une « banque de données » singulièrement riche ! F. Ruellan suggérait des supports
(textes d’auteurs, en particulier) qui permettaient aux enfants de trouver une réponse à
leur (s) question (s), cette réponse pouvant devenir conseil (voire outil) pour écrire.
B. Cauchy et F. Ruellan prévoyaient également ensemble comment et quand inclure dans
le cheminement des enfants, sans perturber celui-ci, le recueil de données indispensables
à la recherche : entretiens individuels, enregistrement de discussions, etc.
26 L’enseignant, dans ce mode de fonctionnement, peut considérer que sa « liberté
pédagogique » est respectée par le chercheur. Il peut mener librement les différentes
étapes du projet, accompagnant le cheminement de ses élèves, sans se sentir engoncé
dans un déroulement qu’il ne s’est pas approprié (en particulier l’échéancier et les
supports pédagogiques). Le praticien connaît ses élèves : c’est lui qui gère le groupe-classe
six heures par jour et dans toutes les matières, qui réagit au feedback de chacun et s’y
adapte, lorsqu’une séance lui paraît trop longue ou au contraire lorsqu’il sent que le
groupe « répond » et « accroche » et qu’il décide de prolonger l’échange. F. Ruellan n’est
jamais intervenu dans la gestion et l’animation du groupe classe ; il n’interférait pas non
plus dans la relation maître-élève. Cette attitude était fondamentale pour le chercheur et
le praticien. Dans le cas précis de cette expérimentation, le pilotage du projet appartenait
en premier lieu aux élèves.
27 Simultanément, le praticien reste à l’écoute du chercheur. Afin de respecter le protocole
de l’expérimentation, il lui faut inclure dans le cheminement du groupe-classe (et donc
dans son organisation quotidienne) les contraintes propres à la démarche de recherche.
Ceci permet au chercheur de valider telle étape de son expérimentation et de noter la
progression ou la régression du groupe ou de chaque individu.
28 Le praticien ne perd pas de vue la dynamique de fonctionnement de son groupe-classe. Le
chercheur ne perd pas de vue son protocole. Tous deux participent à l’élaboration
concrète de l’expérimentation, à partir d’un schéma directeur établi conjointement.
29 Une communication étroite entre le praticien et le chercheur avant et après chaque étape
du projet découle obligatoirement de ce qui précède. Le chercheur pourrait se refuser à
échanger avec le praticien, pour ne pas influencer sa pratique, au nom d’un « principe de
neutralité ». Dans le fonctionnement décrit ici, l’échange était constant. Les fondements
de l’expérimentation étaient explicites pour le praticien comme pour le chercheur (cf.
point 1-2). A l’intérieur de ce cadre posé en préalable, l’un et l’autre s’efforçaient de
retracer le parcours du groupe pour l’accompagner. Cet échange n’était pas unilatéral et
dépassait le cadre de l’expérimentation : B. Cauchy a ainsi participé à la révision de la
thèse de F. Ruellan et émis un avis sur certains passages, en particulier ceux qui relataient
les moments observés en classe.
30 Les temps de discussion collective occupaient une place déterminante dans
l’expérimentation décrite. Le chercheur n’y avait aucune possibilité d’intervention.
B. Cauchy était conscient de la difficulté de son rôle et de sa nécessaire vigilance. Le
chercheur accordait de fait sa confiance à l’enseignant. Celui-ci avait conscience de la
169

portée de ses interventions et veillait à en limiter les effets. Dans un débat entre élèves,
les prises de parole de l’enseignant ne sont pas neutres. Elles influencent la tournure de la
discussion : si l’enseignant reformule la proposition d’un enfant, il peut la dénaturer ; en
relevant telle proposition, au détriment de telle autre, l’enseignant la privilégie ; or pour
certains enfants, l’avis du maître peut apparaître comme un indicateur de la piste de
recherche à emprunter. L’enseignant se doit cependant d’inciter l’enfant à clarifier son
propos pour lever d’éventuelles ambiguïtés ; il est de même nécessaire qu’il s’assure de la
compréhension de tous et veille à ce que chacun puisse prendre la parole, au risque de
casser le rythme de l’échange ; s’il n’assume pas ce rôle d’animateur, il court le risque
d’échanges longs et stériles.
31 De même, la présence du chercheur n’est pas neutre dans la classe. S’il est difficile et
délicat, avec le recul et sans preuves tangibles, de le justifier, B. Cauchy reste convaincu
que la présence de F. Ruellan a eu une influence positive sur le comportement des
enfants. F. Ruellan a cherché à établir avec eux une véritable relation. Il n’intervenait pas
dans la gestion des temps collectifs ou dans les temps de production individuelle, mais la
fréquence de ses visites et son expérience d’enseignant lui ont permis de s’intégrer
comme membre à part entière du groupe classe. On peut supposer que l’y ont aidé entre
autres, le chaleureux « bonjour » qu’il adressait au groupe en arrivant ; le fait de
connaître chaque enfant par son prénom ; les discussions pendant les récréations, avec
les enfants, sur les autres projets en cours dans la classe ou l’école… Chacun d’eux se
sentait sans doute par lui reconnu en tant qu’individu et non comme simple « producteur
d’un écrit ». F. Ruellan assumait sa place de chercheur dans la classe. Ce parti pris n’est
sans doute pas celui de tous les chercheurs : il peut paraître préférable de tenter de se
faire oublier. Mais la présence d’un « étranger », si discret soit-il, a une influence, elle
aussi, sur le comportement des enfants.
32 La thèse de F. Ruellan semble avoir été un projet partagé par les deux partenaires.
B. Cauchy et F. Ruellan étaient tous deux motivés par ce projet, ils partageaient les mêmes
convictions et avaient à cœur de les transmettre en les étayant. De plus, la soutenance de
la thèse, donc l’aboutissement du projet, devait engendrer pour l’un et pour l’autre des
perspectives professionnelles : orientation universitaire pour F. Ruellan, validation
officielle d’une pratique pour B. Cauchy et publication commune d’ouvrages de
vulgarisation… Cette implication des deux partenaires a sans doute influé sur l’efficacité
de leur collaboration.
33 Questionnement initial pour le praticien comme pour le chercheur ; rôle de guidance
reconnu au chercheur par le praticien ; présence quasi-constante du chercheur sur le
terrain ; définition précise et respect mutuel du champ d’intervention de chacun mais
objectifs explicites communs et coopération ; régularité des échanges pour concevoir les
séances en classe, les analyser ou réviser leur transcription… Dans la collaboration qu’ils
avaient établie, F. Ruellan et B. Cauchy étaient l’un et l’autre, bien qu’à des degrés
différents et de manière complémentaire, des praticiens-chercheurs. Cette collaboration
singulière est, selon nous, l’une des forces de la thèse de F. Ruellan. C’est également un
élément indispensable à la vulgarisation du M.T.D. Sa mise en place concrète semble en
effet difficile à réaliser en solitaire. Elle requiert pour son efficacité la présence d’une
« communauté de praticiens-chercheurs »…
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CONCLUSION
34 Dans l’aventure vécue d’octobre à décembre 1994, chercheur, praticien et enfants ont
formé un trio efficace. Au fonctionnement habituel enseignant/élèves et à la
collaboration, moins courante, du praticien et du chercheur telle qu’on l’a évoquée, il
nous faut ajouter l’influence chercheur/élèves : la présence du chercheur et l’enjeu de la
recherche, perceptible pour les enfants par les enregistrements et les entretiens
individuels, a favorisé leur motivation ; l’activité des enfants et les outils qu’ils
concevaient interpellaient le chercheur qui modifiait éventuellement questionnement et
protocole. C’est dans la dynamique d’un projet que chacun s’était approprié que le M.T.D.
a connu sa première concrétisation.
35 Pour tenter de valider une démarche pédagogique innovante, il paraît indispensable,
selon nous, de rendre compte des résultats mais aussi et surtout du cheminement. Il est
nécessaire que transpire la vie du groupe, ses avancées, ses hésitations, ses heurts. Il faut
réussir à rendre compte de la complexité du cheminement de la classe et de chaque
individu5, traduire un déplacement, saisir « l’âme » (anima) du groupe : la dynamique, les
émotions que « gère » au quotidien le praticien.
36 Ce qui caractérise la recherche, traditionnellement, c’est la réduction du regard : le
chercheur se définit une question précise et met en place un protocole d’observation qui
permettra l’annihilation de variables secondaires ou parasites, au risque de la
simplification… Une vision parcellaire obligée peut cependant être plus ou moins juste.
L’enseignant totalement investi dans sa classe perçoit quant à lui des indices (ou un
faisceau d’indices) auxquels une personne extérieure n’est pas sensible. La perception
devient similaire pour un chercheur présent quotidiennement pendant plusieurs
semaines et s’efforçant de traduire l’indicible, la toile d’araignée, la convergence de
preuves… F. Ruellan a tenté de rendre visible la complexité et la diversité des parcours
des enfants au sein du M.T.D., dans leur conquête d’une compétence scripturale. La
validation empirique de ses hypothèses lui a demandé un travail d’analyse titanesque,
sans que soit garantie son exhaustivité…

BIBLIOGRAPHIE
RUELLAN, F. (1998) : « Un mode de travail didactique pour l’enseignement de compétences en
production d’écrits » Spirale n° 23, 53-73.

RUELLAN, F. (1999) : Un Mode de Travail Didactique pour l’enseignement-apprentissage de l’écriture au


cycle 3 de l’école primaire, Thèse de Doctorat, l’Université de Lille III, Atelier National de
Reproduction des thèses.

RUELLAN, F. (2001) : « Indices d’hétérogénéité dans une démarche d’écriture en projet », Recherches
n° 35, 99-135.
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RUELLAN, F. (2002) : « Evolution du rapport au texte et à l’écriture dans une démarche de travail en
projet » Pratiques n° 113-114,154-191.

NOTES
1. M.A. Ballenghien et B. Cauchy ont travaillé pendant près de quinze ans avec F. Ruellan.
Enseignants en cycle 3 dans la même école, ils ont mené avec leurs élèves de nombreux projets
d’écriture et ont participé à l’éclosion du Mode de Travail Didactique (M.T.D.) C’est dans la classe
de B. Cauchy qu’a eu lieu l’expérimentation décrite dans la thèse de F. Ruellan. La maîtrise et le
D.E.A. en Sciences de l’Education de M.A. Ballenghien, sous la direction de Y. Reuter, s’inscrivent
également dans le cadre du M.T.D.
2. Voir à ce sujet les articles de F. Ruellan (1998) (2001) (2002)
3. Pour plus de précisions, voir les articles de F. Ruellan (1998), (2001), (2002).
4. Voir la thèse de F. RUELLAN : Un Mode de Travail Didactique pour l’enseignement-apprentissage de
l’écriture au cycle 3 de l’école primaire, (1999), volume 2, quatrième partie, chapitre 1, pp 388-507.
5. C’est ce qu’a fait F. Ruellan, dans sa thèse : Un Mode de Travail Didactique pour l’enseignement-
apprentissage de l’écriture au cycle 3 de l’école primaire, Atelier National de Reproduction des Thèses
(1999), quatrième partie, pp. 380-858.

AUTEURS
MARIE-AGNÈS BALLENGHIE
Professeurs des écoles en cycle trois, école du Sacré Cœur, Lille-Fives

BRUNO CAUCHY
Professeurs des écoles en cycle trois, école du Sacré Cœur, Lille-Fives

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