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MALLARMÉ, LES PHILOSOPHES ET LES GESTES DE LA

PHILOSOPHIE
Yves Delègue

Armand Colin | « Romantisme »

2004/2 n° 124 | pages 127 à 139


ISSN 0048-8593
ISBN 9782200920012
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Yves Delègue, « Mallarmé, les philosophes et les gestes de la philosophie »,
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Romantisme 2004/2 (n° 124), p. 127-139.


DOI 10.3917/rom.124.0127
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Yves DELÈGUE

Mallarmé, les philosophes et les gestes de la philosophie

Car, pour chaque, sied que la vérité se révèle


comme elle est, magnifique.
La Musique et les Lettres.

« L’affaire Mallarmé»
Peut-être faut-il en convenir avec Henri Meschonnic: désormais « il y a une affaire
Mallarmé», une affaire qui mettrait sens dessus dessous le Landerneau des Lettres,

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comme celle de l’infortuné Dreyfus le fit de la société dans son temps. Cette affaire
est celle « de la poésie, l’affaire de l’hermétisme, l’affaire de l’herméneutique, l’une
des affaires de la modernité». Elle aurait été montée par les partisans d’une «heidé-
heidé-heideg-gérianisation de la poétique et du politique», qui nous ont fait «sur Mal-
larmé, le coup de Heidegger sur Hölderlin», bref par des philosophes – autant de
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«Diafoirus» 1 – qui, las de la vacuité des concepts, auraient envahi le champ littéraire
pour y voler aux poètes le flambeau de la Vérité, à la suite de Hegel, Nietzsche et
Heidegger. Les «littéraires» – dont je suis – (regratteurs de syllabes, magasiniers des
œuvres, archéologues de la littérature, metteurs en scène des textes, amoureux des
auteurs etc.), nous formons une engeance naïve. Nous avions peut-être cru qu’après la
profonde analyse spectrale de Jean-Pierre Richard et la décisive mise en perspective de
Bertrand Marchal, le «mystère» Mallarmé était enfin percé: l’univers imaginaire du
poète s’ordonnait dans une religion de la poésie dont le culte était «l’écho de la dra-
maturgie céleste». À quoi s’ajoutaient les résultats d’une herméneutique qui avait
quasi vaincu l’hermétisme même des plus obscurs de ses poèmes. On allait vers un
«consensus» de leur sens pour reprendre le terme de Gardner Davies.
Moyennant quoi l’offensive de nos voisins philosophes nous échappait, tout
comme ceux-ci, il est vrai, méconnaissaient les études des littéraires. Aucune référence
à Blanchot dans l’ouvrage magistral de Bertrand Marchal ; Derrida y est nommé une
fois dans une note cursive. Mais de leur côté, ni Badiou, ni Rancière, ni les autres ne
mentionnent par exemple La Religion de Mallarmé 2 ne serait-ce que pour en discuter
les interprétations littérales ou la signification globale. Le point de vue différent des
uns et des autres explique cette indifférence réciproque. Les littéraires ont tendance à
fixer leur regard sur l’individualité du poète. J.-P. Richard s’appuie certes sur les
théories de Bachelard, mais c’est bien l’imaginaire de l’homme Mallarmé qui l’inté-
resse, et si B. Marchal expose les courants de la pensée religieuse et linguistique de
la fin du XIXe siècle, c’est pour mieux suivre le parcours particulier de son héros de la
littérature. Les philosophes cherchent à situer le cas Mallarmé dans une perspective à

1. Europe, janvier-février 1998, numéro spécial Stéphane Mallarmé.


2. Ou ses Lectures de Mallarmé même, quand leurs interprétations sont voisines. Blanchot a suscité très
souvent chez les littéraires un mouvement de rejet, comme s’ils voyaient dans sa réflexion une menace
obscurantiste pour leur pratique.

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très long terme, qui donne toute son ampleur au « pourquoi » de la littérature lancé par
Mallarmé 3.
Peut-être est-il temps que chacun regarde autour de soi, au lieu de se replier sur ses
terres, et plutôt que d’affaire, mieux vaut sans doute parler de crise. Mallarmé eût
préféré ce terme, où il voyait plus un symptôme de santé par le débat que de mort par
la guerreþ 4. De ce remue-ménage témoignent les deux numéros spéciaux consacrés à
ce sujet par la revue Europe, cet autre de la même revue à Mallarmé, celui de Critique
à Jacques Rancière, l’ouvrage collectif La Politique des poètes, pour ne citer que les
principaux lieux de débatþ 5. La crise est loin d’être close, et il faut s’en réjouir, car,
outre ses enjeux métaphysiques, elle oblige enfin littéraires et philosophes à s’inter-
roger sur les limites de leur territoire et sur les objectifs de leur pratique. La question
en effet s’ouvre à nouveau qui depuis Descartes avait été comme suspendue, de savoir
ce qui sépare poésie et philosophie, si l’on pose en principe qu’un même dessein
d’écrire (sur) la vérité les suscite. Derrida notait justement qu’«entre Platon et Mallarmé
[…] une histoire a eu lieu [qui] fut aussi une histoire de la littérature […] tout entière
réglée par la valeur de vérité» 6. De façon plus générale, il s’agit de penser le lien qui

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unit et sépare à la fois l’art et la philosophie, «lien qui, dit Alain Badiou, depuis
toujours est affecté d’un symptôme, celui d’une oscillation, d’un battement», depuis
«le jugement d’ostracisme porté par Platon sur le poème, le théâtre et la musique», et
qui fondait la philosophie sur le cadavre des arts 7.
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Si «affaire» il y a, encore faut-il en exposer les données et en mesurer l’importance,


et l’on peut penser que Meschonnic va un peu vite en besogne, s’il suffit, pour repousser
l’offensive des philosophes, de discréditer l’adversaire, de se référer au «son du poème.
Du vrai», et d’affirmer que «vers, prose, il n’y a pas plus simple, iciþ: tout est affaire
de rythme» 8. Il se peut, mais encore faut-il savoir pourquoi l’affaire a lieu. Mon propos
n’est pas de la régler, si elle existe vraiment, mais de présenter quelques pièces du
dossier, d’en analyser sommairement le contenu. Peut-être alors sera-t-on en mesure
de savoir ce qu’il y a toujours à faire avec Mallarmé en ce qui concerne les liens de
l’écriture et de la pensée, puisqu’en définitive, telle est bien la question que «l’affaire»
pose à tous, philosophes ou littéraires, la question de la vérité selon les formes du
langage qui l’expriment. Elle dépasse le seul Mallarmé, notamment en ces temps où
les sophistes de l’économisme pensent avoir dissipé les nuées de l’Esprit.

Mallarmé sous le regard des philosophes


Nos philosophes s’intéressent à Mallarmé depuis peu, c’est-à-dire depuis qu’ils ont
vraiment découvert la mouvance romantique de la philosophie allemande. Ceux de la
tradition française, héritiers de Descartes, ne s’interrogeaient pas sur le partage qui les
assignait à se tenir dans la réserve des idées claires. Alain analysait le «système des
3. Mieux que par Rimbaud qui, par sa radicalité («éclat, lui, d’un météore […] issu seul et s’éteignant»,
disait de lui Mallarmé, Œuvres Complètes, coll. «Bibliothèque de la Pléiade » (OC), 1945, p.þ512) avait
claqué la porte de la poésie.
4. Sur un livre du Comte Desplaces, OC, p.þ876.
5. Dans l’ordre : Europe, janvier-février 2000, n° 849-850 et mars-avril, n° 851-852, janvier-février
1998, n° 825-826; Critique, juin-juillet 1997, n° 601-602; La politique des poètes, Albin Michel, 1992.
6. « La double séance », dans La Dissémination, Seuil, 1972, p.þ 209.
7. Petit manuel d’inesthétique, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 1998, p.þ9.
8. H. Meschonnic a de toute évidence le don de la polémique. Mais on peut se demander si, pour
repousser l’adversaire supposé, la meilleure arme n’est pas l’analyse de sa position et de ses prétentions, sur
quoi Meschonnic est plutôt expéditif.

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beaux-arts» et admirait Valéry, mais il ne s’est pas attardé à Mallarmé 9. La révolution


bergsonienne s’inspirait de Maine de Biran ou de Lachelier, non des penseurs d’outre-
Rhin. Il faut rendre grâce à Sartre, Merleau-Ponty, Jankélévitch, Hyppolite, Lacan
d’avoir vraiment lu Hegel, médité Nietzsche, repensé Heidegger, et à l’association
Philippe Lacoue-Labarthe-Jean-Luc Nancy d’avoir traduit et présenté dans leur Absolu
littéraire quelques-uns des grands textes des théoriciens allemands du romantisme.
Mallarmé, qui s’inscrivait dans la lignée de Poe, de Baudelaire, de Hugo, était à peu
près étranger à cette mouvance allemande, mais il apparaît à tous maintenant comme
une quasi-évidence qu’elle seule donne sens à sa tentative, comme si les esprits de son
temps en étaient malgré eux imprégnés, bien que le chauvinisme ambiant de l’époque
l’exécrât. Au demeurant, n’avait-il pas quelques lueurs de Hegel? Wagner ne représen-
tait-il pas à ses yeux le rival admirable dont il fallait préserver la poésie? Ne semble-t-
il pas avoir réalisé en France le Premier programme de l’idéalisme allemand, tel que
Schelling, Hölderlin et Hegel l’avaient rédigé, au plus près du rêve supposé des poètes
présocratiques: «Il faut que le philosophe possède autant de puissance esthétique que
le poète. Les hommes dépourvus de sens esthétique, ce sont nos philosophes esclaves

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de la lettre. La philosophie de l’esprit est une philosophie esthétique.» 10 Mais pour
Hegel, la parousie de la vérité dans l’ère de l’Esprit absolu marquait la fin de sa fusion
dans l’art et la poésie, même si sa perfection sauvait (relevait) quelque chose de
l’esthétique. Hölderlin, relu par Heidegger, n’avait-il pas, de son côté, retrouvé l’inspi-
ration grecque primitive et rendu la vérité indissociable de la forme poétique? Quel
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poète en France a-t-il mieux que Mallarmé rempli la même tâche? Et l’on refit, c’est
vrai, à Mallarmé « le coup de Hölderlin », un coup qui n’est pas forcément mauvais ni
méchant. Pour avoir pratiqué et théorisé le « mystère dans les Lettres», n’a-t-il pas
chez nous été l’épicentre d’un séisme qui a conduit et les poètes à en finir avec la
clarté cartésienne, et les philosophes à scier leur propre branche, à «déconstruire» leur
pratique inaugurée par Platon, à écrire eux-mêmes à la manière ésotérique, métaphori-
que des poètes? Ses idées et ses poèmes démontraient que «l’art est le corps réel du
vrai» et qu’il «nous délivre de la stérilité subjective du concept» 11. Maurice Blanchot
avait donné l’impulsion, et l’on n’a pas oublié la lecture magistrale que Derrida fit de
Mimique. Sartre écrit son Mallarmé, la lucidité et sa face d’ombre. Depuis lors, et
pour ne citer que les principales études, Philippe Lacoue-Labarthe publie son Musica
ficta 12, Jacques Rancière, son Mallarmé, la politique de la Sirène, Paul Audi, sa Tenta-
tive de Mallarmé, qui lit le Coup de dés à la lumière de Schopenhaeur.
L’affaire aurait pu rester dans le huis-clos philosophique, si, en 1989, l’un des plus
brillants philosophes, écrivain de surcroît, Alain Badiou, n’avait lancé son Manifeste
pour la philosophie 13. Refaisant le geste platonicien de l’exclusion des poètes, il rap-
9. Seul Albert Thibaudet, dans sa Poésie de Stéphane Mallarmé (on était en 1911), a essayé en des
pages lucides, si elles n’étaient pas trop souvent tentées par le souci de bergsoniser le poète, d’en compren-
dre la hardiesse. Les quelques lignes de son Histoire de la littérature française de 1789 à nos jours (Stock,
1947) sont toujours d’une remarquable pertinence, comme son Épilogue, La Poésie de Stéphane Mallarmé,
dans Réflexions sur la critique, Gallimard, 1939.
10. Cité par Jacques d’Hondt, «La littérature de Hegel», dans Littérature et philosophie, Europe, janvier-
février 2000, p.þ209.
11. A. Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Seuil, 1998, p.þ12.
12. Philippe Lacoue-Labarthe s’intéresse plus au cas Celan, dont la relation avec Heidegger lui semble
poser avec plus d’acuité la nécessité de la philosophie et de la poésie en ces temps de détresse qui ont suivi
l’horreur d’Auschwitz.
13. Éditions du Seuil, coll. «L’ordre philosophique ». Badiou ne cesse d’expliciter sa position dans ses
multiples écrits.

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pelle la philosophie à son devoir et lui intime l’ordre de redevenir elle-même, de se


«désuturer» de son lien exclusif avec la poésie où elle oublie son âme. Ce qu’il appelle
«l’âge des poètes», de Hölderlin à Paul Celan en passant par Trakl, Mallarmé, Rim-
baud, Pessoa et Mandelstamm, est clos, et les philosophes doivent réintégrer l’ordre du
«mathème». Il se révolte contre «une dévotion pieuse envers l’art, un agenouillement
contrit du concept, pensé comme nihilisme technique, devant la parole poétique qui
seule offre le monde à l’Ouvert de sa propre détresse» 14. Mais si Badiou sonne la fin
de la récré poétique et le réveil de la philosophie, ce n’est pas pour contester à la
poésie sa part de vérité et son droit à l’exprimer, ni à Mallarmé sa parenté supposée
avec la pensée allemande. Bien au contraireþ: la philosophie, pense-t-il, ne détient,
n’invente aucune vérité, elle n’est que «l’entremetteuse des rencontres avec les
vérités», «la maquerelle du vrai» 15 dont elle fait « son profit»; se situant au carrefour
des quatre «conditions» (amoureuse, politique, scientifique et poétique) qui émettent
ce qu’il appelle des «vérités régionales», elle ne fait que recueillir en chacune leur
part de vérité pour les penser ensemble et «proposer une catégorie générique ou géné-
rale de vérité» 16. Et il faut reconnaître la ferveur avec laquelle Badiou lit et interprète

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Mallarmé pour en saisir ce qui, issu de l’inspiration germanique, revient à la pureté du
«mathème».
Parallèlement Rancière estime nécessaire pour le projet mallarméen de le «réinscrire
dans une discussion sur les pouvoirs de pensée du poème qui a, elle aussi, l’âge du
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siècle» dominé par la philosophie allemande, et s’il convient que Mallarmé «semble
n’avoir connu la pensée hégélienne que par personnes interposées, sa pensée du sym-
bole poétique ne s’en définit pas moins, pense-t-il, dans le cadre du partage tracé par
celle-ci». C’est Hegel cette fois qui sert de référence obligée à son interprétation phi-
losophique 17. Comme Badiou, mais par d’autres voies, Rancière aimerait rendre au
concept ce que Mallarmé exprime dans les brouillages de l’hermétisme.

Hermétisme et mystère
Avec un sourire, ce dernier imaginait la souffrance de ses «scoliastes futurs», et
son goût de la facétie y prenait un plaisir certain. Mais il dénonçait les «bas farceurs»
qui jouent de la difficulté pour se faire remarquer. Les philosophes aiment bien le défi
de ce qui s’offre à la pensée tout en lui résistant. On ne sache pas qu’ils se soient
jamais sentis concernés par Racine ou La Fontaine, sauf pour en tirer peut-être quel-
ques citations. Quand on lui pose la question, Alain Badiou, même s’il dit «apprendre
par cœur Hugo et La Fontaine», avoue ne pas faire d’eux l’objet de sa réflexion, et il
ne peut « que renvoyer à un élément subjectif, capricieux, arbitraire», non sans recon-
naître toutefois que le retient «la manière dont, pour le philosophe, un certain type de
poème guide ou oriente la spéculation» 18. Car il ne suffit pas qu’un poète se déclare
philosophe pour retenir l’attention du philosophe. Hugo par exemple, dans les articles
de Littérature et philosophie mêlées, peut bien avoir développé non sans force et gran-
deur sa «philosophie», c’est-à-dire sa vision esthétique et religieuse de la Nature sur
laquelle reposait sa poésie, cette pensée n’a pas retenu les professionnels de la pensée.
14. Petit manuel d’inesthétique, ouvr. cité, p.þ9.
15. Ibid., p.þ21.
16. Entretien entre A. Badiou et Charles Ramond, dans Europe « Littérature et philosophie », p. xxx.
17. Mallarmé, la politique de la sirène, Hachette, 1996, p.þ82 et 88.
18. Europe, n° 849-850, p.þ68. Il y a donc deux sortes de poésie, l’une pour le plaisir, l’autre pour la
pensée, ce qui ne va pas sans contredire la définition générale qu’il veut en donner.

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Pourtant elle avait déjà le courage, comme celle de Mallarmé, qui n’ignorait pas son
prédécesseur, de s’interroger sur le devoir et le pouvoir de la littérature face au
«mystère» du monde. Se faisait-il de ce mystère une image trop limpide, c’est-à-dire
trop naïve pour des yeux philosophiques? Ou bien est-ce parce qu’il évitait d’en ques-
tionner la teneur de vérité pour en décrire seulement les formes visibles? Est-ce encore
parce que la puissance de son verbe semble céder plus au plaisir de la rhétorique qu’à
la rigueur de la vérité? À la différence de Hugo, Mallarmé ne se voulait que poète,
mais ses poèmes et les proses qui en théorisent la pratique présentent sans doute ce
que le même Badiou appelle « la poésie mise en condition de la philosophie», c’est-à-
dire qu’ils offrent des énigmes d’autant plus captivantes pour la pensée que, si elles
portent, comme chez Hugo, sur le rapport de la littérature avec le monde, elles s’inter-
rogent sur la nature et la légitimité de ce rapport et sur l’essence du mystère de l’être
du monde, de l’être-au-monde de l’homme. Quelle définition de la littérature pouvait
mieux séduire les philosophes que celle, mallarméenne, qui en fait un « envol tacite
d’abstractions» dignes d’occuper le champ de la pensée proprement philosophique?
L’irritation de Badiou, comme celle de Meschonnic, a pour cause la sacralisation

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dont les post-heideggériens, (et les littéraires aussi sans doute, même s’il ne les
nomme pas), sont accusés d’avoir entouré la poésie de Mallarmé, en entretenant le
culte de son mystère au lieu de l’élucider. Il veut reprendre à la poésie ce qu’il nomme
encore «l’innommable» pour le rendre à l’opération conceptuelle qui caractérise le
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philosophe, au carrefour des «conditions» de la philosophie 19. Car, dit-il, «le poème
moderne» – celui de Mallarmé notamment – «est d’autant moins la forme sensible de
l’Idée» (comme le pensent les épigones contemporains du romantisme) «que bien plu-
tôt, c’est le sensible qui se présente comme nostalgie subsistante, et impuissante, de
l’idée poétique» 20. Loin que le phisosophe-sophiste doive s’oublier jusqu’à se décons-
truire dans la forme sensible et trompeuse du poème, celui-ci a besoin du philosophe
pour parvenir à la clarté de son Idée.
Répondant à Badiou, Lacoue-Labarthe focalise son regard non sur l’hermétisme de
la poésie elle-même, mais sur ce qu’il appelle le «mythème», qui en serait «l’élément
natif, avec toutes les connotations religieuses, sacrées, sacralisantes – mais aussi très
largement “politiques” – que ce mot implique» 21. Mais entre l’insondable du «my-
thème» et l’abstraction du «mathème» y a-t-il vraiment opposition? Platon chassait
les poètes, mais recourait aux mythes, et Badiou reconnaît que Platon ne pouvait
«tenir jusqu’au bout cette maxime qui promeut le mathème et bannit le poème». Aus-
si, loin de nier l’hermétisme de Mallarmé, il en circonscrit la profondeur, dès lors que
le poème consiste dans l’« opération » quasi chirurgicale qui désobjective son objet,
désubjective son auteur, et engage le lecteur «dans l’énigme pour parvenir au point
momentané de la présence, de même que les grands théorèmes de Cantor, de Gödel,

19. Tant il est vrai qu’à ses yeux, contre les philosophes devenus « sophistes», «la philosophie n’existe
qu’à soutenir que ce qui ne peut se dire est précisément ce qu’elle entreprend de dire» (Conditions, Seuil,
1992, p.þ60). Moyennant quoi, on demeure perplexe quand on voit comment, s’appuyant sur ce qu’il appel-
le «la méthode de Mallarmé: soustraction et isolement», il procède à « l’appropriation philosophique » de tel
poème ou à sa « préparation prosodique pour le disposer à la saisie philosophique» (ibid., p.þ109 et 123):
s’aidant des lectures de Gardner Davies, auquel il rend hommage, il le réduit à l’état de «prose pré-
philosophique», squelette décharné dont il extrait à sa guise l’Idée, comme le chien rabelaisien le faisait
comiquement de la substantifique moëlle.
20. Petit manuel, ouvr. cité, p.þ38.
21. Dans La Politique des poètes, p.þ44. «La suturation, en réalité ne se ferait pas ou ne se serait pas
faite au Poème mais au Mythème» (p.þ46).

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de Cohen marquent, dans le siècle, les apories du mathème» 22. «Présence»þ: le mot
est lâché qui unit tous les mysticismes. À la mystique du sensible poétique, Badiou
substitue la mystique du mathème qu’avait inaugurée le geste platonicien de l’exclu-
sion.
L’irritation chez Jacques Rancière est similaire, mais, plus radicale que chez Badiou.
Il veut désacraliser, démystifier la poésie mallarméenne, et il s’en prend à ceux qui
épaississent les ténèbres mallarméennes: il veut aider à «débrouiller cette nuit», à
«dégager de l’ombre portée des mots de poète et d’obscurité la difficulté propre de
Mallarmé». Maurice Blanchot est à ses yeux l’un de ceux qui ont accru l’épaisseur du
mystère dans «la nuit de l’écriture», ce «jeu insensé qui veut faire un pouvoir de
l’impuissance». Non, Mallarmé n’est pas l’homme enfermé dans la tour d’ivoire d’une
écriture impossible, il a vécu dans et de son temps; non, Mallarmé n’a pas de «secret»,
il «n’est pas un auteur hermétique, c’est un auteur difficile» 23, et le philosophe se plaît à
relever le défi que ses poèmes lancent à sa perspicacité en commençant par expliciter le
sens finalement évident des plus ardus de ses poèmes, celui par exemple dédié «À la nue
accablante tu», dont Rancière fait le flambeau de l’œuvre tout entière, non sans lui

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reconnaître la possibilité de recouvrir plusieurs significations dont la superposition fait le
mystère, sauf à qui sait en démêler les diverses valeurs métaphoriques.

Philosophie « latente», philosophie du geste


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L’ambition des philosophes, on le voit, est en définitive de formuler la philosophie


mallarméenne pour en dissiper le mystère. C’est l’objectif de Badiou, c’est celui du
petit livre de Rancière, celui aussi, sans détour, du Mallarmé, Poésie et philosophie,
écrit par Pierre Campion, un «littéraire» cependant, qui pose d’entrée de jeu la
questionþ : «Comment et à quelle condition un poète comme Mallarmé peut-il être
considéré comme un philosophe?» Même si le critique a soin de préciser aussitôt que
sa poésie «est tellement elle-même de l’ordre de la pratique que toute la réflexion
qu’il formule s’absorbe dans la théorie de cette pratique», et que, «à la différence de
Hugo, Mallarmé ne se présente pas comme un philosophe». L’objectif de l’étude qui
suit est de réduire le poète à son pesant d’idéesþ; ajouter qu’il est « bien un philoso-
phe, mais ce genre de philosophe qui dépasse philosophiquement la philosophie par
son activité poétique» 24, n’apporte guère de lumière sur ce mélange ou cette distinc-
tion des termes et des genres qui fait toute la question. La suite du livre, en dépit de sa
justesse et de sa précision, n’y apporte pas vraiment de réponse. Il est certes tentant, et
somme toute légitime, de reconstituer le corps d’une « philosophie» dont le poète lui-
même, dans ses vers, dans ses proses surtout, n’a pas rassemblé les membres. Mais la
fragmentation du système n’est-elle pas le signe de son impossibilité et en tout cas une
de ses caractéristiques? 25 Exposer «la philosophie» de Mallarmé, n’est-ce pas, même
si l’on s’en défend, admettre que la forme poétique est en réalité la vêture d’une
22. Petit manuel d’inesthétique, p.þ50-52 et 37. Badiou répond au poète polonais Czeslaw Milosz qui
reproche à la poésie occidentale d’être enclose «dans un hermétisme sans espoir».
23. Mallarmé, la politique de la sirène, ouvr. cité, p. 7-10. À ce genre de déclaration, Pierre Campion
souscrit entièrement quand il rend compte dans Critique (juin-juillet 1997) du petit ouvrage de Rancièreþ :
«Jacques Rancière a raison. Oui, il faut dissiper les ombres portées sur la poésie de Mallarmé et sur son
œuvre en général, celle que jettent et que confortent les idées trop convenues de secret, de mystère et
d’obscurité, celle de l’image souvent mal comprise de Néant, celles de son nom même et du nom de poète »
(p.þ467). Il suffit de s’y mettre à manches retroussées.
24. PUF, 1994, p. 5 et 6. On lira avec intérêt, dans le numéro de juin-juillet 1997 de Critique, le compte
rendu du livre de Rancière dû justement à P.þ Campion.

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Mallarmé, les philosophes et les gestes de la philosophie 133

pensée que la forme philosophique exprimerait lisiblement? À quoi Hugo avait déjà
justement objecté que «c’est une erreur de croire qu’une même pensée peut s’écrire de
plusieurs manières, qu’une même idée peut avoir plusieurs formes. Une idée n’a
jamais qu’une forme, qui lui est propre, qui est sa forme excellente […] Tuez la for-
me, presque toujours vous tuez l’idée» 26. En toute logique, «l’idée» du poème ne vit
que le temps passager de sa formulation et de saþlecture. Qu’est-ce qui sépare donc la
vérité des philosophes de celle des poètes? Simple affaire de genre littéraire, de langa-
ge, de procédés (le raisonnement contre l’image?), de thèmes? Tel est, disions-nous, le
fond de «l’affaire Mallarmé», qu’il faut bien atteindre enfin.
Mallarmé n’a cessé de se poser la question de la vérité en poésie et l’on sait que
l’acuité de cette réflexion proprement philosophique alla jusqu’à menacer sa vie,
durant la crise des années 1865-1870. Mais sa philosophie ne saurait se résumer en un
système extérieur à sa poésie et dont celle-ci serait l’application. Si philosophie il y a,
elle a formé l’assise et comme la membrure invisible de sa production, mais indisso-
ciable d’elle: les idées en sont comme l’ombre ou le précipité. C’est le sens de l’affir-
mation bien connueþ: « Je révère l’opinion de Poe, nul vestige d’une philosophie,

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l’éthique ou la métaphysique ne transparaîtra; j’ajoute qu’il la faut, incluse et latente.» 27
Cette philosophie «latente» a consisté en un ensemble de gestes, de décisions, dont à
des degrés divers on retrouve les exemples chez d’autres philosophes ou écrivains: ce
sont ces gestes qui déterminent le mouvement de la pensée tendue vers l’expression de
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sa vérité. J’en citerai quatre.

Détruire
Le premier de ces gestes, et fondateur, fut la « Destruction», sa «Béatrice», selon
la formule restée fameuse, la Destruction de toutes les croyances antérieures. Le ques-
tionnement philosophique de Mallarmé n’a pas surgi de la lecture des philosophes, de
leur exclusion plutôt, et de la pratique poétique d’abord. C’est «en creusant le vers»,
celui d’Hérodiade, que, durant une «année effrayante», il en est arrivé à «penser sa
pensée» et à découvrir la terrifiante idée du Néant 28. Nulle philosophie ne fut plus
pragmatique que la sienne, et c’est bien ce qui en définitive intrigue. Il est vrai qu’en
août 1866, il écrit à Aubanel que, tout « obscurci» qu’il est, son « cerveau […] scrute
et feuillette […] des livres de science et de philosophie». Comme pour tuer le temps!
un peu de Hegel peut-être, sur les conseils de Villiers et de Lefébure, mais pas encore
les ouvrages de linguistique, ni le Discours de la méthode dont Bertrand Marchal
pense que la découverte en 1869 l’a sauvé de sa quête suicidaire de l’Absolu. En tout
cas rien là qui aurait créé sa pensée.
À force de creuser le vers, il a compris qu’il ne repose sur rien, sur aucun référent
25. On pense à Valéry, obsédé lui aussi par la construction de son «égosystème » impossible, comme
j’essaie de le montrer dans une étude à paraître (Valéry: égosystème et vérité).
26. Littérature et philosophie mêlées, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 2002, p.þ52. Hugo développe la
même idée dans son article sur l’«Utilité du beau»þ(ibid., p.þ584-585). Campion à la fin de son étude (p.þ98)
écrit: «La rigueur de la conceptualisation et du raisonnement, la pertinence et la portée éthiques et métaphysiques
des questions posées et enfin l’ambition de vérité, tout cela appartient à la sphère de la philosophie, mais n’existe
que par le fait des procédures poétiques». Mais toute la question est de savoir quelle est la vertu spécifique de ces
«procédures poétiques», si la même vérité peut s’exprimer autrement et clairement par des voies rationnelles.
27. Sur Poe, OC, p. 872.
28. Une année sépare l’une de l’autre ces deux formules qui disent le vif de la crise.
29. P.þ Campion a raison de prendre cette formule au pied de la lettre : « Le travail du vers consiste bien
à creuser tels espaces entre les blocs de termes, dans le vers et entre les vers, de manière à instituer entre ces

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134 Yves Delègue

qui le soutiendrait 29. En a parte dans Crise de vers, il lâchera: «La nature (on s’y bute
avec un sourire)», «on», c’est-à-dire le langage qui s’y heurte sans même l’effleurer.
Écrire Hérodiade ce fut constater que les mots composent un univers autarcique qui
flotte dans le vide et qui force la pensée à se replier sur elle-même. Que pense alors la
pensée, quand elle se regarde ainsi? Non pas le concept immatériel ou l’Idée pure des
choses, ni la maîtrise de son propre fonctionnement, mais son impuissance à saisir
avec le langage quoi que ce soit de la réalité qu’elle croit arraisonnerþ: «Pour être
bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps […]. Les pensées
partant du seul cerveau me font maintenant l’effet d’airs joués sur la partie aiguë de la
chanterelle dont le son ne réconforte pas dans la boîte», écrit-il à Lefébure, et à
Villiers: «Vous serez terrifié d’apprendre que je suis arrivé à l’Idée de l’Univers par la
seule sensation» 30. Seul le corps pense les choses en même temps qu’il les vit, le corps
des mots échoue à capter leur résonance. La pensée qui se pense se vide de toute
pensée, fût-ce celle du rien. Elle se détache de tout et ne saisit que le néant de l’acte
qui la tient au réel dont elle voulait percer le mystère et abolir la distance. Plus de
dieu, nulle part: l’écriture rendue à elle-même est athée. Ainsi le geste premier de la

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philosophie mallarméenne fut celui de la tabula rasa, dont Aristote avait été l’inven-
teur 31 et que le doute hyperbolique de Descartes avait illustrée dans la première partie
du Discours de la méthode: il fallait débarrasser la pensée, comparée à une page
d’écriture (tabula), des opinions qui l’encombrent. Une fois rendue à sa blancheur, elle
serait en mesure de faire face à elle-même et au monde pour en arracher le secret.
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Mais si ce geste a commandé toute la démarche de Mallarmé (condamnation de


«l’universel reportage» et hantise de la page blanche), il n’est pas le résultat, comme
chez Descartes d’une volonté initiale de douter 32, il lui a été imposé par l’évidence
lucide de l’acte poétique lui-même, lorsqu’il refuse les contraintes de la vieille mimésis
et en dissipe le leurre, en quoi a consisté la révolution mallarméenne.

Scruter l’origine
C’était se risquer non sans héroïsme dans l’impasse du silence mortifère, mais
c’était aussi se fier à la force de l’acte poétique, lequel, antérieur à tous les gestes de
la pensée, impose plus encore sa nécessité que ses limites, véritable impératif catégori-
que ou «instinct»þ 33 de survie. Le faux suicide d’Igitur, quand il quittait la chambre
du vieux monde agonisant, était en réalité l’acte de sa renaissance 34 grâce auquel le

29. (suite) blocs, telles relations qui fassent sens […]» (ouvr. cité, p.þ 15). Creuser le vers c’est aménager
les blancs qui séparent les mots et les vers pour que le sens remplisse les intervalles, mais c’est aussi et
surtout aller jusqu’au soubassement de l’écrit pour en constater l’absence, et conclure que l’édifice poétique
repose sur le vide.
30. Lettres du 27 mai et du 24 septembre 1867. Correspondance, B. Marchal (éd.), Folio, p.þ353 et
366.
31. Dans le De Anima (III, 4). «Tabula rasa» est la traduction de Thomas. Locke et les empiristes
referont à leur façon ce même geste. Tabula signifie tablette d’écriture : il n’y a pas de pensée pure, c’est-à-
dire qui ne soit déjà langage.
32. C’est pourquoi je demeure réservé sur le rôle que B. Marchal fait jouer à la lecture vers 1869 du
Discours par Mallarmé. Le terme de « fiction» dont use alors celui-ci n’est pas proprement cartésien ; il me
paraît signifier que Mallarmé se résigne au fait que le langage n’est jamais que la fiction des choses. Mais
tout ceci demanderait de plus amples développements.
33. « Instinct» est le terme dont use fréquemment Mallarmé pour désigner la latence de la force poé-
tique et donc sa vérité. « Or suivant l’instinct de rythme qui l’élit, le poète […]» (Bucolique, OC, p.þ402).
34. Je renvoie à l’analyse que j’ai risquée d’Igitur dans Mallarmé, le suspens, Presses universitaires de
Strasbourg, 1997.

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Mallarmé, les philosophes et les gestes de la philosophie 135

poète chantera un jour «victorieusement fui le suicide beau». En «creusantþle vers»,


Mallarmé n’a rien détruit que l’éphémère du temps qui retenait captif Igitur. Son geste
était animé par le désir de descendre jusqu’à l’origine pour comprendre la nécessité
qui dicte le vers malgré tout, quand le support des choses fait défautþ: «Orage,
lustralþ ; et, dans des bouleversements, tout à l’acquit de la génération, récente, l’acte
d’écrire se scruta jusqu’en l’origine. Très avant, au moins, quant au point, je le
formule: – À savoir s’il y a lieu d’écrire.» 35 Mythe de l’Éternel Retour, rajeunisse-
ment, purification par le feu (ekpurosis) des Stoïciens: le geste de la table rase est
commandé par le désir de revenir au point zéro du temps, quand l’âme, avant d’avoir
été formée ou déformée par l’expérience, n’obéissait encore qu’à ses impulsionss pre-
mières. Il renvoie au mythe de l’enfance, où Mallarmé fait curieusement hommage à
Banville de s’être retrempé, «buvant tout seul à une source occulte et éternelle; car
rajeuni dans le sens admirable par quoi l’enfant est plus près de rien et limpide» 36. À
la musique de Wagner, que reproche Mallarmé sinon que «tout se retrempe au ruis-
seau primitif : pas jusqu’à la source» 37, là où justement la vraie poésie s’efforce de
puiser? Car «le chant jaillit de source innée: antérieurement à un concept […] Quel

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génie pour être un poète! quelle foudre d’instinct renfermer, simplement la vie, vierge,
en sa synthèse et loin illuminant tout» 38. La vérité de la poésie réside dans le surgisse-
ment qui relie et allie la profondeur à la hauteur. Il fallait creuser et détruire pour
permettre au jet de la vie de jaillir dans la poésie resourcée au «ruisseau primitif».
Pour Mallarmé, nul doute que la nostalgie proprement philosophique de l’origine, lieu
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de la vérité native, nourrit l’instinct de poésie. Lequel, depuis Homère jusqu’à Freud,
pousse les héros à descendre des bords de l’Averne jusqu’aux Enfers, dans le dessein
ambigu soit de gagner les hauteurs du paradis perdu ou promis, soit de faire face aux
monstres qui dans les profondeurs menacent la surface. À moins, comme le pensait
Blanchot 39, que le «regard d’Orphée» ne soit condamné à rater ce point de la nuit
originelle qui suscite son désir, si bien que l’œuvre s’enroule en spirale autour de son
«désœuvrement» et de sa fin, comme si le chant de la poésie était soutenu par la
hantise de son désenchantement.

Créer
Mais ce ne fut pas le cas de Mallarmé-Orphéeþ : comme pour Igitur, la mort à soi-
même lui a permis de rebondir au point de l’origine. «Je suis véritablement décomposé,
et dire qu’il faut cela pour avoir une vue très-une de l’Univers», écrit-il à Lefébure,
dans sa lettre du 27 mai 1867 40. Orphée, déchiré par les Ménades en furie, touchait au
plus près de sa vérité, alors que dans les disjecta membra poetæ Horace ne voyait que
l’horreur de la beauté démembrée, ignorant qu’il fallait en passer par cette dispersion
de soi pour que l’univers renaisse. La crise que Mallarmé traversait personnellement
doublait cette autre, «exquise», dont la mort de Hugo était la marque visible. Dans un
35. La Musique et les lettres, OC, p.þ644. «La langue a été retrempée à ses origines. Voilà tout.»
36. Solennité, OC, p.þ333.
37. Richard Wagner, Rêverie d’un poète français, OC, p.þ 544.
38. Sur Poe, OC, p.þ 872.
39. Dans L’Espace littéraire, notamment p.þ227-234.
40. Et dans la même lettre, il parle de son « épuisement complet» et son miroir lui « montre la pro fonde
désagrégation de [s]on être physique». On sait que la crise traversée par Mallarmé a menacé jusqu’à sa vie:
«J’ai senti des symptômes très inquiétants causés par le seul acte d’écrire », écrit-il à Cazalis en février
1869, et au même, quatre plus tôt, il confiait encore: «Et mon Vers, il fait mal par instants, et blesse comme
du fer». Mallarmé assassiné par son Vers, comme Orphée par les Ménades.

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demi-sourire Mallarmé apportait à ses auditeurs oxfordiens la «plus surprenante» des


nouvelles: «On a touché au vers», et celui-ci, défait, morcelé, était rendu à son enfance.
Hugo se félicitait à juste titre d’avoir «désarticulé» l’alexandrin, mais il fallait donner
au terme son sens le plus fort: décomposé en ses éléments et débarrassé de sa rythmi-
que figée, le vers était rendu au rythme pulsionnel qui est son: « Toute la langue,
ajustée à la métrique, y recouvrant ses coupes vitales, s’évade, selon une libre disjonc-
tion aux mille éléments simples.» 41 «Disjonction» du vers, décomposition du corps du
poète: et voici l’univers du langage revenu à la « dispersion volatile» de ses « coupes
vitales», à la multiplicité de ses « éléments simples». La philosophie latente de Mallar-
mé inclut une «vision du monde», dont l’atomisme d’Épicure est le plus proche,
animé par les infinis mouvements de l’univers en perpétuelle construction. Tel Lucrèce
décrivant la germination des formes du monde, Mallarmé se plaît à regarder comment
le poème se crée dans le poudroiement des atomes verbaux qui tombent dans le vide
de la pensée, sous la loi contradictoire du hasard et de la nécessité 42. Nul Dieu-provi-
dence, fin des religions: une mystérieuse liberté d’«initiative» inscrite dans les mots
assure leurs liaisons imprévisibles que se contente de recueillir «l’esprit, centre de

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suspens vibratoire», de même que les atomes de Lucrèce jamais ne se rencontreraient
s’ils n’étaient doués d’une «potestas», liberté inexplicable qui les fait se mêler pour
composer des ensembles selon leurs affinités et leurs formes. C’est la vie suscitée
selon les «primitives foudres de la logique», cette «logique éternelle», que compose
avec «nos fibres» la « chiffration mélodique tue des motifs» de la langue 43. Une sorte
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de passivité active caractérise cette fois le geste du poète, qui, acteur-spectateur, faus-
sement absent, dans le retrait du suspens, laisse la logique première assembler rythmi-
quement les éléments du poème sur la page blanche que son regard surveille.

Jouer
«À quoi sert cela – À un jeu […] en des fêtes à volonté et solitaires». La question
et sa réponse fameuse semblent contredire les espoirs que la crise, telle que nous
venons d’en définir les enjeux, portait en elle, à moins d’imaginer un Mallarmé parta-
geant la naïveté de ceux qui, au siècle précédent, pensaient que danses et réjouissances
composaient la vie et la vérité des tribus « primitives». On songe plutôt cette fois à la
caverne platonicienne, dans laquelle le poète emprisonné prend plaisir à regarder les
formes mouvoir leurs ombres sur les «parois de grotte» de l’esprit 44. La prison est
devenue salle de spectacle, où le poète se plaît à vivre sans la nostalgie du monde des
Idées. Quand Mallarmé reprend à Platon ce terme, le dotant d’une majuscule quasi
irrévérencieuse, il y met autant de désaveu que de défi. L’Idée mallarméenne ne ren-
voie plus à la sphère des dieux, elle occupe l’espace de leur disparition. Réduite à sa
valeur étymologique, elle s’identifie aux images verbales que l’esprit éclaire et perçoit.
Platon nous leurrait en nous faisant miroiter l’espoir de la délivrance. Il faut supprimer
toute aspiration à une Présence qui accueillerait tendrement notre intelligence tendue
41. Crise de vers, OC, p.þ 361.
42. « L’occupation de créer, qui paraît suprême et réussir avec des mots» (Action restreinte, OC, p.þ
369) ou encore : « À l’égal de créer: la notion d’un objet, échappant, qui fait défaut» (La Musique et les
lettres, OC, p.þ 647).
43. Mallarmé a de nombreuses fois décrit les merveilleux assemblages des mots qui s’appellent les uns
les autres en vertu de relations secrètes. On aura compris que ce rapprochement avec Lucrèce n’implique
pas que Mallarmé se soit directement inspiré de lui. Comme pour les autres philosophes dont il est ici
question, quelque réminiscence scolaire aura suffi.
44. Le Mystère dans les Lettres, OC, p.þ 386.

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Mallarmé, les philosophes et les gestes de la philosophie 137

vers elle 45.


Mais le plaisir que procure le ballet des mots lorsqu’on leur cède l’initiative n’était
pas pour lui un divertissement à la mode pascalienne. Rien de plus étranger à Mallarmé
que le thème méprisant de la poésie consolatrice, qui permet de supporter ou d’oublier
le monde tel qu’il va. Pourtant il aurait dit que la poésie rend le «séjour » humain
habitable, mais pas au sens d’Hölderlin commenté par Heidegger, pour qui «en poète
l’homme habite sur cette terre», parce que le poème « prend la mesure» du « Dieu»,
dont, même s’il «demeure inconnu », la présence nous est en quelque sorte par lui
rendue 46. Pour Mallarmé, les mots, même scrutés dans leur origine étymologique, ne
révèlent rien de l’être. La vérité de la poésie n’est pas alèthéia, dévoilement, sortie
de l’oubli, réveil de la réminiscence, rappel du poids de l’être contenu dans les mots 47.
La «latence» de Mallarmé n’a rien à voir avec ce que Heidegger fera de la lèthè
grecque: il vivait trop près des choses, et Rancière a raison de dire qu’il ne fut
«pas l’artiste vivant dans la tour d’ivoire de l’esthète en mal d’essences rares et de
mots inouïs» 48. Mallarmé fut attentif à son temps, à l’or du drame solaire, mais aussi à
celui de l’Économie politique où il percevait «la contre-partie sociale» de l’Esthétique.

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Rien dans ses écrits ne fait de lui l’adversaire à la façon heideggérienne de la
«technique moderne» dont la poésie nous sauverait. Il avait le sentiment que la « crise
idéale» doublait l’«autre, sociale», qui portait l’avenir en gestation 49. La poésie ren-
drait le monde habitable non parce qu’elle le «révèle», mais parce que son jeu en
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trace l’épure.
Ce geste impliquait deux vertus, l’une morale, l’autre métaphysique. D’une part le
jeu instaure par la grâce du suspens la distance entre les choses et la conscience: à
défaut de les prendre, il interdit d’être pris par elles. Façon honnête de jouer le jeu du
monde et de lui rendre l’hommage de l’incompréhension, façon religieuse assurément.
On ne peut douter après Bertrand Marchal que Mallarmé n’ait été l’adepte (non l’apô-
tre) d’une « religion privée du livre», à l’image de la dramaturgie du monde qu’elle
mime. D’autre part le retrait dans le temps de «l’interrègne» permet de faire le geste
proprement philosophique du pari (pascalien), de la mise en jeu, avec le risque d’y
perdre sa vie ou l’espoir de gagner la vérité, jusqu’au jour où la Foule, « gardienne du
mystère», en accouchera peut-être «comme elle est, magnifique». À une philosophie
latente correspondait l’Idée d’une latence 50 de la vérité, et s’il faut encore rapprocher
Mallarmé d’un philosophe, c’est d’Aristote qu’on est tenté de le faire, non le théori-
cien de la mimésis, mais celui du poète auquel il assigne la fonction non de versifier,
mais de «traiter du général», à la différence de l’historien et mieux que le philosophe,
c’est-à-dire de chercher en toute chose «le type». Le poète dit «ce qui pourrait avoir
lieu», il est l’homme du «possible» sous le mode du «vraisemblable» 51. La latence
45. Celui qui aimait fuguer dans la forêt de Fontainebleau et naviguer sur la Seine n’était pas le poète,
mais «le Monsieur» qui habitait Valvins. Valéry faisait erreur: la «yole» de Mallarmé n’est pas «à jamais littéraire».
46. Essais et conférences, Gallimard, 1954, p.þ 224 et suiv.
47. On sait que Heidegger a joué sur le sens de l’alètheia grecque, formée de l’alpha privatif et de léthè
(l’oubli, secret). Dans les Mots anglais Mallarmé semble céder à la tentation cratylique, mais dans les
rapprochements de sonorités, il ne voyait autre chose qu’un jeu « symbolique », dit justement B. Marchal,
analogique, nullement ontologique. Mallarmé défend «un Idéalisme qui refuse les matériaux naturels», mais
se plaît à leurs fantasmes dans la pensée (Crise de vers, OC, p.þ365).
48. Mallarmé, la politique de la sirène, ouvr. cité, p.þ11. Dans Mallarmé, le suspens, j’ai dit tout le tort
que Des Esseintes a causé à l’image de Mallarmé.
49. La Musique et les Lettres, p.þ 656 et 645.
50. « Latence » est un des mots chers à Mallarmé, parce qu’il est gros de l’avenir.

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mallarméenne rejoint le possible aristotélicien qui, à défaut de saisir l’au-delà ou l’en-


deçà des mots, se sert d’eux pour monter les fictions des choses 52.

Poésie et philosophie «mêlées»


Philosophie du geste contre philosophie du concept? Mythème contre mathème?
Rythme contre idée claire? L’opposition est trop facile pour être vraie, et les philoso-
phes contemporains ont justement appris de Nietzsche que le mouvement de la pensée
importe autant que la pensée elle-même. Qui œuvre avec et dans le langage obéit à ses
deux postulations, l’imaginaire (au sens large) et la rationnelle 53. Mallarmé se savait le
représentant (avec d’autres, le divin Verlaine surtout) d’une «modernité», qui avait
rompu avec tout ce qui avait précédé en littérature, parce que celle-ci, comme d’elle-
même, après Hugo, avait fini son cours par épuisement. Il fut le premier poète français
qui «déniaisa» la poésie, pour reprendre le mot de Michel Deguy 54. Après lui, le poète
ne serait le détenteur d’aucun savoir, ni le haut-parleur d’aucune parole divine. Sa
vérité ne serait pas le dicté de son inspiration ni le «reportage» des choses dans les
mots: elle vivrait en latence dans le mouvement d’une parole qui n’a d’autre origine

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qu’elle-même, et qui à ce titre ne témoigne que de sa source. Dès lors, quel sujet lui
restait sinon le geste et la passion de l’écriture elle-même? C’est pourquoi toute la
poésie de Mallarmé fut «allégorique d’elle-même», à la façon du « sonnet en –yx»,
qui à lui seul résume son esthétique.
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Il y avait là un mystère, indubitablement, que la poésie (au sens large du terme)


n’avait cessé, à vrai dire, de côtoyer, depuis l’essor décisif de la mystique religieuse à
partir du XIIe siècle, relayée à la Renaissance par la mystique laïcisée des Lettres
humaines: mystère du vers «sonoreux» chez Ronsard, du «commer » chez Montaigne,
du «sublime», du «je ne sais quoi», de l’inspiration, de la Présence etc. La « religion »
de Mallarmé s’est enracinée, non dans la lignée de la philosophie poétique allemande,
mais dans celle qui, depuis le Moyen Age européen, s’est développée dans la littérature
française, alors même qu’il pensait l’achever 55. S’il est un dernier philosophe dont il
me semble devoir être rapproché, c’est du Hugo de Littérature et philosophie mêlées,
qui avait lui aussi tenté de replacer la poésie dans son histoire 56. À son auditoire oxfordien,
Mallarmé demandaitþ: «Quelque chose comme les Lettres existe-t-il ?» et il répondait,
51. Poétique, chap.þ 9. Ce texte capital avait été nombre de fois commenté en des sens les plus divers
par les théoriciens de l’âge classique. Il faisait partie, comme les théories platoniciennes, du bagage ordinai-
re du bachelier de l’époque mallarméenne.
52. Cette nécessité de la fiction pour désigner la vérité était déjà ressentie par Diderot par exemple,
comme il ressort de la belle étude de Pierre Hartmann, Diderot, la figuration du philosophe (Corti, 2003).
53. C’est ainsi que Meschonnic, partant «d’une postulation de l’inséparation entre l’affect et le
concept» et faisant «une lecture en poète de la philosophie », étudie dans le latin de Spinoza « quel rapport
[il y a] entre une langue et une pensée» (Europe, Littérature et philosophie I, p.þ80).
54. Michel Deguy, philosophe et poète : si la poésie moderne « démythologise » le réel (elle n’est plus
savoir, mais «simonie », « remploi profanant du mythique »), il revient à la philosophie de «transcrire cette
démythologisation », et de s’opposer de conserve à la Science qui, contrairement au vieux conseil socratique,
prétend «savoir» : « Philosophie et poésie sont du même côté. Et ce qu’on appelle maintenant la Science, de
l’autre » (Europe, Littérature et philosophie I, ouvr. cité, p. 63-64).
55. L’histoire de la littérature européenne « moderne » (au sens large, si je peux dire) a été tout entière
commandée par son rapport changeant avec la vérité, elle-même changeante. Mais cette vérité n’a pas été
celle de Platon ou d’Aristote, dont le retour à la Renaissance n’a été qu’un des accidents de son parcours. Je
tente dans un autre ouvrage d’écrire cette histoire dans le fil de cette lignée, que l’éclat de la pensée alle-
mande a obscurcie, sans se rendre compte, tout habitée par son hellénisme, que son mysticisme en est une
modalité.
56. Ce serait l’occasion d’une étude qui n’est même pas esquissée dans ces quelques pages.

ROMANTISME no 124 (2004-2)


Mallarmé, les philosophes et les gestes de la philosophie 139

oui, «à l’exception de tout». Hugo n’avait pas pensé autrement, à une époque où dèjà le
seul critère de la vérité était celui de la «réussite» et de la « performance».
Pour Mallarmé comme pour Hugo, «les Lettres» mêlaient littérature et philoso-
phie, dès lors qu’elles tendent, chacune avec ses moyens, à formuler ce qui échappe à
l’intelligence. «Philosophie et art sont historiquement couplés, comme le sont, d’après
Lacan, le Maître et l’Hystérique», chacun reprochant à l’autre la partialité de son pro-
pos, dit justement Badiou. Le discours de l’un se greffe en effet sur la déficience de
l’autre. «La stupeur de la science devant les comètes atteint à la poésie» 57, disait
Hugo, et quels astronomes aujourd’hui ne sont pas tentés par elle devant l’insondable
des nébuleuses? Et Hugo encore: «Quand on creuse l’art, au premier coup de pioche
on entame les questions littéraires, au second, les questions sociales.» 58 On le voit:
Mallarmé ne fut pas le premier à «creuser » l’art et à constater que les divers discours
se passent le relais dans la recherche d’une vérité, fuyante proie qu’on ne renonce pas
à poursuivre, car depuis Montaigne on sait que le plaisir de la chasse «rémunère»
amplement l’absence de la prise. Et si l’on veut, avec ou sans la philosophie alleman-
de, parler de ce retrait des dieux, on peut dire avec Jean-Luc Nancy qu’«entre littéra-

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ture et philosophie manque cet enlacement, cet embrassement, cette mêlée sacrée de
l’homme au dieu, c’est-à-dire à l’animal, à la planteþ, à la foudre, au rocher. […] La
vérité et la narration se séparent de telle sorte que c’est leur séparation qui les institue
l’une et l’autre» 59, et qui, faudrait-il ajouter, les force à se mêler en retour, comme
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pour saluer «cette mêlée sacrée» dont l’absence n’en finit pas de hanter notre culture.
Mais finalement, comme dit encore Hugo, « Dieu reste calme et fait son œuvre.» 60
À lui le dernier mot. Poème et/ou somme philosophique? Allez savoir, et qu’importe…

(Université Marc Bloch – Strasbourg II)

57. Littérature et philosophie mêlées, «Philosophie», ouvr. cité, p.þ489.


58. Ibid. «But de cette publication », p. 51 où on lit encore : «Le corollaire rigoureux d’une révolution
politique, c’est une révolution littéraire».
59. « Un jour, les dieux se retirent… » Littérature /Philosophie : entre deux, William Blake & Co. Edit.,
2001, p.þ8-9.
60. Littérature et philosophie mêlées, ouvr. cité, p.þ236.

ROMANTISME no 124 (2004-2)

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