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QUE FAIRE DE L’AMBITION DES SIENS POUR SOI ?

RÉFLEXIONS
SUR LE CAS DE ROMAIN GARY
Paul Audi

ERES | « Savoirs et clinique »

2018/1 n° 24 | pages 34 à 42
ISSN 1634-3298
ISBN 9782749257983

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Que faire de l’ambition des siens pour soi ?
Réflexions sur le cas de Romain Gary

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Paul Audi

1.

Ainsi que l’annonce l’intitulé de son livre, La promesse de l’aube,


Romain Gary, qui n’a que 44 ans lors de sa parution, sait déjà que
quelque chose lui a été confié au cours de son enfance. Quoi ?
Une promesse. Quelle promesse ? Cherchons dans le chapitre premier
la toute première occurrence du mot « promesse ». Évoquant sa
mère, Nina Kacew, qui l’aura élevé toute seule en bravant les pires
difficultés, Gary écrit : « […] je pensais à toutes les batailles que
j’allais livrer pour elle, à la promesse que je m’étais faite, à l’aube
de ma vie, de lui rendre justice, de donner un sens à son sacrifice et
de revenir un jour à la maison, après avoir disputé victorieusement la
possession du monde à ce dont j’avais si bien appris à connaître, dès
mes premiers pas, la puissance et la cruauté » (P, 16-171). De ce que
les deux mots du titre figurent dans cette phrase déduira-t-on qu’elle Paul Audi est philosophe. Il est
membre statutaire de l’équipe
en fournit l’explication ? de recherches philépol à l’Univer-
Comme on le voit, la barque sur laquelle Gary effectue sa traversée sité Paris-Descartes et il siège au
de l’existence est lourdement chargée ; le programme qu’il s’est comité de rédaction de la revue
Cités. Il a publié à ce jour une
engagé à réaliser est énorme. Une seule vie ne suffirait sans doute pas trentaine d’ouvrages.
à remplir un tel amoncellement d’obligations. Mais l’important, en 1. Le sigle P (entre guillemets,
vérité, n’est pas là ; ce qui compte le plus, c’est que ce devoir de fidélité, suivi de la pagination) renvoie à
R. Gary, La promesse de l’aube,
comme on pourrait l’appeler, y est décrit comme le prix à payer pour éd. définitive, Paris, Gallimard,
acquitter une certaine dette dont la substance semble coextensive à 1980, coll. « Folio », 2004.

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Que faire de l’ambition des siens pour soi ?

la vie, et l’ampleur proportionnelle à cette même vie. Dette de vie,


donnée avec la vie – mais pas vraiment par elle.
Ainsi le décor est-il planté. Deux questions ne vont plus cesser
de hanter le récit : à quoi tient une telle créance ? Et qui, en dernier
ressort, exige de l’assumer ? Quant à leurs réponses, elles dépendront
clairement de l’issue d’un insolite face-à-face : d’un côté, une mère
qui n’aura jamais demandé qu’on la rembourse de quoi que ce soit
qu’elle aurait pu offrir, et, d’un autre côté, un fils qui s’érige en
éternel débiteur de sa mère, parce que celle-ci lui aurait, comme il en
est persuadé, sacrifié ses rêves sans que lui-même ne l’ait demandé
davantage. Autrement dit, alors que personne n’a demandé quoi que
ce soit à quiconque, une dette n’en a pas moins été contractée, liant un

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fils et une mère dans un rapport d’obligation quasi indénouable, qui
met en jeu tout à la fois un sentiment d’injustice, un appel à la justice
et la nécessité d’un épurement de comptes.
Voilà comment un fils, écrasé de culpabilité ou fou de recon-
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naissance, à moins qu’il ne s’agisse des deux en même temps, en est


venu à décider de sa plus constante et plus intime ambition dans la
vie : rendre justice à sa mère en la dédommageant de tout ce à quoi il
estime qu’elle a dû renoncer pour lui ; réparer le préjudice d’une vie
brisée dans son élan selon une modalité de la réparation que la victime
elle-même a bien voulu fixer : en la faisant accéder par procuration
– à travers son succès à lui, à supposer qu’il advienne, ce dont elle
n’a jamais douté – à une gloire âprement rêvée, mais qu’elle n’avait
pas eu la chance, ni le temps, de rencontrer. Car l’actrice à la voca-
tion contrariée depuis la naissance de son fils n’en avait pas moins
endossé le rôle canonique de l’apôtre du renoncement, ou du martyre
maternel, dont seule la vocation exaucée du fils allait pouvoir effacer
les stigmates. Tel est, en résumé, le fantasme originel que le fantasme
originel de la mère de Romain aura fait naître dans l’âme de son fils.
Telle est la « folie douce » que le narcissisme absolu, égal à l’abnéga-
tion totale, de la première aura instillée dans le cœur du second. Et tel
est le fondement de la vocation de romancier de Romain Gary, dont le
moins que l’on puisse dire est qu’il aura donné au Roman la fonction
de faire vivre au lecteur comme à l’auteur une vie par procuration :
vie qu’il ne leur serait pas donné de vivre autrement que par le truche-
ment de personnages inventés à cet effet, de la même façon que Nina
ne concevait de vivre sa vie qu’à travers celle d’un « personnage »
hissé par elle au-dessus de l’ordinaire et dont elle ne laissait pas
d’imaginer au jour le jour l’existence future dans la pure indistinction
du possible et du réel : le personnage de son fils.

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Ambitions pour l’enfant – L’ambition des enfants

2.

Reportons-nous à la première scène du livre. Elle se déroule à


Salon-de-Provence. Le jeune Romain Kacew y est sergent instructeur
à l’École de l’air. La guerre vient tout juste d’être déclarée, c’est la
mobilisation générale, aussi la mère du jeune officier, qui habite
Nice, a-t-elle décidé de venir lui dire « au revoir », à la veille de son
départ en mission. Gary raconte qu’il l’a « vue descendre du taxi,
devant la cantine, la canne à la main, une gauloise aux lèvres et, sous
le regard goguenard des troufions, elle m’ouvre ses bras d’un geste
théâtral, attendant que son fils s’y jetât, selon la meilleure tradition ».
Évidemment le fils, voulant jouer, comme il l’avoue, au dur, au vrai,

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au tatoué, se retient de se jeter dans ses bras comme un petit enfant.
Il se contente, au risque de la contrarier, de l’embrasser « avec toute
la froideur amusée dont [il était] capable », de sorte que, s’écartant
légèrement de lui et le toisant du regard, la voici qui s’exclame :
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« Guynemer ! Tu seras un second Guynemer ! Tu verras, ta mère a


toujours raison ! » (P, 15). Aussitôt, comme on l’imagine aisément, le
rouge lui monte aux joues, mais avant même qu’il ne puisse esquisser
le moindre geste, voilà qu’un autre cri s’échappe de la bouche de
Nina : « Tu seras un héros, tu seras général, Gabriele d’Annunzio,
Ambassadeur de France – tous ces voyous ne savent pas qui tu es ! »
(P, 16).
Ce qui frappe d’emblée dans ce prophétisme maternel, ce sont
trois choses :
1/ Pour démentir le présent, on invoque le futur, ou pour
maquiller le réel, on en appelle au possible. C’est ce que fait la mère
de Gary en conséquence de son désappointement, mais c’est aussi, et
surtout, ce que Gary, selon ses propres dires, ne cessera de faire en
écrivant des romans.
2/ Il se peut que le futur de l’indicatif du « Tu seras » le cède
dans le plus grand secret à l’impératif futur (ce que tu seras = ce que tu
devras être). En tout cas, tout est fait ici pour que le principal intéressé
ne sache jamais très bien si le « tu seras » qui lui est adressé relève de
la description ou de la prescription. C’est sur cette ambiguïté première
que sa destinée se trouve alors engagée, au point qu’une vie entière
ne sera pas de trop pour débrouiller pareille question, si jamais elle
peut l’être. Quand le devoir-être domine à ce point l’être, qu’en est-il
encore de l’être ? Est-il ? A-t-il jamais été ?
3/ Précisément, dans son aspect d’annonce du Destin, le présage
proféré par la mère présente ceci de singulier qu’il tend à allier,
jusqu’à les confondre, jusqu’à les écraser l’un sur l’autre, les temps du
futur et du présent. Ainsi, dans la phrase que l’on vient d’entendre, le
« Tu seras » fait corps avec le « qui tu es », au sens, je le précise tout
de suite, où le « qui tu es » est tout entier fonction du « Tu seras », et

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Que faire de l’ambition des siens pour soi ?

2. À ce sujet, voir G. Morel, La loi non l’inverse. Voici, j’y insiste, ce que pense in petto l’auteur de cette
de la mère. Essai sur le sinthome phrase : ce que tu seras, tu l’es en fait déjà, et si encore personne, pas
sexuel, Paris, Economica, 2008.
3. On sait que la marâtre désigne même toi, ne le voit ni ne le sait, cela n’a aucune espèce d’importance,
la femme du père, pour les car moi, ta mère, je le vois et je le sais, pour l’avoir tout simplement
enfants de celui-ci nés d’un précé- voulu. Ici la divination semble être celle d’une divinité, tout comme
dent mariage. Le mot a très vite
pris le sens péjoratif de la belle- sa prophétie semble être performative. Prédiction auto-réalisatrice.
mère qui maltraite les enfants Le présage comme pensée magique. De cela, Gary va petit à petit
dont elle est censée s’occuper prendre conscience ; bientôt ses yeux s’ouvriront sur tout ce qui se
en raison de son mariage, mais
qui ne sont pas les siens. Par joue de proprement destinal dans cette confusion des temps, de sorte
extension, le terme a fini par qu’arrivé au milieu de son récit, il se résoudra à écrire : « Elle [ma
désigner la mère cruelle qui mère] ne faisait pas de distinction entre “est” et “sera” » (P, 178).
maltraite ses propres enfants. Sur
le plan sémantique, ce qui vient Pour Nina, en effet, l’amour maternel dont elle s’est voulu le modèle

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au premier plan avec la marâtre, héroïque a ceci de magique qu’il abolit le temps.
c’est le fait que la mission de
protection que l’on prête géné-
ralement à l’autorité parentale 3.
n’est pas remplie. D’où le sens
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de l’adjectif féminin marâtre  : La question à laquelle La promesse de l’aube tente de répondre


qui agit en marâtre, c’est-à-dire de
façon cruelle et injuste. L’adjectif est la suivante : quel est le destin d’un être dont le devenir est assu-
ne fait pas acception de personne, jetti à cette loi entendue, reçue, à travers un « Tu seras » ? Et d’où
ni de sexe. On parle ainsi de provi- provient-elle, cette loi qui dicte un sens au devenir ? Gary a répondu :
dence marâtre, de fortune marâtre,
de société marâtre, de nature de sa mère. Pourquoi la mère ? Est-ce pour une raison de structure ?
marâtre… C’est dans ce sens-là Est-ce parce que la loi de la mère2, au travers de mots chargés de
que j’emploie l’épithète dans l’ex- plaisir et de souffrance s’imprimant dans l’inconscient de l’enfant,
pression conceptuelle : demande
marâtre. La demande marâtre n’est enchaîne celui-ci au réel de sa jouissance à elle, bien plus étroitement,
pas le fait de la mère ou de la plus fortement, que la loi du père n’articule son désir inconscient dans
belle-mère : elle procède de l’auto­­ l’ordre symbolique ? La psychanalyse dirait sans doute que oui, après
rité supposée remplir une fonction
de protection et qui se montre, s’être convaincu, sur le fondement de l’ordre œdipien mis au jour par
dans la demande qu’il lui arrive Freud, de la présence d’une injonction maternelle, donc féminine, au
d’adresser à l’autre, aussi exor- principe de la névrose. Mais pourquoi spécifier ? Pourquoi la mère
bitante qu’impitoyable et, pour
cette raison même, aussi cruelle plus que le père ? Et pourquoi même la mère ou le père plus que le
qu’injustice. grand-père ou la grand-mère ? Une chose est sûre : si Gary a mis en
4. On sait que la matrice nomme un avant le désir de la mère, c’est parce que ce désir-là détenait la clé de
« moule naturel ». C’est d’abord
un terme d’anatomie qui, syno- toute futurition.
nyme d’utérus, renvoie à l’appa- Or c’est là que le bât blesse. Car, alors, de deux choses l’une : ou
reil générateur de la femme, chez bien la futurition ne débouche pas sur un avenir concret, donc sur un
les humains, et des mammifères
femelles, chez les animaux. C’est présent vivant, et alors le désir de la mère fait office de marâtre, ce
donc pour un fœtus le lieu à partir qui revient à dire que son désir se présente sous la forme, impérieuse
duquel il se développe et son enfan­­ et cassante, d’une demande marâtre3. Ou bien la futurition donne au
tement a lieu. Par métonymie, la
matrice désigne la mère, et par contraire accès à un présent de vie et, dans cet autre cas, le désir de
analogie, le milieu où quelque la mère, par son « Tu seras », n’a plus rien de cette figure mortifère,
chose prend racine, se développe, de cette injonction confiscatoire, qui rend la vie impossible à l’être
se produit. Ce sens analogique
croise une autre signification du qui tire son mandat de vivre de cette autorité. Et dans ces conditions,
mot matrice. En effet, la matrice celle-ci n’est pas marâtre : elle est matrice. Ce qui veut dire pour le
en plus d’être un terme d’ana- coup que son désir exprime avant toute chose et en toute chose un
tomie est un terme de techno-
logie qui désigne le moule creux, amour matriciel4.

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Ambitions pour l’enfant – L’ambition des enfants

Qu’il s’incarne en une demande marâtre ou en un amour matriciel,


le désir de l’autorité parentale s’exprime toujours au moyen d’une
voix. Pour être plus exact, il est une Voix. Pour s’en convaincre, l’on
accordera la plus haute importance à des phrases de La promesse de
l’aube telles que : « Je crois que c’était la voix de ma mère qui s’était
emparée de la mienne… » (P, 295) ; ou encore : « Jamais sa présence
ne fut plus réelle pour moi, plus physique, que pendant ces longues
heures passées à errer sans but à travers la Médina de Meknès et à
essayer d’oublier […] la voix de mon sang qui ne cessait de m’appeler
au combat… » (P, 301). La question qui se pose alors est la suivante :
que faut-il penser de cette voix qui tire à hue et à dia, du côté de la
demande marâtre ou du côté de l’amour matriciel ?

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Pour Gary, l’affaire est entendue : « Avec l’amour maternel, la
vie vous fait à l’aube une promesse qu’elle ne tient jamais » (P, 38).
Et sans doute ne dira-t-on jamais assez combien cette formule est
sévère. C’est comme un prêté pour un rendu ; à férocité, férocité
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et demie. Car enfin, cet énoncé devenu célèbre ne revient-il pas à


affirmer que le trop d’amour recèle comme une malignité involon-
taire, dont il résulte, chez ses destinataires, une mutilation précoce
poussant à recourir à toutes sortes de prothèses afin qu’ils se donnent
l’illusion d’avancer encore gaillardement sur leurs deux jambes ; ou
bien, variante du même constat, que l’être qui se définit d’aimer attise
toujours par son absence, laquelle finit toujours par arriver, le manque
et la frustration, au point que, de proche en proche, sans jamais qu’il
le veuille, il engendre plus que de la nostalgie : le désespoir ? Non
seulement la dette de vie est aussi infinie qu’est impitoyable l’exi-
gence de son acquittement, mais l’amour le moins intentionné du
monde a toutes les chances de se montrer toxique sitôt qu’il se mue
en adoration. Il y a eu ainsi, chez Gary, comme une version ou une
réversion personnelle du mè phunai : au « puissé-je n’avoir pas été
engendré ! » il a substitué un « puissé-je n’avoir pas été adulé ! » C’est
qu’on vit mal d’avoir été sujet à un culte compensatoire, comme on vit
en métal, mais pas seulement, qui
mal de ne l’avoir pas été suffisamment. Mais qui tient la balance ? Qui sert à donner une forme déter-
connaît le bon équilibre ? Qui pourra jamais administrer la bonne dose minée à un objet par compres-
d’amour ? D’ailleurs, cette dose existe-t-elle dans l’absolu ? Ou n’est- sion, découpage, déformation
ou emboutissage. C’est dans
elle pas infiniment modulable à chaque instant selon les personnes en ce dernier sens que je propose
question, qu’elles soient enfants ou parents, selon l’histoire qui est la d’entendre l’expression d’amour
leur et ce qu’elles en font pour devenir ce qu’elles sont ? Même la matriciel. Cet amour est considéré
non seulement comme l’origine
psychanalyse, et c’est heureux, se retient de s’engager sur ce terrain. de quelque chose mais aussi
comme ce qui, produit par lui,
4. reçoit une forme déterminée :
en l’occurrence, et comme on va
le voir dans la troisième partie
Tous les psychanalystes connaissent l’image dont Lacan s’était de cette étude, la forme d’une
servi une fois pour décrire le rôle de la mère : « Le rôle de la mère, ouverture confiante dans l’avenir,
quel que soit le passé et quel que
c’est le désir de la mère. C’est capital. Le désir de la mère n’est pas soit le présent.

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Que faire de l’ambition des siens pour soi ?

quelque chose qu’on peut supporter comme ça, que cela vous soit
indifférent. Ça entraîne toujours des dégâts. Un grand crocodile dans
la bouche duquel vous êtes – c’est ça, la mère. On ne sait pas ce qui
peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet. C’est ça, le
désir de la mère. Alors, j’ai essayé d’expliquer qu’il y avait quelque
chose qui était rassurant. Je vous dis des choses simples, j’improvise,
je dois le dire. Il y a un rouleau, en pierre bien sûr, qui est là en
puissance au niveau du clapet, et ça retient, ça coince. C’est ce qu’on
appelle le phallus. C’est le rouleau qui vous met à l’abri, si, tout d’un
coup, ça se referme5. »
Eh bien, je dirai, en ayant ce texte dans l’oreille, que sur Gary
ledit clapet a bien failli se refermer et le broyer psychiquement de

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part en part. Et cette mâchoire moins rageuse que ravageuse, s’il
est parvenu à la tenir ouverte, c’est en s’agrippant constamment,
et de toutes ses forces, au rouleau de ses écrits. Cela me semble
clair comme de l’eau de roche. Il avait d’ailleurs lui-même, dans
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La promesse de l’aube, résumé cela d’un mot tout à fait dans son
style : « Au lieu de hurler, j’écris des livres » (P, 118). En écrivant ce
livre-là en particulier, puis cette espèce de remake de La promesse de
l’aube qu’il a intitulé La vie devant soi, Gary se sera donc efforcé à
la force du poignet, si je puis dire, c’est-à-dire au moyen de sa main à
plume, comme disait Rimbaud, de limiter autant que faire se peut les
dégâts, pour reprendre exprès le mot de Lacan.
Alors, demandons-nous pour finir ce qu’il convient d’entendre
par « amour matriciel » ? Là, la philosophie a peut-être quelque chose
à nous apprendre. En effet, c’est au tome i de L’Idiot de la famille, que
Jean-Paul Sartre a proposé de donner une consistance philosophique
à ce que je me suis risqué à baptiser du nom d’amour matriciel et
qu’il présente, lui, comme un événement gracieux, comme la venue
d’une grâce : « […] il faut, dit-il, qu’un enfant ait mandat de vivre :
les parents sont mandants ; [ce qui veut dire qu’]une grâce d’amour
l’invite [lui, l’enfant] à franchir la barrière de l’instant : on l’attend à
l’instant qui suit, on l’y adore déjà, tout est préparé pour l’y recevoir
dans la joie ; l’avenir lui apparaît, nuage confus et doré, comme sa
mission : “Vis pour nous combler, pour que nous puissions te combler
à notre tour !” ; mais la mission sera facile : l’amour des parents l’a
produit et le reproduit sans cesse, cet amour le soutient, le porte du
jour au lendemain, l’exige et l’attend ; bref, l’amour garantit le succès
de la mission. Plus tard, en vérité, l’enfant peut trouver d’autres
objectifs, des conflits d’abord masqués peuvent déchirer la famille :
l’essentiel est gagné. Il est marqué pour toujours dans le mouvement
de sa temporalisation quotidienne par une urgence téléologique ;
5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre xvii,
L’envers de la psychanalyse (1969­­
si plus tard, avec un peu de chance, il peut dire : “Ma vie a un but,
1970), texte établi par J.-A. Miller, j’ai trouvé le but de ma vie”, c’est que l’amour des parents, création
Paris, Le Seuil, 1991, p. 129. et attente, création pour une jouissance future, lui a découvert son

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Ambitions pour l’enfant – L’ambition des enfants

existence comme mouvement vers une fin ; il est la flèche consciente


qui s’éveille en plein vol et découvre à la fois l’archer lointain, la cible
et l’ivresse de voler, décochée par l’un vers l’autre6 ».
Sartre ne développe pas plus avant. Il ne dit pas comment la
mandature s’institue, ni comment s’effectue l’enregistrement de
l’ordre de mission par l’enfant. Il n’y a pas non plus chez lui, et pour
cause, trace de ce « Chè vuoi ? » – Que me veut l’Autre ? – qui sert
à Lacan de clé de voûte à son graphe du désir, parce qu’il désigne le
rapport essentiel de l’angoisse au désir de l’Autre, le fait que l’écoute
de la demande traduisant ce désir est toujours transie d’angoisse. Il ne
dit pas davantage par quels procédés gracieux une main portée par la
diligence et la prédilection, une main véhiculant la générosité propre

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à une entraide sans condition, comment une main aimante, en un mot,
parvient à manifester à chaque instant son invite à l’être dépendant
qui, sans qu’il le veuille ni puisse le réfléchir, se trouve soumis à
l’inexorable passage du temps.
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Du coup, la question est la suivante : comment faire franchir


la barrière de l’instant en donnant chaque fois à qui franchit cette
barrière le sentiment réconfortant et libératoire que le temps n’en est
pas l’unique responsable ? Comment ôter son anonymat au passage
du temps et lui donner en échange un visage faisant montre, qui plus
est, d’un regard hospitalier ? À l’inverse, comment empêcher qu’une
avarice affective ne fasse nuisiblement barrage à l’écoulement du
temps ?
Certes, pour autant qu’il prenne place dans l’économie du
mandat de vivre, le fait d’être né d’une attente future peut toujours
donner lieu à une catastrophe, quand rien dans le désir de l’Autre ne
le soustrait à la demande marâtre. Et dans ce cas, osons-le dire, le
« Tu seras » confine à la malédiction. Sartre le laisse entendre dans
la formulation qu’il choisit pour révéler ce qu’il en est de la demande
parentale, de ce que nous avons appelé l’ordre de mission : « Vis
pour nous combler, pour que nous puissions te combler à notre
tour ! » Où l’on voit que c’est la conditionnalité du don – si contraire
à l’essence même du don et donc au concept de l’amour – qui se
trouve expressément mise en relief. Te comblerions-nous si tu ne
nous comblais pas pour commencer ? C’est là que se noue en effet la
ligature du mandat de vivre : nœud qui fait corps avec cette circularité
irréductible, avec ce besoin d’être aimé qu’éprouvent, le cas échéant,
en fonction de leur histoire, en raison de leurs antécédents, tous les
parents qui ne prennent soin de leur progéniture que dans l’espoir
d’en être aimés. Nœud qui fait de la demande marâtre l’expression
sauvage et tyrannique d’un intérêt purement égocentrique, le fruit
amer et dévitalisant d’une pulsion narcissique. Nœud qui semble en 6. J.-P. Sartre, L’idiot de la famille,
tout cas, et de très loin, être plus complexe et plus indénouable que le tome i, Paris, Gallimard, 1988,
nouage ou le rouage œdipien. p. 139-140.

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Que faire de l’ambition des siens pour soi ?

Mais il arrive également, et c’est heureux, que le désir de l’Autre


tire l’attente du côté de la création. Et c’est alors que l’amour devient
proprement matriciel, c’est-à-dire générateur d’une forme. Il devient
en effet la matrice d’un devenir (du sujet) capable de faire entrer le
futur de l’attente (la futurition) dans un avenir que l’on se doit, cette
fois, de qualifier de concret, puisqu’il donne lieu chaque fois à un
présent vivant. Quand l’attente se veut création, l’amour devient une
matrice d’avenir pour le devenir lui-même, de même que ce devenir
devient une réalité de tous les instants.
S’il arrive que la futurition, dont le désir parental détient la clé,
prenne l’aspect d’une « jouissance future », c’est que le sujet invité
à tout instant, et par le temps lui-même, à franchir la barrière de

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l’instant se sent attendu de l’autre côté de cette barrière, qu’il se croit
assuré d’y être reçu et, ainsi, soutenu, conforté, justifié dans son être,
lequel est temporel, donc de toutes les manières changeant.
L’amour matriciel, c’est l’amour qui porte du jour au lendemain,
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qui supporte, par conséquent, le devenir de l’être en vie en l’ouvrant


à l’avenir, c’est-à-dire en ouvrant l’avenir lui-même à l’épreuve de sa
concrétude. L’amour matriciel, c’est lorsqu’une espèce de sollicitude
prend par la main l’être privé de toute autonomie, l’être sans défense,
l’être encore incapable de dire son fait, à savoir l’enfant (infans),
afin de l’aider à traverser la frontière de l’instant en lui donnant le
sentiment sur lequel toute une foi peut s’épanouir, qu’au moment de
franchir cette frontière, on l’attend de toute éternité à l’instant d’après,
qu’il y est si inconditionnellement accepté qu’il peut jouir déjà, par
avance, d’y être bientôt accueilli dans la joie, le genre de joie qui
accompagne généralement les œuvres de bienfaisance, de miséricorde
ou de bénédiction. C’est dans cet accueil, joyeux s’il en est, que l’être
qui n’a pas décidé de sa venue au monde, peut puiser la justification
la plus profonde, la plus radicale, la plus irréfragable de son être ne
disons pas contingent (à la manière de Sartre), mais temporel et, ainsi,
fini.
Sans doute la façon dont s’effectuent et la dispensation et l’ins-
cription dans l’autre de ce sentiment incomparable demeurera-t-elle à
tout jamais une énigme. Mais l’une et l’autre n’en existent pas moins.
Le constat en est intuitif en chacun. Au point que l’on peut craindre
sans trop s’en offusquer que ni la philosophie ni la psychanalyse, fût-
elle existentielle, ne parviennent jamais à en dévoiler l’ultime ressort.
Pour autant, il demeure toujours possible de déduire la présence
initiale, matinale, de l’amour matriciel à partir du constat empirique
qu’il existe des êtres chez qui la confiance dans l’avenir – dans ce
qui est à venir et dont on ne sait encore rien – est irréductible,
inentamable et absolue, chez qui, donc, l’espoir tient lieu de principe
de vie, et cela quelles que soient les circonstances actuelles, quelles
que soient les conditions d’existence, quoi qu’ils aient été dans le

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Ambitions pour l’enfant – L’ambition des enfants

passé, et quoi qu’ils soient devenus au présent. Comment cela se


fait-il ? D’où leur vient une telle foi ? Comment s’explique l’injus-
tifiable ? Eh bien, ce qui l’explique, c’est l’amour matriciel dont ils
ont joui « à l’aube de leur vie ». Certes, ils n’étaient pas « là » pour
le savoir : nul n’est contemporain de sa naissance, de même que nul
ne sait quand ni pourquoi il a reçu mandat de vivre. Mais, j’y insiste,
chacun peut le déduire de cette foi dans l’avenir qu’il se sent porter
en lui, qui l’habite, qui l’anime intérieurement et dont il n’a à aucun
moment décidé – cela au moins il le sait. Et de cette déduction il peut
toujours s’autoriser à conclure que c’est à ce même amour, à cette
« création pour une jouissance future » qui le définit en sa version
matricielle, que revient le privilège quasi miraculeux de faire d’un

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enfant autre chose que ce « rêve de pierre » que les parents fabriquent
si souvent avec leurs regrets et qu’ils sont tentés de mettre sur un
piédestal dès lors qu’ils confondent adoration et amour, vénération et
considération, dans ce mouvement d’exhaussement de leur progéni-
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ture à l’issue duquel ils espèrent qu’en raison de la mission qu’ils lui
auront confiée il assurera un jour leur salut personnel.

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