P ourquoi 15 formes en karaté ont-elles donné naissance à
plus de 700 styles de par le monde ?
S
ans le comprendre, on resterait
comme dans l’allégorie Zen :
« La petite grenouille née au
fond du puits nie qu’il puisse exister
autre chose que ce dans quoi elle a
barboté toute sa vie. »
Notez que j’avais employé le mot
« formes », et non pas « styles »,
méprise que vous avez probablement
faite.
Les 15 formes seraient trop difficiles à
développer ici, mais on peut
schématiser par deux grandes
familles, internes et externes, yin et
yang, les formes défensives (jamais
offensives), martiales, acrobatiques,
d’expression corporelle, de santé,
d’alchimie interne, les formes
d’inspiration animale (une vingtaine
d’animaux ; le Shōtōkan que nous
connaissons était d’inspiration
« tigre », avant de devenir yang en
Shōtōkan sportif), ou de
comportement humain (tel l’homme
ivre, l’homme peureux, l’homme
culbutant), etc.
Avec les mélanges, et souvent pour se
démarquer, par l’originalité, d’un
maître concurrent, ces 15 formes de
karaté ont donné naissance à un peu
plus de 700 styles connus de par le
monde. J’ai dit 700. En fait, le chiffre
est deux ou trois fois supérieur. Mais
tous se rejoignent au sommet …
lorsque l’on y va. Il y a donc une vérité
à atteindre. C’est cette vérité que
j’aimerais vous décider à chercher par
ces Chroniques. Il n’est pas important
de savoir ce que je suis, ni pourquoi je
me désigne comme 8ème dan à certains
endroits et 9ème dan à d’autres. Mais je
vais quand même vous en donner la
raison : je suis 8ème dan par la WUKO,
la fédération officielle mondiale, et
9ème dan par mes maîtres japonais.
Comme je suis légaliste, je m’annonce
8ème dan pour mon club affilié à la
FFKAMA … et 9ème dan lorsque je veux
honorer mes maîtres. Tout cela est
mon affaire personnelle. Si j’avais un
nom japonais, ce serait différent,
attitude bien française. Vous verrez
qu’une fois décédé, je serai un homme
plus remarquable encore que je le
suis. Donc, oubliez-moi, et ne retenez
que les « messages ».
Revenons aux styles d’Okinawa, et au
Japon. Au Japon, dans la « fédération
de karaté de tout le Japon », il y a 80
styles « officiels » (95 à ce jour, paraît-
il), dont neuf Shōtō. Des Shōtō très
différents de ceux que connaît
l’Occident, c'est-à-dire soit Shōtōkan
JKA, soit Shōtōkaï (qui diffèrent
selon Egami, Harada, ōhshima). Pour
ceux qui ont pu les comparer, ce sont
le jour et la nuit du Shōtō. Pour
Shōtōkan JKA tendance carré-yang
(même dans les postures yin, telle
que kō­kūtsū devenu yang), et fluide-
yin pour Shōtōkaï. Cela devrait vous
laisser rêveur sur les autres Shōtō et
sur les autres styles. Car aucun n’est
totalement fantaisiste. Il faut
également savoir que le maître
Fūnakōshi n’appela jamais son style
Shōtō, ni Shōtōkan, ni Shōtōkan­
ryū. Il l’appelait simplement karate­
jūtsū, lorsqu’il l’enseignait. Selon ce
que l’on en sait, l’appellation « ryū »
lui déplaisait beaucoup. C’est après de
longues délibérations, sans son avis,
que le nom Shōtōkan fut donné au
dōjō central de Tōkyō (construit sur
souscription nationale en 1936, détruit
en 1944 pendant la seconde guerre
mondiale, avec des archives
photographiques rares).
Vers les années 1930, le maître
Fūnakōshi (1868 – 1957) avait
confié l’instruction à son élève
numéro un (ichiban) Takeshi
Shimōda, véritable génie de karaté
traditionnel. Lorsque Shimōda
décéda soudainement en 1934
(assassiné, dit-on, pour décapiter le
karaté de Fūnakōshi), le maître qui
enseignait de plus en plus rarement
en raison de ses rhumatismes
demanda à son troisième fils,
Yōshitaka dit Gigō (1915 – 1945),
de prendre en charge l’enseignement.
Car, depuis sa plus jeune enfance, ce
dernier avait montré un talent rare en
karaté traditionnel. Il était risqué de
confier l’avenir du karaté Fūnakōshi
à un jeune homme âgé de vingt ans,
même doué. Gigō accepta après avoir
sacrifié son avenir de radiologue. Il s’y
dépensa avec une telle passion qu’il
décéda prématurément à l’âge de
trente ans, de tuberculose pulmonaire
(erreurs d’entraînement, ou privations
alimentaires en réaction à
l’occupation américaine, les « on dit »
varient).
Le troisième fils de maître Fūnakōshi
avait été initié à la fois au karaté
traditionnel exotérique (qu’il est
permis de divulguer à tout le monde),
au caractère étroit, et au karaté
traditionnel ésotérique (dit
« ōkūden », profond, réservé aux
initiés), long et dynamique. Le style de
ce dernier est très proche de celui du
karaté du monastère Shaolin central
(de Songshan), comme le montrent
les fresques centenaires de ce
monastère (reproduction que j’avais
donnée à Georges Charles, et qu’il
publia dans un numéro de Karaté),
d’où sont issus pratiquement tous les
styles chinois et okinawaïens. Le seul
plan du monastère Shaolin ancien que
l’on possède dans le monde a été
fourni à la presse japonaise en 1922
par le maître Fūnakōshi, et l’on se
demande quelle en est la provenance
(son grand-père était un grand lettré
chinois).
Avec l’enthousiasme et l’inconscience
de la jeunesse, au grand dam de son
père, Gigō transforma peu à peu le
karaté « main de Cathay » en une boxe
longue et basse, avec les poings
presque toujours fermés. Un karate-
jūtsū à 80% offensif et 20% défensif, ce
qui correspond bien à l’esprit japonais
(et à la boxe), tandis que l’esprit du
karaté authentique est à 80% défensif,
et même 90% en Chine.
Le succès fut tel, surtout dans les
universités, que d’autres styles
ambitieux durent bon gré mal gré se
transformer en karaté-boxe. Ce fut le
cas notamment pour les maîtres
Mabūni (style Hankō devenu par la
suite Shitō) et Miyagi (style Gōjū,
de développera son disciple japonais
Yamagūchi Gōgen). Styles sportifs
qui feront la carrière que l’on sait en
Occident.
Les disputes père-fils, qui avaient en
quelque sorte révélé la partie
Ōkūden du karaté Fūnakōshi,
étaient fréquentes, dit-on, même en
public. Maître Fūnakōshi n’y ratait
jamais une l’occasion de rappeler un
Kyōkūn (précepte) de base du
karaté martial : « Il n’y a pas de
première attaque en karaté ». C'est-à-
dire que dans le karaté traditionnel,
authentiquement martial, on ne doit
jamais prendre l’offensive, ni avoir un
esprit axé sur l’offensive. On en
reparlera, car c’est également l’esprit
du Ken­Jūtsū, et même de
l’escrime. Il n’y a pas de différence en
combat de survie.
Néanmoins, le respect filial étant le
plus fort, et en hommage à son père,
le fils Fūnakōshi fonda en 1936, avec
des disciples du maître, l’association
Shōtōkaï (littéralement
« association Shōtō »), avec certains
anciens disciples (les « Old Boys »).
Association qui éclata quelques
années après, toujours pour cette
question de karaté-boxe entraînant
des divergences de vues. Le style de
karaté-boxe long et dynamique créé
par le fils Fūnakōshi fut adopté en
1949 par la Nihōn Karate Kyōkaï
(JKA en anglais). Cette association fut
principalement créée (sous
l’impulsion énergique des plus anciens
disciples : Takagi, Masatōmō,
Ōbata, Nakayama, Kōsata, Itō
et Nishiyama, dont le père avocat
rédigea les statuts) pour enseigner
commercialement le karaté-boxe aux
GI d’occupation (au Kōdōkan, car la
JKA n’eut un dōjō de 60 m² qu’à partir
de 1955, prêté par une compagnie
cinématographique). Avec, comme
objectif à long terme, la diffusion à
l’étranger de ce karaté. Aidée par le
gouvernement, la JKA recherchait les
meilleurs talents du Japon (tous
styles), les prenait sous son aile, les
appointait, leur enseignait la
pédagogie et la psychologie étran-
gère, les langues étrangères, en faisait
de redoutables combattants aux
poings, et les envoyait en
missionnaires pour la restauration de
l’image de marque du grand Japon. La
JKA fut tellement bien organisée « cassure » du tissu tendu par les
commercialement qu’elle perdit mains.
même son statut d’association En karaté authentique, il doit
sportive sans but lucratif (un également y avoir ce « contact » que
changement de gouvernement n’y fut les poussées du tui­shou ont
pas étranger). développé au plus haut point. Ce
En réaction, les maîtres ōbata, « contact » ne doit pas seulement
Egami, Nōgūchi   Hirōnichi (qui exister lorsque l’on vous pousse ou
fut désigné par maître Fūnakōshi vous tire, il doit exister également à
comme son dauphin, mais fut rejeté à mi-distance et à distance.
la mort du maître pour ses idées trop On doit pouvoir devenir l’ombre de
à gauche) restaurèrent la Shōtōkaï l’adversaire, avancer ou reculer,
comme si entre lui et nous se trouvait
… qui éclata à nouveau peu après. Il
un bâton posé entre les deux
faut croire qu’il y eu désaccord avec le
poitrines, ou comme si une ceinture
maître Egami, puisque ce fut ce
était nouée à chaque ceinture, laissant
dernier qui en prit la direction, pour y
un espace de 1m à 1m50, et que cette
enseigner un style personnel
ceinture reste toujours tendue sans
nouveau, long et fluide (interne), à
que ni l’un ni l’autre ne la sente. Vous
recherche plus spirituelle que le
pouvez utiliser bâton et ceinture dans
combat-boxe ou le combat-martial.
ce but, un certain temps, à titre
Historiquement, on peut donc dire
d’exercice, mais ils ne doivent être
que toutes les écoles qui se disent
que des trucs provisoires. Certains
Shōtō ont en quelque sorte usurpé ce duels au couteau se font d’ailleurs
nom, puisqu’elles ont peu à voir avec avec une corde attachée aux deux
l’enseignement du maître Fūnakōshi ceintures.
… qui n’a jamais désigné son style Quoi qu’il en soit, pour éviter les
sous ce nom. Pour information, effets pervers du rituel, efforcez-vous
« Shōtō » était le nom de plume de de temps en temps de conserver
maître Fūnakōshi en tant que poète, durant les kūmite une distance
et signifie : « les vagues formées par la toujours égale, en essayant de devenir
cime des pins ondulant dans le vent ». l’ombre de l’adversaire, afin qu’il ne
Un de ses poèmes les plus beaux. puisse ni vous approcher, ni
« décoller » (à distance) de vous.
Le conseil technique du mois pour Vous noterez, c’est intéressant, que
éviter les effets du karaté-sport : cela n’est possible qu’en conservant
Le karaté authentique traditionnel un esprit « neutre » et néanmoins
envisage toujours le combat total attentif, un esprit vide, celui du kara
contre plusieurs ennemis. Encore faut- dans « karaté-main-vide ».
il être capable d’en affronter
correctement un seul. Pour cela, le
karaté-sport est un excellent
entraînement.
Cependant, point délicat déjà soulevé
dans plusieurs conseils précédents, la
tendance de vouloir marquer une
victoire en frappant le corps, et celle
de sautiller à la façon danseuse-boxe
(excellente dans certains cas, mais
dangereuses), font que l’on perd la
notion de « contact à distance », vitale
en karaté authentique traditionnel.
En jūdō, ce que l’on appelle
« contact », c’est tenir le revers et la
manche de l’adversaire avec le tissu
du keïkōgi tendu légèrement, sans
qu’il se relâche lorsque l’adversaire
avance, recule ou agit. Ce qui permet
d’amplifier un mouvement de
l’adversaire sans qu’il y ait de