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Georges Bataille,

à l’extrémité fuyante de la poésie


FAUX TITRE

303

Etudes de langue et littérature françaises


publiées sous la direction de

Keith Busby, M.J. Freeman,


Sjef Houppermans et Paul Pelckmans
Georges Bataille,
à l’extrémité fuyante de la poésie

Sylvain Santi

AMSTERDAM - NEW YORK, NY 2007


Maquette couverture / Cover design: Pier Post.

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ISBN: 978-90-420-2280-5
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007
Printed in The Netherlands
Combien l’auteur aurait aimé le jeune homme s’il
avait décrit avec minutie une position où l’on ne
peut saisir que l’insaisissable, où l’on parle encore,
où l’on ne peut que parler toujours, mais où –
comme l’archevêque de Paris se promenant
accompagné d’une amante dans ses jardins faisait
par trois hommes accompagnés de râteaux effacer
à mesure la trace de ses pas – l’on est tenu de
dissoudre en silence une phrase à peine formée.
(III, pp. 498-499.)
INTRODUCTION

A l’heure où l’œuvre de Georges Bataille a acquis une


nouvelle dimension avec la publication de ses romans et de ses
récits dans la Pléiade, il nous a semblé qu’il était enfin temps de
reconnaître toute son importance au mot qui, dans son œuvre,
éclaire le mieux le rapport complexe que cet auteur entretint
avec la littérature, tous genres confondus. Ce mot, c’est le mot
de poésie. Bien que le temps soit révolu où les études critiques
consacrées à Bataille se contentaient, quand elles prenaient la
peine de le faire, de reléguer la poésie au rang de question
mineure, force est de constater que celle-ci reste encore
marginalisée et mal comprise dans les études les plus récentes.
Cette marginalisation persistante ne rend cependant pas
justice à une question qui permet de revisiter les grands thèmes
chers à Bataille sous une lumière nouvelle, et d’offrir ainsi un
regard nouveau sur son œuvre et la place qu’elle occupe dans
son siècle.
C’est dans cet esprit que nous avons voulu décrire et
analyser cette relation si singulière à la poésie. Et pour ce faire,
il nous a semblé qu’il nous fallait en conserver un peu l’allure.
La méditation de Bataille n’est pas d’un bloc. Fragmentaire, elle
est plutôt faite de reprises incessantes où chaque fois la question
8 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

de la poésie est rejouée, abordée à partir d’un biais nouveau,


comme si Bataille trouvait dans cette multiplication des angles
d’attaque la meilleure manière de s’approcher d’un objet qu’il
savait le plus fuyant.
Ainsi, nous proposons une réflexion découpée en huit
chapitres, huit chapitres que nous avons voulu indépendants les
uns des autres, mais qui se répondent, se complètent,
s’interpellent et s’interrogent. Huit chapitres qui sont aussi huit
entrées que le lecteur empruntera au gré de ses envies et dans
lesquels seront tour à tour envisagés les rapports que Bataille
entretint avec le surréalisme et plus particulièrement avec
l’écriture automatique, l’articulation qu’il voulut opérer entre la
poésie et l’expérience, la manière dont il se servit du sacrifice
pour penser les modalités de l’écriture de la poésie, la façon
dont il se mit en jeu dans les poèmes et les rapports que cette
mise en jeu entretient avec celle qu’il tenta à travers ses fictions,
la question enfin de la communauté avec laquelle ses
méditations trouvent peut-être leur plus grand accomplissement,
si bien que ce qui se formule alors est sans doute ce qui, de cette
œuvre, nous interroge le plus aujourd’hui.
INFLUENCE DU SURRÉALISME

Pourquoi Bataille s’est-il intéressé à la poésie ? Là où


dans bien des cas une telle question ne vient pas même à l’esprit, tant
la quête et la vie du poète semblent généralement se confondre, elle
s’impose dans le cas de Bataille sitôt que l’on considère la singularité
de sa réflexion. Il nous semble difficile de comprendre le sens d’une
méditation qui maltraite autant l’objet qu’elle poursuit sans élucider
les raisons pour lesquelles elle le fait, c’est-à-dire sans se demander
s’il n’existe pas des raisons conjoncturelles qui, en même temps
qu’elles lui auraient donné le jour, l’auraient aussi conduite sur cette
voie : comprendre, par exemple, le sens de la haine de la poésie est
une chose, comprendre ce qui conduit Bataille vers elle en est une
autre sans laquelle la première ne demeure jamais que superficielle et
incomplète.
Dans une lettre datée de 1917, destinée à un certain Jean-
Gabriel, Bataille témoigne du lien qui unit la poésie à sa fervente foi
catholique d’alors :

Autre chose est que me reprend mon ancienne manie. J’ai commencé
hier un nouveau poème sur Jérusalem. Le sujet à la fois vague et
simple s’inspire de la déception que peut causer cette nouvelle croisade
en regret des temps héroïques. La forme est le vers libre comme je
l’écrivis dans le poème de Notre Dame de Rheims dont vous avez lu un
court fragment – mais le style est plus clair – moins subtil. Le procédé
10 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

consiste à décrire les images qu’évoque chez tous les chrétiens la


campagne Palestine. Ceci pour vous rassurer et vous bien montrer que
je m’efforce de regarder droit devant moi.1

Quelques années plus tard, en 1922, Bataille évoque à nouveau la


poésie dans une lettre adressée à une certaine Colette R.2 :

Vous rappelez-vous que je vous ai donné à lire il y a deux ans une


vingtaine de mauvaises poésies. Généralement, ces papiers, lorsque je
les retrouve, m’irritent beaucoup […]. Mais ce qui m’irritait peut-être
encore plus était une autre poésie […]. Je ne pouvais plus du tout
comprendre cette poésie […]. Le seul souvenir que j’avais là-dessus,
c’est d’avoir écrit cela avec plus de sincérité et d’émotion que toute
autre chose, tant parce que je sentais ce que j’écrivais que pour l’amour
qui m’inspirait tout et qui est vraiment le plus beau que j’ai connu.3

Foi fervente, lyrisme, sentimentalisme : la poésie évoquée dans ces


courts extraits de lettres de jeunesse incarne tout ce que Bataille
n’aura de cesse de stigmatiser par la suite. Il serait alors tentant de lier
pour une part la complexité de son attitude envers la poésie à ces
premières années, retrouvant du même coup l’hypothèse proposée par
Denis Hollier à propos de Notre Dame de Rheims4 : « Bataille n’écrira
que pour ruiner cette cathédrale ; pour la réduire au silence, il écrira
contre ce texte. Non pas, dans une fixation fétichiste à ce qui serait
une sorte de péché originel, contre ce texte seulement, contre ces six
pages rétrospectivement incongrues, mais contre la sourde nécessité
idéologique qui le commande […] »5. Comme il écrit contre Notre
Dame de Rheims, Bataille écrit sans doute contre la poésie, contre ce
qui en elle peut se soumettre à l’idéologie à laquelle il s’est lui-même
un temps soumis en chantant la gloire de la cathédrale bombardée.
Mais ce qui n’aurait pu être qu’un simple rejet, fût-il le plus violent,
va bientôt prendre une tout autre dimension au contact d’un

1
Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, édition établie, présentée et annotée
par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 7-8. (Les extraits des œuvres complètes
de Georges Bataille, 1970-1988, seront indiqués dans le texte par tome et page.)
2
Cf. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre (1987), Paris, Gallimard,
1992, pp. 64-70.
3
Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, op. cit., p. 49.
4
Rappelons que Notre Dame de Rheims est un poème de jeunesse écrit par Bataille où
la ferveur de sa foi est pleinement manifeste.
5
Denis Hollier, La Prise de la Concorde, suivi de Les Dimanches de la vie (1974),
Paris, Gallimard, 1993, p. 32.
INFLUENCE DU SURREALISME 11

mouvement naissant et dont les enjeux déclarés ne sont pas sans faire
écho à son désir impérieux de rupture : ce mouvement, c’est le
surréalisme.
Le cheminement de la question de la poésie dans l’œuvre
de Bataille est indéfectiblement lié aux premiers rapports complexes
que celui-ci entretint avec le mouvement de Breton. On a trop laissé
entendre que son intérêt pour la poésie dérivait uniquement des
recherches qui l’avaient amené à traverser les champs des savoirs
économiques, sociologiques, anthropologiques ou philosophiques, de
la manière si spécifique qu’on lui connaît, comme si, plus
concrètement, la poésie, à un moment donné, était venue se greffer, au
titre de l’une de ses possibles illustrations ou manifestations, au thème
capital de la dépense que Bataille approche et appréhende à travers
l’exploration de ces différents champs. Or, il nous semble au contraire
que l’intérêt qu’il porte à la poésie est antérieur à l’apparition de la
notion de dépense. La restitution de cet ordre n’a pour nous rien d’un
détail : elle repose, au contraire, sur la conviction qu’il existe, derrière
la dissémination des analyses souvent assez brèves que Bataille
consacre à la poésie, un véritable cheminement dont le sens et la
cohérence sont indispensables à la compréhension du sens de ces
mêmes analyses, qu’il existe, en d’autres termes, une origine, une
progression et un aboutissement, sans le décèlement desquels il est
vain de vouloir mettre au jour les enjeux d’importance que la poésie a
représentés pour l’auteur du Coupable.
Dans cette perspective, nous nous intéresserons tout
d’abord à la description de la poésie faite par Bataille dans la revue
Documents6. Aux alentours des années 1930, les premières remarques7
concernant la poésie apparaissent dans les pages de Documents8 avec

6
De 1925 à 1933, Bataille a écrit peu de choses concernant la poésie : tout tient à
peine en quelques pages, en quelques mots. On ne s’est guère intéressé à ces
premières propositions, tout au plus s’est-on contenté d’en souligner la violente
hostilité, laissant croire trop rapidement que la position de Bataille durant ces années
se résumait à celle-ci.
7
Plus précisément, les premières réflexions publiées par Bataille concernant la poésie.
On retrouve, en effet, des traces de la question de la poésie dans certaines lettres
écrites dans les années vingt. Une référence est également faite au poète dans Le
Dossier de l’œil pinéal. (Cf. II, p. 46.)
8
Il faut d’emblée prévenir une objection. On pourrait en effet rappeler que Documents
était avant tout une revue d’art, qu’à ce titre elle n’était pas un lieu destiné à la poésie.
Au vu cependant des libertés prises par Bataille au fil des différents numéros de la
12 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

une sensible parcimonie. Loin d’y être l’objet d’une véritable


attention, la poésie est plutôt l’occasion de réflexions brèves et
disparates qui ponctuent ou illustrent tel développement général : en
fait, il s’agit seulement de quelques lignes qui pourraient aisément
passer pour secondaires, voire insignifiantes. Cependant, si peu
nombreuses et succinctes qu’elles soient, ces réflexions ne doivent pas
être négligées pour autant. Bien qu’au premier abord leur univocité ne
semble pas faire de doute, elles révèlent en fait une ambiguïté qui
d’emblée manifeste toute la complexité du rapport de Bataille à la
poésie. Trop souvent ignorée, cette ambiguïté constitue toutefois une
première occasion d’appréhender les conditions dans lesquelles ce
rapport à la poésie se noue à cette époque.

Documents : une condamnation sans appel ?

En apparence, il n’existe aucune équivoque quant à la


poésie dans les articles de Documents : le temps est à la condamnation
sans appel et expressément énoncée. « Verbiage désuet », « expression
fade » (I, p. I77.), « vulgaire cuisine », « détournement lâche » (I,
p. 204), « pauvre échappatoire » (I, p. 212), la poésie se voit tour à
tour affublée des qualificatifs les plus sévères, qui tous visent à en
prononcer l’inanité définitive. Mais cette mise en disgrâce n’est pas
gratuite pour autant. L’anti-idéalisme farouche qui tente de s’imposer
dans la revue ne saurait tolérer une poésie que Bataille découvre
toujours de connivence avec l’idéal. Refuge mièvre, la poésie, qui

revue, l’objection n’a que peu de poids. Si, à l’époque, Bataille avait voulu parler
autrement de la poésie, rompre avec la réserve qui était alors la sienne sur ce sujet, il
l’eût fait sans trop d’état d’âme. Faut-il rappeler la remontrance qu’il se voit adresser
par d’Espezel, dès avril 1929 (un seul numéro de Documents est alors paru), qui
montre à quel point il pouvait ne pas s’embarrasser de ce genre de détail ? « Le titre
que vous avez choisi pour cette revue, écrit d’Espezel, n’est guère justifié qu’en ce
sens qu’il nous donne des "documents" sur votre état d'esprit. C'est beaucoup, mais ce
n'est pas tout à fait assez. Il faut vraiment revenir à l'esprit qui nous a inspiré le
premier projet de cette revue, quand nous avons parlé à M.Wildenstein, vous et moi ».
(Cité par Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible » (1992), Les
Dépossédés, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 154.) En ce qui concerne l’histoire de
Documents, sa création, ses collaborateurs, son évolution, dont il n’est pas ici question
de faire le détail, nous renvoyons, entre autres, à Michel Leiris, « De Bataille
l’impossible à l’impossible Documents », Critique n°195-196, août-septembre 1963,
pp. 685-693. Ce texte a été repris dans Michel Leiris, À Propos de Georges Bataille,
Paris, Fourbis, 1988, pp. 15-40.
INFLUENCE DU SURREALISME 13

élude sans cesse un réel qu’elle ne peut affronter jusqu’au bout, se


révèle aux antipodes du matérialisme intransigeant qu’il faut énoncer
à l’encontre d’un surréalisme auquel Bataille reproche alors de verser
dans le plus fade des idéalismes. L’inconséquence d’une telle fuite est
dénoncée au terme d’un texte consacré au gros orteil paru dans le
sixième numéro de Documents :

Le sens de cet article repose dans une insistance à mettre en cause


directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la
cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement (la plupart
des êtres humains sont naturellement débiles et ne peuvent
s’abandonner à leurs instincts que dans la pénombre poétique). Un
retour à la réalité n’implique aucune acceptation nouvelle, mais cela
veut dire qu’on est séduit bassement, sans transposition et jusqu’à en
crier, en écarquillant les yeux : les écarquillant ainsi devant un gros
orteil. (I, p. 204)

Deux séductions bien différentes s’opposent ici : la première, qui


répond à « une aspiration élevée », au goût, par exemple, des « formes
élégantes et correctes », la seconde, qui est liée indéfectiblement à « la
bassesse » (I, p. 203). Une telle distinction renvoie à une scission
caractéristique aussi bien de la réalité objective que de celle du sujet.
Ce qui, du côté de l’objet, satisfait ou répond aux exigences de l’idée
se démarque de ce qui contrarie la sérénité de son déploiement. Par
ailleurs, tout ce qui assure l’intégrité du sujet et établit sa légitimité se
trouve confronté à des forces instinctives que la conscience claire ne
peut comprendre ou dompter. Au sein de ce dualisme, la poésie
apparaît comme un moyen efficace dont dispose le sujet pour
conforter sa position. À force de transpositions, d’atténuations – il
s’agit bien de « pénombre poétique » –, la poésie détourne la violence
de la réalité ; elle traque les impuretés, efface les aspérités, en un mot
travaille à substituer à l’être ce qu’il doit être afin qu’il n’entrave pas
les prétentions hégémoniques d’idéal et de maîtrise : définitivement,
au sein la poésie préfère le sollen. Loin d’une confrontation directe
avec « ce qui séduit », d’un plein abandon aux instincts qui mettent en
péril l’intégrité du sujet – ça passe par le corps, la bouche crie, les
yeux s’écarquillent – elle veille à un calme que sans trêve elle
contribue à instaurer.
Cette fonction poétique apaisante est décrite plus en détail
encore dans un autre article de Documents consacré à l’analyse
du langage des fleurs. Dans cet article, toute l’argumentation
14 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

de Bataille est dirigée contre une interprétation purement


subjective d’un tel langage. Quand, par exemple, la fleur connote
l’amour, ce rapprochement ne saurait être simplement le fruit d’une
intelligence fondée dans « la connaissance des relations entre les
divers objets » (I, p. 173) et procédant à partir de « signes
intelligibles ». En d’autres termes, Bataille refuse de réduire « la
condition de possibilité »9 de ce langage à la seule « appréhension
antérieure d’une identité » : les processus de la symbolisation qu’il
évoque sont plus complexes.
Convoquant la psychanalyse, Bataille insiste notamment
sur le caractère accidentel de la plupart des substitutions opérées.
Dans cette perspective, ce n’est plus « la présence antérieure d’une
identité entre fleur et amour, causée par leur fonction de signes de la
fécondité, mais l’existence en creux d’un désir qui devient la
condition de possibilité du transfert, de la métaphore et du langage ».
En ce qui concerne les fleurs, il faut bien admettre « que leur sens
symbolique n’est pas nécessairement dérivé de leur fonction » (I,
p. 173). Objectivement, les significations apparaissent plus souvent
liées à l’inutile qu’à l’utile : « c’est la corolle, plutôt que les organes
utiles, qui devient le signe du désir » (I, p. 175). En un mot, l’analyse
de Bataille souligne que « la métaphoricité des choses ne dépend donc
pas essentiellement de leur fonction et ne peut en être déduite » ; elle
relativise le pouvoir et la prétention de ce qui serait un pur
« mouvement de maîtrise ».
La mise au jour des mécanismes réels de cette
symbolisation conduit également Bataille à dévoiler sa dimension
idéalisatrice : la métaphore est la voie d’une appropriation qui élève la
vie humaine à la beauté idéale des fleurs. Si les fleurs sont belles à la
mesure de leur conformité à « ce qui doit être », c’est affaire de
regard, c’est-à-dire de temps : surtout, il ne faut pas voir autrement
qu’« à première vue ». La rupture avec une certaine lenteur, avec un
certain temps passé auprès de la chose vue, est la secrète condition du
mouvement vers le haut : le superficiel est la face cachée de l’idéal.
Que l’œil s’attarde, et « la tache velue des organes sexués », la
« salissure », la fragilité d’une corolle qui pourrit sous le soleil, sa
« flétrissure criarde » (I, p. 176), le vieillissement qui ramène à la
puanteur du fumier originaire hantent le regard, gangrènent un idéal

9
Rodolphe Gasché, « L’avorton de la pensée », L’Arc, hiver 1971, p. 14.
INFLUENCE DU SURREALISME 15

qui ne peut longtemps cacher sa faillite10. Une fois sa part d’horreur


restituée, la fleur fait voler en éclats la fleur rhétorique et libère du
même coup le désir du joug de l’idéal qui voulait le contenir à tout
prix dans ses strictes limites. La libération de celui qui regarde est
corrélative de la restitution de ce qui est regardé : tout l’enjeu du
regard est là. Briser les œillères de l’idéal, contester le sujet qui en
résulte, c’est un même geste dont la poésie, selon Bataille, se présente
précisément comme l’exact et parfait contraire.
Si Bataille montre à quel point il est vain de vouloir
définir le langage des fleurs comme le simple produit de l’intelligence,
il souligne également que la poésie est, par excellence, l’affirmation et
la concrétisation d’une telle prétention : « le verbiage des vieux
poètes » (I, p. 177) n’a de cesse de convertir les fleurs à ce qui doit
être. Quand la poésie dit fleur, c’est une absente qui se lève. Non celle
qui, exaltée et célébrée par la résonance des autres mots, retrouve au
sein du vers une puissance évocatoire et créatrice unique, mais celle
qui, à ce point idéale, s’absente de tous bouquets réels et dont la
présence se révèle insignifiante. Pour le dire autrement, la poésie parle
des mots et non des choses. Pur langage de maîtrise, rationnelle et
raisonnable, elle est le lieu de l’identité, des réductions et des
canalisations mutuelles des réalités en présence au sein de la
symbolisation. La poésie abstrait, prélève, réduit, établit des rapports,
met en parallèle, en un mot se présente simplement comme un jeu
conscient et intelligent : elle ne relève que de la maîtrise et, dans un
constant effort, elle brime et régule tout ce qui n’en relève pas.
Ces deux exemples le montrent bien : les rares et
laconiques références à la poésie qui apparaissent dans au fil des
10
S’en prenant ainsi à l’idée, on voit comment Bataille s’oriente peu à peu vers une
ontologie paradoxale du multiple et de l’autre qui s’oppose à l’identité et à l’unité de
l’être que l’eidos platonicienne, rassemblant la transcendance de l’être sur le devenir
et celle de la science sur la doxa, désigne et redouble en le comprenant comme
véritablement être. Pour autant, il ne faut pas se méprendre. Bataille n’est pas l’auteur
d’une métaphysique inversée. Comme le rappelle Francis Marmande « l’hétérologie
se dessine dans l’action où elle fonde son sens et dans la dynamique des
contradictions où elle s’élabore selon une pente politique. Elle n’est pas le pur envers
intempestif du logos à quoi on veut la réduire, pas plus qu’elle ne se donne pour sa
suppléante occasionnelle. Si elle n’avait tenu qu’au remplacement de valeurs réputées
périmées par leur contraire, l’opération de Bataille aurait singulièrement manqué de
portée. L’hétérologie n’est pas l’envers du décor qu’elle contribue à défaire […] ».
(Francis Marmande, Bataille politique, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1985, p.
102.)
16 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

pages de Documents s’inscrivent non seulement dans le sens d’une


condamnation sans équivoque, mais reposent également sur une
argumentation précise et rigoureuse. Cependant, et c’est alors que
l’ambiguïté de telles analyses commence d’apparaître, force est de
constater que derrière ces critiques se cache une conception de la
poésie singulièrement pauvre. Cette dernière se trouve réduite à un
point difficilement acceptable : il s’agit moins d’une véritable création
que d’une construction savante et méditée, moins d’une recherche
inquiète que d’un arrangement habile. Tout ce qui pourrait faire la
force de la poésie est éludé, et celle-ci n’est plus qu’un jeu verbal
édulcoré et lénifiant.
Comment expliquer une telle simplification ? Ou bien il
faut alléguer une méconnaissance quelconque de la part de Bataille,
ou bien il faut plus sérieusement essayer de déceler les motivations
profondes d’une telle attitude. Que Bataille, aux alentours des années
30, laissât sous-entendre dans une revue d’art, comme s’il n’y prêtait
guère attention, que la poésie n’était en fait qu’un instrument efficace
au service de l’ordre, l’organe servile d’une raison toute-puissante,
cela, sans aucun doute, ne devait rien à une quelconque naïveté ou
méconnaissance. De fait, le sens de ces invectives ne s’éclaire qu’à la
lumière des enjeux spécifiques que Documents constituait pour
Bataille. En février 1929, sollicité pour participer à une réunion à
l’initiative d’Aragon et de Breton11, Bataille a cette réponse lapidaire :
« Beaucoup trop d’emmerdeurs idéalistes »12. Cette réponse concentre
à elle seule toute la virulence d’une opposition au surréalisme qui va
trouver avec Documents sa première tribune d’envergure. Plus que
jamais l’idéalisme doit être combattu, et Bataille entend bien faire des
pages de la revue l’un des lieux phare de ce combat. À cet égard,
reprenant en partie une expression de Michel Leiris, Michel Surya
n’hésite pas à écrire :

11
Le sujet de la discussion portait sur le choix entre l’action individuelle et l’action
collective « sous la condition de désigner nommément avec qui l’on acceptait de
mener, le cas échéant, une activité commune. L’accent y était mis sur l’importance
des questions de personnes en priant les destinataires de porter un jugement
sur tel ou tel acte public ou privé de ceux dont ils récusaient la collaboration ».
(André Thirion, Révolutionnaires sans révolution, p. 186 ; et José Pierre, Tracts et
déclarations surréalistes, Paris, Losfeld, 1980.) (Cité par Michel Surya, Georges
Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 145.)
12
Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 146.
INFLUENCE DU SURREALISME 17

Il ne fait pas de doute que, patiemment, obstinément, [Bataille] conçut


Documents comme une machine de guerre contre le surréalisme ;
comme une position avancée sur ses terres qu’un à un rallieraient ses
dissidents.13

Grâce à Documents, Bataille sort peu à peu de l’ombre, il rompt


lentement avec l’isolement qui jusqu’alors était le sien et sa voix
commence à se faire entendre14 : bien que Breton n’y soit jamais
désigné nommément, la contestation la plus virulente du surréalisme
voit le jour dans les pages de la revue. En conséquence, l’anti-
idéalisme que Bataille expose avec un peu plus d’acharnement à
chaque numéro de Documents ne révèle sa véritable portée
qu’envisagé dans l’horizon de cette contestation passionnée. C’est
seulement dans ce contexte que peuvent être compris le traitement
réservé à la poésie et les raisons de sa réduction brutale et sans appel à
la maîtrise : loin d’être illégitime ou simpliste, cette réduction nous
semble pour une large part stratégique.
Qu’est-ce en effet que cette poésie qui, loin d’être libre,
est l’instrument d’une autorité répressive ? qui, loin de libérer,
aseptise le réel pour toujours mieux museler le désir, veiller à ce
qu’il ne choque pas les représentations du sujet conscient en
l’inscrivant dans l’horizon d’une beauté lisse, lui assignant ainsi ses
limites acceptables et lui indiquant par là sa juste mesure ? Qu’est-
elle, cette poésie, sinon l’exact contraire de ce que voulait être la
poésie surréaliste ? La poésie décrite par Bataille dans les pages de
Documents semble résulter point par point de la négation minutieuse
de tout ce à quoi prétendait le surréalisme. Exit la liberté chantée par
Breton dans le premier manifeste : c’est ici la répression, l’univers
carcéral. Exit la libération promise, l’homme entier délivré de ses
chaînes, osant affronter ses désirs : la poésie n’est pas le lieu de la
toute-puissance du rêve revendiquée par les poètes surréalistes, du
jaillissement, de la gratuité, de l’incohérence, toute fenêtre ouverte sur
l’autre enfin révélé du monde logique. Exit l’inspiration qui sonde et
révèle l’être en sa profondeur, capte les forces obscures de l’esprit :

13
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 150. Parmi les
anciens surréalistes qui participèrent à Documents, nous pouvons compter Georges
Limbour, Michel Leiris, Jacques-André Boiffard, Roger Vitrac et Robert Desnos.
14
Si, à l’époque, Breton, Aragon, ou encore Éluard jouissent d’un indéniable prestige
et exercent une influence certaine sur la vie intellectuelle, Bataille, quant à lui, est seul
et, n’ayant presque rien écrit, pour ainsi dire inconnu.
18 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

l’inconscient, le rêve, la folie. Purement formelle, la beauté ne donne


pas la main au merveilleux et à la vie, la déréalisation du monde n’a
pas lieu, la perception de la pensée non dirigée est une promesse non
tenue. La poésie a bien des effets réels, mais ces effets sont purement
négatifs, aux antipodes exactement de ceux que les surréalistes
prétendaient attendre : les intentions du surréalisme apparaissent
comme autant de fausses promesses que dévoile la poésie à laquelle
elles donnent lieu ; ce qui laissait présager une crue violente pour la
maîtrise est en fait un système efficace de régulation des eaux et
afficher un mépris violent envers la poésie n’est certainement, pour
Bataille, qu’une manière de s’en prendre indirectement, et pour mieux
la déconsidérer, à la poésie surréaliste ; ce n’est, au fond, qu’une
manière parmi d’autres de se démarquer d’un mouvement dont à
maintes reprises il a déjà souligné les échecs.
Bien que relativement simple, la stratégie de Bataille n’est
cependant pas exempte de toute ambiguïté. En envisageant
exclusivement la poésie à partir des tentatives surréalistes, Bataille ne
dévoilait-il pas, malgré tout, une sorte d’intérêt pour celles-ci ? Il
fallait que ce dernier accordât un certain crédit à la poésie surréaliste
pour accepter de la confondre spontanément avec la poésie. De fait,
ramener l’ensemble de la poésie à la seule dimension d’un échec
supposé revient à concéder au moins une singulière importance à ce
qui échoue. Bataille en a-t-il dit plus qu’il ne voulait ? Ses critiques ne
signifient-elles pas aussi bien qu’un rejet violent un attrait profond ?
L’attitude de Bataille envers la poésie est en fait, dès
Documents, bien plus complexe que la simple hostilité avec laquelle
on l’a souvent trop hâtivement confondue. Dans un ensemble de
fragments rédigé à la même époque, fragments où Bataille témoigne
de l’histoire récente mais mouvementée de son rapport au surréalisme,
le sens de la sévérité réservée à la poésie apparaît lié à un espoir déçu :

Dans ces dispositions ma colère ne faisait qu’augmenter s’il s’offrait


une issue qui m’apparaissait comme trompeuse. Je ne crois pas avoir
haï rien autant que la poésie. De la même façon je suppose qu’un
prisonnier pourrait haïr beaucoup plus la fenêtre grillée que les murs de
sa prison. (III, p. 421)

Parler d’une issue trompeuse revient en fait à distinguer deux temps :


un temps où un espoir réel est né et un autre où ce même espoir a été
changé en désillusion. La colère de Bataille a d’abord le sens d’une
INFLUENCE DU SURREALISME 19

déception profonde ; elle advient précisément au moment où les


apparences tombent : en fait d’issue, le surréalisme agite tout au plus
le fantôme dérisoire d’un espoir d’autant plus haïssable qu’il laisse un
goût amer. Fenêtre ouverte sur une liberté promise mais jamais
gagnée, la poésie a déçu. Mieux, rien n’a jamais déçu comme elle et,
en conséquence, rien n’a jamais été aussi haï.15
Au vu du ressentiment décrit par Bataille, l’intransigeance
de Documents apparaît désormais sous un jour nouveau : il est sans
aucun doute un élément passionné dans la sévérité avec laquelle
Bataille y traite la poésie. Loin de procéder seulement d’une volonté
de discréditer les ambitions surréalistes, son attitude porte à la fois les
traces d’une déception blessante et d’une colère réelle : quitte à
simplifier, à réduire la question de la poésie à quelques données
élémentaires, il faut vomir le mal, jurer qu’on ne s’y laissera plus
prendre et s’en convaincre.
On le voit, les raisons précises de la hargne avec laquelle
Bataille stigmatisera sans relâche l’idéalisme et la sentimentalité
poétique16, ou, ce qu’il nommera plus tard, par exemple, « la
délicatesse » (V, p. 350) ou « la niaiserie » (VI, p. 84), apparaissent
clairement aux alentours de 1930. En d’autres termes, Bataille n’a pas
d’emblée rapproché la poésie et l’idéalisme le plus fade. Ce
rapprochement intervient précisément en réactions aux tentatives
surréalistes et pour en souligner les travers et les faiblesses. Il est
évident que Bataille n’était pas naturellement enclin, comme si
finalement cela allait de soi, à haïr la poésie : on ne comprend rien à
cette haine si l’on ignore qu’elle a une histoire, que cette histoire est
d’abord liée à celle du surréalisme et qu’elle a le sens d’une attente
déçue.
La violente confrontation qui oppose alors Bataille et
Breton ne doit cependant prêter en rien à la simplification ; la violence
passionnée suppose une sorte d’attirance bien plus qu’elle ne l’exclut :
l’analyse de la poésie dont il est question dans Documents le confirme,
qui révèle un écheveau complexe, non une opposition simplement
brutale et inévitablement réductrice. Bien qu’en aucune manière il ne

15
Dans Le Surréalisme au jour le jour, Bataille précise le genre d’adhésion que le
surréalisme put emporter d’abord auprès de lui et la déception qu’il ne manqua pas
d’entraîner cependant. (Cf. en particulier VIII, p. 183.)
16
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 395.
20 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

s’agisse de faire de Bataille « l’autre fasciné du surréalisme »17, il


n’est cependant pas faux de voir en lui celui qui reprend en partie à
son compte les intentions que le surréalisme avait affiché mais que,
selon lui, il avait néanmoins trahies :

Documents sera l’abcès chaque mois crevé du surréalisme : ce que ce


dernier n’ose pas être, ce que sa violence serait si ne la rattrapait pas, in
extremis, la farouche volonté de Breton de l’assortir des raisons les
meilleures, c’est-à-dire les plus hautes.18

Si, à certains égards, Documents peut apparaître comme l’expression


d’une détermination que le surréalisme manifeste mais n’assume pas
pleinement, cela, en revanche, ne saurait être vrai en ce qui concerne
la question de la poésie : Bataille fustige les inconséquences de la
poésie surréaliste mais ne laisse jamais entendre qu’elles pourraient
être éventuellement dépassées. Dès lors qu’il tient certainement moins
à une indifférence qu’à une désillusion encore récente, ce silence nous
paraît symptomatique de la relation complexe que Bataille va
désormais entretenir avec la poésie.
Le contexte si particulier dans lequel se noue cette
relation détermine profondément le cheminement de la question de la
poésie dans l’œuvre de Bataille. L’apparition de cette question nous
paraît moins tardive que longtemps différée, et cela pour plusieurs
raisons. Tout d’abord, sur un plan purement stratégique, on peut
supposer que le conflit entre Bataille et Breton allait rendre pour
longtemps délicat d’afficher le moindre intérêt pour des tentatives
poétiques dont celui-ci était le principal instigateur. D’un autre côté,
ce que Bataille considérait comme l’échec de la poésie surréaliste ne
pouvait que l’inciter à la plus grande prudence quant à la poésie :
sauver la poésie de l’idéalisme et des écueils qu’avait révélés la
tentative surréaliste n’était certainement pas une mince affaire. Enfin,
cet échec imposait d’affronter sans aucun doute des questions pour le
moins intimidantes : comment réussir là où le surréalisme semblait
échouer ? était-ce seulement possible ?
Quoi qu’il en soit, dès Documents, il est possible de
pressentir que ce que Bataille considère comme les tentatives
17
L’expression est de Jean-Louis Houdebine qui disqualifie, à juste titre, tout type de
rapport allant dans ce sens. Nous renvoyons à son article, « L’ennemi du dedans
(Bataille et le surréalisme : éléments, prise de partie) », Tel Quel n° 52, 1972, p. 54.
18
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 153.
INFLUENCE DU SURREALISME 21

poétiques avortées du surréalisme va imposer une direction à ses


réflexions sur la poésie. Nous le verrons, cela ne cessera de se
confirmer par la suite, le sens de ses méditations sur la poésie, tout
comme celui d’ailleurs de son attitude générale face à elle, ne s’éclaire
véritablement que si l’on considère que celles-ci viennent à la suite du
surréalisme et qu’elles s’élaborent à partir de la critique qu’il va
bientôt juger nécessaire d’en mener : comme en témoignent divers
textes écrits aux alentours de 1930, c’est bien à travers l’analyse
théorique de l’échec surréaliste que la réflexion de Bataille se met en
place ; c’est bien à travers la critique du surréalisme que se décident
ses enjeux et se déterminent ses grandes orientations.

Les textes posthumes

La polémique avec André Breton n’eut pas pour seul


espace les pages de Documents. Outre un violent pamphlet intitulé Un
Cadavre et signé par bon nombre de surréalistes dissidents19, on
retrouve également divers textes20 écrits à cette période qui, pour la
plupart sous la forme de lettre ouverte, présentent une sorte de somme
condensée et théorique des oppositions majeures survenues
jusqu’alors. Ce sont ces textes qu’il faut maintenant se donner la peine
d’interroger afin de cerner plus exactement quelle sorte d’issue
Bataille a pu entrevoir dans les tentatives poétiques des surréalistes :
quel intérêt ces tentatives ont pu représenter pour lui, intérêt que,
semble-t-il, elles ont presque aussitôt démenti ?
Bataille ne se contente pas de dénoncer l’échec
surréaliste, il définit ses causes et envisage ses conséquences en
l’identifiant à un icarisme qui tend à montrer une irrépressible
prédilection pour la transcendance. Ce mouvement d’élévation est

19
« Les participants au Cadavre de 1930 sont, en effet, divers : un ex-dadaïste,
Ribemont-Dessaignes ; d’ex-surréalistes : Vitrac, exclu depuis longtemps, Limbour,
que son tempérament a éloigné des scandales et de l’agitation surréaliste, Morise, ex-
fidèle suiveur et exécuteur de Breton, Jacques Baron, Michel Leiris, Raymond
Queneau, J-A Boiffard, Robert Desnos, Jacques Prévert, et un homme qui n’avait
jamais appartenu au groupe mais qui avait été particulièrement maltraité par Breton :
Georges Bataille. Pierre Naville, sollicité, ne jugea pas utile de se joindre aux
opposants. » (Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme (1944), Paris, Éd. du Seuil,
1964, p. 131.)
20
L’ensemble de ces textes a été rassemblé dans le tome II des Œuvres complètes par
Denis Hollier sous le titre Dossier de la polémique avec André Breton.
22 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

décrit de la manière suivante. Tout d’abord intervient une révolte


d’individus bourgeois (le groupe surréaliste) contre leur propre classe
par le truchement d’éléments que cette même classe écarte, les
désignant comme de vulgaires rebuts. Dans le cas du surréalisme, ces
déchets permettent de se distinguer « immédiatement par un apport de
valeurs basses (inconscient, sexualité, langage ordurier, etc.) » (II,
p. 103). À ce mouvement de révolte se lie une culpabilité qui est, pour
le révolté, comme l’écho, la trace morale des fautes commises par sa
classe d’appartenance aux mépris des idéaux qu’elle affiche en
prétendant à une universalité idéale. Cette universalité est tacitement
admise par les individus en révolte. Condamnée dans son expression
bourgeoise, elle est conservée dans l’édification de sur-valeurs idéales
qui se trouvent au fondement même du traitement de la société
bourgeoise comme la dernière des ignominies. Deux conséquences
majeures résultent de ce véritable tour de passe-passe. En premier lieu,
une interférence entre les sur-valeurs idéales créées et « l’apport de
valeurs basses » tend à changer le bas en haut : « il s’agit de donner à
ces valeurs un cadre éminent en les associant aux valeurs les plus
immatérielles » (II, p. 103) – la force de subversion liée aux valeurs
basses passe alors littéralement à la trappe. En second lieu, l’attitude
icarienne condamne le révolté bourgeois à une stricte violence verbale
sans autre efficace qu’une simple provocation sans effets réels. Cette
attitude castratrice révèle le désir d’« attirer sur soi un châtiment
brutal et immédiat », d’être érigé en victime de l’ordre le plus infâme,
sans que cet ordre en soit finalement contrarié outre mesure.
L’analyse générale de l’échec surréaliste recoupe très
exactement les reproches adressés à la poésie. La poésie faisait
miroiter la possibilité d’une émancipation des platitudes et des carcans
de la société bourgeoise, elle n’est en fait qu’un moyen fallacieux d’en
renforcer l’ordre et la cohésion ; si elle a pu donner l’illusion d’en
finir avec cette prison, il faut rapidement se rendre à l’évidence, elle
ne fait en réalité que s’y maintenir.
En mettant au jour les raisons pour lesquelles, selon lui, le
surréalisme échoue, Bataille trouve du même coup un fondement
solide pour commencer de définir les conditions de possibilités d’une
véritable issue : il peut envisager les moyens efficaces d’une
contestation qui, seule, pourra répondre à l’exigence d’un désir qu’en
rien il ne s’agit de réprimer. Le surréalisme échoue à se révolter, trahit
sa révolte, mais la révolte qu’il exprime n’en demeure pas moins
INFLUENCE DU SURREALISME 23

vivante : l’échec la rend plus urgente encore. Ce que Breton n’a su


mener à bien doit être ressaisi et tenté autrement21. À la suite de Jean-
Louis Houdebine, nous pouvons situer le problème formulé par
Bataille sur un terrain essentiellement politique et énoncer ainsi son
enjeu :

[…] sur quelles bases idéologiques peut et doit s’opérer le reniement


de sa propre classe par un individu bourgeois ou petit bourgeois, pour
que ce reniement ne soit pas lui-même reversé au compte de la même
moralité bourgeoise ou petite bourgeoise qu’il prétendait dénoncer et
dont il ne fait alors que redoubler l’idéalité répressive par surenchère
spirituelle.22

La question est d’autant plus importante que seule sa résolution


permettra de sortir de l’ornière d’un pur et simple reniement pour
entrevoir enfin « une transformation idéologique et politique du sujet
lui-même », seule garante d’une remise en cause réelle de l’ordre visé.
Puisque l’analyse du surréalisme permet d’envisager
les conditions générales d’une véritable émancipation de l’ordre
bourgeois, c’est bien à partir de cette analyse que les termes et le sens
même du problème de la poésie doivent être définis. Dans cette
perspective, on peut tenter d’exposer de la manière suivante les
questions qui se posent désormais à Bataille. Tout d’abord, il s’agirait
de savoir si la poésie peut, et dans quelle mesure, participer à une
transformation cruciale du sujet, si sa capacité de révolte peut devenir
un organe utile pour la révolution à mener. La tentative surréaliste
avortée a-t-elle décelé une incompatibilité essentielle entre la poésie et
cette révolution nécessaire, ou bien, au contraire, la poésie peut-elle
prendre part de manière efficace à celle-ci ? Plus précisément, il

21
Ces quelques mots de Bataille l’indiquent par ailleurs assez clairement : « Il
faudrait plaindre cependant les personnes sur lesquelles la lecture du Second manifeste
du surréalisme ne ferait pas une forte impression – ceci dit sans la moindre ironie.
Survenant brusquement, après quelques préfaces dont le moins qu’on puisse dire est
qu’elles trahissent une profonde pauvreté d’esprit, le Second manifeste est sans aucun
doute l’écrit le plus conséquent, la déclaration la plus consistante que l’on ait tenté
depuis longtemps. Même ses conséquences les plus radicales n’ont pas encore été
développées : et peut-être est-il utile qu’elles le soient ici, c’est-à-dire dans la
« remarquable poubelle qu’est, si l’on en croit M. Breton, la revue Bifur… ». (II, pp.
104-105.)
22
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 56.
24 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

faudrait décider si elle peut aider à l’éclatement et à la contestation des


sujets, voie désignée de l’émancipation. Concrètement, l’interrogation
devrait porter sur sa capacité à figurer au rang des pratiques23 capables
d’opérer une rupture réelle avec les voies de l’homogénéisation qui
constitue le sujet et, l’inscrivant ainsi dans un champ hétérologique,
d’aboutir à sa remise en cause et à sa transformation. Enfin, et là
encore nous suivrons Jean-Louis Houdebine, considérant que le
discours signifie l’exclusion de toute dépense et de toute violence,
étant « le lieu où se renforce l’homogénéisation des sujets par l’usage
utilitaire, rationnel des mots », mais aussi, et à ce titre – l’homogène
n’allant jamais sans l’hétérogène, l’interdit sans la transgression –, le
lieu de sa possible subversion24, il s’agirait de savoir si la poésie peut
transgresser ce discours en son sein même, en faisant intervenir, là où
il s’absente, son autre, cet en-dehors qu’il crée en le niant et pour se
constituer.
La poésie est-elle une "solution" pour un langage qui
chercherait une pratique capable de transgresser son discours en
imposant la violence que ce dernier par nécessité exclut ? Peut-elle
être cette pratique que le surréalisme n’a pas su élaborer ? Qu’en est-il
de la réponse de Bataille aux alentours des années 30 ? À première
vue, le moins que l’on puisse dire est que l’affaire semble bien mal
engagée. Un texte ici s’impose, « La valeur d’usage de D.A.F de
Sade »25, dans lequel Bataille, prenant Sade comme l’exemple
privilégié de la récupération positive du négatif opérée par le
surréalisme, tente d’envisager les moyens éventuels de la conjurer.
D’emblée, le reproche est une fois de plus asséné : la poésie est une
échappatoire. Les « apologistes les plus ouverts » de Sade placent ses
23
Ce terme sera capital dans la suite de notre analyse. Avant de mieux le définir, il
faut pour l’heure surtout retenir comment il apparaît dans le contexte polémique des
années 1930.
24
Nous prêtons ici au mot subversion le sens précis que Bataille lui donne : « Le mot
de subversion se réfère à la division de la société en oppresseurs et en opprimés, en
même temps à une qualification topographique de ces deux classes situées
symboliquement l’une par rapport à l’autre comme haut et bas : il désigne un
renversement (tendanciel ou réel) des deux termes opposés ; le bas devient
subversivement le haut et le haut devient le bas ; la subversion exige donc l’abolition
des règles qui fondent l’oppression ». (II, p. 217)
25
Concernant la date de cet article, l’incertitude l’emporte : « […] J. Pierrot [le] date
de 1932 et peut-être même de 1933, contrairement à l’éditeur des Œuvres complètes
[Denis Hollier] qui semble le situer en 1930 ». (Francis Marmande, Bataille politique,
op. cit., p. 49.)
INFLUENCE DU SURREALISME 25

« écrits (et avec eux le personnage de l’auteur) au-dessus de tout (ou


de presque tout) ce qu’il est possible de leur opposer » (II, p. 55).
Dans le même temps, ces laudateurs prennent le soin de les écarter de
toute dimension où ils pourraient avoir un effet réel : vie privée et
sociale, théorie et pratique. Les thuriféraires déclarés de Sade
l’« adorent en l’exécrant », évoquant par là l’attitude « des sujets
primitifs à l’égard du roi ». Traité comme « un corps étranger
quelconque », Sade n’est pour eux « l’objet d’un transport d’exaltation
que dans la mesure où ce transport en facilite l’excrétion ». La valeur
d’usage de Sade est ainsi ramenée à celle des excréments « dans
lesquels on n’aime le plus souvent que le plaisir rapide (et violent)
de les évacuer et de ne plus les voir ». Tout ce que Sade
incarne positivement disparaît alors – « une irruption des forces
excrémentielles » et « un asservissement étroit de tout ce qu’on
oppose à cette irruption » –, ainsi que sa capacité à révéler la
subordination de forces soi-disant toutes puissantes : la famille, la
patrie, les sentiments poétiques… Dans cette évacuation à peine
déguisée, la littérature tient un rôle essentiel. Car Sade, finalement,
n’a-t-il jamais fait autre chose que d’écrire de la fiction ? Lui-même,
semble-t-il, a « pris soin le premier de situer le domaine qu’il a décrit
en dehors et au-dessus de toute réalité » (II, p. 56). Dans ces
conditions, il n’est aucunement question de « confirmer une apologie
brillante, verbale et sans frais par une pratique ». La violence de Sade
étant ainsi limitée au strict plan verbal, la poésie occupe le devant de
la scène :

[…] Seule la poésie, exempte de toute application pratique permet de


disposer dans une certaine mesure de la fulguration et de la suffocation
que cherchait à provoquer si impudiquement le marquis de Sade. (II,
p. 57)

Bataille reprend donc les condamnations de Documents : la valeur


d’usage de la poésie surréaliste est exactement le détournement. Utile,
subordonnée, la poésie c’est la trappe, la voie rêvée de l’évacuation.
Située en dehors et au-dessus de la réalité, négativité étrangère à toute
transformation du réel, elle fait de sa mesure la mesure de Sade,
émasculant ainsi ses conséquences véritables de toute application
pratique. Rien n’est changé, la poésie aime l’immobilité qu’elle sert,
pour laquelle elle travaille sans relâche. Conservatrice, elle devrait
être une pratique déterminant des effets réels, elle est en fait le lieu où
26 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

la pratique se perd. N’ayant de cesse de s’approprier la contestation,


de se parer de ses moindres aspects, elle usurpe finalement sa place :
beaucoup de bruit pour rien, c’est cela sa force. Dès lors, il n’est plus
question de savoir si elle peut être cette voix/voie grâce à laquelle
parle/s’immisce dans le discours l’excès de négativité, ce trop
irréductible à toute discursivité : elle est l’antidote à toute subversion.
La question serait donc définitivement tranchée si
Bataille, un peu plus loin, n’introduisait cependant une nuance : « La
poésie semble au premier abord garder une grande valeur en tant que
méthode de projection mentale (en ce qu’elle permet d’accéder à un
monde entièrement hétérogène) » (II, p. 63). En droit, rien n’empêche
de reconnaître à la poésie une valeur certaine. Appartenant au pôle de
l’excrétion, elle est sur le plan mental capable d’une expulsion
véritable. Accès à l’hétérogène, rupture de « l’équilibre statique »
entre « l’auteur de l’appropriation et des objets » (II, pp. 59-60)
appropriés, elle peut théoriquement relever d’une pratique qui conteste
l’ordre établi en introduisant un déséquilibre réel ; la poésie signifie,
en théorie, la proximité d’un monde hétérogène où la maîtrise
n’exerce plus un empire sans partage, d’un monde où l’assurance et
l’intégrité des représentations qu’elle implique vacillent. Cependant,
en fait, la poésie échoue :

Mais il n’est que trop facile de voir qu’elle n’est guère moins déclassée
que la religion. Elle a presque toujours été à la merci des grands
systèmes historiques d’appropriation.

En fait, les manifestations concrètes de la poésie trahissent presque


toujours ce qu’on était en droit d’espérer d’elle. Ici, son échec ne tient
pas tant à ce qu’elle est qu’à son incapacité à échapper aux forces
d’homogénéisation : son passage au plan des réalisations effectives
semble entraîner une irrémédiable subordination de la possibilité
d’excrétion pourtant réelle qu’elle représente. Finalement, elle ne s’en
tire guère mieux que la religion qui est plus une régulation et une
canalisation de la projection que la projection elle-même. Puisque
l’échec semble tenir aux conditions de réalisation, reste alors à
imaginer les effets d’une poésie autonome, délivrée de toute
appropriation :

Et dans la mesure où elle pourrait se développer d’une façon autonome,


cette autonomie l’engagerait dans les voies d’une conception poétique
INFLUENCE DU SURREALISME 27

totale du monde, aboutissant obligatoirement à n’importe quelle


homogénéité esthétique.

Autonome, la poésie génère son échec comme l’araignée sécrète sa


toile : elle ne le doit qu’à elle. Subordonnée ou non, c’est l’impasse.
Comment parvenir alors à actualiser la subversion que la poésie
est en puissance ? Puisque, semble-t-il, cette dernière pèche par
l’actualisation de forces cependant réelles, il faut tenter de repenser les
modalités et les conditions de celle-ci. Ce qui dément l’apparente
puissance poétique, ce qui conteste ce qu’elle « semble au premier
abord », se situe à ce niveau. La réflexion doit ainsi concentrer son
effort sur ce point, c’est là que tout semble se jouer : dans quel sens
doit-on modifier les conditions et les modalités de la réalisation
de la poésie afin que celle-ci parvienne à éviter l’écueil de
l’homogénéisation ? Il faut bien souligner que rien ne condamne
définitivement la poésie à un dilemme désastreux ; rien dans
l’argumentation de Bataille n’implique que, hors l’autonomie ou
l’asservissement, il n’y ait point de salut. Dans ces conditions, la porte
reste ouverte, timidement certes, mais ouverte tout de même à ce qui
dès lors serait une troisième voie : refusant implicitement les termes
catégoriques d’un ou bien…ou bien…, le texte ouvre de lui-même
cette perspective. Et il l’ouvre d’autant mieux que ses dernières lignes
laissent deviner les grands axes de ce que devrait être une
modification des conditions et des modalités en cause :

L’irréalité pratique des éléments hétérogènes qu’elle met en jeu est en


effet une condition indispensable à la durée de l’hétérogénéité : à partir
du moment où cette irréalité se constitue immédiatement comme une
irréalité supérieure ayant pour mission d’éliminer (ou de dégrader) la
réalité inférieure vulgaire, la poésie est réduite au rôle de mesure des
choses et, en contrepartie, la pire vulgarité prend une valeur
excrémentielle de plus en plus forte.

La pratique de la poésie consisterait donc en la mise en jeu d’une


irréalité pratique. Cela impliquerait de préserver cette irréalité en
introduisant une médiation là où justement « elle se constitue
immédiatement » comme une fonction. La poésie devrait être capable
à la fois de mettre en jeu des éléments hétérogènes et, dans le même
temps, de préserver leur irréalité pratique de toute homogénéisation.
Telle est l’exigence à laquelle les modifications des conditions
d’actualisation doivent répondre afin que la poésie puisse être
28 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

véritablement envisagée comme une pratique. Si, pour l’heure,


Bataille ne dit rien qui permette de formuler plus concrètement cette
exigence, ses analyses laissent au moins entrevoir ce principe général.
Il faut retenir plusieurs enseignements de ces diverses
considérations théoriques. Tout d’abord, les textes posthumes
confirment ce que laissait présager l’ambiguïté dissimulée derrière les
critiques acerbes de Documents : au début des années 30, la question
de la poésie est loin d’être réglée pour Bataille. Son analyse critique
de l’échec surréaliste montre bien comment ce dernier a certainement
été aussi sensible à la volonté affichée par la poésie surréaliste
d’entraîner des bouleversements profonds, qu’il a été déçu par son
incapacité à le faire, quand elle n’a pas trahi ces intentions premières.
Quoi qu’il en soit, il apparaît clairement que, à la suite du surréalisme,
Bataille envisage avant tout la poésie comme la possibilité d’une
pratique subversive que les surréalistes n’ont su ni concevoir ni
assumer ; c’est bien sa capacité de révolte et, plus loin, sa capacité à
participer à part entière à une révolution nécessaire, qui retient son
attention. Ainsi, une fois les écueils de la poésie surréaliste dénoncés,
et une fois les raisons de ceux-ci décelées, la question de la poésie
consiste d’abord pour Bataille à envisager les éventuelles possibilités
de les surmonter. Les faiblesses de la poésie procèdent de conditions
que l’on peut toujours espérer infléchir ou modifier. Une marge de
manœuvre lui est donc ménagée qu’il faut chercher entre l’autonomie
et la subordination : entre ces deux pôles, une possible troisième voie
semble s’ouvrir où la poésie peut espérer produire de réels
bouleversements. C’est cette troisième voie qu’il faut maintenant
tenter d’appréhender plus concrètement.

La confirmation et l’explicite

La Critique sociale, revue fondée et dirigée par Boris


Souvarine, livre son premier numéro en mars 1931. La première
collaboration de Bataille date du mois d’octobre de la même année.
Après Documents, c’est dans les pages de cette revue que la question
de la poésie est évoquée de nouveau. En trois ans de collaboration26,

26
Pour plus de détails au sujet des différents articles écrits par Bataille à La Critique
sociale, on peut se reporter à Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible.
L’intellectuel entre révolte et engagement, Paris, Éditions de la découverte, 1988, pp.
163-190.
INFLUENCE DU SURREALISME 29

Bataille, par deux fois, tout d’abord dans un développement de


l’important article « La notion de dépense », ensuite à l’occasion de ce
que l’on pourrait appeler un compte rendu littéraire, parle de poésie.
En janvier 1933, dans le numéro 7 de la revue, Bataille se prononce en
effet concrètement pour la première fois sur des œuvres surréalistes27.
Sa préoccupation est tout d’abord d’ordre méthodologique : comment
lire les œuvres surréalistes ? Quel critère légitime retenir pour juger
des productions du mouvement ? La réponse de Bataille ne saurait
surprendre. La seule lecture acceptable de la poésie surréaliste est
celle que les surréalistes « eux-mêmes ont cherché[e] à définir ».
Considérer cette poésie sous l’angle restreint de l’existence littéraire,
c’est ne pas lire. Cette tentative doit être appréhendée seulement à
partir de son désir revendiqué d’émancipation, à partir de « l’existence
tout court » : elle n’a de sens que ce désir reconnu. Plus précisément,
c’est la capacité de cette poésie à excéder les limites « qui atrophient,
aussi bien que la pensée et son expression, les actes et les attitudes »,
qui seule établit sa valeur. Toute lecture ignorante de la violence de ce
désir doit être aussitôt invalidée.
Cependant, dès qu’une lecture respectueuse de ce principe
s’applique rigoureusement aux œuvres surréalistes, la désillusion est
grande. Bataille ne ferait ici que réitérer un constat qu’il a déjà
maintes fois dressé s’il ne soulignait désormais que cette désillusion,
née de « la disproportion entre un effort et ses résultats » (I, p. 323),
revêt un aspect tragique : il ne serait que trop inconséquent d’en rire.
Le surréalisme a exprimé avec « une certaine force » la volonté de
rompre avec les platitudes bourgeoises. À cet égard, une déception
plus grande encore se lie à la médiocrité de sa production. Surtout, ses
réalisations « ne sont pas risibles en ce sens qu’elles justifient un
pessimisme à peu près sans réserve » (I, p. 324). L’échec surréaliste
est d’autant plus préoccupant qu’il ne doit rien à des intentions qui
sont les seules acceptables. Parce qu’il est l’échec d’une tentative
légitime, n’est-il pas aussi la preuve que la poésie, quelle qu’elle soit,
est seulement prometteuse et toujours décevante ? À cet instant, le
doute s’installe et la lucidité n’ignore pas les tentations du
pessimisme.

27
Il s’agit du Revolver à cheveux blancs d’André Breton, de La Vie immédiate de
Paul Éluard et de Où boivent les loups de Tristan Tzara.
30 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Les pages de La Critique sociale témoignent d’une


évolution sensible de l’attitude de Bataille : ce dernier reconnaît enfin
explicitement la légitimité et la nécessité du projet surréaliste en même
temps qu’il continue de déplorer l’insuffisance intrinsèque de sa
réponse. Du même coup, l’heure n’est plus vraiment aux violentes
diatribes adressées à la poésie dans les pages de Documents. Malgré
les sérieux doutes que laisse planer l’échec surréaliste, Bataille semble
même suggérer que tout espoir n’est pas perdu pour cette dernière : le
« pessimisme à peu près sans réserve » qui succède au surréalisme ne
signifie pas à la lettre l’absence de toute issue. Un peu plus loin,
critiquant sans ménagement Paul Éluard, Bataille affirme clairement
que sa poésie « n’a rien à voir avec la poésie ». Quelle est donc cette
poésie que selon lui les réalisations d’Éluard trahissent ? Comment la
conçoit-il ? Comment les quelques lignes de La Critique sociale
peuvent-elles éclairer plus concrètement ce qui s’esquissait seulement
dans les textes posthumes?
La critique des œuvres surréalistes énoncée par Bataille
vise surtout à s’en prendre une fois de plus à André Breton. Breton
vient tout juste de publier Le Revolver à cheveux blancs, recueil
d’autant plus représentatif de sa poésie qu’il a la particularité de
constituer dans sa première partie une anthologie de poèmes parus
dans Mont de piété, Les Champs magnétiques ou encore Clair de
terre. Bataille inscrit ces poèmes « […] à la suite d’une tradition
littéraire française dont le représentant le plus typique est Stéphane
Mallarmé et à laquelle Paul Valéry lui-même se rattache » (I, p. 324).
Cette filiation joue un double rôle : d’une part, à travers la continuité
qu’elle révèle, elle situe historiquement les insuffisances du
surréalisme, d’autre part, elle attribue avant tout et sans détour ces
mêmes insuffisances à Breton. L’œuvre de ce dernier apparaît donc
très classique : elle honore et continue une tradition prestigieuse. En
fait de révolte, elle évoque Mallarmé, côtoie Valéry qui, depuis son
retour à la littérature avec la publication de La Jeune Parque et son
élection à l’Académie française au fauteuil d’Anatole France en 1925,
fait par excellence figure de poète officiel. Mais, derrière ces deux
références, il y a plus qu’une manière de déni : comme on le sait,
Mallarmé et Valéry ont longtemps exercé une influence notoire sur
Breton. Le premier fut pour lui une véritable révélation, le second, un
mentor dont les conseils et les avis furent écoutés avec attention. En
affirmant cette filiation, Bataille nie toute rupture avec ces influences
INFLUENCE DU SURREALISME 31

premières : en fait d’innovation, le surréalisme n’est qu’une immense


entreprise de recyclage habilement déguisée. S’il existe des « apports
techniques propres » au mouvement, ceux-ci relèvent tout au plus
d’une continuité et se résument à une démarche inscrite « […] dans
une série de tentatives caractérisée par le fait que la recherche des
méthodes s’est substituée à la vulgaire inspiration poétique » (I,
p. 324). Bien moins qu’une entreprise originale, le surréalisme
apparaît comme la fin longtemps annoncée de recherches qui
s’épuisent. Simplement contingent, l’intérêt qu’il peut susciter est
exclusivement relatif à l’histoire littéraire :

[Sa méthode] aurait ainsi le mérite d’une démonstration achevée : la


recherche systématique des modes d’expression a eu pour résultat de
rapprocher une image de plus en plus étrangère de la poésie, mais cette
image se vidait d’une partie de sa signification humaine à mesure
qu’elle se débarrassait de certains éléments en liaison immédiate avec
les éléments essentiels de la vie. Le Revolver à cheveux blancs se situe
entièrement dans cette impasse.

Bataille formule ici une critique d’une importance décisive, qu’il ne


cessera d’ailleurs d’approfondir par la suite. En somme, il reproche au
surréalisme d’avoir préféré l’œuvre à la poésie, d’avoir, en un mot,
cédé à l’attrait de l’œuvre au détriment de la pratique que la poésie
doit être avant tout. La critique qu’il adresse à la méthode surréaliste
ne dit rien d’autre : cette méthode pèche pour avoir accordé une
importance incontestée à la question des formes d’expression. Si rien
ne laisse supposer qu’il faille évincer cette question, au moins doit-
elle être déchue, selon Bataille, de deux privilèges : l’évidence et la
priorité. La remise en cause de ces privilèges relativise l’importance
d’une recherche dont l’exclusivité, concédée trop hâtivement, conduit
à un appauvrissement des enjeux réels de la poésie. Systématique,
allant de soi, cette recherche substitue28 à son objet une image

28
Si la substitution est bien dénoncée, Bataille demeure néanmoins plus flou quant au
détail de ces modalités. Il précise certes qu’elle s’opère par une discrimination, sans
pour autant clairement identifier la nature de ce qui est discriminé. Tout au plus, sait-
on qu’il s’agit « de certains éléments en liaison immédiate avec les éléments essentiels
de la vie ». Malgré son imprécision, cette formule situe une fois encore la seule
destination de la poésie au niveau le plus intime – à la lumière des textes antérieurs,
on peut cependant supposer que les éléments évincés correspondent à ceux qui,
capables de maintenir l’irréalité pratique, donnent accès à l’hétérogène et, ainsi,
permettent de retrouver les déchaînements vitaux de la projection.
32 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

appauvrie ; elle détruit ce qui l’innerve, le sectionne en son nerf


même : bien vite la poésie est limitée au seul souci de l’œuvre et les
bouleversements qu’elle entraîne sont au mieux édulcorés. La
recherche des modes d’expression ne vaut que si elle est d’abord et
sans cesse rattachée à la fin subversive qui lui donne son sens. Ce
rattachement a la valeur d’un constant rappel : il s’agit de préserver le
sens de la révolte poétique de toute appropriation et de tout
affadissement. La relativisation de la question de l’expression est ainsi
la première conséquence concrète de la refonte nécessaire des
conditions et des modalités de l’actualisation de la poésie que
suggéraient les textes posthumes29.
Bataille affiche désormais clairement une partie de ses
intentions. Rompant avec la recherche immédiate d’un "comment
dire", relativisant toute préoccupation esthétique ou rhétorique, il
sollicite la présence d’une conscience avertie : il faut plus que tout
préserver la lucidité acquise en méditant sur l’échec surréaliste.
Autrement dit, cette lucidité doit véritablement porter à conséquence.
La conscience des écueils surréalistes et la vigilance imposée par leur
toujours possible répétition doivent se manifester de manière concrète
et efficace : la relativisation de la question de l’expression ouvre la
voie d’une révision plus globale de la question de la poésie. On le
voit, il ne s’agit pas seulement pour Bataille de critiquer le
surréalisme, il faut également déterminer les conséquences concrètes
de cette critique.
Dans les pages de la revue de Souvarine, Bataille
reconnaît et affirme son intérêt pour la poésie avec une liberté plus
grande. Cette liberté semble notamment résulter des apports nouveaux
qui, depuis Documents, ont nourri et enrichi sa réflexion. Ces derniers
paraissent offrir une assurance théorique nécessaire pour commencer
d’exposer et de développer les intuitions dont l’implicite était
jusqu’alors le domaine réservé. À cet égard, et peut-être plus encore
que le compte rendu littéraire, « La notion de dépense » affiche sans
détour un intérêt certain pour la poésie.
Profondément influencé par la lecture des travaux de
Marcel Mauss qu’Alfred Métraux lui a fait découvrir, Bataille

29
Bataille décèle dans l’œuvre une sorte de danger, et le souci de cette dernière ne
doit jamais prendre le pas sur la poésie. Par la suite, nous verrons comment cette
position va devenir l’une des préoccupations les plus riches et les plus complexes de
sa réflexion sur la poésie.
INFLUENCE DU SURREALISME 33

développe plus avant les propositions contenues déjà dans « La valeur


d’usage de D.A.F de Sade ». La vitalité et la survie des sociétés
humaines se lient à un principe de perte que manifeste un ensemble de
dépenses improductives. La dépense sans autre fin qu’elle-même,
opposée donc à la consommation, est un élément déterminant de la vie
sociale. De ce point de vue, la mesquinerie de la société bourgeoise se
révèle plus affligeante que jamais30.
Alors que les textes posthumes ont permis de mieux
définir l’enjeu de la poésie – afin de subvertir les représentations du
sujet, celle-ci doit offrir une possibilité de transgresser le discours et
d’imposer la violence qu’il nie –, les quelques lignes de La Critique
sociale permettent quant à elles d’entrevoir comment Bataille tente de
cerner le principe qui permettrait d’y répondre. Grâce aux analyses de
« La notion de dépense », ce dernier est en effet mieux à même de
cerner les conditions d’une remise en cause générale de la réalité
homogène et, à ce titre, de définir le principe fondamental de toute
véritable révolte poétique. Apparaît ainsi le thème de la dépense,
dépense que les sociétés bourgeoises et communistes éradiquent ou
édulcorent mais qui, justement, se présente comme ce qui résiste aux
forces appropriatives. L’impératif qui, dans les textes posthumes,
commandait de lier la poésie à un accès à l’hétérogène grâce au
maintien de l’irréalité pratique des éléments mis en jeu trouve un
prolongement logique avec la notion de dépense. Parmi les différentes
réalités qui, malgré tout, manifestent encore plus ou moins le principe
de la dépense au sein des sociétés, la poésie occupe une place
privilégiée : « le terme de poésie, affirme Bataille, […] peut être
considéré comme synonyme de dépense » (I, p. 307). Dès 1933, le
rapprochement décisif de la poésie et de la dépense apparaît ainsi en
réponse à la nécessité d’échapper aux écueils à la fois de l’autonomie
et de la subordination.
Que peut-on retenir quelques remarques que Bataille
rédige au sujet de la poésie entre 1925 et 1933 ? Ces dernières
témoignent d’un intérêt réel pour la question et, pour peu qu’on s’y
attarde, d’une réflexion déjà cohérente, dont le cheminement difficile,
souvent heurté, est dû essentiellement au contexte particulier dans
lequel elle voit le jour. Elles indiquent notamment comment Bataille

30
Dans cette même perspective, la société communiste qui régule la consommation en
fonction de l’acquisition et de la production n’est d’ailleurs guère mieux considérée.
34 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

pense d’emblée la poésie conjointement à certains thèmes cruciaux –


tels que, par exemple, la révolte, la pratique ou encore la dépense –
qui annoncent les orientations majeures d’une réflexion sur la poésie
qui, à cette époque, est alors en germe. Bien que sporadiques, les
remarques formulées au cours de ces années sont donc loin d’être
négligeables. Mais ce qui doit surtout retenir notre attention, c’est la
façon dont la question de la poésie se déploie avant tout pour Bataille
dans l’horizon d’un surréalisme qui l’a déçu et dont il juge nécessaire
d’entreprendre la critique, d’un surréalisme auquel, semble-t-il, il
accorde le génie de manifester les intentions les plus justes non moins
que la faculté insidieuse de s’y dérober systématiquement.
Ainsi, la haine de la poésie formulée en 1947 apparaît
après coup comme une réponse à la nécessité de ne pas retrouver les
écueils rencontrés par le mouvement de Breton : comment ne pas
entendre dans cette haine l’écho de celle que Bataille dit avoir
éprouvée quelques années plus tôt en réaction à la poésie surréaliste ?
La réaction passionnée évoquée par Bataille est sans aucun doute à
l’origine de ce qui s’élaborera à partir de 1940 dans le calme de la
réflexion comme un dispositif rigoureux. La haine montre bien
comment la déception liée au surréalisme laisse une empreinte
profonde ; elle n’est pas un simple ersatz ou la version édulcorée et
assagie d’une réaction antérieure : la haine est la conséquence d’une
expérience douloureuse dont Bataille a su tirer les enseignements.
Cette haine signifie une passion toujours vive mais alliée désormais à
la conscience des erreurs passées. Irréductible à une simple réaction
antipathique, elle est le geste d’une lucidité qui a su mêler désir et
vigilance. Quoi qu’il en soit, elle montre clairement comment la
réflexion que Bataille mène au sujet de la poésie consiste, au moins en
partie, à élaborer à partir de la critique du surréalisme des dispositifs
concrets qui visent à en éviter les errements.
Par la suite, et en particulier au fil des années 40, si la
vigilance à l’égard de la poésie est plus que jamais de mise, celle-ci va
perdre néanmoins un peu de sa sévérité et de son intransigeance,
traduisant sans doute par là une implication différente de la part de
Bataille. À la fin de l’introduction de L’Érotisme, Bataille écrit par
exemple :

La poésie mène au même point que chaque forme de l’érotisme, à


l’indistinction, à la confusion des objets distincts. Elle nous mène à
INFLUENCE DU SURREALISME 35

l’éternité, elle nous mène à la mort, et par la mort, à la continuité : la


poésie est l’éternité. C’est la mer allée avec le soleil. (X, p. 30)

Au début des Larmes d’Eros, Bataille s’interroge : « mais de


l’érotisme à la poésie, ou de l’érotisme à l’extase, la différence est-elle
décidément saisissable ? » (X, p. 576). Cette ultime question, qui
compte parmi les dernières lignes écrites par Bataille, achève
d’affirmer l’importance d’une notion qui figure parmi les grands
thèmes d’une œuvre qui n’aura cessé de l’interroger.
À la fin de l’année 1961, Bataille nourrit le projet, avec
Jérôme Lindon, de rééditer La Haine de la poésie sous un titre
différent et augmenté d’une préface. Il prend alors de nombreuses
notes (Cf. III, pp. 509-522) en vue d’un texte conséquent que sa
maladie ne lui permettra cependant pas de rédiger31 : finalement, seule
une courte préface est publiée (Cf. III, p. 520). Malgré tout, Bataille
saisit cette occasion pour jeter une ultime lumière sur le sens d’une
expression qui lui tient manifestement encore à cœur : la haine de la
poésie est bien le désir d’un accès à la poésie, à « la violence de la
révolte » (III, p. 100). Bien que sommaires, ces précisions montrent
qu’en 1962 l’expression est toujours d’actualité, comme est toujours
d’actualité de rectifier les erreurs d’interprétation passées et de
devancer celles à venir. Cette ultime précaution manifeste toute
l’ambiguïté d’un rapport à la poésie dont la singularité a souvent
dérouté et, finalement, a empêché de voir qu’il reposait avant tout sur
un attrait profond et inquiet.
Nous l’avons vu, on ne peut comprendre la réflexion de
Bataille, qui vient à la suite du surréalisme, sans mesurer l’influence à
la fois théorique et historique que ce dernier exerce sur elle. Par
ailleurs, et le problème de la poésie le montre bien, la question
des rapports de Bataille avec le surréalisme relève toujours d’un
double intérêt. Si cette question est d’une part indispensable à la
compréhension de l’œuvre de ce dernier, elle permet d’autre part
d’envisager à travers un cas particulier ce que le surréalisme a pu
inspirer à ses côtés, aussi bien par la richesse de son engagement que
par celle de ses propres faiblesses ou de ses contradictions. Pour
autant, il ne s’agit évidemment pas d’annexer au surréalisme une
œuvre qui est bien plus que la marge de n’importe quel mouvement.
Simplement, il existe une véritable filiation entre cette œuvre et le

31
Rappelons que Georges Bataille est mort le 8 juillet 1962.
36 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

surréalisme, dont la question de la poésie participe à part entière, et


que Bataille affirmera de plus en plus nettement au cours des années
40. En 1948, estimant que l’un des écueils majeurs du surréalisme fut
de n’avoir pas su communiquer le sens du surréel au plus grand
nombre, il écrit par exemple :

Il me semble que cette difficulté a été ressentie comme pénible, non


seulement par André Breton, mais par tous ceux qui se sont approchés
du surréalisme, soit qu’ils aient appartenu au groupe même, soit que
leur activité ait été voisine de celle de ce groupe, et par là je n’hésite
pas à me désigner moi-même dans ce sentiment de malaise, dans ce
sentiment d’impuissance qui me semble assez tristement caractériser le
résultat du surréalisme. (VII, p. 390)

Au-delà d’une estime non dissimulée du surréalisme, d’une proximité


revendiquée avec celui-ci, Bataille semble assumer désormais un désir
d’opérer une refonte du mouvement qui serait, en quelque sorte,
l’aboutissement et le sens ultime de la critique à laquelle il soumet ce
dernier depuis ses débuts. En 1946, dans un article pour Troisième
convoi, il décrit ainsi sa position par rapport au mouvement de
Breton :

Je suis mal désigné, semble-t-il. Je me suis, chaque fois que j’en eus
l’occasion, opposé au surréalisme. Et je voudrais maintenant l’affirmer
du dedans comme l’exigence que j’ai subie et comme l’insatisfaction
que je suis. Mais ceci d’assez clair ressort : le surréalisme est défini par
la possibilité que son vieil ennemi du dedans, que je suis, a de le
définir décidément. (XII, p. 31)

Ces propos, que révèlent-ils si ce n’est ce que l’on pouvait pressentir


dès les premiers textes et les premières querelles ? Bataille expose
sans détour ce que les circonstances l’ont contraint longtemps à
refuser ou dissimuler, ce que les analyse de La Valeur d’usage de
D.A.F de Sade et de La Vieille taupe signifiaient déjà à leur manière :

Ce qui, jusqu’ici, semble avoir manqué le plus aux surréalistes est


l’aptitude intellectuelle. Les surréalistes ont même affiché du mépris
pour les expériences de l’intelligence. Pourtant, la maîtrise de ces
exercices est peut-être la clé d’une émancipation rigoureuse. Si
l’excellence individuelle est souvent signe de servilité, il ne s’ensuit
pas que nous puissions résoudre la servilité de l’esprit si nous ne
disposons que de faibles moyens intellectuels. (XII, pp. 32-33)
INFLUENCE DU SURREALISME 37

Que le surréalisme ne se soit pas hissé à la hauteur de ses ambitions,


Bataille n’aura finalement jamais dit autre chose. Qu’il ait manqué
d’une réelle aptitude intellectuelle pour répondre aux exigences qu’il
formulait, Bataille l’avait déjà dit, mais jamais aussi clairement,
jamais au point, en tout cas, de reprendre ces exigences à son propre
compte, et de se désigner lui-même comme le théoricien grâce auquel
il est désormais possible que « le grand surréalisme commence » (XII,
p. 33).
Que pouvait bien entendre Bataille à travers cette
expression pour le moins étrange ? Qu’est-ce que ce surréalisme avait
encore de commun avec celui imaginé par Breton ?
Ces questions seront pour nous un fil conducteur qui
aidera à mieux cerner cette poésie née pour une grande part d’un
rapport au surréalisme qui, étranger à la fascination, a toujours su
maintenir cette distance propre à l’ironie, cette distance qui, selon
Maurice Blanchot, est le gage de la rencontre : « Voir suppose la
distance, la décision séparatrice, le pouvoir de n’être pas en contact et
d’éviter dans le contact la confusion. Voir signifie que cette séparation
est devenue cependant rencontre »32. À la lumière des circonstances
particulières qui donnent naissance à la réflexion de Bataille, de telles
questions nous semblent les mieux à mêmes d’orienter une recherche
qui veut tenter de décrire la poésie telle que celui-ci voulut toujours
qu’elle fût, telle en tout cas que celle-ci n’eût certainement jamais été
si le surréalisme n’avait pas existé.

32
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, 1988, p. 29.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT

« Certains jours il ne faut pas craindre


de nommer les choses impossibles à
décrire. »

« Ne pas oublier que nous sommes de


parti pris quand nous disons, quand
nous ne disons pas. »

René Char, Recherche de la base et du


sommet.

Définir et décevoir

La haine de la poésie signifie l’éveil à une absence


essentielle. Déchirant la surface lisse et apaisée du discours, elle
révèle soudain une béance, un manque que ce dernier ne peut masquer
plus longtemps. « Ce qui est dit par le discours, affirme Sollers, n’est
pas ce que dit le discours »1. La contestation qui sourd de la haine ne
consiste finalement en rien d’autre qu’à exposer cette différence, à
empêcher pour un temps le labeur d’un discours si attentif et si
efficace à la dissimuler. Cependant, la béance désignée n’ouvre sur
aucun néant ; elle libère au contraire un excès. Une fois cet excès
délivré, certains mots s’extraient alors de la masse anonyme du
discours où ils étouffaient en silence : soudain, la poésie, l’extase, le

1
Philippe Sollers, L’Ecriture et l’expérience des limites, Paris, Editions du Seuil,
1968, p. 113.
40 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

rire n’acceptent plus le carcan trop réducteur imposé par la sphère


discursive. Le discours d’ailleurs ne s’y est pas trompé : veillant à ce
que ces derniers ne contrarient pas la sérénité de son déploiement, ne
dérangent pas le sérieux et la rigueur de ses enchaînements, il a pris
soin de les écarter tout au long de son développement dialectique.
Bataille n’a cessé de méditer cet affairement. A cet égard, et parce
qu’il est à la fois le discours s’achevant et la totalité du discours, le
savoir absolu décrit par Hegel lui offre l’occasion la plus propice d’en
déceler les moindres aspects. Ainsi, quand le savoir se clôt, Bataille
constate : « Dans le "système", poésie, rire, extase ne sont rien, Hegel
s’en débarrasse à la hâte : il ne connaît de fin que le savoir » (V,
p. 130). L’empressement de Hegel n’est pas fortuit : il faut évincer le
rire, la poésie, l’extase qui, loin de "travailler" avec le savoir, loin en
un mot de ramener l’inconnu au connu, « font incessamment glisser la
vie dans le sens contraire, allant du connu à l’inconnu » ; il faut les
évincer sous peine de fragiliser et de mettre en péril la viabilité même
du système.
Plus une effusion se rapprochera de la dépense, et plus le
caractère « inassimilable »2 de cette "notion" se communiquera à elle :
plus elle inquiétera « le discours homogène de Hegel ». Associée à la
souveraineté, la réflexion sur la poésie est soumise à l’« étrange
contorsion »3 évoquée par Derrida. Cette réflexion, n’ayant d’autre but
que de rapporter incessamment la poésie à la dépense la plus totale,
affronte à son tour la « nécessité de l’impossible » : il faut « dire dans
le langage – de la servilité – ce qui n’est pas servile »4. Ce que Derrida
affirme à propos du mot rire, s’applique alors aussi bien à celui de
poésie : ce mot « doit se lire dans l’éclat, dans l’éclatement aussi de
son noyau de sens vers le système de l’opération souveraine »5. Cet
impératif résume à lui seul la gageure qui se présente à la réflexion sur
la poésie : parlant de ce qui justement se soustrait à l’empire des mots,
il lui faut trouver des stratégies pour faire dire au discours ce qu’il ne
peut pas dire, sans pour autant maquiller cette impossibilité en
possibilité – le discours aurait tout à y gagner –, mais en l’exposant au

2
Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible. L’intellectuel entre révolte et
engagement, op. cit., p. 149.
3
Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme
sans réserve », L’Ecriture et la différence, Paris, Editions du Seuil, 1967, p. 371.
4
Ibid., p. 385.
5
Ibid., p. 376.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 41

contraire sans relâche. Gagné par la contorsion à laquelle l’écriture de


Bataille soumet tout le discours, chaque terme de sa réflexion sur la
poésie doit toujours être lu en rapport avec ce tiraillement qui travaille
son sens.
Une fois cernée, cette nécessité permet d’entrevoir toute
la complexité d’un problème comme celui de la définition du mot
poésie. Opération dont la fonction est de ramener au connu, cette
dernière entretient une incompatibilité essentielle avec la poésie
désignée par la haine. Mais, bien qu’incompatible, elle demeure
néanmoins absolument indispensable : l’écarter sans égard reviendrait
à renoncer à appréhender la souveraineté du poétique. La difficulté est
alors la suivante : il faut être capable de préserver ce que permet la
définition, tout en lui refusant explicitement ce pouvoir. D’étranges
"définitions"6 vont alors voir le jour, qui sont autant de symptômes
concrets de la contorsion évoquée par Derrida, et dont l’un des effets,
paradoxalement, est de rendre plus difficile la détermination de ce qui
relève ou non de la poésie : un certain trouble se lie aux "définitions"
proposées par Bataille dont il est déterminant d’appréhender aussi
bien le sens que la fonction.
Dans la Phénoménologie de l’esprit, le « développement
de la conscience de soi semble pouvoir s’arrêter à chaque phase
particulière »7 : menacé par l’ennui, la violence ou la dissolution, le
discours dialectique pourrait s’interrompre. Hegel expose notamment
l’un de ces moments périlleux à travers l’exemple de Faust et de
Gretchen8. Par « une sorte de décision consciente »9, la conscience
« refuse [alors] le discours universel » et « tente de se réfugier dans ce
qu’elle croit une expérience pure ». Elle se montre « lasse de
l’universalité du savoir » et abandonne « la médiation qui seule
constitue une conscience de soi comme telle ».
Sans conteste, Bataille demeure résolument étranger au
moment régressif décrit par Hegel : il ne refuse la médiation en aucun
cas. Il la sollicite au contraire jusqu’au moment où, précisément, ses
6
Parlant des définitions de la poésie proposées par Bataille, nous utiliserons toujours
les guillemets pour mieux souligner la distance qu’il faut savoir garder avec ce terme
dans ce cas précis.
7
Jean Hyppolite, Logique et existence. Essai sur la logique de Hegel, Paris, P.U.F,
1962, p. 13.
8
Nous renvoyons à Hegel, Phénoménologie de l’esprit, (traduction de Jean
Hyppolite), Paris, Editions Montaigne, 1941, pp. 297-299.
9
Jean Hyppolite, Logique et existence. Essai sur la logique de Hegel, op. cit., p. 13.
42 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

ressources s’épuisent et son pouvoir vient à manquer. Bataille ne


cessera d’observer cette attitude :

Que serions-nous sans le langage ? Il nous fait ce que nous sommes.


Seul il révèle, à la limite, le moment souverain où il n’a plus cours.
Mais à la fin celui qui parle révèle son impuissance. (X, p. 270)

Dès que l’on parle, « il n’y a qu’un discours »10. Et c’est pourquoi,
l’en-dehors du discours ne saurait surgir ailleurs qu’en son sein même.
Pousser le discours dans ces derniers retranchements, autrement dit,
espérer en révéler les failles, c’est bien rechercher un moment
favorable à cette manifestation. Cela est particulièrement net en ce qui
concerne la définition de la poésie. Il faut bien le saisir, sous peine de
ne pas voir le mouvement dont elle procède.
Bien que l’on ne puisse que mal parler des effusions, et, a
fortiori, de l’opération souveraine, « il n’est pas mal de parler »
(VI, p. 282). A cet instant quelque chose d’embarrassé se lie
nécessairement à la parole ; en ce sens, parler « c’est d’ailleurs
montrer qu’on n’a pas peur de l’inélégance exagérément ». En
contrepartie, rompre avec l’élégance revient à renouer avec un certain
sérieux : « Par l’élégance on se dégage d’une lourdeur, mais la
légèreté se paye en insignifiance » (VI, p. 281). Finalement, grâce à la
parole, « il s’agit de sortir du vague où nous avons vécu, où l’élégance
et les brillantes couleurs laissaient les voies de l’inconséquence
ouvertes » (VI, p. 282). La rigueur prônée ici par Bataille fait très
concrètement appel à la « forme scolastique » qui est, selon lui, la
seule à pouvoir faire entrer « la pensée humaine » dans « la voie des
conséquences » :

Je propose d’élaborer un ensemble de données scolastiques concernant


l’expérience intérieure. Je crois qu’une expérience intérieure n’est
possible que si elle peut être communiquée et qu’elle ne pourrait être
communiquée en dernier ressort sans atteindre l’objectivité de la
scolastique. (VI, p. 283)

La « forme claire » doit primer sur la forme littéraire, la clarté,


aussi longtemps qu’elle est possible, doit l’emporter sur toute
autre intention. Ce à quoi il faut parvenir, c’est au « maximum de

10
Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme
sans réserve », art. cit., p. 383.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 43

conscience » (VI, p. 284), qui correspond à « l’accomplissement de la


transparence » (VI, p. 283). L’expression poétique ou littéraire de
l’expérience est condamnable dans la mesure où elle a lieu « sur un
plan où la conscience est possible ». Elle est en revanche acceptable et
nécessaire une fois que la clarté optimale est atteinte : dans ce
contexte, l’épuisement des ressources discursives lui indique sa place
légitime.
Bataille n’est sans doute jamais aussi proche de Hegel
qu’au moment où il est le plus susceptible de lui faire faux bond. Car
il y a bien quelque chose de pervers dans cette promotion de la
médiation, une volonté de la prendre à revers, de préparer le terrain de
sa propre contestation. C’est quand le discours a tout dit que l’on
s’aperçoit le mieux qu’il ne dit pas tout. Mais c’est également à cet
instant qu’il peut être contraint de dire ce qu’il voulait taire : ce qui
reste en marge des propositions scolastiques trouvent une chance
d’être entendu. Les "définitions" de la poésie énoncées par Bataille
n’ont d’autre souci que de rendre visible cette marge : elles sont autant
de lumières jetées furtivement dans cet espace qui se refuse à la clarté.
Visant la poésie haïe, elles gagnent un étrange privilège : leurs défauts
ne sont pas moins leur force que leur faiblesse. Car ces défauts sont
les défauts même du discours. En les exposant, ces "définitions" font
apparaître toute la déficience d’un discours aux prises avec une réalité
qui l’excède. Rien n’est alors plus significatif que de mettre ces
défauts en plein jour ; rien ne signifie mieux la nature de ce qui est
approché que ces défauts qui en signalent le caractère inappropriable.
Plus les "définitions" de la poésie manquent à ce qu’exige le discours,
et plus elles montrent ce que le discours manque : ce que ce dernier ne
voulait et ne pouvait pas dire commence à se formuler.
Il faut maintenant s’arrêter plus longuement sur les
"définitions" proposées par Bataille. Pour ce faire, il n’est sans doute
pas inutile de les mettre en regard d’une volonté affichée et assumée
de définir la poésie, soit la définition énoncée par Valéry dans le
« Calepin d’un poète » :

POESIE. Cette partie des idées qui ne peut pas se mettre en prose,
se met en vers. Si on la trouve en prose, elle demande le vers et semble
un vers qui n’a pas pu se faire encore. Que sont ces idées ?
44 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

… Ce sont ces idées qui ne sont possibles que dans un mouvement trop
vif, ou rythmique, ou irréfléchi de la pensée.11

Valéry propose ici une définition rigoureuse de la poésie. Il ne se


contente pas d’énumérer quelques propriétés qui suffiraient à la
désigner, mais vise au contraire à rendre compte de son essence
même. Procédant par genre prochain et différence spécifique, il
affirme une inclusion de la poésie dans l’idée, inclusion qu’il précise
en insistant sur les spécificités de sa dimension formelle : l’ensemble
des caractères nécessaires à déterminer le concept de poésie est donc
mis au jour. La compréhension de ce concept est tout à fait claire, et
son extension peut être très exactement cernée : la poésie relève de la
forme versifiée qui s’oppose à la prose, elle désigne une forme où
« c’est le son, c’est le rythme, ce sont les rapprochements physiques
des mots, leurs effets d’induction ou leurs influences mutuelles qui
dominent »12.
C’est peu de le dire, mais le confort offert par la précision
de la définition de Valéry est résolument étranger aux "définitions" de
Bataille. Ce dernier réduit le plus souvent la poésie à l’un de ses
aspects sans pour autant que la particularité retenue suffise à en rendre
compte : la poésie est simplement « le désordre des mots » (VI, p. 22),
« la renonciation à la connaissance » (III, p. 518), ou bien encore « ce
qui […] peut être chanté » (XI, p. 88). De telles propositions, qui ne
répondent pas aux exigences de la définition, donnent à peine le
moyen de reconnaître ce à quoi elles font référence et demeurent
éloignées de toute volonté d’en appréhender l’essence. Cependant,
alors même que cette volonté devient plus clairement manifeste, les
formules proposées par Bataille ne laissent pas de poser un problème
similaire : quand, tentant d’approcher le cœur même de la poésie, il
affirme que « la poésie est l’impatience » (XI, p. 529), que « dans la
littérature, [elle] est l’essentiel, ce qui touche » (XI, p. 189), ou
encore, en reprenant une expression de Paul Eluard, « qu’elle est ce
qui donne à voir » (XI, p. 87), la compréhension du concept s’avère là
encore trop imprécise pour que l’on puisse en déduire avec exactitude
l’extension.

11
Paul Valéry, « Calepin d’un poète » (1928), Paris, Gallimard (Œuvres t.I), 1975,
p. 1450.
12
Paul Valéry, « Commentaires de Charmes » (1936), Paris, Gallimard (Œuvres t.I),
1975, pp. 1509-1510.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 45

Loin de jeter une quelconque lumière sur ce qu’elles


désignent, les formules de Bataille semblent se plaire à semer le
trouble. Mises en parallèle avec la définition de Valéry, elles
entraînent un sentiment de vide : si peu soucieuses de précision, elles
déçoivent toute attente d’une description exhaustive. Cependant, il
faut interroger le sens de cette déception. Cette dernière ne serait-elle
pas une ultime ruse du discours, une ruse qui empêcherait d’envisager
positivement sa déficience et d’y entrevoir le symptôme d’une
irréductibilité qui, parce qu’elle commence à être vue, commence
aussi à être dite ? Autrement dit, le sens de la déception n’est-il pas de
dissimuler cette déficience qui risque de signifier au-delà de ce que les
mots veulent signifier ? de dissimuler, en quelque sorte, la part
maudite d’un discours qui peut en dire trop long, bien plus long qu’il
ne le voudrait et que sa prudence ne saurait le tolérer ? Quand le
discours déçoit, il dissuade : la déception protège le discours en ce
qu’elle empêche d’aller plus loin que celui-ci n’autorise ; le
découragement et le renoncement qu’elle entraîne dissimulent le
dehors sous un épais brouillard. En d’autres termes, la déficience du
discours doit décevoir afin que la déception s’y substitue
immédiatement : maquillée en désillusion, la défaillance n’est plus
susceptible de provoquer le moindre décèlement. Finalement, la
déception persuade que quand le discours dit mal c’est qu’il n’y a rien
à dire, elle change l’irréductibilité en obscurité, réussit le tour de force
d’effacer la limite du discours en même temps qu’elle l’affirme : le
dehors disparaît. Consentir à la déception se présente alors comme le
plus sûr moyen de déjouer son piège. Accepter que les "définitions" de
la poésie nous déçoivent, c’est appréhender le découragement comme
le signe par lequel le dehors s’annonce ; exiger et attendre que ces
"définitions" échouent, c’est contester le renoncement lié à la
déception et voir en elle le seuil où une autre parole peut commencer :
de dissimulatrice la déception devient révélatrice. Refuser une
adhésion spontanée et exclusive au discours et accepter la déception13
revient ainsi à libérer les voix qui le hantent, voix que sa trop grande
puissance engendre malgré lui et qu’il s’échine à faire taire ; c’est
accueillir ces voix qui le parcourent, accueillir ce qu’elles disent et ce
qu’elles laissent entendre.

13
Sous un autre angle, on peut également noter que la déception se présente comme la
preuve sensible que l’impossibilité de dire ce qu’est la poésie n’est pas trahie : elle
atteste en quelque sorte que le discours n’a pas usurpé ses droits.
46 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Dans cette perspective, lorsque Bataille affirme par


exemple à propos de l’impossible : « quand je dis « la douceur de la
nudité (la naissance des jambes ou des seins) touchait l’infini » je
définis l’impossible » (III, p. 510), sa "définition" résonne d’une tout
autre force. Il faut être sensible à la manière dont il travaille et
pervertit alors le discours, à la manière dont il joue à la fois sur une
présence et une absence, sur le maintien et la négation simultanées de
la définition : s’il s’agit bien de définir, cela ne saurait en aucun cas
donner lieu à une définition. Il y a là un double mouvement qui
consiste à préserver la fonction de la définition et à refuser les
modalités qui la déterminent : là où un concept est légitimement
attendu apparaît un mot, l’impossible, dont la "définition" indique
qu’il est tout sauf un concept. L’impossible n’usurpe cependant pas la
place du concept : il n’est pas là à la place du concept mais occupe la
place laissée par lui vacante. Désigner ce lieu comme celui de ce
"non-concept", c’est signaler que ce mot n’est pas un vain fantôme
vide de sens : bien qu’il soit moins un autre mot que l’autre des mots,
il permet toutefois de parler. En maintenant une figure type du
discours pour mieux la détourner, Bataille affirme du même coup
qu’un pouvoir de parler demeure et que ce pouvoir de parler est tout
autre : en marge du discours, la parole reconnaît sa loi mais n’y obéit
plus ; elle en joue. Par exemple, entre le "défini" et le "définissant", il
n’existe plus un rapport d’équivalence mais un jeu de miroir incessant
où se reflète la part irréductible de chaque terme : l’impossible renvoie
au corps érotique, le corps érotique renvoie à l’impossible. Il ne s’agit
donc plus de ramener l’inconnu au connu, mais d’exprimer l’inconnu
par l’inconnu : l’inconnu est manifesté sans être approprié. Ainsi,
quand le terme d’impossible figure dans une "définition" de la poésie,
le jeu de miroir se répercute et, comme par contagion, la poésie et
l’impossible, en s’exposant l’un à l’autre, s’expriment à travers leur
irréductibilité rendue manifeste.
L’imprécision n’est donc pas ici une inconséquence : elle
n’a rien d’une approximation et seul le plus grand sérieux commande
de ne rien préciser. Dans ces conditions, il ne faut pas craindre
d’affirmer que si Bataille est imprécis, il ne l’est jamais que par
rigueur. Dès lors, l’imprécision des "définitions" de la poésie apparaît
comme le contraire d’un défaut ou d’une omission : elle en est un
élément à part entière. L’absence de précision est une ultime exigence
à la lumière de laquelle ces "définitions" doivent être lues. Leur
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 47

simplicité revêt toute la force d’une intimation : c’est le plus essentiel


qu’il faut entendre derrière des termes en apparence désuets. La
simplicité dérange plus qu’elle ne conforte, inquiète plus qu’elle ne
rassure : l’affronter n’est pas choses facile. Elle impose d’être nu, de
se dépouiller des vieilles habitudes discursives. Là où le discours
multiplie les questions, il n’y a plus désormais qu’une formule brève
qui dit l’essentiel et à laquelle il faut être capable de ne rien ajouter.
« Nous ne savons pas […] parler » (X, p. 30) de la poésie, alors il faut
en parler peu : c’est-à-dire juste assez pour que se mêle à la parole un
certain silence qui en dit plus long que toute parole. En requérant aussi
peu du discours, la simplicité en montre aussi la limite. Elle exige des
mots pour dire ce qui ne se dit pas mais se partage cependant, des
mots pour ranimer un sentiment fondamental. Car là encore il s’agit de
restituer toute sa force à l’évidence : « nous sentons tous ce qu’est la
poésie ». Les meilleures "définitions" de la poésie sont toujours les
plus simples car elle s’adressent avant tout à un sentiment commun et
profond : on ne réveille pas un sentiment en l’expliquant. Lapidaires
par exigence, ces "définitions" doivent toucher, avoir la violence
d’« un coup d’archet » afin que le sentiment poétique, à l’instar de la
symphonie évoquée par Rimbaud, « fa[sse] sont remuement dans les
profondeurs, ou vien[ne] d’un bond sur la scène »14.
Les "définitions" qu’il en donne montrent clairement à
quel point la poésie est pour Bataille une notion labile, qui n’est pas
insérée simplement dans le discours mais occupe au contraire une
position singulière. Ces définitions nous donnent une première idée du
statut du mot « poésie » dans son œuvre, idée qu’il nous faut
maintenant préciser en essayant notamment de mieux cerner la nature
de ce mot. Pour ce faire, nous partirons d’un article que Pierre
Klossowski consacre à Bataille en 1963, et plus particulièrement de la
notion de simulacre qu’il met en avant pour décrire le traitement que
l’auteur du Coupable réserve aux notions philosophiques.

14
Arthur Rimbaud, Lettre de Rimbaud à Paul Demeny (15 mai 1871), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes), 1972, p. 250.
48 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

La poésie et le simulacre

Au cours de la Discussion sur le péché15, Sartre interpelle


Bataille de la sorte : « Lorsque vous parlez de péché, il semble que,
sous le couvert d’un mot vous parliez de choses entièrement
différentes » (VI, p. 343). Là où le philosophe – le discours – lui fait
grief d’une inconséquence, Bataille affirme une liberté assumée à
l’égard des mots ; un peu plus loin il précisera en effet : « tout ce à
quoi je tenais, c’est à n’être enfermé par aucune notion, à dépasser les
notions infiniment » (VI, p. 349). La gêne exprimée par Sartre met en
regard deux manières de parler. Alors que le discours exige que l’on
respecte ses règles, une autre parole lui répond qui s’en fait fi, ne les
convoque que pour mieux en jouer :

[…] n’importe comment, le langage n’est pas adéquat, le langage ne


peut pas par exemple exprimer une notion extrêmement simple, à
savoir la notion d’un bien que serait une dépense consistant en une
perte pure et simple. […] Le langage manque parce que le langage est
fait de propositions qui font intervenir des identités et à partir du
moment où, du fait du trop plein de la somme à dépenser, on est obligé
de ne plus dépenser pour le gain, mais de dépenser pour dépenser, on
ne peut plus se tenir sur le plan de l’identité. On est obligé d’ouvrir les
notions au-delà d’elles-mêmes. (VI, p. 350)

Il n’est pas anodin que, tout au long de la discussion, la parole de


Bataille se redouble de la sorte de son propre commentaire : il est au
contraire nécessaire qu’elle expose sans cesse sa différence sans quoi,
sous le motif d’une rigueur lâche ou encore d’une maîtrise
insuffisante, elle serait inévitablement ramenée au discours. Celui-ci
d’ailleurs ne manque pas de la rappeler à l’ordre – pour lui toute
différence est une erreur et une faute. La seule réponse de Bataille

15
Cette discussion eut lieu chez M. Moré le 5 mars 1944 à la suite d’une conférence
de Bataille qui visait à définir sa position singulière à l’égard du péché. L’auditoire
était entre autres composé de Blanchot, Adamov, Bolin, Camus, Burgelin, Bruno,
Couturier, R.P Danièlou, R.P Dubarle, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, Lahaye,
Leiris, Lescure, Madaule, Marcel, Massignon, R.P Maydieu, Merleau-Ponty, Moré,
Mounir Hafez, Paulhan, Prévost, Sartre… Cette discussion est reproduite dans le tome
VI des Œuvres complètes aux pages 315 à 359.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 49

consiste alors à montrer comment sa parole ne participe plus de cet


ordre mais parle en marge : à ce moment, il est clair que cette parole
s’énonce à partir de l’échec même du discours. En échouant – et son
échec est bien double – le discours décèle ce qu’il faut désormais
contester et qui n’était qu’une manière de parler ; sa défaillance
désigne clairement une faille, et c’est en quoi elle est si dangereuse :
elle indique malgré elle comment parler maintenant. Ainsi, une fois
cernée la difficulté à laquelle se confronte la pensée discursive – face
à la dépense cette dernière ne peut que « se tenir sur le plan des
identités » – Bataille est aussitôt en mesure d’indiquer la perspective
de son dépassement : il faut « ouvrir les notions au-delà d’elles-
mêmes ». Reste à savoir, comme se le demande Klossowski, et c’est la
réponse à cette question qui permettra de préciser la nature du terme
de poésie, reste à savoir ce que peut signifier cette ouverture des
notions ou, plus exactement, « à quoi répond un langage dont les
propositions cesseraient de faire intervenir des identités »16.
Assurément, un tel langage ne répond plus à l’être : « en
effet, échappant à toute identification suprême […] l’être ne
s’appréhende plus que comme fuyant perpétuellement tout ce qui
existe ». La notion est démasquée ; elle « prétendait cerner l’être
quand elle ne faisait qu’obstruer la perspective de sa fuite ».
Klossowski souligne comment, « au nom même de la fuite de
l’être »17, Bataille fomente une « révolte contre toute possibilité de
répondre »18 : les effusions éclaireraient cet « appel à l’autorité
silencieuse du pathos sans but ni sens ». Toutefois, bien que ces
dernières soient de véritables exemples de la « fuite de l’être », la
méditation, quand elle les prend pour objet, et parce qu’elle
« reconstitue toutes les étapes insoupçonnées que brûlait le pathos
dans son surgissement », se livre à l’inévitable escamotage « des
modalités d’absence de la pensée sous prétexte de les décrire et de les
réfléchir dans la conscience » : Klossowski le rappelle à sa manière, le
langage ne peut que trahir les moments souverains. Cependant, il ne se
borne pas à ce simple constat :

16
Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges
Bataille », Critique n° 195-196, août-septembre 1963, p. 745.
17
Ibid., p. 747.
18
Ibid., p. 748.
50 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Ainsi parce que le langage (notionnel) rend contradictoire l’étude et la


recherche du moment souverain, inaccessible par son surgissement, là
même où s’impose le silence, s’impose du même coup le simulacre.19

En introduisant la notion de simulacre20, Klossowski pointe un aspect


concret de l’écriture de Bataille. Résultant à la fois de l’intimation de
parler et de la nécessité de le faire autrement, le simulacre vient en
quelque sorte biffer le silence pour mieux le faire surgir au sein du
texte bataillien :

…des mots ! qui sans répit m’épuisent : j’irai toutefois au bout de


la possibilité misérable des mots.
J’en veux trouver qui réintroduisent – en un point – le souverain
silence qu’interrompt le langage articulé. (V, p. 210)

Si le silence est tu, il n’est rien ; il lui faut des mots, plus exactement
des simulacres de mots. Concernant le terme de "poésie", le problème
est alors le suivant : il s’agit de savoir dans quelle mesure ce terme
peut être légitimement pensé comme un simulacre et quelle(s)
conséquence(s) cela entraîne quant à la détermination de ce à quoi il
s’applique.
Un simulacre de notion n’est surtout pas une « pseudo-
notion », mais plutôt « le signe d’un état instantané », d’un état trop
fugitif pour que le déploiement du discours et de la connaissance ait
lieu : le simulacre « ne peut établir l’échange entre un esprit et un
autre ni permettre le passage d’une pensée dans une autre »21. Ayant
« l’avantage de ne pas prétendre fixer ce qu’il présente d’une
expérience et ce qu’il en dit », le simulacre « mime fidèlement la part
de l’incommunicable »22. De même, le terme de "poésie" restitué par
la haine rompt-il avec toute fixité : il ne fige aucun sens mais refuse
justement que le sens se fige, il ne cerne pas un être mais dit au
contraire sa fuite essentielle. Jouant de l’impuissance, le mot poésie
est un mot qui n’est pas un mot, c’est un mot qui passe, qui glisse en

19
Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges
Bataille », art.cit., p. 749. (Nous soulignons).
20
Ce terme de simulacre sera d’ailleurs repris par Derrida afin de décrire le travail
d’écriture auquel se livre Bataille. (Cf. Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à
l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 386.)
21
Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges
Bataille », art. cit., pp. 742-743.
22
Ibid., p. 743.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 51

silence sur l’être poétique et qui, en glissant, montre la fuite de cet


être : la poésie mime l’insaisissable, ce qui toujours promis à la pensée
déçoit toujours son attente, ce qui se dérobe à mesure qu’il se laisse
approcher. « Le simulacre, affirme Klossowski, c’est tout ce que nous
savons d’une expérience ; la notion n’en est que le déchet appelant
d’autres déchets ». Le simulacre a donc affaire avec la totalité : il
signifie l’apparition de la totalité au sein d’un discours qui cependant
ne sait que fragmenter le réel dont il parle. Par suite, en s’insérant
dans le discours, il ne s’en extrait pas moins. Autrement dit,
« "comprendre" le simulacre ou s’y "méprendre" ne tire pas à
conséquence » : ce dernier ne peut pas être lu comme n’importe quel
mot du discours, il vise « la complicité, éveille en qui le subit un
mouvement qui peut aussitôt disparaître », et, ajoute Klossowski, « en
parler ne rendra compte d’aucune manière de ce qui s’est alors
passé ». Bien que la complicité passe par le discours, ne fût-ce même
que par son simulacre, cette dernière lui demeure rigoureusement
étrangère : les mots à la limite rendent complice, mais la complicité
échappe aux mots. Finalement, Bataille ne décrit rien d’autre quand il
évoque une entente profonde autour de la poésie, mais inexprimée et
inexprimable. Le terme de poésie, loin de prétendre saisir une poésie
dont l’être est de fuir, tente plutôt de raviver un sentiment naturel et
partagé que les difficultés de langage pourraient éroder et, pour finir,
vouer à l’oubli. Autrement dit, ce terme cherche moins à expliquer ce
dont il parle qu’à impliquer23 celui qui le lit. La complicité visée à
travers ce mot explique sans doute pourquoi les "définitions" de
Bataille sont si peu attentives à préciser ce à quoi elles s’appliquent
concrètement : à la limite, et dès lors que la poésie est immédiatement

23
En ce sens, le terme de poésie et ses multiples "définitions" illustrent tout à fait ces
propos de Bataille : « Evidemment ce que j’ai à dire est tel que son expression a plus
d’importance pour moi que le contenu. La philosophie en général est une question de
contenu, mais je fais, pour ma part, appel davantage à la sensibilité qu’à l’intelligence
et dès ce moment c’est l’expression par son caractère sensible qui compte le plus.
D’ailleurs ma philosophie ne pourrait en aucune mesure s’exprimer sous une forme
qui ne soit pas sensible. Il n’en resterait absolument rien ». (Extrait de l’émission « La
Vie des lettres » diffusée le 17 juillet 1954, Georges Bataille, une liberté souveraine,
Livre-catalogue publié à l’occasion de l’exposition « Georges Bataille, une liberté
souveraine », édition établie et présentée par Michel Surya, Orléans, Fourbi-Ville
d’Orléans, 1997, pp. 80-81.)
52 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

pressentie par tous24, cette précision devient en quelque sorte


superflue, au moins secondaire.
Les principaux caractères du mot poésie recoupent donc
ceux qui définissent la notion de simulacre. Dans cette même veine, il
est un autre type de mots dont celui de poésie peut être rapproché afin
d’en mieux saisir la singularité. En réfléchissant sur la spécificité
de termes batailliens tels que la "chance", l’"impossible" ou la
"communication", on peut s’apercevoir que chacun de ces signifiants,
parce qu’il n’a pas de signifié déterminé et fixe, se rapproche de ce
que Barthes nomme mot-mana en en donnant la définition suivante :
« mot dont la signification ardente, multiforme, insaisissable et
comme sacrée, donne l’illusion que par ce mot on peut répondre à
tout »25. Le terme de poésie n’est évidemment pas étranger à cette
fluctuation du signifié : fuite de l’être, fuite du sens, le mot se joue du
sens et joue avec lui. Aussi sa lecture exige-t-elle d’être attentive.
Bataille n’indique en effet d’aucune manière les glissements de sens ;
il est entendu que le sens se dérobe et qu’il n’est jamais fixe : cet
accord tacite est ce qui, avant tout, engage et convoque une lecture
complice. Dans un même texte, parfois dans une même page, le sens
du mot poésie se déplace donc au grand dam de la fixité qui sied au
discours. Frans de Haes souligne par exemple « l’extrême instabilité
des termes mis en œuvre par Bataille »26. Lisant le texte que ce
dernier consacre à Jacques Prévert, il montre comment le mot poésie
peut signifier « tour à tour ou simultanément » aussi bien « la
fonction-limite de la poésie »27 que son « résidu coagulé, l’ensemble
de ses manifestations concrètes et historiques ». L’important clivage
désigné par Frans de Haes est cependant loin de rendre compte d’un

24
Autant Bataille ne concédera jamais à Blake ou à Lautréamont, et à leur suite aux
surréalistes, que la poésie puisse être faite par tous, autant il semble accorder à cette
dernière une adhésion spontanée et universelle. En cela il s’oppose à des avis plus
réservés comme celui exprimé, par exemple, par Valéry dans « Questions de
poésie » : « J’estime de l’essence de la Poésie qu’elle soit, selon les diverse natures
des esprits, ou de valeur nulle ou d’importance infinie : ce qui l’assimile à Dieu
même ». (Paul Valéry, « Questions de poésie » (1935), Paris, Gallimard (Œuvres t.I),
1975, p. 1283.)
25
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Les Editions du Seuil
(Coll. Ecrivains de toujours), 1975, p. 133.
26
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille »,
Cahiers internationaux de symbolisme n° 27-28, 1975, p. 127.
27
Ibid., p. 126.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 53

sens qui varie sans cesse, il n’en est qu’une illustration possible. Le
mot poésie, s’il livre toujours un trait particulier d’un être qui fuit, dit
toujours et avant tout la fuite de cet être : il est de l’ordre du
chatoiement, du reflet furtif et parcellaire dans lequel ne brille pas
moins ce qui se dit que ce qui essentiellement l’excède. En plaçant la
poésie sous le signe de l’instabilité la plus grande, Bataille affronte les
conséquences ultimes de la fuite de l’être. A l’instar du mot poésie, les
figures les plus classiques du discours sont prises à leur tour de la
manière la plus forte dans le mouvement de la fuite. Les "définitions"
de la poésie se succèdent, et cette incessante succession est rendue
nécessaire par la nature même de l’être qu’elles visent. Cet être ne
restant pas « identique à soi-même » mais changeant essentiellement,
ces "définitions" peuvent d’ailleurs se contredire : là où le discours
dénonce une contradiction, il n’y a plus désormais que les reflets
changeant d’un être qui est pur changement, c’est-à-dire qui n’est rien
d’autre qu’un jeu ininterrompu de variations. Croyait-on posséder
enfin la possibilité de définir la poésie ; toujours un infime
changement viendra contester ce qui était sur le point de se figer, et
emportera tout l’édifice. Si la lecture des définitions sollicite la même
complicité que celle du mot poésie, elle confirme également comment
cette complicité est l’exact contraire d’une promotion de l’obscurité.
Etrangère à toute régression, la complicité ne saurait briser le diktat du
discours avant qu’il n’ait épuisé entièrement ses ressources. Sa force
est d’ailleurs de naître de cet épuisement, de jouer avec la limite que
celui-ci indique. La complicité n’est jamais une décision péremptoire
de rompre avec la clarté, mais simplement l’affirmation qu’il existe un
moyen d’atteindre ce que la clarté n’atteint pas. Si tout n’est pas clair,
c’est que la clarté n’est pas tout : la complicité a la force de cette non-
évidence.
Dans cette perspective, l’instabilité à laquelle est liée le
terme poésie est un élément déterminant pour comprendre ce que
Bataille a voulu appréhender à travers ce mot, et il faut savoir
l’intégrer aux questions que soulève sa démarche. Par exemple, la
position qu’il adopte face à la question des modalités du langage
poétique ne peut véritablement être comprise sans faire référence à la
fuite de l’être de la poésie que décèle cette instabilité : cette fuite,
permet-elle encore de penser ces modalités en terme de stabilité ou les
soumet-elle au contraire à un incessant changement ?
54 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Vers la pratique

L’absence de référence à la « chose faite » dont


témoignent les "définitions" proposées par Bataille peut être
interprétée à la lumière de la nature fuyante du mot poésie : la fuite
essentielle de l’être poétique voue la manifestation de la poésie à
l’inconstance et, dans ces conditions, la meilleure "description" de la
« chose faite » consisterait à affirmer l’impossibilité de la décrire.
Toutefois, avant de se résoudre à cette formule abstraite, une voie
reste ouverte qui doit être empruntée. Tout au long de sa réflexion sur
la poésie, Bataille se réfère à de nombreuses œuvres qui lui tiennent à
cœur. Reste à savoir si l’ensemble des exemples qu’il convoque se
révèle suffisamment cohérent et homogène pour que l’on puisse en
déduire, si ce n’est une œuvre-type, au moins un certain nombre de
modalités récurrentes. En ce cas, le recours aux exemples cités par
Bataille pourrait offrir un pendant à la négligence légitime des
"définitions" de la poésie qu’il formule.
Cependant, autant le dire sans tarder, il semble là encore
que toute volonté de ce genre doive être aussitôt tempérée : alors
qu’une certaine homogénéité pouvait être attendue, c’est le caractère
disparate des exemples incriminés qui finalement l’emporte. Pour
Bataille, le « résidu coagulé » de la poésie désigne tout autant tel
poème des Fleurs du mal ou tel recueil de René Char, que les romans
de Proust, Le Château de Kafka (XI, p. 91), ou encore les tragédies de
Racine : loin de se rattacher à un genre littéraire exclusif, la poésie les
traverse tous, relève des catégories d’œuvres les plus diverses. Il
semble même que la « chose faite » ne soit pas limitée à la stricte
littérature : la poésie se manifeste dans les toiles de Manet (CF. IX,
pp. 116-117) ou encore dans la peinture de Magritte dont elle est,
affirme Bataille, « le sens profond »28. Enfin, dans un sens ultime, ni
littéraire ni picturale, attachée à aucune œuvre particulière, la poésie
se déchaîne « dans la profondeur d’un bois, comme dans la chambre
où les deux amants se dénudent » (V, p. 365), rendant encore un peu

28
C’est d’ailleurs en accord avec le surréalisme que Bataille identifie la poésie et la
peinture : « Pour Breton, la peinture c’est la même chose que la poésie, la peinture
n’existe que dans la mesure où elle est poésie, et je suis d’accord avec lui ». (Extrait
de la discussion qui suivit la conférence intitulée La Religion surréaliste prononcée
par Bataille le 24 février 1948 et reproduite dans le tome VII des Œuvres complètes
aux pages 381 à 405. L’extrait que nous citons se trouve à la page 400.)
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 55

plus fuyante la perspective de son approche. Il n’y a pourtant ici


aucune inflation du terme poésie, aucune signification qui ferait de ce
terme le signifiant de l’indéfinissable, ou d’une beauté facilement
accessible ou communicable. Les exemples cités par Bataille ne font
au contraire que confirmer ce que les définitions laissaient présager :
ne fixant pas le sens, n’ayant en cela aucun sens fixe, le mot poésie
désigne un ensemble de manifestations si hétérogène que celles-ci
définissent moins une véritable extension qu’une dissémination.
Certes, cette dissémination de la poésie n’est certainement
pas le trait le plus original de la réflexion de Bataille. Nombreux avant
lui sont les auteurs qui ont pratiqué une « confusion des genres » pour
reprendre l’expression d’Henri Béhar :

Que l’on prenne un texte « scientifique » de Cendrars, des pièces de


Picasso, des poèmes de Max Jacob, de Reverdy, d’Apollinaire ou
l’ensemble de la production textuelle dadaïste, on constate que la
poésie est partout, qu’elle investit tous les genres et bouleverse leurs
frontières habituelles. De sorte qu’aux distinctions génériques si utiles
au monde de l’édition il conviendrait de substituer la notion d’œuvres
omnibus, tantôt tournée vers la lecture individuelle, tantôt vers la
représentation scénique, comportant toujours les mêmes atomes.
Seules varient leurs combinaisons, selon des procédures parfaitement
identifiables.29

Pour Bataille aussi « la poésie est partout » et, mise en perspective


avec la fuite essentielle de l’être poétique, cette diversité n’est
certainement pas un fait anodin : elle permet au moins de déplacer la
question touchant les modalités de sa manifestation. Peut-on isoler, au
sein des œuvres hétéroclites que la poésie traverse, des modalités
communes de langage qui permettraient de circonscrire les
caractéristiques majeures du langage poétique tel que Bataille le
conçoit ? Pour le dire dans les termes de Béhar : le langage poétique
peut-il être ramené à un certain nombre d’atomes dont seule la
configuration varie ?
Il faut mesurer à quel point Bataille est peu attaché à
décrire les différents traits qui caractérisent le langage poétique : c’est
à peine si sa réflexion sur la poésie fait quelques références à cette
question et, mis à part l’article consacré à Prévert qui s’y attarde un
peu, celle-ci paraît finalement tout à fait secondaire. Néanmoins

29
Henri Béhar, Littéruptures, Lausanne, Les Editions L’Age d’Homme, 1988, p. 12.
56 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

quelques points peuvent être dégagés de ces très rares allusions, dont
il ne faut d’ailleurs rien attendre d’autres que les rappels les plus
élémentaires. Pour Bataille, la poésie semble avant tout relever d’un
bouleversement de la syntaxe : transgressant les règles établies, peu
scrupuleuse à l’égard des convenances, elle est « le désordre des
mots » (VI, p. 22). En fait, la poésie est composée de tout ce que le
discours refoule, plus exactement, elle consiste à introduire « le
refoulé de la signification dans l’espace même de la signification »30 :

[…] il est dans la parole une possibilité indépendante du sens des


termes, une cadence à volonté rauque ou suave, une volupté des sons,
de leur répétition et de leur élan : et ce rythme des mots – qui peut
même être musical – éveille la sensibilité, et la porte aisément à l’aigu.
(XI, p. 87)

Rythme, sonorité, désordre des mots, telles sont donc les


caractéristiques principales qu’il faudrait retenir pour déceler la
présence de la poésie au sein des différents genres littéraires. La
description de Bataille est pour le moins sommaire, et elle l’est
d’autant plus qu’aucune précision n’est apportée quant à l’une de ces
trois dimensions : Bataille ne dit rien du rythme, comme il ne dit rien
des sonorités, ni des bouleversements censés affectés la syntaxe.
Comment expliquer cette absence de précision ?
Comment surtout ne pas la mettre en rapport avec la fuite incessante
de l’être poétique ? Ce qui semble relever du désintérêt pourrait alors
apparaître plus simplement comme une conséquence logique. La
distinction soigneusement établie par Bataille entre la « fonction-
limite » (le poétique) et le « résidu coagulé » (la poésie), se traduit au
niveau temporel en terme de transhistoricité et d’historicité31. D’un
côté, la poésie est « la contestation permanente de la sphère
productive », alors que de l’autre elle est une actualisation donnée et
ponctuelle de cette contestation. Affirmer que la poésie a une histoire,
c’est au moins admettre que ses différentes manifestations décrivent
un certain nombre de transformations notoires dans le temps. Dans
cette perspective, tandis que sa fonction demeure strictement la même,
la poésie est soumise à d’incessants changements dont il est possible
d’apercevoir et d’isoler les causes. Pour Bataille, les variations de la
30
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art.
cit., p. 124.
31
Cf. Ibid., p 125.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 57

poésie ne sont jamais indépendantes des « émotions dominantes d’une


société donnée » (XI, p. 89)32 : il serait ainsi vain d’envisager une
poésie « qui n’aurait d’attaches à aucune classe, à aucune rivalité, à
aucun changement des rapports sociaux » (XI, p. 90). Une corrélation
certaine existe donc entre les variations des modalités de la
manifestation poétique et celles des conditions sociales, économiques
et historiques des sociétés ; la poésie change et ses changements
demeurent étrangers à toute idée de progrès : elle vise moins une fin
ultime qu’elle n’exprime les émotions d’« hommes d’un temps
donné ».
Bataille ne tente à aucun moment d’atténuer le caractère
changeant de la manifestation poétique, il lui prête au contraire un tour
singulièrement radical. Forcé de reconnaître l’insuffisance des
"définitions" qu’il donne de la poésie, il incrimine une impossibilité de
convoquer des « exemples précis » : « donnant un exemple, j’en
laisserai voir aussitôt la faiblesse : mon exemple aurait une date et j’ai
voulu parler de la poésie de tous les temps » (XI, p. 89). Ce n’est pas
tant que la poésie soit un tout dont les manifestations successives ne
montreraient respectivement qu’une partie, un tout somme toute idéal
et dont les vicissitudes historiques ne pourraient livrer que des formes
dégradées, mais la singularité de chaque actualisation apparaît telle
que toute généralisation à partir d’elle semble compromise : en un
mot, les différentes manifestations historiques de la poésie sont moins
partielles qu’absolument singulières. « Chaque exemple, affirme
Bataille, à la vérité tirerait dans un sens différent et donnerait à penser
qu’on ne peut réduire à l’unité ce qui répondit à des formes
d’humanité presque étrangères l’une à l’autre ». Il apparaît donc que
chaque fois que la poésie s’actualise, les mêmes éléments – les
sonorités, le rythme, un certain désordre – sont mis en jeu, mais
suivant des variations et des combinaisons si spécifiques qu’il est à
peu près inévitable que les diverses manifestations apparues se
contredisent, au moins définissent un ensemble sensiblement

32
Ce rapprochement de la poésie et de l’émotion évoque bien entendu le surréalisme
pour qui « il importe de ne pas confondre poésie et littérature. La littérature est rejetée
par les surréalistes au nom de la poésie même. […] La poésie ne nous intéresse pas à
la façon d’un récit, elle nous transforme par l’émotion qu’elle fait naître. La poésie est
le lieu de notre liberté, et nous permet de donner à toutes choses la forme de nos
désirs ». (Ferdinand Alquié, Philosophie du surréalisme (1955), Paris, Flammarion,
1973, pp. 40-41.)
58 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

hétéroclite. Il faut bien voir que, dans cette perspective, telle


actualisation ne se laisse jamais penser en terme de déformation ou de
trahison puisque, justement, il n’existe aucun modèle à trahir ou
auquel la poésie peut refuser de se soumettre. Le critère de la poésie
réside seulement dans sa capacité à exprimer une émotion donnée et
ne ressortit en rien à un ensemble de règles pré-établies qu’elle se
devrait de respecter. Parce qu’elle est contemporaine d’une émotion
qui varie, la poésie ne pré-existe jamais à celle-ci sous une forme pré-
définie et « les modalités du langage poétique changent elles-mêmes
suivant l’événement qu’est l’incessant changement de la sensibilité » :
à la fuite essentielle de l’être poétique fait écho le changement
continuel des modalités de sa manifestation.
La perspective évoquée par Bataille explique clairement
pourquoi ce dernier ne s’attarde pas à décrire les modalités d’un
langage dont les incessantes variations ne permettent, au mieux, que
d’en cerner abstraitement les traits les plus constants, mais
n’autorisent, en aucun cas, à en faire le détail : toute réflexion sur la
poésie serait vaine qui voudrait figer la poésie en une forme
définitivement donnée, alors que l’apparition de toute forme ne va pas
sans l’annonce simultanée de son inévitable déclin. Autrement dit, les
incessants changements de modalités qui affectent le langage poétique
empêchent de le penser comme une forme définie de langage. La
« fonction-limite » de la poésie peut se manifester à travers des
modalités d’écriture à ce point hétérogènes que, pour finir, elle se
révèle indépendante de toute modalité. Ce n’est pas un hasard si,
cherchant à décrire la manifestation poétique que Bataille envisage, on
en soit très vite réduit à se contenter de la circonscrire simplement au
refoulé du langage, sans pouvoir apporter d’autres précisions. Cette
distinction se révélant somme toute assez sommaire, on peut, au
regard des exemples incriminés par Bataille, s’interroger sur le degré
réel de sa pertinence. Que nous apprend réellement cette notion de
refoulé qui s’applique aussi bien aux chansons populaires et aux
poèmes de Prévert qu’aux raffinements de l’écriture de Proust 33 ? On
pourra toujours dire que la chanson populaire et l’écriture de La
Recherche dénotent toutes deux une attention particulière au rythme et

33
Aux yeux de Bataille, l’œuvre de Proust représente une forme riche et complexe de
poésie. Loin d’être un exemple secondaire, cette œuvre est de celles « où le
mouvement poétique […] prend le chemin par où la poésie touche à l’"extrême" ». (V,
p. 172)
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 59

aux sonorités, on aura finalement dit peu de choses, bien trop peu en
tout cas pour espérer répondre de manière satisfaisante à la question
initialement posée. Finalement, la position de Bataille condamne toute
description de la manifestation poétique à l’alternative suivante : soit
cette description s’attache à un exemple particulier, et elle est alors
précise mais non représentative, soit elle se veut générale, et
l’hétérogénéité de son objet la rend très limitée et trop abstraite. Dans
les deux cas, une certaine imprécision l’emporte.
En insistant sur l’aspect provisoire de toute détermination
formelle, la réflexion de Bataille semble accorder à la poésie une
extraordinaire liberté : ne décrivant pas une part réservée du langage,
rien dans le langage ne lui est fermé. La poésie s’avère résolument
ouverte à tous « les modes d’expression » (XI, p. 90), aux modalités
de langage les plus variées, et cela sans aucune discrimination. En
contrepartie, cette liberté signifie pour la « chose faite » la perte d’un
certain privilège : cette dernière n’est plus le centre d’une réflexion
qui s’avère très peu technique et éloignée de l’« esthétique pure »34.
L’insistance avec laquelle Bataille met en avant le caractère
essentiellement changeant de la « chose faite » entraîne non
seulement sa déconsidération, mais la lie également de manière très
forte à la mort : l’œuvre est avant tout dans le temps, étrangère à toute
gloire éternelle35. Et celle-ci est à ce point destituée de tout prestige
qu’à la fin il n’est pas surprenant que Bataille ne la considère pas
comme le site privilégié de la manifestation poétique. L’analyse de

34
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art.
cit., p 123.
35
La position de Bataille est alors certainement très proche de celle d’Antonin Artaud
qui, dans Le Théâtre et son double, dit sa volonté d’en finir avec les chefs-d’œuvre :
« Les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé : ils ne sont pas bons pour nous.
Nous avons le droit de dire ce qui a été dit et même ce qui n’a pas été dit d’une façon
qui nous appartienne, qui soit immédiate, directe, réponde aux façons de sentir
actuelles, et que tout le monde comprendra. Il est idiot de reprocher à la foule de
n’avoir pas le sens du sublime, quand on confond le sublime avec l’une de ses
manifestations formelles qui sont toujours d’ailleurs des manifestations trépassées. Et
si, par exemple, la foule actuelle ne comprend plus Œdipe-Roi, j’oserai dire que c’est
la faute à Œdipe-Roi et non à la foule ». (Le Théâtre et son double (1938), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes IV), 1978, p. 72.) Un peu plus loin, Artaud poursuit en
ces termes : « On doit en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite.
La poésie écrite vaut une fois et ensuite qu’on la détruise. Que les poètes morts
laissent la place aux autres ». (Ibid., p. 76.)
60 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

l’œuvre et de la vie de Baudelaire dans La Littérature et le mal prend


alors tout son sens :

[…] le monde, irréductible, insubordonné, incarné dans les créations


hybrides de la poésie, trahi par le poème, ne l’est pas par la vie inviable
du poète. Seule la longue agonie du poète révèle à la rigueur, en
dernier, l’authenticité de la poésie […]. (XI, p. 199)

La poésie engage la vie, et ce sont ses répercussions concrètes qui


seules font autorité. Finalement, Bataille n’aura jamais rien dit d’autre.
Il faut savoir entendre dans cette primauté accordée à la vie l’écho des
premières positions théoriques qu’il tint face au surréalisme. En
concevant d’abord la poésie comme une pratique destinée à saper sans
relâche l’homogénéisation à laquelle le sujet est constamment soumis,
c’est bien dans la vie même du poète, plus que dans son œuvre, que
Bataille devait chercher les signes de la poésie. Le souci de ne jamais
dissocier la poésie de la vie souligne comment la poésie véritable n’est
pas sans bouleverser la vie. Car la vie ne ment pas, elle ignore le
caractère équivoque d’une œuvre toujours susceptible de se dérober
aux violences de la dépense. Alors il faut interroger la vie de Proust,
de Rimbaud, celle de Baudelaire, se montrer attentif à déchiffrer dans
ces existences respectives l’incidence concrète d’une poésie qui est la
vie ou rien. Ainsi, les différentes lectures d’œuvres poétiques que
Bataille propose à partir des années 1940 révèlent la profonde
cohérence de la réflexion qu’il consacre à la poésie. En témoignent ces
lignes de La Critique sociale qui rappellent comment, dès 1933, il
insistait déjà sur les liens indéfectibles qui unissent la poésie à certains
effets réels :

Il est plus facile d’indiquer que pour les rares êtres humains qui
disposent de cet élément, la dépense poétique cesse d’être symbolique
dans ses conséquences : ainsi, dans une certaine mesure, la fonction de
représentation engage la vie même de celui qui l’assume. Elle le voue
aux formes d’activité les plus décevantes, à la misère, au désespoir, à la
poursuite d’ombres inconsistantes qui ne peuvent rien donner que le
vertige ou la rage. Il est fréquent de ne pouvoir disposer des mots que
pour sa propre perte, d’être contraint à choisir entre un sort qui fait
d’un homme un réprouvé, aussi profondément séparé de la société que
les déjections le sont de la vie apparente, et une renonciation dont le
prix est une activité médiocre, subordonnée à des besoins vulgaires et
superficiels. (I, pp. 307-308)
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 61

Comme il le fait à propos de Baudelaire, Bataille recourt parfois au


terme d’authenticité pour signifier la valeur de vérité qu’il prête à ces
conséquences concrètes. Ainsi que le précise Jean-Louis Houdebine, il
faut savoir lire « dans ce vocable daté la marque d’une effectuation
concrète, d’une pratique du sujet, de sa mise en procès, dans le réel (et
pas seulement dans le langage) »36. Et c’est bien à cette dimension
pratique qu’il semble qu’il faille toujours se référer afin de mieux
cerner la souveraineté de la poésie. On l’a vu, abordée sous l’angle de
ses éventuelles formes d’expression, la poésie souveraine n’a de cesse
de se dérober, Bataille ne prêtant guère d’intérêt à la question. De fait,
sa réflexion sur la poésie est ouverte à des œuvres aussi différentes
que peuvent l’être celles de Prévert et de Proust, et cette hétérogénéité
semble elle-même indiquer le sens des déplacements à opérer : si l’on
veut comprendre ce que les œuvres de Prévert et de Proust manifestent
en commun mais de manière différente et que Bataille nomme poésie,
il faut se résoudre à cerner d’abord une manière de solliciter le
langage plus qu’à décrire un langage proprement dit.
Mais qu’est-ce plus précisément qu’une pratique ? Que
faut-il entendre derrière ce vocable qui s’avère déterminant ? Le sens
de la pratique, c’est dans le texte même de Bataille qu’il nous faut
avant tout le chercher, et notamment en interrogeant à nouveau un
texte dans lequel, nous l’avons vu, cette notion est centrale : « La
valeur d’usage de D.A.F de Sade ». En prêtant à Sade une valeur
d’usage, Bataille confère à cette œuvre une propriété qui ne peut se
réaliser que dans son usage ou, si l’on veut, dans sa consommation.
Cette valeur d’usage désigne sans détour une vérité décisive : la
lecture de Sade n’est valide que liée à l’exigence d’effets réels ; elle
n’a de sens que si elle produit ou entraîne des effets concrets et
bouleversants. Ainsi, on ne peut même pas dire que les apologistes de
l’œuvre de Sade en mésusent ; le reproche que Bataille leur adresse est
bien plus grave : sans doute effrayés par la violence d’effets qu’ils
pressentent obscurément, ils n’en usent pas. Bataille en tire une
conclusion à la simplicité redoutable : il faut en finir avec tout ce qui
sépare la lecture de Sade de la vie, de la vie la plus courante37. Il n’est
qu’une manière d’être au niveau des conséquences de l’irruption

36
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 71.
37
Rappelons pour mémoire que l’argumentation de Bataille ne vise à rien d’autre qu’à
l’introduction des valeurs de Sade dans la vie quotidienne. (Cf. II, pp. 57-58.)
62 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

positive des forces excrémentielles qu’une telle œuvre signifie : il faut


confirmer cette irruption par une pratique. On voit bien alors que la
notion de pratique oscille entre deux pôles : d’un côté, elle désigne
une action concrète visant des effets réels, de l’autre, elle emporte
l’idée d’une remise en cause bouleversante de celui qui s’y livre. Pour
l’heure38, nous nous tiendrons volontairement à cette description
rudimentaire en tentant toutefois de l’appliquer au langage poétique.
En conséquence, nous pourrons envisager provisoirement la poésie
comme une manière concrète et spécifique de recourir au langage qui
engage et met en jeu celui qui la sollicite. La notion de pratique telle
que nous l’envisageons pour l’instant semble indiquer au moins deux
grandes directions à l’analyse que nous retrouverons dans les
différentes approches qui suivent : d’une part, elle demande de
préciser le rapport au langage qu’elle semble désigner, d’autre part,
elle implique d’interroger plus avant la nature et les conséquences de
la mise en jeu du sujet qu’elle entraîne.

38
Par la suite, il sera certainement difficile d’évoquer la notion de pratique sans se
référer à l’importance qu’elle eut à un moment dans l’histoire de la critique
bataillienne, c’est-à-dire lors des interventions du groupe Tel Quel à l’occasion du
colloque Artaud/Bataille de Cerisy au début des années 1970. La pratique est alors
une notion clé et, par exemple, si Jean-Louis Houdebine y recourt sans cesse pour
mieux marquer l’opposition entre Bataille et le surréalisme, c’est surtout Julia
Kristeva qui en jette les bases théoriques dans « Bataille l’expérience et la pratique ».
(Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », actes du colloque Vers une
révolution culturelle : Artaud, Bataille tenu du 29 juin au 9 juillet à Cerisy-la-Salle,
Paris, Union générale d’Editions, Coll. 10/18 (n° 805), 1973, pp. 262-316.) On le sait,
« aux yeux des telqueliens », ce qui fait défaut « dans le marxisme dont [ils] héritent à
la fin des années soixante », c’est, pour reprendre l’expression d’Althusser, la
conception de « l’Histoire comme un « procès sans sujet » ». (Philippe Forest,
Histoire de Tel Quel 1960-1982, Paris, Seuil, 2000, pp. 442-443.) Partant de la lecture
du marxisme de Mao, Julia Kristeva espère pallier cette absence de sujet en évoquant
le « sujet actif » de la pratique. Elle propose ainsi une importante description de la
notion de pratique qu’elle tente notamment d’articuler avec celle d’expérience conçue
par Bataille. Sans ignorer les analyses de Kristeva, et pour mieux y revenir par la
suite, il s’agit avant tout pour l’instant de penser ce qu’est une pratique à partir de la
poésie telle que Bataille la conçoit, et non l’inverse : si on ne peut cerner cette poésie
sans la considérer comme une pratique, il est également vain de vouloir déterminer ce
qu’est cette pratique sans toujours et d’abord passer par ce qu’est cette poésie.
POESIE ET EXPERIENCE

Un long silence : 1933-1939

En 1933, le terme de « poésie » disparaît des textes de


Bataille : six longues années de silence commencent alors. Etrange
manière de s’effacer, faut-il au moins le souligner, qui ne répond pas
aux perspectives qui semblaient se dessiner dans les pages de La
Critique sociale ; étrange façon de quitter la scène au moment même
où le drame, depuis longtemps pressenti, semblait pouvoir se jouer
enfin. En 1933, la représentation tourne court : la réflexion sur la
poésie s’interrompt alors même qu’elle semblait trouver son élan1.

1
Signalons que durant ces années Bataille fait au moins une fois référence à la poésie
dans une lettre que Jacqueline Risset présente ainsi : « en 1935, à propos de la revue
Le Phare de Neuilly (qui publiait surtout des poèmes – et en particulier des poèmes du
jeune docteur Jacques Lacan), Bataille écrivait à Leiris qu’il trouvait, quant à lui, « la
circonstance mal choisie » pour ce type de publication (moment politique intense de
lutte contre la montée fasciste) ». Dans cette même lettre, Bataille exposait également
à Leiris quelle devait être alors la visée de l’écriture poétique : « L’expression
littéraire ne pourrait trouver place dans cette revue que dans la mesure où elle se
trouve spontanément en cohésion avec une certaine investigation : une disjonction de
ces deux efforts priverait de sens des démarches proprement intellectuelles, étant
donné que ces démarches, en principe, tendraient à établir le principe d’une
connaissance lyrique (ou du moins de quelque chose de semblable) ». Comme le note
Jacqueline Risset, « dans l’idée de poésie » que cette déclaration sous-tend, « Bataille
se révèle très proche d’André Breton (avec qui il vient effectivement de se rapprocher,
au-delà de la brouille de 1930, autour de Contre-Attaque) ». Cependant, la conception
de la poésie que Bataille semble ici défendre est loin d’être confirmée, nous le
verrons, par ce qu’il écrira par la suite. (Toutes les citations sont extraites de l’article
de Jacqueline Risset, « La question de la poésie. Les enfants dans la maison »,
64 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Faut-il affirmer néanmoins, pour en finir avec la métaphore théâtrale,


l’absence de tout dénouement ? Autrement dit, peut-on interpréter ce
silence comme le signe convenu d’un désintérêt quelconque ? Il
faudrait concéder que tout silence – le silence, c’est-à-dire ici une
absence prolongée de traces écrites – implique une simple et brutale
mise entre parenthèses ; il faudrait, en un mot, accepter d’opérer des
coupes claires, de fragmenter un cheminement que sa durée et sa
cohérence empêchent de réduire, sans le dénaturer, à de simples
intérêts ponctuels. Le silence est plus un moment qu’une interruption
du cheminement. Un moment certes où la question de la poésie se
tient en retrait, mais où, cependant, elle ne disparaît pas tout à fait,
l’ensemble des expériences et des tentatives qui occupent Bataille
durant ces six années influençant sans aucun doute, et de manière
décisive, le sens de ses réflexions à venir. Un texte tel que « La notion
de dépense » rendait déjà particulièrement manifeste l’insatisfaction
violente de Bataille face à la tiédeur de la société qui était alors la
sienne : par excellence, et jusqu’à l’écœurement, la Troisième
République est l’archétype même de l’homogénéité sociale. Quatre
ans plus tard, en 1938, toujours aussi hostile à cette société exsangue,
Bataille dit une fois de plus son désir de retrouver « la pure et simple
existence, la pure et simple volonté d’être » (II, p. 360). Un
mouvement de « retournement d’une explosion en implosion »2
s’amorce alors qui s’apparente plus précisément à un « resserrement
du champ hétérologique, [un] déplacement, [une] concentration et
[une] intériorisation de la violence ». En 1938, une scission apparaît
dans les textes de Bataille entre « un monde religieux, un monde de la
tragédie et des conflits intérieurs » et « un monde militaire […]
rejetant sans cesse l’agressivité au-dehors – extériorisant les conflits »
(II, p. 349). A cette scission répond une distinction entre trois sortes
d’hommes : l’homme de la tragédie, essentiellement conscient des
forces antagonistes qui l’animent, s’oppose à deux possibilités
d’apaisement ou de résolution des conflits que représentent, d’une
part, « l’homme de la loi et du discours » et, d’autre part, le « butor
armé » qui « dirige au-dehors tout ce qui l’agite » et « regarde la mort
comme une source de jouissance extérieure ». L’homme tragique est

Bataille-Leiris. L’intenable assentiment au monde, actes du colloque Bataille-Leiris


tenu les 22 et 23 novembre 1997 à Orléans, Paris, Belin, 1999, pp. 220-221.)
2
Jean-Michel Heimonet, Le Mal à l’œuvre, Georges Bataille et l’écriture du sacrifice,
Marseille, Editions Parenthèses, 1986, pp. 57-58.
POESIE ET EXPERIENCE 65

« l’existence elle-même ». Autrement dit, cet homme ne peut « être


asservi en aucun cas » : sa souveraineté apparaît sensiblement comme
l’un de ses traits essentiels.
Bataille se heurte ici à un écueil que rencontre à sa
manière la réflexion qu’il mène au sujet de la poésie. Le mouvement
d’intériorisation qu’il décrit n’existe plus que dans quelques
existences isolées : « […] seuls des individus portent aujourd’hui dans
leur destinée particulière l’intégrité inexorable de la vie – sa
profondeur, ses éclats de lumière, ses silences et son déchirement sans
mensonge » (II, p. 353). Non seulement isolées, ces existences sont
également précaires : la délicate et impérative question de la
reconnaissance s’impose à elles. Etre reconnu est une condition sine
qua non de l’intégrité de l’homme tragique. Mais être reconnu c’est
aussi mettre la souveraineté en péril : il faut « agir dans le monde réel,
adoptant ses moyens, s’aliénant à ses buts »3. La situation de l’homme
de la tragédie est au moins malaisée. Néanmoins, elle n’est pas sans
issue : « Je réponds que l’empire auquel appartient l’homme de la
tragédie peut être réalisé par le moyen de la communauté élective et
j’ajoute qu’il ne peut être réalisé que par ce moyen » (II, p. 354).
L’existence tragique se lie donc à la nécessité d’une communauté
spécifique, « existentielle », c’est-à-dire « existant pour elle-même ».
Bataille associe cette communauté à « un sacré qui dépense, qui se
dépense » et qui consiste « dans la violation jaillissante des règles de
vie ». Assurément, rien ne dit mieux la violence de ce jaillissement
que l’intense et téméraire rapport à la destruction qui le sous-tend :
« […] en définitive l’empire appartiendra à ceux dont la vie sera
jaillissante à un degré tel qu’ils aimeront la mort » (II, p. 361).
Dépense, violence, sacré : la thématique de l’existence
tragique recoupe en plus d’un points la réflexion sur la poésie
ébauchée quelques années plus tôt. De fait, la description de la figure
tragique coïncide avec le retour de la question de la poésie dans les
textes de Bataille ; plus exactement, cette description sollicite ce
retour : le tragique convoque la présence du poétique. La façon très
particulière dont la poésie va réapparaître alors est manifeste dans un
texte publié en 1939 dans le dernier numéro d’Acéphale : « La
pratique de la joie devant la mort ». Bataille y expose une mystique

3
Jean-Michel Heimonet, Le Mal à l’œuvre, Georges Bataille et l’écriture du sacrifice,
op.cit., p. 49.
66 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

qui appelle « une action » mêlant « la contemplation extatique et la


connaissance lucide ». Les thèmes de la dépense et de la mort se
conjuguent pour décrire un assentiment sans réserve à une existence
totale. Loin d’être une vue de l’esprit, la joie souveraine, « qui n’a
d’autre but que l’existence immédiate », se manifeste à travers un
ensemble de techniques précises et d’exercices variés. L’article de
1939 rapporte en particulier des exercices de méditation qui mettent à
contribution le langage dans le but d’accéder au silence, à « l’arrêt de
la pensée discursive »4 : le langage est requis en vue de sa propre
perte. Inspiré par certaines techniques bouddhistes, Bataille recherche
le silence en portant une attention particulière au rythme, à « la
brièveté et au balancement de ses phrases », au choix des images et
des sonorités : une forme poétique (Cf. I, pp. 555-556) voit ainsi le
jour à travers laquelle est visée une sorte d’engourdissement qui
permet à la pensée de s’éloigner du discours et de s’éveiller à d’autres
niveaux. Les thèmes de méditation proposés par Bataille en 1939
privilégient à cette fin la répétition, et plus précisément l’anaphore et
l’épiphore. Alors que le premier d’entre eux est une méditation sur la
paix, le second propose de méditer sur la joie qu’accompagne la mort
à travers un poème dont le rythme insistant rompt avec la tonalité
paisible du premier thème. On y retrouve, entre autres, les séquences
suivantes :

La joie devant la mort me porte.


La joie devant la mort me précipite.
La joie devant la mort m’anéantit. […]
Je suis rongé par la mort
Je suis rongé par la fièvre
Je suis absorbé dans l’espace sombre
Je suis anéanti dans la joie devant la mort. (I, p. 555)

Les rapprochements évidents qu’il est possible d’établir entre une telle
séquence et certains poèmes que Bataille écrira par la suite, la parenté
que l’on peut plus généralement déceler entre sa poésie et les
exercices qu’il pratique en 1939, aussi bien d’ailleurs au niveau des
thèmes que des structures, nous montrent concrètement comment cette
poésie garde les traces des techniques d’illumination auxquelles ce
dernier a eu parfois recours à certains moments de sa vie pour parvenir

4
Jean Bruno, « Les techniques d’illumination chez Georges Bataille », Critique
n°195-196, août-septembre 1963, p. 708.
POESIE ET EXPERIENCE 67

à l’extase. Notons par exemple à quel point cette poésie aime les
redites, à quel point elle aime la répétition des mêmes mots autour
desquels nombre de poèmes sont construits : citons, entre autres,
l’étoile, le ciel, l’amour, le cœur, les larmes, la douleur, l’immensité,
la mort et tout ce qui relève de son champ lexical – le linceul, le
caveau, la tombe, le squelette, le suaire, l’agonie, les mourants. Cette
poésie, à laquelle Gilles Ernst prête des allures de litanie, rappelant
que la litanie désigne un texte ordonné « autour d’un puissant
leitmotiv »5, cette poésie abonde en figures de répétition. Citons
l’épizeuxe qui au début du poème « Douleur » martèle la souffrance
de celui qui écrit :

Douleur
douleur
douleur
ô douleur
ô douleur […] (IV, p. 11)

Soulignons également la présence récurrente des dérivations, ainsi


dans ce poème où l’on retrouve d’autres figures typiques de la poésie
de Bataille telles que l’anadiplose ou l’épiphore :

Terre tourne tourne terre


un tour de putains de bois
soleil rouge soleil noir
roses blanches roses roses

roses de tombes
tournis de roses
putains de tombes
tournis de tombes. (IV, p. 25)

L’épiphore qui, selon l’étymologie, « porte à la suite », est souvent


utilisée pour imposer à la fin du vers une présence obsédante, comme
dans ce poème de L’Archangélique où la mort apparaît avec une
insistance toute particulière :

Ma sœur riante tu es la mort


le cœur défaille tu es la mort
dans mes bras tu es la mort

5
Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de mort, Paris, P.U.F, 1993, p. 210.
68 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

nous avons bu tu es la mort


comme le vent tu es la mort
comme la foudre la mort

la mort rit la mort est la joie. (III, p. 90)

Mais la reprise incessante des mêmes mots est due le plus souvent aux
anaphores, que Bataille multiplie. Structurant parfois un poème entier,
l’anaphore est quelquefois associée à l’oxymore, à l’anadiplose ou à
l’épiphore, comme respectivement dans les exemples suivants :

Aimer c’est agoniser


aimer c’est aimer mourir
les singes puent en mourant (III, p. 91)

ce n’est pas moi qui meurs


c’est le ciel étoilé
le ciel étoilé crie
le ciel étoilé pleure (V, p. 357)

comme le vent tu es la mort


comme la foudre la mort (III, p. 90)

On pourrait également noter l’utilisation du refrain ou de la reprise


différée de l’initial, tous ces exemples concourant à montrer comment
la poésie de Bataille est un langage qui répète et se répète, un langage
qui martèle inlassablement les mêmes mots, rumine sans répit les
mêmes thèmes, jusqu’à créer une certaine monotonie qui plonge le
lecteur dans une sorte de torpeur. Bataille semble avoir tout intérêt à
multiplier ce genre de reprises. Qu’il rencontre le mot douleur, ou
encore le mot immensité comme dans le premier poème de
L’Archangélique où ce mot ne figure pas moins de sept fois, le mot
répété, à force de répétitions, possède une force attractive qui captive
l’attention de celui qui lit : à l’instar du méditant, le lecteur est bientôt
obsédé par les incessantes redites des poèmes.
Dans la même perspective, l’attention que Bataille apporte
à l’écriture de la plupart de ses poèmes érotiques, poèmes souvent très
courts, composés parfois d’une seule strophe, révèle d’autres liens
entre sa poésie et l’expérience qu’il poursuit. En témoigne par
exemple ce poème intitulé « La foudre » :

Le canon tonne dans le corps


POESIE ET EXPERIENCE 69

et la foudre dans l’œil de bronze


a la nudité de l’ordure. (IV, p. 31)

Si l’on peut constater qu’avec « l’œil de bronze » (Cf. II, p31) le plus
haut est une fois de plus mêlé au plus bas, que l’œil, associé
généralement à la perception intellectuelle, est rapproché de la matière
la plus violente, il nous importe surtout de comprendre ce que Bataille
cherche à travers ces courts poèmes auxquels il apporte de multiples
corrections, lesquelles constituent pour Bernard Noël la preuve d’une
association étroite de la poésie et de l’expérience où « chaque mot
biffé entraîne une re-vision, chaque vers repris une nouvelle
expérience d’une phase de l’expérience »6. Ainsi, il ne faut pas moins
de cinq ébauches pour parvenir à la version définitive du poème
intitulé « Le glas » :

Dans ma cloche voluptueuse


le bronze de la mort danse
le battant d’une pine sonne
un long branle libidineux. (IV, p. 32)

Bataille semble d’abord préoccupé par la longueur de la strophe :


parmi les différentes versions esquissées nous retrouvons un poème de
trois vers, un de cinq, mais c’est finalement un poème de quatre vers
qui sera retenu pour la version définitive. S’il ne travaille pas la rime,
il semble en revanche attentif à la longueur des vers : un sizain mis à
part, toutes les strophes des différentes versions sont composées
d’octosyllabes et d’heptasyllabes, le nombre d’octosyllabe étant
chaque fois le plus important. Mais ce qui est le plus frappant, c’est la
manière dont chaque strophe s’organise autour des quatre mêmes
mots : la cloche, le bronze, le battant et le branle. Chaque version est
la reprise obsédante de ces quatre termes qui, tour à tour, occupent
toutes les places possibles à l’intérieur du poème : par exemple, la
cloche apparaît aussi bien au début et au milieu qu’à la fin des
différents poèmes ébauchés. Enfin, chacun de ces mots est associé aux
adjectifs et aux compléments les plus divers : avant d’être celui de la
mort, le bronze est celui de l’amour ; d’abord libidineux, le branle
devient voluptueux ; le « battant d’une pine » est aussi le « battant
rouge de ta pine », le « battant chauve de ton glas », le « battant
6
Bernard Noël, « Poésie et expérience », préface à L’Archangélique, Paris, Mercure
de France, 1974, p. 16.
70 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

chauve du glas » et le « battant de la verge » ; enfin, la « cloche


voluptueuse » est d’abord libidineuse, ou celle « de mon con », « de
mon vagin », « de mon urine » et, plus brutalement, « du con » (IV,
p. 361).
Ces multiples corrections manifestent, semble-t-il, une
volonté de parvenir à ce que l’on pourrait appeler la meilleure
configuration de mots possible : tout se passe comme s’il s’agissait de
parvenir à une configuration de mots susceptible de concentrer, en une
courte séquence, toute la valeur obsédante du thème érotique auquel
appartiennent les quatre mots inlassablement repris. De fait, il ne
semble pas que Bataille craigne de donner à sa poésie un caractère de
méthode, d’en attendre une réelle efficacité, espérant sans doute par là
dépasser la poésie, aller par-delà la poésie pour mieux se porter vers
elle et l’atteindre. Les multiples répétitions autour desquelles les
poèmes se structurent nous indiquent comment la poésie ne diffère pas
de l’expérience : poésie et expérience participent toutes deux d’un
même mouvement où l’une relance sans cesse l’autre. Bataille n’écrit
pas par hasard des poèmes au moment même où il tente de transcrire
son expérience intérieure : l’expérience dicte la poésie qui elle-même
la poursuit ; elle dicte à la fois la forme et les thèmes de la poésie qui
s’écrit, et confère par exemple tout sons sens et sa porté à une
présence du corps qui, comme nous allons maintenant le voir, hante et
obsède plus d’un poème.

Matérialité

Les associations arbitraires de mots qui se font jour dans


certains de ses poèmes semblent produire un effet proche de celles que
Bataille décèle dans les poèmes de Prévert : à l’instar du « serpent à
café » ou du « gibier de musique » de « Cortège », les « wagonnets de
fièvre » ou « la moustache des larmes » font voler en éclats les objets
que seul leur usage définit dans la vie active. L’objet, arraché de la
sorte à la sphère de l’activité, n’a plus alors « la vertu d’évoquer la
réalité où il se trouve, de créer par association des valeurs de symbole
ou d’usage » (XI, p. 295). Bataille souscrit ainsi aux rapprochements
entre la peinture et la poésie modernes que Levinas propose en 1947
dans De l’existence à l’existant. L’art rend aux objets l’altérité qu’ils
POESIE ET EXPERIENCE 71

ont à peine quand ils sont « pris dans l’engrenage de la pratique »7, il
les « offre dans leur nudité, dans cette nudité véritable qui n’est pas
[simplement] l’absence de vêtement »8. Tandis que la peinture
moderne se concentre sur la sensation nue de la couleur et de la forme,
les mots, en poésie, ne se « réfère[nt] [plus] aux objets qu’ils
recouvrent de quelque manière » : « Le mouvement de l’art, affirme
Lévinas, consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à
détacher la qualité de ce renvoi à l’objet. Au lieu de parvenir jusqu’à
l’objet, l’intention s’égare dans la sensation elle-même, et c’est cet
égarement dans la sensation, dans l’aisthesis, qui produit l’effet
esthétique »9. En poésie, le mot parvient à se dépouiller de toute
objectivité, et donc de toute subjectivité, grâce à « la matérialité du
son […] qui permet de le ramener à la sensation »10, mais aussi grâce
au rythme, aux rimes, aux mètres, aux jeux sur les sons, etc. Mais
Levinas remarque que le mot se détache de son sens objectif d’une
autre manière encore :

[…] en tant [que le mot] s’attache à une multiplicité de sens, en tant


qu’ambiguïté qu’il peut tenir de son voisinage avec d’autres mots. Il
fonctionne alors comme le fait même de signifier. Derrière la
signification du poème que la pensée pénètre, à la fois elle se perd dans
sa musicalité, qui n’a plus rien à faire avec l’objet, qui varie peut-être
uniquement en fonction de ce qu’elle écarte, de ce dont elle se libère.
La poésie moderne, en rompant avec la prosodie classique, n’a donc
nullement renoncé à la musicalité du vers, mais l’a cherchée plus
profondément.11

Dans la même perspective, mais d’une manière un peu plus radicale,


Bataille affirme que la poésie manifeste l’objet indépendamment de la
possibilité de « l’interprétation intellectuelle » :

[…] si nous voyons des choses, chacune d’elles exprime une idée, et ce
n’est pas sa matérialité que nous voyons, mais la chose exprimant
l’idée. L’art alors – c’est la poésie – en détruit le sens, il la fige et, à sa
manière, la rend au silence dernier : ce qu’il en révèle est la matière, et
« la matière est le fait même de l’il y a ». (XI, p. 295)

7
Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 1993, p. 83.
8
Ibid., p. 84.
9
Ibid., p. 85.
10
Ibid., p. 86.
11
Ibid., p. 87.
72 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

La matérialité que Levinas définit comme le fait de l’il y a n’a plus


rien de commun « avec la matière opposée à la pensée et à l’esprit
dont se nourrissait le matérialisme classique ». Cette matière n’est pas
celle que « les lois mécanistes » parvenaient à rendre intelligible :
« c’est l’épais, le grossier, le massif, le misérable. Ce qui a de la
consistance, du poids, de l’absurde, brutale, mais impassible
présence ; mais aussi de l’humilité, de la nudité, de la laideur » ; en un
mot, le décèlement de la matérialité de l’être « n’est pas la découverte
d’une nouvelle qualité, mais de son grouillement informe ». La
matérialité évoquée par Levinas est l’antithèse de ce que Bataille
nomme en 1929 « la matière morte » (I, p. 179), la matière que les
différents matérialismes finissent toujours par situer « au sommet
d’une hiérarchie conventionnelle » en cédant du même coup « à
l’obsession d’une forme idéale de la matière, d’une forme qui se
rapprocherait plus qu’aucune autre de ce que la matière devrait être ».
Quand « la matière morte » répond docilement aux attentes de
l’idéalisme ; quand elle répond platement à la question « de l’essence
des choses, exactement de l’idée par laquelle les choses deviendraient
intelligibles », la matérialité renvoie quant à elle à une matière
grouillante, vivante, inquiétante, à une matière voyou12 excédant toute
stabilité et troublant la clarté et l’intégrité des formes. Cette matière
n’empêche pas l’idéalisme d’avancer des réponses, mais elle irrite,
dérange et conteste chacune d’elles.
En révélant la matérialité des choses, la poésie participe à
sa manière au matérialisme que Bataille appelait de ses vœux au début
des années 30. Cette poésie donne d’abord à voir la matérialité du
corps ; elle ne montre pas un corps lisse et policé, mais expose un
corps placé sous le régime d’une sexualité violente, relayée par
l’emploi d’un vocabulaire dont le registre très familier met un peu
plus encore à mal la dignité de la poésie : le cul, le derrière, l’anus, la
pine, la queue, le gland, le vit, les couilles, la fente, la vulve, les poils

12
Georges Didi-Huberman écrit en ce sens : « Le mot matière, chez Bataille, répond
donc avant tout au refus des solutions classiques, des solutions essentialistes.
"Matière", cela ne veut pas dire "élément stable" d’un univers physique ou "principe
explicatif" des phénomènes sensibles. Cela ne veut pas dire "matière morte". Cela
veut dire mouvement voyou – comme il parle ailleurs, contre Kant, d’un "espace
voyou" –, élément non stable, accident, symptôme "à vif" de tout ce qui cloche dans
l’idée à se faire de notre monde alentour et de nous-mêmes ». (Georges Didi-
Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille,
Paris, Macula, 1995, pp. 271-272.)
POESIE ET EXPERIENCE 73

inscrivent au cœur des poèmes toute la masse matérielle d’un corps


que l’esprit et le discours ne peuvent dominer ou maîtriser. Cette
inscription se fait plus exactement suivant deux grandes modalités.
D’une part, nous avons affaire à un corps qui ne retient pas ses
liquides, un corps qui fuit, qui pleure, saigne, éjacule, urine ou
défèque : les larmes, la sueur, le sang, la bave, le sperme, l’urine et la
merde coulent de ce corps, opérant ainsi un incessant passage de
l’intérieur vers l’extérieur qui laisse voir la vie organique la plus
profonde et la plus cachée. D’autre part, on peut constater une volonté
d’ouvrir le corps qui invite, cette fois, à passer de l’extérieur à
l’intérieur : les fentes, les trous, les bouches ouvertes donnent accès au
cœur de la vie organique, à cette vie grouillante qui dérange au plus
haut point.
Dans les poèmes de Bataille, la matière ne laisse jamais
en paix, n’accorde aucun répit : la matière la plus basse n’est pas
seulement inquiétante, elle est surtout envahissante, agressive. Animée
d’une véritable dynamique, elle se répand, se mêle à tout ce qui n’est
pas elle, comme pour signifier qu’elle n’est jamais loin et qu’il n’est
rien qui ne soit destiné, pour finir, à retourner à elle, que rien ne lui
échappe, si ce n’est pour un temps, bref de surcroît. La matière la plus
basse est au cœur de tout, et l’effort pour s’y dérober a toujours
quelque chose de désespéré et de pathétique. Bataille n’a de cesse de
s’en prendre à tout ce qui voudrait atténuer cette cruelle vérité : sa
poésie invente un enfer de mots, d’images et de rapports inquiétants
qui met à mal la légitimité du monde logique et de ses représentations,
le souille et l’irrite comme une saleté dans l’œil. L’enjeu consiste alors
à redonner aux choses leur épaisseur, à les rendre à leur ambiguïté
pour les arracher aux représentations univoques d’un sentimentalisme
poétique au service de l’idéalisme. Et pour ce faire, la poésie s’en
prend notamment aux objets fétiches du sentimentalisme comme
l’amour, le cœur, ou encore les pleurs que maltraite ce poème qui date
probablement de 1942 :
Douleur
Douleur
Douleur
O douleur
O douleur
Mes pleurs de poix
Ma queue de safran
74 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

O me déculotter
Me pisser

A travers une allitération (pleurs/poix/pisser), associée à une


homophonie (pleurs/douleur) et une assonance (pleurs/queue), Bataille
établit un premier contact entre la matière basse et ce qui en apparence
s’y soustrait : le « p » de « pleurs » touche celui de « poix » et celui de
« pisser ». Le jeu des sonorités répond à sa manière à l’enjeu du
poème : manifester la présence de la vie organique grouillante là où on
l’attend le moins ; montrer sa proximité avec des larmes qui paraissent
d’abord si éloignées d’elle13. A l’eau transparente des pleurs est ainsi
substituée la poix, matière collante et visqueuse, matière agressive s’il
en est qui était autrefois versée du haut des forteresses pour repousser
les ardeurs des assaillants14. Verser des larmes comme on verse de
la poix revient à pleurer les larmes d’une douleur qui colle
littéralement au corps comme une véritable poisse, mot qui concentre
singulièrement en lui les deux termes (poix/pisse) que les sonorités
rapprochent de celui de pleur. A sa manière, la couleur jaune de la
« queue de safran », comme une tache au centre du poème, confirme
ces rapprochements : l’œil que l’on répugne généralement à toucher
n’est pas seulement touché ici par la visqueuse poix, mais il est aussi
au contact de l’urine, liquide organique qui ramène les larmes à ce
qu’elles sont : un liquide secrété par les glandes lacrymales, et de fait
rattaché à la vie organique comme les pétales des plus belles fleurs le
sont à la pourriture et au grouillement des racines. La pesanteur de la
poix tire les larmes vers le bas, tandis que l’urine, en un mouvement
inverse, remonte vers l’œil : le haut est en bas, et le bas en haut. A

13
Cette manière de montrer la violence dissimulée sous les traits trop idéals d’un
visage rappelle qu’en 1918-1919 Bataille a lu assidûment Le Latin mystique de Rémy
de Gourmont, livre constitué de textes attribuables à quelques unes des figures les
plus éminentes du Moyen Age religieux qui présentent, notamment, une volonté de
montrer la chair la plus mortelle et la plus souillée dans un but apologétique. Par
ailleurs, la volonté de montrer ce qui se cache sous la peau apparaît explicitement
dans les deux derniers vers de la seconde strophe d’un poème écrit dans les années 40,
vers qui ne sont pas sans rappeler certains tableaux de Léonor Fini ou d’Hans Baldung
Grien que Bataille reprendra dans Les Larmes d’Eros : « je me cache dans tes ombres/
et je mange à ton soleil/mon squelette transparaît/dans la lumière du jour ». (IV, p. 23)
14
Pour Georges Didi-Huberman, la viscosité désigne une puissance des matériaux. Il
écrit par exemple à propos de la cire : « La docilité du matériau est si entière qu’à un
moment elle se renverse et devient puissance du matériau ». (Georges Didi-
Huberman, « La matière inquiète », Lignes n°1 (Nouvelle série), Mars 2000, p. 219.)
POESIE ET EXPERIENCE 75

travers ce double mouvement, le poème dit l’origine commune des


deux liquides et leur confère une irréductible ambiguïté : alors que
l’émotion qui provoque les larmes ne peut plus être séparée de la
proximité d’une vie organique grouillante et palpitante, un jet d’urine
n’est plus seulement l’évacuation triviale d’un liquide mais peut
rappeler l’écoulement d’une larme, d’une larme d’autant plus
bouleversante qu’elle est souillée et coupable15.
Quand la poix s’écoule des yeux et coule sur le visage, la
poésie de Bataille révèle d’une manière violente l’une de ses plus
tenaces obsessions : s’en prendre au visage, faire en sorte que le
visage soit toujours trouble, double, équivoque ou, pour le dire
autrement, que la figure humaine soit toujours sous la menace d’une
défiguration imminente. Car, comme l’écrivent Deleuze et Guattari,
toucher au visage revient à toucher à l’ensemble du corps :

La bouche et le nez, et d’abord les yeux, ne deviennent pas une surface


trouée sans appeler tous les autres volumes et toutes les autres cavités
du corps. Opération digne du Dr Moreau : horrible et splendide. La
main, le sein, le ventre, le pénis et le vagin, la cuisse, la jambe et le
pied sont visagéifiées. […] C’est précisément parce que le visage
dépend d’une machine abstraite qu’il ne se contentera pas de
recouvrir la tête, mais affectera les autres parties du corps, et même au
besoin d’autres objets sans ressemblance. La question dès lors est de
savoir dans quelle circonstance cette machine est déclenchée, qui
produit visage et visagéification.16

Cette sorte de contagion par laquelle le visage, mais aussi ce qu’il peut
subir, affecte le reste du corps ne peut qu’interpeller une poésie dont
l’un des buts avoués est de rompre avec les simplifications requises
pour la sérénité de l’idée et de son déploiement en renouant avec les
manifestations irréductibles et les signes excessifs de la part maudite
de l’être. Le visage constitue un enjeu particulier pour la poésie de
Bataille, et le traitement qui lui est réservé dans les poèmes permet de
mieux comprendre comment, à travers divers procédés, la poésie tente
de manifester la matérialité pour relancer l’expérience et conduire à
elle. C’est ce traitement particulier du visage que nous allons

15
Le langage populaire ne sanctionne-t-il pas à sa manière cette proximité de l’urine
et des larmes qui établit spontanément un lien logique entre l’abondance des larmes et
la quantité d’urine (plus on pleurera et moins l’on pissera) ?
16
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2,
Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 43.
76 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

maintenant tenter de décrire. Et pour mieux en faire apparaître la


singularité, nous le mettrons en perspective avec celui que Sartre
réserve au visage de Roquentin dans La Nausée.

Les deux visages

Alors qu’il n’était encore qu’un jeune garçon, la tante de


Roquentin avait pour habitude de lui adresser cette mise en garde :
« Si tu te regardes trop longtemps dans la glace, tu y verras un
singe »17. A en croire les paroles de la tante, et à moins d’un regard
furtif, le visage est toujours menacé par une ressemblance dégradante :
sous les traits du visage se cachent ceux du singe ; la figure humaine
se double d’un faciès animal qui semble contenu en elle sans,
précisément, qu’elle puisse le contenir avec sûreté. Plus tard,
Roquentin poussera l’expérience bien plus loin que sa vieille tante ne
pouvait sans doute l’imaginer :

J’ai dû me regarder encore plus longtemps : ce que je vois est bien au-
dessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau des polypes
[…] je vois de légers tressaillements, je vois une chair fade qui
s’épanouit et palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si près, sont
horribles. C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge, on dirait des
écailles de poisson.
Je m’appuie de tout mon poids sur le rebord de faïence, j’approche
mon visage de la glace jusqu’à la toucher. Les yeux, le nez et la bouche
disparaissent : il ne reste plus rien d’humain. Des rides brunes de
chaque côté du gonflement fiévreux des lèvres, des crevasses, des
taupinières. Un soyeux duvet blanc court sur les grandes pentes des
joues, deux poils sortent des narines : c’est une carte géologique en
relief. Et malgré tout ce monde lunaire m’est familier. Je ne peux pas
dire que j’en reconnaisse les détails. Mais l’ensemble me fait une
impression de déjà vu qui m’engourdit : je glisse doucement dans le
sommeil.18

Plus le temps du regard se prolonge, et plus le visage se décompose ;


plus l’œil s’attarde à le regarder et moins le visage ne peut échapper à
sa vérité cruelle : ce n’est plus même une ressemblance à l’animal que
décèle l’œil médusé de Roquentin, mais une ressemblance qui
s’éloigne de la ressemblance, où l’analogie évoquée par sa tante est

17
Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938), Paris, Gallimard, 2003, p. 34.
18
Ibid., pp. 34-35.
POESIE ET EXPERIENCE 77

subitement moins évidente. Le processus s’accélère encore quand


Roquentin approche davantage son visage de la glace, « jusqu’à la
toucher » : l’abolition de la distance entre le visage et son reflet
achève la défiguration qui avait commencé avec la durée du regard.
On imagine alors les yeux de Roquentin cherchant la bouche, le nez,
se cherchant, faisant des coupes dans le visage, s’arrêtant sur les
différentes parties qui le composent et ne découvrant à chaque fois
que d’horribles déformations qui sont autant d’éléments d’un visage
devenu un véritable paysage accidenté, troué de taupinières, déchiré
de rides et de crevasses. Les gros plans successifs que réalise l’œil-
caméra de Roquentin rappellent cette affirmation de Levinas dans De
l’existence à l’existant : « [Les gros plans] n’empruntent pas leur
intérêt uniquement à leur pouvoir de rendre visibles les détails. Ils
arrêtent l’action où le particulier est enchaîné à un ensemble pour lui
permettre d’exister à part ; ils lui permettent de manifester sa nature
particulière et absurde que l’objectif découvre dans une perspective
souvent inattendue »19. A la fin, sous l’œil de celui qui regarde, le
visage est vidé de son humanité : « il ne reste plus rien d’humain »,
constate Roquentin.
En se regardant de la sorte, le héros de La Nausée
s’applique à dissiper de son reflet jusqu’au moindre résidu de
spiritualité ; son regard est l’expérience et l’épreuve d’une absence
radicale de fraternité entre la chair et l’esprit. Avec une sorte de
violence sourde et acharnée, Roquentin détruit le visage, et cette
destruction revêt un triple sens : elle sonne non seulement la fin de
l’humain, mais aussi celle de Dieu et celle du sens. Au cœur d’un
visage qui, dans la tradition chrétienne, symbolise « l’évolution du
vivant à partir des ténèbres vers la lumière »20, le personnage de Sartre
assiste à la naissance de l’in-humain, que l’on entendra strictement ici
comme ce qui n’a rien d’humain ; il assiste au retour des ténèbres dont
la lumière n’a réussi que partiellement à dissiper la présence
menaçante. Au cœur de ce visage dont cette même tradition nous dit
que Dieu l’a créé à son image, et dont Levinas peut affirmer dans
Totalité et infini qu’il est le lieu à partir d’où s’ouvre « la dimension
du divin », il voit naître une absence pure et simple de Dieu : dans le
visage défiguré de Roquentin, l’homme et Dieu touchent à leur fin. Le

19
Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), op. cit., p. 88.
20
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles (1969), Paris,
Editions Robert Laffont et Editions Jupiter, 1982, p. 1023.
78 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

visage que Roquentin voit peu à peu apparaître dans la glace n’est plus
un « objet signifiant », il n’est plus cette « image privilégiée de la
présence du sens dans l’objet visuel » : fin du sens, le visage ne révèle
plus rien, pas même sans doute l’absence de révélation, tant la matière
semble ici dévorante et intolérante.
L’expérience inquiétante de Roquentin n’est pourtant pas
exceptionnelle. Qui contemple un peu longuement son visage en se
rapprochant de son reflet aura tôt fait d’apercevoir les déformations
évoquées par Sartre : « le visage cesse d’être un visage dès qu’il cesse
de rayonner à distance »21 ; le sourire, regardé de trop près, n’est plus
que « grimace et peau » ; le visage cesse d’être l’autre pour devenir
une chose, une chose « in-signifiante ». Celui qui s’opposerait à cette
abolition de la distance et à la matérialisation violente qu’elle entraîne
pourra évoquer une considération noétique. Tel est le cas de J.P
Manigne qui écrit dans Pour une poétique de la foi :

[…] il est requis à la compréhension du monde que ne soient pas


brouillées les diverses conditions de la manifestation. Or la distance est
la condition nécessaire de la manifestation, et, singulièrement, de cette
manifestation infiniment délicate de l’esprit dans la chair. A chaque
être un espace est dû qui se réfère à son rayonnement intelligible. A
Dieu, l’espace sans frontière, aux choses, l’harmonie stable des
mesures et des proportions géométriques, à l’homme, au visage de
l’homme, cet espace particulier qu’il secrète et anime autour de lui.
Espace fragmenté, mouvant, voilé, coextensif aux paroles et aux
gestes, symbole dimensionnel de l’âme.

Dans ces conditions, jouer avec cet espace particulier qui définit le
visage revient à porter directement atteinte à l’âme : « incarcération,
ségrégation, claustration, promiscuité, intrusion sont autant d’atteintes
à l’inaliénable espace de l’esprit ». Dans la perspective chrétienne
adoptée par Manigne, la scène de La Nausée équivaut à une scène de
crime : le visage (la victime) est sauvagement assassinée par Sartre
(l’assassin) à l’aide de l’espace (l’arme du crime). Il existe en effet
dans cette affaire une limite à ne pas franchir, une limite sacrée dont le
franchissement s’apparente à une véritable profanation : un pas de
trop, et c’en est fait du rayonnement du visage. Cette limite définit à la
fois le début et la fin du visage, le lieu virtuel où il commence, mais

21
J. P. Manigne, Pour une poétique de la foi. Essai sur le mystère symbolique, Paris,
Les Editions du Cerf, 1969, p. 40.
POESIE ET EXPERIENCE 79

où peut également commencer sa fin. Une telle limite est à la fois un


contour et une condition d’existence : la franchir équivaut à engendrer
un processus qui conduit à la disparition du visage ; qui choisit
de la franchir, à l’instar de Roquentin, enclenche le début d’une
fin prochaine et, en l’occurrence, irrémédiable. Dans cet extrait de
La Nausée, un procès s’étire dans le temps, que Sartre choisit de
mener à son terme : la violence faite au visage quand est franchie la
limite fatidique n’a rien de symbolique puisqu’elle engendre sa
décomposition pure et simple. En somme, cet épisode déterminant de
La Nausée n’est rien d’autre que la description minutieuse de
l’enclenchement d’une fin et d’un achèvement.
Pour Manigne, le visage est un paradoxe en ce qu’il ne se
réduit pas à sa localisation mais la transcende, est lui-même
transcendance : « l’être qui rayonne dans et par le visage n’est pas
restreint par cette apparition ; il est tout entier visage et cependant il
n’est jamais que cela ». Cet être n’est pas ailleurs, mais il n’est pas
non plus « limité à la présence de la chair ».
La matérialisation qui résulte de l’abolition de la distance
vide le visage de cette présence ambiguë. A l’inverse, l’expérience
décrite par la tante la maintient et la parodie : les éléments matériels
du visage ne se décomposent pas, mais subissent alors une
transformation qui les tourne en dérision. La déformation évoquée par
la tante est peut-être plus cruelle que l’expérience bouleversante de
Roquentin : elle révèle une ressemblance altérante, déchirante,
transgressive, qui, finalement, peut se révéler plus troublante qu’une
décomposition violente et radicale. Là où Roquentin constate
clairement la fin de l’humain, sa tante, quant à elle, évoque
l’apparition du singe dans la figure humaine, du singe dans l’image du
visage de Dieu, du non-sens dans le sens. Pour qu’apparaisse le singe,
il faut le visage : le visage n’est pas détruit, mais seulement altéré,
telle est la différence décisive qui existe entre les deux expériences.
Autrement dit, l’inhumain ne se substitue pas subitement à l’humain,
il n’y a pas soudainement la présence du non-humain là où, l’instant
d’avant, il y avait encore de l’humain : le singe et l’humain se
touchent, si bien qu’à la fin il est difficile de ne pas voir que l’humain
a quelque chose du singe. Ainsi, dans l’expérience décrite par la
vieille tante de Roquentin, ce n’est pas tant la fin qui importe que son
début, ce moment où la fin est annoncée et où le processus qui y mène
est enclenché, mais sans pour autant que celui-ci s’achève : le
80 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

bouleversement naît en entier de l’inachèvement, d’une fin annoncée


qui débute mais sans jamais toucher à sa fin.
Il y a fort à parier que Bataille aurait préféré de loin
l’expérience évoquée par la tante que celle vécue par son neveu. La
raison en est d’ailleurs assez simple : Bataille ne va jamais jusqu’à
l’inhumain parce qu’il va au bout de l’humain, là où il y a encore de
l’humain malgré l’idée qu’on s’en fait – la position qu’il adopte face à
Sade, par exemple, en plein accord avec Blanchot, est emblématique
de cette attitude, comme l’est cette mention bien connue de
1947 : « L’image de l’homme est inséparable, désormais, d’une
chambre à gaz » (XI, p. 226). Ainsi, il ne s’agira pas tant pour lui de
franchir la limite que franchit Roquentin et qui le conduit vers
l’absence d’humain que de trouver les moyens de s’y maintenir,
d’aller vers la fin, mais pour mieux la ramener soudainement à son
début, de faire suffisamment commencer la fin pour que la fin et le
début se mêlent. Question noétique en somme : il faut trouver la
bonne distance pour que commence le début de la fin et qu’à ce début
ne succède pas cette fin dont l’imminence est pourtant pleinement
annoncée.
Afin de toucher à ce que Manigne nomme l’espace
particulier du visage, Bataille choisit de rapprocher, ou plus
exactement de superposer, les deux visages que, dit-il, les êtres
humains « découvrent dans les différents jeux de l’amour » (VIII,
p. 527) : « ces deux visages, écrit-il, sont situés à l’opposé l’un de
l’autre et peuvent recevoir, le premier le nom de visage oral, le second
celui de visage sacral ». Ces deux visages se trouvent de part et
d’autre d’un corps dont les extrémités sont celles de la colonne
vertébrale, les paires de membres inférieurs et supérieurs devant être
rattachées, à l’instar des paires de côtes, à la vertèbre avec laquelle ils
se composent. Bien qu’à l’opposé l’un de l’autre, les deux visages du
corps humain se trouvent dans un rapport de correspondance : « Le
visage oral est formé essentiellement par la bouche, à laquelle
correspond l’anus du visage sacral. A la bouche s’associe les yeux et
le nez, de la même façon que les testicules et le pénis – ou les ovaires
et le clitoris – à l’anus ». Dans cette représentation du corps où les
deux visages apparaissent comme deux terminaisons, on ne peut
déceler ni début ni fin. Pour Bataille, le corps ne commence en effet
nulle part : il est, comme l’écrivait Roland Barthes en 1972, « l’espace
POESIE ET EXPERIENCE 81

du n’importe où »22, l’espace où l’on ne peut déceler de sens qu’à


condition d’introduire violemment une valeur – « le noble et l’ignoble
(le haut et le bas, la main et le pied) ».
Loin de chercher à organiser le corps selon un système
hiérarchisé de valeurs, la poésie va se plaire à faire se toucher ces
deux visages qui s’opposent sans être pour autant des contraires. Ainsi
que nous l’indiquait déjà le poème intitulé « Douleur », la mise en
contact des visages oral et sacral s’opère souvent à travers une
circulation subtile des liquides corporels. Cette séquence d’un poème
écrit à la même époque le confirme :

cœur en flammes de rubis


pipi sur ma cuisse nue
poli derrière mouillé
je bande et je pleure (IV, p. 12)

Rapprocher les deux visages cela ne veut surtout pas dire les réunir en
un seul, mais consiste plutôt à rendre manifeste en chacun d’eux la
présence latente de l’autre : derrière chaque visage il y a l’autre en
filigrane, comme si chaque visage apparaissait sur une sorte de
palimpseste où l’autre visage aurait d’abord été figuré avant d’être
effacé. Ici, par exemple, le rapprochement entre l’urine, le derrière, le
visage et les larmes, que suggère notamment le jeu des sonorités
(l’allitération en « p » : pipi-poli-pleure), crée une proximité d’autant
plus dérangeante qu’elle trouble les limites et la clarté des contours de
chaque visage, mais n’entraîne en aucun cas une fusion de l’un en
l’autre. Le principe d’un tel rapprochement est également perceptible
au début d’un poème intitulé « Mademoiselle mon cœur » et retrouvé
dans des brouillons pour Le Petit et le manuscrit de La Tombe de
Louis XXX :

Mademoiselle mon cœur


mise nue dans la dentelle
à la bouche parfumée
le pipi coule de ses jambes (IV, p. 11)

En choisissant de séparer le nom (Mademoiselle) de son complément


(la bouche parfumée), Bataille met non seulement en avant la nudité

22
Roland Barthes, « Les sorties du texte », actes du colloque Vers une révolution
culturelle : Artaud/Bataille tenu du 29 juin au 9 juillet 1972, op. cit., p. 58.
82 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

de la femme évoquée, mais il rapproche surtout, en les faisant


littéralement se toucher, la bouche du visage oral et celle du visage
sacral, la présence de laquelle est suggérée par le « pipi [qui] coule
[des] jambes ». « Mademoiselle mon cœur », nue dans les petites
dents de la dentelle, laisse deviner la nudité de sa bouche dans une
atmosphère d’érotisme léger et un peu voyou, qui recours volontiers
aux tournures hypocoristiques (« mon cœur ») et à un vocabulaire
plaisant ou enfantin. Le ton change cependant avec la suite du poème
qui reprend d’une manière plus trouble ce qui était d’abord
discrètement suggéré :

L’odeur maquillée de la fente


est laissée au vent du ciel

Bataille ne parle plus de bouche mais de « fente » : la synecdoque


engendre une rupture de ton – la bouche est déclassée – et introduit
l’équivoque – la « fente » pouvant aussi bien renvoyer à la bouche
orale qu’à la bouche sacrale. La fente désigne les bouches comme des
bouches ouvertes ou qui s’ouvrent et, en les ramenant à cette
ouverture qui leur est commune, crée une sorte d’interférence : deux
bouches se mêlent, deux bouches se superposent, mais sans pourtant
que l’on puisse les confondre. Dans le même sens, le parfum s’est
transformé en « odeur maquillée » : l’odeur agréable du parfum n’est
plus alors que la dissimulation d’une émanation corporelle ; l’adjectif
« maquillée » démaquille la bouche, décèle la présence d’un artifice
qui, en retour, suppose la présence d’odeurs qui dérangent. La bouche
est renvoyée à ses odeurs et elle n’est plus une bouche qui parle ou qui
embrasse mais avant tout une bouche qui sent. Une fois de plus, c’est
au cœur même de ce qui tentait de lui échapper que la matière fait
retour : le parfum dissimule une odeur mais ne l’efface pas ; derrière
la bouche orale est perceptible la présence de la bouche sacrale, et
inversement.
Il est au cœur même du visage quelque chose de
dangereux pour le visage lui-même ; au sein même du visage, quelque
chose est toujours susceptible de faire vaciller le visage, de le
déchirer. En rapprochant le visage oral du visage sacral, Bataille ne
fait rien d’autre que libérer ce qui menace le visage : il libère ce que
ce dernier tente tant bien que mal de contenir ; il libère l’agressivité de
la matière ou, pour le dire dans les termes de Georges Didi-Huberman,
il crée « une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant
POESIE ET EXPERIENCE 83

quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant


quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour [qui
procède] d’une cruauté dans les ressemblances »23. Il nous semble
qu’il existe une grande connivence entre le Bataille de Documents, qui
construit un véritable réseau d’images et de ressemblances altérantes
au moyen, notamment, du montage photographique, et le Bataille
poète. Car la poésie de Bataille préférera toujours avancer des
ressemblances transgressives plutôt que des dissemblances radicales,
faisant du même coup de la comparaison l’une de ses figures de
prédilection. En témoigne ce poème retiré de L’Archangélique et
retrouvé dans les papiers de Bataille :

Je mets mon vit contre ta joue


le bout frôle ton oreille
lèche mes bourses lentement
ta langue est douce comme l’eau

ta langue est crue comme une bouchère


elle est rouge comme un gigot
sa pointe est un coucou criant
mon vit sanglote de salive

ton derrière est ma déesse


il s’ouvre comme ta bouche
je l’adore comme le ciel
je le vénère comme un feu

je bois dans ta déchirure


j’étale tes jambes nues
je les ouvre comme un livre
où je lis ce qui me tue (IV, p. 14)

La poésie joue le processus contre le résultat, les relations labiles


contre les termes fixes, les ouvertures concrètes contre les clôtures
abstraites, les insubordinations matérielles contre les subordinations à
l’idée24. La poésie met en procès ; le poème est une machine à
fabriquer de l’ambiguïté, à faire coexister les contraires en ouvrant le
sens des mots à tous les sens possibles. La poésie de Bataille refuse
l’alternative pour promouvoir la simple liaison qui "met ensemble".

23
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 21.
24
Cf. Ibid., p. 22.
84 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Dans ce poème, la « langue » n’est ni douce ni crue mais, ce qui est


profondément différent, elle est douce et crue à la fois, douce en
même temps que crue. La crudité et la douceur sont mises en procès et
semblent s’ouvrir l’une à l’autre et s’attirer : la crudité n’est jamais
jusqu’au bout sans douceur, la douceur n’est jamais jusqu’au bout
sans crudité. La liaison entre les deux qualités divergentes de la langue
se renforce encore et se complexifie à l’aide des comparaisons :
les comparants sont à leur tour soumis aux effets d’une liaison qui met
à mal l’étanchéité des limites des mots et des éléments qu’elle
rassemble. La douceur de l’eau à laquelle est comparée la douceur de
la langue partage quelque chose de la crudité de la bouchère, et
inversement. L’eau douce, et toute l’imagerie bucolique que l’on
peut facilement lui associer, est troublée par la présence de la
bouchère – de la bouche-chair –, métonymie de la boucherie – de la
bouche qui rit –, de la viande crue et sanguinolente, crûment présente
– immédiatement après l’évocation de la bouchère, la langue apparaît
significativement « rouge comme un gigot ». A travers le jeu des
comparaison, l’eau est troublée par le sang de la boucherie : la
violence et la mort se mêlent à la fraîcheur de l’eau, l’épaisseur et la
couleur du sang à sa fluidité et à sa transparence. La poésie crée ainsi
des réseaux d’images complexes qui peuvent se lire en plusieurs sens :
la langue est douce et crue, sa douceur est comme celle de l’eau, la
douceur de l’eau est ainsi douce et crue comme une bouchère, etc. A
l’intérieur de ces réseaux, l’intégrité de chaque terme vacille ; le sens
des mots est instable, ouvert, tiraillé par des forces contradictoires qui
coexistent sans tendre jamais vers un quelconque apaisement. Une fois
encore, les processus que Didi-Huberman découvre à l’œuvre
dans Documents semblent correspondre à ce qui se passe dans le
poème : « le contact excessif – contact et conflit mêlés – d’images
contradictoires, ou d’images simplement prises ensemble, présentées
comme semblables, mais à partir d’ordres différents ou, mieux,
hétérogènes, de la réalité (de la référence) [entame] la substantialité, la
stabilité […] des mots et des aspects qui se trouv[ent] ici atteintes,
ouvertes, décomposées »25.
La violence de l’acte érotique transforme les corps, les
jette dans une sorte de combat où ils sont agressés et agressifs à la

25
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., pp. 36-37.
POESIE ET EXPERIENCE 85

fois : la « langue » n’est bientôt plus qu’une « pointe » sous les cris de
laquelle le « vit sanglote de salive ». Ce dernier vers est une sorte de
synthèse des touchers altérants que la poésie réalise : le sexe sanglote
comme un œil qui bave comme une bouche. A partir de là, la
confusion s’amplifie. Le derrière s’ouvre explicitement comme une
bouche, et la déchirure qui résulte de cette ouverture conduit à une
sorte d’union des bouches orale et sacrale – « je bois dans ta
déchirure » – qui met en jeu une subtile circulation des liquides : l’eau
qui, au début du poème, était dans la bouche orale jaillit désormais de
la bouche sacrale, qui apparaît dès lors comme une sorte de source. Le
sexe, le derrière, l’œil, la langue et la bouche se trouvent ainsi mis en
contact, c’est-à-dire, nous le savons maintenant, mis en procès,
déchirés, altérés. Ici, c’est un toucher qui fait se toucher, c’est un
contact entre deux corps qui fait naître ces contacts. Tout se passe en
effet comme si l’écriture du poème était contemporaine de l’action
qu’elle évoque : quelque chose se manifeste dans le contact érotique
des corps, et il existe une simultanéité des actes qui s’accomplissent et
des paroles qui les rapportent – ça se dit ou ça s’écrit au moment
même où ça se fait. La parole poétique semble naître directement du
corps excité, elle est en prise avec lui, elle jaillit avec la sensation en
semblant faire corps avec elle : le jeu poétique des mots tend à ne faire
qu’un avec le jeu érotique des corps, telle est, en un autre sens, la
"crudité de la langue".
Pour résumer, à l’instar de Roland Barthes qui définit
l’Histoire de l’œil comme « une composition métaphorique »26, il
semble également possible d’affirmer que le visage oral est la matrice
de différentes variations qui se présentent comme « les différentes
"stations" de la métaphore [du visage] ». Chaque élément du visage
oral se trouve en effet « varié à travers un certain nombre d’objets
substitutifs, qui sont avec lui dans le rapport strict d’objets
affinitaires » : la bouche et l’anus (tous deux des ouvertures, des
cavités et des lieux d’expulsion) ; les yeux et les testicules (qui sont
globuleux et de même couleur27) ; le sexe et le nez ; mais aussi, la
bouche et la fente, la bouche et le sexe, etc. De cette première

26
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », Critique n° 195-196, août-septembre
1963, p. 771.
27
Bataille écrit dans l’Histoire de l’œil à propos des testicules du taureau : « les
glandes, de la grosseur et de la forme d’un œuf, étaient d’une blancheur nacrée, rosée
de sang, analogue à celle du globe oculaire » (I, p. 54).
86 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

métaphore dérive une chaîne secondaire constituée par tous « les


avatars du liquide »28 dont l’image est aussi bien liée à la bouche, au
nez ou à l’œil qu’au sexe. La nature du liquide varie (larmes, salive,
bave, poix, urine ou sperme), tout autant que ce que Barthes nomme
« le mode d’apparition de l’humide » : dans les poèmes, comme dans
l’Histoire de l’œil, « du mouillé au ruissellement, ce sont toutes les
variétés de l’inonder qui viennent compléter la métaphore originelle ».
Ainsi, des objets d’abord fort éloignés du visage peuvent se trouver
saisi dans la chaîne métaphorique, « la présence de l’une, seulement,
des deux chaînes, permett[ant] de faire comparaître l’autre » : il suffit
par exemple que « le soleil ouvre la gorge » (IV, p. 12), qu’il soit « un
soleil noir de crachats » (IV, p. 15) ou encore que « Du soleil mort
illumin[e] l’ombre velue/d’une traînée de foutre amer » (IV, p. 30)
pour que le soleil s’insère dans le champ métaphorique tracé par la
poésie et rejoigne le thème de la bouche, des liquides secrété par le
corps, des glandes qui les sécrètent et, par là, de l’œil.
Existe-t-il cependant « un fond de la métaphore » et, à
partir de là, « une hiérarchie de ses termes » ? La question est sans
doute délicate, d’autant plus quand, comme nous l’avons vu, Bataille
écrit que les êtres humains « éprouvent qu’ils ont deux visages »
(VIII, p. 527) dans les différents jeux de l’amour. L’érotisme est, entre
autres, l’épreuve, des deux visages ; la manifestation des visages naît
d’une expérience qui a lieu dans le jeu des corps qui s’accouplent. S’il
est facile de concevoir que le visage sacral s’éprouve seulement à
l’occasion de l’étreinte amoureuse, il faut aussi bien comprendre que
seule son apparition permet d’accéder pleinement à la vérité du visage
oral, dont il n’est alors pas faux d’affirmer qu’il s’éprouve lui aussi
dans le jeu érotique. Autrement dit, c’est bien moins l’un des termes
de la chaîne métaphorique qui est originel que la ressemblance entre
les deux visages que décèle l’érotisme. Cette ressemblance est
accentuée par la possibilité d’échange entre les deux chaînes
métaphoriques que réserve la poésie de Bataille. Dans un premier
temps, il est possible d’associer des termes des deux chaînes en
respectant l’usage le plus courant : l’œil pleure, la bouche salive,
l’urine s’écoule le long des jambes… Ces syntagmes traditionnels,
formés « selon des stéréotypes ancestraux »29, comportent peu

28
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », art. cit., p. 772.
29
Ibid., p. 774.
POESIE ET EXPERIENCE 87

d’information. Tout est cependant différent quand, dans un second


temps, en s’éloignant de l’usage courant, « on désarticule l’association
en prélevant chacun de ses termes sur des lignes différentes »30 pour
se donner ainsi le droit, par exemple, d’uriner des larmes ou de
pleurer de l’urine : « le syntagme devient alors croisé, car la liaison
qu’il propose va chercher d’une chaîne à l’autre des termes non point
complémentaires mais distants ». Les images de la poésie de Bataille
retrouve alors la loi de l’image surréaliste énoncée par Reverdy et
reprise par Breton, mais elle se limite à un champ strictement balisé et
se soumet à des contraintes rigoureuses : le syntagme se trouve limité
par la contrainte de la sélection « qui oblige à prélever de l’image
seulement dans deux séries finies ». Ce que Barthes conclue de
l’analyse qu’il consacre au récit de Bataille s’applique aussi
pleinement à sa poésie : « la technique poétique consiste ici à défaire
les contiguïté usuelles d’objets pour y substituer des rencontres
nouvelles, limitées cependant par la persistance d’un seul thème à
l’intérieur de chaque métaphore, [et] il se produit une sorte de
contagion générale des qualités et des actes ». Pour finir, « le monde
devient trouble, les propriétés ne sont plus divisées ; s’écouler,
sangloter, uriner, éjaculer forment un sens tremblé ».
De fait, le traitement que la poésie fait subir au visage, et,
en l’occurrence, plus précisément à la bouche, nous ramène à un
article de 1930, publié dans Documents, dans lequel Georges Didi-
Huberman voit une remarquable manifestation de ce qu’il nomme une
dialectique symptomale. L’article de 1930, dont la concision est
extrême, s’organise en effet en trois temps clairement distincts. Tout
d’abord, la bouche est présentée sous des dehors sauvages et brutaux :
elle est « la proue des animaux » (I, p. 299), la partie « la plus vivante,
c’est-à-dire la plus terrifiante pour les animaux voisins ». La bouche
apparaît ensuite en retrait de cette animalité : elle est la bouche des
hommes civilisés, bouche qui n’est plus proéminente, qui peu à peu a
effacé ce qui en elle demeurait sauvage. Le dernier moment de
l’article ne relève en rien cette situation contradictoire : loin de
chercher à l’apaiser ou à l’atténuer, il la revendique au contraire,
l’accentue, la chauffe à blanc en quelque sorte. L’article de Bataille se
termine ainsi :

30
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », art. cit., p. 775.
88 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Et dans les grandes occasions la vie humaine se concentre encore


bestialement dans la bouche, la colère fait grincer les dents, la terreur
et la souffrance atroce font de la bouche l’organe des cris déchirants. Il
est facile d’observer à ce sujet que l’individu bouleversé relève la tête
en tendant le cou frénétiquement, en sorte que sa bouche vient se
placer, autant qu’il est possible, dans le prolongement de la colonne
vertébrale, c’est-à-dire dans la position qu’elle occupe normalement
dans la constitution animale. Comme si des impulsions explosives
devaient jaillir directement du corps par la bouche sous forme de
vociférations. (I, pp. 299-300)

Là où certains voudraient voir à tout prix dans ces vociférations


l’antithèse la plus violente de l’humain, Bataille « considère le
symptôme comme le lieu accidentel, inapaisable et momentané, d’un
contact cependant essentiel de la ressemblance et de la dissemblance
dans l’humain »31. Cette manière singulière de maintenir vivace les
contradictions est une « opération capable tout à la fois de démentir la
réalité en chaque « document » du réel, et de la rendre « démente »,
proliférante, protéiforme, active, créatrice »32. La volonté de montrer
« l’impossibilité […] de la synthèse dans le processus dialectique »33
renvoie à la négativité sans emploi, au travail d’un négatif qui n’a pas
de résultat « au sens où l’on parle du résultat d’un travail
"accompli" ». Derrida a interprété cette volonté comme un appel « à
une dépense irréversible, une négativité si radicale – il faut dire ici
sans réserve – qu’on ne peut même plus les déterminer en négativité
dans un procès ou un système »34. Le sans réserve de cette négativité
n’est cependant pas sans objet : s’il signifie un sans progrès, il n’induit
nullement un sans processus.35 La poésie, à sa manière, l’atteste tout
autant que Documents.
Ainsi, quand Georges Didi-Huberman rapproche le
Bataille de Documents d’Eisenstein et de sa théorie du montage, il
nous semble que ce rapprochement vaut également pour le Bataille
poète. Pour Eisenstein comme pour Bataille, rien n’est en droit

31
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 338.
32
Ibid., pp. 215-216.
33
Ibid., p. 337.
34
Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme
sans réserve », L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 380.
35
Cf. Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel
selon Georges Bataille, op. cit., p. 234.
POESIE ET EXPERIENCE 89

infigurable – « L’impossible [est] : l’objet revendiqué du figurable :


convoqué non au tribunal de l’idée, mais au jeu vorace des images.
L’impossible – intraduisible, irreprésentable au moyen d’une image
qui lui serait « convenante » ou le résumerait – est capable d’exister,
de fuser visuellement dans la collision d’images, de ressemblances
mises en contact, bref dans un "montage des attractions" »36. Cette
collision des ressemblances et des images n’est pas sans rapport avec
la manière violente dont les images poétiques mettent ensemble, font
être avec, afin que le semblable s’ouvre au dissemblable et retourne au
semblable mais profondément altéré par le choc qu’il a subi au cours
de cette opération. La collision des images laisse ouverte la
contradiction, et de cette contradiction manifestée fuse l’impossible un
instant visible. Quand la décomposition du visage ne va pas jusqu’à
son terme ; quand elle commence seulement pour laisser naître une
ressemblance irritante ; quand le regard sait se tenir à la distance où
commence le processus qui mène le visage vers sa fin mais ne
s’achève pas, alors commence, dans le même temps, le début d’une
autre fin qui elle ira à son terme : la fin de la simplicité du visage, de
l’univocité du visage, et de toutes les idées et les représentations
qu’elle entraîne. L’interférence créée par les images de la poésie est
un symptôme car elle dit « ensemble, dialectiquement, l’excès et la
structure, le pathétique et le morphologique, le non-savoir et le savoir,
le cri et l’écrit »37, le beau et le laid, l’harmonie et la discordance.
Ce qui frappe dans le symptôme, c’est à la fois l’étrangeté
et l’instabilité de ce qu’il signifie : « Le symptôme, s’il est encore un
signe, est le signe le plus équivoque qui soit, le plus déroutant : ce
qu’il signifie demeure inconnu (concerne le non-savoir). De surcroît,
c’est un signe incarné, organique, mouvementé, déchirant – à la fois
signe de déchirure et déchirure du signe. Il possède cette étrange
exubérance qui fait de lui une composition théorique de paradoxes
enchâssés les uns dans les autres […] »38. L’instabilité de ce que
signifie le symptôme, c’est-à-dire ici de ce qui résulte des
interférences de la poésie, il nous semble que Bataille l’a exprimé
dans les notes qu’il rédige pour L’Impossible, et une fois encore en
passant par la dialectique :

36
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 312.
37
Ibid., p. 360.
38
Ibid., p. 361.
90 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Rapport entre poésie et sens (dialectique)


Sens = composition arbitraire (langage)
Poésie = destruction de ce monde
Reliquat de sens interférence : c’est cela l’évocation (III, p. 537)

La poésie détruit les rapports instaurés par la composition arbitraire,


elle détruit le sens sans mener pour autant au non-sens, mais à un reste
de sens, un déchet de sens : collision du non-sens et du sens, sens et
non-sens chacun inachevé, ou, plus exactement, s’inachevant. Le sens
de la poésie, qui est à la limite du sens et fait sens à la limite, qui
conduit là où le sens touche à sa limite et constitue un moyen terme
entre le monde logique et la nuit, ce sens n’est pas sans rappeler celui
que Jean-Luc Nancy rattache au corps dans Corpus :

« Non-sens » ne veut pas dire ici quelque chose comme l’absurde, ni


comme du sens à l’envers, ou comme on voudra contorsionné […].
Mais cela veut dire : pas de sens, ou encore, du sens qu’il est
absolument exclu d’approcher sous aucune figure de « sens ». Du sens
qui fait sens là où c’est, pour le sens, limite. Du sens muet, fermé,
autistique : mais justement, il n’y a pas d’autos, pas de « soi-même ».39

Le sens du corps tel qu’il est évoqué par Nancy permet de mieux
comprendre pourquoi le corps est un objet privilégié pour une poésie
qui veut troubler le monde et faire trembler le sens. Le reliquat est ce
qui reste à payer après la clôture et l’arrêté d’un compte. Le reliquat
de sens qui résulte de la destruction opérée par la poésie doit être mis
en rapport avec la situation particulière que la poésie occupe par
rapport à l’achèvement du savoir, c’est-à-dire à la clôture du sens.
Autrement dit, le double visage, ce visage-symptôme, composé par
Bataille dans ses poèmes est pour nous un signe incarné et ambigu de
sa relation à l’inachevable, l’inachevable étant ici « ce qui ne porte pas
son achèvement à distance, comme une idée régulatrice, comme un
idéal fuyant dans le ciel des Idées et valeurs, et ne le porte pas non
plus comme un deuil intarissable. Ce qui est proprement inachevable a
l’inachèvement comme dimension de sa propriété, ou plutôt comme sa
propriété même, absolument et sans condition ni limitation d’aspect. Il
n’est donc, pour finir, pas même question d’inachèvement ; ce n’est
pas une propriété négative, ou privative, mais c’est la propre plénitude

39
Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Editions Métailié, 2000, p. 15.
POESIE ET EXPERIENCE 91

du propre, qui n’est encore ainsi que très maladroitement désignée »40.
Inachever ou achever revient à décider de « mettre ou [de] ne pas
mettre le langage – donc la pensée – dans l’observance [de son]
extrémité ». Il y a dans le processus de va et vient entre le visage oral
et le visage sacral une manière d’irriter la pensée, irritation qui joue
sur un mode mineur une adresse à la philosophie, « une intimation de
l’extrémité sans laquelle elle ne pense pas, ou ne pense rien, et qui
pourtant met en jeu la pensée même dont la philosophie dispose »41.
Ce qui dans la forme sacrifie la forme, ce qui ouvre, dans
sa forme même, le visage oral à une ressemblance dégradante avec le
visage sacral, est le symptôme de la matière et, en l’occurrence, plus
précisément de ce qui dans le corps demeure fermé à la connaissance
et que Bataille nomme dans l’érotisme : la chair. En alliant la poésie
au thème du corps érotique, Bataille cherche sans doute de nouvelles
modalités pour accéder à cette chair qu’il définit comme « l’ennemi né
de tout ce que hante l’interdit chrétien » (X, p. 93) et qu’il désigne,
plus généralement, comme l’expression de la liberté menaçante à
laquelle ont, selon lui, tenté de s’opposer depuis toujours les
différentes formes d’interdit :

Ce que l’acte d’amour et le sacrifice révèlent est la chair. Le sacrifice


substitue la convulsion aveugle des organes à la vie ordonnée de
l’animal. Il en est de même de la convulsion érotique : elle libère des
organes pléthoriques dont les jeux aveugles se poursuivent au-delà de
la volonté réfléchie des amants. A cette volonté réfléchie, succèdent les
mouvements animaux de ces organes gonflés de sang. Une violence
que ne contrôle plus la raison anime ces organes, elle les tend à
l’éclatement et soudain c’est la joie des cœurs de céder au dépassement
de cet orage. Le mouvement de la chair excède une limite en l’absence
de la volonté. La chair est en nous cet excès qui s’oppose à la loi de la
décence.

Ce qui importe surtout ici c’est que le rapprochement de la poésie, de


l’érotisme et du sacrifice éclaire un peu plus les liens fondamentaux
qui unissent la poésie et l’expérience. Pour Bataille, la violence
extérieure du sacrifice est en fait « la violence intérieure de l’être
aperçue sous le jour de l’effusion de sang et du jaillissement des

40
Jean-luc Nancy, « La pensée dérobée », Lignes 01 (nouvelle série), mars 2000, p.
89.
41
Ibid., p. 91.
92 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

organes ». Or, « seule une expérience intérieure, non la science,


pourrait restituer le sentiment des Anciens » (X, p. 92) ; seule une
expérience intérieure pourrait nous donner accès à la violence de ces
organes et de ce sang jaillissant. Dans les notes qu’il prend en vue de
la réédition de La Haine de la poésie en 1962, Bataille approfondit un
tel point de vue : si la science doit s’en tenir à des conséquences
mesurables, seule la poésie peut atteindre les déchirements, l’horreur
et la terreur liées à la mort ; elle seule peut atteindre « l’effet des
suppressions » (III, p. 514) et offrir la possibilité de s’approcher du
sentiment que le sacrifice engendrait.
LA HAINE ET L’IMAGE

Réussir, échouer

Sartre est un interlocuteur qui convient parfaitement à


Bataille, dont la pensée lui offre à la fois ce qu’il faut d’accord
nécessaire et de désaccord inconciliable pour qu’il puisse reprendre et
relancer la sienne. Ainsi, s’agissant de Baudelaire, et du livre que
Sartre lui consacre en 1946, Bataille ne peut d’abord que reconnaître
les pertinence des analyses du philosophe existentialiste quand elles
concernent la position équivoque du poète par rapport au Mal.
Pour Sartre, le choix de faire le Mal pour le Mal réduit
Baudelaire à une ambiguïté stérile : Baudelaire fait ce qu’il ne veut
pas (il continue à abhorrer le Mal), et ne fait pas ce qu’il veut (le Bien
qui demeure l’objet de sa volonté)1. Autrement dit, Baudelaire se doit
de maintenir le Bien pour mieux se jeter dans le Mal : la faute, « la
création délibérée du Mal », accepte et reconnaît le Bien, « elle lui
rend hommage et, en se baptisant elle-même mauvaise, elle avoue
qu’elle est relative et dérivée, que, sans le Bien, elle n’existerait pas ».
L’inconséquence et l’impuissance de Baudelaire s’opposent à ce que
Sartre nomme la liberté, position majeure, qui, commente Bataille,
désigne un « état possible où l’homme n’a plus l’appui du Bien
traditionnel – ou de l’ordre établi ». La position du poète est une
position mineure, celle d’un homme qui « n’a jamais dépassé le stade
de l’enfance », qui ne veut faire à aucun prix « l’expérience de [la]

1
Cf. Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, 1946, pp. 80-81. (Cité par
Bataille, IX p. 189.)
94 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

terrible liberté » qui brusquement lui échoit quand « les devoirs, les
rites, les obligations précises et limitées ont disparu d’un coup »2.
Bataille poursuit les analyses de Sartre sous un angle
différent, mais aboutit à la même conclusion : Baudelaire a choisi
d’être en faute comme un enfant ; il a fui la liberté, se condamnant par
là à une impasse qui n’est autre que celle de la poésie. Car, pour
Bataille, « la misère de la poésie » (IX, p. 191) tient précisément au
fait qu’elle ne peut que « verbalement fouler aux pieds l’ordre établi »
mais en aucun cas « se substituer à lui » : dès que le poète « s’engage
virilement […] dans l’action politique, il abandonne la poésie ».
Protestation vaine et sans effet, la poésie apparaît comme une
« attitude mineure », « une attitude d’enfant » ou encore « un jeu
gratuit ». L’impuissance de la poésie est d’autant plus dommageable
que Bataille, à l’inverse de Sartre, considère que la liberté est son
essence même. Le piège se referme alors sur la liberté comme il se
refermait sur la poésie : être libre est, à la rigueur, « un pouvoir de
l’enfant », un pouvoir sans conséquence dont Baudelaire s’est satisfait
en se contentant de s’agiter en vain dans le monde indifférent des
adultes.
Sartre n’épargne pas à Baudelaire ce jugement sévère.
Bataille, qui lui emboîte le pas, juge quant à lui « qu’à bien des égards
[son] attitude […] est malheureuse », mais, ajoute-t-il, « l’accabler
semble bien le parti le moins humain » (IX, p. 192). Le reproche
adressé à Sartre est d’autant plus pernicieux qu’il est détourné : la
sévérité de Sartre tiendrait à un manque d’humanité, un manque
d’empathie. En fait, Bataille a discrètement glissé du plan de l’analyse
théorique à celui de la vie, convaincu que la critique littéraire, quand
elle se donne la poésie pour objet, demeure insuffisante si elle ne
prend à son compte l’expérience exigeante qu’affronte le poète afin de
la partager pleinement. Ainsi, quand Baudelaire « refuse d’agir en
homme accompli », il refuse en réalité d’agir « en homme prosaïque »,
et il nous faut reconsidérer son choix :

Se fit-il par défaut ? n’est-il qu’une erreur déplorable ? Au contraire


eut-il lieu par excès ? d’une façon misérable peut-être, décisive
pourtant ? Je me demande même : un tel choix n’est-il pas, dans son
essence, celui de la poésie ? N’est-il pas celui de l’homme ? (IX,
pp. 192-193)

2
Jean-Paul Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 61. (Cité par Bataille, IX p. 190.)
LA HAINE ET L’IMAGE 95

La question porte donc désormais sur la valeur qu’il faut attribuer à


l’attitude de Baudelaire : peut-on, comme le fait Sartre, la juger
malencontreuse et déplorable ? Pour Bataille, on ne peut comprendre
l’existence de Baudelaire sans la mettre en rapport avec les
contradictions insolubles dans lesquelles la poésie semble condamnée
à se débattre sans fin. Le malheur de la poésie consiste en une
obligation, qui lui est inhérente, « de faire une chose figée d’une
insatisfaction » (IX, p. 197). Qu’en un premier mouvement elle rende
les objets, « par une destruction, à l’insaisissable fluidité de
l’existence du poète », elle ne peut s’empêcher « en même temps
qu’elle opère un dessaisissement […] de saisir ce dessaisissement ».
Telle est la misère d’une poésie qui, au mieux, peut « substituer le
dessaisissement aux choses saisies de la vie réduite », mais ne peut
éviter en revanche « que le dessaisissement ne [prenne] la place des
choses ». La difficulté est la même pour l’enfant que Baudelaire a
choisi d’être et qui ne peut être libre qu’à la condition de nier l’adulte,
mais qui ne peut le faire « sans devenir adulte à son tour et sans perdre
par là sa liberté ». Le choix de Baudelaire le voue donc à un échec
certain. Mais, pour Bataille, cet échec est aussi sa chance, comme il
est d’ailleurs la chance de la poésie. Tout se passe comme si un tel
échec offrait paradoxalement une possibilité ultime de lutter contre le
figement qui toujours menace la poésie. L’échec empêche, au moins
contrarie, le mouvement par lequel la poésie ne peut s’empêcher de
saisir le dessaisissement qu’elle avait d’abord opéré. Ainsi, et
précisément parce qu’il échoue, Baudelaire ne change pas son
insatisfaction en « une chose figée », en témoignent « les images qu’il
a laissées [qui] participent de la vie ouverte, infinie […] c’est-à-dire
insatisfaite » (IX, p. 198).
La position de Bataille repose en fait sur une série
d’oppositions qui sont en quelque sorte les fondements mêmes de la
réflexion qu’il mène au sujet de la poésie : la poésie décrit un
mouvement incessant qui s’oppose à toute immobilité ; elle se situe en
conséquence du côté du périssable et ne doit pas céder au désir de
durer ; elle se définit enfin comme une ouverture, ou plutôt comme ce
qui maintient l’être ouvert, l’empêche de se tasser, de faire taire et
d’étouffer ce qui, en lui, est irréductible à quelque ordre, système ou
représentation définitive que ce soit. Bataille ne pouvait donc
concéder à Sartre que « [le] souhait le plus cher de [Baudelaire] est
96 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

d’être comme la pierre, la statue, dans le repos tranquille de


l’immuabilité »3 quand, pour lui, il est « décevant de dire de
Baudelaire qu’il voulait l’impossible statue, qu’il ne pouvait être, si
l’on ajoute aussitôt que Baudelaire voulut moins la statue que
l’impossible » (IX, p. 198). L’échec de Baudelaire doit être jugé
relativement à la vie intense avec laquelle il permet de renouer, au
désir toujours insatisfait qu’il ranime et qui est tourné en direction de
l’impossible. Finalement, les contradictions de la poésie importent peu
« si le jeu du poète, […], sans faillir, l’unit au poète déçu, au poète
humilié et insatisfait » (IX, p. 199). Seule « la vie inviable du poète »,
cette espèce de « longue agonie », décèle « l’authenticité de la
poésie », les œuvres et les poèmes ne pouvant éviter de la trahir, tant il
est vrai que « la poésie, qui subsiste, est toujours un contraire de la
poésie, puisque, ayant le périssable pour fin, elle le change en
éternel ».
Ce jugement n’implique pas cependant que Bataille se
désintéresse de l’œuvre de Baudelaire pour autant. Quand Sartre
souligne le caractère figé de la vie du poète, montre comment, en
s’appuyant sur le fait qu’elle « se joua en peu d’années » (IX, p. 200),
cette vie « fut lente à partir des éclats de la jeunesse », Bataille lui
oppose essentiellement une lecture des œuvres. Deuxième manœuvre
discrète de Bataille qui ajoute au manque d’empathie de Sartre le
reproche d’une lecture trop peu soucieuse des liens indéfectibles qui
unissent la vie et l’œuvre du poète. Certes, il y a dans Les Fleurs du
mal de quoi légitimer l’interprétation de Sartre : « Baudelaire a voulu
l’impossible jusqu’au bout » (IX, p. 199), mais on ne peut nier qu’il
« demeura pour lui-même un dédale » et qu’il aspira, par exemple, « à
l’immuabilité de la pierre, à l’onanisme d’une poésie funèbre » (IX,
p. 200). A lire Les Fleurs du mal, il est sans doute possible de penser
que la « plénitude » de la poésie de Baudelaire se lie « à l’image
immobilisée de bête prise au piège » que le poète a maintes fois
donnée de lui-même et que Sartre retrouve dans le détail de sa
vie. Cependant, une lettre datée de 1854 vient compliquer cette
interprétation. Bataille cite cette lettre peu connue et fait l’hypothèse
qu’elle donne à entrevoir différemment à la fois la vie et la poésie de
Baudelaire. Dans cette lettre, Baudelaire donne le scénario d’un drame
que Bataille résume sommairement : dans un lieu isolé, un ouvrier

3
Jean-Paul Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 126. (Cité par Bataille, IX p. 198.)
LA HAINE ET L’IMAGE 97

ivrogne obtient un rendez-vous de sa femme qui l’a quitté. Il la


supplie de rentrer au foyer, mais elle refuse. Désespéré, l’ouvrier
engage sa femme dans un chemin où il sait qu’à la faveur de la nuit,
elle tombera dans un puit sans margelle. Baudelaire avait l’intention
d’y introduire une chanson qui est à l’origine de l’épisode. La chanson
commence ainsi :

Rien n’est aussi-z-aimable


Franfru-Crancru-Lon-La-Lahira
Rien n’est aussi-z-aimable
Que le scieur de long.

L’ivrogne finit par jeter sa femme à l’eau et, parlant à une sirène, il dit
alors :

Chante Sirène Chante


Franfru-Crancru-Lon-La-Lahira
Chante Sirène Chante
T’as raison de chanter.

Car t’as la mer à boire


Franfru-Crancru-Lon-La-Lahira
Car t’as la mer à boire,
Et ma mie à manger !

Pour Bataille, avec le projet de ce drame, Baudelaire est allé le plus


loin qu’il pouvait. En évoquant l’histoire sordide et décevante du
scieur de long, en ayant l’intention d’y ajouter le récit du viol que
l’ouvrier fait du cadavre de sa femme, Baudelaire aurait répondu à
« l’attrait de la liberté, du refus des limites » (IX, pp. 201-202) et
aurait voulu ainsi accéder à un sentiment ultime que Nietzsche décrit
en ces termes : « Voir sombrer les nature tragiques et pouvoir en rire,
malgré la profonde compréhension, l’émotion et la sympathie que l’on
ressent, cela est divin »4. Le drame du scieur de long est un
« sommet » dans l’œuvre de Baudelaire : « Les Fleurs du mal, qu’il
dépasse, le désignent ; elles lui assurent la plénitude de sens et il en
indique l’aboutissement ».
Bataille décèle dans le drame avorté du scieur de long le
signe d’une insatisfaction que Baudelaire a su faire sienne jusqu’au
bout et qui le soustrait au jugement de Sartre. Il le dit d’ailleurs sans

4
Cité par Bataille (IX, p. 202).
98 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

détour : « Le scieur de long est chargé des péchés de l’auteur : à la


faveur d’un décalage – d’un masque – l’image du poète, tout à coup,
se défige, se déforme et change ». Et ce changement est dû à « des
conditions différentes de langage » (IX, p. 201), essentiellement à un
changement de rythme qui tranche avec le « rythme compassé » des
Fleurs du mal et, plus précisément, avec celui du poème « Le vin de
l’assassin » qui met en scène ce même scieur de long, et que Bataille
considère comme l’un des plus mauvais du recueil. Ce que « Le vin de
l’assassin » ne parvient à dire, le rythme de la chanson, en échappant
« aux limites de la formule poétique », le fait entendre. En d’autres
termes, la chanson montre qu’il existe une issue pour la poésie qui ne
s’apparente pas seulement à la poursuite et à l’invention d’un langage
mais consiste plutôt à associer à cette recherche une constante volonté
de rupture : la poésie doit être autant recherchée que contestée ; ce qui
est fait n’a de valeur qu’à être lié à la promesse d’être défait ; ce qui
s’impose à celle d’être presque aussitôt destitué, cela n’étant pour
Bataille qu’une seule et même opération. En soi, le rythme de la
chanson n’importe pas vraiment, mais c’est la rupture soudaine qu’il
opère avec celui des Fleurs du mal qui est déterminante. Sans Les
Fleurs du mal, la chanson du scieur de long n’est rien, son intérêt ne
tient qu’à une insoumission à ce qui apparaît alors comme la poésie.
Nous sommes là face une sorte de système : il faut Les Fleurs du mal
comme il faut la chanson, les deux tirant chacune leur force et leur
sens de l’autre. Le rythme baudelairien ne pouvait pas éviter de
devenir empesé et guindé : toute poésie qui, à un moment, réussit à
être la poésie ne peut être longtemps tolérée par la poésie. La chanson
venge la poésie, montre la violence et l’insoumission d’une poésie qui
n’est jamais aussi libre qu’à l’instant où elle vient à manquer et où elle
renie sans ménagement la plénitude qu’elle avait atteinte.
A la lecture de ce qu’il dit de Baudelaire, on peut penser
que Bataille s’intéresse avant tout aux crépuscules, à ces moments où
la poésie se donne en un retrait vengeur et souverain et semble
échapper aux recherches longues et patientes qui avaient guidé son
approche. Les méditations que lui inspire Rimbaud le confirment à
leur manière puisqu’elles concernent essentiellement la façon dont
Rimbaud s’est brusquement soustrait à la poésie pour s’effacer dans
un silence lourd de sens. Quand la poésie échoue quelque chose
apparaît que l’illusion de ses réussites finit toujours par dissimuler :
son impossibilité. Impossibilité en ce sens qu’aucune poésie ne pourra
LA HAINE ET L’IMAGE 99

jamais répondre à l’exigence qu’est la poésie, qu’aucune poésie


n’épuisera jamais la poésie, ne satisfera la poésie qui n’est jamais
autant poétique que lorsque son échec nous rappelle qu’elle est
l’impossible même. Le retrait de Rimbaud, comme la chanson désuète
de la sirène, mais avec une force plus grande et non sans un certain
excès, révèle une vérité de la poésie que ne peuvent ignorer ceux qui,
après lui, continuent d’écrire : pour qui le mot « poésie » possède
encore un sens, le silence de Rimbaud ne peut être sans conséquence.
Que certains, après Rimbaud, continuent d’écrire en se satisfaisant de
la poésie, que certains autres « s’enferm[ent] dans un chaos
d’inconséquences où il se compl[aisent] » (V, p. 171), cela finalement
importe peu : seul compte désormais de parvenir à écrire à hauteur de
Rimbaud, à hauteur de l’exigence qu’impose son silence, sachant
qu’écrire suffit déjà à récuser la récusation rimbaldienne5. Et comment
alors écrire après Rimbaud si ce n’est en écrivant contre, non
seulement contre les facilités de la poésie, mais surtout contre la
poésie même et contre le poème qui s’écrit ?
La conscience des difficultés que décèle l’échec de
Rimbaud influe sans aucun doute fortement sur la poésie que Bataille
commence d’écrire lors de son séjour en Normandie du mois de
septembre à la fin novembre 1942. A cet égard, il est d’ailleurs
surprenant que Bataille ne fasse aucune mention des poèmes de
L’Album Zutique, lesquels ne pouvaient manquer de le frapper et lui
offraient la possibilité d’examiner un aspect de la poésie de Rimbaud
qui n’est sans doute pas étranger à celui que révèle le projet de la
chanson dont la lettre de Baudelaire garde la trace. Dans cette même
perspective, une autre lettre, mais celle-ci de Rimbaud, aurait
certainement retenu toute son attention s’il en avait eu connaissance.
Nous sommes en 1875, et Rimbaud adresse une lettre à son ami
Delahaye dans laquelle il insère ce poème :

« Rêve »

On a faim dans la chambrée –


C’est vrai…
Emanations, explosions,
Un génie : Je suis le gruère !
Lefebvre : Keller !
Le génie : Je suis le Brie !

5
Cf. Michel Surya, Georges Bataille. La Mort à l’œuvre, op. cit., p. 397.
100 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Les soldats coupent sur leur pain :


C’est la vie !
Le génie – Je suis le Roquefort !
— Ça s’ra not’ mort !…
— Je suis le gruère
— Et le Brie… etc.

Valse

On nous a joints, Lefebvre et moi, etc.

De ce poème, Yves Bonnefoy affirme qu’il « renie avec une horrible


violence les prétentions de la poésie »6. Qu’au sommet de la poésie
adviennent la chute, le désuet, le discordant, le brut, le retour du plus
pesamment antipoétique – le crime crapuleux d’un ouvrier ivrogne
dans la chanson de Baudelaire, le brie, le gruyère, le roquefort, une
chambrée de soldats dans le poème de Rimbaud–, voilà qui n’aurait
pas déplu à un Bataille littéralement fasciné par les moments de
rupture que connaissent chacun à leur manière les deux poètes qui ne
cesseront jamais de l’influencer7. Cette veine anti-poétique, Bataille
l’exploite à sa manière. Et puisqu’il faut s’en prendre à la poésie, il
commencera par choisir des mots qui tournent en dérision ses velléités
idéalistes, les prennent à la gorge pour ainsi dire. Le distingué et le
rare s’effacent alors devant les objets de la réalité la plus banale et la
plus décevante : un gigot, un bonnet de nuit, une laitue, des tuyaux, du
savon, une blanquette, le mou du chat, des bourriques, ou encore le
mâchefer et la boue apparaissent, entre autres, au fil de poèmes où
Bataille se plaît à évoquer les éléments les plus bas et les plus décriés
– un râtelier, un vase de nuit – et dont certains s’apparentent à des
sortes de violents inventaires prévertiens. Citons, par exemple, ce
poème rédigé probablement vers la fin de 1942 et intitulé « Rire » :

Rire et rire
du soleil
des orties

6
Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Paris, Editions du Seuil (Coll. Ecrivains de
toujours), 1964, p. 169.
7
En ce sens, la position de Bataille se détermine par rapport à l’expérience de
Rimbaud : « Le dernier poème connu de Rimbaud n’est pas l’extrême. Si Rimbaud
atteignit l’extrême, il n’en atteignit la communication que par les moyens de son
désespoir : il supprima la communication possible, il n’écrivit plus de poèmes ». (V,
p. 64.)
LA HAINE ET L’IMAGE 101

des galets
des canards

de la pluie
du pipi du pape
de maman
d’un cercueil empli de merde. (IV, p. 15)

Si l’énumération de la première strophe, où l’on retrouve pêle-mêle


des canards, des galets, le soleil et des orties, apparaît au premier
abord assez insolite, l’insolite n’est jamais que de courte durée et cède
la place à une matérialité violente, agressive, que Bataille affronte
sans détour et qu’il semble vouloir imposer sans concession. Ce qui
est élevé est projeté sans ménagement vers le bas : dans ses poèmes, le
noble est avili, les poètes sont couverts de poils (IV, p. 16) et le
bonheur est sale (IV, p. 15) ; la matière envahit l’immatériel, une
masse de terre se répand dans le ciel (IV, p ; 23), l’ombre est velue
(IV, p. 30), et l’amour est « l’amour chevelu d’une jambe » ; toute
autorité est bafouée, les grands hommes ont des rates et le panthéon
est de foutre ; en un mot, l’idéalisme poétique est violemment contesté
et la poésie veille à imposer une réalité que l’idée ne peut dominer –
difficile, par exemple, de faire de la mort une simple abstraction ou un
thème trop lyrique quand cette dernière est « masquée de papier gras »
(IV, p. 25). Dans le droit fil d’une lutte contre l’idéalisme
philosophique à laquelle Bataille se tient avec obstination depuis
Documents et qui ne saurait prendre fin, sa poésie se plaît à établir des
rapports inquiétants entre les mots, à faire se toucher des mots et
des réalités que la convenance exige que l’on tienne éloignés en
multipliant les contacts interdits : « le ciboire » touche « les seins
nus » (IV, p. 31), le « cul souille la nappe de l’autel », le pied touche
la bouche (III, p. 80), la bouse est dans la tête (III, p. 87), la merde est
dans le cœur (III, p. 65) ou dans les yeux qui sont aussi des « cochons
gras » (III, p. 87), les baisers ne sont jamais éloignés de la « bave
blanche » (V, p. 357) …
Que plusieurs poèmes de Bataille soient plus l’œuvre d’un
cancre8 que d’un mystique extasié, cela ne fait pas de doute. On se
tromperait en effet lourdement sur le sens de cette poésie si l’on
ignorait sa part évidente d’humour, si l’on négligeait un certain côté

8
Rappelons que Bataille n’a pas rechigné à se décrire comme le plus mauvais élève
non seulement de sa classe mais aussi de toute son école.
102 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

potache que l’on a trop vite fait d’oublier pour lui préférer
mécaniquement la gravité du sacro-saint "vocabulaire bataillien", et
cela jusqu’à la caricature : expérience, extase, mort, érotisme,
sacrifice, etc. Il faut cependant se souvenir de la manière dont Bataille
a parlé de Prévert en évoquant à mots couverts la figure universelle du
poète à travers le portrait d’un homme. Si Prévert est un homme
cultivé qui n’ignore rien des techniques d’expression les plus
sophistiquées, il n’en demeure pas moins que sa profondeur se teinte
de malice, d’un « léger éclat de folie » (XI, p. 92) et de « l’enjouement
d’une enfance qui n’a pour la "grande personne" aucun égard » : « La
sorte d’éveil aigu, de coude à coude, d’ironie sagace et de "mauvaise
tête" de l’enfant l’a gardé de rien concéder au sérieux de la pensée et
de la poésie ». Mais le plus déconcertant chez l’auteur de Paroles est
cette manière de lier à l’humour et « à l’entière absence de sérieux la
plus vive passion », de faire de la conversation en apparence la plus
légère la conversation la plus ardente en revenant toujours avec un
entêtement obsédant sur « un goût de vivre violent, total et indifférent,
qui ne calcule pas, ne s’effraie pas » (XI, p. 93) et place la poésie du
côté de « l’émotion puérile », aux antipodes de toute solennité. Rien
n’est moins naïf ou innocent que la puérilité que Bataille rattache à la
figure du poète et du même coup à sa poésie. La poésie de Prévert,
mais aussi de Queneau, surtout celle des Ziaux et de L’Instant fatal,
manifeste pour lui le caractère insaisissable de la poésie et témoigne
de sa vitalité souveraine. On a souvent mal compris l’intérêt que
Bataille portait à Prévert quand, dans le même temps, il ne dissimulait
pas par exemple une admiration sans borne pour la poésie de René
Char. Il n’y a cependant aucune contradiction dans cette manière de
rapprocher deux poètes si éloignés, si l’on veut bien voir que leur
rapprochement n’est qu’une nouvelle façon de décliner la tension
fondamentale que Bataille décelait entre Les Fleurs du mal et la
chanson désuète du scieur de long : aimer autant Prévert que Char est
une manière de rendre palpable le mouvement insaisissable de la
poésie, d’affirmer que la poésie n’est surtout pas l’un ou l’autre mais
l’un et l’autre coexistant et ne s’excluant nullement.
Sur un autre plan, l’une des particularités des poèmes de
Bataille ressortit à cette même volonté de créer des ruptures
susceptibles de provoquer ce mouvement. Tout se passe en effet
comme si Bataille voulait garder une trace ténue de ce qui s’est figé
dans le code poétique le plus traditionnel pour mieux en jouer. Par
LA HAINE ET L’IMAGE 103

exemple, l’abandon délibéré de la rime qui répond à une intention


d’appauvrir la poésie en refusant tout ce qui peut enrichir sa graphie
ou sa phonie n’empêche pas la subsistance de quelques séquences
rimées dispersées ça et là dans les poèmes. Bien que l’abandon de la
rime entraîne logiquement celui de la strophe, Bataille recourt
néanmoins très souvent à des groupements de quatre et cinq vers dont
certains, très rares, sont de véritables quatrains ou de véritables
quintils. Dans la même perspective, et alors que sa poésie relève d’une
hétérométrie à partir de laquelle il est malaisé de déduire un principe
d’agencement ou de réelles règles d’organisation, Bataille ébauche
souvent une régularité prosodique qu’il s’empresse aussitôt de renier,
de casser. La présence de ces rimes et de ces strophes dispersées, de
cette régularité à peine esquissée, donne l’impression d’une poésie
avortée, inachevée, qui s’écrit avec et sur les ruines et les débris des
règles et des codes qui longtemps se confondirent avec la poésie
même. Dans les poèmes de Bataille, il ne reste plus de la poésie que
des lambeaux et des loques. Mais, paradoxalement, la poésie semble
alors pouvoir naître de ses propres ratés, de ses balbutiements, de son
incapacité d’aboutir renforcée par le contraste savamment ménagé
entre le souvenir déçu de ses réussites et le constat évident de son
échec. C’est que pour ne rien perdre « de la contestation sans phrase
de Rimbaud », pour continuer d’entendre le rire souverain de la
chanson de Baudelaire, il faut parvenir à mêler à la fois, et dans le
même temps, la poésie et sa récusation, trouver une poésie qui, si elle
permet parfois l’envol, promet toujours la chute ; il faut inventer une
poésie cassée, fêlée, dans laquelle les élans se brisent comme pour
mieux décevoir la promesse d’une réussite pressentie mais jamais
pleinement réalisée ; il faut, en un mot, que l’échec hante le poème,
qu’il se mêle à lui afin que la poésie apparaisse toujours marquée d’un
impossible qui est le cœur même de son sens. Ainsi, il nous semble
que, chez Bataille, l’émotion poétique naît en partie du fait que la
poésie est perdue et gardée à la fois, présente et absente ou, plus
exactement, présente comme une absence obsédante, proche du fait
même de l’éloignement provoqué par des poèmes qui la refusent et la
sacrifient pour mieux répondre à ses exigences. Autrement dit, tout se
passe comme si cette poésie voulait réaliser l’improbable rencontre
des poèmes des Fleurs du Mal et de la chanson de la sirène.
Ainsi, et autant le dire sans détour, avec les poèmes de
Bataille nous sommes loin, par exemple, de la beauté souvent
104 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

impressionnante de la poésie d’un René Char ; nous sommes loin de


poèmes que l’on retient pour leur beauté ou pour le mystère qui les
entoure. Cependant, que pouvait-on attendre de la part de celui qui, à
l’instar de Michaux, mais certainement de manière plus radicale et
plus agressive, aurait pu dire à son tour : « Je ne sais pas faire de
poèmes, ne me considère pas comme un poète, ne trouve pas
particulièrement de la poésie dans les poèmes et ne suis pas le premier
à le dire »9 ? Que la première lecture des poèmes de Bataille nous
déconcerte plutôt qu’elle nous charme, cela n’est sans doute pas très
surprenant. Ces poèmes nous invitent à faire une expérience dont le
principe paradoxal consiste à malmener la poésie afin de mieux
l’atteindre. De tels poèmes ne séduisent pas, ils n’enchantent pas ; la
poésie est en eux singulièrement absente, elle est rudoyée, soumise à
une austérité et une sévérité implacables qui préviennent tout lyrisme,
toute facilité verbale, au prix, peut-être, de la poésie même.
De fait, ces poèmes apparaissent comme la mise en
pratique de ce que Bataille a nommé la haine de la poésie. Au sujet de
ce qui s’apparente d’abord à un ressentiment violent, Bataille écrit
dans L’Expérience intérieure : « L’accès à l’extrême a pour condition
la haine non de la poésie mais de la féminité poétique (absence de
décision, le poète est femme, l’invention, les mots, le violent) » (V,
p. 53). Le propos de Bataille s’avère relativement simple : l’hostilité
déclarée s’adresse à une certaine poésie qui s’exerce au détriment de
la poésie véritable. Les choses se compliquent cependant dans
L’Impossible où la haine en question n’est plus le simple rejet d’une
"mauvaise" poésie, mais se présente plus précisément comme
l’accomplissement de toute poésie vraie : « […] le sens de la poésie
[…] s’achève en son contraire, en un sentiment de haine de la poésie »
(III, p. 220). D’une banale antipathie pour une poésie désignée, la
haine devient la manifestation concrète d’un achèvement : en quelque
sorte, elle sanctionne l’avènement de la poésie. Un changement de
sens apparaît, doublé d’un changement de statut. La haine ne relève

9
Cité par René Bertelé, Henri Michaux, Paris, Editions Seghers, « Poètes
d’aujourd’hui », p. 63. (Lors de la discussion qui suit une conférence qu’il prononce
en 1948, Bataille affirme d’ailleurs sans détour qu’il ne se considère pas comme un
poète.) (Cf. VII, p. 400.)
LA HAINE ET L’IMAGE 105

plus seulement d’une réaction passionnée : elle participe à part entière


à la recherche et à la convocation de la poésie10.
En 1947, commentant son expression, Bataille précise en
effet : « la haine de la poésie est la haine d’une désignation » (V,
p. 259)11. Le mot est le site d’un danger, d’une trahison quasi
inéluctable qui se traduit en ces termes : « le mot même de poésie, la
référence à la poésie, comportent en soi le mouvement dont procède le
mot "coursier" ». Substituer à cheval le rare et précieux coursier, trahir
par là une confiance aveugle dans le langage, c’est résolument
accomplir un geste en direction de la transcendance, situer la réalité
ainsi désignée « dans l’au-delà du néant » (VI, p. 203). L’affection
affichée nuit à la poésie en ce qu’elle signifie l’introduction d’une
distance entre le sujet et l’objet – « l’immanence changée en
transcendance, en chose » (V, p. 459). Entaché de cette connotation
précieuse, le terme de "poésie" se révèle bien vite inadéquat à traduire
la réalité qu’il prétend désigner : il en renvoie une image déformée qui
équivaut à sa pure et simple éviction. Bataille ne tente pas de retrouver
cette réalité par l’éventuelle restitution d’une dénotation : il s’en prend
au contraire au langage, il souligne sa défaillance pour tenter de faire
apparaître la vérité de la poésie que ce dernier malmène.
La haine s’avère donc corrélative au moins d’une attirance
profonde : si la poésie est haïe, elle ne l’est qu’au nom de la poésie.
Elle a le sens de la conjuration d’une absence. Jacqueline Risset a
raison d’affirmer que « […] la haine dans ce cas s’analyse comme
attente déçue »12. Mais il faut cependant préciser que la haine ne
manifeste pas seulement une déception, auquel cas on risquerait de la
confondre avec le dédain – le simple mépris –, l’indifférence brutale,

10
Ainsi, en 1947, année de publication de Méthode de méditation et de La Haine de la
poésie, cette complexité est confirmée et la fonction de la haine est enfin révélée.
Mises à part quelques allusions, Bataille ne développera pas plus avant un thème
arrivé alors à pleine maturité. Toutefois, en 1962, pour la réédition de La Haine de la
poésie sous le titre de L’Impossible, il éprouvera le besoin d’y revenir, à l’occasion
d’une préface, pour notamment préciser le sens d’une expression trop souvent mal
perçue, qui n’a jamais été véritablement comprise.
11
Bataille écrit par exemple : « Le mot de poésie est d’une honorabilité apparemment
indiscutable, ce que je tiens à donner, aussi durement qu’il m’est possible, pour une
preuve de la lâcheté humaine ». (Notes TII, p. 427)
12
Jacqueline Risset, « Haine de la poésie », actes du colloque Georges Bataille après
tout tenu à Orléans les 27 et 28 novembre 1993 sous la direction de Denis Hollier,
Paris, Belin, 1995, p. 148.
106 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

un désintérêt sans passion réelle. Bataille a devancé cette confusion :


« Rien ne m’est davantage étranger que le dédain de la poésie […] le
dédain a déjà le sens d’un arrêt » (III, p. 535). Ramener la haine à une
déception revient à la conjuguer sur un mode mineur. C’est ignorer
son dynamisme, sa vie propre qui définit une vivacité réelle. Attente
d’une venue difficile mais toujours espérée, la haine est aux antipodes
du rejet ou de la simple condamnation. Ouverture sur la poésie, appel
lancé en sa direction, elle indique un intérêt passionné pour ce que
l’intuition saisit mais que le mot trahit, ainsi qu’une exigence radicale
pour l’atteindre. Convocation d’une absence pour ouvrir à ce qui en
elle s’absente, elle est avant tout un art de faire apparaître.
Cependant, la fonction de la haine ne se limite pas à cette
nécessaire mise en avant, elle réside également dans une certaine
parturition. Dans un article de 1947, « De l’existentialisme au primat
de l’économie », Bataille, après avoir évoqué la perspective d’une
économie générale, expose « la place nouvelle » occupée par cette
dernière « sur le plan de la connaissance » (XI, p. 303) : une méthode
s’ébauche alors, sensiblement distincte à la fois de la philosophie et de
la science, et qui « pose en principe l’impossibilité de connaître
l’instant » (XI, p. 306). Ainsi, « une chance » demeure-t-elle
« ouverte » d’éprouver ce dernier, à laquelle Bataille lie la poésie en
ces termes :

[…] la poésie ou le ravissement suppose la déchéance et la suppression


de la connaissance, qui ne sont pas données dans l’angoisse. C’est la
souveraineté de la poésie. En même temps la haine de la poésie –
puisqu’elle n’est pas inaccessible.

Le rôle de la haine ne saurait être affirmé plus nettement13 : c’est parce


que la poésie peut être souveraine qu’elle est haïe, et non l’inverse.
Plus l’intérêt suscité par la poésie est grand, et plus cette dernière est
vive. Cette corrélation établit clairement le sens d’une expression qui,
d’une part, tente de réintroduire dans la conscience ce que le langage
dissimule et, d’autre part, aide à la manifestation concrète de ce
qu’elle expose : en un mot, la haine est requise pour faire apparaître et
pour faire advenir la souveraineté poétique. Le rejet de ce que Bataille
nomme « la belle poésie » (III, p. 220), toute poésie qui trahit la

13
Paradoxalement, cette proposition a été très peu citée par la critique. Elle jette
pourtant une lumière non négligeable sur l’expression de Bataille.
LA HAINE ET L’IMAGE 107

poésie, constitue la part mineure d’une expression définitivement plus


complexe. Loin de se limiter au mépris légitime d’une certaine poésie,
la haine est désir et moyen de ressusciter le feu poétique : assurément,
Bataille n’aurait jamais haï la poésie s’il ne l’avait d’abord
profondément aimée.
Cette tension si particulière qu’entraîne la haine de
la poésie est particulièrement palpable dans la manière dont Bataille a
abordé un élément mis plus que tout autre en avant par les
surréalistes : l’image poétique. L’analyse du statut et du traitement de
cette question par Bataille sera désormais pour nous un moyen de se
frayer une voie pour s’approcher au plus près du sens de sa démarche
poétique et des réflexions qu’il mène au sujet de la poésie.

Contre l’image

Il existe chez Bataille deux appréhensions distinctes de


l’image qui renvoient respectivement aux deux régimes du sacrifice
poétique qu’il définit : le sacrifice restreint, entendu comme un
« simple holocauste de mots » (V, p.158), et le sacrifice dont la
violence s’approche du silence et de l’opération souveraine.
Attardons-nous tout d’abord à l’image liée au premier de ces deux
sacrifices et dont la description la plus conséquente se trouve dans les
pages de L’Expérience intérieure :

Que des mots comme cheval ou beurre entrent dans un poème, c’est
détachés des soucis intéressés. Pour autant de fois que ces mots :
beurre, cheval, sont appliqués à des fins pratiques, l’usage qu’en fait la
poésie libère la vie humaine de ces fins. Quand la fille de ferme dit le
beurre ou le garçon d’écurie le cheval, ils connaissent le beurre, le
cheval. […] Mais au contraire la poésie mène du connu à l’inconnu.
Elle peut ce que ne peuvent la garçon ou la fille, introduire un cheval
de beurre. Elle place, de cette façon, devant l’inconnaissable. Sans
doute ai-je à peine énoncé les mots que les images familières des
chevaux et des beurres se présentent, mais elles ne sont sollicitées que
pour mourir. (V, p. 157)

La nature de l’image décrite par Bataille est somme toute


rudimentaire. Cette dernière consiste dans le rapprochement, à l’aide
d’une préposition, de deux réalités que la sphère de l’activité a tout
lieu de dissocier généralement. L’intérêt d’une telle image est de
contrarier le règne du familier, de bouleverser l’agencement du monde
108 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

connu en introduisant un élément que la connaissance ne maîtrise pas :


sitôt le cheval et le beurre rapprochés, les images les plus
communes de ces deux réalités s’évanouissent pour laisser place à
l’inconnaissable, en l’espèce, un cheval de beurre14. L’image poétique
tire donc sa valeur de sa capacité à déranger le monde issu de
l’activité et du travail. Toutefois, ses conséquences demeurent
relativement limitées : en détruisant « les images familières des
chevaux et des beurres », cette image accomplit bien une opération
sacrificielle, mais elle relève seulement du sacrifice « le plus
accessible », son opération n’ayant lieu que « sur le plan idéal, irréel
du langage ».
Dans L’Erotisme, Bataille fait néanmoins appel au même
type d’image afin d’illustrer un effet propre à la poésie :

Il nous suffit, dans la poésie, d’oublier l’identité de la pierre avec elle-


même, et de parler de pierre de lune : elle participe dès lors de mon
intimité (je glisse, en en parlant, à l’intimité de la pierre de lune). (X,
p. 153)

C’est moins l’effet produit par une telle image qui nous importe ici
que l’exemple même choisi par Bataille, la pierre de lune qui succède
au cheval de beurre de L’Expérience intérieure. La substitution d’une
image à l’autre relèverait du détail le plus banal si pierre de lune
n’était significativement une image d’Arcane 17. Le détail a donc son
importance, d’autant plus que, dans une étude précédente consacrée au
livre de Breton et parue dans Critique en 1946, Bataille cite justement
le passage où figure l’image en question en relatant comment « à
partir d’un parcours en bateau de pêche autour d’un large rocher [le
Rocher Percé], que peuple une colonie d’oiseaux » (XI, p. 71), André
Breton, « Pour aller au bout de la profondeur de ce qui est et lire dans
la transparence, s’écartant du travail d’analyse, […] laisse parler en lui
le rocher et l’oiseau comme autrefois le fit l’humanité créatrice de
mythes ». Suit cette longue citation d’Arcane 17 :

Pourtant cette arche demeure, que ne puis-je la faire voir à tous, elle est
chargée de toute la fragilité mais aussi de toute la magnificence du don

14
Dans Méthode de méditation, Bataille évoque ainsi « la faculté particulière au
désordre des images d’anéantir l’ensemble de signes qu’est la sphère de l’activité ».
(V, p. 220) Signalons que Sartre reprend cet exemple dans Qu’est-ce que la
littérature ?
LA HAINE ET L’IMAGE 109

humain. Enchâssée dans son merveilleux iceberg de pierre de lune, elle


est mue par trois hélices de verre qui sont l’amour, mais seulement tel
qu’entre deux êtres il s’élève à l’invulnérable, l’art, mais seulement
parvenu à ses plus hautes instances, et la lutte à outrance pour la
liberté. A observer plus distraitement du rivage, le Rocher Percé n’est
ailé que de ses oiseaux.15

Dans L’Erotisme, la référence implicite à André Breton est d’autant


moins anodine qu’elle renvoie à un autre texte de ce dernier, L’Amour
fou, où le principe des images telles que pierre de lune est exposé et
mis en rapport avec les débuts de l’écriture automatique :

Je me suis vivement étonné, à l’époque où nous commencions à


pratiquer l’écriture automatique, de la fréquence avec laquelle
tendaient à revenir dans nos textes les mots arbre à pain, à beurre, etc.
Tout récemment, je me suis demandé s’il ne fallait pas voir dans
l’étrange prestige que ces mots exercent sur l’enfant le secret de la
découverte technique qui semble avoir mis Raymond Roussel en
possession des clés mêmes de l’imagination : « Je choisissais un mot
puis le reliais à un autre par la préposition à. » La préposition en
question apparaît bien, en effet, poétiquement, comme le véhicule de
beaucoup le plus rapide et le plus sûr de l’image. J’ajouterai qu’il suffit
de relier ainsi n’importe quel substantif à n’importe quel autre pour
qu’un monde de représentations nouvelles surgisse aussitôt.16

De l’arbre à pain au cheval de beurre une filiation évidente apparaît


qui se poursuit avec le « professeur de porcelaine », le « moulin à
lunettes », ou encore la « montre en deuil » de Cortège, images que
Bataille analyse dans l’étude qu’il consacre à Prévert en faisant
référence à son tour à Raymond Roussel (Cf. XI, p. 105). Au sacrifice
poétique restreint est ainsi implicitement associée une image qui
dérive d’un aspect mineur des recherches surréalistes. Si Bataille ne
manque jamais de souligner les limites d’une telle image, fidèle
d’ailleurs en cela à la sévérité avec laquelle il considère la poésie, il
est cependant très loin de la rejeter ou d’en minimiser les pouvoirs :
pour lui, les images de Prévert, grâce à la destruction qu’elles opèrent

15
André Breton, Arcane 17 enté d’Ajours 1944-1947 (1947), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes III), 1999, p. 63. Cité par Georges Bataille, p. 72. (Nous
soulignons.)
16
André Breton, L’Amour fou (1937), Paris, Gallimard (Œuvres complètes II), 1992,
pp. 747-748.
110 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

« de ce qui nous fut donné comme poésie », sont capables d’atteindre


« l’élément même de la poésie » et de « donner à voir » (XI, p. 106).
En fait, et nous verrons bientôt que cela vaut également
pour les images attachées au sacrifice poétique souverain, l’ensemble
des griefs que Bataille retient contre l’image nous ramène toujours à
un seul et même point : l’image ne mènerait qu’à un inconnu édulcoré,
paré de couleurs familières et, au fond, rassurantes ; elle ne
dépossèderait jamais que de manière limitée et toujours décevante. Le
reproche adressé à l’image tient à un dilemme qui recoupe celui au
sein duquel Bataille voyait Proust se déchirer sans répit, un dilemme
qui est finalement pour lui celui de toute création : alors que la poésie
ne vaut que si elle tend vers la dépense la plus radicale, l’image
réserve singulièrement une possibilité de posséder, de retenir ce qui
devrait donner lieu à un pur et simple mouvement d’abandon. L’image
semble ainsi condenser toutes les difficultés auxquelles la dépense
poétique se heurte et constituer l’un de ses écueils les plus grands.
Evidemment, les images liées au sacrifice poétique restreint n’échappe
que pour un temps à ces diatribes : si elles parviennent dans une
certaine mesure à bouleverser la réalité en place, elles n’ont en
revanche jamais le pouvoir de véritablement la contester. Reste
désormais à savoir si, au-delà de ces simples images, Bataille envisage
des images capables de rompre avec un dilemme qui empêche de
dépenser sans compter ou si, au contraire, l’image s’avère pour lui
définitivement condamnée aux demi-mesures.
C’est en méditant sur les réminiscences qui adviennent au
fil de l’écriture de La Recherche que Bataille vient à envisager
l’image sous l’angle particulier de la souveraineté poétique. Certes, les
réminiscences apportèrent à Proust un certain apaisement, mais ce ne
fut jamais qu’au risque de réveiller une menace dont, nous venons de
le voir, l’image poétique n’est elle-même jamais exempte : « dans
l’« impression » ramenée à la mémoire, comme dans l’image poétique
demeure une équivoque tenant à la possibilité de saisir ce qui par
essence se dérobe » (V, pp. 164-165)17. Une même ambiguïté unit

17
Les réminiscences diffèrent en cela de la pureté des impressions premières : « Dans
le domaine des « impressions », du moins la connaissance ne pouvait rien réduire, rien
dissoudre. Et l’inconnu en composait l’attrait comme celui des êtres désirables. Une
phrase d’un septuor, un rayon de soleil d’été dérobent à la volonté de savoir un secret
que nulle réminiscence jamais ne fera pénétrable ». (V, p. 164)
LA HAINE ET L’IMAGE 111

donc les réminiscences et l’image poétique qui amène Bataille à les


penser conjointement :

Si la poésie est la voie qu’en tous temps suivit le désir ressenti par
l’homme de réparer l’abus fait par lui du langage, elle a lieu comme je
l’ai dit sur le même plan. Ou sur ceux, parallèles, de l’expression. Elle
diffère en cela des réminiscences dont les jeux occupent en nous le
domaine des images – qui assaillent l’esprit avant qu’il les exprime
(sans qu’elles deviennent pour autant des expressions). (V, p. 170)

De quelles images poétiques Bataille nous entretient-il précisément


ici ? Il semble que pour lui l’image poétique puisse être entendue
comme l’expression contingente d’une image mentale ; en fait, cette
image ne serait que la manifestation éventuelle d’une réalité qui lui est
antérieure. Cet écart entre les images engendrées par les réminiscences
et les images poétiques qui, après coup seulement, sont susceptibles
de les manifester, semble nous conduire d’emblée à un écueil que bon
nombre de considérations sur l’image n’ont su éviter et qui consiste à
toujours subordonner l’image à quelque chose qui lui préexiste, quand
l’image véritable n’est justement rien d’autre que l’« expression d’une
réalité jamais vécue jusque-là, ne renvoyant précisément à rien
d’antérieur à elle et créatrice d’un être de langage qui s’ajoute à la
réalité et fabrique du sens »18. De l’écart décrit par Bataille à la
conception réductrice de l’image poétique comme « un produit de
fabrication rhétorique à point venu pour illustrer ce qui a déjà été
perçu ou pensé »19, il n’y a qu’un pas, un pas qui dénature cependant
l’image et tend à la confondre avec la métaphore telle qu’a pu par
exemple la définir Gaston Bachelard : « la métaphore vient donner un
corps concret à une impression difficile à exprimer. La métaphore est
relative à un être psychique différent d’elle. […] Elle est, tout au plus,
une image fabriquée sans racines profondes, vraies, réelles »20.
En évoquant l’image, Bataille donnerait donc dans la plus
courante des apories et révèle une conception bien décevante.
Toutefois les quelques lignes qui font suite à ces premières
propositions ont de quoi surprendre : « A la vérité, affirme Bataille,
les réminiscences sont si proches de la poésie que l’auteur lui-même

18
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Ed. du Seuil, 1982, p. 9.
19
Ibid., p. 59.
20
Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 79. (Cité par Jean
Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., pp. 62-63.)
112 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

[Proust] les lie à leur expression, qu’il n’aurait pu ne pas leur donner
qu’en principe » (V, p. 170). La contingence qui était d’abord alléguée
est soudain sensiblement relativisée : l’expression des images liées
aux réminiscences n’est contingente qu’en principe, en pratique, les
images et leur expression tendent à ne faire plus qu’un. Voilà qui
change considérablement les choses. Les réminiscences et la poésie
sont maintenant « si proches », l’écart entre l’image mentale et
l’image poétique est à ce point réduit, quasiment nié, qu’il semble
difficile de supposer encore une quelconque relation d’antériorité de
l’une à l’autre. Du même coup, derrière l’avènement simultané de ces
images, qui tendrait à en établir la parfaite coïncidence ou, si l’on
veut, la parfaite identité, c’est désormais une véritable image poétique
qui semble se dessiner, « tout entière contemporaine de son
expression »21.
En l’espace d’à peine quelques lignes, deux directions
exactement opposées se font jour : la première retire à l’image son
caractère le plus propre, tandis que la seconde le lui restitue sur le
champ. Ce qu’il faut bien voir, c’est que ces deux directions émanent
de deux points de vue différents. Bataille parle d’abord en théoricien :
les réminiscences peuvent avoir lieu indépendamment de leur
expression ; leur expression, la poésie, n’en est donc qu’un accident.
Et puis son propos glisse imperceptiblement vers une dimension plus
pratique, faisant écho sans doute à sa propre expérience : la distinction
que la prudence théorique commande d’observer, la pratique de
l’écriture, en fait, ne la confirme pas, qui ne dissocie pas mais confond
au contraire l’image et son expression. Ce que Bataille ne voit peut-
être pas, ce qu’en tout cas il ne dit pas, c’est que son propos, dès lors,
fait référence à deux espèces de réminiscences clairement distinctes :
l’une que l’on peut éventuellement exprimer après coup et, à l’inverse,
une autre dont la particularité est d’avoir justement pour site le seul
espace de l’écriture, et lui seul. En d’autres termes, s’il est des
réminiscences qui peuvent ne pas être exprimées, il en est d’autres
dont la manifestation et l’expression ne font qu’un ; s’il en est qui
s’éloignent de l’image poétique, d’autres ne sont que poésie. Ainsi,
ce que Bataille semble pressentir à travers les réminiscences
proustiennes, c’est que la sensibilité, ou l’instant, comme on voudra,
désigne l’image poétique comme le lieu privilégié de sa manifestation.

21
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 63.
LA HAINE ET L’IMAGE 113

La dernière assertion avancée par Bataille devrait


conduire logiquement à la proposition suivante : la sensibilité est
contemporaine de l’image qui elle-même est contemporaine de son
expression. Mais, finalement, c’est à peine si Bataille le suggère, tant
est grande la méfiance qu’il nourrit envers l’image. De fait, le timide
rapprochement de la sensibilité et de l’image poétique est aussitôt
suivi de récriminations pourtant déjà plusieurs fois énoncées. Bataille
le martèle : « la poésie, les réminiscences n’impliquent pas le refus de
posséder, elles maintiennent le désir au contraire » (V, p. 170). Et il
conclut enfin : « Même un poète maudit s’acharne à posséder le
monde mouvant d’images qu’il exprime et par lequel il enrichit
l’héritage des hommes ». Quelle qu’elle soit, l’image offre toujours
plus la possibilité d’un gain que le gage d’une véritable perte.
L’intransigeance de ces critiques manifeste sans aucun
doute une crainte réelle. Tout se passe comme si, pour Bataille,
l’image signifiait toujours le danger d’une fascination morbide, c’est-
à-dire la tentation d’une certaine immobilité qui, loin de favoriser le
mouvement de fuite que désigne la dépense, l’empêcherait au
contraire. D’une certaine manière, les dérives dénoncées par Bataille
sont celles-là mêmes qu’entraîne l’image quand celle-ci se fait idole et
n’est plus là que pour elle-même, devenant alors l’objet d’une
véritable dévotion. Au fond, ce que Bataille redoute, c’est le pouvoir
de séduction lié à l’image qui, très vite, amène à substituer sa
recherche à toute autre nécessité. Dans ces conditions, il n’est qu’une
façon de résister : il faut briser l’attachement qui éveille le désir de
posséder au détriment de celui de dépenser ; il faut chasser les idoles
afin de ne pas mettre en péril la dépersonnalisation qui, seule, permet
de renouer avec la sensibilité perdue.
Si l’on veut comprendre comment Bataille, en méditant
sur la souveraineté de la poésie, en arrive à se méfier à tel point de
l’image poétique, il nous faut composer avec une absence : les images
que Bataille rattache à la poésie souveraine semblent d’abord ne rien
devoir à une quelconque influence du surréalisme. Bien que cette
influence soit sensible en ce qui concerne les images de la poésie
restreinte, aucune influence surréaliste, alors que l’on pouvait pourtant
légitimement l’escompter, ne transparaît quand il s’agit d’évoquer les
images de la poésie dé-chaînée : étrangement, Bataille ne dit rien des
principales recherches surréalistes autour de l’image ; en particulier,
rien dans son propos ne se rapporte en apparence aux analyses du
114 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

premier Manifeste. Cependant, à bien y réfléchir, la position de ce


dernier face à l’image ne consiste-t-elle pas justement à réfuter bon
nombre des aspects de la position affichée par Breton aux alentours de
1924 ? A commencer par ce désir de possession pour lequel Bataille
n’a pas de mots assez durs et dont il semble que l’on puisse trouver le
plus flagrant exemple dans ces pages du premier Manifeste où Breton
ne peut s’empêcher de citer les images poétiques les plus belles, les
plus réussies, sans les accompagner du nom de celui que Bataille
aurait certainement désigné comme leur propriétaire :

Le rubis du champagne. Lautréamont.

Beau comme la loi de l’arrêt du développement de la poitrine chez


les adultes dont la propension à la croissance n’est pas en rapport
avec la quantité de molécules que leur organisme s’assimile.
Lautréamont.

Une église se dressait éclatante comme une cloche. Philippe


Soupault.

Dans le sommeil de Rrose Sélavy il y a un nain sorti d’un puits qui


vient manger son pain la nuit. Robert Desnos.

Sur le pont la rosée à tête de chatte se berçait. André Breton.

Un peu à gauche, dans mon firmament deviné, j’aperçois – mais


sans doute n’est-ce qu’une vapeur de sang et de meurtre – le brillant
dépoli des perturbations de la liberté. Louis Aragon.

Dans la forêt incendiée,


Les lions étaient frais. Roger Vitrac.

La couleur des bas d’une femme n’est pas forcément à l’image de


ses yeux, ce qui a fait dire à un philosophe qu’il est inutile de
nommer : « les céphalopodes ont plus de raisons que les quadrupèdes
de haïr le progrès ». Max Morise.22

En un sens, quoi de plus insignifiant que de faire figurer le nom de son


auteur aux côtés d’une image ? Comme n’importe quelle œuvre, une
image se signe, voilà tout. Dès lors, n’est-il pas quelque peu excessif
de supposer que Bataille ait pu déceler une quelconque dérive derrière

22
André Breton, Manifeste du surréalisme, (1924), Paris, Gallimard, (Œuvres
complètes I), 1988, p. 339.
LA HAINE ET L’IMAGE 115

de très anodines signatures ? Au vu de l’intransigeance avec laquelle


ce dernier se plaît à traiter l’image poétique, imaginer un tel soupçon
de sa part n’est cependant pas des plus invraisemblables – d’autant
plus que, mises en valeur par Breton, ces images peuvent vite faire
figure de trophées : les plus belles pièces arrachées au trésor poétique,
montrées avec une certaine fierté.
Quoi qu’il en soit, cette hypothèse nous conduit à aborder
une autre question, plus fondamentale : comment Bataille pouvait-il
percevoir l’image décrite par Breton dans le premier Manifeste ? lui
qui, très tôt, avait lu dans l’automatisme la possibilité de la plus
grande rupture, pouvait-il valider une telle image ? celle-ci était-elle
au moins compatible avec ce qui, pour lui, ne pouvait être autre chose
qu’un pur acte de dilapidation inconciliable avec le moindre projet ?
De telles questions lèvent une fois de plus le voile sur ce qui,
concernant la poésie, différencie entre autres Bataille et Breton : d’un
côté, une sévérité implacable, qui jamais ne fléchit, de l’autre, une
attitude certainement plus optimiste, plus confiante et, peut-être aussi,
plus insouciante. D’une certaine façon, il fallait Breton pour qu’il y ait
Bataille ; il fallait que la confiance de l’un autorise une pensée pour
que l’austérité critique de l’autre s’en empare et donne à penser à son
tour : à bien des égards, il apparaît que la réflexion sur la poésie
menée par Breton est la proie dont s’est nourrie celle de Bataille et
sans laquelle elle n’aurait sans doute jamais eu cette vigueur. Que la
confiance de Breton, souvent enthousiaste, pèche bien des fois par
imprudence et finisse par saper les forces qu’elle avait pourtant elle-
même découvertes et exposées, c’est ce que la sévérité de Bataille ne
manquera jamais de lui reprocher, et souvent très cruellement
d’ailleurs. Par exemple, nombre de points avancés dans le premier
Manifeste, et particulièrement ceux concernant l’image, semblaient
appeler d’eux-mêmes les critiques que Bataille allait bientôt formuler
à l’égard de la poésie surréaliste. On voit mal comment Bataille aurait
pu partager d’une quelconque façon l’optimisme qui parcourt ces
assertions de Breton :

Et de même que la longueur de l’étincelle gagne à ce que celle-ci se


produise à travers des gaz raréfiés, l’atmosphère surréaliste créée par
l’écriture mécanique, que j’ai tenu à mettre à la portée de tous, se prête
particulièrement à la production des plus belles images. On peut même
dire que les images apparaissent, dans cette course vertigineuse,
comme les seuls guidons de l’esprit. L’esprit se convainc peu à peu de
116 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

la réalité suprême de ces images. Se bornant d’abord à les subir, il


s’aperçoit bientôt qu’elles flattent sa raison, augmentent d’autant sa
connaissance.23

Comment Bataille aurait-il pu facilement souscrire à l’idée d’une


harmonie heureuse entre l’automatisme et l’image poétique ?
Comment n’en aurait-il pas douté quand, de surcroît, l’image décrite
par Breton avait tout pour rendre cette harmonie plus compliquée
encore ? On le sait, les analyses de Breton s’inspiraient des
propositions que Pierre Reverdy avait publiées en 1918 dans la revue
Nord-Sud :

L’image est une création pure de l’esprit.


Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de
deux réalités plus ou moins éloignées.
Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et
justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance émotive et
de réalité poétique…etc.24

Ce que l’on peut déplorer, c’est que cette conception rattache l’image
à une analogie qui, comme l’analyse Jean Burgos, « n’est pas
intrinsèque aux réalités en présence, mais tient à l’esprit qui les choisit
et les relie, en tire intelligemment des rapports »25. En d’autres termes,
une telle image se rapproche certainement plus d’une simple
construction rhétorique, d’un « produit artisanal », d’une « réalisation
du projet d’un intellect à jamais privilégié », que de l’écriture
automatique. Breton pressent d’ailleurs clairement ce danger qui finit
bientôt par affirmer :

Si l’on s’en tient, comme je le fais, à la définition de Reverdy, il ne


semble pas possible de rapprocher volontairement ce qu’il appelle
« deux réalités distantes ». Le rapprochement se fait ou ne se fait pas,
voilà tout.26

Breton insiste, des image comme « Dans le ruisseau il y a une


chanson qui coule », « Le jour s’est déplié comme une nappe
blanche », ou encore « Le monde rentre dans un sac », ne sauraient
23
André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 338.
24
Propos de Pierre Reverdy dans la revue Nord-Sud, mars 1918, cités par André
Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 324.
25
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 72.
26
André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 337.
LA HAINE ET L’IMAGE 117

offrir « le moindre degré de préméditation » : « c’est, affirme-t-il, du


rapprochement en quelque sorte fortuit de deux termes qu’a jailli une
lumière particulière, lumière de l’image, à laquelle nous nous
montrons infiniment sensibles ». Pour Breton, tout l’enjeu est de
préserver l’image d’une certaine subordination qui la dénature et la
rend inconciliable avec l’automatisme ; il faut que la spontanéité
l’emporte sur toute préméditation, que l’image ne soit pas un résultat
mais un jaillissement :

Force est donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne sont
pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de l’étincelle à produire,
qu’ils sont les produits simultanés de l’activité que j’appelle
surréaliste, la raison se bornant à constater, et à apprécier le
phénomène lumineux.

On sait comment Breton tentera de trouver cette spontanéité « en


recherchant l’image qui présente le degré d’arbitraire le plus élevé »27
afin de mieux la libérer « de ses présupposés intellectuels ». Il
n’empêche, les corrections minutieuses apportées par Breton
suffisaient-elles à préserver de la tentation de faire œuvre qui,
irrémédiablement, éloignait du jaillissement fulgurant promis par
l’automatisme ? On peut craindre que non ; on peut en tout cas
difficilement supposer que Bataille ait pu le penser. C’est que
l’austérité de Bataille tient moins à un quelconque scepticisme qu’à la
conscience de l’extrême vulnérabilité du dé-chaînement poétique qui
est une chance fragile, qu’il faut savoir provoquer, c’est-à-dire
préserver avant tout de la menace constante du projet ou, pour le dire
autrement, de la "belle poésie". Or, la notion d’arbitraire avancée par
Breton ne peut éviter de mettre en péril ce qu’elle veut pourtant
sauver. Si cette notion s’oppose tout d’abord à toute idée de
préméditation, l’arbitraire signifie malgré tout l’introduction d’un
risque : celui d’être bientôt désiré, au mieux recherché, au pire
fabriqué, étant désigné comme ce qui est la nature même de l’image
poétique et ce qui fait sa force. Et ce risque s’accroît quand « la raison
se bornant à constater, et à apprécier le phénomène lumineux », se met
effectivement à le détailler, à en déceler les mécanismes et le
fonctionnement, en un mot, à en livrer les clés :

27
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 73.
118 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Pour moi, [l’image] la plus forte est celle qui présente le degré
d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus
longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose
énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit
curieusement dérobé, soit que s’annonçant exceptionnelle, elle ait l’air
de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son
compas), soit qu’elle tire d’elle même une justification formelle
dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très
naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit
qu’elle implique la négation de quelque propriété physique
élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire.28

Les secrets de l’image poétique mis au jour, on voit mal comment la


tentation de faire une "belle image" manquerait de se substituer au pur
dé-chaînement, la quête du plus bel arbitraire de contrarier la gratuité
dont dépend, pour Bataille, la force de la rupture poétique : le pur
jaillissement risque bientôt de céder la place à ce qui serait alors, ni
plus ni moins qu’une nouvelle rhétorique. Ce qu’il faut bien voir c’est
que c’est moins la notion d’arbitraire elle-même qui pose ici problème
qu’une certaine attitude envers l’image et la dépense poétique en
général. Il nous semble que si Bataille a peu parlé de l’image, s’il n’en
a parlé que pour en dire les possibles dérives, ce relatif silence doit
certainement moins à un improbable désintérêt qu’à une volonté
délibérée de ne pas trop en dire, de maintenir une certaine obscurité
qui seule laissait espérer l’accès à la nuit dans laquelle il voyait l’être
se débattre. Plus précisément, il semble que la possibilité même de la
dépense appelle parfois un certain silence, une manière de ne pas faire
la lumière. L’équilibre fragile que signifie la chance du dé-chaînement
tiendrait notamment à une volonté ponctuelle de ne pas savoir, de
ménager une certaine ignorance afin de pallier le retour du projet par
le biais d’une connaissance claire et distincte : « Est connu ce qu’on
peut faire et employer (ou ce qu’on assimile pour le connaître à ce
qu’on peut faire et employer) » (V, p. 213). Connaître l’image, c’est
aussi savoir la faire. Or, quand je sais faire, je ne peux guère résister
au projet de faire ; plus je sais faire et plus je suis susceptible de
m’éloigner de cette impérative absence de souci du résultat qui incline
le faire vers la gratuité d’une pure dépense. Autrement dit, pour
dépenser l’image, il faut aussi savoir la dé-penser, savoir ne pas la
penser, savoir ne pas savoir et tenir la conscience dans une certaine

28
André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., pp. 338-339.
LA HAINE ET L’IMAGE 119

réserve : la chance de ne plus vouloir posséder tiendrait donc à une


volonté de ne pas voir ; la fascination ne saurait être brisée qu’au prix
de savoir fermer les yeux. Toutefois, ce n’est pas d’une quelconque
nuit de l’ignorance qu’il s’agit ici, mais bien d’un art subtil de
maintenir la pénombre qui ressortit seulement à la conscience la plus
avertie : ne pas savoir est un art auquel seul celui qui sait est en
mesure de prétendre. Tout laisse donc à penser que, du point de vue de
Bataille, ce n’est pas tant la pertinence de la description de l’image
poétique proposée par Breton qu’il faudrait discuter, mais que c’est
avant tout la pertinence même de proposer une telle description qui
soit discutable. Et ceci doit être étendu à l’ensemble d’une réflexion
sur la poésie dont le peu de considération qu’elle porte aux modalités
de l’écriture poétique n’est pas dû simplement à leurs incessantes
variations mais relève également, et peut-être plus profondément,
d’une nécessité de savoir ne pas s’en inquiéter outre mesure afin
d’extraire autant qu’il se peut l’acte poétique du monde du projet et
d’établir ainsi les conditions les plus favorables à l’éventualité d’un
dé-chaînement.
Finalement, dans L’Expérience intérieure, Bataille
achèvera ses rares remarques sur l’image poétique par cette
conclusion qui résume assez bien sa position :

L’image poétique, si elle mène du connu à l’inconnu, s’attache


cependant au connu qui lui donne corps, et bien qu’elle le déchire et
déchire la vie dans ce déchirement, se maintient en lui. D’où il s’en suit
que la poésie est presque en entier poésie déchue, jouissance d’images
il est vrai retirées du domaine servile (poétiques comme nobles,
solennelles) mais refusées à la ruine intérieure qu’est l’accès à
l’inconnu. Même les images profondément ruinées sont domaine de
possession. Il est malheureux de ne plus posséder que des ruines, mais
ce n’est pas ne plus rien posséder, c’est retenir d’une main ce que
l’autre donne. (V, p. 170)

Malgré les travers et les faiblesses de l’image ; malgré le désir de


posséder qu’elle entraîne et que trahit un attachement au connu
inconciliable avec le plein abandon requis par une dépense vraie, la
poésie n’est pas exactement condamnée à une déchéance définitive :
elle est presque en entier déchue. La déchéance de la poésie tenant ici
aux multiples défauts de l’image, il faut supposer que si une partie de
la poésie, même infime, échappe à cette déchéance, alors il est
nécessairement une image poétique qui parvient à surmonter ses
120 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

travers et conjurer ses dérives, une image qui, nous le savons


maintenant, est proche de certaines réminiscences et dont l’existence
tient avant tout à une manière de la dé-penser.
Loin d’être superficiels, les choix que Bataille opère face
à l’image, aussi bien d’ailleurs en théorie qu’en pratique, nous
plongent au cœur même de sa pensée et nous offrent une occasion de
comprendre à partir d’un angle particulier les causes profondes de
cette relation ambiguë, faite de proximité et d’éloignement, qu’il
entretient avec le surréalisme, et plus particulièrement avec sa poésie.
Reste alors à poursuivre et à approfondir l’analyse de ces choix en
mettant par exemple en perspective un texte capital de Breton sur
l’image, Signe ascendant, avec plusieurs textes de Bataille où le
traitement qu’il réserve à l’image peut être concrètement analysé.

Littéralement

Les surréalistes n’ont pas seulement accordé à l’image


une primauté sur toute autre manière expressive, ils ont surtout donné
toute leur confiance à son pouvoir de déchiffrer et de déstabiliser à la
fois le monde. Rappelons, pour mémoire, « l’emploi déréglé et
passionnel du stupéfiant image » mis en avant par Aragon au début du
Paysan de Paris, « ou plutôt de la provocation sans contrôle de
l’image pour elle-même et pour ce qu’elle entraîne de perturbations
imprévisibles et de métamorphoses ». Quand Aragon écrit que
« chaque image à chaque coup vous force à réviser tout l’Univers » ;
quand il fait des surréalistes des persécutés qui trafiquent « à l’abri des
cafés chantants leurs contagions d’images », il rappelle à sa manière
que l’attrait que le surréalisme a dès son début manifesté pour l’image
est profondément lié à son refus de l’ordre établi et à sa volonté
farouche de le subvertir. Le surréalisme a mille fois affirmé ce lien, à
l’instar, par exemple, d’un Paul Nougé qui rattache au vœu de
« transformer le monde à la mesure de notre désir »29, le souhait
d’« une métaphore qui dure, [d’]une métaphore qui enlève à la pensée
ses possibilités de retour » et qui, « prise au pied de la lettre », garantit
à l’esprit que « ce qu’il exprime existe en toute réalité ». Le
surgissement de l’image, son irruption, fait éclater les limites du
quotidien, libère l’esprit des exigences du réel immédiat et permet
29
Paul Nougé, « Les images défendues », Le Surréalisme au service de la révolution
n° 6, 1933, pp. 27-28.
LA HAINE ET L’IMAGE 121

d’aller au-delà de ce que peut formuler et concevoir les


représentations adoptées par le plus grand nombre. Pour toutes ces
raisons, et pour d’autres encore, Breton le premier a aimé l’image, il
l’a respectée, s’en est fait le chantre et le gardien, n’hésitant pas à la
défendre quand il la sentait déconsidérée ou négligée. Ainsi, en 1947,
dans Signe ascendant, il reprend la « loi capitale » énoncée par
Reverdy et évoque la nécessité de la compléter par une « autre
exigence » qui, affirme-t-il, « pourrait bien être d’ordre éthique ».
Désormais, l’image a clairement une fonction morale :

Qu’on y prenne garde : l’image analogique, dans la mesure où elle se


borne à éclairer, de la plus vive lumière, des similitudes partielles, ne
saurait se traduire en terme d’équation. Elle se meut entre deux réalités
en présence, dans un sens déterminé, qui n’est aucunement réversible.
De la première de ces réalités à la seconde, elle marque une tension
vitale tournée au possible vers la santé, le plaisir, la quiétude, la grâce
rendue, les usages consentis. Elle a pour ennemi mortel le dépréciatif et
le dépressif. – S’il n’existe plus de mots nobles, en revanche les faux
poètes n’évitent pas de se signaler par des rapprochements ignobles,
dont le type accompli est ce « Guitare bidet qui chante » d’un auteur
abondant, du reste, en ces sortes de trouvailles.30

Les éléments communs que met en lumière la métaphore méprisée par


Breton sont aisément perceptibles : concédons à Cocteau, puisqu’il
s’agit de l’une de ses métaphores, que la forme de la caisse de
résonance de la guitare peut renvoyer à la forme oblongue et incurvée
du bidet. Cette métaphore ironiquement désignée ici comme une
« trouvaille », et pour médiocre qu’elle soit, ne pèche donc pas par un
défaut d’analogie. Pour Breton, le « faux poète »31 n’est pas celui qui
opère un rapprochement déficient ou incongru, mais celui qui propose
des rapprochements sordides aux antipodes de « la tension vitale »
qu’il associe à l’image : en un mot, la pertinence et la justesse de
l’image sont pour lui moins en cause que sa valeur. « Guitare bidet qui
chante » est une image qui ne respecte pas l’image – et au passage
égratigne la dignité de la poésie en rapprochant le chant du bidet.
Mais, surtout, cette image méprise et déconsidère le sens de l’analogie
qui, étymologiquement, désigne un mouvement vers le haut auquel

30
André Breton, Signe ascendant (1947), Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1377.
31
« Faux poète » est la désignation ironique dont, au dire de Breton, Apollinaire
accablait Cocteau.
122 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Breton accorde plus que jamais de valeur en 1947. Avec Signe


Ascendant, il « redéfinit et approfondit la topique verticale »32 inscrite
dans le mot surréalisme en réhabilitant une analogie qu’il lui était
arrivé parfois de réfuter dans le passé33. En prenant soin de distinguer
l’analogie poétique de l’analogie mystique, de ne pas postuler
l’existence d’un monde invisible ou d’une quelconque transcendance
métaphysique, Breton réaffirme alors avec force le rôle déterminant
d’une image qui, en suivant le fil conducteur de l’analogie, apparaît
comme un véritable signe ascendant, un signe qui permet l’accès à un
réel plus profond et plus grave que le réel rationalisé. Signe ascendant
valorise et généralise le principe d’analogie en lui conférant une
dimension cosmologique de première importance qui permet de
renouer avec un certain mystère du monde et de répondre au besoin
ardent d’unité manifesté depuis toujours par Breton : le signe est
signe, fait signe, dès lors qu’il suit « ascensionnellement la pente de
l’ascendance de ce qui exerce l’ascendant : l’analogie »34.
Les surréalistes ont avidement recherché les rapports
d’analogies, ne serait-ce qu’à l’occasion d’un jeu collectif comme
« l’un dans l’autre »35. Cependant, ils ne se sont pas cantonnés à ce
genre de jeu mais ont eu l’ambition d’aller plus loin et d’articuler la
notion d’analogie à la dialectique marxiste. Les systèmes analogiques
et dialectiques ne sont pas sans point de convergence et renvoient par
exemple tous deux au postulat d’une philosophie de l’unité ou, si l’on
veut, d’un monisme absolu qui appréhende la réalité comme une

32
Expression d’Etienne-Alain Hubert que l’on retrouve dans le dossier critique
consacré à Signe ascendant dans André Breton, Œuvres Complètes III, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1377.
33
Cf. II, pp. 300-301.
34
Michel Deguy, « Du Signe ascendant au Sphinx vertébral », Poétique n°34, avril
1978, p. 229.
35
« La brève illumination qui, au bout de quelques mois, allait donner essor au jeu de
"l’un dans l’autre" » et nous mettre en possession de la certitude capitale qui me
semble en découler me fut donnée vers mars dernier au café de la place Blanche un
soir qu’entre mes amis et moi la discussion portait, une fois de plus, sur l’analogie. En
quête d’un exemple pour faire valoir ce que je défendais, j’en vins à dire que le lion
pouvait être aisément décrit à partir de l’allumette que je m’apprêtais à frotter. Il
m’apparut en effet, sur le champ, que la flamme en puissance dans l’allumette
« donnerait » en pareil cas la crinière et qu’il suffirait, à partir de là, de très peu de
mots tendant à différencier, à particulariser l’allumette pour mettre le lion sur pied. Le
lion est dans l’allumette, de même que l’allumette est dans le lion. » (André Breton,
« L’un dans l’autre » (1954), Perspective cavalière, Paris, Gallimard, 1970.)
LA HAINE ET L’IMAGE 123

totalité. Le monisme parfaitement dialectique et synthétique auquel


parvient le surréalisme, et dont Carrouges a pu affirmer qu’à « la
différence des autres monismes, il ne prétend pas accorder à un seul
élément du monde une valeur exclusive qui, par une sorte
d’impérialisme métaphysique, en fasse l’unique principe du monde, au
mépris de la valeur des autres éléments », ce monisme concilie « le
besoin de transformer radicalement le monde et celui de l’interpréter
le plus complètement possible ». Autrement dit, l’imagination
analogique apparaît à la fois comme la création et la connaissance
d’un monde neuf où, comme l’écrit Robert Bréchon, « les choses
renvoient les unes aux autres et où leurs combinaisons multiples
suggèrent un sens global dont elles seraient l’ombre portée »36. Dans
cette perspective, la glorification de l’image à laquelle Breton se livre
en 1947 prend tout son sens : « Multiplier les grandes images
synthétiques », comme l’écrit Jean Roudaut, permet non seulement de
« tendre à voir le monde dans son unité », mais aussi d’abolir, serait-
ce même furtivement, « la différence entre perception physique et
représentation mentale », et enfin de « s’approcher du point suprême,
[de] se situer dans son rayonnement ».
Revenons à la métaphore de Cocteau. Cette image, nous
dit Breton, est ignoble parce qu’elle n’est pas tournée vers la santé, le
plaisir, la quiétude ; elle est dépressive, dépréciative, au contraire de la
véritable image analogique qui, par déduction, se caractérise par une
certaine euphorie, une sorte de bonheur ou d’allégresse. L’orientation
ascensionnelle que Breton assigne à l’image se réfère donc à ce que
l’on pourrait nommer, faute de mieux, un "domaine du vital", domaine
qui reste difficile à cerner et à définir avec exactitude : quelle loi
préside à la sélection des "bonnes images" ? suivant quels critères une
image est-elle retenue ou rejetée par Breton ? Un premier élément de
réponse peut nous être fourni par le dernier paragraphe de Signe
ascendant :

La plus belle lueur sur le sens général, obligatoire, que doit prendre
l’image digne de ce nom nous est fournie par cet apologue zen : « Par
bonté bouddhique, Bashô modifia un jour, avec ingéniosité, un haïkaï
cruel composé par son humoristique disciple, Kikakou. Celui-ci ayant
dit : "Une libellule rouge – arrachez-lui les ailes – un piment", Bashô y
substitua : "Un piment – mettez-lui des ailes – une libellule rouge." »37

36
Robert Bréchon, Le Surréalisme, Paris, Librairie Armand Colin, 1971, p. 65.
37
André Breton, Signe ascendant, op.cit., p. 769.
124 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

L’haïkaï du disciple et celui du maître accomplissent respectivement


une soustraction et une addition qui défient les lois mathématiques les
plus élémentaires : tandis que le disciple montre que 1 = 2, le maître
établit de son côté que 1 + 1 = 1. Ce qui différencie ces deux
opérations ce n’est pas leur logique ou leur principe qui, dans les deux
cas, se ramènent à l’analogie, mais plutôt un certain état d’esprit : là
où la première va du complexe au simple en décomposant un élément
de la réalité, l’autre va du simple au complexe en construisant un
nouvel élément ; la première fragmente le réel, la seconde l’unifie. Et
fragmenter le réel, ce n’est pas vraiment sérieux : Kikakou est un
disciple humoristique, et sa sentence montre au maître bienveillant
qu’il a encore bien du chemin à faire sur la voie de la sagesse, c’est-à-
dire de la bonne utilisation de l’analogie. A l’évidence, l’attitude de
Bashô envers son disciple est plus clémente que celle de Breton
envers Cocteau. Cependant, il y a fort à parier que le disciple à tout
intérêt à ne pas trop persister dans son humour, sous peine de voir la
correction ingénieuse du maître se transformer en sévère réprimande :
on ne se moque pas impunément de l’analogie ; cela vaut sans doute
aussi bien pour le maître bouddhique que pour celui du surréalisme.
Cet apologue zen dans lequel Breton retrouve « le sens
général, obligatoire, que doit prendre l’image » confirme à sa manière
que seule l’image qui a une fonction unificatrice est une image
acceptable : la vitalité de l’image est proportionnelle à sa capacité
d’unifier les éléments épars du réel en offrant, d’une part, la quiétude
à un esprit en manque d’unité et en lui procurant, d’autre part, le
plaisir de découvrir et de construire cette unité. Mais l’apologue qui
clôt Signe ascendant nous amène à formuler une autre proposition :
l’ascensionnel produit de l’unité ; le dépressif crée du fragment, et
réciproquement. L’opposition entre le haut et le bas traduit en fait sur
le plan des valeurs l’opposition entre une image qui enrichit et
une image qui appauvrit les réalités qu’elle rapproche en éclairant
leurs similitudes partielles. Le « sens déterminé » et « aucunement
réversible » dans lequel se meut l’image va toujours du premier au
second élément en présence : aller du bas vers le haut, du moins au
plus, équivaut à atteindre un degré supérieur d’unité. L’humour de
Kikakou consiste précisément à inverser ce sens en allant de la
libellule au piment. Pour Breton, pour qui l’image est avant tout un
gain, un gain d’être (d’unité), il s’agira toujours de reconduire le
LA HAINE ET L’IMAGE 125

mouvement par lequel on passe du piment à la libellule. Le second


élément de la métaphore enrichit le premier : grâce à l’image, le
piment s’enrichit par exemple de la libellule en puissance que l’on
aperçoit désormais en lui. Si Cocteau avait parlé d’un "bidet-guitare"
plutôt que d’une "guitare-bidet", il aurait eu au moins le mérite de
respecter ce sens : le "bidet-guitare" unit un objet dévalorisé aux
valeurs positives de la musique et du chant par l’intermédiaire d’une
similarité de forme ; la "guitare-bidet" fragmente la guitare en la
ramenant à sa seule forme en la dévalorisant.
A la lumière des propositions de Signe ascendant, il est
possible de mieux comprendre pourquoi Breton tient à ré-affirmer
avec Reverdy que l’image poétique sera d’autant plus forte que « les
rapports des deux réalités rapprochées seront lointains et justes ».
La distance qui demeure entre les deux réalités rapprochées par le
poème n’est pas, comme le précise Michel Deguy, une « distance
géographique, laquelle n’est ni abolie ni abolissable »38, mais renvoie
plutôt à celle qui est rendue manifeste « par l’opération qui dis-tend
les lointains comme lointains » : l’analogie poétique a pour fonction
« de rapprocher par le haut, au profit du haut, "ascentionnellement" et
sans écraser la Différence, c’est-à-dire en rendant la distance
manifeste entre les éloignés ». Ainsi, l’analogie « établit, c’est-à-dire
révèle une ressemblance en dépit de la distance : elle repose sur une
tension entre l’identité et la différence, dévoile la proximité dans
l’éloignement »39. Le rapprochement analogique unit sans effacer les
distinctions, il rapproche et met ensemble en maintenant et en
montrant la différence. Et plus ce qui est mis en commun sera
visiblement éloigné et plus leur mise en commun sera forte,
précisément parce qu’il existe une corrélation entre l’éloignement des
réalités en présence et la puissance de l’unité créée et révélée : plus
l’éloignement est grand et plus le rapprochement opéré par l’image
produit de l’unité et montre, du même coup, l’unité du monde ou, plus
exactement peut-être, le monde comme une unité.
Commentant une image littéraire et la façon dont cette
image « me jette à la figure une intimité qui m’arrive en pleine
intimité »40, Jean-Luc Nancy écrit qu’avec cette image « "paraît" tout

38
Michel Deguy, « Du Signe ascendant au Sphinx vertébral », art. cit., p. 230.
39
Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de
Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, p. 270.
40
Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 16.
126 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

un monde […] un monde où nous entrons tout en restant devant


lui, et qui s’offre ainsi pleinement pour ce qu’il est, un monde,
c’est-à-dire une totalité indéfinie de sens (et non pas un simple
environnement) »41. Le monde qui paraît ou, si l’on veut, le sens de la
totalité indéfinie de sens, dépend de l’image. En retour, la conception
du monde qu’il s’agit de "faire paraître" décide de la nature de l’image
à promouvoir.
La visée référentielle que Breton rattache à l’image
l’éloigne définitivement d’une conception purement rhétorique qui a
tôt fait de la réduire à un simple ornement : l’image éclaire notre
expérience, nous dit quelque chose du monde. En ce sens, la
conclusion à laquelle aboutit Renaud Barbaras au terme de son étude
concernant la portée ontologique de la métaphore éclaire la position
que défend Signe ascendant :

La métaphore n’est pas un ornement qui s’ajouterait à l’ordre du sens,


un écart vis-à-vis de l’interprétation littérale, écart libérant un ordre de
la fiction. Si elle suspend bien la visée référentielle, c’est pour faire
apparaître un statut plus originaire de la référence, un sens plus
profond de l’Etre, au regard duquel les catégories du langage institué
apparaissent alors comme des abstractions et finalement des masques.
Dès lors, vis-à-vis du monde originaire, que la métaphore tente de
dévoiler, c’est la langue usuelle qui semble suspendre la référence,
installer un écart ou une fiction.42

Quand Breton assigne à l’image la tâche de créer et dévoiler l’unité du


monde, il donne en fait une orientation particulière au mouvement
fondamentale mis au jour par Barbaras. Le sens irréversible qu’il
confère à l’image est alors à comprendre comme une conséquence
directe de la nature du monde qu’il cherche à dévoiler, de la référence
à laquelle il s’agit de donner « un statut plus originaire ».
Signe ascendant ne nous montre donc pas seulement comment
l’ascensionnel produit de l’unité mais nous révèle également comment
la recherche de l’unité impose l’ascensionnel.
Il est possible que, lorsqu’il fait allusion aux ennemis de
l’image, Breton songe entre autres aux positions sans concession
tenues par Roger Caillois. Ce dernier affirme en effet avec une
certaine force que la poésie ne saurait être « un instrument

41
Jean-Luc Nancy, Au fond des images, op. cit., p. 18.
42
Ibid., p. 286.
LA HAINE ET L’IMAGE 127

privilégié de connaissance »43 ou ce qu’il appelle encore une


quelconque « source de révélations prodigieuses et insoupçonnables ».
Cette volonté d’assigner à la poésie une tâche grandiose, qui conduit à
opposer poésie et littérature, tient selon lui à la confiance aveugle et
démesurée que les poètes, depuis le Romantisme, ont accordée à une
inspiration tenue pour « sacrée et infaillible »44 : dès lors que cette
confiance fut accordée, « on ne regarda plus la poésie comme l’art des
vers, écrit Caillois, mais comme une sorte d’activité privilégiée de la
pensée qui permettait au poète d’accéder à un monde merveilleux et
plus vrai que celui dont le langage de la raison suffit à décrire les
qualités et l’économie »45. Caillois accentue sa critique en opposant la
poésie surréaliste à la poésie classique en affirmant que la première a
sacrifié le poème à son amour et à sa fascination des images quand la
seconde a su au contraire le préserver d’une image trop vite
envahissante. Pour lui, le poème moderne se trouve réduit à une
simple exhibition de trouvailles ; il montre avec ostentation ses images
et n’a pas d’autre souci ni d’autre fin. A force de chasser de l’œuvre
tout ce que l’intelligence pouvait entendre afin de favoriser une
imagination qui méduse et déroute, la poésie moderne aboutit à une
sorte d’absurdité : elle se nimbe de mystère, ne semble plus vraiment
écrite pour être comprise et ne plaît seulement que « par la sorte de
stupeur où peut plonger l’esprit une suite d’images inventées à plaisir
pour l’abasourdir »46. La poésie devient en conséquence un chant sans
substance qui perd l’audience de la plupart des hommes : loin d’être
écrite par tous, elle n’est plus entendue par personne, se montre
inaccessible, incapable de toucher ou d’émouvoir.
Difficile sans doute d’imaginer réquisitoire plus sévère
contre les aspirations et les prétentions de la poésie surréaliste. Breton
ne pouvait rester de marbre face à ces critiques et Signe ascendant
apparaît en grande partie comme la réponse qu’il voulut leur adresser :
plus que jamais, il lui faut réaffirmer les liens indéfectibles qui
unissent le sens et l’image afin de la laver des accusations d’absurdité
et de vanité dont l’accable Caillois ; il lui faut retrouver une image qui
concerne tout le monde, une image dont l’intérêt et les enjeux ne se
limitent pas à quelques initiés ; il lui faut, en un mot, établir que

43
Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 43.
44
Ibid., p. 53.
45
Ibid., pp. 53-54.
46
Ibid., p. 59.
128 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

l’image est le meilleur accès à ce que Jean-Luc Nancy a nommé « une


orée de sens »47, qu’elle est cet accès, c’est-à-dire la poésie même.
Signe ascendant n’a finalement pas d’autre enjeu.
S’il n’est pas le moindre, Caillois n’est cependant pas le
seul ennemi de l’image que Breton ait eu à combattre et, d’une
certaine manière, on ne peut s’empêcher de penser que Signe
ascendant était aussi adressé à Bataille. Si, à l’époque, les rapports
entre Breton et Bataille se sont éloignés de la virulence qu’ils avaient
pu connaître par le passé, il n’en demeure pas moins que le
mouvement ascensionnel décrit dans Signe ascendant renvoie à ce que
Bataille ne tolérera jamais dans le surréalisme tel que le conçoit
Breton et rappelle du même coup ce qui, malgré les apaisements et les
réconciliations, restera absolument inconciliable entre les deux
hommes. De fait, « les rapprochements ignobles » dont l’image de
Cocteau est un exemple nous rappellent les pages du Second manifeste
où Bataille apparaît sous les traits d’un philosophe-excréments fasciné
par tout ce que la réalité recèle de plus immonde et de plus abject :
infâme et sordide, laide et affreuse, la fausse image avait de quoi
séduire l’auteur du Coupable.
Signe ascendant reprend en partie Les Vases
communiquant qui en 1932 ressuscitaient, selon l’expression de
François Warin, un « fantasme d’identification et de totalité »48 en
présentant déjà l’analogie poétique comme la « clef de la prison
mentale », l’espoir d’une sublimation ou d’une transfiguration de la
misère quotidienne. En 1931, avec la publication de L’Anus solaire,
Bataille répondait agressivement et en avance à cette recherche de « la
ténébreuse et profonde unité » en lui opposant la parodie : « Il est
clair, écrivait-il alors, que le monde est purement parodique, c’est-à-
dire que chaque chose qu’on regarde est la parodie d’une autre, ou
encore la même chose sous une forme décevante » (I, p. 81). Affirmer
que le monde est une pure parodie revient à affirmer, d’une part, que
tout est parodique et, d’autre part, que le monde se parodie puisque le
tout, précisément parce qu’il est tout, ne peut avoir d’autre modèle que
lui-même. Dans L’Anus solaire la parodie a en effet peu de chose en
commun avec la contrefaçon ridicule ou burlesque. Incessante et
généralisée, elle n’est pas sans rappeler les enjeux d’une parodie
47
Jean-Luc Nancy, Résistance de la poésie, Bordeaux, William Blake & Co (Coll.
« La Pharmacie de Platon »), 1997, p. 16.
48
François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, Paris, P.U.F, p. 20.
LA HAINE ET L’IMAGE 129

« sans modèle et sans exemplarité »49 grâce à laquelle Nietzsche s’est


libéré de la métaphysique. D’ailleurs, rien n’est moins idéaliste que ce
monde parodique qui s’apparente à une immense et infinie répétition
du même : le plomb est la forme décevante de l’or, le coït celle du
crime, le cerveau celle de l’équateur (Cf. I, p. 81) comme, à
l’évidence, le piment est celle de la libellule, le bidet celle de la
guitare, etc. Ainsi, dès les premières lignes de L’Anus solaire, Bataille
libère le redoutable pouvoir d’une parodie capable de bouleverser le
monde, de le mettre sens dessus dessous. Le jeu parodique sonne le
glas de « la ténébreuse et profonde unité du monde » censée dépasser
les différences et l’opposition des contraires. Car ce qui est peut-être
parodié par dessus tout dans L’Anus solaire, c’est l’analogie elle-
même. En évoquant un monde où chaque chose en imite une autre, où
tout n’est qu’imitation puisque le monde n’a pas d’origine ni de
« principe générateur » (I, p. 82), Bataille lie indéfectiblement la
ressemblance au travestissement : les rapports d’analogie ne sont plus
les rapports secrets et cachés des choses mais les conséquences d’une
imitation à l’échelle du monde. Autrement dit, la parodie est la forme
décevante de l’analogie ou, si l’on veut, sa parodie.
Quand, par exemple, Bataille écrit qu’un « soulier
abandonné, une dent gâtée, un nez trop court, le cuisinier crachant
dans le nourriture de ses maîtres sont à l’amour ce que le pavillon est à
la nationalité », l’analogie n’a pas le sens vague d’une simple
ressemblance mais retrouve le sens primitif d’une identité de rapport :
ce que le pavillon est à la nationalité, un soulier abandonné l’est à
l’amour. Et, puisqu’il s’agit de rapports identiques, il faut conclure
qu’à la manière du pavillon qui signale, représente et symbolise à la
fois la nationalité, le soulier abandonné, à son tour, signale, représente
et symbolise l’amour. Au-delà de l’aspect dérisoire d’une telle
analogie, il est surtout frappant de remarquer que Bataille ne respecte
pas l’identité des rapports jusqu’au bout. Au caractère unique et
exclusif du rapport qui existe entre le pavillon et la nation, il oppose le
choix d’une multiplicité déroutante : ce que le pavillon est à la
nationalité, un soulier abandonné l’est à l’amour, comme l’est
également une dent gâtée, un nez trop court ou encore un cuisinier qui
crache dans le nourriture. Cette différence notoire entre les deux
rapports empêche de reconstituer un être plein et sans faille ; elle

49
François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, op. cit., p. 16.
130 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

contrarie et bouleverse le bel agencement auquel devait conduire


l’analogie : l’identité est excédée, emportée par une crue qu’elle ne
peut contenir.
En fait, l’analogie ne résiste pas à la parodie. Si chaque
chose est l’imitation d’une autre chose, alors en chaque chose il y a
toutes les autres choses ou, plus exactement peut-être, chaque chose se
retrouve plus ou moins dans chaque chose. Dans un « monde
purement parodique », une chose n’est jamais que la parodie d’une
parodie qui elle-même parodie une parodie, etc. En un mot, une chose
est une parodie de n parodies, une imitation de n imitations. Dans ces
conditions, l’analogie est menacée par une incontrôlable surenchère :
un monde purement parodique est un monde trop analogique pour que
l’analogie ait encore une quelconque pertinence. Reprenons, par
exemple, ces propositions de Reverdy :

Plus les rapports des deux réalités rapprochées seront


lointains et justes, plus l’image sera forte – plus elle aura de puissance
émotive et de réalité poétique.
Deux réalités qui n’ont aucun rapport ne peuvent se
rapprocher utilement. Il n’y a pas création d’image.50

Pour qui voit le monde comme une immense parodie, il n’existe pas
deux réalités sans rapport, et tous les rapports sont nécessairement
justes et (presque) tous sont lointains : la définition de Reverdy ne fait
ainsi que formuler des évidences. En conséquence, « la surprise et la
joie de se trouver devant une chose neuve » n’existent plus en droit :
la parodie anticipe toutes les images, elle les devance, les prévoit et les
prévient en les privant de toute capacité à étonner ou surprendre. La
parodie est seule susceptible de dévoiler la nature profonde du monde,
quand l’image n’est jamais qu’une révélation seconde, la révélation ou
plutôt la confirmation de la parodie universelle mise au grand jour
dans L’Anus solaire51.

50
Propos de Pierre Reverdy dans la revue Nord-Sud, mars 1918, cités par André
Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 324.
51
A peu près à la même époque, Leiris publiait un cours article dans le dictionnaire
critique de Documents dont les conséquences ne sont pas sans rappeler celles
auxquelles mène L’Anus solaire. La définition de la métaphore à laquelle se réfère
Leiris reprend en partie celle qu’en donne Aristote dans la Poétique. Cependant, là où
le stagirite évoque « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre » et
semble laisser entendre que la chose désigne toute à la fois ce que Saussure nomme le
référent et ce qui est signifié par le nom (la notion de la chose), la définition retenue
LA HAINE ET L’IMAGE 131

Le texte de Bataille se tient d’ailleurs lui-même à hauteur


de la parodie qu’il donne à voir : il ne cède pas à l’image, ou très peu.
Les métaphores et les comparaisons sont très rares dans L’Anus
solaire, ce qui, en revanche, n’empêche pas son auteur d’employer à
plusieurs reprises le mot image. La répétition de ce vocable ne
renseigne pas tant sur la présence d’une éventuelle image dans le texte
que sur la valeur et le statut que l’image se voit accorder dans ce
contexte particulier. En fait, dans L’Anus solaire, l’image n’est jamais
une image imaginée ou inventée, mais elle se présente plutôt comme
ce que l’on pourrait nommer une image "inventoriée" ou "répertoriée".
Quand Bataille écrit par exemple que les mouvements de la
locomotive sont « l’image de la métamorphose continuelle » ou
encore que « l’image la plus simple de la vie organique unie à la

par Leiris renvoie quant à elle d’abord au référent. La métaphore consiste alors à
désigner un référent par un nom qui n’est pas le sien en se fondant sur un rapport
d’analogie. Le mouvement proprement vertigineux introduit par Leiris à partir de
cette définition relativement simple consiste à faire de tout signifié une métaphore ou,
ce qui revient au même, à établir l’impossibilité de « désigner un objet par une
expression qui lui correspondrait, non au figuré mais au propre ». Leiris décrit alors
une sorte de hiérarchie au sommet de laquelle se trouve ce qu’il nomme, non sans
obscurité, « un mot abstrait », lequel, dit-il, n’est jamais que la sublimation d’un « mot
concret » qui désigne quant à lui l’objet par une seulement de ses qualités - en cela, le
mot concret est plus métonymique que métaphorique. Nommer un objet impliquerait
d’en connaître l’essence, d’accéder au monde des essences, ce qui précisément est
impossible pour le kantien Leiris qui sait, affirmation implacable, « que nous ne
pouvons connaître que les phénomènes, non les choses en soi ». Dans ces conditions,
il est impossible de déterminer pour deux objets quelconques « lequel est désigné par
le nom qui lui est propre et n’est pas la métaphore de l’autre, et vice versa ». En
conséquence, pour chaque métaphore la réciproque est vraie : « L’homme est un arbre
mobile, aussi bien que l’arbre est un homme enraciné. De même le ciel est une terre
subtile, la terre un ciel épaissi. Et si je vois un chien courir, c’est tout autant la course
qui chienne ». Les chiasmes auxquels aboutit Leiris montrent comment la relation
d’équivalence introduite par la métaphore est une relation de réciprocité ; l’être-
comme, pour reprendre l’expression de Ricœur, est un être réciproque. Ainsi, il existe
entre les deux pôles de la métaphore un perpétuel aller-retour, un incessant va-et-vient
qu’il n’est pas possible de réduire à un sens unique comme le voulait Breton. Parce
qu’il est par nature métaphorique, et parce qu’on « ne sait où commence et où s’arrête
la métaphore », le langage révèle un monde où l’absence de fondement empêche la
détermination d’un sens, qu’il soit d’ailleurs ascendant ou non. Avec Leiris, les mots,
et donc les images, s’éloignent de l’être : le langage est une pléthore d’images à l’aide
desquelles on peut bien construire un monde, mais ce monde ne sera jamais qu’un
monde à côté du monde en soi. (Toutes les citations renvoient à Michel Leiris,
« Métaphore », (1929), Documents n°3, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1991, p.
170.)
132 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

rotation est la marée », il est clair que ce qu’il appelle image


s’apparente davantage à une manifestation sensible qu’à n’importe
quelle « création pure de l’esprit » ou autre rapprochement fortuit :
l’image n’est pas une vue de l’esprit mais une vue de l’œil ; elle n’est
rien d’autre que la réalité sensible qui s’impose à l’esprit. Autrement
dit, l’image est ce qui vient à l’esprit pour peu que l’œil regarde le
réel, pour peu qu’on ne détourne pas le regard face au réel et qu’on ait
la force de se laisser impressionner par lui. Là où Breton construit et
dévoile le monde grâce à l’image, Bataille tente de voir le monde tel
qu’il est : le premier impose une image, le second laisse l’image
s’imposer. Ainsi, il n’y a pour lui aucun sens à statuer sur la nature ou
la valeur de l’image : l’image est d’abord l’image qui vient, peu
importe qu’elle soit ou non un signe ascendant.
Cette manière de traiter l’image doit être sans doute
rapprochée de la résistance que Bataille a toujours manifestée face à la
tentative de réduire la totalité des choses à l’unité, quel que soit
d’ailleurs le principe retenu. L’unité est pour lui par nature abusive et
illégitime précisément parce qu’elle est une vue de l’esprit, d’un esprit
qui planifie le réel, le traduit en terme d’équations et conduit
finalement à un monisme qui satisfait pleinement son besoin de
perfection et d’apaisement. Bataille oppose à cette satisfaction
l’irritation produit par le refus d’une pensée systématisante, refus à la
longue intenable et impossible. Denis Hollier a une belle formule pour
résumer cette attitude : « cela signifie simplement, écrit-il, qu’il faut
choisir entre une perfection qui, satisfaisant l’esprit, l’endort à coup
sûr et l’éveil dont seule une insatisfaction incessante pourrait
empêcher qu’il ne s’évanouisse »52. Seul un dualisme solide, c’est-à-
dire imparfait, est en mesure de répondre à cette volonté d’éveil. Un
tel dualisme ne pose pas deux principes à l’intérieur du monde, mais
deux mondes, et conduit ainsi à une position absurde au plan de la
métaphysique53, mais qui prend en revanche tout son sens au plan de
la morale.
Les deux mondes envisagés par le dualisme tel que le
conçoit Bataille n’existent pas simultanément, puisqu’il n’existe
jamais qu’un seul monde, celui où nous vivons, mais ils se succèdent :
le monde du Mal succède par exemple au monde du Bien où règne la

52
Denis Hollier, « La matérialisme dualiste de Georges Bataille », Tel quel n° 25,
1966, p. 43.
53
Le monde étant le tout il est impossible de supposer deux touts.
LA HAINE ET L’IMAGE 133

volonté ; le sacré succède au profane ; le monde où le sacré est


communication succède au monde où le sacré est transcendant ; le
monde de l’absence de Dieu succède au monde où le sacré, tributaire
du langage, est identifié à l’être suprême, à l’objet le plus élevé. Le
passage d’un monde à l’autre s’opère principalement par le sacrifice
de Dieu. Au sommet du monde profane, le nom de Dieu est aussi bien
ce qui clôt ce monde que ce qui l’ouvre au monde sacré. Quand Dieu
est sacrifié, le divin devient sacré puisque sa mise à mort instaure un
nouveau rapport à l’absence de Dieu : le sacrifice passe de la
transcendance (absence de sa présence) à l’immanence (présence de
son absence). Dans ces conditions, « le sacré n’est pas autre que le
profane, il en est l’altération : c’est le profane transgressant lui-même
ses propres interdits »54. Ainsi, les deux mondes coexistent de la
manière suivante :

[Il n’y a pas] ce monde-ci et puis l’autre, écrit Denis Hollier, mais le
monde de l’identité et son altération : le monde de la pensée et sa
dépense, le monde de la mesure et sa démesure. C’est parce que le
premier prit lui-même, pour s’établir hors de la violence illimitée,
l’initiative d’une décision brutale qui fut l’interdit porté sur la violence
même, c’est pour cela que lorsqu’il transgresse cet interdit, même s’il
s’ouvre alors à l’illimité, la violence à laquelle il se livre n’est pas elle-
même illimitée : elle est liée au maintien de l’interdit qui lui donne
toute sa force.55

Dans cette perspective, on comprend mieux pourquoi Bataille cite


souvent la phrase du Second Manifeste où Breton évoque ce fameux
point de l’esprit « d’où la vie et la mort, le réel et l’imaginaire, le
passé et le futur, le communicable et l’incommunicable cessent d’être
perçus contradictoirement », en allant même parfois jusqu’à compléter
les oppositions énoncées par Breton mais en prenant toujours soin
d’en exclure celle du profane et du sacré. La raison de cette exclusion
est en fait assez simple et Denis Hollier l’a clairement formulée : le
sacré et le profane ne peuvent pas fusionner puisque cet instant où

54
Denis Hollier, « La matérialisme dualiste de Georges Bataille », art. cit., p. 49.
55
L’homme se définit par exemple en se séparant et en se distinguant de l’animal, et
cette séparation le fait entrer dans le monde profane du travail. Cette séparation de
l’animalité engendre cependant chez lui un sentiment d’incomplétude qui le conduit à
transgresser l’interdit qu’il s’était donné pour se distinguer de l’animal. La
transgression de cet interdit, écrit Hollier, ne le ramène pas à l’état initial mais réalise
la « synthèse des deux états, animal et humain » (Ibid., p. 49.).
134 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

fusionnent les contraires définit le sacré lui-même qui « confond ce


qu’oppose ou distingue le profane ». Cependant, la synthèse opérée
par le sacré ne dure pas, presque immédiatement elle est dissociée
dans le retour du profane. Le Mal est un instant ponctuel, c’est
l’instant précis où l’interdit est franchi et transgressé. Cette
transgression apparaît au moment où « la volonté parvient au point
extrême où elle ne peut plus vouloir » et se rend compte qu’il existe
alors un résidu qui n’est pas le Bien, qui s’impose à elle sans qu’elle
l’ait voulu et qui « peut-être déjà la séduisait à travers la passion dont
elle était empreinte ». A cette extrémité la volonté est démunie et ne
peut que céder à ce résidu contre lequel elle ne peut rien, « quoiqu’elle
sache que c’était cela précisément qu’en voulant elle ne voulait pas ».
La transgression est ce point où le Bien « vire au Mal sans que la
lucidité de la conscience diminue pour autant […] : le Mal c’est la
conscience du plaisir ». Ainsi, dans cette configuration, le Mal n’est
plus, comme c’était le cas chez Platon, la raison subordonnée au
déchaînement des passions. Le Mal consiste désormais au contraire
dans l’asservissement des passions à la raison : le Mal c’est quand la
raison déchaîne d’aveugles passions pour servir ses fins.
La poésie figure au premier rang des passions déchaînées
par la raison. Pour Bataille, les liens privilégiés qui unissent la raison
et la poésie sont déterminés avant tout par la situation historique : le
développement de l’industrie dans les sociétés modernes a soumis le
monde à un rationalisme économique qui exclut et rejette la
souveraineté du religieux. De ce fait, « la valeur sacrée échappe à la
justification morale, se donne la pure liberté déchaînée et l’innocence
ruineuse de la poésie » (XI, p. 207). Si la poésie conduit vers l’unité
c’est donc dans un tout autre sens que chez Breton : la poésie ne
construit ni ne dévoile un monde unifié mais fait passer d’un monde à
l’autre, du profane au sacré ; elle ne recherche en rien l’unité de ces
deux mondes dont la coexistence est aussi étrange qu’impensable,
mais permet la réalisation d’une unité qui est le sacré même56. Nous
sommes donc en présence de deux fonctions très différentes de la
poésie : Breton et Bataille visent en quelque sorte un même point
suprême mais ils ne le font pas dans le même sens ni avec la même
intention. La différence qui existe entre leur manière de définir la

56
Pensons par exemple à la définition de la poésie comme participation dans La
Littérature et le mal.
LA HAINE ET L’IMAGE 135

fonction de la poésie dérive directement de leur appréhension


respective du monde. Breton ne sort pas de ce que Bataille appelle le
monde profane57, il le développe, étend ses limites bien au-delà des
limites d’un réel rationalisé en vue des besoins du quotidien et lui
donne la capacité d’intégrer ce que cette réduction demandait de
rejeter ; il passe en un mot d’une compréhension partielle du réel à sa
compréhension globale, d’un sens appauvri à un sens qui s’applique
au réel en son entier, à un réel qui apparaît alors comme un bloc sans
faille. Bataille ne fait quant à lui rien d’autre, si ce n’est que le point
suprême est pour lui à la fois plus et moins que la clôture d’un
monde : le point clôt le monde profane, mais la clôture ne va pas sans
l’ouverture de ce monde sur ce qui l’altère. Là où pour Breton viser la
clôture c’est viser l’unité, pour Bataille cela revient à retrouver le
moment où surgit une irréductible dualité qui altère la perfection d’un
monde parfaitement achevé.
Le rapport que l’on voit se dessiner entre l’appréhension
du monde et la conception de la poésie n’est évidemment pas sans
incidence sur le traitement réservé à l’image. Si l’image implique
toujours la vision d’un monde dont la nature est étroitement liée à ce
qu’elle donne à voir, il est évident que Bataille et Breton ne pouvait
plébisciter la même image, puisque précisément ils ne voyaient pas le
monde de la même façon et ne voyaient donc pas le même monde. Là
où Breton cherche à faire apparaître l’unité du monde à la lumière de
grandes images synthétiques, Bataille doit quant à lui lever le voile sur
un monde impensable et impossible. La question qui se pose alors à
nous, et dont L’Anus solaire nous a déjà fourni quelques éléments de
réponse, est de savoir ce que devient l’image quant elle se déploie sur
le fond d’un tel monde. Quelle que soit la réponse que l’on formulera
cette question a déjà le mérite d’en finir avec un reproche fallacieux :
le rapport de Bataille à l’image n’est pas à comprendre à la lumière
d’une éventuelle pathologie du philosophe-excrément, il se noue plus
profondément dans son rapport au monde.
57
Un exemple parmi d’autres de ce que Bataille nomme parfois « l’ambiguïté » dans
laquelle il pense que Breton demeure : « Quelque changé que soit le monde à venir, il
ne peut être entièrement dégagé des "impératifs utilitaires, rationnels, esthétiques et
moraux" auxquels nécessairement l’acte surréaliste se soustrait. Un tel acte ne peut
faire qu’il ne soit donné comme sacré (dans tout le sens profanateur du mot) : opposé
au monde insupprimable de l’utilité rationnelle. Le refus dont il s’agit gagnerait à
n’être pas confondu avec le refus raisonné de conditions de vie déraisonnables. Et
réciproquement. » (XI, p. 261)
136 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Dans la poésie de Bataille, la plupart des images


transgressent l’interdit posé dans Signe ascendant et se présentent
comme une altération de l’analogie telle que la conçoit Breton.
Autrement dit, ces images relèvent d’une analogie qui transgresse ses
propres interdits en substituant au mouvement vers le haut un
mouvement vers le bas qui ne craint ni les excès ni les outrances.
Rappelons, à titre d’exemple, les « pleurs de poix » (IV, p. 11) qui
éloignent les larmes de la pureté et de la transparence pour les
rapprocher d’une matière collante et visqueuse ; songeons également à
la langue « rouge comme un gigot » (IV, p. 14), au « soleil noir de
crachats » (IV, p. 15) ou encore à « la beauté d’un être » assimilée
« au fond des caves » (III, p. 75), aux yeux qui « sont des cochons
gras » (III, p. 87) ou enfin à la nuit qui « est une église où l’on égorge
un porc » (III, p. 89). Chacune de ces images témoigne à sa manière
d’une volonté de « confondre l’esprit humain et l’idéalisme devant
quelque chose de bas », volonté qui, on l’a vu, ne s’est peut-être
jamais manifestée avec plus de force que dans les pages de
Documents. Il s’agit plus précisément, comme il l’écrit en 1930 dans
« Le bas matérialisme et la gnose », d’imposer la présence d’une
« matière basse » (I, p. 225) qui, demeurant « extérieure et étrangère
aux aspirations idéales humaines […] refuse de se laisser réduire aux
grandes machines ontologiques résultant de ces aspirations ».
Aux alentours de 1930, Bataille décèle dans la gnose une
manifestation historique du matérialisme qu’il appelle de ses vœux, et
sa conviction est renforcée par « la figuration des formes en
contradiction radicale avec l’académisme antique » à laquelle aboutit
le courant de pensée gnostique, figuration qui permet selon lui d’avoir
« l’image d’une matière basse, qui seule, par son incongruité et par un
manque d’égard bouleversant permet d’échapper à la contrainte de
l’idéalisme ». Si Bataille trouve un équivalent des figurations de la
gnose dans les figurations plastiques de l’époque, et notamment dans
l’œuvre de Picasso à laquelle un numéro spécial de Documents sera
consacré, nous pouvons à notre tour déceler la même incongruité et le
même manque d’égard dans les images de sa propre poésie qui utilise
l’"être-comme" de la métaphore pour imposer à l’idéalisme des
rapprochements qui le déconcertent et le décontenancent. Ainsi, le
« ciel arachnéen » évoqué dans un poème écrit dans les années 40
applique à la lettre la leçon qui clôt le célèbre article « Informe » écrit
en 1929 : « […] affirmer que l’univers ne ressemble à rien et n’est
LA HAINE ET L’IMAGE 137

qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une
araignée ou un crachat » (I, p. 217).
Il ne faut cependant pas se méprendre. La poésie de
Bataille n’est pas une poésie qui aime les images, elle se présente
plutôt comme une poésie qui les abandonne, tente de s’écrire sans
elles et sans doute pour une part contre elles. Ce refus de l’image n’est
pas une caractéristique tardive de cette poésie mais apparaît au
contraire dès les premières lignes de L’Anus solaire au moment précis
où le narrateur s’écrie : « JE SUIS LE SOLEIL ». Le lien par lequel le
verbe être « relie une chose à l’autre » ne s’avère « pas moins irritant
que celui des corps » ; l’union et la liaison des mots ne doivent rien à
la violence de l’accouplement charnel. De fait, ce que Bataille nomme
« le copule des termes », en l’occurrence le copule d’un « je » et du
soleil, n’est pas dénué de conséquences : « il en résulte, écrit-il, une
érection intégrale, car le verbe être est le véhicule de la frénésie
amoureuse »58. La transformation aussi soudaine que spectaculaire du
corps de celui qui dit « je » montre que les mots ont un effet direct et
immédiat sur le réel. C’est que, dans L’Anus solaire, il existe une
proximité très grande entre dire et être, dire et devenir : le verbe être
n’unit pas seulement les mots qu’il relie, il unit également les référents
auxquels ces mots renvoient. Le copule des termes ne relève donc pas
du « sens de l’être » que déploie la métaphore et qui « échappe à
l’opposition simple de l’être et du non-être »59 mais se révèle en fait
beaucoup moins équivoque : au moment du cri, le « je » est le soleil,
et l’union du « je » et du soleil se rapproche alors de l’union érotique
fusionnelle dans laquelle culmine la passion amoureuse. L’attribution
de cette valeur particulière au verbe être est une première manière de
parvenir à l’unité qui définit le sacré : le copule du « je » et du soleil
réalise la « fusion de l’objet et du sujet [qui] veut le dépassement de
chacune des parties au contact de l’autre » (IX, p. 196).
En rendant caduque la distinction entre un plan
métaphorique et un plan littéral, le copule des termes rend du même
coup impossible l’existence d’un sens caché et impose une simplicité
déroutante : il n’y à rien d’autre à entendre là que ce qui est dit. Cette
simplicité, la poésie de Bataille va la retrouver d’une autre manière, en
tournant un peu plus encore le dos à l’image. Prenons comme premier

58
Autre façon de dire que les mots font l’amour.
59
Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de
Merleau-Ponty, op.cit., p. 273.
138 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

exemple un poème sobrement intitulé « L’ossuaire » qui date du début


des années 40 :

La force de la vie et le malheur du froid


la dure bêtise de l’homme
sachant la loi de son couteau
la tête avare de l’extase

un cœur de glace une soupe fumante


un pied sale de sang
la moustache des larmes
une crécelle de mourant. (IV, p. 21)

Dans ce poème, et en particulier dans le deuxième quatrain, il est sans


doute possible d’entendre des bribes de ce que Jean-Marie Gleize
nomme, en référence à la poésie objective désirée par Rimbaud, la
prose en prose : « Après les vers en vers, il y a les vers en prose ;
après les vers en prose ou la prose en vers, il y a la prose en prose »60.
Cette prose en prose, « poésie après la poésie »61, serait à la fois
l’ultime découverte de Rimbaud et ce qui « aurait toujours déjà eu
lieu » dans son œuvre sous la forme d’un conflit que Gleize évoque de
la manière suivante : « un fragment de réel contre toute image, de très
petits poissons de réalité contre toute image, un peu de réel impossible
envers et contre tout ». Cette évocation semble parfaitement rendre
compte du deuxième quatrain de « L’ossuaire » où l’on retrouve le
fragment de réel contre l’image au moins en trois sens possibles :
proximité très grande de l’un et l’autre renforcée par le recours à
l’asyndète ; opposition de l’un à l’autre relayée notamment par
l’opposition de la glace d’un cœur tourné vers le symbole et de la
chaleur d’une soupe très banale ; volonté enfin d’échanger l’un contre
l’autre, d’échanger l’image contre le fragment de réel, comme le laisse
penser la fin d’un poème qui plébiscite la plus grande simplicité
d’expression.
Il existe dans « L’ossuaire » une particularisation des
objets qui s’oppose à ce que Laurent Jenny a nommé leur
essentialisation en analysant un vers de Malherbes (« le baume est
dans la bouche, et des roses dehors »). Jenny résume de la sorte

60
Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, Paris, Editions du Seuil, 1992, p.
227.
61
Ibid., p. 230.
LA HAINE ET L’IMAGE 139

l’essentiel du processus qu’il décèle : « L’article présente comme


défini un indéfini, selon un trope déterminatif qui donne la clé d’une
grande partie de l’énonciation poétique, les "objets" poétiques se
trouvant à mi-chemin de l’existence individuelle et générique, les
"circonstances" poétiques étant d’emblée transcendées par leur
essentialisation »62. Alors que l’énonciation poétique abstrait et
idéalise (comme le fait "le baume" « en transfigurant une haleine
particulière »63) la deuxième partie du poème de Bataille accomplit un
mouvement exactement contraire : à l’évidence, dans ce quatrain,
l’emploi des articles indéfinis est un emploi non générique, plus
précisément un emploi spécifique, qui renvoie à un référent
particulier, accessible dans la situation d’énonciation. Si l’on peut
d’abord considérer que l’article défini singulier dans, par exemple,
« une crécelle de mourant », hésite entre une valeur générique et des
valeurs plus ostensives, on sent bien par la suite qu’il s’agit moins
d’une crécelle en général que d’une crécelle particulière, isolée,
unique, qui vient s’inscrire dans l’espace et le temps du poème comme
un être nouveau et qui, du même coup, impose sa présence d’être
singulier. Pour tenter de mieux comprendre ce qui est alors en jeu
dans le poème de Bataille, on peut faire référence à ce que Dominique
Rabaté appelle l’énonciation lyrique et qu’il différencie de
l’énonciation poétique telle que la définit Laurent Jenny en passant
« par le statut de la circonstance »64. Pour Rabaté, il n’existe « de texte
lyrique que de la circonstance, dans le maintien d’une visée vers cette
circonstance, qui ne saurait jamais se transformer en contexte ».
Autrement dit, la spécificité de l’énonciation lyrique tient dans une
sorte de déchirement entre une tentative de dépasser l’instant fugace
de sa circonstance en le transformant en vérité éternelle et le refus
malgré tout de trahir « sa singularité absolue »65. Toute une partie de
« L’ossuaire » semble échapper à ce déchirement. Tout se passe
comme si Bataille choisissait sans hésiter de donner un maximum

62
Laurent Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 50. (Notons que cette
manière de transcender la circonstance par son essentialisation ne rend pas compte de
toute l’énonciation poétique, l’analyse de la fin du vers menée par Jenny montre
d’ailleurs l’existence d’un mouvement inverse. Cf. Laurent Jenny, La Parole
singulière, op. cit., p. 51.)
63
Ibid., p. 51.
64
Dominique Rabaté, « Enonciation poétique, énonciation lyrique », Figures du sujet
lyrique, sous la direction de Dominique Rabaté, Paris, P.U.F, 1996, p. 70.
65
Ibid., p. 71.
140 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

d’intensité et de densité au présent le plus instantané en pratiquant une


sorte d’épure : il y a simplement une crécelle de mourant, une soupe
qui fume, un pied sali par le sang. De ces objets rien ne sera dit si ce
n’est qu’ils sont là. Aucun déictique ne donnera de précision quand à
la circonstance de leur apparition, comme si cette réduction de la
circonstance à la seule présence de l’objet était le gage de la plus
grande présence, de celle que la poésie en l’occurrence tente de
manifester.
Cette caractéristique rapproche les poèmes de Bataille
d’une poésie que Jean-marie Gleize a qualifiée de littérale, d’une
poésie dont la singularité n’est pas à chercher « dans l’étrangeté de ses
figures, ni dans la mise en œuvre de procédures hermétiques ». Cette
poésie se définit au contraire dans sa simplicité, « dans l’extrémisme
de sa simplicité, dans ses moments (intenables) où elle parvient au
plus près de ce qui est ». Ces poèmes à plusieurs égards déroutants
tournent le dos pour la plupart à une poésie qui « ne commencerait
qu’à partir du moment où se trouve libéré le pluriel des sens seconds,
métaphorisés, connotés, "figurés" »66, et tentent plutôt de réaliser
« l’une des utopies de la démarche rimbaldienne [qui] réside
précisément dans l’hypothèse d’une poésie littérale, sans figure (donc
sans doute, comme telle, impossible, mais non pourtant impensable ni
moins désirable, au contraire) »67.
Cette littéralité, cette façon de rendre la poésie au sol, à la
réalité rugueuse, est à reliée chez Bataille avec une appréhension de la
poésie comme l’impossible même, l’impossible c’est-à-dire le réel, la
présence ou encore « le réel (cela, ce qui est) hors langage »68,
innommable donc, insensé. L’une des premières mentions de ce que
Bataille nommera plus tard l’impossible apparaît dans un article de
1929 où une « inexprimable présence réelle » (I, p. 173) des choses
s’impose comme ce qui échappe aux idées ou aux concepts que l’on
peut en avoir et les excède. La présence ne sera véritablement
réelle que dans la mesure où, pour reprendre une expression de
Georges Didi-Huberman, elle sera « impossiblement singulière […]
incompossible à l’idée en tant que telle »69. Là où Breton considère

66
Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, op. cit., p. 126.
67
Ibid., P. 127.
68
Ibid., p. 13.
69
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 190.
LA HAINE ET L’IMAGE 141

qu’il existe une substance de la fleur ; là où il pense donc que la forme


demeure « indépendante de ses accidents »70, Bataille avance une
radicale insubordination à la forme, refuse que chaque chose ait une
forme idéale ou générique. Avec lui, et parce que « la forme
incessamment vit et meurt de ses propres accidents, de ses propres
symptômes déformants », on assiste au retour de la présence chaque
fois singulière des choses, d’une singularité chaque fois singulière qui
impose son irréductible présence.
Le recours plutôt incongru ici au dogme de la
transsubstantiation pour décrire la présence de telle fleur unique et
singulière nous donne une indication précieuse pour mieux situer cette
présence au sein du monde profane. Se référer à la présence réelle et
simultanée du corps et du sang du Christ dans le pain et le vin de
l’eucharistie pour évoquer la présence impossiblement singulière de la
fleur est sans doute une manière d’affirmer que cette présence a
quelque chose de commun avec la présence de Dieu. Il faut ici se
souvenir du geste d’Edwarda. Quand la prostituée intime au narrateur
hébété de regarder son sexe ; quand, en d’autres termes, elle l’expose
à l’inexprimable présence réelle de ce sexe impudiquement ouvert en
affirmant simultanément être Dieu, elle ne fait peut-être alors que
confirmer ce que Bataille suggérait plus discrètement une dizaine
d’années plus tôt à propos des fleurs : toute présence singulière est
divine, et qui plus est quand il s’agit de celle de la chair que frappe
l’interdit chrétien. La singularité de telle fleur ou du sexe d’Edwarda
est divine en ce sens qu’elle impose et qu’elle rappelle au monde
profane ce qu’il ne pourra jamais comprendre, ce dont il ne pourra
jamais rendre compte : la présence simple, le simple fait qu’il y a une
fleur, une soupe fumante, un pied ensanglanté, le sexe d’une prostitué
violemment montré un soir de débauche. Ainsi, ce n’est pas par hasard
qu’en 1947 Bataille pourra écrire que l’art devient poésie au moment
précis où il est capable de déceler la matérialité des choses, matérialité
qui, comme l’écrit Levinas auquel il se réfère alors, est « le fait même
de l’il y a » (XI, p. 295), de cette présence « absolument inévitable »
(XI, p. 291) et qui n’est pas « le pendant dialectique de l’absence ». La
singularité de telle chose du monde est faite de tout ce que la pensée
rationnelle néglige sans pourtant parvenir à l’effacer et qui, dès lors

70
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 191.
142 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

qu’on lui accorde un peu d’attention, rend soudain présent le fait nu de


l’il y a. Tous ces petits rien qui font de chaque fleur une fleur
absolument singulière passent au premier plan : la configuration et la
couleur de la corolle, la fraîcheur du pistil, les salissures du pollen ou
encore la tache velue des organes sexués. Et parce qu’échapper à
l’idée c’est s’échapper d’un refuge à l’abri du temps, la fleur
singulière sera aussi une fleur qui meurt, une fleur en devenir : rien ne
sera caché de la fragilité d’une corolle qui finit toujours par pourrir au
soleil en transformant la fleur en flétrissure criarde et en la rendant au
fumier dont elle vient. « Le langage des fleurs », mais cela vaudrait
aussi pour nombre d’autres textes de cette époque, parce qu’il
s’attache à manifester la matérialité des choses singulières, n’est pas
moins un article qu’un poème.
Il existe dans les poèmes de Bataille une façon de s’en
tenir aux faits, mais sans pour autant réduire le réel à ceux-ci comme
le ferait un positiviste. S’en tenir aux faits tout en approfondissant
l’expérience qu’on en a, aller vers un plus loin, un plus profond qui
n’est en rien un au-delà mais peut-être un plus intense, tel est en
somme l’un des principaux enjeux de la poésie recherchée par
Bataille. Cette intensité est sans doute proche de celle qu’évoque
Eugène Guillevic dans un poème d’Exécutoire :

Tu regardes un caillou ramassé par hasard


A l’abri d’un buisson

Et puis tu t’aperçois
Que plus tu le regardes
Et plus sa force est grande

A t’éclater les yeux que tant de chose appellent


Et que l’ombre choisit

Quand le soleil est cet œil lourd


Clamant midi.71

Regarder longuement « le caillou ramassé par hasard », être ouvert à


la singularité de sa présence par la seule insistance du regard accroît
l’intensité de sa force, le rend présent à « [s’]éclater les yeux ». C’est
sans doute une intensité très proche que Bataille cherche à rendre
71
Eugène Guillevic, Exécutoire (1947), Paris, Gallimard (Collection Poésie), 1978,
p. 160.
LA HAINE ET L’IMAGE 143

présente dans le dépouillement du poème, retrouvant par là un procédé


dont Jean-François Louette a montré qu’il était à l’œuvre dans ses
fictions :

Bataille ne publie pas sur le mode de la prolixité : il se situe à l’opposé


de Sade, qui constamment en rajoute, ressasse, en remet. Mouvement
d’écriture fondamental chez Bataille que celui du retranchement : le
petit s’amenuise encore, le coupable se coupe et coupe. […] Il ne s’agit
pas seulement de diminuer le texte : ce qui est en question, c’est d’en
abriter ou d’en réserver le sens. […] A propos de Roberte ce soir,
l’écrivain explicitera cette pratique : « le refus d’adoucir et
d’expliquer » et le parti pris de « ne rien rendre accessible et de tout
porter, dès l’abord, à l’extrême ». Un excès qui refuse son accès : un
72
excès retranché.

Cette manière de faire que Jean-François Louette nomme « le


retranchement » est une des modalités de ce qu’il appelle par ailleurs
l’écriture de l’intensité, l’intensité de l’amour, de la mort, l’intensité
en un mot de la vie. L’intensité de la présence s’inscrit dans la même
stratégie de retranchement : la réduction de l’expression à sa forme la
plus simple répond à un désir de mettre les choses à nu, d’exprimer la
nudité des choses et d’attendre de cette nudité une force de saturation,
une force si intense qu’elle finit par faire éclater les limites du monde
profane. De la même manière que Dieu clôt, et donc ouvre, un monde
profane parfait sur son autre sacré, l’intensité de la présence singulière
est à son tour un point de clôture de ce monde, un point de présence si
intense qu’il sature le profane et le fait basculer vers le sacré.
L’écriture de cette intensité ne réclame donc aucune analogie, aucune
image, mais simplement la présence de ce qui est, la simple
désignation de ce qui est. À l’inverse donc de Breton qui requiert
l’image analogique pour construire un monde en direction d’un
monisme apaisant, Bataille tente de manifester, en se tenant au plus
près de la présence des choses, ce qui s’apparente à des points de
rupture, véritables symptômes de cette vérité déconcertante : il existe
deux mondes dont le premier (profane) est hanté par la toujours
possible bascule vers le second (sacré).

72
Jean-François Louette, « D’une gloire lunaire », introduction à Georges Bataille.
Romans et récits, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la
direction de Jean-François Louette, 2004, p. 73.
144 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Position diamétralement opposée à celle qui était dictée au


maître du surréalisme par son irrépressible besoin d’unité. De fait,
Bataille rejoint d’autres dissidents du mouvement, dont, par exemple,
Artaud, et en particulier, le Artaud qui voit en van Gogh l’artiste qui, à
l’opposé d’un Gauguin qui pratique « le dépaysement métaphorique
de l’objet »73, sait par excellence « déduire le mythe des choses les
plus terre à terre de la vie »74, savoir qui, déclare Artaud, lui donne
« foutrement raison », la réalité étant « terriblement supérieure à toute
histoire, à toute fable, à toute divinité, à toute surréalité ». Ce Van
Gogh est le peintre qui a définitivement pris le parti des choses et qui
a su se tenir aux choix esthétiques que cette position implique : « si
objet il y a, sa définition maximale est sa définition minimale, le plus
banal et le plus proche »75. Artaud le dit à sa manière et avec force :

Un bougeoir sur une chaise, un fauteuil de paille verte tressée,


un livre sur le fauteuil
et voilà le drame éclairé.

De cet Artaud qui voit ce van Gogh, de ce van Gogh vu par Artaud,
Jean-Marie Gleize affirme qu’« il a fallu beaucoup de non-lecture, ou
d’aveuglement » pour ne pas voir leur proximité avec l’entreprise d’un
Francis Ponge dont l’engagement dans la réalité n’est pas moins
rageur que le leur, dont le désir d’étreindre le réel n’est pas moins
ardent que leur acharnement à se tenir au plus près de celui-ci. A ce
désir d’étreinte il faut associé Bataille, le Bataille de Documents et des
poèmes qui, désormais, ne rejoint plus seulement Artaud et Ponge
pour s’être opposé à la capitalisation de la poésie « sous toutes ses
formes et jusqu’en dehors de ses formes »76 opérée par le surréalisme
et pour avoir redéfinit « le travail poétique dans ses limites et ses
pouvoirs » en dénonçant chacun à leur manière « l’imposture des
Gymnastes ».
Quand Jean-Marie Gleize explique comment Ponge fut
associé, dans une sorte d’opposition au surréalisme, « au grands

73
Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, Paris, Seuil, 1983, p. 136.
74
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard (Œuvres
complètes XII), p. 29.
75
Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, op. cit., p. 136.
76
Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, op. cit., pp. 24-25.
LA HAINE ET L’IMAGE 145

schismatiques que furent Bataille et Antonin Artaud »77, il prend soin


de noter une différence :

[…] Artaud et Bataille, c’est l’érotisme et la folie, le paroxysme et la


cruauté, la révolte portée à son plus haut degré d’incandescence, les
grands dérèglements de la vie, les grandes irrégularités du langage, et
de toute façon des hommes d’emblée qualifiés par leur dimension
mythique. Avec Francis Ponge, rien de tel. Si l’œuvre, désormais,
massivement, impose sa présence, il n’est pas sûr qu’elle dispose d’une
image susceptible d’entraîner facilement l’adhésion. Elle apparaît peut-
être trop "facile", ou trop problématique à cause de sa facilité même.
Sa discrétion essentielle, que le développement quantitatif ne saurait
effacer, la maintient en retrait.

Rien à redire à la réserve qui est ici émise, si ce n’est qu’il existe un
Bataille qui à sa manière est très attentif à la chose, qui prend son
parti, parfois avec virulence, mais aussi parfois dans le plus grand
dénuement, avec une sorte de discrétion extrême, très loin des
tumultes auxquels on l’associe toujours trop vite.

77
Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 204.
L’ŒUVRE SACRIFIEE

« Le sacrifice est immoral, la poésie est


immorale. »
L’Expérience intérieure.

« Ce sont les hommes qui font et non les


avalanches. »
Jean-Paul Sartre. Critique de la raison
dialectique.

Dans L’Entretien infini Maurice Blanchot écrit à propos


du quotidien : « Le quotidien est sans événement ; dans le journal,
cette absence d’événement devient la trame du fait divers. Tout est
quotidien, dans le quotidien ; dans le journal, tout quotidien est
insolite, sublime, abominable »1. Dans les pages d’un journal, le
quotidien perd la platitude qui fait qu’il est comme s’il n’était
pas : il rompt soudain avec le quotidien ; aussi bien « insolite »
qu’« abominable », il marque toujours un écart, une rupture violente.
Mais les pages du journal n’accueillent pas simplement les faits
divers. On y trouve également, ou du moins pouvait-on y trouver, de
la poésie. « Je me rappelle, rapporte Bataille à propos d’un poème de
Prévert, qu’au moment où parut Cortège, dans Action, vers le début de
cette année2, ayant égaré son journal un ami, de mémoire, en retrouva
pour moi la plus grande partie » (XI, p. 98). Il serait faux de croire que
1
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 363.
2
Nous sommes alors en 1946.
148 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

l’ami évoqué par Bataille fait exception : « il était banal ce jour-là de


demander à qui l’on rencontrait s’il avait lu Cortège ». Cette anecdote
laisse voir comment la poésie n’est pas un changement anodin parmi
les mille changements invisibles qui font le quotidien. Outre le fait
qu’il déchire la trame de la vie quotidienne, le poème de Prévert
frappe les esprits : « Il y a sans nul doute en des poèmes tels
qu’Inventaire ou Cortège un enchantement qui souffle, bien au-delà
de l’attrait simple d’un fou rire ». A la fois rupture et bouleversement,
la poésie n’est pas un simple changement mais un événement3.
Quand Bataille affirme que « la nature de la poésie est
dans la dépendance de l’événement » (XI, p. 89), deux interprétations
sont possibles. Tout d’abord, parce qu’elle exprime « les émotions
dominantes d’une société donnée » la manifestation poétique est ce
qui touche le plus cette société : « Née de l’événement dont elle est le
cri, la poésie accède, en accentuant ce cri, à partir de l’étonnement qui
la fait naître à l’extrémité de l’émotion ». Mais Bataille ne se contente
pas de dire que la nature de la poésie dépend de l’événement, ni de
simplement souligner que sa manifestation est en relation étroite avec
ce dernier. Il affirme également que la nature même de la poésie
relève de l’événement et, pour finir, que « la poésie est événement ».
Cette dimension événementielle est importante : alors que les
différentes définitions de la poésie nous ont permis de déceler la
nature fuyante de son être, l’analyse de l’événement poétique va nous
permettre désormais de mieux appréhender cette fuite qui apparaît si
déterminante pour notre réflexion.

De l’événement à l’instant : du furtif au fuyant

Désignant l’inscription de la poésie dans le temps comme


un événement, Bataille écrit : « la véritable poésie naît de
l’événement, est elle-même événement, consume l’événement dont
elle est la flamme » (XI, p. 90). La poésie est l’événement de
l’incandescence de l’événement : elle est l’événement qui porte à son
3
Il n’est pas improbable que ce soit Colette Peignot qui ait suggéré à Bataille le
rapprochement de la poésie et de l’événement. Alors que commence son agonie, cette
dernière communique le fragment suivant à Bataille : « L’œuvre poétique est sacrée
en ce qu’elle est création d’un événement topique, "communication" ressentie comme
la nudité. – Elle est viol de soi-même, dénudation, communication à d’autres de ce qui
est raison de vivre, or cette raison de vivre se "déplace" ». (Ecrits de Laure (1977),
Texte établi par J.Peignot et le collectif Change, Paris, Pauvert, 1979, p. 89.)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 149

paroxysme l’événement et sanctionne sa fin. Mais cette fin ne signifie


pas moins la fin de l’événement que l’événement lui-même :
« L’événement n’est pas ce qui a lieu, affirme Jean-Luc Nancy, mais
la venue d’un lieu, d’un espace temps comme tel, le tracement de sa
limite, de son exposition »4. En traçant la limite dernière de
l’événement, la poésie définit l’événement comme tel : elle sanctionne
son avènement en même temps qu’elle prononce sa mort. Evénement
de l’événement, l’événement qu’est la poésie se démarque ainsi par sa
brièveté, son caractère furtif.
On savait que la manifestation de la poésie était
essentiellement changeante, on découvre maintenant que les
changements qui l’affectent n’ont rien de lentes mutations mais se
lient au contraire à une sensible brièveté. Autrement dit, la corrélation
entre les variations des émotions dominantes des sociétés et celles de
la manifestation poétique ne suffit pas à expliquer le changement
incessant qui affecte la poésie : elle n’en rend compte qu’en partie.
La poésie ne change pas uniquement parce que les émotions qu’elle
exprime varient, mais parce qu’il est dans son être même de changer :
la brièveté de l’événement qu’elle est ne décèle pas autre chose
que cette détermination fondamentale5. Aussi, cette fugacité qui
s’annonce dans l’événement poétique fait-elle signe vers une autre
catégorie temporelle : celle d’instant. Dans une conférence de 1952,
L’Enseignement de la mort, Bataille évoque par exemple la possibilité
« de faire furtivement l’expérience furtive » (VIII, p. 203) de l’instant,
soulignant par là son caractère « insaisissable » et le lien qui, de fait,
unit le furtif au fuyant. Ce lien, Derrida le décrit en détail dans une
étude qu’il consacre à Artaud :

Le furtif est fugace mais il est plus que le fugace. Le furtif, c’est – en
latin – la manière du voleur […]. Le langage courant a effacé du mot
« furtif » la référence au vol, au subtil subterfuge dont on fait glisser la
signification – c’est le vol du vol, le furtif qui se dérobe lui-même dans

4
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée (1986), Paris, Christian Bourgois
Editeur, 1990, p. 227.
5
« "Elle change. Elle change tout et tout la change. Pas une parcelle immobile, pas de
place accordée au repos, au regard en arrière, au c’est bien ainsi, j’attends la
récompense…" C’est ce qu’on peut dire de cette poésie, et peut être aussi est-ce là ce
qu’il faut dire de la poésie entière, qui n’est qu’à la condition de changer. » (XI, pp.
91-92)
150 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

un geste nécessaire – vers l’invisible et silencieux frôlement du fugitif,


du fugace et du fuyant.6

La fuite essentielle que décèlent les manifestations furtives de l’instant


et de la poésie ; cette fuite qui s’éloigne de toute permanence pour se
situer aux antipodes d’une réalité envisagée à l’état statique, de tout
système supposé fixe de qualités et de propriétés, est justement ce que
Bataille désigne sous le terme de sacré : « Il ne peut rien y avoir de
sacré. Le sacré ne peut être une chose. Seul l’instant est sacré, qui
n’est rien (n’est pas une chose) » (VII, p. 455). N’étant pas une
chose, l’instant est sacré tout comme « La poésie est sacrée dans la
mesure où elle n’est rien » (VII, p. 456). L’être poétique est un être
qui se dérobe, un être qui refuse toute stabilité et s’oppose à tout
principe de permanence. Autrement dit, « La vérité de la poésie
moderne est d’avoir privé la poésie de substance ».
La pure mobilité de l’être de la poésie se dit ainsi dans les
termes d’une absence ou d’une privation de substance. Cette privation
renvoie à une définition de l’être comme excès, définition « qui ne
peut philosophiquement se fonder, en ce que l’excès excède tout
fondement ». L’excès est le signe qu’un tel être se soustrait à toute
onto-logie, qu’il marque un écart irréductible avec le vocabulaire de la
métaphysique, écart dont témoignent tout particulièrement les
propositions suivantes : « « Etre » en ce cas, écrit Bataille, veut dire
« éviter la mort à l’aide d’un changement incessant », « devenir
autre », non « rester identique à soi-même » » (XI, p. 91).
Quand l’être n’est pas envisagé comme une substance,
quand il fuit et ne reste pas identique à soi-même, alors cet être ne
peut pas changer : il n’est pas possible de parler de changement
puisque cette notion implique justement "quelque chose" qui change et
par rapport auquel le changement est identifié. Cependant, dès lors
qu’elles évoquent un être qui n’est pas une substance, il est logique
que les propositions de Bataille ne s’organisent pas autour d’un
principe unique à partir duquel tout serait saisi ; il est logique qu’elles
ignorent la notion de sujet et tout ce qui, plus généralement, selon
l’expression de Derrida, renvoie à « l’invariant d’une présence » :
« On pourrait montrer, écrit Derrida, que tous les noms du fondement,
du principe ou du centre ont toujours désigné l’invariant d’une

6
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 264.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 151

présence (eidos, archè, telos, energeia, ousia (essence, existence,


substance, sujet) aletheia, transcendantalité, conscience, Dieu,
homme, etc.) »7.
Dans cette perspective, le meilleur moyen d’approcher
l’être décrit par Bataille consiste certainement à tirer toutes les
conséquences de son irréductibilité à la notion de substance. Cet être
semble un être qui toujours déjà n’est plus, qui fuit à ce point qu’il
n’est rien d’autre que sa fuite. A définir l’être comme un « devenir
autre », c’est l’être qui n’est pas, l’être qui est antérieur à toute
affirmation de l’être que Bataille semble évoquer. On peut tenter de
clarifier cela à partir du devenir tel que le définit Hegel. Unité et
identité de l’être, qui est néant, et du néant, qui est être, le devenir met
en jeu à la fois l’être devenu, l’apparaître, et le néant devenu, le
disparaître. L’être dont parle Bataille ne relève pas plus du néant qu’il
ne relève de l’être, il renvoie essentiellement à la mobilité que décèle
l’apparaître et le disparaître, il est radicalement un changement
considéré en tant que changement, un passage d’un état à un autre
état, une pure fuite qui échappe à ces deux catégories. La poésie en
effet ne change pas, mais est changement ; elle n’est rien, rien qui fuit,
rien qui change, mais le mouvement que signifient la fuite et le
changement. D’où la difficulté de comprendre cet être dans une
notion, difficulté que nous avons précédemment énoncée et dont les
causes apparaissent ici plus clairement8 ; d’où également les
nombreuses formules qui insistent sur l’aspect funèbre et à peine réel
de la poésie – Bataille évoque le « caractère de mirage » d’une poésie
qui « se dérobe infiniment »9, et finit par affirmer : « rien n’est plus
essentiellement périssable »10.
Si l’on tente d’appréhender la position de Bataille à
travers les catégories de la métaphysique, la difficulté nous apparaît
sous la forme d’une question : qu’est-ce qui fuit quand l’être même de
ce qui fuit est de fuir ? La réponse que nous avons esquissée consiste
en quelque sorte à démentir la question : rien ne fuit, il n’y a que la
fuite. La question reposait sur la présence attendue d’un sujet, la
réponse indique que cette présence ne va pas de soi. Ce démenti n’est

7
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 411.
8
La substance n’est pas seulement ce que vise la définition, elle en est également la
condition de possibilité.
9
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 92.
10
Ibid., pp. 104-105.
152 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

assurément pas anodin : il nous invite à revenir pour mieux la


comprendre sur l’articulation entre l’absence de substance de l’être
poétique et la détermination de sa manifestation comme événement.
Peut-on incriminer la question ? S’interroger sur la nature
de ce qui fuit n’est-il pas le plus naturel ? Il faut bien juger de la part
d’erreur qu’un tel questionnement est susceptible d’induire, sous peine
de ne jamais rien voir de l’événement poétique, ni de l’événement en
général : dès que nous voulons approcher ce dernier, « nous sommes
aussitôt absorbés par autre chose, affirme Claude Romano, par les
« choses » justement, figées sous nos yeux par un regard de
Méduse »11. Il pleut, « et nous voudrions aussitôt saisir quelle
« chose » est la pluie », l’éclair luit, « et nous nous demandons :
qu’est-ce que "cela", l’éclair, qui luit ainsi ? ». Mais s’il se peut que
nous regardions autrement, que nous brisions la fascination exercée
par les « choses », et que « nous fixions l’événement, tout autre est
alors ce qui se montre ». Une fois détaché de cet attrait encombrant
qu’il avait pour les « choses », le regard décèle enfin en l’événement
« cette épiphanie prévenant toute chose » qui apparaît comme un
« agir sans agent, [une] pure efficace »12, ou encore « un changement
sans chose qui change »13. On le voit, la difficulté d’appréhender
ce qu’est l’événement se lie en partie au langage ou, plus
exactement, à ce que Nietzsche a dénoncé dans les termes d’une
« « grammaire métaphysique » qui régit les propositions ontologiques
dans lesquelles l’événement apparaît d’emblée subordonné à
l’étant » :

Quand je dis : "l’éclair luit", j’ai posé le luire une fois comme activité
et une seconde fois comme sujet : j’ai donc supposé sous l’événement
(Geschechen) un être (Sein) qui ne se confond pas avec l’événement
mais, bien plutôt, demeure, est, et ne "devient" pas. – Poser
l’événement comme agir : et l’action comme être : telle est la double
erreur, ou interprétation, dont nous nous rendons coupables. Ainsi, par
exemple, "l’éclair luit" – : "luire" est un état qui nous affecte, mais
nous ne l’appréhendons pas comme action sur nous, et nous disons :

11
Claude Romano, L’Evénement et le monde, Paris, P.U.F, 1998, p. 7.
12
Ibid., p. 8.
13
Claude Romano reprend ici une formule de Bergson. (Cf. Henri Bergson, La
Pensée et le mouvant, Paris, Ed. du centenaire, 1959, pp. 1381-1382 et Durée et
simultanéité, Paris, P.U.F, 1968, p. 41.)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 153

"quelque chose de luisant", comme un "En-soi", et nous lui cherchons


un auteur, l’"éclair".14

Claude Romano résume de la manière suivante la dénonciation de


Nietzsche : « l’assignation de l’événement à un substrat ontique
s’accompagne d’une réduction de l’événement à un pur et simple
« prédicat » qui se dit par conséquent d’un « sujet » »15. Selon
Nietzsche, « l’« erreur » profonde de la « mythologie » véhiculée par
le langage » consiste en « cette transformation de l’événement en
prédicat ». Ainsi, pour reprendre l’exemple de l’éclair, il faut bien voir
que ce dernier « n’est pas du tout un étant mais n’« est » précisément
rien d’autre que le luire lui-même ». En un mot, « c’est l’« avoir-lieu »
de l’événement qui donne lieu à la « chose », et non pas le contraire ».
La critique formulée par Nietzsche permet de mieux
comprendre et de résumer les principales déterminations de la poésie
que décèle sa description comme événement. L’événement poétique
n’est jamais sans une indéniable brièveté : incandescence de
l’événement dont il naît, il est essentiellement furtif. Sa brièveté est
aussi bien l’indice que la manifestation dans le temps de la fuite
primordiale de l’être de la poésie. La poésie est l’événement d’une
fuite, c’est-à-dire qu’elle n’est rien qui fuit, mais la fuite en tant que
fuite. Face à cette pure mobilité, la fixité du discours condamne à des
formules au moins malaisées. Toutefois, en mesurant à quel point cet
être ne peut se concilier avec les catégories de substance et d’identité,
il est possible d’envisager la disparition ininterrompue qu’il est. Pour
l’heure, nous avons surtout considéré l’incidence de cette disparition
au niveau de la « chose faite ». Ainsi, il nous est apparu que la
manifestation poétique est toujours changeante et que ce changement
n’est pas un simple aléa mais une condition de possibilité de la
fonction-limite de la poésie : étant contestation, l’existence de cette
fonction est liée à l’exigence de briser et de prévenir sans cesse toute
sclérose de la manifestation poétique. Parce que « le code poétique,
qui fut une force négative de « mise en question » au moment de sa
gestation, [devient], une fois constitué, une force de conservation et de
14
Nietzsche, Nachgelassene Fragmente, 1885-1887, Kritische Studienausgabe 12,
herausgegeben von G. Colli und M. Montinari, DTV, de Gruyter, München,
Berlin/New York, 1988, fragm. 2 (84), p. 104, trad. fr. de Julien Hervier (modifiée par
Claude Romano), in Fragments posthumes, 1885-1887, pp. 110-111. (Cité par Claude
Romano, L’Evénement et le monde, op. cit., pp. 8-9.)
15
Claude Romano, L’Evénement et le monde, op. cit., p. 9.
154 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

mise au pas des émotions »16, il est capital pour la viabilité de la


poésie que ce code ne se fige pas, soit toujours en mouvement, remis
en cause presque aussitôt qu’il s’énonce afin de parer à toute ré-
appropriation par la sphère du travail et du discours.
Mais la disparition ne concerne pas seulement la poésie
écrite, elle concerne également la poésie s’écrivant ou, si l’on veut, le
moment où la poésie s’écrit. Il semble en effet que Bataille ne se
contente pas que telle forme figée se défasse, mais exige que la
disparition affecte l’acte même d’écrire : la fuite essentielle de l’être
poétique que décèle la brièveté de son événement ne saurait être sans
conséquence sur ce qu’est l’écriture de la poésie. Tout l’enjeu est donc
pour nous de mesurer l’incidence de cette pure mobilité sur la pratique
que nous tentons de définir. En d’autres termes, il s’agit désormais de
parvenir à la description la plus concrète possible d’une écriture dont
la fuite semble non seulement le principe mais aussi, nous allons le
voir, l’ultime visée : la poésie manifeste le désir de renouer avec la
pure mobilité de l’être et, en conséquence, la pratique d’écriture
qu’elle désigne est en entier déterminée par la nécessité d’y répondre.
Bataille n’a cessé d’y insister : il existe une vérité
commune à la poésie et au sacrifice, une vérité qui décèle une parenté
profonde plus qu’une simple proximité. Sa réflexion concernant cette
parenté est pour nous la mieux à même de révéler ce que ce dernier
attendait finalement de la poésie et d’en permettre la description. Il
nous semble cependant que les liens que Bataille établit entre la poésie
et le sacrifice demeurent mal connus. Le plus souvent, on se contente
de présenter la poésie comme un sacrifice mineur où les mots sont
victimes en s’appuyant, à juste titre, sur certaines analyses de
L’Expérience intérieure. La question des liens entre la poésie et le
sacrifice est alors réduite à son aspect le plus simple. L’essentiel reste
ignoré, on ignore plus exactement que l’enjeu de la poésie était pour
Bataille celui d’un sacrifice majeur, qui engage profondément celui
qui écrit. Selon nous, Bataille a tenté d’appréhender les modalités de
l’écriture poétique à partir du sacrifice souverain dont il donne la
description dans plusieurs textes. L’essentiel des rapports entre la
poésie et le sacrifice tient ainsi dans cette question : comment Bataille,
en méditant sur la nature de l’acte sacrificiel souverain, a-t-il tenté de

16
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art.
cit., p. 126.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 155

définir une pratique d’écriture qui manifeste une fuite bouleversante


pour la stabilité et l’intégrité de celui qui écrit ?

La poésie, l’instant et le sacrifice17

Tout pourrait commencer par un regard, ou plutôt par une


question : que voit l’animal ? Que voient des yeux qui, « à notre
mesure », ne voient pas ? Que voit un regard immergé dans le monde
mais qui n’a pas de monde ? La question est à la fois fascinante et
redoutable. Car rien ne nous est plus proche ni plus définitivement
lointain que les yeux de l’animal :

Je ne sais quoi de doux, de secret et de douloureux prolonge dans ces


ténèbres animales l’intimité de la lueur qui veille en nous. Tout ce qu’à
la fin je puis maintenir est qu’une telle vue, qui me plonge dans la nuit
et m’éblouit, m’approche du moment où, je n’en douterais plus, la
distincte clarté de la conscience m’éloignera le plus, finalement, de
cette vérité inconnaissable qui, de moi-même au monde, m’apparaît
pour se dérober. (VII, p. 294)

L’animal nous ouvre à une vérité qui nous est la plus intime, mais qui
toujours nous échappe. Cependant, parce qu’elle n’est justement pas
une vérité à laquelle nous accédons ou que nous pouvons détenir
comme un bien propre, elle n’est pas exactement in-accessible. Son
inaccessibilité désigne plus son dévoilement, et donc la manière dont
elle nous touche, qu’un repli qui la mettrait hors d’atteinte et dans
lequel elle finirait par se perdre. Cette vérité « m’apparaît pour se
dérober » et, pourrait-on dire, en se dérobant. Elle ne constitue jamais
une connaissance, et demeure incompatible avec « la distincte clarté
de la conscience ». Les yeux de l’animal semblent les dépositaires
d’une vérité ultime qui se donne en nous échappant, d’une vérité qui
concerne directement la poésie et dont il faut tenter de retrouver la
trace dans le passage de l’animalité à l’humanité que décrit Bataille.
L’humanité naît avant tout d’une rupture avec la
continuité et avec la pure immanence du monde animal,
« d’une transcendance de l’immédiateté, d’une abstraction du donné

17
Précisons que dans la perspective qui est la nôtre l’exactitude scientifique des
allégations anthropologiques de Bataille n’est pas en cause. Qu’elles soient
pertinentes ou non nous importe peu. Seul nous intéresse ici ce qu’elles lui permettent
de formuler à propos de la poésie qu’il tente de décrire.
156 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

sensible »18. Cette coupure primordiale est opérée par la Négation qui
est à la fois le « support de la conscience, [l’] origine de toute
identité », et le « fondement de tout principe de Réalité ». La Réalité
s’élabore au fur et à mesure des multiples coupures pratiquées par la
Négation et, en conséquence, s’avère entièrement transparente au
regard et à la conscience. Cependant, le procès de la Négation n’est
pas sans « un reste, une tache aveugle située dans le non-lieu
intersticiel de l’incision ». Autrement dit, la Négation « forclot et
révèle un abîme » qui hante la conscience tout au long de son
parcours et dont elle doit s’efforcer de se détourner afin de se
constituer.
De fait, il n’est pas un de ses développements qui ne porte
la trace de cette tache aveugle et obsédante. Bien qu’au monde animal
indistinct se substitue l’espace humain organisé et structuré en
intériorité et en extériorité, cette scission n’est jamais une distinction
définitivement établie. C’est que l’intériorité renvoie moins à « une
autre réalité opposée à la Réalité extérieure » qu’elle ne désigne plutôt
« la défaillance de toute réalité, marquée par la dislocation des
identités ». Dans le même temps qu’elle élabore une réalité de plus en
plus complexe, la conscience découvre et affronte une inconscience,
qui n’est autre que « le reste du procès d’objectivation dont elle est
issue et qu’étrangement elle désigne comme son domaine propre » :
finalement, le dualisme de l’intérieur et de l’extérieur est moins « une
opposition conceptuelle qu’une « affaire de glissements » »19.
Le temps est la seconde loi fondamentale à laquelle
conduit la Négation. Ce dernier se définit essentiellement comme
« une succession discrète et opérationnelle » dans laquelle l’instant
peut aussi bien être « recueilli dans une mémoire, [qu’] investi dans un
projet, différé et enfin réalisé dans un résultat »20. Tout comme
l’espace, le temps se fonde donc sur l’immanence qui, du même coup,
ne cesse de l’assaillir et de menacer ses déterminations : si le temps
est bien un « travail de suspension de l’instant »21, il demeure toujours
exposé à la possibilité de son retour.

18
Michel Feher, Conjuration de la violence, introduction à la lecture de Georges
Bataille, Paris, P.U.F, 1981, p. 15.
19
Ibid., p. 19.
20
Ibid., p. 21.
21
Ibid., p. 22.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 157

Les glissements qui guettent l’espace et le temps montrent


comment le travail de la transcendance est sous la constante menace
de l’immanence. Le retour de l’immanence n’a rien d’une simple
hypothèse mais s’actualise au contraire dans la conscience de la mort.
En retenant l’instant, en permettant que les identités se dessinent, la
Négation confronte la conscience à la réalité de sa propre mort. Car ce
n’est pas tant à la vie que la mort s’oppose, mais bien « à la
conscience de la vie »22 qui procède de la « négation de l’animalité ».
En ce sens, la mort « se présente comme une négation de la
Négation » qui signifie pour la conscience « le retour à l’insensé dans
un monde que l’espace et le temps avaient ouvert à la connaissance ».
Face à la mort, la conscience est partagée entre deux attitudes
antinomiques que l’on retrouve tout au long de son histoire : d’un
côté, elle éprouve une fascination pour « cette dépense totale et
souveraine », de l’autre, elle montre « une volonté farouche de la
conjurer […], de l’articuler dans une économie, en un mot, de
l’objectiver ».
La fascination exercée par la mort qui luit parfois au fond
de l’œil animal naît en entier du passage de l’animalité à l’humanité.
Les premiers hommes l’ont senti obscurément : la négation ne pouvait
« mettre le monde en coupe réglée » (XI, p. 100) sans « détruire sans
cesse un lien émotionnel » qui les rattachait à ce monde. Et ces
hommes d’ailleurs « ne subirent pas sans malaise la réduction
qu’imposa leur activité calculatrice au monde sensible » : il fallut
rendre « au monde de la sensibilité une partie des valeurs utiles » (XI,
p. 101), autrement dit, il fallut se livrer à des sacrifices. Le sacrifice
dit la vérité de la mort qui est de déceler « la vie dans sa plénitude »
(VII, p. 309). Car ce qui est absent du « monde des choses » produit
par la négativité, ce « n’est pas exactement la mort », mais bien « le
cri émerveillé de la vie » que seule la mort révèle :

L’ordre réel rejette moins la négation de la réalité qu’est la mort que


l’affirmation de la vie intime, immanente, dont la violence sans mesure
est pour la stabilité des choses un danger, et qui n’est pleinement révélé
que dans la mort. L’ordre réel doit annuler – neutraliser – cette vie
intime et lui substituer la chose qu’est l’individu dans la société du
travail. Mais il ne peut faire que la disparition de la vie dans la mort ne
révèle l’éclat invisible de la vie qui n’est pas une chose. […] De cette

22
Michel Feher, Conjuration de la violence, introduction à la lecture de Georges
Bataille, op. cit., p. 23.
158 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

vie intime, qui avait perdu le pouvoir de m’atteindre pleinement, et


qu’essentiellement j’envisageais comme une chose, c’est l’absence qui
la rend pleinement à ma sensibilité.23

Si le sacrifice connut au cours des siècles un lent déclin, la nécessité à


laquelle il répondait n’en demeura quant à elle pas moins vivante.
Aussi, Bataille n’a-t-il cessé de traquer les formes dans lesquelles
cette dernière a tenté de se manifester. Car il faut bien voir que le
retour de la sensibilité dans un monde qui n’a de cesse de la mettre à
l’écart correspond avant tout pour lui à une opération précise et
isolable : que ce retour s’accomplisse à travers le sacrifice ou sous une
autre forme, c’est dans tous les cas une seule et même opération qui a
lieu et qui est déterminée par la dialectique fondamentale de la
transcendance et de l’immanence. L’analyse du sacrifice relève ainsi
pour Bataille d’un double enjeu. D’une part, elle vise à décrire dans le
détail en quoi consiste et comment fonctionne cette opération. D’autre
part, cette description doit permettre d’envisager une pratique autre
que le sacrifice, tombé en désuétude, et qu’il ne s’agit pas de
réactualiser : c’est à ce moment précis qu’intervient la poésie. En un
mot, il faut déterminer dans quelle mesure la poésie peut répondre à la
nécessité obscure que les mises à mort ancestrales révélèrent. Il existe
donc entre la poésie et le sacrifice une véritable interaction : la poésie
est requise pour ressusciter la violence perdue du sacrifice ; le feu
poétique exige en retour cette violence pour être ranimé. Seule
l’exigence manifestée à travers le sacrifice est en mesure d’éclairer et
de réveiller l’exigence poétique, et inversement24.
Cependant, une précision s’impose avant de s’attarder
plus en détail sur cette mise en parallèle. Si Bataille a souligné très tôt
la parenté de la poésie et du sacrifice, ce rapprochement n’est pas
toujours sans équivoque. Parfois, semble-t-il, il s’exerce au détriment

23
Il faut bien souligner à quel point le sacrifice est pour Bataille éloigné de toute
morbidité : « Il est nécessaire à la vie quelquefois non de fuir les ombres de la mort,
de les laisser grandir au contraire en elle, aux limites de la défaillance, à la fin de la
mort elle-même ». (IX, p. 213) Un peu plus loin Bataille affirme sans équivoque :
« Ce que le rire enseigne est qu’à fuir sagement les éléments de mort, nous ne visons
encore qu’à conserver la vie : tandis qu’entrant dans la région que la sagesse nous dit
de fuir nous la vivons ». (IX, p. 214)
24
Selon Bataille, on n’a pas assez vu comment la sensibilité était aussi bien l’élément
du religieux que du poétique : « l’obscurité du débat qui concerne la poésie tient à la
coupure en deux – en art et en religion – du domaine de la sensibilité ». (IX, p 101)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 159

de la poésie et pour mieux en souligner les manquements. Ainsi, dans


L’Expérience intérieure la mise en parallèle de la poésie et du
sacrifice est l’occasion de nombreux griefs. Certes, la poésie use des
mots en les détournant de leurs « fins pratiques » (V, p. 157), en
brisant la servilité que leur impose le langage et, en ce sens, elle est
bien le sacrifice où les mots sont « victimes » (V, p. 156). Mais la
poésie est le plus pauvre des sacrifices : sa misère est criante au regard
des déchaînements passés. C’est que la poésie « a lieu [seulement] sur
le plan idéal, irréel du langage » (V, p. 157). Limité de la sorte, le
sacrifice qu’elle accomplit ne suffit pas à répondre à des attentes qui
sont pourtant les seules conséquentes : « S’il faut que l’homme arrive
à l’extrême, que sa raison défaille, que Dieu meure, les mots, leurs
jeux les plus malades, n’y peuvent suffire » (V, p. 156). Il faut ici bien
faire la part des choses : ce sacrifice décevant évoqué par Bataille ne
correspond qu’à une « forme étroite » (V, p. 158) de poésie, il décrit
un aspect seulement de l’écriture poétique et sa portée est
sensiblement limitée. En revanche, quand la poésie n’est plus
cantonnée au « simple holocauste de mots », et qu’elle emprunte le
« chemin par où [elle] touche à « l’extrême » » (V, p. 172), la
possibilité d’un autre sacrifice apparaît qui n’atteint plus alors
seulement les mots mais conduit le poète à la mort. Ce second
sacrifice n’a plus rien de la pauvreté du premier. Il indique la
possibilité de lier l’écriture à une certaine mort, et la poésie semble à
ce moment renouer avec la violence des sacrifices ancestraux.
L’histoire du sacrifice apparaît avant tout à Bataille
comme celle d’une longue déchéance. Si la force du sacrifice résida
d’abord dans sa capacité à accomplir une mise à mort souveraine,
radicalement opposée au projet et à l’utilité, ce dernier s’éloigna
lentement de la gratuité d’une dépense sans frein ni raison d’être,
lentement il « pass[a] de la souveraineté au primat des fins serviles »
(XII, p. 343). Bientôt, la mise à mort devint une action comme une
autre, anonyme et subordonnée à l’utilité : « le discours autour du
sacrifice glissa à l’interprétation vulgaire, intéressée », et ce dernier se
vit par exemple assigné comme fin « l’abondance de la pluie ou le
bonheur de la cité ». L’histoire de cette subordination est pour Bataille
riche d’enseignements. Elle permet notamment d’envisager ce que fut
la souveraineté du sacrifice avant que ne commençât son déclin :

Le sacrifice n’est […] une manière d’être souveraine, autonome, que


dans la mesure où le discours significatif ne l’informe pas. Dans la
160 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

mesure où le discours l’informe, ce qui est souverain est donné dans


les termes de servitude. (XII, p. 342)

Le sacrifice souverain se lie à une période favorable, à un temps où,


concernant la mise à mort, le discours n’a pas encore répondu « à la
question que pose la pensée discursive touchant le sens que chaque
chose doit avoir sur le plan de l’utilité ». Selon nous, le sacrifice de
ces temps lointains contient la clé de l’acte poétique souverain : sa
description et la mise au jour de ses modalités doivent permettre de
conduire à cette écriture souveraine que Bataille désigne sous le nom
de poésie.
Que fut le sacrifice au temps de sa souveraineté ?
Comment peut-on le décrire ? Tout d’abord, la poésie et le sacrifice
procèdent d’une même rupture qu’il faut savoir cerner : « un sacrifice
comme un poème, affirme Bataille, retirent l’un et l’autre la vie de la
sphère de l’activité, ils donnent à voir ce qui a le pouvoir dans l’objet
d’exciter le désir ou l’horreur » (XI, p. 101). Ainsi, « l’éveil de la
sensibilité » qu’est le sacrifice n’est pas autre chose que « la
destruction de l’objet comme tel » (XI, p. 103). Bataille évoque ce lien
entre la sensibilité et la destruction à travers un exemple qui n’est pas
sans rappeler les abattoirs de Documents : entre un cheval que l’on
mène à la mort et un autre qui est à l’écurie, la différence tient à ce
que la vue du premier touche immédiatement ma sensibilité tandis que
celle du second ne s’adresse qu’à mon « intelligence pratique ».
Autrement dit, le cheval promis à une mort certaine et imminente perd
le « caractère distinct » qui me permettait de le considérer d’abord
comme « l’animal que les hommes élèvent et attèlent ». A sa vue, « je
sens une présence au bord de l’abîme » : bientôt, « le cheval qui meurt
[…] n’est pas autre chose que moi ». La distinction du sujet et de
l’objet est mise à mal, l’animal conduit à l’abattoir se révèle « la
même chose que moi : comme moi présence au bord de l’absence ».
Cependant, la vue de l’animal qui meurt n’entraîne pas seulement la
dislocation de l’espace né de la négation : elle entraîne également
celle du temps. Le sacrifice, en effet, a rendu particulièrement sensible
le lien entre « la destruction de l’objet comme tel » et le retour de
l’instant :

Le contraire du projet est le sacrifice. Le sacrifice tombe dans les


formes du projet, mais en apparence seulement (ou dans la mesure de
sa décadence). Un rite est la divination d’une nécessité cachée (à
L’ŒUVRE SACRIFIEE 161

jamais demeurant obscure). Et quand le résultat compte seul dans le


projet, c’est l’acte même qui, dans le sacrifice, concentre en soi la
valeur. Rien dans le sacrifice n’est remis à plus tard, il a le pouvoir de
tout mettre en cause à l’instant qu’il a lieu, d’assigner tout, de tout
rendre présent. L’instant crucial est celui de la mort, pourtant dès que
l’action commence, tout est en cause, tout est présent. (V, p. 158. Nous
soulignons)

Cette description de l’acte sacrificiel est décisive : c’est à partir d’elle


que, selon nous, Bataille met au jour les grands principes auxquels la
poésie doit se plier si elle veut s’orienter vers une pure dépense.
L’analyse de la nature de cet acte se présente ainsi à nous comme un
moment clé dans l’approche de la souveraineté de la poésie.
La victime que le couteau du bourreau menace m’est
présente tout comme le cheval que l’on mène à l’abattoir : la présence
est exactement la suppression de l’objet. Comme le dira Bataille dans
Théorie de la religion, « c’est la chose – seulement la chose – que le
sacrifice veut détruire dans la victime » (VII, p. 307). L’imminence de
la mort « arrache la victime au monde de l’utilité et la rend à celui du
caprice inintelligible » : plus précisément, la proximité de la mort
conteste non seulement la distinction entre l’intérieur et l’extérieur,
mais rompt également la suspension de l’instant. La rupture avec le
monde organisé et structuré par la négation a lieu dès que « l’animal
offert entre dans le cercle où le prêtre l’immolera » : dès que la mort
certaine est annoncée, c’est déjà l’instant. Etre suspendu à l’attente de
la mort revient donc à sortir du temps, à rompre avec le temps du
projet et de « la subordination du travail ».
Mais qu’est-ce au fond que l’instant ? La question est sans
doute d’une complexité redoutable et il nous faut avant tout préciser
dans quel sens nous l’entendons. Il ne s’agit nullement pour nous de
statuer sur l’essence éventuelle de l’instant : rien n’est plus éloigné
des intentions de Bataille25. Nous voudrions simplement souligner
comment le sacrifice souverain montre que l’instant n’est rien d’autre
que la rupture avec le temps. La rupture opérée par l’acte souverain du
sacrifice est l’instant : l’instant est cette rupture, cette rupture est

25
« L’instant est à la vérité la bouteille à l’encre des philosophes. L’instant de Sartre
"n’est pas". L’instant d’un autre est éternel. Chacun choisit une sorte d’instant,
comme un plat au restaurant, selon l’affinité d’un système. Je puis me poser
risiblement la question : l’instant "ne serait-il pas" ? " serait-il éternel" ? Je ne pourrai
jamais trancher qu’à la légère ». (XI, p. 299)
162 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

l’instant, il n’y pas lieu de les dissocier. A partir de là, l’instant cesse
d’être une notion abstraite mais peut être concrètement approché à
travers la description de l’acte sacrificiel souverain.
Il faut bien distinguer d’une part comment intervient la
rupture et, d’autre part, en quoi elle consiste. Etre dans le temps, c’est
avant tout agir. Or l’action « suppose une servitude, une suite d’actes
subordonnés au résultat final » (XII, p. 342). La rupture est
l’introduction dans l’enchaînement subordonné de l’action d’une
absence de fin, elle est l’acte qui ne se fait plus « en vue d’une fin », le
sacrifice qui se fait sans but ni raison. Pour le dire autrement, la mise à
mort est une rupture parce qu’elle est une fin authentique, une fin qui
ne sert à rien, qui se donne et s’épuise dans l’immédiateté. Dans le
sacrifice, la mort est donnée pour rien et ne permet rien : elle est
l’exact contraire d’un résultat ou d’un effet durable. Quand rien, sinon
« une nécessité cachée », ne commande la mise à mort, l’ensemble des
actes qui composent le sacrifice ne sont plus, à proprement parler, des
actions. Le sacrifice n’est pas une simple action à côté de l’action, il
ne rompt pas l’enchaînement servile des actes pour le reproduire
aussitôt. Ce qu’il faut bien mesurer, c’est la conséquence de l’absence
de fin sur la nature de l’enchaînement des actes : le sacrifice est bien
une suite d’actes mais cette suite n’obéit plus à la loi de la
subordination, elle n’est justement pas une suite où chaque acte n’est
là qu’en raison du précédent et pour permettre le suivant jusqu’à
l’atteinte d’un but avoué. Dans l’aire sacrificielle l’acte « concentre en
soi la valeur » : il ne se fait en vue de rien sinon de se faire. Quand la
victime est sur l’autel, chaque acte vaut avant tout pour lui même. Le
sacrifice souverain donne à voir comment l’absence de fin concentre
la valeur de l’enchaînement sur l’instant de l’acte ou, plus exactement,
sur l’acte comme instant. Le sacrifice dé-chaîne l’instant en dé-
chaînant les actes : chaque geste du rituel est plongé dans la mort,
immergé dans l’immanence, retiré du monde servile sous les yeux de
l’assistance qu’il méduse. En un mot, le sacrifice est un « spectacle »
(XII, p. 337), une suite d’actes où les actes, ne se produisant que pour
l’instant, s’extraient de tout en-chaînement à l’instant même où ils se
produisent et s’offrent aux regards fascinés.
Ce point est déterminant pour comprendre comment
Bataille envisagera par la suite l’écriture poétique, mais il est difficile.
La difficulté est ici de parvenir à penser une suite d’actes autrement
qu’au travers des catégories qui définissent l’action, une suite dont le
L’ŒUVRE SACRIFIEE 163

propre est justement d’échapper à ces catégories, d’être, à la limite, ce


qui leur échappe26. Ainsi, il faut bien voir que, dans le sacrifice, la
mort est moins une fin qu’un moment ultime : « L’instant crucial est
celui de la mort, pourtant dès que l’action commence, tout est en
cause, tout est présent ». Si l’instant où la victime succombe demeure
déchirant, il n’est cependant qu’un éclat plus vif dans l’aveuglante et
« excessive lueur » (XI, p. 101) du sacrifice. Ce serait en effet une
erreur, faute de but déclaré, de considérer que la mort est le but de ce
dernier. La mise à mort ne se fait pas pour la mort, elle se fait. A
envisager la mort comme un but, à substituer en un mot une finalité
interne à l’absence de finalité externe, on limite la souveraineté du
sacrifice, on ignore que l’instant n’est pas autre chose que l’acte qui
ne se fait en vue de rien. De fait, Bataille évoque ainsi cet acte délivré
de toute subordination :

[…] ce n’est pas seulement la victime vivante que le sacrifice éclaire


de l’excessive lueur de l’instant : ce que la mise à mort révèle encore à
la sensibilité est l’absence de la victime. Le rite a la vertu de fixer
l’« attention sensible » au moment brûlant du passage : où ce qui est
déjà n’est plus, ou (sic) ce qui n’est plus est, pour la sensibilité,
davantage que ce qui était.

Dans la mise à mort, ce qui est pour la sensibilité c’est ce qui n’est
plus, c’est l’être non pas en tant que ceci ou cela, mais l’être qui n’est
ni ceci ni cela. La sensibilité n’est exposée ni à ce qui est, ni à ce qui
est qui n’est plus, mais à l’entre deux, à ce que Bataille nomme le
« moment brûlant du passage ». Le passage c’est toujours en effet ce
qui n’est plus, c’est l’être qui n’est plus ceci mais n’est pas encore
cela, c’est une pure mobilité qui ramène à la détermination
fondamentale de l’être comme fuite27. Et le dé-chaînement des actes

26
On le voit, la difficulté se lie ici à la nature « du langage de la connaissance, qui n’a
pas en principe le pouvoir de compter avec le présent. Dans le langage discursif, le
présent est le parent pauvre (ou le souffre-douleur) : ce qui n’a de sens que pour lui
n’a pas en réalité de sens, ce qui ne vaut que pour lui n’est pas utile ». (XI, p. 301)
27
En ce sens, Jacques Derrida écrit à propos de l’instant : « l’instant – mode temporel
de l’opération souveraine – n’est pas un point de présence pleine et inentamée : il se
glisse et se dérobe entre deux présences ; il est la différence comme dérobement
affirmatif de la présence. Il ne se donne pas, il se vole, s’emporte lui-même dans un
mouvement qui est à la fois d’effraction violente et de fuite évanouissante ». (Jacques
Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans
réserve », art. cit., p. 387.)
164 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

est ce qui sanctionne le retour de ce passage essentiel. Quand l’acte est


l’instant, quand il n’est inscrit dans aucune durée et qu’il n’est plus
en-chaîné aux nécessités de l’action, alors plus rien ne le retient. Il est
toujours déjà ce qui n’est plus et il disparaît à mesure qu’il apparaît :
sa manifestation est aussi son évanouissement, son apparition sa
disparition. Libéré de tout lien, il brille un instant et s’efface, et son
effacement signifie la venue d’un autre acte que pourtant il n’appelle
ni ne permet, d’un acte qui le relègue à un oubli auquel lui-même
d’ailleurs n’est pas moins promis. L’effacement est la secrète
condition du dé-chaînement : il est ce qui concrètement permet le
retour de la fuite essentielle d’un être que rien ne saurait figer ni
retenir. Pour que l’être fuie, il faut que l’acte meure.
Pour nous, ce que Bataille décèle donc avant tout dans le
sacrifice n’est autre que la possibilité d’une suite d’actes concrets qui
rompt avec la fixité imposée par le procès de la négation et renoue
avec la mobilité essentielle de l’être. La poésie n’étant pas autre chose
que l’événement de cette mobilité, on comprend alors à quel point le
rapprochement avec le sacrifice s’impose :

[…] pour variées qu’en soient les fins apparentes, limitées les
techniques primitives, la poésie n’en vise pas moins le même effet que
le sacrifice, qui est de rendre sensible et le plus intensément qu’il se
peut le contenu de l’instant présent. (XI, p. 102)

La description du sacrifice souverain montre clairement comment le


retour de l’instant correspond à une rupture de l’enchaînement de
l’activité, elle décèle la proximité de la fuite en tant que fuite et de
l’acte en tant qu’acte : à la fuite de l’être doit répondre l’instant de
l’acte, l’acte comme instant. En conséquence, le sacrifice indique sans
ambiguïté à Bataille que la poésie ne sera poétique que dans la mesure
où elle se montrera capable de cette rupture, capable de cet acte
qu’aucun projet ne commande et qui n’obéit à aucune nécessité
appartenant au monde de l’utilité et de l’action. Mais cela n’est sans
doute pas sans entraîner de grandes difficultés. Car cette exigence est-
elle au moins conciliable avec la nature même de la poésie ? De l’acte
souverain des premiers sacrifices à la poésie n’existe-t-il pas une
différence irréductible ? Et cette différence ne se nomme-t-elle pas
exactement l’œuvre ?
L’ŒUVRE SACRIFIEE 165

L’absence d’œuvre

Essayons de cerner au mieux les difficultés qu’entraîne ce


faire si spécifique que le sacrifice souverain suggère à Bataille. En
évoquant un faire qui ne répond à aucune nécessité clairement définie
et qui, en conséquence, ne saurait véritablement se constituer comme
le moyen d’un projet, il semble que Bataille mette à mal une
détermination pourtant fondamentale de cette notion : sa transitivité.
Quand bien même faire désigne plus l’action que la fabrication28, il
signifie toujours faire quelque chose. Or, faire quelque chose n’a pas
le sens restreint de ce que je suis en train de faire, un simple
mouvement par exemple, ou une suite d’actes. En faisant, je fais
advenir quelque chose dont j’ai nourri le projet. Autrement dit, le sens
de ce que je fais n’est saisi qu’à la lumière du projet qui le détermine :
si j’ai recours à un même rite en vue de deux résultats distincts,
l’abondance des récoltes ou la victoire à la guerre, bien que je fasse
dans les deux cas les mêmes gestes, je ne fais assurément pas la même
chose. Une chose n’est donc faite que parce qu’un projet lui
préexiste : d’une certaine manière, ce qui est fait existe déjà sous la
forme d’un projet. Ainsi, l’animal ne ferait rien. Seul l’homme serait
capable de faire : étant par définition l’être qui s’abstrait de la pure
immanence, lui seul peut attribuer une fin ou une utilité à son action.
Les sacrifices souverains étaient le fait d’hommes
répondant à une nécessité obscure et cachée. Pourquoi ces hommes
sacrifiaient-ils ? En répondant qu’ils ne sacrifiaient pour rien, on
risquerait de sous-entendre que la gratuité de leur acte était en quelque
sorte désirée ou préméditée. Il est certainement plus juste de s’en tenir
à une formule tautologique : ces hommes sacrifiaient pour sacrifier,
c’est-à-dire pour se libérer d’un besoin profond mais indéterminé. En
un sens, les sacrifices souverains avaient donc bien une fin, mais une

28
Rappelons que là où le français n’a recours qu’à un seul terme pour rendre compte
de la réalité du faire, le grec distingue sous les termes de poïesis et de praxis deux
façons de faire différentes : alors que le premier renvoie à l’idée de fabriquer et de
produire, le second désigne l’acte de faire, cet acte pris en lui-même. Nous pouvons
retrouver des distinctions similaires en anglais (to make/to do) ou encore en allemand
(machen/tun). Notons pour finir que les glissements de sens qui affectent les notions
de poïesis et de praxis au cours de l’histoire finiront parfois par inverser leur sens.
166 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

fin informulée et informulable, une fin qui échappait à la conscience et


qui empêchait tout projet, toute pré-méditation29.
Un fait doit maintenant retenir notre attention : la
nécessité obscure qui poussait l’homme à sacrifier donnait lieu à un
acte qui ne produisait rien. Car il faut bien remarquer que le sacrifice
souverain est un faire éloigné autant qu’il se peut de toute notion de
poïesis : le sacrifice souverain ne fabrique ni ne crée rien, il n’est pas
une opération productrice. Lors de la mise à mort rien n’est fait : seule
demeure, après le déchaînement, la dépouille inanimée de la victime,
rendue au monde anonyme des objets. La mort de l’animal est moins
un résultat qu’un effet, et elle est encore moins une œuvre. Existe-t-il
un rapport entre cette absence de production et la souveraineté ? Faire
pour faire n’implique-t-il pas concrètement de ne rien faire ?
L’absence de résultat et, a fortiori, l’absence d’œuvre ne serait-elle
pas la secrète condition de la souveraineté de toute opération ?
Qu’on l’entende comme une fabrication ou comme une
création, la poésie demeure étymologiquement liée à l’idée d’une
production. De fait, cette production – l’œuvre, ce qui existe du fait
d’une création –, il semble que Bataille considère qu’elle constitue
toujours un certain danger pour l’écriture poétique :

Il apparaît vite que la poésie est aussi l’ennemie née de la poésie : elle
se détourne de la poésie en naissant, mêlant au cri le désir de durer.
[…] Telle est en effet la misère de la poésie, que, se servant des mots
pour exprimer ce qui a lieu, elle tende à étouffer le cri d’une émotion
présente sous le masque d’un visage de musée. La poésie criant
l’instant suspendu, du fait que l’ordre émouvant des mots lui survivra,
tend à n’exprimer qu’un sens durable : elle le fige en solennité funèbre.
(XI, p. 99)

Le cri ne supporte pas la durée. Ce n’est pas que le cri ne puisse pas
durer, mais il exige de supprimer « le désir de durer » : l’instant est
tant que ce désir n’est plus. Sitôt que la durée est désirée, le souci de
l’avenir opère son retour sous les formes concrètes du projet et de
l’action : furtivement dé-chaînés, les actes retrouvent bientôt la loi de
l’en-chaînement subordonné. Mais l’œuvre peut-elle être un cri ?
N’est-elle pas par définition un résultat qui suppose une

29
En réunissant les conditions les plus favorables à sa manifestation, ces temps
reculés signifiaient une sorte de chance pour la dépense. Reste à savoir cependant si la
dépense n’y perdait pas du même coup une part de sa valeur et de sa force.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 167

subordination ? La poésie, « du fait que l’ordre émouvant des mots lui


survivra », c’est-à-dire du fait qu’une œuvre se constitue, risque de ne
plus crier l’instant mais de « le fige[r] en solennité funèbre ». Plus
précisément, faire une œuvre c’est toujours renouer d’une certaine
manière avec la subordination. C’est qu’il y a dans l’œuvre la volonté
d’« un sens durable » qui menace le cri : ce qui se fait, c’est aussi ce
qui sera. L’œuvre n’a de cesse de détourner l’acte du présent pour
mieux l’incliner vers l’avenir : quand faire a le sens de poïesis, la
valeur de l’acte réside moins dans l’acte même de faire que dans son
résultat. L’œuvre naît d’une suite d’actes où chaque acte se fait au
moins pour une part en fonction de ce qui a déjà été fait. Ce qui est
fait influe sur ce qui se fait qui n’est plus alors indépendant de ce qui a
"survécu", mais tire son sens et sa valeur de ce qui précède : il est dans
la nature de l’œuvre d’atténuer le dé-chaînement que permirent les
premiers sacrifices et que la poésie doit cependant retrouver pour être
pleinement souveraine. Même en admettant que la création poétique
puisse advenir sans véritable raison, sans avoir été décidée, prévue ou
préméditée, l’œuvre ne laissera pas d’en entamer la souveraineté : ce
n’est pas parce qu’un acte n’est pas projeté qu’il ne donne pas aussitôt
mille raisons d’être fait et raison de le faire. Le lien qui unit le faire
poétique à une production le lie également au projet : dès que je fais
œuvre, d’une manière ou d’une autre, mon acte s’éloigne de la pure
gratuité de la dépense et tend à s’asservir à un résultat.
En examinant de plus près le parallèle que Bataille établit
entre le sacrifice et la poésie, la manière dont il envisage ce que celle-
ci doit être à partir de la souveraineté de celui-là, nous comprenons
mieux pourquoi sa réflexion sur la poésie n’a de cesse de soumettre
l’œuvre à une certaine mort. Si la description de la poésie comme un
changement incessant ou comme un événement furtif ne manifestait
rien d’autre que la nécessité d’inscrire l’œuvre dans le temps et de
l’arracher ainsi à toute éternité, la description de l’opération
souveraine du sacrifice permet quant à elle d’en apercevoir les raisons
profondes : la souveraineté exige que l’œuvre meure, et cela en deux
sens clairement distincts. Tout d’abord, nous l’avons vu, la poésie crie
l’émotion et demande en conséquence de « détruire, à mesure que l’on
crie, ces habitudes de crier qui font crier ce qui était et non ce qui est »
(XI, pp. 90-91). En d’autres termes, il faut lutter sans relâche contre la
solidification du cri qu’est l’œuvre. Mais la souveraineté du sacrifice
l’indique sans détour : l’acte n’est l’instant que s’il jouit d’une
168 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

liberté sans limite qui n’est pas conciliable avec l’œuvre. Il ne suffit
donc pas de s’en prendre à ce qui s’est une fois solidifié, mais il faut
atteindre surtout ce qui se solidifie, c’est-à-dire l’œuvre en train de se
faire ou, pour le dire autrement, le fait qu’une œuvre se fait : l’écriture
ne sera poétique que si elle parvient à son tour à être une suite d’actes
dé-chaînés30 et la condition de cette souveraineté majeure n’est autre
que l’absence d’œuvre.
L’absence d’œuvre, certes, mais en quel sens ? L’écriture
poétique devrait-elle s’apparenter à une sorte d’opération magique qui
effacerait ce qu’elle fait à mesure qu’elle le fait afin d’en avoir aucun
souci ? Il nous faut affronter ici toute la difficulté de ce qui
s’apparente pourtant à la plus banale des évidences : non seulement
l’absence d’œuvre ne signifie évidemment pas que rien ne s’écrit,
mais elle ne signifie pas même que ce qui s’écrit s’avère dénué
d’intérêt ou importe peu. Bataille le dit sans détour : ce qui s’écrit
quand l’écriture devient poétique est, « dans la littérature, […]
l’essentiel, ce qui touche » (XI, p. 189). Puisque l’absence d’œuvre ne
saurait en aucun cas signifier l’absence d’une production, il faut
comprendre que cette expression désigne un trait tout à fait exclusif au
faire poétique ; elle désigne ce qui le distingue de toute autre façon de
faire et constitue son caractère propre. L’absence d’œuvre renvoie à
une manière de faire qui, cherchant à s’approcher le plus qu’il se peut
de la dépense, s’éloigne en conséquence de toute notion de
composition, de fabrication, de construction et, il faut bien le dire, de
création31. Nous touchons certainement là au point le plus
problématique de toute la réflexion de Bataille, à son moment le plus
éminemment paradoxal : la poésie sera poétique dans l’exacte mesure
où elle saura rompre avec les opérations qui se lient à une production
mais, dans le même temps, elle devra pourtant donner lieu à une
œuvre ; le faire poétique sera un faire qui devra faire œuvre sans faire
œuvre, telle est l’absence d’œuvre. Une œuvre ? Peut-on encore
solliciter ce vocable ? Ne devrait-on pas simplement parler d’un

30
Lors d’une conférence, Bataille exprime ainsi cette nécessité : « Pour que les mots
répondent à ma passion, je devrais en effet renoncer à l’enchaînement, je devrais
passer du « discours » à la poésie. Kant suivait en ce sens un jugement sûr, lorsqu’il
faisait de l’art le type de l’action morale, puisque l’art est la seule action dont la fin est
cette action même ». (VII, p. 452)
31
De manière plus nuancée, il faudrait préciser que le faire poétique s’oppose à tout
ce qui dans la création recoupe les notions de fabrication, de composition, etc.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 169

résidu, quand on ne peut même pas évoquer la dépense poétique en


terme de résultat ou de produit sans en trahir immédiatement le
caractère le plus propre ?
Tout le problème est donc de savoir comment, si l’on
accepte des propositions difficilement tenables, une absence d’œuvre
peut donner naissance à une œuvre, un pur mouvement de dépense
permettre une véritable création. En d’autres termes, il s’agit de savoir
ce que signifient précisément des formules aussi équivoques que celle
qui, en 1934, définit la poésie comme une « création au moyen de la
perte » (I, p. 307).
Se voulant une dépense radicale, la poésie est un faire qui
n’est plus un faire, un faire qui conteste toutes les catégories qui
définissent le faire : le but, le moyen, l’œuvre. Plus exactement, elle
pervertit ces catégories, en détourne le sens. Bataille le dit d’ailleurs
clairement : la poésie « est la perversion du langage un peu plus même
que l’érotisme n’est celle des fonctions sexuelles » (V, p. 173).
Cependant, il ne faut pas s’y tromper : la poésie demeure
un projet, elle l’est même de bout en bout. Etant la recherche d’une
opération souveraine, elle obéit au « Principe de l’expérience
intérieure : sortir par un projet du domaine du projet » (V, p. 60). La
réflexion poétique procède en effet de la même façon que la recherche
de l’expérience, elle se présente comme un immense travail de
déconstruction :

L’expérience intérieure est conduite par la raison discursive. La raison


seule a le pouvoir de défaire son ouvrage, de jeter bas ce qu’elle
édifiait. La folie n’a pas d’effet, laissant subsister les débris,
dérangeant avec la raison la faculté de communiquer (peut-être est-elle
avant tout rupture de la communication intérieure). L’exaltation
naturelle ou l’ivresse ont la vertu des feux de paille. Nous n’atteignons
pas, sans l’appui de la raison, la « sombre incandescence ».

On ne saurait renouer avec la façon de faire souveraine des premiers


sacrifices en aspirant à retrouver une quelconque naïveté. Il faut au
contraire aiguiser un peu plus encore la différence qui existe entre
nous et les premiers hommes ; il faut que la conscience soit encore
plus consciente afin d’élaborer un acte concret qui lui permette
d’approcher ce qui la hante mais pourtant lui échappe. La poésie sera
cet acte ou rien. Elle sera ce faire perverti qui a pour but la fin du
faire, pour moyen un faire qui n’est plus un faire (l’écriture poétique),
170 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

pour résultat une œuvre qui n’est plus une œuvre et qui est poétique de
ne plus l’être.
L’enjeu de la réflexion sur la poésie menée par Bataille
peut être désormais énoncé plus précisément : cette réflexion doit
permettre de définir et d’élaborer une façon de faire qui renoue avec la
pure gratuité d’une dépense souveraine. Tenter de comprendre cette
réflexion revient donc à appréhender comment Bataille a envisagé
d’informer l’écriture poétique afin d’établir les conditions de
possibilités de la manifestation d’un faire qui pervertit le faire. En
conséquence, notre première question concernera la nature d’une telle
l’écriture : qu’est une écriture qui est le moyen d’un projet qui veut en
finir avec le projet et dont le principe consiste alors en la perversion la
plus rigoureuse du faire ? Comment décrire cette façon de faire ? A
quoi s’apparente une écriture qui dépense sans réserve ?
Aucune réponse ne saurait être sérieusement avancée si
l’on néglige le sens du cheminement qui, dans son expérience et sa vie
même, a amené Bataille à appréhender les modalités de l’écriture
poétique à partir de l’opération souveraine des premiers sacrifices.
Plus concrètement, il nous faut aborder maintenant l’expérience
communautaire d’Acéphale, laquelle nous apparaît comme un moment
clé de la réflexion que Bataille poursuit au sujet de la poésie.
D’Acéphale aux articles et conférences qu’il consacre au surréalisme à
la fin des années 40, il nous semble qu’il existe une continuité et une
cohérence qui donnent à la fois sa place et son sens à la poésie
recherchée. Ainsi, la mise au jour des enjeux qui se présentent à
Bataille après Acéphale et celle de la manière dont ces enjeux sont
repris, pour une part, dans les articles où il revient sur le surréalisme,
sont seules susceptibles de donner toute la mesure de l’importance que
la question de la poésie va prendre peu à peu au cours des années 40.

Religion farouche

La société secrète qui prit le nom d’Acéphale à la fin des


années 1930 ne manifesta rien d’autre que la volonté de fonder une
religion. En 1960, Bataille y revient sans détour :

J’avais passé les années précédentes avec une préoccupation


insoutenable : j’étais résolu, sinon à fonder une religion, du moins à me
diriger dans ce sens. Ce que m’avait révélé l’histoire des religions
m’avait peu à peu exalté. D’autre part, il m’avait semblé que
L’ŒUVRE SACRIFIEE 171

l’atmosphère surréaliste dans [les parages de] laquelle j’avais vécu était
lourde de cette possibilité singulière. Et pour aussi stupéfiante qu’une
telle lubie puisse paraître je la pris sérieusement. (VI, p. 369)

Acéphale est religieux. Mais dans quel sens exactement ? Tout


d’abord dans la continuité des possibilités que le surréalisme sut
ouvrir mais qu’il ne sut, selon Bataille, que peu exploiter – on a
certainement trop peu souligné comment le projet même d’Acéphale
n’était pas sans rapport avec le surréalisme. Ensuite, Acéphale n’est
certainement pas religieux dans le sens du christianisme, mais plutôt
dans celui « des dieux aztèques, ces dieux « féroces et
malveillants » »32, dans le sens de la violence « des sacrifices rituels »
et « du supplice souffert par Fou Tchou Li »33, dans celui enfin « de la
notion de dépense improductive empruntée à Mauss ». En un mot, la
religiosité d’Acéphale se lie à la mort, à « tout ce qui faisant
violemment effraction dans l’homme réveille en lui l’être et le porte à
l’état de la plus intense présence au monde »34. A la fois « grave et
tragique », la religion recherchée « n’en était pas moins un jeu et une
fête »35.
A l’instar de toutes les religions, Acéphale eut ses rites.
Bien qu’il faille se résoudre à n’en connaître ni le détail ni la totalité,
voici ce que l’on peut du moins en dire. Les différents membres de la
société secrète étaient notamment liés par « le refus de la main aux
antisémites et [par] la commémoration, place de la Concorde, de
l’exécution de Louis XVI ». On pratiquait également des rites
culinaires dont l’un prescrivait par exemple de déjeuner uniquement
de viande hachée de cheval accompagnée d’eau. L’un des mieux
connus consistait à se rendre de la gare Saint-Lazare à celle de Saint-

32
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 301.
33
Fou Tchou Li « coupable de meurtre sur la personne de Ao Han Ouan » subit en
conséquence le 10 avril 1905 le supplice des Cent morceaux. Sous les yeux de la
foule, il fut « découpé en morceaux, en cent morceaux : découpé vif ». (Ibid., pp. 120-
121.) C’est le docteur Adrien Borel qui communiqua à Bataille en 1925 un cliché de
ce supplice, cliché qui obséda Bataille et dont il se servit notamment dans ses
exercices de méditation. (Pour plus de détails nous renvoyons aux pages 120 à 122 du
livre de Michel Surya.)
34
Ibid., p. 302. Surya résume ainsi les intentions de Bataille : « Ce que sans doute
voulait Bataille, c’est que l’horreur de la mort promise à chacun descendît en chacun
comme une pentecôte horrifiante et que, déchaînées, les ardeurs et les énergies
jusque-là comprimées fussent à la mesure de cette horreur ». (Ibid.)
35
Ibid., pp. 303-304.
172 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Nom-la-Bretèche suivant un périple mûrement médité et savamment


agencé36. Le sacrifice figura-t-il au rang de ces différents rites ?
Sacrifia-t-on dans la forêt de Saint-Nom-la-Bretèche ? Toute réponse,
et quelle que soit sa direction, serait bien imprudente : il faut accepter
que sur cette question le silence se fasse et qu’Acéphale garde son
secret. Il ne fait en revanche aucun doute qu’un sacrifice humain a
réellement été envisagé, au point que son exécution pût cesser d’être
un simple projet : alors que Caillois37 aurait été pressenti pour en être
l’exécutant, il semble que Bataille se soit imaginé quant à lui en être la
victime38. Qu’un tel projet, fondé sur l’intuition « qu’une communauté
ne se lie depuis l’origine que sur la mort de l’un des siens »39, ait été le
plus sérieusement médité témoigne de l’implacable détermination de
Bataille. Derrière ce que d’aucuns pourraient considérer comme une
triste et sombre mascarade ou une dérive macabre apparaît toute
36
A cet égard, il n’est pas inutile de rapporter le témoignage de Pierre Klossowski qui
restitue un peu l’atmosphère de ces rites que l’on peut imaginer si particulière :
« Nous étions une vingtaine à prendre le train jusqu’à […] Saint-Nom-la-Bretèche.
[…] La recommandation était : « Vous méditez, mais en secret ! Il ne faudra jamais
rien dire de ce que vous avez ressenti ou pensé ! » Bataille lui-même ne nous en a
jamais dit plus. Il ne nous a jamais communiqué ce que la sorte de cérémonie
représentait. Ce que je peux vous dire, c’est qu’elle était fort belle… Je me souviens
que ce soir-là, il pleuvait à torrents. Il y avait un feu grégeois au pied d’un arbre
foudroyé. Toute une mise en scène […]. C’était très beau. Mais on avait tous le
sentiment de participer à quelque chose qui se passait chez Bataille, dans la tête de
Bataille. Il y avait, chez nous tous, une espèce de compassion. Pas une compassion au
sens de pitié ! Nous partagions… Nous participions ! ». (Pierre Klossowski, in
Bernard-Henri Lévy, Les Aventures de la liberté, Paris, Grasset, 1991, pp. 170-171.
Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., pp. 304-305.)
37
Sur ce point nous renvoyons notamment à Roger Caillois, Approches de
l’imaginaire, op. cit., pp. 59 et 93.
38
« La véritable approche sacrificielle envisagée au sein d’Acéphale avait trait au
sacrifice humain. Dans ce cas, l’horreur à transgresser est lavée d’impuretés. Il est
clair que, si mise à mort charnelle il devait y avoir à ce moment, il ne pouvait s’agir
que de mort d’homme. Il me semble que les quelques fois où l’on a parlé de cet
épisode, on a passé vite. Le récit paraît se hâter de glisser sur le commentaire et éviter
de se pencher sur la révélation la plus précise qu’il contient. S’il est avéré qu’une
victime volontaire s’est offerte – savoir qui relève de la curiosité historique, laquelle
revient au fond à la curiosité romanesque –, les versions diffèrent. Le livre de Marina
Galletti, intitulé Contre-attaques, contient la plus bouleversante mais surtout la plus
grave : ce serait Georges Bataille lui-même qui se serait proposé, à l’heure même où
la tentative communautaire expirait ». (Michel Koch, Le Sacricide, Paris, Léo Scheer,
2001, pp. 36-37. Michel Koch fait ici référence à Marina Galletti, Contre-attaques,
Rome, Edizione Associati, 1995.)
39
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 306.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 173

l’intransigeance d’une entreprise qui, à l’encontre de tous ceux que le


sacré intéressait alors de près ou de loin, refusait quant à elle tout
devoir de réserve et exigeait avec la plus grande force de passer à
l’action :

L’antique voie qui mène au sacré par le sacrifice, effacée, ensevelie,


venait d’être remise au jour, au début du siècle, par la recherche
ethnographique, laquelle allait de pair avec une certaine nostalgie qui
l’avait obscurément induite et que, clairement, elle alimentait en retour.
Ses effets se limitaient à l’art, à la littérature. Ne pas déboucher sur
l’action semblait aller de soi. L’interdit du meurtre, indemne, exerçait
incognito son inhibition sans avoir à se montrer.40

Sur ce point, Acéphale a fait exception de la manière la plus violente.


Bien qu’elle ait été déjà abondamment commentée, l’exigence sans
concession que manifeste cette tentative continue d’inquiéter. Bataille
a-t-il à ce moment là été trop loin ? La quête de sacré qu’il poursuivait
ne se mêlait-elle pas à une certaine folie ? Quoi qu’il en soit, Acéphale
demeure sans doute la plus marquante manifestation de la volonté
d’un homme qui ne s’est « jamais contenté de savoir »41 et pour qui la
théorie ne vaut jamais que subordonnée à l’expérience et commandée
par elle : si l’expérience appelle la théorie, ce n’est jamais que pour
être menée plus loin. Ceci vaut au premier chef pour la réflexion sur la
poésie dont Acéphale est sans conteste l’un des moments clés.
Ce serait une erreur de considérer que Bataille s’est assagi
après Acéphale. Si cette aventure fut en un sens un échec indéniable,
cet échec n’a pas réfuté l’essentiel : la recherche du sacré demeure une
urgence et elle doit être plus que jamais la plus concrète. Parce
qu’Acéphale mène jusqu’au bout et jusqu’à leur échec certaines
tentatives, cette expérience est avant tout le point où la recherche
éprouve la nécessité d’un certain nombre de déplacements. A cet
égard, ce n’est certainement pas un hasard si la réflexion sur la poésie
trouve son plein essor au terme de cette ultime aventure
communautaire : ce sacré qu’il espérait lors des nuits agitées dans la
forêt de Saint-Nom-la-Bretèche, Bataille va désormais l’attendre
notamment de la poésie. Mais il ne faudrait surtout pas que l’aspect
"spectaculaire" d’Acéphale éclipse, ou du moins atténue, la violence
de la poésie. La violence attendue de la poésie est aussi bouleversante

40
Michel Koch, Le Sacricide, op. cit., p. 165.
41
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 307.
174 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

que celle espérée des rites les plus insensés, aussi bouleversante que
celle ressentie par les premiers hommes à l’occasion des mises à mort
sacrificielles : la poésie sera aussi radicale qu’Acéphale a pu l’être. A
l’issue des déchaînements orchestrés lors des nuits en forêt, une
certitude est plus forte que jamais : la poésie sera violente ou ne sera
pas.
Qu’est-ce qui au fond s’avéra le plus critiquable pour
Bataille au terme du tumulte suscité par Acéphale ? Ce n’est
certainement pas tel rite ou l’excès qu’après coup l’on serait tenté d’y
lire. Ce que Bataille condamne sans ambages quelque vingt années
plus tard, c’est bien la volonté de « fonder une religion » qui l’animait
alors : « Ce fut une erreur monstrueuse, mais réunis, mes écrits
rendront compte en même temps de l’erreur et de la valeur de cette
monstrueuse intention ». Bien qu’elle fût monstrueuse, cette intention
n’avait cependant rien de délirant : Bataille ne la récusa jamais en son
fond, il rejeta seulement la forme, qu’à la fin des années quarante, il
fut tentée de lui donner. Acéphale eut au moins le mérite de clarifier
les choses. Cette expérience fut aussi celle d’une vérification, d’une
confrontation sans détour au réel dont chaque échec se montra riche
d’enseignements :

J’ai même un peu de plaisir à évoquer le souvenir amer que m’a laissé
la velléité que j’avais il y a quelque vingt ans de fonder une religion. Je
préciserais ici que mon échec, dont l’évidence m’apparut chaque jour
un peu plus marquée, est à l’origine de cette somme [La Somme
athéologique] aujourd’hui sur le point d’être achevée. C’est au moment
même où je vis que mes efforts s’avéraient vains que je commençai Le
Coupable. (Vi, p. 370)

Ce que Bataille découvre au terme d’Acéphale, c’est que la religion,


loin d’être fondée, doit être au contraire sans cesse recherchée.
Acéphale n’est donc en rien l’annonce d’une quelconque fin du
religieux, mais invite au contraire à un autre rapport à ce dernier, que
Bataille peut décrire en ces termes en 1960 :

Il ne peut selon moi être question de fonder une religion. […] la


fondation et l’effort qu’elle demande vont à l’opposé de ce que
j’appelle « la religion ». Tout ce que nous pouvons faire est de la
chercher. Non de la découvrir. La découverte aurait nécessairement
valeur ou forme de définition. Mais je puis devenir religieux, et
surtout, je puis être religieux, me gardant avant tout de définir en quoi
ou de quelle manière je le suis. (VI, pp. 370-371)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 175

La religion ne doit pas être fondée, pas même définie, mais recherchée
sans cesse, et sans fin. Au terme des années 30, cette recherche
apparaît comme le sens même du religieux et recoupe bien le
mouvement d’intériorisation de la violence que nous avons décrit
précédemment. C’est à partir d’elle que ce que l’on pourrait appeler la
"religion" de Bataille va désormais prendre véritablement corps.
Le mardi 24 février 1948, Bataille prononce une
conférence intitulée La Religion surréaliste42. Selon nous, cette
conférence constitue un moment capital dans la réflexion que Bataille
consacre à la poésie : dans la continuité des enjeux que l’expérience
d’Acéphale a permis de clairement définir, la description du
surréalisme comme une religion, dont il nous faut désormais résumer
les grands axes, définit le cadre à l’intérieur duquel la dépense
poétique va prendre enfin tout son sens.
En tentant de rapprocher le surréalisme des religions
primitives, Bataille n’en expose pas moins le sens de ses propres
recherches : La Somme athéologique est animée d’une intention qui ne
saurait être pleinement justifiée qu’« En remontant aux origines de la
sphère religieuse » (VI, p. 371). Le rapprochement opéré dans l’article
consacré à Prévert entre la poésie et l’âge de pierre en est un exemple
parmi d’autres : la religion de Bataille trouve ses racines dans la
religion préhistorique tout comme, selon ce dernier, le mouvement
surréaliste. A l’instar de la Renaissance qui manifeste « la nécessité de
revenir à des sources plus lointaines, de retrouver dans l’homme grec
ou dans l’homme romain une forme d’existence qui avait été perdue »
(VII, p. 381), le surréalisme signifierait la résurgence « d’un homme
plus perdu encore que l’était il y a cinq siècles l’homme antique, [et]

42
Il n’existe pas l’ombre d’une dépréciation dans cette expression. Cela est pourtant
loin d’avoir été toujours le cas. En 1929, dans sa contribution au pamphlet dirigé
contre Breton, Bataille écrivait notamment : « Il reste donc la fameuse question du
surréalisme, religion nouvelle vouée, en dépit des apparences, à un vague succès. […]
il me paraît d’ailleurs nécessaire de ne laisser aucune ambiguïté dans cette manière de
présenter les choses. Je ne parle pas de religion surréaliste uniquement pour exprimer
un dégoût insurmontable mais bien par souci d’exactitude, pour des raisons en
quelque sorte techniques. […] L’abominable conscience qu’a n’importe quel être
humain d’une castration mentale à peu de chose près inévitable se traduit dans les
conditions normales en activité religieuse, car le dit être humain, pour fuir devant un
danger grotesque et garder cependant le goût d’exister, transpose son activité dans le
domaine mythique ». (I, pp. 218-219) (Nous soulignons.)
176 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

qui est l’homme primitif » (VII, p. 382). Si, pour Bataille, « la quête
de la vie de l’homme primitif a représenté la partie principale, la plus
vivante et la plus décisive » du surréalisme, il est également clair que
« l’homme primitif était un homme religieux ». Bien que la proximité
des religions primitives et d’un mouvement littéraire moderne ne soit
pas d’une immédiate évidence, Bataille s’emploie cependant à en
déceler et en énumérer les indices les plus probants. Pour commencer,
« il est facile de reconnaître les formes traditionnelles à travers de
nombreux passages des œuvres d’André Breton en particulier » (VII,
p. 386) : le frisson qui parcourt les tempes de ce dernier est « un
frisson sacré » qui évoque, sans doute possible, « l’un des sens du mot
religieux ». Mais le surréalisme n’est pas religieux en la seule
personne d’André Breton, il l’est également dans son désir affiché de
créer des mythes : « le souci que le surréalisme actuel a marqué pour
le mythe est une des indications les plus claires » de la profonde
religiosité dont il est empreint. A cet égard, l’attitude des surréalistes
fut toujours des plus conséquentes :

De plus, ce qui constitue la religion est la liaison au mythe des rites.


Or, personne n’ignore actuellement que la tendance nettement assurée
du surréalisme est d’arriver à retrouver les attitudes qui ont permis aux
hommes primitifs de se réunir dans des rites et plus exactement de
retrouver dans des rites les formes les plus aiguës, les plus tangibles de
la vie poétique.

En définitive, « tout ce que Breton met en avant », que ce soit la


« recherche du sacré », le « souci des mythes », ou encore le désir « de
retrouver les rites semblables à ceux des primitifs », tout cela résulte
d’une même volonté « de reconstituer tout ce qui était dans le fond de
l’homme avant que cette nature humaine n’ait été asservie par la
nécessité du travail technique ».
Toutefois, bien que le surréalisme se rapproche de la
religion primitive par certains points, il n’en diffère pas moins par
certains autres qui, nous allons le voir, seront déterminants pour la
poésie. Tout d’abord, alors que « l’homme primitif était par essence
inconscient » (VII, p. 382), l’homme moderne, et peut-être plus
particulièrement celui qui se prétend surréaliste, « est contraint à la
conscience » : si cet homme a la volonté de « retrouver en lui les
mécanismes de l’inconscience, ce n’est jamais sans avoir conscience
de ce qu’il vise ». En second lieu, le surréalisme manifeste la volonté
L’ŒUVRE SACRIFIEE 177

d’émanciper l’homme du souci « de l’intérêt personnel, [et] de celui


de la durée » (VII, p. 384) dont les religions primitives n’étaient pas
affranchies. L’homme primitif était en effet religieux et « sa façon
d’être religieux était exactement matérialiste » (VII, p. 383). Plus
précisément : « il est impossible de rien suivre dans la vie des
primitifs si l’on n’aperçoit pas que chacun de leurs actes a été lié à un
intérêt matériel ». Sur ce point, les religions primitives rejoignent une
religion comme le christianisme étant liées « au souci d’un intérêt de
l’être », au souci, en un mot, « de rendre possible » la vie. Rien n’est
plus en revanche éloigné du surréalisme : « jamais le prix de la
passion [que le surréalisme] a mis en avant n’a été commandé à lui par
le souci de la durée, par le souci d’assurer les intérêts matériels des
hommes qui le prenaient » (VII, p. 384).
En 1948, Bataille présente ainsi le surréalisme comme un
mouvement qui témoigne avec force « d’une volonté d’impossible »
(VII, p. 385) qui appelle les expressions les plus radicales : Breton l’a
dit, « l’acte surréaliste le plus simple […] consisterait à descendre
dans la rue et à tirer au hasard dans la foule ». Loin d’ironiser sur une
telle déclaration, Bataille semble désormais43 y trouver la marque
d’une exigence qui a toujours été la sienne. En conséquence, c’est
bien à partir de ce qu’il nomme « l’acquis du surréalisme » que, dans
la continuité des voies ouvertes par Acéphale, il esquisse la possibilité
d’une religion dont l’une des principales gageures sera de dépasser les
difficultés auxquelles s’est confronté le mouvement de Breton sans
avoir été toujours capable de les surmonter, d’une religion qui va
accorder une place centrale à la dépense dont est capable la poésie.

43
Dans La Vieille taupe, Bataille écrivait en effet : « En décembre 1929, M. Breton
n’hésite pas à se donner le ridicule d’écrire que "l’acte surréaliste le plus simple
consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on
peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, ajoute-t-il, envie d’en finir de la
sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place
toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon." Que cette image se
présente à ses yeux avec une pareille insistance prouve d’une façon péremptoire
l’importance dans sa pathologie des réflexes de castration : il s’agit uniquement de la
provocation outrée ayant pour but d’attirer sur soi un châtiment brutal et immédiat ».
(II, p. 103)
178 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

L’écriture automatique

La description du surréalisme comme religion, religion


que Bataille reprend au moins pour une part à son compte, permet de
comprendre mieux le cheminement de sa réflexion sur la poésie. Ce
cheminement qui, rappelons-le brièvement, commence au début des
années 30 avec le rapprochement de la poésie et de la dépense, se
poursuit par la recherche des conséquences ultimes de cette proximité,
aboutit enfin à la définition de l’écriture poétique comme un dé-
chaînement si radical qu’il ne semble pas même s’accorder avec l’idée
d’un résultat visé, ce cheminement se dessine sous l’influence
souterraine, mais pourtant décisive, de ce que Bataille considère en
1948 comme le rite fondateur et fondamental de la religion qu’il
décrit : l’écriture automatique. La poésie envisagée par Bataille n’est
pas sans une continuité certaine avec cette écriture, une continuité qui,
selon nous, donne tout son sens et toute sa mesure à ce que nous avons
précédemment désigné sous les termes de dé-chaînement et d’absence
d’œuvre. On a trop peu vu comment Bataille revient longuement sur
l’écriture automatique dans les articles qu’il consacre au surréalisme à
partir de 1945. L’intérêt qu’il porte alors à l’automatisme décèle
pourtant les liens déterminants qui unissent la poésie qu’il poursuit et
la pratique à laquelle se livrèrent les surréalistes. Pour nous, il est ainsi
décisif de relever les grands traits de la description qu’il en donne afin
de mieux montrer, par la suite, comment il les incorpore dans la
pratique d’écriture qu’il tente d’élaborer.
Pour Bataille, l’écriture automatique, « qui opère un libre
déchaînement poétique sans le subordonner à rien, sans lui assigner de
fin supérieure » (XI, p. 79), est une attitude, certes « difficilement
tenable », mais néanmoins « décisive, virilement souveraine » : c’est
« la conquête décisive » du surréalisme. Véritable insoumission, une
telle écriture s’oppose à « l’asservissement au monde réel [qui] est
sans l’ombre d’un doute au fondement de toute servitude » (XI, p. 31).
S’il est vrai que l’on ne peut « regarder comme libre un être n’ayant
pas le désir de trancher en lui les liens du langage », l’écriture
automatique est alors la pratique désignée pour tout être épris de
liberté. A ce titre, l’automatisme est sans conteste « le fondement du
surréalisme » (VII, p. 387).
Bataille ne pouvait pas demeurer insensible à une
tentative dont il considérait que le principe était « clairement d’en finir
L’ŒUVRE SACRIFIEE 179

avec les buts » (XI, p. 80) et qu’il définissait d’abord comme un acte
de rupture :

Ce qui caractérise essentiellement l’écriture automatique et qui fait


qu’un homme comme André Breton est resté attaché à son principe en
dépit d’un échec relatif qu’il reconnaît quant au résultat de cette
méthode, c’est un acte de rupture – qui certainement, dans l’esprit de
Breton était définitif – avec un enchaînement qui, à partir du monde de
l’activité technique, est donné dans les mots eux-mêmes, dans la
mesure où ces mots participent du monde profane ou du monde
prosaïque. (VII, p. 387)

Rupture avec les enchaînements du langage et, de ce fait, avec « le


monde de l’activité », l’écriture automatique tourne le dos au projet.
En conséquence, cette écriture désigne exactement, selon Bataille, « la
poésie déchaînée » (XI, p. 74), déchaînée dans le sens d’une
manifestation violente, dé-chaînée dans celui également d’une rupture
de tout en-chaînement subordonné à l’action44.
En ce sens, l’automatisme semble bien proposer une
alternative à la difficulté que rencontre la littérature, et le surréalisme
en particulier :

La littérature partirait d’une bonne intention mais se prendrait au piège


des mots, qui altèrent à la fin jusqu’à l’intention : à passer de la passion
qui les meut, à l’expression écrite, l’écrivain rencontre les mots qu’il
croit soumettre à sa passion mais qui la réduisent plutôt à leur
mouvement asservi. Les mots s’enchaînent et, s’il faut les suivre, il
n’est rien qui ne doive servir, être justifié par quelque raison. (XI,
p. 376)

Bataille évoque ici une fois de plus l’ornière qu’est la littérature : elle
devrait être un cri, elle ne peut s’empêcher de durer ; elle devrait dé-
chaîner, elle en-chaîne au contraire. Cependant, on voit bien que
l’écriture automatique constitue pour lui une sorte de lueur d’espoir.
Répondant à une ferme décision de choisir l’instant au détriment
« d’un souci des résultats qui [en] supprime aussitôt la valeur et même

44
On peut d’ailleurs remarquer comment Bataille ramène très souvent l’écriture
automatique à cet unique aspect, semblant ainsi tacitement négliger la connaissance
de l’inconscient et l’exploration de l’inconnu auxquelles celle-ci a cependant depuis
toujours été liée. Bataille le dira à maintes reprises, la poésie est l’exact contraire de
toute connaissance.
180 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

en un sens l’existence » (XI, p. 80), elle apparaît comme la voie d’une


possible libération :

La liberté n’est plus liberté de choisir mais le choix rend possible une
liberté, une activité libre, exigeant qu’une fois la décision fixée sur
elle, je ne laisse plus intervenir de nouveaux choix : car un choix entre
les diverses possibilités de l’activité déchaînée serait fait en vue de
quelque résultat ultérieur (c’est le sens de l’automatisme). La décision
surréaliste est ainsi une décision de ne plus décider (l’activité libre de
l’esprit serait trahie si je la subordonnais à quelque résultat décidé
d’avance). (XI, p. 81)

Choisir l’instant, décider d’être libre, c’est choisir de ne plus choisir,


décider de ne plus décider, et s’y tenir. L’absence de choix que
signifie une telle décision est l’accès à une liberté, « une activité
libre », qui empêche toute subordination à un « résultat ultérieur ».
Quand rien n’est écrit en vue d’un résultat donné, toute influence de
ce qui s’écrit sur ce qui va s’écrire s’annule : l’absence de choix
s’oppose au retour du projet45.
Evidemment, un tel "fonctionnement", qui serait toute la
force de l’écriture automatique, ne saurait être conciliable avec la
production d’une œuvre et « ce qui est digne d’attention est moins le
résultat que le principe » (XI, p. 74) :

Celui qui s’assied confortablement, qui oublie au maximum ce qui est


pour écrire au hasard sur le papier blanc les folies les plus vives qui lui
passent dans la tête, peut n’aboutir à rien sur le plan de la valeur
littéraire ; il n’importe, il a connu, il a fait l’expérience d’une
possibilité qui est celle de la rupture sans réserve avec le monde où

45
« Faites abstraction de votre génie, de votre talent et de ceux de tous les autres.
Dites vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout.
Ecrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de
vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque
seconde il est une phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu’à
s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ;
elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on
admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu
doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside pour la plus grande part,
l’intérêt du jeu surréaliste ». (André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), Paris,
Gallimard, (Œuvres complètes I), 1988, pp. 331-332.)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 181

nous agissons pour nous nourrir, où nous agissons pour nous couvrir et
pour nous abriter. (VII, p. 387)46

Négation de l’œuvre, écriture comme acte dé-chaîné, ce qui, pour


Bataille, définit au premier chef l’écriture automatique recoupe très
exactement ce qu’il tente d’articuler en rapprochant la poésie et le
sacrifice souverain. En fait, ce rapprochement prend tout son sens
quand l’on considère qu’il a pour origine une volonté de refonte de
l’automatisme. De fait, Bataille expose désormais en détail ce que l’on
pouvait simplement deviner derrière les brèves remarques de La
Critique sociale et ce que la proximité de la poésie et de l’acte
sacrificiel nous indiquait avec plus de précision. Les difficultés qu’il
décèle quant à l’automatisme correspondent précisément à celles qu’il
essaie de conjurer pour faire de la poésie une pure dépense : si
l’automatisme est d’abord et avant tout un « acte essentiellement
d’insubordination, dans un sens [est] un acte souverain », cette
« opération, c’est vrai, ne va pas sans difficultés, que le surréalisme a
révélées, non résolues » (XI, p. 81)47. Et ces difficultés tiennent
principalement à ce que nous avons désigné précédemment comme la
tentation de faire œuvre :

Ce qu’enseigne Breton n’était pas moins de prendre conscience de la


valeur de l’automatisme que d’écrire sous la dictée de l’inconscient.
Mais cet enseignement ouvrait deux voies : l’une allait du côté des
œuvres, sacrifiait même rapidement tout principe aux nécessités des
œuvres, accentuait la valeur d’attrait des tableaux et des livres. Ce fut
celle où s’engagea le surréalisme. L’autre allait ardûment du côté de
l’être : de ce côté, l’on ne pouvait donner qu’une faible attention à
l’attrait des œuvres, non que celui-ci fût insignifiant, mais ce qui alors
était mis à nu et dont la beauté, la laideur n’importaient plus, c’était le
fond des choses et dès lors commençait le débat de l’être dans la nuit.
Tout était suspendu dans une solitude rigoureuse. Les facilités qui

46
Ces phrases semblent faire directement allusion à ce passage du premier Manifeste :
« Faites vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu favorable aussi
favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous
dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez ». (André Breton, Manifeste du
surréalisme, op. cit., p. 331.)
47
Breton ne nie pas ces difficultés mais les évoque au contraire en des termes qui ne
sont pas sans rappeler l’analyse de Bataille. (Cf. André Breton, « Le message
automatique » (1933), Point du jour (1934), Paris, Gallimard, (Œuvres complètes II),
1992, p. 380.)
182 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

relient les œuvres au « possible », au plaisir esthétique avaient disparu.


(XI, p. 33)

Celui qui se livre à l’écriture automatique doit « oublier qu’en tant que
littérateur il est attendu par l’édition » (VII, p. 388) : l’acte de rupture
n’est total, il n’est libérateur, qu’à cette ultime condition qui implique
de la manière la plus forte le retrait sans concession du monde de
l’activité. En d’autres termes, il faut savoir ignorer « la nécessité de
faire ce que malgré tout les surréalistes ont fait jusqu’à un certain
point, carrière littéraire » ; il ne fait pas de doute qu’il y eut dès
l’abord « une faiblesse initiale dans la place que donna le surréalisme
à la poésie et à la peinture : il a fait passer l’œuvre avant l’être » (XI,
pp. 31-32). Le surréalisme pouvait-il seulement éviter d’emprunter
cette voie qui allait résolument du côté des œuvres ? D’une certaine
manière, Bataille a déjà répondu, qui dès 1939, dans « Le sacré »,
montrait comment il était inévitable dans un premier temps de céder à
la tentation d’ouvrir « aux erreurs vides de sens un champ de
possibilités dont l’étendue était devenue décourageante » (I, p. 561).
En 1945, la position de Bataille s’affirme plus nettement encore :

Mais quand le groupe surréaliste cessa d’être, je crois que l’échec


toucha davantage le surréalisme des œuvres. Non que les œuvres aient
cessé d’être avec le groupe : l’abondance d’œuvres surréalistes est
maintenant aussi grande que jamais. Mais elles cessèrent d’être liées à
l’affirmation d’un espoir de briser la solitude. Les livres aujourd’hui
sont en ordre sur les rayons et les tableaux ornent les murs. C’est pour
cela que je puis dire que le grand surréalisme commence. (XI, p. 33)

Les livres sont sagement rangés, les tableaux sont aux murs, une ère
s’achève, certainement nécessaire, mais toutefois secondaire par
rapport à celle qui s’annonce. La voie des œuvres épuisée, reste à
emprunter celle où l’être se débat dans la nuit, celle du grand
surréalisme, de la religion dont la poésie enfin dé-chaînée sera le rite
majeur.

Au ban de l’impossible

Comment Bataille envisage-t-il d’accomplir à son tour


cette rupture que le surréalisme n’a réussie qu’en partie ? Comment,
en un mot, espère-t-il atteindre cette absence d’œuvre, ce faire
L’ŒUVRE SACRIFIEE 183

perverti, dont l’écriture automatique s’approche mais qu’elle n’est pas


jusqu’au bout ?
En 1948, la résolution de cette difficulté est liée à l’accès
à la plus grande conscience. Lors de la discussion qui suit la
conférence, G.-A. Astre demande à Bataille : « Est-ce que vous pensez
que la conscience a pour rôle d’arriver à la fusion avec l’univers
comme vous l’avez dit à la fin ? ». Bataille répond : « C’est
évidemment un des thèmes de toutes les religions et en particulier de
la mystique. Pour ma part je suis porté à donner une assez grande
importance à ce principe » (VII, p. 399). Ce bref échange permet de
formuler sous un autre angle la question des exigences auxquelles la
poésie se doit de répondre : comment parvenir à une conscience
absolument lucide qui ne ferait qu’un avec l’univers ? Quel rôle la
poésie peut-elle jouer dans la quête d’une telle conscience ? On
pourrait certainement trouver quelque démesure dans ces questions,
mais celle-ci ne serait jamais qu’à la hauteur des exigences qui ont
depuis toujours animé Bataille. Quoi qu’il en soit, il ne faut pas s’y
tromper : cette démesure donne seule la mesure de la poésie telle que
l’envisage ce dernier. La conscience doit être telle qu’à la fin elle
mène à l’identité de l’homme et du monde. L’exigence de cette
identité entraîne des conséquences ultimes au plan de l’écriture
poétique : « Ceci doit être poussé […] jusqu’à l’absence de poésie ».
Pourquoi, et en quel sens, une telle absence est-elle justement
requise ? Bataille précise sa pensée en ces termes :

C’est dans la mesure où la poésie est portée jusqu’à l’absence de


poésie que la communication poétique est possible. Ceci revient à dire
que l’état de l’homme conscient qui a retrouvé la simplicité de la
passion, qui a retrouvé la souveraineté de cet élément irréductible qui
est dans l’homme, est un état de présence, un état de veille poussé
jusqu’à l’extrême de la lucidité et dont le terme est nécessairement le
silence. (VII, p. 395)

La poésie est la voie du silence, elle permet cet accès au silence qui
est l’accomplissement de la présence et de la lucidité de l’homme qui
a su renouer avec « cet élément irréductible » et souverain qu’est la
passion ; dans cette perspective, l’absence laisse espérer un silence
qui, loin d’être une simple aphasie, est le degré ultime de la
communication poétique. Cette absence ne signifie en aucun cas la
184 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

disparition de la poésie. Elle désigne plutôt le caractère fondamental


de l’écriture poétique :

[…] nous ne [pouvons] atteindre la poésie autrement que par le canal


des poètes réels, mais nous savons tous que chaque voie poétique
comporte en elle-même son impuissance immédiate, chaque poème
réel meurt en même temps qu’il naît, et la mort est la condition même
de son accomplissement. (VII, p. 394)

Rarement l’exigence poétique de Bataille aura été aussi implacable ;


rarement le point intenable vers lequel ce dernier semble ramener
inlassablement la poésie aura été plus catégoriquement exposé que
dans ces quelques lignes. Comment décrire le plus concrètement la
pratique poétique que ces propositions impliquent ? Comment, en un
mot, décrire une poésie dont la condition sine qua non réside dans la
contemporanéité de sa propre mort ? En un sens, la réflexion menée
par Bataille n’est rien d’autre que la confrontation toujours
recommencée à cette gageure : il faut appréhender une poésie qui
n’est qu’à la condition de mourir immédiatement, une écriture dont la
manifestation coïncide avec sa disparition simultanée. C’est en suivant
cette voie que Bataille espère porter à son paroxysme la capacité de
dé-chaînement qu’il prête en puissance à l’écriture automatique ; c’est
ainsi qu’il espère renouer avec le sacré ancestral des mises à mort
souveraines. L’articulation des notions que mettent en jeu ces
propositions ultimes se définit à partir et autour du problème central
du faire-œuvre, à partir et autour de la nécessité de sa négation à
laquelle l’écriture automatique n’a pas su répondre, limitant par là la
portée de la rupture qu’elle laissait pourtant présager.
Quel lien existe-t-il entre l’« impuissance immédiate »
évoquée par Bataille et le dé-chaînement qu’exige une pure dépense ?
Dans quel sens l’impuissance recoupe-t-elle cette suite d’actes
autonomes, chacun étranger aussi bien au souci de l’a-venir qu’à
l’influence du déjà venu ? Tout d’abord, il nous faut dire un mot de la
puissance et du possible. Selon Maurice Blanchot, le possible peut
s’entendre en deux sens distincts. D’une part, un événement est dit
possible quand il « ne se heurte, dans l’horizon qui est ouvert, à aucun
empêchement catégorique »48. Dans ce cas, le possible désigne « un
cadre vide » : il est « ce qui n’est pas en désaccord avec le réel, ou

48
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 59.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 185

bien ce qui n’est pas encore réel, ni du reste nécessaire ». D’autre part,
le possible est, en un autre sens, « plus que la réalité : c’est être, plus
le pouvoir de l’être ». Autrement dit, « on est ce qu’on est » seulement
si on peut l’être. Le sens du mot possible se clarifie donc à la lueur du
mot pouvoir et à celle du mot puissance. Plus exactement, la puissance
commence avec le possible qui l’inclut : « la puissance est en germe
dans la possibilité »49. En conséquence, l’im-puissance décèle en toute
logique une cessation de la possibilité et notre question peut être
reformulée : pourquoi et comment le dé-chaînement est-il lié à
l’impossible ? On sait que l’impossible est une notion déterminante
pour Bataille. Tentant d’en cerner plus précisément le sens, Blanchot
propose la distinction suivante : le possible et l’impossible définiraient
« un double rapport » dans lequel nous serait « peut-être donné de
"vivre" chaque événement de nous-même »50. Le possible serait en
effet ce rapport où cet événement est « ce que nous comprenons,
saisissons, supportons et maîtrisons […] en le rapportant à quelque
bien, quelque valeur, c’est-à-dire en dernier terme à l’Unité ».
L’impossible désignerait quant à lui le rapport où l’événement « se
dérobe à tout emploi et à toute fin, davantage comme ce qui échappe à
notre pouvoir même d’en faire l’épreuve, mais à l’épreuve duquel
nous ne saurions échapper ». D’un côté, donc, un mouvement
essentiel, de l’autre une fixité : d’une part « l’être même »51, d’autre
part « le pouvoir souverain de le nier ». Cependant Blanchot introduit
une ultime précision : l’impossible « indique ce qui, dans l’être, a
toujours précédé l’être et ne se rend à aucune ontologie ». En un mot,
l’impossible renvoie à ce que désigne la fuite. Son avènement est à la
fois une rupture et une ouverture : rupture avec le pouvoir et
l’activité qui asservissent l’être52 ; ouverture à tout ce qui échappe
essentiellement à cet asservissement. Si l’impossible est bien « ce non
pouvoir qui ne serait pas la simple négation du pouvoir »53,
l’impuissance de la poésie ne saurait être entendue autrement que dans

49
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 60.
50
Ibid., p. 307.
51
Ibid., p. 66.
52
Maurice Blanchot affirme en ce sens : « Ce qui revient à pressentir que c’est l’être
encore qui veille dans la possibilité et que, s’il se nie en elle, c’est pour mieux se
préserver de cette autre expérience qui toujours le précède et qui est toujours plus
initiale que l’affirmation qui nomme l’être […] ». (Maurice Blanchot, L’Entretien
infini, op. cit., p. 67.)
53
Ibid., p. 62.
186 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

le sens d’un certain rapport à l’être. Ce qui doit tout particulièrement


retenir ici notre attention, c’est que ce rapport ne participe plus de
l’activité, qu’il correspond concrètement à autre chose que ce que
définit l’action, et cette autre chose est justement ce que les
propositions de Bataille tentent de décrire. Aux considérations les plus
abstraites font donc écho des manifestations concrètes qu’il faut savoir
pratiquement retrouver : au plan du langage la poésie en est une, elle
est la manifestation effective du rapport que signifie l’impossible.
Mais pourquoi la poésie doit-elle précisément mourir ?
Par quelle nécessité et comment la création poétique est-elle
indéfectiblement liée à la mort ? Il faut au moins une fois le dire : il
n’est certainement rien de symbolique dans la mort évoquée par
Bataille. Cette mort a lieu, la poésie doit réellement disparaître. Nous
avons en quelque sorte déjà exposé la nécessité d’une telle mort en
tentant de décrire la souveraineté de l’acte sacrificiel. Pour souverain
que soit cet acte, nous l’avons vu, ce dernier est néanmoins toujours et
aussitôt sous la menace du retour sournois de la subordination. Bien
que non projeté, l’acte, dès qu’il se fait et par le simple fait de se faire,
est sous le coup d’une ré-appropriation immédiate par le projet : on
peut ne pas avoir décidé d’écrire un poème, la souveraineté de
l’écriture n’en sera pas moins de suite contestée, en-chaînée par le
souci du résultat, par celui du projet sous la forme concrète d’une
œuvre à faire. Chaque mot écrit détermine alors un peu plus ce
qui va s’écrire, l’informe et l’influence : le dé-chaînement annoncé
mue irrémédiablement en en-chaînement, la dépense s’apaise, la
souveraineté est au mieux mineure. Comment empêcher ce retour du
projet ? Comment au moins le tenter ? La réponse de Bataille, on le
voit, est radicale : c’est la mort. Mort de ce qui s’écrit au moment où
cela s’écrit, disparition simultanée et sans appel de ce qui se fait : la
mort est le prix du dé-chaînement. Et on ne saurait parvenir à cette
mort sans en appeler à la négation du pouvoir : il faut que cesse le
pouvoir, que cette cessation ait lieu pour que la souveraineté soit
préservée. L’absence de pouvoir mène seule à l’absence de poésie :
quand plus rien n’est possible, plus rien ne s’en-chaîne ; il n’y a plus
qu’une fuite essentielle. Quand la poésie est sans être rien, elle est
l’être, autrement dit elle n’est rien, si ce n’est une dépense immodérée,
un pur passage, un pur dé-chaînement, une suite d’actes où chaque
acte brille dans l’instant de la plus grande gratuité et meurt. La
dépense est donc à hauteur d’impossible, à hauteur d’une écriture dont
L’ŒUVRE SACRIFIEE 187

la trace n’apparaît jamais sans disparaître au même instant, une


écriture dont l’évanouissement immédiat empêche que la trace ne
s’asservisse à mesure qu’elle se trace, préserve l’instant du tracer de la
servilité inhérente au souci du tracé. En effaçant sa trace, l’écriture
trace la trace comme une fuite, elle est cette suite d’actes qui est
l’instant et déchire la trame monotone du temps, ouvre la blessure par
laquelle l’être communique : l’écriture est poétique quand elle ne
retient plus rien et que plus rien ne la retient, quand elle s’oublie et
s’abandonne, se livre à l’impossible et s’en remet à l’im-pouvoir54.
Ainsi, rien ne décrit mieux l’acte poétique que ces verbes dont le
procès décèle un mouvement profond, un mouvement qui fait signe
vers cet autre rapport étranger à la fixité du possible qui retient l’être
pour toujours mieux le maîtriser.
Une telle écriture serait-elle autre chose qu’une chance ?55
« L’impossible, écrit Bataille, demeure à la merci d’une chance » (VI,
p. 162), quand la chance signifie la venue de ce qui n’est pas en notre
pouvoir, ce rapport qui nous ouvre à ce qui justement est sans rapport.
Attachée à l’impuissance, la poésie est cette écriture que l’on ne peut
commander mais qu’il faut, plus que simplement espérer, appeler.
Deux propositions sont ici déterminantes. La première est tirée du
Coupable : « L’absence de poésie est l’éclipse de la chance » (V,
p. 320). La seconde, qui lui fait écho, se trouve dans Le Petit : « Ecrire
est rechercher la chance » (III, p. 69). Bataille commente ainsi cette
dernière formule :

54
A cet égard, il est intéressant de noter comme elle n’est pas étrangère à certains
traits de la parole que Maurice Blanchot évoque en ces termes : « La parole porte avec
elle le caractère fortuit qui lie dans le jeu la pensée au hasard. Elle dépend
immédiatement de la vie, des humeurs et des fatigues de la vie, et elle les accueille
comme sa secrète vérité : un joueur fatigué peut être plus proche de l’attention du jeu
que le joueur brillant, maître de soi et maître de l’attention. Surtout, elle est périssable.
A peine dite, elle s’efface, elle se perd sans recours. Elle s’oublie. L’oubli parle dans
l’intimité de cette parole, non pas seulement l’oubli partiel et limité, mais l’oubli
profond sur lequel s’élève toute mémoire. Qui parle est déjà oublié. Qui parle s’en
remet à l’oubli, presque avec préméditation, je veux dire en liant le mouvement de la
réflexion – de la méditation, comme l’appelle quelquefois Georges Bataille – à cette
nécessité de l’oubli. L’oubli est le maître du jeu ». (Maurice Blanchot, L’Entretien
infini, op. cit., p. 317.)
55
Ce à quoi d’ailleurs pourrait faire écho cette autre question : « L’art est-il moins
qu’une divination de la chance ? ». (VI, p. 407)
188 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Ecrire est chercher la chance, non de l’auteur isolément, mais d’un


tout-venant anonyme. En moi-même ce mouvement emporté qui
m’oblige d’écrire est dans la trajectoire d’une chance appartenant à
l’homme en général. Toutefois, de la chance je ne puis dire : "elle
appartient" (elle peut à chaque instant se dérober) ; ni exactement : "je
la cherche" : je peux l’être non la chercher. (III, p. 495)

La poésie suppose, non pas une volonté de puissance, mais d’im-


puissance, une volonté de chance. Une volonté qui n’est pas « une
mobilisation de moyens en vue d’une action ou production
quelconques »56, mais un désir, une volonté « d’un non-vouloir-faire
ou d’un non-vouloir-maîtriser » qui signifie « l’ouverture de l’être ek-
statique à l’univers indéfini ». Et cette volonté revêt la forme concrète
d’une écriture : écrire est l’appel lancé en direction de la poésie, quand
l’appel est l’espoir fait action, l’attente toujours maintenue et la
chance provoquée. Ecrire met à la portée de la chance, expose à la
chance d’une écriture qui est la chance. En ce sens, la chance est
l’avènement du dé-chaînement, son avoir-lieu. Rupture avec la
maîtrise, le dé-chaînement est imprévisible. Il ne se laisse pas
convoquer, il échoit : « Chance a la même origine (cadentia)
qu’échéance. Chance est ce qui échoit, ce qui tombe (à l’origine
bonne ou mauvaise chance). C’est l’aléa, la chute d’un dé » (VI,
p. 85). Ecrire est rechercher l’instant précis où l’écriture s’abandonne
à l’impossible et se met au ban de cet autre rapport, l’instant où
l’écriture est soudainement bannie du possible, parce qu’elle est enfin
cette chance inassimilable, cette pure dépense où rien ne se fait. Ecrire
est l’attente fiévreuse d’un jaillissement : la poésie surgit quand
s’évanouit toute finalité, quand l’écriture est touchée par cette chance
dont elle est en entier l’appel57. Ainsi, l’absence d’œuvre est-elle
exactement cette chance : elle désigne cet évanouissement et le dé-
chaînement qui l’accompagne, elle est l’instant où les liens se défont
et l’écriture se libère. Alors la poésie est véritablement partout, pas
moins susceptible de jaillir ici que là, dès lors que l’écriture sait être

56
Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu,
Paris, Les Editions de Minuit, 1978, p. 216.
57
« Ecrivant, je reçois de la chance une touche brûlante, arrachante, durant peu
d’instants, sur le lit où j’écris ; je demeure figé, ne pouvant rien dire, sinon qu’il faut
l’aimer jusqu’au vertige : à quel point la chance s’éloigne, dans cette appréhension, de
ce qu’en apercevait ma vulgarité ! » (VI, p. 322)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 189

cet appel qui s’en remet à la chance pour mieux s’oublier, pour mieux
rompre l’en-chaînement qui la lie à la servilité.
On le voit, l’absence d’œuvre ne désigne pas moins une
absence de souci de l’œuvre que les effets de cette absence, c’est-à-
dire ces instants où l’écriture libérée se dépense et coïncide avec la
pure mobilité de l’être. Que la dépense exige que l’écriture meure,
s’efface à mesure qu’elle se trace, ne fait pas de doute : « La poésie est
de toute façon négation d’elle-même : elle se nie en se conservant et
se nie en se dépassant » (III, p. 533). Cette dernière ne saurait
échapper à la négation : qu’elle s’en préserve, et elle n’est plus la
poésie ; qu’elle y réponde, et elle accepte alors de mourir de cette mort
que nous avons désignée comme la secrète condition du dé-
chaînement et de la dépense.
LA POESIE ET LA NUIT

Entrer dans la nuit

L’influence des techniques d’illumination sur sa propre


poésie devait conduire Bataille, en 1946, et à la suite d’Eluard, à
définir la poésie comme ce qui donne à voir, et non à savoir. Au cours
de ses exercices de méditation, Bataille avait pu mesurer à quel point
la vision de « déchirements imaginables » (V, p. 269) ou celle de la
succession « de représentations obscènes, risibles, funèbres » pouvait,
à partir du silence, conduire à l’extase. Un poème, ayant pour titre
« Le mur », insiste ainsi sur la valeur bouleversante de la vision de ce
qui effraie :

Une hache
donnez une hache
afin que je m’effraie
de mon ombre sur le mur
ennui
sentiment de vide
fatigue. (IV, p. 21)

Voir son ombre criminelle, voir sa silhouette menaçante projetée sur


le mur introduit l’effroi, crée la faille qui mène au dehors. D’une
manière générale, dans les exercices, la vision déchire ; le regard est le
moyen d’un déchirement auquel la poésie liée à l’expérience ne
pouvait demeurer insensible. A cet égard, il est saisissant de constater
comment, en 1940, les images de la poésie vont puiser dans
l’hétérogène, à tel point que la liste des éléments in-assimilables que
Bataille avait ébauchée quelques années auparavant fait figure d’un
192 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

véritable champ lexical de sa poésie : urine, sang, sang menstruel,


excréments, phallus, prépuce, cadavre, ongles et cheveux, sueur,
larmes, œil, langue, doigts et morceaux de peau, doigts de pied,
sexes1. En créant des images à partir des déchets du savoir, déchets
que, du même coup, ces images donnent à voir, on comprend par quel
moyen Bataille cherche à sortir de la connaissance pour se maintenir
provisoirement, et le lecteur avec lui, dans une pure violence à
laquelle les limites de l’individu ne peuvent longtemps résister.
L’image qui donne à voir l’hétérogène est une image qui
tue ; le langage tourné vers la chance cherche une image qui met à
mort. Comme le sacrifice, la poésie donne à voir « ce qui a le pouvoir
dans l’objet d’exciter le désir ou l’horreur » (XI, p. 101) : ses images
éveillent le désir qui est, pour Bataille, et à l’inverse de Hegel, la voie
de l’anéantissement du sujet. En nous mettant face à un objet qui
excite le désir, la poésie retrouve en fait un moment particulier de
l’expérience conceptualisée par Hegel dans l’introduction de la
Phénoménologie de l’esprit : le moment de l’apparition immédiate de
l’objet qui constitue le premier temps de l’expérience ; le moment de
la certitude sensible où la conscience, sa présence et son unité sont,
pour ainsi dire, annihilées. Ce premier temps fascine Bataille qui le
scrute, le recherche et l’appréhende théoriquement comme ce que
Julia Kristeva nomme « le moment de la spécularisation »2, celui où,
précisément, est vu un objet désiré. Bataille s’attarde à ce premier
moment que l’idéalisme ne peut déterminer puisqu’il est un moment
structuré indépendamment des lois de la conscience, celui de la
certitude sensible qui n’est pas encore devenue un objet de
connaissance. L’expérience telle que la voit Hegel est toujours en effet
l’expérience d’un savoir qui repose sur la présence d’un même sujet
et, à ce titre, elle ne peut rendre compte de l’hétérogène qui la travaille
sinon en l’assimilant à un simple sentiment de vide, en n’en gardant
que l’impression d’un manque ou d’une absence.
Voulant faire de la poésie une opération souveraine,
Bataille doit plus précisément parvenir à en faire « une traversée à
rebours de la spécularisation comme moment initial de la constitution
du sujet »3. Rien ne peut être su dans l’expérience intérieure où aucun

1
Cette liste est en fait composée pêle-mêle d’éléments et de pratiques. Nous ne
relevons ici que les éléments.
2
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 289.
3
Ibid., p. 290.
LA POESIE ET LA NUIT 193

objet n’est fixe, où se substitue à l’objet « un chaos de lumière et


d’ombre, [une] catastrophe » (V, p. 88). Dans l’expérience, l’objet est
d’abord cherché et posé par le moi, le moi qui « n’est libéré que hors
de soi ». Quand il s’éveille à la vie intérieure, l’esprit demeure en
quête d’un objet. Afin de rompre avec « l’heureuse monotonie des
mouvements intérieurs » (V, p. 136), il renonce à l’objet proposé par
l’action pour « un objet de nature différente » (V, p. 137). Bataille
évoque d’abord abstraitement cet objet en parlant d’un « point
vertigineux censé intérieurement contenir, l’incessant glissement de
tout au néant » : le point délivre l’existence, il la délivre dans la
mesure où il est capable de lui exposer ce qu’elle est profondément,
c’est-à-dire « un mouvement de communication douloureuse » (V,
p. 138). Bataille donne ensuite des exemples concrets de cet objet
déchirant. Il évoque les Exercices de saint Ignace au cours desquels il
est demandé au disciple de projeter ce point « en la personne de Jésus
agonisant » (V, p. 139). Il se réfère également à son expérience
personnelle, rappelant comment il eut recours à des « images
bouleversantes » et, en particulier, à celle du supplice de Fou-Tchou-
Li dont il fixait longuement les représentations successives qui étaient
en sa possession : « A la fin, le patient, la poitrine écorchée, se tordait,
bras et jambes tranchés aux coudes et aux genoux. Les cheveux
dressés sur la tête, hideux, hagard, zébré de sang, beau comme une
guêpe ». Les photographies de Fou-Tchou-Li au supplice montrent un
corps meurtri et un visage transfiguré par la douleur et la dose
d’opium qu’on dut lui administrer afin de prolonger le supplice ; elles
montrent des blessures atroces par lesquelles le sang s’échappe, un
corps peu à peu démembré, à tel point démantelé par le minutieux
travail des bourreaux qu’à la fin il est difficile de reconnaître la
victime. En un mot, ces photographies constituent l’une des plus
violentes exposition de la chair que certains poèmes, on l’a vu, tentent,
à leur manière, de donner à voir en multipliant les ouvertures dans les
corps qu’ils montrent, en les désorganisant à leur tour.
La nature commune de ce que Bataille nomme « l’image
ouverte du supplicié » (X, p. 237) et de certaines images de sa poésie
nous met sur la voie d’une parenté plus profonde entre ces images.
Bataille attendait des photographies du « jeune et séduisant Chinois »
(V, p. 140) qu’elles lui communiquassent sa douleur ou, plus
exactement, « l’excès de sa douleur », non dans le but d’en jouir,
mais, dit-il, comme pourrait d’ailleurs le dire le poète que le génie
194 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

visite, « pour ruiner en moi ce qui s’oppose à la ruine ». Si l’excès,


qu’il soit de joie, de souffrance ou de cruauté, se concentre dans le
point-objet, c’est que « les excès sont les signes tout à coup appuyés,
de ce qu’est souverainement le monde » (V, p. 141) : seuls les excès
par leur capacité à bouleverser et à déranger portent plus loin
l’expérience et délivrent l’existence en exposant et donnant à voir ce
qui est4. Non seulement Bataille n’attribue aucune autre fonction à la
poésie que celle qu’il attribue au point-objet, mais il lui reconnaît
également le même pouvoir. Pour s’en convaincre, il suffit de citer ces
lignes qui, dans l’article consacré à Prévert, font suite à une longue
citation d’« inventaire » :

Est-ce abuser de « voir » à travers ces lignes « ce qui est » ? N’est-ce


pas, comme dans le Dîner de têtes ou La Crosse en l’air, ce monde
actuel, impossible et bête, impossible et cruel, impossible et faux ?
Obsédant, sortant par les yeux…, tel qu’un jeu poétique enragé des
mots le peut seul « donner à voir »…(du moins, peut-on le « voir »
ainsi, le « voir » et non l’analyser, le « voir » à n’en plus pouvoir…)
(XI, p. 97)

La poésie est « un cri qui donne à voir » (XI, p. 99), un cri qui « révèle
ce qu’autrement nous ne verrions pas », qui révèle ce qui est et par là
nous délivre. En donnant à voir, l’image poétique, à l’instar du point-
objet dans l’expérience, délivre l’existence et porte plus loin
l’expérience. Déchirant la félicité des mouvements intérieurs éveillés
par les incessantes répétitions, l’image conduit à l’extase devant le
non-savoir qui succède à l’extase devant l’objet, elle conduit à la nuit
où perdure « un âpre désir de voir quand, devant ce désir, tout se
dérobe » (V, p. 144).
Avant de préciser les relations qui existent entre l’image
poétique et la nuit, il nous faut ouvrir une parenthèse pour rappeler
une analyse de Julia Kristeva qui, s’appuyant sur des passages de
L’Expérience intérieure5, montre comment l’opération souveraine

4
Dans l’excès pointe ce qui est – l’excès sur lequel se concentre le méditant révèle ce
qui met hors de soi, comme ce fait divers que Bataille cite de mémoire : dans une
petite ville de France, un ouvrier tranche les poignets de son petits garçon qui, en
jouant, avait malencontreusement jeté au feu l’argent de sa paie et entraîne, du même
coup, la mort de sa femme qui, attirée par les cris, tombe morte en découvrant la scène
tandis que sa petite fille, à qui elle donnait le bain, se noie. (Cf. V, p. 141.)
5
En particulier sur « La mort est en un sens une imposture » (V, pp. 82-93) et
« Seconde digression sur l’extase dans le vide » (V, pp. 143-145).
LA POESIE ET LA NUIT 195

indique la nécessité de « retourner en deçà de la spécularisation et [de]


la reprendre dans un « voir » immédiat, catastrophique »6 pour
atteindre l’inconnu. En d’autres termes, l’immédiat doit être traversé
en « une représentation maintenue comme éclatement de toute
identification, de toute identité, de toute spécularisation, donc comme
une ruine de la représentation elle-même ». Selon Kristeva, une telle
représentation est par excellence le propre de ce qu’elle nomme « la
fiction souveraine »7 qui expose effectivement « des opérations
concrètes (sexuelles, mortelles, sociales) qui excèdent la
spécularisation et son sujet – le sujet du sa-voir ». La fiction
souveraine maintient et traverse la connaissance « pour que se
représente dans le thème médité, le procès de la signifiance saisi par la
représentation et la connaissance : « l’inconnu » ». Ainsi, la fiction
représentera des « opérations dangereuses pour la représentation et
pour le langage »8 et relèvera donc d’une utilisation tout à fait
spécifique du langage de la part de Bataille :

[Bataille] se servira donc du langage pour montrer des opérations


concrètes où sont transgressés les interdits sexuels constitutifs du
refoulement et/ou du savoir. Si le sujet est spéculaire, c’est parce qu’il
parle et parce qu’il observe des interdits sexuels. C’est donc par la
pluralisation de la parole et par la transgression des interdits, mais
toujours dans la parole et en maintenant ces interdits, que le sujet peut
abandonner son lieu de Maître spéculaire et en toucher l’engendrement
« inconnu ».

Pour notre part, il ne nous semble pas que l’exposition d’opérations


transgressives soit exclusive à la fiction et puisse, à ce titre, constituer
le fondement de sa définition. L’opposition tranchée de la poésie et de
la fiction comme deux formes ou deux genres distincts montrent ici
ses limites quand, on le sait, la poésie est justement, en amont d’une
telle opposition, ce qui engage la fiction ou la forme versifiée vers la
traversée que tente de décrire Julia Kristeva. De fait, la poésie de
Bataille est bien une poésie à thèmes, la réintroduction du thème en
poésie, tout en préservant la souveraineté du pur dé-chaînement
auquel il faut parvenir en suivant la voie ouverte par l’écriture
automatique, étant l’une des gageures qui s’imposent à sa réflexion.

6
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p 290.
7
Ibid., p 291.
8
Ibid., p 292.
196 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Ce n’est pas donc par hasard que plusieurs poèmes se présentent


comme des mises en scène d’actes érotiques accomplis par deux
partenaires, ainsi que nous l’a montré le poème retrouvé dans les
papiers de L’Archangélique. Que ce soit dans le poème entier, ou à
l’intérieur seulement d’une ou plusieurs strophes, des scènes érotiques
apparaissent dont le caractère transgressif et violent n’a rien à envier
aux représentations de la fiction. Citons, à titre d’exemple, ce poème
retrouvé dans un carnet de 1943 où Dieu et une femme sont montrés
dans la plus graveleuse des situations :

Trois morts

L’agonisante
auréolée le cœur fétide
femme sans dents
le haillon de la tristesse le lit sale
le temps passé
à poil décorée de roses
dans la bouche de la belle
Dieu se soulageait. (IV, p. 386)

Un érotisme souvent violent, parfois scatologique, apparaît dans les


scènes licencieuses que donnent à voir les poèmes. Tentant de réaliser
la traversée décrite par Kristeva, ces poèmes sont agencés en une sorte
de structure gigogne : une scène à caractère sexuel est montrée,
composée elle-même d’images, lesquelles sont à leur tour composées
d’éléments hétérogènes. Ces mises en scène visent à manifester
l’hétérogène, à l’agencer de manière à ce qu’il représente l’inconnu,
en précisant que cette représentation de l’inconnu est rendue possible,
du moins en partie, grâce à des images qui, précisément, donnent à
voir et non à re-voir, des images dont le propre est de présenter une
réalité neuve, de présenter, non du déjà-su, du déjà-vu ou du déjà-là,
mais au contraire une réalité nouvelle qui d’aucune manière ne pourra
être réduite ou ramenée à quoi que ce soit de connu9.

9
Le « prière d’insérer » de l’édition de 1943 prend désormais tout son sens, et plus
particulièrement ces premières lignes qui concernent la poésie : « Nous somme peut-
être la blessure, la maladie de la nature./Il serait pour nous dans ce cas nécessaire – et
d’ailleurs possible, "facile" – de faire de la blessure une fête, une force de la maladie.
La poésie où se perdrait le plus de sang serait la plus forte. L’aube la plus triste ?
annonciatrice de la joie du jour./La poésie serait le signe annonçant des déchirements
intérieurs plus grands. La musculature humaine ne serait en jeu toute entière, elle
LA POESIE ET LA NUIT 197

L’image poétique est toujours une image pour parce que


la poésie est toujours un mouvement vers : un mouvement vers
l’inconnu, vers la nuit, qui « touche à la folie s’il s’accomplit » (III,
p. 532). Tandis que « la belle poésie » refuse tout dépassement de la
poésie et se fige, la poésie de Bataille s’allie à l’expérience, sacrifie la
poésie pour atteindre la poésie, quand atteindre la poésie consiste à
entrer dans la nuit :

a) le poétique comme moyen terme entre le monde logique et la nuit,


b) la nuit comme simple expérience du vide de la poésie
c) la véritable nuit exige le déchirement la destruction de tous les
moyens termes et non seulement de la poésie, (III, p. 535)

Bien que le mouvement vers la nuit soit toujours le risque d’un


mouvement vers la folie, la folie ou la nuit ne désignent en rien un
arrêt du mouvement accompli par la poésie. La folie qui menace à
l’approche de la nuit signifie au contraire un danger, rappelle qu’il ne
saurait y avoir de poésie sans un risque réel pour celui qui se livre à
une pratique qui le change, altère et conteste sa position de sujet,
l’isole dans une société qui s’emploie à empêcher ce genre
d’altération. Que la poésie conduise vers la nuit, qu’elle soit non
seulement ce qui permet de pénétrer dans la nuit mais surtout, comme
nous allons maintenant l’envisager, ce qui permet de voir la nuit
même, cela n’est jamais apparu à Bataille comme une évidence mais
ne s’est imposé à lui qu’au terme d’un long cheminement qui nous
permet d’aborder un nouvel aspect de l’évolution de sa réflexion
concernant la question de la poésie : des textes consacrés à Sade au
début des années 30 aux textes sur le surréalisme à la fin des années
50, il existe des enjeux majeurs pour la pensée de Bataille, enjeux que
nous n’avons pas encore abordés et qu’il nous reste à mettre au jour et
à analyser.

Voir la nuit

Dans la discussion qui fait suite à La Religion surréaliste,


Bataille fait par deux fois référence à Maurice Blanchot, et plus
particulièrement à une étude que ce dernier vient de consacrer à

n’atteindrait son haut degré de force et le mouvement parfait de la « décision » – ce


que, quoi qu’il en soit, l’être exige – que dans la transe extatique ». (V, p. 422)
198 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

l’œuvre de Sade10. L’analyse « des ressorts de Sade » (VII, p. 399) à


laquelle se livre Blanchot est d’abord présentée comme une position
exemplaire du surréalisme, non d’un surréalisme étroitement défini,
mais d’un « surréalisme plus large », qui peut faire songer au « grand
surréalisme » dont l’avènement était annoncé en 1947 dans un
article de Critique. Blanchot est surréaliste d’accomplir un effort
remarquable pour répondre à ce qui, pour Bataille, constitue l’idéal du
surréalisme : la réalisation d’une conscience parfaitement lucide,
d’une conscience qui constitue « un des thèmes de toutes les
religions » et en particulier de la mystique, et qui a pour rôle
« d’arriver à la fusion avec l’univers », rien de moins. En un mot,
Blanchot est surréaliste par l’exigence implacable de sa lucidité.
La seconde référence à Blanchot intervient un peu plus
loin dans la discussion et permet à Bataille d’opérer un rapprochement
entre sadisme et mystique. Le sadique et le mystique ont pour
commune particularité de tourner les supplices en délices. La vie
mystique est en fait une transposition morale du débauché sadique que
Blanchot définit comme un homme voué à la destruction, aussi bien
de l’objet que du sujet, puisqu’il est homme à éprouver les terribles
souffrances qu’il inflige aux autres comme de véritables plaisirs. La
seconde référence à Blanchot se présente ainsi comme une mise en
application immédiate de la première : la lucidité de Blanchot permet
de prendre conscience d’une proximité qu’elle seule pouvait déceler.
Aux alentours de 1950, le rapprochement entre le sadisme
et le mysticisme est reconduit mais cette fois nettement en faveur du
premier. Il faut certes accorder le sens le plus grand à l’expérience de
l’amour divin qui incarne une « volonté d’exploration de tout le
possible en dehors de laquelle toute humanité se démet » (VIII,
p. 148). Mais il faut aussi souligner à quel point son objet est limité :
lui-même engagé dans le monde de l’acquisition qui s’oppose à la
consumation sans mesure de l’amour, il se présente si peu comme « la
pure négation de l’absence de forme et de mode qu’il reçoit tout à
l’opposé la définition majeure de Dieu de l’Etat ». Créateur et garant
du monde et du réel, l’objet de l’amour mystique est « l’utilité par
excellence ». Parce qu’il est soumis de la sorte à Dieu, il n’y a rien
dans le mysticisme qui aille « par delà l’histoire ou l’action, rien qui

10
Maurice Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, Paris, Les Editions
de Minuit, 1949.
LA POESIE ET LA NUIT 199

transcende dans l’instant même un enchaînement d’actes subordonnés


à leurs effets ». Pour Bataille, l’amour individuel demeure dans la
même impasse, borné qu’il est non seulement aux « possibilités qui
réservent l’intérêt d’un partenaire, mais à celles que le partenaire lui-
même peut supporter » (VIII, p. 149). Cependant, une issue apparaît
ici qui est refusée au mysticisme, et cette issue consiste précisément
en la négation des partenaires, laquelle ouvre à l’érotisme un dernier
domaine. Tourner le dos à l’accord avec le partenaire, « chercher dans
l’indifférence de nouvelles formes de ruine, qui redoublent la
transgression, par delà la complicité, par l’audace qui grandit dans la
complicité et le crime », tel est le credo de cet érotisme qui ne craint
pas de se hisser à hauteur des conséquences les plus bouleversantes.
L’érotisme ultime qu’entraîne la négation du partenaire ne peut se
limiter à une simple vue de l’esprit, sous peine de retrouver bien vite
les bornes qui réduisent la portée de la mystique aussi bien que celle
de l’amour individuel. Faut-il alors se jeter réellement dans la cruauté
et le crime, infliger les pires tortures à son partenaire pour mieux jouir,
le faire souffrir, ne pas craindre de le battre à mort, de manger sa
merde et de lui faire manger la sienne ?
La réponse de Bataille à cette question n’a pas toujours
été exempte de toute ambiguïté. Aux alentours de 1930, alors qu’il
reproche aux surréalistes, on l’a vu, d’avoir implicitement émasculé
Sade en détournant la violence des implications qu’une lecture
conséquente de ses œuvres ne peut manquer d’entraîner, il énonce,
en réaction à cette édulcoration qu’il méprise, un ensemble de
propositions qui doivent permettre d’introduire les valeurs établies par
Sade dans « la Bourse même où en quelque sorte s’écrit jour par jour
le crédit qu’il est possible à des individus et même à des collectivités
de faire de leur propre vie » (II, p. 58). Sade fait tomber les masques ;
en accomplissant l’irruption positive des forces excrémentielles, il
jette une lumière crue et cruelle sur les demi-mesures et les faux-
fuyants que sont « la triste nécessité sociale, la dignité humaine, la
patrie et la famille, les sentiments poétiques » (II, p. 56). Avec Sade
s’impose une vérité à laquelle il n’est plus possible de se dérober, à
moins de s’accommoder avec la lâcheté, et d’aimer les charmes d’une
vie morte et tranquille. Ainsi, au terme d’un développement complexe
qui n’est encore qu’une ébauche mais où se mêlent déjà les grands
thèmes de l’œuvre à venir, Bataille en arrive à cette conclusion
que « l’émancipation humaine » (II, p. 68) nécessite deux phases
200 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

distinctes. La première est une phase révolutionnaire, dont Bataille


estime alors être le contemporain, et « qui ne se terminera que par le
triomphe mondial du socialisme », la révolution sociale étant la seule
qui puisse « servir d’issue à des impulsions collectives ». La seconde
est une phase post-révolutionnaire qui « implique la nécessité d’une
scission entre l’organisation politique et économique de la société
d’une part et d’autre part une organisation antireligieuse et asociale
ayant pour but la participation orgiaque aux différentes formes de la
destruction, c’est-à-dire la satisfaction collective des besoins qui
correspondent à la nécessité de provoquer l’excitation violente qui
résulte de l’expulsion des éléments hétérogènes ». Bataille ponctue
sa conclusion d’une phrase au moins problématique : « Une telle
organisation, écrit-il, ne peut avoir d’autre conception de la morale
que celle qu’a professé scandaleusement pour la première fois le
marquis de Sade ». Un peu plus haut, et de manière tout aussi
fâcheuse, Bataille affirme que l’abolition de toute exploitation de
l’homme par l’homme doit entraîner la possibilité pour l’homme « de
lier ouvertement non seulement son intelligence et sa vertu mais sa
raison d’être à la violence et à l’incongruité de ses organes excréteurs,
comme à la faculté qu’il a d’être excité jusqu’aux transes par des
éléments hétérogènes, à commencer vulgairement dans la débauche »
(II, p. 65) ; cette abolition doit également conduire à « la revendication
radicale et à la pratique violente d’une liberté morale conséquente »
(II, p. 66) et mettre en branle un mouvement « qui entraîne [les] êtres
humains vers une conscience de plus en plus cynique du lien érotique
qui les rattache à la mort, aux cadavres et aux horribles douleurs des
corps » (II, p. 68). La justification de tout cela étant la suivante :
« c’est le propre d’un homme de jouir de la souffrance des autres, […]
la jouissance érotique n’est pas seulement la négation d’une agonie
qui a lieu au même instant mais aussi une participation lubrique à cette
agonie ». Enfin, cette organisation hétérogène orgiaque sera aussi
proche des religions primitives qu’elle sera éloignée des religions
comme le christianisme ou le bouddhisme. Bataille évoque dans cette
perspective la transformation « des formations qui ont l’extase et la
frénésie pour but […] sous l’impulsion violente d’une doctrine morale
d’origine blanche, enseignée à des hommes de couleur par tous ceux
des Blancs qui ont pris conscience de l’abominable inhibition qui
paralyse les collectivités de leur race » (II, p. 69). La société
hétérogène naîtra ainsi de la collusion « d’une théorie scientifique
LA POESIE ET LA NUIT 201

européenne et de la pratique nègre », seule capable, selon lui, de


« développer les institutions qui serviront définitivement d’issue, sans
autre limite que celle des forces humaines, aux impulsions qui exigent
aujourd’hui la Révolution par le feu et par le sang des formations
sociales du monde entier ». Bataille se rêve-t-il alors en Curval-
nègre ? aspire-t-il réellement à une société peuplée de Blangis et de
sorciers où règne la cruauté la plus crapuleuse ? ou, plus simplement,
lui manque-t-il à cette époque la lucidité que lui apportera plus tard la
réflexion de Blanchot au sujet de Sade ?
Comme il ne cessera de le répéter par la suite, seule
« l’étude de Blanchot sur la pensée de Sade fait sortir son objet d’une
nuit si profonde que, sans doute, elle fut l’obscurité pour Sade lui-
même » (VIII, p. 149) : s’il existe une philosophie de Sade ce n’est
pas chez Sade qu’il faut la chercher, mais chez Blanchot. Blanchot
expose avec une clarté inégalée avant lui les ressorts de la morale de
Sade, montre comment celle-ci se fonde sur une règle de conduite qui
impose de toujours préférer ce qui affecte heureusement « sans tenir
compte des conséquences que ce choix pourrait entraîner pour
autrui »11. Ainsi, « la plus grande douleur des autres compte toujours
moins que mon plaisir », et il n’importe guère qu’il me faille « acheter
la plus faible jouissance par un assemblage inouï de forfaits, car la
jouissance me flatte, elle est en moi, mais l’effet du crime ne me
touche pas, il est hors de moi ». Une organisation sociale fondée sur
de tels principes, est-ce même la peine de le dire, serait une pure folie.
Il serait néanmoins absurde de rejeter Sade pour cette raison puisqu’il
n’a jamais envisagé son œuvre comme un quelconque programme
politique et qu’il n’a précisément rien conçu en dehors de la fiction, et
qu’il n’a même jamais laissé sous-entendre qu’il devait se passer
quelque chose en dehors d’elle. En 1930, d’une certaine manière,
Bataille joue Sade contre Sade. Le glissement fâcheux qu’il opère
alors n’efface cependant pas la question, ni sa complexité : que
faire de Sade ? Comment le comprendre sans l’édulcorer, en être
profondément changé, en attendre des effets réels, aller aussi loin qu’il
est allé, mais sans pour autant tomber dans l’horreur ou l’absurdité ?
Telle est l’ampleur du problème.
Ce qui change de 1930 à 1950, c’est le statut et la valeur
de la littérature. En 1930, comme nous l’avons vu, Bataille le dit

11
Maurice Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, op. cit., p. 19.
202 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

de mille manières, la littérature, la poésie en particulier, est une


échappatoire, un refuge idéal, la possibilité lâche d’éviter les
conséquences réelles liées à la lecture de Sade en donnant l’illusion de
les affronter. Dans les différents textes qui, dans les Œuvres
complètes, composent le dossier de la polémique avec André Breton,
l’attaque contre les thuriféraires hypocrites de Sade s’achève toujours
de la même manière : « Ils pourraient facilement affirmer que la
valeur fulgurante et suffocante [que Sade] a voulu donner à l’existence
humaine est inconcevable en dehors de la fiction, que seule la poésie,
exempte de toute application pratique, permet de disposer dans une
certaine mesure de la fulguration et de la suffocation sadique » (II,
p. 71). Dans les textes que Bataille consacre à Sade à partir de la fin
des années 40 sa position ne souffre pas la moindre équivoque : « les
œuvres sinon la vie du marquis de Sade ont donné en une fois à [la
négation du partenaire] sa forme conséquente, à tel point qu’on ne
puisse rêver de la dépasser » (VIII, p. 149) ; ou encore « la véritable
nature de l’excitant érotique ne peut être révélé que littérairement,
dans la mise en jeu de caractères et de scènes relevant de
l’impossible » (VIII, p. 151). Une sorte d’aveu, que l’on retrouve dans
les brouillons de Bataille, confirme cette position théorique : « […]
j’admets, vivant, d’avoir reculé devant l’horreur, mais ma pensée, du
moins, veut aller jusqu’au bout d’un chemin où je n’eus pas la force
de m’engager en entier./Par delà l’expérience, il est nécessaire à cette
fin de s’en remettre à la fiction » (VIII, p. 551). Le Bataille de 1950,
quand il affirme, il est vrai un peu désabusé, « la nécessité d’aller au
moins par la pensée jusqu’au bout de la séduction » (VIII, p. 149),
pourrait tomber sous le coup des critiques acerbes du Bataille de 1930.
Bataille est-il devenu moins ardent ? a-t-il fait un pas en arrière ou au
contraire a-t-il fait un pas au-delà dont il nous resterait à découvrir le
sens ?
Les moments paroxystiques de déchaînement et d’extase
qu’il put connaître, les états dangereux auxquels le conduisait la
violence de ses désirs, Sade ne jugea pas qu’il devait, ni même qu’il
pouvait, les exclure ou les retrancher de sa vie. A l’oubli, il préféra le
face à face, sachant qu’affronter ces moments extrêmes revenait à
poser « la question abyssale qu’ils posent en vérité à tous les
hommes » (IX, p. 253). La vérité de l’homme passe par l’épreuve de
sa violence, exige la confrontation avec le pire. La position singulière
de Sade consiste à relativiser une incompatibilité : le premier, Sade
LA POESIE ET LA NUIT 203

tenta de donner « une expression raisonnée » aux déchaînements les


plus passionnés ; le premier, il tenta de rapprocher la frénésie et la
conscience, la violence et la lucidité qui, par nature, s’opposent et se
repoussent. En ce sens, Sade, parce qu’il veut faire rentrer la violence
dans la conscience, veut l’impossible, est en entier porté vers lui.
Le fondement de la réflexion de Sade est une expérience
commune, celle de la sensualité, mais qu’il pousse à l’extrême. La
sensualité s’éveille « non seulement par la présence de l’objet, mais
par une modification de l’objet possible » (IX, p. 254). Autrement dit,
une impulsion érotique est un déchaînement déclenché par le
déchaînement de son objet : tel est le lien secret qui existe entre la
débauche érotique et le crime, lequel, en détruisant l’objet, le déchaîne
du même coup, « décompose les figures cohérentes qui nous
établissent […] en tant qu’êtres définis ». « L’imagination de Sade,
écrit Bataille, a porté au pire ce désordre et cet excès ». Cette
imagination n’a pas produit des objets de contemplation ou des livres
qui se lisent dans la sérénité qui sied à la méditation, mais elle a
engendré des œuvres qui engagent le corps, l’excitent, « l’énerve[nt]
sensuellement » ; elle a produit des images qui frappent, irritent, des
images qui saignent, des images qui puent, écœurent jusqu’à la nausée
et cela « donne à l’instar d’une douleur aiguë une émotion qui
décompose – et qui tue » (IX, p. 255). Dans les Cent Vingt Journées, il
n’est rien que l’imagination ne bafoue, ne souille et ne blasphème.
Comment dès lors Bataille peut-il affirmer que « ce livre est le seul où
l’esprit de l’homme est à la mesure de ce qui est » ? Autrement dit,
comment peut-il soutenir, ce livre en étant pour lui une preuve, que
c’est dans « l’égarement de la sensualité [que] l’homme opère un
mouvement d’esprit où il est égal à ce qui est » ?
Pour Bataille, le moi n’est pas situé entre deux infinis,
mais plus exactement entre deux subordinations : nos êtres finis sont
subordonnés à un infini impénétrable, tandis que les objets que nous
utilisons nous sont subordonnés. Cette situation se complique quelque
peu quand nous considérons qu’un individu peut, en s’assimilant
aux objets utiles, s’enchaîner à l’intérieur de l’immensité en se
subordonnant à un ordre fini. Enfin, s’il tente « à partir de là
d’enchaîner cette immensité dans des lois de science […] il n’est égal
à son objet qu’en s’enchaînant dans un ordre qui l’écrase ». Il n’existe
alors plus qu’un seul moyen d’échapper aux limites engendrées par ce
processus, et ce moyen est la destruction d’un être semblable à nous :
204 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

la seule manifestation possible de la singularité de ce qui n’est pas un


objet passe par sa destruction ; seule la violence subie par un être le
rend à l’immensité, le dérobe à l’ordre des choses finies. Cette vérité
valait déjà pour le sacrifice. Mais le sacrifice est, pour une part, un
détournement, une fuite. Si le sacrifice permet de maintenir l’attention
sur « un au-delà de nos limites », sur « un glissement allant de
l’individu isolé à l’illimité », il la détourne néanmoins « sur des
interprétations fuyantes, les plus opposées à la conscience claire ».
Pour Bataille, la raison de cet ultime dérobement est la suivante :
« C’est qu’un sacrifice est fondé passivement sur la peur qui nous
dérobe (et nous rend comme absents), et que seul, activement, le désir
nous rend présents » (IX, p. 460). Or, c’est précisément au point où le
sacrifice fait défaut que Sade offre une possibilité ultime d’accroître la
lucidité :

C’est seulement si l’esprit, arrêté par un obstacle, fait porter son


attention ralentie sur l’objet du désir, qu’une chance est donnée à la
connaissance lucide. Cela suppose l’exaspération et la satiété, le
recours à des possibilités de plus en plus lointaines. Cela suppose enfin
la réflexion liée à l’impossibilité momentanée de satisfaire le désir,
puis le goût de le satisfaire plus consciemment. (IX, p. 256)

Les écrits de Sade tendent à faire rentrer dans la conscience la


violence dont l’homme civilisé s’est détourné. Ils introduisent dans la
réflexion sur la violence le calme, la mesure, la lenteur et l’esprit
d’observation qui caractérisent la conscience. La conscience se trouve
ainsi confrontée à ce qui la révolte le plus et à ce qu’elle supporte
le moins. A l’inverse, Sade conduit à une violence qui aurait la
tempérance de la raison, à une violence capable soudain de la plus
grande déraison, mais jouissant cependant d’une clarté de vue et d’une
libre disposition de soi. Tout comme Descartes ne peut philosopher
sans s’être d’abord acquitté des affaires courantes, Sade n’aurait pu
rapprocher la conscience et la violence s’il n’avait été emprisonné.
Car la prison permet de répondre à deux exigences de la pleine
conscience : d’une part, il faut que « la passion alléguée ne trouble pas
celui qu’elle allègue », d’autre part, il faut que le désir soit
effectivement éprouvé – ce qui distingue Sade d’un Krafft-Ebing. La
réclusion, affirme Bataille, offrit à Sade « la possibilité de nourrir un
interminable désir, qui se proposait à sa réflexion sans qu’il pût le
satisfaire ». Ainsi, et bien qu’il ignorât la dialectique de l’interdit et de
LA POESIE ET LA NUIT 205

la transgression, Sade ouvrit la voie à ce qui définit aujourd’hui


l’homme normal. Blanchot le dit à sa manière : « [la pensée de Sade]
nous montre qu’entre l’homme normal qui enferme l’homme sadique
dans une impasse et le sadique qui fait de cette impasse une issue,
c’est celui-ci qui en sait le plus long sur la vérité et la logique de sa
situation et qui en a l’intelligence la plus profonde, au point de
pouvoir aider l’homme normal à se comprendre lui-même, en l’aidant
à modifier les conditions de toute compréhension »12.
En décrivant de manière magistrale ses instincts, Sade
contribua au développement de la conscience de soi, mais il ne put
cependant « parvenir à la plénitude de la clarté ». Après Sade, l’esprit
doit encore accéder « au désespoir que laisse à un lecteur de Sade le
sentiment d’une similitude finale entre les désirs éprouvés par Sade et
les siens, qui n’ont pas cette intensité, qui sont normaux » (IX, p. 257).
Cet ultime mouvement quel lecteur peut mieux l’accomplir que
Blanchot, lecteur ultime, au sommet de la lucidité, offrant à la clarté
la plénitude de son rayonnement ? Tous les forfaits monstrueux
inlassablement décrits par Sade ne sont que les symptômes d’une
violence inouïe qui est un élément à part entière de notre normalité :
telle est la vérité que Sade, et Blanchot en le lisant, ont fait entrer dans
la conscience ; telle est la vérité qui achève la conscience de soi en
réalisant une sorte d’union de la glace et du feu qui n’est pas sans
rappeler le point évoqué par Breton et dont Bataille considère qu’il est
l’une des meilleures expressions de la souveraineté.
La pleine lucidité que recherche Bataille s’éloigne
sensiblement de la protestation de Kierkegaard devant l’Idée absolue.
Kierkegaard, qui désirait ardemment l’existence « exaspérée, tendue et
suspendue » (XI, p. 282), a substitué une existence pathétique à la
position de la vérité philosophique et à l’esprit de système et,
finalement, a laissé « à l’arrière plan le développement de la
connaissance » (XI, p. 285), position incompatible avec l’effort de
Bataille dans le sens d’une plus grande conscience. Dans le même
temps, mais d’une autre façon, Bataille s’éloigne également de Hegel :
à travers Sade, il réintroduit au cœur même de la conscience ce que la
bonne marche de son développement exigeait de mettre à l’écart. Pour
le dire autrement, les désirs et les besoins du sujet ne sont plus alors
soumis jusqu’au bout à une vérité que leur impose la recherche d’un

12
Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, op. cit., pp. 48-49.
206 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

objet d’essence immuable et éternelle. Il résulte de cela une situation


inédite pour la conscience de soi au moment où son développement
s’achève : « Rien ne demeure qui ne soit à la mesure de la raison, mais
la raison ne rend plus compte du fait d’un monde à la mesure de la
raison » (XI, p. 305).
La lecture de Sade est un moment particulier d’une
démarche plus globale que Bataille désigne sous le nom d’économie
générale et dont il est possible de comprendre les ressorts à partir des
différences qu’elle entretient avec l’existentialisme. A cet égard, la
lecture que Bataille fait du livre de Levinas, De l’existence à
l’existant, est remarquable. Ce qui gêne Bataille dans la philosophie
existentialiste, et même si cela doit être relativisé chez Levinas, c’est
un certain compromis entre le savoir et l’intimité. Levinas évoque en
effet quelque chose qui est « l’absolu du fait même qu’il y a quelque
chose qui n’est pas, à son tour, un objet, un nom » : l’il y a,
« "consumation" impersonnelle, anonyme, mais inextinguible de
l’être » écrit-il, « rien [qui] n’est pas celui d’un pur néant »,
« universelle absence » qui n’est pas moins « une présence
absolument inévitable », présence enfin qui n’est pas simplement « le
pendant dialectique de l’absence ». La présence que décèle l’il y a,
nous ne la saisissons pas par une pensée ; cette présence est
immédiatement là et le discours qui voudrait la saisir ne pourrait, pour
finir, que « traduire […] par un désordre de mort une impuissance à ne
pas trahir son intention » (XI, p. 292). On ne dit pas l’il y a : pour
Levinas, Blanchot le décrit dans certaines pages de Thomas l’obscur ;
pour Bataille, il semble plus juste de dire que dans ces pages Blanchot
le crie, ce cri étant celui de la poésie même. Bataille cite à l’appui de
son affirmation le passage où Thomas, descendu « dans une sorte de
cave où l’obscurité était complète », est plongé dans une nuit « plus
sombre, plus terrible que n’importe quelle autre nuit ». Alors qu’il ne
voit rien, Thomas fait « de cette absence de vision le point culminant
de son regard » : « Non seulement, écrit Blanchot, cet œil qui ne
voyait rien appréhendait quelque chose, mais il appréhendait la cause
de sa vision. Il voyait comme un objet, ce qui faisait qu’il ne voyait
pas ». Sartre décèle dans ce passage une substantification du non-
savoir et reproche à Blanchot d’avoir tenté d’hypostasier un pur néant.
Pour Bataille, la critique de Sartre est en porte-à-faux, et la raison pour
laquelle ce qu’écrit Blanchot lui demeure fermé tient en une seule
proposition qui, dit-il, « est la parfaite négation de la poésie » : « Rien
LA POESIE ET LA NUIT 207

n’est pour moi que ce que je connais ». Autrement dit, Sartre ne peut
concéder à Levinas que même quand « il n’y a rien, […] il y a de
l’être, comme un champ de force » et que cet être, que manifeste par
exemple la matérialité et l’altérité de l’objet que la poésie dénude, se
donne, dans un silence dernier, « en dehors de la sphère des objets de
pensée » (XI, p. 293).
En lui opposant une longue citation de Thomas l’obscur,
Bataille cherche à montrer comment Levinas, par une généralisation
formelle, définit comme un objet ce qui chez Blanchot demeure
« purement le cri d’une existence ». Dès lors, Levinas se condamne à
ne pouvoir achever sa démarche : bien qu’il généralise, son effort
demeure lié à l’intime et, réciproquement, cette généralisation, qui
engage la vie, finit par la traiter comme une vulgaire chose. L’intimité
et la connaissance s’en trouvent toutes deux altérées. Bataille agrée
cependant Levinas quand il cherche à atteindre son objet du dehors,
quand sa réflexion se met en quête d’une objectivité qu’elle trouve par
exemple dans l’art surréaliste, la peinture moderne ou encore la
« participation mystique » de Lévy-Bruhl. Déterminé du dehors, l’il y
a ne se cantonne plus alors au sens limité qui était le sien quand il était
seulement déterminé du dedans. L’analyse critique de la démarche de
Levinas permet ainsi à Bataille de définir les limites légitimes de la
communication d’une expérience ineffable : la description d’une telle
expérience est possible à partir de faits objectifs et « par le canal
d’effets formels » (XI, p. 296), mais cette description n’épuise pas le
sens de cette expérience, elle ne peut atteindre l’intimité « qui ne peut
être communiquée à titre de connaissance claire, mais seulement en
forme de poésie ». En séparant de la sorte l’intimité et la
connaissance, Bataille peut envisager une manière de faire se toucher
deux domaines qui, chacun à leur manière, répondent à l’exigence
humaine d’une possibilité extrême et qui ne tolèrent ni défaillance ni
compromis : la science et la poésie.
Du côté de la science, l’économie générale ne
s’intéressera plus exclusivement à l’usage productif des richesses,
mais s’inquiétera également de leur usage improductif et des
mouvements d’exubérance. Là où l’existentialisme laisse la porte
ouverte aux hasards de l’interprétation individuelle – quand par
exemple Levinas « définit le fait d’être par l’horreur qu’il en
éprouve » alors qu’un autre, tout aussi légitimement, aurait tiré du
même fait une ivresse ou une joie profonde – l’économie générale
208 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

s’appuie sur un principe qui garantit l’objectivité de ses approches :


« Il suffit, affirme Bataille, du point de vue de l’économie, de montrer
la relation d’un point de vue éprouvé avec l’état des ressources
personnelles » (XI, p. 304). Par exemple, l’analyse des conditions
économiques dans lesquelles se trouve l’ascète – ralentissement des
échanges, réduction lente de l’énergie nécessaire à sa durée, usage des
ressources bornée à une consommation lente et extatique, exclusion
des dépenses violentes – permet de déduire le caractère relativement
heureux et rassurant de l’extase qui est la sienne. Dans la même
perspective, l’angoisse ne peut être comprise sans référer à un état
économique : « à supposer un régime d’échange à la mesure d’un
individu, l’angoisse a lieu si la possibilité d’une dépense désirable met
en jeu la continuation du régime ». Derrière chaque angoisse
particulière, il existe ainsi une angoisse vague, un fond d’angoisse
« qui ne peut lui-même être entièrement saisi qu’à travers les formes
superficielles » (XI, p. 305). Le fond de l’angoisse est « la coïncidence
d’une absence de sujet avec une absence d’objet mais c’est une
possibilité ; c’est la possibilité ultime, la tentation extrême, qui met en
jeu l’ouverture sans réserve à l’absence de sens ». À l’abord de
l’absence de sens, ce n’est pas la dépense la plus luxueuse ou la plus
coûteuse qui est requise, mais la plus injustifiable. Plus que n’importe
quelle autre, la poésie est cette dépense. Parce que le système décrit
par Bataille ne compromet ni la connaissance ni l’intimité, il laisse
ouvert, à l’issue des ultimes développements permis par l’économie
générale, la possibilité d’éprouver l’instant, autrement dit de répondre
pleinement à l’exigence extrême qu’est la poésie :

La méthode pose en principe l’impossibilité de connaître l’instant,


auquel s’identifie l’intimité : le dehors n’est donné à la connaissance
que du fait de l’appartenance des choses à la durée. Ainsi laisse-t-elle
ouverte une chance de l’éprouver : la poésie ou le ravissement suppose
la déchéance et la suppression de la connaissance, qui ne sont pas
données dans l’angoisse. C’est la souveraineté de la poésie. En même
temps la haine de la poésie – puisqu’elle n’est pas inaccessible. (XI,
p. 306)

La poésie ne continue pas la connaissance, elle ne mène pas à une


hypothétique connaissance poétique ou à une poésie intellectuelle,
deux possibilités qui « ne sont ni l’une ni l’autre à la mesure de
l’homme » (XI, p. 297), mais elle constitue plutôt la fin du savoir :
« l’extrême savoir exige […] la reconnaissance de la poésie, qui n’est
LA POESIE ET LA NUIT 209

jamais le moyen de son activité autonome, mais demeure la fin de


celui qui sait – et la fin du savoir en ce que le savoir à l’extrême est la
dissolution du savoir ». Quand le savoir touche à son terme, quand
aucun inconnu ne peut plus être rapporté au connu, le connu est,
« dans cet achèvement, en entier rapporté à l’inconnu ». La pensée se
trouve alors face à l’ouverture à l’impossible, à ce que Bataille nomme
aussi l’intimité, la « nuit totale », ou « l’ignorance suprême » qui a
pour objet « ce qui est, tout ce qui est » et qui, n’étant pas une chose,
« peut être nommé l’il y a ». Dans l’ignorance suprême je m’éveille à
l’il y a que j’ignore dans l’expérience commune, « je m’éveille à lui
comme à la poésie d’une immensité vide, ouvrant sur elle la porte que
j’imaginais donner dans ma chambre » ; je m’éveille à « la nudité de
ce qui est, […] à une présence inintelligible, où toute différence est
détruite ». Autrement dit, le non-savoir n’est pas un objet, il n’est pas
« le négatif d’un savoir »13, ne marque aucune limite, ne décèle
aucune impuissance, mais désigne plutôt, comme l’écrit Jean-Luc
Nancy, « le savoir de ceci, qu’il n’y a pas de savoir au-delà de notre
savoir : que savoir ne désigne que la connaissance d’objet […] et que
la totalité de l’être ne relève pas d’un savoir ». Loin de récuser le fait,
comme l’a cru Sartre, qu’une pensée qui rentre dans l’obscurité de la
nuit totale est encore une pensée, Bataille donne à cette pensée le nom
de poésie. La poésie n’est pas alors cette nuit dans laquelle on entre,
« on avance et on s’enfonce en voyant l’obscurité », mais c’est l’acte
qui tout à la fois permet d’entrer, d’avancer, de s’enfoncer et de voir
dans cette nuit.
À cet instant, nous pouvons nous demander s’il est encore
possible de parler de poésie. Comme le dit Jean-Louis Houdebine à la
fin de son intervention au colloque Artaud/Bataille, « il y a sans doute
ici totale impossibilité de fixer dans un mot, dans la substance isolée
d’un mot, ce qui relève de toute façon d’un mouvement, d’un procès ;
rien ici n’est définitif »14. La poésie serait atteinte quand le mot même
qui sert à la désigner est à son tour emporté par un mouvement qu’il
ne peut contenir, quand ce mot, en accomplissant un ultime
retournement, devient lui-même poétique et, à l’instar du mot silence

13
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », Lignes 01 (Nouvelle série), mars 2000,
p. 94.
14
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 72.
210 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

qui, écrit Bataille, est le « gage de sa mort » (V, p. 28), donne le gage
de son évanouissement dans la nuit :

Tout à coup je le sais, le devine sans cri, ce n’est pas un objet, c’est
ELLE que j’attendais ! Si je n’avais pas cherché l’objet, je ne l’aurais
jamais trouvée. Il fallut que l’objet contemplé fasse de moi ce miroir
altéré d’éclat, que j’étais devenu, pour que la nuit s’offre enfin à ma
soif. Si je n’étais pas allé vers ELLE, comme les yeux vont à l’objet de
leur amour, si l’attente d’une passion ne l’avait pas cherchée, ELLE ne
serait que l’absence de la lumière. Tandis que mon regard exorbité LA
trouve, s’y abîme, et non seulement l’objet aimé jusqu’au cri ne laisse
pas de regret, mais il s’en faut de peu que je n’oublie – ne méconnaisse
et n’avilisse – cet objet sans lequel cependant mon regard n’aurait pu
« s’exorbiter », découvrir la nuit. (V, pp. 144-145)

La souveraineté de la poésie est l’actualisation de la possibilité qui


constitue le fond de l’angoisse ; elle est l’épreuve d’une ouverture à
l’absence de sens qu’elle met elle-même en jeu. De fait, la poésie se
rapproche alors de ce que Nancy a évoqué en parlant de pensée
dérobée. Il est en effet possible de se livrer à un petit jeu de
substitution qui vise à faire rentrer dans le texte de Jean-Luc Nancy le
mot de poésie et à montrer que ce qui se produit alors est moins une
effraction que le décèlement d’une proximité :

- Quand le savoir s’achève la poésie est « la pensée qui n’a rien à


penser comme un contenu appropriable, et qui n’est que présence
à soi sans contenu »15.
- La poésie, qui selon Bataille est ce qui par excellence donne à
voir, est alors « la vue de rien, mais non pas un néant de vue. Elle
est la vue de rien, en tout cas d’aucun objet ou contenu. Sa vue
n’est rien d’autre que sa pénétration dans la nuit ».
- Absence à la fois du sujet et de l’objet, elle n’est pas « une
contorsion du sujet en objet – mais la puissance de voir […]
tendue à l’extrême, aiguisée par le dérobement de la vue »16.
- La poésie pense « la nuit elle-même, […] et l’élément de
l’invisibilité ». La poésie est « la nuit [qui] se donne […] comme
la vérité de la chose qui n’est plus l’objet d’un savoir, mais qui est
la chose rendue à sa raison dernière ou à son sens souverain ».
- Le sens de la poésie est ainsi le « sens qui fait sens en se
dérobant ».
- La poésie est « la pensée qui s’expose nue, et fille nue – la
vérité »17.

15
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », art. cit., p. 95.
16
Ibid., p. 96.
LA POESIE ET LA NUIT 211

- La poésie « est saisie de soi, comme toute pensée (aperception de


soi), mais elle ne se saisit pas ici dans l’acte d’une intention
d’objet ou de projet : elle se saisit dans le désaisissement de
l’objet et du projet, de l’intention et donc aussi de la
conscience »18.

De 1930 à 1950, Sade est au centre du surréalisme de


Bataille, et sa manière de le lire détermine la manière dont est
appréhendé le surréalisme. L’écart qui sépare le texte de 1930 et
la conférence de 1948 donne toute la mesure du mouvement
d’intériorisation de la violence qui caractérise l’œuvre de Bataille, et
dont le moment clé se situe sans doute aux alentours de 1940 avec la
fin d’Acéphale. D’un texte à l’autre, il existe un effort inouï de
transposition qui se décline à plusieurs niveaux : d’échappatoire, la
poésie a été patiemment transformée en dépense injustifiable,
devenant du même coup une force d’excrétion dont la violence est au
moins égale à celle décrite par Sade ; la valeur d’usage de Sade est
devenue celle de l’extrême conscience, de la conscience lucide à
l’extrême ; la folle société hétérogène, intolérable et inviable, a laissé
la place à la communauté religieuse du grand surréalisme dont le rite
majeur est un acte poétique qui s’apparente à un double sacrifice,
capable de mettre à mort le sujet et l’objet et réalisant ainsi ce partage
de ce qui n’est partagé qu’en échappant au partage, comme l’écrit
Blanchot, ce partage de la valeur obsédante de l’imminence mortelle,
que la poésie de la nuit, à l’extrémité fuyante de moi-même, expose au
sein de la communauté.

Le miracle ou rien

Arrivée à ce point de notre parcours, et avant d’aborder la


mise en jeu du sujet par la poésie, nous voudrions soumettre notre
analyse du fonctionnement de l’écriture poétique à une sorte de
vérification en rapportant les caractéristiques de l’écriture poétique,
telles que nous avons tenté de les décrire, à la description de l’unité
profonde des moments souverains que Bataille expose dans la
première partie de La Souveraineté. Cette mise en rapport devrait nous
permettre, d’une part, d’évaluer la proximité de cette description et de

17
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », art. cit., p. 97.
18
Ibid., p. 100.
212 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

notre analyse et, d’autre part, d’introduire deux notions déterminantes


pour cerner au mieux la souveraineté des effusions : le miracle et le
RIEN.
Dans la première partie de La Souveraineté, Bataille
rapporte une anecdote qui met en scène l’un de ses « cousins par
alliance » qui, « officier dans la marine anglaise », servait à bord du
Hood pendant la guerre :

Peu d’heures avant que le Hood n’allât par le fond, raconte Bataille, et
tout l’équipage avec lui, mon cousin fut envoyé en mission et gagna le
bord d’un bateau plus petit. L’Amirauté annonça officiellement sa mort
à sa mère : c’était logique, il faisait partie de l’équipage du Hood, qui
avait, ou peu s’en fallait, péri jusqu’au dernier homme. Mais sa mère
reçut après quelques jours une lettre de lui relatant les circonstances
dans lesquelles il avait, « par miracle », échappé à la mort. (VIII,
pp. 255-256)

Alors même qu’il est assez peu lié à ce cousin et que ces événements
ne l’ont « pas tout d’abord atteint personnellement », Bataille se dit
frappé de constater que les larmes lui montent aux yeux chaque fois
qu’il raconte cette histoire à des amis. Intrigué par de telles effusions,
et se demandant ce qui peut en être la cause, il est surpris de constater
que jamais personne ne s’en est réellement inquiété19. S’efforçant dès
lors de résoudre seul le problème, Bataille a cette intuition : « Soudain
– tandis que j’envisageais les problèmes de cet ouvrage – il me sembla
que le miracle, que le miracle seul, faisait naître ces larmes
heureuses ».
Qu’en est-il plus précisément de cette notion de miracle ?
S’inspirant d’une phrase de Goethe lue dans un livre d’Edgar Morin20
et qui définit la mort comme « Une impossibilité qui tout à coup se
change en réalité »21, Bataille affirme que « Ce caractère de miracle
n’est pas rendu sans exactitude par la formule : impossible et pourtant
là, qui [lui] avait autrefois paru seule à pouvoir assumer le sens du

19
« Je ne suis pas sûr de cette carence ; je le sais, je devrais chercher davantage. Mais
j’en parlai dans une conférence à laquelle assistaient de notables philosophes :
personne apparemment n’en savait plus que moi ». (VIII, p. 256) (Bataille fait ici
référence à la conférence Non-savoir, rire et larmes, qu’il prononça au Collège
philosophique le 9 février 1953. Cette conférence est reproduite aux pages 214-233 du
tome VIII des Œuvres complètes.)
20
Il s’agit de L’Homme et la Mort dans l’histoire.
21
Cité par Bataille. (Cf. VIII, p. 260.)
LA POESIE ET LA NUIT 213

sacré » (VIII, p. 256). D’un autre point de vue, cet "impossible et


pourtant là" donne à qui en fait l’expérience « un court instant la
sensation miraculeuse de disposer librement du monde » (VIII,
p. 249). En conséquence, « Plus loin que le besoin, l’objet du désir est,
humainement, le miracle, c’est la vie souveraine, au delà du
nécessaire que la souffrance définit ».
D’une manière plus générale, l’élément miraculeux « se
manifeste parmi nous sous forme de beauté, de richesse ; sous forme,
aussi bien de violence, de tristesse funèbre ou sacrée ; enfin sous
forme de gloire ». Autant dire que le domaine recouvert par ce dernier
est si vaste, et à ce point complexe, que très vite « le besoin d’une
description cohérente se fait sentir » (VIII, p. 251). Une telle nécessité
s’impose à Bataille dans les termes les plus précis :

Si le souverain est essentiellement le miracle, et s’il participe à la fois


du divin, du sacré, du risible ou de l’érotique, du répugnant ou du
funèbre, ne devrais-je pas envisager en général la morphologie de ces
aspects ? Il semble vain d’aller plus loin dans la connaissance de la
souveraineté sans rendre compte de l’unité profonde d’aspects dont
l’apparence est si variée.

La quête d’une telle unité est très loin d’être simplement théorique :
celle-ci participe à part entière au développement de l’humanité et
Bataille parle à son sujet « d’un effort millénaire de l’homme à la
recherche d’un lieu où convergent toutes les chances miraculeuses de
ce monde » (VIII, p. 278). Et si « rien à présent ne nous est plus
étranger que le sens de cette recherche fondamentale », et bien
qu’« aucune donnée saisissable n’en [ait] rendu l’existence sensible
pour nous » (VIII, p. 279), il n’en demeure pas moins que « cette unité
existe, de quelque manière, dans le temps présent », et qu’il faut
s’atteler à retrouver une « vue d’ensemble […] à travers les vues
particulières que nous pouvons nous former des moments souverains
isolés (comme la poésie, l’extase, le rire…) ».
La vue d’ensemble à laquelle il s’agit de parvenir
« différera de celle que l’homme archaïque se donna dans ses
institutions royales et religieuses ». De plus, « l’affirmation objective
des moments souverains » n’étant plus aujourd’hui manifestée à
travers telle institution souveraine, la connaissance de cette unité
« aura nécessairement une forme différente » : elle sera d’abord
« cherch[ée] au dedans », « à partir de l’expérience subjective » (VIII,
214 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

p. 280). Deux moments apparaissent alors distinctement. Tout


d’abord, nous pouvons désormais prétendre à une connaissance
objective des moments souverains : « Nous parlons du rire, des
larmes, de l’amour au delà de l’expérience que nous en avons, comme
de mouvements objectivement conditionnés ». Cependant, si nous
visons, non plus une appréhension isolée et ponctuelle de ces
moments, mais « la notion de leur unité », alors nous sommes
confrontés à ce que Bataille appelle « la subjectivité profonde ».
L’introduction de cette subjectivité implique un déplacement au plan
de la connaissance qui, si l’on veut, conduit à une réponse ultime :

Mais comme nous sortons de cette manière en même temps du


domaine de la connaissance positive et pratique des objets et de celui
des croyances subjectives et gratuites, nous faisons l’expérience
subjective d’une absence d’objet : ce dont nous avons désormais
l’expérience n’est RIEN. Cette disparition correspond aux objets de ces
effusions qui nous font connaître des moments souverains : ce sont
toujours des objets qui se résolvent en RIEN, qui provoquent le
mouvement de l’effusion quand l’attente qui les posait en tant qu’objet
est déçue.

L’unité des moments souverains apparaît exactement au point « où la


connaissance et le non-savoir sont l’une et l’autre de mise »
(VIII, p. 281), la première étant « impliquée dans l’objectivité de
l’expérience », le second « donné subjectivement » ; elle apparaît, en
d’autres termes, dans le RIEN où se résolvent les différents objets des
effusions.
Le RIEN, en subsumant l’ensemble des moments
souverains, offre une sorte de référence ultime pour apprécier la
légitimité d’une effusion donnée. Sa description met au jour les lignes
directrices et générales auxquelles les caractères propres à chaque
effusion ressortissent respectivement. Ces caractères peuvent être
différenciés et regroupés en fonction de leur appartenance à telle
propriété de l’unité souveraine. Sous un autre angle, puisque les
effusions sont autant de "manifestations" du RIEN, la description de
leurs particularités les plus concrètes doit nécessairement ramener,
chaque fois, à ce dernier : la pertinence d’une description ne peut être
jugée qu’à la lumière du RIEN qu’elle décrit en fait. C’est à cette
épreuve que nous voudrions soumettre notre appréhension de l’acte
poétique. Cela nous permettra non seulement de clore notre
description mais aussi de mieux apprécier sa validité.
LA POESIE ET LA NUIT 215

A posteriori, la mise au jour de l’unité souveraine éclaire


le sens de notre propre parcours. Le RIEN, au plan de la connaissance
où nous tentons de le cerner, apparaît « comme un objet possible »
(VIII, p. 280) mais ambigu : « un possible qui nous échappe, et nous
est retiré » (VIII, pp. 281-282). Cette absence est l’intuition de
Bataille, c’est d’elle que naît le non-savoir. Ce que son expérience l’a
conduit à penser, c’est que l’objet des effusions « semblait répondre
au point même où l’objet de la pensée se dissipe » (VIII, p. 259) : la
connaissance pouvait bien approcher les effusions, mais jusqu’au
point seulement où l’objet soudain se dérobe22. Autrement dit, « le
RIEN lui-même n’apparaît pas », il n’est rien d’autre que « l’objet qui
disparaît » (VIII, p. 281).
Nous n’avons cessé de nous confronter à cette disparition
en voulant approcher l’effusion poétique. Les "définitions" de la
poésie, aussi bien que toute tentative d’appréhender ses modalités à
travers les catégories de la métaphysique, nous ont reconduit sans
répit à l’épreuve de cette dissipation soudaine. Toutefois, il nous a été
possible d’appréhender l’objet23 que nous poursuivions avant sa
dissolution, ainsi que les conditions de cette dernière : le langage
servile a pu être évoqué, la rupture de la servilité est apparue, entre
autres, dans les termes de l’absence d’œuvre, de l’impuissance ou
encore de la chance. De la sorte, nous avons tenté, « à la rigueur, de
parler de ce qui est souverain » (VIII, p. 254). En revanche, arrivés au
point où notre objet « devient souverain en cessant d’être » (VIII,
p. 255), notre seul recours a été d’exposer au mieux cette disparition
en manifestant l’écart irréductible pris avec le vocabulaire de la
métaphysique et la fuite ou la présence dérobée que celui-ci signifie. Il
nous était alors loisible, non pas de dire ce qu’était cette fuite – si on

22
« Jusqu’à ce point, cet objet pouvait être un objet de connaissance, mais jusqu’à lui
seulement, si bien que l’effort de connaissance échouait régulièrement. (Aucun
philosophe n’ignore ce qu’a d’épuisant l’impossibilité de venir à bout du problème du
rire, mais la poésie, l’extase, l’érotisme…ne posent sans doute pas de problèmes
moins épuisants.) » (VIII, p. 259)
23
De cet objet, qui est l’objet de la poésie, nous pouvons dire ce que Bataille dit de
celui des larmes ou du rire : « Ce n’est pas tant que par lui-même le mouvement du
rire ou des larmes arrête la pensée. C’est en vérité l’objet du rire, ou l’objet des larmes
qui brisent la pensée, qui retirent de nous tout savoir. Le rire ou les larmes se
déchaînent dans le vide de la pensée, que leur objet fit dans l’esprit ». (VIII, p. 254.
Nous renvoyons à la suite de cette même page pour plus de détails quant à
l’appréhension de l’objet souverain.)
216 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

le tente, on la nie –, mais de décrire le plus qu’il se peut la dissolution


au plan particulier de l’écriture poétique : de l’analyse de ses
conditions de possibilité, nous passions de ce fait à la description
d’une disparition qui s’apparentait concrètement à la mort de l’écriture
et à un effacement de la trace qu’il nous fallait préciser.
Par ailleurs, la "nature" si spécifique du RIEN nous aide à
comprendre pourquoi la poésie telle que Bataille l’envisage désigne
avant tout une pratique de langage. L’irréductibilité au vocabulaire de
la métaphysique situe le RIEN au strict plan de l’expérience : « Le
RIEN dont je parle est donnée d’expérience, n’est envisagé que dans
la mesure où l’expérience l’implique » (VIII, p. 259). Si le « RIEN a
peu de chose à voir avec le néant », s’il n’est pas même ce
qu’envisage le métaphysicien lorsqu’il sollicite cette notion, c’est que
le RIEN est justement ce qui arrête le mouvement de la pensée pour
laisser place « à l’inconnaissable de l’instant ». Un tel arrêt signifie en
fait une triple rupture : rompre ce mouvement c’est rompre avec le
temps – l’unité souveraine est « L’instant miraculeux ou l’attente se
résout en RIEN » (VIII, p. 254) –, rompre avec le temps c’est rompre
avec l’action – le RIEN nous détache « du sol où nous rampions, dans
l’enchaînement de l’activité utile » –, rompre avec l’action c’est enfin
rompre avec la pensée – le RIEN est l’« objet suprême de la pensée,
qui sort d’elle-même » (VIII, p. 259). Ces différents aspects de la
dissolution confirment bien ce que nous avons été amenés à retrouver
à partir de manifestations concrètes : l’analyse de la furtivité de
l’événement poétique devait nous conduire à l’acte dé-chaîné du
sacrifice qui, transposé au plan de l’écriture, conduit quant à lui à la
contestation de l’hégémonie du discours. Le RIEN, expérience et
dissolution, justifie donc la notion de dé-chaînement que nous avons
désignée comme le cœur de l’écriture poétique au terme de ces
différents rapprochements : le dé-chaînement est par excellence l’acte
concret que nécessite et détermine à la fois la chance de sa
manifestation et celle de son épreuve.
SE METTRE EN JEU

Poésie et écriture souveraine

Bataille soutient parfois, et cela est vrai en partie dans


les conférences consacrées au non-savoir, que, face au langage
mensonger, il n’y a que le silence qui soit vrai. Dans ce cas, il faut
savoir se taire, savoir se tenir au plus strict silence. A l’inverse, si nous
considérons qu’il nous est impossible de sortir du langage, il faut
conclure que le silence souverain demeure inaccessible et qu’il
constitue toujours un échec pour celui qui le recherche. Ces deux
positions, bien que contraires, reposent en fait toutes deux sur une
opposition (trop) rigide de la vérité du silence et du mensonge du
langage.
Bataille ne se tient pas toujours à cette stricte opposition.
Il considère le plus souvent que le langage n’est pas une totalité
fermée et homogène, qu’il peut être lui-même une ouverture plus ou
moins grande sur le silence souverain. En manifestant la fluidité de
l’existence – la part muette – qui, sinon, serait en nous comme si elle
n’était pas ; en se liant, du même coup, à « la lucidité extrême […]
dont le terme est nécessairement le silence », la poésie qu’il décrit
confirme bien que le silence a besoin des mots, elle montre que le
silence n’est rien d’autre que les mots qui se consument dans une
dépense sans frein ni raison d’être. De telles positions sont en fait liées
à la manière dont Bataille appréhende l’inconnaissable :

J’ai tout fait pour savoir ce qui est connaissable et ce que j’ai cherché
est ce qui est informulable au fond de moi. Je suis moi dans un monde
dont je reconnais qu’il m’est profondément inaccessible puisque dans
218 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

tous les liens que j’ai cherché à nouer avec lui, il reste je ne sais quoi
que je ne peux vaincre, ce qui fait que je reste dans une sorte de
désespoir. Je me suis rendu compte que ce sentiment est assez rarement
éprouvé. J’ai été assez surpris que quelqu’un comme Sartre n’entrait
pas dans ce sentiment le moins du monde. Il disait à peu près ceci : si
l’on ne sait rien, on n’a pas besoin de le dire deux fois. (VIII, p. 192)

Bataille ne saurait se tenir à la ferme position de Sartre. Quand celui-


ci se borne au constat, affirme qu’il ne sert à rien de dire deux fois
qu’on ne sait rien et se tait, Bataille parle au contraire, sollicite le
langage pour dire ce que Sartre n’éprouve pas le besoin d’exprimer :
« C’est à ce moment là, affirme-t-il, qu’on emploie un langage
littéraire où il y a plus que ce qu’il est nécessaire à dire » ; en d’autres
termes, c’est au moment où plus rien ne peut être connu qu’une
attention particulière est accordée au refoulé du langage. En ce sens,
Bataille va jusqu’à écrire : « Seul, le silence peut exprimer ce qu’on a
à dire, donc dans un langage trouble » (VIII, pp. 192-193). Un langage
trouble, c’est-à-dire un langage où la « possibilité indépendante du
sens des termes » (XI, p. 87), où le rythme et la dimension physique
des mots, où leur « cadence à volonté rauque ou suave » et la
« volupté des sons, de leur répétition et de leur élan » importent plus
que le sens. En un mot, le silence requiert la matérialité du langage
pour se dire : la part maudite du discours – son déchet – est sollicitée
pour exprimer ce que seul peut exprimer le silence face à
l’inconnaissable, face à un non-savoir que Bataille n’entend pas
comme un simple vide mais comme « un vide consistant »1.
La sensibilité commande une écriture qui, quelles que
soient les variations qui affectent ses modalités, doit coïncider avec le
silence impliqué par une pure mobilité, une écriture qui doit s’effacer,
accepter cette mort sans laquelle il ne saurait y avoir de fuite : nous
l’avons vu, l’écriture est poétique quand elle opère une incessante
coupure avec ce qui s’est fait afin que ne se réintroduise pas
insidieusement, à partir de là, le souci de ce qui va se faire2. Cette
sorte de disparition qui hante la poésie n’est évidemment pas une
opération magique. Elle désigne plutôt une manière d’opérer et de

1
Jean-Luc Nancy, « La pensée dérobée », Lignes n°1 (nouvelle série), mars 2000,
p. 95.
2
Il faut bien voir que cette coupure signifie une double rupture : en rompant
immédiatement avec ce qui s’est fait, on rompt du même coup avec ce qui va se faire.
La coupure opère donc en deux endroits.
SE METTRE EN JEU 219

répéter un effacement singulier, effacement qu’il nous faut désormais


tenter de mieux saisir en appréhendant notamment la poésie dans sa
différence avec l’écriture majeure que définit Derrida dans l’étude
qu’il consacre à Bataille en 1967.
En mai 1967, dans L’Arc, Derrida publie, sous le titre
« De l’économie restreinte à l’économie générale – un hegelianisme
sans réserve », une étude qui a pour principal objectif d’éclairer le
traitement particulier que le texte de Bataille réserve aux concepts de
la philosophie, de lever plus précisément le voile sur une volonté
« [d’] inscrire dans le lexique et la syntaxe d’une langue, la nôtre, qui
fut aussi celle de la philosophie, ce qui excède néanmoins les
oppositions de concepts dominées par cette logique commune »
(ED, p. 371)3. En approfondissant ce qu’il appelle l’« explication
interminable [de Bataille] avec Hegel » (ED, p. 372), et notamment
dans la mise en perspective de la souveraineté dans sa différence avec
la maîtrise, Derrida montre un Bataille aux prises avec la nécessité de
manifester à quel point est risible « la soumission à l’évidence du sens,
à la force de cet impératif : qu’il y ait du sens, que rien ne soit
définitivement perdu par la mort » (ED, p. 377). En d’autres termes, et
la difficulté d’inscrire le mot poésie au sein du discours nous l’a
indiqué maintes fois déjà, Bataille doit souligner le caractère risible
d’un discours qui, « s’essoufflant à se réapproprier toute négativité »,
finit par « se rendre du même coup aveugle au sans-fond du non-sens
dans lequel se puise et s’épuise le fond du sens » (ED, p. 378). La
tâche à laquelle Bataille se trouve confronté est des plus ardues ; rien
ne paraît plus difficile que d’appréhender « ce point où la destruction,
la suppression, la mort, le sacrifice constituent une dépense si
irréversible, une négativité si radicale », qu’il n’est plus même
possible de « les déterminer en négativité dans un procès ou dans un
système » (ED, p. 380). Derrida y insiste : Bataille « doit marquer
dans son discours le point de non-retour de la destruction, l’instance
d’une dépense sans réserve qui ne nous laisse donc plus la ressource
de la penser comme une négativité » (ED, p. 381). Cette inscription ne
saurait avoir lieu sans « déchirer convulsivement la face du négatif, ce
qui fait de lui l’autre surface rassurante du positif, et [sans] exhiber en
lui, en un instant, ce qui ne peut plus être dit négatif » ; ce qu’il faut

3
Dans ce chapitre les références à l’article de Jacques Derrida, « De l’économie
restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », repris dans
L’Ecriture et la différence seront notées ED suivi du numéro de page.
220 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

donner à voir, c’est ce qui « n’a pas d’envers réservé », ce qui « ne


peut plus se laisser convertir en positivité », ce qui, en un mot, « ne
peut plus collaborer à l’enchaînement du sens, du concept, du temps et
du vrai dans le discours ». Un sacrifice doit avoir lieu, celui de « la
présentation du sens de la mort », pour que, « perdu pour le discours,
le sens [soit] absolument détruit et consumé » :

Sacrifiant le sens, la souveraineté fait sombrer la possibilité du


discours : non simplement par une interruption, une césure ou une
blessure à l’intérieur du discours (une négativité abstraite), mais, à
travers une telle ouverture, par une irruption découvrant soudain la
limite du discours et l’au-delà du savoir absolu.

Plus concrètement, la souveraineté devra être distinguée de toute


négativité grâce à une parole capable de manifester « un impensable
non-sens » (ED, p. 384), grâce à un langage qui tentera de ruser en
défiant la coïncidence parfaite de la parole et du sens4 afin
qu’apparaisse une pure absence de sens, une absence qu’aucun sens
assigné par le discours ne viendra insidieusement dissimuler. D’où,
explique Derrida, le recours aux stratagèmes, aux simulacres, aux
masques, la nécessité d’organiser une véritable stratégie pour
qu’advienne « une parole qui garde le silence » (ED, p. 385), c’est-à-
dire qui montre le sens absent : un langage constitué de mots qui
glissent vers le silence devra voir le jour, un langage qui s’articule
autour d’un point, d’un « lieu dans un tracé où un mot puisé dans la
vieille langue, se mettra, d’être mis là et de recevoir telle motion, à
glisser et à faire glisser tout le discours », un langage auquel enfin on
aura imprimé « un certain tour stratégique qui, d’un mouvement
violent et glissant, furtif, en infléchisse le vieux corps pour en
rapporter la syntaxe et le lexique au silence majeur » (ED, p. 387).
Bien que brièvement exposée, la description de cette
parole évoquée par Derrida n’est pas sans rappeler, du moins en ce qui
concerne ses caractéristiques principales, la pratique d’écriture que

4
L’analyse de Derrida s’appuie notamment sur cette proposition de Bataille : « L’idée
du silence (c’est l’inaccessible) est désarmante ! Je ne puis parler d’une absence de
sens, sinon lui donnant un sens qu’elle n’a pas. Le silence est rompu, puisque j’ai
dit… Toujours quelque lamma sabachtani finit l’histoire, et crie notre impuissance à
nous taire : je dois donner un sens à ce qui n’en a pas : l’être à la fin nous est donné
comme impossible ! ». (V, p. 199. Cité par Jacques Derrida, « De l’économie
restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 385.)
SE METTRE EN JEU 221

nous tentons de décrire sous le nom de poésie. De fait, le propos de


Derrida n’ignore pas complètement la question de la poésie, mais
l’aborde d’une manière ambiguë. Si Derrida souligne comment
Bataille oppose parfois la parole poétique au « discours significatif »,
s’il présente le poétique comme « ce qui dans tout discours peut
s’ouvrir à la perte absolu de son sens, au (sans) fond de sacré, de non-
sens, de non-savoir ou de jeu, à la perte de connaissance dont il se
réveille par un coup de dés » (ED, p. 383), ce n’est jamais cependant
que pour mieux en dire les faiblesses et les limites. Ainsi, reprenant
les analyses d’un passage de Méthode de méditation, Derrida affirme
que, certes, le « poétique de la souveraineté s’annonce dans le moment
où la poésie renonce au thème et au sens » », mais qu’il « s’y annonce
seulement car livrée alors « au jeu sans règle », la poésie risque de
se laisser mieux que jamais domestiquer ». Tout laisse ici entendre
que la souveraineté de la poésie est, si ce n’est négligeable, plus
qu’improbable, et qu’il n’y a pas lieu de s’y attarder trop longuement.
Outre le fait que la complexité de la question de la poésie se trouve
sensiblement réduite, ce qui frappe c’est surtout la manière dont, par
la suite, Derrida évince la poésie sans le dire, et sans que cela soit au
moins justifié. C’est qu’il y a dans l’analyse de Derrida une manière
de détournement : alors qu’il reconnaît dans une proposition de
Bataille concernant la poésie le fondement même de ce qu’il tente
d’exposer, il la détourne de son objet, ne l’applique pas à la poésie à
laquelle pourtant elle s’applique sans la moindre équivoque, comme si
la poésie était de toute façon vouée à une disqualification irrémédiable
et entendue. Derrida écrit à propos du risque auquel il a précédemment
fait allusion :

Ce risque est proprement moderne. Pour l’éviter, la poésie doit être


« accompagnée d’une affirmation de souveraineté », « donnant », dit
Bataille en une formule admirable, intenable, qui pourrait servir de titre
à tout ce que nous tentons ici de rassembler comme la forme et le
tourment de son écriture, « le commentaire de son absence de sens ».
(ED, pp. 383-384)

Etrange manière, alors même qu’il expose ce qui, selon Bataille, serait
susceptible de sauver la poésie en palliant le risque de récupération
qu’elle encourt, de passer sous silence la question de la poésie, de
n’accorder pas suffisamment d’importance à ce qui, pour Bataille,
manifestement en a – suivent d’ailleurs significativement quelques
222 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

lignes où la souveraineté poétique n’est pas vraiment niée mais se


trouve plutôt présentée sous le jour le plus défavorable sans que rien,
finalement, ne vienne atténuer une conclusion qui, pour la poésie,
sonne une sorte de glas : « opération encore hegelienne » (ED, p. 384).
Cependant, en n’accordant pas assez d’attention à la
question de la poésie, la description de l’écriture bataillienne proposée
par Derrida se condamne d’emblée à ne pas cerner entièrement son
objet : ignorer la poésie, c’est priver la réflexion d’un aspect important
de ce qu’elle veut appréhender et, du même coup, se priver de certains
développements susceptibles de prolonger certains points de cette
réflexion.
Derrida distingue deux écritures : l’une qu’il appelle
mineure, l’autre qu’il qualifie de majeure5. La première, « écriture de
maîtrise » (ED, p. 389), est « celle qui projette la trace », celle par
laquelle « la volonté veut se garder dans la trace, s’y faire reconnaître,
et reconstituer sa présence ». A cette écriture servile, méprisée par
Bataille, s’oppose une écriture « qui produit la trace comme trace »
(ED, p. 390) : seule cette dernière est une véritable trace, puisque la
trace « n’est une trace que si en elle la présence est irrémédiablement
dérobée, dès sa première promesse, si elle se constitue comme la
possibilité d’un effacement absolu ». On le voit, la distinction des
deux écritures ou, si l’on veut, des deux traces, proposée par Derrida,
trouve un écho évident au niveau poétique : à l’écriture mineure, qui
conserve et retient, correspond cette poésie avortée que Bataille
désigne sous le nom de "belle poésie" ; l’écriture majeure, qui s’inscrit
dans un mouvement de dépense, rejoint quant à elle la poésie
souveraine.
Bien qu’en aucun cas il ne s’agisse de confondre l’écriture
majeure et la souveraineté poétique, il faut au moins en dire l’étroite
complicité et souligner les liens inédits qui les unissent. L’écriture, en
son instance majeure, tente d’exposer l’absence souveraine du sens en
excédant le logos : plus exactement, elle met en jeu les concepts les
plus classiques de la philosophie qui, « apparemment inchangés en
eux-mêmes » (ED, p. 392), subissent néanmoins « une mutation de
sens, ou plutôt [sont] affectés, quoique apparemment impassibles, par
la perte de sens vers laquelle ils glissent et s’abîment démesurément ».

5
Pour plus de précisions concernant le rôle et le sens des qualificatifs mineur et
majeur, nous renvoyons à la note que Derrida leur consacre aux pages 400 et 401 de
son étude.
SE METTRE EN JEU 223

Ne tolérant pas « la distinction entre la forme et le contenu » (ED,


p. 393), l’écriture majeure « se plie à enchaîner les concepts en ce
qu’ils ont d’inévitable », mais « en se rapportant en un certain point au
moment de la souveraineté, c’est-à-dire à un non sens […] qui est au-
delà du sens absolu, au-delà de la clôture ou de l’horizon du savoir
absolu ». Ce que Derrida appelle « l’époque du sens » est ainsi mise
entre parenthèses grâce à une écriture capable « d’instituer un rapport
dans la forme du non-rapport, [d’] inscrire la rupture dans le texte,
[de] mettre la chaîne du savoir discursif en rapport avec un non-savoir
qui n’en soit pas un moment » (ED, p. 394). L’institution de ce rapport
pourra être qualifiée de "scientifique" mais en précisant que « le mot
de science subit une altération radicale […] par la seule mise en
rapport avec un non-savoir absolu ». Autrement dit, l’écriture majeure
ne pourra être appelée science « que dans la clôture transgressée,
mais on devra le faire en répondant à toutes les exigences de cette
dénomination ». Etant une science et rapportant « ses objets à la
destruction sans réserve du sens » (ED, p. 396), l’écriture majeure se
rapproche de l’économie générale6 : elle met « le discours en rapport
avec le non-discours absolu » ; elle n’est pas la perte de sens, mais
désigne plus précisément un rapport à cette perte. Pour le dire
autrement, elle ne propose pas une description du non-savoir, « ce qui
est l’impossible », mais décrit « seulement les effets du non-savoir ».
Quels sont plus concrètement ces effets ? Au cours d’une
conférence, alors qu’il présente la possibilité de parler du non-savoir
comme nécessairement liée à « l’expérience que nous en faisons »,
Bataille ajoute :

6
Rappelons le principe de l’économie générale tel que Bataille le définissait par
exemple en 1947 : « Une économie générale (distincte de l’économie traditionnelle,
celle-ci restreinte au domaine de la production), cessant d’ignorer les mouvements
d’exubérance, occupe sur le plan de la connaissance une place nouvelle. Elle englobe
dans ses recherches, – en même temps que le travail, la fabrication des produits et
l’accumulation, – l’usage improductif des richesses à l’issue du développement. Elle
met fin de cette façon à la méconnaissance où la théorie économique a tenu l’immense
activité improductive des hommes, où l’idéalisme a tenu les conditions matérielles de
la vie. Elle ne lève pas toutefois la nécessité d’une composition cohérente du langage,
telle que la plénitude de ses possibilités développées ordonne le sens de chacune
d’elles en rapport avec les autres, et révèle le non-sens – l’opacité parfaite, ou, plus
précisément, le silence – de l’ensemble ». (XI, pp. 303-304. Nous renvoyons plus
généralement sur cette question à La Part maudite.)
224 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Cette expérience est une expérience qui a toujours un effet, un effet tel
que, par exemple, le rire ou les larmes, ou le poétique, ou l’angoisse,
ou l’extase. Et je ne pense pas qu’il soit possible de parler sérieusement
du non-savoir indépendamment de ses effets. (VIII, pp. 218-219)

Ce qui nous importe ici, c’est la détermination du poétique comme un


effet du non-savoir : autrement dit, la poésie est ce dont parle, entre
autres, l’écriture majeure ; elle est ce que décrit cette dernière en
espérant rapporter ainsi le connu à l’inconnu, le sens au non-sens. Si
« l’écriture de souveraineté n’est ni la souveraineté en son opération
ni le discours scientifique courant » (ED, p. 398), on comprend
cependant qu’elle est en partie une mise en rapport avec la poésie qui,
elle, est une opération souveraine ou rien. En incluant la poésie dans le
système des écritures, la description proposée par Derrida peut être
modifiée. L’écriture majeure et l’écriture poétique ne s’opposent pas,
mais définissent au contraire conjointement une pratique d’écriture
plus globale dont elles sont deux modes distincts mais néanmoins
complémentaires : alors que la poésie désigne le moment où l’écriture
coïncide avec la pure dépense et ouvre à l’absence irréductible du
sens, l’écriture souveraine donne le commentaire de cette absence de
sens ; elle veille à prévenir toute récupération de la souveraineté
poétique en faisant glisser l’ensemble du discours vers le non-sens que
la poésie découvre et manifeste. Ecriture majeure et écriture poétique
apparaissent donc intimement liées : en l’absence d’un commentaire
qui ramène sans répit vers le non-sens manifesté, le non-sens serait
irrémédiablement dissimulé par les forces appropriatives de la
pensée discursive ; en retour, en l’absence de la manifestation d’un
irréductible silence, l’écriture souveraine ne pourrait organiser et
déployer un commentaire susceptible d’orienter les concepts de la
philosophie vers ce qu’ils se refusent à dire et à assumer. La poésie et
l’écriture majeure ne sauraient donc l’une sans l’autre ; elles n’ont de
force véritable qu’ensemble, liées par un lien vital dont elles tirent une
partie de leur vie et de leur sens7. L’interaction qui existe entre ces

7
On pourra objecter que cela n’est vrai que dans un sens seulement : alors que la
poésie est absolument dépendante du commentaire livré par l’écriture majeure, cette
dernière peut quant à elle se constituer à partir et autour d’un autre effet du non-savoir
comme le rire, les larmes ou encore l’extase. Mais ce serait, d’une part, négliger une
nouvelle fois l’importance véritable de l’effusion poétique et, d’autre part, surtout ne
pas voir qu’en prenant en considération la poésie une pratique plus générale d’écriture
apparaît qui est mieux à même de cerner la totalité du travail d’écriture auquel se livre
SE METTRE EN JEU 225

deux écritures nous met donc face à un texte, un tissu fait, d’une part,
d’une écriture qui appelle le dé-chaînement, s’ouvre à la chance d’un
non-sens qui la déborde et la comprend et, d’autre part, de
l’avènement de cette chance qui est aussi bien silence que dépense,
œuvre et sens absent que mobilité essentielle ; un texte apparaît qui est
fait d’autant de trouées in-sensées que de glissements silencieux et
dérobés qui, sans fin, orientent vers ce qui est purement irréductible,
souverain, premier. Il faut le dire une fois encore : la poésie est partout
en puissance. Aucun "point" du texte ne lui est refusé dès lors que ce
dernier se tisse en entier autour et à partir du dé-chaînement
souverain ; aucun "point" n’est dès lors fermé à la chance et à
l’avènement du silence.
Toutefois, les liens qui unissent l’écriture poétique et
l’écriture majeure ne se réduisent pas à leur seule interaction. Pour
une part, il semble que la poésie puisse apparaître comme ce qui est
capable de porter à une sorte d’incandescence certaines propriétés de
l’écriture souveraine. Bien qu’il ne faille, répétons-le, en aucun cas
subordonner la poésie à cette dernière, il apparaît cependant que
l’écriture poétique manifeste des qualités communes avec l’écriture
majeure qui, soumises par elle à la plus grande intensité, sont alors
exacerbées, modifiées toujours dans le sens d’un paroxysme, d’une
sorte d’affolement qui, si l’on veut, libère leur ultime potentialité.
Cette étrange parenté, où les dissemblances semblent le disputer aux
traits les plus communs, devrait nous permettre de poursuivre plus
avant la description de l’écriture poétique.
Revenons aux deux écritures que distingue Derrida. Ces
dernières désignent deux rapports spécifiques à la trace, c’est-à-dire
deux rapports rigoureusement distincts à la présence : alors que la
trace mineure répond à une volonté qui désire « reconstituer sa
présence » (ED, p. 389), la trace majeure, quant à elle, n’est que « si
en elle la présence est irrémédiablement dérobée » (ED, p. 390). Cette
présence dérobée qui définit l’écriture majeure, nous en retrouvons un
écho puissant dans le silence souverain que composent les mots
poétiques. De ce silence, Derrida affirme qu’il est, « d’une certaine
manière, étranger à la différence comme source de signification »
(ED, p. 386). « Excluant le langage articulé », ce silence « semble

Bataille : sans la poésie, sans l’interaction de celle-ci et de l’écriture majeure, on ne


peut qu’envisager partiellement l’écriture de Bataille.
226 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

effacer la discontinuité » et s’identifier au continuum, c’est-à-dire à


« l’expérience privilégiée d’une opération souveraine transgressant la
limite de la différence discursive ». Mais le continuum « n’est pas la
plénitude du sens ou de la présence telle qu’elle est envisagée par la
métaphysique » : orientée sans cesse « vers le sans fond de la
négativité et de la dépense, l’expérience du continuum est aussi
l’expérience de la différence absolue » (ED, pp. 386-387). Bien que
dans un premier temps les concepts de continuum, d’instant, de
communication semblent « s’identifier à l’accomplissement de la
présence », ces concepts, en fait, « accusent et aiguisent l’incision de
la différence ». Si nous inscrivons à la suite de ces analyses l’identité
de l’écriture poétique et du silence souverain, la question se pose à
nous d’une écriture qui est l’expérience de la différence absolue :
étant, d’une certaine manière, étrangère à la différence comme source
de signification, cette écriture est une écriture qui n’est plus la
plénitude du sens et de la présence, ou, plus exactement, une écriture
qui, d’une certaine manière, s’éloigne de cette plénitude et se joue
d’elle.
Une écriture, quelle qu’elle soit, ne saurait être
absolument étrangère à la différence comme source de signification :
elle ne peut l’être que d’une certaine manière, c’est-à-dire en rompant
moins avec cette source qu’en s’y rapportant d’une façon tout à fait
spécifique qui, en même temps, la définit. L’écriture poétique ne
désigne rien d’autre qu’une manière de pervertir le mouvement de la
signification, de l’épouser pour mieux en jouer afin d’exposer ce qu’il
ne peut et ne veut exposer. La poésie réside donc dans un écart pris
avec un mouvement ; elle consiste en un déplacement infime, à peine
visible, qui transforme un mouvement qui permet la présence en un
mouvement qui soudain la dérobe ; elle opère un écart infime avec ce
mouvement afin de renouer avec la sensibilité perdue et de se
détourner de la plénitude de la présence pour retrouver la présence
dérobée que signifie le continuum. Ici, il faut se souvenir en quels
termes Derrida tentait de décrire l’instant envisagé par Bataille. De
l’instant, dont, rappelons-le, Bataille ne cesse de dire l’identité avec la
poésie, Derrida affirme qu’il n’est pas « un point de présence pleine et
inentamée », qu’il « glisse et se dérobe entre deux présences » et qu’il
est « la différence comme dérobement affirmatif de la présence » (ED,
p. 387). C’est sans doute cette sorte de glissement et de dérobement
que vise l’écriture poétique ; c’est cette présence dérobée que vise
SE METTRE EN JEU 227

l’incision toujours recommencée de la chaîne issue du mouvement de


la signification.
Quand l’attention se porte sur l’instant de l’acte, quand de
cette attention résulte, par chance, l’acte comme instant, nous
comprenons maintenant que ce n’est pas le présent qui advient mais
un certain dérobement. Cette position de la poésie par rapport à la
présence devrait-elle cependant nous étonner ? Au contraire. La
poésie, en désignant une fuite qu’aucune catégorie de la métaphysique
n’est prompte ni à penser ni à saisir, ne saurait être aisément
compatible avec une présence dont dérive tout le langage de cette
même ontologie. Que l’écriture poétique opère une manière de
dérobement de la présence se révèle donc des plus logique : alors que
de la présence procèdent, par exemple, les catégories de substance et
de sujet, le dérobement s’oriente quant à lui vers une pure mobilité,
vers tout ce qui est avant l’être et ne se laisse pas fixer en ceci ou
cela ; vers tout ce qui, en un mot, déborde et comprend le vocabulaire
de l’ontologie. Nous sommes désormais mieux en mesure
d’apercevoir pourquoi la poésie pour dé-penser doit dé-chaîner, dé-
lier, couper : la rupture vise un certain dérobement de la présence qui,
seul, peut ouvrir à ce qui dans l’être est irréductible à toute capture par
la pensée discursive. La poésie rompt la chaîne présent-présence-
substance pour manifester et éprouver une fuite primordiale. Sur un
autre plan, cela signifie qu’elle rompt le mouvement de la
signification et se présente comme un exemple concret de cet « acte de
consumation » (ED, p. 399) que Derrida décrit – sans toutefois le
rapporter d’aucune façon à la poésie – comme se tenant « au-delà du
positif et du négatif » et qui, « bien qu’il induise à perdre le sens, n’est
pas le négatif de la présence, gardée ou regardée dans la vérité de son
sens ». En d’autres termes, la poésie saisit « la possibilité d’un
effacement absolu » (ED, p. 390) laissée ouverte par la trace majeure.
Elle est cette possibilité devenue effective, la trace qui s’efface à force
de coupures et d’incisions, la trace qui se trace et disparaît aussitôt
pour qu’à la discontinuité se substitue la continuité, à la présence un
certain dérobement, à l’en-chaînement le passage et la fuite.
La pratique d’écriture que définissent les incessants
échanges entre l’écriture poétique et l’écriture souveraine apparaît
comme l’écriture de la plus grande conscience évoquée dans La
Religion surréaliste, de cette conscience qui, grâce aux échanges
incessants entre ces deux écritures, prend conscience de ces
228 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

mouvements furtifs qui échappent à la conscience. Ainsi, la poésie


souveraine consiste en une autre sorte de recherche d’un temps perdu,
d’un temps avant le temps, d’un être avant l’être, de l’instant qui
toujours inquiète le temps. De plus, alliant à l’exigence d’un dé-
chaînement violent celle d’un commentaire souverain ; joignant à la
plus grande liberté une implacable rigueur, cette poésie permet de
pallier l’écueil de l’homogénéisation qui guette toujours la dépense,
sans pour autant amoindrir ses effets. Autrement dit, la poésie
souveraine établit enfin les conditions de possibilité d’une dépense
que rien n’altère, d’une violence que rien ne réduit ni ne canalise et
dont la recherche, nous l’avons vu, motivait déjà les premières
critiques adressées par Bataille au mouvement surréaliste. Plus qu’à la
seule nécessité de résister à l’homogénéisation, la poésie souveraine
semble également répondre à une volonté de viser une totalité en
unifiant ce que l’art surréaliste a par ailleurs dissocié :

Il y a dans l’art surréaliste un arrêt, sans nul doute. Sortant du vide de


l’art pour l’art, il ne peut ni servir l’action ni former une totalité. Il
exprime une partie seulement de la sphère humaine. C’est si vrai qu’on
distingue dans le surréalisme dès l’origine deux moments bien
séparés : celui de la liberté vide (d’innocence, d’automatisme), qui
s’exprime en des œuvres à la fin monotones et d’elles-mêmes
impuissantes, celui de pleine affirmation du sens de cette liberté vide
par l’être qui la vit. Un jugement intellectuel, surajouté, affirmé du
dehors, est nécessaire à l’œuvre pour qu’une activité surréaliste ait
valeur de totalité. (XI, p. 39)

La poésie souveraine apparaît comme une tentative d’unifier le


moment où la liberté s’affirme et celui où le sens de celle-ci
s’exprime ; en d’autres termes, il s’agit d’exprimer une pensée qui « a
un caractère de totalité en ce qu’elle n’est limitée ni à la pensée
discursive ni à l’automatisme du rêve ». Une telle intention se heurte
toutefois à une difficulté qui « ne peut être exactement résolue » (XI,
p. 40). En unifiant « la vision poétique » et « l’intelligence », le dé-
chaînement poétique et son commentaire souverain, « le vide,
l’impuissance, la folie » ou « le pur esthétique » sont, certes, évités,
mais demeure néanmoins une difficulté majeure : « Ajoutée à ce qui
l’excède, l’affirmation de l’intelligence en supprime l’essence, qui est
d’être extérieure à l’intelligence » (XI, p. 39). Dès lors, « Tout ce que
nous pouvons, c’est accepter que [cette difficulté] nous porte aux
limites de la tension » (XI, p. 40), et la poésie souveraine apparaît
SE METTRE EN JEU 229

précisément comme la meilleure façon de « demeurer dans


l’impossible ».
Les relations que Bataille imagine entre la poésie et
l’écriture souveraine constituent sans doute l’une des réponses les plus
achevées qu’il ait avancée aux questions que suscitaient en lui la
pratique de la poésie. Reste maintenant à savoir si cette réponse
satisfait les exigence d’une mise en jeu réelle du sujet, que Bataille a
depuis toujours liée à ses réflexions sur la poésie. D’aucuns en ont
douté comme, par exemple, Yves Bonnefoy. Dans la grande
monographie qu’il consacre à Giacometti et qu’il publie en 1991,
Bonnefoy entreprend de décrire l’influence que Bataille exerça sur
l’artiste aux alentours de 1930 via les articles publiés dans Documents.
Bonnefoy ne se contente pas cependant de décrire une influence.
Prétextant que les articles de Documents disent déjà Bataille tout
entier, ce qui est discutable, il saisit cette occasion pour donner un
aperçu de la pensée de ce dernier en puisant dans des textes écrits bien
au-delà de la fin des années 20. Apparaît alors une sorte de digression
où Bonnefoy ne craint pas d’afficher une réelle empathie pour
Bataille, mais où il développe également une critique que l’on peut
brièvement résumer comme suit : certes Bataille en appelle à ce qui
fait de la dépense érotique le déchirement de l’individu et l’effacement
déjà de sa présence illusoire, mais, dans le même temps, le moi
demeure le seul témoin et la seule cause de cette expérience limite. Il
y a là une ambiguïté remarquable : Bataille pourfend la métaphysique,
mais c’est sous les yeux et au bénéfice d’une subjectivité qui ne
semble donc avoir de suprême souci que d’ordre métaphysique. En
poète, et c’est là son originalité, Bonnefoy reproche plus précisément
à la position de Bataille de méconnaître une grande ressource qui se
trouve dans la parole, ce qu’il appelle lui-même une pensée du silence
laquelle n’est autre que la poésie. Bataille en voulant rester dans
l’espace des mots, en voulant maintenir une figure de soi jusqu’au
plus extrême de l’extase maintiendrait du même coup le lieu où se
produisent les constructions conceptuelles qui projettent de la
discontinuité, du contradictoire, là où la poésie saisirait une unité qui
est aussi une délivrance puisqu’elle suppose le franchissement de
l’horreur et du chaos. La critique de Bonnefoy nous intéresse
particulièrement en ce qu’elle permet de poser une question décisive :
la poésie de la plus grande conscience est-elle un gain,
l’accroissement et le renforcement de la conscience, ou au contraire
230 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

est-elle une perte, une ouverture à ce dont la conscience ne peut avoir


conscience sans en être profondément bouleversée ? La réponse à
cette question demandera d’abord d’analyser ce que Bataille entend
par mise en jeu, et de comprendre comment il associe celle-ci à la
poésie, et ensuite de voir comment, cette fois dans les poèmes, cette
mise en jeu se manifeste.

Le poète et la flamme

Dans « La conjuration sacrée », premier texte du premier


numéro de la revue Acéphale, Bataille a cette affirmation radicale :
« L’homme est cependant demeuré libre de ne plus répondre à aucune
nécessité : il est libre de ressembler à tout ce qui n’est pas lui dans
l’univers » (I, p. 445). En articulant de la sorte la liberté et la
contestation du principe d’identité, Bataille signifie que la réalisation
de « la totalité humaine » (II, p. 273) est liée au décèlement de la
nature réelle de l’univers qui, d’emblée, apparaît aux antipodes de la
permanence et de la stabilité. En fait, dès « La conjuration sacrée », il
répond à l’un des points du programme rédigé deux mois auparavant
en vue d’Acéphale : « Réaliser l’accomplissement de l’être personnel
dans l’ironie du monde des animaux et par la révélation d’un univers
acéphale, jeu et non état ou devoir ».
Au fil des articles publiés dans la revue Acéphale à partir
de 1936, un univers se dessine dont l’instabilité est la loi et le
« mouvement à peu près explosif de la matière » (I, p. 515) le principe
fondamental. Monde de mouvements, et en mouvement, « monde
héraclitéen des fleuves et des flammes » (I, p. 505) où le changement
l’emporte décidément sur tout immuable, le monde décrit par Bataille
renoue avec les forces tragiques dont la pensée de Socrate a marqué le
déclin :

[…] ce que Socrate introduisait dans une humanité tumultueuse, en


effet, n’était autre que le principe, faible encore, mais portant avec lui
le caractère de l’immuable, dont la valeur obligatoire devait mettre fin
à la légèreté des combats. Ce que Socrate introduisait était le BIEN :
c’était DIEU et déjà la pesanteur chrétienne qui dominait la tragédie de
la passion de la hauteur du ciel et réduisait la « mort de Dieu » à
l’abjection des hommes, au péché, le TEMPS au MAL. (I, p. 508)
SE METTRE EN JEU 231

Socrate introduit l’immuable au sein du tumulte, la substance contre le


mouvement, et bientôt le Dieu unique8 qui règne sur toute chose en
assurant une stabilité opposée au temps, à « l’objet de la vision
d’Héraclite » (I, p. 510). Bataille, en imposant, à la suite de Nietzsche,
la vision d’un monde héraclitéen, en préférant le mouvement à tout
principe de permanence, évoque quant à lui, et logiquement, un
monde où Dieu est absent, où Dieu est mort, un monde où « la
recherche de Dieu, de l’absence de mouvement, de la tranquillité » (I,
p. 473) a cédé le pas devant le déchaînement des forces tragiques :

C’est le TEMPS qui se déchaîne dans la « mort » de Celui dont


l’éternité donnait à l’Etre une assise immuable. Et l’acte d’audace qui
représente le « retour », au sommet de ce déchirement, ne fait
qu’arracher à Dieu mort sa puissance totale pour la donner à
l’absurdité délétère du TEMPS. (I, p. 510)

Dieu mort, c’est le temps qui est libéré, le temps destructeur dont
Bataille, en 1939, évoque le néantissement afin de parvenir à l’extase
(I, p. 556). En rompant avec la tranquillité de l’immobilité, l’univers
entier est rendu au changement incessant, au devenir « dont chaque
moment rejette au néant celui qui l’a précédé » (II, p. 405) ; il est
rendu au temps qui « détruit les êtres mortels qui sont dans sa
possession ». Ce temps qui se déchaîne dans la mort de Dieu et dont
« chaque instant ne se produi[t] que dans l’anéantissement de ce qui
précède et n’exist[e] lui-même que blessé à mort » (I, p. 556), c’est
exactement le temps dont le dé-chaînement poétique essaie de
retrouver le mouvement ; c’est le temps que Bataille croit, par
exemple, retrouver chez Proust et dont meurent « les spectres
retrouvés dans le salon Guermantes » (V, p. 168).
Cependant, la libération du temps ne change pas
seulement la nature du monde mais bouleverse également l’existence
humaine : au sein d’un monde où règne désormais le tumulte, Bataille

8
« Ainsi tes lointains ancêtres ont-ils opposé au monde immédiat et malheureux dans
lequel ils étaient condamnés à vivre une réalité supérieure à l’abri des changements et
des destructions qui les effrayaient. Le bien s’est vu attribuer une sorte de
souveraineté intangible et véritable ; et le monde réel dont ce bien est absent a été
regardé comme illusoire. Il a semblé que derrière les apparences changeantes des
choses il devait y avoir quelque immuable substance et que cette substance seule
véritable devait être conforme au bien quand les apparences trompeuses ne le sont
pas. La philosophie a lentement construit le dieu unique et éternel du bien et de la
raison, qui transcende la réalité déraisonnable et immorale ». (II, p. 378)
232 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

en appelle à la naissance d’une humanité nouvelle dont Van Gogh, à


la fin des années 30, nous semble l’une des premières figures. Pour
nous, ce que Bataille écrit alors au sujet de celui qu’Artaud devait
désigné comme le suicidé de la société constitue une première
approche d’une subjectivité paradoxale : la subjectivité de qui se met
en jeu pour atteindre l’être hors de soi ; celle à partir de laquelle la
figure du poète se construit lentement au fil des années 40.
Quand Dieu meurt, apparaît le soleil. Non un soleil
lointain qui ne serait encore qu’une image de la toute puissance
divine, mais un soleil qui irradie la terre qui, « ainsi qu’une fille
brusquement éblouie et pervertie par les débauches de son père, se
grise à son tour de cataclysme, de perte explosive et d’éclat » (I,
p. 499). Un tel soleil, qui « n’est que rayonnement, gigantesque perte
de chaleur et de lumière, flamme, explosion » (I, p. 498), est celui que
Van Gogh, après s’être tranché l’oreille d’un coup de rasoir, fit entrer
dans ses toiles non « comme une partie d’un décor, mais comme le
sorcier dont la danse soulève lentement la foule et l’emporte dans son
mouvement » (I, p. 499). Le moment où le soleil prend une place
prépondérante dans l’œuvre de Van Gogh ne marque pas seulement
une sorte d’accomplissement de sa peinture, il signifie également une
transformation profonde de la nature et de Van Gogh lui-même :

Quand cette danse solaire commença, tout à coup, la nature elle-même


s’ébranla, les plantes s’embrasèrent et la terre ondula comme une mer
rapide ou éclata : il ne subsista rien de la stabilité qui constitue l’assise
des choses.

Avec Van Gogh, le soleil se rapproche : il n’est plus l’objet d’une


contemplation apaisée, sa proximité enflamme. Le rayonnement
solaire embrase la nature, et il n’est pas jusqu’à son fondement qui
s’en trouve profondément ébranlé. Devant cette nature en flammes et
qui explose, « perdu extatiquement », Van Gogh n’est pas moins
flamme lui-même. Lui qui, certainement plus qu’aucun autre, avait eu
« le sens des fleurs » qui « éclatent, rayonnent et dardent leur tête
enflammée dans le rayon même du soleil qui les flétrira », le voilà
devenu fleur à son tour, « le « tournesol » Van Gogh » :

Les fleurs éclatantes et fanées et le visage dont le rayonnement hagard


déprime, le « tournesol » Van Gogh – inquiétude ? domination ? –
mettait fin à la puissance des lois immuables, des assises, de tout ce qui
SE METTRE EN JEU 233

confère à beaucoup de visages leur répugnant aspect de clôture, de


muraille.

Le visage de Van Gogh, son « rayonnement hagard », est le signe


d’une rupture sans concession avec « un monde envoûté de stabilité,
de sommeil » (I, p. 500) : ce visage est celui d’un homme qui a
« atteint le terrible « point d’ébullition », sans lequel ce qui prétend
durer devient fade, intolérable et décline ».
Ce que Bataille semble découvrir sur le visage de Van
Gogh, qui n’est jamais que la manifestation d’une transformation
bouleversante, c’est la corrélation entre la dé-substantialisation de la
nature gagnée par l’embrasement solaire et les changements profonds
qui affectent celui qui dès lors lui fait face – dans le même ordre
d’idée, Bataille évoquait, dans un article antérieur, l’« impulsion de
dislocation » (I, p. 261) à laquelle Van Gogh « a pu obéir chaque fois
qu’il était suggestionné par un foyer de lumière ».
Van Gogh, devenant flamme parmi les flammes, est pour
nous une figure charnière. D’une part, le peintre enflammé décrit par
Bataille en 1937 se situe dans le prolongement de la nécessaire
transformation idéologique du sujet qui, à travers l’analyse critique du
surréalisme, s’est révélée quelques années plus tôt comme la seule
possibilité de contestation de l’ordre bourgeois visé. D’autre part,
l’existence de Van Gogh préfigure et annonce l’existence de celui qui
accomplit le « voyage au bout du possible de l’homme » (V, p. 19),
l’expérience intérieure que Bataille va bientôt décrire tout au long de
La Somme a-théologique. Au-delà de la nécessité d’échapper à un
ordre donné, par exemple la société bourgeoise, la pensée de Bataille,
parce qu’elle est orientée par la nécessité plus fondamentale
d’échapper à tout ce qui est susceptible de figer, réduire ou atténuer le
mouvement insaisissable de l’être auquel est assigné la souveraineté,
désigne l’expérience intérieure comme la réponse la plus conséquente
à l’exigence d’une existence qui embrasse « le mouvement de toute la
vie » (I, p. 513) et devient, du même coup, une existence libre – « Si
elle n’est pas libre, écrit Bataille en 1936, l’existence devient vide ou
neutre et, si elle est libre, elle est un jeu » (I, p. 445).
Si l’on considère que la subjectivité a été appréhendée
comme sujet dans la mesure où les choses sont devenues des objets,
dans la mesure où elles ont été perçues comme ayant des caractères
fixes et stables, alors il faut bien admettre que la suppression de
l’équilibre et de la stabilité, en retour, modifie quelque peu cette
234 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

détermination de la subjectivité. Ainsi, en indiquant que l’expérience


intérieure « atteint pour finir la fusion du sujet et de l’objet, étant
comme sujet non-savoir, comme objet l’inconnu » (V, p. 21), Bataille
désigne ce lieu de fusion, qu’il situe à l’extrême du possible, comme
le lieu de cette subjectivité confrontée à l’univers en mouvement :
« « Soi-même », ce n’est pas le sujet s’isolant du monde, mais un lieu
de communication, de fusion du sujet et de l’objet ». Fusion,
communication, le « soi-même » évoqué par Bataille renvoie à une
rupture des limites qui définissent le sujet et dont l’angoisse est le
signe : « Mais une sorte de rupture – dans l’angoisse – nous laisse à la
limite des larmes : alors nous nous perdons, nous oublions nous-
mêmes et communiquons avec un au-delà insaisissable » (V, p. 23)9.
La définition de la subjectivité comme un lieu de fusion
illustre bien la volonté d’un Bataille déterminé à penser celle-ci à
partir d’un être irréductiblement excédant : la rupture avec le sujet
libère un mouvement insaisissable qui fonde la subjectivité ; cette
rupture ne consiste pas à passer de ceci à cela, mais conduit plutôt au
refus d’être définitivement ceci ou cela afin de renouer avec un
mouvement que rien ne saurait contenir : du sujet on passe au sujet qui
se met en jeu et se perd, à la mise en jeu du sujet, afin que « l’être ne
se tasse pas trop sur lui-même, ne finisse pas en boutiquier avare, en
vieillard débauché ». Ce que nous voudrions tenter de montrer, c’est
que, dans l’œuvre de Bataille, le poète est celui qui incarne par
excellence cette subjectivité radicalement transformée, qu’il en est la
figure la plus aboutie. En d’autres termes, il s’agit de déceler derrière
la description du poète, que Bataille esquisse au fil de ses différentes
réflexions sur la poésie, les signes concrets d’une mise en jeu réelle,
dont il nous faut maintenant cerner précisément le sens.
Quand l’existence se tourne vers la poursuite de la chance,
elle répond, dit Bataille, « au besoin de vivre à l’exemple de la

9
Cette rupture est l’exact contraire de ce que Bataille nomme la volonté d’être tout :
« Suppression du sujet et de l’objet, seul moyen de ne pas aboutir à la possession de
l’objet par le sujet, c’est-à-dire d’éviter l’absurde ruée de l’ipse voulant devenir le
tout ». (V, p. 67) Cette volonté est bien le fait de l’individu isolé : « […] chaque être
ipse veut devenir le tout de la transcendance ; en premier lieu le tout de la
composition dont il est partie, puis un jour, sans limite, le tout de l’univers ». (V,
p. 101) Bataille précise un peu plus loin : « Notre existence est tentative exaspérée
d’achever l’être (l’être achevé serait l’ipse devenu tout). Mais l’effort est par nous
subi : c’est lui qui nous égare et combien nous sommes égarés de toutes façons ! ».
(V, p. 105)
SE METTRE EN JEU 235

flamme » (I, p. 534). Le rapprochement du jeu et de la flamme n’est


certainement pas fortuit. Au-delà de signifier que la mise en jeu est
une réponse à la volonté très humaine « de brûler et de se consumer »,
le motif de la flamme est sans doute le mieux à même de donner à voir
ce qu’il advient du sujet au moment où, soudain, celui-ci est enfin
touché par la chance qu’il poursuit et rompt avec son isolement.
« La conjuration sacrée » exhortait à la recherche de
l’extase en vue d’une pensée qui, « n’[ayant] pas comme objet un
fragment mort, existe intérieurement de la même façon que des
flammes » (I, p. 443). Quelques années plus tard, alors qu’il tente de
faire le récit d’une expérience extatique, Bataille décrit cette fois très
concrètement la manière dont les flammes gagnent effectivement la
pensée.
Quand l’esprit s’éveille à la vie intérieure, il demeure en
quête d’un objet. Les mouvements intérieurs ne sont pas objet, ni
d’ailleurs sujet, en ce qu’ils sont justement « le sujet qui se perd » (V,
p. 137). Au besoin impérieux d’un objet répond la dramatisation : « A
partir de la félicité des mouvements, il est possible de fixer un point
vertigineux censé intérieurement contenir ce que le monde recèle de
déchiré, l’incessant glissement de tout au néant ». Si le point demeure
une projection objective mais arbitraire de soi-même, l’expérience ne
peut toutefois s’en passer : seule une telle projection permet à
l’existence « d’apercevoir, sous forme d’éclat intérieur, « ce qu’elle
est », le mouvement de communication douloureuse qu’elle est, qui ne
va pas moins du dedans au dehors que du dehors au dedans ». La
projection dramatique du point-objet peut être réalisée de différentes
manières. Si Bataille a pu solliciter les images bouleversantes d’un
supplice chinois, il a également pris pour point de départ « un état de
communication diffuse, [une] félicité des mouvements intérieurs » (V,
p. 139). Saisis « dans leur écoulement de ruisseau ou de fleuve », ces
mouvements pouvaient être condensés « en un point où l’intensité
accrue [faisait] passer de la simple fuite de l’eau à la précipitation
évocatrice d’une chute, d’un éclat de lumière ou de foudre » (V,
p. 140).
Au cours de l’une de ces projections, Bataille entrevoit
plus précisément « ce qu’il y a toujours dans le « point » » (V, p. 146)
ou, si l’on veut, ce qui commence toujours en lui : « une fuite dérobée,
éperdue, vers la nuit ». En fait, lors de cette expérience, « le
mouvement de fuite [a été] si rapide que la possession du « point »,
236 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

qui le limite d’habitude, [s’est trouvée] dès l’abord dépassée ». En


conséquence, l’expérience ne s’est pas limitée à « une étreinte
jalouse » mais, dit Bataille, a conduit à « une entière dépossession ».
Dépossédé, Bataille est alors dans un état où sont mêlées la rage et
l’hébétude, la fatigue et l’excitation : « je me trouvai vidé, essayant de
ressaisir en vain l’insaisissable qui venait décidément d’échapper, je
me sentis alors idiot ». Cependant, alors qu’il essaie « tantôt de
retrouver le chemin égaré de l’extase et tantôt d’en finir » (V, p. 148),
il est subitement délivré : « Tout à coup, je me tenais debout et tout
entier je fus pris ». Cette délivrance entraîne une métamorphose
soudaine ; au moment même où il sort de l’état où l’avait conduit
l’expérience, Bataille est transformé en flamme :

La partie supérieure de mon corps – au-dessus du plexus solaire – avait


disparu, ou du moins ne donnait plus lieu à des sensations isolables.
Seules les jambes qui tenaient debout, rattachant ce que j’étais devenu
au plancher, gardaient un lien avec celui que j’avais été : le reste était
jaillissement enflammé, excédant, libre même de sa propre convulsion.

Le sujet s’est soudainement enflammé. Il n’est plus que jaillissement,


brusque saillie, flamme convulsive qui, à l’image de ces sensations qui
ne sont plus isolables, est partout et nulle part à la fois :

Un caractère de danse et de légèreté décomposante (comme fait des


mille futilités distraites et des mille fous rires de la vie) situait cette
flamme « hors de moi ». Et comme dans une danse tout se mêle, il
n’était rien qui ne vînt là se consumer. J’étais précipité dans ce foyer :
il ne restait de moi que ce foyer. Tout entier, le foyer lui-même était jet
hors de moi.

A l’isolement du sujet a succédé une danse composée de flammes


tournoyantes et insaisissables, des flammes dont la fluctuation
incessante rend au moins malaisé de décider si elles sont identiques ou
différentes, présentes ou absentes. Que Bataille, touché par la chance,
affirme être devenu une flamme, c’est-à-dire un objet si fuyant que
l’on peut douter qu’il soit possible ou pertinent de le penser à l’aide du
concept de substance auquel celui de sujet est intimement lié, cela à
l’évidence n’est pas innocent10 : le mot de flamme nous donne à voir

10
Il faudrait dresser la liste des éléments à travers lesquels Bataille tente d’exprimer la
fluidité et le mouvement. Tout comme celui du feu, le thème de l’eau est ainsi très
SE METTRE EN JEU 237

ce qui ne saurait être appréhendé à travers un vocabulaire qui ressortit


à la métaphysique du sujet, l’extase étant par définition ce qui excède
ses ressources. En un mot, la flamme nous montre ce que les analyses
de Bataille ont certainement du mal à formuler, restant malgré tout le
plus souvent attachées à la présence d’un sujet : l’être hors de soi,
emporté par un mouvement qui l’excède et dans lequel il s’excède. Et
puisque la flamme nous donne à voir l’être qui se met en jeu, c’est
bien à partir d’elle qu’il nous faut cerner ce que devient cet être.
La flamme ne signifie pas une autre présence du sujet
mais indique que les limites, qui précisément définissent et assurent à
la fois son intégrité et sa légitimité, vacillent à l’image de ses propres
contours. La fluidité et les mouvements incessants de la flamme
donnent à voir une réalité insaisissable, que ne peut contenir le sujet,
avec laquelle on ne peut le confondre mais qui, au contraire, le
conteste et l’emporte. La flamme n’est pas même l’absence du sujet
ou simplement son envers : elle est la manifestation d’autre chose, de
quelque chose qui est tout entier « jet hors de [soi] » (V, p. 148).
Cependant, si la flamme désigne une réalité qui ne relève
en rien du sujet, cela ne veut pas dire qu’elle n’est pas sans rapport
avec lui : s’il n’y avait rien à brûler, il n’y aurait pas de flamme. A
propos de l’effusion érotique souveraine, et de ce que Bataille a pu
rechercher à travers elle, Julia Kristeva souligne ceci qui confirme ce
que laisse supposer la nature même de la flamme :

Ce qui est visé […] n’est pas l’abolition de la filiation, de l’Un ou de la


maîtrise ; c’est leur reconnaissance comme moments indispensables
d’une mise-en-jeu qui les dépasse, pour trouver à travers eux une
adéquation du sujet avec le mouvement (le « flux », la « flamme ») de
la nature et de la société.11

présent dans la description de l’expérience. Nous pouvons également songer à la


chevelure que Bataille évoquait en ces termes en 1937 : « Si sur le globe frais qui
nous porte, les peignes plient les cheveux selon la mode, ce que leurs dents démêlent
est peut-être la trace silencieuse d’une nature tout autre, celle des constellations, des
galaxies, des comètes, des soleils, trace de feu là où le froid a disposé l’ordre de nos
maisons. Sur les têtes, les chevelures ruissellent aussi étrangères à la fixité des soucis
que les plus transparentes méduses que la lumière baigne à travers les vagues. Rien ne
semble plus proche et rien n’est cependant plus lointain que l’être de lumière et d’eau
des cheveux, si lointain que le prodigieux recul du ciel nocturne suffit à peine à en
concevoir l’étrange présence ». (I, pp. 495-496)
11
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 273.
238 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

En d’autres termes, « c’est précisément un sujet actif à mettre en


procès que réclame l’expérience bataillienne »12 ; c’est bien « le sujet
unaire cohérent »13 qui est mis en jeu, qui subit « le flux « vide de
contenu intellectuel » qui l’excède, mais l’exige », cette « matérialité
pré-discursive » dont la philosophie, qui se clôt avec le système
de Hegel, ne peut rien dire puisqu’elle « se constitue justement
de l’assomption de [cette] hétérogénéité dans un sujet opaque-
atomique »14. La description de la chance comme un embrasement
du sujet montre bien que la mise en jeu ne contourne pas ce que
Kristeva appelle « la phase thétique du sujet »15, qu’elle affronte au
contraire « l’affirmation d’un sens, d’un savoir, d’une idéologie à
dissoudre » : parce qu’il parvient « à ne pas abdiquer pudiquement ou
dédaigneusement ce moment thétique du procès de la signifiance qui
fait le sujet comme sujet du savoir et comme sujet social » ; parce
qu’il parvient, en d’autres mots, à ne pas abdiquer « le rapport aux
autres, au groupe, à la communauté sociale », Bataille donne la
possibilité au « moi fermé » de traverser le seuil où précisément « la
métaphysique se reconstitue, [où] l’unité combattue se réinstalle
et [où] les sujets […] redeviennent opaques, serviteurs des lois
oppressives, de la reproduction technique, de la saturation positiviste
et jusqu’au conformisme social ».
Lorsqu’il poursuit la chance dont la poésie est la quête,
« le sujet se conteste lui-même, se traque » : résolument, il « se
cherche lui-même, se donne à soi-même rendez-vous dans une ombre
propice » (V, p. 219). La répétition joue d’ailleurs un rôle essentiel
dans cette mise en jeu. Le sujet n’en a jamais fini de se contester, de
désirer ces moments où ses limites soudain vacillent et où il
s’embrase :

Je ne puis, je suppose, toucher à l’extrême que dans la répétition, en


ceci que jamais je ne suis sûr de l’avoir atteint, que jamais je ne serai
sûr. Et même à supposer l’extrême atteint, ce ne serait pas l’extrême
encore, si je m’endormais. L’extrême implique « il ne faut pas dormir
pendant ce temps-là » (jusqu’au moment de mourir), mais Pascal
acceptait de ne pas dormir en vue de la béatitude à venir (il se donnait

12
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 293.
13
Ibid., p. 270.
14
Ibid., p. 271.
15
Ibid., p. 269.
SE METTRE EN JEU 239

du moins cette raison). Je refuse d’être heureux (d’être sauvé). (V,


p. 56)

Seule la mort peut mettre fin à la recherche fiévreuse de la


communication. La communication toujours recommencée avec « ce
qui ne peut être saisi (begreift) d’aucune façon, [avec ce] que nous ne
pouvons toucher sans nous dissoudre » (V, p. 389), signifie l’accès à
une existence libre, excédant toute servitude, à une existence « à
l’exemple de la flamme » (V, p. 535) dans un univers qui « n’est pas
plus réductible à cette paresseuse notion de substance qu’à des éclats
de rire, à des baisers » (V, p. 250).
Reste cependant à savoir si le dé-chaînement poétique
peut accomplir la mise en jeu que nous venons de décrire, si la poésie
peut modifier celui qui s’en remet à elle pour être tout autre
et atteindre l’être hors de soi. La réponse à cette question est
déterminante : elle seule nous permet de véritablement entrevoir dans
quelle mesure Bataille est parvenu à élaborer une poésie qui répond à
la pratique que les surréalistes ont appelé de leurs vœux mais qu’ils
ont, selon lui, fini par trahir.
Dans cette perspective, la référence aux analyses que Julia
Kristeva consacre à Bataille au début des années 70 est ici doublement
intéressante. Si ces analyses apportent des éléments précieux pour
appréhender la mise en jeu que Bataille a tenté d’élaborer à
partir de ses expériences de méditation, elles s’avèrent également
représentatives des approches qui, voulant rendre compte à la fois de
la réflexion qu’il a mené sur la littérature et du sens de ses propres
œuvres littéraires, considèrent systématiquement que la poésie est,
pour lui, une impasse, au mieux une question secondaire à laquelle il
ne s’est que peu attardé. Kristeva, comme le faisait déjà Derrida,
reprend essentiellement les réserves émises par Bataille lui-même
dans Méthode de méditation pour montrer comment la poésie
moderne, en supprimant le thème, parvient certes à exprimer « dans
l’ordre des mots les grands gaspillages d’énergie » (V, p. 220) mais,
du même coup, « rate la violence puisque, en abandonnant le thème,
elle abandonne le moment affirmatif-thétique par rapport auquel se
mesure la contradiction des énergies non liées »16. Constatant avec
Bataille que l’abandon du thème, de « ce qui, dit-elle, représente le
mieux [le] moment thétique dans lequel coagule momentanément le

16
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 279.
240 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

procès »17, réduit la poésie à une souveraineté mineure, Kristeva


retrouve les principaux griefs énoncés par ce dernier à l’encontre de la
poésie. Elle montre notamment que la poésie n’est qu’un délire qui n’a
rien d’un bouleversement profond et, à ce titre, lui oppose la fiction
qui, elle, semble au contraire réellement mettre en jeu le sujet :

[…] le langage poétique est une irruption violente de la négativité dans


le discours, qui dénonce toute unité et détruit le sujet en détruisant la
logique ; il sombre dans la « nuit ». Cette négativité sans stase est un
rejet, une destruction qui s’est détournée de tout objet, dans le vide,
sans désir […]. Au contraire, accrochée au versant paranoïde, le désir
conduit le sujet à travers la nuit de sa perte, pour qu’il en porte
témoignage sous la forme de la fiction. Dans le désir qui fonde le
romanesque, la négativité est captée dans des thèmes (personnages,
situations, morceaux idéologiques), elle est retirée de la nature dont
elle émerge et redonnée à l’homme actif. 18

Tout comme dans la lecture de Derrida, il existe dans l’analyse de


Kristeva une manière de passer sous silence la possibilité d’une
souveraineté poétique majeure qui, pourtant, constitue l’essentiel des
propositions contenues dans Méthode de méditation. Il est vrai que
cette possibilité complique singulièrement la question poétique, remet
en cause, par exemple, l’opposition franche de la poésie et de la
fiction telle que la propose Kristeva19. Dès lors que la poésie est
accompagnée par « le commentaire de son absence de sens » (V,
p. 220), on ne peut plus simplement affirmer qu’elle s’apparente
seulement à un délire inoffensif ou qu’elle « rate la violence ». En
écartant de manière péremptoire la possibilité d’une effusion poétique
souveraine, Kristeva ignore du même coup que Bataille a poursuivi à
travers la réflexion sur la poésie la possibilité d’une mise en jeu
pourtant très proche de celle qu’elle attribue principalement à
l’érotisme.

17
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 273.
18
Ibid., p. 285. Kristeva écrit également : « Le sujet souverain ne peut être que
quelqu’un qui représente des expériences de ruptures : ses thèmes évoquent une
hétérogénéité radicale. Sa pratique : écrire les thèmes de l’érotisme, du sacrifice, de la
rupture sociale et subjective. Cet enchaînement de thèmes ressemblera au roman
érotique ou à l’essai philosophique : peu importe ; ce qui importe, c’est que la
violence de la pensée soit introduite là où la pensée se perd ». (Ibid., p. 280.)
19
Nous reviendrons plus loin sur la manière dont la poésie invite à dépasser une telle
opposition.
SE METTRE EN JEU 241

Sur ce point, Jean-Louis Houdebine, dont l’intervention


au colloque Artaud/Bataille précédait de peu celle de Julia Kristeva,
s’oppose à elle à travers une analyse qu’il nous paraît intéressant de
reprendre dans un premier temps pour tenter de la compléter par la
suite. Houdebine veut précisément montrer comment les réflexions de
Bataille sur l’écriture poétique convergent vers la possibilité d’une
mise en jeu du sujet par la poésie, possibilité qui constitue à la fois
leur sens ultime et leur enjeu obsédant. Pour Houdebine, comme pour
Kristeva d’ailleurs, l’essentiel de la question poétique tient à ce qui
unit la poésie au langage, « et donc au sens et/ou au sujet, et à la
contradiction qui la travaille dans son affrontement au non-sens et/ou
au non-sujet »20. Afin de mettre au jour toute la complexité de cette
contradiction qui est au cœur de la réflexion de Bataille, Jean-Louis
Houdebine s’attèle d’abord à montrer comment la poésie échoue dans
son affrontement au non-sens et, ensuite, à comprendre quel est le
sens de son échec et quelles en sont les conséquences. Houdebine
commence par rappeler que, pour Bataille, « le sens est le donné » (III,
p. 537), un donné « par rapport à tout sujet individuel dans
son existence concrète d’individu fini, mortel »21 – cette situation
particulière conduit au mouvement dialectique que nous avons analysé
précédemment.
A maintes reprises, Bataille décrit la destruction opérée
par la poésie comme « une rupture des limites » qui correspond à
l’introduction dans « le discours clos, fini, [de] la « liberté de
l’association verbale » »22. Si ce qui advient avec cette introduction
s’apparente à « l’ouverture du donné-sens dans/par les mots, à
l’infinité des possibles, à « l’inconnu » », c’est également à partir de
là que deux types de limitations interviennent qui sont étroitement
liées l’une à l’autre : le verbalisme et l’interférence. Tout d’abord, « la
destruction des « liens naturels » représentés par le donné-sens
demeure dans la poésie une destruction verbale », et la poésie ne
bouleverse pas plus le monde qu’elle n’atteint le sujet23. Ensuite, le
20
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 65.
21
Ibid., p. 66.
22
Ibid., p. 67.
23
« Une pure et simple suppression des limites est pur et simple verbalisme. Le donné
naturel est là, comprenant maintenant les sens que les hommes lui ont prêtés. Le
donné (exprimable en loi) ne peut être dépassé que par le jeu. La simple hostilité, la
révolte et la colère, s’inséreraient en lui. » (III, pp. 537-538)
242 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

« reliquat de sens » sans cesse « se compose et se dépose, se super-


pose » dans « l’accomplissement verbal de cette ouverture à des
possibles infinis et forme ainsi des « interférences réassurant
l’homogénéisation du discours » : l’inconnu est teinté de familier24.
Ces deux types de limitation procèdent d’une seule et même cause :

[…] c’est dans la mesure où la poésie se réduit alors à cette « pure et


simple suppression des limites », ou plus exactement se veut et se
pense être (j’emploie ces verbes pour marquer qu’il y a là, en arrière
plan, le fantasme d’un sujet) « pure et simple suppression des limites »
[…] et donc dans la mesure où elle ne met pas en question […] son
propre « reliquat de sens » qu’elle laisse pour ainsi dire proliférer –
c’est par là que la poésie demeure pur et simple verbalisme, geste se
résumant à « la part restreinte des mots », générateur de toutes les
compromissions idéologiques et politiques.

Là où Kristeva réduisait la poésie à ces deux limitations, Houdebine a


compris que la possibilité de dépasser celles-ci constituait le sens
même des méditations de Bataille : en fait, quand Kristeva affirmait la
supériorité de la fiction sur la poésie, elle n’évoquait sans le dire que
la « belle poésie », version fade et édulcorée de la poésie, poésie qui
n’est pas poétique parce qu’elle ne « ne porte [justement] pas atteinte
à l’unicité de la conscience individuelle »25.
Afin de sortir de l’ornière d’un pur verbalisme et de
l’interférence, il faut donc que la poésie parvienne à mettre en
question son propre « reliquat de sens », qu’elle s’engage en
conséquence dans « une expérience dépassant la poésie (distincte
d’elle) ». Sur cette voie, contre « la simple hostilité, la révolte et la
colère » (III, p. 538), qui ne feraient que s’insérer dans le « donné
naturel » (III, p. 537), Bataille en appelle à « l’attention calme » (III,
p. 535), à la volonté et à la conscience claire. Ainsi que l’écrit Jean-
Louis Houdebine, il ne faut pas entendre par là « le retour à une
prééminence reconnue, stabilisée, de l’interdit constituant le monde du
discours, mais bien la traversée, son franchissement avec le sujet »26,

24
« Par des interférences, les hommes tentent de retrouver l’accord avec la nature et
font alors obstacle à tels d’entre eux qui poursuivent le double mouvement
(l’interférence est douce, elle est réactionnaire). » (V, p. 385) (Bataille parle ici du
double mouvement de mise en action et de mise en question de la nature.)
25
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 68.
26
Ibid., p. 71.
SE METTRE EN JEU 243

grâce à « l’inscription réitérée » d’un « double mouvement » où se


mêlent à la fois la « mise en question » et la « mise en action » :

[…] la mise en question infinie (élaguant la médiocrité, l’interférence)


est d’accord avec l’ultime mise en action raisonnée (l’homme se définit
comme une négation de la nature et renonce à l’attitude du coupable).
D’où une sorte de sacrifice a-religieux, le rire, la poésie, l’extase, en
partie dégagés des formules de vérité sociale. (V, p. 535)

Ce qui importe ici, et que souligne Houdebine, c’est que dans un tel
mouvement, « la position du sens, du savoir, et de sa liaison au sujet,
n’est […] nullement évitée » : cette position « intervient au contraire
dans le mouvement de la signifiance à titre de moment du procès ». La
démonstration de Houdebine prend ainsi à revers l’analyse de
Kristeva : seule la « belle poésie » rejette « le moment affirmatif-
thétique »27, quand la véritable poésie met le sujet en jeu et exige,
significativement, non seulement la haine de la poésie mais aussi celle
du délire28.
Pour nous, la possibilité d’une véritable mise en jeu du
sujet par la poésie prend en fait toute sa mesure dans un texte auquel
cependant Houdebine ne se réfère pas, et dont nous avons déjà
souligné toute l’importance : La Religion surréaliste. Rappelons
brièvement que Bataille présente, à l’occasion de cette conférence,
la nécessité de s’enfoncer dans la conscience29 comme l’unique
possibilité de sortir de l’impasse dans laquelle le surréalisme s’est
finalement enfermé et d’échapper au manque d’intérêt que sa poésie a
suscité. L’incapacité de s’affranchir du souci de l’œuvre que le
surréalisme a rencontré en voulant faire acte d’écriture automatique
tient à l’incapacité plus profonde de définir un intérêt commun qui,
seul, peut entraîner la suppression d’un intérêt personnel incompatible
avec l’issue évoquée par Bataille. En conséquence, il faut s’en prendre
en priorité à cet intérêt qui, aussi longtemps qu’il subsiste, altère « les

27
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 279.
28
« Je ne hais guère moins que la poésie le délire. Le délire a toutefois sur la poésie
l’avantage d’être involontaire. Et comment serais-je parvenu à me faire entendre sans
passer par le double détour de la haine de la poésie et de la haine du délire. » (III,
p. 513)
29
« Nous ne pouvons être que conscients et c’est en nous enfonçant dans la
conscience que nous pouvons tenter de transgresser les difficultés du monde actuel. »
(VII, p. 391)
244 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

possibilités qui sont en nous » (VII, p. 393), empêche, par exemple, la


possibilité même d’un « acte poétique ». Comment un tel acte
pourrait-il avoir lieu « tant que deux êtres sont séparés profondément
par l’existence d’un intérêt personnel à chacun d’eux » ? Comment la
communication de la poésie ne serait-elle pas compromise « tant que
les intérêts de celui qui l’écoute et de celui qui la dit diffèrent » ?
La nécessité de supprimer l’intérêt personnel signifie
clairement que la condition de possibilité de la communication
poétique dépend de l’abolition d’une séparation entre les individus. En
d’autres termes, elle établit que la suppression de cette séparation
constitue la visée ultime et le sens même de la poésie. Cette
séparation, c’est en quelque sorte l’individu lui-même30 : « L’individu
séparé est de même nature que la chose, ou mieux l’angoisse de durer
personnellement qui en pose l’individualité est liée à l’intégration de
l’existence dans le monde des choses » (VII, p. 312). La suppression
de l’intérêt personnel vise ce qui « pose l’individualité » : cet intérêt
supprimé, l’être n’est plus l’individu, il n’est plus l’homme qui, en
travaillant, « se sépare de l’univers » (VII, p. 387) ; il n’est plus, en un
mot, la chose, « l’être sans communication ni communauté »31, mais
bien cette subjectivité que Bataille définissait comme un lieu de
communication et que le motif de la flamme nous donnait à voir.
L’homme qui parviendrait à abolir toute distance entre
l’univers et lui en liant « la conscience à la dépersonnalisation » (VII,
p. 393), cet homme parviendrait alors à « se changer lui-même en
poésie ». La poésie elle-même n’est pas étrangère à une telle
métamorphose : elle participe à part entière à un changement qui, sans
elle, n’aurait certainement pas lieu. La dépersonnalisation requiert des
moyens concrets. La poésie qui parvient à l’absence de poésie, c’est-à-
dire à l’absence d’œuvre, est requise pour réaliser la suppression de
l’individu par la suppression de l’intérêt personnel : la suppression de
tout souci de l’œuvre supprime l’intérêt personnel et, de ce fait,
conduit à la suppression de l’individu. Grâce à la dépense poétique, il

30
« Mais l’individu n’est que le résidu de l’épreuve de la dissolution de la
communauté. Par sa nature – comme son nom l’indique, il est l’atome, l’insécable –,
l’individu révèle qu’il est le résultat abstrait d’une décomposition. Il est une autre et
symétrique figure de l’immanence : le pour-soi absolument détaché, pris comme
origine et comme certitude. » (Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit.,
p. 16.)
31
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 16.
SE METTRE EN JEU 245

s’agit en fait de renouer avec ce qui, dans l’homme, « est resté


indestructiblement semblable à ce que nous apercevons quand nous
nous plaçons d’une façon nue devant le spectacle de la nature et plus
exactement devant le spectacle de l’univers » (VII, p. 384), et dont
l’individu n’est rien d’autre que la parfaite négation. La pratique d’un
tel acte poétique souverain, c’est-à-dire la recherche de sa chance en
vue de son incessante répétition, permet de changer l’individu en
poésie : la trace qui se trace et s’efface simultanément, infiniment
tracée, laisse pour finir son empreinte.
La Religion surréaliste ne désigne donc pas seulement la
suppression de l’individu comme la visée majeure de la poésie, elle
établit également que cette visée est à la portée d’une poésie qui, dès
lors, s’impose comme un élément essentiel et indispensable de la mise
en jeu du sujet entreprise par Bataille : l’acte poétique est un acte
consciemment recherché par celui qui se traque et s’enfonce toujours
davantage dans la conscience. En affirmant sans détour la possibilité
d’une mise en jeu réelle du sujet par la poésie, Bataille dévoile du
même coup le sens ultime de la refonte de l’automatisme qu’il a
entrepris d’opérer. Quand la poésie parvient à supprimer l’intérêt
personnel, quand elle conduit à retrouver par là « cet élément
irréductible par lequel l’homme n’a pas de semblable plus parfait
qu’une étoile » (VII, p. 387), l’absence de poésie accomplit enfin ce
« que le fondement du surréalisme, à savoir l’écriture automatique,
portait déjà en elle-même » : affronté jusqu’au bout, l’acte de rupture
avec le monde du projet et du travail que signifie cette écriture
entraîne enfin « la destruction de la personnalité elle-même » (VII,
p. 388) qui, seule, est à la hauteur des conséquences d’un tel acte et
donne sa mesure.
La conférence prononcée en 1948 montre clairement
comment la volonté de réaliser la suppression de la personnalité, de
contester ce qui définit l’individu séparé, est au cœur de la poésie
recherchée par Bataille : pour nous, c’est cette volonté qui lui donne
d’abord son sens et dicte sa nécessité ; c’est à partir d’elle, et à partir
d’elle seulement, que la plupart des propositions concernant la poésie
doivent être lues afin que leur sens puisse être véritablement révélé.
Prenons par exemple quelques formules, qui figurent notamment dans
L’Impossible, et qui sont parmi celles qu’on a le plus souvent citées ou
retenues, mais peut-être aussi le moins souvent comprises :
246 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Je m’approche de la poésie : mais pour lui manquer. (III, p. 218)

Quand accepter la poésie la change en son contraire (elle devient


médiatrice d’une acceptation) ! je retiens le saut dans lequel
j’excéderais l’univers, je justifie le monde donné, je me contente de lui.

Dieu se charge soudain d’« horrible grandeur ». Ou la poésie glisse à


l’embellissement. A chaque effort que je fais pour le saisir, l’objet de
mon attente se change en un contraire. (III, p. 219)

L’éclat de la poésie se révèle hors des moments qu’elle atteint dans un


désordre de mort.

Je m’approche de la poésie avec une intention de trahir : l’esprit de


ruse est le plus fort en moi.
La force renversante de la poésie se situe hors des beaux moments
qu’elle atteint : comparée à son échec la poésie rampe. (XI, p. 20)

La poésie qui ne se hisse pas jusqu’à l’impuissance de la poésie est


encore le vide de la poésie (la belle poésie).

A l’évidence, le sens de ces propositions ne peut être compris si l’on


ignore qu’elles manifestent une même volonté d’orienter la poésie en
direction de la suppression de l’individu, suppression dont la poésie,
selon Bataille, ne peut se détourner sans cesser d’être la poésie.
Manquer la poésie, manquer l’œuvre, trahir la poésie, préférer son
échec à ses réussites, autant de stratagèmes pour éviter que l’écriture
poétique ne soit l’écriture d’un individu, autant de ruses afin que cette
écriture soit celle de la suppression et de l’abandon de soi :

Le surréaliste qui fait acte d’écriture automatique, si humble que puisse


paraître ce simple changement dans ses attitudes générales, renonce,
d’une façon qu’il est facile après coup de juger incontestablement
comme agressive, à la prérogative de Dieu qui n’a jamais été
abandonnée par l’homme, précisément qui a été maintenue par
l’homme chrétien, à la prérogative de Dieu qui est de tout savoir, de
tout vouloir, de tout enchaîner et de ne jamais s’oublier soi-même.
(VII, p. 388)

L’abandon à l’impossible, le dé-chaînement, a le sens profond d’un


oubli de soi, d’un abandon de soi : l’oubli de soi est recherché à
travers l’oubli de l’œuvre, l’absence d’œuvre advient véritablement
quand advient l’oubli de soi. L’abandon à l’impossible désigne une
sortie de soi dont la recherche fiévreuse et exigeante définit
SE METTRE EN JEU 247

précisément le génie poétique : « Le génie poétique, écrit Bataille dans


L’Expérience intérieure, n’est pas le don verbal (le don verbal est
nécessaire, puisqu’il s’agit de mots, mais il égare souvent) : c’est la
divination des ruines secrètement attendues, afin que tant de choses
figées se défassent, se perdent, communiquent » (V, p. 173)32. Le
poète ne peut certes éviter d’enrichir « un trésor littéraire » (V,
p. 172), mais il s’en fatigue vite : « Il y est condamné : s’il perdait le
goût du trésor, il cesserait d’être poète ». Cependant, cette lassitude est
en quelque sorte le signe du génie : le véritable poète est celui qui « ne
peut manquer de voir l’abus, l’exploitation faite du génie personnel
(de la gloire) » ; il lui répugne « qu’on « utilise » le génie poétique » :

[…] comme il est instinct de destructions exigées, si l’exploitation que


de plus pauvres font de leur génie veut être « expiée », un sentiment
obscur guide soudain le plus inspiré vers la mort. Un autre, ne sachant,
ne pouvant mourir, faute de se détruire en entier, en lui détruit du
moins la poésie. (V, p. 173)

Le génie devine la nécessité des ruines : le « sentiment de ruine


nécessaire » (V, p. 449) donne seul sa mesure. C’est-à-dire que le
génie se mesure à la volonté de détruire la poésie afin de se détruire et
de communiquer. En ce sens, le génie consiste en la réponse la plus
conséquente au désir de la poésie qui, écrit Bataille, rend « intolérable
notre misère » (V, p. 172) et nous conduit « jusqu’au sacrifice du
sujet » : le génie poétique est à la fois la "faculté" de désirer la ruine et
de répondre sans détour à ce désir.
Ainsi, la conscience, l’angoisse et le désir définissent à la
fois le poète et l’acte poétique, acte dans lequel ils se trouvent tous
trois intimement mêlés. Bataille évoque très concrètement cet acte
quand, pour introduire les poèmes qui figurent dans Sur Nietzsche, il
écrit par exemple : « Dans un état d’extrême angoisse – puis de
décision – j’écrivis ces poèmes » (VI, p. 97). Le pressentiment d’une
fin imminente des limites qui assurent l’intégrité de l’individu, la

32
Bataille avait déjà fait allusion au génie dans un texte de 1940 : « Les mangeurs
d’étoiles ». Il y écrivait notamment : « Mais le moment du génie n’est pas seulement
blessure, il est perte de soi-même. Si le génie se possédait lui-même, il devrait se
mettre au service de ce dont il est issu, c’est-à-dire de ce qui existe déjà : il se renierait
donc et se ravalerait au talent qui s’emploie aux besognes honorables qu’on lui
propose, alors que le génie ne peut s’employer qu’à l’achèvement de son destin ». (I,
p. 565)
248 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

volonté de ne pas s’y dérober mais d’y répondre au contraire sans


détour, tout ce qui se mêle au sein de l’acte poétique rapproche,
jusqu’à les confondre parfaitement, la poésie et l’érotisme. A l’interdit
qui, « observé autrement que dans l’effroi n’a plus la contrepartie de
désir qui en est le sens profond » (X, p. 40), répond le désir d’une
poésie qui recherche et retrouve cet effroi. A « L’expérience intérieure
de l’érotisme [qui] demande de celui qui la fait une sensibilité non
moins grande à l’angoisse fondant l’interdit, qu’au désir menant à
l’enfreindre » (X, p. 42), fait écho l’existence du poète dont le génie
est à la fois la chance de l’angoisse et le désir de jouer cette chance
jusqu’au bout33. A « L’expérience intérieure de l’homme [qui] est
donnée dans l’instant où, brisant la chrysalide, il a conscience de se
déchirer lui-même, non la résistance du dehors », répond enfin
l’expérience intérieure de la poésie qui, on l’a vu, consiste à traverser
et franchir consciemment l’interdit. Cette parenté profonde de la
poésie et de l’érotisme montre sans équivoque que la poésie se
présente comme ce qui doit réaliser, sur le plan du langage, ce que
Kristeva nomme la « remise à jour du désir vis[ant] à atteindre la
mobilité de l’expérience, où se perd l’ipséité »34. Dans ces conditions,
et bien qu’elle ne le sache pas vraiment, ce qu’elle affirme alors du
« je » souverain de l’érotisme s’applique exactement à la poésie,
concerne précisément le poète35 :

Le « je » affirmé pour disparaître à travers l’érotisme et le désir, est le


seul « je souverain » : la souveraineté qui est essentiellement
possibilité de communication non-discursive, passe par l’affirmation

33
Bataille écrit ainsi dans « Le supplice » : « L’angoisse, évidemment, ne s’apprend
pas. On la provoquerait ? c’est possible : je n’y crois guère. On peut en agiter la lie…
Si quelqu’un avoue de l’angoisse, il faut montrer le néant de ses raisons. Il imagine
l’issue de ses tourments : s’il avait plus d’argent, une femme, une autre vie… La
niaiserie de l’angoisse est infinie. Au lieu d’aller à la profondeur de son angoisse,
l’anxieux babille, se dégrade et fuit. Pourtant l’angoisse était sa chance : il fut choisi
dans la mesure de ses pressentiments. Mais quel gâchis s’il élude : il souffre autant et
s’humilie, il devient bête, faux, superficiel. L’angoisse éludée fait d’un homme un
jésuite agité, mais à vide ». (V, p. 147)
34
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 274.
35
Il est par ailleurs saisissant de constater que nombre de formules de Kristeva
pourraient s’appliquer à la poésie qu’elles n’ont pourtant pas pour objet. Ainsi, quand
Kristeva écrit par exemple : « […] avec le rire, le désir et l’érotisme sont les moyens
de sortir de l’ipséité et d’atteindre une communication immédiate : l’érotisme est "le
refus de la volonté de repli sur soi" ». (Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la
pratique », art. cit., p. 278.)
SE METTRE EN JEU 249

du « je » paranoïde qui est le « je » du désir. La souveraineté est un


retour à l’hétérogène en traversant, par le désir qui rétablit la
continuité, le stase du « je » connaissant.36

La subjectivité du poète désigne une subjectivité souveraine : la


subjectivité de celui qui poursuit le désir de la poésie, qui affronte ce
désir auquel la vie souveraine ne peut cesser de répondre, qu’il ne
s’agit pas de satisfaire ou, plus précisément, que l’on ne peut satisfaire
puisqu’il apparaît justement comme le désir d’une mise en jeu
toujours recommencée, jamais achevée, à laquelle seule la mort peut
mettre un terme. Cependant, si le génie est le désir affronté de la
poésie, il est également entendu que « la « vérité » de la poésie n’est
[…] pas la simple « description ou l’expression discursive du désir,
mais son déclenchement dans le langage même »37, c’est-à-dire que la
poésie, née du désir, le ravive et le porte à l’extrême, jamais ne l’éteint
ou ne l’accomplit, mais fait au contraire en sorte qu’il demeure désir
et s’intensifie.
Cette subjectivité née d’un sacrifice qui, s’il s’accomplit,
mène à une vie qui « échappe à l’avarice » (V, p. 172), Bataille a
notamment tenté de l’exprimer à travers le thème de l’enfance. A la
fin d’un article qu’en 1951 il consacre au livre de Johan Huizinga,
Homo ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, il dit comment la
poésie et l’enfance lui paraissent indéfectiblement liées :

Les réserves que j’ai dû faire touchant certaines des explications de


Huizinga apparaissent finalement de peu de sens, si l’on veut bien
suivre dans leurs vastes développements les perspectives ouvertes par
son petit livre. J’ajouterai enfin qu’il me serait difficile de mesurer
l’éloge d’un homme qui écrivait : « Pour comprendre la poésie, il faut
pouvoir s’assimiler l’âme de l’enfant, comme on endosserait un
vêtement magique, et admettre la supériorité de la sagesse enfantine
sur celle de l’homme ». (XII, p. 125)

36
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 278. « Sur le plan
historique, le fait qu’un tel sujet a pu être pensé, marque la terminaison d’une époque
historique qui s’accomplit avec le capitalisme. Ebranlé par les conflits sociaux, les
révolutions, les revendications d’irrationalité (de la drogue à la folie qui sont en train
de se faire reconnaître et accepter), le capitalisme s’achemine vers une société autre
qui sera le fait d’un sujet nouveau. "L’expérience intérieure" du "sujet souverain" est
un des symptômes de cette révolution du sujet ». (Ibid., p. 287.)
37
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art.
cit., p. 124.
250 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

En affirmant que la poésie n’est accessible qu’à l’enfance, Bataille ne


pouvait qu’acquiescer à l’assertion de Baudelaire selon laquelle le
génie est « l’enfance retrouvée à volonté »38. De fait, Bataille n’a peut-
être jamais aussi bien dit ce que l’enfance représentait pour
lui qu’en évoquant celle de Catherine et de Heathcliff, les deux
héros de Wuthering Heights. Selon lui, l’enfance est « la situation
fondamentale » (IX, p. 176) du roman d’Emilie Brontë : « C’est la vie
passée en courses sauvages sur la lande, dans l’abandon des deux
enfants, qu’alors ne gênait nulle contrainte, nulle convention ».
L’enfance est libre, sauvagement libre ; elle exprime les conditions
d’une « vie sauvage », qui « sont les conditions mêmes de la poésie,
d’une poésie sans préméditation ». Ne se pliant pas aux « lois de la
socialité et de la politesse conventionnelle », préférant le « libre jeu de
la naïveté » à « la raison fondée sur le calcul de l’intérêt », l’enfant
jouit d’une souveraineté guère compatible avec la société des adultes :
« La société ne pourrait vivre si s’imposait la souveraineté des
mouvements primesautiers de l’enfance ». En signifiant un refus des
conventions, un manque d’égard envers les lois auxquelles le plus
grand nombre se plie, l’enfance signifie plus profondément un refus
des limites qui définissent et constituent l’individu ; elle désigne en
d’autres termes un jeu avec ces limites qui apparaît d’autant plus
coupable qu’il est un jeu majeur, qu’il a le sens « de l’impossible et de
la mort » (IX, p. 177).
Face au monde des adultes, l’enfance a le choix entre
diverses attitudes. Tout d’abord, et ce sera « l’attitude naïve » (IX,
p. 192), l’enfant peut « prétendre s’emparer des prérogatives majeures
de l’adulte, sans admettre pour autant les obligations qui leur sont
liées ». Ensuite, il peut choisir de « prolonger une vie libre aux dépens
de ceux qu’il amuse », mais, dans ce cas, sa liberté ne sera jamais
qu’une « liberté boiteuse ». Enfin, il lui est loisible de « payer les
autres et lui-même de mots, [de] lever par l’emphase le poids d’une
réalité prosaïque ». Quoi qu’il en soit, et quel que soit son choix, « le
sentiment de l’imposture ainsi qu’une mauvaise odeur est lié à ces
pauvres possibles ». Cependant, un "choix" ultime se présente alors à
lui, et ce "choix" est celui de l’impossible même :

38
Charles Baudelaire cité par Georges Bataille (IX p. 190). Dans la préface de La
Littérature et le mal, Bataille écrit significativement : « La littérature, je l’ai,
lentement, voulu montrer, c’est l’enfance enfin retrouvée ». (IX, p. 172)
SE METTRE EN JEU 251

S’il est vrai que l’impossible en quelque sorte choisi, en conséquence


admis, n’est pas moins malodorant, si l’insatisfaction dernière (celle
dont l’esprit se satisfait) est elle-même une imposture, du moins y a-t-il
une misère privilégiée qui s’avoue telle.

L’impossible est par exemple le "choix" que fait Baudelaire qui,


« délibérément, refuse d’agir en homme accompli, c’est-à-dire
en homme prosaïque ». Pour Bataille, « Sartre a raison : Baudelaire
a choisi d’être en faute comme un enfant ». Vouloir être en faute
comme un enfant : « un tel choix n’est-il pas, dans son essence, celui
de la poésie ? N’est-il pas celui de l’homme ? » (IX, p. 193). Ce choix
engage la vie entière du poète qui, à l’image de Blake ou de Rimbaud,
n’est pas sans ignorer les voisinages de la folie :

L’authentique poète est dans le monde comme un enfant : il peut


comme Blake ou comme l’enfant jouir d’un indéniable bon sens, mais
le gouvernement des affaires ne pourrait lui être confié. Eternellement,
le poète dans le monde est mineur : il en résulte ce déchirement dont la
vie et l’œuvre de Blake sont faits. Blake, qui ne fut pas fou, se tint à la
frontière de la folie. (IX, p. 223)

Jeu à la limite de la folie, jeu en bordure de l’impossible et de la mort,


la poésie est l’écriture recherchée par l’être qui ne peut se laisser
« enfermer dans les limites de la raison » (IX, p. 186) ; elle est
l’écriture de celui qui a reconnu et accepté ces limites mais qui sait
néanmoins « qu’en lui une part irréductible, une part souveraine », se
dérobe « aux limites, [et] à la nécessité qu’il reconnaît ». Quand
Bataille affirme que la poésie est le langage de l’impossible, il ne
songe pas à une poésie qui serait une fuite hors du langage, mais
désigne plutôt une manière de mettre le langage à la merci des forces
qui le commandent et qu’il veut ignorer. Parvenant à ébranler
suffisamment le langage pour lui faire dire ce qu’il voudrait à tout prix
ne pas dire, la poésie apparaît comme une sorte de conciliation des
deux sens que Bataille prête à la communication dans l’article qu’il
consacre à Genet en 195239 : celui d’un mouvement ontologique et
celui d’une opération de langage. A la fois communication et
opération souveraine, la poésie inscrit l’impossible au cœur de la
39
Avant d’être publié à la fin de La Littérature et le Mal, l’article que Bataille
consacre à Genet à l’occasion de la parution du livre de Sartre, Saint Genet. Comédien
et martyr, est paru en deux temps dans les numéros 65 et 66 de Critique et avait
initialement pour titre « Jean-Paul Sartre et l’impossible révolte de Jean Genet ».
252 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

parole, ne donne accès à aucun être substantiel mais ouvre à


l’impossible qui est le fond d’un être que Bataille pressent, on le
sait, souverainement fuyant : « ce qu’on appelle un « être » n’est
jamais simple, et s’il a seul l’unité durable, il ne la possède
qu’imparfaite : elle est travaillée par sa profonde division intérieure,
elle demeure mal fermée, et, en certains points, attaquable du dehors »
(V, p. 110). En ce sens, Yves Bonnefoy pèche certainement par trop
d’univocité quand il considère que la dépense requise par Bataille se
fait immanquablement au bénéfice de la subjectivité40. Le lent
cheminement qui, à travers la poésie même, conduit à la plus grande
conscience, ouvre à une perte qui est loin d’assurer ou de renforcer la
légitimité et l’intégrité de celui qui écrit. Mouvement contre
substance, c’est en quelque sorte ce qui se joue dans la figuration du
« je » manifeste dans nombre de poèmes écrits par Bataille. Autrement
dit, l’apparence universelle du « je » philosophique, du cogito, y est
sans cesse renvoyée à la sauvagerie de l’ipse41.

L’ipse sauvage

Le pari de dire la division subjective du « je » constitue


l’un des enjeux principaux des poèmes de L’Expérience intérieure.
Ces poèmes, qui sont parmi les premiers écrits par Bataille, offrent
ainsi l’occasion d’appréhender plus concrètement la manière dont la
poésie lui permet de manifester une division qui dérange l’assurance
du discours philosophique.
Alors que les deux premiers poèmes de L’Expérience
intérieure figurent dans « Le supplice » et dans la quatrième partie du
livre, les cinq autres en composent le dernier chapitre : « Manibus date
lilia plenis »42. « Le supplice » et « Manibus date lilia plenis » se

40
Cf. Yves Bonnefoy, Giacometti, Paris, Flammarion, 1991, pp. 176-181.
41
L’ipse désigne chez Bataille ce qui excède l’universalité du « je » philosophique.
Nous y reviendrons plus longuement par la suite.
42
Gilles Ernst donne les précisions suivantes à propos de ce titre choisi par Bataille :
« Une légende veut que Livie, femme d’Auguste, se soit évanouie en entendant
Virgile réciter le passage de l’Enéide où Anchise pleure la mort trop tôt venue du
jeune Marcellus, neveu d’Auguste, et demande des « lis à pleine mains » pour sa
tombe (Liv. VI, vers 883). Manibus date lilia plenis : ce morceau de vers renversant
sert de titre à cinq poèmes formant, pour défense et illustration de la fulguration
poétique, une partite de L’Expérience intérieure ». (Gilles Ernst, Georges Bataille.
Analyse du récit de mort, op.cit., p. 50.) Notons par ailleurs que le motif de la
SE METTRE EN JEU 253

distinguent des autres parties de L’Expérience intérieure d’une


manière qui ne peut que retenir notre attention : « Les seules parties
de ce livre écrites nécessairement – répondant à mesure à ma vie –
sont la seconde le Supplice, et la dernière. J’écrivis les autres avec le
louable souci de composer un livre » (V, pp. 9-10). Si l’on en croit
Bataille, les parties où apparaissent les poèmes répondent à une
nécessité qui excède le souci de la composition. Ecrites à mesure de sa
vie, répondant à une nécessité qui ressortit à l’existence la plus
concrète et la plus quotidienne, ces parties de L’Expérience intérieure
se présentent explicitement comme étrangères au souci d’une œuvre à
faire, d’une écriture subordonnée à un projet, et s’annoncent proches
des conditions requises par la dépense souveraine.
De fait, dès le premier poème de L’Expérience intérieure,
nous sommes confrontés à un être qui atteint une limite ultime, qui ne
peut plus souffrir ce moi sans vie que l’hégémonie du discours a fait
de lui, qui cherche dans la mort de ce moi la faille par laquelle il
pourra enfin se libérer de sa prison et venir à l’être. Le désir d’en finir
avec l’existence fermée de l’individu est ainsi exprimé par un être qui
sait que la mort se mêle à l’être, et qui ne craint pas de se l’avouer et
de nous l’avouer :

Je ne veux plus, je gémis,


je ne peux plus souffrir
ma prison.
Je dis ceci
amèrement :
mots qui m’étouffent,
laissez-moi,
lâchez-moi,
j’ai soif
d’autre chose.
Je veux la mort
non admettre
ce règne des mots,
enchaînement
sans effroi,
tel que l’effroi
soit désirable ;
ce n’est rien

dispersion, très présent dans les poèmes de Bataille, apparaît dans ce passage de
L’Enéide où Anchise souhaite que les lis soient répandus sur la tombe de Marcellus et
la recouvrent.
254 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

ce moi que je suis,


sinon
lâche acceptation
de ce qui est.
Je hais
cette vie d’instrument,
je cherche une fêlure,
ma fêlure,
pour être brisé.
J’aime la pluie,
la foudre,
la boue,
une vaste étendue d’eau,
le fond de la terre,
mais pas moi.
Dans le fond de la terre,
ô ma tombe,
délivre-moi de moi,
je ne veux plus l’être. (V, pp. 71-72)

Le poème crie la douleur d’un être qui dit « je » et qui souffre de


ne pas être au monde : il s’ouvre sur l’expression d’une douleur
et d’un refus et s’achève en une sorte de supplique adressée à la
mort dont une délivrance est attendue. Entre ces deux temps, une
série d’oppositions manifeste le conflit violent dont ce « je » est
le théâtre. Au conflit des volontés – « Je ne veux plus souffrir »/« Je
veux la mort » – s’ajoute le conflit des sentiments – « Je hais cette vie
d’instrument »/« J’aime la pluie » – relayé par l’opposition majeure
entre le régime de l’enfermement – la prison, l’étouffement,
l’enchaînement, l’absence d’effroi – et le régime de la fêlure et de la
brisure qui libèrent et délivrent. Un moi fermé fait face à un moi brisé
et libre, un être douloureux et privé de vie appelle tout ce qui dans
l’être conteste et refuse ce qui est, exige enfin la liberté. A la vie
d’instrument qui a la froideur de la chose est opposée la force des
éléments naturels, au langage qui emprisonne, le silence de la tombe,
espace de repli, refuge où la liberté est promise.
Pour Bataille, il est urgent de rompre avec ce qui fige la
vie pour renouer avec une vie qui aime l’intensité éphémère de la
foudre, l’intensité de l’instant qui s’oppose au souci de la durée, qui
aime le mouvement, la pluie, préfère la fluidité de l’eau et de la boue à
l’immuable fixité des objets solides. Et s’il faut être brisé, cela doit
s’entendre en deux sens distincts. D’abord, au sens fort, il faut se
supprimer, s’anéantir en tant qu’individu isolé pour renouer avec la
SE METTRE EN JEU 255

vie ardente de l’instant et du mouvement. Ensuite, au-delà de cette


suppression, il faut être un être brisé, ce qui n’est justement pas un
état, mais signifie plutôt l’absence de tout statisme. A travers cet être
brisé, le poème donne une première fois à voir l’être hors de soi
pour qui le discours n’a pas de mot ; l’absolument autre que le
discours ne peut comprendre se lie à un thème auquel il nous faudra
désormais prêter la plus grande attention : celui du morcellement, de
l’éparpillement et de l’éclatement qui s’oppose à l’unité et à l’intégrité
assurées de l’individu fermé. Est brisé celui qui a su trouver une
fêlure, sa fêlure, le défaut de sa cuirasse, une brèche, une fissure qui
libère une fuite que le sujet-substance ne peut contenir, et qui le
conteste. Avec le motif de la fêlure apparaît soudain l’érotisme latent
du poème : chercher sa fêlure, c’est aussi chercher une fente. Un « je »
cherche sa fente pour être tout autre, tel est le nœud gordien que ce
premier poème désigne d’emblée comme le cœur de la poésie de
Bataille et qu’il nous propose de démêler.
Si l’on comprend tout d’abord qu’il s’agit pour le « je »
de chercher ce qui le fêle, une première réponse semble nous être
apportée par le deuxième poème de L’Expérience intérieure, qui
figure dans le premier chapitre du « Post-scriptum au supplice » :

Spectre en larmes
ô Dieu mort
œil cave
moustache humide
dent unique43
ô Dieu mort
ô Dieu mort
Moi
je te poursuivais
de haine
insondable
et je mourais de haine
comme un nuage
se défait. (V, p. 121)

Au centre de ce poème composé de quatorze vers irréguliers se trouve


le seul vers monosyllabe, « Moi », qui apparaît à la fois comme le

43
Cette dent unique n’est-elle pas une lointaine réminiscence des grées, ces trois
inquiétantes sœurs des Gorgones qui, nées déjà vieilles, aveugles et édentées,
possédaient toutefois un œil et une dent qu’elles se prêtaient à tour de rôle ?
256 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

cœur du poème et ce qui le scinde en deux parties distinctes. Tout


d’abord, les sept premiers vers composent une sorte de parodie
d’invocation à un Dieu spectre, à un Dieu qui n’aurait pas ressuscité
d’entre les morts. Le caractère ignoble de ce Dieu qui est dit par trois
fois mort est implicitement affirmé : ô Dieu/odieux, Dieu infâme qui
excite la haine que lui voue le « je ». Alors que la triple mort nous
renvoie au Dieu trin de la doctrine chrétienne, il semble que la trinité
soit ici bafouée et tournée en dérision : Dieu œil cave, œil unique,
creux et sombre, s’oppose sans doute à l’œil unique de la
connaissance divine et se rit de l’intelligence du Verbe ; Dieu dent
unique nous montre un Dieu édenté, un Dieu sans force et sans
défense qui tourne en dérision la puissance du Père ; Dieu moustache
humide semble enfin se moquer de l’amour du Saint-Esprit en plaçant
cet amour sous le signe d’un érotisme grotesque qui bafoue sa pureté.
A cette trinité dérisoire, à ce Dieu déchu de sa gloire et mort, s’oppose
la soudaine apparition d’un moi qui s’attribue la majuscule qui, de
coutume, est réservée à Dieu. Plus qu’une simple provocation, il faut
certainement voir dans cette majuscule le signe d’un véritable défi
lancé à un Dieu qui est traqué sans relâche, poursuivi d’une « haine
insondable » qui conduit le « je » jusqu’à la mort.
La manière dont meurt le « je », « comme un nuage/se
défait », nous renvoie à l’être brisé qui a trouvé sa fêlure, fêlure qui
correspondrait donc ici à la haine vouée à Dieu. Que la fêlure du moi
soit cherchée dans la mort de Dieu, ces lignes du Coupable nous
aident à mieux le comprendre :

Je ne crois pas en Dieu : faute de croire en moi.


Croire en Dieu, c’est croire en soi. Dieu n’est qu’une garantie donnée
au moi. Si nous n’avions donné le moi à l’absolu, nous en ririons. (V,
p. 282)

Dieu mort, la garantie qui était donnée au moi n’existe plus, et c’est
bien un moi fêlé qui succède alors au moi fermé qu’assurait
l’existence de Dieu. Si l’on suit le sens de ce second poème, chercher
sa fêlure ce serait donc accomplir le sacrifice de Dieu par l’écriture,
mettre à mort Dieu dans le poème et grâce à la poésie. La possibilité
d’un tel sacrifice, Bataille la découvre précisément en écrivant,
comme si l’écriture des poèmes de L’Expérience intérieure lui révélait
une puissance de la poésie qu’il ne soupçonnait pas, en laquelle il ne
voulait d’abord pas vraiment croire. Tel est pour nous le sens du
SE METTRE EN JEU 257

poème qui clôt « Manibus date lilia plenis », sorte d’aveu qui va plus
loin que les hésitations de la réflexion et emporte la décision :

DIEU

A la main chaude
je meurs tu meurs
où est-il
où suis-je
sans rire
je suis mort
mort et mort
dans la nuit d’encre
flèche tirée
sur lui. (V, p. 189)

Dans les deux premiers vers le « je » s’adresse à un « tu », qu’au vu


du titre du poème nous pouvons logiquement assimiler à Dieu, et lui
propose un jeu. La main chaude désigne soit un jeu qui consiste à
superposer des mains, celles de dessous venant tour à tour se placer
par-dessus, soit un jeu de société qui s’apparente à une espèce de
colin-maillard où il faut deviner l’identité de la personne qui vous
frappe à la main. La présence de la nuit à la fin du poème indiquerait
qu’il s’agit plutôt ici du jeu de société : le « je » propose à Dieu de
jouer à colin-maillard, de jouer dans la nuit suivant la règle radicale
d’un « je meurs tu meurs » énoncée par le second vers. Il y a
certainement quelque chose de l’enfance dans ce vers qui s’apparente
à ces formules qui énoncent en quelques mots le principe d’un jeu. De
fait, on peut déceler une sorte d’effronterie amusée dans cette
proposition qui n’a pas l’air de se prendre vraiment au sérieux : Colin
et Maillard, « je » et Dieu, jouent leur vie dans la nuit.
Cependant, une indéniable gravité apparaît avec les deux
vers suivants, à laquelle le « je » ne semblait pas s’attendre. Le « il »
remplace soudainement le « tu », et le « je », qui n’a plus alors
d’interlocuteur, se trouve plongé dans un espace vide et inconnu, où il
sent qu’il est perdu : la présence de Dieu n’est plus si évidente, le
« je » vacille et perd ses repères. La gravité s’impose définitivement
avec le cinquième vers qui signifie effectivement qu’il ne s’agit plus
de rire : « sans rire », prévient le « je » qui, d’ailleurs, semble le
premier surpris. Le jeu qui avait les allures d’une plaisanterie un peu
provocante se révèle en fait des plus sérieux. La mort du « je » est
bien réelle, la répétition le martèle à qui voudrait s’y dérober : « je
258 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

suis mort/mort et mort ». Si l’on en croit le « je meurs tu meurs » du


début, sa mort est liée à celle de Dieu : Dieu mort, « je » meurt. La fin
du poème le confirme où la « flèche tirée/sur lui » indique clairement
que Dieu a été tué. Ce qui a tué Dieu, c’est d’avoir accepté le jeu ou,
plus précisément, d’avoir été mis en jeu.
Avec la flèche, la puissance est bien du côté du « je » ;
avec elle surtout réapparaît la fêlure à travers la blessure dont Dieu
meurt. Après l’équivoque « moustache humide » du second poème,
qui n’est pas sans faire écho à la scène de Madame Edwarda où la
prostituée affirme qu’elle est Dieu en exhibant son sexe, Dieu, blessé
à mort, est une nouvelle fois associé au motif de la fêlure ; pour la
seconde fois le « je » trouve sa fêlure en trouvant une fêlure en Dieu,
accomplissant ainsi ce qui se présente comme un moment capital de la
poésie de Bataille sur lequel nous reviendrons. Pour l’heure, il nous
faut mieux comprendre la signification de ce jeu auquel le « je » s’est
d’abord livré avec une certaine insouciance, mais qui s’est révélé par
la suite des plus bouleversants. Cette sorte de colin-maillard que le
« je » propose à Dieu se déroule dans la nuit la plus noire, dans une
nuit dont on ne peut ignorer qu’elle est une nuit d’encre. L’encre qui
apparaît à la fin du poème nous renvoie par métonymie à l’écriture : le
Dieu qui meurt dans une nuit d’encre est un Dieu qui meurt par
l’encre noire, par l’écriture qui blesse et tue en laissant s’échapper de
la blessure le sang noir de l’encre et de la nuit. A la fin de
L’Expérience intérieure, Bataille nous livrerait ainsi le secret qu’il
n’avait jamais osé formuler auparavant et que seule l’écriture des
poèmes lui aurait communiqué : la poésie peut sacrifier Dieu ; elle
peut trouver la fêlure qui laisse « mort/mort et mort » et par laquelle
on est enfin brisé.
Dans cette mort trois fois dite résonne l’écho de la
mort de Dieu que le deuxième poème de L’Expérience intérieure
prononçait également par trois fois. De fait, on peut imaginer qu’on
assiste à une sorte de divinisation d’un « je » qui meurt en tant
qu’individu pour exister comme un être à la limite : « Dieu, écrit
Bataille dans Le Coupable, n’est pas la limite de l’homme, mais la
limite de l’homme est divine. Autrement dit, l’homme est divin dans
l’expérience de ses limites » (V, p. 350). L’Expérience intérieure se
clôt sur cette nouvelle trinité où le non-savoir s’est substitué à la
connaissance, l’impossible à la puissance et l’érotisme à l’amour pur
et idéal. Cette trinité ne fait pas seulement écho à celle que Bataille
SE METTRE EN JEU 259

parodiait dans le « Post-scriptum au supplice », elle est aussi annoncée


subtilement d’un poème à l’autre de L’Expérience intérieure à travers
un jeu de renvois qui nous conduit effectivement à l’ultime poème de
« Manibus date lilia plenis ». Au vers monosyllabe « Moi » situé
exactement au centre du poème du « Post-scriptum au supplice »
répondent les deux vers monosyllabes « morte » et « mort » également
situés au centre des deux premiers poèmes de « Manibus date lilia
plenis » et le vers dissyllabe « ô morte » situé au cœur du troisième
poème de ce même chapitre. De la triple mort de Dieu à la triple mort
du « je », il y a donc cette chaîne subtile Moi-morte-mort-ô mort qui
nous montre la cohérence de ces poèmes et nous indique par ailleurs
l’existence d’un cheminement qui mène à la divinité de l’homme,
cheminement qu’il nous faut désormais retracer.
Le premier poème de « Manibus date lilia plenis »
commence par chanter la gloire du « je », qui semble alors occuper la
place même de Dieu :

Au plus haut des cieux,


les anges, j’entends leur voix, me glorifient. (V,
p. 185)

Difficile à la lecture de ces deux premiers vers de ne pas songer à ce


que Bataille écrit à propos de l’opération souveraine : « je représente
sans détour que l’expérience intérieure demande à qui la mène de se
placer pour débuter sur un pinacle » (V, p. 79). Il faut, comme il
l’écrit par ailleurs, ne pas craindre de porter sa personne au pinacle,
d’atteindre le point le plus haut, d’être, à l’instar du « je », porté aux
nues par la voix des anges et leurs chants de gloire : les premiers vers
de « Manibus date lilia plenis » apparaissent comme les premiers pas
d’une expérience qui se déroulera grâce à la poésie et à travers elle. Et
c’est bien à un parcours pour le moins tortueux que nous fait assister
ce premier poème qui, sans ménagement, nous mène de la
glorification la plus haute à la position la plus basse :

Je suis,
sous le soleil, fourmi errante (V, p. 185)

De la gloire céleste à la petitesse de la fourmi, le poème opère la plus


brusque des ruptures : les cieux ne chantent plus le « je » qui retrouve
soudain une position plus humble, sous le ciel ou, plus exactement,
260 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

sous un soleil dont on pressent déjà tout le poids écrasant. Car la


fourmi, sous le soleil, est vouée à une mort aussi subite que curieuse :

petite et noire, une pierre roulée


m’atteint,
m’écrase,
morte,

Le rythme se brise soudain quand la pierre atteint la fourmi et nous


précipite vers une mort dont le vers monosyllabe « morte » impose
toute la brutalité désarmante. Difficile d’imaginer plus décevant que
cette mort qui contraste un peu plus encore avec la position glorieuse
du début. Après la gloire, il semble qu’il y ait là une volonté de
s’humilier ou, plus précisément, d’humilier et d’anéantir à la fois un
être que le soleil ne paraît pas pouvoir tolérer. Bataille joue ici avec
les lieux communs : la fourmi besogneuse qui met de côté sa récolte
pour faire face au rude hiver est tuée par une pierre qui roule, une
pierre qui, comme le dit le dicton populaire, n’amasse pas mousse et
nous renvoie à la fois au mouvement et à la dépense souveraine. Avec
la mort de la fourmi, la dépense l’emporte définitivement sur le
travail : cette mort signifie la fin de l’activité industrieuse, du souci de
l’avenir et des projets précautionneux qui remettent sans cesse
l’existence à plus tard. Quand la fourmi est écrasée par la pierre, le
poème retrouve le thème obsédant de la poésie de Bataille : l’au-delà
de l’être qui forme des projets, l’au-delà de sa mort qui pour le « je » a
le sens d’une naissance réelle. Mort en tant qu’individu-fourmi, le
« je » parle désormais au-delà de cette mort et se trouve engagé dans
une sorte d’étrange dialogue avec le soleil :

dans le ciel
le soleil fait rage,
il aveugle,
je crie :
« il n’osera pas »
il ose.

Le soleil atteint maintenant la plus grande violence : la mort de la


fourmi a déchaîné un soleil qui brille de tous ses feux et dont la
SE METTRE EN JEU 261

violence n’est pas sans rappeler celle des soleils de Van Gogh44. Face
à ce soleil enragé, la position du « je » est une position où se mêlent à
la fois la crainte et la faiblesse : il crie dans le vide, semblant pris
d’une soudaine panique, pressentant sans doute la venue d’un
événement grandiose et redouté. La personnification de l’astre solaire
confère au soleil une conscience qui donne toute sa force à un acte que
l’on devine imminent et transgressif. Et le soleil ose en effet, il ose ce
que le « je » semblait redouter et qu’il pressentait comme une menace.
Quoi que le soleil ose, il est certain qu’au terme de son parcours le
« je » bascule dans un monde où les forces les plus violentes se
déchaînent, où le soleil enragé manifeste le retour d’un sacré qui
effraie et qui communique l’effroi désirable dont privent le règne du
travail et l’empire incontesté du discours.
Comment interpréter la fin de ce poème qui demeure
énigmatique ? Les derniers vers reprennent sous la forme la plus
lapidaire des obsessions qui sont parmi les plus marquantes de
Bataille : une bouche qui crie, un soleil violent, des yeux aveugles. Ce
que le soleil ose, qui s’apparente au plus terrible et au plus interdit,
présente de troublantes similitudes avec un rêve que Bataille note en
1927, époque où il suivait une analyse avec le docteur Adrien Borel, et
qu’il fait suivre de quelques associations développant essentiellement
une problématique œdipienne. Bataille associe notamment les rats
horrifiants qui apparaissent dans son rêve « au souvenir de [son] père
[lui] flanquant une correction » :

J’ai les fesses nues et le ventre en sang. Souvenir très aveuglant comme
le soleil vu à travers les yeux fermés en rouge. Mon père lui-même,
j’imagine qu’aveugle, il voie aussi le soleil en rouge aveuglant.
Parallèlement à ce souvenir mon père assis. (II, p. 10)

Dans le poème, le cri fait immédiatement suite à l’aveuglement :


immédiatement après que le soleil a été vu avec des yeux d’aveuglé,
avec les yeux du père aveugle qui, comme l’écrit Bataille en 1927,
voit « le soleil en rouge aveuglant », le soleil en sang. Le cri pourrait
donc avoir pour origine le souvenir soudain du père et, plus
précisément d’une scène primitive que Bataille lie à l’explication de

44
Nous renvoyons entre autres à « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de
Van Gogh » (I, pp. 258-271) et à « Van Gogh Prométhée » (I, pp. 497-501).
262 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

son rêve et dans laquelle il faudrait chercher la signification de cet


énigmatique « il n’osera pas »/« il ose ».
Qu’a osé ce père qui était tant redouté ? Bataille retrouve
dans son rêve ses terreurs enfantines : les rats, les araignées, la cave
où il descendit, une chandelle à la main, accompagné de son père qui
devait l’y corriger45. Curieusement, Bataille ne dit pas ce qui lui valut
d’être déculotté sur les genoux de son père, laissant deviner, comme le
remarque Denis Hollier, que la leçon qu’administre le père « n’a pas
tant pour objet le bien du fils que le plaisir sadique de l’exécuteur »46.
Le cri du poème serait ainsi lié à un châtiment traumatisant où sont
facilement perceptibles des forces castratrices : le père que voient les
yeux aveuglés par le soleil ose encore châtier un fils qui vit une
nouvelle fois le traumatisme d’enfance.
Il faut se souvenir ici de la lecture personnelle que
Bataille propose du complexe d’Œdipe dans un article de 1932 : « La
critique des fondements de la dialectique hégélienne ». Tout
commence avec la mort du père qui apparaît au fils comme celui qui
s’oppose à la satisfaction de ses propres désirs. Cette agressivité
constitue la première étape d’un processus qui va bientôt révéler au
fils le vrai sens de son désir : le fils finit par découvrir qu’il désirait
pour lui-même la mort qu’il dirigeait dans un premier temps sur
l’autre ; il découvre, comme l’écrit Bataille, qu’il « cherche à attirer
sur lui-même la castration, ainsi qu’un choc en retour de ses désirs de
mort » (I, p. 288). On le voit, l’Œdipe de Bataille ne rattache pas la
mort du père à la possibilité d’une possession exclusive de la mère : le
père meurt car « seul un père mort » est susceptible d’infliger au fils
« la punition qu’il désire »47. Dans un tel contexte, la castration revêt
une signification particulière que Bataille exprime en 1928 avec la
virulence qui caractérise les pages de L’Œil pinéal :

Car l’enfant qui dans sa terreur d’être tranché cherche à provoquer


l’issue sanglante, ne fait aucunement preuve d’absence de virilité : un
excès de force, au contraire, et une crise d’horreur le projettent

45
Rappelons que le vers que Bataille emprunte à Virgile renvoie au chant sixième de
L’Enéide ou Enée demande à la Sibylle de descendre aux enfers pour y revoir
Anchise.
46
Denis Hollier, « La rose et le noir. La tombe de Bataille », Revue des sciences
humaines n°206, avril-juin 1987, p. 126. Repris dans Les Dépossédés, Paris, Les
Editions de Minuit, 1993, pp. 73-101.
47
Denis Hollier, « La rose et le noir. La tombe de Bataille », art. cit., p. 127.
SE METTRE EN JEU 263

aveuglément vers tout ce qu’il y a au monde de plus tranchant, c’est-à-


dire l’éclat solaire. (II, p. 46)

Avec la plus grande virilité, l’enfant va au-devant de la castration qui


est moins un châtiment qu’une sorte d’introduction du corps au régime
de la sexualité : il est projeté vers le ciel, il se dresse en direction de
l’éclat solaire répondant ainsi aux forces érectiles que L’Œil pinéal se
charge de mettre en scène. Quand le regard se tourne vers le soleil,
quand la vision « est déchirée et arrachée par les éclats du soleil
qu’elle fixe » (II, p. 27), l’érection n’est plus « un soulèvement
pénible à la surface du sol et, dans un vomissement de sang fade,
elle se transforme en chute vertigineuse dans l’espace céleste
accompagnée d’un cri horrible ». Il y a ici exactement le même
enchaînement que dans le poème : à la vision violente succède le cri
de celui qui voit. Dans L’Œil pinéal, le soleil répond au cri
qui accompagne la chute vertigineuse. Un soleil apparaît alors qui
« emprunte son éclat à la mort » (II, p. 28), qui a « l’attrait spectral de
la pourriture » et que Bataille décrit comme « un pénis tranché, mou et
sanglant, [qui] se substitue à l’ordre habituel des choses ». Avec un tel
soleil, nous retrouvons le soleil rouge de l’aveuglement, le soleil en
sang vu par les yeux aveugles qui est aussi le soleil violent et enragé
qui apparaît immédiatement après la mort dérisoire de la fourmi. La
fin du poème renverrait alors à un désir de castration qui, ayant le sens
d’une projection virile en direction de l’éclat solaire, substitue un
soleil horrible au clair agencement des choses : « L’immense nature
brise ses chaînes et elle s’effondre dans le vide sans limite ». Dès
lors, le monde n’est plus le monde achevé dont la théologie assure
le principe, mais il glisse à l’inconnaissable et à l’impossible :
« l’idée de perfection » ne peut plus l’emporter « sur toute difficulté
représentable » (V, p. 126), et Dieu n’est plus au sommet d’un monde
dont la violence le conteste et le menace sans répit. L’énigmatique
face à face entre le « je » et le soleil à la fin du poème imposerait
l’entrée dans le monde de la dépense souveraine en puisant dans un
souvenir d’enfance bouleversant et en réactivant ce qui s’y joue.
Mais ce face à face pourrait être plus bouleversant encore.
A la suite du rêve qu’il note en 1937, Bataille écrit :

Ça me fait l’effet de me rappeler que mon père étant jeune aurait


voulu se livrer à quelque chose sur moi d’atroce avec plaisir.
264 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

J’ai comme trois ans les jambes nues sur les genoux de mon père et
le sexe en sang comme du soleil. (II, p. 10)

Le sexe comparé à du soleil évoque avec évidence un soleil en sang,


un sexe tranché et sanglant dans le ciel, un soleil qui répond au cri
vertigineux de qui se jette vers son éclat, le soleil enfin que voient les
yeux aveuglés du poème. Le troublant « il n’osera pas » suivi du
brutal « il ose » renverrait au plus terrible : le souvenir, non
seulement, d’un châtiment corporel infligé par le père aveugle dans un
lieu sordide, mais aussi à celui d’un désir incestueux pressenti.
Cependant, dans le poème, le père ose ce qu’il n’avait pas
osé en réalité : le viol sexuel et incestueux du fils. Cela nous
indiquerait que le poème est le lieu où le plus interdit advient. De
l’intention pressentie à l’acte, il permettrait d’opérer le passage
troublant qui libère soudain toute la violence qui ne s’était pas
déchaînée jusqu’au bout dans la réalité. Ce qui importe un peu plus
encore, c’est que la scène que Bataille rapporte à la suite de son rêve
n’a probablement pas eu lieu : il était impossible que le père aveugle
descendît à la cave. Bataille reprendrait alors dans le poème une scène
fictive, à laquelle il a peut-être réellement cru, à laquelle il voulut du
moins que certains crussent, y trouvant sans conteste du sens. Qu’il
s’agisse ou non de l’aveu du désir le plus inavouable, il est certain que
la poésie apparaît ici comme la volonté la plus déterminée de révéler
ce que l’intégrité du moi ne peut affronter sans être aussitôt
violemment remise en cause. A cet égard, « Manibus date lilia plenis »
ne trompe pas. La première partie du second poème, qui suit
immédiatement l’énigmatique « il n’osera pas »/« il ose », témoigne
de la perte vertigineuse d’une identité qui ne sera d’ailleurs jamais
retrouvée :

Qui suis-je
pas « moi » non non
mais le désert la nuit l’immensité
que je suis
qu’est-ce
désert immensité nuit bête
vite néant sans retour
et sans rien avoir su (V, p. 186)
SE METTRE EN JEU 265

Se faisant face, le « je » connaît la fin de toute certitude, de tout ce qui


fondait une intégrité qui ne fait désormais plus illusion. Et s’il affirme
avec empressement que ce qu’il est n’a rien à voir avec le « moi », il
avoue également que ne sont pas moins obscurs le désert, la nuit et
l’immensité qu’il est, au-delà des limites étriquées d’un moi replié sur
lui-même. Quels que soient ses efforts pour se saisir, son être lui
échappe : sous le coup de la violence du poème précédent, il découvre
sa réalité fuyante et insaisissable. De fait, son questionnement
s’interrompt brutalement, se détourne de tout ce qui ressortit au savoir
pour lui préférer ce qu’il ne peut comprendre :

Mort
réponse
éponge ruisselante de songe
solaire
enfonce-moi
que je ne sache plus
que ces larmes.

La mort est la clé d’un savoir qui, pour être ultime, n’en est pas moins
paradoxal. Car, pour Bataille, les larmes sont bien ce qui, à la lettre, ne
se sait pas : effet du non-savoir, sur lequel il reviendra longtemps dans
La Souveraineté, les larmes sont une manifestation de ce qui, à la fois,
permet et excède le savoir. Avec ce savoir des larmes, ce savoir
impossible du non-savoir, la quête identitaire se résout en une tension
extrême du savoir qui fait face à ce qui est plus que lui. Ces larmes,
dont le démonstratif nous indique qu’elles sont celles de la mort que
Bataille assimile ici à une éponge, manifestent ce qui est toujours plus
que ce qui est : elles ruissellent d’une éponge gorgée de liquide, d’un
corps qui fuit et ne peut retenir un liquide qui le déborde, nous
renvoyant une fois de plus à ce qui dans l’être excède ce que le savoir
peut arrêter ou fixer, la substance, par exemple, ou tout principe
qu’une part maudite ne manquera pas de contester.
En fait, le « je » perd moins son identité qu’il ne fait
l’expérience bouleversante d’une identité paradoxale, dont le propre
est de rompre avec l’identique, le stable ou le fixe : son être est la
mort, il ruisselle comme des larmes, il est le passage et la fuite. A la
fin du poème, le « je » ne sombre pas dans le chaos, mais il sait
maintenant que son être est essentiellement instable, qu’il est un
impensable excès qui l’emporte. En ce sens, il faut s’arrêter sur la
266 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

requête équivoque qu’il adresse à la mort afin d’accéder à ce savoir


ultime : « enfonce-moi ». On peut d’abord voir dans cette injonction
un schème d’enfouissement qui nous ramène au premier poème : c’est
du fond de la terre, de la tombe, que la délivrance est attendue. Mais
enfonce-moi, signifie aussi frappe-moi, défonce-moi, brise-moi pour
que, brisé, j’accède enfin au savoir inquiet de mon être qui m’excède.
Enfonce-moi/défonce-moi renvoie enfin à un arrière-fond sexuel
complexe, qui nous plonge au cœur de l’instabilité qui caractérise
l’identité du « je ». Ce « je » qui cherche sa fente, qui veut être
enfoncé/défoncé est, certes, celui de l’écrivain, celui de Bataille qui
écrit « Manibus date lilia plenis » en répondant à mesure à sa vie, mais
il demeure pourtant difficile de savoir si nous devons le définir
comme celui d’un homme, d’une femme, ou celui d’un être qui
apparaît tour à tour comme un homme ou comme une femme…
Quoi qu’il en soit, à la fin du second poème, le « je » est
un peu plus insaisissable encore qu’il ne l’était auparavant face au
soleil qui faisait rage. Les pulsions castratrices que l’on pouvait
deviner dans le premier poème apparaissent désormais explicitement.
Car vouloir s’enfoncer dans la terre ou dans la tombe pour être
délivré, c’est aussi vouloir accéder à la cave où la violence du père se
déchaîne, où elle brise et ouvre la fêlure par laquelle le « je » attend de
venir pleinement à l’être. La poésie nous montre ainsi un être qui
recherche la plus grande violence avec une implacable détermination ;
elle manifeste une volonté de l’exiger et de la suivre ainsi qu’une
étoile sur le chemin de la délivrance, comme semble nous le dire le
troisième poème :

Etoile
je la suis
ô mort
étoile de tonnerre
folle cloche de ma mort. (V, p. 187)

Le poème est maintenant plus court, comme s’il s’agissait de


concentrer toute l’attention sur la mort qui délivre, sur l’étoile, astre
nocturne, soleil de nuit qui se consume en une dépense souveraine.
Mais l’étoile c’est aussi ce qui précède, notamment dans la tradition
chrétienne, la naissance du fils de Dieu. « Etoile de tonnerre », étoile
« folle cloche » qui annonce la mort et la naissance d’un être nouveau,
d’un fils qui appelle sur lui la violence du père pour mieux, en retour,
SE METTRE EN JEU 267

répondre à l’ultime injonction lancée par l’avant-dernier poème de


« Manibus date lilia plenis » :

Poèmes
pas courageux
mais douceur
oreille de délice
une voix de brebis hurle
au delà va au delà
torche éteinte. (V, p. 188)

Il faut aller au-delà de poèmes qui relèvent d’une poésie doucereuse,


qui demeurent étrangers à la violence et au courage exigés par la
dépense. Il semble que Bataille fasse plus ici que rappeler seulement
ce que signifie la haine de la poésie : le pluriel nous laisse à penser
qu’il s’en prend aux poèmes qui précèdent, à ces poèmes qui
n’auraient pas encore atteint la violence attendue et qu’il faudrait en
conséquence dépasser. La douceur et le délice évoqués dans les
premiers vers sont soudain déchirés par un hurlement de brebis qui
enjoint à s’enfoncer un peu plus dans la nuit, à franchir, « torche
éteinte », le seuil auquel nous avaient conduits les premiers poèmes.
La brebis qui hurle, laquelle n’est pas sans rappeler le Christ comparé
par le prophète Isaïe à un agneau que l’on mène à l’abattoir, annonce
certainement la mise à mort de Dieu qui, nous l’avons vu, a lieu dans
le cinquième et dernier poème. Il faut ici se souvenir que la logique de
l’Œdipe de Bataille conduit le fils à désirer la mort du père parce que
seul ce père mort est capable de lui infliger le châtiment qu’il désire.
Avec la mort de Dieu, qui est par excellence celle du père, cette
logique est menée à son terme et le « je » accède à un châtiment
ultime, il retourne contre lui une ultime violence qui, littéralement, fait
éclater la légitimité et l’intégrité de l’individu qui l’emprisonnait et
l’intronise nouveau Dieu sous un soleil qui brûle et meurt avec rage.
Ainsi, et à leur manière, les poèmes de L’Expérience
intérieure nous rappellent que le désir, qui est au fondement de la
mise en jeu du sujet par la poésie, est, pour Bataille, la voie de
l’anéantissement de son unité, tandis, qu’à l’inverse, il est, pour
Hegel, celle de sa constitution. L’opération souveraine que Bataille
recherche à travers la poésie, et qui part d’un sujet unifié, d’un sujet
qui, accompli et achevé par le savoir absolu, éprouve du désir et de
l’effroi face à l’hétérogène et au franchissement de l’interdit, cette
268 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

opération reconduit le sujet précisément à rebours du trajet décrit par


Hegel et, comme nous le montrent très concrètement les poèmes,
fait alors « éclater le leurre de l’unité » (V, p. 276). Cependant,
l’éclatement de l’unité du « je » ne conduit pas, comme dans la fusion
érotique, à sa pure et simple disparition ou à son anéantissement, ce
qui ferait de la poésie une manifestation violente de la négativité, une
destruction de l’unité et non une réelle mise en jeu. L’éclatement de
l’unité conduit au contraire à une tension entre le sujet et son absence
qui l’ouvre à un dehors irréductible. Le « je » est animé d’une volonté
de toujours se porter vers ce qui l’excède, de contester tout figement
qui le priverait d’être en le privant de communication, d’une volonté
qui donne certainement tout son sens à la multiplication des schèmes
d’enfouissement dans les poèmes de L’Expérience intérieure : il faut
s’enterrer, gagner les lieux les plus enfouis, descendre vers le plus
caché et le plus lointain, atteindre le plus profond, la tombe, le cœur
de la terre, la cave, pour y toucher son être le plus fuyant, le plus
souverainement fuyant et irréductible.
Cette quête des profondeurs nous renvoie à l’opposition
entre le « je » et l’ipse qui s’énonce dans les pages de L’Expérience
intérieure. Bataille désigne à travers le « je » ce qui incarne, en moi,
« la chiennerie docile » (V, p. 134). Moyen terme, le « je » apparaît
comme une équivoque entre l’ipse et la raison, entre l’absurde,
l’inconnaissable, la particularité et l’universalité. Rompant avec « la
sauvagerie de l’ipse », il se présente comme « un être domestiqué »
aussi bien éloigné de la déraison de l’ipse que de la déraison du tout –
en tant que moyen terme, le « je » est seul assimilable tandis que
l’ipse et le tout se dérobent l’un et l’autre à l’intelligence discursive.
Pour Bataille, le « je » ne communique jamais, la communication
n’est possible qu’en son absence et, pour ainsi dire, elle est
son absence même. Pour que l’existence atteigne « une pleine
communication » (V, p. 135), il faut qu’elle parvienne à se dénuder
successivement de ses moyens termes : « de ce qui procède du
discours, puis […] de tout ce qui retourne au discours du fait qu’on en
peut avoir une connaissance distincte ». Quand l’existence
communique, « elle sort de son ipséité à la rencontre de ses
semblables ». L’absence du « je » équivaut à une sortie de l’ipséité,
« je » et ipséité désignant une seule et même réalité qui caractérise
l’individu en lui-même, mais aussi la personne. Pour résumer, le « je »
SE METTRE EN JEU 269

docile se situe du côté de l’universel, du raisonnable, du connu, de


l’identité et de l’unité indivise.
A l’inverse, l’existence qui communique se définit
comme un saut hors de l’ipséité, le moi auquel le « je » a été soustrait.
Cette soustraction correspond en fait à l’apparition de ce que Bataille
nomme l’ipse et qui, de fait, se présente comme le moi sans l’ipséité48.
Cela est particulièrement clair dans ces lignes que Bataille écrit à
propos de la communication poétique : « l’existence poétique en moi
s’adresse à l’existence poétique en d’autres […]. Or je ne puis être
moi-même ipse sans avoir jeté ce cri vers eux. Par ce cri seul, j’ai la
puissance d’anéantir en moi le « je » comme ils l’anéantiront en eux
s’ils m’entendent » (V, p. 136). La poésie est le cri qui anéantit en moi
le « je ». Plus positivement, elle est le cri dans lequel l’ipse vient au
jour et cela suivant deux modalités distinctes : en entendant ou en
criant ce cri. En lisant, en écrivant.
Il faut apporter ici quelques précisions. Premièrement,
l’anéantissement du « je », loin de conduire à une universalité neutre,
entraîne un renforcement du pôle subjectif. La poésie me crie. Dans
La Révolution du langage poétique, Kristeva écrit que « le texte
consiste à donner un langage et donc un sujet à la jouissance ». Il faut
dire ici, en reprenant sa formule, que la poésie consiste à donner un
langage et donc un sujet à l’ipse. Le poème, c’est l’ipse qui se
manifeste en disant « je ». En un mot, la mise en jeu par la poésie est
une mise en « je », le cri qu’est la poésie, c’est à la fois moi-même qui
crie (« je » de l’énonciation) et ce moi-même qui est crié (« je » de
l’énoncé). Deuxièmement, le « je » nouveau qui apparaît avec la
poésie diffère essentiellement du « je » docile en ce que, sortant de
l’ipséité, il ne se recompose pas en un individu fermé, mais demeure
ouvert – notons que le sens de cette ouverture, c’est le poème seul qui
nous permet de l’approcher ; seule l’analyse du poème peut, par
exemple, nous indiquer ce que deviennent des catégories comme
l’unité ou l’identité quand elles se rattachent au « je » de l’ipse.
Troisièmement, la communication poétique ne conduit pas à une
subjectivité fusionnelle. Autant la communication avec le tout
implique une « renonciation de l’ipse à soi-même » qui se résout dans
la fusion, autant la communication poétique ignore cette renonciation

48
Equation sans conteste étrange qui résulte d’une utilisation pour le moins peu
courante de la notion d’ipséité.
270 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

et demeure au bord et sur les bords d’une fusion qui ne se réalise pas.
La poésie nécessite la présence de l’autre pour faire advenir l’ipse, et
c’est cet ipse advenu qui, cette fois en tant qu’autre, permet à son tour
qu’advienne l’ipse de l’autre.
D’une certaine manière, l’incompatibilité entre la poésie
et le « je » équivoque n’est pas sans rappeler l’effacement du lyrisme
personnel assumé et revendiqué par Mallarmé à la fin de Crise de
vers : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui
cède l’initiative aux mots », lesquels remplacent « la respiration
perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle
enthousiaste de la phrase ». Rappelons pour mémoire que, pour
Mallarmé, écrire à un prix, « se paie chez quiconque, dit-il, de
l’omission de lui et on dirait de sa mort comme telle », que le sujet
s’abolit en conséquence dans le langage, cédant du même coup sa
place au sujet impersonnel et élocutoire du poème pur : de personnel,
le moi du poète se fait impersonnel. Mourant à lui-même, le sujet
personnel tend à s’identifier à l’Absolu ; il passe d’un état personnel à
un état universel. Le langage prend alors conscience de lui-même et
permet à l’Absolu d’effectuer son identité à soi. Le sujet mallarméen
est un sujet clivé : « d’un côté l’aspect sentimental psychologique,
personnel et fait de « hasard », – de l’autre l’aspect essentiel,
universel »49. En mourant, le poète accède « au plus profond de lui-
même », il atteint « cette couche d’universalité qui est présence en lui
de l’Absolu, du Sujet Transcendantal, du Soi ». L’œuvre poétique
définit « un nouveau lyrisme, non plus individuel mais universel, non
plus sentimental mais spirituel, non plus psychologique mais
métaphysique ».
Ce mouvement du personnel à l’universel montre bien ce
qui rapproche indiscutablement Bataille de Mallarmé et, dans le même
temps, ne laisse pas de doute quant à ce qui l’en éloigne résolument.
Comme Mallarmé, Bataille place la dépersonnalisation au fondement
de la poésie, en fait une condition sine qua non de sa réalisation.
Cependant, il prête à celle-ci un sens sensiblement différent de celui
que lui accorde l’auteur d’Igitur. Ainsi, ce qu’affirme, par exemple,
Dominique Combe de Césaire, en le situant dans la filiation de
Mallarmé, ne peut être affirmé de Bataille : « le sujet, écrit Combe, se

49
Eric Benoit, « Mallarmé et le sujet absolu », Le Sujet lyrique en question,
Modernités 8, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux 1996, p. 146.
SE METTRE EN JEU 271

constitue en se déniant, dans la mesure où le Je se vide de la référence


singulière (ou la dépasse dialectiquement), autobiographique pour
tendre vers l’universel »50. La différence tient en fait essentiellement
au statut que Bataille confère à l’universel :

Le « je » est en fait l’expression de l’universel, il perd la sauvagerie de


l’ipse pour donner à l’universel une figure domestiquée ; en raison de
cette position équivoque et soumise, nous nous représentons l’universel
lui-même à l’image de celui qui l’exprime, à l’opposé de la sauvagerie,
comme un être domestiqué. (V, p. 134)

Il faut bien voir ici que l’universel n’a rien de sage ou d’idéal, que s’il
apparaît domestiqué cela n’est dû qu’au « je » docile qui s’en fait
l’expression, l’image et la représentation. Tout laisse donc à penser
que cette domestication dissimule une nature sauvage et indomptable :
« le « je » n’est ni la déraison de l’ipse, ni celle du tout, et cela montre
la sottise qu’est l’absence de sauvagerie (l’intelligence commune) ».
Autrement dit, ce qui est universellement, ce qui vaut aussi bien pour
l’individu que pour le tout, c’est la déraison ; la sauvagerie est ce qui
concerne la totalité des êtres et la totalité elle-même : elle en est à la
fois leur principe et leur vérité générale, mais aussi ce qui demeure en
eux irréductible et immaîtrisable. La dépersonnalisation opère un
passage du « je » mutilé à l’ipse sauvage, et se présente non comme la
mort du moi personnel mais avant tout comme l’abandon d’un souci,
souci de l’ego pour sa petite personne qui est fondamentalement un
souci de l’avenir – de ce que fera de moi ce que j’ai écrit ou, plus
exactement, de l’image de moi qu’entraînera sa lecture. La
dépersonnalisation écarte une figure domestiquée de l’être pour en
rendre possible une autre manifestation qui vaut universellement et
qui décèle comment nous sommes universellement singuliers,
semblables par la singularité, par une singularité commune et
partagée.
La sauvagerie finit par gagner la communication poétique
elle-même : « J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait
comme dans un trou, n’en sortirait plus » (V, p. 135). La manifestation
de l’ipse à travers l’écriture poétique transforme la lecture en une
chute dont on ne saurait trop facilement se relever. Devant

50
Dominique Combe, « Aimé Césaire ou "la quête dramatique de l’identité" », Le
Sujet lyrique en question, Modernités 8, op. cit., p. 188.
272 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

communiquer, l’ipse « a recours à des phrases avilissantes », des


phrases qui abaissent, dégradent, humilient, flétrissent, souillent,
déshonorent, discréditent, des phrases qui, en un mot, blessent et
atteignent au plus profond celui qui les lit. En ce sens, les phrases
avilissantes sont aussi des phrases glissantes qui permettent de passer
de la surface policée du « je » au fond agité de l’ipse. Ce fond,
Bataille le décrit notamment au début de L’Expérience intérieure en
évoquant comment ce qu’il nomme un mot glissant, qui « entre tous
les mots [est] le plus pervers, ou le plus poétique », permet « de passer
du plan extérieur (objectif) à l’intériorité du sujet », d’atteindre en
nous « une part muette, dérobée, insaisissable », qui nous échappe
d’habitude, précisément parce qu’elle échappe aux mots :

Dans la région des mots, du discours, cette part est ignorée. Aussi nous
échappe-t-elle d’habitude. Nous ne pouvons qu’à de certaines
conditions l’atteindre ou en disposer. Ce sont des mouvements
intérieurs vagues, qui ne dépendent d’aucun objet et n’ont pas
d’intention, des états qui, semblables à d’autres liés à la pureté du ciel,
au parfum d’une chambre, ne sont motivés par rien de définissable, si
bien que le langage qui, au sujet des autres, a le ciel, la chambre, à quoi
se rapporter – et qui dirige dans ce cas l’attention vers ce qu’il saisit –
est dépossédé, ne peut rien dire, se borne à dérober ces états à
l’intention (profitant de leur peu d’acuité, il attire aussitôt l’attention
ailleurs). (V, p. 27)

Il faut contester la « loi du langage » pour que ces états puissent


exister en se manifestant à la conscience. Cette contestation revêt
d’abord la forme de la dramatisation, laquelle doit être relayée par une
volonté de se libérer « du pouvoir des mots » (V, p. 28). Plus
concrètement, le recours aux mots glissants permet à la contestation
d’éviter l’impuissance en parachevant, en quelque sorte, les effets de
la dramatisation : d’un même élan, d’un même mouvement, la
dramatisation et la poésie contestent la loi du langage et conduisent au
silence. C’est par ce mouvement que l’ipse vient à l’être en échappant
à « l’insignifiance » qui caractérise le « je » domestiqué : pour l’ipse,
venir à l’être, c’est d’abord et avant tout, devenir signifiant51. La
poésie ne donne pas un sens figé à ce qui fuit en le sortant de
l’insignifiance, mais elle le rend à la plénitude de son sens, à la

51
L’ipse « sombrerait dans l’insignifiance du "je" (l’équivoque), s’il ne tentait de
communiquer ». (V, pp. 135-136)
SE METTRE EN JEU 273

plénitude d’un sens qui se lie à un dérobement fondamental qui


échappe à la loi du langage et excède le pouvoir des mots : en ce sens,
le mot le plus poétique, le plus signifiant, est toujours « lui-même
gage de sa mort » (V, p. 28).
Au terme de l’Histoire de l’œil, Bataille nous donne un
exemple concret des processus qui président à la venue à l’être de
l’ipse en mettant au jour, au cours d’un bref chapitre, ce qu’il appelle
des coïncidences. Ces coïncidences sont d’abord à entendre comme
des élucidations : derrière tel épisode de l’Histoire de l’œil, il existe
une scène vécue qui fournit ses éléments à la scène de fiction ; le
souvenir et la scène imaginée peuvent donc être superposés. Le terme
coïncidence a ici un sens quasi géométrique : les scènes vécues et
imaginaires coïncident en ce qu’elles peuvent exactement se recouvrir
point par point. Bataille fait par exemple coïncider l’épisode du drap
avec un souvenir de jeunesse : alors qu’une nuit d’été, après avoir
résolu de visiter « les ruines […] d’un château fort du moyen age
situé dans la montagne au sommet de rochers », il arrive au pied du
château, en compagnie « de quelques jeunes filles d’ailleurs
parfaitement chastes et, à cause d’elles, de [sa] mère », et qu’il
« commence à gravir la montagne rocheuse qui surplombait les
murailles », apparaît soudain « un fantôme blanc et extremment
lumineux », apparition d’abord effrayante mais qui n’est en fait que
son frère aîné « couvert d’un drap sous le rayon brusquement
démasqué d’une lampe à acétylène ». Un détail frappe Bataille : ayant
achevé le récit de l’épisode du drap, il remarque qu’il ne pouvait
s’empêcher de voir le drap sur la gauche, « de même que le fantôme
dans son drap était apparu à gauche », et il conclut à « une parfaite
superposition d’images liées à des bouleversements analogues ».
Cependant, la superposition n’est pas si parfaite qu’elle paraît d’abord
puisque d’une scène à l’autre une substitution s’est opérée sans que
Bataille l’ait, à proprement parler, voulue : « J’étais […] très étonné
d’avoir substitué sans aucune conscience une image parfaitement
obscène à une vision qui semblait dépourvue de toute portée
sexuelle ». La coïncidence ne renvoie alors plus tant à la possibilité
d’une superposition qu’à ce qui arrive ensemble, d’un même élan,
mais de manière fortuite – une scène licencieuse et les éléments d’un
souvenir personnel bouleversant. Bataille évoquera d’autres exemples,
plus complexes, mais qui sont régis par le même principe et en tirera
la conclusion suivante :
274 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Je ne m’attarde jamais aux souvenirs de cet ordre, parce qu’ils ont


perdu pour moi depuis longtemps tout caractère émotionnel. Il m’a été
impossible de leur faire reprendre vie autrement qu’après les avoir
transformés au point de les rendre méconnaissable au premier abord à
mes yeux et uniquement parce qu’ils avaient pris au cours de cette
déformation le sens le plus obscène. (I, p. 78)

Le souvenir échappe à l’insignifiance dans laquelle il était tombé


grâce à une transformation qui, d’une part, le déforme et le travestit à
tel point qu’il est d’abord difficile de le reconnaître et, d’autre part, lui
donne le sens le plus obscène, c’est-à-dire un sens agressif qui blesse
la délicatesse et la convenance et rejoint les phrases avilissantes de
l’ipse.
Cette analyse qui décèle les liens entre le souvenir et
l’écriture dément l’espèce de désinvolture avec laquelle son auteur
prétend avoir écrit Histoire de l’œil :

J’ai commencé à écrire sans détermination précise, incité surtout par le


désir d’oublier, au moins provisoirement, ce que je peux être ou faire
personnellement. Je croyais ainsi, au début, que le personnage qui parle
à la première personne n’avait aucun rapport avec moi. (I, p. 73)

Le décèlement de la présence du souvenir rétablit un rapport entre


Bataille et le « je » du récit, nous conduisant par là vers ce qui pourrait
s’apparenter à une sorte de pacte autobiographique. Ce rapprochement
serait légitime si Bataille ne donnait cette précision capitale : celui qui
a écrit Histoire de l’œil l’a fait animé du désir non de se peindre ou de
se dire mais d’oublier ce qu’il peut être ou faire personnellement. La
dépersonnalisation est donc au fondement du récit et c’est elle qui,
paradoxalement, produit les coïncidences dans lesquelles les souvenirs
les plus personnels et les plus singuliers reprennent vie en étant
transformés. Autrement dit, le récit lève une première fois le voile sur
la dramatisation particulière à travers laquelle l’ipse vient à l’être et
montre comment la fiction est porteuse d’une vérité déterminante : le
personnage principale d’Histoire de l’œil a plus de rapport avec le moi
qu’avec le « je » qui, après coup, revient sur le récit en analysant les
mécanismes qui président à sa production. Une situation paradoxale
apparaît que l’on pourrait mieux comprendre en la rapprochant de ce
que Blanchot dit de l’auteur par exemple dans Après coup :
SE METTRE EN JEU 275

Ainsi, avant l’œuvre, l’écrivain n’existe pas encore ; après l’œuvre, il


ne subsiste plus : autant dire que son existence est sujette à caution, et
on l’appelle « auteur » ! Plus justement, il serait « acteur », ce
personnage éphémère qui naît et meurt chaque soir pour s’être donné
exagérément à voir, tué par le spectacle qui le rend ostensible, c’est-à-
dire sans rien qui lui soit propre ou caché dans quelque intimité.
Du « ne pas encore » au « ne plus », tel serait le parcours de ce que
l’on nomme écrivain, non seulement son temps toujours suspendu,
mais ce qui le fait être par un devenir d’interruption.52

Quoi qu’il en soit, et au-delà de toute différence générique, tout ce qui


est susceptible de rendre signifiant ce qui fuit, d’amener la fuite à la
présence en lui rendant la plénitude de son sens, est poésie. Cela
n’implique pas cependant qu’il ne subsiste aucune différence entre les
genres. Si la nature du genre n’est pas un critère pour décider de la
présence de la poésie, chaque genre que la poésie investit lui réserve
des possibilités qui lui sont propres. Cette précision nous permet de
poser une question déterminante mais qui, pour simple qu’elle soit,
n’est certainement pas évidente : pourquoi la poésie de Bataille, à un
moment donné, a-t-elle exigé de passer par le poème ? Qu’est-ce que
le poème apporte spécifiquement à la poésie ? Plus concrètement : que
permet-il exclusivement quant à la manifestation de l’ipse fuyant, de
l’universalité sauvage ?

Figures singulières

Un rapide coup d’œil suffit à s’assurer que les poèmes


écrits par Bataille sont fortement marqués par l’autobiographie.
Peuplés d’yeux éteints et morts, hantés par des cris de fous, des cris
déchirants de douleur, ils semblent rejouer à leur manière le drame
personnel de leur auteur en convoquant des souvenirs aussi bien
rattachés à la figure du père qu’à celle de la mère, ou encore à la
longue et bouleversante agonie de Colette Peignot. Bien qu’elle ne
leur soit pas exclusive et, qu’à certains égards, elle caractérise
d’ailleurs davantage les récits et les fictions, cette dimension
autobiographique n’en demeure pas moins un trait fondamental des
poèmes de Bataille. En témoigne par exemple ce poème éliminé de
L’Archangélique qui rattache directement à leur écriture la mémoire
du passé :

52
Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 86.
276 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

A même le trou des étoiles


à même une nuit d’encre
à même l’œil éteint
à même un grand silence
à même le château hanté de la mémoire
à même un cri de folle
à même l’angoisse à même la tombe

à même l’aube de ma mort. (IV, p. 20)

Ecrire à même le « château hanté de la mémoire » revient ici à écrire


au plus près d’une scène primitive bien connue, mais dont il ne faut
négliger aucun détail. Aveugle à la naissance de son fils, le père de
Bataille est aussi paralytique, cloué dans son fauteuil par une maladie
sinistre qui ne lui ôte pas moins la dignité que la vue. Ne pouvant aller
uriner comme tout le monde, ce père est contraint de faire sous son
fauteuil dans un petit réceptacle, action qu’il accomplit souvent à son
insu sous les yeux de son jeune fils en tentant maladroitement de
dissimuler à l’aide d’une couverture qu’il plaçait de travers ce que
l’enfant n’aurait dû voir. Le fils est frappé, et on l’imagine aisément
traumatisé, par la façon étrange qu’à son père de regarder en pissant ;
il est marqué par ses yeux qui lui semblent très grands et toujours très
ouverts dans un visage qu’il décrit taillé en bec d’aigle. Outre ses yeux
qui lui apparaissent entièrement blancs au moment où il urine, l’enfant
retiendra de son père une expression abrutissante d’abandon et
d’égarement, un vague rire sardonique et absent, ses cris de douleur
incessants, son état de saleté et de puanteur. Ce père aveugle est enfin
au centre de trois souvenirs marquants auxquels Bataille reviendra
souvent dans son œuvre. Au souvenir de la cave évoqué plus haut
s’ajoute d’abord celui d’une nuit où Bataille, alors adolescent, voit son
père pris d’un accès de folie : « Une nuit, nous fûmes réveillés ma
mère et moi par des discours véhéments que le vérolé hurlait
littéralement dans sa chambre : il était brusquement devenu fou ». Au
médecin venu sans délai, et qui se serait un instant entretenu à l’écart
avec l’épouse du malade, celui-ci aurait crié : « Dis donc, docteur,
quand tu auras fini de piner ma femme ! ». Cette scène à caractère
violemment sexuel est décisive à plus d’un titre : d’abord sa violence
met à mal « les effets démoralisants d’une éducation sévère » ;
ensuite, elle impose à Bataille la nécessité d’en retrouver pour lui
SE METTRE EN JEU 277

l’équivalent en toute occasion53. Un dernier souvenir, plus tragique


celui-là, se lie à l’année 1914 et à la ville de Reims où habitait
alors la famille Bataille. A peine seulement un mois après la
déclaration de guerre faite par l’Allemagne à la France, les troupes
allemandes sont aux portes de Reims qu’elles bombardent, pillent et
détruisent presque complètement en l’espace de quelques jours. Au
moment des bombardements, Georges et sa mère ont été évacués,
comme d’ailleurs la plus grande partie de la population civile. Cette
évacuation ne serait qu’un drame banal de la guerre si ne l’assortissait
une circonstance singulièrement tragique : Georges et sa mère ne
purent obéir à l’ordre d’évacuation qu’au prix d’abandonner le père
aveugle à son triste sort, de laisser derrière eux le paralytique cloué au
sol d’une ville vouée au feu et à la ruine. Les circonstances de cette
séparation demeurent en partie obscures, mais les faits sont là : ni la
femme ni le fils ne reverront le père vivant. En novembre 1915,
quinze mois après leur départ de Reims, quinze mois durant lesquels
le père fut condamné à la plus terrible des solitudes dans une ville
bombardée jour et nuit, ils ne retrouveront qu’« un cercueil vissé dans
sa chambre ». De tous les événements de l’enfance, celui-ci est sans
doute pour Bataille le plus bouleversant : « Le 6 novembre 1915 […]
à quatre ou cinq kilomètres des lignes allemandes, mon père est mort
abandonné ». « Personne sur terre, aux cieux, n’eut souci de l’angoisse
de mon père agonisant », écrira-t-il dans Le Petit, à quoi répond cet
aveu dans les notes du Coupable : « J’ai abandonné seul, mon père,
l’aveugle, le paralytique, le fou, criant et gigotant de douleur, cloué
dans un fauteuil crevé ». Il est probable que les tentatives de suicide et
les pertes de raison de Marie-Antoinette Bataille datent de cette
époque et furent contemporaines de ces quinze mois durant lesquels
son époux demeura seul dans la capitale champenoise. A cet égard, il
faut noter que Bataille ne semble avoir de souvenir de sa mère que
malade, détraquée, soudain devenue folle et ayant connu, selon lui,
une longue période de mélancolie hantée d’idées morbides,
d’« absurdes idées de damnation et de catastrophe ». Selon Bataille
toujours, sa mère perdit subitement la raison après que sa mère à elle
lui eut fait la pire des scènes, une scène ignoble. La mélancolie aurait
rendu sa mère violente, au point qu’il eut craint qu’elle l’assommât à
l’aide de candélabres et que, perdant patience avec elle, il finit par en

53
Histoire de l’œil procèderait par exemple de cette nécessité.
278 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

venir aux mains. Il semble enfin que cette violence se retourna contre
elle, suffisamment en tout cas pour qu’elle tente par deux fois de
mettre fin à ses jours. Une première tentative se solda par un échec :
« […] on finit par la retrouver pendue dans le grenier de la maison ».
Une deuxième connut le même dénouement :

Peu de temps après, elle disparut encore, cette fois pendant la nuit ; je
la cherche moi-même sans fin le long d’une petite rivière, partout où
elle aurait pu essayer de se noyer. Courant sans m’arrêter dans
l’obscurité à travers des marécages, je finis par me trouver face à face
avec elle : elle était mouillée jusqu’à la ceinture, la jupe pissant l’eau
de la rivière, mais elle était sortie d’elle-même de l’eau qui était glacée,
en plein hiver, et de plus pas assez profonde.

Si la critique a abondamment analysé comment ces éléments


biographiques jouent un rôle déterminant dans les récits et les fictions,
elle s’est peu intéressé en revanche au sort qui leur est réservé dans les
poèmes, quand leur présence est pourtant décisive, au point qu’il est
relativement aisé d’y retrouver des « coïncidences » en leur appliquant
une lecture similaire à celle que Bataille applique à l’Histoire de l’œil.
Prenons pour premier exemple la fin de ce poème posthume qui peut
être rapproché des inédits de L’Archangélique :

O crâne anus de la nuit vide


ce qui meurt le ciel le souffle
le vent apporte l’absence à l’obscurité

Déserte un ciel fausse l’être


voix vide langue pesante de cercueil
l’être heurte l’être
la tête dérobe l’être
la maladie de l’être vomit un soleil noir de crachats.

La chemise soulevée à travers


l’eau fleurie de poils
quand le bonheur sale lèche la laitue
le cœur malade
par la pluie à la lumière vacillante de la bave elle rit aux anges.
(IV, p. 15)
SE METTRE EN JEU 279

La ponctuation et la disposition typographique adoptées par Bataille


découpe le poème en deux parties distinctes qui, de surcroît, sont
fortement contrastées. La première développe les thématiques de
l’absence et de la disparition – la nuit et la voix sont vides, l’obscurité
est faite absence, le ciel est déserté, l’être faussé, dérobé, malade,
et la mort elle-même est emportée par le vent. Les tournures
impersonnelles (« ce qui meurt »), la présence de nombreux articles
définis et le recours plusieurs fois répété à la notion abstraite et
fuyante d’« être » donnent à cette première partie les accents d’une
méditation qui s’éloigne de toute référence particulière pour énoncer
une vérité générale : l’être est essentiellement conflictuel, voué à des
forces de mort qui se déchaînent sans fin. La pesanteur de la « langue
de cercueil », la personnification de « la maladie de l’être » et la
présence des « crachats » qui complètent l’oxymore « soleil noir »
encrent la méditation dans un univers morbide et déliquescent, mais
celui-ci demeure néanmoins une abstraction, contrastant fortement
avec l’apparition singulière dont la deuxième partie du poème est la
scène. Cette apparition est d’autant plus marquante qu’elle est
différée, rejetée à la fin du dernier vers au terme d’une longue phrase
complexe dont la proposition principale, très brève au demeurant, est
précédée de plusieurs propositions subordonnées qui sont chacune
comme une sorte de voile qu’il faudrait soulever pour qu’apparaisse
enfin un visage sur lequel se lit un sourire distrait, sans motif. Ce qui
apparaît dans cet univers où tout disparaît sans cesse est donc teinté
d’une légèreté qui rompt avec la pesanteur qui préside au début du
poème. L’atmosphère a changé, en témoigne cette évolution de la
nature de l’élément liquide qui des « crachats » vomis par l’être
malade s’est transmué en eau, en pluie, en bave lumineuse. A y
regarder de plus près, les éléments qui composent la fin du poème
apparaissent comme les éléments déformés du souvenir de la
deuxième tentative de suicide avortée de la mère de Bataille : la
présence de l’eau de la rivière qui mouille les vêtements de la mère
jusqu’à la ceinture est transformée en eau qui ruisselle sur le sexe, la
chemise soulevée laissant voir ce qu’un vêtement trempé peut laisser
seulement deviner. Suffisamment déformé pour ne pas être
immédiatement reconnaissable, prenant un sens obscène comme en
témoigne la métaphore volontairement grossière et dérisoire du
280 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

troisième vers – « le bonheur sal lèche la laitue54 » –, le souvenir est


ici ravivé suivant un procédé analogue à celui constaté dans l’Histoire
de l’œil. Une différence significative est néanmoins perceptible dès ce
premier exemple : là où la fiction développe le souvenir en calquant la
narration sur l’enchaînement des événements qui le constituent et dont
elle s’inspire, là où, suivant un autre procédé, elle confère un rôle
déterminant dans l’économie du récit à un de ses éléments isolé et
déformé, le poème, quant à lui, ne développe pas mais condense le
souvenir en tentant de lui donner une expression fulgurante. Cette
manière de condenser le souvenir dans le poème pour en retrouver et
en exprimer toute la force bouleversante est perceptible à la fin d’un
autre poème, et elle est alors particulièrement saisissante :

Rire et rire
du soleil
des orties
des galets
des canards

de la pluie
du pipi du pape
de maman
d’un cercueil empli de merde (IV, p. 13)

Les derniers vers reprennent à l’évidence des éléments cruciaux des


souvenirs les plus marquants de Bataille : urine du père, présence de la
mère, présence d’un cercueil qui apparaît à la fin du poème, apparition
surprenante que rien n’annonce ou ne laisse deviner et dont la
soudaineté est saisissante comme l’a été sans doute celle de
l’apparition du cercueil du père sous les yeux du jeune enfant à Reims.
L’évocation du cercueil est d’autant plus dérangeante que l’on ne
pourra s’empêcher de penser que son contenu renvoie au père, la
brutalité de l’image tentant sans doute d’exprimer la brutalité du
traumatisme – à cet égard, sa place est stratégique et ce n’est pas par
hasard qu’elle clôt le poème.
Ces poèmes, mais il y en a d’autres, confirment ce que
nous avons vu à propos des relations de la poésie et de l’événement :
la poésie « consume l’événement dont elle est la flamme » (XI, p. 90).

54
Dans un tel contexte, il n’est pas inintéressant de noter que laitue a pour étymologie
lactuca, de lac, lactis « lait », à cause du suc.
SE METTRE EN JEU 281

De la même manière, le poème consume le souvenir, porte à


l’incandescence ce qu’il a de plus signifiant pour l’ipse en rendant, du
même coup, cet ipse signifiant, c’est-à-dire en le faisant être. L’ipse se
met en jeu dans le poème où se joue ce qu’il est, où ce qu’il est vient à
l’être d’être mis en jeu dans l’expression la plus signifiante de son être
et de son histoire. Au sens fort du terme, l’ipse se découvre au
moment où le poème découvre et manifeste la plénitude du sens de ce
qui l’a bouleversé – ici, par exemple, le poème révèle la dimension
érotique de l’apparition de la mère trempée par l’eau de la rivière, et
montre comment cette mère qui, une nuit, a cherché vainement la
mort, compose en partie la figure d’une femme qui, livrée au plaisir,
« le cœur malade » (mélancolie ?), sourit sans raison au sein d’un
univers qui meurt, cette ultime apparition libérant tout le sens gardé
par le souvenir mais que le souvenir seul ne pouvait suffire à
exprimer.
Le poème condense certes les éléments du souvenir, mais
cela ne signifie pas toutefois qu’il ne tente pas parfois de le "raconter"
à sa manière, comme dans ce poème singulier et difficile à dater :

Le loup soupire tendrement


dormez la belle châtelaine
le loup pleurait comme un enfant
jamais vous ne saurez ma peine
le loup pleurait comme un enfant

La belle a ri de son amant


le vent gémit dans un grand chêne
le loup est mort pleurant le sang
ses os séchèrent dans la plaine
le loup est mort pleurant le sang (IV, p. 27)

Le découpage du poème en deux parties semble correspondre à


l’opposition de deux moments distincts. Il se pourrait tout d’abord
que le premier quintil, où l’article défini du premier vers donne
immédiatement un sens complètement déterminé au mot « loup », soit
entièrement un fragment de discours direct auquel on aurait supprimé
les guillemets. Cette hypothèse est non seulement motivée par
l’emploi de l’impératif et de la deuxième personne du pluriel, mais
aussi par la valeur du présent dans le premier vers. Quelle valeur
accorder à ce présent si ce n’est la plus simple, celle qui indique que le
fait en question a lieu au moment même de la parole ? L’impératif du
282 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

second vers localise précisément dans la durée le soupire du loup qui a


lieu au moment où est fait invitation à « la belle châtelaine » de
s’endormir. Dans cette perspective, les deux imparfaits des vers trois
et cinq désignent une action (« le loup pleurait ») qui a eu lieu à un
moment clairement déterminé du passé mais dont le poème élude une
grande partie : des pleurs du loup nous ne connaîtrons jamais la cause,
tout au plus savons-nous qu’ils entraînent une douleur indicible pour
celui qui s’adresse à la châtelaine et qui semble en avoir été le témoin.
Le deuxième quintil introduit une rupture qui est d’abord une rupture
temporelle. L’emploi du passé composé dans les vers un et trois nous
indique deux faits achevés à une époque dont on peut établir qu’elle
est postérieure à celle de la première partie du poème : le rire de la
belle est peut-être ce qui a entraîné la mort du loup. Le passé composé
situe de plus au présent – présent de l’énonciation du poème – les
séquelles durables qui résultent des faits qu’il indique, laissant
apparaître ainsi une troisième et dernière strate temporelle.
Si nous essayons de nous tenir à la lecture la plus littérale
possible de ce poème nous disposons des éléments suivants : un loup
soupire tendrement après avoir souffert d’une douleur dont on ne
connaît pas la nature, puis ce loup meurt « en pleurant le sang » ; une
châtelaine est invitée à s’endormir par un « je » qui lui avoue une
peine qu’elle ne pourra jamais mesurer, puis cette châtelaine qui,
d’allocutaire devient personnage, se moque de son amant. A partir de
ces premiers éléments plusieurs questions se posent pour lesquelles
nous tenterons de donner une première interprétation. Tout d’abord,
comment comprendre l’invitation à dormir faite à la châtelaine ? Le
sens de son sommeil peut être lié aux soupires du loup : le loup étant
apaisé, la belle peut maintenant s’endormir. Les soupires tendres de
l’animal rassurent la châtelaine sans doute inquiète et bouleversée par
les larmes d’un loup si vulnérable, si éloigné de la figure féroce du
grand méchant loup des contes populaires qu’il pleure « comme un
enfant ». La deuxième interprétation concerne le rire de la châtelaine.
On peut penser, bien que rien ne nous permette de l’établir avec
assurance, que le loup et l’amant ne font qu’un, auquel cas il existe
bien un lien de cause à effet entre le rire de la belle et la mort du loup :
le rire de la châtelaine blesse le loup, elle le blesse à mort en lui
faisant verser des larmes de sang qui ne sont pas sans rappeler la sueur
SE METTRE EN JEU 283

du Christ changée en sang par l’angoisse de la crucifixion55 ou encore


le sang qui coule sur son visage blessé par la couronne d’épines
dérisoire dont l’ont ceint les soldats romains pour l’humilier.
Quoi qu’il en soit, l’enchaînement des événements dans le
poème ressemble étrangement à celui du drame familial vécu par
Bataille. Dans une telle perspective, la souffrance du loup renverrait à
la souffrance du père, l’inquiétude de la belle châtelaine à celle de la
mère, la peine insondable du « je » à la peine ressentie par le fils après
l’abandon de son père souffrant et impuissant. L’analogie peut être
poursuivie si l’on considère que le loup souffre de l’attitude de la
châtelaine comme le père de Bataille a souffert de celle de sa femme,
fût-elle contrainte, quand il fut laissé à son triste sort à Reims et que,
de surcroît, il meurt abandonné de tous – « ses os séchèrent dans la
plaine » – comme est mort Aristide Bataille. Faut-il alors comprendre
que l’épouse s’est moqué de son mari comme le fait la châtelaine ? En
un sens, comment aurait-elle trouvé la force de l’abandonner si elle
n’avait pas su, si ce n’est se moquer de son sort, au moins l’ignorer ?
Il a ici une manière de rejouer le drame familial qui appelle plusieurs
remarques
Si l’on accepte la légitimité d’une telle lecture, on ne
manquera pas d’être frappé par plusieurs faits. Tout d’abord, la figure
du père-loup est celle d’une victime tour à tour attendrissante et
bouleversante, aux antipodes de la face très sombre et des violences
du père aveugle. En revanche la figure de la mère-châtelaine est
beaucoup plus ambivalente, le passage de son inquiétude supposée à
son rire inexpliqué s’apparentant à une sorte d’étrange volte-face - la
mère se moque-t-elle des pleurs d’enfant qui semblaient d’abord
l’attendrir comme la mère se serait moqué d’un amant que les
infirmités réduisaient plus à un être faible dont on a pitié qu’à un
homme qu’on aime ? Le poème peut le laisser suggérer comme il
suggère une certaine culpabilité de la mère ou du moins une
responsabilité dans la mort du père. Le sens du drame familial est
ainsi revisité ; le drame est rejoué à l’aide de personnages redéfinis a
travers des motifs certes détournés mais qui demeurent naïfs et
relèvent à la fois du cliché et d’un univers enfantin. Les éléments du
souvenir sont bien déformés mais ils ne prennent pas ici le sens le plus
obscène, la déformation du souvenir se teintant au contraire d’une

55
Cf. L’évangile de Luc, chapitre 22, verset 44.
284 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

tonalité enfantine exclusive aux poèmes et que l’on ne retrouve nulle


part ailleurs dans l’œuvre de Bataille. Souvent en effet les poèmes
recourent à un registre enfantin qui concerne soit le choix du
vocabulaire (pipi pour urine, maman pour la mère, papa pour le père),
soit l’emploi de certaines expressions caractéristiques (« le ciel a fait
popo/le ciel a fait caca » (V, p. 560)), soit encore le choix des thèmes,
comme c’est le cas pour le poème du loup et de la châtelaine ou
encore pour un texte ébauché assez curieux : La Petite Ecrevisse
Blanche (IV, p. 328).
A n’en pas douter, cette sorte de régression, de retour à un
stade antérieur de formation mentale et affective, participe de ce que
Bataille nomme la sauvagerie de l’ipse. Cette sauvagerie passe
également par une identification au père dont les poèmes de
L’Expérience intérieure nous ont déjà donné une idée et sur laquelle
nous allons revenir maintenant plus en détail.
A quelques jours près, le départ tragique de Reims est
contemporain de la conversion du jeune Bataille au catholicisme. En
se convertissant de la sorte au Dieu consolant des chrétiens, le fils se
démarquait d’un père résolument irréligieux, irréligieux jusque dans
sa terrible mort, et malgré elle : « Ce que l’infirme, le « fou » tint à
vivre sans secours aucun, écrit Michel Surya, […] l’adolescent, le
confiant à un prêtre […] le vécut aux pieds d’un dieu de
substitution »56. Seul le Dieu magnanime des chrétiens avait assez de
force pour qu’au sort tragique du père « ne manquât pas tout à fait la
lumière ». Mais s’en remettre à un tel Dieu ne demeurait pas moins
une sorte de trahison : « Ma piété n’était qu’une tentative d’élusion. A
tout prix j’éludais le destin. J’abandonnai mon père » (III, p. 61). Le
secours demandé au Dieu des chrétiens trahissait un père qui, lui,
n’éludait rien, regardait jusqu’au bout la mort en face, répondant déjà
à l’injonction hégélienne à laquelle Bataille acquiescera plus tard, un
père qui sans réserve et sans retenue, et avec quelle force, savait dire
Oui :

Ne pas l’abandonner, garder sur lui les yeux grands ouverts (n’est-ce
pas à cela que l’aveugle son père l’enjoignait ?), cela seulement aurait
été dire Oui, quand s’agenouiller auprès d’un prêtre et d’un dieu
rédempteur était dire Non profondément. L’un, aveugle, vit ce que nul

56
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 31.
SE METTRE EN JEU 285

ne voit et que Dieu dérobe. L’autre – la religion ne dit-elle pas les yeux
dessillés ? – s’est intentionnellement aveuglé.

Comme le dit Surya, Joseph-Aristide Bataille était la folie de Dieu,


aveugle et fou, il était en un sens plus fort que Dieu, et c’est bien
parce qu’il fit face, « face-à-face suppliciant de l’aveugle et de
l’abîme », que Bataille ne devint jamais définitivement athée.
« Il est naturel qu’un homme rencontrant la destinée qui
lui appartient ait tout d’abord un mouvement de recul » (V, p. 505),
écrira plus tard Bataille. Sa destinée fut d’avoir un père qui, avec ses
yeux morts, mit la mort à nu. Comme il était naturel que le jeune
Bataille reculât devant la cruelle vérité que lui découvraient les yeux
du père, il était inévitable qu’un jour il la rencontrât et la fît sienne.
Bataille le dit à plusieurs reprises et de différentes manières. Dans
L’Expérience intérieure, il écrit par exemple : « Il fallait à la fin tout
voir avec des yeux sans vie, devenir Dieu, autrement nous ne saurions
pas ce qu’est sombrer, ne plus rien savoir » (V, p. 177). Après le
mouvement de recul, Bataille sera lié par un accord si profond à un
père qui, grâce à son incapacité à voir, pu paradoxalement savoir,
qu’il finira par désirer être lui-même aveugle : « L’expression vide,
des yeux blancs de marbre, un désir lancinant qu’on crève mes yeux !
Etre aveugle, sourd à la criée des vaines paroles – malédictions,
calomnies, erreurs, louanges – aveugle ! » (V, p. 447).
Ce père qui dans la nuit de ses yeux voit la nuit ne pouvait
manquer d’être rattaché plus tard par le fils à la poésie : « Je me jette à
l’impossible sans biais : livré aux autres – uni intimement – écrivant
ventre-nu. Comme une fille révulsée, les yeux blancs, sans existence
personnelle » (III, p. 43). Ecrire avec les yeux blancs du père conduit à
une vérité qui lie l’aveugle à l’ipse : « […] écrivant, vers la fin, j’ai
compris que j’avais la nostalgie de mourir, de me faire étranger aux
lois, libre comme un mourant, qui fait sous lui, et n’a plus rien à voir
dans le temps à venir » (III, p. 51). La mort à soi-même, la liberté
coupable et l’indifférence à l’avenir – la dépersonnalisation –, en un
mot, tout ce qui conduit à l’avènement de l’ipse, se trouvent
ici rassemblés dans la figure du paralytique qui agonise, dieu
souverainement libre « qui fait sous lui ». Cependant, l’écriture ne se
contente pas de déceler une vérité, elle la donne aussi à vivre, comme
elle donne à être ce Dieu fou qu’elle désigne, offrant alors une autre
possibilité à l’ipse de sortir de l’insignifiance et de venir à l’être.
Devenir le père pour être ipse, c’est ce que montre un poème que
286 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Bataille avait initialement intitulé Le Trottoir de Danaïde avant de


biffer le titre :

Ma putain
Mon cœur
Je t’aime comme on chie
Trempe ton cul dans l’orage
entourée d’éclairs
c’est la foudre qui te baise
un fou brame dans la nuit
qui bande comme un cerf
ô mort je suis ce cerf
que dévorent les chiens
la mort éjacule en sang (IV, p. 36)

Nous retiendrons principalement la manière dont le « je » s’identifie


au fou qui « brame dans la nuit », à ce fou qui « bande comme un
cerf » et qui est dévoré par les chiens. Le principe des coïncidences
évoqué dans la post-face à L’Histoire de l’œil semble ici fonctionner
puisque nous retrouvons pêle-mêle les hurlements de douleur du père
qui crie dans la nuit de ses yeux, la composante sexuelle liée à ce
souvenir placé sous le signe d’une virilité puissante et, peut-être, la
mort tragique de ce père qui serait figurée par la mort violente du cerf
à la fin de ce qui s’apparente à une cruelle chasse à cours. Là encore,
le vécu fournit des éléments au poème qui les transforme, et cette
transformation offre au « je » la possibilité de s’inventer une figure à
hauteur non pas de Dieu mais de sa folie, de la folie du vieil aveugle :
la place qu’il occupe alors est en quelque sorte la place où la
sauvagerie de l’ipse touche à l’extrême, est portée à un degré ultime
de violence.
La question est désormais pour nous de savoir ce qui
advient au « je » une fois qu’il a réussi à occuper cette place ou, pour
le dire autrement, ce qui vient à la place de ce Dieu fou une fois que sa
place est occupée par l’ipse. Pour tenter de répondre à cette question,
nous nous intéresserons à un recueil de poèmes posthume, La Tombe
de Louis XXX, et plus particulièrement au parcours qu’accomplit le
« je » dans les premiers poèmes de ce recueil.
SE METTRE EN JEU 287

La Tombe de Louis XXX

La première partie de La Tombe de Louis XXX est


composée des poèmes suivants :

La lie
l’épuisement d’un cœur horrible
l’âcre
la douce intimité du vice

le CIEL inversé dans tes yeux.

Tombeau de vent
tombeau de fleuve

ma mort fausse ma voix


qui ne peut parvenir

qu’à la douleur des dents

petite fleur
tu le sais petite oreille
à quel point
j’ai peur de la merde.

A la nuit
regarder le ciel
avec la fente du derrière.

La blessure est fraîche


elle défigure
le rouge ruisselle
la coupure bande

il n’y a plus d’œil


c’est moi. (IV, pp. 153-154)

Composée aux alentours de 1954, La Tombe de Louis


XXX est en partie la reprise de poèmes probablement écrits entre 1942
288 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

et 1945. Œuvre hétéromorphe, le recueil, qui mêle à la fois la poésie et


le théâtre, le récit et la réflexion philosophique, devait initialement
contenir, outre une gravure de Hans Bellmer, une des photographies
du supplice de Fou-Tchou-Li et la photographie d’un sexe féminin.
La Tombe de Louis XXX est représentative de
l’intertextualité propre aux œuvres de Bataille57. On peut nettement
entendre en elle les échos de deux textes écrits dans les années 40 : Le
Mort, que Bataille envisageait de lui rattacher58, et Le Petit publié en
1943 sous le nom d’un certain Louis trente. Louis trente n’est
cependant pas le signataire du recueil de 1954. A vrai dire, cette
œuvre ne sera jamais signée : Bataille ne la publie pas de son vivant et
aucune indication ne nous permet de déterminer sous quel nom elle
aurait pu paraître le cas échéant. La Tombe n’est donc pas seulement
une œuvre posthume, elle est aussi une œuvre sans auteur, une œuvre
sans nom qui ne revient pas plus à Louis trente qu’à Georges Bataille,
Pierre Angélique ou Lord Auch59. Ainsi, c’est un texte non signé qui
nous échoit, comme Blanchot aurait aimé que fût Madame Edwarda60.
Qu’importe que cette absence de signature soit pour une part fortuite :
quelques coups de dés ont aboli le nom de l’auteur et nous ont plongé
dans une indécision quant à son identité qui, au fil du temps, est
devenue une donnée à part entière de La Tombe telle que nous la
lisons aujourd’hui. Œuvre sans nom, le recueil n’en demeure pas
moins, dès son titre, une affaire de nom : Louis trente, qu’il faut se
garder de qualifier trop hâtivement de faux nom, est au tombeau. Mais
qui est réellement enseveli ici dans les pages du livre ? Et qui décide
de l’ensevelissement ?
Bataille n’a pas tardé à user de pseudonymes. Le nom de
Lord Auch apparaît dès l’Histoire de l’œil, augurant du même coup
d’une posture qui va devenir l’un des traits marquants de sa
production littéraire. Certes, des raisons de commodités l’ont souvent
incité à recourir à des noms d’emprunt pour signer des œuvres
quelque peu gênantes pour le fonctionnaire de l’Etat qu’il était.

57
Sur ce point nous renvoyons à Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de
mort, op. cit., pp. 172-173.
58
Cf. Ibid., p. 174.
59
Cette absence de signature est d’autant plus intéressante qu’elle semble faire du
recueil une œuvre en parfaite résonance avec le désœuvrement que Bataille liait à la
poésie.
60
Cf. Maurice Blanchot, Après coup, op. cit., pp. 89-91.
SE METTRE EN JEU 289

Cependant, quelles que soient les raisons sociales qui peuvent


expliquer l’apparition de ces noms divers, il n’en demeure pas moins
que ceux-ci introduisent une rupture : le pseudonyme met le père à
mal, il brise l’héritage et la dette liés au nom du père, rompt avec le
nom transmis et le prive de la postérité où il aurait pu se survivre61.
Cette rupture est d’autant plus franche quand Louis trente s’écrit en
chiffres romains. Le X, symbole du 10 et trois fois répété, matérialise,
en la soulignant, l’absence d’identité : Louis suivi de trois X, c’est
bien, en un sens, un Monsieur X, un inconnu, peut-être un enfant
abandonné dont la mère, voulant garder l’anonymat, a préféré
accoucher sous X. Ainsi, Louis XXX ne réserve pas seulement la
possibilité de se soustraire à l’identité du père, il offre également celle
d’affaiblir les liens qui unissent à la mère.
Mais, paradoxalement, le nom d’emprunt ne montre pas
moins qu’il ne cache la filiation qu’il interrompt. Non sans une
certaine ostentation, la dissimulation entraînée par le pseudonyme
attire l’attention sur la nécessité qui la fait naître : la présence pesante
de la mère et du père est autant cachée que surexposée. Dans un même
mouvement, le pseudonyme donne à voir ce qu’il voile, mais il dit
également autre chose de celui qui le choisit. Il faut croire que la
nécessité de recourir à un autre nom que celui que contiennent les
registres officiels signifie que ce nom ne convient plus, qu’il manque à
nommer ou désigner celui qui le porte et qui écrit. Le pseudonyme
naît ainsi du défaut d’un nom et de la possibilité d’en inventer un
autre. Echappant à l’aléa, un tel nom peut espérer mettre un nom sur
une réalité jusque-là sans nom. Un nom qui ne signifie rien s’échange
contre un nom qui tente de pallier le sens manquant. De fait, on ne
substitue pas par hasard Louis trente à Georges Bataille. Bien que
Louis trente apparaisse d’abord sans la majesté que lui confèrera par
la suite le chiffre royal, il n’en demeure pas moins que ce nom fait roi
celui qui le porte. Singulière royauté qui évoque un roi-fantôme,
d’autant plus irréel qu’en son nom se fait entendre la réalité historique
des rois réels qui le précédent. En ce sens, se nommer Louis trente,
c’est, d’une part, se nommer celui qui n’existe pas, retirer à l’existence
ce que l’on nomme et, d’autre part, c’est souligner le caractère
fantomatique d’une réalité dont l’existence semble peu, voire mal

61
Sur ce point nous renvoyons à Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre,
op. cit., pp. 114-119.
290 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

assurée. A l’inverse, Louis trente, et d’autant plus quand il s’écrit avec


la majesté des chiffres romains, ne désigne pas moins une sorte de
roi des rois, le vrai roi soleil, le roi absolu. Ces deux sens, qui
paraissent d’abord opposés, pourraient bien être complémentaires.
L’ambivalence qui fait de Louis trente à la fois le roi-néant et le roi-
soleil ne renvoie-t-elle pas à l’ambivalence qui caractérise le sacré ?
Le cas échéant, le pseudonyme serait à la fois un sacre et une
sacralisation. Louis XXX, roi soleil sorti du néant, astre brûlant sans
frein ni raison jusqu’à l’extinction, incarne la royauté marquée par la
ruine qui incombe seulement à celui qui sait ne pas se satisfaire de la
poésie. Et cela est d’autant plus vrai en 1954 quand le roi est conduit à
la tombe, celle-ci accentuant encore la ruine, redoublant l’effacement
que l’on pouvait déjà entendre dans le nom.
En 1954, Louis XXX est sacrifié par son œuvre, et les
pages du livre se referment sur lui comme le couvercle d’un cercueil.
Bataille s’efface encore un peu plus, celui qui écrit se montre
davantage. Cependant, dans le silence qui se fait alors, un écho
lointain, presque étouffé, demeure perceptible : selon l’étymologie,
Louis provient d’une vieille forme germanique, Hlod-wig, qui signifie
gloire et combat ou bataille. Il y a dans cette lointaine trace comme
une signature qui rappelle que Louis XXX renvoie à un être que le
nom imposé désignait maladroitement et qui, à travers le nom choisi,
vient à l’être dans l’écriture, se manifeste et s’invente dans l’espace du
poème où, comme le dit Lacan, « Je peut venir à l’être de disparaître
de mon dit ».
Le premier indice de l’invention de l’ipse dans l’espace
du poème est, précisément, que son apparition s’y trouve différée.
L’ipse ne se manifeste pas d’emblée, la véritable affirmation de sa
présence n’intervient qu’à la fin du premier chapitre du recueil sous la
forme d’un « c’est moi » qui vient clore un cheminement au cours
duquel ce « moi » est peu à peu venu au jour. Avant cette affirmation
finale, il existe donc un parcours où la poésie reprend à son compte, et
à sa manière, la dialectique du fond et de la surface.
On pourrait dire de la poésie de Bataille qu’elle est une
immense asyndète. Les poèmes de La Tombe le montrent avec force
où n’apparaît pas le moindre terme de liaison. La séparation y règne
sans partage et les éléments du poème s’apparentent davantage à une
accumulation de fragments et d’éclats qu’à une composition
homogène. Cette fragmentation, les poèmes l’incarnent visuellement
SE METTRE EN JEU 291

qui se trouent, se déchirent en plusieurs morceaux, en plusieurs


lambeaux devrait-on dire tant le texte apparaît plus défait que
véritablement tissé62. Assemblage sans liaison, texte décousu, le
poème est aux antipodes de ce que Bataille nomme dans Méthode de
méditation le « tissu de connaissance » (V, p. 205), le « tissu tramé »
par l’activité qui substitue à la vision de « ce qui est » la vision des
« liens subordonnant » la réalité à l’activité. La poésie délie, dénoue
les liens et touche ainsi à l’homogénéité de la surface ; elle agresse la
surface plane du tissu tramé par l’activité en provoquant des brisures,
des fêlures, des saillies qui rendent son relief à la réalité. Le poème
donne du volume, en réintroduisant de la discontinuité il restitue à
« ce qui est » ses zones d’ombre, ses ambiguïtés, son opacité, sa
profondeur63. Et cette première altération de la surface se redouble
d’une agression de toutes les surfaces. Par exemple, la partie
extérieure du corps n’est jamais évoquée qu’au travers d’éléments –
l’oreille, la bouche, le derrière – qui suggèrent la menace toujours
présente d’une soudaine ouverture et qui placent la surface à la
proximité dangereuse d’un trou, à la merci d’une béance qui rappelle
que nous sommes seulement à la surface, que celle-ci n’est pas tout.
L’atteinte faite à la surface culmine enfin dans le quatrième poème où
il s’agit de blesser la face, de s’en prendre à la plus noble des surfaces,
en quelque sorte, à la surface des surfaces. Les motifs de la blessure,
de l’entaille, de la coupure se multiplient alors comme pour mieux
défaire la figure, dé-figurer la sur-face afin qu’elle ne soit plus
présentable et que, dans l’incapacité dans laquelle elle se trouve à être
représentée, se présente l’irreprésentable même : le fond irréductible
dont le poème se veut la manifestation.64
Mais une fois la surface déchirée, il faut encore toucher le
fond. En ce sens le dissyllabe qui ouvre La Tombe de Louis XXX est
programmatique. Avec l’économie de moyens qui caractérise les
poèmes de Bataille, il dit l’essentiel. L’évocation immédiate de la lie,
de ce dépôt qui se forme au fond des récipients – au plus loin de la

62
Nous pensons en particulier au second poème, mais aussi au premier et au dernier.
63
En ce sens, on peut évoquer l’aspect calligrammatique de la poésie de Bataille.
64
Nous reprenons à Bataille lui-même cette vieille opposition du fond et de la surface
qu’il utilise dans La Religion surréaliste pour montrer comment le mouvement initié
par Breton serait la quête d’un fond et la lutte contre une surface : l’homme mutilé
asservi par le travail technique est un homme superficiel qui s’oppose au fond perdu
de l’homme entier.
292 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

surface –, relayée par celle de « l’intimité » et de « l’épuisement d’un


cœur horrible » place d’emblée le recueil sous le signe d’une quête des
profondeurs. Il faut atteindre la lie d’un cœur littéralement vidé, ce qui
reste d’un être épuisé, d’un être à la limite de ne plus être, au bord de
la disparition là où font retour, contre la limpidité de la surface, le
vice, le mal, l’ambiguïté d’une intimité qui mêle l’âcreté à la suavité,
l’opacité que peut évoquer la lie, l’effroi enfin suscité par ce qui fait
horreur. Le fond ne se découvre que dans la proximité de la mort, ce
que confirme la présence de schèmes d’enfouissement qui renvoient à
la fois au titre du recueil et aux tombeaux de fleuve et de vent qui
apparaissent au début du second poème. La Tombe de Louis XXX n’est
pas de marbre dur. A la solidité de la matière, la poésie préfère la
fluidité de l’eau et de l’air. Les parois de vent et de fleuve restent des
parois, elles séparent et différencient mais, à l’inverse des parois de
pierre, elles ne cachent pas, n’isolent pas le mort. Elles permettent au
contraire d’établir un contact, un toucher : la tombe c’est beaucoup
moins ce qui enferme que ce qui est entre, entre nous qui respirons le
même air, qui sommes plongés dans la même eau, le même milieu que
nous partageons. Les parois fluides de la tombe qui nous enlacent et
nous invitent au partage d’un même toucher contagieux, décèlent que
la tombe est ce qui nous est commun, notre fosse commune. De fait, la
poésie confirme ce qu’affirmait la conférence de 1948 – le fond ne
s’atteint qu’en commun –, mais elle permet surtout de préciser que ce
qui se partage est la proximité de la tombe, l’imminence de la mort
toujours présente. Le fond, c’est entre nous qu’il se trouve, dans le
partage et, plus précisément, pour reprendre une formule de Blanchot,
dans le partage de « la valeur obsédante de l’imminence mortelle »65,
le partage de ce qui est seul « capable d’être partagé en échappant au
partage ».
Bien qu’il s’agisse de déchirer la surface afin de toucher
au fond, il n’est en revanche pas question que cette quête de
la profondeur se confonde avec une sorte d’introspection ou
l’exploration d’une intériorité fermée sur elle-même. Chez Bataille, ce
qui est le plus au dedans n’existe et n’a de véritable sens qu’au dehors.
Ceci est particulièrement manifeste avec le sort que sa poésie réserve
aux nombreuses fêlures et blessures qui la hantent et qu’elle se plaît à

65
Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Editions de Minuit,
1983, p. 33.
SE METTRE EN JEU 293

étaler, exposer, exhiber, c’est-à-dire, suivant l’étymologie, tenir hors


de. Cette volonté de montrer les fentes et les entrailles qui
meurtrissent la surface, le début du quatrième poème de La Tombe
l’exprime non sans une certaine étrangeté :

La blessure est fraîche


elle défigure
le rouge ruisselle
la coupure bande (IV, p. 154)

Au-delà de la fraîcheur de la blessure, de l’écoulement ininterrompu


de sang, qui à sa manière signifie que le dedans se répand au dehors,
c’est surtout le dernier vers qui retient notre attention : « la coupure
bande ». La coupure telle une bande que l’on serre entoure le visage
qu’elle défigure, elle ceint peut-être le front de Louis XXX d’une
couronne de chair meurtrie. A la manière d’un bandeau, elle recouvre
peut-être l’œil arraché d’un filet de sang. Enfin, le poème laisse
entendre que la coupure se tend, qu’elle se raidit en une impossible
érection : la faille, la fente bande, le dedans qu’ouvre la blessure vient
au dehors, s’offre au regard. Mais il ne suffit pas de voir la blessure.
La Tombe de Louis XXX invite à une expérience plus troublante qui se
révèle en sa troisième partie, véritable cœur du recueil, intitulée « Le
livre » et composée d’un seul et court poème :

Je bois dans ta déchirure


et j’étale tes jambes nues
je les ouvre comme un livre
où je lis ce qui me tue. (IV, p. 161)

La blessure est un livre, un livre de chair ouvert à la lecture duquel


le lecteur succombe. C’est ainsi que le poème peut dramatiser la
communication que Bataille théorise dans L’Expérience intérieure. La
surface du corps blessé hypostasie le saut hors de l’ipséité. Langage
du corps, la poésie recourt à la déchirure, à la chair qui s’ouvre et se
fend pour dire un état de l’être incompatible avec l’intégrité et l’unité
que suppose la séparation des individus. Quelque chose tue dans la
déchirure de la chair, quelque chose du dedans se manifeste au dehors
dont la lecture entraîne la mort, laquelle confère tout son sens à cet
anéantissement du « je » du lecteur qui entend le cri – la poésie – dans
lequel l’ipse vient à l’être.
294 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

L’asservissement au travail et à la technique tisse un texte


lisse, réduit le monde à une surface sans aspérité. L’enjeu de la poésie
est précisément de changer de texte, de réécrire le texte à même la
surface à force d’entailles et de fêlures qui sont autant de traces, de
marques, de signes qui inventent une autre écriture dont la blessure est
la syntaxe, composent un autre livre pour une autre lecture du monde,
un livre où le fond fait surface, où il émerge à fleur de surface, offert
au dehors, offert au partage.
Ce livre écrit dans le corps de l’autre nous rappelle à quel
point est déterminante la présence de cet autre dans la poésie de
Bataille. L’autre ne donne pas seulement à lire à travers les entailles
de sa chair blessée, il est aussi celui sans lequel aucun livre ne s’écrit.
Il faut souligner la présence persistante dans les poèmes de La Tombe
d’une instance dont l’identité n’est pas attestée, laquelle ne peut être
désignée comme une adresse que le locuteur se ferait à lui-même en
disant « tu » ou identifiée à une sorte d’appel au lecteur qui serait alors
pris comme allocutaire et intégré dans une situation énonciative
ouverte. « Je » parle bien à « tu », et non pas simplement de lui, créant
alors à l’intérieur du poème une sorte de mise en abîme de la
communication dans le flux de laquelle le lecteur est plongé comme
dans le tombeau de fleuve et de vent évoqué plus haut.
Et comme pour mieux indiquer que sa venue à l’être
impliquait d’abord de s’adresser à l’autre, le « je » se manifeste
d’abord en disant « tu » à la fin du premier poème. Par la suite, l’autre
réapparaît un peu plus loin dans une séquence qui constitue un
véritable pivot au sein du premier chapitre. Entre l’épuisement de
l’être qui se dit au début du recueil et l’affirmation forte à laquelle
aboutit le dernier poème, une sorte de confidence trouble s’intercale
qui fait basculer de l’un à l’autre :

ma mort fausse ma voix


qui ne peut parvenir

qu’à la douleur des dents

petite fleur
tu le sais petite oreille
à quel point
j’ai peur de la merde. (IV, p. 153)
SE METTRE EN JEU 295

Etranges paroles que celles adressées à l’autre au moment même où la


voix semble éteinte, faussée par la mort, mise à la fosse, réduite à une
douleur sans mot, un grincement de dents douloureux. Tout se passe
toujours à l’extrême limite : dans « l’intimité du vice », une voix
mourante s’adresse à une « petite oreille » comme pour y laisser
tomber un aveu d’outre-tombe66. Si comme l’affirme Lacan la voix est
« l’altérité de ce qui se dit »67, si, en d’autres termes, elle est « ce qui,
dans le dit, est autre que le dit, en un sens le non-dit ou le silence,
mais tout autant le dire lui-même », alors c’est d’abord un léger
tremblement que la « petite oreille » entend, une fausse note, une voix
qui se fausse68, se casse un peu, et nous ramène une fois de plus au
motif d’une fêlure qui rend la communication possible. A l’instar des
mouvements de l’air et de l’eau où se partage entre nous la commune
imminence de notre mort, l’écoute nous fait entrer dans une
« spatialité par laquelle, en même temps, je suis pénétré »69. Cette
spatialité, écrit Jean-Luc Nancy, « s’ouvre en moi tout autant
qu’autour de moi, et de moi tout autant que vers moi : elle m’ouvre en
moi autant qu’au dehors, et c’est par une telle double, quadruple ou
sextuple ouverture qu’un « soi » peut avoir lieu ».
L’analyse de Jean-Luc Nancy où s’articulent le son, le
sens et la constitution d’un « soi » nous fournit des indications
précieuses pour mieux comprendre ce qui advient à l’autre – la
« petite oreille » – quand il est à l’écoute des paroles de l’ipse, quand,
pour le dire à la manière de L’Expérience intérieure, l’existence
poétique s’adresse à lui. Jean-Luc Nancy décrit comment le son et le
sens définissent l’espace d’un renvoi, un espace dans lequel ils
renvoient l’un à l’autre et qui peut être désigné comme celui d’un
« soi » qui n’est « rien d’autre qu’une forme ou une fonction de
renvoi »70, un rapport à soi ou une présence à soi : être à l’écoute, c’est
accéder au soi, non à son propre moi, mais « à la forme, à la structure
et au mouvement d’un renvoi infini »71. La présence à soi n’est pas ici
à comprendre comme « la position d’un être-présent », mais elle est
présence « au sens d’un « en présence de » qui, lui-même, n’est pas un

66
On aura noté que Louis c’est aussi l’ouie.
67
Jean-Luc Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 54.
68
Et par là se met à la fosse.
69
Jean-Luc Nancy, A l’écoute, op. cit., p. 33.
70
Ibid., p. 24.
71
Ibid., p. 25.
296 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

« en vue de » ni un « vis-à-vis » »72. Cette présence « est d’abord


présence au sens d’un présent qui n’est pas un être […], mais plutôt
un venir et un passer, un s’étendre et un pénétrer ». La présence n’est
pas stable, mais décrit au contraire un mouvement : elle passe, vient,
s’étend, pénètre. Autrement dit, le présent sonore « se répand dans
l’espace ou plutôt il ouvre un espace qui est le sien »73. A la fois
« dedans derrière et dehors dedans », il offre à celui qui est à l’écoute
la possibilité d’être « en même temps au dehors et au dedans, [d’]être
ouvert du dehors et du dedans, de l’un à l’autre donc et de l’un en
l’autre »74.
On ne peut qu’être saisi par les similarités qui se trouvent
entre l’écoute telle que la décrit Nancy et les blessures infligées par la
poésie telles que nous avons essayé de les comprendre jusqu’ici.
L’écoute et la blessure se rapprochent en ce sens qu’elles semblent
une même et simultanée ouverture du dehors et du dedans dans
laquelle le dedans vient au dehors et le dehors au dedans, établissant
de la sorte une véritable circulation de l’un à l’autre qui permet de se
trouver à la fois au dehors et au dedans – le fond à la surface.
L’écoute est une blessure. La poésie qui cherche à
meurtrir les surfaces cherche à mettre à l’écoute, à pratiquer cette
ouverture par laquelle advient l’existence poétique de la « petite
oreille » qui écoute l’existence poétique qui s’adresse à elle à travers
les paroles du « je ». Mais la blessure est aussi une écoute.
Souvenons-nous qu’elle est un livre ouvert dans la chair, qu’elle invite
à la lecture qui suppose l’audition, à la lecture qu’un Pascal Quignard
pourra même décrire comme « une régression très étrange à l’état
d’audition avant la voix ». Dans le silence, la blessure s’écoute, le
livre de chair met à l’écoute. Deux blessures se font alors face : le
livre, le lecteur, fonds face à face à la surface, ipse exposés l’un à
l’autre, étant ipse de s’exposer de la sorte.
L’ipse c’est bien la substance blessée, l’existence rendue à
une instabilité fondamentale, à un déséquilibre, une impossibilité
d’arrêt qui le désigne comme l’insaisissable même : l’in-connaissable
qui échappe au savoir ; l’absurde qui excède la téléologie, le sens, la
raison, le raisonnable ; la souveraineté enfin que manque toute poésie
qui n’est pas animée d’une volonté de dé-saisissement, seule

72
Jean-Luc Nancy, A l’écoute, op. cit., p. 31.
73
Ibid., p. 32.
74
Ibid., p. 33.
SE METTRE EN JEU 297

susceptible d’épouser furtivement le mouvement furtif de ce qui ne se


saisit pas. D’une certaine manière, l’ipse c’est dans l’être ce qui
toujours est en trop. En témoigne l’aveu que le « je » fait à l’oreille
qu’il sollicite : « petite fleur/tu le sais petite oreille/à quel point/j’ai
peur de la merde ». Dans la bouche du « je », l’emploi hypocoristique
de l’épithète « petit » n’est pas sans évoquer une scène sadique où un
débauché aguerri s’en prend à une âme naïve. Une perversité latente
habite ses paroles où la mort résonne en tous sens : si celui qui écoute
cherche du sens dans le son de la voix qu’il entend, il n’entendra que
la mort qui la fausse ; si, à l’inverse, il cherche à faire résonner le sens,
là encore il n’entendra que l’écho d’une mort que la merde annonce
comme la levée du soleil annonce la venue du jour (IV, p. 167). La
mort qui se partage entre le « je » et le « tu » est littéralement
irrespirable. Rien n’est moins romantique que cette mort liée à ce que
le corps rejette ; rien qui ne soit plus prémuni contre toute
récupération par le sens que cette sale mort75. La trivialité du mot
employé fait tache. Le mot fait une tache tenace sur la surface. En
1930, Bataille, pour signifier que l’univers ne ressemblait à rien, et se
méfiant de ce rien « déjà trop épuré et parfait dans sa capacité de
négation »76, avait recours à ce que Georges Didi-Huberman a appelé
une « ressemblance transgressive » et écrivait : « l’univers est quelque
chose comme une araignée ou un crachat ». En 1954, le procédé qui
tend à confondre la mort et la merde est similaire à ceci près qu’il ne
s’agit plus d’établir une ressemblance mais bien une identité
transgressive dont la violence vise à nous priver de la ressource de
penser la mort comme une négativité toujours susceptible de « se
laisser convertir en positivité »77.
Dès lors, l’ipse apparaît fortement lié à une mort
intolérable, c’est-à-dire qui n’est le contraire de rien, et dans le
sentiment de laquelle « l’être en nous n’est plus là que par excès »
(III, pp. 11-12). La poésie tente de manifester cet excès le temps furtif
d’une communication chanceuse, d’un mouvement au dehors, vers
l’autre, qui n’est pas une fusion mais une exposition. C’est en ce
sens qu’elle est un coup de chance, un coup de dé qui dé-fait, dé-

75
Dans Le Coupable Bataille écrit : « Je ne veux pas mourir, ou plutôt je pense : la
mort est sale ». (V, p. 311)
76
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 21.
77
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op.cit., p. 381.
298 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

centre, dé-contenance, dé-stabilise, dé-substantialise, dé-subjectivise.


Autrement dit, elle est la chance heureuse d’un toucher, d’une mise en
mouvement d’un être qui ne tolère pas l’asservissement, c’est-à-dire le
figement.
Il nous faut revenir sur la valeur programmatique du
dissyllabe qui ouvre La Tombe. « La lie » ne place pas seulement le
recueil sous le signe de la quête d’un fond perdu, ce premier vers
laisse aussi entendre d’autres choses, pour peu que l’on se prête à
quelques jeux sur le signifiant. La lie nous renvoie d’abord à –lalie,
élément du grec lalein – parler – que l’on retrouve par exemple dans
écholalie ou glossolalie. Mais la lie nous renvoie également aux deux
dernières syllabes de hallali, que l’on retrouve parfois chez Rimbaud.
Ce n’est plus alors la parole seulement qui est concernée, mais le cri,
un cri brisé (ha/llali) qui annonce une mise à mort ou, de manière
figurée, une défaite, une ruine. Comme anagramme de la lie, nous
avons notamment le lai, poème narratif ou lyrique au Moyen Age – le
lai de Marie de France – qui, selon le Robert, a pour origine l’irlandais
laid qui signifie chant des oiseaux, chanson ou pièce de vers. Par
ailleurs, l’étymologie de lie se rapporterait au celte liga dont la racine
indo-européenne legh signifie « se coucher, être couché ». Enfin, on
ne pourra être insensible à la proximité de la lie et de la lyre qui
annonce le lyrisme du recueil78. Ainsi, à l’orée de La Tombe, « la lie »
annonce une parole qui est aussi bien chant que cri et qui est couchée
(sur le papier).
Il existe une sorte de moment inaugural de l’apparition du
« je » dans la poésie de Bataille. Ce « je » apparaît pour la première
fois dans « Le supplice »79 où se joint à la réflexion philosophique
l’évocation de souvenirs et d’expériences personnelles. Dans « Le
supplice », le sujet de l’expérience prend la parole en inventant une
écriture où se mêlent tous les genres et dissémine à travers eux à la
fois son identité et ses objets. Ce mélange et cette incertitude, dont La
Tombe est un exemple représentatif, placent le lyrisme de Bataille
sous le signe de la plus grande incertitude80 : si le « je » renvoie au

78
Notons que le rapprochement du cri et de la lyre donne le ton du lyrisme de La
Tombe. S’il y a chant, c’est toujours discordant.
79
Deuxième partie de L’Expérience intérieure que Bataille dit avoir écrite en
répondant à mesure à sa vie.
80
Nous empruntons l’idée d’un lyrisme de l’incertitude à Jean-François Louette qui
l’utilise pour caractériser le lyrisme d’Apollinaire. (Cf. Jean-François Louette, Sans
SE METTRE EN JEU 299

sujet qui se met en jeu dans l’expérience, la poésie ou, si l’on veut
encore la jouissance, rien dans le poème ne nous assure de son identité
qui, comme nous le montrait à sa manière le jeu des pseudonymes,
apparaît toujours changeante, équivoque, vacillante. Qui parle et qui
parle à qui ? La seconde partie de la question n’est pas moins
complexe que la première, le « tu » qui apparaît dans les poèmes de
La Tombe étant privé de donnée référentielle. Cette absence de donnée
ménage souvent chez Bataille une équivoque qui nous paraît
fondamentale. Si l’on s’en tient au premier poème, rien ne nous
permet de décider de l’identité sexuelle de l’autre auquel le « je »
s’adresse. Certes, la « petite fleur » et la « petite oreille », mais aussi
les paroles adressées cette fois sans ambiguïté à une femme dans « Le
livre », semblent inscrire l’altérité sous le signe du féminin et
permettent d’interpréter la poésie du recueil comme un échange de
paroles brûlantes entre des amants à la manière de L’Archangélique.
Mais, dans le même temps, on ne pourra pas ne pas déceler dans le
vers où apparaît pour la première fois le « tu » – « le ciel inversé dans
tes yeux » – la rémanence du père, des yeux aveugles, c’est-à-dire
d’un élément biographique déterminant.
Le problème qui se pose à nous est alors le suivant. Il
nous faut comprendre comment les données biographiques
interviennent dans cette invention de l’ipse qui a lieu dans La Tombe
de Louis XXX. Avant que d’esquisser une réponse théorique, nous
voudrions montrer que, là aussi, comme c’était le cas dans les poèmes
que nous avons précédemment étudiés, les coïncidences que Bataille
met au jour en 1928 en revenant sur l’Histoire de l’œil sont reprises,
rejouées ou, plus précisément, re-présentées et re-figurées, comme est
rejouée la scène fondamentale où il est censé avoir tenté de se
masturber devant le cadavre de sa mère81.

protocole (Apollinaire, Segalen, Max Jacob, Michaux), Paris, Belin, 2003, pp. 30-38.)
Sur la question du lyrisme et de l’incertitude nous renvoyons également à Jean-Michel
Maulpoix, « La quatrième personne du singulier », Figures du sujet lyrique, op. cit.,
pp. 147-160.
81
Cette scène, Bataille la présente par deux fois comme réelle (Cf. III, p. 60 et « Je ne
crois pas pouvoir… », OC II, p. 130.) et l’intègre deux autres fois dans un récit : Le
Bleu du ciel. (On peut douter du caractère réel de cette scène. On ne peut en revanche
douter qu’en 1954 elle appartient à la biographie de Bataille, soit au titre d’un fait
réel, soit à celui d’une fiction dont la nécessité s’est à plusieurs reprises imposée à
lui.)
300 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Tout d’abord, le « tombeau de fleuve/tombeau de vent »


qui ouvre le second poème n’est pas sans rappeler les circonstances
dans lesquelles Marie-Antoinette Bataille aurait manqué par deux fois
sa mort. Ophélie dérisoire, elle ne serait parvenue à réaliser ce que le
poème réalise au contraire pleinement : faire du fleuve une tombe, sa
tombe. Car c’est peut-être bien cette mort manquée dans cette nuit
tragique que le poème, des années plus tard, donne enfin à la mère en
évoquant cette tombe faite d’eau et de vent. Si tel est bien le cas, une
telle mort donnerait tout son sens au mutisme décrit par le « je » –
« ma mort fausse ma voix », etc. – en le reliant à celui que ce même
« je » dit avoir éprouvé en essayant vainement de se masturber devant
le cadavre de sa mère : « […] la pâleur et l’immobilité de la morte à la
lueur des bougies me glacèrent de stupeur et je dus m’en aller jusque
dans la cuisine pour m’y branler » (II, p. 130)82. Mais cette fois, au
mutisme et à la stupeur le poème permet que succède l’aveu fait à la
« petite fleur » – à l’ancolie, cette fleur qui recueille l’eau et que l’on
entend dans la mélancolie que Bataille décelait chez sa mère, laquelle
il décrira comme « Tout à fait flétrie »83 le jour de sa mort ? Aveu
ambigu qui dit aussi bien la peur que l’attirance que le « je » éprouve
à l’égard d’une mort dont il dit la violence en la confondant avec la
merde, mot dans lequel le mot « mère » est inscrit en toute lettre.
En ce sens, l’aveu concernerait aussi bien la peur de la mort que le
désir d’un inceste qui voue au mal celui qui écrit, et cela sans
rémission possible. Un vers déterminant mais pourtant peu cité de
L’Archangélique le dit sans détour : « Je suis maudit voilà ma mère »
(III, p. 86).
Le poème offrirait donc les moyens de répondre à la
nécessité de ré-affirmer la présence d’un tel désir que Louis trente,
dans Le Petit, révélait dans la forme du récit. En 1954, le poème
donne une nouvelle forme à l’aveu et nous livre ce qui est peut-être un
ultime secret : Louis trente n’est pas moins marqué par la virilité de la
royauté que par la présence d’une mère morte le 15 janvier 1930 et
dont le nom est celui d’une reine acéphale. En ce sens, Louis XXX est
le nom de l’union incestueuse du fils-roi et de la reine-mère. Et il n’est

82
Le Petit, beaucoup plus elliptique, ne fait pas mention de cette stupeur et affirme de
manière lapidaire : « Je me suis branlé nu, dans la nuit, devant le cadavre de ma
mère » (III, p. 60.)
83
Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 189.
SE METTRE EN JEU 301

alors pas fortuit qu’à ce poème succède une injonction qui s’apparente
à une sorte de réaction virile :

A la nuit
Regarder le ciel
Avec la fente du derrière.

Après l’aveu, il faut en quelque sorte reprendre les choses en


main, mais toujours pour mieux les perdre. Regarder le ciel avec la
fente du derrière, ultime affront, avant d’accomplir l’ultime blessure :
l’énucléation par laquelle on vient occuper la place du père, mais en
ayant pris soin de s’ouvrir, de se taillader, de se blesser comme pour
mettre à cette place la jouissance de la mère approchée et assumée
dans l’aveu. La « coupure bande », elle occupe la place du père et la
jouissance s’inscrit au cœur du poème. L’ipse a enfin trouvé son je :
« c’est moi ».
La Tombe nous donne à voir un processus dont Bernard
Sichère a proposé une analyse importante84. La poésie de Bataille met
en jeu « le noyau le plus inconscient du désir »85, non en le montrant,
mais en le faisant travailler ; elle s’apparente à une traversée de la
scène érotique, commandée par un premier objet inaccessible
qui « vient en somme à la place occupée, dans le discours chrétien, par
Dieu : le corps de la mère absolument frappé d’interdiction ». La
poésie est l’espace dans lequel cet interdit peut être attaqué et tourné.
Non dans la représentation naïve de la possession de la mère par le
fils, mais dans la représentation de ce sur quoi porte l’interdit : la
jouissance de la mère, le corps en train de jouir de la femme. La
position subjective adoptée « conduit en même temps le sujet écrivant
à une traversée de la position phallique lui permettant de s’ouvrir à
l’angoissante jouissance de la femme »86. Autrement dit, il s’agit pour
Bataille de faire travailler le nom vide de Dieu, « dans un entrelacs
indécidable entre le propos philosophique et la fiction sexuelle »87,
d’accomplir un dépassement de Dieu dans tous les sens, dépassement
par l’écriture où la jouissance féminine vient à la place de Dieu.

84
Nous renvoyons à Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille »,
Tel Quel, janvier 1981, pp. 58-75.
85
Ibid., p. 59.
86
Ibid., p. 61.
87
Ibid., p. 62.
302 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

La mise au jour d’un tel processus nous montre comment


la poésie s’apparente à l’aveu et à la transformation d’un procès
subjectif. Transformation, « car la biographie n’est pas un ensemble
concret de données chronologiques ou d’événements « réels », elle est
justement ce qui ne cesse de s’écrire de mille manières »88 ; aveu, car
le « désir qui ne cesse de se dire [nécessite] cette écoute de soi-même
attentive qui résonne dans l’espace littéraire ». La donnée
biographique (le souvenir) en tant que telle a une valeur émotionnelle
nulle. Sans l’écriture, elle ne peut être à l’origine de la mise en
mouvement qui fait advenir le « je » paradoxal de l’ipse. Plus
précisément, la transformation qu’entraîne l’écriture rend le souvenir à
l’émotion en brouillant les pistes et en lui donnant le sens du pire.
Celui qui écrit se découvre (dans tous les sens du termes) en
dramatisant. La poésie code et donne à décoder à la fois : elle ré-écrit
le souvenir et le donne à lire. La transformation qu’elle opère a un
caractère initiatique à la fois pour celui qui écrit et pour celui qui lit
qui, tous deux, doivent être à l’écoute de ce qui se dit pour pouvoir y
accéder. L’accès à l’être en commun qui se partage dans la
communauté poétique demande cette lecture d’initiés : seuls les initiés
appartiennent à la communauté poétique ; seuls ils partagent le secret
d’une poésie toujours recommencée, qui n’en a jamais fini de re-
figurer un être dont elle est l’événement et l’avènement.89
Dans la seconde partie de La Tombe de Louis XXX,
intitulée non sans ironie « L’oratorio », un drame se joue qui apparaît
comme une variation tout à fait particulière du geste d’Edwarda.
Insérée entre deux parties composées de poèmes, « L’oratorio » met
en scène quatre personnages : un récitant, une prostituée, un curé
d’une trentaine d’années et Dieu lui-même. Au sujet de la prostituée,
âgée de 90 ans et qui est mourante, Bataille précise qu’elle fut
« adorablement belle » à 20 vingt ans et, qu’un jour, alors qu’elle était

88
Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », art. cit., p. 66.
89
Pour revenir à la question du lyrisme de Bataille, il faudrait désormais analyser sa
position en la mettant en rapport avec telle proposition de Dominique Combe : « Le
poète lyrique ne s’oppose pas tant à l’auteur qu’à l’autobiographe comme sujet de
l’énonciation et de l’énoncé ». Ou encore : « Ainsi, le sujet lyrique apparaîtrait
comme un sujet autobiographique "fictionnalisé", ou du moins en voie de
"fictionnalisation" – et, réciproquement, un sujet "fictif" réinscrit dans la réalité
empirique, selon un mouvement pendulaire qui rend compte de l’ambivalence défiant
toute définition critique, jusqu’à l’aporie ». (Dominique Combe, « La référence
lyrique », Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 50 et pp. 55-56.)
SE METTRE EN JEU 303

nue, « elle rendit à Dieu le service que, dans les 120 journées,
d’Aucourt rend à la Duclos » (IV, p. 157). Dieu, quant à lui, est
curieusement décrit comme une « sorte de pavé », un bloc de matière
inerte et mal dégrossi destiné, de surcroît, à revêtir le sol, description
qui ne laisse planer aucun doute sur le sort que lui réserve le drame.
Chaque personnage est nommé et présenté par le récitant. Bataille
précise qu’il n’y a ni décor, ni costume. La scène se passe dans la
chambre de la prostituée qui prend la première la parole :

Elle dit : A l’égout


je suis à l’égout
hélas !

herr curé dit : Moi herr curé suis


ton petit garçon
caresse-moi
l’oreille
en mourant.
O mon hostie
ma mère égout
je t’élève dans le ciel

le pavé dit : Je suis Dieu


je te cogne sur la tête
herr curé
je te tue
je suis un con. (IV, pp. 157-158)

Dans ce drame, où la parole de chacun des protagonistes apparaît


structurée comme un poème, la prostituée n’a sans conteste ni la force
ni l’autorité d’Edwarda. Femme sur le déclin, femme usée et
mourante, elle demeure cependant l’objet d’une adoration perverse de
la part du curé dans laquelle apparaissent clairement les signes d’une
régression. C’est ce même curé qui, dans une invocation mise en
valeur par le recours à l’italique, élève la prostituée au ciel, ascension
que l’on pouvait déjà remarquer dans le récit érotique où Edwarda,
après avoir exhibé ses « guenilles », monte à l’étage suivie du
narrateur : dans les deux cas, la chair s’élève au ciel et occupe du
même coup la place de Dieu. De fait, la prostituée est désignée par le
curé comme son hostie : la vieille prostituée apparaît alors comme une
victime offerte en sacrifice, elle apparaît comme un Christ dont le
corps sacrifié sur la croix et ressuscité d’entre les morts n’est plus
304 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

symbolisé par le pain sans levain, mais par un corps souillé et rongé
par la mort. Corps du fils de Dieu, le curé considère également la
putain comme sa mère : sa « mère égout ». Sans trop jouer de
l’homophonie, la mère se trouve ainsi désignée comme une mer
d’eaux usées et d’écoulements sales et le curé est moins le fils de Dieu
que le fils de cette mère dont le corps sali symbolise le Christ, le fils
de ce Dieu qui est mère et putain.
Difficile cependant d’affirmer que cette adoration est la
cause de la scène qui va suivre, tant le drame décrit par Bataille
demeure étrange et déroutant. Ce n’est pas sans une absurdité certaine
que le pavé, après avoir affirmé qu’il est Dieu, dit au curé : « je te
cogne sur la tête/herr curé/je te tue ». Scène grotesque, qui relève de la
mauvaise farce, que celle où Dieu-le-pavé n’est pas battu mais bat le
curé ou, du moins, annonce son intention de le faire, avant de
déclarer : « je suis un con ». Dieu, dans la chambre d’une prostituée,
face à un curé pervers qu’il menace et à une vieille putain, avoue sa
bêtise, confirme surtout ce qu’Edwarda affirmait en exhibant
impudiquement son sexe ouvert : ce n’est plus la putain qui dit être
Dieu, mais Dieu qui dit être une vulve. « L’oratorio » est d’ailleurs
suivi du « livre », poème où, nous l’avons vu, le « je » lit dans le sexe
ouvert devant lui comme dans un livre qui le tue, où il lit dans le corps
de Dieu dont la poésie opère une fois de plus le dépassement dans tous
les sens en en faisant un Dieu ouvert, un Dieu-fente, un Dieu fêlé.
En plaçant la jouissance féminine à la place que Dieu
occupe dans le discours chrétien, Bataille dessine sa position
singulière. D’une part, son athéisme sans concession bouleverse
l’économie de la religion, du discours scientifique et de celui de la
philosophie sans cependant qu’il vienne en retour occuper lui-même la
place d’un nouveau Maître. D’autre part, sa pensée ne se laisse pas
pour autant enfermer dans une révolte stérile contre le père, révolte
vaine et obsessionnelle à laquelle était identifié le surréalisme
notamment dans « La « vieille taupe » et le préfixe sur dans les mots
surhomme et surréaliste ». Partant justement de la critique d’une
poésie surréaliste qui s’épuise dans cette révolte sans grands effets, on
voit comment Bataille, au terme d’un long cheminement d’écriture et
de réflexion, oriente la poésie, à partir de cette révolte avortée, vers
la manifestation de la réalité la plus bouleversante et la plus
inassimilable qui soit. A partir de cette critique, Bataille a fait de la
poésie le lieu d’une intenable tension où, d’un côté, la capacité de dé-
SE METTRE EN JEU 305

chaînement libérée par l’automatisme doit être préservée tandis que,


de l’autre, des thèmes doivent être réintroduits au cœur de ce dé-
chaînement afin que la réalité fuyante et souveraine qu’il permet
d’éprouver et de manifester ne soit pas à son tour subordonnée.
L’abandon à l’impossible ouvre ainsi des failles où travaille
l’hétérogène. Lié au thème érotique, il confère à la poésie une capacité
de dire ce que le mysticisme ne pouvait dire sans défaillir et donne, à
travers les différentes manières de mettre la jouissance féminine à la
place laissée vacante par la mort de Dieu, l’exemple d’une
manifestation concrète d’un être souverain sur lequel « rien ne mord »
(V, p. 220).
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE

L’analyse des poèmes nous a permis d’appréhender et de


mesurer les conséquences réelles de la dépense poétique sur celui qui
s’y livre, de voir plus précisément comment l’idée de sujet se fragilise
dans les régions où, à la question de l’action, se substitue celle d’une
façon de faire qui échappe au projet. En cherchant, à partir de
l’écriture automatique, à contester le sujet en pervertissant le faire,
Bataille ne fait rien d’autre que de prendre à revers une notion qui,
précisément, conjugue le faire et l’être : si, d’une part, l’être se fait en
faisant, alors il est des chances qu’en ne faisant pas il se conteste ou se
"dé-fasse" ; si, d’autre part, l’auteur de l’acte en est toujours aussi
l’acteur, si, en d’autres termes, faire c’est toujours se faire faire, faire
faire à soi, alors la chance de ne pas faire revient logiquement à faire
faire à un autre que soi ou, plus exactement, à l’autre de soi, à l’être
hors de soi que le soi ne peut s’approprier ; c’est bien, au sens littéral,
s’abandonner, s’oublier. A partir de ces perspectives ouvertes par la
poésie, Bataille va pouvoir donner une nouvelle dimension à la notion
de mise en jeu élaborée dans L’Expérience intérieure. On a sans doute
trop peu vu qu’il existait chez lui une tentative de penser la poésie en
rapport avec la communauté qui, non seulement, achevait de donner
tout son sens à la dépense poétique, mais permettait également de
dépasser les contradictions d’une mise en jeu attachée malgré tout à
une métaphysique du sujet – quand il s’agissait précisément de penser
l’être hors de soi qui lui est irréductible. Nous voulons montrer
désormais qu’il existe une mise en jeu propre à la poésie et que celle-
ci est essentiellement décrite à la fin de La Religion surréaliste, texte
où sans aucun doute les réflexions de Bataille sur la poésie atteignent
308 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

une sorte d’aboutissement. Pour ce faire, nous mettrons d’abord au


jour les difficultés inhérentes à la mise en jeu décrite dans
L’Expérience intérieure, en réfléchissant sur le sens problématique
des notions de sujet et de subjectivité chez Bataille. Nous tenterons
par la suite de montrer comment, aux alentours de 1948, la réflexion
poursuivie sur la poésie, en voulant penser la dépense poétique dans la
perspective de la communauté, permet d’ébaucher de possibles
réponses à ces mêmes difficultés. Avec la poésie, il nous semble
que la communication s’éloigne de la fusion et offre à Bataille
une possibilité de sortir des contradictions qui l’empêchaient de
véritablement appréhender l’être hors de soi. En essayant désormais
de comprendre comment ce dernier a tenté de cerner la nature de
"celui" qui écrit au moment précis où "celui-ci" s’abandonne à
l’impossible, nous serons en mesure de cerner les ultimes
développements d’une réflexion commencée au début des années 30
et qui, peu à peu, a pris en charge de penser ce qu’avaient tenté les
surréalistes à travers la poésie, mais sans y parvenir.
Abordant le thème de la communauté chez Bataille, nous
ne pouvons ignorer deux textes déterminants : La Communauté
désœuvrée que Jean-Luc Nancy publie en 1986 et La Communauté
inavouable que Blanchot fait paraître en 1983. Il est frappant que ces
deux livres, tous deux à leur manière, ignorent la question de la poésie
qui occupe cependant une place non négligeable dans la réflexion sur
la communauté que Bataille poursuit après Acéphale. En nous
appuyant d’abord sur le livre de Nancy, puis sur celui de Blanchot,
nous tenterons de montrer, d’une part, que la poésie permet de
prolonger certains développements ou certaines analyses proposées
par ces deux approches et, d’autre part, qu’elle nous mène à la
description d’une communauté qui se dessine au long des années 40 et
qui, nous semble-t-il, incarne le grand surréalisme dont Bataille
annonce le commencement en 1946.

Lecture de Jean-Luc Nancy

Ainsi que l’affirme Jean-Luc Nancy, la communauté est la


grande absente de « la métaphysique de l’absolu en général, de l’être
comme ab-solu, parfaitement détaché, distinct et clos, sans rapport »1.
1
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., pp. 17-18. Dans ce chapitre,
les références au livre de Nancy seront notées CD suivi du numéro de page. (Pour
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 309

La logique du « sujet-absolu de la métaphysique » (CD, p. 18),


explique Nancy, exclut la communauté, « qui implique que ce qui est
absolument séparé renferme [...] dans sa séparation plus que le simple
séparé ». Une telle logique ordonne « que la séparation elle-même
[soit] refermée » afin que « l’absoluité de la séparation » soit
accomplie. Cependant, cette logique renferme précisément une
contradiction : « pour être absolument seul, écrit Nancy, il ne suffit
pas que je le sois, il faut encore que je sois seul à être seul ». Cette
contradiction indique comment la logique même de l’absolu ne peut
éviter de faire violence à l’absolu en « l’impliqu[ant] dans un rapport
qu’il refuse et exclut par essence », un rapport qui contredit « le « sans
rapport » dont l’absolu veut se constituer ». Exclue dans un premier
temps par « la logique du sujet-absolu », la communauté « revient
forcément entamer ce sujet en vertu de cette même logique » et se
définit comme le rapport que ne peut éviter l’absolu, le rapport qui
« défait l’absoluité de l’absolu » ou, pour le dire autrement, défait
« l’autarcie de l’immanence absolue ».
La mise au jour de cette logique permet à Nancy
d’introduire deux précisions déterminantes pour la suite de notre
analyse. Tout d’abord, en montrant qu’il existe toujours une différence
« entre la totalité des choses qui sont […] et l’être […] par lequel ou
au nom duquel ces choses, en totalité, sont » (CD, p. 21)2, en précisant
de plus que cette différence « impose à l’absolu un rapport à son
propre être », on peut déduire que le rapport – la communauté –
définit l’être lui-même. Par ailleurs, cette définition de l’être permet
d’appréhender l’extase comme une "réponse" à « l’impossibilité de
l’absoluité absolue », une "réponse" qui signifie l’impossibilité
« d’une immanence absolue […] et par conséquent d’une individualité
au sens exact aussi bien que d’une pure totalité collective » (CD,
p. 22).
Selon Jean-Luc Nancy, nul mieux que Bataille n’a su
entrevoir la relation complexe qui unit l’extase et la communauté, « ce
qui fait de chacune le lieu de l’autre », ce par quoi ce qu’il nomme

plus de détails concernant les circonstances dans lesquelles La Communauté


désœuvrée a été rédigée, nous renvoyons à Jean-Luc Nancy, La Communauté
affrontée, Paris, Galilée, 2001.)
2
Jean-Luc Nancy se rapporte ici au chapitre de L’Expérience intérieure consacré à
Hegel, chapitre auquel nous renvoyons. (Cf. V, pp. 127-130.)
310 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

l’aréalité3 d’une communauté « n’est pas un territoire, mais forme


l’aréalité d’une extase de même que, réciproquement, la forme d’une
extase est celle d’une communauté » (CD, p. 53). Bien qu’il parvînt à
indiquer la voie d’un tel savoir, Bataille se heurta néanmoins à une
« difficulté décisive » (CD, p. 55) : il ne fut jamais vraiment en
mesure de relier « la souveraineté – ou l’extase – à la communauté
égalitaire, voire à la communauté en général »4. En conséquence, les
formes de la souveraineté, « essentiellement la souveraineté des
amants et celle de l’artiste », ne purent apparaître à Bataille
« autrement que comme des extases, sinon proprement « privées […],
du moins isolées, sans prise […] sur la communauté dans laquelle
pourtant elles devaient être tissées, aréalisées ou inscrites, sous peine
de perdre, au fond, leur valeur souveraine elle-même ». Comme il
échouait à véritablement définir « la communauté extatique » qu’il
s’était néanmoins « donné pour tâche de penser »5, Bataille ne put
proposer « qu’une souveraineté subjective des amants et de l’artiste »
ce qui, sur un autre plan, correspond à « l’exception de fulgurations
« hétérogènes » purement arrachées à l’ordre « homogène » de
la société, et ne communiquant pas avec lui ». Pour finir, ces
difficultés donnèrent lieu au « paradoxe d’une pensée aimantée par la
communauté, et pourtant réglée par le thème de la souveraineté d’un
sujet » (CD, p. 60).
Il faut reconnaître que la notion de sujet demeure
problématique chez Bataille, et qu’il est certainement difficile d’en
cerner exactement le sens. Nancy montre par exemple comment la
définition de L’Expérience intérieure que nous avons citée
précédemment – « « Soi-même », ce n’est pas le sujet s’isolant du
monde, mais un lieu de communication, de fusion du sujet et de
l’objet » (V, p. 21) – est contredite par telle phrase de La Souveraineté
– « cette jouissance de l’instant d’où procède la présence à lui-même

3
Nancy emploie ce terme pour désigner « la circonscription d’une communauté », ce
qu’il désigne comme « sa nature d’aire, d’espace formé ». (CD, p. 53)
4
Quand il tenta de les relier, il ne le fit jamais que par une sorte de pétition : « Mais
s’il est possible qu’à l’avenir les hommes s’intéressent de moins en moins à leur
différence avec les autres, cela ne veut pas dire qu’ils cessent de s’intéresser à ce qui
est souverain ». (VIII, p. 323) Pour l’analyse plus détaillée des raisons pour lesquelles
Bataille rencontre ces difficultés nous renvoyons aux pages 54 et 55 du livre de Jean-
Luc Nancy.
5
Nancy considère que l’inachèvement de La Souveraineté et la non-publication de
Théorie de la religion sont des signes de cet échec.
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 311

du sujet » (VIII, p. 393). Quoi qu’il en soit, et bien que la première de


ces affirmations pourrait corriger ou compliquer la seconde, il semble
que le discours théorique de Bataille laisse toutefois, « jusqu’à un
certain point du moins, la communication se rapporter à un sujet, ou
bien s’ériger elle-même en sujet » (CD, p. 63), que ce discours réserve
toujours en dernière instance la possibilité de déterminer le "lieu de la
communication" comme « présence à soi » : par exemple, « et à la
limite, comme présence à soi de la communication elle-même » (CD,
p. 61). Or, cette possibilité est justement contradictoire :

Le sujet ne peut pas être hors de soi : c’est même en fin de compte ce
qui le définit, que tout son dehors et toutes ses « aliénations » ou
« extranéations » soient à la fin par lui supprimés, et relevés en lui.
L’être de la communication, au contraire, l’être-communiquant (et non
le sujet-représentant), ou si on veut se risquer à le dire la
communication comme prédicament de l’être, comme
« transcendantal », est avant tout être-hors-de-soi. (CD, p. 62)

Il faut prendre toute la mesure de la difficulté à cerner ce qui advient à


l’instant de la chance, au "lieu" de la communication. Si Bataille n’a
pu se départir de la conception d’une communication définie comme
présence à soi ou comme la fusion du sujet et de l’objet, fusion qui,
remarque Nancy, le « reconduit au cœur de la thématique la plus
constante de l’idéalisme spéculatif »6, cela tient essentiellement à deux
raisons : d’une part, « il y a bien quelque chose, et non pas rien » au
"lieu de la communication" et, d’autre part, « notre limite est de
n’avoir pas vraiment de nom pour ce « quelque chose » ou ce
« quelqu’un » » (CD, p. 65) qui est, d’abord, un être-hors-de-soi.

6
Jean-Luc Nancy expose en détails les raisons pour lesquelles la communauté
s’oppose, en effet, à la fusion : « Avec "l’objet" et la "fusion", avec "l’objet de la
conscience" devenant "objet de la conscience de soi, c’est-à-dire objet aussi bien
supprimé comme objet, ou concept" (Hegel, Phénoménologie de l’esprit),
disparaissent, ou plutôt ne peuvent apparaître ni l’autre, ni la communication. L’autre
d’une communication devenant objet – même et surtout peut être comme "objet
supprimé ou concept" – d’un sujet, ainsi qu’il en va en effet (saut à entreprendre, avec
Bataille et au-delà de lui, une torsion de la lecture) dans le rapport hégélien des
consciences, c’est un autre qui n’est plus un autre, mais un objet de la représentation
d’un sujet (ou, de manière plus retorse, l’objet représentant d’un autre sujet pour la
représentation du sujet…). La communication et l’altérité qui en fait la condition ne
peuvent par principe avoir qu’un rôle et qu’un rang instrumental, non ontologique,
dans une pensée qui rapporte au sujet l’identité négative mais spéculaire de l’objet,
c’est-à-dire de l’extériorité sans altérité ». (CD, pp. 61-62)
312 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Le paradoxe que les analyses de Nancy mettent au jour


nous importe au plus haut point : il désigne la limite de l’expérience et
de la pensée communautaires de Bataille, la limite qui, par
conséquent, devait limiter sa réflexion sur la communication poétique.
La mise en jeu du sujet par la poésie, loin d’échapper à un
tel paradoxe, semble au contraire s’y inscrire pleinement. Plus
précisément, la souveraineté liée à une telle mise en jeu relève
certainement plus d’une souveraineté subjective, « d’une liberté
impérieuse et capricieuse » (CD, p. 55), que d’une souveraineté
susceptible de mener à « une communauté qui ouvrirait en elle-même
et d’elle-même, au sein de l’être-en-commun, l’aréalité d’une extase ».
Cerner la limite de la poésie conçue par Bataille équivaut
en réalité à découvrir ce qui, selon nous, se présente comme la
question ultime que cette poésie nous pose et qu’il faut, en retour, lui
poser afin de déceler si elle ne contient pas déjà, en elle-même, des
éléments de réponse, l’ébauche de possibles prolongements et la
perspective de son propre dépassement. Interroger à la limite
consistera donc précisément à se demander si Bataille, à certains
moments de sa réflexion, n’a pas envisagé la possibilité d’une
véritable prise de la communication poétique sur la communauté, ce
qui, du même coup, permettrait à cette communication d’échapper à la
forme d’une souveraineté subjective et à la limite que cela signifie
pour elle.
Le motif d’une communauté qui, pour reprendre les
termes de Jean-Luc Nancy, ouvrirait d’elle-même « l’aréalité d’une
extase », n’est pas absent de l’œuvre de Bataille7, il apparaît
notamment au cours des années 40, c’est-à-dire au moment où la
communauté occupe une place centrale dans sa réflexion8, au moment

7
Une telle communauté est évoquée par exemple dans ce passage de Memorandum :
« Je puis imaginer une communauté de forme aussi lâche qu’on voudra, même
informe : la seule condition est qu’une expérience de la liberté morale soit mise en
commun, non réduite à la signification plate, s’annulant, se niant elle–même, de la
liberté particulière ». (VI, p. 252. Cité par Jean-Luc Nancy.)
8
On peut noter en effet que « le motif de la communauté s’estompe dans les écrits de
l’époque de La Souveraineté ». (CD, p. 57) Nancy indique à propos d’une telle
évolution : « Profondément, sans aucun doute, la problématique demeure celle
qu’indiquent les textes antérieurs. Mais tout se passe comme si la communication de
chaque être avec RIEN se mettait à prévaloir sur la communication des êtres, ou
encore comme s’il fallait renoncer à montrer que dans les deux cas il s’agit de la
même chose ». (CD, pp. 57-58)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 313

où, significativement, la réflexion sur la poésie connaît également ses


développements les plus importants. Par ailleurs, en 1948, dans La
Religion surréaliste, Bataille articule le thème de la communauté et
celui de la poésie en évoquant, nous semble-t-il, la perspective d’une
communauté inédite, qui repose pour une large part sur la
communication poétique. Une telle communauté pourrait bien
échapper au paradoxe indiqué par Nancy en conduisant notamment à
une communication poétique qui n’est plus pensée comme une fusion
du sujet et de l’objet et qui, ainsi, entraîne une nouvelle appréhension
de la souveraineté de la poésie.
Si les difficultés rencontrées par l’écriture automatique
tiennent en partie à des inconséquences que l’on peut clairement
imputer aux surréalistes eux-mêmes, cet échec, et c’est là son triste
privilège, décèle pour Bataille une difficulté plus fondamentale qui
s’impose désormais à la réflexion sous la forme d’une question
déterminante : peut-on créer un rite ? Une telle volonté a-t-elle au
moins un sens ?
Selon Bataille, le « caractère irréel » des valeurs prônées
par la religion surréaliste tient certainement aux rites qu’elle tente
d’établir et, plus précisément, à leur incapacité d’emporter une réelle
adhésion :

[…] la valeur poétique qui dans les rites anciens était garantie par la
valeur matérielle du rite, valeur qui n’était peut-être pas profondément
réelle mais qui était considérée comme telle par tous ceux qui
pratiquaient le rite, cette valeur matérielle a cessé de garantir
l’authenticité du rite. […] Ce surréel ne peut pas aboutir à de véritables
réalités parce que les hommes n’y croient pas, parce que l’ensemble
des hommes n’y croient pas et ne peuvent pas y croire.

Comment expliquer cette impossibilité de croire au surréel et, plus


généralement, d’adhérer aux rites et aux valeurs mis en avant par les
surréalistes ? Pour Bataille, la volonté de créer des rites ou des mythes
nouveaux n’est pas à proscrire définitivement, mais cette volonté n’a
de sens que si elle parvient à tenir compte de l’enseignement lié aux
difficultés rencontrées par les surréalistes : « ni ces mythes ni ces rites
ne seront de véritables mythes ou rites du fait qu’ils ne recevront pas
l’assentiment de la communauté » (VII, p. 393). En d’autres termes,
ainsi que le souligne Jean-Luc Nancy, un tel assentiment « ne peut
être obtenu si le mythe ne provient pas, déjà, de la communauté »
314 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

(CD, p. 148). A cet égard, il faut conclure que l’idée même d’inventer
un mythe ou un rite « constitue une contradiction dans les termes » ; il
n’est donné ni à la communauté ni à l’individu la possibilité
d’inventer le mythe : « c’est en lui, au contraire, qu’ils sont inventés et
qu’ils s’inventent eux-mêmes ».
Cette difficulté, à laquelle les tentatives des surréalistes se
sont en fait heurtées et qu’elles ont du même coup permis de mieux
définir, n’est pas insurmontable. L’absence de mythe, ou ce que
Nancy préfère nommer l’interruption du mythe, apparaît à Bataille
comme une « sorte de mythe » (VII, p. 393), un mythe tout à fait
spécifique, dont la dimension mythique ne ressortit plus à son
caractère communautaire : cette absence de mythe peut se présenter à
« celui qui la vit, qui la vit, entendons-nous, avec la passion qui
animait ceux qui voulaient autrefois vivre non plus dans la terne
réalité mais dans la réalité mythique […], comme infiniment plus
exaltante que ne l’ont été autrefois des mythes qui étaient liés à la vie
quotidienne »9. En d’autres termes, la dimension mythique de
l’absence de mythe se situe dans le rapport que l’individu entretient
avec cette absence. Plus exactement, le mythe de l’absence de mythe

9
Le motif de l’absence de mythe apparaît dans des conditions particulières, qu’il nous
faut brièvement rappeler ici. En 1946, à son retour des Etats-Unis, et alors que la
pensée existentialiste commençait à dominer et à occuper le terrain idéologique que,
pour des raisons diverses, les surréalistes avaient abandonné, André Breton voulut
regagner le terrain perdu en organisant notamment une grande exposition qui eut lieu
à Paris en 1947. A l’occasion de cette manifestation, Breton n’hésita pas à solliciter
Georges Bataille et à lui demander un texte. Ce dernier accepta mais, tandis que
Breton était en quête du prochain mythe des temps modernes, Bataille rédigea un
cours texte, « L’absence de mythe », qui devait s’achever par une phrase sibylline,
constituée en partie d’un aphorisme de Nietzsche : « "La nuit est aussi un soleil" et
l’absence de mythe est aussi un mythe : le plus froid, le plus pur, le seul vrai »9. (XI,
p. 236) Breton ne comprit jamais véritablement ce que signifiait cette absence. Dans
ses Entretiens 1913-1952, il devait ainsi déclarer : « Ce mot de mythe, par les abus
croissants auxquels il prête, je n’en sais pas actuellement de plus égarant. Ici je vois
un Salluste qui dit : "L’univers lui-même est un mythe" (entre nous, remarquez qu’il
se pourrait fort bien), là j’entends un Georges Bataille me confier (on ne saurait être
plus nostalgique) que l’absence de tout mythe est peut-être le vrai mythe
d’aujourd’hui. Pour ma part, je soutiens depuis longtemps qu’il en va de la vie de
veille, envisagée même très objectivement, comme du rêve, en ce qui regarde
l’importance respective à accorder à son contenu manifeste et à son contenu latent ».
(André Breton « Interview d’Aimé Patri » (mars 1948), Entretiens 1913-1952 (1952),
Paris, Gallimard, (Œuvres complètes III), 1999, pp. 605-606.)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 315

tient au caractère passionné de ce rapport, à une passion plus exaltée


que n’a pu l’être celle que déchaînaient les mythes passés :

Ce qui assure la fonction d’une vie selon le mythe, ici, c’est la passion,
ou l’exaltation avec laquelle le contenu du mythe – ici, l’« absence de
mythe » – peut être partagé. Ce que Bataille entend par la passion n’est
pas autre chose qu’un mouvement qui porte à la limite, et à la limite de
l’être. (CD, p. 149)

Là où il y a du mythe, il y a nécessairement une volonté de fusion,


de consumation, « de communion dans une immanence retrouvée » ;
là où il y a du mythe, il y a nécessairement communauté, et
réciproquement. L’absence de mythe entraîne donc logiquement
l’absence de la communauté : puisque le mythe est interrompu, au
"point" ou au "lieu" de la communauté il n’y a précisément plus de
communauté mais une absence de communauté. Autrement dit, il y a
désormais autre chose en ce "lieu" que la fusion : l’absence de mythe
indique clairement que le "lieu" de la communauté ne désigne plus le
"lieu" de communion qu’il avait signifié jusque-là. Cette "autre chose"
qui advient alors en ce "lieu", c’est « la passion non de se fondre, mais
d’être exposé » (CD, p. 153), écrit Nancy ; c’est la passion « de savoir
que la communauté elle-même ne limite pas la communauté ». Bataille
écrit en effet :

Je ne veux pas par là prétendre que les individus ne sont pas appelés à
se grouper comme ils l’ont toujours été, mais au-delà de cette nécessité
immédiate, l’appartenance de toute communauté possible à ce que
j’appelle en des termes qui sont pour moi volontiers étranges, absence
de communauté, doit être le fondement de toute communauté possible
[…]. (VII, p. 394)

L’absence de communauté ne signifie donc pas « la pure et simple


dissolution de la communauté » (CD, p. 150), elle est au contraire « ce
qui n’accomplit pas la communauté, ou la communauté elle-même en
tant qu’elle ne s’accomplit pas, et qu’elle ne s’engendre pas comme un
nouvel individu » (CD, p. 151). En interrompant la fusion et en
suspendant la communion, l’absence de communauté propage et
communique la passion de la communauté, l’exigence « de passer
toute limite, tout accomplissement qui referme la forme d’un
individu » : le sens de l’interruption de la communauté a ainsi le sens
316 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

de « la propagation, voire [de] la contagion, ou encore [de] la


communication de la communauté elle-même ».
D’une manière qui peut surprendre, les analyses de Nancy
ignorent la dernière partie de la réponse que Bataille esquisse à partir
des écueils décelés par les tentatives surréalistes ; elles ignorent la
relation complexe qu’il établit entre l’absence de communauté et
l’absence de poésie. Cette relation, qui clôt le développement de
Bataille, donne cependant à voir ce qui succède à l’interruption de la
parole mythique :

[…] l’état de passion, l’état de déchaînement qui était inconscient dans


l’esprit du primitif peut passer à une lucidité telle que la limite qui était
donnée par le contraire du premier mouvement dans la communauté
qui le refermait sur lui-même doit être transgressée par la conscience.
Il ne peut y avoir de limite entre les hommes dans la conscience, et qui
plus est la conscience, la lucidité de la conscience rétablit
nécessairement l’impossibilité d’une limite entre l’humanité elle-même
et le reste du monde. Ceci doit être poussé, me semble-t-il, jusqu’à
l’absence de poésie […]. (VII, p. 394)

En communiquant la passion de la communauté, l’absence de


communauté crée des conditions favorables à la communication
poétique : elle permet à la poésie de sortir de l’impasse où l’enfermait
la séparation des individus. En retour, l’absence de communauté
requiert l’absence de poésie : la poésie concourt à réaliser la
possibilité que libère l’absence de communauté et, à ce titre, joue un
rôle majeur dans la situation inédite que signifie cette absence.
Il faut bien saisir le mouvement qui conduit de l’absence
de communauté à l’absence de poésie, puis de la poésie à
la communauté. L’absence de communauté signifie que la limite
qui donnait lieu à un nouvel individu quand la communauté se
refermait sur elle-même peut être désormais transgressée. Ce qui est
déterminant ici, c’est que nous sommes conscients de cette absence,
que nous avons conscience de ce qu’elle implique et de ce qu’elle
signifie exactement – la conférence de Bataille n’est d’ailleurs rien
d’autre que cette conscience qui s’expose et se partage. Dans ces
conditions, l’état de passion, qui est à l’origine de toute communauté,
peut atteindre une telle lucidité que la limite – la fermeture – que
signifiait l’accomplissement de la communauté peut être transgressée
par la conscience : plus la conscience de ce qu’implique l’absence de
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 317

communauté sera aiguë, et plus la limite qui sépare les hommes


s’atténuera, voire s’effacera, dans la conscience.
En affirmant qu’un tel mouvement « doit être poussé […]
jusqu’à l’absence de poésie », Bataille désigne du même coup la
poésie comme le degré ultime d’un tel effacement : la poésie est, au
sommet de la conscience, l’acmé de la lucidité. Cette place privilégiée
marque sans aucun doute l’aboutissement des principales intuitions de
Bataille. La transgression consciente de la limite qui définit l’individu
ne pouvait ignorer les effets réels d’une écriture dont le sens premier
est de lutter contre la fermeture de l’être sur lui-même, contre le
tassement et le repli sur soi. En ce sens, la poésie s’inscrit toujours
déjà, mais obscurément, dans la situation de l’absence de
communauté. Toutefois, c’est seulement quand "advient" cette
absence, quand, précisément, cette absence devient consciente, que la
poésie peut être pleinement réalisée. A ce degré ultime de conscience,
la poésie peut enfin prendre conscience de ce qu’elle est : elle se
dirige alors consciemment vers l’absence de poésie en sachant
désormais que seule cette absence est véritablement en mesure de
répondre à cette nécessité qu’elle est et qui n’est plus obscure ; parce
qu’elle est devenue pleinement consciente, elle peut enfin répondre à
son exigence et affronter son destin. Quand il n’y a plus de limite dans
la conscience, l’abandon de soi est total, plus rien n’entrave le dé-
chaînement qui est libre d’épouser la mobilité fondamentale de l’être.
La poésie s’enfonce alors dans la conscience en faisant entrer en elle
ce mouvement, cette fuite, qui échappe au savoir, mais qui est
maintenant consciemment recherchée et éprouvée. Cependant, l’acte
poétique ne se contente pas de combattre tout repli de l’être sur lui-
même : il favorise également l’ouverture ; à force de répétitions, il
prolonge et porte plus loin les conséquences de l’absence de
communauté.
Quand le mythe s’interrompt, apparaît ainsi une écriture
qui répond consciemment à la volonté d’abolir toute séparation entre
les hommes ; une écriture qui est aux prises avec une limite, qui est le
franchissement et la transgression d’une limite qui, en définissant
l’individu collectif, à le sens d’un repli et d’une fermeture. "Ce" qui
"se ferme" avec cette limite, pourrait-on tenter de dire dans un lexique
qui demeure mal approprié, c’est "l’ouverture" par laquelle l’être
cessait d’être un individu séparé et mettait son être en commun avant
que la communauté, en s’accomplissant, ne le referme sur lui-même.
318 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Cependant, une fois que la limite qui fait l’individu est


transgressée dans la conscience, à quel type de communication assiste-
t-on ? Cette transgression qui, bien entendu, ne fait pas des êtres sans
limites ou illimités, mais signifie plutôt que s’instaure désormais un
autre rapport à la limite qui ne cerne plus seulement l’être mais le
concerne (Cf. CD, p. 69), à quelle sorte de communication donne-t-
elle lieu ?
Puisque l’interruption du mythe nous empêche de
désigner le "lieu" de la communauté comme un "lieu" de communion,
il faut en déduire que la communication échappe ici au schéma
fusionnel dans lequel Bataille l’a retenue le plus souvent. Dans la
perspective de l’absence de communauté, il faudrait donc comprendre
que la communication poétique n’est plus fusionnelle et que, en
conséquence, non content de tourner le dos à l’individu et au sujet, le
poète s’éloigne également de cette autre subjectivité définie comme
un lieu de fusion : il serait "autre chose", que Bataille ne nomme pas,
mais qui serait cependant impliqué dans la logique même de son
raisonnement. D’autre part, il apparaît clairement que la poésie
évoquée dans La Religion surréaliste n’est plus sans prise sur la
communauté : cette poésie est désormais consciemment recherchée et
pratiquée en commun ; elle s’écrit en direction de la communauté.
Cela ne saurait être sans conséquence quant à la nature même de la
souveraineté de cette écriture. Inscrite dans une communauté, la
souveraineté de la poésie n’est plus isolée : elle ne peut plus être
simplement définie comme une souveraineté purement subjective.
En d’autres termes, il nous semble que l’absence de
poésie modifie la définition de la communication comme une sortie de
soi en direction de l’illimité, qu’elle modifie la définition d’une
communication comprise comme un mouvement ontologique qui est
une ouverture de l’être sur une absence de limite. Selon nous, la
conférence de 1948, tout comme, nous le verrons, certains passages de
La Littérature et le Mal, montre comment la poésie oblige Bataille à
penser la communication en tenant compte d’un rapport à l’autre qui
ne peut être nié sans que, du même coup, soit également nié ce qui va
s’imposer à lui comme le fondement même de la poésie. Les
méditations sur la poésie à la fin des années 40 désigneraient ainsi un
moment rare dans l’œuvre de Bataille, un moment où, à partir de la
poésie, la communication est envisagée dans la perspective ouverte
par Jean Hyppolite lors de la Discussion sur le péché, perspective que
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 319

Bataille n’était pas encore prêt à suivre en 1946. Au cours de cette


discussion, Jean Hyppolite objecte en effet à Bataille :

[…] communication finit par signifier chez vous négation seule et non
plus communication positive, une positivité qui serait la négation d’une
négation. L’emploi de ce mot « communication » tel qu’il se trouve par
exemple chez Jaspers ou chez quelques autres, signifie, non pas
seulement négation de moi, mais encore trouver un autre moi, ou entrer
en rapport avec l’autre et cela a un tout autre sens que la seule négation
de soi. (VI, p. 352) 10

Nous pensons que Bataille va être au plus près de la positivité de la


communication évoquée par Jean Hyppolite en tentant de penser la
poésie en rapport avec la communauté. A ce titre, l’absence de poésie
offre la possibilité d’une autre lecture de la réflexion poursuivie par
Bataille au sujet de la communication, d’une lecture qui tend à déceler
les moments où la poésie oriente effectivement la dépense vers cette
autre communication et cette autre souveraineté que révèle la fin de
La Religion surréaliste.
Dans une telle perspective, on comprend que la poésie va
modifier quelque peu la mise en jeu du sujet, qu’elle va donner lieu à
une mise en jeu spécifique que nous tenterons désormais de cerner en
partant de cette première question : comment penser "ce" que devient
le poète quand la communication s’éloigne de la fusion ? Comment
cerner "ce" qui, en conséquence, ne peut être pensé ni comme un
individu, ni comme un sujet, ni comme une subjectivité fusionnelle ?
En tentant de communiquer avec l’expérience de Bataille,
de parcourir sa limite – « limite qui, écrit-il, est la nôtre : la sienne,
la mienne, celle de notre temps, celle de notre communauté »
(CD, p. 65) –, Jean-Luc Nancy montre comment Bataille en vient à
renoncer « secrètement, discrètement, et même à son insu, à penser la
communauté proprement dite » (CD, p. 64). Bataille aurait plus

10
Nous renvoyons aux pages 350 à 352 de cette discussion où est reproduit le
dialogue entre Hyppolite et Bataille. Bataille y affirme notamment : « La
communication peut, en effet, viser l’être ouvert ou viser l’être fermé. Dans le second
cas, on peut parler plutôt d’union ou bien de désir d’union. On peut exactement parler
de désir d’union et l’on aboutit justement à se refermer sur soi-même à partir d’une
union. C’est ce que l’on trouve aussi bien dans le thème du mariage que dans le thème
de l’Eglise ». (VI, p. 351.) Deux ans plus tard, La Religion surréaliste visera
précisément à établir les conditions qui conduisent à une communication qui s’oppose
à la fermeture entraînée par l’union.
320 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

précisément renoncé à penser le partage de la communauté ou, si l’on


veut, la souveraineté partagée, le partage de la souveraineté « entre
des Dasein, entre des existences singulières qui ne sont pas des sujets,
et dont le rapport – le partage lui-même – n’est pas une communion,
ni une appropriation d’objet, ni une reconnaissance de soi, ni même
une communication comme on l’entend entre des sujets ».
A la limite, les limites historiques et théoriques d’une
pensée apparaissent et nous indiquent ce qu’il est possible de penser
grâce à elle, ce qu’il faut désormais parvenir à penser à partir
d’elle, voire contre elle. Parcourir la limite de Bataille revient à
découvrir une voie, une voie que ces limites devaient l’empêcher de
véritablement emprunter, mais que sa pensée est parvenue malgré tout
à nous ouvrir en nous en indiquant la nécessité. Que Nancy puisse par
exemple penser, à partir de Bataille, la communauté dans le partage,
cela tend certainement à nous montrer que cette pensée, loin d’être
absolument fermée à une telle conception de la communauté, s’en
approche au moins à certains moments. La réflexion de Nancy invite
d’autant mieux à le penser qu’elle s’appuie sur des notions propres à
Bataille, et qui ne sont pas alors nécessairement critiquées, pour
penser la souveraineté partagée. C’est notamment le cas avec l’analyse
d’un terme déterminant pour la compréhension de ce que Bataille
avance dans La Religion surréaliste : le terme de passion.
Jean-Luc Nancy définit la passion qui détermine le
rapport mythique à l’absence de mythe « comme un mouvement
qui porte à la limite, et à la limite de l’être » (CD, p. 149). Si
l’on veut comprendre ce qui légitime une telle définition, il faut se
reporter à la première partie de La Communauté désœuvrée où Nancy
rappelle comment, dans une conférence précédant de quelques mois
La Religion surréaliste, Bataille avait significativement identifié la
passion au sacré : « ce que j’appelais tout à l’heure le sacré, d’un nom
qui est peut-être purement pédant, […] n’est au fond que le
déchaînement des passions, […] n’est au fond que le monde que Sade
a représenté et dont personne ne veut parce qu’il fait peur » (VII,
p. 371). Nancy met cette déclaration en rapport avec un passage de La
Souveraineté, où il est également question de Sade, en montrant
comment l’exigence de la communication conduit finalement Bataille
« à reconnaître dans la communauté […] la limite de Sade » (CD,
p. 80). Selon Bataille, l’« erreur grossière » (VIII, p. 297) de Sade
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 321

consisterait en effet à n’avoir pas compris que « l’être n’est jamais moi
seul, [que] c’est toujours moi et mes semblables » :

Même si mes semblables changent, si j’exclus de leur nombre celui que


je tenais pour tel, si je lui ajoute celui-là que je tenais pour extérieur, je
parle et dès lors je suis – l’être en moi-même est – hors de moi comme
en moi-même. En conséquence, disposer de nous-mêmes et du monde
a du moins cette limitation : que sinon le monde, une partie des êtres
qu’il contient n’est pas distincte de nous. Le monde n’est pas, comme
Sade à la limite le représenta, composé de lui-même et de choses.

La position de Bataille indique clairement, comme le souligne Nancy,


que si la communauté est du côté du déchaînement des passions, c’est
au sens où le sacré « n’est pas la libre emprise d’une subjectivité, et où
la liberté n’est pas l’autosuffisance » (CD, p. 81). Le déchaînement de
mes passions n’est pas limité par la présence de l’autre, mais
l’exposition à l’autre est seule, au contraire, en mesure de déchaîner
mes passions. La passion déchaînée relève donc bien du même ordre
que ce que Bataille nomme la contagion, ou la communication :

Ce qui se communique, ce qui est contagieux et ce qui, de cette


manière – et seulement de cette manière – se « déchaîne », c’est la
passion de la singularité comme telle. L’être singulier, parce que
singulier, est dans la passion – la passivité, la souffrance, et l’excès –
du partage de sa singularité.

En montrant comment la passion est « la passion de la singularité


comme telle », Nancy est en mesure d’expliquer pourquoi, chez
Bataille, cette passion définit logiquement le "lieu" de la
communauté :

Si l’être se définit dans la singularité des êtres (c’est au fond la manière


dont Bataille, consciemment ou non, transcrit la pensée heideggerienne
de la finitude de l’être), c’est-à-dire si l’être n’est pas l’Etre
communiant en lui-même avec lui-même, s’il n’est pas sa propre
immanence, mais s’il est le singulier des êtres (c’est ainsi que je
transcrirais Heidegger et Bataille l’un par l’autre), s’il partage les
singularités, étant lui-même partagé par elles, alors, la passion porte à
la limite de la singularité : logiquement, cette limite est le lieu de la
communauté. (CD, pp. 149-150)

Puisqu’en ce "lieu" ou en ce "point" l’interruption du mythe et


l’absence de communauté indiquent qu’il n’y a ni fusion, ni
322 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

communion, ni consumation, il faut conclure que l’interruption de la


communauté permet à la singularité de s’exposer à nouveau à sa
limite, de s’exposer à l’autre singularité. En d’autres termes, quand la
communauté s’absente, « les êtres singuliers comparaissent : cette
comparution fait leur être, les communique l’un à l’autre » (CD,
p. 152) ; l’absence de communauté, « l’interruption d’une totalité qui
l’accomplirait », apparaît comme « la loi même de la comparution » et
réveille la passion « d’être en commun » (CD, p. 153) :

[…] l’interruption du mythe définit la possibilité d’une « passion »


égale à la passion mythique – et cependant déchaînée par la suspension
de la passion mythique : une passion « consciente », « lucide », ainsi
que le dit Bataille, une passion ouverte par la comparution et pour elle,
la passion non de se fondre, mais d’être exposé, et de savoir que la
communauté [est] offerte au dehors de chaque singularité, et pour cela
toujours interrompue sur le bord de la moindre de ces singularités.

Nancy achève son analyse de la fin de La Religion surréaliste en


montrant un aspect peu habituel de la pensée de Bataille, un moment
où cette pensée s’éloigne de la fusion qu’elle privilégie le plus
souvent, pour lui préférer la comparution, l’exposition des
singularités, une communication qui « « communiqu[e] » de ne pas
« communier » » (CD, p. 64). En d’autres termes, et d’une manière
saisissante, Nancy semble nuancer ce qu’il avait affirmé d’abord très
fermement : Bataille apparaît désormais du côté de la communauté
partagée qu’il désignait précédemment comme la communauté que
l’auteur de La Souveraineté n’avait justement pas su penser. Mots à la
limite, la comparution, le partage, la singularité, l’exposition sont
autant de termes qui n’apparaissent pas dans le texte de Bataille ; ce
sont des mots qui, en quelque sorte, ne peuvent y apparaître, mais y
demeurent plutôt comme en suspens, en attente, impliqués par la
logique du raisonnement mené par Bataille, mais ne ressortissant pas à
ce que les limites de celui-ci pouvaient permettre de formuler jusqu’au
bout.
Toutefois, si l’on poursuit la lecture menée à la limite par
Nancy au point où précisément elle s’interrompt, il est désormais
possible de montrer comment la logique du raisonnement de Bataille
fait coïncider l’avènement de l’absence de poésie avec la nécessité de
retrouver consciemment la passion de comparaître : il faut d’abord
déchaîner cette passion dans la conscience, et la porter ainsi à son
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 323

maximum d’intensité, pour atteindre ensuite la pleine communication


poétique. En retour, une fois cette communication atteinte grâce à la
conscience de la passion retrouvée, la poésie peut être définie comme
le "lieu" par excellence de la comparution et de l’être en commun.
Ainsi, si nous suivons la logique selon laquelle s’articulent l’absence
de mythe, l’absence de communauté et l’absence de poésie, nous
sommes conduits à une communication poétique qui s’apparente à une
exposition des singularités.
Quand, dans les poèmes, la sauvagerie de l’ipse se
substitue à l’universel du « je » philosophique, elle se substitue au
cogito qu’elle renvoie « à l’économie singulière du sujet qui, comme
l’écrit Bernard Sichère, n’est [pas] révélée […] dans la subjectivité
philosophique identique à soi »11 : Bataille parle alors au-delà des
limites philosophiques de la conscience de soi en même temps qu’il
maintient « la béance d’un sujet ». Telle est sa position singulière.
Nous arrivons sans doute au point le plus difficile de ce
que Bataille propose en 1948 : d’un côté, l’ipse témoigne du maintien
du sujet dans le dépassement de l’individualité, tandis que, de l’autre,
l’être en commun auquel doit mener la poésie est précisément l’être
hors de soi qui n’est pas un sujet. Face à une telle difficulté, on peut
d’abord considérer que Bataille retrouve in fine les contradictions
qu’il montre parfois en appréhendant l’être hors de soi. Cependant, il
faut insister sur une différence qui pourrait bien offrir une issue.
D’une part, comme nous le montre la présence de l’ipse sauvage qui
s’inscrit dans le poème, la poésie est un langage qui donne un langage,
et donc un sujet, à la dépense. D’autre part, la poésie est aussi le
langage en tant qu’il dépense, elle est un langage de pure perte qui
ouvre sur son dehors non seulement le « je », mais également l’ipse
dans un ultime mouvement. A l’instant de la communication, l’ipse
n’est plus là ; l’instant advient quand l’ipse est abandonné et se perd.
De fait, l’exposition de l’ipse dans le poème n’est pas un renforcement
de sa position de sujet mais, tout au contraire, sa contestation la plus
violente. L’ipse qui s’expose est un ipse sans cesse porté vers son
dehors, un ipse décentré, qui sait que son être n’est nulle part, qui est
toujours sur le point d’atteindre ces moments où la dépense poétique
l’ouvre au flux souverain qui l’excède. L’ipse exposé porte les traces

11
Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », Tel Quel n°93,
1981, p. 70.
324 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

de son ouverture à ce qu’aucun sujet ne peut assimiler, il est travaillé


et transformé par cette ouverture dans la proximité maximale de
laquelle la poésie le maintient, toujours plus porté par elle vers ce qui
l’excède, toujours plus sauvage et instable.
Il faut en effet remarquer comment le « je mort » se perd
sans retour et s’éloigne avec acharnement de toute identité
raisonnable :

je suis le vide des cercueils


et l’absence de moi
dans l’univers entier (III, p. 212)

Les rares fois où le « je » dit « je suis ceci » ou « je suis comme


cela », il ne se compare ou ne s’identifie jamais qu’à des réalités elles-
mêmes fuyantes ou qui désignent une absence : il est la mort, le vide,
la fièvre, il est le manque que signifient le désir ou la soif. A la
question de son identité, le « je » ne se contente pas de répondre par
un simple « je suis moi », énoncé qui, en appliquant à la lettre le
principe d’identité, répond par l’évidence à une question insoluble
mais manifeste malgré tout, et bien qu’il soit chaque fois
formellement le même, le caractère unique de celui qui l’énonce. Le
« je » dit, ce qui est à la fois plus tortueux et plus complexe, « je
suis/ce qui n’est pas » (III, p. 375). En substituant un « ce qui n’est
pas » au « moi » de la formule habituelle, on pourrait d’abord penser
que le « je » signifie qu’il n’est rien en cherchant, à travers une
formule logiquement intenable, à souligner le caractère insignifiant de
son existence. Cependant, le sens d’une telle réponse est sans doute
plus complexe. Affirmer « je suis/ce qui n’est pas » signifie davantage
« je ne suis rien qui est » que, simplement, « je ne suis rien ».
Autrement dit, le « je » affirme alors que rien n’est comme lui, c’est-
à-dire qu’il n’est comme rien, absolument singulier. Il importe de
noter la manière dont est formulée cette affirmation. L’identité du
« je », bien que singulière, aurait pu être dite à travers des
rapprochements qui, in fine, auraient souligné des différences. Au lieu
de cela, la formule radicale qui est énoncée s’apparente à un saut
brutal dans l’inconnu : je ne suis rien que l’on puisse connaître
puisque je ne puis être rapporté à rien de connu. Cette manière
d’insister sur le caractère inconnaissable de l’ipse se manifeste dans
les poèmes selon deux grandes modalités. Tout d’abord, le « je »
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 325

multiplie parfois les identités comme pour mieux souligner le


caractère peu assuré de la sienne :

[…] les mouches les abeilles


les veaux les éléphants
barissent font l’amour
je suis un éléphant
je suis un veau je suis un verre
de vin blanc (V, p. 560)

Il existe ici un passage à la fois rapide et brutal d’une identité à l’autre


qui est d’autant plus troublant que ce à quoi s’identifie le « je »
s’avère des plus hétérogènes. En affirmant être ceci qui n’est pas cela
qu’il n’est pourtant pas moins, cela qui, à son tour, n’est pas ceci qu’il
est aussi, le « je » est emporté dans une sorte de mouvement sans fin
dont on pourrait exprimer le sens de la manière suivante : je suis tout,
donc je ne suis rien. A l’inverse, il existe des séquences où le « je »
n’a de cesse de marteler ce qu’il n’est pas, soulignant là encore, mais
d’une autre façon, le caractère fuyant de son être :

J’emplis le ciel de ma présence


Mon cri n’est pas celui
d’un grand oiseau
qui perce l’aube
mon chant n’est pas celui des
cigales emplissant les nuits d’été
ma plainte n’est pas celle des
agonisants dans le vide
qui suit un bombardement […] (IV, p. 34)

Il importe de retenir comment le « je » joue ici avec l’espace et le


temps pour mieux manifester son insaisissable singularité. Ni en haut
ni en bas, ni grand ni petit, ni un ni multiple, il n’est ni l’aigle dans le
ciel ni les cigales dans les champs ; ni continu ni discontinu, ni plein
ni vide, il n’est pas le chant des insectes, le cri du rapace ou la plainte
des agonisants ; pas plus l’aube que la nuit, il échappe en un mot à
toutes les catégories qui pourraient, si ce n’est le définir, au moins le
cerner ou le situer.
Fuyante – je ne suis pas –, fragile – je suis ceci, mais
aussi bien cela –, changeante – je suis ceci, puis cela –, la singularité
de l’ipse qui s’expose ne présente pas les caractères de stabilité et de
constance qui pourraient être le fondement d’une identité personnelle.
326 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

En accomplissant un saut hors de soi, grâce à l’exposition que permet


la poésie, le « je » pénètre dans un univers où la fuite l’emporte sur la
permanence et où, à son tour, l’identité personnelle est marquée par ce
mouvement incessant. Cependant, le « je » qui s’exprime alors ne se
perçoit pas comme une simple suite d’événements : il se sait
essentiellement changeant, il est conscient du caractère irréductible de
son être. Par-delà la mort du moi, il continue d’ailleurs de parler dans
les poèmes, témoignant par là de la présence d’une instance qui se
tient en retrait par rapport au mouvement qu’elle perçoit. Un « je »
parle qui s’avère pour le moins étrange, paradoxal, qui ne peut plus,
pour se définir, se ranger à l’évidence d’un simple « je suis moi » mais
emprunte des voies plus tortueuses, comme pour mieux souligner la
conscience de son être excédant. Afin d’exprimer qui il est, il lui faut
désormais trouver des formules qui, d’une part, garantissent la
présence d’une instance qui se tient en retrait par rapport aux
changements qui l’affectent et, d’autre part, qui signalent que cette
instance n’est pas assurée, qu’elle est elle-même instable. D’où le
caractère contradictoire d’une formule –« je suis/ce qui n’est pas » –
qui prive simultanément de l’être qu’elle donne, comme si le paradoxe
et la contradiction pouvaient seuls rendre compte de l’être impossible
qui s’exprime. Si le « je » devait parodier l’expression par laquelle
Descartes devait lui-même se désigner à partir de la deuxième
méditation, il ne dirait pas simplement « je suis une chose qui
change », mais, formule certainement impossible, « je suis la chose
qui change », c’est-à-dire l’être dont la seule constance est de changer,
qui sait qu’il n’est rien et ne peut rien savoir d’autre.
La singularité qui se manifeste dans les poèmes s’oriente
dans la même direction que celle qui nous est apparue dans les
analyses de La Religion surréaliste : elle n’a pas le sens d’un
isolement mais d’une ouverture vers un excès souverain, vers ce qui
n’est pas un sujet et n’est qu’en commun. Au terme de La Religion
surréaliste, la possibilité d’une autre lecture de la réflexion que
Bataille mène sur la poésie peut être précisée. La lecture qui voudrait
s’atteler à montrer qu’il existe, au sein de cette réflexion, d’autres
traces de l’intuition que décèle l’absence de poésie devra se mettre en
quête de tout ce qui, dans la poésie telle que Bataille l’envisage,
permettrait éventuellement de se rapprocher d’une communication
entendue comme une comparution ; comparution que Bataille a peut-
être pressentie comme la "vérité" de la poésie, mais qu’il n’a jamais
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 327

cependant vraiment formulée jusqu’au bout. Cette recherche doit être


doublée d’une autre question : comment mieux décrire la comparution
et l’exposition que permet la poésie et par lesquelles le « je » vient
pleinement à l’être dans les poèmes ?
La Religion surréaliste établit clairement que la
transgression, dans la conscience, de la limite qui définit l’individu
entraîne un autre rapport à la limite, donne lieu à une communication
qui ne désigne plus une dissolution des limites dans une fusion ou une
communion. De fait, l’affirmation de l’absence de communauté est
certainement le point crucial d’une expérience communautaire qui a
su d’abord exiger « une « conscience claire » de la séparation » (CD,
p. 50)12, c’est-à-dire la conscience « de ce que l’immanence ou
l’intimité ne peut pas être retrouvée, et de ce que, en définitive, elle
n’est pas à retrouver ». Cette conscience claire qui se définit « comme
ce qui se communique dans la communauté, et comme ce que la
communauté communique » (CD, p. 51) est l’extase. Autrement dit,
« je n’ai jamais une telle conscience comme ma conscience, et […] je
ne l’ai au contraire que dans la communauté et par elle » (CD, p. 52).
Cette extase n’a rien d’un inconscient, elle « n’est pas l’envers d’un
sujet, ou son clivage », mais désigne plus précisément « la conscience
claire à l’extrémité de sa clarté, où être conscient de soi s’avère être
hors de soi de la conscience ».
L’extase signifie donc la plénitude de la clarté, elle est à
l’extrémité de celle-ci, atteint l’extrême limite où la clarté s’achève et
s’accomplit. Au comble de la conscience, l’extase retrouve la poésie
qui, rappelons-le, se situe à « l’extrémité de la lucidité » (VII, p. 395) :
à la limite ultime de la clarté, l’extase et la poésie se confondent.
Conscience la plus haute, la poésie, comme l’extase, atteint une limite
que, cette fois, il ne s’agit plus de franchir ou de transgresser. Quand
la communauté s’interrompt et que la limite qui fait l’individu est
transgressée, l’abolition, dans la conscience, de la séparation entre les

12
C’est parce que Bataille a appréhendé la communauté comme « l’espace même, et
l’espacement du dehors, du hors-de-soi » (CD, pp. 49-50) que, pour Nancy, il a fait de
« la manière la plus aiguë, l’expérience moderne de la communauté ». Cette
expérience atteint justement « son point crucial » quand Bataille exige « la conscience
de ce que l’immanence ou l’intimité ne peut pas être retrouvée, et de ce que, en
définitive, elle n’est pas à retrouver ». L’exigence de cette « conscience claire »
n’ordonne pas d’abandonner la communauté mais dicte au contraire sa nécessité : une
telle conscience « ne peut avoir lieu ailleurs que dans la communauté, ou plutôt elle
ne peut avoir lieu que comme la communication de la communauté ». (CD, p. 51)
328 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

hommes est bien la conscience de leur irréductible séparation. Ce qui


au premier abord se donne comme un paradoxe signifie en fait que
seule la conscience claire de cette séparation peut retrouver le sens de
la communauté qui, dès lors qu’il n’y a plus aucun sens à vouloir les
dissoudre ou les abolir, se révèle être le lieu du partage et de
l’exposition des limites ; seule une telle conscience est en mesure de
déceler le sens ultime de la poésie qui, justement, est de donner lieu à
ce partage et à cette exposition.
Le rapprochement de la poésie et de l’extase nous permet
ainsi d’établir que les traces que nous cherchons concernent un certain
rapport à la limite : si le sens de la poésie méditée par Bataille
s’approche parfois de celui d’une comparution, la poésie doit alors
logiquement s’apparenter à un partage des limites, à tout ce qui invite
ou permet ce partage.
Exposition de l’extrême lucidité d’une conscience que
Bataille tente lui-même d’exposer et de partager à travers sa
conférence, la poésie évoquée dans La Religion surréaliste apparaît
comme un premier exemple d’une poésie qui atteint et partage une
limite ultime. Par ailleurs, la poésie n’est pas seulement portée à
l’extrême de la lucidité mais atteint également d’autres limites. Criant
ce « qui en nous est plus fort que nous » (XI, p. 89), elle se présente
notamment comme ce qui « nous situe bizarrement aux limites de
ce qui est et de ce qui n’est pas » (XI, p. 93) ou encore comme
un mouvement qui atteint l’extrémité de l’émotion : « Née de
l’événement dont elle est le cri, la poésie accède, en accentuant ce cri,
à partir de l’étonnement qui l’a fait naître à l’extrémité de l’émotion
possible » (XI, p. 98). On le voit, la poésie, dans ces divers exemples,
est toujours un mouvement qui parvient à une limite dernière en
franchissant la limite qui fait l’individu séparé. Dans cette perspective,
un verbe, dont la présence pourrait au premier abord paraître bien
anodine, prend soudain une singulière résonance : ce verbe, c’est le
verbe toucher qui, pour peu qu’on y prête attention, semble entretenir
avec le mot poésie une relation particulière et intime. La poésie, écrit
par exemple Bataille, n’est accessible qu’à celui qui est « touché par
une émotion souveraine » (XI, p. 89), la chance touche celui qui
écrit13, ou encore l’impossible est « ce que nous ne pouvons toucher

13
Bataille rapporte par exemple : « Je lus Le Corbeau. Je demeurai glacé, touché de
contagion. Je me levai et me procurai du papier. Je me rappelle la hâte fébrile avec
laquelle j’atteignis la table et j’étais calme. J’étais absorbé en moi-même et jeté dans
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 329

sans nous dissoudre » (V, p. 389)… De tels exemples pourraient être


multipliés mais ne parviendraient certainement jamais à nous
convaincre de la véritable importance d’un verbe dont l’usage, à la
fois commode et commun, pourrait toujours suffire à expliquer la
présence ou la fréquence. En fait, le caractère décisif d’un tel mot se
révèle en 1947, dans un article de Critique. Alors qu’il énonce les
conditions qui permettront à la critique littéraire de ne pas « se
détourner de la poésie » (XI, p. 189) et qu’il dégage de l’être même de
la littérature les grands principes qui doivent présider à celle-ci,
Bataille a cette formule lapidaire : « la poésie, dans la littérature, est
l’essentiel, ce qui touche ». C’est à travers ce verbe, en apparence si
simple, que s’énonce le sens profond de la poésie ; c’est ce verbe, que
Bataille prend soin de souligner, qui est chargé de dire l’être de
l’essentiel de la littérature ; c’est enfin à partir de ce qu’il exprime de
cet être que, selon Bataille, la critique littéraire doit se décider et
s’ordonner. La date ici importe. En 1947, soit un an avant La
Révolution surréaliste, et alors que la réflexion sur la poésie connaît
son plein essor, la simplicité presque désuète d’un tel verbe se détache
avec encore plus de force : au cœur de recherches théoriques denses et
ardues, rien apparemment ne pourrait mieux exprimer ce que Bataille
ressent ; rien ne pourrait mieux dire ce qu’il poursuit et interroge. Dès
lors qu’une telle importance est accordée à « ce qui touche », on
comprend que le toucher, quand il s’agit de poésie, n’apparaît jamais
tout à fait par hasard, qu’il renvoie toujours au contraire à une réalité
plus essentielle que celle qu’il semble d’abord suggérer. Outre le fait
que les exemples précédemment cités peuvent apparaître désormais
sous un autre jour, cela nous invite surtout à nous demander ce que le
toucher, si essentiel, nous dit de la poésie.
Remarquons tout d’abord que Bataille ne précise pas ce
qui est touché : le caractère intransitif du verbe donne à entendre un
sens fort, un sens qui n’a rien de métaphorique ou de figuré, qui
confère au toucher d’autant plus de force qu’il nous est donné dans la
simplicité la plus absolue, dans une sorte de quasi-dénuement. Le
toucher implique cependant toujours au moins deux réalités en
présence : pour qu’ait lieu le contact qu’il suppose, il faut qu’au moins

mon propre vide. J’écrivis dans ma nuit comme on appelle : […] ». (III, p. 530) Après
avoir écrit, Bataille avoue : « Comme je fixais le vide devant moi, une touche aussitôt
violente, excessive, m’unit à ce vide. Je voyais ce vide et ne voyais rien, mais lui, le
vide, m’embrassait ». (III, p. 207)
330 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

deux "choses" se touchent. Fugitif, simple effleurement, ou, au


contraire, prolongé, le toucher a lieu à la surface, il est, plus
précisément, le contact de deux surfaces, c’est-à-dire de deux limites.
Le toucher fait exister la limite, il ne s’ajoute pas à son être, mais ce
n’est que touché que l’être de la limite vient à l’être.
La présence du toucher chez Bataille nous renvoie au
texte de Nancy où le toucher apparaît également comme un terme clé ;
elle nous invite à reprendre et à poursuivre le dialogue. En méditant
sur la communauté des amants, Nancy montre comment l’amour, pour
peu qu’il ne soit pas appréhendé à partir du modèle de « la
communion en un » (CD, p. 95)14, expose « l’inaccomplissement
incessant de la communauté », la communication « sur sa limite ».
Les amants, « à l’extrémité du partage », exposent « l’exposition des
êtres singuliers les uns aux autres, et le battement de cette exposition :
la comparution, le passage et le partage ». Selon Nancy, « En eux, ou
entre eux, […] l’extase, la joie touche sa limite » ; le toucher est la
limite, il est « l’immanence non atteinte mais proche et comme
promise » (CD, p. 96). Alors qu’ils atteignent la limite de l’extase et
de la joie, « les amants cependant la diffèrent : à moins d’un suicide
commun vieux mythe et vieux désir qui abolit la limite et le toucher à
la fois ». L’extase, ou la joie, « a lieu en se différant », telle est la
vérité qu’impose l’amour partagé par ceux qui s’aiment.
La joie que Nancy évoque à propos des amants a le sens
de celle que Bataille, en 1939, disait éprouver devant la mort ; elle est
à entendre au sens de cette joie dont ce dernier a tenté de définir la
pratique, pratique que Nancy décrit comme « le ravissement – au sens
fort – de l’être singulier qui ne franchit pas la mort » (CD, p. 84), mais
qui atteint plutôt « jusqu’à le toucher mais sans se l’approprier,
l’extrême de sa singularité, la fin de sa finitude, c’est-à-dire les
confins sur lesquels a lieu, sans relâche, la comparution avec l’autre et
devant lui » (CD, p. 85). Outre le fait que Bataille ait, dès 1939,
rapproché la pratique de la poésie de cette joie, il importe avant tout
de souligner que la poésie entendue au sens fort comme ce qui
touche semble bien être dans sa réflexion la trace de cette comparution
à laquelle il semble que la poésie aboutisse quand le mythe et la
communauté s’interrompent.

14
Jean-Luc Nancy consacre plusieurs pages à la communauté des amants et montre
notamment comment, chez Bataille, « la communion demeure sourdement
obsédante » (p. 93) dans la représentation des amants. (Cf. CD, pp. 89-102.)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 331

Mais si la présence de cette poésie qui touche confirme


certainement ce que laissait supposer l’absence de poésie, elle permet
également d’en cerner plus pleinement le sens. Quand la poésie
touche, elle désigne le partage de deux limites, le "lieu" où les limites
se partagent, où les êtres singuliers comparaissent et viennent à l’être ;
quand "advient" l’absence de communauté et que la transgression de
la limite qui fait l’individu atteint jusqu’à l’absence de poésie, la
poésie, en dépensant sans raison ni compter, à l’instar de l’extase,
« arrive à l’être singulier » (CD, p. 24), parvient à l’exposition de la
singularité « qui n’est pas close dans une forme », mais « touche de
tout son être à sa limite singulière » (CD, p. 73). Par-delà les limites
qui définissent l’individu, et parce qu’en se dé-chaînant elle épouse,
éprouve et manifeste une fuite que ces limites ne peuvent contenir et
qui est au fondement de l’être15, la poésie touche en effet la limite
singulière de l’être, expose, en d’autres termes, sa finitude, l’expose
au dehors, à sa naissance et à sa mort16. Ceux que Bataille nomme,
dans La Religion surréaliste, les « poètes réels » (VII, p. 394), ceux
qui, autrement dit, s’abandonnent à la dépense poétique la plus pure,
s’approchent de l’être singulier évoqué par Nancy ; ces poètes, à
l’instar du « je » qui apparaît dans les poèmes, sont bien ces êtres que
l’épreuve poétique de la fuite fondamentale de l’être porte à
l’extrémité singulière de leur être ; ils sont bien ces êtres que l’épreuve
répétée de cette fuite à travers la poésie fait être en répondant
consciemment à la passion d’être en commun sans communier.
De fait, l’absence de poésie semble définir un "espace" où
la dépense poétique, née de la conscience claire de la séparation, se

15
Rappelons ce que Bataille écrivait à la fin de L’Erotisme : « J’ai parlé d’expérience
mystique, je n’ai pas parlé de poésie. Je n’aurais pu le faire sans entrer plus avant dans
un dédale intellectuel : nous sentons tous ce qu’est la poésie. Elle nous fonde, mais
nous ne savons pas en parler ». (X, p. 30. Nous soulignons.)
16
Jean-Luc Nancy écrit en ce sens : « Le partage répond à ceci : ce que la
communauté me révèle, en me présentant ma naissance et ma mort, c’est mon
existence hors de moi. Ce qui ne veut pas dire mon existence réinvestie dans ou par la
communauté, comme si celle-ci était un autre sujet qui prendrait ma relève, sur un
mode dialectique ou sur un mode communiel. La communauté ne prend pas la relève
de la finitude qu’elle expose. Elle n’est elle-même, en somme, que cette exposition.
Elle est la communauté des être finis, et en tant que telle elle est elle-même
communauté finie ». Autrement dit, la communauté est finie « non pas [comme]
communauté limitée par rapport à une communauté infinie ou absolue, mais
communauté de la finitude, parce que la finitude "est" communautaire, et que rien
d’autre qu’elle n’est communautaire ». (CD, p. 68)
332 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

voit conférer le sens ultime d’une exposition et d’un partage des


singularités : conscient de l’interruption de la communauté, et
transgressant en conséquence la limite qui fait l’individu, le poète est
en quête d’une pratique d’écriture par laquelle il vient enfin
pleinement à l’être en partageant la limite singulière que la dépense
souveraine lui permet d’atteindre et de toucher. En ce sens, l’absence
de poésie qui succède à l’absence de mythe retrouverait la vérité de la
communauté qui, comme l’écrit Nancy, « signifie […] qu’il n’y a pas
d’être singulier sans un autre être singulier ». Puisque l’absence de
communauté amène à substituer à la communion un toucher qui,
certes, signifie la proximité de l’immanence mais non sa réalisation, il
s’ensuit que la finitude que touche et expose la poésie n’est elle-même
rien, « qu’elle n’est pas un fond, ni une essence, ni une substance »
(CD, p. 72), mais qu’elle se présente et s’expose, c’est-à-dire qu’elle
« existe en tant que communication ». En se présentant comme le
degré ultime de la passion de la communauté, l’absence de poésie
proviendrait de cette vérité profonde « que la finitude se présente
toujours dans l’être-en-commun et comme cet être lui-même » ; en
désirant au plus haut point communiquer la passion d’être en
commun, la poésie qui touche répondrait à la conscience la plus
grande que la singularité n’existe qu’exposée à un dehors, et que ce
« dehors lui-même n’est à son tour rien d’autre que l’exposition d’une
autre aréalité, d’une autre singularité ».
Exposition ou partage, qui « donne lieu […] à une
interpellation mutuelle des singularités », tel serait le sens ultime de la
poésie quand s’interrompt le mythe, le sens ultime auquel nous
conduirait la réflexion de Bataille développée à la fin de La Religion
surréaliste : chaque fois qu’advient la chance d’une pure dépense
poétique et que la singularité est, en conséquence, touchée, l’absence
de poésie réalise concrètement la communauté interrompue qui « ne
s’appartient pas, […] ne se réunit pas, [mais] se communique de place
singulière en place singulière » (CD, p. 153) ; chaque fois que la
poésie touche, qu’elle parvient à la « transmission d’un tremblement
au bord de l’être » (CD, p. 152), la communauté interrompue est
communiquée, la passion de l’être en commun est partagée à travers
ce toucher singulier.
L’absence de poésie apparaît plus concrètement comme le
"lieu" de la communauté, comme une écriture qui n’a effectivement de
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 333

sens et n’est possible qu’écrite en direction de l’autre, du lecteur


qu’elle exige et à qui elle s’adresse, sans qui elle ne serait rien.
Il nous semble que les critiques acerbes que Bataille
adresse à Genet à la fin de La Littérature et le Mal tiennent
précisément au fait que, selon lui, Genet se situe aux antipodes d’une
telle communauté, qu’il s’en détourne et que, de surcroît, il le fait
délibérément. La communication décrite à la fin de La Littérature et le
Mal n’a pas les mêmes accents que dans les études qu’il lui consacrait
notamment dans L’Expérience intérieure et dans Le Coupable17. Les
raisons de cette différence nous apparaissent désormais plus
clairement. Si la communication poétique ne peut s’apparenter, par
exemple, à une contagion qui serait « la compénétration intime de
deux êtres » (V, p. 311), c’est que Bataille découvre au fondement de
cette communication la présence irréductible de l’autre. Il faut noter
comment, dans La Littérature et le Mal, le sens de la poésie est
toujours rattaché au souci de l’autre, de l’autre sans lequel elle ne
s’écrirait pas : « la tâche littéraire authentique, écrit Bataille, n’est
concevable que dans le désir d’une communication fondamentale avec
le lecteur » (IX, p. 183). Bataille ne cesse d’y insister en parlant de
Genet : la poésie n’est rien sans la considération dans laquelle l’auteur
se doit de tenir son lecteur ; elle n’est rien si elle ne part « d’un auteur
souverain, par-delà les servitudes d’un lecteur isolé, [et] s’adresse à
l’humanité souveraine » (IX, p. 300). Cette adresse, cette manière
d’écrire toujours en direction de l’autre et par-delà son isolement, est
d’autant plus déterminante que c’est précisément pour n’avoir pas su
en saisir pleinement le sens que, finalement, selon Bataille, Genet
échoue :

Tout s’éclaire à ce point : ce qui enlise Genet tient à la solitude où il


s’enferme, où ce qui subsiste des autres est toujours vague, indifférent :
c’est en un mot qu’il fait à son solitaire profit le Mal auquel il eut
recours afin d’exister souverainement. (IX, p. 315)

17
Cette différence de tonalité doit d’autant plus retenir l’attention que, nous l’avons
vu, l’étude que Bataille consacre à Genet est pour lui l’occasion de reprendre et de
résumer sa propre pensée, d’affirmer et de préciser à nouveau le sens et la valeur de
ses principaux concepts. Pensée d’abord comme une communication majeure, la
littérature, en retour, infléchirait ainsi la communication vers le sens qui était impliqué
dans la logique de l’articulation de l’absence de mythe, de communauté et de poésie
que développait La Religion surréaliste.
334 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

La solitude de Genet est un enfermement, elle apparaît comme la


négation de l’existence de l’autre et, par conséquent, de ce qu’il est :
dans la solitude, l’autre s’efface, ce qui subsiste de lui est au mieux
« vague » ou « indifférent » ; l’autre s’efface, et cet effacement
signifie l’impossibilité même de la communication poétique. La
poésie, qu’elle soit d’ailleurs écrite ou lue, doit toujours être écrite ou
lue en direction de l’autre18, ne peut en aucune manière se passer de
lui. De fait, au terme de l’étude consacrée à Genet, la lecture semble
plus du côté du contact et du toucher que de celui de n’importe quelle
compénétration : exigence de dualité, d’égalité, de souci de l’autre et
de désir de l’atteindre, la lecture apparaît comme un rapport privilégié
à l’autre, à son irréductible présence.
Ainsi, les textes que Bataille consacre à la communication
poétique à la fin des années 40 nous montrent l’émergence d’une
poésie dont l’écriture, la lecture et leur sens dans la communauté

18
La nature des liens qui doivent unir l’auteur et le lecteur apparaît plus concrètement
dans un compte rendu que Bataille consacre à Jean Santeuil en 1952. A la lecture des
premiers chapitres parus du roman de Proust, « il était difficile, avoue Bataille, de ne
pas être déçu par des ébauches très maladroites, où nous retrouvions bien des
éléments formels de la Recherche, mais sans rien qui opérât, qui ouvrît un infini de
perspectives mouvantes, en un mot sans que s’établît la "communication" ». (Notes
IX, p 462.) Alors que Jean Santeuil déçoit précisément dans la mesure où il ne permet
pas d’établir une véritable communication, toute autre est la Recherche qui retrouve le
sens profond de la lecture : « De la Recherche au lecteur, passe un courant furtif,
intime et doux, qui gagne la complicité : Jean Santeuil nous informe parfois des
mêmes faits, mais n’agit pas : ces faits, nous les apercevons maintenant tels qu’un
écrivain froid et pressé les étale, ils ne nous touchent jamais, nous n’en tirons qu’une
évidence pénible, celle de l’impuissance de l’auteur. Il y avait dans la divulgation de
ces premières pages, de quoi justifier la réaction de ceux qui demandèrent : "fallait-il
publier cette œuvre abandonnée, selon l’apparence destinée à la destruction ?" ».
Selon Bataille, ce n’est pas tant la qualité de la composition ou le choix des thèmes
qui expliquent la différence de Jean Santeuil à la Recherche, tout se situe au niveau de
l’auteur, au niveau de ce que l’on pourrait nommer son implication : « froid et
pressé », le Proust de Jean Santeuil est impuissant à toucher le lecteur, à établir cette
communication que Bataille évoque en terme de complicité. En revanche, une
communication, « un courant furtif, intime et doux » passe entre l’auteur et le lecteur
de la Recherche ; une communication les unit dans une complicité dont, là encore,
rien ne justifie qu’elle soit comprise comme le mélange intime que suppose la fusion
– une telle intimité entre le lecteur et l’auteur rendrait même improbable une
complicité qui implique la présence de l’un et de l’autre ; elle risquerait pour finir
d’aboutir à une autre forme de négation de l’autre, négation qui, quelle qu’elle soit, et
au vu des lectures que Bataille livre de Genet ou de Proust, apparaît comme l’exact
contraire de ce que désigne pour lui la littérature.
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 335

forment un tout cohérent, un système auquel semblent mener les


réflexions poursuivies depuis les premières confrontations avec le
surréalisme. Cette cohérence apparaît avec d’autant plus d’évidence
que les quelques fois où Bataille aborde la question de la lecture, son
exigence est la même que celle qu’il manifeste à propos de l’écriture :

On sait ce que sont souvent les lectures des œuvres poétiques ; chacun
transcrit sur une espèce de cadran des indications d’une extrême
banalité et substitue à la notion poétique ces indications qui sont
commandées par l’existence des intérêts variés qui existent
actuellement dans le monde. Il n’y a pas jusqu’à l’intérêt de l’existence
d’un mouvement, en particulier jusqu’à l’intérêt d’un éditeur, d’une
revue, tout cela déforme profondément la communication poétique,
tout cela la réduit souvent au souci de former un jugement analogue à
celui qu’on forme lorsqu’on fabrique. (VII, p. 392)

Tout comme il l’a toujours fait s’agissant de l’écriture, Bataille exige


de la lecture des effets réels. Ces effets sont aux antipodes de ceux que
sont susceptibles de produire des œuvres comme celles, qu’il juge trop
froides, de Genet, ou encore comme « les éblouissements, écrit-il, que
prodiguait Aragon dans les premiers temps du surréalisme » (IX,
p. 305) :

Je ne crois pas que ce genre de provocation cesse un jour de séduire,


mais l’effet de séduction est subordonné à l’intérêt d’un succès
extérieur, à la préférence pour un faux-semblant, plus vite sensible. Les
servilités dans la recherche de ces réussites sont les mêmes chez
l’auteur et chez les lecteurs. Chacun de leur côté, auteur et lecteur
évitent le déchirement, l’anéantissement, qu’est la communication
souveraine, ils se bornent l’un et l’autre aux prestiges de la réussite.

Les œuvres fascinées par les « prestiges de la réussite », les œuvres


qui sacrifient la dépense et la communication au profit de l’œuvre,
suscitent en conséquence des lectures serviles, des lectures qui ont
perdu le sens de la lecture, qui ignorent les déchirements réels
qu’engendre la véritable lecture. Dans L’Expérience intérieure,
Bataille n’avait déjà pas de mots assez durs pour fustiger une lecture
édulcorée, assagie, éloignée des bouleversements qui font seuls le sens
de la lecture :

Absurdité de lire ce qui devrait déchirer à la limite de mourir et, pour


commencer, de préparer sa lampe, une boisson, son lit, de remonter sa
montre. J’en ris mais que dire de « poètes » qui s’imaginent au-dessus
336 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

des attitudes voulues sans s’avouer qu’ils ont comme moi la tête vide :
– le montrer un jour, avec rigueur – à froid – jusqu’au moment où l’on
est brisé, suppliant, où l’on cesse de dissimuler, d’être absent. (V,
pp. 49-50)

Il y a sans aucun doute dans cette manière d’exiger une lecture qui
déchire, anéantit et supprime la particularité, des accents qui ne sont
pas sans rappeler la haine dans laquelle Bataille tient l’écriture
poétique. De fait, il est à parier que, si ce dernier avait poursuivi plus
avant sa réflexion sur ce point, il aurait pu évoquer une haine de la
lecture visant à en imposer le sens véritable et exigeant. Le lecteur qui
lit « pour se supprimer » (IX, p. 301) répond certainement à une
nécessité non moins obscure que celle qui pousse à écrire : au même
titre que ces auteurs que Bataille dit contraints19 à l’écriture, le
véritable lecteur, qui ne lit pas par simple plaisir ou louable curiosité,
semble également contraint à la lecture. A l’instar du génie poétique
qui devine toute l’étendue des ruines exigées par la communication, il
y aurait de la même façon un génie de la lecture qui consisterait à
chercher en elle la suppression la plus grande et sans concession de
l’être isolé afin d’accéder à une existence poétique et souveraine que
rien ne peut plus asservir. Cette existence, Bataille la décrit d’ailleurs
en termes très clairs dans L’Expérience intérieure :

L’ipse devant communiquer – avec d’autres qui lui ressemblent – a


recours à des phrases avilissantes. Il sombrerait dans l’insignifiance du
« je » (l’équivoque), s’il ne tentait de communiquer. De cette
façon, l’existence poétique en moi s’adresse à l’existence poétique en
d’autres et c’est un paradoxe, sans doute, si j’attends de semblables
ivres de poésie ce que je n’attendrais pas les sachant lucides. Or je ne
puis être moi-même ipse sans avoir jeté ce cri vers eux. Par ce cri seul,
j’ai la puissance d’anéantir en moi le « je » comme il l’anéantiront en
eux s’ils m’entendent. (V, p. 136)

19
Dans la préface du Bleu du ciel, Bataille se demande en effet : « Comment nous
attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? ». Un peu
plus loin, il précise : « J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce à le justifier. Je me
borne à donner des titres qui répondent à mon affirmation (quelques titres…, j’en
pourrais donner d’autres, mais le désordre est la mesure de mon intention) :
Wuthering Heights, Le Procès, La Recherche du temps perdu, Le Rouge et le Noir,
Eugénie de Franval, L’Arrêt de mort, Sarrazine, L’Idiot… ». (III, p. 381)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 337

L’ipse de celui qui écrit ne peut venir à l’être s’il ne s’adresse à l’ipse
de celui qui lit. De la même façon, celui qui lit n’est à son tour ipse
que s’il entend le cri jeté vers lui, la poésie où le « je mort » de celui
qui écrit s’expose. Ecrire ou lire en direction de l’ipse de celui qui lit
ou écrit sont les deux faces d’une même exposition qui fait être ; les
deux faces d’une poésie dont le fonctionnement nous apparaît
désormais dans sa totalité : celui qui écrit vient à l’être en s’exposant à
celui qui lit et auquel il s’adresse, celui qui lit vient à l’être en
s’exposant à la singularité atteinte et manifestée dans le poème.
Que signifient en effet le lecteur et l’auteur envisagés sans
l’œuvre et le courant de communication qui passe entre eux ? Tout
comme Tristan et Yseut pour qui « rien ne compte que l’amour qui les
déchire ensemble » (V, p. 112) et qui, « considérés sans [cet] amour »,
apparaissent « comme deux êtres pâles, privés de merveilleux », rien
ne compte pour l’auteur et le lecteur que la communication ; rien ne
compte que l’écriture et la lecture :

Les êtres particuliers comptent peu et renferment d’inavouables points


de vue, si l’on considère ce qui s’anime, passant de l’un à l’autre dans
l’amour, dans de tragiques spectacles, dans des mouvements de
ferveur. Ainsi nous ne sommes rien, ni toi ni moi, auprès des paroles
brûlantes qui pourraient aller de toi vers moi, imprimées sur un
feuillet : car je n’aurai vécu que pour les écrire, et, s’il est vrai qu’elles
s’adressent à toi, tu vivras d’avoir eu la force de les entendre. (V,
pp. 111-112)

De moi vers toi, seul compte ce qui est écrit de moi à toi ; seule
compte cette communication qui exige la suppression radicale de celui
qui écrit pour qu’en retour soit rendue possible la communication que
recherche et attend celui qui lit. Incapable, pour Bataille, « de dépasser
en lui la personne pauvre » (IX, p. 303), Genet ne passionne pas, il ne
touche pas l’humanité souveraine du lecteur : en n’exposant pas ce
qu’il est par-delà sa particularité, il ne permet pas à son lecteur
d’atteindre à son tour l’au-delà de sa propre particularité ; rien de ce
qu’il n’est dans l’instant de sa souveraineté ne s’est solidifié dans son
œuvre qui puisse atteindre la souveraineté du lecteur ; rien, si l’on
reprend le vocabulaire auquel semblait conduire la logique de La
Religion surréaliste, rien de sa singularité ne s’expose ni ne se partage
qui permette à la singularité de son lecteur de venir à l’être.
338 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Plusieurs choses peuvent ainsi être retenues de ce que


Bataille écrit au sujet de la poésie à la fin des années 40.
Il existe, à cette époque, une véritable tentative de penser
la poésie en prise avec la communauté. Cette tentative permet à
Bataille d’esquisser une mise en jeu qui, d’une part, s’éloigne d’une
souveraineté purement subjective et qui, d’autre part, ouvre des
perspectives nouvelles à sa pensée dans l’appréhension de l’être hors
de soi de la communication.
Articulée avec l’absence de communauté et l’absence de
mythe, l’absence de poésie, qui marque à la fois l’aboutissement de la
refonte de l’écriture automatique et son dépassement, se présente
comme le franchissement conscient de la limite qui ferme l’individu
sur lui-même et comme l’ouverture sur la communauté, laquelle fait
venir à l’être un être qui n’est qu’en commun.
Celui qui se livre à la poésie au sein de l’absence de
communauté s’abandonne en répondant à la passion de comparaître.
L’évocation d’un tel abandon intervient au terme d’un long parcours
durant lequel Bataille a tenté de cerner l’épreuve de l’être excédant,
laquelle, pour opérer une réelle rupture, doit demeurer fermée à toute
appropriation, doit demeurer hors du sens. Cette épreuve a d’abord été
pensée comme l’épreuve de l’impossible qui dissout celui qui l’atteint,
le dessaisit de toutes ses possibilités. Cependant, bien que celui-ci soit
dénué de pouvoir quant à ce qui lui advient, le sujet demeure celui à
qui cela arrive, et la possibilité de faire sens persiste. Pour pallier ce
danger, Bataille, et l’influence de Maurice Blanchot est alors sensible,
doit s’en prendre à cette possibilité persistante en parvenant à penser
les conditions qui permettraient au sujet de se dessaisir de lui-même.
C’est à ce moment précis que, selon nous, la réflexion sur la poésie
prend toute son ampleur. La poésie, et notamment quand elle est
pensée à la suite de l’écriture automatique, offre une possibilité de dé-
personnalisation. Avec elle, une nouvelle étape est franchie : le sujet
ne peut plus être réduit à son identité et l’instance minimale subjective
est décentrée.
Toutefois, il est toujours possible d’objecter à Bataille que
le problème n’est résolu qu’en partie : si le sujet est contesté, il reste
malgré tout le pôle de l’expérience – la fusion que Bataille plaçait au
terme de l’expérience le montrait à sa manière en ramenant la
communication à une présence à soi. En 1948, la nouveauté consiste à
penser la dépense poétique en rapport avec la communauté, avec ce
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 339

qui, par définition, excède les ressources de la métaphysique du sujet.


Cette mise en rapport offre ainsi la possibilité de penser la poésie, à la
suite des analyses menées par Jean-Luc Nancy, comme une exposition
des singularités, laquelle se rattache à une communication qui nous
semble parfaitement cohérente avec la présence de l’autre qui
s’impose à Bataille sitôt qu’il aborde la question de la poésie ou celle
de sa lecture.
La dépense poétique qui, nous l’avons vu, apparaît
comme le rite majeur de ce que Bataille nomme la religion surréaliste,
prend alors tout son sens au sein d’une communauté qui, selon nous,
réalise le grand surréalisme proclamé par Bataille. Une fois le mythe
et la communauté interrompus, le grand surréalisme commence en
effet avec la passion d’être en commun qui, plus concrètement, est
celle d’une écriture et d’une lecture que nous pouvons décrire de la
manière suivante. D’une part, en dépensant sans compter et en se niant
en tant qu’individu, celui qui écrit atteint sa singularité et la partage
avec le lecteur auquel il s’adresse et qui, nié lui-même dans sa
particularité, lui apparaît à son tour dans sa singularité. D’autre part, le
lecteur, en devenant à travers la lecture, et par-delà son être isolé,
communication, atteint sa finitude, expose sa limite qu’il partage avec
la singularité de l’auteur qui s’expose dans l’œuvre en l’espèce de ce
que Bataille nomme « un instant solidifié »20. La communauté
interrompue aurait ainsi lieu chaque fois sous la forme d’une écriture
ou d’une lecture qui aurait le sens d’un même partage, d’un même

20
La notion d’instant solidifié, à l’aide de laquelle Bataille définit l’œuvre littéraire,
révèle une différence sensible avec ce qu’il écrivait en 1939 dans « Le sacré ».
Bataille évoquait alors de la manière suivante le « graal » poursuivi par la création
artistique : « Le nom d’instant privilégié est le seul qui rende compte avec un peu
d’exactitude de ce qui pouvait être rencontré au hasard de la recherche : rien qui
constitue une substance à l’épreuve du temps, tout au contraire, ce qui fuit aussitôt
apparu et ne se laisse pas saisir ». La nature particulière de ce qui est poursuivi
amenait Bataille à formuler des réserves qu’il ne formule plus en 1952 : « La volonté
de fixer de tels instants, qui appartient, il est vrai, à la peinture ou à l’écriture n’est
que le moyen de les faire réapparaître, car le tableau ou le texte poétique évoquent
mais ne substantialisent pas ce qui était une fois apparu. Il en résulte un mélange de
malheur et d’exaltation, de dégoût et d’insolence : rien n’apparaît plus misérable et
plus mort que la chose fixe, rien n’est plus désirable que ce qui va aussitôt disparaître,
mais en même temps le froid du dénuement fait trembler celui qui sent que ce qu’il
aime lui échappe et les vains efforts s’épuisent à créer des voies par lesquelles il serait
possible de retrouver sans fin ce qui s’enfuit ». (I, pp. 560-561.)
340 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

contact entre deux êtres qui, une fois transgressées les limites de leur
être isolé, viendraient l’un et l’autre à l’être en s’exposant l’un à
l’autre dans leur singularité21.

21
Il se peut d’ailleurs qu’une telle communauté apparaisse plus concrètement dans ces
notes que Bataille prend pour La Souveraineté : « Nécessité d’une communauté
athéologique sans exclusion, où personne ne puisse jamais savoir s’il est ou non exclu.
Où il soit essentiel de douter si quelqu’un est exclu ou inclus. Donnée dans un
mouvement de convergence, jamais saisissable. Même pour le passé l’on ne peut
savoir si quelqu’un est exclu ou non. Tous ceux qu’une passion profonde a faits les
défenseurs du mal. Blake. Sade. Rimbaud. Lautréamont. Stendhal. Proust. Nietzsche.
Emily Brontë. Kafka. Hölderlin (non). La question de Hegel, Freud aussi. Char,
Blanchot (surtout commentant Sade). Tous profondément solitaires. Giacometti.
Leiris, quel dommage, l’un de ceux qui m’ont le plus scandalisé, le plus profondément
scandalisé, justement pour le mélange ». (Notes VIII, p. 639)
BIBLIOGRAPHIES

Bibliographie sélective des œuvres de Georges Bataille

Articles :

« Le langage des fleurs » (Documents n°3, 1929), Paris, Gallimard


(Œuvres complètes I), 1970.
« Abattoirs » (Documents n°6, 1929), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« Cheminée d’usine » (Documents n°6, 1929), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes I), 1970.
« Informe » (Documents n°6, 1929), Paris, Gallimard (Œuvres
Complètes I), 1970.
« Le gros orteil », (Documents n°6, 1929), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« Le "Jeu lugubre" », (Documents n°7, 1929), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes I), 1970.
« Le lion Châtré » (Un Cadavre, 1929), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« Bouche » (Documents n°5 (deuxième année), 1930), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes I), 1970.
« La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de Van Gogh »
(Documents n°8, 1930), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970.
« La critique des fondements de la dialectique hégélienne » (La
Critique sociale n°5, 1932), Paris, Gallimard (Œuvres complètes I),
1970.
342 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

« Breton (André)… » (La Critique sociale n° 7, 1933), Paris,


Gallimard (Œuvres complètes I), 1970.
« La notion de dépense » (La Critique sociale n°7, 1933), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes I), 1970.
« La conjuration sacrée » (Acéphale, 1936), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes I), 1970.
« Chevelures » (Verve n°1, 1937), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« Propositions » (Acéphale n°2, 1937), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« Van Gogh Prométhée », (Verve n°1, 1937), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes I), 1970.
« Corps célestes » (Verve n°2, 1938), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« L’obélisque » (Mesures n°2, 1938), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« La pratique de la joie devant la mort » (Acéphale n°5, juin 1939),
Paris, Gallimard (Œuvres complètes I), 1970.
« Le sacré », (Cahiers d’art, 1939), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes I), 1970.
« Les mangeurs d’étoiles » (André Masson, 1940), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes I), 1970.
« La littérature est-elle utile ? » (Critique, 1944), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XI), 1988.
« La révolution surréaliste », (Combat, 1945), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XI), 1988.
« La volonté de l’impossible » (Vrille, 1945), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XI), 1988.
« André Masson » (Labyrinthe, 1946), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes XI), 1988.
« A prendre ou à laisser » (Troisième convoi, 1946), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
« A propos d’assoupissements » (Troisième convoi, 1946), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
« De l’âge de pierre à Jacques Prévert » (Critique, 1946), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
« Expérience mystique et littérature » (Critique, 1946), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
BIBLIOGRAPHIES 343

« Le surréalisme et sa différence avec l’existentialisme », (Critique,


1946), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
« Conrad-Breton » (Critique, 1947), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes XI), 1988.
« De l’existentialisme au primat de l’économie » (Critique, 1947),
Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
« L’absence de Dieu » (Troisième convoi, 1947), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XI), 1988.
« L’absence de mythe » (Troisième convoi, 1947), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XI), 1988.
« Le Surréalisme en 1947 » (Critique, 1947), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XI), 1988.
« Le surréalisme » (Critique, 1948), Paris, Gallimard (Œuvres
Complètes XI), 1988.
« Le surréalisme et Dieu » (Critique, 1948), Paris, Gallimard
(Œuvres Complètes XI), 1988.
« André Breton — Malcolm de Chazal — Albert Camus »
(Critique, 1949), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
« L’œuvre théâtrale de René Char » (Critique, 1949), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes XI), 1988.
« Lettre à René Char sur les incompatibilités de l’écrivain »
(Botteghe oscure, 1950), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XII),
1988.
« René Char et la force de la poésie » (Critique, octobre 1951),
Paris, Gallimard (Œuvres complètes XII), 1988.
« Sommes-nous là pour jouer ? ou pour être sérieux ? » (Critique,
1951), Paris, Gallimard (Œuvres complètes XII), 1988.
« Silence et littérature » (Critique, 1952), Paris, Gallimard (Œuvres
complètes XII), 1988.
« Hegel, la mort et le sacrifice » (Deucalion, 1955), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XII), 1988.
« Hegel, l’homme et l’histoire » (Deucalion, 1955), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes XII), 1988.

Livres :

Madame Edwarda (1941), Paris, Gallimard (Œuvres complètes III),


1971.
344 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

L’Expérience intérieure (1943), Paris, Gallimard (Œuvres complètes


V), 1973.
Le Petit (1943), Paris, Gallimard (Œuvres complètes III), 1971.
L’Archangélique (1944), Paris, Gallimard (Œuvres complètes III),
1971.
Le Coupable (1944), Paris, Gallimard (Œuvres complètes V), 1973.
Sur Nietzsche (1945), Paris, Gallimard (Œuvres complètes VI),
1973.
L’Impossible, (publié sous le titre de La Haine de la poésie en 1947
puis sous ce titre en 1962 augmenté d’une préface), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes III), 1971.
Méthode de méditation (1947), Paris, Gallimard (Œuvres complètes
V), 1973.
La Part maudite, essai d’économie générale (1949), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes VIII), 1976.
L’Etre indifférencié n’est rien, (Botteghe oscure XIII, 1954), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes III), 1971.
La Littérature et le mal (1957), Paris, Gallimard (Œuvres complètes
IX), 1979.
L’Erotisme (1957), Paris, Gallimard (Œuvres complètes X), 1987.
Les Larmes d’Eros (1961), Paris, Gallimard (Œuvres complètes X),
1987.
Manet (1955), Paris, Gallimard (Œuvres complètes IX), 1979.

Conférences :

Conférence du Collège de sociologie prononcée le 19 mars 1938,


Paris, Gallimard (Œuvres complètes II), 1970.
Collège socratique (1943), Paris, Gallimard (Œuvres complètes VI),
1973.
Discussion sur le péché (Dieu vivant n°4, 1945), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes VI), 1973.
Le Mal dans le platonisme et le sadisme (1947), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes VII), 1976.
Sade et la morale (Texte revu de la conférence du 12 mai 1947, paru
dans La Profondeur et le rythme, troisième volume des Cahiers du
collège philosophique (Grenoble, Arthaud, 1948)), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes VII), 1976.
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La Religion surréaliste (1948), Paris, Gallimard (Œuvres complètes


VII), 1976.
Les Problèmes du surréalisme (Probablement 1949), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes VII), 1976.
Les Conséquences du non-savoir (12 janvier 1951), Paris,
Gallimard, (Œuvres complètes VIII), 1976.
L’Enseignement de la mort (8 et 9 mai 1952), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes VIII), 1976.
L’Angoisse du temps présent et les devoirs de l’esprit (1953), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes VIII), 1976.
Non-savoir, rire et larmes (9 février 1953), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes VIII), 1976.

Ecrits posthumes :

« Fragments d’un "Manuel de l’Anti-Chrétien" » (sd), Paris,


Gallimard (Œuvres complètes II), 1970.
« L’abjection et les formes misérables » (sd), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes II), 1970.
« La nécessité d’éblouir » (sd), Paris, Gallimard (Œuvres complètes
II), 1971.
[Poèmes] (sd), Paris, Gallimard (Œuvres complètes IV), 1971.
La Tombe de Louis XXX, Paris, Gallimard (Œuvres complètes IV),
1971.
Le Dossier de l’œil pinéal (sd), Paris, Gallimard (Œuvres complètes
II), 1970.
« Le masque » (sd), Paris, Gallimard (Œuvres complètes II), 1970.
La Souveraineté, Paris, Gallimard (Œuvres complètes VIII), 1976.
Le Surréalisme au jour le jour, Paris, Gallimard (Œuvres complètes
VIII), 1976.
« La valeur d’usage de D.A.F de Sade » (sd), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes II), 1970.
« La "vieille taupe" et le préfixe sur dans les mots surhomme et
surréaliste » (sd), Paris, Gallimard (Œuvres complètes II), 1970.
Théorie de la religion (1974), Paris, Gallimard (Œuvres complètes
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346 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

Correspondance :

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Georges Bataille et la fiction, textes réunis par Henk Hillenaar,
Amsterdam, Rodopi, 1992.
Georges Bataille après tout, actes du colloque Georges Bataille-
après tout tenu à Orléans les 27 et 28 novembre 1993 sous la direction
de Denis Hollier, Paris, Belin, 1995.
Georges Bataille, une liberté souveraine, Livre-catalogue publié à
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Documents audiovisuels :

Georges Bataille à perte de vue, documentaire français d’André S.


Labarthe, collection Un siècle d’écrivains, 1997.
Lecture pour tous, anthologie/Hervé Basle, réal., Pierre Dumayet
(auteur), INA (distributeur), 1992, durée 2 h 50 min. (Divers extraits
de l’émission « Lectures pour tous » dont un entretien avec Georges
Bataille à propos de son livre La Littérature et le Mal).

Documents sonores :

Georges Bataille dans : Une vie, une œuvre ; INA (première


diffusion le 21/02/1985), 2 disques compacts, 50 min, non coté,
convention INA-son Doc 1305.
Qui êtes-vous Georges Bataille ? INA, 1951 (première diffusion le
15/07/1951), 1 disque compact, non-coté, convention INA-son DOC
3032.

Thèses :

Baker John, "La Faute d’écrire" : culpabilité, langage, et écriture


dans l’œuvre de Georges Bataille, sous la direction de Jacqueline
Chénieux-Gendron, Paris VII, 1994.
Bident Christophe, L’Imaginaire de la mort : Bataille, Blanchot,
Duras, sous la direction de Julia Kristeva, Paris VII, 1992.
Ichikawa Takachi, L’Opération fictive et la conception du sujet chez
Georges Bataille, Francis Marmande, Paris VII, 1997.
Sakai Takeschi, Georges Bataille : Forces et traces. Le chemin de la
somme athéologique, sous la direction de Hélène Vedrine, Paris I,
1986.
Shin Yongo, Le Subissement et l’aurore. Introduction à la pensée de
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TABLE DES MATIERES

Influence du surréalisme ..................................................................... 9

Documents : une condamnation sans appel ? ......................................... 12


Les textes posthumes ............................................................................. 21
La confirmation et l’explicite................................................................. 28

Dépasser les notions infiniment .......................................................... 39

Définir et décevoir ................................................................................. 39


La poésie et le simulacre........................................................................ 48
Vers la pratique ...................................................................................... 54

Poésie et expérience.............................................................................. 63

Un long silence : 1933-1939 .................................................................. 63


Matérialité.............................................................................................. 70
Les deux visages .................................................................................... 76

La haine et l’image............................................................................... 93

Réussir, échouer..................................................................................... 93
Contre l’image ....................................................................................... 107
Littéralement.......................................................................................... 120
364 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE

L’œuvre sacrifiée.................................................................................. 147

De l’événement à l’instant : du furtif au fuyant ..................................... 148


La poésie, l’instant et le sacrifice........................................................... 155
L’absence d’œuvre................................................................................. 165
Religion farouche................................................................................... 170
L’écriture automatique........................................................................... 178
Au ban de l’impossible .......................................................................... 182

La poésie et la nuit ............................................................................... 191

Entrer dans la nuit .................................................................................. 191


Voir la nuit ............................................................................................. 197
Le miracle ou rien .................................................................................. 211

Se mettre en jeu.................................................................................... 217

Poésie et écriture souveraine.................................................................. 217


Le poète et la flamme............................................................................. 230
L’ipse sauvage ....................................................................................... 252
Figures singulières ................................................................................. 275
La Tombe de Louis XXX ........................................................................ 287

Vers une communauté poétique.......................................................... 307

Lectures de Jean-Luc Nancy .................................................................. 308

Bibliographies....................................................................................... 341

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