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Santi - Georges Bataille - A L'extremite Fuyante de La Poesie PDF
Santi - Georges Bataille - A L'extremite Fuyante de La Poesie PDF
303
Sylvain Santi
Le papier sur lequel le présent ouvrage est imprimé remplit les prescriptions
de ‘ISO 9706: 1994, Information et documentation - Papier pour documents -
Prescriptions pour la permanence’.
ISBN: 978-90-420-2280-5
© Editions Rodopi B.V., Amsterdam - New York, NY 2007
Printed in The Netherlands
Combien l’auteur aurait aimé le jeune homme s’il
avait décrit avec minutie une position où l’on ne
peut saisir que l’insaisissable, où l’on parle encore,
où l’on ne peut que parler toujours, mais où –
comme l’archevêque de Paris se promenant
accompagné d’une amante dans ses jardins faisait
par trois hommes accompagnés de râteaux effacer
à mesure la trace de ses pas – l’on est tenu de
dissoudre en silence une phrase à peine formée.
(III, pp. 498-499.)
INTRODUCTION
Autre chose est que me reprend mon ancienne manie. J’ai commencé
hier un nouveau poème sur Jérusalem. Le sujet à la fois vague et
simple s’inspire de la déception que peut causer cette nouvelle croisade
en regret des temps héroïques. La forme est le vers libre comme je
l’écrivis dans le poème de Notre Dame de Rheims dont vous avez lu un
court fragment – mais le style est plus clair – moins subtil. Le procédé
10 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
1
Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, édition établie, présentée et annotée
par Michel Surya, Paris, Gallimard, 1997, pp. 7-8. (Les extraits des œuvres complètes
de Georges Bataille, 1970-1988, seront indiqués dans le texte par tome et page.)
2
Cf. Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre (1987), Paris, Gallimard,
1992, pp. 64-70.
3
Georges Bataille, Choix de lettres 1917-1962, op. cit., p. 49.
4
Rappelons que Notre Dame de Rheims est un poème de jeunesse écrit par Bataille où
la ferveur de sa foi est pleinement manifeste.
5
Denis Hollier, La Prise de la Concorde, suivi de Les Dimanches de la vie (1974),
Paris, Gallimard, 1993, p. 32.
INFLUENCE DU SURREALISME 11
mouvement naissant et dont les enjeux déclarés ne sont pas sans faire
écho à son désir impérieux de rupture : ce mouvement, c’est le
surréalisme.
Le cheminement de la question de la poésie dans l’œuvre
de Bataille est indéfectiblement lié aux premiers rapports complexes
que celui-ci entretint avec le mouvement de Breton. On a trop laissé
entendre que son intérêt pour la poésie dérivait uniquement des
recherches qui l’avaient amené à traverser les champs des savoirs
économiques, sociologiques, anthropologiques ou philosophiques, de
la manière si spécifique qu’on lui connaît, comme si, plus
concrètement, la poésie, à un moment donné, était venue se greffer, au
titre de l’une de ses possibles illustrations ou manifestations, au thème
capital de la dépense que Bataille approche et appréhende à travers
l’exploration de ces différents champs. Or, il nous semble au contraire
que l’intérêt qu’il porte à la poésie est antérieur à l’apparition de la
notion de dépense. La restitution de cet ordre n’a pour nous rien d’un
détail : elle repose, au contraire, sur la conviction qu’il existe, derrière
la dissémination des analyses souvent assez brèves que Bataille
consacre à la poésie, un véritable cheminement dont le sens et la
cohérence sont indispensables à la compréhension du sens de ces
mêmes analyses, qu’il existe, en d’autres termes, une origine, une
progression et un aboutissement, sans le décèlement desquels il est
vain de vouloir mettre au jour les enjeux d’importance que la poésie a
représentés pour l’auteur du Coupable.
Dans cette perspective, nous nous intéresserons tout
d’abord à la description de la poésie faite par Bataille dans la revue
Documents6. Aux alentours des années 1930, les premières remarques7
concernant la poésie apparaissent dans les pages de Documents8 avec
6
De 1925 à 1933, Bataille a écrit peu de choses concernant la poésie : tout tient à
peine en quelques pages, en quelques mots. On ne s’est guère intéressé à ces
premières propositions, tout au plus s’est-on contenté d’en souligner la violente
hostilité, laissant croire trop rapidement que la position de Bataille durant ces années
se résumait à celle-ci.
7
Plus précisément, les premières réflexions publiées par Bataille concernant la poésie.
On retrouve, en effet, des traces de la question de la poésie dans certaines lettres
écrites dans les années vingt. Une référence est également faite au poète dans Le
Dossier de l’œil pinéal. (Cf. II, p. 46.)
8
Il faut d’emblée prévenir une objection. On pourrait en effet rappeler que Documents
était avant tout une revue d’art, qu’à ce titre elle n’était pas un lieu destiné à la poésie.
Au vu cependant des libertés prises par Bataille au fil des différents numéros de la
12 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
revue, l’objection n’a que peu de poids. Si, à l’époque, Bataille avait voulu parler
autrement de la poésie, rompre avec la réserve qui était alors la sienne sur ce sujet, il
l’eût fait sans trop d’état d’âme. Faut-il rappeler la remontrance qu’il se voit adresser
par d’Espezel, dès avril 1929 (un seul numéro de Documents est alors paru), qui
montre à quel point il pouvait ne pas s’embarrasser de ce genre de détail ? « Le titre
que vous avez choisi pour cette revue, écrit d’Espezel, n’est guère justifié qu’en ce
sens qu’il nous donne des "documents" sur votre état d'esprit. C'est beaucoup, mais ce
n'est pas tout à fait assez. Il faut vraiment revenir à l'esprit qui nous a inspiré le
premier projet de cette revue, quand nous avons parlé à M.Wildenstein, vous et moi ».
(Cité par Denis Hollier, « La valeur d’usage de l’impossible » (1992), Les
Dépossédés, Paris, Éditions de Minuit, 1993, p. 154.) En ce qui concerne l’histoire de
Documents, sa création, ses collaborateurs, son évolution, dont il n’est pas ici question
de faire le détail, nous renvoyons, entre autres, à Michel Leiris, « De Bataille
l’impossible à l’impossible Documents », Critique n°195-196, août-septembre 1963,
pp. 685-693. Ce texte a été repris dans Michel Leiris, À Propos de Georges Bataille,
Paris, Fourbis, 1988, pp. 15-40.
INFLUENCE DU SURREALISME 13
9
Rodolphe Gasché, « L’avorton de la pensée », L’Arc, hiver 1971, p. 14.
INFLUENCE DU SURREALISME 15
11
Le sujet de la discussion portait sur le choix entre l’action individuelle et l’action
collective « sous la condition de désigner nommément avec qui l’on acceptait de
mener, le cas échéant, une activité commune. L’accent y était mis sur l’importance
des questions de personnes en priant les destinataires de porter un jugement
sur tel ou tel acte public ou privé de ceux dont ils récusaient la collaboration ».
(André Thirion, Révolutionnaires sans révolution, p. 186 ; et José Pierre, Tracts et
déclarations surréalistes, Paris, Losfeld, 1980.) (Cité par Michel Surya, Georges
Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 145.)
12
Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 146.
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13
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 150. Parmi les
anciens surréalistes qui participèrent à Documents, nous pouvons compter Georges
Limbour, Michel Leiris, Jacques-André Boiffard, Roger Vitrac et Robert Desnos.
14
Si, à l’époque, Breton, Aragon, ou encore Éluard jouissent d’un indéniable prestige
et exercent une influence certaine sur la vie intellectuelle, Bataille, quant à lui, est seul
et, n’ayant presque rien écrit, pour ainsi dire inconnu.
18 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
15
Dans Le Surréalisme au jour le jour, Bataille précise le genre d’adhésion que le
surréalisme put emporter d’abord auprès de lui et la déception qu’il ne manqua pas
d’entraîner cependant. (Cf. en particulier VIII, p. 183.)
16
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 395.
20 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
19
« Les participants au Cadavre de 1930 sont, en effet, divers : un ex-dadaïste,
Ribemont-Dessaignes ; d’ex-surréalistes : Vitrac, exclu depuis longtemps, Limbour,
que son tempérament a éloigné des scandales et de l’agitation surréaliste, Morise, ex-
fidèle suiveur et exécuteur de Breton, Jacques Baron, Michel Leiris, Raymond
Queneau, J-A Boiffard, Robert Desnos, Jacques Prévert, et un homme qui n’avait
jamais appartenu au groupe mais qui avait été particulièrement maltraité par Breton :
Georges Bataille. Pierre Naville, sollicité, ne jugea pas utile de se joindre aux
opposants. » (Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme (1944), Paris, Éd. du Seuil,
1964, p. 131.)
20
L’ensemble de ces textes a été rassemblé dans le tome II des Œuvres complètes par
Denis Hollier sous le titre Dossier de la polémique avec André Breton.
22 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
21
Ces quelques mots de Bataille l’indiquent par ailleurs assez clairement : « Il
faudrait plaindre cependant les personnes sur lesquelles la lecture du Second manifeste
du surréalisme ne ferait pas une forte impression – ceci dit sans la moindre ironie.
Survenant brusquement, après quelques préfaces dont le moins qu’on puisse dire est
qu’elles trahissent une profonde pauvreté d’esprit, le Second manifeste est sans aucun
doute l’écrit le plus conséquent, la déclaration la plus consistante que l’on ait tenté
depuis longtemps. Même ses conséquences les plus radicales n’ont pas encore été
développées : et peut-être est-il utile qu’elles le soient ici, c’est-à-dire dans la
« remarquable poubelle qu’est, si l’on en croit M. Breton, la revue Bifur… ». (II, pp.
104-105.)
22
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 56.
24 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Mais il n’est que trop facile de voir qu’elle n’est guère moins déclassée
que la religion. Elle a presque toujours été à la merci des grands
systèmes historiques d’appropriation.
La confirmation et l’explicite
26
Pour plus de détails au sujet des différents articles écrits par Bataille à La Critique
sociale, on peut se reporter à Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible.
L’intellectuel entre révolte et engagement, Paris, Éditions de la découverte, 1988, pp.
163-190.
INFLUENCE DU SURREALISME 29
27
Il s’agit du Revolver à cheveux blancs d’André Breton, de La Vie immédiate de
Paul Éluard et de Où boivent les loups de Tristan Tzara.
30 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
28
Si la substitution est bien dénoncée, Bataille demeure néanmoins plus flou quant au
détail de ces modalités. Il précise certes qu’elle s’opère par une discrimination, sans
pour autant clairement identifier la nature de ce qui est discriminé. Tout au plus, sait-
on qu’il s’agit « de certains éléments en liaison immédiate avec les éléments essentiels
de la vie ». Malgré son imprécision, cette formule situe une fois encore la seule
destination de la poésie au niveau le plus intime – à la lumière des textes antérieurs,
on peut cependant supposer que les éléments évincés correspondent à ceux qui,
capables de maintenir l’irréalité pratique, donnent accès à l’hétérogène et, ainsi,
permettent de retrouver les déchaînements vitaux de la projection.
32 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
29
Bataille décèle dans l’œuvre une sorte de danger, et le souci de cette dernière ne
doit jamais prendre le pas sur la poésie. Par la suite, nous verrons comment cette
position va devenir l’une des préoccupations les plus riches et les plus complexes de
sa réflexion sur la poésie.
INFLUENCE DU SURREALISME 33
30
Dans cette même perspective, la société communiste qui régule la consommation en
fonction de l’acquisition et de la production n’est d’ailleurs guère mieux considérée.
34 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
31
Rappelons que Georges Bataille est mort le 8 juillet 1962.
36 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Je suis mal désigné, semble-t-il. Je me suis, chaque fois que j’en eus
l’occasion, opposé au surréalisme. Et je voudrais maintenant l’affirmer
du dedans comme l’exigence que j’ai subie et comme l’insatisfaction
que je suis. Mais ceci d’assez clair ressort : le surréalisme est défini par
la possibilité que son vieil ennemi du dedans, que je suis, a de le
définir décidément. (XII, p. 31)
32
Maurice Blanchot, L’Espace littéraire (1955), Paris, Gallimard, 1988, p. 29.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT
Définir et décevoir
1
Philippe Sollers, L’Ecriture et l’expérience des limites, Paris, Editions du Seuil,
1968, p. 113.
40 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
2
Jean-Michel Besnier, La Politique de l’impossible. L’intellectuel entre révolte et
engagement, op. cit., p. 149.
3
Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme
sans réserve », L’Ecriture et la différence, Paris, Editions du Seuil, 1967, p. 371.
4
Ibid., p. 385.
5
Ibid., p. 376.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 41
Dès que l’on parle, « il n’y a qu’un discours »10. Et c’est pourquoi,
l’en-dehors du discours ne saurait surgir ailleurs qu’en son sein même.
Pousser le discours dans ces derniers retranchements, autrement dit,
espérer en révéler les failles, c’est bien rechercher un moment
favorable à cette manifestation. Cela est particulièrement net en ce qui
concerne la définition de la poésie. Il faut bien le saisir, sous peine de
ne pas voir le mouvement dont elle procède.
Bien que l’on ne puisse que mal parler des effusions, et, a
fortiori, de l’opération souveraine, « il n’est pas mal de parler »
(VI, p. 282). A cet instant quelque chose d’embarrassé se lie
nécessairement à la parole ; en ce sens, parler « c’est d’ailleurs
montrer qu’on n’a pas peur de l’inélégance exagérément ». En
contrepartie, rompre avec l’élégance revient à renouer avec un certain
sérieux : « Par l’élégance on se dégage d’une lourdeur, mais la
légèreté se paye en insignifiance » (VI, p. 281). Finalement, grâce à la
parole, « il s’agit de sortir du vague où nous avons vécu, où l’élégance
et les brillantes couleurs laissaient les voies de l’inconséquence
ouvertes » (VI, p. 282). La rigueur prônée ici par Bataille fait très
concrètement appel à la « forme scolastique » qui est, selon lui, la
seule à pouvoir faire entrer « la pensée humaine » dans « la voie des
conséquences » :
10
Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme
sans réserve », art. cit., p. 383.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 43
POESIE. Cette partie des idées qui ne peut pas se mettre en prose,
se met en vers. Si on la trouve en prose, elle demande le vers et semble
un vers qui n’a pas pu se faire encore. Que sont ces idées ?
44 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
… Ce sont ces idées qui ne sont possibles que dans un mouvement trop
vif, ou rythmique, ou irréfléchi de la pensée.11
11
Paul Valéry, « Calepin d’un poète » (1928), Paris, Gallimard (Œuvres t.I), 1975,
p. 1450.
12
Paul Valéry, « Commentaires de Charmes » (1936), Paris, Gallimard (Œuvres t.I),
1975, pp. 1509-1510.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 45
13
Sous un autre angle, on peut également noter que la déception se présente comme la
preuve sensible que l’impossibilité de dire ce qu’est la poésie n’est pas trahie : elle
atteste en quelque sorte que le discours n’a pas usurpé ses droits.
46 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
14
Arthur Rimbaud, Lettre de Rimbaud à Paul Demeny (15 mai 1871), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes), 1972, p. 250.
48 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
La poésie et le simulacre
15
Cette discussion eut lieu chez M. Moré le 5 mars 1944 à la suite d’une conférence
de Bataille qui visait à définir sa position singulière à l’égard du péché. L’auditoire
était entre autres composé de Blanchot, Adamov, Bolin, Camus, Burgelin, Bruno,
Couturier, R.P Danièlou, R.P Dubarle, de Gandillac, Hyppolite, Klossowski, Lahaye,
Leiris, Lescure, Madaule, Marcel, Massignon, R.P Maydieu, Merleau-Ponty, Moré,
Mounir Hafez, Paulhan, Prévost, Sartre… Cette discussion est reproduite dans le tome
VI des Œuvres complètes aux pages 315 à 359.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 49
16
Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges
Bataille », Critique n° 195-196, août-septembre 1963, p. 745.
17
Ibid., p. 747.
18
Ibid., p. 748.
50 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Si le silence est tu, il n’est rien ; il lui faut des mots, plus exactement
des simulacres de mots. Concernant le terme de "poésie", le problème
est alors le suivant : il s’agit de savoir dans quelle mesure ce terme
peut être légitimement pensé comme un simulacre et quelle(s)
conséquence(s) cela entraîne quant à la détermination de ce à quoi il
s’applique.
Un simulacre de notion n’est surtout pas une « pseudo-
notion », mais plutôt « le signe d’un état instantané », d’un état trop
fugitif pour que le déploiement du discours et de la connaissance ait
lieu : le simulacre « ne peut établir l’échange entre un esprit et un
autre ni permettre le passage d’une pensée dans une autre »21. Ayant
« l’avantage de ne pas prétendre fixer ce qu’il présente d’une
expérience et ce qu’il en dit », le simulacre « mime fidèlement la part
de l’incommunicable »22. De même, le terme de "poésie" restitué par
la haine rompt-il avec toute fixité : il ne fige aucun sens mais refuse
justement que le sens se fige, il ne cerne pas un être mais dit au
contraire sa fuite essentielle. Jouant de l’impuissance, le mot poésie
est un mot qui n’est pas un mot, c’est un mot qui passe, qui glisse en
19
Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges
Bataille », art.cit., p. 749. (Nous soulignons).
20
Ce terme de simulacre sera d’ailleurs repris par Derrida afin de décrire le travail
d’écriture auquel se livre Bataille. (Cf. Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à
l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 386.)
21
Pierre Klossowski, « A propos du simulacre dans la communication de Georges
Bataille », art. cit., pp. 742-743.
22
Ibid., p. 743.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 51
23
En ce sens, le terme de poésie et ses multiples "définitions" illustrent tout à fait ces
propos de Bataille : « Evidemment ce que j’ai à dire est tel que son expression a plus
d’importance pour moi que le contenu. La philosophie en général est une question de
contenu, mais je fais, pour ma part, appel davantage à la sensibilité qu’à l’intelligence
et dès ce moment c’est l’expression par son caractère sensible qui compte le plus.
D’ailleurs ma philosophie ne pourrait en aucune mesure s’exprimer sous une forme
qui ne soit pas sensible. Il n’en resterait absolument rien ». (Extrait de l’émission « La
Vie des lettres » diffusée le 17 juillet 1954, Georges Bataille, une liberté souveraine,
Livre-catalogue publié à l’occasion de l’exposition « Georges Bataille, une liberté
souveraine », édition établie et présentée par Michel Surya, Orléans, Fourbi-Ville
d’Orléans, 1997, pp. 80-81.)
52 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
24
Autant Bataille ne concédera jamais à Blake ou à Lautréamont, et à leur suite aux
surréalistes, que la poésie puisse être faite par tous, autant il semble accorder à cette
dernière une adhésion spontanée et universelle. En cela il s’oppose à des avis plus
réservés comme celui exprimé, par exemple, par Valéry dans « Questions de
poésie » : « J’estime de l’essence de la Poésie qu’elle soit, selon les diverse natures
des esprits, ou de valeur nulle ou d’importance infinie : ce qui l’assimile à Dieu
même ». (Paul Valéry, « Questions de poésie » (1935), Paris, Gallimard (Œuvres t.I),
1975, p. 1283.)
25
Roland Barthes, Roland Barthes par Roland Barthes, Paris, Les Editions du Seuil
(Coll. Ecrivains de toujours), 1975, p. 133.
26
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille »,
Cahiers internationaux de symbolisme n° 27-28, 1975, p. 127.
27
Ibid., p. 126.
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 53
sens qui varie sans cesse, il n’en est qu’une illustration possible. Le
mot poésie, s’il livre toujours un trait particulier d’un être qui fuit, dit
toujours et avant tout la fuite de cet être : il est de l’ordre du
chatoiement, du reflet furtif et parcellaire dans lequel ne brille pas
moins ce qui se dit que ce qui essentiellement l’excède. En plaçant la
poésie sous le signe de l’instabilité la plus grande, Bataille affronte les
conséquences ultimes de la fuite de l’être. A l’instar du mot poésie, les
figures les plus classiques du discours sont prises à leur tour de la
manière la plus forte dans le mouvement de la fuite. Les "définitions"
de la poésie se succèdent, et cette incessante succession est rendue
nécessaire par la nature même de l’être qu’elles visent. Cet être ne
restant pas « identique à soi-même » mais changeant essentiellement,
ces "définitions" peuvent d’ailleurs se contredire : là où le discours
dénonce une contradiction, il n’y a plus désormais que les reflets
changeant d’un être qui est pur changement, c’est-à-dire qui n’est rien
d’autre qu’un jeu ininterrompu de variations. Croyait-on posséder
enfin la possibilité de définir la poésie ; toujours un infime
changement viendra contester ce qui était sur le point de se figer, et
emportera tout l’édifice. Si la lecture des définitions sollicite la même
complicité que celle du mot poésie, elle confirme également comment
cette complicité est l’exact contraire d’une promotion de l’obscurité.
Etrangère à toute régression, la complicité ne saurait briser le diktat du
discours avant qu’il n’ait épuisé entièrement ses ressources. Sa force
est d’ailleurs de naître de cet épuisement, de jouer avec la limite que
celui-ci indique. La complicité n’est jamais une décision péremptoire
de rompre avec la clarté, mais simplement l’affirmation qu’il existe un
moyen d’atteindre ce que la clarté n’atteint pas. Si tout n’est pas clair,
c’est que la clarté n’est pas tout : la complicité a la force de cette non-
évidence.
Dans cette perspective, l’instabilité à laquelle est liée le
terme poésie est un élément déterminant pour comprendre ce que
Bataille a voulu appréhender à travers ce mot, et il faut savoir
l’intégrer aux questions que soulève sa démarche. Par exemple, la
position qu’il adopte face à la question des modalités du langage
poétique ne peut véritablement être comprise sans faire référence à la
fuite de l’être de la poésie que décèle cette instabilité : cette fuite,
permet-elle encore de penser ces modalités en terme de stabilité ou les
soumet-elle au contraire à un incessant changement ?
54 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Vers la pratique
28
C’est d’ailleurs en accord avec le surréalisme que Bataille identifie la poésie et la
peinture : « Pour Breton, la peinture c’est la même chose que la poésie, la peinture
n’existe que dans la mesure où elle est poésie, et je suis d’accord avec lui ». (Extrait
de la discussion qui suivit la conférence intitulée La Religion surréaliste prononcée
par Bataille le 24 février 1948 et reproduite dans le tome VII des Œuvres complètes
aux pages 381 à 405. L’extrait que nous citons se trouve à la page 400.)
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 55
29
Henri Béhar, Littéruptures, Lausanne, Les Editions L’Age d’Homme, 1988, p. 12.
56 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
quelques points peuvent être dégagés de ces très rares allusions, dont
il ne faut d’ailleurs rien attendre d’autres que les rappels les plus
élémentaires. Pour Bataille, la poésie semble avant tout relever d’un
bouleversement de la syntaxe : transgressant les règles établies, peu
scrupuleuse à l’égard des convenances, elle est « le désordre des
mots » (VI, p. 22). En fait, la poésie est composée de tout ce que le
discours refoule, plus exactement, elle consiste à introduire « le
refoulé de la signification dans l’espace même de la signification »30 :
32
Ce rapprochement de la poésie et de l’émotion évoque bien entendu le surréalisme
pour qui « il importe de ne pas confondre poésie et littérature. La littérature est rejetée
par les surréalistes au nom de la poésie même. […] La poésie ne nous intéresse pas à
la façon d’un récit, elle nous transforme par l’émotion qu’elle fait naître. La poésie est
le lieu de notre liberté, et nous permet de donner à toutes choses la forme de nos
désirs ». (Ferdinand Alquié, Philosophie du surréalisme (1955), Paris, Flammarion,
1973, pp. 40-41.)
58 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
33
Aux yeux de Bataille, l’œuvre de Proust représente une forme riche et complexe de
poésie. Loin d’être un exemple secondaire, cette œuvre est de celles « où le
mouvement poétique […] prend le chemin par où la poésie touche à l’"extrême" ». (V,
p. 172)
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 59
aux sonorités, on aura finalement dit peu de choses, bien trop peu en
tout cas pour espérer répondre de manière satisfaisante à la question
initialement posée. Finalement, la position de Bataille condamne toute
description de la manifestation poétique à l’alternative suivante : soit
cette description s’attache à un exemple particulier, et elle est alors
précise mais non représentative, soit elle se veut générale, et
l’hétérogénéité de son objet la rend très limitée et trop abstraite. Dans
les deux cas, une certaine imprécision l’emporte.
En insistant sur l’aspect provisoire de toute détermination
formelle, la réflexion de Bataille semble accorder à la poésie une
extraordinaire liberté : ne décrivant pas une part réservée du langage,
rien dans le langage ne lui est fermé. La poésie s’avère résolument
ouverte à tous « les modes d’expression » (XI, p. 90), aux modalités
de langage les plus variées, et cela sans aucune discrimination. En
contrepartie, cette liberté signifie pour la « chose faite » la perte d’un
certain privilège : cette dernière n’est plus le centre d’une réflexion
qui s’avère très peu technique et éloignée de l’« esthétique pure »34.
L’insistance avec laquelle Bataille met en avant le caractère
essentiellement changeant de la « chose faite » entraîne non
seulement sa déconsidération, mais la lie également de manière très
forte à la mort : l’œuvre est avant tout dans le temps, étrangère à toute
gloire éternelle35. Et celle-ci est à ce point destituée de tout prestige
qu’à la fin il n’est pas surprenant que Bataille ne la considère pas
comme le site privilégié de la manifestation poétique. L’analyse de
34
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art.
cit., p 123.
35
La position de Bataille est alors certainement très proche de celle d’Antonin Artaud
qui, dans Le Théâtre et son double, dit sa volonté d’en finir avec les chefs-d’œuvre :
« Les chefs-d’œuvre du passé sont bons pour le passé : ils ne sont pas bons pour nous.
Nous avons le droit de dire ce qui a été dit et même ce qui n’a pas été dit d’une façon
qui nous appartienne, qui soit immédiate, directe, réponde aux façons de sentir
actuelles, et que tout le monde comprendra. Il est idiot de reprocher à la foule de
n’avoir pas le sens du sublime, quand on confond le sublime avec l’une de ses
manifestations formelles qui sont toujours d’ailleurs des manifestations trépassées. Et
si, par exemple, la foule actuelle ne comprend plus Œdipe-Roi, j’oserai dire que c’est
la faute à Œdipe-Roi et non à la foule ». (Le Théâtre et son double (1938), Paris,
Gallimard (Œuvres complètes IV), 1978, p. 72.) Un peu plus loin, Artaud poursuit en
ces termes : « On doit en finir avec cette superstition des textes et de la poésie écrite.
La poésie écrite vaut une fois et ensuite qu’on la détruise. Que les poètes morts
laissent la place aux autres ». (Ibid., p. 76.)
60 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Il est plus facile d’indiquer que pour les rares êtres humains qui
disposent de cet élément, la dépense poétique cesse d’être symbolique
dans ses conséquences : ainsi, dans une certaine mesure, la fonction de
représentation engage la vie même de celui qui l’assume. Elle le voue
aux formes d’activité les plus décevantes, à la misère, au désespoir, à la
poursuite d’ombres inconsistantes qui ne peuvent rien donner que le
vertige ou la rage. Il est fréquent de ne pouvoir disposer des mots que
pour sa propre perte, d’être contraint à choisir entre un sort qui fait
d’un homme un réprouvé, aussi profondément séparé de la société que
les déjections le sont de la vie apparente, et une renonciation dont le
prix est une activité médiocre, subordonnée à des besoins vulgaires et
superficiels. (I, pp. 307-308)
DEPASSER LES NOTIONS INFINIMENT 61
36
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 71.
37
Rappelons pour mémoire que l’argumentation de Bataille ne vise à rien d’autre qu’à
l’introduction des valeurs de Sade dans la vie quotidienne. (Cf. II, pp. 57-58.)
62 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
38
Par la suite, il sera certainement difficile d’évoquer la notion de pratique sans se
référer à l’importance qu’elle eut à un moment dans l’histoire de la critique
bataillienne, c’est-à-dire lors des interventions du groupe Tel Quel à l’occasion du
colloque Artaud/Bataille de Cerisy au début des années 1970. La pratique est alors
une notion clé et, par exemple, si Jean-Louis Houdebine y recourt sans cesse pour
mieux marquer l’opposition entre Bataille et le surréalisme, c’est surtout Julia
Kristeva qui en jette les bases théoriques dans « Bataille l’expérience et la pratique ».
(Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », actes du colloque Vers une
révolution culturelle : Artaud, Bataille tenu du 29 juin au 9 juillet à Cerisy-la-Salle,
Paris, Union générale d’Editions, Coll. 10/18 (n° 805), 1973, pp. 262-316.) On le sait,
« aux yeux des telqueliens », ce qui fait défaut « dans le marxisme dont [ils] héritent à
la fin des années soixante », c’est, pour reprendre l’expression d’Althusser, la
conception de « l’Histoire comme un « procès sans sujet » ». (Philippe Forest,
Histoire de Tel Quel 1960-1982, Paris, Seuil, 2000, pp. 442-443.) Partant de la lecture
du marxisme de Mao, Julia Kristeva espère pallier cette absence de sujet en évoquant
le « sujet actif » de la pratique. Elle propose ainsi une importante description de la
notion de pratique qu’elle tente notamment d’articuler avec celle d’expérience conçue
par Bataille. Sans ignorer les analyses de Kristeva, et pour mieux y revenir par la
suite, il s’agit avant tout pour l’instant de penser ce qu’est une pratique à partir de la
poésie telle que Bataille la conçoit, et non l’inverse : si on ne peut cerner cette poésie
sans la considérer comme une pratique, il est également vain de vouloir déterminer ce
qu’est cette pratique sans toujours et d’abord passer par ce qu’est cette poésie.
POESIE ET EXPERIENCE
1
Signalons que durant ces années Bataille fait au moins une fois référence à la poésie
dans une lettre que Jacqueline Risset présente ainsi : « en 1935, à propos de la revue
Le Phare de Neuilly (qui publiait surtout des poèmes – et en particulier des poèmes du
jeune docteur Jacques Lacan), Bataille écrivait à Leiris qu’il trouvait, quant à lui, « la
circonstance mal choisie » pour ce type de publication (moment politique intense de
lutte contre la montée fasciste) ». Dans cette même lettre, Bataille exposait également
à Leiris quelle devait être alors la visée de l’écriture poétique : « L’expression
littéraire ne pourrait trouver place dans cette revue que dans la mesure où elle se
trouve spontanément en cohésion avec une certaine investigation : une disjonction de
ces deux efforts priverait de sens des démarches proprement intellectuelles, étant
donné que ces démarches, en principe, tendraient à établir le principe d’une
connaissance lyrique (ou du moins de quelque chose de semblable) ». Comme le note
Jacqueline Risset, « dans l’idée de poésie » que cette déclaration sous-tend, « Bataille
se révèle très proche d’André Breton (avec qui il vient effectivement de se rapprocher,
au-delà de la brouille de 1930, autour de Contre-Attaque) ». Cependant, la conception
de la poésie que Bataille semble ici défendre est loin d’être confirmée, nous le
verrons, par ce qu’il écrira par la suite. (Toutes les citations sont extraites de l’article
de Jacqueline Risset, « La question de la poésie. Les enfants dans la maison »,
64 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
3
Jean-Michel Heimonet, Le Mal à l’œuvre, Georges Bataille et l’écriture du sacrifice,
op.cit., p. 49.
66 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Les rapprochements évidents qu’il est possible d’établir entre une telle
séquence et certains poèmes que Bataille écrira par la suite, la parenté
que l’on peut plus généralement déceler entre sa poésie et les
exercices qu’il pratique en 1939, aussi bien d’ailleurs au niveau des
thèmes que des structures, nous montrent concrètement comment cette
poésie garde les traces des techniques d’illumination auxquelles ce
dernier a eu parfois recours à certains moments de sa vie pour parvenir
4
Jean Bruno, « Les techniques d’illumination chez Georges Bataille », Critique
n°195-196, août-septembre 1963, p. 708.
POESIE ET EXPERIENCE 67
à l’extase. Notons par exemple à quel point cette poésie aime les
redites, à quel point elle aime la répétition des mêmes mots autour
desquels nombre de poèmes sont construits : citons, entre autres,
l’étoile, le ciel, l’amour, le cœur, les larmes, la douleur, l’immensité,
la mort et tout ce qui relève de son champ lexical – le linceul, le
caveau, la tombe, le squelette, le suaire, l’agonie, les mourants. Cette
poésie, à laquelle Gilles Ernst prête des allures de litanie, rappelant
que la litanie désigne un texte ordonné « autour d’un puissant
leitmotiv »5, cette poésie abonde en figures de répétition. Citons
l’épizeuxe qui au début du poème « Douleur » martèle la souffrance
de celui qui écrit :
Douleur
douleur
douleur
ô douleur
ô douleur […] (IV, p. 11)
roses de tombes
tournis de roses
putains de tombes
tournis de tombes. (IV, p. 25)
5
Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de mort, Paris, P.U.F, 1993, p. 210.
68 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Mais la reprise incessante des mêmes mots est due le plus souvent aux
anaphores, que Bataille multiplie. Structurant parfois un poème entier,
l’anaphore est quelquefois associée à l’oxymore, à l’anadiplose ou à
l’épiphore, comme respectivement dans les exemples suivants :
Si l’on peut constater qu’avec « l’œil de bronze » (Cf. II, p31) le plus
haut est une fois de plus mêlé au plus bas, que l’œil, associé
généralement à la perception intellectuelle, est rapproché de la matière
la plus violente, il nous importe surtout de comprendre ce que Bataille
cherche à travers ces courts poèmes auxquels il apporte de multiples
corrections, lesquelles constituent pour Bernard Noël la preuve d’une
association étroite de la poésie et de l’expérience où « chaque mot
biffé entraîne une re-vision, chaque vers repris une nouvelle
expérience d’une phase de l’expérience »6. Ainsi, il ne faut pas moins
de cinq ébauches pour parvenir à la version définitive du poème
intitulé « Le glas » :
Matérialité
ont à peine quand ils sont « pris dans l’engrenage de la pratique »7, il
les « offre dans leur nudité, dans cette nudité véritable qui n’est pas
[simplement] l’absence de vêtement »8. Tandis que la peinture
moderne se concentre sur la sensation nue de la couleur et de la forme,
les mots, en poésie, ne se « réfère[nt] [plus] aux objets qu’ils
recouvrent de quelque manière » : « Le mouvement de l’art, affirme
Lévinas, consiste à quitter la perception pour réhabiliter la sensation, à
détacher la qualité de ce renvoi à l’objet. Au lieu de parvenir jusqu’à
l’objet, l’intention s’égare dans la sensation elle-même, et c’est cet
égarement dans la sensation, dans l’aisthesis, qui produit l’effet
esthétique »9. En poésie, le mot parvient à se dépouiller de toute
objectivité, et donc de toute subjectivité, grâce à « la matérialité du
son […] qui permet de le ramener à la sensation »10, mais aussi grâce
au rythme, aux rimes, aux mètres, aux jeux sur les sons, etc. Mais
Levinas remarque que le mot se détache de son sens objectif d’une
autre manière encore :
[…] si nous voyons des choses, chacune d’elles exprime une idée, et ce
n’est pas sa matérialité que nous voyons, mais la chose exprimant
l’idée. L’art alors – c’est la poésie – en détruit le sens, il la fige et, à sa
manière, la rend au silence dernier : ce qu’il en révèle est la matière, et
« la matière est le fait même de l’il y a ». (XI, p. 295)
7
Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), Paris, Vrin, 1993, p. 83.
8
Ibid., p. 84.
9
Ibid., p. 85.
10
Ibid., p. 86.
11
Ibid., p. 87.
72 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
12
Georges Didi-Huberman écrit en ce sens : « Le mot matière, chez Bataille, répond
donc avant tout au refus des solutions classiques, des solutions essentialistes.
"Matière", cela ne veut pas dire "élément stable" d’un univers physique ou "principe
explicatif" des phénomènes sensibles. Cela ne veut pas dire "matière morte". Cela
veut dire mouvement voyou – comme il parle ailleurs, contre Kant, d’un "espace
voyou" –, élément non stable, accident, symptôme "à vif" de tout ce qui cloche dans
l’idée à se faire de notre monde alentour et de nous-mêmes ». (Georges Didi-
Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon Georges Bataille,
Paris, Macula, 1995, pp. 271-272.)
POESIE ET EXPERIENCE 73
O me déculotter
Me pisser
13
Cette manière de montrer la violence dissimulée sous les traits trop idéals d’un
visage rappelle qu’en 1918-1919 Bataille a lu assidûment Le Latin mystique de Rémy
de Gourmont, livre constitué de textes attribuables à quelques unes des figures les
plus éminentes du Moyen Age religieux qui présentent, notamment, une volonté de
montrer la chair la plus mortelle et la plus souillée dans un but apologétique. Par
ailleurs, la volonté de montrer ce qui se cache sous la peau apparaît explicitement
dans les deux derniers vers de la seconde strophe d’un poème écrit dans les années 40,
vers qui ne sont pas sans rappeler certains tableaux de Léonor Fini ou d’Hans Baldung
Grien que Bataille reprendra dans Les Larmes d’Eros : « je me cache dans tes ombres/
et je mange à ton soleil/mon squelette transparaît/dans la lumière du jour ». (IV, p. 23)
14
Pour Georges Didi-Huberman, la viscosité désigne une puissance des matériaux. Il
écrit par exemple à propos de la cire : « La docilité du matériau est si entière qu’à un
moment elle se renverse et devient puissance du matériau ». (Georges Didi-
Huberman, « La matière inquiète », Lignes n°1 (Nouvelle série), Mars 2000, p. 219.)
POESIE ET EXPERIENCE 75
Cette sorte de contagion par laquelle le visage, mais aussi ce qu’il peut
subir, affecte le reste du corps ne peut qu’interpeller une poésie dont
l’un des buts avoués est de rompre avec les simplifications requises
pour la sérénité de l’idée et de son déploiement en renouant avec les
manifestations irréductibles et les signes excessifs de la part maudite
de l’être. Le visage constitue un enjeu particulier pour la poésie de
Bataille, et le traitement qui lui est réservé dans les poèmes permet de
mieux comprendre comment, à travers divers procédés, la poésie tente
de manifester la matérialité pour relancer l’expérience et conduire à
elle. C’est ce traitement particulier du visage que nous allons
15
Le langage populaire ne sanctionne-t-il pas à sa manière cette proximité de l’urine
et des larmes qui établit spontanément un lien logique entre l’abondance des larmes et
la quantité d’urine (plus on pleurera et moins l’on pissera) ?
16
Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, capitalisme et schizophrénie 2,
Paris, Les Editions de Minuit, 1980, p. 43.
76 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
J’ai dû me regarder encore plus longtemps : ce que je vois est bien au-
dessous du singe, à la lisière du monde végétal, au niveau des polypes
[…] je vois de légers tressaillements, je vois une chair fade qui
s’épanouit et palpite avec abandon. Les yeux surtout, de si près, sont
horribles. C’est vitreux, mou, aveugle, bordé de rouge, on dirait des
écailles de poisson.
Je m’appuie de tout mon poids sur le rebord de faïence, j’approche
mon visage de la glace jusqu’à la toucher. Les yeux, le nez et la bouche
disparaissent : il ne reste plus rien d’humain. Des rides brunes de
chaque côté du gonflement fiévreux des lèvres, des crevasses, des
taupinières. Un soyeux duvet blanc court sur les grandes pentes des
joues, deux poils sortent des narines : c’est une carte géologique en
relief. Et malgré tout ce monde lunaire m’est familier. Je ne peux pas
dire que j’en reconnaisse les détails. Mais l’ensemble me fait une
impression de déjà vu qui m’engourdit : je glisse doucement dans le
sommeil.18
17
Jean-Paul Sartre, La Nausée (1938), Paris, Gallimard, 2003, p. 34.
18
Ibid., pp. 34-35.
POESIE ET EXPERIENCE 77
19
Emmanuel Levinas, De l’existence à l’existant (1947), op. cit., p. 88.
20
Jean Chevalier et Alain Gheerbrant, Dictionnaire des symboles (1969), Paris,
Editions Robert Laffont et Editions Jupiter, 1982, p. 1023.
78 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
visage que Roquentin voit peu à peu apparaître dans la glace n’est plus
un « objet signifiant », il n’est plus cette « image privilégiée de la
présence du sens dans l’objet visuel » : fin du sens, le visage ne révèle
plus rien, pas même sans doute l’absence de révélation, tant la matière
semble ici dévorante et intolérante.
L’expérience inquiétante de Roquentin n’est pourtant pas
exceptionnelle. Qui contemple un peu longuement son visage en se
rapprochant de son reflet aura tôt fait d’apercevoir les déformations
évoquées par Sartre : « le visage cesse d’être un visage dès qu’il cesse
de rayonner à distance »21 ; le sourire, regardé de trop près, n’est plus
que « grimace et peau » ; le visage cesse d’être l’autre pour devenir
une chose, une chose « in-signifiante ». Celui qui s’opposerait à cette
abolition de la distance et à la matérialisation violente qu’elle entraîne
pourra évoquer une considération noétique. Tel est le cas de J.P
Manigne qui écrit dans Pour une poétique de la foi :
Dans ces conditions, jouer avec cet espace particulier qui définit le
visage revient à porter directement atteinte à l’âme : « incarcération,
ségrégation, claustration, promiscuité, intrusion sont autant d’atteintes
à l’inaliénable espace de l’esprit ». Dans la perspective chrétienne
adoptée par Manigne, la scène de La Nausée équivaut à une scène de
crime : le visage (la victime) est sauvagement assassinée par Sartre
(l’assassin) à l’aide de l’espace (l’arme du crime). Il existe en effet
dans cette affaire une limite à ne pas franchir, une limite sacrée dont le
franchissement s’apparente à une véritable profanation : un pas de
trop, et c’en est fait du rayonnement du visage. Cette limite définit à la
fois le début et la fin du visage, le lieu virtuel où il commence, mais
21
J. P. Manigne, Pour une poétique de la foi. Essai sur le mystère symbolique, Paris,
Les Editions du Cerf, 1969, p. 40.
POESIE ET EXPERIENCE 79
Rapprocher les deux visages cela ne veut surtout pas dire les réunir en
un seul, mais consiste plutôt à rendre manifeste en chacun d’eux la
présence latente de l’autre : derrière chaque visage il y a l’autre en
filigrane, comme si chaque visage apparaissait sur une sorte de
palimpseste où l’autre visage aurait d’abord été figuré avant d’être
effacé. Ici, par exemple, le rapprochement entre l’urine, le derrière, le
visage et les larmes, que suggère notamment le jeu des sonorités
(l’allitération en « p » : pipi-poli-pleure), crée une proximité d’autant
plus dérangeante qu’elle trouble les limites et la clarté des contours de
chaque visage, mais n’entraîne en aucun cas une fusion de l’un en
l’autre. Le principe d’un tel rapprochement est également perceptible
au début d’un poème intitulé « Mademoiselle mon cœur » et retrouvé
dans des brouillons pour Le Petit et le manuscrit de La Tombe de
Louis XXX :
22
Roland Barthes, « Les sorties du texte », actes du colloque Vers une révolution
culturelle : Artaud/Bataille tenu du 29 juin au 9 juillet 1972, op. cit., p. 58.
82 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
23
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 21.
24
Cf. Ibid., p. 22.
84 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
25
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., pp. 36-37.
POESIE ET EXPERIENCE 85
fois : la « langue » n’est bientôt plus qu’une « pointe » sous les cris de
laquelle le « vit sanglote de salive ». Ce dernier vers est une sorte de
synthèse des touchers altérants que la poésie réalise : le sexe sanglote
comme un œil qui bave comme une bouche. A partir de là, la
confusion s’amplifie. Le derrière s’ouvre explicitement comme une
bouche, et la déchirure qui résulte de cette ouverture conduit à une
sorte d’union des bouches orale et sacrale – « je bois dans ta
déchirure » – qui met en jeu une subtile circulation des liquides : l’eau
qui, au début du poème, était dans la bouche orale jaillit désormais de
la bouche sacrale, qui apparaît dès lors comme une sorte de source. Le
sexe, le derrière, l’œil, la langue et la bouche se trouvent ainsi mis en
contact, c’est-à-dire, nous le savons maintenant, mis en procès,
déchirés, altérés. Ici, c’est un toucher qui fait se toucher, c’est un
contact entre deux corps qui fait naître ces contacts. Tout se passe en
effet comme si l’écriture du poème était contemporaine de l’action
qu’elle évoque : quelque chose se manifeste dans le contact érotique
des corps, et il existe une simultanéité des actes qui s’accomplissent et
des paroles qui les rapportent – ça se dit ou ça s’écrit au moment
même où ça se fait. La parole poétique semble naître directement du
corps excité, elle est en prise avec lui, elle jaillit avec la sensation en
semblant faire corps avec elle : le jeu poétique des mots tend à ne faire
qu’un avec le jeu érotique des corps, telle est, en un autre sens, la
"crudité de la langue".
Pour résumer, à l’instar de Roland Barthes qui définit
l’Histoire de l’œil comme « une composition métaphorique »26, il
semble également possible d’affirmer que le visage oral est la matrice
de différentes variations qui se présentent comme « les différentes
"stations" de la métaphore [du visage] ». Chaque élément du visage
oral se trouve en effet « varié à travers un certain nombre d’objets
substitutifs, qui sont avec lui dans le rapport strict d’objets
affinitaires » : la bouche et l’anus (tous deux des ouvertures, des
cavités et des lieux d’expulsion) ; les yeux et les testicules (qui sont
globuleux et de même couleur27) ; le sexe et le nez ; mais aussi, la
bouche et la fente, la bouche et le sexe, etc. De cette première
26
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », Critique n° 195-196, août-septembre
1963, p. 771.
27
Bataille écrit dans l’Histoire de l’œil à propos des testicules du taureau : « les
glandes, de la grosseur et de la forme d’un œuf, étaient d’une blancheur nacrée, rosée
de sang, analogue à celle du globe oculaire » (I, p. 54).
86 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
28
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », art. cit., p. 772.
29
Ibid., p. 774.
POESIE ET EXPERIENCE 87
30
Roland Barthes, « La métaphore de l’œil », art. cit., p. 775.
88 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
31
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 338.
32
Ibid., pp. 215-216.
33
Ibid., p. 337.
34
Jacques Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme
sans réserve », L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 380.
35
Cf. Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel
selon Georges Bataille, op. cit., p. 234.
POESIE ET EXPERIENCE 89
36
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le Gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 312.
37
Ibid., p. 360.
38
Ibid., p. 361.
90 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Le sens du corps tel qu’il est évoqué par Nancy permet de mieux
comprendre pourquoi le corps est un objet privilégié pour une poésie
qui veut troubler le monde et faire trembler le sens. Le reliquat est ce
qui reste à payer après la clôture et l’arrêté d’un compte. Le reliquat
de sens qui résulte de la destruction opérée par la poésie doit être mis
en rapport avec la situation particulière que la poésie occupe par
rapport à l’achèvement du savoir, c’est-à-dire à la clôture du sens.
Autrement dit, le double visage, ce visage-symptôme, composé par
Bataille dans ses poèmes est pour nous un signe incarné et ambigu de
sa relation à l’inachevable, l’inachevable étant ici « ce qui ne porte pas
son achèvement à distance, comme une idée régulatrice, comme un
idéal fuyant dans le ciel des Idées et valeurs, et ne le porte pas non
plus comme un deuil intarissable. Ce qui est proprement inachevable a
l’inachèvement comme dimension de sa propriété, ou plutôt comme sa
propriété même, absolument et sans condition ni limitation d’aspect. Il
n’est donc, pour finir, pas même question d’inachèvement ; ce n’est
pas une propriété négative, ou privative, mais c’est la propre plénitude
39
Jean-Luc Nancy, Corpus, Paris, Editions Métailié, 2000, p. 15.
POESIE ET EXPERIENCE 91
du propre, qui n’est encore ainsi que très maladroitement désignée »40.
Inachever ou achever revient à décider de « mettre ou [de] ne pas
mettre le langage – donc la pensée – dans l’observance [de son]
extrémité ». Il y a dans le processus de va et vient entre le visage oral
et le visage sacral une manière d’irriter la pensée, irritation qui joue
sur un mode mineur une adresse à la philosophie, « une intimation de
l’extrémité sans laquelle elle ne pense pas, ou ne pense rien, et qui
pourtant met en jeu la pensée même dont la philosophie dispose »41.
Ce qui dans la forme sacrifie la forme, ce qui ouvre, dans
sa forme même, le visage oral à une ressemblance dégradante avec le
visage sacral, est le symptôme de la matière et, en l’occurrence, plus
précisément de ce qui dans le corps demeure fermé à la connaissance
et que Bataille nomme dans l’érotisme : la chair. En alliant la poésie
au thème du corps érotique, Bataille cherche sans doute de nouvelles
modalités pour accéder à cette chair qu’il définit comme « l’ennemi né
de tout ce que hante l’interdit chrétien » (X, p. 93) et qu’il désigne,
plus généralement, comme l’expression de la liberté menaçante à
laquelle ont, selon lui, tenté de s’opposer depuis toujours les
différentes formes d’interdit :
40
Jean-luc Nancy, « La pensée dérobée », Lignes 01 (nouvelle série), mars 2000, p.
89.
41
Ibid., p. 91.
92 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Réussir, échouer
1
Cf. Jean-Paul Sartre, Baudelaire, Paris, Gallimard, 1946, pp. 80-81. (Cité par
Bataille, IX p. 189.)
94 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
terrible liberté » qui brusquement lui échoit quand « les devoirs, les
rites, les obligations précises et limitées ont disparu d’un coup »2.
Bataille poursuit les analyses de Sartre sous un angle
différent, mais aboutit à la même conclusion : Baudelaire a choisi
d’être en faute comme un enfant ; il a fui la liberté, se condamnant par
là à une impasse qui n’est autre que celle de la poésie. Car, pour
Bataille, « la misère de la poésie » (IX, p. 191) tient précisément au
fait qu’elle ne peut que « verbalement fouler aux pieds l’ordre établi »
mais en aucun cas « se substituer à lui » : dès que le poète « s’engage
virilement […] dans l’action politique, il abandonne la poésie ».
Protestation vaine et sans effet, la poésie apparaît comme une
« attitude mineure », « une attitude d’enfant » ou encore « un jeu
gratuit ». L’impuissance de la poésie est d’autant plus dommageable
que Bataille, à l’inverse de Sartre, considère que la liberté est son
essence même. Le piège se referme alors sur la liberté comme il se
refermait sur la poésie : être libre est, à la rigueur, « un pouvoir de
l’enfant », un pouvoir sans conséquence dont Baudelaire s’est satisfait
en se contentant de s’agiter en vain dans le monde indifférent des
adultes.
Sartre n’épargne pas à Baudelaire ce jugement sévère.
Bataille, qui lui emboîte le pas, juge quant à lui « qu’à bien des égards
[son] attitude […] est malheureuse », mais, ajoute-t-il, « l’accabler
semble bien le parti le moins humain » (IX, p. 192). Le reproche
adressé à Sartre est d’autant plus pernicieux qu’il est détourné : la
sévérité de Sartre tiendrait à un manque d’humanité, un manque
d’empathie. En fait, Bataille a discrètement glissé du plan de l’analyse
théorique à celui de la vie, convaincu que la critique littéraire, quand
elle se donne la poésie pour objet, demeure insuffisante si elle ne
prend à son compte l’expérience exigeante qu’affronte le poète afin de
la partager pleinement. Ainsi, quand Baudelaire « refuse d’agir en
homme accompli », il refuse en réalité d’agir « en homme prosaïque »,
et il nous faut reconsidérer son choix :
2
Jean-Paul Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 61. (Cité par Bataille, IX p. 190.)
LA HAINE ET L’IMAGE 95
3
Jean-Paul Sartre, Baudelaire, op. cit., p. 126. (Cité par Bataille, IX p. 198.)
LA HAINE ET L’IMAGE 97
L’ivrogne finit par jeter sa femme à l’eau et, parlant à une sirène, il dit
alors :
4
Cité par Bataille (IX, p. 202).
98 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
« Rêve »
5
Cf. Michel Surya, Georges Bataille. La Mort à l’œuvre, op. cit., p. 397.
100 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Valse
Rire et rire
du soleil
des orties
6
Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Paris, Editions du Seuil (Coll. Ecrivains de
toujours), 1964, p. 169.
7
En ce sens, la position de Bataille se détermine par rapport à l’expérience de
Rimbaud : « Le dernier poème connu de Rimbaud n’est pas l’extrême. Si Rimbaud
atteignit l’extrême, il n’en atteignit la communication que par les moyens de son
désespoir : il supprima la communication possible, il n’écrivit plus de poèmes ». (V,
p. 64.)
LA HAINE ET L’IMAGE 101
des galets
des canards
de la pluie
du pipi du pape
de maman
d’un cercueil empli de merde. (IV, p. 15)
8
Rappelons que Bataille n’a pas rechigné à se décrire comme le plus mauvais élève
non seulement de sa classe mais aussi de toute son école.
102 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
potache que l’on a trop vite fait d’oublier pour lui préférer
mécaniquement la gravité du sacro-saint "vocabulaire bataillien", et
cela jusqu’à la caricature : expérience, extase, mort, érotisme,
sacrifice, etc. Il faut cependant se souvenir de la manière dont Bataille
a parlé de Prévert en évoquant à mots couverts la figure universelle du
poète à travers le portrait d’un homme. Si Prévert est un homme
cultivé qui n’ignore rien des techniques d’expression les plus
sophistiquées, il n’en demeure pas moins que sa profondeur se teinte
de malice, d’un « léger éclat de folie » (XI, p. 92) et de « l’enjouement
d’une enfance qui n’a pour la "grande personne" aucun égard » : « La
sorte d’éveil aigu, de coude à coude, d’ironie sagace et de "mauvaise
tête" de l’enfant l’a gardé de rien concéder au sérieux de la pensée et
de la poésie ». Mais le plus déconcertant chez l’auteur de Paroles est
cette manière de lier à l’humour et « à l’entière absence de sérieux la
plus vive passion », de faire de la conversation en apparence la plus
légère la conversation la plus ardente en revenant toujours avec un
entêtement obsédant sur « un goût de vivre violent, total et indifférent,
qui ne calcule pas, ne s’effraie pas » (XI, p. 93) et place la poésie du
côté de « l’émotion puérile », aux antipodes de toute solennité. Rien
n’est moins naïf ou innocent que la puérilité que Bataille rattache à la
figure du poète et du même coup à sa poésie. La poésie de Prévert,
mais aussi de Queneau, surtout celle des Ziaux et de L’Instant fatal,
manifeste pour lui le caractère insaisissable de la poésie et témoigne
de sa vitalité souveraine. On a souvent mal compris l’intérêt que
Bataille portait à Prévert quand, dans le même temps, il ne dissimulait
pas par exemple une admiration sans borne pour la poésie de René
Char. Il n’y a cependant aucune contradiction dans cette manière de
rapprocher deux poètes si éloignés, si l’on veut bien voir que leur
rapprochement n’est qu’une nouvelle façon de décliner la tension
fondamentale que Bataille décelait entre Les Fleurs du mal et la
chanson désuète du scieur de long : aimer autant Prévert que Char est
une manière de rendre palpable le mouvement insaisissable de la
poésie, d’affirmer que la poésie n’est surtout pas l’un ou l’autre mais
l’un et l’autre coexistant et ne s’excluant nullement.
Sur un autre plan, l’une des particularités des poèmes de
Bataille ressortit à cette même volonté de créer des ruptures
susceptibles de provoquer ce mouvement. Tout se passe en effet
comme si Bataille voulait garder une trace ténue de ce qui s’est figé
dans le code poétique le plus traditionnel pour mieux en jouer. Par
LA HAINE ET L’IMAGE 103
9
Cité par René Bertelé, Henri Michaux, Paris, Editions Seghers, « Poètes
d’aujourd’hui », p. 63. (Lors de la discussion qui suit une conférence qu’il prononce
en 1948, Bataille affirme d’ailleurs sans détour qu’il ne se considère pas comme un
poète.) (Cf. VII, p. 400.)
LA HAINE ET L’IMAGE 105
10
Ainsi, en 1947, année de publication de Méthode de méditation et de La Haine de la
poésie, cette complexité est confirmée et la fonction de la haine est enfin révélée.
Mises à part quelques allusions, Bataille ne développera pas plus avant un thème
arrivé alors à pleine maturité. Toutefois, en 1962, pour la réédition de La Haine de la
poésie sous le titre de L’Impossible, il éprouvera le besoin d’y revenir, à l’occasion
d’une préface, pour notamment préciser le sens d’une expression trop souvent mal
perçue, qui n’a jamais été véritablement comprise.
11
Bataille écrit par exemple : « Le mot de poésie est d’une honorabilité apparemment
indiscutable, ce que je tiens à donner, aussi durement qu’il m’est possible, pour une
preuve de la lâcheté humaine ». (Notes TII, p. 427)
12
Jacqueline Risset, « Haine de la poésie », actes du colloque Georges Bataille après
tout tenu à Orléans les 27 et 28 novembre 1993 sous la direction de Denis Hollier,
Paris, Belin, 1995, p. 148.
106 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
13
Paradoxalement, cette proposition a été très peu citée par la critique. Elle jette
pourtant une lumière non négligeable sur l’expression de Bataille.
LA HAINE ET L’IMAGE 107
Contre l’image
Que des mots comme cheval ou beurre entrent dans un poème, c’est
détachés des soucis intéressés. Pour autant de fois que ces mots :
beurre, cheval, sont appliqués à des fins pratiques, l’usage qu’en fait la
poésie libère la vie humaine de ces fins. Quand la fille de ferme dit le
beurre ou le garçon d’écurie le cheval, ils connaissent le beurre, le
cheval. […] Mais au contraire la poésie mène du connu à l’inconnu.
Elle peut ce que ne peuvent la garçon ou la fille, introduire un cheval
de beurre. Elle place, de cette façon, devant l’inconnaissable. Sans
doute ai-je à peine énoncé les mots que les images familières des
chevaux et des beurres se présentent, mais elles ne sont sollicitées que
pour mourir. (V, p. 157)
C’est moins l’effet produit par une telle image qui nous importe ici
que l’exemple même choisi par Bataille, la pierre de lune qui succède
au cheval de beurre de L’Expérience intérieure. La substitution d’une
image à l’autre relèverait du détail le plus banal si pierre de lune
n’était significativement une image d’Arcane 17. Le détail a donc son
importance, d’autant plus que, dans une étude précédente consacrée au
livre de Breton et parue dans Critique en 1946, Bataille cite justement
le passage où figure l’image en question en relatant comment « à
partir d’un parcours en bateau de pêche autour d’un large rocher [le
Rocher Percé], que peuple une colonie d’oiseaux » (XI, p. 71), André
Breton, « Pour aller au bout de la profondeur de ce qui est et lire dans
la transparence, s’écartant du travail d’analyse, […] laisse parler en lui
le rocher et l’oiseau comme autrefois le fit l’humanité créatrice de
mythes ». Suit cette longue citation d’Arcane 17 :
Pourtant cette arche demeure, que ne puis-je la faire voir à tous, elle est
chargée de toute la fragilité mais aussi de toute la magnificence du don
14
Dans Méthode de méditation, Bataille évoque ainsi « la faculté particulière au
désordre des images d’anéantir l’ensemble de signes qu’est la sphère de l’activité ».
(V, p. 220) Signalons que Sartre reprend cet exemple dans Qu’est-ce que la
littérature ?
LA HAINE ET L’IMAGE 109
15
André Breton, Arcane 17 enté d’Ajours 1944-1947 (1947), Paris, Gallimard
(Œuvres complètes III), 1999, p. 63. Cité par Georges Bataille, p. 72. (Nous
soulignons.)
16
André Breton, L’Amour fou (1937), Paris, Gallimard (Œuvres complètes II), 1992,
pp. 747-748.
110 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
17
Les réminiscences diffèrent en cela de la pureté des impressions premières : « Dans
le domaine des « impressions », du moins la connaissance ne pouvait rien réduire, rien
dissoudre. Et l’inconnu en composait l’attrait comme celui des êtres désirables. Une
phrase d’un septuor, un rayon de soleil d’été dérobent à la volonté de savoir un secret
que nulle réminiscence jamais ne fera pénétrable ». (V, p. 164)
LA HAINE ET L’IMAGE 111
Si la poésie est la voie qu’en tous temps suivit le désir ressenti par
l’homme de réparer l’abus fait par lui du langage, elle a lieu comme je
l’ai dit sur le même plan. Ou sur ceux, parallèles, de l’expression. Elle
diffère en cela des réminiscences dont les jeux occupent en nous le
domaine des images – qui assaillent l’esprit avant qu’il les exprime
(sans qu’elles deviennent pour autant des expressions). (V, p. 170)
18
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, Paris, Ed. du Seuil, 1982, p. 9.
19
Ibid., p. 59.
20
Gaston Bachelard, La Poétique de l’espace, Paris, PUF, 1957, p. 79. (Cité par Jean
Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., pp. 62-63.)
112 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
[Proust] les lie à leur expression, qu’il n’aurait pu ne pas leur donner
qu’en principe » (V, p. 170). La contingence qui était d’abord alléguée
est soudain sensiblement relativisée : l’expression des images liées
aux réminiscences n’est contingente qu’en principe, en pratique, les
images et leur expression tendent à ne faire plus qu’un. Voilà qui
change considérablement les choses. Les réminiscences et la poésie
sont maintenant « si proches », l’écart entre l’image mentale et
l’image poétique est à ce point réduit, quasiment nié, qu’il semble
difficile de supposer encore une quelconque relation d’antériorité de
l’une à l’autre. Du même coup, derrière l’avènement simultané de ces
images, qui tendrait à en établir la parfaite coïncidence ou, si l’on
veut, la parfaite identité, c’est désormais une véritable image poétique
qui semble se dessiner, « tout entière contemporaine de son
expression »21.
En l’espace d’à peine quelques lignes, deux directions
exactement opposées se font jour : la première retire à l’image son
caractère le plus propre, tandis que la seconde le lui restitue sur le
champ. Ce qu’il faut bien voir, c’est que ces deux directions émanent
de deux points de vue différents. Bataille parle d’abord en théoricien :
les réminiscences peuvent avoir lieu indépendamment de leur
expression ; leur expression, la poésie, n’en est donc qu’un accident.
Et puis son propos glisse imperceptiblement vers une dimension plus
pratique, faisant écho sans doute à sa propre expérience : la distinction
que la prudence théorique commande d’observer, la pratique de
l’écriture, en fait, ne la confirme pas, qui ne dissocie pas mais confond
au contraire l’image et son expression. Ce que Bataille ne voit peut-
être pas, ce qu’en tout cas il ne dit pas, c’est que son propos, dès lors,
fait référence à deux espèces de réminiscences clairement distinctes :
l’une que l’on peut éventuellement exprimer après coup et, à l’inverse,
une autre dont la particularité est d’avoir justement pour site le seul
espace de l’écriture, et lui seul. En d’autres termes, s’il est des
réminiscences qui peuvent ne pas être exprimées, il en est d’autres
dont la manifestation et l’expression ne font qu’un ; s’il en est qui
s’éloignent de l’image poétique, d’autres ne sont que poésie. Ainsi,
ce que Bataille semble pressentir à travers les réminiscences
proustiennes, c’est que la sensibilité, ou l’instant, comme on voudra,
désigne l’image poétique comme le lieu privilégié de sa manifestation.
21
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 63.
LA HAINE ET L’IMAGE 113
22
André Breton, Manifeste du surréalisme, (1924), Paris, Gallimard, (Œuvres
complètes I), 1988, p. 339.
LA HAINE ET L’IMAGE 115
Ce que l’on peut déplorer, c’est que cette conception rattache l’image
à une analogie qui, comme l’analyse Jean Burgos, « n’est pas
intrinsèque aux réalités en présence, mais tient à l’esprit qui les choisit
et les relie, en tire intelligemment des rapports »25. En d’autres termes,
une telle image se rapproche certainement plus d’une simple
construction rhétorique, d’un « produit artisanal », d’une « réalisation
du projet d’un intellect à jamais privilégié », que de l’écriture
automatique. Breton pressent d’ailleurs clairement ce danger qui finit
bientôt par affirmer :
Force est donc bien d’admettre que les deux termes de l’image ne sont
pas déduits l’un de l’autre par l’esprit en vue de l’étincelle à produire,
qu’ils sont les produits simultanés de l’activité que j’appelle
surréaliste, la raison se bornant à constater, et à apprécier le
phénomène lumineux.
27
Jean Burgos, Pour une poétique de l’imaginaire, op. cit., p. 73.
118 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Pour moi, [l’image] la plus forte est celle qui présente le degré
d’arbitraire le plus élevé, je ne le cache pas ; celle qu’on met le plus
longtemps à traduire en langage pratique, soit qu’elle recèle une dose
énorme de contradiction apparente, soit que l’un de ses termes en soit
curieusement dérobé, soit que s’annonçant exceptionnelle, elle ait l’air
de se dénouer faiblement (qu’elle ferme brusquement l’angle de son
compas), soit qu’elle tire d’elle même une justification formelle
dérisoire, soit qu’elle soit d’ordre hallucinatoire, soit qu’elle prête très
naturellement à l’abstrait le masque du concret, ou inversement, soit
qu’elle implique la négation de quelque propriété physique
élémentaire, soit qu’elle déchaîne le rire.28
28
André Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., pp. 338-339.
LA HAINE ET L’IMAGE 119
Littéralement
30
André Breton, Signe ascendant (1947), Œuvres Complètes III, Paris, Gallimard,
Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1377.
31
« Faux poète » est la désignation ironique dont, au dire de Breton, Apollinaire
accablait Cocteau.
122 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
32
Expression d’Etienne-Alain Hubert que l’on retrouve dans le dossier critique
consacré à Signe ascendant dans André Breton, Œuvres Complètes III, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1999, p. 1377.
33
Cf. II, pp. 300-301.
34
Michel Deguy, « Du Signe ascendant au Sphinx vertébral », Poétique n°34, avril
1978, p. 229.
35
« La brève illumination qui, au bout de quelques mois, allait donner essor au jeu de
"l’un dans l’autre" » et nous mettre en possession de la certitude capitale qui me
semble en découler me fut donnée vers mars dernier au café de la place Blanche un
soir qu’entre mes amis et moi la discussion portait, une fois de plus, sur l’analogie. En
quête d’un exemple pour faire valoir ce que je défendais, j’en vins à dire que le lion
pouvait être aisément décrit à partir de l’allumette que je m’apprêtais à frotter. Il
m’apparut en effet, sur le champ, que la flamme en puissance dans l’allumette
« donnerait » en pareil cas la crinière et qu’il suffirait, à partir de là, de très peu de
mots tendant à différencier, à particulariser l’allumette pour mettre le lion sur pied. Le
lion est dans l’allumette, de même que l’allumette est dans le lion. » (André Breton,
« L’un dans l’autre » (1954), Perspective cavalière, Paris, Gallimard, 1970.)
LA HAINE ET L’IMAGE 123
La plus belle lueur sur le sens général, obligatoire, que doit prendre
l’image digne de ce nom nous est fournie par cet apologue zen : « Par
bonté bouddhique, Bashô modifia un jour, avec ingéniosité, un haïkaï
cruel composé par son humoristique disciple, Kikakou. Celui-ci ayant
dit : "Une libellule rouge – arrachez-lui les ailes – un piment", Bashô y
substitua : "Un piment – mettez-lui des ailes – une libellule rouge." »37
36
Robert Bréchon, Le Surréalisme, Paris, Librairie Armand Colin, 1971, p. 65.
37
André Breton, Signe ascendant, op.cit., p. 769.
124 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
38
Michel Deguy, « Du Signe ascendant au Sphinx vertébral », art. cit., p. 230.
39
Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de
Merleau-Ponty, Paris, Vrin, 1998, p. 270.
40
Jean-Luc Nancy, Au fond des images, Paris, Galilée, 2003, p. 16.
126 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
41
Jean-Luc Nancy, Au fond des images, op. cit., p. 18.
42
Ibid., p. 286.
LA HAINE ET L’IMAGE 127
43
Roger Caillois, Approches de l’imaginaire, Paris, Gallimard, 1974, p. 43.
44
Ibid., p. 53.
45
Ibid., pp. 53-54.
46
Ibid., p. 59.
128 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
49
François Warin, Nietzsche et Bataille. La parodie à l’infini, op. cit., p. 16.
130 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Pour qui voit le monde comme une immense parodie, il n’existe pas
deux réalités sans rapport, et tous les rapports sont nécessairement
justes et (presque) tous sont lointains : la définition de Reverdy ne fait
ainsi que formuler des évidences. En conséquence, « la surprise et la
joie de se trouver devant une chose neuve » n’existent plus en droit :
la parodie anticipe toutes les images, elle les devance, les prévoit et les
prévient en les privant de toute capacité à étonner ou surprendre. La
parodie est seule susceptible de dévoiler la nature profonde du monde,
quand l’image n’est jamais qu’une révélation seconde, la révélation ou
plutôt la confirmation de la parodie universelle mise au grand jour
dans L’Anus solaire51.
50
Propos de Pierre Reverdy dans la revue Nord-Sud, mars 1918, cités par André
Breton, Manifeste du surréalisme, op. cit., p. 324.
51
A peu près à la même époque, Leiris publiait un cours article dans le dictionnaire
critique de Documents dont les conséquences ne sont pas sans rappeler celles
auxquelles mène L’Anus solaire. La définition de la métaphore à laquelle se réfère
Leiris reprend en partie celle qu’en donne Aristote dans la Poétique. Cependant, là où
le stagirite évoque « le transport à une chose d’un nom qui en désigne une autre » et
semble laisser entendre que la chose désigne toute à la fois ce que Saussure nomme le
référent et ce qui est signifié par le nom (la notion de la chose), la définition retenue
LA HAINE ET L’IMAGE 131
par Leiris renvoie quant à elle d’abord au référent. La métaphore consiste alors à
désigner un référent par un nom qui n’est pas le sien en se fondant sur un rapport
d’analogie. Le mouvement proprement vertigineux introduit par Leiris à partir de
cette définition relativement simple consiste à faire de tout signifié une métaphore ou,
ce qui revient au même, à établir l’impossibilité de « désigner un objet par une
expression qui lui correspondrait, non au figuré mais au propre ». Leiris décrit alors
une sorte de hiérarchie au sommet de laquelle se trouve ce qu’il nomme, non sans
obscurité, « un mot abstrait », lequel, dit-il, n’est jamais que la sublimation d’un « mot
concret » qui désigne quant à lui l’objet par une seulement de ses qualités - en cela, le
mot concret est plus métonymique que métaphorique. Nommer un objet impliquerait
d’en connaître l’essence, d’accéder au monde des essences, ce qui précisément est
impossible pour le kantien Leiris qui sait, affirmation implacable, « que nous ne
pouvons connaître que les phénomènes, non les choses en soi ». Dans ces conditions,
il est impossible de déterminer pour deux objets quelconques « lequel est désigné par
le nom qui lui est propre et n’est pas la métaphore de l’autre, et vice versa ». En
conséquence, pour chaque métaphore la réciproque est vraie : « L’homme est un arbre
mobile, aussi bien que l’arbre est un homme enraciné. De même le ciel est une terre
subtile, la terre un ciel épaissi. Et si je vois un chien courir, c’est tout autant la course
qui chienne ». Les chiasmes auxquels aboutit Leiris montrent comment la relation
d’équivalence introduite par la métaphore est une relation de réciprocité ; l’être-
comme, pour reprendre l’expression de Ricœur, est un être réciproque. Ainsi, il existe
entre les deux pôles de la métaphore un perpétuel aller-retour, un incessant va-et-vient
qu’il n’est pas possible de réduire à un sens unique comme le voulait Breton. Parce
qu’il est par nature métaphorique, et parce qu’on « ne sait où commence et où s’arrête
la métaphore », le langage révèle un monde où l’absence de fondement empêche la
détermination d’un sens, qu’il soit d’ailleurs ascendant ou non. Avec Leiris, les mots,
et donc les images, s’éloignent de l’être : le langage est une pléthore d’images à l’aide
desquelles on peut bien construire un monde, mais ce monde ne sera jamais qu’un
monde à côté du monde en soi. (Toutes les citations renvoient à Michel Leiris,
« Métaphore », (1929), Documents n°3, Paris, Editions Jean-Michel Place, 1991, p.
170.)
132 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
52
Denis Hollier, « La matérialisme dualiste de Georges Bataille », Tel quel n° 25,
1966, p. 43.
53
Le monde étant le tout il est impossible de supposer deux touts.
LA HAINE ET L’IMAGE 133
[Il n’y a pas] ce monde-ci et puis l’autre, écrit Denis Hollier, mais le
monde de l’identité et son altération : le monde de la pensée et sa
dépense, le monde de la mesure et sa démesure. C’est parce que le
premier prit lui-même, pour s’établir hors de la violence illimitée,
l’initiative d’une décision brutale qui fut l’interdit porté sur la violence
même, c’est pour cela que lorsqu’il transgresse cet interdit, même s’il
s’ouvre alors à l’illimité, la violence à laquelle il se livre n’est pas elle-
même illimitée : elle est liée au maintien de l’interdit qui lui donne
toute sa force.55
54
Denis Hollier, « La matérialisme dualiste de Georges Bataille », art. cit., p. 49.
55
L’homme se définit par exemple en se séparant et en se distinguant de l’animal, et
cette séparation le fait entrer dans le monde profane du travail. Cette séparation de
l’animalité engendre cependant chez lui un sentiment d’incomplétude qui le conduit à
transgresser l’interdit qu’il s’était donné pour se distinguer de l’animal. La
transgression de cet interdit, écrit Hollier, ne le ramène pas à l’état initial mais réalise
la « synthèse des deux états, animal et humain » (Ibid., p. 49.).
134 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
56
Pensons par exemple à la définition de la poésie comme participation dans La
Littérature et le mal.
LA HAINE ET L’IMAGE 135
qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une
araignée ou un crachat » (I, p. 217).
Il ne faut cependant pas se méprendre. La poésie de
Bataille n’est pas une poésie qui aime les images, elle se présente
plutôt comme une poésie qui les abandonne, tente de s’écrire sans
elles et sans doute pour une part contre elles. Ce refus de l’image n’est
pas une caractéristique tardive de cette poésie mais apparaît au
contraire dès les premières lignes de L’Anus solaire au moment précis
où le narrateur s’écrie : « JE SUIS LE SOLEIL ». Le lien par lequel le
verbe être « relie une chose à l’autre » ne s’avère « pas moins irritant
que celui des corps » ; l’union et la liaison des mots ne doivent rien à
la violence de l’accouplement charnel. De fait, ce que Bataille nomme
« le copule des termes », en l’occurrence le copule d’un « je » et du
soleil, n’est pas dénué de conséquences : « il en résulte, écrit-il, une
érection intégrale, car le verbe être est le véhicule de la frénésie
amoureuse »58. La transformation aussi soudaine que spectaculaire du
corps de celui qui dit « je » montre que les mots ont un effet direct et
immédiat sur le réel. C’est que, dans L’Anus solaire, il existe une
proximité très grande entre dire et être, dire et devenir : le verbe être
n’unit pas seulement les mots qu’il relie, il unit également les référents
auxquels ces mots renvoient. Le copule des termes ne relève donc pas
du « sens de l’être » que déploie la métaphore et qui « échappe à
l’opposition simple de l’être et du non-être »59 mais se révèle en fait
beaucoup moins équivoque : au moment du cri, le « je » est le soleil,
et l’union du « je » et du soleil se rapproche alors de l’union érotique
fusionnelle dans laquelle culmine la passion amoureuse. L’attribution
de cette valeur particulière au verbe être est une première manière de
parvenir à l’unité qui définit le sacré : le copule du « je » et du soleil
réalise la « fusion de l’objet et du sujet [qui] veut le dépassement de
chacune des parties au contact de l’autre » (IX, p. 196).
En rendant caduque la distinction entre un plan
métaphorique et un plan littéral, le copule des termes rend du même
coup impossible l’existence d’un sens caché et impose une simplicité
déroutante : il n’y à rien d’autre à entendre là que ce qui est dit. Cette
simplicité, la poésie de Bataille va la retrouver d’une autre manière, en
tournant un peu plus encore le dos à l’image. Prenons comme premier
58
Autre façon de dire que les mots font l’amour.
59
Renaud Barbaras, Le Tournant de l’expérience. Recherches sur la philosophie de
Merleau-Ponty, op.cit., p. 273.
138 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
60
Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, Paris, Editions du Seuil, 1992, p.
227.
61
Ibid., p. 230.
LA HAINE ET L’IMAGE 139
62
Laurent Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 50. (Notons que cette
manière de transcender la circonstance par son essentialisation ne rend pas compte de
toute l’énonciation poétique, l’analyse de la fin du vers menée par Jenny montre
d’ailleurs l’existence d’un mouvement inverse. Cf. Laurent Jenny, La Parole
singulière, op. cit., p. 51.)
63
Ibid., p. 51.
64
Dominique Rabaté, « Enonciation poétique, énonciation lyrique », Figures du sujet
lyrique, sous la direction de Dominique Rabaté, Paris, P.U.F, 1996, p. 70.
65
Ibid., p. 71.
140 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
66
Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, op. cit., p. 126.
67
Ibid., P. 127.
68
Ibid., p. 13.
69
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 190.
LA HAINE ET L’IMAGE 141
70
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 191.
142 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Et puis tu t’aperçois
Que plus tu le regardes
Et plus sa force est grande
72
Jean-François Louette, « D’une gloire lunaire », introduction à Georges Bataille.
Romans et récits, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, édition publiée sous la
direction de Jean-François Louette, 2004, p. 73.
144 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
De cet Artaud qui voit ce van Gogh, de ce van Gogh vu par Artaud,
Jean-Marie Gleize affirme qu’« il a fallu beaucoup de non-lecture, ou
d’aveuglement » pour ne pas voir leur proximité avec l’entreprise d’un
Francis Ponge dont l’engagement dans la réalité n’est pas moins
rageur que le leur, dont le désir d’étreindre le réel n’est pas moins
ardent que leur acharnement à se tenir au plus près de celui-ci. A ce
désir d’étreinte il faut associé Bataille, le Bataille de Documents et des
poèmes qui, désormais, ne rejoint plus seulement Artaud et Ponge
pour s’être opposé à la capitalisation de la poésie « sous toutes ses
formes et jusqu’en dehors de ses formes »76 opérée par le surréalisme
et pour avoir redéfinit « le travail poétique dans ses limites et ses
pouvoirs » en dénonçant chacun à leur manière « l’imposture des
Gymnastes ».
Quand Jean-Marie Gleize explique comment Ponge fut
associé, dans une sorte d’opposition au surréalisme, « au grands
73
Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, Paris, Seuil, 1983, p. 136.
74
Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, Paris, Gallimard (Œuvres
complètes XII), p. 29.
75
Jean-Marie Gleize, Poésie et figuration, op. cit., p. 136.
76
Jean-Marie Gleize, A noir. Poésie et littéralité, op. cit., pp. 24-25.
LA HAINE ET L’IMAGE 145
Rien à redire à la réserve qui est ici émise, si ce n’est qu’il existe un
Bataille qui à sa manière est très attentif à la chose, qui prend son
parti, parfois avec virulence, mais aussi parfois dans le plus grand
dénuement, avec une sorte de discrétion extrême, très loin des
tumultes auxquels on l’associe toujours trop vite.
77
Jean-Marie Gleize, Francis Ponge, Paris, Editions du Seuil, 1988, p. 204.
L’ŒUVRE SACRIFIEE
Le furtif est fugace mais il est plus que le fugace. Le furtif, c’est – en
latin – la manière du voleur […]. Le langage courant a effacé du mot
« furtif » la référence au vol, au subtil subterfuge dont on fait glisser la
signification – c’est le vol du vol, le furtif qui se dérobe lui-même dans
4
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée (1986), Paris, Christian Bourgois
Editeur, 1990, p. 227.
5
« "Elle change. Elle change tout et tout la change. Pas une parcelle immobile, pas de
place accordée au repos, au regard en arrière, au c’est bien ainsi, j’attends la
récompense…" C’est ce qu’on peut dire de cette poésie, et peut être aussi est-ce là ce
qu’il faut dire de la poésie entière, qui n’est qu’à la condition de changer. » (XI, pp.
91-92)
150 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
6
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 264.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 151
7
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 411.
8
La substance n’est pas seulement ce que vise la définition, elle en est également la
condition de possibilité.
9
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op. cit., p. 92.
10
Ibid., pp. 104-105.
152 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Quand je dis : "l’éclair luit", j’ai posé le luire une fois comme activité
et une seconde fois comme sujet : j’ai donc supposé sous l’événement
(Geschechen) un être (Sein) qui ne se confond pas avec l’événement
mais, bien plutôt, demeure, est, et ne "devient" pas. – Poser
l’événement comme agir : et l’action comme être : telle est la double
erreur, ou interprétation, dont nous nous rendons coupables. Ainsi, par
exemple, "l’éclair luit" – : "luire" est un état qui nous affecte, mais
nous ne l’appréhendons pas comme action sur nous, et nous disons :
11
Claude Romano, L’Evénement et le monde, Paris, P.U.F, 1998, p. 7.
12
Ibid., p. 8.
13
Claude Romano reprend ici une formule de Bergson. (Cf. Henri Bergson, La
Pensée et le mouvant, Paris, Ed. du centenaire, 1959, pp. 1381-1382 et Durée et
simultanéité, Paris, P.U.F, 1968, p. 41.)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 153
16
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art.
cit., p. 126.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 155
L’animal nous ouvre à une vérité qui nous est la plus intime, mais qui
toujours nous échappe. Cependant, parce qu’elle n’est justement pas
une vérité à laquelle nous accédons ou que nous pouvons détenir
comme un bien propre, elle n’est pas exactement in-accessible. Son
inaccessibilité désigne plus son dévoilement, et donc la manière dont
elle nous touche, qu’un repli qui la mettrait hors d’atteinte et dans
lequel elle finirait par se perdre. Cette vérité « m’apparaît pour se
dérober » et, pourrait-on dire, en se dérobant. Elle ne constitue jamais
une connaissance, et demeure incompatible avec « la distincte clarté
de la conscience ». Les yeux de l’animal semblent les dépositaires
d’une vérité ultime qui se donne en nous échappant, d’une vérité qui
concerne directement la poésie et dont il faut tenter de retrouver la
trace dans le passage de l’animalité à l’humanité que décrit Bataille.
L’humanité naît avant tout d’une rupture avec la
continuité et avec la pure immanence du monde animal,
« d’une transcendance de l’immédiateté, d’une abstraction du donné
17
Précisons que dans la perspective qui est la nôtre l’exactitude scientifique des
allégations anthropologiques de Bataille n’est pas en cause. Qu’elles soient
pertinentes ou non nous importe peu. Seul nous intéresse ici ce qu’elles lui permettent
de formuler à propos de la poésie qu’il tente de décrire.
156 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
sensible »18. Cette coupure primordiale est opérée par la Négation qui
est à la fois le « support de la conscience, [l’] origine de toute
identité », et le « fondement de tout principe de Réalité ». La Réalité
s’élabore au fur et à mesure des multiples coupures pratiquées par la
Négation et, en conséquence, s’avère entièrement transparente au
regard et à la conscience. Cependant, le procès de la Négation n’est
pas sans « un reste, une tache aveugle située dans le non-lieu
intersticiel de l’incision ». Autrement dit, la Négation « forclot et
révèle un abîme » qui hante la conscience tout au long de son
parcours et dont elle doit s’efforcer de se détourner afin de se
constituer.
De fait, il n’est pas un de ses développements qui ne porte
la trace de cette tache aveugle et obsédante. Bien qu’au monde animal
indistinct se substitue l’espace humain organisé et structuré en
intériorité et en extériorité, cette scission n’est jamais une distinction
définitivement établie. C’est que l’intériorité renvoie moins à « une
autre réalité opposée à la Réalité extérieure » qu’elle ne désigne plutôt
« la défaillance de toute réalité, marquée par la dislocation des
identités ». Dans le même temps qu’elle élabore une réalité de plus en
plus complexe, la conscience découvre et affronte une inconscience,
qui n’est autre que « le reste du procès d’objectivation dont elle est
issue et qu’étrangement elle désigne comme son domaine propre » :
finalement, le dualisme de l’intérieur et de l’extérieur est moins « une
opposition conceptuelle qu’une « affaire de glissements » »19.
Le temps est la seconde loi fondamentale à laquelle
conduit la Négation. Ce dernier se définit essentiellement comme
« une succession discrète et opérationnelle » dans laquelle l’instant
peut aussi bien être « recueilli dans une mémoire, [qu’] investi dans un
projet, différé et enfin réalisé dans un résultat »20. Tout comme
l’espace, le temps se fonde donc sur l’immanence qui, du même coup,
ne cesse de l’assaillir et de menacer ses déterminations : si le temps
est bien un « travail de suspension de l’instant »21, il demeure toujours
exposé à la possibilité de son retour.
18
Michel Feher, Conjuration de la violence, introduction à la lecture de Georges
Bataille, Paris, P.U.F, 1981, p. 15.
19
Ibid., p. 19.
20
Ibid., p. 21.
21
Ibid., p. 22.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 157
22
Michel Feher, Conjuration de la violence, introduction à la lecture de Georges
Bataille, op. cit., p. 23.
158 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
23
Il faut bien souligner à quel point le sacrifice est pour Bataille éloigné de toute
morbidité : « Il est nécessaire à la vie quelquefois non de fuir les ombres de la mort,
de les laisser grandir au contraire en elle, aux limites de la défaillance, à la fin de la
mort elle-même ». (IX, p. 213) Un peu plus loin Bataille affirme sans équivoque :
« Ce que le rire enseigne est qu’à fuir sagement les éléments de mort, nous ne visons
encore qu’à conserver la vie : tandis qu’entrant dans la région que la sagesse nous dit
de fuir nous la vivons ». (IX, p. 214)
24
Selon Bataille, on n’a pas assez vu comment la sensibilité était aussi bien l’élément
du religieux que du poétique : « l’obscurité du débat qui concerne la poésie tient à la
coupure en deux – en art et en religion – du domaine de la sensibilité ». (IX, p 101)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 159
25
« L’instant est à la vérité la bouteille à l’encre des philosophes. L’instant de Sartre
"n’est pas". L’instant d’un autre est éternel. Chacun choisit une sorte d’instant,
comme un plat au restaurant, selon l’affinité d’un système. Je puis me poser
risiblement la question : l’instant "ne serait-il pas" ? " serait-il éternel" ? Je ne pourrai
jamais trancher qu’à la légère ». (XI, p. 299)
162 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
l’instant, il n’y pas lieu de les dissocier. A partir de là, l’instant cesse
d’être une notion abstraite mais peut être concrètement approché à
travers la description de l’acte sacrificiel souverain.
Il faut bien distinguer d’une part comment intervient la
rupture et, d’autre part, en quoi elle consiste. Etre dans le temps, c’est
avant tout agir. Or l’action « suppose une servitude, une suite d’actes
subordonnés au résultat final » (XII, p. 342). La rupture est
l’introduction dans l’enchaînement subordonné de l’action d’une
absence de fin, elle est l’acte qui ne se fait plus « en vue d’une fin », le
sacrifice qui se fait sans but ni raison. Pour le dire autrement, la mise à
mort est une rupture parce qu’elle est une fin authentique, une fin qui
ne sert à rien, qui se donne et s’épuise dans l’immédiateté. Dans le
sacrifice, la mort est donnée pour rien et ne permet rien : elle est
l’exact contraire d’un résultat ou d’un effet durable. Quand rien, sinon
« une nécessité cachée », ne commande la mise à mort, l’ensemble des
actes qui composent le sacrifice ne sont plus, à proprement parler, des
actions. Le sacrifice n’est pas une simple action à côté de l’action, il
ne rompt pas l’enchaînement servile des actes pour le reproduire
aussitôt. Ce qu’il faut bien mesurer, c’est la conséquence de l’absence
de fin sur la nature de l’enchaînement des actes : le sacrifice est bien
une suite d’actes mais cette suite n’obéit plus à la loi de la
subordination, elle n’est justement pas une suite où chaque acte n’est
là qu’en raison du précédent et pour permettre le suivant jusqu’à
l’atteinte d’un but avoué. Dans l’aire sacrificielle l’acte « concentre en
soi la valeur » : il ne se fait en vue de rien sinon de se faire. Quand la
victime est sur l’autel, chaque acte vaut avant tout pour lui même. Le
sacrifice souverain donne à voir comment l’absence de fin concentre
la valeur de l’enchaînement sur l’instant de l’acte ou, plus exactement,
sur l’acte comme instant. Le sacrifice dé-chaîne l’instant en dé-
chaînant les actes : chaque geste du rituel est plongé dans la mort,
immergé dans l’immanence, retiré du monde servile sous les yeux de
l’assistance qu’il méduse. En un mot, le sacrifice est un « spectacle »
(XII, p. 337), une suite d’actes où les actes, ne se produisant que pour
l’instant, s’extraient de tout en-chaînement à l’instant même où ils se
produisent et s’offrent aux regards fascinés.
Ce point est déterminant pour comprendre comment
Bataille envisagera par la suite l’écriture poétique, mais il est difficile.
La difficulté est ici de parvenir à penser une suite d’actes autrement
qu’au travers des catégories qui définissent l’action, une suite dont le
L’ŒUVRE SACRIFIEE 163
Dans la mise à mort, ce qui est pour la sensibilité c’est ce qui n’est
plus, c’est l’être non pas en tant que ceci ou cela, mais l’être qui n’est
ni ceci ni cela. La sensibilité n’est exposée ni à ce qui est, ni à ce qui
est qui n’est plus, mais à l’entre deux, à ce que Bataille nomme le
« moment brûlant du passage ». Le passage c’est toujours en effet ce
qui n’est plus, c’est l’être qui n’est plus ceci mais n’est pas encore
cela, c’est une pure mobilité qui ramène à la détermination
fondamentale de l’être comme fuite27. Et le dé-chaînement des actes
26
On le voit, la difficulté se lie ici à la nature « du langage de la connaissance, qui n’a
pas en principe le pouvoir de compter avec le présent. Dans le langage discursif, le
présent est le parent pauvre (ou le souffre-douleur) : ce qui n’a de sens que pour lui
n’a pas en réalité de sens, ce qui ne vaut que pour lui n’est pas utile ». (XI, p. 301)
27
En ce sens, Jacques Derrida écrit à propos de l’instant : « l’instant – mode temporel
de l’opération souveraine – n’est pas un point de présence pleine et inentamée : il se
glisse et se dérobe entre deux présences ; il est la différence comme dérobement
affirmatif de la présence. Il ne se donne pas, il se vole, s’emporte lui-même dans un
mouvement qui est à la fois d’effraction violente et de fuite évanouissante ». (Jacques
Derrida, « De l’économie restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans
réserve », art. cit., p. 387.)
164 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
[…] pour variées qu’en soient les fins apparentes, limitées les
techniques primitives, la poésie n’en vise pas moins le même effet que
le sacrifice, qui est de rendre sensible et le plus intensément qu’il se
peut le contenu de l’instant présent. (XI, p. 102)
L’absence d’œuvre
28
Rappelons que là où le français n’a recours qu’à un seul terme pour rendre compte
de la réalité du faire, le grec distingue sous les termes de poïesis et de praxis deux
façons de faire différentes : alors que le premier renvoie à l’idée de fabriquer et de
produire, le second désigne l’acte de faire, cet acte pris en lui-même. Nous pouvons
retrouver des distinctions similaires en anglais (to make/to do) ou encore en allemand
(machen/tun). Notons pour finir que les glissements de sens qui affectent les notions
de poïesis et de praxis au cours de l’histoire finiront parfois par inverser leur sens.
166 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Il apparaît vite que la poésie est aussi l’ennemie née de la poésie : elle
se détourne de la poésie en naissant, mêlant au cri le désir de durer.
[…] Telle est en effet la misère de la poésie, que, se servant des mots
pour exprimer ce qui a lieu, elle tende à étouffer le cri d’une émotion
présente sous le masque d’un visage de musée. La poésie criant
l’instant suspendu, du fait que l’ordre émouvant des mots lui survivra,
tend à n’exprimer qu’un sens durable : elle le fige en solennité funèbre.
(XI, p. 99)
Le cri ne supporte pas la durée. Ce n’est pas que le cri ne puisse pas
durer, mais il exige de supprimer « le désir de durer » : l’instant est
tant que ce désir n’est plus. Sitôt que la durée est désirée, le souci de
l’avenir opère son retour sous les formes concrètes du projet et de
l’action : furtivement dé-chaînés, les actes retrouvent bientôt la loi de
l’en-chaînement subordonné. Mais l’œuvre peut-elle être un cri ?
N’est-elle pas par définition un résultat qui suppose une
29
En réunissant les conditions les plus favorables à sa manifestation, ces temps
reculés signifiaient une sorte de chance pour la dépense. Reste à savoir cependant si la
dépense n’y perdait pas du même coup une part de sa valeur et de sa force.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 167
liberté sans limite qui n’est pas conciliable avec l’œuvre. Il ne suffit
donc pas de s’en prendre à ce qui s’est une fois solidifié, mais il faut
atteindre surtout ce qui se solidifie, c’est-à-dire l’œuvre en train de se
faire ou, pour le dire autrement, le fait qu’une œuvre se fait : l’écriture
ne sera poétique que si elle parvient à son tour à être une suite d’actes
dé-chaînés30 et la condition de cette souveraineté majeure n’est autre
que l’absence d’œuvre.
L’absence d’œuvre, certes, mais en quel sens ? L’écriture
poétique devrait-elle s’apparenter à une sorte d’opération magique qui
effacerait ce qu’elle fait à mesure qu’elle le fait afin d’en avoir aucun
souci ? Il nous faut affronter ici toute la difficulté de ce qui
s’apparente pourtant à la plus banale des évidences : non seulement
l’absence d’œuvre ne signifie évidemment pas que rien ne s’écrit,
mais elle ne signifie pas même que ce qui s’écrit s’avère dénué
d’intérêt ou importe peu. Bataille le dit sans détour : ce qui s’écrit
quand l’écriture devient poétique est, « dans la littérature, […]
l’essentiel, ce qui touche » (XI, p. 189). Puisque l’absence d’œuvre ne
saurait en aucun cas signifier l’absence d’une production, il faut
comprendre que cette expression désigne un trait tout à fait exclusif au
faire poétique ; elle désigne ce qui le distingue de toute autre façon de
faire et constitue son caractère propre. L’absence d’œuvre renvoie à
une manière de faire qui, cherchant à s’approcher le plus qu’il se peut
de la dépense, s’éloigne en conséquence de toute notion de
composition, de fabrication, de construction et, il faut bien le dire, de
création31. Nous touchons certainement là au point le plus
problématique de toute la réflexion de Bataille, à son moment le plus
éminemment paradoxal : la poésie sera poétique dans l’exacte mesure
où elle saura rompre avec les opérations qui se lient à une production
mais, dans le même temps, elle devra pourtant donner lieu à une
œuvre ; le faire poétique sera un faire qui devra faire œuvre sans faire
œuvre, telle est l’absence d’œuvre. Une œuvre ? Peut-on encore
solliciter ce vocable ? Ne devrait-on pas simplement parler d’un
30
Lors d’une conférence, Bataille exprime ainsi cette nécessité : « Pour que les mots
répondent à ma passion, je devrais en effet renoncer à l’enchaînement, je devrais
passer du « discours » à la poésie. Kant suivait en ce sens un jugement sûr, lorsqu’il
faisait de l’art le type de l’action morale, puisque l’art est la seule action dont la fin est
cette action même ». (VII, p. 452)
31
De manière plus nuancée, il faudrait préciser que le faire poétique s’oppose à tout
ce qui dans la création recoupe les notions de fabrication, de composition, etc.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 169
pour résultat une œuvre qui n’est plus une œuvre et qui est poétique de
ne plus l’être.
L’enjeu de la réflexion sur la poésie menée par Bataille
peut être désormais énoncé plus précisément : cette réflexion doit
permettre de définir et d’élaborer une façon de faire qui renoue avec la
pure gratuité d’une dépense souveraine. Tenter de comprendre cette
réflexion revient donc à appréhender comment Bataille a envisagé
d’informer l’écriture poétique afin d’établir les conditions de
possibilités de la manifestation d’un faire qui pervertit le faire. En
conséquence, notre première question concernera la nature d’une telle
l’écriture : qu’est une écriture qui est le moyen d’un projet qui veut en
finir avec le projet et dont le principe consiste alors en la perversion la
plus rigoureuse du faire ? Comment décrire cette façon de faire ? A
quoi s’apparente une écriture qui dépense sans réserve ?
Aucune réponse ne saurait être sérieusement avancée si
l’on néglige le sens du cheminement qui, dans son expérience et sa vie
même, a amené Bataille à appréhender les modalités de l’écriture
poétique à partir de l’opération souveraine des premiers sacrifices.
Plus concrètement, il nous faut aborder maintenant l’expérience
communautaire d’Acéphale, laquelle nous apparaît comme un moment
clé de la réflexion que Bataille poursuit au sujet de la poésie.
D’Acéphale aux articles et conférences qu’il consacre au surréalisme à
la fin des années 40, il nous semble qu’il existe une continuité et une
cohérence qui donnent à la fois sa place et son sens à la poésie
recherchée. Ainsi, la mise au jour des enjeux qui se présentent à
Bataille après Acéphale et celle de la manière dont ces enjeux sont
repris, pour une part, dans les articles où il revient sur le surréalisme,
sont seules susceptibles de donner toute la mesure de l’importance que
la question de la poésie va prendre peu à peu au cours des années 40.
Religion farouche
l’atmosphère surréaliste dans [les parages de] laquelle j’avais vécu était
lourde de cette possibilité singulière. Et pour aussi stupéfiante qu’une
telle lubie puisse paraître je la pris sérieusement. (VI, p. 369)
32
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 301.
33
Fou Tchou Li « coupable de meurtre sur la personne de Ao Han Ouan » subit en
conséquence le 10 avril 1905 le supplice des Cent morceaux. Sous les yeux de la
foule, il fut « découpé en morceaux, en cent morceaux : découpé vif ». (Ibid., pp. 120-
121.) C’est le docteur Adrien Borel qui communiqua à Bataille en 1925 un cliché de
ce supplice, cliché qui obséda Bataille et dont il se servit notamment dans ses
exercices de méditation. (Pour plus de détails nous renvoyons aux pages 120 à 122 du
livre de Michel Surya.)
34
Ibid., p. 302. Surya résume ainsi les intentions de Bataille : « Ce que sans doute
voulait Bataille, c’est que l’horreur de la mort promise à chacun descendît en chacun
comme une pentecôte horrifiante et que, déchaînées, les ardeurs et les énergies
jusque-là comprimées fussent à la mesure de cette horreur ». (Ibid.)
35
Ibid., pp. 303-304.
172 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
40
Michel Koch, Le Sacricide, op. cit., p. 165.
41
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 307.
174 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
que celle espérée des rites les plus insensés, aussi bouleversante que
celle ressentie par les premiers hommes à l’occasion des mises à mort
sacrificielles : la poésie sera aussi radicale qu’Acéphale a pu l’être. A
l’issue des déchaînements orchestrés lors des nuits en forêt, une
certitude est plus forte que jamais : la poésie sera violente ou ne sera
pas.
Qu’est-ce qui au fond s’avéra le plus critiquable pour
Bataille au terme du tumulte suscité par Acéphale ? Ce n’est
certainement pas tel rite ou l’excès qu’après coup l’on serait tenté d’y
lire. Ce que Bataille condamne sans ambages quelque vingt années
plus tard, c’est bien la volonté de « fonder une religion » qui l’animait
alors : « Ce fut une erreur monstrueuse, mais réunis, mes écrits
rendront compte en même temps de l’erreur et de la valeur de cette
monstrueuse intention ». Bien qu’elle fût monstrueuse, cette intention
n’avait cependant rien de délirant : Bataille ne la récusa jamais en son
fond, il rejeta seulement la forme, qu’à la fin des années quarante, il
fut tentée de lui donner. Acéphale eut au moins le mérite de clarifier
les choses. Cette expérience fut aussi celle d’une vérification, d’une
confrontation sans détour au réel dont chaque échec se montra riche
d’enseignements :
J’ai même un peu de plaisir à évoquer le souvenir amer que m’a laissé
la velléité que j’avais il y a quelque vingt ans de fonder une religion. Je
préciserais ici que mon échec, dont l’évidence m’apparut chaque jour
un peu plus marquée, est à l’origine de cette somme [La Somme
athéologique] aujourd’hui sur le point d’être achevée. C’est au moment
même où je vis que mes efforts s’avéraient vains que je commençai Le
Coupable. (Vi, p. 370)
La religion ne doit pas être fondée, pas même définie, mais recherchée
sans cesse, et sans fin. Au terme des années 30, cette recherche
apparaît comme le sens même du religieux et recoupe bien le
mouvement d’intériorisation de la violence que nous avons décrit
précédemment. C’est à partir d’elle que ce que l’on pourrait appeler la
"religion" de Bataille va désormais prendre véritablement corps.
Le mardi 24 février 1948, Bataille prononce une
conférence intitulée La Religion surréaliste42. Selon nous, cette
conférence constitue un moment capital dans la réflexion que Bataille
consacre à la poésie : dans la continuité des enjeux que l’expérience
d’Acéphale a permis de clairement définir, la description du
surréalisme comme une religion, dont il nous faut désormais résumer
les grands axes, définit le cadre à l’intérieur duquel la dépense
poétique va prendre enfin tout son sens.
En tentant de rapprocher le surréalisme des religions
primitives, Bataille n’en expose pas moins le sens de ses propres
recherches : La Somme athéologique est animée d’une intention qui ne
saurait être pleinement justifiée qu’« En remontant aux origines de la
sphère religieuse » (VI, p. 371). Le rapprochement opéré dans l’article
consacré à Prévert entre la poésie et l’âge de pierre en est un exemple
parmi d’autres : la religion de Bataille trouve ses racines dans la
religion préhistorique tout comme, selon ce dernier, le mouvement
surréaliste. A l’instar de la Renaissance qui manifeste « la nécessité de
revenir à des sources plus lointaines, de retrouver dans l’homme grec
ou dans l’homme romain une forme d’existence qui avait été perdue »
(VII, p. 381), le surréalisme signifierait la résurgence « d’un homme
plus perdu encore que l’était il y a cinq siècles l’homme antique, [et]
42
Il n’existe pas l’ombre d’une dépréciation dans cette expression. Cela est pourtant
loin d’avoir été toujours le cas. En 1929, dans sa contribution au pamphlet dirigé
contre Breton, Bataille écrivait notamment : « Il reste donc la fameuse question du
surréalisme, religion nouvelle vouée, en dépit des apparences, à un vague succès. […]
il me paraît d’ailleurs nécessaire de ne laisser aucune ambiguïté dans cette manière de
présenter les choses. Je ne parle pas de religion surréaliste uniquement pour exprimer
un dégoût insurmontable mais bien par souci d’exactitude, pour des raisons en
quelque sorte techniques. […] L’abominable conscience qu’a n’importe quel être
humain d’une castration mentale à peu de chose près inévitable se traduit dans les
conditions normales en activité religieuse, car le dit être humain, pour fuir devant un
danger grotesque et garder cependant le goût d’exister, transpose son activité dans le
domaine mythique ». (I, pp. 218-219) (Nous soulignons.)
176 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
qui est l’homme primitif » (VII, p. 382). Si, pour Bataille, « la quête
de la vie de l’homme primitif a représenté la partie principale, la plus
vivante et la plus décisive » du surréalisme, il est également clair que
« l’homme primitif était un homme religieux ». Bien que la proximité
des religions primitives et d’un mouvement littéraire moderne ne soit
pas d’une immédiate évidence, Bataille s’emploie cependant à en
déceler et en énumérer les indices les plus probants. Pour commencer,
« il est facile de reconnaître les formes traditionnelles à travers de
nombreux passages des œuvres d’André Breton en particulier » (VII,
p. 386) : le frisson qui parcourt les tempes de ce dernier est « un
frisson sacré » qui évoque, sans doute possible, « l’un des sens du mot
religieux ». Mais le surréalisme n’est pas religieux en la seule
personne d’André Breton, il l’est également dans son désir affiché de
créer des mythes : « le souci que le surréalisme actuel a marqué pour
le mythe est une des indications les plus claires » de la profonde
religiosité dont il est empreint. A cet égard, l’attitude des surréalistes
fut toujours des plus conséquentes :
43
Dans La Vieille taupe, Bataille écrivait en effet : « En décembre 1929, M. Breton
n’hésite pas à se donner le ridicule d’écrire que "l’acte surréaliste le plus simple
consiste, revolvers aux poings, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on
peut, dans la foule. Qui n’a pas eu, au moins une fois, ajoute-t-il, envie d’en finir de la
sorte avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur a sa place
toute marquée dans cette foule, ventre à hauteur de canon." Que cette image se
présente à ses yeux avec une pareille insistance prouve d’une façon péremptoire
l’importance dans sa pathologie des réflexes de castration : il s’agit uniquement de la
provocation outrée ayant pour but d’attirer sur soi un châtiment brutal et immédiat ».
(II, p. 103)
178 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
L’écriture automatique
avec les buts » (XI, p. 80) et qu’il définissait d’abord comme un acte
de rupture :
Bataille évoque ici une fois de plus l’ornière qu’est la littérature : elle
devrait être un cri, elle ne peut s’empêcher de durer ; elle devrait dé-
chaîner, elle en-chaîne au contraire. Cependant, on voit bien que
l’écriture automatique constitue pour lui une sorte de lueur d’espoir.
Répondant à une ferme décision de choisir l’instant au détriment
« d’un souci des résultats qui [en] supprime aussitôt la valeur et même
44
On peut d’ailleurs remarquer comment Bataille ramène très souvent l’écriture
automatique à cet unique aspect, semblant ainsi tacitement négliger la connaissance
de l’inconscient et l’exploration de l’inconnu auxquelles celle-ci a cependant depuis
toujours été liée. Bataille le dira à maintes reprises, la poésie est l’exact contraire de
toute connaissance.
180 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
La liberté n’est plus liberté de choisir mais le choix rend possible une
liberté, une activité libre, exigeant qu’une fois la décision fixée sur
elle, je ne laisse plus intervenir de nouveaux choix : car un choix entre
les diverses possibilités de l’activité déchaînée serait fait en vue de
quelque résultat ultérieur (c’est le sens de l’automatisme). La décision
surréaliste est ainsi une décision de ne plus décider (l’activité libre de
l’esprit serait trahie si je la subordonnais à quelque résultat décidé
d’avance). (XI, p. 81)
45
« Faites abstraction de votre génie, de votre talent et de ceux de tous les autres.
Dites vous bien que la littérature est un des plus tristes chemins qui mènent à tout.
Ecrivez vite sans sujet préconçu, assez vite pour ne pas retenir et ne pas être tenté de
vous relire. La première phrase viendra toute seule, tant il est vrai qu’à chaque
seconde il est une phrase étrangère à notre pensée consciente qui ne demande qu’à
s’extérioriser. Il est assez difficile de se prononcer sur le cas de la phrase suivante ;
elle participe sans doute à la fois de notre activité consciente et de l’autre, si l’on
admet que le fait d’avoir écrit la première entraîne un minimum de perception. Peu
doit vous importer, d’ailleurs ; c’est en cela que réside pour la plus grande part,
l’intérêt du jeu surréaliste ». (André Breton, Manifeste du surréalisme (1924), Paris,
Gallimard, (Œuvres complètes I), 1988, pp. 331-332.)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 181
nous agissons pour nous nourrir, où nous agissons pour nous couvrir et
pour nous abriter. (VII, p. 387)46
46
Ces phrases semblent faire directement allusion à ce passage du premier Manifeste :
« Faites vous apporter de quoi écrire, après vous être établi en un lieu favorable aussi
favorable que possible à la concentration de votre esprit sur lui-même. Placez-vous
dans l’état le plus passif, ou réceptif, que vous pourrez ». (André Breton, Manifeste du
surréalisme, op. cit., p. 331.)
47
Breton ne nie pas ces difficultés mais les évoque au contraire en des termes qui ne
sont pas sans rappeler l’analyse de Bataille. (Cf. André Breton, « Le message
automatique » (1933), Point du jour (1934), Paris, Gallimard, (Œuvres complètes II),
1992, p. 380.)
182 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Celui qui se livre à l’écriture automatique doit « oublier qu’en tant que
littérateur il est attendu par l’édition » (VII, p. 388) : l’acte de rupture
n’est total, il n’est libérateur, qu’à cette ultime condition qui implique
de la manière la plus forte le retrait sans concession du monde de
l’activité. En d’autres termes, il faut savoir ignorer « la nécessité de
faire ce que malgré tout les surréalistes ont fait jusqu’à un certain
point, carrière littéraire » ; il ne fait pas de doute qu’il y eut dès
l’abord « une faiblesse initiale dans la place que donna le surréalisme
à la poésie et à la peinture : il a fait passer l’œuvre avant l’être » (XI,
pp. 31-32). Le surréalisme pouvait-il seulement éviter d’emprunter
cette voie qui allait résolument du côté des œuvres ? D’une certaine
manière, Bataille a déjà répondu, qui dès 1939, dans « Le sacré »,
montrait comment il était inévitable dans un premier temps de céder à
la tentation d’ouvrir « aux erreurs vides de sens un champ de
possibilités dont l’étendue était devenue décourageante » (I, p. 561).
En 1945, la position de Bataille s’affirme plus nettement encore :
Les livres sont sagement rangés, les tableaux sont aux murs, une ère
s’achève, certainement nécessaire, mais toutefois secondaire par
rapport à celle qui s’annonce. La voie des œuvres épuisée, reste à
emprunter celle où l’être se débat dans la nuit, celle du grand
surréalisme, de la religion dont la poésie enfin dé-chaînée sera le rite
majeur.
Au ban de l’impossible
La poésie est la voie du silence, elle permet cet accès au silence qui
est l’accomplissement de la présence et de la lucidité de l’homme qui
a su renouer avec « cet élément irréductible » et souverain qu’est la
passion ; dans cette perspective, l’absence laisse espérer un silence
qui, loin d’être une simple aphasie, est le degré ultime de la
communication poétique. Cette absence ne signifie en aucun cas la
184 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
48
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 59.
L’ŒUVRE SACRIFIEE 185
bien ce qui n’est pas encore réel, ni du reste nécessaire ». D’autre part,
le possible est, en un autre sens, « plus que la réalité : c’est être, plus
le pouvoir de l’être ». Autrement dit, « on est ce qu’on est » seulement
si on peut l’être. Le sens du mot possible se clarifie donc à la lueur du
mot pouvoir et à celle du mot puissance. Plus exactement, la puissance
commence avec le possible qui l’inclut : « la puissance est en germe
dans la possibilité »49. En conséquence, l’im-puissance décèle en toute
logique une cessation de la possibilité et notre question peut être
reformulée : pourquoi et comment le dé-chaînement est-il lié à
l’impossible ? On sait que l’impossible est une notion déterminante
pour Bataille. Tentant d’en cerner plus précisément le sens, Blanchot
propose la distinction suivante : le possible et l’impossible définiraient
« un double rapport » dans lequel nous serait « peut-être donné de
"vivre" chaque événement de nous-même »50. Le possible serait en
effet ce rapport où cet événement est « ce que nous comprenons,
saisissons, supportons et maîtrisons […] en le rapportant à quelque
bien, quelque valeur, c’est-à-dire en dernier terme à l’Unité ».
L’impossible désignerait quant à lui le rapport où l’événement « se
dérobe à tout emploi et à toute fin, davantage comme ce qui échappe à
notre pouvoir même d’en faire l’épreuve, mais à l’épreuve duquel
nous ne saurions échapper ». D’un côté, donc, un mouvement
essentiel, de l’autre une fixité : d’une part « l’être même »51, d’autre
part « le pouvoir souverain de le nier ». Cependant Blanchot introduit
une ultime précision : l’impossible « indique ce qui, dans l’être, a
toujours précédé l’être et ne se rend à aucune ontologie ». En un mot,
l’impossible renvoie à ce que désigne la fuite. Son avènement est à la
fois une rupture et une ouverture : rupture avec le pouvoir et
l’activité qui asservissent l’être52 ; ouverture à tout ce qui échappe
essentiellement à cet asservissement. Si l’impossible est bien « ce non
pouvoir qui ne serait pas la simple négation du pouvoir »53,
l’impuissance de la poésie ne saurait être entendue autrement que dans
49
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, op. cit., p. 60.
50
Ibid., p. 307.
51
Ibid., p. 66.
52
Maurice Blanchot affirme en ce sens : « Ce qui revient à pressentir que c’est l’être
encore qui veille dans la possibilité et que, s’il se nie en elle, c’est pour mieux se
préserver de cette autre expérience qui toujours le précède et qui est toujours plus
initiale que l’affirmation qui nomme l’être […] ». (Maurice Blanchot, L’Entretien
infini, op. cit., p. 67.)
53
Ibid., p. 62.
186 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
54
A cet égard, il est intéressant de noter comme elle n’est pas étrangère à certains
traits de la parole que Maurice Blanchot évoque en ces termes : « La parole porte avec
elle le caractère fortuit qui lie dans le jeu la pensée au hasard. Elle dépend
immédiatement de la vie, des humeurs et des fatigues de la vie, et elle les accueille
comme sa secrète vérité : un joueur fatigué peut être plus proche de l’attention du jeu
que le joueur brillant, maître de soi et maître de l’attention. Surtout, elle est périssable.
A peine dite, elle s’efface, elle se perd sans recours. Elle s’oublie. L’oubli parle dans
l’intimité de cette parole, non pas seulement l’oubli partiel et limité, mais l’oubli
profond sur lequel s’élève toute mémoire. Qui parle est déjà oublié. Qui parle s’en
remet à l’oubli, presque avec préméditation, je veux dire en liant le mouvement de la
réflexion – de la méditation, comme l’appelle quelquefois Georges Bataille – à cette
nécessité de l’oubli. L’oubli est le maître du jeu ». (Maurice Blanchot, L’Entretien
infini, op. cit., p. 317.)
55
Ce à quoi d’ailleurs pourrait faire écho cette autre question : « L’art est-il moins
qu’une divination de la chance ? ». (VI, p. 407)
188 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
56
Robert Sasso, Georges Bataille : le système du non-savoir. Une ontologie du jeu,
Paris, Les Editions de Minuit, 1978, p. 216.
57
« Ecrivant, je reçois de la chance une touche brûlante, arrachante, durant peu
d’instants, sur le lit où j’écris ; je demeure figé, ne pouvant rien dire, sinon qu’il faut
l’aimer jusqu’au vertige : à quel point la chance s’éloigne, dans cette appréhension, de
ce qu’en apercevait ma vulgarité ! » (VI, p. 322)
L’ŒUVRE SACRIFIEE 189
cet appel qui s’en remet à la chance pour mieux s’oublier, pour mieux
rompre l’en-chaînement qui la lie à la servilité.
On le voit, l’absence d’œuvre ne désigne pas moins une
absence de souci de l’œuvre que les effets de cette absence, c’est-à-
dire ces instants où l’écriture libérée se dépense et coïncide avec la
pure mobilité de l’être. Que la dépense exige que l’écriture meure,
s’efface à mesure qu’elle se trace, ne fait pas de doute : « La poésie est
de toute façon négation d’elle-même : elle se nie en se conservant et
se nie en se dépassant » (III, p. 533). Cette dernière ne saurait
échapper à la négation : qu’elle s’en préserve, et elle n’est plus la
poésie ; qu’elle y réponde, et elle accepte alors de mourir de cette mort
que nous avons désignée comme la secrète condition du dé-
chaînement et de la dépense.
LA POESIE ET LA NUIT
Une hache
donnez une hache
afin que je m’effraie
de mon ombre sur le mur
ennui
sentiment de vide
fatigue. (IV, p. 21)
1
Cette liste est en fait composée pêle-mêle d’éléments et de pratiques. Nous ne
relevons ici que les éléments.
2
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 289.
3
Ibid., p. 290.
LA POESIE ET LA NUIT 193
La poésie est « un cri qui donne à voir » (XI, p. 99), un cri qui « révèle
ce qu’autrement nous ne verrions pas », qui révèle ce qui est et par là
nous délivre. En donnant à voir, l’image poétique, à l’instar du point-
objet dans l’expérience, délivre l’existence et porte plus loin
l’expérience. Déchirant la félicité des mouvements intérieurs éveillés
par les incessantes répétitions, l’image conduit à l’extase devant le
non-savoir qui succède à l’extase devant l’objet, elle conduit à la nuit
où perdure « un âpre désir de voir quand, devant ce désir, tout se
dérobe » (V, p. 144).
Avant de préciser les relations qui existent entre l’image
poétique et la nuit, il nous faut ouvrir une parenthèse pour rappeler
une analyse de Julia Kristeva qui, s’appuyant sur des passages de
L’Expérience intérieure5, montre comment l’opération souveraine
4
Dans l’excès pointe ce qui est – l’excès sur lequel se concentre le méditant révèle ce
qui met hors de soi, comme ce fait divers que Bataille cite de mémoire : dans une
petite ville de France, un ouvrier tranche les poignets de son petits garçon qui, en
jouant, avait malencontreusement jeté au feu l’argent de sa paie et entraîne, du même
coup, la mort de sa femme qui, attirée par les cris, tombe morte en découvrant la scène
tandis que sa petite fille, à qui elle donnait le bain, se noie. (Cf. V, p. 141.)
5
En particulier sur « La mort est en un sens une imposture » (V, pp. 82-93) et
« Seconde digression sur l’extase dans le vide » (V, pp. 143-145).
LA POESIE ET LA NUIT 195
6
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p 290.
7
Ibid., p 291.
8
Ibid., p 292.
196 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Trois morts
L’agonisante
auréolée le cœur fétide
femme sans dents
le haillon de la tristesse le lit sale
le temps passé
à poil décorée de roses
dans la bouche de la belle
Dieu se soulageait. (IV, p. 386)
9
Le « prière d’insérer » de l’édition de 1943 prend désormais tout son sens, et plus
particulièrement ces premières lignes qui concernent la poésie : « Nous somme peut-
être la blessure, la maladie de la nature./Il serait pour nous dans ce cas nécessaire – et
d’ailleurs possible, "facile" – de faire de la blessure une fête, une force de la maladie.
La poésie où se perdrait le plus de sang serait la plus forte. L’aube la plus triste ?
annonciatrice de la joie du jour./La poésie serait le signe annonçant des déchirements
intérieurs plus grands. La musculature humaine ne serait en jeu toute entière, elle
LA POESIE ET LA NUIT 197
Voir la nuit
10
Maurice Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, Paris, Les Editions
de Minuit, 1949.
LA POESIE ET LA NUIT 199
11
Maurice Blanchot, « La raison de Sade », Lautréamont et Sade, op. cit., p. 19.
202 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
12
Maurice Blanchot, Lautréamont et Sade, op. cit., pp. 48-49.
206 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
n’est pour moi que ce que je connais ». Autrement dit, Sartre ne peut
concéder à Levinas que même quand « il n’y a rien, […] il y a de
l’être, comme un champ de force » et que cet être, que manifeste par
exemple la matérialité et l’altérité de l’objet que la poésie dénude, se
donne, dans un silence dernier, « en dehors de la sphère des objets de
pensée » (XI, p. 293).
En lui opposant une longue citation de Thomas l’obscur,
Bataille cherche à montrer comment Levinas, par une généralisation
formelle, définit comme un objet ce qui chez Blanchot demeure
« purement le cri d’une existence ». Dès lors, Levinas se condamne à
ne pouvoir achever sa démarche : bien qu’il généralise, son effort
demeure lié à l’intime et, réciproquement, cette généralisation, qui
engage la vie, finit par la traiter comme une vulgaire chose. L’intimité
et la connaissance s’en trouvent toutes deux altérées. Bataille agrée
cependant Levinas quand il cherche à atteindre son objet du dehors,
quand sa réflexion se met en quête d’une objectivité qu’elle trouve par
exemple dans l’art surréaliste, la peinture moderne ou encore la
« participation mystique » de Lévy-Bruhl. Déterminé du dehors, l’il y
a ne se cantonne plus alors au sens limité qui était le sien quand il était
seulement déterminé du dedans. L’analyse critique de la démarche de
Levinas permet ainsi à Bataille de définir les limites légitimes de la
communication d’une expérience ineffable : la description d’une telle
expérience est possible à partir de faits objectifs et « par le canal
d’effets formels » (XI, p. 296), mais cette description n’épuise pas le
sens de cette expérience, elle ne peut atteindre l’intimité « qui ne peut
être communiquée à titre de connaissance claire, mais seulement en
forme de poésie ». En séparant de la sorte l’intimité et la
connaissance, Bataille peut envisager une manière de faire se toucher
deux domaines qui, chacun à leur manière, répondent à l’exigence
humaine d’une possibilité extrême et qui ne tolèrent ni défaillance ni
compromis : la science et la poésie.
Du côté de la science, l’économie générale ne
s’intéressera plus exclusivement à l’usage productif des richesses,
mais s’inquiétera également de leur usage improductif et des
mouvements d’exubérance. Là où l’existentialisme laisse la porte
ouverte aux hasards de l’interprétation individuelle – quand par
exemple Levinas « définit le fait d’être par l’horreur qu’il en
éprouve » alors qu’un autre, tout aussi légitimement, aurait tiré du
même fait une ivresse ou une joie profonde – l’économie générale
208 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
13
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », Lignes 01 (Nouvelle série), mars 2000,
p. 94.
14
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 72.
210 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
qui, écrit Bataille, est le « gage de sa mort » (V, p. 28), donne le gage
de son évanouissement dans la nuit :
Tout à coup je le sais, le devine sans cri, ce n’est pas un objet, c’est
ELLE que j’attendais ! Si je n’avais pas cherché l’objet, je ne l’aurais
jamais trouvée. Il fallut que l’objet contemplé fasse de moi ce miroir
altéré d’éclat, que j’étais devenu, pour que la nuit s’offre enfin à ma
soif. Si je n’étais pas allé vers ELLE, comme les yeux vont à l’objet de
leur amour, si l’attente d’une passion ne l’avait pas cherchée, ELLE ne
serait que l’absence de la lumière. Tandis que mon regard exorbité LA
trouve, s’y abîme, et non seulement l’objet aimé jusqu’au cri ne laisse
pas de regret, mais il s’en faut de peu que je n’oublie – ne méconnaisse
et n’avilisse – cet objet sans lequel cependant mon regard n’aurait pu
« s’exorbiter », découvrir la nuit. (V, pp. 144-145)
15
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », art. cit., p. 95.
16
Ibid., p. 96.
LA POESIE ET LA NUIT 211
Le miracle ou rien
17
Jean-Luc Nancy, « La pensé dérobée », art. cit., p. 97.
18
Ibid., p. 100.
212 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Peu d’heures avant que le Hood n’allât par le fond, raconte Bataille, et
tout l’équipage avec lui, mon cousin fut envoyé en mission et gagna le
bord d’un bateau plus petit. L’Amirauté annonça officiellement sa mort
à sa mère : c’était logique, il faisait partie de l’équipage du Hood, qui
avait, ou peu s’en fallait, péri jusqu’au dernier homme. Mais sa mère
reçut après quelques jours une lettre de lui relatant les circonstances
dans lesquelles il avait, « par miracle », échappé à la mort. (VIII,
pp. 255-256)
Alors même qu’il est assez peu lié à ce cousin et que ces événements
ne l’ont « pas tout d’abord atteint personnellement », Bataille se dit
frappé de constater que les larmes lui montent aux yeux chaque fois
qu’il raconte cette histoire à des amis. Intrigué par de telles effusions,
et se demandant ce qui peut en être la cause, il est surpris de constater
que jamais personne ne s’en est réellement inquiété19. S’efforçant dès
lors de résoudre seul le problème, Bataille a cette intuition : « Soudain
– tandis que j’envisageais les problèmes de cet ouvrage – il me sembla
que le miracle, que le miracle seul, faisait naître ces larmes
heureuses ».
Qu’en est-il plus précisément de cette notion de miracle ?
S’inspirant d’une phrase de Goethe lue dans un livre d’Edgar Morin20
et qui définit la mort comme « Une impossibilité qui tout à coup se
change en réalité »21, Bataille affirme que « Ce caractère de miracle
n’est pas rendu sans exactitude par la formule : impossible et pourtant
là, qui [lui] avait autrefois paru seule à pouvoir assumer le sens du
19
« Je ne suis pas sûr de cette carence ; je le sais, je devrais chercher davantage. Mais
j’en parlai dans une conférence à laquelle assistaient de notables philosophes :
personne apparemment n’en savait plus que moi ». (VIII, p. 256) (Bataille fait ici
référence à la conférence Non-savoir, rire et larmes, qu’il prononça au Collège
philosophique le 9 février 1953. Cette conférence est reproduite aux pages 214-233 du
tome VIII des Œuvres complètes.)
20
Il s’agit de L’Homme et la Mort dans l’histoire.
21
Cité par Bataille. (Cf. VIII, p. 260.)
LA POESIE ET LA NUIT 213
La quête d’une telle unité est très loin d’être simplement théorique :
celle-ci participe à part entière au développement de l’humanité et
Bataille parle à son sujet « d’un effort millénaire de l’homme à la
recherche d’un lieu où convergent toutes les chances miraculeuses de
ce monde » (VIII, p. 278). Et si « rien à présent ne nous est plus
étranger que le sens de cette recherche fondamentale », et bien
qu’« aucune donnée saisissable n’en [ait] rendu l’existence sensible
pour nous » (VIII, p. 279), il n’en demeure pas moins que « cette unité
existe, de quelque manière, dans le temps présent », et qu’il faut
s’atteler à retrouver une « vue d’ensemble […] à travers les vues
particulières que nous pouvons nous former des moments souverains
isolés (comme la poésie, l’extase, le rire…) ».
La vue d’ensemble à laquelle il s’agit de parvenir
« différera de celle que l’homme archaïque se donna dans ses
institutions royales et religieuses ». De plus, « l’affirmation objective
des moments souverains » n’étant plus aujourd’hui manifestée à
travers telle institution souveraine, la connaissance de cette unité
« aura nécessairement une forme différente » : elle sera d’abord
« cherch[ée] au dedans », « à partir de l’expérience subjective » (VIII,
214 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
22
« Jusqu’à ce point, cet objet pouvait être un objet de connaissance, mais jusqu’à lui
seulement, si bien que l’effort de connaissance échouait régulièrement. (Aucun
philosophe n’ignore ce qu’a d’épuisant l’impossibilité de venir à bout du problème du
rire, mais la poésie, l’extase, l’érotisme…ne posent sans doute pas de problèmes
moins épuisants.) » (VIII, p. 259)
23
De cet objet, qui est l’objet de la poésie, nous pouvons dire ce que Bataille dit de
celui des larmes ou du rire : « Ce n’est pas tant que par lui-même le mouvement du
rire ou des larmes arrête la pensée. C’est en vérité l’objet du rire, ou l’objet des larmes
qui brisent la pensée, qui retirent de nous tout savoir. Le rire ou les larmes se
déchaînent dans le vide de la pensée, que leur objet fit dans l’esprit ». (VIII, p. 254.
Nous renvoyons à la suite de cette même page pour plus de détails quant à
l’appréhension de l’objet souverain.)
216 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
J’ai tout fait pour savoir ce qui est connaissable et ce que j’ai cherché
est ce qui est informulable au fond de moi. Je suis moi dans un monde
dont je reconnais qu’il m’est profondément inaccessible puisque dans
218 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
tous les liens que j’ai cherché à nouer avec lui, il reste je ne sais quoi
que je ne peux vaincre, ce qui fait que je reste dans une sorte de
désespoir. Je me suis rendu compte que ce sentiment est assez rarement
éprouvé. J’ai été assez surpris que quelqu’un comme Sartre n’entrait
pas dans ce sentiment le moins du monde. Il disait à peu près ceci : si
l’on ne sait rien, on n’a pas besoin de le dire deux fois. (VIII, p. 192)
1
Jean-Luc Nancy, « La pensée dérobée », Lignes n°1 (nouvelle série), mars 2000,
p. 95.
2
Il faut bien voir que cette coupure signifie une double rupture : en rompant
immédiatement avec ce qui s’est fait, on rompt du même coup avec ce qui va se faire.
La coupure opère donc en deux endroits.
SE METTRE EN JEU 219
3
Dans ce chapitre les références à l’article de Jacques Derrida, « De l’économie
restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », repris dans
L’Ecriture et la différence seront notées ED suivi du numéro de page.
220 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
4
L’analyse de Derrida s’appuie notamment sur cette proposition de Bataille : « L’idée
du silence (c’est l’inaccessible) est désarmante ! Je ne puis parler d’une absence de
sens, sinon lui donnant un sens qu’elle n’a pas. Le silence est rompu, puisque j’ai
dit… Toujours quelque lamma sabachtani finit l’histoire, et crie notre impuissance à
nous taire : je dois donner un sens à ce qui n’en a pas : l’être à la fin nous est donné
comme impossible ! ». (V, p. 199. Cité par Jacques Derrida, « De l’économie
restreinte à l’économie générale, un hegelianisme sans réserve », art. cit., p. 385.)
SE METTRE EN JEU 221
Etrange manière, alors même qu’il expose ce qui, selon Bataille, serait
susceptible de sauver la poésie en palliant le risque de récupération
qu’elle encourt, de passer sous silence la question de la poésie, de
n’accorder pas suffisamment d’importance à ce qui, pour Bataille,
manifestement en a – suivent d’ailleurs significativement quelques
222 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
5
Pour plus de précisions concernant le rôle et le sens des qualificatifs mineur et
majeur, nous renvoyons à la note que Derrida leur consacre aux pages 400 et 401 de
son étude.
SE METTRE EN JEU 223
6
Rappelons le principe de l’économie générale tel que Bataille le définissait par
exemple en 1947 : « Une économie générale (distincte de l’économie traditionnelle,
celle-ci restreinte au domaine de la production), cessant d’ignorer les mouvements
d’exubérance, occupe sur le plan de la connaissance une place nouvelle. Elle englobe
dans ses recherches, – en même temps que le travail, la fabrication des produits et
l’accumulation, – l’usage improductif des richesses à l’issue du développement. Elle
met fin de cette façon à la méconnaissance où la théorie économique a tenu l’immense
activité improductive des hommes, où l’idéalisme a tenu les conditions matérielles de
la vie. Elle ne lève pas toutefois la nécessité d’une composition cohérente du langage,
telle que la plénitude de ses possibilités développées ordonne le sens de chacune
d’elles en rapport avec les autres, et révèle le non-sens – l’opacité parfaite, ou, plus
précisément, le silence – de l’ensemble ». (XI, pp. 303-304. Nous renvoyons plus
généralement sur cette question à La Part maudite.)
224 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Cette expérience est une expérience qui a toujours un effet, un effet tel
que, par exemple, le rire ou les larmes, ou le poétique, ou l’angoisse,
ou l’extase. Et je ne pense pas qu’il soit possible de parler sérieusement
du non-savoir indépendamment de ses effets. (VIII, pp. 218-219)
7
On pourra objecter que cela n’est vrai que dans un sens seulement : alors que la
poésie est absolument dépendante du commentaire livré par l’écriture majeure, cette
dernière peut quant à elle se constituer à partir et autour d’un autre effet du non-savoir
comme le rire, les larmes ou encore l’extase. Mais ce serait, d’une part, négliger une
nouvelle fois l’importance véritable de l’effusion poétique et, d’autre part, surtout ne
pas voir qu’en prenant en considération la poésie une pratique plus générale d’écriture
apparaît qui est mieux à même de cerner la totalité du travail d’écriture auquel se livre
SE METTRE EN JEU 225
deux écritures nous met donc face à un texte, un tissu fait, d’une part,
d’une écriture qui appelle le dé-chaînement, s’ouvre à la chance d’un
non-sens qui la déborde et la comprend et, d’autre part, de
l’avènement de cette chance qui est aussi bien silence que dépense,
œuvre et sens absent que mobilité essentielle ; un texte apparaît qui est
fait d’autant de trouées in-sensées que de glissements silencieux et
dérobés qui, sans fin, orientent vers ce qui est purement irréductible,
souverain, premier. Il faut le dire une fois encore : la poésie est partout
en puissance. Aucun "point" du texte ne lui est refusé dès lors que ce
dernier se tisse en entier autour et à partir du dé-chaînement
souverain ; aucun "point" n’est dès lors fermé à la chance et à
l’avènement du silence.
Toutefois, les liens qui unissent l’écriture poétique et
l’écriture majeure ne se réduisent pas à leur seule interaction. Pour
une part, il semble que la poésie puisse apparaître comme ce qui est
capable de porter à une sorte d’incandescence certaines propriétés de
l’écriture souveraine. Bien qu’il ne faille, répétons-le, en aucun cas
subordonner la poésie à cette dernière, il apparaît cependant que
l’écriture poétique manifeste des qualités communes avec l’écriture
majeure qui, soumises par elle à la plus grande intensité, sont alors
exacerbées, modifiées toujours dans le sens d’un paroxysme, d’une
sorte d’affolement qui, si l’on veut, libère leur ultime potentialité.
Cette étrange parenté, où les dissemblances semblent le disputer aux
traits les plus communs, devrait nous permettre de poursuivre plus
avant la description de l’écriture poétique.
Revenons aux deux écritures que distingue Derrida. Ces
dernières désignent deux rapports spécifiques à la trace, c’est-à-dire
deux rapports rigoureusement distincts à la présence : alors que la
trace mineure répond à une volonté qui désire « reconstituer sa
présence » (ED, p. 389), la trace majeure, quant à elle, n’est que « si
en elle la présence est irrémédiablement dérobée » (ED, p. 390). Cette
présence dérobée qui définit l’écriture majeure, nous en retrouvons un
écho puissant dans le silence souverain que composent les mots
poétiques. De ce silence, Derrida affirme qu’il est, « d’une certaine
manière, étranger à la différence comme source de signification »
(ED, p. 386). « Excluant le langage articulé », ce silence « semble
Le poète et la flamme
Dieu mort, c’est le temps qui est libéré, le temps destructeur dont
Bataille, en 1939, évoque le néantissement afin de parvenir à l’extase
(I, p. 556). En rompant avec la tranquillité de l’immobilité, l’univers
entier est rendu au changement incessant, au devenir « dont chaque
moment rejette au néant celui qui l’a précédé » (II, p. 405) ; il est
rendu au temps qui « détruit les êtres mortels qui sont dans sa
possession ». Ce temps qui se déchaîne dans la mort de Dieu et dont
« chaque instant ne se produi[t] que dans l’anéantissement de ce qui
précède et n’exist[e] lui-même que blessé à mort » (I, p. 556), c’est
exactement le temps dont le dé-chaînement poétique essaie de
retrouver le mouvement ; c’est le temps que Bataille croit, par
exemple, retrouver chez Proust et dont meurent « les spectres
retrouvés dans le salon Guermantes » (V, p. 168).
Cependant, la libération du temps ne change pas
seulement la nature du monde mais bouleverse également l’existence
humaine : au sein d’un monde où règne désormais le tumulte, Bataille
8
« Ainsi tes lointains ancêtres ont-ils opposé au monde immédiat et malheureux dans
lequel ils étaient condamnés à vivre une réalité supérieure à l’abri des changements et
des destructions qui les effrayaient. Le bien s’est vu attribuer une sorte de
souveraineté intangible et véritable ; et le monde réel dont ce bien est absent a été
regardé comme illusoire. Il a semblé que derrière les apparences changeantes des
choses il devait y avoir quelque immuable substance et que cette substance seule
véritable devait être conforme au bien quand les apparences trompeuses ne le sont
pas. La philosophie a lentement construit le dieu unique et éternel du bien et de la
raison, qui transcende la réalité déraisonnable et immorale ». (II, p. 378)
232 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
9
Cette rupture est l’exact contraire de ce que Bataille nomme la volonté d’être tout :
« Suppression du sujet et de l’objet, seul moyen de ne pas aboutir à la possession de
l’objet par le sujet, c’est-à-dire d’éviter l’absurde ruée de l’ipse voulant devenir le
tout ». (V, p. 67) Cette volonté est bien le fait de l’individu isolé : « […] chaque être
ipse veut devenir le tout de la transcendance ; en premier lieu le tout de la
composition dont il est partie, puis un jour, sans limite, le tout de l’univers ». (V,
p. 101) Bataille précise un peu plus loin : « Notre existence est tentative exaspérée
d’achever l’être (l’être achevé serait l’ipse devenu tout). Mais l’effort est par nous
subi : c’est lui qui nous égare et combien nous sommes égarés de toutes façons ! ».
(V, p. 105)
SE METTRE EN JEU 235
10
Il faudrait dresser la liste des éléments à travers lesquels Bataille tente d’exprimer la
fluidité et le mouvement. Tout comme celui du feu, le thème de l’eau est ainsi très
SE METTRE EN JEU 237
12
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 293.
13
Ibid., p. 270.
14
Ibid., p. 271.
15
Ibid., p. 269.
SE METTRE EN JEU 239
16
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 279.
240 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
17
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 273.
18
Ibid., p. 285. Kristeva écrit également : « Le sujet souverain ne peut être que
quelqu’un qui représente des expériences de ruptures : ses thèmes évoquent une
hétérogénéité radicale. Sa pratique : écrire les thèmes de l’érotisme, du sacrifice, de la
rupture sociale et subjective. Cet enchaînement de thèmes ressemblera au roman
érotique ou à l’essai philosophique : peu importe ; ce qui importe, c’est que la
violence de la pensée soit introduite là où la pensée se perd ». (Ibid., p. 280.)
19
Nous reviendrons plus loin sur la manière dont la poésie invite à dépasser une telle
opposition.
SE METTRE EN JEU 241
24
« Par des interférences, les hommes tentent de retrouver l’accord avec la nature et
font alors obstacle à tels d’entre eux qui poursuivent le double mouvement
(l’interférence est douce, elle est réactionnaire). » (V, p. 385) (Bataille parle ici du
double mouvement de mise en action et de mise en question de la nature.)
25
Jean-Louis Houdebine, « L’ennemi du dedans (Bataille et le surréalisme : éléments,
prise de partie) », art. cit., p. 68.
26
Ibid., p. 71.
SE METTRE EN JEU 243
Ce qui importe ici, et que souligne Houdebine, c’est que dans un tel
mouvement, « la position du sens, du savoir, et de sa liaison au sujet,
n’est […] nullement évitée » : cette position « intervient au contraire
dans le mouvement de la signifiance à titre de moment du procès ». La
démonstration de Houdebine prend ainsi à revers l’analyse de
Kristeva : seule la « belle poésie » rejette « le moment affirmatif-
thétique »27, quand la véritable poésie met le sujet en jeu et exige,
significativement, non seulement la haine de la poésie mais aussi celle
du délire28.
Pour nous, la possibilité d’une véritable mise en jeu du
sujet par la poésie prend en fait toute sa mesure dans un texte auquel
cependant Houdebine ne se réfère pas, et dont nous avons déjà
souligné toute l’importance : La Religion surréaliste. Rappelons
brièvement que Bataille présente, à l’occasion de cette conférence,
la nécessité de s’enfoncer dans la conscience29 comme l’unique
possibilité de sortir de l’impasse dans laquelle le surréalisme s’est
finalement enfermé et d’échapper au manque d’intérêt que sa poésie a
suscité. L’incapacité de s’affranchir du souci de l’œuvre que le
surréalisme a rencontré en voulant faire acte d’écriture automatique
tient à l’incapacité plus profonde de définir un intérêt commun qui,
seul, peut entraîner la suppression d’un intérêt personnel incompatible
avec l’issue évoquée par Bataille. En conséquence, il faut s’en prendre
en priorité à cet intérêt qui, aussi longtemps qu’il subsiste, altère « les
27
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 279.
28
« Je ne hais guère moins que la poésie le délire. Le délire a toutefois sur la poésie
l’avantage d’être involontaire. Et comment serais-je parvenu à me faire entendre sans
passer par le double détour de la haine de la poésie et de la haine du délire. » (III,
p. 513)
29
« Nous ne pouvons être que conscients et c’est en nous enfonçant dans la
conscience que nous pouvons tenter de transgresser les difficultés du monde actuel. »
(VII, p. 391)
244 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
30
« Mais l’individu n’est que le résidu de l’épreuve de la dissolution de la
communauté. Par sa nature – comme son nom l’indique, il est l’atome, l’insécable –,
l’individu révèle qu’il est le résultat abstrait d’une décomposition. Il est une autre et
symétrique figure de l’immanence : le pour-soi absolument détaché, pris comme
origine et comme certitude. » (Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit.,
p. 16.)
31
Jean-Luc Nancy, La Communauté désœuvrée, op. cit., p. 16.
SE METTRE EN JEU 245
32
Bataille avait déjà fait allusion au génie dans un texte de 1940 : « Les mangeurs
d’étoiles ». Il y écrivait notamment : « Mais le moment du génie n’est pas seulement
blessure, il est perte de soi-même. Si le génie se possédait lui-même, il devrait se
mettre au service de ce dont il est issu, c’est-à-dire de ce qui existe déjà : il se renierait
donc et se ravalerait au talent qui s’emploie aux besognes honorables qu’on lui
propose, alors que le génie ne peut s’employer qu’à l’achèvement de son destin ». (I,
p. 565)
248 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
33
Bataille écrit ainsi dans « Le supplice » : « L’angoisse, évidemment, ne s’apprend
pas. On la provoquerait ? c’est possible : je n’y crois guère. On peut en agiter la lie…
Si quelqu’un avoue de l’angoisse, il faut montrer le néant de ses raisons. Il imagine
l’issue de ses tourments : s’il avait plus d’argent, une femme, une autre vie… La
niaiserie de l’angoisse est infinie. Au lieu d’aller à la profondeur de son angoisse,
l’anxieux babille, se dégrade et fuit. Pourtant l’angoisse était sa chance : il fut choisi
dans la mesure de ses pressentiments. Mais quel gâchis s’il élude : il souffre autant et
s’humilie, il devient bête, faux, superficiel. L’angoisse éludée fait d’un homme un
jésuite agité, mais à vide ». (V, p. 147)
34
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 274.
35
Il est par ailleurs saisissant de constater que nombre de formules de Kristeva
pourraient s’appliquer à la poésie qu’elles n’ont pourtant pas pour objet. Ainsi, quand
Kristeva écrit par exemple : « […] avec le rire, le désir et l’érotisme sont les moyens
de sortir de l’ipséité et d’atteindre une communication immédiate : l’érotisme est "le
refus de la volonté de repli sur soi" ». (Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la
pratique », art. cit., p. 278.)
SE METTRE EN JEU 249
36
Julia Kristeva, « Bataille l’expérience et la pratique », art. cit., p. 278. « Sur le plan
historique, le fait qu’un tel sujet a pu être pensé, marque la terminaison d’une époque
historique qui s’accomplit avec le capitalisme. Ebranlé par les conflits sociaux, les
révolutions, les revendications d’irrationalité (de la drogue à la folie qui sont en train
de se faire reconnaître et accepter), le capitalisme s’achemine vers une société autre
qui sera le fait d’un sujet nouveau. "L’expérience intérieure" du "sujet souverain" est
un des symptômes de cette révolution du sujet ». (Ibid., p. 287.)
37
Frans de Haes, « "L’effusion poétique" dans la pensée de Georges Bataille », art.
cit., p. 124.
250 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
38
Charles Baudelaire cité par Georges Bataille (IX p. 190). Dans la préface de La
Littérature et le mal, Bataille écrit significativement : « La littérature, je l’ai,
lentement, voulu montrer, c’est l’enfance enfin retrouvée ». (IX, p. 172)
SE METTRE EN JEU 251
L’ipse sauvage
40
Cf. Yves Bonnefoy, Giacometti, Paris, Flammarion, 1991, pp. 176-181.
41
L’ipse désigne chez Bataille ce qui excède l’universalité du « je » philosophique.
Nous y reviendrons plus longuement par la suite.
42
Gilles Ernst donne les précisions suivantes à propos de ce titre choisi par Bataille :
« Une légende veut que Livie, femme d’Auguste, se soit évanouie en entendant
Virgile réciter le passage de l’Enéide où Anchise pleure la mort trop tôt venue du
jeune Marcellus, neveu d’Auguste, et demande des « lis à pleine mains » pour sa
tombe (Liv. VI, vers 883). Manibus date lilia plenis : ce morceau de vers renversant
sert de titre à cinq poèmes formant, pour défense et illustration de la fulguration
poétique, une partite de L’Expérience intérieure ». (Gilles Ernst, Georges Bataille.
Analyse du récit de mort, op.cit., p. 50.) Notons par ailleurs que le motif de la
SE METTRE EN JEU 253
dispersion, très présent dans les poèmes de Bataille, apparaît dans ce passage de
L’Enéide où Anchise souhaite que les lis soient répandus sur la tombe de Marcellus et
la recouvrent.
254 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Spectre en larmes
ô Dieu mort
œil cave
moustache humide
dent unique43
ô Dieu mort
ô Dieu mort
Moi
je te poursuivais
de haine
insondable
et je mourais de haine
comme un nuage
se défait. (V, p. 121)
43
Cette dent unique n’est-elle pas une lointaine réminiscence des grées, ces trois
inquiétantes sœurs des Gorgones qui, nées déjà vieilles, aveugles et édentées,
possédaient toutefois un œil et une dent qu’elles se prêtaient à tour de rôle ?
256 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Dieu mort, la garantie qui était donnée au moi n’existe plus, et c’est
bien un moi fêlé qui succède alors au moi fermé qu’assurait
l’existence de Dieu. Si l’on suit le sens de ce second poème, chercher
sa fêlure ce serait donc accomplir le sacrifice de Dieu par l’écriture,
mettre à mort Dieu dans le poème et grâce à la poésie. La possibilité
d’un tel sacrifice, Bataille la découvre précisément en écrivant,
comme si l’écriture des poèmes de L’Expérience intérieure lui révélait
une puissance de la poésie qu’il ne soupçonnait pas, en laquelle il ne
voulait d’abord pas vraiment croire. Tel est pour nous le sens du
SE METTRE EN JEU 257
poème qui clôt « Manibus date lilia plenis », sorte d’aveu qui va plus
loin que les hésitations de la réflexion et emporte la décision :
DIEU
A la main chaude
je meurs tu meurs
où est-il
où suis-je
sans rire
je suis mort
mort et mort
dans la nuit d’encre
flèche tirée
sur lui. (V, p. 189)
Je suis,
sous le soleil, fourmi errante (V, p. 185)
dans le ciel
le soleil fait rage,
il aveugle,
je crie :
« il n’osera pas »
il ose.
violence n’est pas sans rappeler celle des soleils de Van Gogh44. Face
à ce soleil enragé, la position du « je » est une position où se mêlent à
la fois la crainte et la faiblesse : il crie dans le vide, semblant pris
d’une soudaine panique, pressentant sans doute la venue d’un
événement grandiose et redouté. La personnification de l’astre solaire
confère au soleil une conscience qui donne toute sa force à un acte que
l’on devine imminent et transgressif. Et le soleil ose en effet, il ose ce
que le « je » semblait redouter et qu’il pressentait comme une menace.
Quoi que le soleil ose, il est certain qu’au terme de son parcours le
« je » bascule dans un monde où les forces les plus violentes se
déchaînent, où le soleil enragé manifeste le retour d’un sacré qui
effraie et qui communique l’effroi désirable dont privent le règne du
travail et l’empire incontesté du discours.
Comment interpréter la fin de ce poème qui demeure
énigmatique ? Les derniers vers reprennent sous la forme la plus
lapidaire des obsessions qui sont parmi les plus marquantes de
Bataille : une bouche qui crie, un soleil violent, des yeux aveugles. Ce
que le soleil ose, qui s’apparente au plus terrible et au plus interdit,
présente de troublantes similitudes avec un rêve que Bataille note en
1927, époque où il suivait une analyse avec le docteur Adrien Borel, et
qu’il fait suivre de quelques associations développant essentiellement
une problématique œdipienne. Bataille associe notamment les rats
horrifiants qui apparaissent dans son rêve « au souvenir de [son] père
[lui] flanquant une correction » :
J’ai les fesses nues et le ventre en sang. Souvenir très aveuglant comme
le soleil vu à travers les yeux fermés en rouge. Mon père lui-même,
j’imagine qu’aveugle, il voie aussi le soleil en rouge aveuglant.
Parallèlement à ce souvenir mon père assis. (II, p. 10)
44
Nous renvoyons entre autres à « La mutilation sacrificielle et l’oreille coupée de
Van Gogh » (I, pp. 258-271) et à « Van Gogh Prométhée » (I, pp. 497-501).
262 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
45
Rappelons que le vers que Bataille emprunte à Virgile renvoie au chant sixième de
L’Enéide ou Enée demande à la Sibylle de descendre aux enfers pour y revoir
Anchise.
46
Denis Hollier, « La rose et le noir. La tombe de Bataille », Revue des sciences
humaines n°206, avril-juin 1987, p. 126. Repris dans Les Dépossédés, Paris, Les
Editions de Minuit, 1993, pp. 73-101.
47
Denis Hollier, « La rose et le noir. La tombe de Bataille », art. cit., p. 127.
SE METTRE EN JEU 263
J’ai comme trois ans les jambes nues sur les genoux de mon père et
le sexe en sang comme du soleil. (II, p. 10)
Qui suis-je
pas « moi » non non
mais le désert la nuit l’immensité
que je suis
qu’est-ce
désert immensité nuit bête
vite néant sans retour
et sans rien avoir su (V, p. 186)
SE METTRE EN JEU 265
Mort
réponse
éponge ruisselante de songe
solaire
enfonce-moi
que je ne sache plus
que ces larmes.
La mort est la clé d’un savoir qui, pour être ultime, n’en est pas moins
paradoxal. Car, pour Bataille, les larmes sont bien ce qui, à la lettre, ne
se sait pas : effet du non-savoir, sur lequel il reviendra longtemps dans
La Souveraineté, les larmes sont une manifestation de ce qui, à la fois,
permet et excède le savoir. Avec ce savoir des larmes, ce savoir
impossible du non-savoir, la quête identitaire se résout en une tension
extrême du savoir qui fait face à ce qui est plus que lui. Ces larmes,
dont le démonstratif nous indique qu’elles sont celles de la mort que
Bataille assimile ici à une éponge, manifestent ce qui est toujours plus
que ce qui est : elles ruissellent d’une éponge gorgée de liquide, d’un
corps qui fuit et ne peut retenir un liquide qui le déborde, nous
renvoyant une fois de plus à ce qui dans l’être excède ce que le savoir
peut arrêter ou fixer, la substance, par exemple, ou tout principe
qu’une part maudite ne manquera pas de contester.
En fait, le « je » perd moins son identité qu’il ne fait
l’expérience bouleversante d’une identité paradoxale, dont le propre
est de rompre avec l’identique, le stable ou le fixe : son être est la
mort, il ruisselle comme des larmes, il est le passage et la fuite. A la
fin du poème, le « je » ne sombre pas dans le chaos, mais il sait
maintenant que son être est essentiellement instable, qu’il est un
impensable excès qui l’emporte. En ce sens, il faut s’arrêter sur la
266 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Etoile
je la suis
ô mort
étoile de tonnerre
folle cloche de ma mort. (V, p. 187)
Poèmes
pas courageux
mais douceur
oreille de délice
une voix de brebis hurle
au delà va au delà
torche éteinte. (V, p. 188)
48
Equation sans conteste étrange qui résulte d’une utilisation pour le moins peu
courante de la notion d’ipséité.
270 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
et demeure au bord et sur les bords d’une fusion qui ne se réalise pas.
La poésie nécessite la présence de l’autre pour faire advenir l’ipse, et
c’est cet ipse advenu qui, cette fois en tant qu’autre, permet à son tour
qu’advienne l’ipse de l’autre.
D’une certaine manière, l’incompatibilité entre la poésie
et le « je » équivoque n’est pas sans rappeler l’effacement du lyrisme
personnel assumé et revendiqué par Mallarmé à la fin de Crise de
vers : « L’œuvre pure implique la disparition élocutoire du poète qui
cède l’initiative aux mots », lesquels remplacent « la respiration
perceptible en l’ancien souffle lyrique ou la direction personnelle
enthousiaste de la phrase ». Rappelons pour mémoire que, pour
Mallarmé, écrire à un prix, « se paie chez quiconque, dit-il, de
l’omission de lui et on dirait de sa mort comme telle », que le sujet
s’abolit en conséquence dans le langage, cédant du même coup sa
place au sujet impersonnel et élocutoire du poème pur : de personnel,
le moi du poète se fait impersonnel. Mourant à lui-même, le sujet
personnel tend à s’identifier à l’Absolu ; il passe d’un état personnel à
un état universel. Le langage prend alors conscience de lui-même et
permet à l’Absolu d’effectuer son identité à soi. Le sujet mallarméen
est un sujet clivé : « d’un côté l’aspect sentimental psychologique,
personnel et fait de « hasard », – de l’autre l’aspect essentiel,
universel »49. En mourant, le poète accède « au plus profond de lui-
même », il atteint « cette couche d’universalité qui est présence en lui
de l’Absolu, du Sujet Transcendantal, du Soi ». L’œuvre poétique
définit « un nouveau lyrisme, non plus individuel mais universel, non
plus sentimental mais spirituel, non plus psychologique mais
métaphysique ».
Ce mouvement du personnel à l’universel montre bien ce
qui rapproche indiscutablement Bataille de Mallarmé et, dans le même
temps, ne laisse pas de doute quant à ce qui l’en éloigne résolument.
Comme Mallarmé, Bataille place la dépersonnalisation au fondement
de la poésie, en fait une condition sine qua non de sa réalisation.
Cependant, il prête à celle-ci un sens sensiblement différent de celui
que lui accorde l’auteur d’Igitur. Ainsi, ce qu’affirme, par exemple,
Dominique Combe de Césaire, en le situant dans la filiation de
Mallarmé, ne peut être affirmé de Bataille : « le sujet, écrit Combe, se
49
Eric Benoit, « Mallarmé et le sujet absolu », Le Sujet lyrique en question,
Modernités 8, Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux 1996, p. 146.
SE METTRE EN JEU 271
Il faut bien voir ici que l’universel n’a rien de sage ou d’idéal, que s’il
apparaît domestiqué cela n’est dû qu’au « je » docile qui s’en fait
l’expression, l’image et la représentation. Tout laisse donc à penser
que cette domestication dissimule une nature sauvage et indomptable :
« le « je » n’est ni la déraison de l’ipse, ni celle du tout, et cela montre
la sottise qu’est l’absence de sauvagerie (l’intelligence commune) ».
Autrement dit, ce qui est universellement, ce qui vaut aussi bien pour
l’individu que pour le tout, c’est la déraison ; la sauvagerie est ce qui
concerne la totalité des êtres et la totalité elle-même : elle en est à la
fois leur principe et leur vérité générale, mais aussi ce qui demeure en
eux irréductible et immaîtrisable. La dépersonnalisation opère un
passage du « je » mutilé à l’ipse sauvage, et se présente non comme la
mort du moi personnel mais avant tout comme l’abandon d’un souci,
souci de l’ego pour sa petite personne qui est fondamentalement un
souci de l’avenir – de ce que fera de moi ce que j’ai écrit ou, plus
exactement, de l’image de moi qu’entraînera sa lecture. La
dépersonnalisation écarte une figure domestiquée de l’être pour en
rendre possible une autre manifestation qui vaut universellement et
qui décèle comment nous sommes universellement singuliers,
semblables par la singularité, par une singularité commune et
partagée.
La sauvagerie finit par gagner la communication poétique
elle-même : « J’écris pour qui, entrant dans mon livre, y tomberait
comme dans un trou, n’en sortirait plus » (V, p. 135). La manifestation
de l’ipse à travers l’écriture poétique transforme la lecture en une
chute dont on ne saurait trop facilement se relever. Devant
50
Dominique Combe, « Aimé Césaire ou "la quête dramatique de l’identité" », Le
Sujet lyrique en question, Modernités 8, op. cit., p. 188.
272 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Dans la région des mots, du discours, cette part est ignorée. Aussi nous
échappe-t-elle d’habitude. Nous ne pouvons qu’à de certaines
conditions l’atteindre ou en disposer. Ce sont des mouvements
intérieurs vagues, qui ne dépendent d’aucun objet et n’ont pas
d’intention, des états qui, semblables à d’autres liés à la pureté du ciel,
au parfum d’une chambre, ne sont motivés par rien de définissable, si
bien que le langage qui, au sujet des autres, a le ciel, la chambre, à quoi
se rapporter – et qui dirige dans ce cas l’attention vers ce qu’il saisit –
est dépossédé, ne peut rien dire, se borne à dérober ces états à
l’intention (profitant de leur peu d’acuité, il attire aussitôt l’attention
ailleurs). (V, p. 27)
51
L’ipse « sombrerait dans l’insignifiance du "je" (l’équivoque), s’il ne tentait de
communiquer ». (V, pp. 135-136)
SE METTRE EN JEU 273
Figures singulières
52
Maurice Blanchot, Après coup, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p. 86.
276 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
53
Histoire de l’œil procèderait par exemple de cette nécessité.
278 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
venir aux mains. Il semble enfin que cette violence se retourna contre
elle, suffisamment en tout cas pour qu’elle tente par deux fois de
mettre fin à ses jours. Une première tentative se solda par un échec :
« […] on finit par la retrouver pendue dans le grenier de la maison ».
Une deuxième connut le même dénouement :
Peu de temps après, elle disparut encore, cette fois pendant la nuit ; je
la cherche moi-même sans fin le long d’une petite rivière, partout où
elle aurait pu essayer de se noyer. Courant sans m’arrêter dans
l’obscurité à travers des marécages, je finis par me trouver face à face
avec elle : elle était mouillée jusqu’à la ceinture, la jupe pissant l’eau
de la rivière, mais elle était sortie d’elle-même de l’eau qui était glacée,
en plein hiver, et de plus pas assez profonde.
Rire et rire
du soleil
des orties
des galets
des canards
de la pluie
du pipi du pape
de maman
d’un cercueil empli de merde (IV, p. 13)
54
Dans un tel contexte, il n’est pas inintéressant de noter que laitue a pour étymologie
lactuca, de lac, lactis « lait », à cause du suc.
SE METTRE EN JEU 281
55
Cf. L’évangile de Luc, chapitre 22, verset 44.
284 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Ne pas l’abandonner, garder sur lui les yeux grands ouverts (n’est-ce
pas à cela que l’aveugle son père l’enjoignait ?), cela seulement aurait
été dire Oui, quand s’agenouiller auprès d’un prêtre et d’un dieu
rédempteur était dire Non profondément. L’un, aveugle, vit ce que nul
56
Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 31.
SE METTRE EN JEU 285
ne voit et que Dieu dérobe. L’autre – la religion ne dit-elle pas les yeux
dessillés ? – s’est intentionnellement aveuglé.
Ma putain
Mon cœur
Je t’aime comme on chie
Trempe ton cul dans l’orage
entourée d’éclairs
c’est la foudre qui te baise
un fou brame dans la nuit
qui bande comme un cerf
ô mort je suis ce cerf
que dévorent les chiens
la mort éjacule en sang (IV, p. 36)
La lie
l’épuisement d’un cœur horrible
l’âcre
la douce intimité du vice
Tombeau de vent
tombeau de fleuve
petite fleur
tu le sais petite oreille
à quel point
j’ai peur de la merde.
A la nuit
regarder le ciel
avec la fente du derrière.
57
Sur ce point nous renvoyons à Gilles Ernst, Georges Bataille. Analyse du récit de
mort, op. cit., pp. 172-173.
58
Cf. Ibid., p. 174.
59
Cette absence de signature est d’autant plus intéressante qu’elle semble faire du
recueil une œuvre en parfaite résonance avec le désœuvrement que Bataille liait à la
poésie.
60
Cf. Maurice Blanchot, Après coup, op. cit., pp. 89-91.
SE METTRE EN JEU 289
61
Sur ce point nous renvoyons à Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre,
op. cit., pp. 114-119.
290 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
62
Nous pensons en particulier au second poème, mais aussi au premier et au dernier.
63
En ce sens, on peut évoquer l’aspect calligrammatique de la poésie de Bataille.
64
Nous reprenons à Bataille lui-même cette vieille opposition du fond et de la surface
qu’il utilise dans La Religion surréaliste pour montrer comment le mouvement initié
par Breton serait la quête d’un fond et la lutte contre une surface : l’homme mutilé
asservi par le travail technique est un homme superficiel qui s’oppose au fond perdu
de l’homme entier.
292 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
65
Maurice Blanchot, La Communauté inavouable, Paris, Les Editions de Minuit,
1983, p. 33.
SE METTRE EN JEU 293
petite fleur
tu le sais petite oreille
à quel point
j’ai peur de la merde. (IV, p. 153)
SE METTRE EN JEU 295
66
On aura noté que Louis c’est aussi l’ouie.
67
Jean-Luc Nancy, A l’écoute, Paris, Galilée, 2002, p. 54.
68
Et par là se met à la fosse.
69
Jean-Luc Nancy, A l’écoute, op. cit., p. 33.
70
Ibid., p. 24.
71
Ibid., p. 25.
296 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
72
Jean-Luc Nancy, A l’écoute, op. cit., p. 31.
73
Ibid., p. 32.
74
Ibid., p. 33.
SE METTRE EN JEU 297
75
Dans Le Coupable Bataille écrit : « Je ne veux pas mourir, ou plutôt je pense : la
mort est sale ». (V, p. 311)
76
Georges Didi-Huberman, La Ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon
Georges Bataille, op. cit., p. 21.
77
Jacques Derrida, L’Ecriture et la différence, op.cit., p. 381.
298 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
78
Notons que le rapprochement du cri et de la lyre donne le ton du lyrisme de La
Tombe. S’il y a chant, c’est toujours discordant.
79
Deuxième partie de L’Expérience intérieure que Bataille dit avoir écrite en
répondant à mesure à sa vie.
80
Nous empruntons l’idée d’un lyrisme de l’incertitude à Jean-François Louette qui
l’utilise pour caractériser le lyrisme d’Apollinaire. (Cf. Jean-François Louette, Sans
SE METTRE EN JEU 299
sujet qui se met en jeu dans l’expérience, la poésie ou, si l’on veut
encore la jouissance, rien dans le poème ne nous assure de son identité
qui, comme nous le montrait à sa manière le jeu des pseudonymes,
apparaît toujours changeante, équivoque, vacillante. Qui parle et qui
parle à qui ? La seconde partie de la question n’est pas moins
complexe que la première, le « tu » qui apparaît dans les poèmes de
La Tombe étant privé de donnée référentielle. Cette absence de donnée
ménage souvent chez Bataille une équivoque qui nous paraît
fondamentale. Si l’on s’en tient au premier poème, rien ne nous
permet de décider de l’identité sexuelle de l’autre auquel le « je »
s’adresse. Certes, la « petite fleur » et la « petite oreille », mais aussi
les paroles adressées cette fois sans ambiguïté à une femme dans « Le
livre », semblent inscrire l’altérité sous le signe du féminin et
permettent d’interpréter la poésie du recueil comme un échange de
paroles brûlantes entre des amants à la manière de L’Archangélique.
Mais, dans le même temps, on ne pourra pas ne pas déceler dans le
vers où apparaît pour la première fois le « tu » – « le ciel inversé dans
tes yeux » – la rémanence du père, des yeux aveugles, c’est-à-dire
d’un élément biographique déterminant.
Le problème qui se pose à nous est alors le suivant. Il
nous faut comprendre comment les données biographiques
interviennent dans cette invention de l’ipse qui a lieu dans La Tombe
de Louis XXX. Avant que d’esquisser une réponse théorique, nous
voudrions montrer que, là aussi, comme c’était le cas dans les poèmes
que nous avons précédemment étudiés, les coïncidences que Bataille
met au jour en 1928 en revenant sur l’Histoire de l’œil sont reprises,
rejouées ou, plus précisément, re-présentées et re-figurées, comme est
rejouée la scène fondamentale où il est censé avoir tenté de se
masturber devant le cadavre de sa mère81.
protocole (Apollinaire, Segalen, Max Jacob, Michaux), Paris, Belin, 2003, pp. 30-38.)
Sur la question du lyrisme et de l’incertitude nous renvoyons également à Jean-Michel
Maulpoix, « La quatrième personne du singulier », Figures du sujet lyrique, op. cit.,
pp. 147-160.
81
Cette scène, Bataille la présente par deux fois comme réelle (Cf. III, p. 60 et « Je ne
crois pas pouvoir… », OC II, p. 130.) et l’intègre deux autres fois dans un récit : Le
Bleu du ciel. (On peut douter du caractère réel de cette scène. On ne peut en revanche
douter qu’en 1954 elle appartient à la biographie de Bataille, soit au titre d’un fait
réel, soit à celui d’une fiction dont la nécessité s’est à plusieurs reprises imposée à
lui.)
300 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
82
Le Petit, beaucoup plus elliptique, ne fait pas mention de cette stupeur et affirme de
manière lapidaire : « Je me suis branlé nu, dans la nuit, devant le cadavre de ma
mère » (III, p. 60.)
83
Cité par Michel Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, op. cit., p. 189.
SE METTRE EN JEU 301
alors pas fortuit qu’à ce poème succède une injonction qui s’apparente
à une sorte de réaction virile :
A la nuit
Regarder le ciel
Avec la fente du derrière.
84
Nous renvoyons à Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille »,
Tel Quel, janvier 1981, pp. 58-75.
85
Ibid., p. 59.
86
Ibid., p. 61.
87
Ibid., p. 62.
302 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
88
Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », art. cit., p. 66.
89
Pour revenir à la question du lyrisme de Bataille, il faudrait désormais analyser sa
position en la mettant en rapport avec telle proposition de Dominique Combe : « Le
poète lyrique ne s’oppose pas tant à l’auteur qu’à l’autobiographe comme sujet de
l’énonciation et de l’énoncé ». Ou encore : « Ainsi, le sujet lyrique apparaîtrait
comme un sujet autobiographique "fictionnalisé", ou du moins en voie de
"fictionnalisation" – et, réciproquement, un sujet "fictif" réinscrit dans la réalité
empirique, selon un mouvement pendulaire qui rend compte de l’ambivalence défiant
toute définition critique, jusqu’à l’aporie ». (Dominique Combe, « La référence
lyrique », Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 50 et pp. 55-56.)
SE METTRE EN JEU 303
nue, « elle rendit à Dieu le service que, dans les 120 journées,
d’Aucourt rend à la Duclos » (IV, p. 157). Dieu, quant à lui, est
curieusement décrit comme une « sorte de pavé », un bloc de matière
inerte et mal dégrossi destiné, de surcroît, à revêtir le sol, description
qui ne laisse planer aucun doute sur le sort que lui réserve le drame.
Chaque personnage est nommé et présenté par le récitant. Bataille
précise qu’il n’y a ni décor, ni costume. La scène se passe dans la
chambre de la prostituée qui prend la première la parole :
symbolisé par le pain sans levain, mais par un corps souillé et rongé
par la mort. Corps du fils de Dieu, le curé considère également la
putain comme sa mère : sa « mère égout ». Sans trop jouer de
l’homophonie, la mère se trouve ainsi désignée comme une mer
d’eaux usées et d’écoulements sales et le curé est moins le fils de Dieu
que le fils de cette mère dont le corps sali symbolise le Christ, le fils
de ce Dieu qui est mère et putain.
Difficile cependant d’affirmer que cette adoration est la
cause de la scène qui va suivre, tant le drame décrit par Bataille
demeure étrange et déroutant. Ce n’est pas sans une absurdité certaine
que le pavé, après avoir affirmé qu’il est Dieu, dit au curé : « je te
cogne sur la tête/herr curé/je te tue ». Scène grotesque, qui relève de la
mauvaise farce, que celle où Dieu-le-pavé n’est pas battu mais bat le
curé ou, du moins, annonce son intention de le faire, avant de
déclarer : « je suis un con ». Dieu, dans la chambre d’une prostituée,
face à un curé pervers qu’il menace et à une vieille putain, avoue sa
bêtise, confirme surtout ce qu’Edwarda affirmait en exhibant
impudiquement son sexe ouvert : ce n’est plus la putain qui dit être
Dieu, mais Dieu qui dit être une vulve. « L’oratorio » est d’ailleurs
suivi du « livre », poème où, nous l’avons vu, le « je » lit dans le sexe
ouvert devant lui comme dans un livre qui le tue, où il lit dans le corps
de Dieu dont la poésie opère une fois de plus le dépassement dans tous
les sens en en faisant un Dieu ouvert, un Dieu-fente, un Dieu fêlé.
En plaçant la jouissance féminine à la place que Dieu
occupe dans le discours chrétien, Bataille dessine sa position
singulière. D’une part, son athéisme sans concession bouleverse
l’économie de la religion, du discours scientifique et de celui de la
philosophie sans cependant qu’il vienne en retour occuper lui-même la
place d’un nouveau Maître. D’autre part, sa pensée ne se laisse pas
pour autant enfermer dans une révolte stérile contre le père, révolte
vaine et obsessionnelle à laquelle était identifié le surréalisme
notamment dans « La « vieille taupe » et le préfixe sur dans les mots
surhomme et surréaliste ». Partant justement de la critique d’une
poésie surréaliste qui s’épuise dans cette révolte sans grands effets, on
voit comment Bataille, au terme d’un long cheminement d’écriture et
de réflexion, oriente la poésie, à partir de cette révolte avortée, vers
la manifestation de la réalité la plus bouleversante et la plus
inassimilable qui soit. A partir de cette critique, Bataille a fait de la
poésie le lieu d’une intenable tension où, d’un côté, la capacité de dé-
SE METTRE EN JEU 305
3
Nancy emploie ce terme pour désigner « la circonscription d’une communauté », ce
qu’il désigne comme « sa nature d’aire, d’espace formé ». (CD, p. 53)
4
Quand il tenta de les relier, il ne le fit jamais que par une sorte de pétition : « Mais
s’il est possible qu’à l’avenir les hommes s’intéressent de moins en moins à leur
différence avec les autres, cela ne veut pas dire qu’ils cessent de s’intéresser à ce qui
est souverain ». (VIII, p. 323) Pour l’analyse plus détaillée des raisons pour lesquelles
Bataille rencontre ces difficultés nous renvoyons aux pages 54 et 55 du livre de Jean-
Luc Nancy.
5
Nancy considère que l’inachèvement de La Souveraineté et la non-publication de
Théorie de la religion sont des signes de cet échec.
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 311
Le sujet ne peut pas être hors de soi : c’est même en fin de compte ce
qui le définit, que tout son dehors et toutes ses « aliénations » ou
« extranéations » soient à la fin par lui supprimés, et relevés en lui.
L’être de la communication, au contraire, l’être-communiquant (et non
le sujet-représentant), ou si on veut se risquer à le dire la
communication comme prédicament de l’être, comme
« transcendantal », est avant tout être-hors-de-soi. (CD, p. 62)
6
Jean-Luc Nancy expose en détails les raisons pour lesquelles la communauté
s’oppose, en effet, à la fusion : « Avec "l’objet" et la "fusion", avec "l’objet de la
conscience" devenant "objet de la conscience de soi, c’est-à-dire objet aussi bien
supprimé comme objet, ou concept" (Hegel, Phénoménologie de l’esprit),
disparaissent, ou plutôt ne peuvent apparaître ni l’autre, ni la communication. L’autre
d’une communication devenant objet – même et surtout peut être comme "objet
supprimé ou concept" – d’un sujet, ainsi qu’il en va en effet (saut à entreprendre, avec
Bataille et au-delà de lui, une torsion de la lecture) dans le rapport hégélien des
consciences, c’est un autre qui n’est plus un autre, mais un objet de la représentation
d’un sujet (ou, de manière plus retorse, l’objet représentant d’un autre sujet pour la
représentation du sujet…). La communication et l’altérité qui en fait la condition ne
peuvent par principe avoir qu’un rôle et qu’un rang instrumental, non ontologique,
dans une pensée qui rapporte au sujet l’identité négative mais spéculaire de l’objet,
c’est-à-dire de l’extériorité sans altérité ». (CD, pp. 61-62)
312 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
7
Une telle communauté est évoquée par exemple dans ce passage de Memorandum :
« Je puis imaginer une communauté de forme aussi lâche qu’on voudra, même
informe : la seule condition est qu’une expérience de la liberté morale soit mise en
commun, non réduite à la signification plate, s’annulant, se niant elle–même, de la
liberté particulière ». (VI, p. 252. Cité par Jean-Luc Nancy.)
8
On peut noter en effet que « le motif de la communauté s’estompe dans les écrits de
l’époque de La Souveraineté ». (CD, p. 57) Nancy indique à propos d’une telle
évolution : « Profondément, sans aucun doute, la problématique demeure celle
qu’indiquent les textes antérieurs. Mais tout se passe comme si la communication de
chaque être avec RIEN se mettait à prévaloir sur la communication des êtres, ou
encore comme s’il fallait renoncer à montrer que dans les deux cas il s’agit de la
même chose ». (CD, pp. 57-58)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 313
[…] la valeur poétique qui dans les rites anciens était garantie par la
valeur matérielle du rite, valeur qui n’était peut-être pas profondément
réelle mais qui était considérée comme telle par tous ceux qui
pratiquaient le rite, cette valeur matérielle a cessé de garantir
l’authenticité du rite. […] Ce surréel ne peut pas aboutir à de véritables
réalités parce que les hommes n’y croient pas, parce que l’ensemble
des hommes n’y croient pas et ne peuvent pas y croire.
(CD, p. 148). A cet égard, il faut conclure que l’idée même d’inventer
un mythe ou un rite « constitue une contradiction dans les termes » ; il
n’est donné ni à la communauté ni à l’individu la possibilité
d’inventer le mythe : « c’est en lui, au contraire, qu’ils sont inventés et
qu’ils s’inventent eux-mêmes ».
Cette difficulté, à laquelle les tentatives des surréalistes se
sont en fait heurtées et qu’elles ont du même coup permis de mieux
définir, n’est pas insurmontable. L’absence de mythe, ou ce que
Nancy préfère nommer l’interruption du mythe, apparaît à Bataille
comme une « sorte de mythe » (VII, p. 393), un mythe tout à fait
spécifique, dont la dimension mythique ne ressortit plus à son
caractère communautaire : cette absence de mythe peut se présenter à
« celui qui la vit, qui la vit, entendons-nous, avec la passion qui
animait ceux qui voulaient autrefois vivre non plus dans la terne
réalité mais dans la réalité mythique […], comme infiniment plus
exaltante que ne l’ont été autrefois des mythes qui étaient liés à la vie
quotidienne »9. En d’autres termes, la dimension mythique de
l’absence de mythe se situe dans le rapport que l’individu entretient
avec cette absence. Plus exactement, le mythe de l’absence de mythe
9
Le motif de l’absence de mythe apparaît dans des conditions particulières, qu’il nous
faut brièvement rappeler ici. En 1946, à son retour des Etats-Unis, et alors que la
pensée existentialiste commençait à dominer et à occuper le terrain idéologique que,
pour des raisons diverses, les surréalistes avaient abandonné, André Breton voulut
regagner le terrain perdu en organisant notamment une grande exposition qui eut lieu
à Paris en 1947. A l’occasion de cette manifestation, Breton n’hésita pas à solliciter
Georges Bataille et à lui demander un texte. Ce dernier accepta mais, tandis que
Breton était en quête du prochain mythe des temps modernes, Bataille rédigea un
cours texte, « L’absence de mythe », qui devait s’achever par une phrase sibylline,
constituée en partie d’un aphorisme de Nietzsche : « "La nuit est aussi un soleil" et
l’absence de mythe est aussi un mythe : le plus froid, le plus pur, le seul vrai »9. (XI,
p. 236) Breton ne comprit jamais véritablement ce que signifiait cette absence. Dans
ses Entretiens 1913-1952, il devait ainsi déclarer : « Ce mot de mythe, par les abus
croissants auxquels il prête, je n’en sais pas actuellement de plus égarant. Ici je vois
un Salluste qui dit : "L’univers lui-même est un mythe" (entre nous, remarquez qu’il
se pourrait fort bien), là j’entends un Georges Bataille me confier (on ne saurait être
plus nostalgique) que l’absence de tout mythe est peut-être le vrai mythe
d’aujourd’hui. Pour ma part, je soutiens depuis longtemps qu’il en va de la vie de
veille, envisagée même très objectivement, comme du rêve, en ce qui regarde
l’importance respective à accorder à son contenu manifeste et à son contenu latent ».
(André Breton « Interview d’Aimé Patri » (mars 1948), Entretiens 1913-1952 (1952),
Paris, Gallimard, (Œuvres complètes III), 1999, pp. 605-606.)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 315
Ce qui assure la fonction d’une vie selon le mythe, ici, c’est la passion,
ou l’exaltation avec laquelle le contenu du mythe – ici, l’« absence de
mythe » – peut être partagé. Ce que Bataille entend par la passion n’est
pas autre chose qu’un mouvement qui porte à la limite, et à la limite de
l’être. (CD, p. 149)
Je ne veux pas par là prétendre que les individus ne sont pas appelés à
se grouper comme ils l’ont toujours été, mais au-delà de cette nécessité
immédiate, l’appartenance de toute communauté possible à ce que
j’appelle en des termes qui sont pour moi volontiers étranges, absence
de communauté, doit être le fondement de toute communauté possible
[…]. (VII, p. 394)
[…] communication finit par signifier chez vous négation seule et non
plus communication positive, une positivité qui serait la négation d’une
négation. L’emploi de ce mot « communication » tel qu’il se trouve par
exemple chez Jaspers ou chez quelques autres, signifie, non pas
seulement négation de moi, mais encore trouver un autre moi, ou entrer
en rapport avec l’autre et cela a un tout autre sens que la seule négation
de soi. (VI, p. 352) 10
10
Nous renvoyons aux pages 350 à 352 de cette discussion où est reproduit le
dialogue entre Hyppolite et Bataille. Bataille y affirme notamment : « La
communication peut, en effet, viser l’être ouvert ou viser l’être fermé. Dans le second
cas, on peut parler plutôt d’union ou bien de désir d’union. On peut exactement parler
de désir d’union et l’on aboutit justement à se refermer sur soi-même à partir d’une
union. C’est ce que l’on trouve aussi bien dans le thème du mariage que dans le thème
de l’Eglise ». (VI, p. 351.) Deux ans plus tard, La Religion surréaliste visera
précisément à établir les conditions qui conduisent à une communication qui s’oppose
à la fermeture entraînée par l’union.
320 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
consisterait en effet à n’avoir pas compris que « l’être n’est jamais moi
seul, [que] c’est toujours moi et mes semblables » :
11
Bernard Sichère, « L’écriture souveraine de Georges Bataille », Tel Quel n°93,
1981, p. 70.
324 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
12
C’est parce que Bataille a appréhendé la communauté comme « l’espace même, et
l’espacement du dehors, du hors-de-soi » (CD, pp. 49-50) que, pour Nancy, il a fait de
« la manière la plus aiguë, l’expérience moderne de la communauté ». Cette
expérience atteint justement « son point crucial » quand Bataille exige « la conscience
de ce que l’immanence ou l’intimité ne peut pas être retrouvée, et de ce que, en
définitive, elle n’est pas à retrouver ». L’exigence de cette « conscience claire »
n’ordonne pas d’abandonner la communauté mais dicte au contraire sa nécessité : une
telle conscience « ne peut avoir lieu ailleurs que dans la communauté, ou plutôt elle
ne peut avoir lieu que comme la communication de la communauté ». (CD, p. 51)
328 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
13
Bataille rapporte par exemple : « Je lus Le Corbeau. Je demeurai glacé, touché de
contagion. Je me levai et me procurai du papier. Je me rappelle la hâte fébrile avec
laquelle j’atteignis la table et j’étais calme. J’étais absorbé en moi-même et jeté dans
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 329
mon propre vide. J’écrivis dans ma nuit comme on appelle : […] ». (III, p. 530) Après
avoir écrit, Bataille avoue : « Comme je fixais le vide devant moi, une touche aussitôt
violente, excessive, m’unit à ce vide. Je voyais ce vide et ne voyais rien, mais lui, le
vide, m’embrassait ». (III, p. 207)
330 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
14
Jean-Luc Nancy consacre plusieurs pages à la communauté des amants et montre
notamment comment, chez Bataille, « la communion demeure sourdement
obsédante » (p. 93) dans la représentation des amants. (Cf. CD, pp. 89-102.)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 331
15
Rappelons ce que Bataille écrivait à la fin de L’Erotisme : « J’ai parlé d’expérience
mystique, je n’ai pas parlé de poésie. Je n’aurais pu le faire sans entrer plus avant dans
un dédale intellectuel : nous sentons tous ce qu’est la poésie. Elle nous fonde, mais
nous ne savons pas en parler ». (X, p. 30. Nous soulignons.)
16
Jean-Luc Nancy écrit en ce sens : « Le partage répond à ceci : ce que la
communauté me révèle, en me présentant ma naissance et ma mort, c’est mon
existence hors de moi. Ce qui ne veut pas dire mon existence réinvestie dans ou par la
communauté, comme si celle-ci était un autre sujet qui prendrait ma relève, sur un
mode dialectique ou sur un mode communiel. La communauté ne prend pas la relève
de la finitude qu’elle expose. Elle n’est elle-même, en somme, que cette exposition.
Elle est la communauté des être finis, et en tant que telle elle est elle-même
communauté finie ». Autrement dit, la communauté est finie « non pas [comme]
communauté limitée par rapport à une communauté infinie ou absolue, mais
communauté de la finitude, parce que la finitude "est" communautaire, et que rien
d’autre qu’elle n’est communautaire ». (CD, p. 68)
332 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
17
Cette différence de tonalité doit d’autant plus retenir l’attention que, nous l’avons
vu, l’étude que Bataille consacre à Genet est pour lui l’occasion de reprendre et de
résumer sa propre pensée, d’affirmer et de préciser à nouveau le sens et la valeur de
ses principaux concepts. Pensée d’abord comme une communication majeure, la
littérature, en retour, infléchirait ainsi la communication vers le sens qui était impliqué
dans la logique de l’articulation de l’absence de mythe, de communauté et de poésie
que développait La Religion surréaliste.
334 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
18
La nature des liens qui doivent unir l’auteur et le lecteur apparaît plus concrètement
dans un compte rendu que Bataille consacre à Jean Santeuil en 1952. A la lecture des
premiers chapitres parus du roman de Proust, « il était difficile, avoue Bataille, de ne
pas être déçu par des ébauches très maladroites, où nous retrouvions bien des
éléments formels de la Recherche, mais sans rien qui opérât, qui ouvrît un infini de
perspectives mouvantes, en un mot sans que s’établît la "communication" ». (Notes
IX, p 462.) Alors que Jean Santeuil déçoit précisément dans la mesure où il ne permet
pas d’établir une véritable communication, toute autre est la Recherche qui retrouve le
sens profond de la lecture : « De la Recherche au lecteur, passe un courant furtif,
intime et doux, qui gagne la complicité : Jean Santeuil nous informe parfois des
mêmes faits, mais n’agit pas : ces faits, nous les apercevons maintenant tels qu’un
écrivain froid et pressé les étale, ils ne nous touchent jamais, nous n’en tirons qu’une
évidence pénible, celle de l’impuissance de l’auteur. Il y avait dans la divulgation de
ces premières pages, de quoi justifier la réaction de ceux qui demandèrent : "fallait-il
publier cette œuvre abandonnée, selon l’apparence destinée à la destruction ?" ».
Selon Bataille, ce n’est pas tant la qualité de la composition ou le choix des thèmes
qui expliquent la différence de Jean Santeuil à la Recherche, tout se situe au niveau de
l’auteur, au niveau de ce que l’on pourrait nommer son implication : « froid et
pressé », le Proust de Jean Santeuil est impuissant à toucher le lecteur, à établir cette
communication que Bataille évoque en terme de complicité. En revanche, une
communication, « un courant furtif, intime et doux » passe entre l’auteur et le lecteur
de la Recherche ; une communication les unit dans une complicité dont, là encore,
rien ne justifie qu’elle soit comprise comme le mélange intime que suppose la fusion
– une telle intimité entre le lecteur et l’auteur rendrait même improbable une
complicité qui implique la présence de l’un et de l’autre ; elle risquerait pour finir
d’aboutir à une autre forme de négation de l’autre, négation qui, quelle qu’elle soit, et
au vu des lectures que Bataille livre de Genet ou de Proust, apparaît comme l’exact
contraire de ce que désigne pour lui la littérature.
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 335
On sait ce que sont souvent les lectures des œuvres poétiques ; chacun
transcrit sur une espèce de cadran des indications d’une extrême
banalité et substitue à la notion poétique ces indications qui sont
commandées par l’existence des intérêts variés qui existent
actuellement dans le monde. Il n’y a pas jusqu’à l’intérêt de l’existence
d’un mouvement, en particulier jusqu’à l’intérêt d’un éditeur, d’une
revue, tout cela déforme profondément la communication poétique,
tout cela la réduit souvent au souci de former un jugement analogue à
celui qu’on forme lorsqu’on fabrique. (VII, p. 392)
des attitudes voulues sans s’avouer qu’ils ont comme moi la tête vide :
– le montrer un jour, avec rigueur – à froid – jusqu’au moment où l’on
est brisé, suppliant, où l’on cesse de dissimuler, d’être absent. (V,
pp. 49-50)
Il y a sans aucun doute dans cette manière d’exiger une lecture qui
déchire, anéantit et supprime la particularité, des accents qui ne sont
pas sans rappeler la haine dans laquelle Bataille tient l’écriture
poétique. De fait, il est à parier que, si ce dernier avait poursuivi plus
avant sa réflexion sur ce point, il aurait pu évoquer une haine de la
lecture visant à en imposer le sens véritable et exigeant. Le lecteur qui
lit « pour se supprimer » (IX, p. 301) répond certainement à une
nécessité non moins obscure que celle qui pousse à écrire : au même
titre que ces auteurs que Bataille dit contraints19 à l’écriture, le
véritable lecteur, qui ne lit pas par simple plaisir ou louable curiosité,
semble également contraint à la lecture. A l’instar du génie poétique
qui devine toute l’étendue des ruines exigées par la communication, il
y aurait de la même façon un génie de la lecture qui consisterait à
chercher en elle la suppression la plus grande et sans concession de
l’être isolé afin d’accéder à une existence poétique et souveraine que
rien ne peut plus asservir. Cette existence, Bataille la décrit d’ailleurs
en termes très clairs dans L’Expérience intérieure :
19
Dans la préface du Bleu du ciel, Bataille se demande en effet : « Comment nous
attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ? ». Un peu
plus loin, il précise : « J’ai voulu formuler ce principe. Je renonce à le justifier. Je me
borne à donner des titres qui répondent à mon affirmation (quelques titres…, j’en
pourrais donner d’autres, mais le désordre est la mesure de mon intention) :
Wuthering Heights, Le Procès, La Recherche du temps perdu, Le Rouge et le Noir,
Eugénie de Franval, L’Arrêt de mort, Sarrazine, L’Idiot… ». (III, p. 381)
VERS UNE COMMUNAUTE POETIQUE 337
L’ipse de celui qui écrit ne peut venir à l’être s’il ne s’adresse à l’ipse
de celui qui lit. De la même façon, celui qui lit n’est à son tour ipse
que s’il entend le cri jeté vers lui, la poésie où le « je mort » de celui
qui écrit s’expose. Ecrire ou lire en direction de l’ipse de celui qui lit
ou écrit sont les deux faces d’une même exposition qui fait être ; les
deux faces d’une poésie dont le fonctionnement nous apparaît
désormais dans sa totalité : celui qui écrit vient à l’être en s’exposant à
celui qui lit et auquel il s’adresse, celui qui lit vient à l’être en
s’exposant à la singularité atteinte et manifestée dans le poème.
Que signifient en effet le lecteur et l’auteur envisagés sans
l’œuvre et le courant de communication qui passe entre eux ? Tout
comme Tristan et Yseut pour qui « rien ne compte que l’amour qui les
déchire ensemble » (V, p. 112) et qui, « considérés sans [cet] amour »,
apparaissent « comme deux êtres pâles, privés de merveilleux », rien
ne compte pour l’auteur et le lecteur que la communication ; rien ne
compte que l’écriture et la lecture :
De moi vers toi, seul compte ce qui est écrit de moi à toi ; seule
compte cette communication qui exige la suppression radicale de celui
qui écrit pour qu’en retour soit rendue possible la communication que
recherche et attend celui qui lit. Incapable, pour Bataille, « de dépasser
en lui la personne pauvre » (IX, p. 303), Genet ne passionne pas, il ne
touche pas l’humanité souveraine du lecteur : en n’exposant pas ce
qu’il est par-delà sa particularité, il ne permet pas à son lecteur
d’atteindre à son tour l’au-delà de sa propre particularité ; rien de ce
qu’il n’est dans l’instant de sa souveraineté ne s’est solidifié dans son
œuvre qui puisse atteindre la souveraineté du lecteur ; rien, si l’on
reprend le vocabulaire auquel semblait conduire la logique de La
Religion surréaliste, rien de sa singularité ne s’expose ni ne se partage
qui permette à la singularité de son lecteur de venir à l’être.
338 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
20
La notion d’instant solidifié, à l’aide de laquelle Bataille définit l’œuvre littéraire,
révèle une différence sensible avec ce qu’il écrivait en 1939 dans « Le sacré ».
Bataille évoquait alors de la manière suivante le « graal » poursuivi par la création
artistique : « Le nom d’instant privilégié est le seul qui rende compte avec un peu
d’exactitude de ce qui pouvait être rencontré au hasard de la recherche : rien qui
constitue une substance à l’épreuve du temps, tout au contraire, ce qui fuit aussitôt
apparu et ne se laisse pas saisir ». La nature particulière de ce qui est poursuivi
amenait Bataille à formuler des réserves qu’il ne formule plus en 1952 : « La volonté
de fixer de tels instants, qui appartient, il est vrai, à la peinture ou à l’écriture n’est
que le moyen de les faire réapparaître, car le tableau ou le texte poétique évoquent
mais ne substantialisent pas ce qui était une fois apparu. Il en résulte un mélange de
malheur et d’exaltation, de dégoût et d’insolence : rien n’apparaît plus misérable et
plus mort que la chose fixe, rien n’est plus désirable que ce qui va aussitôt disparaître,
mais en même temps le froid du dénuement fait trembler celui qui sent que ce qu’il
aime lui échappe et les vains efforts s’épuisent à créer des voies par lesquelles il serait
possible de retrouver sans fin ce qui s’enfuit ». (I, pp. 560-561.)
340 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
contact entre deux êtres qui, une fois transgressées les limites de leur
être isolé, viendraient l’un et l’autre à l’être en s’exposant l’un à
l’autre dans leur singularité21.
21
Il se peut d’ailleurs qu’une telle communauté apparaisse plus concrètement dans ces
notes que Bataille prend pour La Souveraineté : « Nécessité d’une communauté
athéologique sans exclusion, où personne ne puisse jamais savoir s’il est ou non exclu.
Où il soit essentiel de douter si quelqu’un est exclu ou inclus. Donnée dans un
mouvement de convergence, jamais saisissable. Même pour le passé l’on ne peut
savoir si quelqu’un est exclu ou non. Tous ceux qu’une passion profonde a faits les
défenseurs du mal. Blake. Sade. Rimbaud. Lautréamont. Stendhal. Proust. Nietzsche.
Emily Brontë. Kafka. Hölderlin (non). La question de Hegel, Freud aussi. Char,
Blanchot (surtout commentant Sade). Tous profondément solitaires. Giacometti.
Leiris, quel dommage, l’un de ceux qui m’ont le plus scandalisé, le plus profondément
scandalisé, justement pour le mélange ». (Notes VIII, p. 639)
BIBLIOGRAPHIES
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Livres :
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BIBLIOGRAPHIES 359
Documents audiovisuels :
Documents sonores :
Thèses :
Ouvrages généraux
Poésie et expérience.............................................................................. 63
La haine et l’image............................................................................... 93
Réussir, échouer..................................................................................... 93
Contre l’image ....................................................................................... 107
Littéralement.......................................................................................... 120
364 GEORGES BATAILLE, A L’EXTREMITE FUYANTE DE LA POESIE
Bibliographies....................................................................................... 341