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Communications

La description de l'image
Louis Marin

Citer ce document / Cite this document :

Marin Louis. La description de l'image. In: Communications, 15, 1970. L'analyse des images. pp. 186-209;

doi : https://doi.org/10.3406/comm.1970.1222

https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1970_num_15_1_1222

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Louis Marin

La description de l'image :

à propos d'un paysage de Poussin

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d'une
récit

générales de transmutation? Quels types de transformation ce transfert à un


ensemble visuel impose-t-il à l'ensemble linguistique, etc.?

Problématique.
La question que nous voudrions ici poser est voisine et différente de ce
problème : il ne s'agira pas d'analyser une transposition intersémiotique déjà effectuée
pour en dégager les conditions générales, mais d'examiner dans son rapport au
tableau, le premier et le plus immédiat type de discours tenu sur lui, à savoir le
discours descriptif : qu'est-ce qu'au niveau du langage, la description dans son
appartenance à l'image peinte? Quel est le statut de ce « dire » spontané du tableau
qui est la prime évocation de sens provoquée par l'image et qui vise à s'effectuer
au ras de la surface picturale? Nous devrons nous interroger sur son apparente
innocence, sur son illusoire immédiateté, pour découvrir en lui des investisse-
sements multiples, culturels, sociaux, affectifs, qui, du même coup, transforment
l'objet décrit. Perdant son statut d'objet, il devient dès lors texte sur lequel se
déposent les lectures successives qui en déplacent les éléments, en modifient les
rapports, créent des zones d'intense visibilité et d'autres aveugles et blanches,
font apparaître ou effacent tel élément dans sa relation aux autres et dans son
poids sur eux, par rapport à eux. Ces lectures successives qui sont, au moins
jusqu'à un certain degré, l'objet-texte pictural lui-même, sont-elles infinies?
ou — question plus pertinente et plus précise — sont-elles, dans leur succession
ouverte, « interminée », liées par une forme de cohérence? S'articulent-elles en un
système qui ne serait point caractérisé par sa clôture? S'il en est ainsi, ce système
ne constituerait-il pas la « structure » du tableau, entendue comme l'ensemble
articulé de ses lectures, et le sens du tableau n'est-il pas ce déplacement réglé
du discours à travers ses lectures? 2. Dès lors qu'en est-il du tableau, objet-texte

1. Voir Actes du Colloque d'Urbino sur l'analyse du récit, 1968 : « Récit pictural et
récit mythique chez Poussin ».
2. Cf. Jean-Louis Schefer, Scénographie d'un tableau, Paris, 1969.
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La description de Vintage
dans ses lectures? En un sens il s'y évanouit puisqu'il n'est pas de surface
picturale primitive, vierge de tout regard-lecteur — ne serait-ce que parce qu'elle est
offerte à la vue pour être vue. — II n'est pas de point de départ à la lecture du
tableau qui serait le tableau avant toute lecture, car celui-ci est, de part en part,
un « legendum ». En un autre, il s'y constitue : par les lectures, le tableau se
définit comme amorces de sens mais pour lequel il n'est pas de point d'arrivée
qui serait le sens du tableau. Et cela pour une simple raison : le tableau n'est pas
d'abord objet de connaissance, support et provocation d'une conceptualisation.
Il est être producteur de plaisir, mais dont les procès de production empruntent,
pour s'y dissimuler, les voies des lectures, c'est-à-dire celles du sens en cours
de constitution à travers elles : plaisir de lire qui par là même ne s'accomplit
jamais, mais désigne, dans cette satisfaction temporaire, la force dont le tableau-
texte est à la fois la trace et la matrice figurative = le désir : trace ou marque
laissée par le geste « créateur » qui s'y signifie; figure qui se déplace et s'engendre
successivement au cours des lectures : c'est la façon qu'a le désir de se donner à
voir dans ses figures en ne s'y réalisant jamais. D'où l'impossibilité de jamais
clore la lecture du tableau parce qu'elle est celle d'un visible du désir qui s'y
déplace et dont elle ne perçoit que les remous de surface, les traces, en les
évoquant. C'est cet entrelacement du lisible et du visible dans le tableau qui en
produit le sens ou les sens, dont nous voudrions suivre ou accomplir le « tissage ».
Pour que l'analyse soit plus pure, et plus dégagée de la problématique que nous
évoquions tout au début, nous avons choisi un tableau de Poussin dont on sait
de façon à peu près certaine qu'il ne résulte point d'une transposition intersé-
miotique au sens étroit de l'expression évoquée plus haut1. Ce qui ne signifie
point que la peinture (le tableau) n'y soit pas récit, et mieux encore qu'il ne fasse
pas apparaître, dans « le diagramme » des lectures picturales qu'il permet et qu'il
exige, un récit possible, inouï, dont la caractéristique serait d'être une «matrice »
narrative, productrice de récits, différents et simultanés dont la prolifération ne
serait que la face lisible de la « Gestaltung » visible du tableau. Autre façon — en
se dégageant du rétrécissement qu'impose la transposition d'un texte narratif
dans un tableau — de retrouver ce tissu de visible et de lisible que notre
problématique générale pose à la base de la sémiotique picturale. Le tableau pourrait
alors apparaître comme un producteur de récits relevant tous d'uns même forme
matricielle que les lectures successives auront dessinée à la surface du tableau.
Ce tableau se nomme « Paysage avec un homme tué par un serpent2 ». Le discours
descriptif est un discours qui constate le tableau en ses parties et transpose en
langage ce qui est « écrit » sur la toile dans son apparence. C'est ce discours que
nous voulons interroger — à propos de cette toile figurative qui appartient tout
entière et jusque dans ses extrêmes limites, à l'idéologie de la représentation.
Dans ce discours, se nouent de façon primitive le langage et l'image, à un point
d'insertion qui pourrait apparaître comme le point de départ de tout méta-
langage pictural. Le fait que ce point nous semble inassignable comporte de
grandes conséquences théoriques : toute description est d'emblée lecture sous
son double aspect de parcours visuel de la surface plastique selon l'ordre ou les

1. Voir à ce sujet, les critiques faites par Sir Anthony Blunt à l'article de Guy de
Tervarent : « Le véritable sujet du Paysage au Serpent de Poussin à la National Gallery
de Londres » Gazette des Beaux Arts, 1952, II, p. 343 sq.
2. « Landscape with a man killed by a snake » Sir A. Blunt, Critical catalogue,
p. 143, Phaidon, Londres, 1966.
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Louis Marin

ordres des jalons qui y sont déposés et de déchiffrement mental et perceptif de


ces mêmes signaux comme signes dans un discours1. Autrement dit, il nous paraît
difficile de distinguer deux phases dans l'approche d'un tableau, l'une « factuelle »
descriptive, l'autre « signifiante », interprétative, qui serait construite sur la
première dont elle recevrait ses limites objectives et ses conditions empiriques
de possibilité. La description est interprétation, mais cette affirmation ne la
livre pas à la relativité et l'incertitude d'un propos « saisi » par ses contextes et
déterminé par eux. La description est en réalité la première lecture ou plutôt
ce terme couvre l'ensemble ouvert des lectures possibles qui, dans leur pluralité
convergente sur le tableau, construisent le système des différences constitutives du
texte du tableau. Si la description désigne le système ouvert des lectures, elle
nomme également la cohérence objective du texte dans son indépendance
radicale à l'égard de tout procès particulier d'interprétation : elle renvoie, si l'on
veut, à un constant surplus de sens, mais à condition d'entendre, par surplus,
l'ouverture du système des lectures où le sens s'amorce dans sa pluralité.

La description.
Du tableau de Poussin « Paysage avec un homme tué par un serpent », il existe
plusieurs descriptions que nous allons donc examiner attentivement dans leurs
différences. Elles sont quantitativement diverses depuis la plus courte qui, en
donnant le sujet du tableau dans son titre, est une sorte de
définition-description, jusqu'à la plus longue trouvée dans les Dialogues des Morts de Fénelon avec
l'entretien fictif entre Léonard de Vinci et Poussin, en passant par trois textes
de Félibien des 6e et 8e Entretiens sur la Vie des plus excellens Peintres 2 et la
légende d'une gravure de ce tableau exécutée par Baudet et que l'on trouvera
dans le recueil Wildenstein 8. La première opération consistera à « mettre en
perspective » ces textes, perspective convergente en un point de fuite qu'est
le tableau même et dont l'ordre ou la disposition sera celui de la réduction
croissante.
Or on constate que du texte de Fénélon au titre du tableau donné par A. Blunt,
se maintient invariante une certaine structure d'opposition : celle du paysage
et de l'histoire (ou encore de la description et du récit) qui constitue une sorte de
scheme général des lectures, mais que notre lecture dans son système devra,
peut-être interroger et par là même transgresser; « paysage », le terme définit,
une fois référé à une dimension culturelle historique déterminée, la sphère
d'appartenance du tableau à un « genre », situé dans une hiérarchie elle-même
sujette à varier historiquement : le genre « paysage » dont il est possible de donner,
au moins en première approximation, les règles qui en circonscrivent les limites
et le lexique qui en fournit les éléments 4. Mais en même temps le sujet du tableau
donné dans son titre comme paysage — appartenance au genre — est précisé

1. Voir P. Francastel, la Figure et le Lieu, Paris, 1968. Cf. également le


développement sur la notion de lecture picturale dans notre étude c Éléments pour une
sémiologie picturale », in Les sciences humaines et l'œuvre d'art, Bruxelles, 1969.
2. Cf. les appendices à cette étude.
3. < Les graveurs de Poussin au xvii* siècle > par Georges Wildenstein. Gazette
des Beaux Arts II, p. 73 sq.
4. Cf. par exemple E. M. Gombbich, Norm and Form, Londres, Phaidon, 1966,
p. 107 sq.
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La description de V image
par un sujet second, un sujet à l'intérieur du sujet qui définit une sous-classe
de paysages, justement nommée « paysages avec sujet » : ici, « un homme tué par
un serpent », anecdote, événement ou récit qui renvoie à un autre genre lui-même
défini, historiquement et esthétiquement, dans ses variations, comme histoire,
sans que l'on puisse pour l'instant décider à quel sous-genre ou espèce d'histoire
se rattache celle de l'homme tué par un serpent : mythologique, historique,
d'actualité, de genre1. Notons en outre que l'histoire dans son opposition au
paysage est réduite à quelques marques essentielles qui la constituent dans sa
spécificité, l'homme, la mort, le serpent. L'histoire n'est donc pas racontée dans
le titre, mais seulement son moment central, « pivot », la mort d'un homme par
un serpent : articulation de deux genres dans le titre ou superposition de deux
« codes » eux-mêmes susceptibles de varier c'est-à-dire d'être restructurés,
réorganisés différemment dans des périodes postérieures, genres qui
circonscrivent un code de deuxième degré, où sont latentes des articulations plus fines
et plus complexes. Mais en même temps apparaît une ouverture de sens
caractérisée par les oppositions binaires « paysage vs histoire »; « nature vs homme »
sur le plan du contenu, ou « description vs récit », « figurativité vs discursivité »
sur le plan de l'expression. On remarquera enfin que l'histoire avec ses marques
servira à individualiser le tableau dans une série de sujets, liste qui constitue
un véritable champ paradigmatique où fonctionne un procès de commutation :
1. Paysage avec un homme tué par un serpent.
2. Paysage avec un homme poursuivi par un serpent.
3. Paysage avec deux femmes (nymphes) et un serpent.
4. Paysage avec une femme se lavant les pieds.
5. Paysage avec un homme se lavant les pieds.
6. Paysage avec un enfant buvant.
7. etc.
Sans doute, cette liste est-elle construite par A. Blunt dans un catalogue
raisonné; mais le choix des termes du titre est effectué par cet historien, selon
un certain nombre de règles logiques qui s'apparentent à celles que donne Leibniz
pour la construction de la définition nominale « qui n'est autre chose qu'une
enumeration des marques suffisantes » afin d'arriver à cette « notion distincte
pareille à celle que les essayeurs ont de l'or, laquelle leur permet de distinguer
l'objet ou tous les autres corps par des signes distinctifs et des moyens de contrôle
suffisants » 2. Ce rapprochement avec Leibniz, et surtout l'exemple qui dans les
Méditations sur la connaissance... l'illustre, est significatif : le titre se dit d'un
tableau et d'un livre, mais aussi d'une monnaie. Il établit un droit en inscrivant
dans la matière traitée, une marque, celle que « l'ouvrier met au chef de chaque
pièce de sa fabrique »; il est aussi « le degré de fin de l'or et de l'argent monnayés » *.
Le titre du tableau est ainsi la définition nominale du tableau par enumeration
de ses marques, c'est-à-dire par description. Par lui, le tableau est catalogué ou
saisi dans ses généralités, expression d'un ou plusieurs codes en chevauchement,
élément d'une série au sein de laquelle il acquiert sa valeur propre, sa différence
qui le titre, ou qui le « monnaye », titre qui est son nom, plus et bien autrement
que la signature du peintre qui, le plus souvent, s'y dissimule. Si A. Blunt,

1. Voir Sir Anthony Blunt, Poussin, p. 290 ©t sq pour une référence à l'actualité
contemporaine de Poussin.
2. Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, trad. P. Schrecker, Paris, Vrin, 1969, p. 10
3. Définitions tirées du dictionnaire Littré sous titre.
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Louis Marin

abandonnant les excellentes raisons qui le font ainsi dénommer ou titrer ce


tableau, avait par exemple repris le vieux titre parfois donné de Paysage avec
Cadmos ou avec Cadmos et le serpent, la toile serait alors entrée dans la série
« Paysage avec Hercule et Cacus, Paysage avec Orion, avec Orphée, avec Poly-
phème, etc. » et aurait ainsi acquis une autre valeur, en étant saisie dans un
autre réseau différentiel de substitution : « Paysage avec sujet mythologique,
avec récit de fondations de cité »; d'où une autre ouverture de sens voisine de
celle que nous avons explorée.
Les trois textes descriptifs de Félibien, celui de Fénelon et la légende de la
gravure de Baudet reprennent la structure oppositive « Paysage vs histoire »,
mais font apparaître par rapport à la définition-description du titre, deux
nouvelles différences : tous les textes développent le récit, racontent l'histoire,
exposent l'événement qui se déroule « sur le devant du tableau ». Aucun, à l'exception
du grand texte de Fénelon et d'une notation du 8e Entretien de Félibien n'insiste
sur le paysage, ne le marque de façon caractéristique x. C'est là une amorce d'un
nouveau départ de sens, d'une nouvelle codification possible du tableau. Si le
paysage, dans des descriptions plus étendues du tableau, n'est consigné dans le
texte que sous le terme générique de « paysage », alors que le récit-sujet est
précisé par la notation de nouveaux épisodes, cela ne signifie-t-il pas que le
discours en langage a une affinité immédiate avec les actions et le drame, c'est-à-dire
avec une succession d'événements dont les hommes sont les protagonistes. La
possibilité de tenir un discours, de parler de quelque chose en général ne se
fonde- t-elle pas sur une succession temporelle d'instants ou de moments; en
revanche la pérennité de la nature dans le paysage, son immutabilité, plus encore
sa pleine et immédiate visibilité ne défient-elles, dans leur simultanéité, la chaîne
des paroles, fussent-elles, non de narration, mais de description. Autrement dit,
quand il s'agit de parler brièvement et précisément d'un tableau, de le décrire
dans ce qu'il a de caractéristique par rapport aux autres tableaux d'une série,
c'est le récit-sujet que l'on raconte et non le paysage que l'on décrit : facilité
signifiante marquée dans le catalogue raisonné par l'invariant « Paysage » et
par le caractère variant « avec un homme... deux femmes... un enfant... etc.. »
Au fond, le récit raconté, c'est ce qui permet de distinguer un tableau d'un autre,
et quelle que soit la précision dans la description du paysage, le langage noie
dans la généralité « abstraite » la singularité du visible, tel qu'il est donné dans
ses « figures ».
D'où cette nouvelle opposition d'un paysage défini dans sa généralité abstraite
de décor et d'un récit décrit dans sa spécificité concrète de drame : opposition
dont la signifiance n'apparaît qu'au niveau de la forme de l'expression (quantité
de mots prononcés pour l'une ou l'autre des rubriques : paysage, histoire), mais
dont les conséquences sur le plan du contenu apparaissent rapidement. N'est-ce
pas la disparition du sujet-récit dans la nature morte ou dans le paysage pur qui
condamne le discours sur la peinture à l'analyse verbale, poétique, de
l'impression visuelle, sensorielle, nouvelle forme de transposition intersémiotique dont
il serait sans doute fructueux d'étudier les procès et notamment les métaphores.
Ainsi les Goncourt parlant de Chardin... Avec l'opposition du décor et du drame,
nous sommes introduits sur la scène théâtrale, et c'est cette nouvelle codification

1. Cette notation est très brève et stéréotypée < la situation du lieu en est
merveilleuse ».
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La description de l'image
dont l'inflexion de l'opposition « Paysage vs histoire » nous indique le départ :
décor immobile, inchangé, toujours visible, qui entoure et limite le lieu de la
scène sur laquelle se donnent à voir successivement épisodes et péripéties du
drame. D'emblée, les discours descriptifs lisent le tableau comme une
représentation théâtrale par laquelle un drame se représente dans un lieu dont toute la
fonction est de l'offrir à la vue, dans la diachronie de ses moments : la Nature dès
lors se définit fonctionnellement comme le décor de l'action humaine, et l'homme,
comme l'acteur d'un drame qui le met en scène. Et si le théâtre constitue un
niveau de codification du tableau, il conviendra alors — et ceci apparaît, de façon
très remarquable, dans le texte de Fénelon — de distinguer entre le sol (« l'aire1 »)
sur lequel se déroule l'histoire — et qui est proprement la scène immobile comme
support local de visibilité, comme plate-forme de représentation — et la
décoration qui en est à la fois le fond et les bas-côtés, où l'homme n'apparaît plus dans
son action, mais qui représente « les environs du lieu où l'action du poème
dramatique est arrivée 2 ». Il y aura ainsi deux Natures, l'une qui est le sol, le « locus
standi et representandi » de l'action humaine, l'autre qui est son environnement
dont l'homme est exclu, car elle est pur décor. Comme l'indiquera Fénelon avec
finesse, il est des accidents du sol qui constituent, dans ce tableau, une péripétie
ou un accident de l'action : géologie ou géographie qui est en même temps topo-
logie ou topique du discours dramatique dans sa course à travers la surface du
tableau. Et c'est peut-être ce que nous signifie, de façon moins stéréotypée qu'il
pouvait sembler, Félibien lorsqu'il parlait d'une situation du « lieu » : il y a le
lieu qui est l'espace même de la représentation et il y a sa situation qui est la
topique de ce lieu — la scène à proprement parler.
Ainsi l'absence de marques du paysage s'opposant, dans la description, au
caractère marqué de l'action-récit nous a conduit à l'ouverture d'un nouveau
code, celui de la représentation théâtrale où se construit de prime abord une
nouvelle opposition : « Paysage vs Histoire »; « Nature vs Action humaine »;
« Décor vs Scène » que l'on peut exprimer plus précisément dans le schéma
suivant :

Nature Action humaine

I I I I
-Décor 1 i Scène 1 Acteurs
(Environnement, lieu) (Situation-sol-« aire »j

schéma qui fait apparaître la valeur éminente de la scène, moyen terme complexe
entre l'action humaine (le récit, l'histoire) et la Nature-décor (le paysage décrit). La
signifiance de cette opposition « non marqué vs marqué » est reprise par Fénelon
sous la forme d'une opposition entre marques.

1. Le mot est de l'abbé cTAubignac dans la Pratique du théâtre, Paris, 1657, p. 101,
Ed. P. Martino, Alger, 1927.
2. D'Aubignac, op. cit., id.
191
Louis Marin
« Le degré 0 du paysage » qui se présente, dans les autres textes, sous le nom
« Paysage » a valeur significative dans sa pure opposition aux récits : c'est cette
valeur que réitère, mais dans une nouvelle inflexion, le texte de Fénelon en
confirmant l'amorce de sens dégagée ci-dessus. En effet, il est remarquable
que dans le dialogue entre Léonard et Poussin, ce dernier décrivant a l'ordonnance
d'un de ses tableaux » intègre au récit, les éléments du sol, c'est-à-dire de la scène,
et leur oppose de façon marquée le décor. Mieux encore, il fait passer dans le
décor, des figures et des actions que notre propre lecture descriptive dégagera
de l'environnement de la représentation; ce qui veut dire que le clivage
proprement idéologique entre décor et action, qui est sans doute essentiel à la notion
de représentation « théâtrale », sera modifié d'une lecture à l'autre, modification
qui commencera dans un de nos textes, la légende de la gravure de Baudet :
d'une description à l'autre, les limites du décor et de la scène en tant que situation
topique de l'action, se déplacent. Au rejet dans l'environnement des figures du
jeu et du travail par Fénelon, — et il faudra s'interroger sur la signification de
ce rejet — répondra le contre-déplacement de notre lecture qui fera transiter ces
figures dans la scène, et peut-être au-delà d'elles, celles du château et de la ville.
Toute la première partie de la description de Fénelon mêle accidents du terrain
et incidents de l'action : « un rocher sur le côté gauche du tableau... de ce rocher
tombe une source d'eau pure et claire... un homme était venu puiser de cette eau...
là auprès est un grand chemin sur le bord duquel paraît une femme qui voit l'homme
effrayé mais qui ne saurait voir l'homme mort à cause d'un enfoncement... d'un
espèce de rideau entre elle et la fontaine ». Il n'est pas jusqu'au rideau (de terre),
dissimulateur de la mort, qui ne fonctionne comme une machine d'action
dramatique. En revanche, « le fond » du tableau réunit tous les éléments qui peuvent
« délasser le regard de tout ce qu'il a vu d'affreux... Dans cette eau, se présentent
divers objets propres à amuser la vue, ici des jeunes gens qui se baignent et se
jouent en nageant, là des pêcheurs, l'un tire un filet, les deux autres rament, ...
d'autres jouent à la mourre » etc. jusqu'au « lointain » où des montagnes de
figure « bizarre » varient l'horizon. Les marques de l'opposition sont ici complexes
et se développent à plusieurs niveaux : l'index essentiel est l'opposition de
l'horreur de l'action, du drame qui lie les acteurs humains dans le récit et
d'autre part, le charme, la douceur, la variété plaisante, la paix du décor, dont
de multiples figures humaines font partie, pour dessiner comme en silhouette
sur fond de nature, les grâces d'une pastorale. Aussi n'est-il pas excessif de
penser qu'un nouveau trait de code apparaît en ce point de la description de
Fénelon, trait qui est aussi celui du tableau en sa lecture, à savoir la corrélation
signifiante de deux genres théâtraux-picturaux, le drame et la pastorale
juxtaposés-opposés dans la représentation comme le lieu de la scène à l'environnement
du décor1. Mais de délicates et subtiles corrélations parcourent la description

1. De plus ce départ de code pourrait être affiné ou précisé par une plus discrète
opposition que fait apparaître implicitement le texte de Fénelon : le drame
représenté sur la scène réunit trois personnages dans une action liée. Le décor, comme
environnement du lieu scénique, enveloppe une multitude de personnages dont certains
groupes apparaissent comme les délégations significatives du décor dans le plan
intermédiaire, les joueurs, les pêcheurs : opposition du drame noué entre trois personnages
et de nombreuses silhouettes figuratives signifiant une < atmosphère » ou une ambiance
de décor; ou celle d'une concentration de l'action dramatique et d'une dissolution
du héros par le nombre comme élément de décor. Cf. la controverse entre Sacchi et
192
A°f)O
La description de V image

de Fénelon et dessinent, sur la surface du tableau, un jeu de correspondances


que nous n'avons pas fini de parcourir : « le loisir vs le travail », (les baignades,
les promenades, le jeu de la mourre), vs (les pêcheurs, les trois paysans); «la
vieillesse vs la jeunesse » (les grands arbres) vs (le bocage tendre et frais) ; « le
sacré vs le profane », « le château vs la ville » etc..
En ce déploiement de corrélations signifiantes, on le voit, la description de
Fénelon, inflexion du « degré 0 du paysage », se charge de valeurs interprétatives
de lecture. Encore faut-il préciser ce point : il paraît difficile de parler de
connotation au sens linguistique du terme, pour cette simple raison que, dès le début
de notre analyse, on chercherait en vain le plan de dénotation. Certes il est vrai
— et, pour s'en apercevoir, il suffit de lire le texte de Fénelon et de regarder
le tableau (et en cela d'obéir aux préceptes donnés par Poussin à Chantelou
« lisez l'histoire et le tableau ») — qu'il n'y a rien dans la description de Fénelon,
qui en outrepasse les bornes, qui décrive des choses qui ne sont pas peintes.
Bien mieux, sur plusieurs points, c'est aujourd'hui ce discours qui permet de
voir : ainsi les joueurs de mourre, du plan intermédiaire à gauche, qui
n'apparaissent au regard qu'une fois lu le texte. La description en fait ne devient
lecture que dans la mesure où elle passe sous silence, efface, ou déplace; dans la
mesure où elle articule, d'une certaine façon, le continu de la surface picturale.
Établissant entre certains éléments perçus comme discrets des relations de
contiguïté, elle met à distance d'autres éléments qui, nouant entre eux d'autres
relations, fonctionnent en pôles d'opposition. Articuler en bref veut dire relier,
mais aussi disjoindre, opposer : termes qui ont une application « propre » dans
la surface du tableau. Ils veulent dire que l'intervalle entre deux termes qui
est la marque, dans le tableau, de leur relation oppositive est insignifiante dans
sa matérialité, dans sa continuité. Le contigu n'est pas le continu : il suppose un
intervalle, un blanc entre deux éléments *. Or cette distance que laisse subsister
le contigu à l'intérieur de lui-même ne peut pas être pur et simple écart dans le
tableau qui est fondamentalement espace. Cette distance est l'insignifiance du
continu que le discours analytique articule dans le sens. Certes, le texte de
Fénelon, par rapport au titre du catalogue, couvre le tableau d'un réseau
beaucoup plus dense de relations, mais le filet discursif aura toujours des mailles, et
elles laisseront passer comme insignifiantes, des parties de la surface picturale :
il est heureux qu'il en soit ainsi; sinon rien n'aurait de sens. D'autres descriptions,
en déplaçant le réseau sur la surface, vont rendre ces parties signifiantes en
les extrayant et en les retenant dans le jeu des relations. D'où ce déplacement
des figures -dans la surface du tableau au cours des lectures successives, à la
condition d'entendre par figure, non un objet du monde en tant qu'il est
représenté dans le tableau, mais une relation exhibée, extraite par la description
sur la surface du tableau.
De ce point de vue, il est un deuxième ensemble de corrélations que la
description de Fénelon fait apparaître et qui, tout en correspondant à la grande
dichotomie du paysage et de l'histoire, amorce le sens dans « la forme de l'expres-

Pierre de Cortone à l'Académie St Luc à Rome, voir à ce sujet Denis Mahon, Studies
in Seicenio Art and Theory, Warburg Institute, 1957 et R. Wittkower, Art and
architecture in Italy 1600-1750, p. 171 et sq. Londres, 1958.
1. Symbole : il doit y avoir encore la trace de la cassure de la pièce de métal ou de
pierre, une fois les deux morceaux réunis, sinon il n'y aurait qu'une pièce de métal et
non un signe de reconnaissance.

193
Louis Marin

sion »; ce sont les dimensions de la surface du tableau ou les zones spatiales


sur lesquelles s'inscrivent les figures articulées par le discours descriptif : ainsi
« le devant vs le fond vs le lointain » qui correspondent aux bandes inférieures,
médianes et supérieures de la surface du tableau; et d'autre part « la gauche vs la
droite » du tableau déterminées, dans le texte de Fénelon, par rapport à la
position du spectateur faisant face à la toile. La conversion des termes de la
description que nous venons d'opérer mérite une remarque : ceux-ci, en effet,
sont pris dans l'idéologie de la représentation que notre propre discours
analytique doit à la fois conserver — le tableau est représentation et le système le
plus général qui en relie les signes est celui de la représentation — et défaire
en reconduisant les termes « idéologisés » à leur idéologie, en les faisant apparaître
comme traduisant cette idéologie : devant, fond, lointain renvoient à un espace
de représentation déployant une profondeur illusionniste dans le cadre du
tableau; gauche et droite ne se définissent que par rapport au regard souverain
du spectateur vers l'œil duquel refluent les apparences perspectives. L'histoire
se déploie, pour la description de Fénelon, sur le devant de la scène —
exactement sur le proscenium de ce théâtre — ou dans le bas du tableau « en cet
endroit du théâtre ou les Histrions viennent parler et agir... » x. Le fond est la
zone intermédiaire de l'environnement, le lieu où personnages et œuvres humaines
sont intégrés au décor et le lointain, décor pur : opposition et correspondance à
trois termes où l'on retrouve l'organisation binaire dont nous sommes partis,
le devant réservé au drame-récit, le fond et le lointain, à l'environnement
scénique paysage-décor décrit. Quant à la gauche et à la droite, elles marquent,
dans la description, comme des zones d'alternance de mouvement et de repos du
regard dans son parcours de la surface : il est significatif en effet que le regard de
Fénelon spectateur amorce son discours à gauche et en bas avec le rocher, la
source, le mort et le serpent, pour aller à droite vers l'homme qui s'avance
vers la fontaine et accéder ensuite dans un retour à gauche à la femme effrayée :
le même mouvement de balayage zigzaguant de la gauche à la droite et de bas en
haut se poursuit dans le « décor », mais accéléré, comme si le regard devait le
percevoir sous forme d'une totalité naturelle enveloppant la scène par un
environnement simultané. La gauche et la droite définissent dans le même mouvement
les pôles du regard sur la surface du tableau et les polarisations du discours
descriptif dans son texte, lieux d'articulation du parcours et du discours conjoints.
Mais elles font également apparaître dans le jeu des figures du tableau, un « je »
du regard, à la fois anonyme et constamment présent comme absent dans la
représentation : c'est ce « je » qui littéralement et visuellement articule les figures
du tableau par le parcours de son regard, quel que soit l'ordre de ce parcours
et bien que cet ordre, déplacé d'un texte descriptif à l'autre, soit en lui même
signifiant. Fénelon lie, dans le mouvement uni de sa description, les dimensions
de la représentation théâtrale (devant-fond-lointain ou proscenium-décor
intermédiaire-décor pur) et l'ordre d'entrée des figures (gauche-droite) qui
détermine leur orientation les unes par rapport aux autres. En effet les figures
entrent en scène dans un certain ordre variable, selon les parcours-discours.
Fénelon dès lors, comme tout spectateur de tableau, est ce metteur en scène
qui entre dans le tableau, par ses figures, présent mais agissant par son absence,
dès que le tableau est vu, dès qu'il est tableau. Ainsi les mises en scène du spec-

1. Cf. d'AuBiGNAC, Op. cit., p. 240.


194
La description de Vintage
tateur dans les lectures descriptives successives, sont signifiantes de ce « je »
dont chacune est la trace qui le désigne comme absent du tableau.
On notera enfin la non-correspondance des dimensions de la surface picturale
et des mesures quantitatives qui devraient en être la conséquence. Le devant
du tableau occupe la moitié de sa surface et entre la gauche et la droite, Fénelon
efface de sa description, le centre qui est pourtant jalonné par deux figures, la
femme, au premier plan et un édifice, au fond. Il s'agit bien de figures que notre
discours descriptif construit comme des relations fondamentales pour le tableau :
celles qui relient la partie gauche à la partie droite. La description de Fénelon,
ne marquant pas la position centrale de la femme, donne à la figure qu'elle exhibe
dans ce parcours-discours une direction et une valeur différente. Pôle d'une
relation à deux termes, elle ne remplit pas, à cause de l'effacement du centre,
cette fonction génératrice de figures, des différences relationnelles qu'elle possède
dans notre propre description \

Le problème des récits.


Chez Fénelon, l'histoire s'articule en trois séquences qui constituent, à
l'intérieur du récit, comme trois tableaux distincts et liés, centrés sur trois
personnages : nous sommes obligés de parler de tableaux internes au récit, car Fénelon
ouvre, dans la narration, une description qui n'est plus seulement celle de la
nature comme décor ou comme sol scénique, mais également qualification ou
aspect de l'action même : qualification d'autant plus nécessaire qu'il s'agit de
faire voir l'action par le discours. Cette construction en abyme, par laquelle,
dans les séquences, s'ouvre un tableau, est significative d'un discours descriptif
du tableau, qu'il s'agisse d'une action ou d'un décor; discours toujours précédé

1. Une dernière remarque pour clore cette rapide analyse de la description de Fénelon
dans sa partie descriptive : il faut souligner le caractère fictif du discours de Fénelon,
un dialogue entre deux morts, Léonard de Vinci et Poussin, avec cette caractéristique
particulière que Vinci n'a pas vu le tableau de Poussin. C'est le discours de Poussin
qui le donne à voir. Aussi bien avons-nous affaire à une double mise en scène : celle
du dialogue d'abord qui constitue comme un premier niveau de représentation «
Représentez-vous un rocher sur le côté gauche du tableau, dit Poussin à Vinci... » et celle de la
représentation picturale, elle-même mise en scène seconde, dans laquelle les éléments
visuels « dits » du tableau fonctionnent comme des symptômes d'un état d'âme ou
d'une situation interne du corps « son visage affreux représente une mort cruelle » ou
pour parler plus rapidement les éléments visuels, a visage affreux », < chair livide » par
exemple, en tant qu'ils sont dits dans la description dramatique apparaissent bien
comme les signifiants d'un signifié, « la mort cruelle ». Ainsi dans le tableau décrit, le
visage affreux, la chair livide est à la mort ce que le discours de Poussin est à la
représentation de Vinci, dans le texte de description du tableau. L'invisibilité du tableau
de Poussin pour Vinci (c'est là une fiction de Fénelon propre à rendre nécessaire la
description) est comme l'invisibilité du signifié « mort » pour Poussin le peintre. Et le
discours de Poussin dans sa description donne à voir le tableau, comme les figures de
tableau dans les discours qui les décrivent — et les constituent — donnent à voir du
sens. La fiction du Dialogue des Morts de Fénelon permet ainsi par les impossibilités
qu'elle se donne (l'interlocuteur de Poussin n'a pu voir le tableau; il ne peut y avoir
entre Vinci et Poussin aucune connivence visuelle antérieure; tout le tableau doit
transiter dans l'espace du discours) des connexions fines entre le discours descriptif
comme représentation du tableau et le tableau comme représentation représentée-
décrite, dans le discours.
195
Louis Marin

par son objet, le tableau, qui lui-même n'est pourtant signifiant que par la lecture
descriptive qui en est faite. D'où cette espèce de paradoxe de la lecture en
général et de la lecture descriptive de tableau en particulier; le tableau précède
toujours la lecture qui pourtant le constitue comme tableau dans sa signifiance.
Mais cette première remarque en provoque une autre plus fondamentale :
comment le discours peut-il dire une histoire peinte sans être nécessairement infidèle
au représenté du tableau? D'où une troisième question : comment une histoire
peut-elle être peinte, c'est-à-dire transposée dans un tableau? Analysons le
premier « tableau » dans le récit et nous apercevons que la construction en abyme
se poursuit jusqu'au vertige puisque Fénelon amorce dans ce « tableautin », un
récit « Un homme était venu puiser de cette eau... il est saisi par un serpent
monstrueux... il est déjà mort... sa chair est déjà livide », récit marqué par le
changement des temps au long de son déroulement et par l'adverbe « déjà ».
Sur le tableau, déjà, avant que l'homme soit venu puiser l'eau, — il était mort.
Autrement dit, le tableau représente un homme mort, tué par un serpent et
c'est ce que doit dire le discours de description, mais il ne peut le dire que si,
dans cette constatation, il ouvre une séquence qui n'est plus sur le tableau,
mais dans le discours, grâce à laquelle le « personnage » du tableau commence sa
métamorphose en figure et devient signifiant. Le même procédé se répète dans
les deux autres tableautins séquences de l'action. Dans les trois cas, le récit
ouvert dans le tableau se clôt sur une marque, (de la mort, de l'horreur ou de la
frayeur), signe-symptôme inscrit dans le tableau même, qui y renvoie le récit
et l'y fait disparaître. Par cette marque qui est la seule « chose » vraiment décrite
dans le tableau, le discours-récit trouve son ancrage dans la spatialité
représentative, y entre et y disparaît. D'où la valeur de ces marques ou signes
figuratifs : non seulement ils ont une fonction de symptômes de mort, d'horreur ou
de frayeur et sont pris dans une codification rhétorique et psychophysiologique
dont la théorie des « affeti » est l'expression; mais ils sont aussi une condition
de signifiance des personnages eti ce qu'ils permettent au discours-récit de se
proférer, d'entrer dans le tableau et par là de transformer les personnages en
figures, d'articuler des relations dans la surface plastique. Le tableau par eux
devient texte en absorbant le discours.
Aussi dans ce type de peinture dite « représentative », que l'unité de l'espace
de représentation notamment caractérise, il n'y a pas à proprement parler de
récit pictural : c'est peut-être ce que Poussin voulait dire dans la formule
apparemment claire et cependant énigmatique : « lisez l'histoire et le tableau » 1. La
temporalité qui entre dans le tableau n'est pas successive et linéaire. Elle est
celle d'un gonflement du moment représenté par le discours, par l'histoire qui
y entre, grâce aux marques déposées sur la surface plastique, dans les personnages
représentés ou dans les choses. La temporalité propre au tableau y est signalée
par cette oscillation du discours descriptif qui ne décrit que pour s'ouvrir sur
un récit et ne raconte que pour se clore sur un décrit; temporalité dont le
parcours de lecture dans la vision globale constitue la manifestation la plus
apparente et dont l'enchaînement « déterministe » des affects est dans le tableau
de Poussin la représentation et l'illusion : en effet, le tableau ne représente
jamais qu'un événement unique pris comme moment insécable du temps. Dans
le représenté du tableau lui-même, la succession n'est qu'une apparence, celle

1. Correspondance de Poussin, Lettre à Chante.'ou, 28 avril 1639, p. 21, Éd.


Ch. Jouanny, Paris, réédition 1968.
196
La description de Vintage
que donne la diversité des effets psychophysiologiques simultanés d'un même
événement qui reste identique à lui-même dans l'instant de sa représentation.
Cette diversité n'est pas dispersion pure et incohérente : elle est signalée par
certains signes extérieurs représentables disposés selon un certain ordre dans
Vespace du tableau et arrangés dans cet ordre spatial selon la représentation
différentielle de leur intensité, de leur force. L'ordre spatial des marques (des
affects) et dans cet ordre même, la répartition des intensités représentées crée, par
le parcours de lecture impliqué dans la vision globale et unitaire du tableau,
une sorte d'illusion représentative de durée, de successivité. Ce sont bien les
marques qui portent cette illusion en tant que signes ou symptômes, mais, en
outre, elles vont articuler dans la surface plastique le discours proprement
narratif-descriptif par lequel le tableau se métamorphose en texte et les
personnages, en figures relationnelles. Il faudrait préciser, à la fois théoriquement
et historiquement, cette illusion représentative du temps et montrer qu'elle
relève de l'idéologie générale de la représentation. Au xvne siècle notamment le
temps est pensé dans l'espace, parce que le temps se réduit à sa représentation K
On notera les différences existant entre les divers textes des récits de la scène
centrale : dans trois d'entre eux, celle-ci comporte trois séquences. Dans les
trois autres, le récit s'articule en une seule séquence (catalogue), en deux (Félibien),
ou en quatre (légende de la gravure de Baudet). D'autre part l'ordre des séauences
varie d'un texte à l'autre. Le tableau ci-dessous fait apparaître ces variations :

Fénelon Félibien II Félibien III Félibien I Catalogue Légende


(Fen) (Fil) (FUI) (FI) (C) (L)

un homme
un homme un homme
qui
l'homme tué le corps mort s'approche d'une mort un homme mort le
1 par le entouré d'un fontaine entouré d'un tué par un corps
serpent serpent demeure serpent serpent enveloppé d'un
effrayé serpent

un homme
l'homme l'homme qui un corps mort un homme fuit regards
qui s'avance fuit avec la
2 environné effrayé qui troublés
et s'arrête frayeur sur d'un serpent s'enfuit cheveux
effrayé le visage hérissés

la femme la femme une femme une femme


3 surprise et étonnée de assise toute assise
apeurée voir courir épouvantée épouvantée

des pécheurs
tournent la
4 tête vers elle

1. Voir par exemple la théorie cartésienne de la déduction dans les Regulae ou


certaines analyses de l'inexprimé dans la Logique de Port Royal.

197
Louis Marin
II est certain que ces variantes descriptives modifient de façon remarquable
le réseau figuratif du tableau, que chaque figure s'en trouve du même coup
déplacée : dans Fen, Fil et L, le réseau figuratif est une chaîne qui part de 1
pour aboutir à 3 ou à 4 alors que dans FUI nous avons affaire à une sorte
d'irradiation 2 5± 1. De même L, en ajoutant au récit une quatrième séquence,
1
3
amorce cette liquidation du décor comme tel, que notre propre discours
systématisera en faisant apparaître, comme présupposé idéologique, le parti pris
théâtral essentiel à tout art figuratif, mais qui une fois pensé et dit, fait passer
le décor dans la scène. Enfin FI et C, dans l'ellipse de la plupart des séquences,
font apparaître le « trait caractéristique » du récit, la figure essentielle qui sera
le modèle de toutes les autres dans le tableau : la relation mortelle. Mais celle-ci
est également la figure distinctive qui différencie ce tableau des tableaux de
même série, figure-titre qui en fait la valeur. Ces variantes révèlent, en outre,
dans la différence de l'ordre des séquences, une différence des parcours du regard,
comme si un choix était d'emblée proposé : la gauche ou la droite, « le corps mort
entouré d'un serpent » ou « l'homme qui fuit avec la frayeur sur le visage ».
Cet aléa du parcours dans son origine apparaît bien en FI et en C qui nous
donnent les récits minimaux possibles-nécessaires, pour distinguer ce paysage
dans la série des paysages « à sujet ». Il indique également la figure basique du
tableau, la relation « corps mort-serpent » «± « homme qui fuit épouvanté », à
partir de laquelle la description peut se poursuivre et sur laquelle elle se fonde.
Mais cette base n'est point une certitude de lecture, ni une évidence de vision.
Le choix du parcours se multiplie, derechef. Nous allons le constater au simple
examen des variantes concernant le personnage de droite (pour le spectateur).

L et Fx l'homme effrayé s'enfuit: variante 1


Fn l'homme effrayé s'enfuit — mais pas aussi vite qu'il le voudrait : variante 2
Fin l'homme effrayé demeure — mais la femme s'épouvante voyant avec quelle
frayeur l'homme s'enfuit : variante 3
Fen l'homme s'arrête soudainement — mais dans le déséquilibre de sa marche
vers la fontaine : variante 4
II est remarquable que, sur un personnage aussi « évident » que l'homme de
la droite du tableau, interviennent trois lectures différentes qui dessinent sa
figure sous sa représentation, et interdisent tout renvoi immédiat à un plan
dénoté du tableau. C'est notre analyse des lectlures et de leurs différences qui en
amorcent la constitution, en amorçant le sens du tableau. En fin de compte,
les trois lectures jouent sur trois séquences implicites, sous le personnage
représenté, — ce qui montre une fois encore que la description ne peut s'effectuer
comme telle que sur le mode du récit, mais que le récit ne peut s'inscrire dans
le tableau que par le décrit — : 1° l'homme marche (s'avance) vers la fontaine
(la source, le ruisseau) 2° il demeure immobile (en voyant l'affreux spectacle)
3° il s'enfuit (effrayé). Fx et L ont choisi la séquence terminale 3 — la seule
inscrite dans le tableau. Fn a choisi 3, mais évoque la séquence 2 à titre potentiel :
ce n'est pas une « grimace de fuite, mais il ne fuit pas aussi vite qu'il le voudrait ».
Fm choisit 2 et 3, mais il ne saisit 3 dans le tableau que par réflexion â partir
d'un autre personnage, la femme : l'homme est vu demeurant à partir du corps
mort et du serpent, et est vu s'enfuyant à partir de la femme qui s'épouvante
en le voyant fuir : analyse de la variante III qui confirme sous un autre aspect

198
La description de Vintage

le schéma irradiant obtenu dans l'analyse globale du récit (description). Ainsi le


personnage de droite devenu figure se trouve écartelé en une double relation,
celle au serpent et au mort, et celle à la femme. Ces relations, contradictoires
puisque l'une implique l'immobilité et l'autre la fuite, sont marquées dans le
tableau par le regard vers le mort et le mouvement vers la femme et traduites
par Félibien dans la notation psychophysiologique complexe d'une fuite bloquée,
d'une course véritable, mais arrêtée, synthèse expressive de la formule « prendre
ses jambes à son cou » et « être cloué sur place». Quant à (Fen), il choisit les deux
premières séquences a l'homme s'avance vers... il demeure immobile... ». Il
obtient le même résultat que (Fm) : synthèse de mouvement et d'immobilité,
mais la figure du tableau est autrement articulée; elle perd sa relation à la
femme pour ne conserver qu'une relation simple, mais réciproque, de la gauche
et de la droite. L'homme va de droite à gauche (il s'avance vers la fontaine) :
c'est un lieu qui l'attire, marqué par « une source d'eau claire et pure ». Il aperçoit
la scène effrayante; d'où son immobilité dans le déséquilibre de la marche
(effet gauche-droite : la puissance d'effroi de la mort de l'homme étouffé par le
serpent, bloque sa marche). (Fm) prend le personnage dans l'état où le laisse
la figure de (Fen) et le remet en marche vers la femme : il déplace la figure de la
position (Fen) dans une position nouvelle (Fra) : Tel est donc sur un exemple,
minutieusement, fastidieusement analysé, le transit de la figure dans la
représentation.
On le remarquera : rien n'a bougé dans le tableau. Point n'a été besoin, comme
dans certains films pédagogiques, d'animer le personnage du tableau pour
le métamorphoser en figure. Le simple jeu des lectures a suffi : de l'événement
d'horreur (un homme « enveloppé » par un serpent) saisi par le regard — scène
d'effroi — à la fuite, gesticulation dynamique vers la femme qui tend les bras —
qui accueille son épouvante dans un cri, la simple superposition de cinq lectures
(textes) livre « un départ de sens s1 dans un déplacement de la figure. Celle-ci
est glissement d'une relation double dans une autre, réarticulation d'un réseau de
relations, sans qu'une orientation particulière de ce glissement soit privilégiée.
La lecture peut se faire à l'inverse : la tension vers l'accueil de la femme est
bloquée par la vision de l'étreinte mortelle. C'est la même amorce de sens, mais
avec une nuance négative qui ne se trouve pas dans la position précédente :
sens double qui est ses deux variantes complémentaires, dualité qui est le sens et
non variation sur un thème caché. Telle est, disons-le au passage, la polysémie
de la figure.
Elle n'est point comme dans l'expérience de Koulechov la marque de
l'isolement de la figure par rapport au champ sémantique qui, en la « surdéterminant »,
la réduit ou la fait disparaître. Au contraire, puisque c'est dans le champ «
sémantique » que l'élément devient figure pour immédiatement s'y déplacer comme
figure. La polysémie de la figure, c'est la figure elle-même, en tant qu'elle accède
au sens. C'est l'ouverture du sens comme figure — dans sa labilité — sur la
représentation, par elle f.
Il faut encore revenir à cet exemple; à la lecture de (Fn), (Fm) ou de (Fen),

1. Nous empruntons cette expression remarquable à Roland Barthes.


2. Sur la notion de champ sémantique en peinture, voir M. Walus, « la notion de
champ sémantique et son application à la théorie de l'art », in Sciences de l'Art, 1966,
numéro spécial.

199
Louis Marin

on sent très bien que le personnage de l'homme de droite pose un problème :


il fuit et ne fuit pas. D'où l'écho de critiques que révèle le texte de Félibien
« ce n'est pas une grimace de fuite », mais une sorte de mouvement « au ralenti »
dont (Fen), (Fn), et (Fni) nous donnent une explication psychophysiologique
qui manifeste l'articulation du personnage en figure : mouvement au ralenti
parce que complexe — composé de deux forces, une d'inertie ou d'immobilité,
l'autre, cinétique. Mais l'explication en tant que telle — comme pure
manifestation — est par elle-même intéressante, car, si l'on sort du tableau lui-même,
si on dépasse l'analyse de la simple description, elle signale l'interférence de deux
codes stylistiques : le premier qui inspire Poussin et qu'exhibe Fénélon à la
fin du dialogue, est le code formel et stylistique du bas-relief antique1. D'où
l'aspect sculptural, frappé dans la pierre, du personnage qui fuit; d'où aussi
dans sa fuite, son immobilité, immobilité gênante au nom du deuxième code
naturaliste de la représentation. Une façon de résoudre en ce point particulier
le conflit entre les deux codes, consiste à justifier le premier par une explication
tirée du second. Le personnage effrayé par la scène de mort est « statufié » par
son effroi : qu'il s'agisse d'un mouvement pétrifié dans un de ses instants
(solution Fen) ou de l'instant premier d'un mouvement de fuite dans une attitude de
fascination horrifiée (solution Fm). L'interférence des deux codes stylistiques
dans*
— commentaire qui, son explicitation, est transcendant au discours
descriptif — est reprise, retrouvée, réarticulée dans le discours descriptif lui-même,
c'est-à-dire dans et sur le tableau, en tant qu'il est objet lu et vu. C'est là une
affirmation importante et d'une portée générale qui lie deux orientations
méthodologiques inverses et qu'il faut cependant faire tenir ensemble : il n'est de lectures
que du tableau : ce tableau en est l'origine et la fin. Elles se développent sur
lui, en lui et le constituent comme objet signifiant, son sens étant la
récapitulation interminable de ses lectures. Mais d'autre part ces lectures renvoient
extérieurement au tableau, aux autres tableaux, à la peinture, à la culture dont
la peinture est un des systèmes signifiants, système dans lequel le tableau se
résorbe et disparaît. Les lectures de Fénélon ou de Félibien mettent en jeu des
codes de lecture de la peinture en général. Et cependant, en tant que descriptions
pures, nous les superposons sur la surface de ce tableau qu'elles articulent en
figures déplacées, amorces du sens de ce tableau et qui lui est propre.

« Les effets de la peur ».


On peut reprendre sur un autre niveau l'analyse des variantes entre les textes
descriptifs : il s'agit de leur investissement sémantique essentiel qu'un ancien
titre du tableau donnait en toute clarté : les effets de la peur. Dans cinq textes
sur six, et encore le sixième en livre-t-il le point de départ causal (C), nous avons
affaire à une chaîne d'affects caractérisée par deux traits : i° la décroissance ou
l'amortissement d'une force émotionnelle, transmise par les regards de
personnage en personnage, et déclenchant les mouvements, 2° l'ambivalence de l'actif
et du passif dans la ou les séquences intermédiaires. Soit les schémas explicatifs
suivants :

1. « Sachez que ce n'est ni dans vos livres, ni dans les tableaux du siècle passé que
je me suis instruit; c'est dans les bas reliefs antiques où vous avez étudié aussi bien que
moi », dit Poussin à Léonard de Vinci à la fin du dialogue de Fénélon. Voir, sur ce point,
A. Blunt, Poussin, p. 102 et gq.

200
La description de V image
2. F en. Fe IL Fe III 1. Fe I
Effrayant —► Effrayé Effrayant —*■ effrayé..
(1) Effrayant —*■ étonné.. .indifférent
(2) (3) (4)
3. L
Effrayant -*■ Effrayé (3) (4) (5)
(1) Effrayant — *■ étonnée
étonnant — *■ attentif... indifférent

II est remarquable que cet espace émotionnel-affectif recoupe à la fois le


quadrillage spatial de la surface du tableau selon les catégories gauche-centre-
droite et devant-fond-lointain, et l'opposition générale du récit (de l'histoire)
et du décor (de la Nature). Ainsi pour prendre (L) qui est la description la plus
complète.

(2) ► (3) ► (4) (5)


gauche droite (centre) gauche lointain (décor)
devant devant fond 2e plan fond 3e plan
Histoire

On remarquera en conséquence qu'un élément dans (Fen), (Fe II), Fe III)


joue à la limite de ces différents espaces sémantiques (affectif ou « littéraire »)
et expressif, c'est le personnage de la femme à genoux au centre du tableau au
deuxième plan. Elle est le point final « marqué » de la chaîne émotionnelle et du
même coup, à la limite de la scène et du décor, de l'histoire et du paysage. Cet
élément est ainsi à l'articulation de plusieurs topiques du tableau.
Mais dans le texte (L), ce seront les pêcheurs. Cette variante fait apparaître
un nouvel exemple de déplacement de figure dans le tableau : la femme dans sa
relation avec les personnages qui la précèdent dans les espaces typiques, devient
figure et se déplace dans (L) vers une relation avec les pêcheurs « qui tournent
la tête vers elle ». Pêcheurs de droite ou de gauche? Le texte (L) ne dit rien de
plus. Nous tranchons cette ambiguïté dans notre propre lecture, en faveur des
« pêcheurs » (?) de gauche qui jouent à la mourre. Mais une analyse diagrammati-
que des textes doit maintenir cette ambiguïté dont le résultat est d'intégrer un
élément du décor à la scène. Dès lors, la relation ambiguë de la femme aux
pêcheurs (à droite, à gauche?) constitue un élément essentiel de la lecture puisque
cette relation est aux frontières de trois topiques figuratives.
Le deuxième trait de la chaîne des affects est l'ambivalence des éléments
séquentiels intermédiaires : à la fois actifs et passifs (effrayant et effrayé,
étonnant et étonné)... On pourrait les considérer dans la narrativité de ce « récit »
pictural, comme des termes complexes, permettant le renversement d'un terme
actif-sujet dans un terme neutre, ni sujet, ni objet, ni actif, ni passif, bref dans
le décor, dans le paysage. Mais si nous faisons jouer cette ambivalence sur le
déplacement de la figure centrale de la femme, figure doublement articulée à
(i) et (2) et à (4) et (5), nous tendons au paradoxe, car le sujet-actif, c'est la
mort (et le serpent), et le terme neutre où s'amortit l'affect et où s'accomplit
la transformation du positif, c'est le vivant (au travail ou au jeu). Il y aurait
donc une-"positivité de la mort et une neutralité de la vie. Autrement dit, la vie
sous le double aspect du travail et du jeu aurait quelque chose à voir avec la

201
Louis Marin
mort. Ce quelque chose, c'est l'analyse de la figure de la femme qui peut, sinon
nous l'apprendre, du moins en générant de nombreuses relations entre les autres
figures, nous découvrir une pluralité de sens qui est le sens.
Afin de préparer l'analyse de cette figure dans toute sa richesse signifiante,
il convient de faire ici deux remarques :
1. Notre analyse-lecture diagrammatique des textes descriptifs s'est tout
entière déployée dans le « syntagme » du tableau, qu'il s'agisse de la surface
« représentante », de l'espace de représentation, ou de l'investissement
sémantique dans le représenté. Or il faut souligner, par les marques qui en existent
dans le tableau et dans les textes, l'existence, à ces différents niveaux syntag-
matiques, de ruptures de contiguïtés, au niveau de la surface plastique, déjà
articulée en relations signifiantes. Prenons pour exemple l'indication même que
nous donne Fénélon, et que nous avons déjà évoquée lorsqu'il décrit ce « chemin
sur le bord duquel paraît une femme qui voit l'homme effrayé, mais qui ne saurait
voir l'homme mort parce qu'elle est dans un enfoncement et que le terrain fait une
espèce de rideau entre elle et la fontaine ». Remarque descriptive essentielle car
elle nous a permis d'apercevoir comment des éléments du décor entraient en tant
qu'accidents du sol comme éléments de la scène pour y jouer un rôle. Ce rôle
étant de définir, de façon linéaire, la chaîne affective, du « mort entrelacé par le
serpent » à la femme ou aux pêcheurs, c'est donc un élément signifiant qui permet
l'articulation d'une relation figurative. Or il est remarquable que cet élément se
définisse comme une « rupture » dans l'espace représenté (et non dans l'espace
représentant qui est parfaitement continu et où se manifeste dans la surface
plastique, l'unité du tableau en tant que tel, ou dans l'espace plastique également
continu comme le montre l'incertitude de la notion de fond), rupture au niveau
des regards et des sols dont l'index est dans le texte de Fénélon, la difficulté
de nommer cette rupture : « un enfoncement », « une espèce de rideau », élément
du décor qui devient élément de la scène en la fragmentant, en constituant une
double scène en dénivellation, en décrochement : la première qui porte l'eau
nocturne à peine éclairée par la tâche lumineuse centrale — lumière de la rampe —
le mort entrelacé par le serpent, et l'homme effrayé qui s'avance, demeure et
fuit; la seconde surélevée où apparaît, à genoux, la femme, les bras ouverts et
tendus, qui crie; sur la première, l'homme effrayé voit « la scène » d'horreur,
mais ne voit pas la femme, il court vers elle; sur la seconde, la femme étonnée
voit l'homme effrayé, elle l'accueille, mais ne voit pas « la scène d'horreur ».
Cette double négation dans les regards reprend la rupture de la scène, des sols,
rupture des contiguïtés dans l'espace représenté. Mais il s'en ajoute une autre
qui affecte les personnages représentés et par là contribue à dessiner une figure.
Dans le texte de la légende (L), c'est par ses cris que la femme attire l'attention
des pêcheurs, alors qu'elle leur tourne le dos, en ne regardant que l'homme qui
court vers elle, sans pouvoir la rejoindre, puisqu'il est séparé d'elle par le remblai
de terre. Ces ruptures dans la contiguïté du représenté, qui la « travaillent » en
profondeur, en la respectant en apparence contribuent à l'articulation des
figures du tableau, mais sur un autre mode : ce sont des relations d'interdiction
qui se trouvent posées entre les personnages dans l'espace. L'accident du terrain,
l'attitude faciale de la femme lui interdisent de voir la scène d'horreur ou les
pêcheurs, et ces interdits contribuent à sa signifiance figurative : interdits
positifs qui définissent de nouvelles relations dans lesquelles se déplace la femme
comme figure.
2. Notre deuxième remarque porte sur un autre type de relations qui appa-

202
La description de Vintage

raissent dans le texte descriptif de Fénélon, mais qui ne peuvent pas ne pas être
notées dans toute description attentive : il s'agit des relations de similarité à la
fois formelles et sans doute sémantiques entre un certain nombre d'éléments du
tableau. Certes, ces relations ne peuvent se justifier ou se décrire dans le syn-
tagme pictural : elles ne peuvent être portées par l'articulation en contiguïté
des figures; et cependant elles jouent et ne peuvent jouer que dans le syntagme,
car il n'est de tableau que dans la totale présence de tous les éléments le
composant et dans l'unité de sa surface limitée par son cadre. Les séquences du « récit »
sont au nombre de trois polarisées, au moins dans (Fen) (F II), et (F III) par le
mort étouffé par le serpent, l'homme effrayé, la femme étonnée; triangle
figuratif dessiné dans le tableau même avec au sommet la femme et les deux hommes
mort et vivant à sa base. Or ce triangle se répète deux fois, sur un mode réduit,
d'une part à cause de la distance, « l'enfoncement » dans l'espace de
représentation, — d'autre part, parce qu'il « rime » en écho avec le triangle central qui
constitue le sujet: rappel du sujet dans le décor pour Fénélon, amorce
d'interprétation du décor dans le sujet pour la légende de la gravure. Il se répète avec
les trois pêcheurs de la droite du tableau « l'un se penche en avant et semble
prêt à tomber en tirant un filet, les deux autres, penchés en arrière, rament
avec effort » et avec les trois joueurs de mourre « l'un pense à un nombre pour
surprendre son compagnon, l'autre qui paraît attentif de peur d'être surpris »,
le troisième qui n'est pas décrit par Fénélon, l'est dans la légende, puisque étendu
à plat ventre, appuyé sur le coude, il détourne la tête du jeu, en direction de
la femme qui lui tourne le dos. Ces deux triangles figuratifs, en écho avec le
premier, s'opposent à lui et s'opposent entre eux tout en s' évoquant par la
disposition arithmétique et gestuelle des personnages. Au drame sur le devant
s'opposent la paix, la tranquillité au fond, comme au travail à droite s'oppose
le jeu à gauche, comme les activités rythmées répétitives, les gestes de travail
et du jeu s'opposent à la chaîne linéaire des affects déclenchée par l'accident
mortel. Ainsi le groupe des trois figures de la scène dramatique est repris
métaphoriquement (mais quels sont les effets de sens de cette métaphore?) par les
« scènes en décor » du travail et du jeu-loisir, scènes secondaires qui doublent
dans le décor — dans la nature — le drame qui se passe sur la scène et lui donnent
des résonances signifiantes toujours nouvelles, d'autant que les éléments de
ces triangles sont en correspondance diversifiée d'un groupe à l'autre : ainsi le
pêcheur qui tire le filet semble tomber dans l'eau; le mort est tombé dans l'eau,
pris par le « filet » du serpent; un des joueurs étendu à plat ventre se détourne
du jeu; le mort étendu à plat ventre se « détourne » de la vie... ou encore le mort
est dans l'eau — l'homme effrayé et la femme étonnée sur terre — les joueurs
sont sur terre — le pêcheur sur l'eau etc..
Les similarités apparaissent dès lors se multiplier et, en se multipliant,
multiplier les sens, ou tout au moins les amorces de sens, travaillant sans cesse les
figures pour les faire et les défaire, les déplacer à travers le tableau en
multipliant leurs relations. Peut-être ne sont elles pas déterminables exhaustivement?
Et sans doute est-ce une des fonctions de la métaphore que de multiplier les
sens en multipliant les ambiguïtés *. Ainsi, dans ce premier repérage descriptif
ne portant que sur la moitié inférieure du tableau apparaissent déjà un code
actionnel, travail-jeu-mort, avec ses sous-codes philosophique et mythique,

1. Cf. à ce sujet E. Kris en collaboration avec A. Kaplan, « Aesthetic ambiguities »,


in Psychoanalytic explorations in art, New York, 1952.
203
Louis Marin

un code sexuel homme-femme-serpent, un code géologique eau-terre, un code


numérique, 3, un code zoologique, serpent. Nous l'analyserons attentivement
ailleurs.
Mais la lecture diagrammatique du tableau doit, en ce point de son discours,
opérer dans le tableau le recouvrement des contiguïtés par les similarités que
la description indique. Les similarités sont sur le tableau, articulant
autrement les figures en effectuant leur transit dans sa surface. Elles ne constituent
pas à l'arrière plan ou à l'arrière monde du tableau, un sens second et caché,
un niveau sémantique secret qu'il s'agirait de découvrir comme l'essence du
tableau. L'intégration des similarités dans les contiguïtés que la lecture dans
sa discursivité fait intervenir après coup est déjà faite d'emblée dans la totalité
du tableau lu et vu. On peut apercevoir également que cette intégration définit
la poétique du tableau, en tant qu'elle est construite par l'analyse descriptive :
« la fonction poétique projette le principe d'équivalence de l'axe de sélection
sur l'axe de combinaison 1 ». Ainsi pour les dimensions de la surface (gauche-
droite /devant-fond-bas-haut), on obtiendrait le tableau suivant :

gauche droite

les trois joueurs les trois pécheurs


Terre eau haut
de mourre au travail

l'homme mort l'homme effrayé


Eau entrelacé par le serpent effrayant terre bas

Dans x, lieu central entre la gauche et la droite, le haut et le bas, défini comme
une deuxième scène, intermédiaire et décrochée entre la scène et le décor et les
scènes qui y sont intégrées, s'articule la figure de la femme qui est bien, à la
fois par sa position et sa fonction, un nœud de sens, une « matrice » figurative,
source féconde de relations en cette partie de la toile a. La femme est source
d'articulation, à la fois dans l'espace représentant, dans l'espace représenté
et dans le texte de représentation : elle est située exactement à l'intersection
de la ligne verticale médiane du tableau et de la ligne horizontale, en son tiers
inférieur. Elle occupe le deuxième plan du tableau, deuxième scène entre le fond-
décor et le devant de la représentation. Elle occupe par là une position
intermédiaire dans toutes les directions de l'espace plastique et de la surface de
représentation. Enfin dans le texte descriptif ou texte de représentation, elle
est le terme et la fin du récit, sa figure de résolution, mais aussi le point où le
décor s'articule au récit : lieu figuratif où le récit s'achève et où s'ouvre l'espace
de description. Enfin sur le plan des investissements sémantiques, de la chaîne
des affects, la variante (L) nous met sur le chemin d'une lecture de la figure qui
décolle du signifié psychologique en tant qu'il est représenté par les personnages,
pour retrouver la description pure, manifestement signifiante : terme de l'amor-

1. R. Jakobson, Essais de linguistique générale, Ed. de Minuit, Paris, 1963, p. 220.


2. Il faut rapprocher cette analyse de celles faites au chapitre vi de l'Interprétation
des Rêves de Freud : le travail du rêve, P.U.F., Paris, 1967, p. 241 sq.

204
La description de l'image

tissement de la force émotionnelle, figure de l'objet pur, si dans (L), la femme


renvoie aux pêcheurs par son cri, elle y renvoie également par son articulation
interne : elle regarde l'homme qui fuit vers elle sans la regarder, mais elle désigne
par ses bras étendus, les joueurs et les pêcheurs qu'elle ne regarde pas. Il faut
préciser ce jeu d'oppositions entre les regards et les gestes : le geste est scindé
dans la lecture en « représentant » d'un signifié psychologique (la surprise et la
crainte) et en « indiquant » plastique qui vise pêcheurs et joueurs. Cette scission
nécessaire dans laquelle la figure se réalise — ou s'amorce — est marquée par
la représentation, tout en la contenant. Autrement dit, la figure ne s'effectue
dans la polyvalence relationnelle, que si la représentation intégrante est dissociée
et qu'un niveau « plastique » apparaît dans sa signifiance : la polysémie figurative
vient de cette dissociation qui travaille constamment la représentation picturale,
qui en menace l'intégrité tout en la maintenant. Ainsi la femme à genoux — dans
la représentation picturale est détournée des pêcheurs et des joueurs pour
désigner par son regard l'homme qui fuit. Mais sa figure les indique (bras écartés
vers la droite et la gauche), tout comme, dans une relation négative, (signalée
par Fénelon), elle indique le serpent qui enlace l'homme mort, « derrière le rideau
de terrain ». Des contiguïtés figuratives se rétablissent là où des ruptures
représentatives étaient intervenues, et vice versa. Nous pouvons dès lors construire
un premier schéma de la moitié inférieure du tableau dans lequel les regards sont
exprimés par les flèches pointillées, les gestes par les flèches en ligne pleine et
la force de l'affect par des flèches en tirets :

A est le pôle mortel : l'homme mort ne regarde rien, les yeux sont clos, un bras
et une jambe sont plongés dans l'eau : force d'inertie, de pesanteur. Le serpent
« l'enlace » étroitement, l'étouffé : il n'y a pas de direction privilégiée, sinon la
puissance de l'affect qui frappe B dans le regard. C'est le pôle de la passivité,
dans lequel la passion maximale qui est source de l'action maximale est la « mort »
au sens actif et passif du terme.
B est le pôle réactif: son mouvement vers x n'est que la réaction au regard sur A,
à la scène d'horreur. Certes le mouvement et le regard sont les plus intenses du
tableau, mais ce sont des intensités réflexes.
a et b tout en répétant en écho le triangle ABx reprennent, chacun, les
caractéristiques les plus apparentes de A et de B : a est pôle clos sur lui-même dans
les gestes du dialogue du jeu, qui renvoient l'un à l'autre, ou dans le repos du
troisième joueur qui s'en détourne passivement. C'est positif et réactif comme B,
dans la tension maximale du mouvement de l'effort : le bateau va avancer,

205
Louis Marin

l'un pousse sur la gaffe, l'autre, sur la rame, avec des gestes dont l'inversion
est efficace.
x enfin met en rapport les quatre pôles dans toutes les directions souhaitables:
figure matricielle d'échange des figures, centre de transit figuratif où se nouent
et s'évoquent les unes les autres, les relations diverses : soit les combinaisons
suivantes a/Ax, b/B1; a/bx, A/B2; a/Bx, A/b8 dont il conviendrait alçrs
de poursuivre les proliférations signifiantes : il ne saurait être question dans
les limites de ce texte de le faire, ni même d'en commencer l'inventaire, dans
son ouverture, d'autant qu'il s'agit seulement de la moitié inférieure du tableau
et qu'à titre d'hypothèse, nous pourrions en apercevoir le redoublement déplacé
dans la partie supérieure : s'y opposent en effet les figures du château « céleste »,
à gauche, et de la ville, à droite, par delà un grand miroir d'eau où la
représentation se représente elle-même dans son reflet. Qu'il nous suffise d'indiquer
le caractère signifiant de cette prolifération figurative : chaque figure A, B, a, b,
se trouve engagée par x dans un certain nombre de relations où elle trouve sens :
elle recueille le sens et lui donne une figure, x est matrice figurative qui n'a pas
de sens en soi, comme les autres figures, mais elle recueille en les figurant, les
multiples sens flottants dans les relations nombreuses que fait apparaître le
représentant dans son espace de visibilité. Le problème est ici de fixer les sens
par le discours descriptif dans sa répétition. C'est la mise en relation réglée des
quatre figures a, A, b, B, par x (combinaison, syntagmatique) dans l'espace
représentant-représenté qui doit nous permettre d'extraire le terme convenable
du champ sémantique et constituer toutes les fois une lecture signifiante. Chacune
des lectures est-elle nécessaire et comme exigible dans le discours descriptif?
Il ne le semble pas. Par cet aveu, nous retrouvons cette prolifération figurative
qu'il est difficile d'arrêter, mais qui se concentre en x, centre de transit, lieu
d'échange : il s'agit d'une travailleuse (lavandière?) en instance de loisir, à la
fois immobile et gesticulante, personnage en état de repos pathétique face à
celui qui lui représente la mort qu'elle ne voit pas : c'est la seule femme du tableau
entre le divertissement du jeu et cet autre jeu qu'est la mort comme enlacement
de l'homme par le serpent etc..
Il est bien certain que les indications précédentes excèdent l'analyse du discours
descriptif, dans ses variantes, non sans y révéler quelques repères. Elles ne
visaient qu'à une interrogation sur la polyvalence signifiante que le tableau
recèle dans sa description réitérée et qui n'est, peut-être, que la lecture du tableau
par un spectateur en état de « délectation », pour parler comme Poussin, un
spectateur qui lit les figures de son propre désir dans celles que le désir du
peintre, en représentant, trace et déplace dans la surface du tableau.

Louis Marin
École Pratique des Hautes Études, Paris.
Appendices

I. Fénelon, Dialogues des Morts, t. III. Léonard de Vinci et Poussin. Description


d'un paysage fait par le Poussin (Fénelon, Œuvres Complètes, t. XIX, Paris, 1823,
p. 342-345) :
Poussin. — Représentez-vous un rocher qui est dans le côté gauche du tableau.
De ce rocher tombe une source d'eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques
petits bouillons dans sa chute, s'enfuit au travers de la campagne. Un homme qui
étoit venu puiser de cette eau, est saisi par un serpent monstrueux; le serpent se lie
autour de son corps, et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre,
l'empoisonne de son venin, et l'étouffé. Cet homme est déjà mort; il est étendu; on
voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres; sa chair est déjà livide; son visage
affreux représente une mort cruelle.
Léon. — Si vous ne nous présentez point d'autre objet, voilà un tableau bien triste.
Poussin. — Vous allez voir quelque chose qui augmente encore cette tristesse.
C'est un autre homme qui s'avance vers la fontaine : il aperçoit le serpent autour .de
l'homme mort, il s'arrête soudainement; un de ses pieds demeure suspendu; il lève
un bras en haut, l'autre tombe en bas; mais les deux mains s'ouvrent, elles marquent
la surprise et l'horreur.
Léon. — Ce second objet, quoique triste, ne laisse pas d'animer le tableau, et de
faire un certain plaisir semblable à ceux que goutoient les spectateurs de ces anciennes
tragédies où tout inspiroit la terreur et la pitié; mais nous verrons bientôt si vous avez...
Poussin. — Ah! ah! vous commencez à vous humaniser un peu mais attendez la
suite, s'il vous plaît; vous jugerez selon les règles quand j'aurai tout dit. Là auprès
est un grand chemin sur le bord duquel paroît une femme qui voit l'homme effrayé
mais qui ne sauroit voir l'homme mort, parce qu'elle est dans un enfoncement, et quo
le terrain fait une espèce de rideau entre elle et la fontaine. La vue de cet homme effrayé
fait en elle un contre-coup de terreur. Ces deux frayeurs sont, comme on dit, ce que les
douleurs doivent être : les grandes se taisent, les petites se plaignent. La frayeur de
cet homme le rend immobile : celle de cette femme, qui est moindre, est plus marquée
par la grimace de son visage ; on voit en elle une peur de femme, qui ne peut rien retenir,
qui exprime toute son alarme, qui se laisse aller à ce qu'elle sent; elle tombe assise,
elle laisse tomber et oublie ce qu'elle porte; elle tend les bras et semble crier. N'est-il
pas vrai que ces divers degrés de crainte et de surprise font une espèce de jeu qui touche
et plaît?
Léon. — J'en conviens. Mais qu'est-ce que ce dessin? est-ce une histoire? je ne la
connois pas. C'est plutôt un caprice.
Poussin. — C'est un caprice. Ce genre d'ouvrage nous sied fort bien, pourvu que le
caprice soit réglé, et qu'il ne s'écarte en rien de la vraie nature. On voit au côté gauche
quelques grands arbres qui paraissent vieux, et tels que ces anciens chênes qui ont
passé autrefois pour les divinités d'un pays. Leurs tiges vénérables ont une écorce

207
Louis Marin
rude et âpre, qui fait fuir un bocage tendre et naissant, placé derrière. Ce bocage a une
fraîcheur délicieuse; on voudroit y être. On s'imagine un été brûlant, qui respecte ce
bois sacré. Il est planté le long d'une eau claire, et semble se mirer dedans. On voit d'un
côté un vert enfoncé, de l'autre une eau pure, où l'on découvre le sombre azur d'un
ciel serein. Dans cette eau se présentent divers objets qui amusent la vue, pour la
délasser de tout ce qu'elle a vu d'affreux. Sur le devant du tableau, les figures sont
toutes tragiques. Mais dans ce fond tout est paisible, doux et riant : ici on voit de
jeunes gens qui se baignent et qui se jouent en nageant; là, des pêcheurs dans un bateau :
l'un se penche en avant, et semble prêt à tomber, c'est qu'il tire un filet; deux autres,
penchés en arrière, rament avec effort. D'autres sont sur le bord de l'eau, et jouent
à la mourre * : il paroît dans les visages que l'un pense à un nombre pour surprendre
son compagnon, qui paroît être attentif de peur d'être surpris. D'autres se promènent
au-delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. En les voyant dans un si beau lieu,
peu s'en faut qu'on n'envie leur bonheur. On voit assez loin une femme qui va sur un
âne à la ville voisine, et qui est suivie de deux hommes. Aussitôt on s'imagine voir ces
bonnes gens, qui, dans leur simplicité rustique, vont porter aux villes l'abondance des
champs qu'ils ont cultivés. Dans le même coin gauche paroît au-dessus du bocage une
montagne assez escarpée, sur laquelle est un château.
Léon. — Le côté gauche de votre tableau me donne de la curiosité de voir le côté
droit.
Poussin. — C'est un petit coteau qui vient en pente insensible jusques au bord de la
rivière. Sur cette pente on voit en confusion des arbrisseaux et des buissons sur un
terrain inculte. Au-devant de ce coteau sont plantés de grands arbres, entre lesquels on
aperçoit la campagne, l'eau et le ciel.
Léon. — Mais ce ciel, comment l'avez-vous fait?
Poussin. — II est d'un bel azur, mêlé de nuages clairs qui semblent être d'or et
d'argent.
Léon. — Vous l'avez fait ainsi, sans doute, pour avoir la liberté de disposer à votre
gré de la lumière, et pour la répandre sur chaque objet selon vos desseins.
Poussin. — Je l'avoue; mais vous devez avouer aussi qu'il paroît par là que je
n'ignore point vos règles que vous vantez tant.
Léon. — Qu'y a-t-il dans le milieu de ce tableau au-delà de cette rivière?
Poussin. — Une ville dont j'ai déjà parlé. Elle est dans un enfoncement où elle se
perd; un coteau plein de verdure en dérobe une partie. On voit de vieilles tours, des
créneaux, de grands édifices, et une confusion de maisons dans une ombre très-forte;
ce qui relève certains endroits éclairés par une certaine lumière douce et vive qui vient
d'en haut. Au-dessus de cette ville paroît ce que l'on voit presque toujours au-dessus
des villes dans un beau temps : c'est une fumée qui s'élève, et qui fait fuir les
montagnes qui font le lointain. Ces montagnes, de figure bizarre, varient l'horizon, en sorte
que les yeux sont contens.
II. Félibien, Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens
et modernes, Londres, Morties, 1705, t. IV, 8e Entretien, p. 119-120.
Le paysage qui est dans le Cabinet de M. Moreau fait un effet contraire. La situation
du lieu en est merveilleuse, mais il y a sur le devant des figures qui expriment l'horreur
et la crainte. Ce corps mort, est étendu au bord d'une fontaine, et entouré d'un serpent;
cet homme qui fuit avec la frayeur sur le visage; cette femme assise, et étonnée de le
voir courir et si épouvanté, font des passions que peu d'autres Peintres ont su figurer
aussi dignement que lui. On voit que cet homme court véritablement, tant l'équilibre
de son corps est bien disposé pour représenter une personne qui fuit de toute sa force ;
et cependant il semble qu'il ne court pas aussi vite qu'il voudrait. Ce n'est point, comme

1. Jeu fort commun en Italie, que deux personnes jouent ensemble, en se montrant
les doigts en partie levés et en partie fermés, et devinant en même temps le nombre de
ceux qui sont levés.
208
La description de l'image
disait il y a quelques temps un de nos amis, de la seule grimace qu'il s'enfuit; ses jambes
et tout son corps marquent du mouvement.

III. Légende de la gravure de Baudet, Georges Wildenstein, op. cit.:


Paysage où l'on voit un jeune homme mort proche d'une fontaine, le corps enveloppé
d'un serpent d'une grandeur énorme et d'un aspect effroyable. Il fait fuir un autre
homme, dont les regards troublés et les cheveux hérissés épouvantent une femme plus
éloignée, assise au bord du chemin. Ses cris font tourner la tête vers elle à quelques
pêcheurs.

IV. Félibien, op. cit., 6e Entretien, p. 160, t. III :


Je ne crois pas qu'on puisse mieux représenter l'état auquel on se trouve dans cette
occasion que M. Poussin l'a fait dans un paysage qu'il peignit autrefois pour le sieur Poin-
tel son ami. On y voit un homme qui voulant s'approcher d'une fontaine, demeure
tout effrayé en apercevant un corps mort environné d'un serpent; et plus loin, une
femme assise et toute épouvantée, voyant avec quelle frayeur cet homme s'enfuit.
On découvre dans la contenance de l'homme et sur les traits de son visage non
seulement l'horreur qu'il a de voir ce corps mort étendu sur le bord de la fontaine, mais
aussi la crainte qui l'a saisi à la rencontre de cet affreux serpent dont il appréhende
un traitement semblable. Or quand la crainte du mal se joint à l'aversion qu'on a pour
un objet désagréable, il est certain que l'expression en est bien plus forte. Car les sourcils
s'élèvent, les yeux et la bouche s'ouvrent plus grands, comme pour chercher un asile
et demander du secours. Les cheveux se dressent à la tête, le sang se retire du visage,
le laisse pâle et défait, et tous les membres deviennent si impuissants qu'on a peine à
parler et à courir : ce que l'on voit parfaitement bien représenté dans ce tableau.

V. Félibien, op. cit., 8e Entretien, t. IX, p. 51 :


Ce fut encore dans le même temps qu'il fit pour le même Pointel deux grands
paysages : dans l'un il y a un homme mort et entouré d'un serpent, et un autre homme effrayé
qui s'enfuit. Ce tableau que M. du Plessis Rambouillet acheta après la mort du sieur
Pointel, est présentement dans le Cabinet de M. Moreau premier Valet de Garderobe du
Roi, et doit être regardé comme un des plus beaux paysages que le Poussin ait faits.

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