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MICHEL FOUCAULT ET LE PARTAGE NIETZSCHÉEN :

VÉRITÉ/MENSONGE

Jean-François Courtine

Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques »

2015/3 N° 153 | pages 377 à 390


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ISSN 0014-2166
ISBN 9782130651116
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Michel Foucault et le partage nietzschéen :


Vérité/Mensonge
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Dans le paragraphe 344 du Gai Savoir, au début du livre V, ajouté en
1887 – paragraphe que Nietzsche tenait pour si important qu’il y renvoie la
même année dans la Généalogie de la morale (3e dissertation, § 24) –, on peut
lire (je cite un peu longuement ce texte, capital pour mon propos, intitulé en
quoi nous sommes encore pieux) :
Dans la science, les convictions (Überzeugungen) n’ont pas droit de cité, voilà
ce que l’on dit à juste titre ; c’est seulement lorsqu’elles se décident à descendre
modestement au rang d’une hypothèse, d’un point de vue expérimental provisoire,
d’une fiction régulatrice qu’on peut leur accorder d’avoir accès dans l’empire de
la connaissance et même d’y avoir une certaine valeur –  à la condition toutefois
qu’elles demeurent toujours soumises à une surveillance policière, à la politique de
la méfiance (mit der Beschränkung, unter polizeiliche Aufsicht gestellt zu bleiben, unter
die Polizei des Mißtrauens).

Interrogeant alors le « on dit » et sa légitimité prétendue (voilà ce que l’on dit
à juste titre), Nietzsche demande :
– Mais en y regardant mieux, cela ne veut-il pas dire que c’est seulement lorsque
la conviction cesse d’être une conviction qu’elle peut obtenir son admission dans la
science ? Le commencement de la discipline <ou du dressage – Zucht> de l’esprit
scientifique ne serait-il pas de ne plus se permettre de conviction ?… Il en est vrai-
semblablement ainsi.

C’est en ce point de l’argument que Nietzsche formule un premier soupçon


décisif : « […]  reste à savoir seulement si une conviction ne doit pas déjà
exister pour que cette discipline puisse commencer, et en vérité, une conviction
si impérieuse et si inconditionnée qu’elle amène toutes les autres convictions
à se sacrifier pour elle. On le voit, la science aussi repose sur une croyance, il
n’y a pas de science “sans présuppositions”. » Après cette mise en question de
l’opposition convenue « foi » et « savoir » (Glauben und Wissen), Nietzsche
demande encore, plus radicalement : « La vérité est-elle nécessaire ? Il ne
Les Études philosophiques, n° 3/2015, pp. 377-389
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suffit pas que cette question ait reçu une réponse affirmative, il faut encore
que cette réponse ait été à ce point affirmative qu’en elle s’exprime ce prin-
cipe, cette croyance, cette conviction : “Rien n’est plus nécessaire que la vérité
et par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de second rang.” Cette
volonté inconditionnée de vérité qu’est-elle donc ? <…>1.»
J’interromps ici la citation de ce long paragraphe en me bornant à sou-
ligner quelques analyses ou expressions qui à l’évidence sous-tendent tout
le propos foucaldien au moins depuis 19702. Selon Nietzsche, la science,
la connaissance scientifique doit être conçue comme un « empire » (Reich
der Erkenntnis) où s’imposent une « police » et une « politique » particulière,
celle de la méfiance (Mißtrauen). C’est à la frontière de l’Empire où la confi-
guration de la vérité est à l’œuvre, qu’une géopolitique de la vérité a pour
mission de tenir en respect, de soumettre à un contrôle et une stricte surveil-
lance tout énoncé qui trahirait une croyance, une conviction (Überzeugung)
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préalables. Dans l’empire de la science, nous l’avons vu, les convictions n’ont
pas droit de cité : la science doit être dépourvue de présuppositions (voraus-
setzunglose). Ou plutôt, celles-ci ne peuvent y intervenir que sous la figure
modeste et auxiliaire de l’hypothèse, de la fiction régulatrice, du comme si.
Ainsi l’Empire de la science ou de la connaissance scientifique impose-t-il
un dressage spécifique, une discipline – comme on dit justement en français
– qui fait la part des choses, qui opère un tri entre les attitudes spirituelles
ou les propositions recevables ou non. Politique et surveillance scientifiques
répondent ainsi à une volonté inconditionnée –, volonté éthique, politique,
métaphysique et théologique, si l’on veut. C’est ce qu’affirme en tout cas la
fin de ce célèbre paragraphe du Gai Savoir : « On aura compris où je veux
en venir : c’est toujours sur une foi métaphysique que repose notre foi en la
science ; nous aussi, chercheurs d’aujourd’hui, sans dieu (Gottlosen) et anti-
métaphysiciens, notre flamme nous l’empruntons encore au brasier qu’une
foi millénaire a allumé, à cette foi des chrétiens qui fut aussi celle de Platon
et qui veut que Dieu soit la vérité et que la vérité soit divine. »

1.  Trad. fr. H. Albert, revue par Jean Lacoste, « Bouquins », Paris 2009, II, 206.
2.  Il faut rappeler que Michel Foucault publie en 1971 dans le cadre d’un volume
d’hommages à Jean Hyppolite la seule étude quasiment qu’il aura consacrée expressément à
Nietzsche : Nietzsche, la généalogie, l’histoire. Pour être plus complet, il faudrait aussi mention-
ner la série de conférences que Michel Foucault donne à Rio de Janeiro en 1973 : « La vérité
et les formes juridiques », conférences aujourd’hui rassemblées elles aussi dans les Dits et Écrits
(Quarto I, Gallimard 2001, pp. 1004-1024) ; dans la première conférence, en prolongement
de son étude sur « la généalogie et l’histoire », Foucault multiplie les références à Nietzsche
(« ce que je dis ici n’a de sens que s’il est mis en rapport avec l’œuvre de Nietzsche », précise-
t-il, p. 1410), et propose de définir ainsi ce qu’il nomme son « hypothèse » : « L’hypothèse que
j’aimerais proposer, c’est qu’il y a deux histoires de la vérité. La première est une sorte d’his-
toire interne de la vérité, l’histoire d’une vérité qui se corrige à partir de ses propres principes
de régulation : c’est l’histoire de la vérité telle qu’elle se fait dans ou à partir de l’histoire des
sciences. De l’autre côté, il me semble qu’il existe dans la société […] plusieurs autres lieux où
la vérité se forme […] –, et par conséquent l’on peut, à partir de là, faire une histoire externe,
extérieure, de la vérité » (pp. 1408-1409).
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Michel Foucault et le partage nietzschéen : Vérité/Mensonge 379

C’est donc la volonté (ou en tout cas un type déterminé de volonté) qui
pose et affirme que : « es thut nichts mehr not als Wahrheit » – « rien n’est
plus nécessaire que la vérité », et par rapport à elle tout le reste est de second
rang, d’une moindre valeur. Nietzsche interroge alors : « D’où la science
pourrait-elle tenir cette croyance inconditionnée, cette conviction qui est
son fondement et d’après laquelle la vérité importe plus que tout autre chose
et plus aussi que toute autre conviction3 ? »
Voilà bien une proposition (Satz), ou mieux une position, la position qui
stipule que, daß…, voilà bien une croyance, une conviction – « une foi méta-
physique », précise Nietzsche – préalable à toute élaboration scientifique.
Reconduire ainsi celle-ci à son origine, à son point de départ contingent
(« damit diese Zucht anfangen könne »), c’est mettre en lumière non point
tant la « valeur » de la science que le type d’évaluation ou de valorisation
qui la sous-tend. Il s’agit donc pour le généalogiste de reconduire son tracé
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fondamental à une délimitation sectorielle, un partage violent – celui qui
dessine et définit le Reich der Erkenntnis – induit par une volonté incondi-
tionnée : la « volonté de vérité », ou mieux encore la volonté de ne pas trom-
per (täuschen), de ne pas se laisser tromper, de ne pas se tromper. « Par là
– ajoute Nietzsche –, nous sommes sur le terrain de la morale. »
Il me paraît tout à fait légitime de reconduire le propos du « second »
Foucault à cette radicale mise en question par Nietzsche du Reich der
Erkenntnis en termes de volonté et de volonté de vérité, comme si Foucault
reprenait explicitement à son compte la question nietzschéenne : « Cette
volonté de vérité, qu’est-elle donc ? » C’est en tout cas ce que semble confir-
mer la brève auto-présentation, assez exotérique, que Foucault rédige au
début des années 1980 pour le Dictionnaire des philosophes, publié par Denis
Huisman. Il y retraçait en ces termes son parcours : la question directrice de
mes premiers travaux, et notamment de Les Mots et les Choses, a été – disait-il
– de « déterminer ce que doit être le sujet, à quelle condition il doit être
soumis, quel statut il doit avoir, quelle position il doit occuper dans le réel ou
dans l’imaginaire, pour devenir sujet légitime de tel ou tel type de connais-
sance ; bref il s’agit de déterminer son mode de “subjectivation” », mais c’était
pour compléter aussitôt, renvoyant cette fois au programme inauguré par le
premier cours du Collège de France en 1970-1971 : « Mais la question est
aussi et en même temps de déterminer à quelles conditions quelque chose
peut devenir un objet pour une connaissance possible, comment elle a pu
être problématisée comme objet à connaître, à quelle procédure de découpage
<je souligne> elle a pu être soumise, la part d’elle-même qui est considérée
comme pertinente. […] Cette objectivation et cette subjectivation ne sont
pas indépendantes l’une de l’autre ; c’est de leur développement mutuel et

3.  « Woher dürfte dann die Wissenschaft ihren unbedingten Glauben, ihre Überzeugung
nehmen, auf dem sie ruht, daß Wahrheit wichtiger sei als irgend ein andres Ding, auch als
jede andre Überzeugung ? » (Kritische Studienausgabe, éd. G. Colli et M. Montinari, Berlin
De Gruyter 1988, 3, 576).
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de leur lien réciproque que naît ce que l’on pourrait appeler les “jeux de
vérité” : c’est-à-dire non pas la découverte des choses vraies, mais les règles
selon lesquelles, à propos de certaines choses, ce qu’un sujet peut dire relève de
la question du vrai et du faux4. »
À l’encontre de Heidegger sans doute, Foucault précise alors ce qu’il
entend sous le titre d’une « histoire critique de la pensée » (on sait que sa
chaire au Collège de France était intitulée « histoire des systèmes de pen-
sée » – et en un sens la question foucaldienne est bien aussi celle de savoir :
was heißt Denken ? qu’appelle-t-on penser ? qu’est-ce qui est requis pour la
pensée ?)5 : « En somme l’histoire critique de la pensée n’est ni une histoire
des acquisitions ni une histoire des occultations de la vérité ; c’est l’histoire
de l’émergence des jeux de vérité : c’est l’histoire des “véridictions” entendues
comme les formes selon lesquelles s’articulent sur un domaine de choses des
discours susceptibles d’être dits vrais ou faux : quelles ont été les conditions de
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cette émergence, le prix dont, en quelque sorte, elle a été payée, ses effets sur
le réel et la manière dont, liant un certain type d’objet à certaines modalités
du sujet, elle a constitué, pour un temps, une aire et des individus donnés,
l’a priori historique d’une expérience possible6. »
*
Dans sa leçon inaugurale, prononcée au Collège de France, le 2 décembre
1970, sous le titre L’Ordre du discours, Foucault présentait ce programme réso-
lument nietzschéen d’une « histoire de la vérité », entendue comme histoire
du « partage » vérité/non-vérité, en s’efforçant de déterminer, sinon contre
Heidegger du moins autrement que lui, le sens et la portée du « tournant »
platonicien et – c’est toute la différence – aristotélicien par rapport à la vérité.
Le programme de cette Leçon inaugurale, assez elliptique, mais c’est la loi
du genre, ressort aujourd’hui beaucoup plus clairement après la publication,
récente, du premier cours donné au Collègue, le cours de 1970-1971, jus-
tement intitulé « Leçons sur la volonté de savoir7 » ; ce cours du 9 décembre
1970, qui enchaîne directement sur la Leçon inaugurale à laquelle référence
est faite d’emblée, s’ouvre par une longue et remarquable étude du premier
chapitre de la Métaphysique, A 1-3 dont l’ouverture si souvent commentée
(« c’est par nature que tous les hommes désirent connaître (eidenai) ») se

4.  Texte repris in Dits et Écrits, Quarto II, n° 345, pp. 1450-1455 : p. 1451.
5.  Dans l’entretien avec François Ewald publié en mai 1984 dans le Magazine littéraire
(Dits et Écrits, Quarto II, p. 1488), Foucault notait fermement : « Ce que j’essaie de faire, c’est
l’histoire des rapports que la pensée entretient avec la vérité ; l’histoire de la pensée en tant
qu’elle est pensée de la vérité. Tous ceux qui disent que pour moi la vérité n’existe pas sont
des esprits simplistes. »
6.  Dits et Écrits, Quarto II, p. 1451. Sur cette dernière notion, si souvent commentée
d’a priori historique, je prends la liberté de renvoyer à mon étude : « Foucault lecteur de
Husserl. L’a priori historique et le quasi-transcendantal », in Giornale di Metafisica, nuova
Serie, XXIX (2007), pp. 211-232. Voir aussi et surtout la longue étude publiée par Wouter
Goris : « L’a priori historique chez Husserl et Foucault », trad. J. Farges, in Philosophie, n° 123
(2014), pp. 3-27 et n° 125 (2015), pp. 22-43.
7.  Ce cours a été publié par Daniel Defert, Gallimard/Seuil, Paris, 2011.
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trouve puissamment éclairée par sa contraposition d’avec le savoir tragique,


celui-là même qu’on ne saurait désirer : « savoir transgressif, interdit, redou-
table8 ». On saura gré aux éditeurs d’avoir complété le cours de 1970-1971
par le texte des Conférences prononcées par Foucault en 1972, Le Savoir
d’Œdipe, qui fournissent ainsi l’indispensable contrepoint du débat avec
Aristote initié au seuil de l’enseignement au Collège de France et qui méri-
terait d’être suivi pour lui-même.
Non sans quelque coquetterie, au seuil de sa Leçon inaugurale, Foucault
s’interroge sur la difficulté d’entrer dans le « discours », dans son ordre, son
cadre, ses conventions, ses contraintes spécifiques, celle de l’institution, ici le
prestigieux Collège de France. D’où la question posée par Foucault et l’hypo-
thèse avancée dans cette Leçon : « Voici l’hypothèse que je voudrais avancer,
ce soir, pour fixer le lieu – ou peut-être le très provisoire théâtre – du travail
que je fais : je suppose que dans toute société la production du discours est à
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la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre
de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers,
d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable
matérialité <je souligne>9. » Parmi les procédures d’exclusion qui visent à
contrôler et à organiser la production, l’événement du discours, Foucault
distingue (je vais très vite) :
– La première, la plus évidente : l’interdit. « On sait bien qu’on n’a pas
le droit de tout dire, qu’on ne peut pas parler de tout dans n’importe quelle
circonstance… » Foucault résume cette procédure d’exclusion au titre de ce
qu’il nomme « tabou de l’objet », lui-même lié au « rituel de la circonstance »,
à un « droit privilégié ou exclusif du sujet qui parle… »
– Il mentionne ensuite un second principe d’exclusion, plutôt rappelé
pour mémoire, qui ne consiste plus en un « interdit », mais dans un « par-
tage » et un « rejet », celui que j’ai rappelé et qui est indexé sur l’opposition
historiquement constituée : raison – déraison.
Une des modalités décisives dans ce rôle d’exclusion et de partage des
discours est celle de la constitution des « disciplines » – la discipline enten-
due comme « doctrine », « corps de doctrines et d’enseignement » (doctrina,
Lehre), mais aussi comme règle, réglementation des conduites. Après avoir
évoqué différents principes de « limitation » du discours et notamment le
« commentaire » qui présuppose l’identité et la répétition, liées à l’identité de
l’auteur, Foucault en vient aux sciences et aux disciplines proprement dites :

Une discipline se définit – note-t-il – par un domaine d’objets, un ensemble de


méthodes, un corpus de propositions considérées comme vraies, un jeu de règles et
de définition, de techniques et d’instruments : tout ceci constitue une sorte de sys-
tème anonyme à la disposition de qui veut ou peut s’en servir, sans que son sens ou
sa validité soit liés à celui qui s’est trouvé en être l’inventeur.

8.  Leçons sur la volonté de savoir, p. 14.


9.  Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, pp. 10-11.
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Ainsi la discipline définit quelque chose comme un horizon, un théâtre, si


l’on veut (« théâtre de la vérité »), sur la scène duquel peuvent être formulées
un certain nombre de propositions qui n’appartiennent à la discipline que
pour autant qu’elles répondent à des conditions tout à fait strictes (et histo-
riques), conditions complexes qui ne sont pas seulement celles de la pure et
simple vérité, opposée au faux : en effet une proposition « fausse » peut fort
bien appartenir à une discipline, être reconnue et discutée comme telle dans
sa délimitation et ses présupposés fondamentaux, à savoir ceux qui président
à « un plan d’objets déterminé » ou à un « champ » :

Il faut – note Foucault – qu’elle <une proposition> réponde à des conditions,


en un sens plus strictes et plus complexes que la pure et simple vérité : en tout cas,
à des conditions tout autres. […] pour appartenir à une discipline, une proposition
doit pouvoir s’inscrire sur un certain type d’horizon théorique. […] À l’intérieur de
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ses limites, chaque discipline reconnaît des propositions vraies et fausses ; mais elle
repousse, de l’autre côté de ses marges, toute une tératologie du savoir.

À l’extérieur d’une science on peut sans doute faire valoir l’expérience immé-
diate, voire des thèmes imaginaires, mais certainement pas des « erreurs
au sens strict », car – poursuit Foucault – « l’erreur ne peut surgir et être
décidée qu’à l’intérieur d’une pratique définie ; en revanche, des monstres
rôdent dont la forme change avec l’histoire du savoir. Bref, une proposition
doit remplir de complexes et lourdes exigences pour appartenir à l’ensemble
d’une discipline ; avant de pouvoir être dite vraie ou fausse, elle doit être,
comme dirait M. Canguilhem, “dans le vrai” »10. La référence ici de Foucault
à son maître Canguilhem porte entièrement à faux, elle constitue même un
contresens, tout à fait significatif, sur lequel je veux m’arrêter un instant11.
Mais je poursuis d’abord encore un moment la citation de Foucault :

On s’est souvent demandé comment les botanistes ou les biologistes du


xixe siècle avaient bien pu faire pour ne pas voir que ce que Mendel disait était
vrai. Mais c’est que Mendel parlait d’objets, mettait en œuvre des méthodes, se
plaçait sur un horizon théorique, qui étaient étrangers à la biologie de son époque.
Sans doute Naudin, avant lui, avait-il posé la thèse que les traits héréditaires étaient
discrets ; cependant, aussi nouveau ou étrange que fût ce principe, il pouvait faire
partie – au moins à titre d’énigme – du discours biologique. Mendel, lui, constitue
le trait héréditaire comme objet biologique absolument nouveau, grâce à un filtrage
qui n’avait jamais été utilisé jusque-là : il le détache de l’espèce, il le détache du
sexe qui le transmet ; et le domaine où il l’observe est la série indéfiniment ouverte
des générations où il apparaît et disparaît selon des régularités statistiques. Nouvel

10.  Op. cit., pp. 35-36.


11.  Étienne Balibar, dans un remarquable petit ouvrage, Lieux et noms de la vérité,
La Tour d’Aigues, Éditions de l’Aube, 1994, a consacré une étude très précise et complète à
cette distinction introduite par Canguilhem et à la lecture erronée qu’en a donnée Michel
Foucault (chap. IV, « Être dans le vrai ? Science et vérité dans la philosophie de Georges
Canguilhem », pp. 163-197).
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Michel Foucault et le partage nietzschéen : Vérité/Mensonge 383

objet qui appelle de nouveaux instruments conceptuels, et de nouveaux fondements


théoriques. Mendel disait vrai, mais il n’était pas « dans le vrai » du discours biolo­-
gique de son époque : ce n’était point selon de pareilles règles qu’on formait des objets
et des concepts biologiques ; il a fallu tout un changement d’échelle, le déploiement
de tout un nouveau plan d’objets dans la biologie pour que Mendel entre dans le vrai
et que ses propositions alors apparaissent (pour une bonne part) exactes. Mendel était
un monstre vrai, ce qui faisait que la science ne pouvait pas en parler ; cependant que
Schleiden, par exemple, une trentaine d’années auparavant, niant en plein xixe siècle
la sexualité végétale, mais selon les règles du discours biologique, ne formulait qu’une
erreur disciplinée.
Il se peut toujours qu’on dise le vrai dans l’espace d’une extériorité sauvage ;
mais on n’est dans le vrai qu’en obéissant aux règles d’une « police » discursive qu’on
doit réactiver en chacun de ses discours. La discipline est un principe de contrôle de
la production du discours. Elle lui fixe des limites par le jeu d’une identité qui a la
forme d’une réactualisation permanente des règles12.
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Récapitulons brièvement les principaux traits saillants de cette longue
analyse : on distinguera la possibilité de « dire le vrai dans l’espace d’une
extériorité sauvage », véridiction qui appartient – précise Foucault dans sa
Conférence de 1969 : « Qu’est-ce qu’un auteur ? » – aux « fondateurs de dis-
cursivités » : de tels fondateurs, à la différence des simples auteurs, ont pro-
duit quelque chose de plus qu’une œuvre : ils ont ouvert – indique Foucault
– « la possibilité et la règle de formation d’autres textes », ou encore « ils
ont établi une possibilité indéfinie de discursivité ». Une telle « véridiction »,
celle de Galilée, dans l’exemple de Canguilhem, ou celle de Mendel, n’est
pas « dans le vrai » – entendez le vrai de l’époque, de la discipline constituée,
c’est pourquoi elle peut passer pour « monstrueuse » (« un monstre vrai »).
Si, dans le long passage que j’ai cité, Foucault renvoyait assez allusive-
ment à Canguilhem, celui-ci, fondant d’ailleurs largement son analyse sur
les travaux d’Alexandre Koyré13, proposait une tout autre articulation de la
véridiction (« dire vrai ») et de la vérité, au sens où l’on dit de quelqu’un qu’il
est « dans le vrai ». L’analyse de Canguilhem, dans une conférence de 1964,
reprise dans le volume de ses Études d’histoire et de philosophie des sciences,
doit être rappelée ici. Évoquant l’interprétation de Galilée par Copernic, le
grand historien notait :

Aucune des expériences de Galilée n’a réussi à confirmer les anticipations du


calcul, aucune n’a réussi à convaincre des savants pourtant aussi peu aristotéliciens
que lui. […] D’autre part la preuve physique qui devait l’imposer, la mesure des
parallaxes des étoiles fixes […], cette preuve n’a été fournie partiellement par Bradley
qu’en 1728 et ne l’a été complétement qu’au xixe siècle. Et pourtant, dirons-nous
avec Alexandre Koyré, c’est Galilée qui est dans le vrai.

12.  L’Ordre du discours, pp. 36-38.


13.  Les admirables Études galiléennes (1935-1939), réunies chez Hermann en 1966.
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384 Jean-François Courtine

Être dans le vrai, cela ne signifie pas dire toujours vrai14.

Ce que Canguilhem a voulu dire, c’est bien que Galilée, loin d’être dans le
vrai de son époque, a anticipé, en l’absence de règles, sur un régime d’univer-
salité de la vérité qui sera sanctionné après coup. C’est dans cette anticipation
réelle – tout à fait distincte de la fiction du « précurseur » – que réside pour
Galilée le fait d’être « dans le vrai »15.
*
Vient alors le dernier point sur lequel je veux m’arrêter un instant et qui
définit un autre « partage » – celui qui nous intéresse plus particulièrement
ici dans le cadre de la référence à Nietzsche –, celui du vrai et du faux. Un
tel partage nous semble aller de soi, or il faut justement essayer de l’entendre
comme une figure singulière et déterminée, sur le même plan que l’interdit
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ou que l’opposition raison/folie. Un tel partage du vrai et du faux implique
en effet lui aussi contrainte et contrôle. Je cite à nouveau L’Ordre du dis-
cours (pp. 15 sq.) : « Il est peut-être hasardeux de considérer l’opposition du
vrai et du faux comme un troisième système d’exclusion. […] Comment
pourrait-on raisonnablement comparer la contrainte de la vérité avec des
partages comme ceux-là, partages qui sont arbitraires au départ ou qui
s’organisent autour de contingences historiques ; qui sont non seulement
modifiables, mais en perpétuel déplacement ; qui sont supportés par tout un
système d’institution qui les imposent et les reconduisent. »
Mais l’incongruité de cette mise en parallèle des procédures de partage ne
ressort, comme le précise Foucault, que dans la mesure où « l’on se place au
niveau d’une proposition, à l’intérieur d’un discours ». Or c’est précisément
ce niveau de la proposition, du discours constitué, que l’analyse foucaldienne
des « formations discursives », telle qu’elle est thématisée et réfléchie dans
l’Archéologie du savoir, met radicalement en question. Dans le chapitre II de
l’Archéologie, et là encore, pour des raisons qui tiennent à l’économie du pro-
pos, sur le mode conditionnel ou hypothétique, Foucault notait très ferme-
ment, en se référant à son étude paradigmatique de la folie à l’âge classique :
« […] l’unité des discours sur la folie ne serait pas fondée sur l’existence de
l’objet “folie”, ou la constitution d’un horizon unique d’objectivité ; ce serait
le jeu des règles qui rendent possible pendant une période donnée l’apparition
d’objets : objets qui sont découpés par des mesures de discrimination et de
répression, objets qui se différencient dans la pratique quotidienne, dans la
jurisprudence, dans la casuistique religieuse, dans le diagnostic des médecins,
objets qui se manifestent dans des descriptions pathologiques, objets qui sont
cernés par des codes ou recettes de médication, de traitement, de soin16. »

14.  Georges Canguilhem, Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968,
pp. 44-46.
15.  Étienne Balibar, op. cit., p. 177.
16.  Michel Foucault, L’Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 46.
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Michel Foucault et le partage nietzschéen : Vérité/Mensonge 385

D’où cette conclusion provisoire – et j’insiste sur le lexique de la règle


et du jeu : « L’unité des discours sur la folie, ce serait le jeu des règles qui
définissent les transformations de ces différents objets, leur non-identité à
travers le temps, la rupture qui se produit en eux, la discontinuité interne
qui suspend leur permanence. » Je reviens après ce bref retour en arrière à
la Leçon inaugurale et à son programme. Assurément, le « partage entre le
vrai et le faux » nous apparaît tout sauf arbitraire ou modifiable, bien loin
de toute violence institutionnelle. Pourtant, et c’est la pointe de l’argumen-
tation implicitement référée à Nietzsche : « […] si on se place à une autre
échelle, si on pose la question de savoir quelle a été, quelle est constamment,
à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a traversé tant de siècles de
notre histoire, ou quel est, dans sa forme très générale, le type de partage qui
régit notre volonté de savoir, alors c’est peut-être <aussi dans ce partage du vrai
et du faux> quelque chose comme un système d’exclusion (système historique
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modifiable, institutionnellement contraignant) qu’on voit se dessiner17. »
Le propos foucaldien est ici sans aucun doute – dans la leçon inaugurale,
tout comme dans le cours de 1970-1971 – étayé sur un ouvrage jamais cité,
celui de Marcel Détienne, Les Maîtres de vérité dans la Grèce archaïque (Maspero,
1967)18. Je cite à nouveau la Leçon inaugurale où Foucault revient sur le par-
tage vrai/faux : « Partage historiquement constitué à coup sûr. Car, chez les
poètes grecs du vie siècle encore, le discours vrai – au sens fort et valorisé du
mot – le discours vrai pour lequel on avait respect et terreur, celui auquel il fal-
lait bien se soumettre, parce qu’il régnait, c’était le discours prononcé par qui de
droit et selon le rituel requis ; c’était le discours qui disait la justice et attribuait
à chacun sa part ; c’était le discours qui, prophétisant l’avenir, non seulement
annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à sa réalisation, emportait
avec soi l’adhésion des hommes et se tramait ainsi avec le destin. »
Ce discours, dont la véridiction singulière faisait advenir la vérité, c’est
celui que Foucault nommera un peu plus tard, en forgeant un néologisme
revendiqué comme tel, le discours « aléthurgique ». C’est, semble-t-il, dans
le cours de 1979-1980, « Du gouvernement des vivants », que Foucault
introduit ce néologisme en ces termes :

En forgeant à partir d’ἀληθουργής <mot d’ailleurs assez rare et qui caractérise


celui qui agit droitement en conformité avec la vérité>, le mot fictif d’alèthourgia,

17.  Michel Foucault, L’Ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 16.


18.  Dans sa précieuse « Situation du cours », Daniel Defert soulignait ce point en ren-
voyant aussi à la traduction bilingue, due à Angèle Kremer-Marietti, en 1969, du Livre du
philosophe, dont la troisième étude porte précisément sur la question de la vérité « au sens
extra-moral » (Paris, Aubier-Montaigne). Sur l’importance de ce volume dans l’histoire
récente de la réception de Nietzsche en France, on peut renvoyer à l’ouvrage de Jacques Le
Rider, Nietzsche en France, de la fin du xixe siècle au temps présent, Paris, Presses universitaires
de France, 1999, pp. 212 sq. — Le cours de 1970-1971 (Leçons sur la volonté de savoir) est
complété par les notes préparatoires d’une « Leçon sur Nietzsche », prononcée à l’université
McGill (Montréal) en avril 1971 : « Comment penser l’histoire de la vérité avec Nietzsche
sans s’appuyer sur la vérité. »
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386 Jean-François Courtine

on pourrait appeler « aléthurgie » (manifestation de vérité) l’ensemble des procédés


possibles, verbaux et non verbaux, par lesquels on amène à jour ce qui est posé
comme vrai, par opposition au faux, au caché, à l’indicible, à l’imprévisible, à l’oubli.
On pourrait appeler « aléthurgie » cet ensemble de procédés et dire qu’il n’y a pas
d’exercice du pouvoir sans quelque chose comme une aléthurgie19.

Quand quelques années plus tard, en 1984, dans le cours consacré à la


Parrhèsia, « le courage de la vérité », Foucault revient sur ce terme précé-
demment forgé par lui, dans le cadre d’une opposition très éclairante : celle
de l’étude interne des « structures épistémologiques », comme il dit, à savoir
ces structures spécifiques, « propres aux différents discours qui se donnent et
sont reçus pour vrais », et d’autre part l’étude externe des « formes aléthur-
giques », celles qui concernent directement la « production de la vérité », la
véri-diction en un sens emphatique. On pourrait sans doute – mais j’indique
simplement cette piste sans pouvoir la suivre – essayer de confronter cette
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analyse des formes aléthurgiques avec le motif heideggérien de la mise en
œuvre de la vérité (« das Sich-ins-Werk-Setzen der Wahrheit ») – mise en
œuvre ou « mise en scène », instauration ou institution (Stiftung), dont les
formes sont multiples : œuvre d’art certes, mais aussi acte fondateur d’État,
« sacrifice essentiel ».
Dans sa Leçon inaugurale et plus encore dans le cours de 1970-1971,
Foucault fait fond sur les analyses de Marcel Détienne et de son maître,
Jean-Pierre Vernant20, où se trouvent accentué le partage entre des modes
radicalement différents de « véridiction » :
Entre Hésiode et Platon – commente Foucault – un certain partage s’est établi,
séparant le discours vrai et le discours faux ; partage nouveau puisque désormais le
discours vrai n’est plus le discours précieux et désirable, puisque ce n’est plus le dis-
cours lié à l’exercice du pouvoir. Le sophiste est chassé.

Si la parole du poète (Homère, Hésiode, Pindare, etc.) est parole de louange,


elle revendique aussi le privilège de « dire la vérité » (ἀλήθεα γηρύσασθαι
– Théogonie, 28) ; c’est elle qui chante la gloire des dieux et qui célèbre les
exploits humains, les hauts faits, en les arrachant au blâme, à l’oubli (λήθη),
à la nuit et au silence. Ainsi, comme l’écrit très bien Marcel Détienne, dans
l’ouvrage déjà cité (p. 27) :
Fonctionnaire de la souveraineté ou louangeur de la noblesse guerrière, le poète
est toujours un « Maître de Vérité ». Sa « Vérité » est une vérité assertorique ; nul ne
la conteste, nul ne la démontre. « Vérité » fondamentalement différente de notre
conception traditionnelle, ᾽Αλήθεια n’est pas l’accord de la proposition et de

19.  Cité p. 20, note 3, du cours de 1984, Le Courage de la vérité, Le gouvernement de soi
et des autres II, Paris, Gallimard/Seuil, 2009. Il s’agit en réalité de la leçon du 9 janvier 1980,
Du gouvernement des vivants, p. 8.
20.  Notamment son article célèbre de 1959, « Aspects mythiques de la mémoire »
(repris aujourd’hui dans le volume Œuvres I, Éditions du Seuil 2007, pp. 337 sq.).
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Michel Foucault et le partage nietzschéen : Vérité/Mensonge 387

son objet, pas davantage l’accord d’un jugement avec les autres jugements ; elle ne
s’oppose pas au « mensonge » ; il n’y a pas le « vrai » en face du « faux ». La seule
opposition significative est celle d’Ἀλήθεια et de Λήθη. À ce niveau de pensée,
le poète est véritablement inspiré, si son verbe se fonde sur un don de voyance, sa
parole tend à s’identifier avec la « Vérité ».

Voilà à mon sens une référence essentielle – totalement décalée par rapport
à Heidegger et à son interprétation de l’ἀλήθεια –, mais qui est curieu-
sement passée sous silence par Foucault, y compris dans ses commen-
taires par ailleurs tout à fait remarquables de l’Œdipe Roi de Sophocle. Le
domaine de l’ἀλήθεια est ici tout à la fois celui de la mantique et de la jus-
tice (δική), il est directement lié à la souveraineté, comme l’atteste aussi la
figure du « roi de justice », celui qui « dit la vérité » ou mieux est comme le
« véhicule » de la vérité (Détienne, p. 49). Dans ce contexte « archaïque »,
« la “Vérité” n’est donc pas intelligible en dehors d’un système de représen-
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tations religieuses : il n’y a pas d’Alétheia sans relation complémentaire à
Léthé ; pas d’Alétheia sans les Muses, la Mémoire, la Justice. Dans un sys-
tème de pensée où la “Vérité” n’est pas un concept, on ne peut la dissocier
de la louange, du récit liturgique, de la fonction de souveraineté dont elle
n’est jamais qu’un aspect, une dimension. Si la “Vérité” dans les œuvres de
justice peut se traduire essentiellement par des actes et des gestes rituels,
elle qualifie le plus souvent, sur les divers plans où elle s’atteste, un type de
parole déterminé, prononcé dans certaines conditions, par un personnage
investi de fonctions précises. »
Le verbe grec Κραίνειν caractérise parfaitement ce trait de la parole magico-
religieuse qui, en tant que telle, par son énonciation même, sa profération,
« accomplit » et « réalise ». Dans le même contexte, on rencontre aussi, à
côté de κραίνειν le verbe πράττειν. Dans les Suppliantes, v. 139, Euripide
évoque ainsi Apollon qui « réalise » par sa parole ; et Eschyle, dans l’Agamem-
non, v. 369, mentionne Zeus qui « réalise » tout. Il est sans doute permis de
prendre la mesure du « renversement » qui s’opère ainsi dans les « pratiques
discursives » ou les procédures de la « véridiction » entre le régime poético-
mantique et le régime logico-ontologique, en remarquant que Platon, dans le
Sophiste, quand il cherche à expliciter ce que c’est que le « logos » en prenant
en vue à titre de σμικρότατος λόγος (262 c) – ce λόγος, dont le para-
digme est ici : ἄνθρωπος μανθάνει, note (262 d) : « Il y a dès ce moment
en lui quelque indication relative à des choses qui sont, ou deviennent ou
furent, ou seront (δηλοῖ γὰρ ἤδη που περὶ τῶν ὄντων ἢ γιγνομένων
ἢ μελλόντων) ; c’est qu’il ne se contente pas de nommer (οὐκ ὀνομάζει
μόνον), mais il effectue un achèvement en entrelaçant les verbes avec les
noms (ἀλλά περαίνει τι)21 ». Περαίνω et non plus κραίνω. Ce qu’effec-
tue le λόγος dans sa συμπλοκή, c’est assurément une synthèse véritative,

21.  Sur l’emploi de περαίνω ici, je renvoie à la note très documentée de Francesco
Fronterotta, dans son édition et sa traduction, Platone, Sofista, BUR, Milan, 2007, pp. 478-479.
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388 Jean-François Courtine

bien étrangère pourtant au verbe poétique, à la parole du devin qui, non


contente de délimiter un plan de réalité, avait une valeur décisoire.
*
Puisque j’ai commencé cette contribution en citant Nietzsche, on me
permettra pour conclure, même un peu abruptement, de citer un autre
aphorisme célèbre du Gai Savoir (le § 109) auquel Michel Foucault se réfère
également dans les Conférences de Rio, déjà mentionnées, en 1973 : « La
vérité et les formes juridiques ». Dans ce long paragraphe, trop long pour
que je prenne le temps de le rappeler, Nietzsche procède à une série de mises
en garde : « Gardons nous de penser que le monde est un être vivant […]
Gardons-nous déjà de croire que l’univers est une machine […] Gardons-
nous d’admettre pour certains, partout et d’une façon générale, quelque
chose de défini comme le mouvement cyclique des planètes […] Gardons-
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nous de lui reprocher <au monde> de la dureté et de la déraison, ou bien le
contraire […] Gardons-nous de dire qu’il y a des lois dans la nature, il n’y a
que des nécessités ; il n’y a là personne qui commande, personne qui obéit,
personne qui enfreint.… » Autant de mises en garde qui débouchent sur
la thèse fondamentale : « le caractère général du monde est au contraire de
toute éternité chaos », « absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté,
de sagesse… ».
Thèse que Foucault commente en ces termes : « Gardons-nous de dire
qu’il y a des lois dans la nature. C’est contre un monde sans ordre, sans
enchaînement, sans forme, sans beauté, sans sagesse, sans harmonie, sans loi
que la connaissance doit lutter. C’est à lui que la connaissance se rapporte.
Il n’y a rien dans la connaissance qui l’habilite, par un droit quelconque,
à connaître ce monde. Il n’est pas naturel à la nature d’être connue. Ainsi,
entre l’instinct et la connaissance on trouve non pas une continuité, mais une
relation de lutte, de domination, de servitude, de compensation. […] <Entre
la connaissance et les choses> il ne peut y avoir qu’une relation de violence,
de domination, de pouvoir et de force, de violation. La connaissance ne peut
être qu’une violation des choses à connaître, et non pas une perception, une
reconnaissance, une identification de celles-ci ou à celles-ci. »
Dans cette analyse de Nietzsche, Foucault décèle une double et très
importante rupture avec la tradition de la philosophie occidentale. La pre-
mière est la rupture entre la connaissance et les choses. S’il n’existe plus de
relation entre la connaissance et les choses à connaître, si la relation entre la
connaissance et les choses connues est arbitraire, si elle est relation de pou-
voir et de violence, l’existence de Dieu au centre du système de connaissance
n’est plus indispensable. En second lieu, s’il est vrai qu’entre la connaissance
et les instincts, il n’y a que rupture, des relations de domination et de servi-
tude, des relations de pouvoir, alors disparaît non simplement Dieu mais le
sujet dans son unité et sa souveraineté. Il importe alors, « quand toutes ces
ombres de Dieu auront cessé de nous assombrir » (c’est la fin du §  109),
de « ne pas résoudre le discours dans un jeu de significations préalables ;
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Michel Foucault et le partage nietzschéen : Vérité/Mensonge 389

de ne pas s’imaginer que le monde tourne vers nous un visage lisible que
nous n’aurions plus qu’à déchiffrer », qu’il s’agisse du grand livre du monde
ou du « texte du monde » dont parlait de son côté Francis Ponge. Il faut
tenir – c’est sans doute là la position radicalement anti-phénoménologique
de Foucault – que le monde « n’est pas complice de notre connaissance ; il
n’y a pas de providence prédiscursive qui le dispose en notre faveur. Il faut
concevoir le discours comme une violence que nous faisons aux choses, en
tout cas comme une pratique que nous leur imposons ; et c’est dans cette
pratique que les événements du discours trouvent leur régularité ».
S’interroger ainsi sur la question de savoir comment la vérité advient
historiquement, se rendre attentif à ces pratiques aléthurgiques, à l’historicité
foncière de ces procédures discursives qui définissent autant de régimes de
« véridiction », pour peu que l’on demeure aussi en alerte devant l’éventuel
surgissement d’une vérité inconnue au sein de « l’espace d’une extériorité
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sauvage », ce n’est certainement pas se réfugier dans un relativisme qui vire
au nihilisme, comme on l’a parfois reproché bien légèrement à Foucault,
mais c’est peut-être se préparer justement à considérer – loin de tout « logo-
centrisme » ou « européocentrisme » – la pluralité des mondes, celle-là même
que ladite « mondialisation » tend à écraser sans retour, s’ouvrir – dans ce qui
demeure bien le « souci de la vérité » – à la pluralité des modes ou des moda-
lités de la véridiction.
« Le souci de la vérité », tel était l’intitulé du bref hommage à Philippe
Ariès que Foucault publie en 198422. La « Leçon sur Nietzsche », publiée en
Appendice au cours de 1970-1971, se concluait par cette distinction capi-
tale dont on retrouve l’écho dans l’entretien déjà cité23 avec François Ewald
(« Tous ceux qui disent que pour moi la vérité n’existe pas sont des esprits
simplistes ») :
« Il y a donc deux “vérités sans vérité” :
– la vérité qui est erreur, mensonge, illusion : la vérité qui n’est pas
vraie ;
– la vérité affranchie de cette vérité-mensonge : la vérité véridique, la
vérité qui n’est pas réciprocable avec l’être24. »
Jean-François Courtine,
Professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne,
Membre honoraire de l’Institut universitaire de France

22.  Dits et Écrits, Quarto, II, pp. 1465 sq.


23.  Voir plus haut, p. 380 n. 5.
24.  Leçons sur la Volonté de savoir, op. cit., p. 210.
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