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JORGE MANRIQUE

STANCES
SUR LA
MORT DE SON PÈRE

TRADUIT DU CASTILLAN
PAR GUY DEBORD

ÉDITIONS CHA�IP LIBRE


1 3, rue de Béarn, Paris III•
"1980
TITlll! ORIGINAL

COPI.AS DE DON JORGE MANRIQUE


POR LA MUERTE DE SU PADRE

C ÉDITIONS CHAMP LmRE, PARIS, 1980.


I

Souviens-toi, âme endormie,


Et ressors de ta torpeur,
Contemplant
Comment se passe la vie,
Et comme survient la mort,
Par surprise;
Comment s'enfuit le plaisir;
Comme après, son souvenir
Nous fait mal;
Et comme, alors, nous croyons
Qu'un temps passé, quel qu'il fût,
Était mieux.

-5-
II

Voyant comme le présent


Dans l'instant s'en est allé,
Et n'est plus,
Si nous jugeons sagement,
L'à venir déjà nous semble
Du passé.
Nul ne se trompe en pensant
Que ne devra pas durer
Ce qui vient
Plus qu'a duré ce qu'il vit,
Parce que tout doit passer
De la sorte.

III

Ce sont rivières, nos vies,


Qui descendent vers la mer
De la mort.
Là s'en vont les seigneuries,
Tout droit, pour s'y achever,
Consumées;
-
Là les plus grandes rivières
Se mélangent aux médiocres
Ou infimes.
Là se retrouvent égaux
Ceux qui vivent de leurs mains
Et les riches.

-6-
IV

Je dédaigne ce qu'invoquent
Poètes ou orateurs
Renommés;
Laissons ces choses fictives,
Qui tirent d'herbes magiques
Leur saveur.
Moi, je ne me recommande
Qu'à Celui seul que j'invoque
Comme vrai,
Lui qui, vivant en ce monde,
N'a pas été reconnu
Pour divin.

Car ce monde est le chemin


Vers l'autre, où est la demeure
Sans tourments;
Mais il faut avoir du sens
Pour accomplir ce voyage
Sans errer.
Nous partons quand nous naissons,
Marchons tant que nous vivons,
Parvenons
Au terme de notre temps :
Trouvant ainsi, en mourant,
Le repos.

- 7 -
VI

Ce monde aura été bon


Si nous en avons usé
Comme il faut,
Puisque, selon notre foi,
C'est le lieu pour gagner l'autre,
Que l'on cherche.
Et même ce Fils de Dieu,
Pour nous élever au Ciel,
Est venu
Naître ici-bas parmi nous,
Vivre sur cette terre où
Il mourut.

VII

Voyez quel peu de valeur


Ont ces biens parmi lesquels
Nous passons,
Car ce monde nous trahit
Tant, qu'avant même la mort
On les perd.
Beaucoup, l'âge les défait,
Ou de désastreux hasards
Qui surviennent;
Et d'autres, quoique plus rares,
Et propres aux plus hauts rangs,
Aussi tombent.

- 8-
VIII

Dites-moi donc : la beauté,


L'aimable fraîcheur du teint
Du visage,
Son éclat et ses couleurs,
Qu'en est-il resté quand vient
La vieillesse ?
La dextérité légère
Et la force corporelle
En jeunesse,
Tout est devenu pesant
Quand on arrive aux approches
Du grand âge.

IX

Le sang d'antiques Maisons,


Le lignage et la noblesse
Élevée,
Se perdent par bien des voies,
Et tombent de leur hauteur
Dans la vie!
Les uns, pour trop peu valoir,
Malgré vassaux et soumis
Qu'ils commandent;
Et d'autres, qui n'avaient rien,
Par charges imméritées,
Se maintiennent.

- 9 -
X

Les offices, les richesses,


Nous laissent à l'heure indue,
Qui en doute ?
On n'en attend rien de ferme,
Car cela vient d'une dame
Très changeante :
Ce sont dons de la Fortune.
Ils tournent avec sa roue,
Promptement;
Là ne peut rester la même,
Ni se tenir stable et fixe,
Nulle chose.

XI

Même s'ils accompagnaient


Leur maître jusqu'à la tombe,
Je dirais
Qu'ils ne peuvent nous tromper,
Tant vite s'en va la vie,
Comme un songe.
Les délices d'ici-bas,
Qui nous plaisent si fort, sont
Temporelles;
Les peines de l'au-delà,
Qu'ainsi nous nous préparons,
Éternelles.

- IO -
XII

Les plaisirs et les douceurs


De cette vie agitée
Que l'on mène
Nous font courir après eux;
Mais la mort est le filet
Qui nous prend.
Sans voir ce que nous risquons,
Nous courons légèrement
Sans arrêt.
Quand nous découvrons le piège,
Voulant faire volte-face,
C'est trop tard.

XIII

Si nous avions le pouvoir


D'embellir notre figure
Corporelle
Comme nous pouvons produire
Une âme si triomphante,
Près des anges,
Quelle vive diligence
Nous mettrions à toute heure,
Quelle hâte,
Pour hausser la malheureuse,
En laissant la souveraine
Se défaire 1

- II -
XIV

Ces rois si pleins de puissance


Que montrent les écritures
Du passé,
Des coups du sort déplorables,
Traversant leur chance, l'ont
Détournée.
Aussi, c'eSI: chose certaine
Que papes et empereurs
Et prélats
Sont tous traités par la mort
Comme les pauvres bergers
Des troupeaux.

XV

Ne parlons pas des Troyens,


Nous n'avons pas vu leurs peines,
Ni leurs gloires;
Ne parlons pas des Romains,
Quoique entendant et lisant
Leur histoire.
Ne cherchons pas à savoir,
De quelque siècle passé,
Ce qu'il fut;
Voyons les choses d'hier,
Qui ont été oubliées
Comme lui.

- 12 -
XVI

Où est-il, le roi Don Juan ?


Et les Infants d'Aragon,
Où sont-ils ?
Où donc sont tant d'amoureux ?
Où menèrent tant de ruses
Qu'ils trouvèrent ?
N'ont-ils été qu'ombres vaines,
Ont-ils passé comme l'herbe
Des saisons,
Les joutes et les tournois,
Les ornements, broderies
Et cimiers ?

XVII

Où sont à présent les dames,


Leurs coiffes, leurs vêtements,
Leurs parfums ?
Où sont maintenant les flammes
Des feux qui brûlèrent tant
Les amants ?
Mais où sont leurs poésies,
Et les suaves musiques
Qu'ils jouèrent ?
Que reste-t-il de leurs danses,
Et des habits chamarrés
Qu'ils portèrent ?

- 13 -
XVIII

Et l'autre, son héritier,


Don Henri, quelle puissance
Fut la sienne!
Mais quel glissant marécage
Le monde, avec ses plaisirs,
Fut pour lui 1
Et surtout, combien hostile,
Combien contraire et cruel
A l'épreuve;
Et quand il lui fut ami,
Combien peu dura ce qu'il
Lui donna!

XIX

Les présents démesurés,


Les édifices royaux
Remplis d'or,
Les joyaux bien ouvragés,
Et les pièces des monnaies
Du trésor,
Harnachements et chevaux
De ses suivants, ornements
Excessifs,
Où irons-nous les chercher ?
Ne furent-ils que rosée
Sur les prés ?

- 14-
XX

Et son frère, !'Innocent,


Qu'on éleva, lui vivant,
Sur son trône :
Quelle magnifique cour
Il eut, et quels grands seigneurs
Le suivirent l
Puis, comme il était mortel,
La Mort le mit très bientôt
Dans sa forge.
Ô jugement divin qui,
D'autant plus brûle le feu,
Jettes l'eau 1

XXI

Et puis ce grand Connétable,


Ce maître que nous connûmes
Favori,
Rien de plus n'est à en dire,
Sinon que nous l'avons vu
Égorgé.
Ses trésors inépuisables,
Ses villes et ses villages,
Son pouvoir,
Que lui furent-ils, sinon
Causes de chagrin, devant
Les quitter ?

- 15 -
XXII

Et les autres, les deux frères,


Si maîtres dans leurs beaux jours,
Tels des rois,
Que grands et moindres seigneurs
Ont été tant subjugués
Sous leurs lois;
Et cette félicité
Qui était si haut montée,
Et louée,
Qu'était-ce, sinon lumière
Qui, aussitôt qu'al]umée,
Fut éteinte ?

XXIII

Et tant de ducs excellents,


Tant de marquis et de comtes
Et barons
Que nous vîmes si puissants,
Dis, Mort, où les caches-tu
Et emportes ?
Et ces illustres exploits
Qu'ils ont fait voir dans les guerres
Et les paix,
Quand, cruelle, tu t'irrites,
Ta force les met à terre,
Les défait.

- 16 -
XXIV

Et ces troupes innombrables,


Les pennons, les étendards
Et bannieres,
Et les châteaux imprenables,
Et les murs et les remparts
Ou barrières,
Le fossé profond, couvert,
Ou n'importe guel abri,
A quoi bon ?
Quand tu viens dans ta colère,
On sait que tu les traverses
De ta flèche.

XXV

Et ce défenseur des bons,


Si aimé pour sa vertu
De chacun,
Le grand maître Don Rodrigue
Manrique, le tant fameux
Et vaillant !
Ses hauts faits si éclatants,
Il n'est besoin d'en parler,
Tous les virent;
Je n'ai pas à les vanter,
Car le monde entier sait bien
Ce qu'ils furent.

- 17 -
XXVI

Quel ami pour ses amis 1


Pour ses gens et parents, quel
Seigneur 1 Quel
Ennemi pour l'ennemi 1
Quel chef pour les intrépides
Et constants 1
Quel jugement, pour les sages 1
Pour les plaisants, quelle grâce 1
Quel grand sens 1
Bénin pour ses dépendants
Mais, pour les méchants hardis,
Quel lion 1

XXVII

Un Octave pour la chance;


Un César par les victoires
Et batailles;
Pour la vertu, un Scipion;
Annibal pour le savoir
Et les soins;
Pour la bonté, un Trajan;
Libéral comme un Titus,
Avec joie;
Pour sa force, un Aurélien;
Marc Atilius pour tenir
Ses promesses.

- 18 -
XXVIII

En clémence, un Antonin;
Pour l'égalité d'humeur,
Marc Aurèle;
Hadrien pour l'éloquence;
Pour l'humaine bienveillance,
Théodose.
Il fut Aurèle Alexandre
En discipline et rigueur
A la guerre;
Un Constantin pour la foi;
Un Camille en grand amour
De sa terre.

XXIX

Il ne laissa grands trésors,


N'ayant amassé richesses
Ni joyaux;
Mais il fit la guerre aux Maures,
Conquérant leurs forteresses
Et leurs villes.
Aux combats qu'il remporta,
Combien de cavaliers maures
Succombèrent!
Et c'e� par un tel ouvrage
Qu'il eut les vassaux et rentes
Qu'ils cédèrent.

- 19 -
XXX

Pour son honneur et son rang,


En d'autres jours du passé,
Que fit-il?
S'étant trouvé spolié,
Lui, avec vassaux et frères,
Se soutint.
Après les fameux exploits
Accomplis dans cette guerre
Qu'il mena,
Des traités très honorables
Lui donnèrent plus de terres
Qu'il n'avait.

XXXI

Ce sont là vieilles histoires


Qu'il traça avec son bras,
Étant jeune;
Par d'autres neuves victoires
Il les a renouvelées,
Étant vieux.
Et par grande compétence,
Mérite et ancienneté
Éprouvée,
Il devint le dignitaire
Du grand ordre militaire
De Saint-Jacques.

- 2.0 -
XXXII

Villes et terres de !'Ordre,


Il les trouva usurpées
E.t tœues,

Mais par sièges et par guerres,


Par la force de ses mains,
Les reprit.
Si notre roi légitime,
Par tout ce qu'il a pu faire,
Fut servi,
Le diront le Portugais
Et qui suivit, en Castille,
Son parti.

xxxm

Lui qui a misé sa vie,


Pour sa loi, à tant de coups
De son jeu;
Lui qui a si bien servi
La Couronne de son roi
Véritable;
Après tant de grands exploits
Dont on ne peut même faire
L'exact compte,
Dans sa ville d'Ocaiia
La Mort vint pour l'appeler
A sa porte,

- 21 -
XXXIV

Lui disant : « Bon chevalier,


Quittez ce monde trompeur
De reflets;
Et que votre cœur si ferme
Montre sa célèbre force
En ce pas.
Puisque pour vous santé, vie,
Ne furent rien en regard
Du renom,
Que la vertu se raidisse
Pour relever cet affront
Qui vous somme. »

XXXV

« Que ne vous soit trop amère


La redoutable bataille
Attendue;
Vous laissez une autre vie
Plus durable, en une gloire
Mémorable
(Quoique non plus cette vie
D'honneurs ne soit étemelle,
Ni la vraie);
Mais, enfin, elle vaut mieux
Que cette autre, temporelle,
Périssable. »

- 22 -
XXXVI

« La vie où rien ne :finit


N'est pas gagnée aux emplois
De ce monde,
Ni par la vie agréable
Où résident les péchés
De l'enfer;
Mais les bons religieux
La gagnent par les prières
Et les pleurs;
Et les chevaliers fameux
Par leurs peines et travaux
Sur les Maures. »

XXXVII

« Et vous donc, loyal baron,


Qui tant versâtes le sang
Des païens,
Attendez la récompense
Qui fut gagnée en ce monde
Par vos mains;
Et dans cette confiance,
Et dans la foi si entière
Qui est vôtre,
Partez en bonne espérance
D'entrer dans cette autre vie,
La plus haute. »

- 23 -
XXXVIII

Lui répond : « Nous n'avons plus


De temps pour la brève vie,
Et voilà
Que ma volonté se trouve
Bien conforme à la divine
En tous points;
Et je consens à ma mort
De ma pldne volonté,
Franche et pure,
Car, pour l'homme, vouloir vivre
Quand Dieu demande qu'il meure,
C'est folie. »

XXXIX

« Seigneur, qui, pour nos péchés,


Pris une forme servile,
Un nom bas;
Qui, à ta divinité,
Joignis une chose vile
Comme est l'homme;
Toi qui souffris de si grandes
Tortures sans résistance
En ta chair,
Veuilles, non pour mes mérites,
Mais par ta seule clémence,
Mon pardon. »

- 24 -
XL

Ainsi donc l'ayant compris,


Toute sa lucidité
Lui restant,
Entouré de son épouse,
De ses enfants et ses frères,
Et ses gens,
Il rendit l'âme à Celui
Dont il la tenait, et vit
Ciel de gloire.
Et, quoique perdant la vie,
Il laisse, à nous consoler,
Sa mémoire.
COPLAS
DE DON JORGE MANRIQUE
P OR LA MUERTE DE SU PADRE
I

Recuerde el alma dormida,


abiue el seso e despierte
contemplando
c6mo se passa la vida,
c6mo se viene la muette
tan callando,
quan presto se va el plazer,
c6mo, después de acordado,
da dolor;
c6mo, a nuestro parescer,
qualquiere tiempo passado
fué mejor.

II

Pues si vemos Io presente


c6mo en vn punto s'es ido
e acabado,
si juzgamos sabiamente,
daremos Io non venido
por passado.
Non se engaiie nadi, no,
pensando que a de durar
Io que espera
mâs que dur6 Io que vi6,
pues que todo a de passar
por tal manera.

- 29 -
m

Nuestras vidas son los dos


que van a dar en la mar,
qu'es el morir;
alli van los seiiorfos
derechos a se acabar
e consumir;
alli los dos caudales,
alli los otros medianos
e mas chicos,
allegados son yguales
los que viuen por sus manos
e los ricos.

[Inuocaci6n]

IV

Dexo las inuocaciones


de los famosos poetas
y oradores;
non euro de sus fictiones,
que trahen yeruas secretas
sus sabores;
Aquél s6lo m'encomiendo,
Aquél s6lo inuoco yo
de verdad,
que en este mundo viuiendo,
el mundo non conoci6
su deydad.

Este mundo es el camino


para el otro, qu'es morada
sin pesar;
mas cumple tener buen tino
para andar esta jornada

- 30 -
sin errar;
partimos quando nascemos,
andamos mientra viuimos,
y llegamos
al tiempo que feneçemos;
assf que quando morimos
descansamos.

VI

Este mundo bueno fué


si bien vsâsemos dél
como deuemos,
porque, segund nuestra fe,
es para ganar aquél
que atendemos.
Haun aquel fijo de Dios
para sobimos al cielo
descendiô
a nascer acâ entre nos,
y a viuir en este suelo
do muriô.

VII

Ved de quand poco valor


son las cosas tras que andamos
y corremos,
que, en este mundo traydor,
haun primero que muramos
las perdemos :
dellas deshaze la edad,
dellas casos desastrados
que acaheçen,
dellas, por su calidad,
en los mâs altos estados
desfallescen.

- 31 -
VIIl

Dezidme: La hermosura,
la gentil frescura y tez
de la cara,
la color e la blancura,
quando viene la vejez,
�cual se para?
Las mafias e ligereza
e la fuerça corporal
de juuentud,
todo se torna graueza
cuando llega al arraual
de senectud.

IX

Pues la sangre de los godos,


i el linaje e la nobleza
tan crescida,
1por quantas vias e modos
se pierde su grand alteza
en esta vidai
Vnos, por poco valer,
por quan baxos e abatidos
que los tienen;
otros que, por non tener,
con officios non deuidos
se mantienen.

Los estados e riqueza,


que nos dexen a deshora
�quién Io duda?,
non les pidamos firmeza
pues que son d'una seiiora
que se muda:
que bienes son de Fo rtuna

- 32 -
que rebueluen con su rueda
presurosa,
la qual non puede ser vna
ni estar estable ni queda
en vna cosa.

XI

Pero digo c'acompaiien


e lleguen fasta la fuessa
con su duefio :
por esso non nos engafien,
pues se va la vida apriessa
como suefio;
e los deleytes d' ad
son, en que nos deleytamos,
temporales,
e los tormentos d'allâ,
que por ellos esperamos,
eternales.

XII

Los plazeres e dulçores


desta vida trabajada
que tenemos,
non son sino corredores,
e la muerte, la çelada
en que caemos.
Non mirando a nuestro dafio,
corremos a rienda suelta
syn parar;
desque vemos el engafio
e queremos dar la buelta
non ay lugar.

- 33 -
X.Ill

Si fuesse en nuestro podet


hazer la cara hermosa
corporal,
como podemos hazet
el alma tan gloriosa,
angelical,
1qué diligencia tan viua
toujéramos toda hora,
e tan presta,
en componer la catiua,
dexandonos la sefiora
descompuestal

XIV

Esos reyes poderosos


que vemos por escripturas
ya pasadas,
con casos tristes, llorosos,
fueron sus buenas venturas
trastornadas;
assi que non ay cosa fuerte,
que a papas y emperadores
e perlados,
assi los trata la Muerte
como a los pobres pastores
de ganados.

XV

Dexemos a los Troyanos,


que sus males non los vjmos,
nj sus glorias;
dexemos a los Romanos,
haunque oymos e leymos
sus estorias,
non curemos de saber

- 34 -
Io d'aquel siglo passado
qué fué d'ello;
vengamos a Io d'ayer,
que tan bien es oluidado
como aquello.

XVI

c!Qué se hjzo el rey don Joan?


Los Infantes d'Aragon
c!qué se hizieron?
c!Qué fué de tanto galân ?
ëqué de tanta jnujnci6n
que truxeron?
c!Fueron sino devaneos,
qué fueron sino verduras
de las eras,
·

las iustas e los torneos,


paramentos, bordaduras
e çimeras?

XVII

c!Qué se hyzieron las damas,


sus tocados e vestidos,
sus olores?
c!Qué se hizieron las llamas
de los fuegos encendidos
d'amadores?
c!Qué se hizo aquel trobar,
las musicas acordadas
que taiijan?
c!Qué se hizo aquel dançar,
aquellas ropas chapadas
que trayan?

- 35 -
XVII I

Pues el otro, su heredero,


don Anrique, 1qué poderes
alcançaual
1Qu:ind blando, quand alag[u]ero,
el mundo con sus plazeres
se le daua!
Mas ver:is quand enemjgo,
quand contrario, quand cruel
se le mostr6;
auiéndole seydo amigo,
1quand poco dur6 con él
Io que le di61

XIX

Las d:idiuas desmedidas,


los edificios reales
llenos d'oro,
las baxillas tan febridas,
los enriques e reales
del thesoro,
los jaezes, los cauallos
de sus gentes e ataujos
tan sobrados,
c!d6nde yremos a buscallos?
c!qué fueron sino rodos
de los prados?

XX

Pues su hermano el jnnocente,


qu'en su vida sucessor
le fizieron,
1qué corte tan excellente
tuuo e quinto grand seiior
le siguieronl
Mas, como fuesse morta,
metiόle la Muerte luego
en su fragua.
ϊΟ, juyzio diujnal,
quando m:is ardia el fuego,
echaste agual

ΧΧΙ

Pues aquel grand Condestable,


maestre que conoscimos
tan priuado,
non cumple que del se hable,
mas sόlo cόmo Ιο vjmos
degollado.
Sus infinitos thesoros,
sus vilJas e sus lugares,
su mandar,
�que le fueron sino lloros?
�que fueron sino pesares
al dexar?

χχπ

Ε los otros dos hermanos,


maestres tan prosperados
como reyes,
c'a los grandes e medianos
truxieron tan sojuzgados
a sus leyes;
aquella prosperidad
qu'en tan alto fue subida
i ensalzada,
�que fue sino claridad
que quando m:is encendida
fue amatada?

- 37 -
XXIII

Tantos duques excellentes,


tantos marqueses e condes
e varones
como vimos tan potentes,
df, Muerte, �do los escondes
e traspones?
E las sus claras hazaiias
que hizieron en las guerras
i en las pazes,
quando tU, cruda, t'ensafias,
con tu fuerça las atierras
e desfazes.

XXIV

Las huestes ynumerables,


los pendones, estandartes
e vanderas,
los castillos impugnables,
los muros e valuartes
e barreras,
la caua honda, chapada,
o qualquier otro reparo,
�qué aprouecha?
Quando tU vienes ayrada,
todo Io passas de claro
con tu fl.echa.

XXV

Aquél de buenos abrigo,


amado por virtuoso
de la gente,
el maestre don Rodrigo
Manrique, tanto famoso
e tan valiente;
sus hechos grandes e claros
non cumple que los alabe,
pues los vieron,
nj los quiero hazer caros,
pues qu'el mundo todo sabe
quales fueron.

XXVI

Amjgo de sus amjgos,


1qué sefior para criados
e parientesl
1Qué enemigo d'enemigosl
1Qué maestro d'esforçados
e valientesl .
jQué seso para discretosl
jQué gracia para donososl
1Qué raz6nl
1Qué benjno a los sugetosl
1A los brauos e dafiosos,
qué le6nl

XXVII

En ventura Octavjano;
Julio César en uencer
e batallar;
en la virtud, Affricano;
Hanibal en el saber
e trabajar;
en la bondad, vn Trajano;
Tyto en liberalidad
con alegda;
en su braço, Abreliano;
Marco Atilio en la verdad
que prometfa.

- 39 -
XXVIII

Antono Pfo en clemencia;


Marco Aurelio en ygualdad
del semblante;
Adriano en la eloquencia;
Teodosio en humanidad
e buen talante.
Aurelio Alexandre fué
en deciplina e rigor
de la guerra;
vn Costantino en la fe,
Camilo en el grand amor
de su tierra.

XXIX

Non dexô grandes thesoros,


nj alcançô muchas riquezas
nj baxillas;
mas fizo guerra a los moros,
ganando sus fortalezas
en sus villas;
i en las lides que venciô,
quintos moros e cauallos
se perdieron;
i en este officio gan6
las rentas e los vasallos
que le dieron.

XXX

Pues por su honra i estado,


en otros tyenpos pasados
<!Corno s'uuo?
Quedando desmanparado,
con hermanos e criados
se sostuuo.
Después que fechos famosos

- 40 -
fizo en esta mjsma guerra
que hazfa,
fizo tratos tan honrosos
que le dieron haun mas tiem
que tenja.

XXXI

Estas sus viejas estorias


que con su braço pint6
en jouentud,
con otras nueuas victorias
agora las renoué
en senectud.
Por su grand abilidad,
por méritas e ancianfa
bien gastada,
alcanç6 la dignidad
de la grand Cauallerfa
dell Espada.

xxxn

E sus villas e sus tierras


ocupadas de tyranos
las hallé;
mas por çercos e por guerras
e por fuerça de sus manos
las cobra.
Pues nuestro Rey natural,
si de las obras que obré
fué seruido,
digalo el de Portogal
i en Castilla quien siguié
su partido.

- 41 -
XXXIlI

Después de puesta la vida


tantas vezes por su ley
al tablera;
después de tan bien seruida
la corona de su rey
verdadero;
después de tanta hazaiia
a que non puede bastar
cuenta cierta,
en la su villa d'Ocaiia
vino la Muerte a llamar
a su puerta,

XXXIV

diziendo : « Buen cauallero,


dexad el mundo engaiioso
e su halago;
vuestro coraz6n d'azero
muestre su esfuerço famoso
en este trago;
e pues de vida e salud
fezistes tan poca cuenta
por la fama,
esfuércese la virtud
para sofrir esta afucmta
que vos llama. »

XXXV

« Non se vos haga tan amarga

la batalla temerosa
qu'especiys,
pues otra vida mas larga
de la fama gloriosa
aca dexays,
(haunqu'esta vida d'onor

- 4.2 -
tampoco non es etemal
nj verdadera);
mas, con todo, es muy mejor
que la otra temporal,
peres çedera. »

XXXVI

« El biuir qu'es perdurable

non se gana con estados


mundanales,
nj con vida delectable
donde moran los pecados
jnfernales;
mas los buenos religiosos
gânanlo con oraciones
e con lloros;
los caualleros famosos,
con trabajos e affiictiones
contra moros. »

XXXVII

« E pues vos, claro var6n,

tanta sangre derramastes


de paganos,
esperad el galard6n
que en este mundo ganastes
por las manas;
e con esta confiança.
e con la fe tan entera
que tenéys,
partid con buena esperança,
qu'estotra vida tercera
ganaréys. »

-43 -
fResponde el Maestre :]
XXXVIII

« Non tengamos tiempo ya

en esta vida mesqujna


por tal modo,
que mj voluntad estâ
conforme con la diujna
para todo;
e consiento en mj morir
con voluntad plazentera,
clara e pura,
que querer hombre viuir
quando Dios quiere que muera,
es locura. »

[Del Maestre a Jesus] :

XXXIX

« Tu que, por nuestra maldad,

tomaste forma seruil


e baxo nombre;
tu, que a tu diujnjdad
juntaste cosa tan vil
como es el hombre;
tu, que tan grandes tormentos
sofriste sin resistencia
en tu persona,
non por mjs merescimjentos,
mas por tu sola clemencia
me perdona. »

XL

Assi, con tal entender,


todos sentidos humanos
conseruados,

- 44 -
cercado de su mujer
i de sus hijos e hermanos
e criados,
di6 el alma a quien ge la di6
(el quai la di6 en el cielo
en su gloria),
que haunque la vida perdi6,
dex6nos harto consuelo
su memoria.
NOTE

Des Copias de Jorge Manrique, que l'on peut dater de


1 477 ou 1478, Gerald Brenan a dit, dans The Uteralllre of
the spanish people, que c'est un poème qui «résume la sensi­
bilité de toute une époque ». L'époque est celle du déclin
du Moyen Age, avec ses thèmes dominants. La vie terrestre
est encore vue comme un voyage vers une autre, éternelle;
mais on ressent surtout sa brièveté, le triomphe de la mort,
la dissolution et la perte de tout ce qui existe un moment
dans le monde. La tendance pré-renaissante dans l'œuvre
de Manrique fait coexister avec cette vision l'idée de la
gloire historique, reprise de l'Antiquité. La sensation de
l'écoulement du temps se trouvant être le fond universel
de la poésie lyrique, chez !'Ecclésiaste ou Omar Khayyam
comme chez les poètes de la dynastie T'ang, l'environne­
ment culturel de l'époque où a vécu Manrique lui a permis
d'exprimer cette réalité générale avec une force particulière;
comme l'avait fait, moins de vingt ans avant, Villon.

Jorge Manrique est né vers 1 440, dans une des plus


anciennes familles de seigneurs castillans, laquelle a compté,
dans la même période, plusieurs autres chevaliers-poètes :
son oncle G6mez Manrique, qui a laissé une œuvre plus
volumineuse; son frère aîné, Pedro, et même son père,
Don Rodrigo, dont on a recueilli quelques pièces. Lui­
même mourut à la guerre, en 1479, en défendant la cause
d'Isabelle et Ferdinand, les souverains de l'unification.

Don Rodrigo, grand féodal appuyé par ses parents et ses


vassaux, combattit toute sa vie, tant les Maures encore pré-

- 47 -
sents dans le sud de la péninsule - où il conquit la ville
de Huéscar - que tous les Espagnols qui lui portaient
ombrage; et jusqu'au trône de Castille. Il fut, comme son
contemporain Warwick dans l'Angleterre de la guerre des
Deux Roses, un « faiseur de rois ». La chute du « grand
Connétable », Don Alvaro de Luna, fut une viél:oire de
son parti, comme ensuite la ruine de la Maison des « deux
frères »:Juan de Pacheco, avant lui grand-maître de !'Ordre
de Saint-Jacques, et Pedro Girôn, grand-maître de !'Ordre
de Calatrava. Mais il fit plus en proclamant la déchéance
du roi Enrique IV, et en donnant la couronne au jeune
frère de ce roi, Alfonso, « !'Innocent ». Il faut donc remar­
quer la froideur, littéralement pré-machiavélienne, avec
laquelle l'auteur des Copias parle des gens que les Man­
rique ont eux-mêmes abattus, comme de purs exemples du
caractère changeant des destinées humaines, et de la fragi­
lité de toutes les possessions. On peut reconnaître quelques
traits plus modernes encore dans cette manière imperson­
nelle d'attribuer au cours du monde les résultats de nos
propres opérations historiques. Le plus beau est sans doute
cette leçon, si indirectement énoncée, qu'il faut combattre
pour « son roi véritable », qui est celui que l'on a fait soi­
même.

Pour cette traduction, qui suit le texte établi par le Doc­


teur Augusto Cortina, on a recherché la plus exacte fidélité.
La parenté des deux langues le permettait, au prix du dépla­
cement de quelques mots çà et là, en adoptant un rythme équi­
valent, qui est l'alternance de sept et trois syllabes; à sup­
poser, bien sûr, que l'on sache les reconnaître correctement
à la lecture. Du fait de l'influence de la Renaissance ita­
lienne, plus précoce en Espagne, ce n'est pas la langue de
Villon ou de Charles d'Orléans qui correspond, dans l'évo­
lution du français, à celle de Manrique mais, plus près de
nous, un modèle formel qui aurait pu prendre place entre les
poètes de la Pléiade et Malherbe. C'est celui qui est employé
ici.

C'est un fait assez curieux que ce poème, très connu en


Espagne, soit resté ignoré en France, à l'exception des
quelques fragments qui furent publiés quatre ou cinq fois
seulement, depuis le x1xe siècle, qui sont généralement les
mêmes et presque toujours médiocrement adaptés. Les
intellectuels d'aujourd'hui diraient certainement que c'est
« faute de crédits et de locaux »; mais que manquait-il

d'autre auparavant ?

Si l'on considère donc qu'en plus de cinq cents ans le


poème, pourtant assez bref, de Jorge Manrique n'a pas été
traduit en français par quelque personne qualifiée, il vaut
mieux cesser d'en attendre une. Le traducteur, ici, qui n'a
jamais jugé bon de fréquenter les universités, n'est à aucun
degré un hispanisant. Seules quelques circonstances de sa
vie errante, et de ses occupations sans doute moins prisées
socialement, l'ont amené à savoir les rudiments d'une ou
deux langues étrangères. Mais, à l'inverse de tous ces
déclamateurs qui se font actuellement un métier de vanter
comme faux témoins les pseudo-passions à la mode -
prouvant bien ip.ro facto qu'ils n'y ont pas touché -, il a
depuis longtemps l'habitude de se comporter comme chez
lui en toute chose pour laquelle il éprouve un goût réel.
�and on a eu le bonheur de connaître l'Espagne véri­
table, sous l'une ou l'autre des admirables figures qu'elle a
fait paraître dans l'histoire de ce siècle, et déjà précédem­
ment, on a dû aussi aimer sa langue, et sa poésie.

LE TllADUCTEUR.

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