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La littérature d'idées du XVIème au XVIIIème siècle

Parcours littéraire « Notre monde vient d'en trouver un autre »

TEXTE COMPLEMENTAIRE Une nature monstrueuse ?

« D’un enfant monstrueux»

1 Ce récit sera tout simple, car je laisse aux médecins le soin d’en discourir. J’ai vu avant-hier un
enfant, que deux hommes et une nourrice, qui disaient être respectivement son père, son oncle
et sa tante, conduisaient pour le montrer en public à cause de son étrangeté et tirer de là
quelque obole. Il était, pour tout le reste, d’une forme ordinaire et il se tenait sur ses pieds,
5 marchait et gazouillait à peu près comme les autres enfants du même âge. Il n’avait encore
voulu prendre aucune autre nourriture que celle qui venait du sein de sa nourrice, et ce qu’on a
essayé en ma présence de lui mettre dans la bouche, il le mâchait un peu et le rendait sans
l’avaler. Ses cris semblaient bien avoir quelque chose de particulier ; il était âgé de quatorze
mois tout juste. Au-dessous de ses seins, il était soudé et collé à un autre enfant qui avait le
10 canal du dos bouché, le reste intact, car il avait bien un bras plus court que l’autre, mais c’est
accidentellement que ce bras lui avait été rompu à leur naissance. Ils étaient joints face à face et
comme si un plus petit enfant voulait en embrasser un second un peu plus grand. La jointure et
l’espace par où ils se tenaient n’étaient que de quatre doigts environ, de sorte que, si vous
retroussiez cet enfant incomplet, vous pouviez voir au-dessous le nombril de l’autre : ainsi la
15 couture se faisait-elle entre les seins et le nombril. Le nombril de l’enfant incomplet ne pouvait
pas se voir, mais on voyait bien tout le reste de son ventre. Voilà comment s’explique que ce
qui n’était pas attaché, comme les bras, le fessier, les cuisses et les jambes de cet enfant
incomplet, restait suspendu et oscillant sur l’autre, et pouvait lui aller, en longueur, jusqu’à mi-
jambe.

[…]

20 Ce que nous appelons « monstres » ne le sont pas pour Dieu, qui voit dans l’immensité de Son
ouvrage l’infinité des formes qu’Il y a englobées, et il est à croire que cette figure qui nous
stupéfie se raccorde et se rattache à quelque autre figure d’un même genre, inconnu à l’homme.
De Sa parfaite sagesse il ne vient rien que de bon, d’ordinaire et de régulier, mais nous n’en
voyons pas l’arrangement et l’adéquation. « Ce qu’il voit fréquemment ne l’étonne pas, même s’il
25 en ignore le pourquoi ; ce qu’il n’a pas vu auparavant, il décrète, si cela se produit, que c’est un
prodige. » (Cicéron, De divinatione).

Nous appelons « contre nature » ce qui arrive contre la coutume. Il n’est rien, quoi que ce
puisse être, qui ne soit selon la nature. Que cette raison universelle et naturelle nous libère de
l’erreur et de la stupéfaction que la nouveauté provoque en nous.

Essais, II, 30, Michel de Montaigne, 1580

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