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Compte rendu de la conférence de Bruno

Bachimont: Archive, mémoire,
numérique (Université de Liège, 21 février
2018)
Organisée dans le cadre du cycle de conférence « La condition
documentaire » de l’UR  Traverses, l’intervention de Bruno
Bachimont intitulée « Archive, mémoire, numérique » entendait
questionner ce que le numérique « fait » aux documents, à
l’archive et à la démarche mémorielle. L’auteur, titulaire d’un
double doctorat en informatique et en épistémologie, s’est, dans
un premier temps de ses recherches, interrogé sur le support
numérique et sur la manière dont il transforme nos modes de
pensée. Il a ainsi proposé, sur le modèle du concept de raison
graphique élaboré par l’anthropologue Jack Goody (Goody
1979), celui de raison computationnelle (Bachimont 2000) pour
« qualifier les transformations non seulement interprétatives
mais conceptuelles et cognitives que le numérique et le calcul
entraînent » (Bachimont 2017, 243). Chargé par la suite de
l’archivage de l’audiovisuel à l’INA, qu’il rejoint en 1998, il est
amené à se poser la question de la mémoire, et de la manière
donc le numérique modifie l’articulation traditionnelle entre
archive et mémoire. Le programme de recherche qu’il amorce
notamment dans l’article « La présence de l’archive :
réinventer et justifier » (Bachimont 2010) a débouché sur la
monographie Patrimoine et numérique  : Technique et
politique de la mémoire (Bachimont 2017), publiée l’an dernier
aux éditions de l’INA. Bruno Bachimont est actuellement
Directeur de la Recherche et de la Valorisation de la Faculté
des Sciences de Sorbonne Université.

La conférence s’ouvre sur un questionnement général :


Pourquoi et comment a-t-on mis en place un environnement
technique et documentaire pour rendre possible la rétention du
passé ? Comment conserver une trace de l’éphémère, garder la
mémoire de ce qui n’est plus ? Le document, en tant qu’objet
pérenne, constitue la mémoire de l’événement. Bruno
Bachimont indique que cette matrice documentaire a été mise
en place lors de l’invention de l’écriture, où l’on consigne en
premier lieu la vie sociale (au sens notarial et comptable : les
traces d’écriture les plus anciennes sont en effet relatives à ces
préoccupations). De cette manière, il est possible de se
souvenir de ce qui a été décidé, acté, évalué par le passé, en
vue de donner du sens à une décision postérieure.

En fait, comme le rappelle l’intervenant, on peut distinguer entre


différents types de mémoire, de rapport au passé : (i) celui qui
lie l’archive et la preuve, trace faisant foi de l’événement
passé, qui sera convoquée pour décider des actions à venir. Ce
type de rapport lie archive et pouvoir : l’archive rappelle qui
détient le pouvoir, a le droit de l’exercer et selon quelles
conditions ; (ii) celui qui repose sur les bibliothèques, et la
notion d’œuvre (de l’esprit) : elle trouve son origine dans
l’institution du dépôt légal par l’Édit de Montpellier (1537). Ce
qui différencie l’œuvre de l’archive est que cette dernière n’a
pas de droit d’auteur : elle reste le privilège de l’État ; (iii) celui
qui lie documentation et source d’information : le document
comme ressource, véhicule, est destiné à fournir à l’usager une
information adaptée grâce au travail d’indexation ; (iv) celui qui
associe l’idée de patrimoine à celle de support de mémoire ;
soit, la délimitation d’objets qui peuvent être prétextes de
revendication identitaire et mémorielle.

On voit dès lors la complexité du rapport entre archive et


mémoire, et le flou conceptuel qui entoure la notion d’archive :
d’un régime probatoire, on passe progressivement à des
acceptions plus lâches (l’œuvre comme témoignage d’un
exercice de l’esprit ; le support informationnel comme ce qui
donne réponse à une interrogation) pour aboutir finalement à
désigner tout ce qui est porteur de mémoire, porteur de sens –
de ce point de vue, n’importe quel objet est susceptible d’être
porteur de mémoire pour quelqu’un : la notion est donc trop
large que pour être opérante.

Afin de démêler l’écheveau, Bruno Bachimont rappelle l’origine


du modèle mémoriel construit par la culture occidentale, basé à
la fois sur l’entretien d’une tradition de lecture et sur
une transmission des contenus. Quelques années avant l’Édit
de Montpellier qui consacre la création d’une librairie nationale,
est fondé, en 1530, le Collège des lecteurs royaux : de cette
manière se trouve instauré un système assurant, d’une part, la
sauvegarde du contenu et sa transmission aux générations
futures et, d’autre part, le maintien de la tradition de lecture qui
préserve l’intelligibilité de ces contenus.
Quel serait alors le modèle mémoriel à privilégier dans
l’environnement numérique ? Une archive « réussie » résulte
d’un couplage heureux entre tradition et transmission.
L’expérience numérique nous apprend que c’est l’usage qui
assure la migration matérielle des contenus, mais également sa
lisibilité à travers le fossé temporel. La tradition est, dès lors, la
condition de la transmission et non l’inverse. Or, les pratiques
institutionnelles de l’archivage numérique telles qu’elles ont
cours actuellement privilégient au contraire un stockage massif
de l’éphémère, qui n’est plus alors couplé à une tradition de
lecture : est enregistré ce qui est enregistrable et, avec le
numérique, tout est enregistrable…. Cette désynchronisation
entre usage et stockage, entre transmission et tradition –
totalement assumée par les politiques institutionnelles – illustre
la prévalence d’un modèle statique de la mémoire, basée sur le
souvenir supposément conservé à l’identique, dans laquelle le
stockage est la condition de l’usage : en d’autres termes, on se
souvient parce qu’on a des souvenirs. Bruno Bachimont estime
qu’il faudrait renouer avec une conception dynamique de la
mémoire comme technique intellectuelle nécessitant d’être
exercée, où l’on considère que les souvenirs existent
précisément parce que l’on se souvient (Bachimont 2010).

Le document est la matrice de la transmission du contenu, elle


garantit la pérennité de l’événement révolu, assure son
enregistrement et permet sa restitution. Ces deux dimensions
sont généralement décorrélées, en ce que le support qui permet
l’enregistrement n’est pas le même que celui qui permet la
restitution – bien que le papier fasse exception, puisqu’il assure
la préservation et l’enregistrement avec le même dispositif du
lecteur/scripteur. Les livres consistent ainsi en des structures
caractérisées par leur volume, l’ordre et le rythme de lecture
restant déterminés par l’usager. Or, les contenus audio(visuels)
sont des formes dynamiques et temporelles, définies par une
durée, dont l’interprétation dépend du support de lecture. Le
passage d’un objet temporel à un objet spatial à des fins de
préservation, la nécessité de spatialiser l’objet temporel a mené
à l’invention du codage, médiation qui autorise le découplage du
temps du phénomène et de l’espace de son stockage.

Le numérique provoque ce même découplage entre ressource et


restitution ; toutefois, et c’est une nouveauté, une ressource
unique peut à présent se reconstruire de manière plurielle.
Bruno Bachimont signale ainsi un régime de la  variante  :
s’agissant de ressources codées qui ne sont accessibles qu’à
travers un programme de lecture, une interface donnée, il
existe n vues qui sont légitimes pour représenter ce qui se
trouve dans la ressource (par exemple, une même page html
sera vue différemment selon le navigateur choisi). Le Web
apparaît donc, par définition, comme un mécanisme de
projection de variantes : comment comparer deux vues qui
prétendent être analogues ? Constituent-elles deux documents
différents, ou deux variantes d’un même document ? Le
problème n’a rien de neuf : le recours aux manuscrits anciens
nécessitait également un travail philologique d’établissement
du texte. Le numérique nous renvoie à une problématique
disparue avec l’imprimé (où, après émission du bon à tirer, une
édition de l’ouvrage déterminait l’impression), à savoir la
nécessité de reconstruire un exemplaire de référence fictif.
Cette économie de la variante propre au numérique contribue
toutefois à faire imploser l’unité du document, qui apparaît
désormais constitué de données, encapsulées ou non, qui font
sens ensemble (annotations, métadonnées, etc.).

L’intervention de Bruno Bachimont offre une riche


contextualisation qui permet de donner sens aux enjeux de la
conservation numérique. La conférence montre le glissement
qui s’effectue d’un paradigme probatoire de l’archive vers un
paradigme mémoriel qui doit être réinventé par-delà les
possibilités techniques de stockage massif des matériaux
autorisées par le numérique. Elle fait en outre apparaître, par la
mise en évidence du régime numérique de la variante, la
nécessité d’une philologie propre au numérique (déjà appelée
par Bruno Bachimont dans des travaux antérieurs).

La question des frontières du texte numérique apparaît


centrale : toute information, tout savoir nécessite en effet
d’être constitué en texte pour circuler (Jeanneret 2005). Les
travaux en sciences de l’information et de la communication ont
abordé cette question du document numérique – on pense par
exemple aux propositions de Cotte qui ont rappelé le caractère
construit du texte, et défini le document numérique par son
ouverture, son automaticité, sa plasticité et sa recomposition
(Cotte 2004) ; ou encore celles du collectif Pédauque, qui a
insisté sur l’importance de l’usage non comme condition de
transmission, mais bien de constitution du texte (Pédauque
2006, 12). D’une manière plus large, dépassant la question du
document comme ressource, les opérations de textualisation
dans l’environnement numérique continuent de poser problème
(Paveau 2015) : comment circonscrire les textes numériques
natifs, avec leurs possibilités de délinéarisation et de mise en
réseau ? Une fois encore, c’est le regard et l’action du lecteur –
ou, plus précisément, de l’écrilecteur (Paveau 2016; d’après
Barbosa 1992) qui joue un rôle majeur dans l’élaboration d’une
cohérence textuelle. Dans cette perspective, l’usage ne serait
pas seulement la condition de la transmission de l’archive
numérique, à même de combler le fossé d’intelligibilité  tout
comme le fossé d’obsolescence  (Bachimont 2010, 22), mais,
avant toute chose, la condition de son existence même en tant
que texte.

Bibliographie
Bachimont, Bruno. 2010. « La présence de l’archive : réinventer
et justifier ». Intellectica – La revue de l’Association pour la
Recherche sur les sciences de la Cognition (ARCo) 53-54:
281-309.

———. 2017. Patrimoine et numérique : Technique et politique


de la mémoire. Bry-sur-Marne (Val-de-Marne): Institut National
de l’Audiovisuel.

Barbosa, Pedro. 1992. Metamorfoses do real.  Criaçâo literaria


e computador. Lisbonne: Universidade nova de Lisboa.

Cotte, Dominique. 2004. « Le concept de « document


numérique » ». Communication et langages 140 (1): 31-41.
https://doi.org/10.3406/colan.2004.3265.

Jeanneret, Yves. 2005. La culture triviale. Entretien réalisé par


l’Équipe Sémiotique Cognitive et Nouveaux Médias. Archives
Audiovisuelles de la Recherche.
http://www.archivesaudiovisuelles.fr/FR/_video.asp?
id=397&ress=1350&video=103199&format=68#3805.

Paveau, Marie-Anne. 2015. « Présentation. Les textes


numériques sont-ils des textes? » Itinéraires. Littérature,
textes, cultures, no 2014-1 (février).
https://itineraires.revues.org/2312.
———. 2016. « Des discours et des liens. Hypertextualité,
technodiscursivité, écrilecture ». Semen – Revue de sémio-
linguistique des textes et discours, no 42: 23-48.

Pédauque, Roger T. 2006. Le Document à la lumière du


numérique: forme, texte, médium : comprendre le rôle du
document numérique dans l’émergence d’une nouvelle
modernité. Caen: C & F Éditions.
https://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00001401/document (pour une
partie).

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