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Quand le Sujet construit l'objet : réflexions sur le constructivisme en droit

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Quand le Sujet construit l'objet : réflexions sur


le constructivisme en droit1

Yves Nadeau, M.A., LL.M


Faculté de droit
Université de Montréal
Courriel : xxx
Introduction

Pour les fins de ma communication, j’offre quelques éléments de réflexion sur le


constructivisme, ce qui pose, au départ, un défi de taille : comment vous convaincre que
le constructivisme présente un intérêt pour la recherche en droit?

Il va de soi que mon objectif n’est pas de faire de vous des constructivistes; au plus, j’ose
espérer que vous reconnaîtrez que le constructivisme permet d’aborder, selon une
nouvelle perspective, l’objet privilégié de toute recherche en droit : la norme juridique.
Pour ce faire, mon exposé s’articulera autour de deux thèmes principaux : la définition du
constructivisme et la pertinence d’une telle épistémologie pour le droit.

Le constructivisme : une définition

De façon générale, les dictionnaires usuels de la langue française2 nous offrent une
définition en un ou deux volets du constructivisme :: il peut s’agit d'un mouvement
artistique et/ou d’une théorie. Bien qu’elle offre l’avantage de la simplicité, une telle
définition est incomplète, car elle escamote la polysémie du terme. En effet, le
constructivisme est un terme qui revêt plusieurs significations qu’on peut regrouper en
trois catégories, reprenant ainsi la pratique établie par de nombreux auteurs3 : une
épistémologie, une sociologie de la connaissance et une théorie des problèmes sociaux.
C’est au constructivisme comme épistémologie qu’est consacrée ma communication.

1
Communication présentée dans le cadre du 75e Congrès annuel de l'Association canadienne-française
pour l’avancement des sciences (ACFAS), le 12 mai 1998. Je tiens à remercier la professeure Marie-
Andrée Bertrand, de l’École de criminologie de l'Université de Montréal, pour ses conseils et
commentaires tout au long de la préparation de ma communication.

2
Parmi les plus couramment utilisés, je citerai Le Petit Robert et Le Petit Larousse.

3
À propos de la classification en trois catégories, voir, Marie-Andrée Bertrand, « Constructivism and
postmodernism - seen from feminism », in Trutz von Trotha (Hrsg.), Politischer Wandel, Gesellschaft
und Kriminalitätsdiskurse, Baden-Baden, Nomos Verlagsgesellschaft, 1996, p.167, et « Comment le
Droit construit le Genre », in Oñati Papers 2: New Alternatives for Old Challenges. Women’s Rights,
édité par Fanny Tabak, Oñati, International Institute for the Sociology of Law, 1997, p. 13.
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Du pourquoi vers le comment

Terme emprunté au grec, « épistémologie » signifie littéralement discours sur la science.


Toutefois, l’étymologie du terme n’est d’aucune utilité pour le chercheur à la recherche
d’une définition, puisque l’épistémologie est un terme à portée plus large; pour citer
Michel Miaille, l’épistémologie peut être définie comme la connaissance des conditions
de la production scientifique4 ; en d’autres termes, l’épistémologie permet d’établir le
« comment » de la production du discours scientifique.

Le constructivisme dépasse les limites du « pourquoi » d’une épistémologie classique en


s’intéressant également au « comment ». C’est ce qui explique que j’ai résolu, dans le
cadre de mes recherches de doctorat en droit, de me tourner vers les travaux d’Ernst
von Glasersfeld pour obtenir un énoncé critique du constructivisme, ce qui permet
d’ancrer mon cadre théorique sur de solides assises.

Le constructivisme radical

Dans son « Introduction à un constructivisme radical »5 — que je considère comme le


texte de référence en la matière6 —, Ernst von Glasersfeld identifie les fondements du
constructivisme et en offre une formulation très articulée qui rompt avec une trop grande
partie de la conception traditionnelle du monde.7

Cherchant l’origine de cette perspective, von Glasersfeld puise chez différents auteurs, au
nombre desquels on retrouve Vico, Ceccato, Kant, Hume et Piaget. Ce faisant, il
démontre que le constructivisme n’est pas une nouvelle épistémologie, mais le résultat
d’un long processus de maturation ; en d’autres termes, le constructivisme est une
déconstruction critique de l’épistémologie traditionnelle. L’épistémologie constructiviste
proposée par von Glaserfeld est radicale, en ce sens qu’elle s’éloigne des
conceptualisations traditionnelles par une différence majeure qu’il situe au niveau de la
relation entre connaissance et « réalité »8, d’où cette formulation du constructivisme :

4
Miaille, Michel, Une introduction critique au droit, Paris, François Maspéro, 1976, p. 35.

5
Glasersfeld, Ernst von, « Introduction à un constructivisme radical », in L’invention de la réalité.
Comment savons-nous ce que nous croyons savoir? Contributions au constructivisme, Watzlawick,
Paul, dir., Paris Éditions du Seuil, 1985, pp. 19-43.

6
Vittorio Villa propose des pistes de recherche intéressantes mais, à mon avis, sa pensée sur le
constructivisme n’est pas aussi articulée et ne va pas aussi loin que celle de von Glasersfeld. Voir,
Vittorio Villa, « La science juridique entre descriptivisme et constructivisme », In Théorie du droit et
science, sous la direction de Paul Amselek, Paris, Presses universitaires de France, 1994; La science du
droit, Paris/Bruxelles, Librairie générale de droit et de jurisprudence/Éditions juridiques et fiscales
Story-Scientia, 1991.

7
Glasersfeld, Ernst von, « Introduction à un constructivisme radical », précité, note 5, p. 20.

8
Ibid., pp. 22 et 23.
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[…] il n’est pas nécessaire d'explorer très profondément la pensée


constructiviste pour se rendre compte qu’elle mène inévitablement à
l’affirmation que l'être humain - et l'être humain seulement - est responsable de
sa pensée, de sa connaissance, et donc de ce qu’il fait. Aujourd’hui, alors que
les béhavioristes sont encore résolus à rejeter toute responsabilité sur
l’environnement, et que les sociobiologistes essaient d’en placer une bonne
partie dans les gènes, une doctrine peut en effet paraître inconfortable si elle
avance que nous n’avons personne d’autre à remercier que nous-mêmes pour le
monde dans lequel nous pensons vivre. Et c'est précisément ce que le
constructivisme se propose d’affirmer - mais il affirme bien plus encore : nous
construisons la plus grande partie de ce monde inconsciemment, sans nous en
rendre compte, simplement parce que nous ne savons pas comment nous le
faisons. Mais cette ignorance n’est pas du tout nécessaire : le constructivisme
radical affirme en effet - comme Kant dans sa Critique - qu'on peut étudier les
opérations au moyen desquelles nous constituons notre expérience du monde, et
que la conscience d’effectuer ces opérations […] peut nous aider à le faire
différemment, et peut-être mieux.9

Quatre éléments peuvent être dégagés de cette définition : 1. L’être humain est seul
responsable de sa pensée, de sa connaissance et ce qu’il fait, y compris le monde dans
lequel il vit; 2. L’être humain construit inconsciemment le monde dans lequel il vit; 3.
cette ignorance n’est pas nécessaire; et, 4. à l’instar de Kant, les constructivistes radicaux
considèrent que l’être humain peut prendre conscience de son processus de construction
du monde, une connaissance qui lui permettra de le construire d'une manière différente.10

Puisque le monde n’est que la somme des objets des expériences de l’être humain, il va
sans dire que le constructivisme radical considère que le monde n’est que ce qu’on a
voulu qu’il soit, d’où le rejet du réalisme ontologique et du naturalisme. C’est ici que le
constructivisme radical de von Glasersfeld acquiert son importance, car il met en
évidence le rôle de premier plan du Sujet dans la construction de son monde.

Une réalité construite par le Sujet

Il n’existe donc pas de monde « objectif » dont le chercheur pourrait identifier les
caractéristiques; le monde « objectif » ne saurait être réduit à un objet qui puisse être
étudié en vase clos, hors de la représentation qu’on s’en fait.

Le monde est polymorphe, puisqu’il est perçu de façon différente par chacun d’entre
nous. Les diverses formes qu’il revêt sont la conséquence directe de la multiplicité des

9
Ibid., p. 20.

10
Sur les quatre éléments de la formulation du constructivisme radical par von Glaserfeld, voir, Marie-
Andrée Bertrand, « Constructivism and postmodernism - seen from feminism », précité, note 3, p. 168;
« Comment le Droit construit le Genre », précité, note 3, p. 13 et ss.
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Sujets qui l’observent, lesquels perçoivent un monde qu’ils ont construit à des degrés
divers, ce qui explique qu’on ne peut prétendre étudier une réalité « objective », car un tel
objet est inexistant11. On comprend ici l’intérêt du constructivisme radical pour l’étude
d’un Sujet donné, puisqu’il permet d’envisager le « quoi » (l’objet de la recherche) sous
la perspective du « pourquoi » et du « comment ». De la sorte, on dépasse le cadre
traditionnel offert par le descriptivisme; on ne peut soutenir l’idée de la description d’un
objet par un observateur neutre car, en plus de la nature polymorphe de la « réalité »
construite, il faut prendre en considération les objectifs visés par l’observateur, lequel est
un intervenant jouant un rôle actif dans le processus de construction. Après tout, pour
reprendre von Glasersfeld, le monde est constitué par notre expérience12.

La « science » avait permis de parer d’une aura d’objectivité et de neutralité une théorie
de la connaissance, remplaçant alors Dieu par la Raison comme fondement de cette
théorie. D’une certaine façon, le constructivisme remet en question ces prétentions de la
science en affirmant que la connaissance est une pratique sociale qui comporte une
intervention sur la réalité13 qui, faut-il le rappeler, est construite. Le dilemme auquel est
confronté la science a été posé par Paul Watzlawick dans sa préface à L’invention de la
réalité :

si ce que nous savons dépend de comment nous sommes parvenus à le savoir,


alors notre conception de la réalité n’est plus une image vraie de ce qui se
trouve à l’extérieur de nous-mêmes, mais elle est nécessairement déterminée
aussi par les processus qui nous ont conduits à cette conception.14

L’activité de connaître n’est pas une évidence comme pourrait le laisser entendre les
théories traditionnelles de la connaissance. Au contraire, la connaissance n’est pas le
résultat d’une réception passive par le Sujet, mais le produit de son activité15. Ainsi,
l’endroit où chacun de nous se trouve en ce moment ne correspond pas à une quelconque
détermination objective, mais est le produit de l’activité de tous les Sujets que nous
sommes; notre activité individuelle consistait à se rendre à un lieu donné à partir d’un
premier lieu. En outre, la perception de ce lieu donné diffère selon les Sujets qui y sont
présents, car ce qu’ils connaissent de ce lieu n'est pas une donnée objective, mais plutôt la
représentation que chacun s’en est faite. Par exemple, pour les uns, c’est Québec comme

11
Comme j'aurai l’occasion de le démontrer plus loin, une telle affirmation heurte de plein fouet le
positivisme, une épistémologie classique qui est encore fortement prisée en droit.

12
Glasersfeld, Ernst von, « Introduction à un constructivisme radical », précité, note 5, p. 27.

13
Villa, Vittorio, « La science juridique entre descriptivisme et constructivisme », précité, note 6, p.
288.

14
Paul Watzlawick, dir., L’invention de la réalité. Comment savons-nous ce que nous croyons savoir?
Contributions au constructivisme, Paris, Éditions du Seuil, 1985, p. 9.

15
Glasersfeld, Ernst von, « Introduction à un constructivisme radical », précité, note 5, p. 34.
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ville. D’autres, l’Université Laval. D’autres, Ste-Foy. Ou encore, pour utiliser l’exemple
de la clé de von Glasersfeld : l’efficacité d’une clé ne dépend pas du fait de trouver une
serrure à laquelle elle convienne ; la clé doit seulement ouvrir le chemin qui mène au but
précis que nous voulons atteindre16.

Il est donc hasardeux de prétendre à une quelconque scientificité dans ses recherches,
puisque toute recherche s’effectue vers un but précis et l’édifice intellectuel qui est
construit pour atteindre ce but s’apparente à la clé de l’exemple de von Glasersfeld; le
chercheur n’est pas à la quête d’une clé, car il fabrique la clé qui lui permettra d’atteindre
le but visé par sa problématique. La recherche — ou si on préfère, l’expérience—est
toujours déterminée par les buts que nous choisissons et le résultat ne sera que le fruit de
nos propres éléments de construction.17

Pour terminer cette première partie sur mon aperçu du constructivisme, qu'il me soit
permis de recourir à une vieille blague, qui est certainement connue des praticiens du
droit :

On avait invité un comptable, un chercheur scientifique et un avocat à répondre


à la question suivante : « Quel est le résultat de l'addition 2 plus 2 ? »

Pour le comptable, la réponse était « 4 ». De son côté, le chercheur scientifique


répondit que « le résultat se situait entre 3 et 5 ». Quant à l’avocat, il offrit une
question en guise de réponse : « Quel est le résultat que vous désirez obtenir? »

Sans le savoir, l’avocat de cette blague adoptait une approche constructiviste en faisant la
démonstration que toute « réalité » — fut-elle « scientifique » ou autre — est un
construit, et dans ce cas, la réponse est adaptée à ce que l’avocat croit que l'interlocuteur
veut entendre. Le droit n’échappant pas à cet énoncé — s’agissant également d’un
construit —, il me faut maintenant passer à la seconde partie de mon exposé, afin de
démontrer la pertinence du constructivisme pour la recherche en droit.

Le constructivisme : sa pertinence pour le droit

Au moment d’aborder la deuxième partie de mon exposé, il en est qui pousseront un


soupir de soulagement à l’idée que la pratique succède à la théorie. Il me faut tempérer un
tel excès d’optimisme, puisque cette deuxième partie confirme les constats posés lors de
ma présentation du constructivisme radical d’Ernst von Glasersfeld. À l’aide de
nombreux exemples, j’établirai la pertinence d’une épistémologie constructiviste pour la
recherche en droit. Pour ce faire, j’analyserai le sens conféré aux mots par le droit et la

16
Ibid., p. 35.

17
Ibid., p. 39.
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construction du discours judiciaire, pour terminer par l’exemple offert par mes propres
recherches en droit constitutionnel et administratif.

Des mots sans sens

Les mots n’ont pas de signification qui leur soit propre; ils ne correspondent pas à une
« réalité » objective. Au contraire, le sens des mots est construit par une multitude de
Sujets et le sens commun ou spécialisé qu’on leur prête n’est qu'une convention, quant au
sens qui leur est accordé par un groupe donné de Sujets; les dictionnaires18 ne sont que
des recueils du sens conventionnel de certains mots, tels qu’ils ont été identifiés et établis
par des lexicographes, qui sont autant de Sujets ayant pris part à la construction de ce
sens conventionnel des mots.

Prenons l’exemple du mot « jour » dont la signification n’est pas aussi simple et évidente
qu’elle n’y paraît à première vue. Quelle « réalité » construite correspond à ce mot? Un
« jour » désigne-t-il la période de temps comprise entre le lever et le coucher du soleil?
On pourrait en douter car sa durée est relative, puisqu’elle varie du solstice d’été au
solstice d’hiver et selon la latitude où se trouve le Sujet. Un « jour » désigne-t-il un
intervalle de temps compris entre six et dix-huit heures ou une période de vingt-quatre
heures identifiées par les termes « dimanche », « lundi », « mardi », « mercredi »,
« jeudi », « vendredi » et « samedi »? Pour les fins d'une procédure judiciaire, un
« samedi » ou un « dimanche » est-il un « jour »? Ou encore, un jour férié est-il un
« jour »? En outre, peut-on utiliser la définition du terme « jour » qui est proposée par les
dictionnaires? Enfin, le lecteur d’Une année en Provence19 sait pertinemment que pour un
Provençal, un jour signifie tout, sauf… tel jour, ce qui indique qu’il existe également des
nuances régionales au sens des mots.

Comme on peut le constater, le sens conféré aux mots est un exercice de construction
d’une « réalité »; ‘'y échappe pas la première partie de mon exposé : j’y ai construit ma
propre définition du constructivisme, même si elle s’inspire largement de la pensée
d’Ernst von Glasersfeld20. D’ailleurs, comme se plaît à me le rappeler à l’occasion ma
codirectrice de recherches, la professeure Marie-Andrée Bertrand, il n’y a pas de texte, il

18
Je regroupe les dictionnaires en deux catégories : 1. Les dictionnaires usuels d’une langue, comme Le
Petit Robert, Le Petit Larousse ou encore The Oxford Dictionary et The Webster; 2. les dictionnaires
spécialisés, comme le Dictionnaire de maximes et locutions latines utilisées en droit, The Oxford
Companion to Philosophy. Quant aux encyclopédies, elles appartiennent, à mon avis, à la deuxième
catégorie.

19
Peter Mayle, Une année en Provence, Paris, Nil Éditions, 1994.

20
Encore là, il me faut faire preuve d’une grande réserve, car la pensée d’Ernst von Glasersfeld est
présentée ici selon ma propre compréhension qui, j'ose l’espérer, correspond en bonne partie à celle
d’autres chercheurs, d’où une convention relative à l’énoncé du constructivisme radical énoncé par
von Glasersfeld, convention qui peut différer du sens envisagé par von Glasersfeld lui-même.
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n’y a que des lecteurs; en d'autres termes, le texte (qui n’est — somme toute — qu’un
ensemble de mots) n’existe qu’en présence d’un lecteur.

Le dilemme posé par le sens des mots est omniprésent en droit, qui offre moult exemples
de querelles sémantiques dont les principaux protagonistes sont les universitaires, les
praticiens et les juges. Qu’il s'agisse de termes définis ou non dans un texte législatif, la
construction sémantique est au centre des arguties juridiques, car elle déterminera le
succès ou non d’une cause. Par exemple, en matière fiscale, le sens qu’on attribuera à un
mot assujettira un contribuable à un impôt, lui permettra de déduire un montant dans le
calcul de son revenu imposable ou de réclamer un crédit d’impôt non remboursable21; de
la même façon, une transaction sera soumise à une taxe à la consommation ou bénéficiera
d’un dégrèvement fiscal22 selon la portée large ou restreinte qu’on donnera à un mot. On
peut saisir l’importance du sens des mots selon l’objectif du Sujet qui construit un tel
sens : le percepteur d’impôt désireux de protéger et recouvrer les créances et les recettes
de l’État ou le contribuable (ou ses conseillers fiscaux) qui entend limiter sa contribution
au trésor de l’État.

Dans une perspective constructiviste, l’essentiel n’est pas d’établir quelle partie à un
différend a raison, mais plutôt d’identifier pourquoi et comment différents Sujets en
arrivent à des construits différents. En quelque sorte, il s’agit là d’herméneutique de
deuxième niveau : interpréter l’interprétation ou, si on préfère, reconstruire les construits.

Le juge qui fait la loi

Malgré les prétentions à l’effet contraire23, le juge est un Sujet actif dans la construction
sémantique d'une norme juridique; il ne peut être considéré comme le simple interprète
désintéressé d’une norme posée par le législateur, par exemple. Son discours juridique
n’est pas celui d’un exégète méthodique à la recherche d’une « réalité » objective que

21
Par exemple, qu’on songe ici aux déductions pour contribution à un régime de pension agréé ou un
régime enregistré d’épargne retraite, aux frais de déménagement, aux frais de garde d’enfants, aux frais
financiers et d’intérêts; au montant personnel de base, aux cotisations au Régime de pension du Canada
ou au Régime de rentes du Québec, aux frais de scolarité et montant relatif aux études, entre autres (Loi
de l’impôt sur le revenu, S.R.C. 1952, c. 148 [modifiée par L.C. 1970-71-72, c. 63 et d’autres lois
subséquentes]).

22
Sous le régime de la taxe sur les produits et services, toute fourniture taxable d'un bien ou service
effectuée au Canada est assujettie à une taxe de 7% calculée sur la valeur de la contrepartie (Loi sur la
taxe d'accise, L.R.C., c. E-15, par. 165(1)); n’est pas assujettie à cette taxe de 7% une fourniture
exonérée ou détaxée. La liste des fournitures exonérées et détaxées sont contenues aux annexes de la
Loi.

23
Les vieilles pratiques sont tenaces en droit. Dans la dernière édition du classique de Driedger, Ruth
Sullivan présente ainsi la seule règle applicable en matière d'interprétation : There is only one rule in
modern interpretation, namely, courts are obliged to determine the meaning of legislation in its total
context, having regard to the purpose of the legislation, the consequences of proposed interpretations,
the presumptions and special rules of interpretation, as well as admissible external aids (Ruth Sullivan,
Driedger on the Interpretation of Statutes, Toronto, Butterworths, 1994, pp. 131. Je souligne.)
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vise une norme juridique, mais plutôt un exercice destiné à convaincre d’autres Sujets24
de la justesse de sa décision; le style de rédaction des décisions de la Cour suprême du
Canada confirme mon constat.

Dans un arrêt récent25, la Cour suprême devait déterminer si la Loi canadienne sur la
protection de l'environnement26 était le résultat d’un exercice permis du pouvoir législatif
du Parlement fédéral27, tel qu'il apparaît à l'article 91 du British North America Act de
186728. Après une longue présentation des dispositions législatives contestées, le juge
La Forest, au nom de la majorité29, livre sa conclusion à l’effet que les dispositions
contestées de la loi sont valides en vertu de la compétence fédérale en matière de droit
criminel. Ensuite, il procède à une analyse pour confirmer sa conclusion. L’approche
retenue par le juge La Forest est intéressante à plus d'un titre, car elle démontre qu’une
démarche méthodologique (ici présentée comme une analyse) s’articule en fonction des
objectifs choisis par le Sujet. Dans l’arrêt Hydro-Québec, le juge La Forest avait un
objectif précis : démontrer que la Loi canadienne sur la protection de l’environnement30
était une loi de nature criminelle, donc relevant de la compétence du Parlement fédéral en
matière de droit criminel.31 En conséquence, sa démarche méthodologique est construite

24
Le Sujet en question peut être un juge d’une juridiction inférieure, les avocats des parties au dossier,
les parlementaires, les universitaires, pour n’en nommer que quelques-uns.

25
R. c. Hydro-Québec, [1997] 3 R.C.S. 213.

26
L.R.C. (1985), c. 16 (4e suppl.).

27
La Cour devait répondre à la question constitutionnelle suivante : « L'alinéa 6a) de l’Arrêté d’urgence
sur les biphényles chlorés, C.P. 1989-296, ainsi que les dispositions législatives habilitantes, les art. 34
et 35 de la Loi canadienne sur la protection de l’environnement, L.R.C. (1985), ch. 16 (4e suppl.),
relèvent-ils en tout ou en partie de la compétence du Parlement du Canada de légiférer pour la paix,
l’ordre et le bon gouvernement du Canada en vertu de l’art. 91 de la Loi constitutionnelle de 1867 ou de
la compétence en matière criminelle suivant le par. 91(27) de la Loi constitutionnelle de 1867, ou
autrement? » La question constitutionnelle avait été formulée par le juge en chef Lamer le 21 décembre
1995 et elle apparaît dans les motifs de décision du juge en chef et du juge Iacobucci (à la page 235) et
de ceux du juge La Forest (à la page 272).

28
30-31 Vict. (R.-U.), c. 3. Nous identifions cette loi du Parlement britannique par son titre abrégé
« original » qui remonte à 1867, car il n’en existe pas encore de version officielle en langue française; à
ce jour, le British North America Act de 1867 n’a de français que le titre : Loi constitutionnelle de 1867.

29
La majorité de la Cour était constituée par les juges La Forest, L’Heureux-Dubé, Gonthier, Cory et
McLachlin; étaient dissidents (ou minoritaires) le juge en chef Lamer et les juges Sopinka, Iacobucci et
Major.

30
Loi canadienne sur la protection de l’environnement, précitée, note 26.

31
La Constitution du Canada (et plus précisément le British North America Act de 1867, précité, note
28) établit une répartition des compétences législatives entre les Parlements fédéral et provinciaux, mais
n’attribue aucune compétence à l’un ou l'autre ordre législatif en matière d’environnement, puisqu’il
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pour atteindre cet objectif, d’où le rejet de toute argumentation relative au caractère
véritable de la loi en cause, puisqu’il avait déjà décidé que sa décision ne porterait que sur
la compétence en matière de droit criminel; l’interminable dissertation qui s’ensuit alors
ne vise qu’à confirmer cet objectif, sans que le lecteur ne saisisse vraiment sur quels
principes repose la décision.

La construction sémantique est plus manifeste encore dans les affaires intéressant
l’indépendance judiciaire32; on y constate que les juges de la Cour suprême du Canada
sont des Sujets qui construisent l’objet. En d’autres termes, ces juges font la loi.

Dans l’arrêt Tobiass33, l’analyse de la Cour débute également par une conclusion, mais ce
qui présente un intérêt particulier dans cette cause, c'est l »effort de construction d’une
« réalité » objective. Dans leur décision unanime, les juges accordent une grande
importance à l’impression d’indépendance judiciaire : [s]i le maintien dans les faits de
l’indépendance du pouvoir judiciaire est très important, l’impression d’indépendance
qu’il doit donner ne l’est pas moins (à la page 419). Cette impression d’indépendance est
déterminée, selon la Cour, par un critère objectif, une qualification qui devrait
immédiatement rendre suspect ce critère, puisque la réalisation de l’objectivité
scientifique du droit est une ambition que ne peut réaliser la philosophie positiviste, car le
droit n’est pas neutre et objectif.34 Malgré tout, la Cour nous offre le critère suivant : [i]l
s’agit de savoir si un observateur bien informé et raisonnable conclurait que
l’indépendance du pouvoir judiciaire a été compromise (à la page 420). À ce critère
« objectif » s’en ajoute un second, qualifié de « simple » un observateur raisonnable
aurait-il conclu que la cour pouvait mener ses affaires en toute liberté, à l’abri d'une
intervention du gouvernement et des autres juges ? Ces deux critères et quelques autres
éléments, dont deux principes de déontologie, sont autant de justification à la conclusion
de la Cour. Ici encore, le raisonnement sert à la réalisation d’un objectif prédéterminé : il
y a eu atteinte à l’indépendance judiciaire.

Ce souci de la définition des termes est présent dans l’affaire R. c. S. (R.D.)35 où il


s’agissait de déterminer si les commentaires du juge du procès pouvaient susciter une

s’agissait d’un domaine inconnu en 1867, d’où la nécessité de rattacher toute législation
environnementale à un autre champ de compétence législative (fédéral ou provincial).

32
Parmi les décisions les plus récentes, j’ai relevé Canada (Ministre de la Citoyenneté et de
l'Immigration) c. Tobiass ([1997] 3 R.C.S. 391) et R. c. S. (R.D.) ([1997] 3 R.C.S. 484).

33
Précité, note 32.

34
Voir, Paul Amselek, « Propos introductif », in Théorie du droit et science, sous la direction de Paul
Amselek, Paris, Presses universitaires de France, 1994, p. 324; et, Michel Tropper, « La neutralité de la
dogmatique juridique : mythe ou réalité? 2. Entre science et dogmatique, la voie étroite de la
neutralité », In Théorie du droit et science, p. 312.

35
Précitée, note 32. Une des parties est désignée comme « S. (R.D.) », parce l’accusé était un mineur au
moment des actes qui ont donné ouverture aux procédures judiciaires.
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crainte de partialité chez un observateur raisonnable.36 Encore une fois, c’est un construit,
celui de la « personne raisonnable », qui permet à la Cour de trancher la question de la
crainte raisonnable de partialité, même si les juges formant la majorité de la Cour37 ont
suivi des itinéraires différents pour arriver à la conclusion que la crainte de partialité
n’était pas fondée. Tel qu’il est présenté par les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin, ce
construit laisse entrevoir un citoyen qui entretient des attentes précises — et qui sont
exemptes de présomptions négatives — face à l'appareil judiciaire; plus précisément,
[c]ette personne n’est pas « de nature scrupuleuse ou tatillonne », c’est plutôt une
personne sensée qui connaît les circonstances de la cause (à la page 505). Le construit
n’est donc pas aussi désintéressé qu’on pourrait le croire au départ, puisqu’il exige —
d’après les deux juges — que le juge fasse preuve d’impartialité lorsqu’il rend justice et
que ses conclusions soient basées sur les faits : la personne raisonnable, à travers les
yeux de laquelle est évaluée la crainte de partialité, s’attend à ce que le juge procède
avec un esprit ouvert à l’examen prudent, détaché et circonspect de la réalité de chaque
affaire dont il est saisi (à la page 506). Plus encore, cette personne raisonnable est un
membre informé et sensé de la collectivité qui, au Canada, souscrit aux principes
constitutionnalisés par la Charte38 (à la page 507). Mais c'est la conclusion des juges
L’Heureux-Dubé et McLachlin qui est l’élément important de la construction sémantique
de la « personne raisonnable » :

Nous concluons que la personne raisonnable, dont parle le juge de Grandpré et


qu’ont adoptée les tribunaux canadiens, aborde la question de savoir s’il y a
crainte raisonnable de partialité avec une compréhension nuancée et
contextuelle des éléments en litige. Elle comprend qu’il est impossible au juge
d’être neutre, mais elle exige son impartialité. Elle connaît la dynamique raciale
de la collectivité locale et, en tant que membre de la société canadienne, elle
souscrit aux principes d’égalité.39

Ce construit est d’une grande complexité et invite au constat que la « personne


raisonnable » — que dépeignent ses auteurs — a une formation en droit, connaît la
procédure contradictoire et maîtrise les éléments de preuve pénale, souscrit aux grands
instruments de protection des droits de la personne, en plus d’être versée en sociologie et
absente de préjugés raciaux. Cette « personne raisonnable », qui a remplacé l’« homme
de la rue » d’une ère non obnubilée par la rectitude politique, est la création intellectuelle
d'un membre de l’élite judiciaire canadienne, et non le reflet de la société elle-même, car

36
Ibid., à la page 494 des motifs du juge Major et aux pages 513 et 514 des motifs du juge Cory.

37
Les juges La Forest, L’Heureux-Dubé, Gonthier, Cory, McLachlin et Iacobucci (Le juge en chef
Lamer et les juges Sopinka et Major étaient dissidents).

38
Ici, les juges L’Heureux-Dubé et McLachlin définissent la « personne raisonnable » dont parlait le
juge de Grandpré dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c. Office national de l'énergie, [1978] 1
R.C.S. 369.

39
R. c. S. (R.D.), précité, note 32, à la page 509.
Quand le Sujet construit l'objet : réflexions sur le constructivisme en droit
Page 11

on ne peut construire un tel Sujet à partir de la multitude de Sujets que comprend la


société canadienne. La « personne raisonnable » n’est donc raisonnable que dans la
mesure où elle sert les fins d’une décision d'un juge et ne correspond aucunement à une
« réalité » objective.

Le constructivisme radical est d’une grande utilité pour l’étude de la jurisprudence de la


Cour suprême du Canada, parce qu’il invite au dépassement en obligeant le chercheur à
se demander quelles fins prédéterminées poursuivaient les auteurs d’une décision, quelle
perspective devait adopter leur raisonnement en vue de cette fin ou de ces buts.

L'intérêt pour les études supérieures

Pour compléter mes réflexions sur le constructivisme, je livre ici quelques observations
tirées de mon expérience de la recherche en droit constitutionnel et administratif.

Mes recherches de doctorat sont consacrées au contrôle exercé par les cours de justice sur
les actes et décisions de l’administration publique. Au départ, mon objectif était de
procéder à un examen rétrospectif des fondements de ce pouvoir de contrôle, afin d’en
établir l’origine historique et le premier énoncé, pour ensuite en retracer l’évolution : je
recherchais le :quand » et le « comment » du contrôle judiciaire. J’étais alors du nombre
des positivistes qui expliquent un objet par lui-même, sans tenir compte des Sujets qui
exercent une influence directe sur la construction et la perception de cet objet.

C'est dans le cadre de ma participation à un séminaire de doctorat40 que j’ai consommé


ma rupture épistémologique avec le positivisme et ce, grâce aux travaux de Vittorio
Villa41. Au simple descriptivisme de la « réalité » du pouvoir de contrôle allait succéder
un questionnement sur les objectifs réellement visés par les intrusions judiciaires au sein
de l’ordre administratif; cette rupture épistémologique explique mon intérêt envers le
« comment » du contrôle judiciaire et de ses fondements. Depuis, mes recherches sont
consacrées aux principes qui ont servi de justification au contrôle judiciaire, à savoir les
principes de la séparation des pouvoirs et de rule of law. Ce n’est plus la trajectoire de ces
principes qui m’intéresse, mais plutôt les raisons sous-jacentes qui ont présidé à leur
construction et l’identification des Sujets qui ont exercé une influence sur leur
transformation sémantique, auxquelles il faut ajouter une analyse du processus de
construction de la « réalité » des Sujets. Par la suite, en m’inspirant des travaux d’Ernst
von Glasersfeld sur le constructivisme radical42, j'ai consacré mes énergies au
développement d’une grille d'analyse constructiviste adaptée aux besoins de la recherche
en droit.

40
Le séminaire fait partie du programme de doctorat de la Faculté de droit de l'Université de
Montréal.

41
Précité, note 6.

42
Précité, note 5.
Quand le Sujet construit l'objet : réflexions sur le constructivisme en droit
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Il va de soi que l’exclusivité des détails entourant l'élaboration de cette grille d’analyse
est réservée, pour l’instant à ma directrice et à ma codirectrice de recherche, les
professeures Andrée Lajoie et Marie-Andrée Bertrand; il faudra attendre la publication de
ma thèse pour en connaître les éléments principaux. Je soulignerai simplement que cette
grille d’analyse permet d’identifier les conclusions prédéterminées d’un juge et de suivre
le processus de construction de la « réalité » qui rend possible une décision judiciaire.
Ainsi, les décisions de la Cour suprême du Canada apparaissent sous un jour différent,
lorsqu’elles sont jaugées à l’aulne du constructivisme; le rôle de ses juges n’est plus
simplement déclaratif, mais outrageusement constitutif de droit. Suivant une perspective
constructiviste, le chercheur ne limite plus sa lecture d’une décision de la Cour suprême
du Canada à l’identification de principes généraux qui pourront être utilisés pour régler
une question soulevée par un nouvel ensemble de faits; au contraire, la recherche sera
consacrée au processus de construction de la décision.

En terminant, le recours à une épistémologie du Sujet, tel le constructivisme radical à la


von Glasersfeld, permet de commencer à s’affranchir de l'héritage positiviste et de
moderniser l’étude du droit, comme l’ont déjà fait d’ autres épistémologies, comme le
marxisme, le féminisme et le postmodernisme.

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