Vous êtes sur la page 1sur 3

RTD Civ.

RTD Civ. 2013 p.221

Christian ATIAS, Philosophie du droit


3e éd., Puf, Thémis droit, 2012, 398 p

Vincent Forray, Professeur à l'Université McGill


Sébastien Pimont, Doyen de la Faculté de droit de Chambéry

Voici la troisième édition de la Philosophie du droit de Christian Atias. L'ouvrage s'est enrichi d'une quarantaine de pages
et comporte désormais un « petit glossaire critique ».

Il se présente comme une invitation à penser faite à « l'étudiant ». Ce qui exclut ceux qui savent déjà, les « philosophes et
théoriciens de profession ». Les juristes confirmés, diplômés ou qualifiés, ne devraient cependant pas passer leur chemin.
Ce livre leur est aussi destiné. A condition qu'ils se considèrent comme étudiant. Voilà le premier enseignement que nous
propose Christian Atias : n'est véritablement juriste que celui qui poursuit l'étude du droit. Le savoir juridique ne s'élève
pas d'une accumulation de certitudes ; il ne se capitalise pas : « le droit est un savoir en formation - transformation et
déformation - constante au gré des cultures, des idéologies, des situations et de la nature humaine, confrontée aux besoins,
aux moyens, aux intérêts, aux objectifs, aux risques ; il se compose de questions qui ne peuvent jamais être définitivement
résolues » (p. 180). Cette Philosophie du droit s'adresse à tous ceux qui apprennent ou estiment devoir continuer à
apprendre ; élèves et enseignants. On songe à Heidegger, l'un des auteurs les plus cités de l'ouvrage, qui écrivait que « le
véritable enseignant ne se distingue de l'élève qu'en ce qu'il peut mieux apprendre et a plus authentiquement la volonté
d'apprendre ».

L'invitation à penser, faite aux juristes donc, est lancée dès le propos introductif, appelé ouverture. Dans une pièce
musicale, l'ouverture donne la tonalité. En l'occurrence, elle annonce une réflexion critique. La philosophie du droit de
Christian Atias ne se donne pas le droit pour objet. Elle n'entend pas fournir une sorte de compréhension préalable de ce
dont parlent ou se préoccupent les juristes. Ni un répertoire de concepts ou de théories juridiques et surtout pas une
compilation raisonnée des réflexions sur le droit. Elle ne se donne pas comme une introduction au droit. Car précisément,
l'enjeu de cet ouvrage est d'amener le lecteur à comprendre qu'il n'est pas tenu par l'idée selon laquelle le droit serait un
objet. Pour Christian Atias, la philosophie du droit ne constitue pas une science du droit. Parce que celle-ci suppose un
point de vue extérieur sur le droit qui vient déjà occulter tout un pan du phénomène juridique. « Il ne peut y avoir
d'analyse juridique externe du droit ». On reconnaît là une caractéristique du travail de Christian Atias qui est cet effort
permanent de mobiliser ensemble et sur un même plan la réflexion des philosophes et ce qu'on appelle, par une nécessité
professionnelle le droit positif (« les juristes occupés à leur activité quotidienne de juges d'avocats, d'avoués, de notaires
de conseillers de toutes sortes, d'enseignants, pratique une sorte de positivisme », p. 45). Une telle exigence se retrouve
dans l'ouvrage. Elle préside à sa construction. Le lecteur est amené, à partir d'un questionnement rigoureusement
philosophique, à repenser le matériau juridique qui lui semblait familier ; plus précisément à le « découvrir » au terme
d'une expérience de vérité (la vérité comme αληθεια V. p. 63). Il s'agit de « sortir de la caverne » (sur Platon, p. 67-71).

La philosophie demande au juriste de revenir sur ses présupposés. C'est pourquoi elle exige préalablement le silence
(ouverture) ; le silence propre à la méditation, celui qui annonce l'harmonie, celui qui permet de mettre entre parenthèses
ses préjugés et de s'ouvrir au phénomène juridique. De commencer à penser. « L'absence de pensée, et celle qui résulte
notamment du refus de la réflexion philosophique, a ses bruits, ses mots pour ne pas dire ; ce sont des traces, des indices,
des aveux presque. Il doit être possible de les faire parler ».

La première partie du livre, intitulée De quelques doctrines, amorce la réflexion critique. Ce qu'il est convenu d'appeler la
« modernité » pose un problème à la connaissance juridique. Elle occulte la manière de voir antique et médiévale pour qui
le droit ne relève pas d'une construction rationnelle mais de la réalité observable. Il est devenu difficile de penser (le droit)
après Descartes (p. 31-44). En particulier, parce la pensée cartésienne a ouvert la voie au positivisme juridique dans sa
version légaliste (p. 45-61) qui est, clairement pour l'auteur, le problème principal que doit surmonter la philosophie du
droit. « Le positivisme légaliste repose sur l'hypothèse parfaitement artificielle et intenable selon laquelle tout le droit
peut-être, sinon déduit, du moins dégagé de la loi qui lui sert de principe justificatif [...] l'alternative est fermée : ou bien le
droit dissimule les composantes et étapes du processus intellectuel qui conduit de la règle générale à la solution d'espèce ;
ou bien le droit donne raison (ou tort) et livre ses raisons à la critique ». Vient alors le problème de la connaissance
juridique qui abdique devant une certaine conception de la vérité (« adéquation au réel » - ces quelques pages (63-66)
sont, selon nous, les plus difficiles de l'ouvrage). Elle « refuse le défi » qui garantissait qu'on puisse conserver «
l'intelligence du droit ». Le juriste, de prudent, est devenu (simple) technicien.

La première partie se clôt par un cheminement à travers la pensée de vingt philosophes (titre III : Des philosophes et des
philosophies), de Thomas d'Aquin à Dworkin, seul contemporain [au moment de la publication de l'ouvrage : car Ronald
Dworkin est mort le 14 février 2013]. Sa présence s'explique : critique du positivisme, Dworkin est le philosophe pour qui
droit et interprétation sont indissociables. Pour qui, également, l'étude du droit requiert l'étude du langage juridique. Ce
parcours dans la philosophie des autres philosophes n'est pas exhaustif ; Christian Atias l'indique (p. 87). On ajoutera
qu'un tel parcours n'est - évidemment - pas neutre. Il s'agit pour l'auteur d'instruire son lecteur d'une diversité d'opinions,
au-delà et en deçà des Lumières (p. 83), de lui constituer un réservoir de références ; et de préparer le propos qui va
suivre. Pour cette raison, les philosophies en question sont exposées au point de vue critique. Christian Atias souligne les
insuffisances du rationalisme et de la philosophie du sujet. Il insiste : toute philosophie du droit qui jette sur ce dernier un
regard depuis l'extérieur n'est guère utile au juriste. Trop éloignée de l'expérience juridique, elle ne permet pas de faire du
droit. On lira avec intérêt, en illustration, la « théorie pure des relations sexuelles » dans la section consacrée à Kant.
Engageant la critique du rationalisme, Christian Atias engage aussi celle de la critique de la critique. On en jugera dans la
section consacrée à Marx qui adresse, aux marxistes plus qu'à leur auteur, de sévères reproches (p. 135-139). Il y est
suggéré ce qui sera affirmé plus loin : en France « 30 années d'un marxisme primaire sont parvenues à convaincre que tout
ce qui est non-apparent est inavouable, pervers » (p. 346).

Au terme de cette première partie, on comprend que celle-ci constitue un prélude. L'ouvrage n'est pas construit sur un
mode analytique, au sens de la décomposition du concept. Il progresse sur un mode dialogique pour parvenir à la re-
découverte. A l'orée de la deuxième partie, le lecteur devrait être préparé. Il aura été affranchi, libéré des dogmatismes que
le rationalisme juridique propose en guise de pensée du droit. Les réponses toutes faites auront été évacuées. Restent les
questions (2e partie).

Ce sont les questions de droit. Il faut comprendre que le questionnement signale le droit ; il marque la singularité du savoir
juridique. Le juriste affronte et pose des questions. Le sentiment de certitude équivaut à un arrêt de la pensée. On ne
saurait donc établir nettement les fondements du droit (titre I : Fondements et fondations du droit). Ce serait réduire ce
dernier à une pure forme, attitude aussi illusoire que celle consistant à « fermer les yeux sur la réalité pour qu'elle
s'évanouisse ». Une telle réduction équivaudrait à un décrochage du droit de ce qui le fait être comme tel. « Le droit, sa
formulation, sa mise en oeuvre, ses raisonnements, les motivations et les décisions qui le composent, ne peuvent être tenus
pour indépendants de toute préoccupation de justice et de légitimité. Aucun désengagement n'est tenable ». Les questions
de droit sont substantielles. On ne saurait y répondre par le simple recours à des principes de classements ou des
oppositions rigides : fait/droit, règle/solution, sources du droit/droit... (p. 185-222). Ceci veut dire aussi que, ni la
légitimité, ni la justice, qui sont les questions fondamentales du droit, ne peuvent être fixées par décret. L'ouvrage soutient
une conception juridique de la justice au sein de laquelle la décision judiciaire est centrale. En particulier, c'est
uniquement en partant de l'acte de dire le droit que l'on peut comprendre la fonction de la règle. On songe bien sûr à
Michel Villey. Mais Christian Atias s'en distingue, sollicitant Heidegger, en offrant notamment une transition du « dire le
droit » au « dire du droit » : « dire le droit, c'est prononcer les paroles qui expriment le droit, comme dire la vérité, c'est
exprimer ce qui est réel. Dire le droit, c'est aussi user de ce discours particulier qui est celui du droit ».
Le civiliste sera particulièrement intéressé par le titre suivant (Contenu et concepts du droit). L'auteur y déploie une
philosophie du droit civil, traitant « les personnes, les êtres », « les biens, les opérations », « la famille ». Sans entrer dans
le détail des développements, disons que cette partie indique quelque chose d'important pour la philosophie de Christian
Atias. Critique, celle-ci n'est certainement pas « relativiste ». Rejetant le formalisme, elle redessine des hiérarchies.
Insistant sur l'incertitude du droit, elle ne doute pas qu'il y ait une vérité de celui-ci. L'activité juridique doit se pratiquer
avec une conscience claire de ce qu'il reste à découvrir en droit. Les juristes devraient savoir que « ce qu'ils ignorent, dans
le contrat ou dans la propriété, relève du droit ». Il y a un tout juridique, au-delà des concepts et des catégories. C'est ainsi,
par exemple, que la philosophie civiliste esquissée ici conduit à dévoiler les relations « à la fois étroites et complexes »
entre la personne, la propriété, le contrat, la responsabilité (p. 283).

Le livre de Christian Atias s'achève par l'indication d'une direction possible : « titre III - Vers une aporétique juridique ».
C'est-à-dire, au fond, une philosophie qui intègre ce que le droit a de nécessairement contradictoire, insoluble, inachevé
dans son principe. « Le droit n'est ni constitutif ou créateur, ni même exactement déclaratif. Il ne reconnaît, ni ne consacre,
ni n'attribue, ni ne sanctionne. Ce ne sont là que les effets apparents de la mise en oeuvre du droit » (p. 375). L'aporétique
juridique est une promesse ; celle de pouvoir administrer la contradiction du savoir juridique. Elle révèle ainsi les mythes
entretenus par le droit (mythe unitaire, jurisprudentiel, conceptuel) mais n'entend pas que cette révélation conduise à
évacuer les mythes en question. Ceux-ci sont, en tant que tels, une partie de la connaissance juridique. « Les mythes
montrent un aspect de la réalité à qui sait les reconnaître [...] ils tiennent en réserve des expériences condensées ; ils
peuvent alerter sur les méfaits d'une méconnaissance des dimensions de la réalité qu'ils révèlent » (p. 347). L'aporétique
juridique de Christian Atias propose, en fin de compte, une représentation de l'ordre juridique libérée des injonctions
positivistes. Un ordre juridique composé « sur la base de la liberté humaine » et « de la nature humaine ».

Pour conclure, nous dirons que la Philosophie du droit de Christian Atias avance une thèse et désigne un ennemi. La thèse
traverse l'ouvrage : le droit est irréductible à sa définition. Ne se laissant pas circonscrire dans des formules, il demeure
rétif à l'acte même de définir. Les philosophies du droit qui tournent autour de la question : « qu'est-ce que le droit ? » sont
donc vouées à un échec inévitable. Le droit est, un point c'est tout.

L'ennemi, c'est l'ignorance du droit. A savoir une forme de paresse ou de facilité intellectuelle. Christian Atias entend ainsi
engager le combat contre toutes postures qui donnent à croire qu'il y a quoi que ce soit de simple, d'évident, de facile en
droit. Toute théorie qui prétend que la connaissance du droit peut s'élever à partir de quelques idées immédiatement
disponibles.

Le lecteur est invité à voir se dessiner au fil des pages les tendances de la pensée juridique qui ont éloigné celles-ci du
droit. Atias les convoque dans un enchaînement historique : rationalisme, positivisme, et une certaine pensée critique, ou
plutôt sceptique, soupçonneuse pour employer des mots plus proches de ceux du livre. Il faut comprendre marxisme,
structuralisme, post-structuralisme ; bref un certain nombre d'entreprises intellectuelles attachées au nom de ceux qui
furent appelés, en France, les « maîtres du soupçon ».

La philosophie du droit de Christian Atias est donc une attitude du juriste. Le mot philosophie ne désigne pas un savoir
fini qui se transmettrait comme une chose mais une sagesse, une vertu, une prudence du droit. Nous avons affaire à un
ouvrage de jurisprudence, au sens que certaines traditions juridiques ont conservé hors de France, c'est-à-dire,
précisément, de « philosophie du droit ».

Mots clés :
GENERALITES * Philosophie du droit * Etude du droit

Copyright 2019 - Dalloz – Tous droits réservés

Vous aimerez peut-être aussi