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Bernard Lewis HISTOIRE DU MOYENORIENT Deux Mille Ans Dhistoire de La Naissance Du Christianisme A Nos Joursbook PDF
Bernard Lewis HISTOIRE DU MOYENORIENT Deux Mille Ans Dhistoire de La Naissance Du Christianisme A Nos Joursbook PDF
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Préface
PREMIÈRE PARTIE Introduction
DEUXIÈME PARTIE Antécédents
I. Avant le christianisme
IL Avant l'islam
TROISIÈME PARTIE Aube et apogée de l'islam
III. Les origines
IV. Le califat abbasside
V. L'arrivée des peuples de la steppe
VI. Les lendemains de la conquête mongole
VIL Les empires canonniers
QUATRIÈME PARTIE Transversales
VIII. L'État
IX. L'économie
X. Les élites 199
XI. Le peuple
XII. La religion et le droit
XIII. La culture
CINQUIÈME PARTIE Le choc de la modernité
XIV. Défi
XV. Mutations
XVI. Réaction et riposte
XVII. Idées nouvelles
XVIII. De guerre en guerre
XIX. D'une liberté à l'autre
Notes
Orientations bibliographiques
Remarques sur les calendriers
Chronologie
Table des illustrations
Cartes
Index
Table des cartes
Préface
Il existe à présent de nombreuses histoires du Moyen-Orient en un volume. La plupart s'arrêtent à l'avènement du
christianisme ou commencent à celui de l'islam. En prenant pour point de départ le début de l'ère chrétienne, j'avais un
double objectif. D'une part, je voulais sortir la Perse et Byzance du rôle modeste de toile de fond à la carrière de
Mahomet et à la création de l'État musulman qui leur est généralement attribué, aux côtés de l'Arabie préislamique. Ces
deux grands empires rivaux, qui se sont partagé le Moyen-Orient pendant plusieurs siècles, méritent, en effet, davantage
qu'une simple mention. D'autre part, je souhaitais établir un lien entre le Moyen-Orient d'aujourd'hui et les anciennes
civilisations qui s'y sont succédé, ainsi qu'en témoignent quantité de textes et de monuments. Durant les premiers siècles
de l'ère chrétienne ou, si l'on veut, entre Jésus et Mahomet, les territoires à l'ouest de l'Empire perse ont enregistré de
profondes transformations sous l'effet de l'hellénisation, de la romanisation et enfin de la christianisation, si bien que le
souvenir (mais non toutes les traces) de ces anciennes civilisations a fini par s'effacer. Ce n'est qu'à une époque
relativement récente qu'archéologues et orientalistes l'ont fait revivre. Il n'empêche, le lien qui unit le Moyen-Orient
ancien et contemporain, à travers l'Antiquité tardive et le Moyen Age, vaut qu'on s'y arrête.
Les premières histoires modernes de la région se sont, par la force des choses, concentrées sur les événements politiques
et militaires, sans lesquels il est difficile, sinon impossible, de comprendre les évolutions plus profondes. Grâce aux
travaux de mes prédécesseurs, j'ai pu prendre la liberté de réduire au minimum le récit de ces événements, afin de
consacrer davantage d'attention aux mutations sociales, économiques et surtout culturelles. Dans cet esprit, j'ai souvent
cité des sources de l'époque — chroniques et récits de voyage, documents et inscriptions, voire poèmes et anecdotes.
Similairement, il m'a paru qu'une illustration est parfois plus éclairante que le récit ou même l'analyse.
Vouloir présenter deux mille ans d'histoire d'une région aussi riche, vivante et diverse dans le cadre d'un seul volume
oblige à laisser de côté bien des aspects importants. Tous ceux qui s'intéressent à cette région feront leur choix. J'ai fait
le mien; il est forcément personnel. J'ai essayé de donner leur juste place aux personnages, aux événements, aux
courants et aux réalisations qui me semblaient les plus caractéristiques et les plus révélateurs. Au lecteur de juger si j'y
suis parvenu.
Il est à présent de mon agréable devoir de remercier David Marmer, Michael Doran, Kate Elliott et Jane Baun, quatre
jeunes historiens de l'université de Princeton qui, de différentes manières, m'ont aidé à préparer cet ouvrage. Ma dette
est grande envers Jane Baun, dont l'érudition méticuleuse et l'esprit critique m'ont été si précieux. Je tiens également à
exprimer toute ma gratitude à mon assistante Anna-marie Cerminaro pour la patience avec laquelle elle a pris soin des
nombreuses versions de cet ouvrage, du premier manuscrit jusqu'au texte définitif. L'édition, l'illustration et la
publication de ce livre doivent beaucoup au savoir-faire et à la gentillesse de Benjamin Buchan, de Tom Graves, et de
Douglas Matthews qui a bien voulu se charger de l'établissement de l'index.
Enfin, je remercie vivement tous ceux dont j'ai retenu les suggestions ; que les autres veuillent bien m'excuser de ne pas
m'être rallié aux leurs. Il va de soi que j'assume l'entière responsabilité des fautes et des erreurs qui auraient pu subsister.
Bernard Lewis Princeton, avril 1995
Transcription
Les noms arabes et persans apparaissent selon leur graphie la plus courante en Occident et les noms turcs dans une
forme légèrement modifiée de l'orthographe officielle turque.
PREMIÈRE PARTIE
Introduction
Le café ou la maison de thé sont des éléments familiers de la vie urbaine au Moyen-Orient : à toute heure de la journée,
ou presque, on y trouve des hommes — rarement des femmes - attablés, en train de siroter une tasse de café ou de thé,
de fumer une cigarette, de lire un journal ou de jouer à un jeu de société tout en écoutant d'une oreille distraite la radio
ou la télévision installée dans un coin.
Vu de l'extérieur, le client d'un café moyen-oriental ne diffère guère de son homologue européen, et surtout
méditerranéen. En revanche, il n'a pas grand-chose en commun avec celui qui se tenait à la même place il y a cinquante
ans, et plus encore, il y a cent ans. C'est vrai aussi du client européen, mais pour des raisons très différentes. Sauf
exception, tous les changements qui se sont opérés dans son apparence, son allure, sa tenue, son comportement sont nés
de l'intérieur de la société européenne, ou de la société américaine qui lui est étroitement apparentée.
Au Moyen-Orient, ces mêmes changements proviennent de sociétés et de cultures profondément étrangères aux
traditions autochtones. L'homme au café assis sur une chaise, devant une table, en train de lire un journal, incarne les
immenses bouleversements venus de l'Occident qui, à l'époque moderne, ont transformé la vie des habitants de la
région, leur apparence extérieure, leurs activités, leur façon de se vêtir et même leur mentalité.
Le premier et le plus visible de ces changements concerne le costume. Notre client porte peut-être une tenue
traditionnelle, mais en ville, c'est de moins en moins fréquent. Plus probablement, il est habillé à l'occidentale: chemise
et pantalon, ou encore T-shirt et jean. Les vêtements possèdent une importance considérable, parce qu'ils permettent,
non seulement de se protéger des intempéries et de ne pas attenter à la pudeur, mais aussi - et surtout dans cette partie du
monde - d'affirmer son identité, de proclamer ses origines et d'adresser un signe de reconnaissance à ceux qui les
partagent. Déjà au VIF siècle avant J.-O, le prophète Sophonie déclarait: «Au jour du sacrifice de Iahvé», Dieu châtiera
«tous ceux qui revêtent un vêtement étranger» (I, 8). Les textes juifs et plus tard musulmans exhortent les fidèles à
conserver leurs habitudes vestimentaires. « Ne vous habillez pas comme les infidèles, de crainte de devenir comme
eux», dit une maxime fréquemment citée. Selon une tradition attribuée au Prophète, «le turban est la barrière qui sépare
l'infidélité de la foi». Selon une autre, « celui qui essaie d'imiter les gens [d'un autre peuple ou d'une autre religion]
devient l'un d'eux». Jusque très récemment, et dans certaines régions encore aujourd'hui, chaque groupe ethnique,
chaque communauté religieuse, chaque tribu, chaque province, parfois chaque corps de métier possède une manière
distinctive de s'habiller.
Il est fort probable que notre homme assis au café porte quelque chose sur la tête, une casquette, ou bien — sauf en
Turquie — une coiffure plus traditionnelle. Ceux qui ont visité un cimetière de la période ottomane se souviennent sans
doute que les stèles comportent souvent une représentation sculptée du couvre-chef que portait le défunt de son vivant.
S'il était cadi, on voit une coiffe de juge; s'il était janissaire, sa stèle est surmontée d'une sorte de bonnet ressemblant à
une manche repliée. Quel que fut le métier qu'il exerçât, un couvre-chef, symbole de sa profession, orne sa tombe. Pour
le suivre jusque dans sa mort, ce trait distinctif devait assurément avoir une importance capitale dans sa vie. En turc, il
n'y a pas si longtemps, l'expression §apka giymek, mettre un chapeau, correspondait au français « retourner sa veste »,
autrement dit, devenir un renégat, un apostat, passer dans l'autre camp. Aujourd'hui, bien entendu, la plupart des Turcs
qui se couvrent la tête portent un chapeau, une casquette ou -s'ils sont religieux — un béret, et l'expression n'est plus
utilisée dans ce sens-là. Néanmoins, les couvre-chefs occidentaux demeurent rares dans les pays arabes, et plus encore
en Iran. D'une certaine façon, on peut retracer les étapes de la modernisation au Moyen-Orient en suivant
l'occidentalisation du vêtement et, plus particulièrement, de la coiffure.
Comme presque tous les autres aspects de la modernisation, l'évolution du vêtement commença dans l'armée. Aux yeux
des réformateurs, les uniformes militaires occidentaux possédaient une certaine magie. Face aux défaites répétées de
leurs armées, les princes musulmans finirent par adopter non seulement les armes, mais aussi l'organisation et
l'équipement des infidèles, uniformes compris. A la fin du XVIIIe siècle, l'armée ottomane, soucieuse d'efficacité, se
tourna vers l'Europe pour s'approvisionner en armes et entraîner ses soldats. En revanche, rien ne l'obligeait à leur
imposer le képi et la capote ajustée. Il s'agissait d'une décision d'ordre non pas militaire mais social, que reprendraient
presque tous les pays musulmans modernes, Libye et République islamique d'Iran incluses. Ce changement de style
témoigne du prestige et de la fascination que continue d'exercer la civilisation occidentale, même chez ceux qui la
rejettent avec le plus de véhémence.
Le couvre-chef fut le dernier élément de l'uniforme militaire à sacrifier à la mode européenne et, aujourd'hui encore, il
est probable que, dans la plupart des pays arabes, l'homme assis dans le café porte une coiffure traditionnelle, sans doute
une keffiah dont le dessin et la couleur indiquent peut-être aussi son appartenance tribale ou régionale. La valeur
symbolique de la tête et de ce qui la recouvre est évidente. Pour les musulmans vient s'ajouter le fait que la plupart des
couvre-chefs européens munis d'une visière ou d'un rebord gênent l'observance des rites. Comme dans le judaïsme, les
hommes prient la tête couverte en signe de respect. Une visière ou un rebord les empêche de se prosterner le front à
terre. Alors qu'elles avaient adopté des uniformes plus ou moins occidentalisés, les armées musulmanes du Moyen-
Orient conservèrent pendant longtemps encore des coiffures traditionnelles. Le sultan Mahmud II, qui régna de 1808 à
1839 et fut l'un des premiers grands réformateurs du XIXe siècle, introduisit le fez, aussi appelé tarbouche. Au début
détesté et rejeté parce qu'il représentait une innovation venue des infidèles, il finit par être accepté au point de devenir
un symbole de l'islam. Son abolition en 1925 par le premier président de la République turque rencontra une opposition
aussi farouche que son introduction, et pour les mêmes raisons. En interdisant le port du fez et des autres coiffures
masculines traditionnelles au profit du chapeau ou de la casquette, Kemal Atatûrk, expert en symbolique sociale, ne se
livrait pas au vain caprice d'un despote. Il s'agissait d'une décision politique majeure, dont lui et ses partisans mesuraient
parfaitement la portée, tout comme ses adversaires, naturellement.
Semblable bouleversement s'était déjà produit. Au XIIIe siècle, lorsque les pays musulmans situés au cœur du Moyen-
Orient tombèrent, pour la première fois depuis le prophète Mahomet, aux mains de non-musulmans, leurs habitants
adoptèrent les pratiques des conquérants, du moins dans le domaine militaire; même en Egypte, qui échappa à la
conquête mongole, les grands émirs se mirent à porter le costume mongol, à se laisser pousser les cheveux et à
harnacher leurs chevaux à la mode mongole. Et ce pour la même raison que les armées musulmanes d'aujourd'hui
arborent des capotes ajustées et des képis : c'était la tenue de la victoire, celle de la plus grande puissance militaire de
l'époque. Il en fut ainsi, rapportent les chroniqueurs, jusqu'en 1315, date à laquelle, les envahisseurs s'étant convertis et
assimilés, le sultan d'Egypte ordonna à ses officiers de couper leurs longues boucles et de revenir au costume et au
caparaçon musulmans. A ce jour, les armées modernes de l'islam n'ont pas encore opéré ce genre de retour à la tradition.
Après l'armée, vint le tour du palais. Un jour, le sultan en personne se présenta dans un costume européen, légèrement
adapté pour paraître différent, mais pas trop. Au palais Topkapi d'Istanbul, on peut voir deux charmants portraits de
Mahmud II, avant et après la réforme vestimentaire de l'armée. Dus à l'évidence au même artiste, ils représentent le
sultan caracolant sur le même cheval et vu sous le même angle. Dans l'un, Mahmud II porte un costume ottoman, dans
l'autre, un pantalon et un manteau à brandebourgs. Le harnachement de sa monture s'est, lui aussi, occidentalisé. Direct,
comme à son habitude, Atatûrk devait déclarer : « Nous voulons nous habiller de manière civilisée. » Mais qu'entendait-
il par là ? Et pourquoi des vêtements appartenant à des civilisations beaucoup plus anciennes ne seraient-ils pas civilisés
? En fait, pour lui, « civilisé » voulait dire moderne, autrement dit occidental.
A la suite du sultan, les courtisans commencèrent à s'habiller à l'européenne. Le palais était l'endroit où il était le plus
facile pour le souverain d'édicter des règles en matière vestimentaire et de les imposer aux civils. Les hauts serviteurs de
l'État se mirent à porter des pantalons et des redingotes. Du palais, la nouvelle mode s'étendit à l'administration en
général, si bien qu'à la fin du XIXe siècle, tous les fonctionnaires de l'Empire portaient des manteaux et des pantalons de
coupes diverses, signe d'un profond changement des valeurs sociales. De la fonction publique, elle se propagea peu à
peu dans le reste de la population, gagnant jusqu'au simple citoyen, du moins dans les villes. L'Iran connut une même
évolution, avec un léger décalage dans le temps; comme dans le monde ottoman, l'occidentalisation du vêtement fut
beaucoup plus lente en milieu ouvrier et rural, et n'est pas encore achevée. Malgré la révolution islamique de 1979, les
diplomates iraniens continuent de s'habiller à l'européenne, exception faite de la cravate, façon d'exprimer leur rejet des
modes et des contraintes occidentales.
L'occidentalisation - ou modernisation - du vêtement féminin se heurta à des résistances plus grandes encore. Elle
débuta beaucoup plus tard et ne fut jamais aussi généralisée. Les règles musulmanes concernant la pudeur féminine en
font, encore aujourd'hui, un sujet sensible, source de polémiques et de divisions. S'il interdit le fez et autres couvre-chefs
traditionnels aux hommes, Atatûrk ne se hasarda pas à abolir le voile. Quelques municipalités de la République turque
légiférèrent en ce sens, mais son port disparut par une sorte d'osmose, sous l'effet de la pression sociale et non d'une loi.
Le vêtement, comme d'autres choses, reste un révélateur de la condition des femmes. Dans les maisons de thé ou les
cafés, les femmes sont rares et quand elles y viennent, elles sont en général couvertes des pieds à la tête. Toutefois, on
peut rencontrer des élégantes, vêtues à l'occidentale, dans les grands hôtels ou les cafés fréquentés par les classes aisées.
L'évolution du vêtement reflète également des changements plus larges, y compris dans les pays les plus farouchement
anti-occidentaux. De même que leurs habitants continuent de porter une tenue semi-occidentalisée, de même l'État
conserve des atours occidentaux sous la forme d'une constitution écrite, d'une assemblée législative et d'élections d'un
genre ou d'un autre. Ainsi, la République islamique d'Iran ne les a pas abolis, bien qu'ils n'aient de précédent ni dans
l'Iran ancien ni dans l'histoire musulmane.
Au café, notre client, pour revenir à lui, est assis sur une chaise près d'une table, deux autres innovations dues à
l'influence occidentale. Connues au Moyen-Orient dans l'Antiquité et à l'époque romaine, tables et chaises disparurent
après la conquête musulmane. Les Arabes venaient d'une terre pauvre en forêts, où le bois était rare et précieux. En
revanche, ils avaient de la laine et du cuir en abondance qui leur servaient non seulement à se vêtir, mais aussi à meubler
leurs demeures et à orner les lieux publics. On s'allongeait ou on s'asseyait sur des coussins de taille et de forme
diverses, sur des divans ou des ottomanes — deux mots originaires du Moyen-Orient — recouverts de tapis noués ou
tissés ; la nourriture était servie sur d'élégants plateaux en métal repoussé. Des miniatures ottomanes du début du XVIIIe
siècle représentent des Européens invités aux fêtes de la cour du sultan. Ils se reconnaissent aisément à leur tunique
ajustée, à leur pantalon moulant et à leur chapeau, mais aussi au fait qu'ils sont les seuls à être assis sur des chaises.
Hôtes pleins d'attention, les Ottomans veillaient à ce que leurs invités européens se sentent à l'aise.
Notre homme est probablement en train de fumer une cigarette -produit occidental, et même plus précisément
américain. Sans doute apporté au Moyen-Orient par des marchands anglais au début du XVIIe siècle, le tabac devint
rapidement très populaire. Le café était arrivé un peu plus tôt, au XVIe siècle. Cultivé en Ethiopie, il apparut d'abord au
sud de l'Arabie, puis en Egypte, en Syrie et en Turquie. Selon des chroniques turques, il fut introduit à Istanbul sous le
règne de Soliman le Magnifique (1520-1566) par deux Syriens, l'un originaire d'Alep, l'autre de Damas, qui ouvrirent
les premières « boutiques de café » dans la capitale turque. Ce nouveau breuvage rencontra aussitôt un succès
considérable, au point que le Syrien d'Alep retourna dans sa ville natale au bout de trois ans seulement en possession de
cinq mille pièces d'or gagnées grâce à son commerce. La fréquentation des cafés ne manqua pas d'inquiéter les autorités
politiques, qui craignaient qu'on y fomente des actions séditieuses, ainsi que les autorités religieuses, incertaines du
caractère licite ou non de ce genre de stimulant au regard de la loi musulmane. En 1633, le sultan Murad IV interdit le
café et le tabac, allant jusqu'à faire exécuter leurs amateurs. Finalement, après de longs débats, le tabac fut déclaré licite
par une fatwa du grand mufti Mehmed Bahai Efendi, lui-même fumeur invétéré, qui, en 1634, avait été destitué et
envoyé en exil parce qu'il refusait de renoncer à sa passion. Selon son contemporain, l'auteur ottoman Kâtib Çelebi, le
grand mufti n'aurait pas rendu cet arrêt poussé par son goût immodéré pour le tabac, mais en vertu du principe juridique
selon lequel tout ce qui n'est pas explicitement interdit est autorisé et par souci de « ce qui convient le mieux aux gens1
».
Fort probablement, notre homme est aussi en train de lire un journal, à moins qu'il n'écoute quelqu'un en faire la lecture
publique. L'introduction de la presse fut, à n'en pas douter, l'un des changements les plus révolutionnaires, tant sur le
plan social qu'individuel. Ce journal est imprimé en arabe, la langue qui prévaut dans la majeure partie du Moyen-
Orient. En effet, dans le Croissant fertile, en Egypte et en Afrique du Nord, les langues parlées dans l'Antiquité ont
quasiment disparu, certaines n'ayant plus qu'un usage liturgique ou un nombre extrêmement limité de locuteurs. La
seule exception est l'hébreu, que les Juifs ont conservé à travers les siècles comme langue religieuse et littéraire et qui
est redevenu une langue politique et quotidienne dans l'État moderne d'Israël. En Perse, la langue ne fut pas supplantée
par l'arabe, mais se transforma. Après l'avènement de l'islam, elle adopta l'alphabet arabe et s'enrichit de nombreux
emprunts. Il en alla de même du turc, jusqu'au moment où Kemal Atatùrk, prenant l'initiative d'une grande réforme
culturelle, abolit l'alphabet arabe au profit de l'alphabet latin. Plusieurs républiques turcophones de l'ex-Union
soviétique ont récemment fait le même choix.
L'écriture se pratique au Moyen-Orient depuis la plus haute Antiquité. Invention moyen-orientale, l'alphabet représenta
un immense progrès par rapport aux divers systèmes de signes et de pictogrammes qui le précédèrent et dont quelques-
uns subsistent encore dans certaines parties du monde. Les alphabets latin, grec, hébreu et arabe dérivent tous du
premier alphabet inventé par les peuples maritimes du Levant. Si l'alphabet simplifia la rédaction et le déchiffrement des
textes, l'introduction du papier en provenance de Chine au VIIIe siècle de notre ère facilita leur production et leur
diffusion. Toutefois, pour une raison mystérieuse, lorsqu'elle se fraya un chemin vers l'Occident, une autre invention
chinoise, l'imprimerie, contourna le Moyen-Orient. Elle n'y était cependant pas totalement inconnue, car des documents
attestent l'existence, au Moyen Age, de formes de bois gravées. On sait même qu'à la fin du XIIIe siècle, les princes
mongols de Perse firent imprimer des billets de banque, mais comme ils payaient leurs employés avec tout en
continuant à exiger le versement des impôts en or, ce papier-monnaie fut accueilli avec défiance. Malheureuse,
l'expérience resta sans lendemain. Lorsque l'imprimerie finit par arriver au Moyen-Orient, ce fut non de Chine mais
d'Occident où, fait remarquable, son introduction avait attiré l'attention des Turcs. Ne s'intéressant guère d'habitude à ce
qui se passait dans les contrées des infidèles, les chroniqueurs ottomans allèrent jusqu'à consacrer quelques lignes à
Gutenberg et à sa première presse. Il semble que ce soit des Juifs expulsés d'Espagne en 1492 qui aient introduit
l'imprimerie au Moyen-Orient. Entre autres objets, idées et savoir-faire occidentaux, ils apportèrent le livre imprimé et
l'art de le fabriquer. D'autres communautés non musulmanes s'y lancèrent à leur tour. Bien que n'ayant pas d'impact
direct sur la culture majoritaire, leur activité contribua à défricher le terrain. Comme l'attestent des inventaires de
succession conservés dans les archives ottomanes, des livres en caractères arabes étaient importés d'Europe par de riches
musulmans. Et lorsque la première imprimerie musulmane finit par s'ouvrir au début du XVIIIe siècle à Istanbul, elle
n'eut pas de mal à trouver une main-d'œuvre qualifiée parmi les typographes juifs et chrétiens.
Les journaux ne firent leur apparition que beaucoup plus tard ; très vite, certains intellectuels musulmans prirent
conscience des avantages, mais aussi des dangers qu'ils recelaient. Dès 1690, l'ambassadeur marocain en Espagne,
Muhammad ibn 'Abd al-Wahhâb, plus connu sous le nom de al-Wazir al-Ghassânï, mentionne dans sa relation de
voyage « ces moulins à écriture qui publient des rapports censés contenir des informations, mais qui bruissent de
mensonges sensationnels2». Au XVIIIe siècle, les Ottomans savaient qu'il existait une presse européenne et
manifestaient parfois de l'intérêt pour ce qui s'y disait sur eux, mais sans plus. Son introduction au Moyen-Orient fut une
conséquence directe de la Révolution française. En 1795, en effet, parut le premier numéro de la Gazette française de
Constantinople publiée par l'ambassade de France. D'abord destiné aux ressortissants français, ce journal, qui fut sans
doute le premier à être imprimé dans cette partie du monde, avait aussi d'autres lecteurs. Après l'arrivée en Egypte de la
Révolution française en la personne du général Bonaparte, d'autres journaux et gazettes officiels virent le jour au Caire.
Les Français envisagèrent un moment de créer un journal en arabe, mais aucun exemplaire n'en ayant été retrouvé, il est
probable que ce projet ne connut pas de suite.
Dans les sociétés musulmanes traditionnelles, le prince disposait de plusieurs moyens pour informer ses sujets
d'événements importants. Deux d'entre eux faisaient partie de ses prérogatives. En effet, la légende sur les pièces de
monnaie et le sermon du vendredi dans les mosquées devaient, en principe, mentionner son nom et, le cas échéant, celui
de son suzerain. L'omission ou l'ajout d'un nom dans la prière rogatoire signifiait généralement un changement au
sommet du pouvoir, suite à une succession, une révolte, ou encore un transfert d'allégeance. Le reste du prône servait
parfois à annoncer une nouvelle politique ou des mesures particulières. L'abolition d'un impôt, mais pas son
introduction, pouvait aussi être portée à la connaissance du peuple par des inscriptions dans les lieux publics. Les poètes
de cour chantaient les louanges du prince ; leurs poèmes — facilement mémorisables et largement difïusés —
entretenaient sa réputation. Des documents rédigés par des chroniqueurs officiels, tels les fathname ou lettres de
victoire, par lesquelles les sultans ottomans proclamaient leurs succès militaires, étaient distribués pour faire connaître
tout événement jugé important. Utilisant depuis longtemps l'écriture ou la parole comme instrument de gouvernement,
les souverains musulmans surent vite tirer parti de cette invention venue d'ailleurs : le journal.
L'histoire de la presse locale en langue vernaculaire commence avec les deux grands dirigeants réformateurs,
contemporains et rivaux, que furent Muhammad Ali Pacha en Egypte et le sultan Mahmud II en Turquie. Comme dans
bien d'autres domaines, Muhammad Ali prit l'initiative et Mahmud II lui emboîta le pas, en vertu du principe selon
lequel un sultan se devait de faire autant sinon mieux qu'un pacha. Le premier lança une gazette officielle, d'abord en
français, puis en arabe ; le second, une gazette en français, puis en turc. Pendant longtemps, les journaux paraissant au
Moyen-Orient furent tous des organes gouvernementaux, dont la fonction, comme l'indiquait sans détour un édito-rial
turc de l'époque, était de «faire connaître les intentions et les décisions du gouvernement3». Une telle conception de la
nature de la presse et de son rôle n'a pas encore entièrement disparu dans cette partie du monde.
Écrire l'histoire de la presse au Moyen-Orient n'est pas une tâche aisée. De nombreux journaux ne connurent qu'une
existence éphémère, cessant de paraître après quelques numéros; quant aux autres, les collections conservées dans les
archives sont souvent incomplètes. Pour autant qu'on sache, le premier périodique non officiel parut à Istanbul en 1840.
Son propriétaire et directeur était un Anglais, William Churchill, qui réussit à obtenir un firman autorisant son
entreprise. Bien que paraissant à intervalles irréguliers, ce Journal des événements (Jeride-i Havadis) parvint à se
maintenir.
L'introduction du télégraphe et la guerre de Crimée marquèrent un tournant dans l'histoire non seulement de ce journal
mais aussi de l'ensemble de la presse au Moyen-Orient. De nombreux correspondants de guerre, français et anglais,
accoururent dans la région. Churchill s'arrangea avec l'un d'eux pour qu'il lui fournisse le double des dépêches qu'il
envoyait à son journal londonien, ce qui lui permit de sortir cinq numéros par semaine, un exploit pour l'époque. Voilà
comment les Turcs et les autres peuples du Moyen-Orient devinrent dépendants d'une drogue bien plus puissante,
certains diraient plus nocive, que le café ou le tabac, réclamant leur dose quotidienne de nouvelles. Peu après, naquit un
journal en langue arabe destiné aux provinces arabophones de l'Empire ; il cessa de paraître au lendemain de la guerre
de Crimée, contrairement à son homologue turc qui poursuivit sa carrière et fit de nombreux émules.
En 1860, le gouvernement ottoman parraina un quotidien en arabe. Paraissant à Istanbul, il ne se contentait pas de
publier des décrets officiels et autres informations du même genre ; c'était un authentique journal dans lequel on trouvait
des nouvelles de l'Empire et du monde, des éditoriaux et des articles de fond. A peu près à la même époque, les jésuites
de Beyrouth fondèrent un autre journal, très certainement le premier quotidien à paraître dans un pays arabe. Quand les
musulmans dénoncent les impérialistes et les missionnaires, ils ont au moins raison sur un point : c'est à eux, en effet,
qu'ils doivent la presse quotidienne. Et, avec le développement de la presse, les directeurs de journaux, les journalistes
et les lecteurs se trouvèrent confrontés à deux grands écueils : la propagande et la censure.
A la fin du XIXe siècle et au début du XXe les publications — quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles - se
multiplièrent, notamment en Egypte où, en raison de l'occupation britannique, les conditions étaient plus favorables. Ces
publications étaient largement diffusées dans les autres pays arabophones qui, à leur tour, créèrent leurs propres
journaux et magazines. L'essor de la presse eut des répercussions considérables. Le fait d'être régulièrement informé de
ce qui se passait chez lui et à l'étranger donna au simple citoyen capable de lire ou de se faire lire un journal une
connaissance de sa ville, de son pays et même du monde impensable un siècle plus tôt. La presse engendra de nouvelles
formes de socialisation et de politisation. C'est également pendant la guerre de Crimée que se créèrent des municipalités
sur le modèle occidental et que l'État commença à recourir à l'emprunt public.
La langue, elle aussi, subit de profondes transformations. En turc, en arabe et plus tard en persan, le style ampoulé des
premiers journaux, modelé sur celui des chroniques de cour et des décrets officiels, céda progressivement la place au
style journalistique plus vigoureux que nous connaissons aujourd'hui. Pour aborder les problèmes du monde moderne,
les journalistes durent se forger de nouvelles formes d'expression. Le besoin d'informer le lecteur et de lui expliquer des
événements aussi abscons que l'insurrection de la Pologne contre la Russie, la guerre de Sécession ou encore les
discours du trône de la reine Victoria fut, en grande partie, à l'origine du langage politique et journalistique du Moyen-
Orient moderne.
Nouveau venu sur la scène moyen-orientale, le journaliste, dont la profession était inconnue jusque-là, se mit à jouer un
rôle de plus en plus important.
Aujourd'hui, le journal n'est plus le seul moyen de communication présent dans un café. On y trouve généralement une
radio, sinon aussi une télévision. Le premier organisme de radiodiffusion au Moyen-Orient fut inauguré en Turquie en
1925, trois ans seulement après celui de Londres. Etant sous domination étrangère, la plupart des autres pays de la
région durent attendre un peu plus longtemps. En Egypte, la radio ne commença à émettre qu'en 1934 et ne prit
véritablement son essor qu'après la révolution de 1952. C'est en 1964 que la Turquie, encore une fois pionnière, créa une
radio indépendante du gouvernement. D'une façon générale, le degré de liberté dont jouissent les gens de radio ou de
télévision dépend de la nature du régime en place. L'Italie fasciste fut apparemment la première puissance étrangère à
répandre sa propagande par la voie des ondes: en 1935, elle commença à émettre des émissions régulières en arabe
depuis Bari, inaugurant ainsi une guerre de propagande dans laquelle allaient s'engouffrer la Grande-Bretagne,
l'Allemagne, puis la France et, plus tard, les États-Unis et l'Union soviétique. A leur tour, les pays du Moyen-Orient se
mirent à arroser la région de leurs programmes, dispensant des informations, prodiguant des conseils et, à l'occasion,
appelant à la subversion. Plus coûteuse, l'introduction de la télévision fut aussi plus laborieuse, mais à l'heure actuelle
elle est présente dans tout le Moyen-Orient.
Dans une région où l'analphabétisme reste très répandu, l'apparition d'instruments modernes de communication orale eut
un impact révolutionnaire, au sens propre du terme. Ainsi, la révolution iranienne de 1979 fut sans doute la première
révolution électronique de l'histoire : les discours de l'ayatollah Khomeini étaient distribués sur cassettes, et ses
instructions transmises par liaisons téléphoniques directes. Grâce à ces moyens techniques, l'art oratoire acquit une force
inédite et put toucher des foules immenses.
Le contenu des programmes de radio et de télévision dépend beaucoup du régime en place. Très vraisemblablement, le
portrait du chef de l'État ou du gouvernement orne l'un des murs du café. Dans les rares pays qui ont adopté un système
démocratique à l'occidentale et ont réussi à le conserver, les dirigeants sont démocratiquement élus et les médias, à côté
des positions gouvernementales, font place à un large éventail d'opinions. Dans les autres, l'écrasante majorité, prévalent
des régimes plus ou moins autocratiques. Quand ceux-ci revêtent un caractère traditionnel et modéré, les formes sont en
général respectées et une certaine liberté d'expression est permise. Quand il s'agit de dictatures exercées par des
militaires ou un parti, les médias - presse, radio et télévision confondues - sont soumis à une discipline totalitaire et
contraints à l'unanimisme.
Toutefois, quelle que soit la nature du régime, le portrait de son chef accroché au mur constitue, par sa seule présence,
une rupture radicale avec le passé. Comme le rapportait, en 1721, l'ambassadeur turc en France, la coutume voulait que
le roi offre aux représentants étrangers «son portrait garni de diamants». Ayant expliqué qu'il n'était point permis aux
musulmans d'avoir des portraits, il reçut en échange d'autres présents4. L'art du portrait n'était cependant pas inconnu au
Moyen-Orient. Le sultan Mehmed II, surnommé le Conquérant, avait autorisé le peintre italien Bellini à faire son
portrait et possédait même une collection de tableaux européens. Plus pieux, son fils et successeur s'en débarrassa. Par la
suite, les sultans se montrèrent moins pointilleux, si bien que le palais Topkapi à Istanbul abrite une riche galerie de
portraits de souverains et autres dignitaires de l'Empire. A l'époque moderne s'est développée une sorte d'iconographie
musulmane qui propose des portraits, à l'évidence mythiques, d"Ali et de Hussein en pays shiite, et d'autres figures
religieuses, en moins grand nombre il est vrai, en pays sunnite. On rencontre peu d'effigies sur les monnaies, comme
c'est la coutume en Europe depuis l'Antiquité grecque et romaine. Une seule pièce montre ce que l'on suppose être le
portrait d'un calife abbasside. Elle est volontairement provocatrice, car non seulement elle représente le souverain, mais
encore celui-ci est en train de porter une coupe à ses lèvres. Quelques pièces seljuqides à l'effigie d'un émir proviennent
de petites principautés d'Anatolie, mais c'est là un phénomène purement local dû à l'influence byzantine.
Il n'y a sans doute pas d'autres tableaux aux murs, si ce n'est un texte calligraphié et encadré, reproduisant un verset du
Coran ou un dit du Prophète. Depuis quatorze siècles, l'islam est la principale religion de la région et, depuis presque
autant, la religion dominante. Limité à la récitation de quelques versets du Coran, le culte observé dans la mosquée est
simple et austère. La prière commune est un acte collectif et discipliné de soumission au Créateur, Dieu unique et
immatériel. Le culte ne tolère ni le spectaculaire ni le mystère. Il n'admet ni la poésie ni la musique liturgique, ni, a
fortiori^ la peinture ou la sculpture figurative que la tradition musulmane récuse comme idolâtre. Les artistes pratiquent
le dessin abstrait et géométrique, et leurs motifs décoratifs s'inspirent abondamment de la calligraphie. Des versets et
même des sourates entières du Coran ornent les murs et le plafond des mosquées, mais aussi des demeures privées et
des lieux publics.
C'est peut-être dans les arts qu'apparurent les premiers signes de la pénétration culturelle de l'Occident. Ainsi, dans un
pays comme l'Iran, pourtant plus éloigné et plus refermé sur lui-même, la peinture manifeste, dès le début du XVIe
siècle, des influences occidentales aussi bien dans la représentation des ombres, de la perspective que des figures
humaines. Défiant les règles de l'aniconisme musulman, ces dernières étaient depuis longtemps présentes dans l'art perse
et ottoman ; à partir de cette époque, elles s'individualisent et perdent leur caractère stéréotypé. L'art du portrait était
également connu, mais l'image du prince reproduite sur les pièces de monnaie, les timbres ou les murs est un
phénomène récent et passe encore, dans les pays les plus conservateurs, pour un sacrilège confinant à de l'idolâtrie.
Contrairement au théâtre, le cinéma rencontre au Moyen-Orient un succès considérable. Dès 1897, l'Egypte commença
à importer des films muets d'Italie. Les séances de projections organisées à l'intention des soldats alliés pendant la
Première Guerre mondiale donnèrent à de nombreux habitants de la région l'occasion de découvrir ce nouveau moyen
d'expression. En 1917, l'Egypte encore se lançait dans la production et, en 1927, elle présentait ses premiers longs
métrages. Aujourd'hui, l'industrie cinématographique égyptienne occupe le troisième rang mondial, derrière celles des
États-Unis et de l'Inde.
D'autres inventions occidentales sont désormais si anciennes et si bien intégrées que leur origine étrangère n'est plus
perçue. Si notre homme dans le café a fait des études et s'est abîmé les yeux à force de lire, il porte sans doute des
lunettes, invention européenne attestée au Moyen-Orient depuis le XVe siècle. Le café possède peut-être une horloge et
le client une montre; encore aujourd'hui, celles-ci sont probablement de fabrication étrangère — européenne ou
asiatique. L'utilisation d'instruments précis pour mesurer le temps a entraîné, et continue d'entraîner, de grands
bouleversements dans les modes de vie traditionnels.
Il y a toutes les chances pour que notre amateur de café passe le temps, sans avoir à le mesurer, en compagnie d'amis et
joue à l'un de ces jeux de table qui ont une très longue histoire dans la région. Les plus appréciés sont le jacquet et, dans
les classes plus instruites, les échecs. Tous deux sont arrivés en Occident par l'intermédiaire du Moyen-Orient, les
échecs ayant peut-être une origine indienne. Leur présence est déjà attestée en Perse préislamique. Dans le grand débat
sur la question de la prédestination ou du libre arbitre qui a opposé les théologiens musulmans au Moyen Age, ces jeux
servaient parfois d'illustration ou même d'exemple par excellence. Faut-il comparer l'existence à une partie d'échecs où
le joueur reste, à chaque coup, libre de déplacer ses pièces comme il l'entend et où la victoire dépend de son talent et de
sa faculté d'anticipation ? Ou bien à une partie de jacquet, dont l'issue peut être accélérée ou retardée grâce à un brin
d'habileté, mais dont le résultat final dépend des lancers de dés successifs, qualifiés par certains de pur hasard et par
d'autres de prédétermination divine? Ces deux jeux fournirent de puissantes métaphores dans ce grand débat
théologique, où la prédestination — le jacquet — finit par l'emporter.
Entre les nouvelles et les discours, la radio ou la télévision diffuse de la musique. Dans la plupart des cafés, il s'agit de
musique orientale, traditionnelle ou de variétés, ou encore de musique pop occidentale arrangée au goût oriental. La
musique classique occidentale est presque totalement absente. Car les musulmans les plus occidentalisés ne l'apprécient
guère, contrairement aux Japonais ou même aux Chinois qui l'aiment, l'interprètent, voire en composent. Chez les
chrétiens libanais ou les Juifs israéliens, il existe un public pour cette musique. En Turquie, où l'occidentalisation a
également touché le domaine musical, on trouve aujourd'hui des orchestres symphoniques, des opéras et des
compositeurs de musique classique. Pouvant, comme les arts plastiques, se passer de la langue, la musique, du moins
instrumentale, semble a priori plus accessible aux peuples d'une autre culture. Pourtant, dans presque tout le Moyen-
Orient, peut-être à cause de la place qu'y occupe le chant, les amateurs de musique classique demeurent relativement
peu nombreux. En revanche, dès les premiers contacts avec l'Occident, la peinture et l'architecture se sont transformées
sous son influence ; en littérature, les genres traditionnels ont pratiquement disparu, le roman, le théâtre et la poésie se
conformant aux canons esthétiques modernes. Si les arts plastiques ont été les premiers à s'occidentaliser et ont poussé
très loin ce processus, la musique reste à la traîne. Ce qui ne devrait pas nous étonner car, de tous les arts, elle est celui
qu'un étranger a le plus de mal à comprendre, à assimiler et à jouer.
Ce qui frappe le plus un visiteur occidental lorsqu'il entre dans un café, presque partout au Moyen-Orient, c'est
l'absence, ou la quasi-absence, de femmes ; lorsqu'il y en a, ce sont en général des étrangères.
Les tables sont occupées par des hommes, seuls ou à plusieurs ; le soir, des groupes de jeunes gens se promènent dans
les rues en quête de distraction. L'émancipation des femmes accuse un net retard par rapport aux progrès intervenus
dans le statut des hommes et enregistre même, depuis quelque temps, des reculs dans bien des pays.
L'impression qu'on en retire est celle d'une région dotée d'une culture ancienne et de fortes traditions. A certaines
époques, elle a été un centre d'où ont rayonné des idées, des marchandises et parfois des armées. A d'autres, elle a été un
aimant attirant de nombreux étrangers, pèlerins et disciples, esclaves et prisonniers, conquérants et maîtres. Elle a été un
carrefour et un lieu d'échanges, où le savoir et les biens arrivaient d'antiques et lointaines contrées et repartaient, parfois
considérablement améliorés, vers d'autres horizons.
Aujourd'hui, une grande majorité de ses habitants reste marquée par le choc qu'a représenté la pénétration d'abord
européenne puis, plus généralement, occidentale, par les transformations — certains diraient les effets déstabilisateurs -
qu'elle a engendrées. L'histoire moderne du Moyen-Orient est faite d'une succession quasi ininterrompue de
bouleversements imposés de l'extérieur — de défis auxquels ont été apportées des réponses diverses pouvant aller
jusqu'au rejet. Profonds, certains de ces bouleversements sont probablement irréversibles et beaucoup les jugent encore
insuffisants. Plus limités et superficiels, d'autres enregistrent des retours en arrière, à la plus grande satisfaction des
conservateurs et des extrémistes pour qui la pénétration de la civilisation occidentale a été un désastre encore plus grand
que les terribles invasions mongoles du XIIIe siècle. Il y a peu, cette pénétration était qualifiée d'impérialisme, mais ce
terme n'est plus approprié maintenant que la brève période de colonisation européenne s'éloigne dans le temps et que les
États-Unis, peu désireux de s'impliquer, se tiennent à distance. Une autre expression décrit mieux la façon dont elle est
perçue par ceux qui la rejettent, c'est celle qu'employait Khomeini à propos des États-Unis : « le grand Satan ». Satan
n'est pas un impérialiste, mais un tentateur. Il ne conquiert pas, il séduit. L'affrontement se poursuit entre ceux qui
haïssent le mode de vie occidental et redoutent sa force d'attraction, à leurs yeux destructrice, et ceux qui y voient
l'occasion de nouveaux progrès, de nouvelles ouvertures, d'échanges féconds entre cultures et civilisations.
L'issue de ce combat est encore incertaine. Ses origines, ses avatars et ses enjeux se comprennent sans doute mieux si on
les replace dans l'histoire et la civilisation du Moyen-Orient.
DEUXIÈME PARTIE
Antécédents
Chapitre premier Avant le christianisme
Au début de l'ère chrétienne, deux grands empires se disputaient la région que nous appelons aujourd'hui le Moyen-
Orient. Ce n'était ni la première ni la dernière fois de son histoire millénaire. Comprenant les pays du pourtour
méditerranéen depuis le Bosphore jusqu'au delta du Nil, son versant occidental faisait partie de l'Empire romain. Les
anciennes civilisations qui y avaient fleuri s'étaient éteintes et les cités étaient administrées par des gouverneurs romains
ou des princes locaux soumis à Rome. Son versant oriental appartenait à un autre empire, que les Romains, après les
Grecs, appelaient la Perse et ses habitants l'Iran.
La carte politique de la région était très différente de celle d'aujourd'hui. Les pays portaient d'autres noms et avaient
d'autres frontières. De même, la plupart des peuples parlaient d'autres langues et professaient d'autres religions. Il y a,
bien sûr, des exceptions, mais certaines sont plus apparentes que réelles, dans la mesure où elles résultent d'une volonté
délibérée de faire revivre une Antiquité redécouverte, plutôt que d'une transmission ininterrompue d'antiques traditions.
La carte de l'Asie du Sud-Ouest et de l'Afrique du Nord-Est à l'époque de la domination des puissances rivales, Rome et
la Perse, était également très différente de celle des empires et des cultures qui les avaient précédées et qui, pour la
plupart, avaient été conquis et absorbés par des voisins plus puissants, bien avant que les phalanges macédoniennes, les
légions romaines ou les cataphractes perses n'y fassent irruption. Parmi les cultures qui avaient survécu jusqu'au début
de l'ère chrétienne et conservé tant bien que mal leur identité et leur langue, la plus ancienne était sans conteste l'Egypte.
Remarquablement caractérisé par son histoire et sa géographie, le pays comprend la basse vallée du Nil et son delta;
bordé de chaque côté par le désert, il est délimité au nord par la mer. Sa civilisation était déjà plusieurs fois millénaire
lorsque les conquérants arrivèrent ; néanmoins, ni les Perses ni les Grecs ni les Romains ne parvinrent à en effacer les
traits distinctifs. Malgré de multiples transformations, la langue et l'écriture pharaoniques présentent une étonnante
continuité. L'ancienne écriture hiéroglyphique et celle, plus cursive, qui lui succéda, le démotique, survécurent
jusqu'aux premiers siècles de l'ère chrétienne, avant d'être finalement supplantés par le copte, dernier avatar de
l'égyptien ancien, transcrit dans un alphabet adapté du grec et augmenté de sept lettres dérivées du démotique. L'écriture
copte fit son apparition au IIe siècle avant J.-C. et se stabilisa au cours du Ier siècle de notre ère. Lorsque les Égyptiens
se convertirent au christianisme, le copte devint la langue culturelle et nationale de l'Egypte chrétienne sous domination
romaine et byzantine. Après l'islamisation et l'arabisation du pays, même ceux qui décidèrent de rester chrétiens
adoptèrent la langue arabe. Ils s'appellent encore des coptes, mais leur langue s'est progressivement éteinte, pour ne
subsister que dans la liturgie. L'Egypte avait désormais une nouvelle identité.
Le pays a porté bien des noms. A la suite des Grecs et des Romains, nous l'appelons «Egypte», adaptation grecque d'un
ancien vocable égyptien. Le mot « copte » a probablement la même racine consonan-tique. Les Égyptiens l'appellent «
Misr », nom apporté par les conquérants arabes et apparenté aux appellations sémitiques de l'Egypte que l'on trouve
dans la Bible et dans d'autres textes anciens.
La civilisation du Croissant fertile née dans les vallées du Tigre et de l'Euphrate était peut-être encore plus ancienne que
celle de l'Egypte, mais ne présentait ni la même unité politique ni la même continuité sociale. Au sud, au centre et au
nord vivaient des peuples différents parlant des langues différentes : Sumer et Akkad, Assyrie et Babylonie. Dans la
Bible, la région s'appelle Aram Naharayim, Aram d'entre les deux fleuves. Dans le monde gréco-romain, elle s'appelait
Mésopotamie, mot dont la signification est à peu près identique. Au début de l'ère chrétienne, le centre et le sud se
trouvaient entre les mains des Perses dont la capitale impériale, Ctésiphon, était située non loin du site actuel de
Bagdad. D'origine perse, «Bagdad» signifie «Dieu a donné ». C'était le nom du village où, des siècles plus tard, les
Arabes fonderaient une nouvelle capitale impériale. Mot arabe, « Iraq » désignait au Moyen Age la moitié sud du pays,
de Bagdad jusqu'à la mer. Cette province était aussi appelée 'Iraq 'Arabï pour la distinguer de 'Iraq 'Ajamï, la région
voisine située au sud-ouest de l'Iran.
Territoire disputé, le nord de la Mésopotamie était gouverné tantôt par Rome, tantôt par la Perse, tantôt par des dynasties
locales. A certaines époques, il faisait même partie de la Syrie, région délimitée au nord par la chaîne montagneuse du
Taurus, au sud par le désert du Sinaï, à l'est par le désert d'Arabie et à l'ouest par la mer Méditerranée. L'origine du nom
« Syrie » est incertaine. Hérodote y voit une forme abrégée d'Assyrie. Les historiens modernes le font remonter à divers
toponymes locaux. Il apparaît pour la première fois en grec et n'a pas d'antécédents identifiables, ni pour la forme ni
pour le contenu, dans les textes préhellénistiques. Bien établi dans l'usage officiel romain et byzantin, il disparaît au VIF
siècle avec la conquête arabe, mais continue à être utilisé en Europe, surtout après le renouveau des études classiques et
de la terminologie gréco-romaine au moment de la Renaissance. Dans le monde arabe, et plus généralement musulman,
la région autrefois appelée Syrie portait le nom de Sham, qui était aussi celui de sa ville principale, Damas. Hormis
quelques rares occurrences dans d'obscurs traités de géographie, le nom « Syrie » — en arabe « Suriya » — était
inconnu jusque dans la seconde moitié du XIXe siècle où il resurgit sous l'influence européenne. En 1865, il devint, sous
administration ottomane, le nom officiel d'une province, le vilayet de Damas, et après l'obtention en 1920 d'un mandat
par les Français, celui d'un État. Parmi les noms plus anciens d'origine autochtone, le plus utilisé était celui d'Aram,
d'après le peuple — les Araméens — qui s'était installé en Syrie et en Mésopotamie. De même que la Mésopotamie
s'appelait « Aram d'entre les deux fleuves », le sud s'appelait « Aram de Damas » et le nord (Alep) « Aram de Sobah
» (voir, par exemple, II Samuel, VIII, 6 et X, 6).
Plus couramment, cependant, les territoires formant la branche occidentale du Croissant fertile portaient les noms des
royaumes et des peuples qui les contrôlaient. Les plus connus, ou du moins ceux pour lesquels nous possédons le plus
de documents, sont ceux du sud, que les premiers livres de la Bible et d'autres textes anciens appellent Canaan. Après la
conquête Israélite, cette zone prit le nom de «pays des enfants d'Israël » (Josué, XI, 22) ou simplement de « pays d'Israël
» (I Samuel, XIII, 19). Après le partage, au Xe siècle avant J.-C, du royaume de David et de Salomon, le sud, avec
Jérusalem pour capitale, prit le nom de Juda, et le nord celui d'Israël, avant de prendre celui de Samarie. La région
côtière s'appelait au nord la Phénicie et au sud la Philistie, d'après les peuples qui y résidaient. Les Philistins disparurent
de la scène de l'histoire au moment des conquêtes babyloniennes. Les Phéniciens continuèrent d'occuper le nord d'Israël
et le sud du Liban actuels jusqu'à l'arrivée des Romains et le début du christianisme. Après la conquête perse au VIe
siècle avant J.-C, la région où se réinstallèrent les exilés prit le nom de «Yehud» (voir les passages en araméen: Daniel,
II, 25 et V, 13; Ezra, V, 1 et V, 8). Pour les Romains, de même que dans le Nouveau Testament, le sud, le centre et le
nord s'appelaient respectivement la Judée, la Samarie et la Galilée. On peut y ajouter, plus au sud, le désert que les
Romains appelaient l'Idumée, d'après l'Edom biblique - aujourd'hui le Néguev - et, à l'est du Jourdain, la Pérée.
En Mésopotamie comme en Syrie, les langues dominantes étaient sémitiques mais se subdivisaient en plusieurs groupes.
Le groupe le plus ancien était l'akkadien, auquel appartenaient l'assyrien et le babylonien, surtout pratiqués en
Mésopotamie. Le cananéen regroupait l'hébreu biblique, le phénicien et son surgeon en Afrique du Nord, le
carthaginois, ainsi qu'un certain nombre d'autres langues étroitement apparentées, attestées par des inscriptions
découvertes dans le nord et le sud de la Syrie. Au début de l'ère chrétienne, la plupart avaient quasiment disparu, pour
être remplacées par des langues très proches les unes des autres appartenant à un autre ensemble sémitique, l'araméen.
Pour ce qui est des langues cananéennes, si le phénicien était encore parlé dans les ports du Levant et les colonies nord-
africaines, l'hébreu ne l'était plus par les Juifs, mais demeurait la langue de la religion, de la littérature et de l'érudition.
Quant à l'assyrien et au babylonien, ils n'étaient apparemment plus du tout en usage. Devenu langue internationale du
commerce et de la diplomatie, l'araméen était largement répandu non seulement dans le Croissant fertile, mais aussi en
Perse, en Egypte et dans le sud de la Turquie actuelle.
A cette époque, l'arabe, dernière des langues sémitiques à faire son entrée dans la région, était pour l'essentiel confiné
dans le centre et le nord de la péninsule Arabique. Les cités plus développées du sud-ouest — aujourd'hui le Yémen -
parlaient une autre langue sémitique, le sud-arabique, proche de l'éthiopien, que des colons venus d'Arabie du Sud
avaient apportée avec eux dans la Corne de l'Afrique. Certaines sources indiquent que, plus au nord, des locuteurs
arabes s'étaient installés dans les marches de la Syrie et de l'Irak, bien avant les grandes conquêtes du VIIe siècle qui
aboutiraient au triomphe de l'arabe dans toute la région. De nos jours, l'araméen subsiste dans le rituel de certaines
Eglises orientales et est encore parlé dans quelques villages reculés.
Ce n'est qu'au Moyen Age, avec l'arrivée des Turcs, que le pays aujourd'hui appelé la Turquie prit ce nom — et encore,
seulement en Europe. Pendant les premiers siècles de l'ère chrétienne, on parlait d'Asie, ou d'Asie Mineure, et
d'Anatolie. Désignant au départ la côte orientale de la mer Egée, ces deux termes gagnèrent, pour ainsi dire, du terrain
vers l'est. Plus généralement, le pays était désigné par le nom de ses différentes provinces, villes ou royaumes. Le grec
était la langue dominante et la plus couramment parlée.
«Anatolie» vient d'un mot grec qui signifie «lever du soleil», comme «Orient» qui vient du latin et «Levant» de l'italien.
Ces termes reflètent une époque où les pays de la Méditerranée orientale constituaient les limites du monde connu.
Prenant peu à peu conscience de l'existence d'une Asie plus lointaine et plus vaste, les peuples méditerranéens
rebaptisèrent celle qu'ils connaissaient du nom d'Asie Mineure. De même, lorsque, bien des siècles plus tard, un Orient
encore plus éloigné apparut à l'horizon des Occidentaux, l'Orient ancien et immémorial devint le « Proche- », puis le «
Moyen-Orient ». De toutes ces lointaines contrées, la plus importante mais aussi la plus menaçante pour le Moyen-
Orient était l'Iran, plus connu en Occident sous le nom de Perse.
Au sens strict, la « Perse » ou « Perside » désigne non pas un pays ou une nation, mais une province, le Pars ou Fars, au
sud-ouest de l'Iran, en bordure du golfe Persique. Les Perses n'ont jamais donné ce nom à l'ensemble du pays, même si
le dialecte de cette province finit par devenir la langue politique et culturelle dominante, au même titre que le toscan en
Italie, le castillan en Espagne et le parler de la région londonienne en Angleterre. Le nom qu'ils ont toujours utilisé et
imposé au reste du monde en 1935 est l'Iran. Il dérive de l'ancien perse aryanam, un génitif pluriel qui signifie « [le
pays] des Aryens » et remonte aux premières migrations des peuples indo-aryens.
La carte religieuse du Moyen-Orient était encore plus complexe - et confuse - que celle de ses peuples et de ses langues.
Si certaines divinités étaient tombées dans l'oubli, beaucoup existaient encore, non sans avoir, il est vrai, subi d'étranges
transformations. Au fil du temps, conquêtes et migrations, pénétration de la culture hellénistique et domination romaine
avaient donné naissance à de nouvelles religions syncrétiques. Divers cultes orientaux avaient trouvé un écho auprès des
Romains et se pratiquaient jusque dans la capitale de l'Empire. Ainsi, Isis d'Egypte, Adonis de Syrie, Cybèle de Phrygie
en Asie Mineure avaient-ils des adorateurs chez les nouveaux maîtres du Moyen-Orient.
En l'espace de quelques siècles, soit un laps de temps relativement court à l'échelle de la région, deux nouvelles
religions apparues successivement, le christianisme et l'islam, allaient supplanter toutes les anciennes divinités et leurs
cultes. L'avènement et le triomphe de l'islam au VIIe siècle furent précédés et, en un sens, rendus possibles par le succès
du christianisme, qui lui-même avait une dette envers plusieurs courants antérieurs, religieux et philosophiques. L'un et
l'autre plongent leurs racines dans la rencontre et l'interpénétration de trois civilisations universalistes du Moyen-Orient
ancien: les civilisations juive, perse et grecque.
Le monothéisme n'était pas une idée entièrement nouvelle. On le trouve déjà, par exemple, dans le Grand Hymne
d'Akhenaton, le pharaon qui régna sur l'Egypte au XIVe siècle avant J.-C. Toutefois, faisant des apparitions sporadiques
et très localisées, il n'eut qu'un impact éphémère et géographiquement circonscrit. Les Juifs furent les premiers à faire
du monothéisme éthique l'un des principes fondamentaux de leur religion; on peut d'ailleurs suivre l'évolution de leurs
croyances d'un culte tribal primitif à un monothéisme éthique universel dans les livres successifs de la Bible. Ces livres
montrent également que les Juifs avaient de plus en plus conscience que cette croyance les isolait de leurs voisins
idolâtres et polythéistes. A l'époque moderne, ceux qui prétendent être les seuls détenteurs de la vérité se laissent
facilement convaincre qu'ils en sont aussi les découvreurs. Dans les temps anciens, une telle présomption eût été
inconcevable. Confrontés à ce fait extraordinaire qu'ils étaient les seuls à avoir reconnu son unicité, les Hébreux,
incapables d'imaginer qu'ils eussent pu choisir Dieu, adoptèrent une attitude plus humble : c'était Dieu qui les avait
choisis. Cette élection leur conférait des privilèges, mais leur imposait aussi des devoirs et se révélait parfois un fardeau
bien lourd à porter. « C'est vous seuls que j'ai distingués entre toutes les familles de la terre, c'est pourquoi je vous
demande compte de toutes vos fautes» (Amos, III, 2).
Toutefois, les Juifs n'étaient pas les seuls à adorer un Dieu universel et éthique. Beaucoup plus à l'est, sur les hauts
plateaux d'Iran, deux peuples apparentés, les Mèdes et les Perses, étaient peu à peu passés du paganisme à une croyance
en une seule divinité suprême incarnant le principe du bien en lutte perpétuelle contre les forces du mal. L'apparition de
cette religion est associée au prophète Zoroastre, dont les écrits rédigés en ancien perse ont conservé les enseignements.
On ignore à quelle époque ce prophète a vécu et prêché, les estimations des historiens divergeant de mille ans ou plus.
Néanmoins, il semblerait que le zoroastrisme connut son apogée aux VIe et Ve siècles avant J.-C. Pendant longtemps,
les Mèdes et les Perses avaient, chacun de leur côté, poursuivi leur quête d'un Dieu. Les bouleversements du VIe siècle
les rapprochèrent. Les répercussions s'en feraient sentir dans le monde entier des siècles durant.
En 586 avant J.-C, Nabuchodonosor, roi de Babylone, conquit le royaume de Juda, s'empara de Jérusalem, détruisit le
Temple et, fidèle aux pratiques de l'époque, déporta la population en Babylonie. Quelques décennies plus tard, les
Babyloniens furent à leur tour submergés par un autre conquérant, Cyrus le Mède, fondateur d'un nouvel empire perse
qui ne tarderait pas à s'étendre jusqu'en Syrie et au-delà. Apparemment, les Mèdes avaient une vision du monde et des
croyances assez proches de celles des Juifs, l'un des nombreux peuples soumis de leur vaste territoire polyglotte. Cyrus
permit aux exilés de regagner la terre d'Israël et ordonna la reconstruction du Temple de Jérusalem aux frais de l'État.
Dans la Bible, il jouit d'une estime accordée à aucun autre souverain non juif et à bien peu de chefs juifs. Rédigés après
la captivité de Babylone, les derniers chapitres du Livre d'Isaïe en fournissent une illustration saisissante: «Il [Cyrus] est
mon berger; il exécutera toute ma volonté, en disant à Jérusalem : "Sois rebâtie !" et au Temple : "Sois fondé!" (Isaïe,
XLIV, 28). Le chapitre qui suit va encore plus loin: «Ainsi parle l'Éternel à son oint, à Cyrus : "Je l'ai pris par la main
pour mettre les nations à ses pieds"... » (Isaïe, XLV, 1).
Entre les premiers et les derniers livres de la Bible, rédigés les uns avant la captivité de Babybone, les autres après le
retour des exilés, il existe de notables différences; certaines sont peut-être dues à l'influence de la pensée religieuse
iranienne, en particulier, l'idée d'un combat cosmique entre les forces du Bien et du Mal, entre Dieu et le Démon, dans
lequel l'humanité aurait un rôle à jouer, l'affirmation plus explicite d'un jugement après la mort, d'une rétribution au ciel
ou en enfer, l'idée qu'un sauveur né d'une « semence sacrée » et consacré par l'onction viendra à la fin des temps et
assurera le triomphe définitif du Bien sur le Mal. La place qu'occuperont ces idées dans le judaïsme tardif et le
christianisme primitif est bien connue.
Les relations entre ces deux peuples eurent également des conséquences politiques. Cyrus accorda ses faveurs aux Juifs
qui, en retour, le servirent loyalement; pendant des siècles, ceux-ci, tant dans leur patrie que dans les autres territoires
sous domination romaine, seront soupçonnés, non sans raison parfois, de sympathie voire de collusion avec les Perses
ennemis de Rome.
Le philosophe allemand Karl Jaspers voit dans la période qui s'étend de 600 à 300 avant J.-C. un « moment déterminant
» de l'histoire de l'humanité. En effet, c'est à cette époque que des peuples vivant dans des pays éloignés et apparemment
sans contact effectuèrent des percées majeures sur le plan spirituel et intellectuel, comme en témoignent Confucius et
Lao-tseu en Chine, Bouddha en Inde, Zoroastre ou ses principaux disciples en Iran, les prophètes en Israël et les
philosophes en Grèce. Ils ne se connaissaient pratiquement pas. Des missionnaires bouddhistes venus de l'Inde auraient
tenté de propager leur doctrine au Moyen-Orient, mais leurs efforts sont très mal connus et ne semblent pas avoir porté
de fruit. Les fécondes relations entre les Juifs et les Perses datent de Cyrus et de ses successeurs. Etendant leurs
conquêtes à l'Asie Mineure et à la mer Egée, ces derniers entrèrent en contact et en conflit avec les Grecs, jetant ainsi un
pont entre la civilisation grecque naissante et les nombreux peuples de l'Empire perse. La Grèce avait un génie
philosophique et scientifique, plutôt que religieux, mais son apport intellectuel exercerait une profonde influence sur les
civilisations religieuses du Moyen-Orient et même du monde.
Très tôt, les marchands et les mercenaires grecs partirent à la découverte du Moyen-Orient et rapportèrent de ces
étranges contrées de quoi aiguiser la curiosité grandissante des philosophes et des savants. L'expansion de l'Empire
perse facilita les déplacements et les échanges, favorisa la connaissance des langues et fit entrer quantité de spécialistes
grecs à tous les échelons de l'administration impériale. Une nouvelle ère débuta avec les conquêtes d'Alexandre le
Grand (356-323) qui étendit la domination macédonienne et l'influence culturelle grecque, vers l'est, en Iran, en Asie
centrale et jusqu'aux confins de l'Inde, vers le sud, en Syrie et en Egypte. Après sa mort, ses généraux se partagèrent son
empire et fondèrent trois royaumes, situés respectivement en Iran, en Syrie et en Egypte.
Les Grecs, qui connaissaient déjà un peu la Perse avant les expéditions d'Alexandre, commencèrent à se familiariser
avec ces régions mystérieuses; en Mésopotamie, en Syrie et en Egypte, ils établirent une suprématie politique, qui
céderait la place à celle des Romains, et une suprématie culturelle qui se poursuivrait encore plusieurs siècles. En 64
avant J.-C., le général romain Pompée s'empara de la Syrie et, peu après, de la Judée. En 31 avant J.-C., après la défaite
d'Antoine et de Cléopâtre à la bataille d'Actium, les Ptolémées d'Egypte durent, à leur tour, faire acte de soumission à
Rome. Face au triomphe universel de la culture hellénistique et de la puissance romaine, seul deux peuples osèrent
résister : les Perses et les Juifs, avec des fortunes différentes.
Vers 247 avant notre ère, un chef parthe, Arsace, se révolta contre les Séleucides de Syrie et fonda sa propre dynastie.
Malgré plusieurs tentatives des Macédoniens pour restaurer leur suprématie, les Parthes réussirent à conserver et même
à étendre leur souveraineté politique, au point de devenir une grande puissance et un dangereux rival pour Rome, tout en
demeurant ouverts aux influences culturelles grecques, lesquelles semblent avoir été considérables. La situation changea
du tout au tout lorsque Ardashïr (226-240 après J.-C.) renversa la dynastie parthe, fonda celle des Sassanides et restaura
le zoroastrisme. Incorporé dans les institutions royales, gouvernementales et sociales, celui-ci devint la religion
officielle de l'Iran. C'était sans doute la première fois dans l'histoire qu'une religion d'État possédait une hiérarchie
sacerdotale chargée de veiller sur l'orthodoxie et de pourchasser les hérésies. A cet égard, les Sassanides marquent une
rupture avec la tolérance et l'éclectisme des Parthes et de la Rome impériale.
Étroitement liés à l'État, la religion et le clergé profitèrent de sa puissance, mais subirent aussi de plein fouet les
conséquences de son renversement. Les prêtres zoroastriens disparurent avec l'Empire perse. Après la conquête arabe, le
zoroastrisme entama un long et inexorable déclin, et ne joua aucun rôle dans les divers renouveaux politiques et
culturels que connut l'Iran à l'époque islamique. La résistance à l'avance de l'islam vint, non pas du clergé orthodoxe
exerçant traditionnellement le pouvoir, mais des hérésies zoroastriennes habituées à lutter dans l'opposition.
Certaines d'entre elles eurent un retentissement considérable au Moyen-Orient et même dans le monde. Ainsi, le
mithriacisme fit de très nombreux adeptes dans l'Empire romain, en particulier parmi les soldats, et se répandit jusqu'en
Angleterre, où l'on a retrouvé les vestiges d'un temple de Mithra. Tout aussi connu est le manichéisme, du Perse Mani,
qui vécut de 216 à 277 et fonda une religion syncrétique alliant des éléments puisés dans le christianisme et le
zoroastrisme. En 277, il fut mis à mort, mais sa doctrine, remarquablement vivace, survécut aux terribles persécutions
dont elle fut victime de la part des musulmans au Moyen-Orient et des chrétiens en Europe. Plus localisé mais tout aussi
important, le mazdéisme fleurit au début du VIe siècle en Iran et institua une sorte de communisme religieux. Il
représenta une source d'inspiration pour plusieurs mouvements shiites dissidents.
Le zoroastrisme fut la première religion impériale à ne pas tolérer les hérésies, mais il ne semble pas que l'Iran ait fait
œuvre de prosélytisme en dehors de son aire politique et culturelle. Comme toutes les religions antiques, le zoroastrisme
fut d'abord lié à un peuple, devint une religion civique et disparut avec le pouvoir politique qui le soutenait. Une seule
fait exception: elle survécut à la destruction de son assise politique et territoriale, et se perpétua parce qu'elle sut se
transformer radicalement. C'est ainsi que les enfants d'Israël devinrent les Judéens et, plus tard, les Juifs.
La résistance politique des Juifs à la Grèce et à Rome se solda par un échec. Si, sous les Maccabées, ils parvinrent à
affirmer leur indépendance contre les Séleucides et à restaurer le royaume de Juda, ils ne purent rien contre la puissance
de Rome. Malgré de nombreuses révoltes, dont certaines furent peut-être menées à l'instigation et avec l'aide des Perses,
ils furent écrasés et réduits en esclavage. Leurs rois et leurs grands prêtres se mirent au service des vainqueurs et un
procurateur romain régna sur la Judée. La plus importante de ces révoltes commença en 66 après J.-C. En dépit de longs
et âpres combats, les rebelles furent vaincus ; en 70, les Romains prirent Jérusalem et détruisirent le second Temple,
construit par les exilés à leur retour de Baby-lone. Mais cette défaite ne mit pas fin à la résistance juive. Après la révolte
de Bar-Kokhba en 135, les Romains décidèrent de se débarrasser une fois pour toutes de ces fauteurs de troubles.
Comme autrefois les Babyloniens, ils déportèrent une grande partie de la population juive et, cette fois, il n'y eut pas de
Cyrus pour mettre fin à leur exil. Ils tentèrent d'effacer jusqu'aux noms juifs : Jérusalem fut rebaptisée Aelia Capitolina
et un temple dédié à Jupiter érigé sur le site du sanctuaire détruit. Les appellations «Judée» et «Samarie» furent abolies
et le pays nommé Palestine, d'après les Philistins, un peuple depuis longtemps tombé dans l'oubli.
Un passage du Talmud, rapportant une conversation entre trois rabbins qui se déroula au cours du IIe siècle de notre ère,
illustre avec force la façon dont les Juifs et sans doute d'autres peuples du Moyen-Orient percevaient les avantages et les
inconvénients de la domination romaine :
« Rabbi Yehouda ouvrit la discussion et dit : "Combien sont admirables les réalisations de cette nation [les Romains]. Ils
ont aménagé des marchés, lancé des ponts et construit des thermes." Rabbi Yossé garda le silence. Rabbi Shimon Bar-
Yokhai prit la parole et dit: "Tout ce qu'ils ont institué, ils ne l'ont fait que pour servir leurs intérêts. Ils ont aménagé des
marchés pour pouvoir y installer des prostituées, construit des thermes pour leur propre plaisir et lancé des ponts pour
encaisser un droit de péage." Yehouda, fils de prosélytes, alla rapporter ces propos aux autorités, qui déclarèrent :
"Yehouda qui a fait notre éloge recevra un titre. Yossé qui s'est tu sera exilé à Tsipori et Shimon qui nous a critiqués sera
exécuté1." »
Sur un point important, les Juifs, les Grecs et les Romains se ressemblaient tout en se distinguant des autres peuples de
l'Antiquité - ressemblance et différence qui leur conféreraient un rôle crucial dans l'essor des civilisations à venir.
Phénomène universel, tous les groupes humains tracent une ligne de partage entre eux et les autres, et se définissent en
rejetant l'étranger. Cette tendance instinctive remonte aux origines de l'humanité et même au-delà, puisqu'elle se
retrouve dans presque toutes les formes de vie animale. Invariablement, les liens du sang, autrement dit la filiation ou,
comme on dirait aujourd'hui, l'appartenance ethnique, constituaient le critère déterminant. Les Grecs et les Juifs, les
deux peuples les plus conscients de leur spécificité dans le monde méditerranéen antique, nous ont légué deux
définitions classiques de l'Autre: respectivement, le barbare et le gentil. Les barrières qu'elles érigent sont imposantes
mais — là résidait la nouveauté — elles n'étaient pas insurmontables, contrairement à celles qu'opposent les définitions
plus primitives et plus universelles de la différence fondées sur le sang et la filiation. Ces barrières pouvaient être
franchies et même abolies, dans un cas en adoptant la langue et la culture des Grecs, dans l'autre en embrassant la
religion et la loi des Juifs. Si ni les uns ni les autres ne cherchaient à s'agrandir, ils accueillaient volontiers de nouveaux
membres, de sorte qu'au début de l'ère chrétienne, barbares hellénisés et gentils judaïsés faisaient partie du paysage de
nombreuses cités du Moyen-Orient.
Les Grecs et les Juifs avaient un autre point commun qui les rendait uniques dans le monde ancien : la compassion dont
ils savaient faire preuve à l'égard de leurs ennemis. Sur ce plan, rien n'égale la description que donne Eschyle - il avait
participé aux guerres Médiques - des souffrances des Perses vaincus, ni la sollicitude du Livre de Jonas pour les
habitants de Ninive.
Allant encore plus loin en matière d'intégration, Rome institua peu à peu le principe d'une citoyenneté commune à tous
les habitants de l'Empire. Les Grecs avaient inventé la notion de citoyen — de membre d'une cité ayant le droit de
participer à la formation et à la conduite du gouvernement -, mais seuls pouvaient s'en réclamer ceux qui y étaient nés et
leurs descendants, les autres ne pouvant aspirer au mieux qu'au statut de résident étranger. Les Romains adoptèrent cette
conception de la citoyenneté et, progressivement, retendirent à toutes les provinces de l'Empire.
Par leur ouverture au monde extérieur, la culture hellénistique, la religion juive et la communauté politique romaine
facilitèrent l'essor et la propagation du christianisme, religion missionnaire dont les adeptes, persuadés de détenir
l'ultime révélation divine, estimaient de leur devoir sacré de la transmettre au reste de l'humanité. Quelques siècles plus
tard surgirait une autre religion universelle, l'islam, qui insufflerait à ses fidèles un élan comparable - malgré un contenu
et des méthodes différents. Soutenues par la même conviction, mues par les mêmes ambitions, vivant côte à côte dans la
même région, ces deux religions universelles ne pouvaient que se heurter de front un jour ou l'autre.
TROISIÈME PARTIE
Aube et apogée de l'islam
QUATRIEME PARTIE
Transversales
Chapitre VIII L'État
D'Arabie où il vivait, rapporte la Tradition, le prophète Mahomet envoya des lettres aux rois et aux princes des infidèles,
les informant de sa mission et les sommant d'embrasser l'islam. De nombreux souverains, gouverneurs et évêques
auraient reçu de telles missives, en particulier « César » et « Khosro », entendez, l'empereur de Byzance et celui de
Perse qui, à l'époque, se partageaient le Moyen-Orient.
Naturellement, l'empereur de Constantinople portait le titre de «César», parce qu'il était le successeur des empereurs de
Rome et, depuis Constantin, le chef d'un empire chrétien. La nature de la dignité impériale, telle que la concevait la
nouvelle religion, est expliquée par Agapet, diacre de l'église Sainte-Sophie (en grec, Hagia Sophia), qui, vers 530,
écrivait dans une adresse à l'empereur Justinien :
«En exerçant une dignité que l'on place au-dessus de tous les honneurs, sire, vous rendez d'abord hommage à Dieu, qui
vous l'a conférée ; Il vous a donné le sceptre du pouvoir temporel à l'image du royaume céleste, afin que vous ordonniez
aux hommes de faire prévaloir la cause de la justice et de réprimer les rugissements de ceux qui se déchaînent contre
elle ; étant vous-même sous la souveraineté de la loi de justice et roi légitime de ceux qui sont vos sujetsl. »
Dans la Rome païenne, l'empereur était roi, prêtre et même, en un sens, dieu. Après sa conversion au christianisme, il
cessa de revendiquer un caractère divin et finit par reconnaître l'existence d'une distinction -mais non d'une séparation -
entre Yimperium et le sacerdotium, entre le pouvoir impérial et le pouvoir sacerdotal. Cette distinction entre le politique
et le religieux — ou, pour employer un langage plus moderne, entre l'État et l'Eglise — est déjà implicite dans les
Évangiles, où, comme il est dit, le fondateur du christianisme enjoint à ses disciples de rendre «à César ce qui est à
César, et à Dieu ce qui est à Dieu» (Matthieu, XXII, 21). C'est apparemment l'empereur Justinien qui la rendit explicite.
Dans la préface à la sixième novella qu'il adressa au patriarche de Constantinople à propos de l'ordination des évêques et
autres membres du clergé, on peut lire :
«Les plus grands bienfaits de l'humanité sont les dons que Dieu nous a accordés du haut de sa grâce: le clergé et
l'autorité impériale. Le clergé administre les choses divines ; l'autorité impériale gouverne et prend soin des choses
humaines; mais tous deux procèdent d'une seule et même source, et embellissent l'existence humaine2. »
Les premiers empereurs byzantins portaient encore des titres romains tels que imperator, caesar, augustus. Ceux qui
suivirent étaient communément désignés par deux termes grecs, basileus (roi) et auto-krator. Afin de mettre en évidence
la nature de sa souveraineté, l'empereur promulguait ses décrets « au nom du Seigneur Jésus-Christ », en onomati tou
Despotou Iesou Khristou. Il était responsable en dernière instance de l'Église et de l'État ; il devait approuver et imposer
l'« opinion droite » - orthe doxa, expression empruntée à Platon - telle que la définissaient les autorités ecclésiastiques.
Il concevait sa mission comme universelle. A la tête d'un empire et de la seule vraie religion révélée, il avait pour devoir
d'apporter la paix impériale et la foi chrétienne à l'humanité tout entière. Le cérémonial lui donnait le titre de
kosmokrator, maître du monde, et même de khronokrator, maître du temps. De tous les insignes et emblèmes de sa
souveraineté impériale et universelle, le plus éclatant était le solidus ou denarius; portant en empreinte le nom du césar
romain ou de Xautokrator byzantin, cette pièce d'or eut cours et circula pendant des siècles dans tout le monde connu.
Les troubles et les désordres du IIIe siècle laissèrent les empereurs byzantins à la tête d'un royaume singulièrement
rétréci, d'une armée affaiblie et d'une administration appauvrie. Poursuivies et complétées
oar ses successeurs, les réformes de Constantin renforcèrent le gouvernement impérial et lui permirent d'affronter les
dangers et les défaites que l'avenir lui réservait. L'administration centrale fut divisée en plusieurs départements, défense,
sécurité de l'État, chancellerie, politique étrangère, etc., sans oublier les finances. Des provinces, plus petites mais plus
nombreuses, remplacèrent les anciennes satrapies et furent regroupées en quatre préfectures, dirigées chacune par un
préfet du prétoire. Ce dernier possédait des pouvoirs considérables et jouissait d'une grande autonomie en matière
fiscale et militaire, mais il était personnellement responsable devant le souverain.
L'efficacité de ce nouveau système reposait en grande partie sur l'appareil militaire. Dotée d'une grande mobilité et bien
entraînée, l'armée régulière était attachée à la personne de l'empereur et servait aussi bien à réprimer les révoltes
intérieures qu'à repousser les ennemis extérieurs.
Le premier de ces ennemis était, bien entendu, le roi de Perse, seul autre prétendant à l'autorité impériale. Dans une
inscription de 260 après J.-C. proclamant sa victoire sur les Romains, Shapur Ier se présentait ainsi :
« Moi, seigneur Shapur, adorateur de Mazda, roi des rois d'Iran et de non-Iran, de la race des dieux, fils d'Ardashïr,
adorateur de Mazda, roi des rois d'Iran, de la race des dieux, petit-fils de Papak... je règne sur le pays d'Iran3.»
Shapur avait, en effet, remporté une grande victoire sur les Romains, mais aux siècles suivants, alors que l'Empire
romain se réorganisait et gagnait en puissance, l'Iran n'avait cessé de s'affaiblir.
Le règne de Khosro Ier, dit « Anosharvan » — « la Grande Ame » — (531-579), fut marqué par une recrudescence des
troubles et par de profonds bouleversements. Sous son père et prédécesseur Qobad Ier (448-496; 499-531), Mazdak, un
dissident probablement manichéen qui s était mis à prêcher une doctrine égalitariste et communisante, avait bénéficié
pendant un temps de la protection du roi, qui y voyait, peut-être, une bonne façon de contrer les prétentions de la
noblesse féodale. Khrosro ramena l'ordre et un certain calme. Tout en pourchassant les adeptes de Mazdak, il entreprit
de réorganiser l'État, le gouvernement et l'armée. Il y réussit assez bien et vit sa force militaire augmenter.
Toutefois, l'Empire était ébranlé dans ses fondements. L'ordre féodal se brisa et fut remplacé par un despotisme
militaire, fondé sur une armée de métier. Les classes privilégiées continuèrent à être exemptées d'impôts et devinrent de
plus en plus dépendantes du roi, la cour formant le centre de leur vie. Cependant, d'autres changements étaient à venir.
L'ancien esprit d'indépendance restait vivace, si bien qu'après Khosro, les nobles se rebellèrent à nouveau contre la
couronne. Pendant les guerres et les troubles civils du VIe siècle, même les commandements militaires eurent tendance
à se transformer en fiefs. Un nouveau type de féodalisme dominé par les généraux commença à se développer, mais il
n'eut pas le temps de se consolider.
Au début du VIIe siècle, lorsque les Arabes musulmans envahirent l'Iran, l'autorité centrale était en pleine
décomposition. Après la défaite des armées impériales, les princes furent vaincus un à un et leurs principautés,
absorbées par le royaume des califes. La crise sociale et politique du dernier siècle sassanide s'accompagna de
soulèvements religieux. Une succession d'hérésies zoroastriennes, dont le manichéisme et ses diverses variantes,
contestèrent l'autorité royale et religieuse. Bien que vaincus à plusieurs reprises, ces mouvements sapèrent la cohésion et
l'autorité des institutions zoroastriennes.
Tel était le système politique que trouvèrent les musulmans en Iran et dont s'inspirerait le califat abbasside. Despotisme
tempéré par la déposition et l'assassinat, il était soutenu par des rituels et des cérémonials compliqués qui firent forte
impression sur les conquérants arabes. Il leur légua également un autre héritage, bureaucratique et clérical. Si l'ancienne
noblesse féodale persane, ou ce qui en restait, avait perdu toute capacité militaire, les familles aristocratiques parvinrent
à conserver leur pouvoir et leur influence en occupant les hauts postes de l'administration ; les idées et les compétences
de cette classe patricienne de scribes marqueraient les institutions musulmanes.
La conception persane de la royauté était fondamentalement religieuse. Contrairement aux Parthes, les Sassanides
avaient instauré une sorte d'Église officielle qui, à son tour, sanctifiait le pouvoir royal et prenait une part active à la vie
politique et sociale. Placée sous l'autorité suprême d'un grand prêtre et encadrée par un clergé très hiérarchisé, elle
exerçait une autorité spirituelle mais aussi temporelle, possédait des terres, percevait des dîmes et jouissait de privilèges.
Appartenant à l'aristocratie, ses hauts dignitaires formaient une sorte de noblesse de robe.
La Perse sassanide était une société éminemment aristocratique, où n'avait un rang que celui qui appartenait aux classes
supérieures les plus fermées. Ce système avait des défauts, mais aussi les qualités de ses
défauts: en particulier, une tradition de chevalerie et de courtoisie, dont le monde gréco-romain était généralement
dépourvu.
Déjà gravement ébranlés par les soubresauts du VIe siècle, les fondements aristocratiques de l'État ne purent résister à la
démocratisation apportée par l'islam.
Une comparaison entre Byzance et la Perse, deux empires vaincus par les Arabes, serait sans doute instructive. Ils
présentent une ressemblance frappante sur le plan géographique. En effet, l'un et l'autre occupaient un haut plateau, où
la langue et la culture dominantes — grecque et chrétienne en Anatolie, persane et zoroastrienne en Iran — étaient celles
du peuple impérial dominant. Ils contrôlaient des territoires limitrophes, habités par des peuples dont l'idiome et les
croyances religieuses différaient des leurs. Les sujets byzantins en Syrie, et perses en Irak, étaient majoritairement des
chrétiens orthodoxes de langue araméenne. En Syrie, les Byzantins étaient également confrontés à l'opposition de
groupes dissidents à l'intérieur des Églises orthodoxes, groupes qui, peu à peu, se forgeraient une identité distincte, se
doteraient d'un clergé et de leur propre liturgie.
En revanche, les deux capitales impériales connurent un sort radicalement différent. Située à l'ouest du plateau
anatolien, Constantinople était à l'abri derrière ses hauts murs. Toutes les tentatives des Arabes pour la conquérir se
soldèrent par un échec ; l'Empire put chaque fois regrouper ses forces et survivre encore quelques siècles. Situé à l'ouest
du plateau iranien, en Irak, Ctésiphon, la capitale sassanide, succomba au premier assaut en 637 ; dès lors, les princes
perses n'eurent plus de base où se rallier, relever leur armée et préparer une contre-attaque.
Au cours de leur expansion, les Arabes musulmans rencontrèrent deux empires très différents, le romain et le perse, qui,
chacun à leur manière, exercèrent sur eux une profonde influence. En outre, ils se distinguaient nettement des autres
conquérants, antérieurs et postérieurs, qui submergèrent de grands empires. Les peuples germaniques qui envahirent
l'Empire romain d'Occident trouvèrent une entité politique et une religion - l'Empire romain et l'Eglise chrétienne —
possédant leurs propres lois, leurs institutions, leur hiérarchie de fonctionnaires ou de prêtres. Ils les reconnurent, du
moins en principe, et poursuivirent leurs objectifs à l'intérieur de cette double structure. L'empereur d'Occident devint
un jouet aux mains de ses maîtres barbares, mais ce jeu leur convenait, et lorsque l'Empire d'Occident finit par mourir
d'inanition, un nouveau Saint Empire romain germanique vit le jour quelques siècles plus tard en Allemagne. En Perse
et à Byzance, les conquérants arabes se comportèrent tout autrement: de façon délibérée, ils abolirent l'ordre ancien et y
substituèrent leurs propres institutions souveraines. En revanche, les conquérants venus de l'est qui envahiraient le
monde de l'islam se comporteraient davantage comme les peuples germaniques en Europe. En effet, les Turcs et, après
leur conversion, les Mongols préservèrent les institutions religieuses musulmanes, ainsi que le califat et le sultanat, et
s'en servirent à leurs propres fins. Les Germains conservèrent le latin ; eux adoptèrent l'arabe et le persan, et même les
cultivèrent.
A l'instar d'autres peuples, les musulmans gouvernaient, levaient des impôts et faisaient la guerre. Mais, dans toutes ces
activités, leur religion était infiniment plus présente. Les chrétiens et les musulmans, en particulier, avaient une
expérience de l'histoire profondément différente. Pendant trois siècles, jusqu'à la conversion de Constantin, les chrétiens
avaient constitué une minorité, toujours suspecte et souvent en butte aux persécutions de l'État. C'est à cette époque
qu'ils s'étaient créé leurs institutions devenues l'Église. Mahomet, le fondateur de l'islam, fut son propre Constantin. De
son vivant, l'islam devint une appartenance religieuse mais aussi politique, et la communauté du Prophète à Médine se
transforma en un État ayant pour souverain le Prophète en personne. Le souvenir de son action en tant que maître d'un
territoire et d'un peuple est pieusement conservé dans le Coran et dans les plus anciennes traditions narratives, lesquels
forment le cœur de la mémoire collective des musulmans partout dans le monde.
Ainsi, pour Mahomet et ses compagnons, le choix entre Dieu et César, ce piège dans lequel, non pas Jésus, mais tant de
chrétiens s'empêtreraient, ne se posa pas. Selon la doctrine et la pratique musulmanes, il n'y avait pas de César. Dieu
était à la tête de l'État et Mahomet son prophète enseignait et gouvernait en son nom. En tant que prophète, il n'eut pas -
ni ne pouvait avoir - de successeur. En tant que chef suprême de la communauté politico-religieuse musulmane, il eut
pour héritiers une longue succession de califes.
On dit parfois que le calife était chef de l'État et de l'Église, qu'il unissait dans sa personne la dignité de pape et celle
d'empereur. Cette formulation en termes occidentaux et chrétiens est trompeuse. En effet, il n'y avait pas, comme dans
l'Empire chrétien, de distinction entre ïimperium et le sacerdotium, ni d'institution ecclésiastique indépendante, ni
Église, ni clergé. Le califat représentait une fonction religieuse, et le calife avait pour première mission de sauvegarder
l'héritage du Prophète et de faire prévaloir la Loi divine. Toutefois, il n'avait aucune fonction pontificale ni même
cléricale et n'appartenait ni par formation ni par expérience professionnelle au corps des ulémas. On attendait de lui, non
pas qu'il expose ou qu'il interprète la loi, mais qu'il la maintienne et la fasse respecter, afin que soient réunies les
conditions permettant à ses sujets de mener une vie de bon musulman dans ce monde et de se préparer au monde à venir.
Aussi devait-il perpétuer la Loi divine à l'intérieur des frontières de l'État musulman, mais également défendre et, si
possible, étendre, ces frontières, de sorte qu'à la fin des temps, l'humanité tout entière s ouvre à la lumière de l'islam.
Dans l'historiographie musulmane, les premières conquêtes sont désignées sous le nom arabe de futûh, littéralement «
ouvertures ».
Le calife porte plusieurs titres symbolisant les différents aspects de sa charge. Les théologiens et les juristes l'appellent
généralement imam qui signifie «Guide suprême» de la communauté musulmane, avec pour sens premier «guide de la
prière». Amïr al-mu'minîn, que l'on traduit généralement par «Commandeur des croyants», désigne ses fonctions
politiques et militaires. C'était là son titre le plus fréquemment utilisé. Khalïfa était le terme communément employé par
les Historiens ; il apparaît souvent sur les pièces de monnaie. En principe, mais aussi dans les faits durant les premiers
siècles de l'hégire, il n'y avait qu'une seule communauté musulmane, regroupée dans un seul État, dont le calife était le
seul chef. A la différence de la Chrétienté, la titulature de la souveraineté dans le monde musulman n'a normalement pas
recours à des caractérisations géographiques ou ethniques. Des expressions telles que « roi d'Angleterre », « roi de
France » ou « roi d'Espagne» n'y ont pas d'équivalent. Durant les grandes guerres qui opposèrent la Turquie et l'Iran au
XVIe siècle, le sultan et le shah se traitaient mutuellement de rois, pour rabaisser l'autre. Chacun dans son propre
royaume était le représentant de Dieu sur terre et le chef des musulmans. Son adversaire n'était qu'un dissident, un
rebelle, au mieux un potentat local.
Les grandes questions qui se posaient aux premiers musulmans au moment où le califat se cherchait une définition
étaient les suivantes : qui peut être calife? Comment doit-on le choisir? Quels sont ses devoirs ? Quelles sont les limites
de son pouvoir ? Peut-on le déposer ? Qui doit lui succéder ? Ces questions donnèrent lieu à d'intenses débats et, parfois,
à de vives polémiques entre juristes et théologiens, chacun arguant des principes de la religion et du droit musulman,
tout en s'appuyant sur la réalité historique des débuts du califat. Les shiites soutenaient que la fonction devait être
héréditaire, que ses détenteurs devaient descendre du Prophète et donc que tous les califes, sauf Ali et son fils Hasan,
dont le règne avait été fort bref, étaient des usurpateurs. Plus communément accepté, le point de vue des sunnites était
que le califat devait être électif et que tout Qurayshite, ou membre de la tribu du Prophète, était éligible. Les juristes
sunnites concevaient cette élection sur le modèle du choix d'un nouveau chef par les anciennes tribus arabes. Ni la
composition de l'électorat, ni les procédures de vote ne furent jamais établies de façon autorisée. Certains juristes
exigeaient la réunion de tous les électeurs compétents, sans préciser en quoi consistait leur compétence. D'autres
souhaitaient la constitution d'un quorum de cinq électeurs, trois, deux, voire un seul. L'étape suivante fut d'accepter que
ce seul électeur soit le calife en titre, afin qu'il puisse désigner son dauphin.
Ces discussions montrent qu'érudits et pieux juristes finirent tant bien que mal par se résigner à la réalité politique. On
peut distinguer quatre périodes dans l'évolution du califat. La première est celle que les historiens appellent le califat
patriarcal, et les musulmans sunnites, le califat « bien dirigé ». Les quatre califes de cette première période furent tous,
d'une manière ou d'une autre, choisis par leur prédécesseur ou leurs pairs; aucun n'arriva sur le trône par droit
héréditaire. Cependant, le califat patriarcal, et avec lui l'expérience d'une souveraineté élective, s'achevèrent dans le
régicide et la guerre civile. En pratique, sinon dans le principe, le califat devint alors héréditaire, au sein de deux
dynasties successives, les Omeyyades et les Abbassides. L'idéal électif conserva suffisamment de force pour empêcher
l'apparition de toute règle de succession, par exemple, par ordre de primogéniture, comme c'était le cas dans les
monarchies européennes. Sur presque tous les autres plans, le système et le style de gouvernement ressemblèrent de plus
en plus à ceux des anciens empires que les musulmans avaient conquis, et de moins en moins à la communauté du
Prophète à Médine.
Les pouvoirs dont disposaient les premiers califes n'avaient pas grand-chose à voir avec ceux des despotes qui les
avaient précédés et qui leur succéderaient. Ils étaient limités par l'éthique politique de l'islam, par les mœurs et les
traditions antiautoritaires de l'ancienne Arabie. Dans un vers qui lui est attribué, le poète arabe préislamique 'Abïd ibn
al-Abras qualifie sa tribu de laqàh, vocable qui, selon les anciens commentateurs et lexicographes, s'applique à celle qui
ne s'est jamais soumise à un roi. Comme le souligne 'Abïd avec fierté :
« Ils refusaient de servir des rois et ne furent jamais gouvernés par aucun ; Mais lorsqu'on les appelait en renfort pour la
guerre, ils acceptaient avec joie4.»
Comme les anciens israélites décrits dans le Livre des Juges et dans Samuel, les anciens Arabes se méfiaient des rois et
de la royauté. Certes, ils savaient que plusieurs pays voisins s'étaient dotés d'une monarchie, et certains d'entre eux
furent même conduits à adopter cette institution. Il y avait des rois dans les États de l'Arabie du Sud et dans les
principautés frontalières du Nord ; mais tous occupaient, à des degrés divers, une position marginale par rapport à
l'Arabie. Les royaumes sédentaires du Sud parlaient une autre langue et appartenaient à une autre culture. Bien
qu'authentiquement arabes, les principautés frontalières du Nord subissaient l'influence du système politique impérial
perse et byzantin, et représentaient un élément quelque peu étranger à l'ancien monde arabe. Pourtant, le titre de roi
n'était pas entièrement inconnu des tribus. En effet, la plus ancienne inscription en langue arabe qui nous soit parvenue -
une inscription funéraire découverte à Namara, aux frontières de la Syrie, et datant de 328 après J.-C. -commémore
Imru'1-Qays ibn 'Amr, «roi de tous les Arabes, qui porta le diadème et soumit Asad, Nizâr et leurs rois ». Cette épitaphe
se clôt sur l'affirmation qu'aucun roi, jusque-là, « ne s'était élevé aussi haut5». Celui qu'elle honore ainsi régna
probablement sur l'une des principautés frontalières.
Encore mal connue, l'histoire préislamique de l'Arabie est entourée de toutes sortes de mythes et de légendes. La
tradition historique conserve le souvenir d'une éphémère monarchie — le royaume de Kinda qui fleurit à la fin du Ve et
au début du VIe siècle. Après sa désintégration, les habitants de l'Arabie, sédentaires comme nomades, eurent
généralement une attitude hostile à l'égard de la monarchie. Même dans une oasis comme La Mecque, ils préférèrent
être dirigés par des chefs consensuels, plutôt que commandés par des monarques. Cette méfiance vis-à-vis de la
monarchie se retrouve dans le Coran et les traditions. Le mot malik (roi) y apparaît comme l'un des attributs de Dieu et,
à ce titre, revêt un caractère sacré. Mais lorsqu'il est appliqué à des hommes, il revêt généralement une connotation
péjorative. Ainsi, dans le Coran (voir, par exemple, X, 83 ; XXVIII, 4), il sert communément à désigner Pharaon,
archétype du pouvoir injuste et tyrannique. Dans un autre passage (XXVII, 34), la reine de Saba dit au roi Salomon:
«Quand les rois pénètrent dans une cité, ils la saccagent et ils font de ses plus nobles habitants, les plus misérables des
hommes. C'est ainsi qu'ils agissent. » Connaissant d'assez près le pouvoir monarchique tel que l'exerçaient l'Empire
perse et l'Empire byzantin, les premiers musulmans étaient convaincus que l'État fondé par le Prophète et ensuite
gouverné par les califes, ses successeurs, représentait un système politique nouveau et différent. Aussi ne manquaient-ils
pas de critiquer tout ce qui leur paraissait être une volonté de transformer la direction religieuse de l'islam en un nouvel
Empire. Dans un pamphlet justifiant le renversement des Omeyyades par les Abbassides, l'écrivain arabe du IXe siècle,
al-Jâhiz dénonce le comportement de Mu'âwiya :
«Alors l'année qu'ils nomment "année de la réunion", Mu'àwiya s'installa au pouvoir et se proclama seul chef, contre la
volonté des autres conseillers et de la communauté des musulmans, aussi bien les défenseurs [médinois] que les
compagnons [mecquois]. Mais loin d'être l'année de la réunion, ce fut celle de la division, de la force, de l'oppression et
de la violence, l'année où l'imamat revêtit les atours du royaume de Khosro et le califat ceux de la tyrannie de César6. »
Lorsqu'il attribue ces changements à Mu'àwiya, al-Jâhiz devance un peu les événements. Néanmoins, il donne une
description exacte d'une évolution qui commença à se faire jour sous le règne des derniers Omeyyades et, ironie de
l'histoire, fut menée à son terme par les califes abbassides dont il défendait la cause.
La mention des « conseillers », en arabe shûrà\ est révélatrice, car elle fait allusion à d'anciennes traditions islamiques et
même préislamiques. Avant l'avènement de l'islam, le cheikh - l'ancien - ou le sayyid -seigneur ou maître — exerçait ses
fonctions aussi longtemps qu'il disposait du consentement, librement accordé, de «ceux qui lient et délient», c'est-à-dire
des hommes les plus âgés et les plus respectés de la tribu à qui il revenait de nommer le chef et, éventuellement, de le
démettre. Primus interpares et arbitre des disputes, ce chef n'exerçait de véritable commandement que sur le champ de
bataille. Dans l'exercice de ses fonctions, en temps de guerre comme en temps de paix, il était censé respecter les
coutumes immémoriales de la tribu.
Même si, en pratique, il se cantonnait souvent aux membres d'une même famille, le choix d'un nouveau chef n'était régi
par aucune règle de succession. Ce nouveau chef était généralement choisi dans une famille considérée comme noble,
voire sainte, dont les descendants recevaient par héritage la garde d'un sanctuaire ou d'un objet sacré. Le choix était
individuel et se fondait sur les qualités personnelles du candidat, sur sa capacité à susciter et à conserver la loyauté de
ses pairs. Il devait ses responsabilités davantage à son prestige qu'à son autorité. Avec l'avènement de l'islam, les
sentiments antimonarchiques et anti-dynastiques se trouvèrent renforcés par un antiaristocratisme né de la croyance en
l'égalité des fidèles et du rejet de toute primauté, sauf celle reposant sur la piété ou le mérite personnel. Malgré
l'évolution de fait u cahfet, la doctrine de la succession élective resta inscrite dans le droit et la jurisprudence sunnites ;
prenant de plus en plus la forme de la nomination par le souverain de son successeur, la fiction d'une élection se
perpétua jusqu'aux dernières dynasties califales.
Il ne fait pas de doute que les premiers musulmans considéraient le califat comme une variante élargie de l'autorité du
cheikh, s'étendant non plus à une seule tribu, mais à toutes les tribus qui, réunies, formaient la communauté politique de
l'islam; en elle, la religion et la loi musulmanes avaient successivement complété, modifié, incorporé et supplanté les
traditions tribales. A l'époque de l'expansion, où l'état de guerre était quasi permanent, la fonction de commandant des
armées, déjà présente dans l'ancien système, vit son importance s'accroître.
Le chef d'une tribu avait aussi pour fonction de présider le majlis, parfois aussi appelé jamâ'a, ou conseil des notables.
Dans leur sens premier, majlis signifie l'endroit où l'on est assis, et jamâ'a, réunion. Dans l'ancienne Arabie, le majlis
semble avoir été une sorte de conseil oligarchique, où le chef, entouré de notables, dispensait la justice, prenait des
décisions politiques, recevait des visiteurs, écoutait des poètes et dirigeait les débats sur des sujets d'actualité. Cette
pratique se prolongea sous les premiers califes, avec cependant une étiquette et un cérémonial plus strictement réglés.
Lorsque l'Empire s'agrandit et que sa vie politique devint plus complexe, le majlis à l'ancienne ne suffit plus à la tâche.
Quand il décida de prendre son fils Yazïd pour dauphin, le calife Mu'âwiya envoya et reçut quantité de délégations
(wafd), afin d'obtenir le soutien des chefs les plus influents des tribus arabes. Il y réussit suffisamment pour assurer sa
succession, mais dut, pour la confirmer, remporter une guerre civile. L'exemple classique du choix d'un successeur par
une forme de consultation est fourni par la fameuse shûrâ convoquée par Omar sur son lit de mort. Bien que réputée
classique, cette procédure ne fut pas reprise.
Deux versets du Coran (III, 159 et XLII, 38) sont souvent cités pour montrer que le chef a le devoir de consulter ses
subordonnés. Les auteurs musulmans opposent la consultation au pouvoir personnel arbitraire, louant l'une et réprouvant
l'autre. On trouve à l'appui de la consultation un vaste corpus de textes dus à des traditionnistes rapportant les
enseignements et les actions du Prophète, à des commentateurs interprétant et développant les références à la
consultation présentes dans le Coran, enfin à quantité d'auteurs ultérieurs
écrivant en arabe, en persan ou en turc, et appartenant aussi bien à la classe des juristes qu'à celle des scribes. En
général, les ulémas insistent sur le fait que le souverain doit consulter les ulémas, et les fonctionnaires ceux qui servent
l'État. Mais si la consultation était recommandée et le pouvoir arbitraire condamné, l'une n'était pas obligatoire et l'autre
pas interdit. Le cours des événements lui-même poussait vers un accroissement des pouvoirs du souverain et de ses
représentants. Le caractère de plus en plus autoritaire du gouvernement et le désenchantement de ceux qui avaient
soutenu la révolution abbasside contre les Omeyyades dans l'espoir d'un progrès ressortent avec force d'un passage
souvent repris par les auteurs classiques. Un certain Sudayf, partisan des Abbassides, s'y répand en plaintes amères : «
Par Dieu, notre butin, que nous partagions, est devenu la chasse gardée des riches. Notre gouvernement, qui était
consultatif, est devenu arbitraire. Notre succession, qui était élective, est devenue héréditaire7. »
Une forme ou une autre d'assemblée publique se perpétua sous les califes les plus autocrates. Durant ces réunions, des
représentants des différents ordres sociaux étaient admis en la présence du souverain, ou d'un haut dignitaire agissant en
son nom, et autorisés à présenter des pétitions. Des poètes et des savants en quête de protecteurs pouvaient aussi y
assister et ainsi promouvoir leur carrière. Cette procédure augmenta l'influence et parfois même le pouvoir de ceux -
chambellans et autres - qui contrôlaient l'accès au calife. A l'époque ottomane, le conseil impérial {divan-i humayuri)
devint une institution. Au début du XVe siècle, sinon plus tôt, le sultan présidait régulièrement un conseil des pachas.
Entre la mort d'un sultan et l'intronisation de son successeur, le divan pouvait, à titre exceptionnel, se réunir de sa propre
autorité. Mehmed II semble avoir été le premier sultan à renoncer à la présidence du divan, et à l'abandonner au grand
vizir. Si 1 on en croit une anecdote rapportée par les historiens ottomans, un jour un paysan se présenta avec une
doléance et demanda aux dignitaires rassemblés : « Lequel d'entre vous est le sultan ? J'ai un grief à exprimer. » Le
sultan s'en offensa ; le grand vizir saisit cette occasion pour lui suggérer de ne plus apparaître en personne au divan, afin
d éviter un tel affront, et d'en suivre les débats derrière une grille ou un écran8.
Vue cette anecdote soit vraie ou non, les règles de procédure promulguées par Mehmed II confirment le retrait du sultan.
Il y est explicitement indiqué que celui-ci se tient assis derrière un écran. Il en fut ainsi jusqu'à Soliman le Magnifique,
qui renonça définitivement à assister aux travaux de ce conseil. Au XVIe siècle, le divan se réunissait quatre fois par
semaine, dès l'aube, pour examiner les affaires de l'État. La matinée était généralement réservée à des séances publiques
et notamment à l'audition de requêtes et de doléances auxquelles répondait le conseiller concerné ou le grand vizir en
personne. Vers midi, la masse des solliciteurs se retirait et le déjeuner était servi aux membres du divan qui examinaient
alors les affaires en suspens. Les descriptions qui en sont faites montrent clairement que ce conseil n'avait qu'une voix
purement consultative: la décision finale appartenait au grand vizir et, au-delà, au sultan. Face à un problème précis, le
grand vizir pouvait demander de plus amples informations et, éventuellement, un avis à l'un ou l'autre des membres du
divan, mais jamais au divan à titre collectif. Les affaires militaires étaient transmises à l'aga des janissaires, les affaires
navales au grand amiral, kapudan pacha, les affaires juridiques aux hauts magistrats, et ainsi de suite.
Si ce conseil nous apparaît plus complexe et plus institutionnalisé, c'est assurément parce que nous disposons de sources
plus complètes et de meilleure qualité sur la période ottomane, mais c'est aussi le reflet d'une évolution générale. Après
l'arrivée au Moyen-Orient des peuples de la steppe, les Turcs puis les Mongols, des textes attestent l'existence, pour la
première fois dans l'histoire musulmane, de conseils consultatifs réguliers et permanents. Ainsi, les souverains mongols
de Perse avaient l'habitude de réunir un conseil de hauts dignitaires, présidé par le vizir. Cette assemblée, appelée en
persan le grand divan {dïvân-i buzurg), s'inspirait peut-être du kurultay, le conseil tribal mongol. Comme en témoignent
des sources persanes et autres, elle continua d'exister après la fin de la domination mongole. De même, dans l'Egypte
des mamelouks, il semble qu'il y ait eu une sorte de conseil suprême composé d'émirs de haut rang; toutefois, sous les
derniers mamelouks, il y est fait de plus en plus rarement allusion.
Dans l'Empire ottoman, à côté du dïvân-i humayun, dont la composition et les dates de réunion étaient fixes, et qui
délibérait selon un ordre du jour établi à l'avance, il existait un autre type d'assemblée, appelée meshveret (consultation).
Ce vocable arabe, de même racine que shûrà, ne s'appliquait pas au divan, mais à des réunions ad hoc de chefs militaires
et autres dignitaires convoqués par le sultan ou le grand vizir pour débattre d'un problème déterminé. Il semble qu'elles
aient été nombreuses durant les guerres balkaniques du XVe siècle. Elles se poursuivirent au XVIe et au XVIIe siècle, et
devinrent très fréquentes durant les crises de la fin du XVIIIe. Une ancienne tradition historiographique ottomane va
jusqu'à attribuer la fondation de la dynastie ottomane à un meshveret. Les beys se seraient réunis pour se donner un
chef: « Après de longues discussions, ils choisirent Osman bey et lui demandèrent de devenir leur chef. Il accepta9.» Il
est difficile de juger de l'authenticité de ce récit, mais à supposer que ce soit une légende, le fait que les premiers
chroniqueurs l'aient retenue et enchâssée dans l'histoire de la naissance de l'État ottoman est en soi assez éloquent.
Plus le pouvoir autocratique du califat abbasside se renforçait, plus celui, personnel, du calife installé à Bagdad se
délitait; à partir du Xe siècle, le Commandeur des croyants, naguère chef incontesté du monde musulman, se trouva
successivement dépouillé du contrôle de ses provinces, de sa capitale et, finalement, de son palais.
Touchant d'abord les provinces les plus reculées, ce phénomène gagna peu à peu l'ensemble de l'Empire musulman, à
l'exception des environs immédiats de la capitale. Dans un premier temps, les califes réussirent à maintenir l'autorité du
gouvernement central dans les provinces grâce à une sorte de séparation des pouvoirs : l'administration, les finances et
les communications étaient confiées à des hommes différents, directement responsables devant Bagdad. Le gouverneur
de la province avait en charge les forces armées ; il faisait régner le calme aux frontières et veillait au maintien de l'ordre
dans les zones urbaines. L'intendant des finances était chargé de la collecte des impôts et des tributs ; il remettait les
sommes perçues au ministère des finances à Bagdad, soustraction raite des dépenses locales. Le maître des postes était
responsable de 1 acheminement du courrier impérial et devait soumettre des rapports réguliers sur ce qui se passait dans
son district au directeur des postes et du renseignement résidant dans la capitale. Toutefois, il arrivait souvent que I un
de ces hauts fonctionnaires, en général le gouverneur, prenne le dessus sur les deux autres et s'arrange pour faire de son
gouvernorat une principauté autonome, souvent héréditaire.
Au Xe siècle, l'ancien Empire islamique était presque entièrement divisé en principautés héréditaires reconnaissant pour
la forme la suzeraineté du calife, mentionnant son nom lors de la prière du vendredi, l'inscrivant parfois sur les pièces de
monnaie, mais jouissant dans tous les domaines importants d'une totale indépendance. Lorsque les Fati-mides se
déclarèrent califes et contestèrent aux Abbassides la direction du monde musulman, même ce semblant de suzeraineté
disparut. Rétabli après la chute des Fatimides, il perdit le peu de contenu qu'il possédait encore lorsque les Mongols
détruisirent les derniers vestiges du califat abbasside en 1258. Pendant un temps, les sultans mamelouks d'Egypte
maintinrent une lignée de califes fantômes, qui prit fin avec la conquête ottomane en 1517.
Les vrais détenteurs du pouvoir n'étaient plus les califes, mais les émirs, ou commandants militaires, et, à partir du Xe
siècle, l'émir des émirs {amïr al-umarâ'). A lui seul, ce titre est révélateur; il rappelle l'Iran préislamique, où le
commandant en chef s'appelait « commandant des commandants», le grand prêtre, «prêtre des prêtres», et l'empereur
«roi des rois» {shâhanshàh). Vers le milieu du Xe siècle, des dynastes commencèrent à se parer du titre de roi (malik),
comme l'attestent des inscriptions et des pièces de monnaie. Les premiers à le faire furent des Iraniens. La pratique fut
reprise par les Seljuqides, puis par les descendants de Saladin et d'autres chefs de moindre importance. L'utilisation de
ce titre n'impliquait pas, apparemment, une prétention à l'égalité avec le calife ou, plus tard, avec le sultan. Elle visait
plutôt à affirmer une souveraineté locale placée sous la vague suzeraineté d'un souverain impérial. En ce sens, ce titre
équivalait à peu près à celui de « roi » que se donnaient, à la même époque, les monarques européens sous la suprématie
nominale de l'empereur germanique.
Il n'est pas difficile de deviner la raison qui présida au choix de ce titre royal, parmi les multiples possibilités offertes
par les abondantes ressources lexicales de la langue arabe. Les premiers à l'utiliser régnaient sur des pays de culture
iranienne, où les traditions monarchiques de l'Iran ancien étaient encore très vivaces. Sous l'influence de hauts
fonctionnaires d'origine iranienne, et par le biais de la traduction d'anciens traités, le cérémonial du palais, l'étiquette et
même la titula-ture iranienne marquèrent de leur empreinte la dynastie abbasside. Ces influences se faisaient
particulièrement sentir dans la capitale des nouvelles principautés qui se partageaient le territoire iranien. Le titre persan
de «shah» était encore trop étranger et trop païen pour être repris par les dynastes musulmans, mais son équivalent arabe
malik en tenait lieu. Le titre de malik al-mulûk, « roi des rois », qui apparut un peu plus tard, est à l'évidence un calque
de l'ancien persan shâhanshâh. Bien qu'une ancienne tradition le condamne car, aurait déclaré le Prophète, seul Dieu
peut se dire « roi des rois », ce titre fut repris par des Buyides, des Ayyubides et des souverains d'autres dynasties. Le
message était clair. Si les maîtres d'une province étaient des rois, le maître de la capitale était forcément le roi des rois.
C'est ainsi que, remontant des provinces jusqu'au centre, un nouveau système d'autorité impériale prit forme
parallèlement à l'autorité du calife, mais usurpant la quasi-totalité de ses pouvoirs en matière politique et militaire. Cette
évolution trouva son aboutissement vers le milieu du XIe siècle, avec la conquête de la plus grande partie de l'Asie du
Sud-Ouest par les Turcs seljuqides et la création de ce qui deviendrait « le Grand Sultanat ».
Sultan est, en arabe, un substantif abstrait signifiant à la fois « autorité » et « pouvoir ». A l'origine, il servit à désigner le
gouvernement et, d'une façon plus générale, les autorités. Dans une société où l'État et son chef étaient souvent
confondus, il en vint à s'appliquer non seulement à l'autorité politique mais aussi à ses détenteurs, ministres,
gouverneurs et même à l'occasion califes, fatimides ou abbassides. Au Xe siècle, c'était devenu la façon courante de
désigner un dynaste indépendant par opposition à celui qui était encore nommé et - de plus en plus rarement - démis par
un supérieur. Toutefois, ce n'est quau XIe siècle que ce titre revêtit un caractère officiel, lorsque les Seljuqides en firent
leur principal titre de règne. Sous cette dynastie, il acquit un nouveau sens et symbolisa une nouvelle revendication,
celle au pouvoir politique suprême sur l'ensemble du monde musulman, parallèle et au moins égal à la primauté
religieuse du calife. C'est ce que tient à faire savoir le sultan seljuqide Sanjar dans une lettre adressée en 1133 au vizir
du calife :
«Nous avons reçu du maître du monde... la royauté du monde; nous avons reçue de droit et par héritage, ainsi que du
père et du grand-père au commandeur des croyants... nous sommes en possession d'un écrit et d'un pacte établissant
notre droit10. »
En d'autres termes, octroyée par Dieu et confirmée par le calife, la plus haute autorité religieuse, la souveraineté
appartient à la dynastie des Seljuqides. De même qu'il n'y avait qu'un seul calife pour présider aux destinées religieuses
de l'islam, de même il ne pouvait y avoir qu'un seul sultan, responsable de l'ordre, de la sécurité et du gouvernement de
l'Empire islamique. Avec le temps, ce partage du pouvoir entre le califat et le sultanat devint si bien établi, qu'un sultan
seljuqide et son porte-parole protestèrent vigoureusement lorsqu'un calife, profitant d'un moment de faiblesse du régime,
voulut s'arroger une parcelle d'autorité politique. Il s'agissait là, affirmèrent-ils, d'un empiétement intolérable sur les
prérogatives du sultan. Le calife devait se consacrer à ses devoirs d'imam, de guide de la prière, tâche la plus haute et la
plus glorieuse, véritable bouclier des souverains du monde, et laisser au sultan, à qui il avait été confié, le soin de
gouverner11.
Les auteurs musulmans écrivant sur l'art de gouverner et la politique étaient parfaitement conscients de l'apparition
d'une double souveraineté. Naturellement, cette conscience était encore plus nette chez ceux qui possédaient une
expérience concrète de la politique. Toutefois, elle apparaît aussi chez les théologiens et les juristes. Ni les uns ni les
autres ne la concevaient selon les termes de la vieille dichotomie chrétienne entre imperium et sacerdotium, et encore
moins sur le modèle de la séparation moderne entre l'Eglise et l'État. Au même titre que le califat, le sultanat représentait
une institution religieuse soutenue par la Loi divine et la perpétuant; sous les Seljuqides et leurs successeurs, les
relations entre l'État et les ulémas devinrent beaucoup plus étroites qu'elles ne l'avaient jamais été sous les califes. En
outre, le calife et les ulémas ne constituaient aucunement un clergé. Pour les auteurs musulmans du Moyen Age, surtout
persans, la véritable distinction résidait entre deux espèces d'autorité, l'une prophétique, l'autre monarchique, mais toutes
deux religieuses. Envoyé de Dieu, le Prophète a pour mission de promulguer et de faire prévaloir la Loi divine. La cité
qu'il fonde est de nature divine. En revanche, la cité humaine doit être gouvernée par un monarque qui obtient son
pouvoir, le conserve et l'exerce par des moyens politiques et militaires. Ce pouvoir l'autorise à donner des ordres et à
châtier les transgresseurs, indépendamment de la Loi divine, encore qu'il ne puisse aller à son encontre. Toutes les
époques n'ont pas besoin d'un Prophète ; d'ailleurs, il n'y en a pas eu depuis Mahomet, et il n'y en aura plus ; mais il doit
toujours y avoir un monarque, sinon ce serait l'anarchie.
Le lien entre orthodoxie religieuse et stabilité politique était bien compris. Il est tout entier contenu dans une maxime
souvent citée par les auteurs musulmans, soit comme un exemple de l'ancienne sagesse persane, soit même comme un
dit du Prophète : « L'islam (la religion) et le gouvernement sont des frères jumeaux. L'un ne peut prospérer sans l'autre.
L'islam est fondation, et le gouvernement gardien. Ce qui n'a pas de fondation s'effondre, ce qui n'a pas de gardien périt.
» Le sultan choisissait et nommait lui-même le calife, puis lui prêtait allégeance en tant que chef de la communauté et
symbole de l'unité sunnite. La distinction entre les deux fonctions rappelle celle qu'établissait Walter Bagehot entre les
parties « nobles » et les parties « efficientes » du gouvernement - entre celles qui « suscitent et entretiennent le respect
de la population » et celles « par lesquelles il gouverne effectivement ». Bagehot décrivait la constitution britannique et
les relations entre la monarchie et le Parlement, mais sa distinction s'applique parfaitement au système musulman en
vigueur au Moyen Age. Le calife incarnait l'autorité ; le sultan, le pouvoir. Le sultan nommait le calife qui, en retour, le
légitimait dans sa fonction. Le calife régnait mais ne gouvernait pas ; le sultan régnait et gouvernait.
Pendant un temps, le sultanat seljuqide bénéficia du statut respecté d'institution sunnite, une et universelle. Lorsqu'il
s'effondra, le titre de sultan commença à se répandre plus largement et, peu à peu, devint le titre habituel de tout
souverain sunnite ne reconnaissant aucun suzerain. Au début du XVIe siècle, trois grands États se partageaient le
Moyen-Orient. Deux d'entre eux, la Turquie et l'Egypte, étaient gouvernés par un sultan, et le troisième, l'Iran, par un
shah. Après la conquête de l'Egypte par les Ottomans en 1517, le dernier des califes abbassides fantômes fut envoyé à
Istanbul, et revint au Caire quelques années plus tard comme simple personne privée. Par la suite, il n'y eut plus de
califes, et les sultans ottomans, de même que leurs pâles épi-gones ailleurs, régnèrent seuls, maîtres suprêmes dans leurs
royaumes, chaque sultan étant son propre calife. « Calife » devint l'un des nom-reux titres que les sultans ajoutaient à
leur titulature. Quasiment vidé <je tout contenu, il ne reprendrait vigueur qu'à la fin du XVIIIe siècle, dans des
circonstances bien différentes.
Dès leur début, le gouvernement du calife et celui du sultan reposèrent sur un appareil administratif de plus en plus
étendu et complexe. Les sources montrent sans conteste que la conquête ne bouleversa pas l'administration, du moins en
province, que les fonctionnaires, perses en Irak et en Iran, chrétiens en Syrie et en Egypte, continuèrent à administrer les
différents services, à expédier les affaires courantes et à collecter les impôts à peu près comme avant. Seule différence,
ils remettaient désormais le produit de leur collecte aux nouvelles autorités arabes. L'arabisation et la standardisation des
procédures gouvernementales, de même que la création d'une administration impériale centrale semblent avoir été en
grande partie l'œuvre des derniers califes omeyya-des. C'est au calife Omar que les historiens arabes attribuent la
création d'un registre central ou dïwân, dont l'objectif premier était financier : enregistrer les recettes du Trésor, établir la
liste de ceux ayant droit à des émoluments, s'assurer de la rapidité et du caractère équitable de la redistribution. Omar II,
semble-t-il, aurait essayé de freiner le développement de la bureaucratie. Selon l'un des tout premiers historiens du
gouvernement, à son secrétaire qui lui réclamait davantage de papyrus, il aurait répondu :
« "Taille ta plume et écris moins. Tu seras d'autant plus vite compris." A un autre fonctionnaire qui, lui aussi, se
plaignait du manque de papyrus, il écrivit: "Raccourcis ta plume et tes mots, et contente-toi de la quantité dont tu
disposes12..." »
Naturellement, l'introduction du papier accéléra la prolifération de l'administration. On ne dispose d'archives détaillées
qu'à partir de la période ottomane, mais ce que nous savons des périodes antérieures, grâce aux chroniques, aux écrits
administratifs et à quantité d'autres sources, permet de se faire une assez bonne idée de la façon dont elle fonctionnait.
Comme dans les États d'aujourd'hui, l'administration était divisée en départements, appelés dïwân à l'époque abbasside,
chacun ayant sa propre tâche. Les deux plus importants étaient la chancellerie, responsable de la correspondance
(diplomatie et archives), et les finances chargées de fixer l'assiette des impôts et de les lever. Autres départements
importants : l'armée, les travaux publics, la sécurité intérieure, les terres domaniales, les esclaves et les affranchis du
souverain, les postes Cet l'espionnage), les fondations pieuses et les œuvres de charité. Leur organisation varia selon les
régimes et les périodes. Ils étaient en général regroupés sous trois grandes rubriques : la correspondance, les ressources
financières et les forces armées. Il existait également des dïwân de supervision, qui avaient pour fonction de contrôler
les autres. Le dïwân des « doléances » jouait, un peu à la manière de la « cour de la chancellerie» dans l'Angleterre
médiévale, le rôle d'une juridiction d'appel statuant sur les questions non traitées par la sharia.
Sous le calife, et plus tard le sultan, le chef de l'appareil gouvernemental était le vizir (en arabe wazïr). Ce mot, qui
signifie « celui qui est chargé d'un fardeau ou d'un devoir », est peut-être arabe d'origine, mais il se peut, également,
qu'il soit dérivé d'un ancien terme persan. La fonction semble avoir été introduite par les Abbassides, au titre des
nombreux emprunts faits aux Sassanides. Sous les califes, le wazïr dirigeait toute l'administration, chancellerie et
finances comprises. A l'exception des temps les plus anciens où il était recruté au sein d'une seule et même famille noble
d'origine est-iranienne, le wazïr venait de la classe des scribes et montait un à un les échelons de l'administration. Il était
généralement choisi parmi les directeurs des différents dïwân. Sa charge étant essentiellement civile, il prenait rarement,
sinon jamais, part aux opérations militaires.
La montée en puissance des émirs s'accompagna d'un déclin de la fonction de wazïr. Les Buyides avaient aussi leur
wazïr, premier secrétaire et intendant des finances, mais celui-ci, comme son maître, était aussi un commandant
militaire. Le vizirat réapparut, transformé, sous les sultans et acquit une nouvelle importance. Hommes d'épée, les
sultans étaient souvent analphabètes et ignoraient les langues du gouvernement, à savoir l'arabe et le persan. Cette
situation donna à la fonction du wazïr un répit qui, cependant, prit fin avec le sultanat seljuqide. Peu à peu, en effet, le
contrôle de l'administration, comme tout le reste, échut aux officiers de l'armée. Dans l'Egypte des mamelouks, le chef
de l'administration était un haut fonctionnaire militaire, I dawâdâr (littéralement «encrier»). Sous sa direction, une vaste
ureaucratie vit le jour, responsable de la conduite du gouvernement et aussi de sa longévité.
^es sultans ottomans choisissaient, parmi leurs émirs, un certain nombre de leurs vizirs, dont le chef, connu en Europe
nous le nom de grand vizir, exerçait des pouvoirs très étendus dans le domaine civil, militaire et même judiciaire. Ses
émoluments étaient à la mesure de sa puissance et de ses responsabilités. Grand vizir sous Soliman le Magnifique, Lûtfi
Pacha déclare que ses revenus annuels s'élevaient à environ deux millions et demi d'aspres, « ce qui, grâce à Dieu,
permet de vivre largement dans l'Empire ottoman13 ». En tant que grand vizir, précise-t-il, il en dépensait un million et
demi à la nourriture et à l'entretien de ses gens, un demi-million pour les donations aux œuvres de bienfaisance, si bien
qu'il lui restait un demi-million pour sa cassette personnelle. Les shahs safavides d'Iran employaient, eux aussi, un haut
dignitaire bénéficiant d'un statut et assumant des fonctions comparables.
Les finances, à savoir les recettes et les dépenses de l'État, occupaient une grande partie de l'administration
gouvernementale. On dispose, pour la période ottomane, notamment à partir du XVIe siècle, d'importantes collections
d'archives, centrales et régionales; grâce à elles, on peut reconstituer avec précision la façon dont étaient gérées les
finances. En revanche, en ce qui concerne les empires islamiques antérieurs, les archives, qui existaient certainement,
ont disparu, si bien que les données dont dispose l'historien ne sont ni aussi détaillées ni aussi concrètes que pour le
Moyen-Orient ottoman ou même l'Occident médiéval. Toutefois, grâce au nombre considérable de documents conservés
dans de petites collections, que la chance ou le hasard ont préservés de la destruction, et aux innombrables informations
que l'on peut glaner dans les écrits historiques, géographiques, juridiques et surtout administratifs, il est possible de se
faire une idée relativement précise du fonctionnement des institutions financières de l'islam médiéval.
Sous les premiers Abbassides, les finances, comme tous les autres départements de l'administration, relevaient de la
responsabilité directe du vizir. Par la suite apparurent des fonctionnaires plus spécialisés s'occupant exclusivement des
affaires financières. En Perse et en Turquie, on les appelait defterdâr, terme qui signifie littéralement «celui qui tient les
registres » et que l'on peut traduire approximativement par « intendant des finances ».
La loi musulmane et l'usage commun à pratiquement tous les gouvernements musulmans exigeaient la tenue de deux
trésoreries distinctes l'une générale et l'autre «spéciale» (kbâssa), placées sous l'autorité de l'intendant des finances. Ce
qui les séparait n'est pas toujours clair, mais il semblerait que la seconde servait parfois à combler le déficit de la
première. La trésorerie générale avait deux missions principales: l'entretien des forces militaires stationnées dans la
capitale et les dépenses de la cour. D'après un document datant du règne du calife al-Ma'mûn, cela lui coûtait six mille
dinars par jour.
Si la trésorerie générale couvrait donc les dépenses du souverain agissant en sa capacité de chef suprême, politique et
militaire, la trésorerie «spéciale» couvrait celles qui lui incombaient en tant que chef religieux de la communauté
musulmane. Ainsi, elle prenait à sa charge les frais occasionnés par le pèlerinage de La Mecque, l'entretien des
forteresses construites aux frontières pour le djihad, les salaires des cadis et autres fonctionnaires religieux chargés de
faire respecter la sharia, le service des postes et autres dépenses telles que le versement de rançons, la réception des
ambassadeurs, la distribution de largesses aux poètes et autres protégés de la cour.
En principe, les revenus de l'État provenaient d'impôts fixés par la sharia : la dîme (zakât ou 'ushr) due par les
musulmans, la taxe foncière {kharâj) et la capitation {djizyd) dues par les non-musulmans. Les recettes de ces impôts
étaient versées à la trésorerie générale. Vinrent s'y ajouter par la suite toute une série de taxes, de droits et autres
contributions regroupés sous le nom de mukûs. Bien que critiqués et même condamnés par les juristes, ils étaient levés
par tous les souverains musulmans. Les ressources de la trésorerie « spéciale » provenaient des domaines et des revenus
du calife, ainsi que des amendes, des confiscations de biens et des déshérences.
Les impôts étaient fixés et collectés aussi bien en espèces qu'en nature. En Irak et en Iran, anciens territoires sassanides,
comme dans leurs prolongements en Asie centrale et en Inde du Nord-Ouest, l'unité monétaire était le dirham d'argent.
Dans les anciens territoires byzantins, a savoir le Levant et l'Egypte, mais aussi dans l'ouest et le sud-ouest de l'Arabie,
c'était le dinar, monnaie d'or. Bien entendu, le taux de change entre ces deux monnaies variait en fonction du cours de
l'or et de 1 argent. En théorie, un dinar valait dix dirhams. Toutefois, les livres de comptes officiels révèlent que le dinar
s'échangeait parfois contre vingt dirhams ou plus.
Les archives contiennent plusieurs tableaux sur lesquels figurent les revenus nets encaissés par le Trésor impérial, une
fois déduite la part revenant aux gouvernements locaux et provinciaux. Le plus ancien remonte au règne d'al-Hàdî (785-
786) ; un autre, à celui d'Hârûn al-Rashïd (786-809). Ceux des derniers califes illustrent à la fois la continuité et le
changement. Les chiffres montrent que le gouvernement central tirait des provinces orientales environ quatre cents
millions de dirhams et cinq millions de dinars des provinces occidentales.
Les registres conservés énumèrent, à côté des revenus en espèces, les impôts et les tributs fixés et collectés en nature.
Ceux du Sind, par exemple, comprenaient trois éléphants, quatre mille ceintures, mille paires de sandales et quatre cents
maunds de bois d'aloès. Ceux de Qûmis s'élevaient à deux mille lingots d'argent et quarante mille grenades. Ceux du
Fars, à cent cinquante mille ratls de grenades et de coings, trente mille flacons d'eau de rose et quinze mille ratls de
fruits confits. Ceux d'Ispahan, à vingt mille ratls de miel et autant de cire ; ceux du Sijistan, à trois cents vêtements à
carreaux et vingt mille ratls de sucre; ceux d'Arménie, à vingt tapis brodés, cinquante-huit ratls d'étoffes diverses et
vingt mille ratls (dix mille de chaque) de deux variétés de poisson salé. Habituées depuis les Romains et les Byzantins à
régler leur dû en espèces, la Syrie et l'Egypte livraient de bien moins grandes quantités en nature. Il s'agissait
essentiellement de denrées alimentaires et, secondairement, de vêtements et de tissus. Chevaux, mules, faucons et
esclaves pouvaient également faire partie des livraisons en nature.
Les registres ultérieurs font apparaître une baisse des recettes. Les versements en nature sont peu à peu supprimés, au
profit de ceux en espèces. Mais ces derniers diminuent également, à cause des changements économiques, mais aussi
parce que les gouverneurs de province, les émirs et les fermiers de l'impôt prélèvent au passage un pourcentage de plus
en plus élevé des sommes collectées. Un récapitulatif pour l'année 918-919 du règne d'al-Muqtadir fait état d'un revenu
net global des provinces de 14 501 904 dinars, dont 1 768 000 provenant des terres domaniales. Il énonce tous les
revenus effectivement perçus, y compris les confiscations de biens et les droits qui ne figuraient pas dans les registres
antérieurs.
Avec le déclin du califat abbasside et l'effritement de son administration, les chiffres se font plus rares et perdent en
fiabilité. Ce n'est qu'à la période ottomane que les données fiscales sont de nouveau systématiquement consignées sur
toute l'étendue de l'Empire. Le budget établi pour l'année financière 1669-1670 constitue une bonne illustration. Les
chiffres sont donnés en aspres {akçeen turc), à l'origine petite pièce d'argent correspondant à peu près au dirham de
l'époque classique, puis monnaie de compte s'échangeant à des taux variables contre des devises fortes. Pour cette
année-là, le revenu global de l'État ottoman s'élevait à 612 528 960 aspres, impôt foncier, capitation, redevances,
contributions et droits divers, déshérences et recettes des affermages compris. De leur côté, les dépenses se montaient à
637 206 348 aspres, dont 398 392 602 pour l'armée et le matériel de guerre, 180 208 403 pour les palais, 5 032 512 pour
la maison du sultan et l'administration centrale, et les 44 572 831 restants pour les dépenses diverses. Comme dans les
anciens registres, les recettes sont ventilées selon les régions et le type d'impôt. En revanche, les paiements en nature n'y
figurent pas au titre des recettes fiscales. Ce qui n'empêche pas l'existence de listes extrêmement détaillées indiquant le
type, la quantité, etc. des denrées alimentaires livrées aux cuisines du palais et des matières premières fournies aux
ateliers impériaux « en sus des versements en espèces ».
Les musulmans ont envers l'État une attitude ambivalente. En effet, la doctrine religieuse veut que l'État soit une
institution prescrite par Dieu et nécessaire au maintien de l'ordre et à l'accomplissement du dessein divin. Pourtant, il
était généralement perçu comme un mal, contaminant ceux qui participaient à son œuvre et dangereux pour quiconque
avait d'une façon ou d'une autre affaire à lui. Le gouvernement et le paradis, dit une maxime du Prophète (mais
l'attribution est douteuse) ne vont pas de pair. Autrement dit, l'action du gouvernement s accompagne nécessairement
d'actes répréhensibles et de péchés. 1 el est même, parfois, le point de vue attribué à ses membres. « Gouverner repose
sur l'imposture. Si elle réussit et perdure, elle devient politique », aurait déclaré un vizir de Bagdad au IXe sièclel4. Au
cours u une discussion sur la nature du bonheur, raconte une anecdote, quelqu'un demanda au calife al-Mansûr sa
définition de l'homme véritablement heureux. Le calife répondit: «Je ne connais pas cet homme, et il ne me connaît pas.
» Le sens est clair : moins on a affaire au gouvernement, mieux on se porte. La même ambivalence se retrouve dans
l'image pastorale du gouvernement que l'islam partage avec d'autres religions. Ainsi, il existe de nombreux textes dans
lesquels le calife ou le sultan apparaît comme le berger de ses sujets, comme celui qui doit répondre de son troupeau
devant Dieu. En revanche, une remarque attribuée à 'Amr ibn al-'Âs, le conquérant arabe de l'Egypte, exprime une
perception inverse. En effet, lorsque le calife 'Uthmàn lui proposa de le maintenir au poste de gouverneur militaire de
l'Egypte et de confier à un autre la collecte des impôts, 'Amr refusa : « Ce serait comme si je devais tenir les cornes de la
vache pendant qu'il la trait15. » Certaines maximes sur l'art de gouverner rassemblées par un lettré arabe du début du
XIXe siècle illustrent la grande diversité des conceptions relatives à la nature et à la finalité du gouvernement que se
faisaient les musulmans au Moyen Age :
«L'islam assigne quatre tâches au gouvernement: la justice, le butin, la prière du vendredi et le djihad. »
« L'islam, le gouvernement et le peuple peuvent se comparer à une tente.La toile est l'islam, le mât est le gouvernement,
les cordes et les piquets sont le peuple. Aucun ne peut agir sans les autres. »
« Khosro dit : "Ne restez pas dans un pays dépourvu de l'une de ces cinq choses: un pouvoir fort, un juge équitable, un
marché réglementé, un médecin perspicace et une rivière abondante." »
« [Le calife] Omar ibn al-Khattâb dit : "Seul est capable de gouverner celui qui est doux sans faiblesse et fort sans
dureté16." »
Enfin, cette remarque attribuée à un roi dont le nom n'est pas donné représente, peut-être, la formulation la plus
éloquente de l'idéal islamique classique de l'art de gouverner: «J'ai engrangé dans le cœur de mes sujets un respect pur
de toute haine, et un amour pur de toute irrévérence. »
Chapitre IX L'économie
Encore peu étudiée, l'histoire économique et sociale du Moyen-Orient à l'époque prémoderne est mal connue et pas
toujours bien comprise. La principale raison de ce retard par rapport à d'autres domaines de l'historiographie réside dans
l'état de la documentation. En Europe occidentale, par exemple, les États médiévaux se transformèrent progressivement
en États modernes, et leurs archives, souvent utiles à des fins pratiques, furent conservées et constituent aujourd'hui une
précieuse source d'informations pour l'historien. Au Moyen-Orient, tous les États médiévaux, sauf l'Empire ottoman,
disparurent à la suite d'invasions ou de soulèvements internes ; ne répondant plus à aucune utilité, leurs archives furent
laissées à l'abandon, dispersées et finalement perdues.
Jusqu'à l'introduction de nouvelles méthodes administratives sous l'influence de l'Occident, l'Empire ottoman fut le seul
à n'avoir pas connu, entre la fin du Moyen Age et le début du XXe siècle, de brutales discontinuités politiques et
administratives. Ses archives sont donc plus ou moins intactes. Comme celles de nombreux pays et principautés en
Europe, elles ont survécu à la dangereuse transition entre l'ère où les ronds ne sont conservés que pour des raisons
utilitaires et celle où ils sont destinés à la recherche historique. Leur exploration a déjà jeté des nots de lumière sur
l'histoire du Moyen-Orient sous le règne des ottomans, et même éclairé certaines zones d'ombre des siècles antérieurs.
Immenses, ces archives sont d'une difficulté redoutable, si bien qu il reste encore beaucoup à faire avant que l'histoire de
la région, et en particulier son histoire économique et sociale, atteigne un niveau considéré comme acceptable dans
d'autres secteurs, plus favorisés.
Néanmoins, grâce aux données déjà recueillies, il est possible de retracer, dans ses grandes lignes, l'évolution des
économies et des sociétés du Moyen-Orient et, par la même occasion, celle des structures politiques qu'elles soutenaient.
Dès les temps les plus anciens, l'agriculture était, et de loin, l'activité économique la plus importante - ce qui reste en
grande partie vrai encore aujourd'hui. La vaste majorité de la population vivait du travail de la terre et l'État, jusqu'à une
époque relativement récente, tirait l'essentiel de ses revenus de ce labeur.
Il y avait traditionnellement deux types d'agriculture : celle pratiquée dans les vallées fluviales comme le Nil, le Tigre et
l'Euphrate, l'Oxus et le Iaxarte — deux fleuves d'Asie centrale -, et celle qui dépendait des précipitations, comme dans
les vallées de la Syrie, le long du littoral syro-palestinien, certaines régions d'Iran et l'essentiel de la Turquie actuelle.
Plus délicate, cette dernière avait un rendement moins élevé. En outre, elle était pauvre et sous-développée, même
comparée à d'autres parties du monde comme l'Europe occidentale et la Chine.
Le Moyen-Orient dans son ensemble se caractérise par une absence de forêts, et donc de bois. Si, à l'époque biblique,
les cèdres du Liban servirent à construire le temple de Jérusalem, au Moyen Age, le Moyen-Orient musulman était
obligé d'importer du bois d'Afrique et, plus encore, de l'Inde et de l'Asie du Sud-Est où poussaient des essences dures,
indispensables matériaux de construction.
Les cultures les plus importantes étaient les céréales. Les plus anciennes semblent avoir été l'orge, le millet et certaines
variétés primitives de blé. A partir du début du Moyen Age, le blé s'imposa, comme c'est encore le cas aujourd'hui. A
une date difficile à déterminer, le riz arriva de l'Inde et se répandit en Iran et en Irak, puis en Syrie et en Egypte. Au VIIe
siècle, les conquérants arabes le découvrirent en Irak et, si l'on en croit les anciennes chroniques, c'était vraiment une
nouveauté pour eux. Un mémorialiste ayant participé à la conquête de la région de Bassora raconte :
« Un détachement de cavaliers persans surpris par des soldats arabes dans les marais prit la fuite et laissa derrière lui
deux paniers, l'un contenant des dattes, l'autre ce qui se révéla plus tard être du riz non décortiqué. L'officier arabe dit à
ses hommes : "Mangez les dattes, mais ne touchez pas au reste, car c'est sans doute du poison que l'ennemi vous a
préparé." Ils mangèrent donc les dattes et écartèrent l'autre panier. Mais, tandis qu'ils se sustentaient, l'un de leurs
chevaux se dégagea de ses liens et se mit à manger le riz. Ils allaient abattre l'animal, afin de s'en nourrir avant que le
poison ne contamine sa chair, lorsque le propriétaire leur dit d'attendre, qu'il le ferait lui-même le moment voulu. Le
lendemain matin, constatant que le cheval était toujours en excellente santé, ils allumèrent un feu sous le riz et le
débarrassèrent de sa balle. L'officier dit alors: "Prononcez la bénédiction au nom d'Allah et mangez-le." Ils obéirent et le
trouvèrent fort à leur goût1.»
Sous la domination arabe, la culture et la consommation du riz progressèrent vers l'ouest. Les sources mentionnent
d'autres céréales, dont le sorgho. On cultivait aussi des plantes légumineuses — haricots, pois, lentilles, pois chiches,
etc. — nourriture de base dans de nombreuses parties du Moyen-Orient jusqu'à nos jours, notamment en Egypte.
Les plantes oléagineuses occupaient, bien entendu, une place très importante, puisqu'on avait besoin d'huile pour la
cuisine, l'éclairage et les articles de toilette, en particulier le savon. La principale culture, d'est en ouest, était l'olivier.
L'huile était également extraite d'une grande diversité de graines. Venue d'Extrême-Orient, la canne à sucre fit son
apparition à l'époque arabo-musulmane. En Perse, elle possédait deux noms, sheker et qand, encore présents, sous une
forme dérivée, dans la langue anglaise - et française - moderne. Très peu connu dans le monde gréco-romain, le sucre
n'était utilisé qu'à des fins médicales, et encore. Le cas échéant, la nourriture et les boissons étaient adoucies avec du
miel. Pendant le Moyen Age musulman, la culture et le raffinage du sucre gagnèrent l'Egypte et l'Afrique du Nord, tant
et si bien que le sucre devint le principal produit d'exportation du Moyen-Orient islamique vers l'Europe chrétienne.
D'Afrique du Nord, les techniques de plantation de la canne et sa culture passèrent avec les Arabes en Espagne, puis
dans les îles de l'océan Atlantique et finalement débarquèrent dans le Nouveau Monde.
Les épices étaient cultivées un peu partout au Moyen-Orient, mais aussi importées en grande quantité de l'Asie du Sud
et du Sud-Est.
Elles occupèrent une place de choix parmi les exportations vers le monde occidental, jusqu'au moment où les puissances
maritimes européennes ouvrirent une route océanique vers l'Asie, puis en prirent le contrôle. Avant l'invention des
méthodes modernes de réfrigération, la nourriture dans ces climats chauds se gâtait rapidement. Pour la conserver, on la
salait ou on la faisait mariner de diverses façons, et il fallait beaucoup d'épices et de condiments pour la rendre agréable
au goût.
Dans des sociétés dépendant très largement de l'élevage pour le transport et la viande, les plantes fourragères avaient
une importance vitale ; dans une région où la laine et le cuir, matières premières les plus communément utilisées ailleurs
pour se protéger du froid, étaient souvent inadaptées, d'autres plantes industrielles servaient à la fabrication des
vêtements. Ainsi, le lin était cultivé au Moyen-Orient depuis la plus haute Antiquité, notamment en Egypte, comme en
témoignent les bandelettes enveloppant les momies. Originaire d'Extrême-Orient, le coton est d'abord attesté en Perse,
d'où il se répandit continûment vers l'ouest. Nourrissant la chenille du ver à soie, le mûrier était cultivé au Moyen-Orient
depuis le VIe siècle. Les soies de Perse et de Syrie étaient particulièrement appréciées. Diverses plantes tinctoriales et
odoriférantes permettaient de parfaire la mise des élégants.
Autre culture d'importance capitale, le papyrus, roseau des bords du Nil, constituait le principal support de l'écriture
dans le bassin oriental de la Méditerranée, avant d'être supplanté par le parchemin, puis le papier.
La culture des fruits et des légumes était également très développée. Dans des temps plus anciens, les fruits les plus
consommés étaient le raisin, les figues et les dattes. La vigne n'était pas seulement cultivée pour le raisin, mais aussi
pour le vin et semble avoir été beaucoup plus répandue avant l'avènement de l'islam qu'après. Les dattes constituaient
une denrée de base dans les oasis et les régions semi-désertiques. La plupart des autres fruits présents au Moyen-Orient,
tels que la pêche et l'abricot, venaient de Perse ou de contrées encore plus à l'est. Certains légumes comme les épinards,
les aubergines et les artichauts ont gardé en Occident le nom persan ou arabe sous lequel ils ont été introduits.
La culture des agrumes a une histoire étrange et quelque peu obscure. Dans la plupart des langues actuelles du Moyen-
Orient, l'orange s'appelle « Portugal » — bortaqal en arabe, portakal en turc, et autres variantes dans des pays aussi à
l'est que l'Afghanistan. En effet, l'orange douce, connue depuis longtemps en Inde et en Chine, fut introduite au début du
XVIe siècle par des marchands portugais. Toutefois, les agrumes étaient présents dans l'Empire perse bien avant
l'avènement de l'islam; ainsi, des sources persanes, mais aussi talmudiques, décrivent longuement le turunj, cédrat (d'où
l'hébreu ethrôg et l'arabe utrûjd), ainsi qu'un petit fruit amer avec de jolies fleurs - nârang en persan, d'où l'arabe nâranj
— qui était utilisé à des fins ornementales, cosmétiques et parfois culinaires, notamment pour la préparation de sorbets
et d'assaisonnements. Au Portugal et dans d'autres pays d'Occident, c'est le fruit à la saveur douce qui porte des noms
dérivés de celui-ci. Narang apparaît déjà sous la plume du poète arabe du IXe siècle Ibn al-Mu'tazz, qui le compare aux
joues d'une jeune fille. Ce poète mentionne également le citron, qui arriva probablement des Indes vers cette époque. La
culture du citron et du citron vert se répandit rapidement au Moyen-Orient et en Europe où, dans certains pays, ces deux
fruits sont encore connus sous leur nom perso-indien. Originaires d'Extrême-Orient, ils furent sans aucun doute apportés
au Moyen-Orient par des marchands caravaniers et, de là, en Europe par les croisés et les négociants qui les
accompagnaient.
C'est fort probablement à des Portugais et à d'autres Européens de l'Ouest que l'on doit l'introduction au Moyen-Orient
de plantes américaines jusque-là inconnues, telles que le tabac, le maïs, la pomme de terre et la tomate. L'historien turc
Ibrahim Pechevi rapportait vers 1635:
«Le tabac à la fumée fétide et nauséabonde a été apporté en l'an 1009 [1600-1601] par des infidèles anglais qui le
vendaient comme remède contre certaines maladies dues à l'humidité. Des hédonistes et des sensualités... y prirent goût,
au point de ne plus pouvoir s'en passer et, bientôt, d autres suivirent leur exemple. Il n'est pas jusqu'aux grands ulémas et
aux puissants qui n'aient succombé à cette dépendance2.»
Deux autres plantes, introduites dans la région, auraient beaucoup plus tard d'importantes répercussions économiques et
plus encore sociales. Décrivant à ses lecteurs les merveilles de la mystérieuse terre de Chine, un voyageur arabe du
début du Moyen Age raconte cette curieuse histoire :
«Au roi sont attribués en propre, comme sources importantes de revenus, le sel et une herbe qu'ils boivent avec de l'eau
chaude et dont on vend dans chaque ville pour des sommes considérables : ils l'appellent sakh. Elle a plus de feuilles
que le trèfle, est un peu plus parfumée que lui mais est amère : on fait bouillir de l'eau que l'on verse dessus... la totalité
de ce qui entre au Trésor est constituée par l'impôt, le sel et cette herbe3. »
Quelque temps après, un autre auteur du début du XIe siècle, le célèbre al-Bïrûnï, donne une description plus complète
du thé, ainsi que quelques détails sur sa culture et son usage en Chine et au Tibet. Apparemment introduite dès le XIIIe
siècle en Iran par les conquérants mongols, la consommation du thé végéta. L'engouement pour cette boisson ne date
que du début du XIXe siècle, lorsqu'elle fut relancée par les Russes. Encouragée par les autorités iraniennes et turques,
sans doute pour réduire les besoins en café que ces deux pays ne pouvaient satisfaire, la culture extensive du thé
commença au XXe siècle. Néanmoins, elle occupa une place relativement restreinte, répondant essentiellement à la
consommation intérieure et dégageant un léger surplus pour l'exportation. Une autre région de grande consommation est
l'ouest du Maghreb, où le thé est mentionné pour la première fois vers 1700. Il y fut introduit et commercialisé par des
marchands français et anglais qui voyaient dans l'Afrique du Nord un prolongement lucratif de leurs marchés européens.
Infusé avec des feuilles de menthe, c'est devenu la boisson nationale du Maroc.
Au Moyen-Orient dans son ensemble, le café demeurait une boisson beaucoup plus répandue. Originaire, selon toute
probabilité, d'Ethiopie, il tire peut-être même son nom de la province de Kaffa, où le caféier pousse encore à l'état
sauvage. Au XIVe ou au XVe siècle, il fit son apparition au Yémen. Comme l'écrit un auteur égyptien, « au début de ce
siècle [XVIe], la nouvelle nous parvint en Egypte qu'une boisson appelée qahwa s'était répandue au Yémen, que des
cheikhs soufis en buvaient pour rester réveillés pendant leurs exercices de dévotion... ». D'utilisation courante en
Ethiopie, le café, précise-t-il, avait été apporté par un voyageur.
« Tombé malade à son retour d'Aden, il se souvint de cette boisson, en but et se sentit mieux. Entre autres propriétés,
elle chassait la fatigue et la torpeur, elle redonnait au corps tonus et vigueur. Lorsqu'il était devenu soufi à Aden, lui et
ses compagnons s'étaient mis à en consommer... Cherchant soutien dans leurs études, leur métier ou leur art, les gens,
instruits ou non, suivirent son exemple et c'est ainsi que le café continua à se répandre4.»
Et comment ! Attesté dès 1511 dans la ville sainte de La Mecque, le café gagna, sans doute par le truchement de pèlerins
et de marchands, l'Egypte, la Syrie, le centre de l'Empire ottoman et l'Iran, où il resterait la boisson la plus courante
jusqu'au début du XIXe siècle. Contrairement au thé, que le monde occidental pouvait se procurer plus facilement, à des
coûts moins élevés et en quantités plus abondantes en Inde et en Chine, le café demeura pendant un certain temps le
monopole du Moyen-Orient.
En Europe, les premières allusions au café, à ceux qui en boivent et aux lieux qui le servent sont assez méprisantes. Un
envoyé vénitien, Gianfrancesco Morosini, décrit ainsi en 1585 le café qu'il visita à Istanbul :
«Les clients sont plutôt de vile extraction, de pauvre mise et de très maigres compétences, si bien que la plupart passent
leur temps plongés dans l'oisiveté. Ils sont là, assis, et pour se distraire, ont pris l'habitude de boire en public, dans des
échoppes ou dans la rue, un liquide noir bouillant extrait d'une graine qu'ils appellent Cavee. »
Un Anglais, George Sandys, qui visita la Turquie en 1610, tient des propos encore plus critiques: «Là [dans les cafés],
ils restent assis presque toute la journée à bavarder en sirotant une boisson appelée Coffa... aussi brûlante qu'ils peuvent
la supporter: noire comme la suie et guère plus agréable au goût... » Il n'empêche, les Européens s'entichèrent eux aussi
du café et des établissements le servant; cultivé surtout au Yémen, le café devint l'un des premiers produits d'exportation
du Moyen-Orient vers l'Europe. Pour les marchands égyptiens, son commerce remplaça avantageusement celui des
épices qu'ils étaient en train de perdre. En Europe, le premier café s'ouvrit à Vienne, après second siège de la ville par
les Turcs. Il appartenait à un Arménien
qui avait obtenu l'exclusivité de ce commerce en récompense de services rendus à l'armée autrichienne derrière les
lignes turques.
On peut aisément comprendre pourquoi le thé et le café connurent un tel succès au Moyen-Orient, pourquoi les
établissements qui les servaient devinrent des lieux privilégiés de sociabilité. A la différence du christianisme et du
judaïsme, l'islam interdit toute boisson alcoolisée. Certes, cette interdiction était loin d'être partout et toujours respectée,
comme en témoignent les nombreuses allusions aux plaisirs du vin et à l'ivresse que l'on trouve dans la poésie et la
prose. Mais la consommation d'alcool devait, par nécessité, emprunter des voies clandestines ou, du moins, avoir la
décence de se cacher derrière les hauts murs des demeures privées, y compris chez les non-musulmans. Dans la poésie
classique arabe et persane, le monastère chrétien, les acolytes et les mages zoroastriens sont souvent une métaphore
poétique pour taverne et cabaretiers. Cependant, ces écarts, même lorsqu'ils étaient tolérés, devaient se faire discrets ; il
n'existait ni taverne ni estaminet dans les villes musulmanes médiévales. Les maisons de thé et les cafés remplirent ce
vide. Très vite, des voix s'élevèrent, reprochant aux cafés d'être devenus des lieux propices à la calomnie, à la sédition
et, pire encore, aux jeux de hasard.
Les méthodes de culture étaient rudimentaires. Encore de nos jours, on trouve dans certaines parties de la région la
simple charrue en bois, sans roue, héritée de l'Antiquité. Souvent dépourvue d'avant-train, elle est tirée par des bœufs ou
des mules, parfois des buffles, exceptionnellement des chevaux. Dans les riches vallées fluviales, on obtenait sans trop
de peine jusqu'à deux ou trois récoltes abondantes par an, ce qui n'incitait guère à chercher à améliorer les techniques,
comme dans les contrées au climat plus rude et aux sols plus lourds.
Ce retard s'explique peut-être aussi par l'absence, dans ces sociétés, de deux phénomènes typiquement européens, d'une
part, le monastère où des hommes instruits se consacraient avec ferveur à l'agriculture, d'autre part, le fermier éclairé
qui, comme le gentleman-farmer anglais, après avoir suivi des études supérieures, revenait diriger sa propre exploitation
en mettant ses connaissances au service de la terre. A de rares exceptions près, un homme instruit, au Moyen-Orient, ne
s'intéressait pas à l'agriculture. Les paysans étaient dépourvus d'instruction. Le mélange de discipline intellectuelle, de
savoir-faire technique et d'intérêt pour cette activité si indispensable au progrès faisait défaut.
Hormis l'irrigation, l'apport de l'islam classique aux méthodes agricoles fut mince ; en revanche, les paysans et les
marchands du Moyen-Orient musulman enrichirent considérablement l'éventail des plantes cultivées, en particulier
celles destinées à l'alimentation. La progression vers l'ouest de certaines productions originaires d'Asie de l'Est et du
Sud avait déjà commencé avant l'avènement de l'islam ; ainsi, comme l'attestent des textes moyen-persans et
talmudiques, on cultivait déjà diverses plantes asiatiques dans l'ancienne Perse et en Irak. Plus à l'ouest, elles étaient
parfois connues, mais passaient pour un luxe aussi coûteux qu'exotique. A Rome, par exemple, on connaissait la pêche,
dont le nom moderne dérive du latin persicum malum («pomme de Perse»). Avec l'avènement de l'islam, une aire
s'étendant de l'Europe aux frontières de l'Inde et de la Chine se trouva, pour la première fois de l'histoire, politiquement
et économiquement unifiée. Les soldats et les voyageurs musulmans en Asie centrale, les marins et les marchands qui
sillonnaient les mers entre le golfe Persique et l'Inde jouèrent sans aucun doute un rôle déterminant dans la découverte et
la propagation de nouvelles cultures. A cette époque progressèrent d'est en ouest - d'Iran et du Croissant fertile jusqu'en
Afrique du Nord et en Europe - le riz, le sorgho, la canne à sucre, le coton, les pastèques, les aubergines, les artichauts,
les oranges et les bananes, de nombreux épices et condiments, ainsi que quantité de plantes potagères, fourragères,
textiles, médicinales et d'autres entrant dans la composition de produits de beauté. Dans leurs écrits, les voyageurs
musulmans du Moyen Age font état d'une étonnante diversité d'espèces et de sous-espèces. Une description du littoral
nord-africain rédigée vers 1400 cite soixante-cinq variétés de raisins, trente-six de poires, vingt-huit de figues et seize
d'abricots.
Cependant, c'est dans l'art de l'irrigation - dans la construction et 1 entretien de systèmes complexes de digues, de
réservoirs et de canaux destinés à recueillir et distribuer les eaux de crue des grands neuves - que les habitants du
Moyen-Orient déployèrent leur véritable talent. Bien entendu, ce fut l'œuvre des paysans, mais aussi de techniciens et
d'administrateurs. Certains historiens ont vu dans les travaux d'irrigation entrepris par des sociétés bénéficiant d'une
vallée fluviale l'origine de l'État moderne bureaucratique et de l'économie planifiée.
La moisson s'effectuait généralement avec des faucilles, afin d'éviter toute perte, et le grain était broyé à la main dans un
mortier ou entre des meules actionnées par des esclaves ou des bêtes de somme — spectacle que l'on peut encore voir
aujourd'hui dans certaines parties de la région.
En Egypte, les engrais étaient superflus, puisque chaque année les alluvions du Nil refertilisaient la terre. Ailleurs, ils
étaient indispensables, mais manquaient le plus souvent, d'où de graves problèmes d'épuisement des sols. En Irak, des
sédiments salins déposés par les rivières multipliaient les difficultés. En temps de paix, ils étaient drainés, mais en
période de troubles, ils avaient tendance à s'accumuler. Sauf dans les vallées fluviales, où l'eau était suffisamment
abondante, la terre était cultivée une année et restait en jachère l'année suivante.
Déjà un problème dans l'Antiquité, l'érosion le redevint au Moyen Age et à l'époque moderne. Chaque fois que l'ordre
civil s'effondrait, les nomades sortaient du désert et se répandaient dans les terres cultivées qui retournaient alors à l'état
inculte.
L'érosion avait plusieurs causes. Il fallait édifier des défenses pour empêcher le désert de gagner du terrain. Lorsque le
pouvoir central vacillait, ces défenses s'effritaient et le désert reprenait ses droits. Il existait un autre facteur plus visible
de destruction : la chèvre. Contrairement au mouton qui broute l'herbe, la chèvre l'arrache, enlevant en même temps la
couche arable ou la rendant si fragile que le moindre déplacement d'air l'emporte. En outre, elle se nourrit volontiers de
l'écorce des arbres, qui alors dépérissent et laissent les plaines ouvertes à tout vent. Ces raisons et quelques autres font
que les sols se sont considérablement appauvris, au point que, lorsqu'on compare les zones cultivées aujourd'hui avec
celles que révèlent les fouilles archéologiques, la différence est parfois saisissante. Historien et philosophe arabe du
XIVe siècle, Ibn Khaldûn rapporte comment, déjà à son époque, l'Afrique du Nord n'était que « ruine et désolation »,
alors que dans le passé elle avait porté une « civilisation florissante, comme le montrent les édifices et les statues encore
debout, les vestiges de villages et d'agglomérations 5 ».
Les registres fiscaux et d'autres sources indiquent, à partir de la fin de l'époque romaine, un déclin généralisé des
rendements et des revenus agricoles. Ce processus était apparemment déjà bien avancé au moment des invasions arabes.
Après un bref répit, il se poursuivit pendant le Moyen Age musulman. Plusieurs indices en témoignent. Les découvertes
archéologiques - puits et fermes abandonnés, terrasses effondrées, villages désertés dans de nombreuses régions du
Moyen-Orient et d'Afrique du Nord - sont confirmées par les sources littéraires et documentaires indiquant une
réduction de la production et donc des revenus. Cette évolution s'accompagna d'une baisse de la population et d'un
exode rural généralement attribués au poids des impôts, aux abus des prêteurs d'argent et autres causes de ce genre.
Assurément, le déclin général de la production agricole était aussi dû au peu d'estime dans lequel les autorités, les
classes supérieures et, dans une certaine mesure, la religion tenaient le travail de la terre et ceux qui s'y consacraient.
L'islam était né dans une ville caravanière et son Prophète appartenait à une famille de marchands. Après la mort de
Mahomet, ses disciples conquirent un vaste empire qu'ils dirigèrent et exploitèrent à partir d'un réseau de villes de
garnison. Ces villes devinrent rapidement des foyers de culture et d'études musulmanes, alors que les campagnes
restèrent longtemps fidèles aux anciennes religions préislamiques. Certes, avec le temps, elles finirent par se convertir à
l'islam, mais les vieux préjugés persistèrent. Et lorsque les musulmans créèrent de nouveaux empires en Inde et dans les
Balkans, le même schéma se reproduisit. Bien des traditions attribuées au Prophète font l'éloge du commerce, mais peu
montrent de l'estime pour l'agriculture. De même, la sharia se préoccupe d'abord de la vie et des problèmes des citadins,
qu'elle examine et règle dans leurs moindres détails. Elle accorde remarquablement peu d'attention à la condition des
paysans, en dehors des taxes dont ils doivent s'acquitter. La situation se trouva certainement aggravée par la tendance
croissante de l'État à diriger 1 économie et par le passage des terres agricoles sous le contrôle d'officiers de l'armée
ignorant tout ou presque de l'agriculture et se souciant peu de l'enrichissement à long terme de leurs domaines.
La région est constituée, pour l'essentiel, de terres semi-arides au sol trop pauvre pour être cultivé ou pour servir de
pâturage au gros bétail, oeuls les moutons et les chèvres y trouvent de quoi se nourrir. Outre la viande, la laine et le cuir,
ceux-ci fournissent du yogourt et du fromage, éléments de base du régime alimentaire des habitants du Moyen-Orient.
Existant dans la région depuis des millénaires, une culture pastorale nomade associée aux premiers rudiments de
l'agriculture permit la naissance de la civilisation. Remontant, lui aussi, à l'époque préhistorique, l'élevage de chameaux
était au cœur de l'économie et du mode de vie bédouins et assurait l'un des principaux moyens de transport, en temps de
paix comme en temps de guerre. Dans l'ancienne Arabie, les chevaux étaient rares, mais très prisés et connus par leur
nom et leur pedigree. Après l'avènement de l'islam, tirant parti des immenses steppes, les éleveurs arabes accrurent leurs
troupeaux dans des proportions considérables, grâce à des pur-sang byzantins, persans et, plus tard, berbères. Chez les
peuples nomades de la steppe eurasienne, les chevaux et les poneys possédaient une importance vitale. Les animaux de
ferme ou de compagnie étaient rares. Le porc, si présent dans l'économie rurale d'autres civilisations, était banni à cause
du tabou que la religion musulmane partageait avec le judaïsme. Certains historiens sont allés jusqu'à affirmer que cet
animal détermina les limites de l'expansion géographique de l'islam: malgré des siècles de domination, la religion de
Mahomet ne réussit pas à s'implanter en Espagne, dans les Balkans et dans l'ouest de la Chine, contrées où les
populations ont toujours été friandes de porc. Les animaux de basse-cour étaient élevés pour la viande et les œufs ; en
Egypte (et peut-être ailleurs), les éleveurs mirent au point de nouvelles techniques qui étonnèrent les visiteurs
occidentaux. Ainsi, le voyageur français Jean de Thévenot, qui visita l'Egypte en 1655, écrit:
« La première de ces choses extraordinaires que j'ai vue au Caire, c'est la façon de faire éclore les poulets par artifice ; il
semble d'abord que ce soit une fable de dire que l'on fait éclore des poulets, sans faire couver les œufs par des poules, et
encore plus de dire qu'on vend ces poulets au boisseau, cependant l'un et l'autre est véritable, et pour faire cela, ils
mettent des œufs dans des fours qu'ils chauffent d'une température si tempérée, et qui imite si bien celle de la nature,
que les poulets s'y forment, et s'y éclosent... Ils les chauffent d'une chaleur fort tempérée avec seulement de la cendre
chaude de fiente de bœufs, chameaux, et semblables, laquelle ils mettent à l'entrée de chaque four, et la changent chaque
jour, y en mettant de nouvelle, et toute chaude... Plusieurs croient que cela ne peut se faire qu'en Egypte, à cause de la
chaleur du climat, mais le grand-duc de Florence ayant fait venir chez lui un de ces gens-là, il en fit éclore aussi bien
qu'en Egypte, et on m'a dit qu'on l'avait fait en Pologne6. »
Comme le note Thévenot, l'Europe adopta cette méthode d'incubation et s'en servit largement.
En Europe occidentale, l'agriculture et l'élevage étaient étroitement associés et, d'ailleurs, se trouvaient souvent entre les
mêmes mains. Au Moyen-Orient, il existait un conflit immémorial entre le cultivateur sédentaire et le pasteur nomade.
L'agriculture et l'élevage étaient des activités distinctes et généralement opposées. Si le paysan possédait parfois
quelques animaux pour ses besoins personnels immédiats, l'élevage pour la nourriture ou le transport revenait au
nomade. Une telle division du travail donnait fréquemment lieu à des conflits d'intérêts préjudiciables aux deux parties.
Cet antagonisme apparaît déjà dans l'un des plus anciens récits historiques que nous possédons sur le Moyen-Orient:
l'histoire de Caïn et d'Abel. Chacun des deux frères offrit à Dieu des produits de son industrie, qui de ses troupeaux, qui
de ses récoltes. Dieu agréa l'offrande d'Abel, le pasteur nomade, et se détourna de celle de Caïn, le cultivateur
sédentaire. Jaloux de la faveur dont bénéficiait son frère, Caïn tua Abel. Plus souvent dans l'histoire du Moyen-Orient,
ce fut au contraire le paysan qui eut à pâtir des déprédations causées par les nomades. Dans la région, en effet, les terres
cultivées ne sont jamais loin des déserts que sillonnent des nomades prêts à tirer parti de la moindre faille dans les
défenses érigées par les autorités civiles. Et de l'autre côté de la frontière, au nord et au sud des pays civilisés, dans les
steppes eurasiennes et le désert d'Arabie, des principautés et des royaumes nomades aspiraient à devenir des empires.
L agriculture et l'élevage fournissaient des matières premières, notamment à l'industrie textile, principale activité
manufacturière durant l'époque médiévale. Originaire du Moyen-Orient, le nom de nombreux tissus atteste la place
qu'occupaient les exportations de ces produits vers l'Europe; citons, par exemple, mousseline (dérivé de Mossoul),
damas (de Damas), gaze (de l'arabe qazz), mohair (de mu-khayyar), taffetas (du persan tâftah). Étaient exportés des
tapisseries, des coussins, des tissus d'ameublement, ainsi que des vêtements. Les paysans fournissaient le lin et le coton,
les nomades, la laine et les peaux. Le bois, autre matière première cruciale, était rare, importé et donc cher.
Les minerais occupaient naturellement une place de choix. Roche, argile, etc. étaient exploitées dans des carrières ; les
métaux, en revanche, devaient être extraits de mines. Des mines d'or, d'argent et de cuivre étaient déjà exploitées à
l'époque préhistorique au Moyen-Orient. Le bronze était fabriqué en Mésopotamie orientale dès le IIIe millénaire avant
J.-C. et dès le second en Egypte. L'étain était importé de Cornouailles, tandis que le fer venait d'Arménie, de Trans-
caucasie et de l'est de la Turquie moderne. Au Moyen-Orient même, de nombreuses mines étaient déjà épuisées dans
l'Antiquité, si bien que, pour satisfaire leurs besoins, les États musulmans durent importer de plus en plus de métaux du
fin fond de leurs provinces et encore de plus loin.
Les principales mines en activité se trouvaient en Arménie, en Iran, dans la Haute-Egypte et au Soudan ; il y en avait
très peu dans les pays situés au cœur du Moyen-Orient, à savoir le Croissant fertile et l'Egypte. L'or et l'argent devaient
être importés. La recherche de ces métaux et les voies par lesquelles ils étaient acheminés influèrent souvent sur le cours
de l'histoire. Les mines d'Afrique, notamment celles de 'Allâqï au sud d'Assouan, représentaient, pour le monde
musulman, l'une des plus riches sources d'approvisionnement en or. Il ne fait pas de doute que la quête d'or et d'esclaves
fut l'un des principaux moteurs de l'expansion musulmane en Afrique subsaharienne. L'argent était exploité dans
différents endroits, mais surtout dans les anciens territoires sassanides.
Les techniques industrielles étaient rudimentaires. Sauf exception, la force animale et humaine constituaient l'unique
source d'énergie. Quelques petits automates avaient été inventés, mais surtout comme jouets. Les seules machines
étaient les moulins et les lanceurs de projectiles. A vent ou à eau, les moulins sont attestés dans la région depuis les
temps les plus anciens et restent encore utilisés aujourd'hui. Toutefois, même comparés à l'Europe du haut Moyen Age,
ils étaient très peu nombreux et ne servaient qu'à irriguer les terres et à broyer les céréales - jamais à des fins
industrielles. Les catapultes et autres engins similaires étaient destinés, en temps de guerre, à projeter sur les villes ou
les bateaux ennemis des chaudrons remplis d'un liquide incendiaire. En usage jusqu'à l'apparition, vers la fin du Moyen
Age, de canons et de canonniers venus d'Europe, ils fonctionnaient par tension, torsion ou, dans leur version améliorée,
par la mise en mouvement de poids et de contrepoids, méthode qui permettait d'envoyer des projectiles plus lourds, plus
loin et avec plus de force. D'autres armes - épées, dagues, boucliers, armures et pièces d'artillerie (telles que
mangonneaux et balistes) - occupaient une place non négligeable aussi bien dans l'industrie manufacturière que dans le
commerce international.
L'une des raisons de cet immobilisme dans le domaine de la production d'énergie résidait évidemment dans le manque
de matières premières adéquates, comme en possédait l'Europe occidentale avec le charbon, le bois, le charbon de bois
ou encore l'eau de ses innombrables rivières et cascades. Il y avait bien sûr du pétrole en abondance, mais le secret de
son extraction et de son utilisation ne serait découvert que bien plus tard. Dans l'Antiquité et au Moyen Age, il était
recueilli lorsqu'il jaillissait spontanément. Dans la Perse zoroastrienne, il servait à entretenir la flamme sacrée des
temples. Dans l'Empire byzantin et l'Empire islamique, il entrait dans la composition de mélanges explosifs utilisés
comme armes de guerre.
De même que se vêtir, avoir un toit était un besoin universel; quantité d'industries se développèrent pour construire,
meubler et décorer édifices publics et privés. Les habitants des villes avaient également besoin de marmites, de
casseroles et autres ustensiles de cuisine, de savon, de parfums et d'onguents, sans oublier le nécessaire pour écrire:
encre, parchemin, papyrus et, plus tard, papier.
Les transports, qui dans d'autres civilisations contribuaient de façon notable à l'essor de la production industrielle,
jouaient un rôle moindre en terre d'islam. La pénurie de bois et de métaux explique peut-être la rareté des véhicules à
roues et donc des routes qui leur étaient destinées. De temps en temps, on trouve des descriptions et même des
illustrations de charrettes, mais visiblement celles-ci sont considérées comme quelque chose de tout à fait inhabituel.
Ainsi le géographe et historien marocain du XIVe siècle, Ibn Battûta, les jugea-t-il suffisamment remarquables, lors d'un
voyage en Asie centrale, pour les inclure dans sa description des peuples turcs de la steppe. Encore au XVIIIe siècle,
Volney, un voyageur français, écrivait :
« Il est remarquable que dans toute la Syrie l'on ne voit pas un chariot ni une charrette ; ce qui vient sans doute de la
crainte de les voir prendre par les gens du gouvernement, et de faire d'un seul coup une grosse perte7. »
Le transport s'effectuait normalement par bêtes de somme ou par voie d'eau. Domestiqués au IIe millénaire avant J.-C,
le chameau peut porter jusqu'à six cents kilos, parcourir trois cent cinquante kilomètres par jour et s'abstenir de boire
pendant dix-sept jours. Toutefois, les chameaux ne peuvent être utilisés partout. Emmenés en grand nombre d'Anatolie
et de Syrie pour transporter ravitaillement et matériel militaire, beaucoup ne supportèrent pas le climat humide des
Balkans et périrent, retardant ainsi la progression des armées ottomanes. Sous le climat sec du Moyen-Orient,
cependant, ces bêtes revenaient certainement moins cher que des routes et des charrettes. Même l'humble mule ou l'âne
répondaient parfaitement aux besoins de transport de marchandises et de personnes sur de courtes distances. En
revanche, le transport par voie d'eau était largement répandu depuis des temps immémoriaux et l'on construisait des
bateaux capables de naviguer en Méditerranée, mais aussi dans les mers orientales et sur les rivières. Les historiens ont
calculé qu'à l'époque romaine, il revenait plus cher de transporter du blé par chariot sur cent kilomètres que par mer d'un
bout à l'autre de la Méditerranée. Il devait en être à peu près de même à l'époque musulmane.
La forme de production la plus courante, notamment dans le textile, était domestique, l'artisan travaillant à domicile,
parfois avec des membres de sa famille, ou dans de petits ateliers. La production répondait essentiellement aux besoins
familiaux et locaux; seuls quelques produits, comme les tapis, étaient exportés à l'étranger. Parfois, l'industrie revêtait de
plus amples dimensions. Ainsi, certains documents de l'Egypte médiévale montrent que les ouvriers du lin étaient
employés par un entrepreneur et payés à la journée. On trouve une même organisation du travail pour le raffinage du
sucre, autre industrie égyptienne importante. De son côté, l'État intervenait de multiples façons, soit en protégeant telle
industrie, soit en y investissant de l'argent, soit en s'en arrogeant le monopole.
C'est ce qui advint au tirâz. En arabe classique, ce terme désigne une pièce de brocart dont le port ou l'octroi représentait
une prérogative royale. Seuls pouvaient s'en revêtir les souverains ou ceux qu'ils désiraient honorer. Le tirâz devint un
système de récompenses et de décorations. A cause de son statut très particulier, sa fabrication était, dans les premiers
siècles de l'hégire, un monopole jalousement gardé. Les ateliers appartenaient à l'État et leurs directeurs étaient des
fonctionnaires. La production de guerre, comme, par exemple, la construction navale et la fabrication de certaines
armes, était, elle aussi, parfois contrôlée par l'État.
Il arrivait également que l'État intervienne dans la fixation des prix. Cette pratique remonte à l'Antiquité, en particulier à
l'empereur Dioclétien, qui, semble-t-il, fut le premier à avoir voulu le faire à grande échelle. Malgré un hadith attribué
au Prophète selon lequel « seul Dieu peut fixer les prix » - éloquente déclaration de laisser-faire économique -, les
autorités musulmanes tentèrent souvent d'imposer ce que les économistes du Moyen Age appelaient « un juste prix ».
Sans succès. Franchissant un pas de plus, certains souverains s'attribuèrent des monopoles. Estimant sans doute
insuffisants les profits qu'ils retiraient de la taxation du commerce du poivre, plusieurs sultans, notamment en Egypte à
la fin de l'époque mamelouke, décidèrent d'en prendre le contrôle. L'un d'eux, Bârsbây (1422-1438) étendit cette
politique à d'autres marchandises. L'effondrement du commerce de transit qui en résulta fut l'une des principales raisons
qui poussèrent les Portugais à entreprendre leur grand périple autour de l'Afrique.
Dans l'industrie comme dans d'autres domaines, l'un des principaux apports de la période islamique résida dans
l'harmonieux mélange de traditions et de techniques héritées des anciennes civilisations de la Méditerranée orientale et
du monde iranien, comme en témoigne l'art de la poterie musulmane. Au XIIIe siècle, les invasions mongoles réunirent,
pour la première fois dans l'histoire, l'est et l'ouest de l'Asie sous une même autorité politique et ouvrirent le Moyen-
Orient, notamment la Perse, aux goûts et aux styles extrême-orientaux.
La quête et l'extraction de métaux précieux encouragèrent et facilitèrent la création d'un système étendu de distribution
et d'échange. L'emploi simultané de deux monnaies, l'or dans les anciens territoires byzantins et l'argent dans les anciens
territoires sassanides, donna naissance à une économie bimétallique et entraîna le développement d'un système de
change. Le grand commerce engendra, dans les principaux centres marchands, une classe de changeurs et favorisa
ensuite l'apparition d'un système bancaire complexe et ramifié.
Le monde musulman médiéval offrait des conditions idéales à l'essor du commerce sur de vastes distances. Pour la
première fois, une immense région abritant de vieilles civilisations et s'étendant des rives de l'Atlantique aux frontières
de l'Inde et de la Chine formait une seule entité politique et culturelle, qui plus est placée, pendant quelque temps, sous
une même autorité centrale. Riche, subtile et sophistiquée, la langue arabe était comprise d'un bout à l'autre du monde
musulman et servait de moyen de communication international et interrégional.
« Dieu a permis la vente et il a interdit l'usure... Ceux qui retournent à l'usure seront les hôtes du feu où ils demeureront
immortels », dit le Coran (II, 275). L'interdiction de l'usure, exprimée avec force par les Écritures, revient avec
insistance dans les traditions et les commentaires, dont l'un va jusqu'à affirmer qu'un seul délit d'usure est pire que
trente-trois actes de fornication. Prise très au sérieux par les musulmans, cette interdiction constitue encore aujourd'hui,
pour les plus pieux, un obstacle aux activités bancaires et d'investissement. Selon l'écrasante majorité des théologiens et
des juristes, elle s'applique à toute forme d'intérêt, et pas seulement à l'intérêt de taux excessif — règle qui, si elle avait
été strictement appliquée, aurait empêché le développement du crédit et, donc, du commerce à grande échelle. Dans ce
domaine, comme dans bien d'autres, marchands et juristes imaginèrent des procédures — appelées, en langage
technique, hïla shar'iyya ou «stratagèmes juridiques» — qui, tout en respectant la lettre de la loi, leur permirent
d'organiser le crédit, les investissements, de mettre sur pied des sociétés en commandite et même des services bancaires.
Constituant l'un des « piliers de l'islam », le pèlerinage à La Mecque, que tout musulman doit accomplir au moins une
fois dans sa vie, a grandement favorisé l'essor du commerce sur de longues distances. Se tenant chaque année, le hajj,
qui rassemblait, dans le même lieu saint, des foules de croyants venus de tous les coins du monde musulman pour
communier dans les mêmes rites, contribua certainement à créer et à perpétuer un sentiment d'identité commune.
Le monde musulman avait des traditions locales, souvent très vigoureuses, mais développa, dès l'origine ou
presque, un degré d'unité — reflété dans les valeurs, les normes et les mœurs de sa civilisation urbaine — sans
équivalent dans le monde chrétien médiéval. «Les Francs, observait Rashïd al-Dïn, parlent vingt-cinq langues et aucun
des peuples ne comprend la langue des autres8. » Cette remarque n'a rien de surprenant de la part d'un musulman
habitué à l'unité linguistique du monde musulman, dans lequel deux ou parfois trois langues principales répondaient non
seulement aux besoins d'une petite classe de clercs (comme le latin en Europe occidentale), mais servaient aussi
d'instruments de communication universelle, supplantant les langues et dialectes locaux à tous les niveaux sauf les plus
bas. Grâce à une mobilité géographique, mais aussi sociale et intellectuelle sans précédent dans l'Antiquité ou au Moyen
Age, le monde musulman mit sur pied un vaste réseau de communication, sur terre et sur mer.
Quel que fut l'élément choisi, voyager était périlleux, à cause des brigands et des pirates. De tels déplacements étaient
lents et pénibles ; coûteux aussi, quoique beaucoup moins par bateau. Pour toutes ces raisons, le commerce sur de
grandes distances se limitait, pour l'essentiel, à un petit éventail de produits dont les prix étaient suffisamment élevés
pour justifier les risques.
Ainsi, les denrées alimentaires, si importantes dans le commerce moderne, occupaient une place moindre à l'époque.
Généralement bon marché et devant être transportées en quantité, leur commerce n'était pas rentable. Les coûts étaient
trop élevés, les bénéfices trop faibles et les aléas trop grands. La consommation alimentaire reposait presque
entièrement sur la production locale. Le grand commerce concernait trois principaux types de marchandises, dont la
rareté et le coût justifiaient les risques et les rigueurs de longs voyages par bateau ou par caravane. Il s'agissait avant
tout de minerais, d'esclaves et de produits de luxe.
Produites en général localement, les denrées alimentaires dépendaient très peu des importations. En revanche, l'or,
l'argent et le fer devaient être importés à tout prix.
Le commerce, à grande échelle et sur de vastes distances, de personnes se développa pour l'essentiel durant la période
islamique et ce, triste paradoxe, en raison des progrès humains apportés par la législation musulmane. Dans les anciens
empires, et même au début de l'ère chrétienne, la nombreuse population servile se recrutait principalement sur place.
Les sources d'approvisionnement se renouvelaient de diverses manières: par l'asservissement des criminels et des
débiteurs, par l'« adoption » comme esclaves d'enfants abandonnés par leurs parents, par ceux qui vendaient leurs
propres enfants ou se vendaient eux-mêmes. Tout changea avec les conquêtes islamiques et l'application progressive de
la loi musulmane. Selon un principe fondamental énoncé par les juristes et généralement respecté par les souverains, la
condition naturelle de l'homme est la liberté. Qu'ils fussent musulmans ou adeptes de l'une ou l'autre des religions
autorisées, les sujets nés libres d'un État musulman ne pouvaient être asservis ni pour dettes ni pour crime hormis celui
de révolte armée. Les enfants abandonnés devaient être présumés libres jusqu'à preuve du contraire. Les enfants
d'esclaves naissaient et restaient esclaves, à moins d'être affranchis. Les seules personnes de condition libre pouvant être
légalement réduites en esclavage étaient les infidèles capturés dans une guerre sainte. Butin licite, eux et leur famille
devenaient la propriété des vainqueurs. L'augmentation naturelle de la population servile ne pouvant répondre aux
besoins inextinguibles de la société musulmane, un vaste trafic d'esclaves infidèles se développa de l'autre côté des
frontières de l'Empire. Bien que cette marchandise fut périssable, son prix élevé, surtout s'agissant de jeunes filles,
compensait largement les risques. La castration pouvait considérablement augmenter le prix d'un jeune esclave mâle ; en
effet, les eunuques étaient très recherchés par les propriétaires de palais et de riches demeures, mais aussi pour
l'entretien et la protection de certains lieux de culte. La loi islamique interdisant la mutilation, les eunuques étaient «
traités » à la frontière, avant de pénétrer en terre d'islam.
L'Europe, la steppe eurasienne et l'Afrique représentaient les trois grandes zones d'approvisionnement. Certains esclaves
venaient parfois de plus loin, de Chine, de l'Inde ou d'ailleurs, mais c'était exceptionnel. Du Moyen Age jusqu'à l'époque
moderne, la majorité des esclaves se recrutaient dans trois populations principales. Les peuples slaves d'Europe centrale
et orientale (d'où l'étymologie du mot «esclave») fournissaient d'importants contingents à l'Espagne et à l'Afrique du
Nord musulmanes. Au Moyen Age, leur commerce était entre les mains de marchands et de commanditaires ouest-
européens. Lors de leur propression dans les Balkans, les Ottomans court-circuitèrent ces intermédiaires et
s'approvisionnèrent directement à la source. Un autre contingent, plus petit mais non négligeable d'esclaves d'Europe
occidentale résultait des raids des pirates barbaresques qui, au XVIIe siècle, étendirent leurs activités des côtes de la
Méditerranée à celles de l'Atlantique. En 1627, ils ramenèrent d'Irlande deux cent quarante-deux captifs qu'ils vendirent
au marché des esclaves d'Alger. Le 20 juin 1631, ils lancèrent un raid contre le village de pêcheurs de Baltimore, en
Irlande. Un rapport envoyé à Londres dresse la liste des habitants « emmenés » par les corsaires avec femmes, enfants et
servantes, soit cent sept personnes, auxquelles venaient s'en ajouter quarante-sept « capturées dans d'autres endroits».
Un témoin de l'époque, le prêtre français Pierre Dan, décrit leur arrivée à destination :
«... Ils les menèrent en Alger, où ce fut une chose pitoyable de les voir exposer en vente : car alors on sépara les femmes
d'avec les maris, et les enfants d'avec les pères. Alors, dis-je, on vendit le mari d'un côté, et la femme de l'autre, en lui
arrachant la fille d'entre les bras, sans espérance de se revoir jamais plus 9. »
A la même époque, les khans tatars d'Europe orientale razziaient les campagnes russes, polonaises et ukrainiennes et
ramenaient chaque année des milliers de jeunes esclaves («la moisson des steppes») qui étaient expédiés à Istanbul et
vendus dans les villes de l'Empire ottoman. Ce trafic se poursuivit jusqu'à la fin du XVIIIe siècle et s'arrêta, en 1783,
avec l'annexion de la Crimée par les Russes.
Le deuxième grand groupe d'esclaves était formé par les Turcs d'Eu-rasie qui, dès le début de l'ère musulmane, se
recrutaient par capture ou par achat depuis le nord de la mer Noire jusqu'aux frontières de la Chine et de la Mongolie.
Représentant, au Moyen Age, le gros des esclaves blancs du monde musulman oriental, ils étaient sunout employés dans
l'armée. Après l'islamisation de la steppe turque, cette source d'approvisionnement devint illicite, mais une nouvelle se
présenta avec le Caucase, d'où l'Empire ottoman et la Perse importèrent en grand nombre des esclaves géorgiens et
circassiens des deux sexes. Elle se tarit à son tour dans le premier quart du XIXe siècle, lorsque les Russes s'emparèrent
du Caucase.
Le troisième groupe se composait des esclaves noirs de l'Afrique subsaharienne, dont le trafic serait le dernier à
disparaître. Si leur présence était déjà attestée à l'époque romaine, notamment en Egypte où ils existaient depuis la plus
haute Antiquité, ils constituaient en général une rareté. L'importation massive d'esclaves noirs date de l'avancée des
armées musulmanes sur le continent africain. Les esclaves empruntaient trois grandes routes : d'Afrique de l'Est, ils
traversaient la mer Rouge et le golfe Persique, débarquaient en Arabie et poursuivaient leur route jusqu'en Iran et au-
delà; du Soudan, ils gagnaient l'Egypte par caravane en longeant la vallée du Nil; de l'Afrique de l'Ouest, ils remontaient
vers le nord, traversaient le Sahara et arrivaient dans les pays du Maghreb et en Egypte. La colonisation européenne en
Afrique tropicale interrompit un moment ce trafic. Les esclaves noirs étaient employés à différentes tâches - agricoles,
industrielles, commerciales, mais surtout domestiques. Malgré leur présence dans l'agriculture, par exemple, dans les
travaux de drainage en Irak, dans les mines, notamment de sel et d'or en Nubie et au Sahara, et dans certains secteurs de
la production industrielle, l'économie du monde musulman médiéval, contrairement à celle du monde antique, ne
reposait pas sur le travail servile.
Enfin, il y avait le commerce des produits de luxe, objets peu encombrants, légers, coûteux et très recherchés.
Au premier rang venaient les textiles, en particulier la soie et les brocarts. A la fin de l'époque romaine, byzantine et
persane, ainsi qu'au début de l'ère islamique, la soie joua un très grand rôle commercial, mais aussi politique. Son
importation et, plus tard, sa fabrication étaient souvent des monopoles royaux. Lorsqu'un roi voulait honorer un prince
barbare, il lui offrait parfois un manteau fait de cette étoffe précieuse; ainsi la soie revêtait-elle également une
importance diplomatique. Son importation d'Extrême-Orient constitua pendant un temps l'un des principaux leitmotive
de l'histoire politique et militaire des contrées par où elle transitait.
Autre produit recherché, l'encens qui, avec d'autres plantes aromatiques, venait du sud de l'Arabie et de régions plus à
l'est. Abondamment utilisé dans les temples du monde gréco-romain et, plus tard, dans les églises chrétiennes, l'encens
occupait une place de premier plan dans le commerce. Certains historiens modernes ont été jusqu'à comparer son
rôle à celui du pétrole aujourd'hui : il faisait tourner la machine - au sens figuré.
Après l'avènement de l'islam, dont les rites et le culte ne nécessitent pas d'encens, ce produit perdit de son importance
dans le monde musulman, tout en continuant à être demandé dans l'Europe chrétienne. Le commerce des épices,
notamment du poivre en provenance de la côte de Malabar, s'y substitua en partie. Poivre, épices et condiments
représentaient un marché lucratif en terre musulmane et ailleurs; ceux qui en faisaient le négoce formaient une classe de
marchands prospères et respectés.
Les pierres précieuses avaient, elles aussi, l'avantage de peser peu et de valoir beaucoup. Cela était vrai également de
l'ivoire, des bois rares et précieux, et même de certains animaux exotiques que les Romains importaient en grand
nombre pour les jeux du cirque.
Au début du Moyen Age, le commerce du Moyen-Orient musulman était à tous égards plus avancé que celui de l'Europe
: il était plus riche, plus étendu et mieux organisé, il disposait d'un réseau de relations plus ramifié, les produits offerts à
la vente étaient plus nombreux, l'argent plus disponible pour les acheter. Vers la fin du Moyen Age, la situation se
renversa. Les voyages de découverte et l'arrivée des Portugais en Asie ne mirent pas fin, contrairement à ce qu'on a cru,
au commerce moyen-oriental: on sait aujourd'hui que celui-ci se poursuivit pendant plus d'un siècle après que Vasco de
Gama débarqua aux Indes. De même, son déclin ne peut être attribué aux découvertes transocéaniques, dont les
répercussions économiques furent une des conséquences et non la cause des changements que connut le Moyen-Orient.
Fait remarquable, les Portugais, petit peuple vivant dans un petit pays de l'ouest de l'Europe, réussirent à affirmer en
Extrême-Orient une présence - et même pendant un temps une suprématie - navale et commerciale, alors que, plus
étonnant encore, les grandes puissances du Moyen-Orient - l'Egypte des mamelouks, la 1 urquie ottomane et l'Iran
safavide - se montrèrent incapables de se mobiliser, soit économiquement pour leur faire concurrence, soit militairement
pour les vaincre. Les découvertes ont sans doute accéléré le déclin du commerce moyen-oriental, mais elles ne l'ont pas
provoqué ; historien doit en rechercher les causes ailleurs.
Ce déclin n'affecta d'ailleurs pas seulement les pays musulmans. Il toucha également ce qui restait de territoires
byzantins et même, à un moindre degré, l'Europe méditerranéenne, en particulier l'Italie, où les grands États
commerciaux se virent supplantés par la montée en puissance des pays du nord-ouest de l'Europe. De même, on ne
saurait attribuer ce déclin aux attitudes religieuses et aux dispositions de la loi musulmane. Leur existence n'avait pas,
dans le passé, entravé l'essor du commerce ; leur inexistence ailleurs ne sauva ni Byzance ni l'Italie.
Plusieurs causes matérielles sont faciles à identifier. L'épuisement, ou la conquête par des envahisseurs, de mines et de
réserves de métaux précieux laissa les pays musulmans à court d'argent au moment précis où leurs concurrents
européens découvraient de nouveaux gisements d'or et d'argent dans les Amériques. La peste noire et quelques autres
fléaux avaient aussi cruellement frappés la Chrétienté que l'islam, mais les pays musulmans avaient, en plus, eu à pâtir
d'invasions destructrices, en particulier celles des Mongols à l'est et celles des Banu Hilâl, ces tribus bédouines qui
dévastèrent l'Afrique du Nord.
Peut-être encore plus déstabilisateurs sur le long terme furent les changement politiques internes et l'accaparement de
l'État par des aristocraties militaires indifférentes au commerce et à la production. Même le commerce maritime en
Méditerranée tomba aux mains des cités italiennes — sans conquête, sans pression d'aucune sorte, simplement grâce à
des méthodes commerciales plus dynamiques et plus efficaces. Mis à part quelques denrées telles que le sucre et, plus
tard, le café, l'agriculture et l'industrie moyen-orientales cessèrent de produire des surplus exportables, si bien que les
marchands dépendirent de plus en plus du commerce de transit entre l'Europe et l'Extrême-Orient. Aussi le
détournement de ce commerce porta-t-il un coup particulièrement dur à la région. Pendant ce temps, les progrès
techniques, financiers et commerciaux réalisés à l'Ouest donnaient aux marchands européens les instruments et les
ressources pour dominer les marchés du Moyen-Orient, dont l'accès leur était pour le moins facilité par l'unité et la
stabilité de l'Empire ottoman. Les armées de l'Empire l'emportaient sur terre, sa flotte était maîtresse des mers ; pendant
ce temps-là, les marchands européens s'emparaient pacifiquement et sans mot dire de ses marchés.
Sous le règne de Khosro Ier (531-579), l'Empire perse connut d'importantes transformations, notamment dans son
organisation militaire qui devint moins féodale et plus professionnelle. Les soldats étaient soumis à un long et difficile
entraînement, ainsi qu'à une stricte discipline ; ils recevaient une solde et des indemnités d'équipement. L'armée elle-
même n'était plus placée sous l'autorité unique d'un commandant suprême, V eranspahbadh, qui cumulait les fonctions
de ministre de la défense, de chef d'état-major et, le cas échéant, de négociateur, mais sous une hiérarchie d'officiers, de
gouverneurs et de généraux. L'armée de Khosro remporta certaines victoires : elle mit fin à la guerre civile, pacifia les
zones frontalières, chassa les Éthiopiens du Yémen, vainquit les Huns hephtalites et, pendant la guerre contre Byzance,
envahit la tyne et mit à sac Antioche. En revanche, elle ne put résister aux assauts des Arabes musulmans. La notion
d'une armée régulière et de métier, distincte du reste de la population adulte mâle, comme celle de monarchie à laquelle
elle était associée, était étrangère à l'Arabie préislamique et lui répugnait. Dans es pays frontaliers du Nord régnaient des
roitelets, dont les sujets servaient parfois dans les troupes auxiliaires de Byzance ou de Perse. Sans doute les États
sédentaires plus avancés du Sud avaient-ils, eux aussi, des soldats de métier, d'un genre ou d'un autre. Mais dans
presque tout le reste de l'Arabie, l'armée était tout simplement la tribu en armes, mobilisée pour une razzia ou une
guerre.
Les récits des premiers chroniqueurs musulmans montrent que l'avènement de l'islam modifia assez profondément cette
situation. Mahomet et ses successeurs étaient à la tête d'une tribu, mais surtout d'une communauté politico-religieuse
regroupant des hommes d'origines très diverses, issus parfois de tribus ou de pays jadis ennemis. Ils étaient presque
continuellement en guerre — Mahomet contre les tribus païennes du Quraysh, ses successeurs pour conquérir
d'immenses territoires. Longues et couvrant une vaste zone, ces guerres de conquête favorisèrent une spécialisation et
une professionnalisation croissantes. Les sources arabes montrent qu'on distinguait de plus en plus nettement - et c'était
nouveau, surtout dans le centre et le nord de l'Arabie - combattants et non-combattants et, chez les premiers, soldats
spécialisés servant de longues périodes et auxiliaires ou soldats d'occasion mobilisés pour une opération ponctuelle.
Selon le principe formulé plus tard par les juristes, le djihad était un devoir sacré qui incombait, dans la défensive, à
chaque musulman valide, et dans l'offensive, à la communauté tout entière. Telle était sans doute la situation au moment
des conquêtes, lorsque chaque tribu devait fournir son quota de combattants, lesquels étaient en général des volontaires.
Même ceux qui servaient de longues périodes n'étaient pas des soldats de métier à plein temps. Quand ils ne faisaient
pas la guerre, la plupart d'entre eux s'adonnaient à d'autres activités. Sauf exception, ils ne vivaient pas dans des
casernes, séparés de leur famille. Néanmoins, la guerre constituait leur principale occupation et leur première source de
revenus. Le butin pris à l'ennemi durant les guerres de conquête assurait généreusement leur entretien.
Sauf en Syrie qui, sous les califes omeyyades, devint la province métropolitaine de l'Empire, les armées arabes étaient
installées dans des camps, dont certains se transformeraient en villes de garnison comme Bassora et Kufa en Irak, Fustat
en Egypte, Kairouan en Tunisie et Qom en Perse. La Syrie était divisée en districts militaires - du nord au sud: Homs,
Damas, Jordanie et Palestine - correspondant aux anciennes divisions territoriales byzantines. Les troupes arabes de
Syrie participaient aux campagnes saisonnières contre Byzance, mais aussi à des expéditions de plus grande envergure,
comme le siège de Constantinople. Plus expérimentées, plus compétentes et aussi mieux payées, elles se transformèrent
peu à peu en une armée permanente, l'armée régulière des califes omeyyades établis en Syrie. Aucune organisation
comparable n'existait en Irak et en Egypte, où les armées arabes retrouvaient leur statut de milices tribales, hostiles au
service militaire régulier.
Les Abbassides conservèrent le même système, à cette seule différence près qu'ils remplacèrent l'armée régulière
syrienne par une armée recrutée au Khorassan, la province de l'Est iranien qui leur avait servi de tremplin vers le
pouvoir et qui resterait longtemps leur principal soutien militaire.
Un changement de première importance s'ensuivit. Au début, les armées du califat étaient composées, dans leur
écrasante majorité, d'Arabes; rien n'était fait pour recruter dans la population locale de Syrie ou d'Egypte, laquelle,
d'ailleurs, après des siècles de domination romaine puis byzantine, avait perdu toute disposition ou goût pour les armes.
Tel n'était pas le cas dans les provinces orientales de l'Empire, autrefois iraniennes. Contrairement à leurs voisins, les
Iraniens n'avaient pas seulement troqué un maître pour un autre. Gardant un souvenir vivace de leur grandeur impériale
et de leurs traditions martiales, il était naturel qu'après avoir embrassé l'islam, ils se sentent en droit de jouer un rôle de
premier plan dans son gouvernement et son armée. C'est aussi ce qui se produisit, quoique de façon un peu différente,
avec les populations berbères insoumises des anciennes provinces romaines d'Afrique du Nord, lorsqu'elles passèrent
sous domination arabe.
Très tôt, les chefs de guerre arabes commencèrent à enrôler leurs mawàlï, des non-Arabes convertis à l'islam et clients
de leurs tribus. Bien qu'occupant des postes subalternes, ces derniers virent leur rôle s accroître, notamment aux
marches de l'Empire, où les peuples guerriers des frontières contribuèrent de façon non négligeable à la progression des
forces musulmanes. Les armées arabo-musulmanes qui conquirent l'Espagne étaient en grande partie composées de
Berbères d'Afrique du Nord. Les peuples d'Asie centrale et du nord de l'Iran participèrent activement à la propagation de
leur nouvelle foi chez les peuples apparentés qui vivaient de l'autre côté des frontières de l'Empire.
Cependant, tous ces hommes, même au temps glorieux de leurs plus grandes victoires, n'étaient que des auxiliaires qui
ne faisaient pas partie intégrante de l'armée impériale et étaient tenus à l'écart de la capitale. L'arrivée en Irak des soldats
du Khorassan marqua un tournant. En principe, ils étaient d'origine arabe, mais vivant depuis des générations dans le
Khorassan, ils avaient épousé des Iraniennes et adopté de nombreuses coutumes du pays. Très vite, leurs régiments
comptèrent dans leurs rangs d'authentiques Iraniens de l'Est.
Peu à peu, les Abbassides cessèrent de verser automatiquement une solde aux Arabes inscrits sur les rôles de l'armée. A
partir du Xe siècle, ne furent payés que les hommes étant effectivement en service. Il existait deux catégories de soldats:
les soldats de métier à temps complet qui touchaient une solde et les volontaire engagés pour une campagne dont la
rétribution était prélevée sur le butin.
La garde prétorienne du Khorassan instituée par les califes abbassides n'eut pas une existence plus longue que l'armée
régulière syrienne des Omeyyades, leurs prédécesseurs ; après un siècle à peine de domination abbasside, elle fut
remplacée par un nouveau type d'armée recrutée sur des bases entièrement différentes — armée qui façonnerait l'avenir
militaire, et donc politique, des États musulmans pendant un millénaire ou plus.
L'esclave soldat et le supplétif barbare étaient des personnages déjà connus dans l'Antiquité. A la fin du Ve siècle et au
début du IVe avant J.-C, la police d'Athènes était assurée par un corps d'esclaves scythes armés, propriété de la ville. A
Rome, certains dignitaires avaient pour gardes du corps des esclaves armés, en général d'origine barbare. Lorsqu'ils se
mirent à recruter des soldats dans les « races martiales » vivant aux confins de l'Empire ou au-delà de ses frontières, les
souverains musulmans adoptèrent une pratique que les Romains, les Perses et les Chinois avaient utilisée bien avant eux
et que reprendraient les puissances coloniales occidentales des siècles plus tard. Toutefois, l'histoire militaire des pays
musulmans fait apparaître un phénomène nouveau et tout à fait particulier : l'esclave soldat faisant partie d'une armée
formée d'esclaves, commandée par des généraux esclaves et finissant - ultime paradoxe - par servir des rois et des
dynasties d'origine servile.
La logique du système est bien expliquée par Paul Rycaut, un Anglais qui visita la Turquie au milieu du XVIIe siècle.
Contrairement aux princes des pays occidentaux qui s'entourent d'hommes devant leurs fonctions à leur «famille, leur
lignage et leur condition», écrivait-il,
« [le Turc]... aime être servi par des gens à lui, qu'il a élevés et éduqués et qui sont obligés de mettre à son service les
bienfaits qu'il leur a dispensés ; [des gens] qu'il a nourris et dont il a fortifié l'âme en leur inculquant sagesse et vertu, et
qui, arrivés à l'âge d'homme, lui rendent les intérêts de ses soins et de ses dépenses ; sont à son service ceux dont il peut
promouvoir la carrière sans susciter de jalousies et qu'il peut détruire sans danger. Ainsi, les jeunes garçons destinés aux
hautes charges de l'Empire... doivent-ils avoir été capturés à la guerre ou provenir de régions éloignées... La Politique
[qui préside à ce choix] est claire: ayant été éduqués selon d'autres principes et d'autres coutumes, ils prendront leurs
parents en aversion ; ou bien, venant de contrées éloignées, ils ne connaîtront personne, si bien que, de l'école au
gouvernement, ils n'auront d'autres relations ou dépendance utiles que celles de leur Maître, auquel l'éducation et la
nécessité leur commandent d'être fidèles3 ».
A l'évidence, cette institution avait pour but de résoudre l'un des problèmes fondamentaux du souverain autocrate:
comment trouver des serviteurs, civils et militaires, de qualité et dignes de confiance, sans créer, au sein de l'État, un
corps puissant et uni susceptible de limiter son pouvoir ou même de le renverser. L'histoire montre que les solutions
varièrent selon les époques et les pays. Celle adoptée très tôt par les souverains musulmans fut de créer une armée de
métier composée de soldats d'origine étrangère qui, capturés et asservis à un âge très tendre, ne devaient allégeance ou
fidélité qu'à celui qui avait veillé à leur formation. Originaires de provinces lointaines ou de pays limitrophes, ils
n'entretenaient pas de liens de parenté ou d'amitié avec les populations locales, avec lesquelles, d'ailleurs, ils pouvaient à
peine communiquer. Géographiquement et culturellement coupés de leur ramille et de leur milieu, ils n'avaient ni
cousins ni proches sur qui compter. Et comme à chaque génération, ils étaient remplacés, non pas par leurs fils, mais par
de nouveaux contingents d'esclaves venus de loin, ils étaient dans l'impossibilité de former une aristocratie militaire
susceptible de contester le pouvoir absolu du souverain autocrate.
Ce système avait ses failles. Parfois les esclaves se regroupaient par affinités ethniques ou même formaient des
régiments cantonnés dans leur pays ou territoire tribal d'origine. Parfois, notamment dans l'Empire ottoman, ils restaient
en contact avec leurs parents et alliés, et lorsqu'ils accédaient à des postes de pouvoir et d'argent, ils les faisaient venir
afin qu'eux aussi profitent de ces avantages. Comme tout un chacun, ils souhaitaient assurer l'avenir de leurs fils, et si,
sauf exception, ils ne pouvaient pas les faire entrer dans l'armée, ils pouvaient du moins en faire des fonctionnaires ou
des hommes de religion. C'est d'ailleurs ainsi que naquirent certaines des grandes familles de scribes et d'ulémas de la
fin du Moyen Age.
Dans l'ensemble, toutefois, ce système se révéla extraordinairement efficace. Il créa de puissantes armées qui permirent
au Moyen-Orient musulman de chasser les croisés et d'arrêter l'avance d'ennemis encore plus dangereux, les Mongols.
Sur un point, cependant, les régiments d'esclaves ne donnèrent pas entièrement satisfaction aux monarques qui les
possédaient et les entretenaient. En théorie, un esclave soldat ne devait fidélité qu'à son souverain. Dans les faits, sa
fidélité allait à son régiment et aux officiers qui le commandaient. Egalement d'origine esclave, ces commandants
militaires ne tardèrent pas à devenir les véritables maîtres des provinces de l'Empire, voire de la capitale, où régnaient
des califes sans pouvoir. A la fin, certains prendraient la place du monarque et fonderaient des dynasties éphémères ou,
comme dans l'Egypte de la fin du Moyen Age, étendraient au sultanat le principe du recrutement et de la succession
serviles.
Il y avait déjà des esclaves soldats au début de l'ère musulmane, mais il s'agissait de cas individuels, la plupart du temps
d'affranchis « recrutés » par leurs maîtres ou leurs anciens maîtres. La création d'un régiment esclave est généralement
attribuée au calife abbasside al-Mu'tasim qui régna de 833 à 842. Ce régiment se composait de Turcs capturés dans les
steppes d'Eurasie et formés depuis l'enfance à l'art militaire. En un temps remarquablement court, les unités
combattantes et les forces de garnison de presque tous les souverains musulmans ne comptèrent plus que des esclaves,
turcs dans leur majorité. En Afrique du Nord et en Espagne, un petit nombre d'entre eux étaient des Slaves d'Europe,
mais cette source finit par se tarir. Au Maroc et en Egypte notamment, il y avait aussi des Noirs. Toutefois, jusqu'à leur
islamisation qui rendit légalement impossible leur asservissement, les Turcs représentèrent l'écrasante majorité des
soldats esclaves. Une fois au pouvoir, ceux-ci recrutèrent leurs soldats chez les peuples non musulmans du Caucase et
des Balkans.
Avec l'évolution des techniques militaires et surtout l'introduction des armes à feu, les anciennes armées d'esclaves
devinrent obsolètes. La dernière de ces grandes armées, le corps ottoman des janissaires, continua d'exister jusqu'au
début du XIXe siècle, mais cessa de recruter des esclaves dès le début du XVIIe. Pour autant, cette coutume ne disparut
pas entièrement. Encore au XIXe siècle, les souverains égyptiens avaient largement recours aux esclaves soldats noirs.
Ainsi, le corps expéditionnaire envoyé en 1863 à Mexico par Sa'id Pacha pour soutenir son ami Napoléon III était-il
majoritairement composé de Noirs enlevés lors de razzias dans le haut Nil.
Sur le plan économique, la terre et le commerce représentaient les deux principales sources de richesses et,
accessoirement, de pouvoir. En général, les membres des différentes élites — administrative, militaire, religieuse et
même royale - investissaient au moins une partie de leur capital dans l'un de ces secteurs ou les deux.
Dès son avènement, l'islam considéra le commerce d'un œil favorable, comme en témoignent certains passages du
Coran qui approuvent cette activité et interdisent l'usure. D'autres versets déclarent licites les échanges honnêtes,
prescrivent de donner le poids et la mesure exacts, de rembourser ses dettes à l'échéance et d'honorer ses contrats
(Coran, II, 275 sq., 282 sq, IV, 33, VI, 152). Cette approbation coranique est confirmée par un grand nombre de
traditions attribuées au Prophète et à certains de ses compagnons qui font l'éloge de l'honnête marchand.
Plusieurs hadiths prennent même la défense des produits de luxe -tels que soieries, brocarts, pierres précieuses et
esclaves des deux sexes -achetés ou vendus par cet honnête marchand. Selon l'un d'eux, le A rophète aurait dit : « Quand
Dieu accorde la richesse à un homme, H veut que cela se voie. » Encore plus frappante est cette anecdote que rapporte
l'un des premiers ouvrages shiites sur l'imam Ja'far al-Sâdiq. A un disciple qui lui reprochait ses élégants atours alors
que ses ancêtres s'étaient contentés de vêtements simples et grossiers, l'imam aurait répondu que ses ancêtres avaient
vécu à une époque de pauvreté, que lui vivait à une époque d'abondance et que chacun devait se conformer à son
temps4.
A l'évidence, ces traditions vraisemblablement apocryphes visaient à justifier le luxe et son commerce, face aux
tendances à l'ascétisme qui reviennent si souvent dans les écrits musulmans. Pour Muhammad al-Shaybànï (mort en
804), la sharia ne se contente pas d'autoriser un musulman à gagner sa subsistance ; elle lui en fait obligation. Le
premier devoir de l'homme, explique-t-il, est de servir Dieu. Mais pour ce faire, il doit être convenablement nourri, logé
et vêtu, ce qui suppose qu'il travaille et gagne de l'argent5. En outre, fait-il remarquer, un musulman n'est pas obligé de
se satisfaire du minimum vital, il peut aussi acquérir et consommer des produits de luxe. L'idée mise en avant par al-
Shaybànï et divers auteurs ultérieurs est que l'argent gagné en s'adonnant au commerce ou à l'artisanat est plus agréable
à Dieu que celui reçu du gouvernement en échange de services rendus, civils ou militaires. Al-Jâhiz (mort en 869), un
des plus grands auteurs arabes classiques, va encore plus loin. Dans un essai intitulé « Éloge des marchands et
condamnation des fonctionnaires », il oppose la sécurité, la dignité et l'indépendance des premiers à l'insécurité, à
l'humiliation et à la flagornerie qui sont le lot des serviteurs du prince ; exaltant leur piété et leur érudition, il prend la
défense des marchands contre leurs détracteurs. En choisissant une famille de marchands pour transmettre son ultime
révélation prophétique, affirme-t-il, Dieu lui-même a montré qu'il approuvait le commerce. De même, le grand
théologien al-Ghazâlï (mort en 1111) brosse un portrait du marchand idéal et estime que le commerce est un moyen de
se préparer au monde à venir.
Dans une économie essentiellement agraire, la propriété ou le contrôle de la terre revêt une importance sociale et
politique capitale. Et de fait, dans la société islamique classique, les propriétaires fonciers formaient une catégorie
influente. Toutefois, il convient de définir plus précisément ce qu'il faut entendre par propriété. En effet, si le petit
propriétaire indépendant tel qu'on le connaît en Europe occidentale et ailleurs existe aujourd'hui au Moyen-Orient, il
était autrefois rare et exceptionnel. Là où l'agriculture dépend de grands travaux d'irrigation, planifiés et contrôlés par
l'État, la petite propriété a du mal à se développer. Dans la plupart des pays de la région, c'est la grande propriété, sous
diverses formes, qui domine. Les études modernes sur l'organisation agraire, passée et présente, du Moyen-Orient
parlent souvent de « fief» et de « féodalité », mais ce sont là des termes appartenant à l'histoire de l'Europe occidentale,
dont l'application rigide aux réalités de la région ne peut qu'induire en erreur.
Il existait plusieurs régimes de propriété foncière. L'un, appelé milk dans le droit musulman, correspond grosso modo à
la propriété privative. Sous les Ottomans — première période pour laquelle nous disposons d'archives détaillées -, on la
trouvait surtout dans les villes et leurs environs immédiats. Outre les terrains bâtis, elle concernait essentiellement des
vignobles, des vergers et des jardins maraîchers.
Cette forme de propriété était rare dans les campagnes, où la plupart des terres agricoles, regroupées en grands
domaines, représentaient, en théorie du moins, des concessions accordées par l'État. Sous les premiers califes, elles
consacraient l'attribution à un individu de terres acquises au cours des conquêtes par le nouvel État arabe. Elles
provenaient principalement de deux sources : les terres domaniales des pays conquis, à savoir Byzance et la Perse, et les
terres abandonnées par leurs propriétaires. Quand les Arabes envahirent le Levant, l'Egypte et l'Afrique du Nord, de
nombreux princes et riches byzantins prirent la fuite, et leurs domaines revinrent à l'État, au même titre que les terres
domaniales. Pouvaient être également concédées les terres dites « mortes », c'est-à-dire en friche ou inutilisées.
Concédées à titre permanent et irrévocable, ces terres devenaient aliénables et transmissibles ; en outre, elles ne
dépendaient pas de la fonction ou du statut du concessionnaire. Toutefois, celui-ci devait payer au trésor public les taxes
dues sur ces terres, lui-même étant chargé de prélever l'impôt auprès des paysans. La différence entre ce qu'il collectait
et ce qu'il versait à l'État représentait les revenus de cette concession.
Ce système, proche et sans doute inspiré de l'emphytéose byzantine, prit fin avec l'arrêt des conquêtes pour être
remplacé par un autre, beaucoup plus courant, revêtant la forme d'une délégation par l'État de ses droits fiscaux sur la
terre. Ainsi, au lieu de lui verser un salaire pour son travail, l'État accordait à un individu - fonctionnaire civil et de plus
en plus fréquemment chef militaire - le droit de collecter des impôts dans une région. L'État était censé payer ses agents
en argent, mais la pénurie de liquidités entraîna une généralisation de ce système. Le récipendiaire de cette délégation
devait s'arranger pour collecter les impôts. Lui-même en était exempt, et ce qu'il collectait lui servait de salaire.
En principe, ce droit était octroyé en échange d'un service rendu. Si le récipiendaire cessait de servir l'État, ce droit
prenait fin. A la différence de celles octroyées par les premiers califes, ces concessions n'étaient ni irrévocables ni
permanentes. Elles étaient, au contraire, temporaires, limitées, révocables et personnelles, c'est-à-dire inaliénables et
intransmissibles. Cependant, en contravention avec la loi, beaucoup finirent par devenir permanentes, aliénables et
transmissibles ; ou encore, leurs détenteurs les conservaient même après avoir cessé de servir l'État. C'est alors que ce
système commença à ressembler au régime féodal de l'Europe médiévale.
Toutefois, les différences l'emportèrent toujours sur les ressemblances. Le concessionnaire avait tous les droits d'un
propriétaire, mais aucun droit de « seigneur ». Ainsi, il n'avait aucun droit sur les paysans résidant sur ses terres, autre
que celui de collecter l'impôt, ce qui, bien sûr, impliquait le droit de recourir à la force en cas de besoin. Il ne dispensait
pas la justice, ne pouvait octroyer de petits fiefs à l'intérieur de son domaine, ni entretenir une armée choisie parmi les
gens de son entourage - même si cette dernière pratique se répandit par la suite. Contrairement au seigneur féodal
européen, il ne résidait pas sur son domaine et ne le dirigeait pas comme une principauté quasi autonome.
Selon un autre type d'arrangement, l'État se dessaisissait des recettes fiscales dues par une région, un domaine ou une
catégorie sociale, en échange d'une somme globale fixée à l'avance. Lui et ses agents n'étaient plus directement
impliqués dans la répartition et la collecte des impôts. Ces tâches étaient déléguées à un intermédiaire, chef tribal, chef
d'une communauté religieuse ou personne privée qui achetait une charge dans un but lucratif. Ce type de charges
pouvait être acquis directement auprès de l'État, ou auprès de ceux, civils ou militaires, qui les détenaient. Le fermier de
l'impôt était obligé de remettre la somme fixée au trésor ou à celui avec qui il avait passé contrat. Le montant qu'il
collectait et la façon dont il s'y prenait ne regardaient que lui.
Quand il se faisait représenter, ce qui n'arrivait pas souvent, l'État dépêchait un inspecteur qui se contentait de surveiller
les opérations, sans y participer. Seul l'État ou un propriétaire privé aurait pu se soucier de la prospérité à long terme
d'un domaine. Le fermier des impôts cherchait d'abord et avant tout à récupérer son investissement et, éventuellement, à
réaliser un bénéfice. Les affermages étaient généralement concédés sur une base annuelle.
En période d'incertitude et de troubles - invasion, guerre civile, affaiblissement du pouvoir central, etc. -, la taille des
concessions foncières et fiscales avait tendance à s'accroître. Ainsi, un grand propriétaire pouvait étendre sa protection à
des voisins plus petits et trop faibles pour défendre leurs biens. Inversement, un petit propriétaire en difficulté pouvait
rechercher l'aide d'un puissant voisin et, en échange d'un revenu garanti, lui céder ses droits. Ce type de protection se
transforma peu à peu en une quasi-dépossession des petits propriétaires par les gros. Parfois, les changements étaient
beaucoup plus radicaux. Lorsqu'un régime tombait et qu'un autre le remplaçait, les concessions foncières et fiscales
passaient entre de nouvelles mains ou, plus souvent encore, retombaient sous le contrôle de l'État, étaient redécoupées et
octroyées à d'autres bénéficiaires.
D'une façon générale, la distinction entre terres privées et terres concédées par l'État était loin d'être nette. Lorsqu'il était
puissant, l'État avait tendance à s'étendre aux dépens de la propriété privée. Lorsqu'il était faible politiquement et se
décentralisait, les propriétaires privés avaient tendance à usurper le pouvoir de l'État et parfois même à empiéter sur ses
biens. Alors, comme par exemple à la fin du XVIIe siècle et au XVIIIe, les concessions foncières pouvaient se
transformer en propriétés héréditaires, que rien dans les faits ne distinguait de la propriété privative. Le terme d'«
usurpation » était parfois utilisé aussi bien lorsque les terres domaniales devenaient privées que lorsque des terres
privées tombaient dans l'escarcelle de l'État.
Tout comme le terme occidental de « féodalisme », ceux de gentry et de « noblesse » conviennent mal à la société
moyen-orientale, même si, a certaines époques, il semblerait que se soit effectivement constituée une classe héréditaire
de propriétaires fonciers détenant, à titre privatif, de concession ou même d'affermage, des terres qu'ils se transmettaient
de génération en génération. La plupart des souverains musulmans s'efforcèrent d'empêcher, de freiner ou de renverser
ce processus, préférant une situation dans laquelle tout le pouvoir, toutes les richesses et toute l'autorité émanaient
directement de l'État, et non d'un legs ou d'un statut social assuré et reconnu. Le plus souvent, les monarques absolus
cherchèrent à détruire ou à affaiblir ceux qui, au lieu de dépendre de leurs faveurs, bénéficiaient d'un héritage — par
exemple, les gros propriétaires terriens — ou encore ceux qui jouissaient du respect et de la reconnaissance de la
population - par exemple, les ulémas ou, à certaines époques, les hobereaux de province. Quand, pour une raison ou
pour une autre, l'autorité royale s'affaiblissait, ces catégories sociales, qui ne dépendaient que d'elles-mêmes, se
formaient et parvenaient à se maintenir; quand l'autorité royale se renforçait, notamment après une nouvelle conquête,
elles perdaient de leur influence, se voyaient remplacées, ou étaient purement et simplement détruites.
Cet affrontement parcourt toute l'histoire du monde musulman. A l'époque moderne, semble-t-il, la balance a finalement
penché en faveur de l'État autocratique, au détriment des forces sociales qui auraient pu en limiter le pouvoir. Une des
raisons en est l'apparition des techniques modernes, en particulier l'armement et les communications. Grâce à elles,
l'autocratie centralisée a fini par vaincre les obstacles matériels qui l'empêchaient de s'épanouir. Dans les sociétés
traditionnelles, le pouvoir du souverain, bien qu'en principe absolu, était en fait limité par toute une série de corps et de
pouvoirs intermédiaires. Depuis la disparition des premiers et l'élimination des seconds, l'État jouit d'un pouvoir illimité,
au point que le plus modeste des dictateurs modernes a plus d'autorité que le plus puissant des califes arabes, des shahs
de Perse ou des sultans turcs. Les barrières traditionnellement élevées contre la tyrannie se sont effondrées. La quête de
nouveaux instruments pour tenter de la brider se poursuit.
Chapitre XI Le peuple
L'islam est souvent décrit comme une religion égalitaire ; à bien des égards, il l'est effectivement. Si, au moment de son
avènement, on compare sa doctrine et, dans une large mesure, ses pratiques à celles des sociétés qui l'entouraient - le
féodalisme rigide de l'Iran, le système des castes en Inde, les privilèges aristocratiques en Europe byzantine et latine -,
c'est bien un message d'égalité qu'apporta la révélation islamique. L'islam ne reprit pas à son compte de tels systèmes de
différenciation sociale ou tribale ; bien plus, il les rejeta avec force. Le Coran est tout à fait explicite à ce sujet :
« O vous, les hommes ! Nous vous avons créés d'un mâle et d'une femelle. Nous vous avons constitués en peuples et en
tribus pour que vous vous connaissiez entre vous. Le plus noble d'entre vous auprès de Dieu est celui qui Le craint le
plus» (Coran, XLIX, 13).
La Tradition rassemblant les actions et les dits du Prophète, ainsi que les précédents institués par les premiers califes,
condamne avec vigueur les privilèges liés à la naissance, au statut, à la fortune ou même à la race, et répète avec
insistance que le rang et les honneurs doivent être conditionnés par la piété et le mérite.
De telles idées n'étaient pas entièrement nouvelles. « Il n'y a ni Juif ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni
femme ; car vous êtes tous un en Jésus-Christ », affirme un verset bien connu du Nouveau Testament (Gai., III, 28 ; voir
également I Cor., XII, 13 ; Col., III, 11).
Plus ancien encore, le Livre de Job proclame la commune appartenance du maître et de l'esclave à l'humanité (Job,
XXXI, 15).
Cependant, cette commune appartenance n'empêche pas l'existence de distinctions fondamentales entre les hommes.
Ainsi, les exégètes chrétiens n'ont jamais pensé que ce passage de l'Epître aux Galates niait l'importance des différences
ethniques, sociales ou de sexe, ou même proposait leur abolition, mais simplement que celles-ci ne conféraient aucun
privilège en religion. Quant à la fin du verset, elle établit très nettement une ligne de partage entre le croyant et
l'incroyant. Les trois religions insistent sur la valeur et l'autonomie de l'individu, sur l'unicité de chaque créature aux
yeux de Dieu. Toutes trois affirment que la piété et les bonnes actions l'emportent sur la richesse, le pouvoir et la
naissance. Néanmoins, si, dans le principe, elles s'accordent à reconnaître l'égalité de tous, historiquement, elles en
limitèrent le plein exercice à ceux qui possédaient quatre qualités indispensables: être libre, adulte, de sexe masculin et
professer une même religion. Autrement dit, toutes trois partaient du postulat que l'esclave, l'enfant, la femme et
l'incroyant étaient, d'un certain point de vue, des êtres inférieurs. Et toutes expliquaient d'où procédaient ces inégalités et
selon quelles modalités il était éventuellement possible d'y mettre fin. L'esclave pouvait être affranchi par son maître ;
l'incroyant pouvait se libérer de son incroyance en embrassant la vraie foi ; l'enfant, en son heure, devenait un adulte.
Seule la femme, selon la conception religieuse et traditionnelle du monde, était irrémédiablement condamnée à rester
inférieure.
Aux yeux des Juifs, des chrétiens et des musulmans, les incroyants l'étaient par choix. Toutefois, des différences
importantes distinguaient les trois religions dans leur définition et leur conception de l'incroyance et du statut de
l'incroyant non encore converti. Ces différences étaient moindres concernant les autres catégories. Les femmes et les
enfants naissant tels, rien ne permettait d'acquérir leur statut. Un enfant né d'un parent esclave était esclave. Se
conformant en cela aux pratiques de l'Antiquité, le judaïsme et le christianisme admettaient que des individus libres
pussent être réduits en esclavage. Très tôt, l'islam imposa des restrictions à l'asservissement de personnes libres, le
limitant aux non-musulmans conquis ou faits prisonniers lors d'une guerre.
Ces quatre formes d'inégalité sociale comportaient également des catégories intermédiaires, définies différemment selon
les religions. Entre l'homme libre et l'esclave, il y avait l'affranchi, l'ancien esclave qui, bien que juridiquement libre,
restait encore lié par un ensemble de devoirs et d'obligations à son ancien maître. Entre l'enfant et l'adulte, il y avait
l'adolescent, catégorie dont la portée était limitée sur le plan juridique, mais considérable sur le plan social. Entre
l'homme et la femme, il y avait l'eunuque qui, seul, pouvait se mouvoir librement entre l'espace masculin et l'espace
féminin. Enfin, entre le croyant et l'incroyant, il y avait ceux qui détenaient une partie, mais une partie seulement, de la
vérité divine.
C'est à l'égard de cette dernière catégorie que l'attitude des trois religions différait le plus. Pour le Juif, l'autre, l'étranger,
était le gentil - notion plus proche du concept grec de barbare que de celui, chrétien et musulman, d'incroyant. Les
barrières n'étaient pas infranchissables : un barbare pouvait s'helléniser et un gentil devenir juif; dans ce cas, ils étaient
acceptés comme membres à part entière de la communauté (Lév. XIX, 33-34). Mais cette transformation n'était pas
attendue d'eux, encore moins exigée. Les Juifs comme les Grecs estimaient que des étrangers pouvaient tendre au bien,
y compris selon leur propre définition, sans nécessairement devenir juifs ou grecs. Les Justes de toutes les nations, dit la
tradition rabbinique, ont une place au Paradis. Pour les chrétiens et les musulmans, en revanche, ceux qui ne
partageaient pas leurs croyances et restaient réfractaires à la conversion niaient la parole de Dieu, en tout ou en partie.
C'est pourquoi ils étaient soumis ici-bas à des pénalités et à des incapacités juridiques et voués, dans l'au-delà, à la
damnation éternelle.
Les trois catégories d'inférieurs adultes - l'esclave, la femme et l'incroyant — étaient considérées comme nécessaires, ou
au moins utiles, et chacune avait sa place et sa fonction au sein de la société musulmane, même si de temps à autre des
doutes surgissaient à propos des incroyants. C'est de son plein gré - ou plutôt, dirait un musulman, sous 1 effet d'un fol
entêtement - que l'incroyant consentait à son statut d infériorité, puisqu'il avait, à tout moment, la faculté d'y mettre fin
en adoptant l'islam; après quoi, toutes les portes s'ouvraient devant lui. Un esclave pouvait, lui aussi, changer de statut et
devenir un homme libre, mais cela exigeait une procédure légale et, de plus, dépendait de la seule volonté du maître.
Pour les femmes, la situation était sans issue, puisqu'il leur était impossible de changer de sexe.
Une autre différence importante distinguait ces trois catégories d'inférieurs. En terre d'islam, les esclaves étaient plus
souvent utilisés aux tâches domestiques que dans la production, si bien qu'ils avaient, comme les femmes, leur place
dans la famille et la maison de leur maître. Les lois relatives à l'esclavage faisaient donc partie du droit régissant le
statut personnel - cœur de la sharia. Le statut du non-musulman, en revanche, relevait de la sphère publique et était, par
conséquent, différemment perçu. Les restrictions qui pesaient sur lui ne visaient pas, comme dans le cas de l'esclave et
de la femme, à protéger la sainteté du foyer musulman, mais à maintenir la suprématie de l'islam dans l'État et la société
que les musulmans avaient édifiés. Tenter d'amoindrir et, a fortiori, d'abolir la subordination légale de ces trois
catégories aurait atteint l'homme libre et musulman en deux points sensibles : son autorité dans sa propre maison, et sa
primauté, en tant que communauté, au sein de l'État musulman. Tout au long de l'histoire, de nombreux mouvements
sociaux ou religieux cherchèrent à renverser les barrières qui, périodiquement, surgissaient entre les bien-nés et les
autres, entre les riches et les pauvres, les Arabes et les non-Arabes, les Blancs et les Noirs, puisque toutes étaient
contraires à l'esprit véritable de la fraternité musulmane. Mais, fait remarquable, aucun d'eux ne remit jamais en
question les trois sacro-saintes distinctions établissant le statut subordonné de l'esclave, de la femme et de l'incroyant.
Deux facteurs limitèrent les progrès humains apportés par l'islam : les usages romains et perses en vigueur dans les
provinces conquises par les Arabes, mais surtout l'augmentation rapide du nombre des esclaves acquis grâce aux
conquêtes, au tribut ou à l'achat. D'importantes incapacités juridiques frappaient les esclaves. Ainsi, ils étaient exclus de
toute fonction entraînant un pouvoir de juridiction sur des hommes libres. Ils ne pouvaient témoigner en justice. En droit
pénal, ils pesaient moins qu'un homme libre, la peine encourue pour un délit commis contre eux étant moitié moins
lourde. Ils jouissaient, cependant, d'un petit nombre de droits civils en matière de propriété et d'héritage. En outre, la loi
stipulait qu'ils avaient droit à des soins médicaux, à une alimentation convenable et à un soutien dans leur vieil âge. Si
un maître manquait à ces obligations, un cadi pouvait lui ordonner d'affranchir son esclave. La loi recommandait de
traiter les esclaves avec humanité et de ne pas les épuiser au travail. Un esclave pouvait se marier, mais seulement avec
le consentement de son maître. En théorie, rien ne s'opposait à ce qu'il épouse une femme libre, mais c'était chose plutôt
rare. Un maître pouvait épouser une esclave, à condition de l'avoir affranchie. La loi musulmane offrait quantité de
voies et de moyens pour affranchir les esclaves.
En l'an 31 de l'hégire (651-652) selon la tradition historiographique musulmane, les armées arabes d'Egypte conclurent
avec les Nubiens un armistice au terme duquel les deux belligérants s'engageaient à cesser leurs razzias sur le territoire
de l'autre. En outre, les Nubiens étaient tenus de fournir chaque année trois cent soixante esclaves aux musulmans,
contre une quantité fixée de viande et de lentilles. Dans sa version définitive, ce traité comportait la clause suivante :
«Chaque année, vous livrerez trois cent soixante esclaves à l'Imam des musulmans. Ces esclaves devront être de votre
pays, de bonne qualité, sans défaut, des deux sexes, d'un âge ni trop avancé ni trop tendre. Vous les remettrez au
gouverneur d'Assouan. Si vous recueillez un esclave fugitif appartenant à un musulman, si vous tuez un musulman ou
un dhimmï [non-musulman bénéficiant de la protection de l'État musulman], si vous cherchez à détruire la mosquée que
les musulmans ont édifiée dans le centre de votre ville ou si vous livrez moins de trois cent soixante esclaves, la trêve et
la tranquillité seront rompues et nous reprendrons les hostilités, jusqu'à ce que Dieu nous départage, car il n'est pas de
meilleur juge1.»
Selon d'autres sources, les Nubiens devaient aussi fournir quarante esclaves à l'usage personnel du gouverneur. Bien que
d'authenticité douteuse, ce traité fut reconnu par la plupart des juristes et permit d'entériner un accord où les deux parties
trouvaient leur compte: la Nubie restait indépendante, mais devenait tributaire de l'Empire musulman. Interdisant
l'asservissement et la mutilation sur tout le territoire musulman, la loi islamique restreignait les sources
d'approvisionnement internes en esclaves et en eunuques. Toutefois, elle n'interdisait pas leur importation, d'où l'intérêt
de cet arrangement avec la Nubie.
Les esclaves occupaient de multiples emplois. A la différence du monde gréco-romain, l'économie du monde musulman
n'était pas fondée sur une main-d'œuvre servile. L'agriculture dépendait essentiellement de paysans libres ou semi-libres,
l'industrie d'artisans libres. Il y avait néanmoins des exceptions. Ainsi, de nombreux esclaves, en majorité des Noirs
d'Afrique, participèrent à de grands travaux ; par exemple, au drainage, dès le début de l'ère islamique, des marais
salants du sud de l'Irak, où les dures conditions de travail donnèrent lieu à plusieurs révoltes, mais aussi à l'exploitation
des mines d'or de Haute-Egypte et du Soudan, ou encore à celle des mines de sel au Sahara.
Pour l'essentiel, cependant, les esclaves étaient employés à des tâches domestiques ou militaires. Généralement
originaires d'Afrique, les premiers servaient dans les palais et les maisons privées, les boutiques et les marchés, les
sanctuaires et les mosquées. Blancs pour la plupart, les seconds servaient, en nombre sans cesse croissant, dans les
armées de l'islam.
Des femmes esclaves, de toute origine ethnique, peuplaient les harems du monde musulman, soit comme concubines,
soit comme servantes — ces deux fonctions n'étant pas toujours bien distinctes. Les filles qui manifestaient quelque
talent recevaient une éducation et devenaient chanteuses, danseuses ou musiciennes. Quelques-unes occupèrent même
une place distinguée dans la littérature musulmane. Mais elles appartenaient davantage à l'élite qu'au peuple, tout
comme ces femmes cloîtrées dans les harems royaux ou impériaux qui, en tant que favorites ou mères du sultan,
exerçaient parfois une influence discrète mais décisive sur les affaires de l'État.
L'esclavage se perpétua et prospéra jusqu'à l'époque moderne. Dans les empires coloniaux, il fut aboli au XIXe siècle et
seulement au XXe dans les États indépendants de la région.
En Arabie, l'avènement de l'islam améliora considérablement la condition de la femme, en lui donnant certains droits, en
particulier de propriété, et en la protégeant, jusqu'à un certain point, contre les mauvais traitements que pouvaient lui
infliger son mari ou son propriétaire. L'infanticide des filles, admis par la coutume dans l'Arabie païenne, fut interdit.
Pourtant, le sort des femmes resta précaire et s'aggrava lorsque, dans ce domaine comme dans bien d'autres, le message
de l'islam perdit de sa force et céda du terrain devant les mœurs et les habitudes héritées du passé. Bien que limitée à
quatre épouses, la polygamie demeura légale. Concrètement, elle se rencontrait surtout chez les riches et les puissants.
En revanche, tout aussi légal, le concubinage était une pratique courante. Une esclave célibataire était à la disposition de
son propriétaire. Toutefois, une femme libre ne possédait pas de tels droits sur ses esclaves de sexe masculin. Les
juristes définissaient sa place dans la société par sa fonction au sein de la famille : une femme était d'abord fille, sœur,
épouse ou mère, et non une personne à part entière. Maigre consolation, elle était, dans certains cas, l'égale de l'homme
en matière de propriété et encourait des sanctions moins sévères si elle désobéissait aux lois religieuses; ainsi, le crime
d'apostasie lui valait emprisonnement et flagellation, au lieu de la peine de mort. Mais les juristes y voyaient davantage
une marque d'infériorité qu'un privilège. Enfin, comme le dhimmï et l'esclave, elle était aussi inférieure devant la loi:
son témoignage dans un procès pesait deux fois moins que celui d'un homme et, dans une succession, sa part était deux
fois moindre.
Termes juridiques, dhimmï ou ahl al-dhimmay désignaient les communautés non musulmanes — chrétiennes, juives et
zoroastriennes - qui bénéficiaient de la tolérance et de la protection de l'État musulman. Perçue comme un pacte passé
entre le souverain musulman et ces communautés, la dhimma, qui fixait leur statut, avait une valeur contractuelle. Les
dhimmï reconnaissaient la suprématie de l'islam, ainsi que le primat de l'État musulman, et acceptaient une position de
subordination symbolisée par diverses contraintes sociales et par le paiement d'une capitation {djizyd) à laquelle les
musulmans n'étaient pas assujettis. En contrepartie, l'État assurait la sécurité de leur personne et de leurs biens, les
protégeait des envahisseurs étrangers, leur accordait la liberté de culte et une large autonomie dans la conduite de leurs
affaires internes. Les dhimmï jouissaient donc d'un statut bien plus enviable que celui des esclaves, mais nettement
inférieur à celui des musulmans libres. Concernant les femmes, les communautés dhimmï suivaient leurs propres règles.
Ainsi, la loi juive, telle qu'elle était interprétée et appliquée en terre d'islam, autorisait la polygamie, mais interdisait et
punissait le concubinage. La loi chrétienne - sous toutes ses variantes - interdisait l'un et l'autre, les contrevenants
s'exposant à diverses peines, dont l'excommunication.
Les dispositions juridiques réglant le statut d'infériorité de l'esclave, de la femme et de l'incroyant n'étaient pas toujours
à la hauteur des grands principes moraux et religieux de l'islam. Cependant, force est de reconnaître que leur condition
était parfois meilleure que ne le laisserait penser le simple énoncé de ces règles. Ainsi, les dhimmï étaient inférieurs aux
musulmans, mais certains d'entre eux devinrent fort riches et occupèrent des postes d'influence, dans l'économie ou
même, plus rarement, dans la politique. Les femmes étaient inférieures aux hommes, mais certaines d'entre elles
jouèrent un rôle de premier plan dans la maison, au marché ou au palais. Les esclaves étaient inférieurs aux hommes
libres, mais au cours des siècles, ils furent de plus en plus nombreux à être soldats, commandants, gouverneurs et même
monarques.
A presque toutes les époques de l'histoire islamique prémoderne, le statut et la condition des sujets non musulmans
furent sensiblement meilleurs que ceux prescrits par la loi. A elle seule, la fréquence avec laquelle la loi était réaffirmée
montre que les restrictions qu'elle édictait n'étaient pas toujours strictement appliquées. D'une façon générale, les
souverains sunnites se montrèrent les plus bienveillants à l'égard des dhimmï. Sous la plupart des califes et des sultans,
les Juifs et les chrétiens participèrent au fonctionnement de l'État, notamment en travaillant dans ses services
administratifs. Il ne semble pas que cela ait soulevé une vive opposition. S'il y eut çà et là des campagnes contre les
fonctionnaires chrétiens, voire quelques émeutes, c'est généralement parce qu'on estimait qu'ils avaient commis un abus
de pouvoir.
Pour autant, les dhimmï n'étaient pas des égaux devant la loi et on ne leur laissait guère le loisir de l'oublier. Leur
témoignage n'était pas recevable devant un tribunal musulman, et comme les esclaves et les femmes, ils touchaient
moins d'indemnités en cas de dommages subis. Ils ne pouvaient pas épouser une femme musulmane sous peine de mort,
alors qu'un musulman était libre d'épouser une chrétienne ou une Juive. Ils étaient soumis à diverses restrictions en
matière vestimentaire et devaient en outre arborer des signes distinctifs sur leurs habits ; ils ne pouvaient se déplacer à
cheval, seuls l'âne et la mule leur étant autorisés ; ils avaient le droit de réparer leurs lieux de culte, mais pas d'en
construire de nouveaux. Même si elles n'étaient pas toujours appliquées avec rigueur, ces règles discriminatoires
pouvaient toujours être invoquées. S'il arrivait souvent que des dhimmï possèdent une assise financière et économique
considérable, ne pouvoir tirer profit des avantages sociaux et politiques que celle-ci procurait généralement les obligeait
à recourir à l'intrigue pour atteindre leurs fins politiques — pratique dommageable aussi bien pour eux-mêmes que pour
l'État et la société musulmane.
En terre d'islam, l'homme libre musulman jouissait de facilités considérables. Porteuse d'un message révolutionnaire
condamnant tout privilège héréditaire et même la monarchie, la révélation islamique entraîna d'immenses
bouleversements sociaux dans les pays conquis. Bien qu'il évoluât et s'affadît avec le temps, son égalitarisme originel
demeura suffisamment fort pour empêcher la formation d'une caste sacerdotale comme les brahmanes ou d'une classe
sociale comme la noblesse, et pour inspirer une société où le mérite et l'ambition pouvaient encore espérer trouver
récompense. Vers la fin de l'époque ottomane, cet égalitarisme connut quelques restrictions. L'interdiction de recruter
des esclaves dans la fonction publique mit fin au principal moyen de s'élever dans la société, tandis que l'apparition et la
persistance, dans la plus longue des monarchies que connut l'islam, de catégories farouchement attachées à leurs
privilèges, telles que les notables et les ulémas, fermèrent bien des portes aux nouveaux postulants. Il n'en reste pas
moins qu'encore au début du XIXe siècle, un homme pauvre et d'humble origine avait plus de chances de devenir riche,
puissant et respecté dans l'Empire ottoman que dans n'importe quel pays de l'Europe chrétienne, y compris la France
d'après la Révolution.
On accuse souvent les historiens de ne s'intéresser qu'à ceux qui possèdent richesses, pouvoir et savoir, de prétendre
écrire l'histoire d'une nation, d'un pays, d'une époque, alors qu'en réalité ils ne traitent que de quelques milliers de
privilégiés et ignorent la grande masse du peuple. Ce reproche est en grande partie justifié. Pourtant, la faute ne leur en
revient pas. Contrairement aux auteurs de romans et autres œuvres de fiction, l'historien est limité dans son travail par
les documents dont il dispose. Jusqu'à une époque relativement récente, et dans certains pays encore aujourd'hui, écrire
était l'apanage des puissants, des riches et des lettrés, ou de ceux qu'ils employaient. Ce sont eux, et quasiment eux
seuls, qui nous ont laissé des livres, des documents, des inscriptions ou autres traces à partir desquels l'historien s'efforce
de reconstruire le passé.
Cependant, la situation n'est pas aussi sombre. Ces dernières années, rassemblant avec peine des bribes d'information
éparpillées, des historiens ont effectué une plongée dans l'histoire des masses silencieuses. Concernant le monde gréco-
romain, l'Europe chrétienne et, dans une certaine mesure, l'Empire ottoman, l'étude des couches inférieures de la société
a enregistré quelques progrès. Mais, pour l'islam médiéval, les recherches ont tout juste commencé. Certains ont étudié
la ville et diverses composantes de sa population — sous un angle plus économique que social, il est vrai. De brefs
articles ici ou là, quelques chapitres de livres essentiellement consacrés à d'autres sujets constituent la maigre
bibliographie relative à la vie quotidienne des gens ordinaires dans l'islam médiéval. A partir de la fin du XVe siècle, les
archives ottomanes, impériales et provinciales, fournissent une étonnante abondance de documents sur la vie dans les
villes et même les villages. Pour l'époque médiévale, la tâche, quoique plus ardue, n'est pas impossible. Si les archives
sont loin d'être aussi fournies que celles de l'Empire ottoman ou des pays européens, un fonds relativement important de
documents a été préservé, notamment en Egypte. Ces sources, complétées et interprétées à la lumière de divers
témoignages littéraires, permettent de se faire une idée de la vie du peuple ( 'âmma), par opposition aux élites (khâssa).
Le tableau qui s'en dégage est celui d'une population urbaine, extrêmement diverse et active. Les boutiquiers et les
artisans en formaient le substrat. Regroupés par quartiers, maîtres, apprentis, compagnons, ouvriers étaient organisés en
guildes, selon leur métier, parfois aussi selon leur appartenance ethnique ou religieuse. Les classes politique, militaire et
religieuse comptaient des membres de rang inférieur, employés dans des tâches subalternes moins bien payées; par leur
mentalité et leur niveau de vie, ceux-ci appartenaient davantage aux couches populaires qu'à l'élite. Le maintien de
l'ordre était assuré par plusieurs forces de police, les unes rattachées à l'armée, les autres, une majorité, recrutées sur
place dans la population des villes. Ainsi, il y avait la garde de nuit ( 'osas) et Yahdàth, sorte de milice principalement
composée de jeunes apprentis.
Ces forces de l'ordre n'avaient pas la tâche facile. Quelques textes arabes nous font pénétrer dans les activités, les mœurs
et même la langue des habitants des bas-fonds. Il y avait la pègre composée de voleurs, d'escrocs, de truands et
d'assassins. Il y avait les amuseurs publics — acrobates, jongleurs, danseurs, etc., auxquels on peut ajouter les
prédicateurs itinérants et les conteurs professionnels. Il y avait les charlatans, qui jouaient tout à la fois le rôle de
médecin, dentiste, pharmacien, psychiatre, et dont les soins étaient les seuls auxquels avait accès la masse des gens. Il y
avait les magiciens, les astrologues, les vendeurs d'amulettes. Et aussi les colporteurs, qui proposaient des marchandises
simples et bon marché. Les marchands ambulants et les charlatans remplissaient auprès du menu peuple la même
fonction économique et sociale que les commerçants et les médecins auprès des couches privilégiées. Comme en
témoignent les sources, les mendiants occupaient une place à part. En permettant aux pieux musulmans d'accomplir leur
devoir de charité, ils remplissaient une fonction religieuse indispensable. Dans l'exercice de leur art, ils faisaient preuve
d'une étonnante habileté, utilisant toutes sortes d'artifices et de ruses que les textes littéraires se plaisent à décrire.
Certes, les vagabonds de l'Europe médiévale ont fait l'objet d'études plus documentées et plus approfondies, mais ceux
du Moyen Age musulman méritent aussi quelque attention.
Dans la culture arabe, même les mendiants avaient leurs poètes. Un texte du Xe siècle proclame dans le grand style
classique : « C'est nous les gars, les seuls qui vaillent, sur terre ou sur mer.De la Chine jusqu'en Egypte et à Tanger, nous
soutirons un tribut à tous les hommes ; nos coursiers sillonnent le vaste monde. Quand ça chauffe de trop dans une
province, nous en gagnons une autre. Terre d'islam ou terre de l'incroyance, le monde nous appartient, avec tout ce qu'il
renferme. Nous passons l'été dans les contrées neigeuses et migrons l'hiver vers celles où poussent les dattes. Nous
sommes la confrérie des mendiants, personne ne peut nous ravir notre auguste fierté3. »
Autre catégorie à part, les brigands et les bandits qui, bien entendu, prospéraient chaque fois que de riches caravanes
s'aventuraient dans des régions isolées, traversant déserts et montagnes par des pistes difficiles. Certains étaient de
simples criminels; perçus comme tels, ils étaient aussi traités en conséquence. D'autres, parce qu'ils incarnaient une
forme de contestation sociale, suscitaient l'admiration et faisaient parfois l'objet, comme les «poètes-brigands» {su'lùk,
plur., sa'âlïk) de l'Arabie ancienne, d'un véritable culte populaire et même littéraire. Les sa'âlïk étaient des hors-la-loi
vivant en marge du système tribal et ne bénéficiant pas de la protection qu'il offrait. Très particulière, leur poésie occupe
une place éminente dans l'histoire de la littérature. Tout autres étaient les bandes de brigands (jelâli) qui ravagèrent
l'Anatolie ottomane au XVIe et au XVIIe siècle notamment. Composées de soldats démobilisés, de paysans sans terre,
de diplômés des écoles religieuses n'ayant pas trouvé d'emploi et d'autres mécontents, elles connurent la célébrité ;
encore aujourd'hui, le folklore et la poésie populaire d'Ana-tolie chantent les exploits de certains de leurs chefs.
La mémoire collective s'est montrée moins indulgente à l'égard d'autres formes de contestation, qu'elle a préféré
condamner ou oublier. Tel est le cas, par exemple, des révoltes d'esclaves. Les Noirs d'Afrique de l'Est qui travaillaient,
au début du Moyen Age, dans de grands travaux agricoles en Irak se soulevèrent à maintes reprises. La plus longue de
leurs révoltes dura quinze ans, de 868 à 883. Ils réussirent à tenir en échec plusieurs régiments de l'armée impériale et,
pendant un temps, semblèrent même menacer le pouvoir califal de Bagdad. En 1446 se produisit en Egypte une curieuse
révolte d'esclaves contre d'anciens esclaves. Cette année-là, rapportent les chroniqueurs, près de cinq cents Noirs qui
gardaient les chevaux de leurs maîtres mamelouks dans des pâturages aux environs du Caire prirent les armes et
fondèrent un mini-État. Se faisant appeler « sultan », leur chef s'installa sur le trône et, imitant les usages de la cour des
mamelouks, gratifia ses principaux partisans du titre de vizir, de commandant en chef et même de gouverneur. Ils
vécurent en s'attaquant aux caravanes, jusqu'au jour où, profitant de dissensions internes, le pouvoir central écrasa leur
rébellion.
Beaucoup plus dangereuses pour l'ordre politique et social du monde musulman furent les révoltes populaires, dont les
revendications, généralement exprimées en termes religieux, reflétaient souvent un mécontentement de nature
économique et sociale. Dénonçant le caractère de plus en plus autocratique de l'État musulman, les kharijites trouvèrent
un large soutien auprès des nomades, des Arabes, de ceux pour qui toute forme d'autorité représentait une atteinte à leur
liberté et à leur dignité. Soutenant les prétentions au califat des descendants du Prophète et, donc, contestant la
légitimité du calife en place, les shiites exprimaient les revendications des opprimés ou des laissés-pour-compte et
servaient d'exutoire à leur colère. Certains de ces mouvements - les Abbassides au VIIIe siècle, les Fatimides au Xe, les
Safavides au XVIe - réussirent à s'emparer du pouvoir, mais devant leur incapacité — somme toute prévisible — à
répondre aux attentes placées en eux, les plus déçus de leurs partisans allèrent grossir les rangs de mouvements encore
plus extrémistes. Il n'est pas jusqu'aux confréries soufies, généralement plus pacifiques, qui ne participèrent à de vastes
soulèvements bénéficiant du soutien populaire.
Contrairement à une idée communément répandue, l'islam médiéval fut une civilisation urbaine, et non rurale ou du
désert. Ses historiens, ses écrivains, ses juristes traitent des problèmes des villes et reflètent les conditions qui y
régnaient. Ce n'est qu'à partir de l'époque ottomane que les archives permettent d'étudier la vie quotidienne du monde
paysan; jusqu'à une époque toute récente, on ne trouve pas d'ouvrages décrivant les conditions de vie dans les
campagnes - et encore moins de littérature paysanne. Si l'on sait pas mal de choses sur les techniques agricoles et les
systèmes d'irrigation, sur l'utilisation des terres et les régimes de propriété, on ignore quasiment tout des paysans qui, au
long des siècles ou presque, constituèrent l'immense majorité de la population du Moyen-Orient.
Les paysans - à savoir ceux qui cultivent réellement la terre et non ceux qui recueillent les fruits de leur labeur - sont les
grands oubliés de l'histoire. Leurs idées, leurs sentiments ne trouvent guère d'échos dans la littérature et les documents
qui forment les principales sources d'informations pour l'historien. De temps en temps, des hommes d'origine paysanne
sortaient de l'ombre, devenaient marchands, ulémas, propriétaires terriens, fonctionnaires ou officiers et se frayaient un
chemin dans les couches supérieures de la société ; mais alors, ils cessaient, pour la plupart, d'être des paysans et de
refléter les mentalités de leur milieu d'origine. Seuls quelques bandits ou chefs de révolte semblent être restés proches
du peuple, mais, là encore, les archives sont quasiment muettes. Même aujourd'hui, avec tous les moyens de
communication dont nous disposons, il reste extrêmement difficile de savoir ce que les paysans pensent vraiment dans
ces pays. Le folklore, les contes, la littérature populaire et les proverbes offrent probablement le meilleur témoignage
sur la façon dont ils voyaient le monde. Renfermant d'interminables procès-verbaux de doléances, de querelles,
d'enquêtes et de décisions, les archives ottomanes constituent pour ainsi dire l'unique moyen d'explorer leurs conditions
de vie.
Au-delà des campagnes - mais dans la plupart des pays du Moyen-Orient, la distance n'était jamais grande - s'étendait le
désert. Là vivaient des tribus nomades qui tiraient tant bien que mal leur subsistance de l'élevage et complétaient leur
ordinaire en se livrant à des razzias. Produisant de la viande, des peaux et des animaux pour le transport, les Berbères du
Maghreb, les Bédouins d'Afrique septentrionale et d'Asie du Sud-Ouest, les tribus turques et iraniennes des plateaux
d'Anatolie, d'Iran et d'Asie centrale jouaient un rôle économique important et parfois aussi politique. Remplissant, dans
une région où l'agriculture et l'élevage étaient des activités séparées, une fonction économique indispensable, les
nomades purent conserver leur mode de vie, malgré les efforts répétés des autorités centrales régnant sur les villes et les
campagnes pour les soumettre à leur contrôle. Quand le pouvoir était fort, les nomades se tenaient relativement
tranquilles; quand il montrait des signes de faiblesse, ils s'affirmaient plus nettement, reprenaient de l'indépendance,
pillaient les oasis et les villages, s'attaquaient aux caravanes et faisaient paître leurs troupeaux sur des terres autrefois
cultivées. Emmenés par des chefs religieux prêchant un retour à la vraie foi des origines, certains d'entre eux quittèrent
le désert, envahirent des contrées fertiles et fondèrent de nouveaux royaumes et de nouvelles dynasties.
CINQUIÈME PARTIE
Le choc de la modernité
Chapitre XIV Défi
On a l'habitude de faire coïncider le début de l'histoire moderne du Moyen-Orient - et d'autres parties du monde,
d'ailleurs - avec l'irruption de l'Occident, ou plus précisément de l'impérialisme européen et des profondes
transformations qu'il engendra. Pour les uns, tout aurait commencé en 1798 avec l'expédition de Bonaparte en Egypte;
pour d'autres, avec le désastreux traité de Kùçùk-Kaynarca que la Russie victorieuse imposa en 1774 à la Sublime Porte;
pour d'autres encore, avec la défaite définitive de la Turquie sous les murs de Vienne en 1683.
La civilisation musulmane se définissait elle-même en termes religieux. Le Dur al-islâm, la Maison de l'islam,
autrement dit le monde civilisé, comprenait tous les pays où prévalait la loi musulmane et où régnait un pouvoir
musulman. Il était encerclé par le Dur al-harb, la Maison de la guerre, où vivaient des infidèles qui ne s'étaient pas
encore convertis ou n'avaient pas encore été soumis. Cependant, comme en témoignent de nombreux traités d'histoire et
de géographie, les musulmans établissaient une nette distinction entre les différentes régions qui s'étendaient au-delà de
leurs frontières. A l'est et au sud, vivait une grande variété de peuples, les uns barbares, les autres civilisés, dont on
pouvait apprendre quantité de choses utiles. Toutefois, aucun n'était un sérieux rival pour l'islam comme religion, ni
pour le califat comme puissance mondiale. Civilisés ou barbares, ces infidèles pouvaient être éduqués à la vraie foi et
venir renforcer les rangs du monde musulman, ce qui fut d'ailleurs le destin de myriades d'entre eux.
Les grandes civilisations de la Chine et de l'Inde ne posèrent jamais un sérieux défi au Dâr al-islàm. Malgré ses
immenses répercussions, la seule grande invasion païenne venue de l'est, celle des Mongols, finit par être absorbée,
lorsque les conquérants se convertirent et s'assimilèrent pour devenir une composante importante du monde musulman.
La situation était toute différente à la frontière ouest et, plus précisément, nord-ouest, de l'islam. Les musulmans
voyaient à juste titre dans la Chrétienté, grecque et latine, une rivale, une religion universelle qui, elle aussi, s'estimait
investie d'une mission, une religion dont les adeptes croyaient être les détenteurs de l'ultime révélation divine et avoir
pour devoir de la transmettre à l'humanité tout entière. Comme dans le monde musulman, cette conviction se chercha
une assise politique et militaire dans la création de puissants royaumes et, plus tard, de grands empires qui n'hésitèrent
pas à utiliser la force des armes, ou d'autres méthodes, pour promouvoir leur cause. Le chrétien ne tarda pas à devenir
l'infidèle par excellence, et l'Europe chrétienne l'archétype de la Maison de la guerre. Les musulmans considéraient avec
un certain respect les Byzantins, en qui ils voyaient les héritiers de la Grèce ancienne et de la Rome chrétienne. Ils les
respectaient, mais ne les craignaient pas car, pour l'essentiel, leurs longues relations furent marquées par le reflux
continu de l'Empire romain d'Orient, qui allait culminer dans la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. En
revanche, durant les premiers siècles de l'hégire, ils n'éprouvaient ni crainte ni respect envers les barbares infidèles de
l'Europe du Nord et de l'Ouest, ces sauvages tout juste bons à être réduits en esclavage. Leur attitude commença à
changer, lorsque la Chrétienté occidentale entreprit de contre-attaquer, reprit le sud de l'Italie ainsi que la péninsule
Ibérique et lança des expéditions militaires au Levant dans l'espoir de délivrer ses lieux saints.
Le long combat qui, pendant mille ans, opposa ces deux systèmes totalisants tourna plutôt à l'avantage des musulmans.
Certes, ceux-ci connurent des revers, temporaires avec l'arrivée des croisés au Levant, plus durables avec la perte de
l'Espagne, du Portugal et de la Sicile. Mais tout cela fut largement compensé par l'avance des armées turques dans les
Balkans et l'instauration d'un pouvoir musulman en terre chrétienne qui, pendant un temps, menaça le cœur même de
l'Europe.
S'ils ont existé très tôt, c'est à partir des croisades que les échanges sociaux et culturels entre l'Europe et le monde
musulman devinrent massifs et multiformes. L'apport du monde musulman à l'Europe est considérable, qu'il s'agisse de
ses propres créations ou de ses emprunts — retravaillés et adaptés — aux anciennes civilisations de la Méditerranée
orientale et à celles d'une Asie plus lointaine. La science et la philosophie grecques, les chiffres indiens et le papier de
Chine, les oranges et les citrons, le coton et le sucre, ainsi que leurs techniques de culture, ne sont que quelques
exemples parmi bien d'autres de ce que l'Europe médiévale reçut du monde musulman méditerranéen dont la civilisation
était bien plus avancée que la sienne.
L'Europe apporta, elle aussi, sa contribution au développement du monde musulman. Mais, pendant longtemps, celle-ci
se cantonna au domaine matériel et technique. Les arts, les lettres, les sciences et la philosophie européennes n'avaient
guère de quoi exalter les musulmans, lesquels d'ailleurs avaient tendance à rejeter tout ce qui venait d'une religion à
leurs yeux dépassée et d'une société qu'ils jugeaient primitive. Néanmoins, les Européens étaient habiles de leurs mains ;
ils savaient fabriquer toutes sortes d'objets utiles. Ainsi, montres et horloges pour mesurer le temps, verres à lunettes et
télescopes pour améliorer la vision furent adoptés par les musulmans dès le XVe siècle. De même, quelques fruits et
légumes européens firent leur apparition au Moyen-Orient, comme par exemple les petits pois qui, jusqu'aujourd'hui,
sont connus en arabe et en turc sous leur nom italien. Peu nombreuses comparées à celles qui firent le chemin inverse,
les plantes importées d'Occident se multiplièrent après la découverte de l'Amérique et l'introduction en terre d'islam du
maïs, de la pomme de terre, de la tomate et celle, beaucoup plus lourde de conséquences, du tabac. Toutefois, les armes
furent certainement la contribution la plus importante et la plus mortifère de l'Occident. Dès les croisades, des
prisonniers de guerre francs participèrent à la construction de fortifications et transmirent une partie de leur savoir-faire
à leurs maîtres. Dans une lettre au calife de Bagdad, Saladin justifiait ainsi sa politique d'encouragement à la présence
des marchands chrétiens dans les ports qu'il avait reconquis aux croisés : ils sont, écrivait-il, « toujours prêts à nous
vendre des armes, à leur détriment et à notre avantage' ». Cette pratique se poursuivit sans interruption sous les
croisades, pendant l'avance puis la retraite ottomane, et a encore cours aujourd'hui.
Périodiquement, des hommes d'État et des hommes d'Église essayaient de mettre fin à ce commerce prospère. Les
gouvernements européens s'accusaient mutuellement de fermer les yeux sur ce trafic, voire d'y participer activement.
L'Église le condamnait de façon formelle. Au XVIe et au XVIIe siècle, par exemple, plusieurs bulles papales
prononcent l'excommunication et l'anathème contre «tous ceux qui apportent aux Sarrasins, aux Turcs et aux autres
ennemis de la Chrétienté, chevaux, armes, fer, fil de fer, étain, cuivre, bandaraspata, laiton, soufre, salpêtre, et tout ce
qui convient à la fabrication de l'artillerie, instruments, armes et machines destinés à l'offensive et qu'ils utilisent pour se
battre contre les chrétiens, ainsi que les cordes, les bois et autres fournitures nautiques et produits interdits2». Décrets
d'excommunication et menaces ne réussirent cependant pas à décourager ce commerce très lucratif.
Les armes à feu - artillerie de siège et de campagne et armes portatives en tous genres - occupaient une place de choix
dans les importations militaires en provenance de l'Occident. Si, au début, l'utilisation de ces engins infidèles et si peu
chevaleresques suscita quelques résistances, les Ottomans les adoptèrent à grande échelle, se taillant ainsi un énorme
avantage sur les autres puissances musulmanes qui briguaient le contrôle du Moyen-Orient.
Il est difficile de déterminer le moment précis où le rapport des forces entre l'islam et la Chrétienté se renversa. Comme
toujours dans ces cas-là, on peut discerner les prémices du nouvel ordre bien avant que des événements spectaculaires
ne le rendent visible. De même, l'ordre ancien continue de fonctionner bien après son abrogation officielle. Parler de
renversement a souvent quelque chose d'arbitraire et d'artificiel ; c'est un moyen commode inventé par les historiens
plus qu'un fait historique. De tous les grands événements qui jalonnèrent l'évolution des relations entre l'Europe et le
monde musulman, ceux qui se produisirent dans les dernières années du XVIIe siècle sont sans doute les plus éloquents.
Le 12 septembre 1683, après soixante jours de siège, les armées turques qui campaient aux abords de Vienne
commencèrent à battre en retraite. C'était la seconde fois qu'elles essayaient de s'emparer de la ville, et la seconde fois
qu'elles échouaient. Mais la ressemblance s'arrêtait là. Quand, en 1529, ils avaient atteint les murs de Vienne, les soldats
de Soliman le Magnifique étaient au plus haut d'une vague de conquêtes qui, au cours des siècles précédents, avait
submergé tout le sud-est de l'Europe et menaçait désormais le cœur même de la Chrétienté. Si Soliman dut finalement
renoncer à s'emparer de la capitale impériale, son échec n'était ni décisif ni définitif. Les Turcs se replièrent en bon ordre
et leur retraite inaugura un siècle et demi de paralysie réciproque, au cours duquel les deux empires - celui des
Habsbourg et celui des Ottomans - se disputèrent le contrôle de la Hongrie, c'est-à-dire, en fait, l'Europe centrale. La
seconde fois, l'échec fut net et sans ambiguïté ; qui plus est, dans leur retraite, les Turcs subirent plusieurs défaites
écrasantes, perdirent des villes et des provinces entières, et finalement assistèrent à la destruction de leur armée.
Le traité de Karlowitz, signé le 26 janvier 1699, marqua un tournant crucial dans les relations entre les deux empires et,
plus profondément, entre la Chrétienté et l'islam. Ce tournant est visible aussi bien dans les termes du traité que dans la
façon dont il fut négocié. Pour les Ottomans, il s'agissait d'un type de diplomatie entièrement nouveau. Tant qu'ils
avaient progressé en Europe, ils ne s'étaient pas donné la peine de signer des traités au sens propre du terme, se
contentant de dicter leurs conditions aux vaincus. En 1606 à Zsitva-Torok, pour la première fois de leur histoire, ils
avaient négocié avec leur ennemi d'égal à égal. Beaucoup plus dramatique, à Karlowitz, ils furent contraints de signer
un traité mettant fin à une guerre qu'ils avaient indiscutablement perdue sur le terrain, et ce, aux conditions imposées par
les vainqueurs. Dans l'espoir de minimiser les conséquences de leur défaite, ils s'efforcèrent de gagner les bonnes grâces
d'autres pays occidentaux, notamment l'Angleterre et la Hollande, afin qu'ils interviennent en leur faveur et fassent
contrepoids à leurs voisins plus proches. Ce début de politique étrangère, fondé sur un nouveau rapport de forces
militaires, allait se développer au cours des siècles suivants. La défaite enregistrée à Vienne et scellée par le traité de
Karlowitz inaugurait une longue période de repli presque ininterrompu du monde musulman devant les puissances
chrétiennes.
Parfaitement conscients de ce qui venait de leur arriver, les Ottomans ne se faisaient aucune illusion. Comme l'écrivait
un chroniqueur turc de l'époque : « Ce fut une défaite calamiteuse, comme il n'y en eut jamais depuis la naissance de
l'État ottoman3.» Fait révélateur, la recherche des causes de ce désastre commença presque aussitôt. Analyser ce qui
n'allait pas dans le pays et dans le monde était chose courante dans la littérature musulmane, religieuse et même
politique, depuis les premiers jours de gloire de l'islam. Mais cette fois, la discussion tournait autour de « nous » et « les
autres » : pourquoi ces misérables infidèles, que les armées de l'islam avaient toujours vaincus, tenaient-ils le haut du
pavé? comment les armées musulmanes avaient-elles pu se laisser infliger une telle défaite ? Le débat s'engagea d'abord
dans les rapports officiels de l'administration ottomane et, pendant longtemps, resta confiné à un petit cercle de
fonctionnaires, d'officiers et d'intellectuels, le reste de la population, notamment dans les provinces éloignées de
l'Empire, demeurant dans une heureuse ignorance des transformations intervenues sur la scène internationale. Peu à peu
cependant, des couches supérieures, il gagna l'ensemble de la société et, après l'Empire ottoman - longtemps l'épée et le
bouclier de l'islam dans sa confrontation avec la Chrétienté -, il s'empara du reste du monde musulman. La progression
régulière des armées européennes, d'abord russes puis ouest-européennes, et le passage sous leur domination de
nombreux pays musulmans, mais aussi un renversement spectaculaire des flux commerciaux exacerbèrent cette prise de
conscience. Dotés de méthodes de production efficaces et bon marché, l'Occident et ses possessions coloniales
submergèrent le Moyen-Orient de leurs produits, textiles et autres. Peu à peu, même le café, le sucre et le coton, qui
figuraient parmi les principales exportations du Moyen-Orient vers l'Occident, finirent par être produits dans les
colonies et vendus au Moyen-Orient par des marchands occidentaux.
Bien qu'ayant été vaincue par les Ottomans au début du XVIe siècle, la dynastie safavide continua de régner sur l'Iran
pendant plus de deux cents ans. Cette période fut marquée par plusieurs bouleversements majeurs: l'imposition et
l'acceptation par l'ensemble des Iraniens du shiisme comme religion dominante et finalement majoritaire ; l'irruption en
Iran du commerce européen et, avec lui, des rivalités commerciales et politiques entre les pays européens ; la poursuite
du combat politique, militaire et religieux contre les Ottomans ; enfin, le développement de nouvelles relations avec les
États musulmans situés plus à l'est, en Asie centrale et en Inde. Sous les Safavides, les arts, notamment l'architecture, la
peinture et les arts décoratifs connurent un grand épanouissement. Mais, derrière cette brillante façade, le déclin de la
dynastie et de la société safavides avait déjà commencé. Celui-ci devint patent au début du XVIIIe siècle, lorsque l'Iran
se trouva envahi à l'est par les Afghans, à l'ouest par les Ottomans et au nord par les Russes.
De plus en plus, les rivalités entre les différents pays musulmans du Moyen-Orient passaient au second plan face à la
nouvelle menace que faisaient peser sur leurs frontières septentrionales deux grandes puissances chrétiennes. Dans une
succession de guerres, l'Autriche et la Russie remportèrent des gains considérables, territoriaux et autres, aux dépens de
la Turquie ottomane et de l'Iran. Les Autrichiens tenaient d'abord à récupérer les anciens territoires autrichiens et
hongrois que leur avaient jadis arrachés les Turcs, et éventuellement à en conquérir d'autres. Si leur percée dans la
péninsule Balkanique resta modeste, ils obtinrent le droit, capital à leurs yeux, de libre navigation sur le Danube jusqu'à
son embouchure et pénétrèrent pour la première fois dans la vallée de la Morava, qui ouvrait la route vers Istanbul.
Beaucoup plus inquiétante fut la progression vers le sud de la puissante Moscovie. Au cours du XVIIIe siècle, en effet,
l'expansion impériale russe franchit une nouvelle étape. Au début, les choses ne se passèrent pas très bien. En 1710,
après avoir traversé la rivière Prut et atteint les marches de l'Empire ottoman, les forces russes durent se retirer et
abandonner leurs conquêtes. En 1723, profitant du chaos qui régnait en Iran, elles effectuèrent une seconde percée dans
la région du Caucase, où elles occupèrent les villes de Derbent et de Bakou. Cette fois, les Russes avaient agi plus ou
moins de concert avec les Ottomans, qui voulaient empêcher une présence russe sur leurs frontières nord mais aussi est
et s'assurer une part du gâteau au cas où l'État iranien s effondrerait. Leurs victoires et leurs conquêtes furent de courte
durée. Placé sous le commandement d'un brillant chef militaire, Nadir Khan, l'Iran se ressaisit. Menant campagne aussi
bien à l'est qu'à l'ouest, Nadir, qui se proclama shah de Perse à la mort d'Abbâs III en 1736, réussit à chasser les
Afghans, les Ottomans et les Russes du sol iranien et même à conquérir de nouveaux territoires.
Malgré ces victoires ottomanes et iraniennes, le rapport des forces entre les pays musulmans et leurs adversaires
européens se modifiait inexorablement. Au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, la chose devint claire pour les
deux camps. En 1768, la Russie lança une nouvelle offensive contre la Porte. Disposant cette fois d'une très nette
supériorité, ses armées écrasèrent tout sur leur passage; contournant l'Europe et faisant irruption dans la Méditerranée,
ses escadres navales arrivèrent en vue des côtes d'Anatolie et de Syrie.
Signé en 1774, le traité de Kùçùk-Kaynarca, qui mit fin à cette première guerre russo-turque, consacra la défaite
humiliante des Ottomans et, plus généralement, marqua un tournant dans les relations entre l'Europe et le Moyen-Orient.
L'impératrice de Russie Catherine II put dire, à juste titre, qu'il représentait une victoire « telle que la Russie n'en avait
jamais eue de pareille ».
Les gains que la Russie retira de ce traité peuvent être classés en trois catégories : territoriaux, commerciaux et
politiques. Bien que de faible étendue, les territoires cédés avaient une importance stratégique décisive. Avec l'annexion
d'Azov au début du XVIIIe siècle, la Russie avait déjà pris pied sur la rive septentrionale de la mer Noire, jusque-là
entièrement sous contrôle turco-musulman. Le traité de Kùçtik-Kay-narca accordait aux Russes deux bases
supplémentaires : d'une part, les ports de Kertch et Yenikale à l'extrémité orientale de la Crimée, là où se rejoignent la
mer d'Azov et la mer Noire, d'autre part, la forteresse de Kinburn à l'embouchure du Dniestr. Quant à la péninsule de
Crimée elle-même qui, pendant des siècles, avait été le siège d'un khanat tatar, vassal du sultan ottoman, elle était
déclarée indépendante ; le khan et les territoires qu'il possédait sur la côte nord de la mer Noire, à l'est et à l'ouest de la
Crimée, étaient désormais soustraits à toute autorité ou même influence ottomane. Ces dispositions facilitèrent une autre
étape de l'expansion russe, notamment l'annexion de la Crimée en 1783.
La perte de la Crimée eut encore une autre portée. Au cours des guerres qui les avaient opposés aux Autrichiens, les
Turcs avaient dû céder plusieurs de leurs provinces européennes. Cependant, il s'agissait dans la plupart des cas de
régions conquises depuis peu et peuplées en majorité de chrétiens. En Crimée, la situation était toute différente. La
population se composait de musulmans de langue turque - appelés à tort Tatars — dont la présence remontait aux
conquêtes mongoles du XIIIe siècle, sinon plus loin encore. Pour la première fois, les Ottomans perdaient, au profit des
chrétiens, une vieille terre musulmane, habitée par des musulmans. Le coup était rude pour l'orgueil musulman. Une
clause destinée à sauver la face atténuait quelque peu l'humiliation. Les Tatars de Crimée ne passaient pas sous
domination russe, mais devenaient indépendants et le sultan, bien qu'il ne fut plus leur suzerain, conservait, en sa
capacité de calife ou chef de l'islam, son autorité religieuse sur eux. Toutefois, l'indépendance des Tatars, de même que
la juridiction religieuse des Ottomans eurent une existence éphémère.
Le deuxième avantage que la Russie retirait du traité de Kiiçùk-Kaynarca était de nature commerciale. Elle obtenait le
droit de libre navigation et de libre commerce dans la mer Noire et dans les Détroits - donc, l'accès à la Méditerranée -
ainsi que, sur terre, la faculté de commercer dans toutes les provinces de l'Empire ottoman, asiatiques comme
européennes. Ce fut là une étape marquante de la pénétration commerciale de l'Empire, pénétration à laquelle toutes les
puissances européennes allaient participer au XIXe siècle.
Enfin, troisième avantage, la Russie acquérait, dans les territoires ottomans eux-mêmes, des positions d'influence et de
pouvoir. Dans l'immédiat, le fait le plus important était que ce traité lui reconnaissait un statut spécial dans les
principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie - qui forment aujourd'hui la Roumanie. Tout en restant
officiellement sous suzeraineté ottomane, celles-ci obtenaient une large autonomie interne qui, en fait, les ouvrait à
l'influence russe. En même temps, la Russie recevait le droit d'installer, à son gré, des consulats dans les villes
ottomanes — privilège que les puissances occidentales cherchaient depuis longtemps à obtenir; enfin, dans ce qui
pouvait paraître une concession mineure, elle se voyait accorder le droit de construire une église russe à Istanbul et de «
faire en toutes circonstances diverses représentations à la Porte en faveur de cette nouvelle église» (article VII).
Si l'autorité religieuse du souverain ottoman sur les Tatars de Crimée se révéla vite inefficace, il en alla tout autrement
de la concession accordée en contrepartie à l'impératrice de Russie. Bien que limité à l'origine à l'église russe de la
capitale, ce droit de remontrance se transforma, par le moyen d'interprétations systématiquement abusives, en un droit
d'intervention en faveur de tous les sujets chrétiens orthodoxes du sultan ottoman.
L'annexion de la Crimée en 1783 marqua une nouvelle étape de l'expansion territoriale russe. Après quoi, les Russes
avancèrent rapidement sur les côtes nord de la mer Noire, vers l'est comme vers l'ouest, annexant et colonisant des
territoires jusque-là habités et contrôlés par des Turcs, des Tatars ou d'autres peuples musulmans. A l'est, ils créèrent en
1785 une province impériale dans le Caucase et renforcèrent leur emprise sur les peuples et les princes indigènes de la
région. S'ensuivit une guerre avec la Turquie, à l'issue de laquelle les Turcs durent, en 1792, reconnaître l'annexion des
khanats tatars par les Russes et accepter que le Kouban, en Circassie, devienne la frontière entre les deux Empires. En
1795, les Russes fondèrent, en ancien territoire tatar, le port d'Odessa et, en 1812, après une autre guerre contre la
Turquie, annexèrent la province ottomane de Bessarabie -aujourd'hui la Moldavie. Les Russes mettaient ainsi fin à des
siècles de domination musulmane sur la mer Noire et menaçaient les frontières de l'Empire ottoman à ses deux
extrémités, est et ouest.
Ils menaçaient également l'Iran où, depuis 1794, régnait une nouvelle dynastie, celle des Qadjars. Après avoir redonné
une certaine unité au pays et restauré l'autorité de l'État, les Qadjars tentèrent, sans succès, de récupérer les territoires
conquis par les Russes dans le Caucase. L'occupation de l'ancien royaume chrétien de Géorgie par les Perses poussa
certains de ses habitants à solliciter la protection de la Russie contre les envahisseurs musulmans. La réponse du tsar ne
se fit pas attendre. En janvier 1801, il proclama l'annexion de la Géorgie à l'Empire russe. L'année suivante, la Russie
faisait du Daghestan — ensemble de petits territoires situés entre la Géorgie et la mer Caspienne - un protectorat et, en
1804, complétait son œuvre en annexant l'Imérétie, un autre petit royaume géorgien.
Dès lors, plus rien ne pouvait empêcher les Russes de se lancer à la conquête de l'Iran proprement dit. A la suite de deux
guerres (1804-1813, 1826-1828), ils ravirent à la Perse et à divers princes locaux les provinces qui formeraient plus tard
les Républiques soviétiques d'Arménie et d'Azerbaïdjan.
En 1828, un mois après avoir signé un traité de paix avec l'Iran, la Russie déclara la guerre à la Turquie, afin de soutenir
les Grecs qui, depuis 1821, luttaient pour leur indépendance. Arrivés en septembre 1829 à Edirne, c'est-à-dire à deux ou
trois jours de marche de la capitale turque, ils purent imposer un traité de paix qui leur donnait des avantages
considérables. Outre des gains territoriaux dans les Balkans et le Caucase à la frontière des deux empires, la Russie
étendait son influence dans les affaires intérieures des principautés danubiennes et réaffirmait les droits de sa flotte
marchande et de ses entreprises commerciales.
Tandis que les Russes continuaient à gagner du terrain au Moyen-Orient, une autre menace se profilait à l'ouest. En
effet, à la fin du XVe siècle, les Européens avaient entamé un vaste mouvement d'expansion, terrestre à partir de la
Russie, maritime à partir de l'Europe occidentale. A l'est comme à l'ouest, cette avancée contre l'islam commença par
une reconquête - de la Russie sur les Tatars, de l'Espagne et du Portugal sur les Maures. Puis, à la conquête succéda la
contre-attaque, qui porta la guerre en territoire ennemi. Alors que les Russes progressaient vers le sud et l'est en Asie, les
Espagnols et les Portugais, après avoir repris aux Arabes et aux Maures la péninsule Ibérique, pourchassaient leurs
anciens maîtres jusque dans les terres d'où ils étaient venus, en Afrique et au-delà.
Aux yeux de beaucoup d'Européens, les grands voyages de découverte s'inscrivaient dans une guerre religieuse; ils
constituaient un prolongement des croisades et de la Reconquête contre un même ennemi, les musulmans. Quand ils
abordèrent aux rivages asiatiques, les Portugais eurent pour principaux adversaires les souverains musulmans de la
Turquie, de l'Egypte, de l'Iran et de l'Inde qui tentèrent, en vain, d'arrêter leur avance. Après les Portugais vinrent les
Espagnols, les Français, les Hollandais et les Anglais. A eux tous, ces peuples maritimes d'Europe occidentale établirent
une hégémonie en Afrique et en Asie du Sud qui se perpétua jusqu'au XXe siècle.
Après la première impulsion donnée par les Portugais, les activités des Européens occidentaux en Asie du Sud furent
essentiellement commerciales et maritimes et ne débouchèrent que progressivement sur une domination politique. Celle-
ci d'ailleurs se limita pour l'essentiel à l'Inde, à l'Asie du Sud-Est et à l'Afrique orientale, n'affectant qu'indirectement le
Moyen-Orient. Dans cette région, en effet, les intérêts des puissances occidentales continuèrent à être de nature surtout
commerciale. Fait révélateur, jusqu'au début du XIXe siècle, l'ambassade britannique à Istanbul était entièrement
financée par la Compagnie du Levant, qui était alors le principal instrument du commerce anglais dans la région.
Lorsque les Anglais et les Hollandais eurent consolidé leur implantation en Asie, le Moyen-Orient se trouva confronté à
des Européens à l'est et à l'ouest. C'est davantage cette nouvelle situation que la circumnavigation de l'Afrique par les
Portugais qui provoqua un rapide fléchissement du commerce des épices transitant par la mer Rouge et le golfe
Persique. Si elle n'empiétait pas encore directement sur le Moyen-Orient, l'expansion européenne en Asie et en Afrique
éveilla l'intérêt des pays occidentaux pour les routes stratégiques qui le traversaient. Le caractère global des guerres
révolutionnaires et napoléoniennes augmenta encore le poids de ces considérations. Les rivalités franco-anglaises et
celles qui opposaient ces deux pays à la Russie entraînèrent une intervention occidentale au cœur même du Moyen-
Orient. Dès lors, les Turcs n'avaient plus deux, mais quatre puissances en face d'eux : à l'Autriche et la Russie étaient
venues s'ajouter la Grande-Bretagne et la France.
C'est de France que, pour la première fois depuis les croisades, fut lancée une expédition militaire contre un pays situé
au cœur du Moyen-Orient. En 1798, un corps expéditionnaire conduit par le général Bonaparte débarqua en Egypte,
alors province ottomane, et l'occupa sans grande difficulté. Puis il tenta d'envahir la Palestine, mais l'entreprise échoua
et, en 1801, les Français se retirèrent d'Egypte. Ils n'en furent chassés ni par les Egyptiens ni par leur suzerain turc, mais
par les soldats britanniques, avec l'aide toute relative de troupes locales. La présence française fut de courte durée et
l'Egypte retourna sous domination musulmane. Mais l'épisode servit de révélateur. L'arrivée des Français montra à quel
point il était facile pour un petit corps expéditionnaire européen de conquérir un pays situé au cœur du Moyen-Orient.
Leur départ montra que seule une autre puissance occidentale pouvait les en déloger. Cette double leçon ne serait pas
perdue.
Pendant presque toute la première moitié du XIXe siècle, les intérêts occidentaux au Moyen-Orient continuèrent à se
limiter pour l'essentiel au commerce et à la diplomatie, chaque pays veillant à ne pas se laisser supplanter par les autres.
Bien que leurs activités les amenassent souvent à s'ingérer dans les affaires intérieures de la région, ils s'abstinrent
d'attaquer le centre, préférant ouvrir des brèches à la périphérie. En 1830, un an après le traité d'Andrinople entre la
Russie et la Turquie ottomane, la France conquit l'Algérie, où régnait jusque-là une dynastie autonome sous suzeraineté
ottomane. A la même époque, les Britanniques s'installaient sur les côtes de l'Arabie, occupant en 1839 Aden, relais
charbonnier sur la route des Indes. Ce même type de considérations commerciales et stratégiques les conduisit peu à peu
à imposer leur suprématie navale dans le golfe Persique, que viendrait entériner le traité signé en 1853 avec les dynastes
locaux.
Vers le milieu du siècle, les Russes recommencèrent à exercer de fortes pressions sur l'Empire ottoman. En juillet 1853,
en plein imbroglio diplomatique, ils envahirent les principautés moldo-valaques. La France et la Grande-Bretagne
apportèrent leur soutien à la Turquie et, en mars 1854, formèrent avec elle une alliance contre la Russie. La guerre dite
de Crimée prit fin deux ans plus tard avec le traité de Paris, par lequel la Russie faisait quelques concessions territoriales
et autres, tandis que les puissances occidentales admettaient la Turquie dans le concert des nations européennes et
s'engageaient à respecter son indépendance et son intégrité territoriale. C'était la première fois que la Turquie combattait
aux côtés d'alliés européens ; la présence de leurs soldats sur son sol et les contacts directs avec l'Occident qui en
résultèrent seraient à l'origine d'immenses bouleversements.
Arrêtés dans leur progression au Moyen-Orient par la guerre de Crimée, les Russes jetèrent leur dévolu sur l'Asie
centrale. Depuis des siècles, la région s'étendant de la mer Caspienne à la frontière chinoise était divisée en trois États
turco-musulmans : l'émirat de Boukhara et les khanats de Kokand et de Khiva. Au cours d'une série de campagnes
éclairs, ils passèrent sous contrôle russe. Certains territoires furent annexés; les autres restèrent aux mains de «princes
indigènes», sous protection russe.
Le traité de paix de 1856 avait limité les activités russes dans la mer Noire. En 1870, profitant du trouble causé en
Europe occidentale par la guerre franco-prussienne, les Russes dénoncèrent ces restrictions, augmentèrent leurs
pressions sur la Turquie et finirent par lui déclarer la guerre le 25 avril 1877. Aux prises avec une crise constitutionnelle
et une révolte dans les provinces, les Turcs furent incapables de résister à l'avance des armées russes, qui atteignirent
San Stefano (aujourd'hui Yesjlkoy) situé à quelques kilomètres à peine de la capitale et dictèrent au sultan un traité
draconien. Seule l'intervention de la diplomatie occidentale, surtout britannique, sauva la Turquie d'un complet désastre.
Signé en 1878, le traité de Berlin fixait de nouveau des limites à l'expansion russe en territoire ottoman.
Une fois de plus les Russes se tournèrent vers l'est et, en 1881, lancèrent une nouvelle campagne qui se termina par
l'annexion officielle de territoires transcaspiens. Au cours de la même décennie, ils pacifièrent la région située entre la
mer Caspienne et l'Oxus. Après la prise de Merv en 1884, la puissance impériale russe s'étendit sur toute l'Asie centrale
jusqu'aux frontières de l'Iran et de l'Afghanistan.
Là encore, l'avance de la Russie s'accompagna d'une expansion de l'Europe occidentale. En 1881, les Français
occupèrent la Tunisie et, en 1882, les Britanniques débarquèrent en Egypte. Comme les Russes en Asie centrale, les
Occidentaux ne touchèrent pas - ou très peu - aux monarchies et aux systèmes politiques en place, mais soumirent le
pays à l'occupation militaire et prirent le contrôle de sa politique et de son économie.
Soucieuse de protéger la route des Indes contre toute menace extérieure, la Grande-Bretagne fondait sa diplomatie au
Moyen-Orient sur un principe : « maintenir l'intégrité et l'indépendance de l'Empire ottoman». En vain. Les Russes et
plus encore les Français ne cessaient d'accroître leur influence dans l'Empire ottoman, tandis qu'à partir de 1880
l'Allemagne, devenue la principale rivale de la Grande-Bretagne, manifestait un intérêt croissant pour la région. Au
grand dam des Britanniques, les gouvernements ottomans successifs semblaient ouverts aux propositions allemandes.
Des financiers et des industriels allemands obtenaient des concessions ; des officiers entraînaient et réorganisaient
l'armée ottomane ; des savants et des archéologues exploraient les territoires asiatiques de l'Empire. En 1889
commençait la construction du fameux chemin de fer de Bagdad qui devait relier Berlin au golfe Persique via Istanbul,
Alep, Bagdad et Bassora.
Cette menace allemande fut l'une des raisons qui poussèrent les Anglais à prolonger leur occupation de l'Egypte qui, au
départ, devait être temporaire. Ce sont des considérations analogues qui, en 1907, l'amenèrent à signer avec la Russie un
accord partageant l'Iran en deux sphères d'influence, l'une russe l'autre britannique. Il fallait à tout prix empêcher
l'Allemagne, solidement implantée en Irak, de poursuivre son expansion vers l'est et le sud.
En 1911, l'invasion des provinces septentrionales de la Perse par les Russes inaugura une nouvelle phase de conquêtes.
Malgré sa résistance, le pays se trouva de fait sous domination russe jusqu'au déclenchement de la Première Guerre
mondiale. Pendant ce temps, les Français étendaient leur influence au Maroc et, en 1912, instauraient un protectorat.
Frustrée par l'occupation de la Tunisie par la France et inquiète de ses succès au Maroc, l'Italie déclara la guerre à
l'Empire ottoman en septembre 1911 et proclama l'annexion des provinces de Tripolitaine et de Cyrénaïque, qui
devinrent colonies italiennes.
Entamé au XVIe siècle, le mouvement d'expansion européen prenait désormais le Moyen-Orient musulman en tenaille.
Venus du nord, les Russes menaçaient la Turquie et la Perse. Après avoir contourné l'Afrique et traversé la
Méditerranée, les Européens de l'Ouest pénétraient dans le monde arabe.
Chapitre XV Mutations
Au cours de la même période, l'influence économique de l'Europe au Moyen-Orient s'accrut dans des proportions
considérables. Comme dans le domaine politique et militaire, c'était surtout la conséquence d'un rapport de forces qui
allait en se détériorant, au point qu'au XIXe siècle, le Moyen-Orient serait beaucoup plus faible par rapport à l'Europe,
orientale et occidentale, qu'il ne l'avait été à son apogée, au XVIe siècle. Il y a même des raisons de penser, bien qu'avec
moins de certitude, que son déclin économique n'était pas seulement relatif, mais absolu.
Plusieurs facteurs contribuèrent à ce retournement de situation. Dans ses rapports avec l'Europe, le Moyen-Orient
pâtissait de la complexité croissante des armements et des opérations de guerre, qui en augmentait le coût. A l'intérieur,
son économie subissait le contrecoup de la grande inflation des XVIe et XVIIe siècles et d'une hausse des prix continue.
Son commerce extérieur était mis à mal par l'essor des routes maritimes qui, de l'Atlantique aux mers de l'Asie du Sud
en passant par l'Afrique australe, détournaient une bonne partie du commerce de transit et réduisaient l'importance
relative de la région. Simultanément, la balance des échanges entre l'Empire ottoman et les pays situés plus à l'est ne
cessait de se dégrader, entraînant une fuite importante d'or et d'argent vers l'Iran et l'Inde. A tout cela venait s'ajouter une
absence de progrès technique dans l'agriculture, l'industrie et les transports.
D'autres changements étaient également à l'œuvre. Par exemple, la transformation du régime de propriété foncière.
Ayant besoin de plus en plus de liquidités pour couvrir les dépenses croissantes du gouvernement et de la guerre, l'État
remplaça le système traditionnel du timar par l'affermage des impôts, ce qui eut des effets adverses, aussi bien dans les
campagnes que dans la capitale. Citons également le déclin rapide, surtout au XVIIIe siècle, de la population, rurale
notamment. Ainsi, il semblerait qu'en 1800 la Turquie, la Syrie et l'Egypte comptaient moins d'habitants qu'en 1600.
Apparemment, les prix commencèrent à augmenter brutalement au Moyen-Orient dans la seconde moitié du XVIe
siècle. Cette hausse s'inscrivait dans un mouvement plus général dû, entre autres, à l'afflux d'or et d'argent en
provenance des Amériques. Le pouvoir d'achat de ces métaux précieux était plus grand dans l'Empire ottoman qu'en
Occident, mais moindre qu'en Iran et en Inde. Les produits de Perse, en particulier la soie, étaient très recherchés dans
l'Empire et en Europe ; en revanche, la demande européenne en produits ottomans n'avait ni la même ampleur ni la
même stabilité. Les céréales et les textiles représentaient les deux principales exportations vers l'Europe. Cependant, les
exportations de tissus se réduisirent peu à peu, pour ne plus concerner que les cotonnades. C'était désormais au tour de
l'Europe de déverser des produits manufacturés, y compris les étoffes indiennes, sur le Moyen-Orient et d'importer des
matières premières, telles que le coton, le mohair et surtout la soie, notamment d'Iran. Aussi n'est-il pas surprenant que,
malgré un afflux d'or et d'argent en provenance de l'Occident, les archives ottomanes révèlent une pénurie chronique de
métaux précieux, même pour frapper de nouvelles pièces de monnaie.
Si l'agriculture tira quelque profit de l'introduction de nouvelles cultures importées d'Occident, sa situation générale se
caractérisait par un retard technique et une stagnation économique. Contrairement à l'Europe, les pays du Moyen-Orient
ne connurent pas de révolution agricole et encore moins de révolution industrielle. L'industrie, qui était pour l'essentiel
artisanale, fleurit jusqu'à la seconde moitié du XVIIIe siècle, mais ne s'ouvrit guère aux progrès techniques.
Ce retard était surtout important dans le domaine de la construction navale et celui des armements. Dès le XVIIIe siècle,
l'Empire ottoman avait fait appel à des ingénieurs européens et importé de Suède, mais aussi des États-Unis, des bateaux
pour sa marine marchande et militaire. A l'intérieur de l'Empire, rien ne fut vraiment entrepris pour améliorer le réseau
de routes et de canaux. Au début du XIXe siècle, les véhicules à roues étaient très rares dans presque tout le Moyen-
Orient. Mis à part les calèches d'une poignée de dignitaires dans les villes et quelques charrettes de fermiers dans les
villages, surtout dans les terres turques, les transports s'accomplissaient presque uniquement à dos de bête ou par voie
d'eau.
Les termes des échanges se modifiaient eux aussi, au détriment de l'Empire ottoman et des autres pays du Moyen-
Orient. L'ouverture et l'exploitation des routes océaniques réduisaient l'importance commerciale de la région; même le
commerce de la soie persane, qui avait constitué une source si importante de matières premières et de revenus sous
forme de taxes pour la Turquie, était désormais presque entièrement entre les mains des marchands ouest-européens. De
même, les Turcs virent leur position s'affaiblir dans la mer Noire. L'arrivée des Russes sur ses rives septentrionales
entraîna un fort accroissement du commerce est-européen dans les pays riverains. Les privilèges commerciaux obtenus
par la Russie en vertu du traité de Kùçùk-Kaynarca permirent à ses marchands et à ses armateurs de traiter directement
avec les sujets du sultan et d'envoyer des bateaux en Méditerranée à travers les Détroits, sans passer par la capitale
turque. D'autres puissances européennes ne tardèrent pas à réclamer les mêmes privilèges et les obtinrent, si bien que la
Turquie perdit en grande partie le contrôle du commerce en mer Noire, au profit des Européens et surtout des Grecs.
D'une manière générale, la part de la Turquie dans le commerce européen connut une chute spectaculaire. Avec la
France, elle passa de cinquante pour cent à la fin du XVIe siècle à seulement vingt pour cent à la fin du XVIIIe ; avec la
Grande-Bretagne, elle passa de dix pour cent au milieu du XVIIe à seulement un pour cent à la fin du XVIIIe. Dans le
même temps, la Turquie augmenta ses importations, notamment de France et d'Autriche, et les produits européens —
moins chers, et parfois de meilleure qualité — évincèrent de nombreux produits locaux.
Néanmoins, de nouveaux marchés européens s'ouvrirent aux produits agricoles ottomans, en particulier à ceux des
provinces balkaniques à majorité chrétienne. Ce qui eut des incidences sociales non négligeables. Le déclin de l'artisanat
traditionnel appauvrit les artisans qui, pour la plupart, étaient des musulmans, et les ravala au rang de main-d'œuvre non
qualifiée. En revanche, les minorités chrétiennes trouvèrent de nouveaux débouchés dans l'agriculture, le commerce et
le transport maritime. Bénéficiant de la faveur et des encouragements des puissances européennes avec lesquelles elles
commerçaient, elles s'enrichirent, s'instruisirent et acquirent bientôt pouvoir et influence. C'est ainsi que, peu à peu,
presque tout le commerce de l'Empire ottoman avec l'Europe passa entre les mains des Européens ou des minorités
autochtones, juives mais surtout chrétiennes.
Le déclin de l'économie semble avoir été encore plus accentué dans les provinces arabes de l'Empire qu'en Turquie
même. En Irak, en Syrie et même en Egypte, les surfaces cultivées ainsi que la population enregistrèrent une chute
considérable. En Egypte, par exemple, le nombre des habitants, selon certaines estimations, serait passé de huit millions
à l'époque romaine à environ quatre millions au XIVe siècle et trois et demi en 1800. Si cette baisse démographique
toucha surtout les campagnes, les villes ne furent pas non plus épargnées. L'industrie cessa de se développer et même
régressa. Le nombre des artisans et la qualité de leur travail se mit à décliner dans la plupart des villes et plusieurs
grands ports perdirent toute activité.
Ces changements étaient dus en partie à des facteurs politiques, parmi lesquels il convient de citer l'effondrement de
l'autorité centrale, l'apparition de dirigeants locaux plus ou moins indépendants, les ravages infligés aux provinces par
les nomades du cru et la soldatesque de passage. Dans l'ensemble, ni les militaires ni les fonctionnaires ne se souciaient
de développer l'économie locale et leurs rares tentatives étaient facilement contrecarrées par les intérêts européens.
Cependant, ce déclin était également dû à des facteurs économiques plus profonds, tels que l'insuffisance endémique de
bois, de minerais et d'eau. La pénurie de combustible et d'énergie empêchait le développement des transports, de
l'industrie et, plus généralement, du progrès technique. Même d'aussi vieilles inventions que le moulin à eau, le moulin à
vent et le harnais améliorant l'efficacité de la traction animale eurent peu d'impact au Moyen-Orient, très en retard sur
l'Europe dans ce domaine. Tous ces facteurs, ajoutés aux immenses ressources européennes en bois, en minerais, en
énergie hydraulique et en moyens de transport, contribuèrent à affaiblir le Moyen-Orient par rapport à l'Europe et
permirent à celle-ci d'instaurer sa domination économique sur la région.
Le déclin de l'Empire ottoman fut dû, non pas tant à des bouleversements internes qu'à son incapacité à rattraper les
formidables progrès de l'Occident, que ce soit dans les sciences ou les techniques, les arts de la guerre ou de la paix, le
gouvernement ou le commerce. Conscients du problème, les dirigeants turcs avaient même quelques bonnes solutions à
proposer, mais ils furent incapables de triompher des énormes pesanteurs institutionnelles et idéologiques qui faisaient
obstacle aux nouvelles idées. Comme le dit un éminent historien turc, « le courant scientifique né à l'époque de Mehmed
le Conquérant se brisa contre les digues de la littérature et de la jurisprudencel ». Faute de pouvoir s'adapter à un monde
nouveau, l'Empire ottoman s'effondra, un peu à la manière de l'Empire soviétique aujourd'hui.
Ceux qui comparent le destin de l'Empire ottoman et celui de l'Union soviétique se sont surtout arrêtés sur les aspects
politiques et idéologiques : le caractère explosif du nationalisme et du libéralisme, la faillite des anciennes idéologies, la
décomposition des structures politiques. Sur tous ces plans, les Russes ont, effectivement, marché sur les traces des
Turcs. Avec un peu de chance, ils trouveront un Kemal Atatûrk qui ouvrira un nouveau chapitre de leur histoire
nationale.
Toutefois, le déclin ottoman présente un autre caractère qui atténue la force de ce rapprochement. A la différence de
l'Union soviétique, en effet, la faiblesse économique du Moyen-Orient ne venait pas d'un excès de planification
centralisée, mais au contraire, d'une quasi-absence de planification et de contrôle. S'il existait quelques réglementations
en matière de corporations et de marché intérieur, l'économie ottomane, en termes de mobilisation et de capacités,
accusait un net retard par rapport à l'Europe occidentale. De plus, elle était essentiellement tournée vers la
consommation.
En Occident, où la société était davantage orientée vers la production, le développement du mercantilisme permit aux
compagnies commerciales et aux États qui les protégeaient d'atteindre un niveau d'organisation et de concentration
économiques inconnu au Moyen-Orient, où - par habitude plus que par principe - les «forces du marché » opéraient sans
véritables restrictions. Soutenues par des gouvernements animés d'une volonté d'entreprendre, les entreprises de négoce
occidentales ne tardèrent pas à devenir une force avec laquelle il fallait compter. Profitant de cette disparité croissante,
les marchands, puis les fabricants et, finalement, les gouvernements occidentaux en vinrent à dominer presque
complètement les marchés du Moyen-Orient et même nombre de ses grands secteurs manufacturiers.
Ainsi, le commerce des étoffes souffrit de l'expansion de l'Occident, les marchands anglais déversant dans les ports de
l'Empire ottoman et de la Perse d'énormes quantités de cotonnades indiennes et autres tissus. Longtemps très appréciées
en Occident, les étoffes du Moyen-Orient se trouvèrent évincées d'abord des marchés étrangers, puis même de leur
marché intérieur, par des produits occidentaux moins chers et commercialisés avec des méthodes plus agressives. La
tasse de café, ce faible des Orientaux, illustre de façon pittoresque ce renversement des relations commerciales. Le café,
comme le sucre servant à l'adoucir, avait été introduit en Occident par le Moyen-Orient. Vers la fin du XVIIe siècle, le
café figurait parmi ses principales exportations vers l'Europe. Dans la deuxième décennie du XVIIIe siècle, les
Hollandais en cultivaient à Java pour le marché européen et les Français exportaient jusqu'en Turquie celui de leurs
colonies antillaises. En 1739, le café des Antilles est mentionné à Erzurum en Turquie orientale. D'un prix de revient
inférieur à celui produit sur les rives de la mer Rouge, le café des colonies occidentales en réduisit considérablement la
part sur les marchés du Moyen-Orient.
De même, le sucre venait à l'origine d'Orient. D'abord raffiné en Inde et en Iran, il fut importé d'Egypte, de Syrie et
d'Afrique du Nord par les Européens et acclimaté en Sicile et en Espagne par les Arabes. Là encore, les colonies
antillaises fournirent une opportunité que les Occidentaux s'empressèrent de saisir. En 1671, Colbert fit construire à
Marseille une raffinerie qui exportait sa production vers la Turquie. La consommation de sucre augmenta en flèche
lorsque, sans doute en raison de l'amertume de la variété antillaise, les Turcs prirent l'habitude d'adoucir leur café.
Jusque-là, ils s'approvisionnaient surtout en Egypte ; toutefois, moins cher, le sucre antillais ne tarda pas à s'imposer. A
la fin du XVIIIe siècle, quand un Turc ou un Arabe dégustait une tasse de café, il y avait toutes les chances pour que le
café et le sucre aient été importés d'une colonie européenne par des marchands européens. Seule l'eau chaude était de
provenance locale. Au XIXe siècle, on ne pourrait même plus en dire autant, les compagnies occidentales ayant pris en
main le développement des infrastructures dans les villes du Moyen-Orient.
L'Occident étayait sa domination économique de plusieurs manières. Tandis que les exportations du Moyen-Orient en
Europe étaient limitées et parfois écartées par des droits protectionnistes, le commerce occidental au Moyen-Orient
s'abritait derrière le système des capitulations qui, en fait, équivalait à un droit d'entrée, libre et sans restriction. Le
terme de « capitulations » (du latin capitula, chapitres, clauses) désignait à l'époque les privilèges accordés par les
souverains ottomans et autres chefs musulmans aux États chrétiens, dont les ressortissants étaient ainsi autorisés à
résider et à commercer en pays musulman sans être soumis aux servitudes fiscales et autres imposées aux dhimmï. Les
premiers à en bénéficier furent les États maritimes italiens aux XIVe et XVe siècles. Au XVIe, ces privilèges furent
étendus à la France (1569), à l'Angleterre (1580) et à d'autres pays. La capitulation anglaise de 1580 comprend les
clauses suivantes:
«Nous, Empereur musulman très sacré... très puissant prince Murad Khan, en signe de notre amitié impériale, déclarons
par la présente qu'à compter de ce jour, la Reine Elisabeth d'Angleterre... son peuple et ses sujets peuvent, en toute
sécurité, se rendre dans nos possessions princières, avec leurs biens et leurs marchandises, leurs cargaisons et autres
effets, par mer, dans des embarcations petites ou grandes, par terre, avec leurs voitures et leur équipage, que personne ne
les molestera, qu'ils peuvent acheter et vendre en toute liberté et continuer à observer les lois et les coutumes de leur
propre pays...
Item, si un Anglais vient ici pour résider ou pour commercer, qu'il soit marié ou non, il n'aura à payer ni taxe ni
capitation... Item, si un différend ou un litige surgit entre des Anglais et qu'ils en appellent à leur consul ou à leur
gouverneur, personne ne les empêchera ; ils sont libres de le faire, de sorte que leur différend se règle selon leurs
propres usages...
Item, si des navires de guerre de notre Altesse impériale prennent la mer et croisent des navires anglais chargés de
marchandises, aucun d'eux ne les arrêtera; au contraire, ils les traiteront amicalement et ne leur causeront aucun
dommage, car au même titre que nous avons accordé des garanties et des droits particuliers aux Français, aux Vénitiens
et aux autres Rois et princes nos confédérés, nous les accordons aux Anglais : que nul ne s'avise d'aller à l'encontre de
cette loi divine et de ce privilège. ... et aussi longtemps que la Reine d'Angleterre, de son côté, respectera les termes de
cette alliance et de cette sainte paix énoncés dans ce privilège, nous, de notre impérial côté, ferons de même et
veillerons à ce qu'ils soient strictement observés 2. »
Les relations ne se limitaient pas au domaine commercial. Dans une lettre adressée en juin 1590 à la reine Elisabeth Ire -
les archives de Grande-Bretagne en conservent de nombreuses -, le sultan Murad III déclarait en conclusion :
«Quand vous vous retournerez contre les infidèles espagnols, auxquels vous oppose un irréductible conflit, vous aurez,
avec l'aide de Dieu, la victoire. N'hésitez pas à faire de ceux qui vous tombent sous la main de la nourriture pour vos
épées et des cibles pour vos flèches. Veillez à nous tenir informés des affaires qui nous concernent. Quant à nous, si
Dieu veut - que son nom soit exalté - nous ne resterons pas inactifs ; nous prendrons le moment venu les mesures qui
s'imposent, pourchasserons les infidèles espagnols et, en tout état de cause, vous apporterons aide et assistance. Sachez-
le bien3.»
Avec l'affaiblissement progressif des États musulmans, les capitulations en vinrent à conférer des privilèges beaucoup
plus étendus que ceux initialement prévus. A la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, la protection d'une puissance
européenne procurait des avantages commerciaux et fiscaux considérables ; outrepassant les droits qui leur étaient
accordés, les missions diplomatiques européennes distribuaient de plus en plus largement des berats ou certificats de
protection. Réservés, à l'origine, aux employés et aux agents recrutés localement par les consulats européens, ces
documents étaient vendus ou délivrés à un nombre croissant de marchands locaux qui acquéraient ainsi le statut
enviable de protégé. Les autorités ottomanes essayèrent en vain de mettre un terme à ces abus. Finalement, incapable de
faire entendre raison aux consuls étrangers, le sultan Selim III décida d'octroyer, lui aussi, des berats aux marchands
chrétiens et juifs de son Empire. En leur conférant le droit de commercer avec l'Europe, en leur accordant des
exemptions fiscales, des privilèges juridiques et des avantages commerciaux, il entendait leur permettre de
concurrencer, sur un pied d'égalité, les marchands étrangers. Ces documents eurent aussi pour effet d'engendrer une
nouvelle classe de privilégiés au sein de laquelle les Grecs, grâce à leurs talents de navigateurs et leurs liens maritimes,
ne tardèrent pas à occuper une place éminente. Au début du XIXe siècle, ces mêmes droits furent étendus aux
marchands musulmans, mais peu en usèrent.
Il existe dans l'histoire d'autres exemples d'une économie stimulée par ses relations commerciales avec un pays plus
actif et techniquement plus avancé. Cependant, fait exceptionnel, au Moyen-Orient, les agents et même les premiers
bénéficiaires du changement, à l'intérieur comme à l'extérieur, furent des « étrangers », des Européens, bien entendu,
mais aussi des membres de minorités religieuses qui, sans être vraiment étrangers, ne faisaient pas partie intégrante de la
nation. En Turquie, on se plaisait à distinguer les « Francs », c'est-à-dire les Européens, des « Francs d'eau douce », à
savoir les Levantins plus ou moins européanisés.
Au début du XXe siècle, les étrangers et les minorités étaient surreprésentés dans le monde de la finance. En 1912, on
comptait à Istanbul quarante banquiers privés. Pas un seul n'était un musulman turc ; parmi ceux qu'on peut identifier
d'après leur nom, douze étaient grecs, douze arméniens, huit juifs et cinq levantins ou européens. Dans le même temps,
une liste de trente-quatre agents de change comprenait dix-huit Grecs, six Juifs, cinq Arméniens — mais, là non plus,
pas un Turc.
Les Grecs, les Arméniens et les Juifs de Turquie se distinguaient de leurs compatriotes non seulement par la religion
mais aussi par la langue. Ce n'était pas le cas dans les pays arabophones, où ils parlaient l'arabe comme leurs voisins
musulmans. Grâce à cette communauté de langue, la classe de commerçants chrétiens qui se forma autour du port de
Beyrouth vers les années 1830 put donner naissance, vers le milieu du siècle, à un phénomène nouveau: une bourgeoisie
arabophone instruite et prospère. Bien que leur identité chrétienne les empêchât de jouer un rôle social ou politique de
premier plan, ils apportèrent une contribution majeure au renouveau arabe.
Les minorités religieuses participaient aussi à une autre forme de pénétration occidentale : l'acquisition de positions de
pouvoir et d'influence. Après le traité de Kiiçùk-Kaynarca, les Russes avaient instauré un quasi-protectorat sur les
communautés chrétiennes orthodoxes de l'Empire ottoman. Les orthodoxes représentaient l'essentiel de la population
dans les provinces grecques et balkaniques, et formaient d'assez grosses minorités en Anatolie et en Syrie. En tant que
protecteur de la religion orthodoxe, le tsar exerçait donc une influence considérable sur une fraction importante de la
population de l'Empire. La France s'adjugea un semblable protectorat sur les sujets catholiques romains du sultan. Bien
que moins nombreux que les chrétiens orthodoxes, les catholiques et, en particulier, les maronites uniates du Liban,
représentaient une force non négligeable. Dans cette quête de minorités religieuses à protéger, la Grande-Bretagne était
relativement désavantagée. En effet, malgré les efforts d'évangélisation de missionnaires anglais, allemands et
américains, les communautés protestantes restaient insignifiantes. Divers secrétaires d'État au Foreign Office caressèrent
l'idée d'étendre la protection britannique à d'autres minorités, par exemple, les Juifs et les Druzes, dont le droit à une
telle protection était sans doute contestable, mais dont les services pouvaient se révéler utiles. Pays protestant,
l'Allemagne partait, elle aussi, avec un handicap, mais elle trouva le moyen de le contourner en octroyant sa protection à
l'ensemble de l'Empire ottoman.
Cette protection religieuse revêtait de multiples formes. Bien entendu, l'un de ses principaux soucis était de veiller aux
intérêts et au bien-être des sujets ottomans se réclamant de la même foi. Au XIXe siècle, étant donné la puissance de
l'Europe consacrée par le système des capitulations, cela revenait à un droit d'ingérence quasi illimité dans presque
toutes les affaires intérieures de l'Empire. Par ailleurs, un réseau de plus en plus étendu de missions, d'écoles et autres
institutions sociales et culturelles pourvoyait aux besoins religieux et éducatifs des chrétiens et des Juifs ottomans. Les
établissements scolaires, chrétiens pour la plupart, mais aussi juifs ou « laïques », attiraient un nombre croissant de
musulmans. Une fois diplômés, les élèves poursuivaient leurs études en Occident; à partir de la seconde moitié du XIXe
siècle, des universités occidentales s'ouvrirent dans plusieurs villes du Moyen-Orient. Pour les grandes puissances,
l'éducation devint un moyen privilégié d'accroître leur influence culturelle et, par ce biais, leur influence économique et
politique. Pionnière dans ce domaine, la France fut ensuite imitée par l'Italie, puis la Grande-Bretagne, l'Allemagne et
les États-Unis. L'impact de la Russie, quoique important chez les chrétiens orthodoxes, n'eut pas la même ampleur. Les
missionnaires occidentaux réussirent à convertir quelques musulmans - tel était leur principal objectif, mais l'apostasie
était passible de mort selon la sharia ; ils eurent plus de succès auprès des chrétiens : un petit nombre d'orthodoxes et de
chrétiens orientaux adoptèrent une forme ou une autre de protestantisme ou de catholicisme romain.
Autre préoccupation religieuse des grandes puissances : la protection des lieux saints chrétiens à Jérusalem et, plus
généralement, en Palestine. Pendant des siècles, les Églises locales se les étaient âprement disputés, les autorités turques
jouant avec condescendance, mais non sans efficacité, le rôle de médiateur. L'arrivée des grandes puissances protégeant
chacune son Église eut pour effet de transformer de petits différends locaux en conflits internationaux et fut en partie à
l'origine de la guerre de Crimée.
Cette protection s'exerçait par le biais des ambassades et des consulats qui, grâce au système des capitulations,
disposaient de grandes juridictions et de pouvoirs étendus au sein de l'Empire ottoman. Ils avaient leurs propres lois,
leurs tribunaux, leurs prisons et même leur service postal.
Dans cette politique européenne en faveur de l'éducation au Moyen-Orient, l'instruction militaire occupait une place
capitale. L'épreuve du feu ayant montré que les arts de la guerre européens étaient désormais supérieurs à ceux de
l'islam, les pays musulmans devaient se mettre à l'école de l'Europe. Depuis quelque temps déjà, des Européens étaient
allés chercher fortune en Turquie comme experts ou conseillers militaires, et certains avaient, en effet, accompli de
belles carrières. Mais à la fin du XVIIIe siècle, l'initiative individuelle ne suffisait plus. A l'automne de 1793, le sultan
envoya à Paris une liste d'officiers et de techniciens qu'il souhaitait recruter en France. Deux ans plus tard, une liste
semblable mais plus longue parvint au Comité de salut public. En 1796, le nouvel ambassadeur de France arriva à
Constanti-nople avec une cohorte d'experts. Interrompue par la guerre de 1798-1802 - la Turquie et la France étant dans
des camps opposés - cette coopération militaire reprit lorsque les deux pays redevinrent alliés et atteignit un point
culminant lors de l'attaque anglo-russe contre la Turquie en 1806-1807.
Une nouvelle étape s'ouvrit dans les années 1830, lorsque le sultan réformateur Mahmud II, soucieux de moderniser son
armée, décida de faire appel aux gouvernements occidentaux. Inaugurant une relation qui se poursuivrait tout au long du
XIXe siècle et même au XXe, une mission militaire prussienne arriva en 1835 et une mission navale britannique en
1838.
Semblable démarche avait déjà été entreprise par Muhammad Ali Pacha, gouverneur d'Egypte, qui cherchait à
s'affranchir du sultan ottoman. Lui aussi avait commencé par recruter, à titre individuel, des experts militaires et des
techniciens étrangers, notamment français ; puis, en 1824, il avait fait venir tout un groupe d'officiers français, dont
beaucoup se trouvaient sans emploi depuis 1815 et l'ultime défaite de Napoléon. Cette mission fut la première d'une
longue série.
En Iran, pays plus éloigné de l'Europe, le changement fut plus lent à s'installer. L'Iran commença à s'impliquer dans la
politique européenne au temps de Napoléon; en 1807-1808, la France, puis, en 1810, la Grande-Bretagne envoyèrent
des missions militaires pour former les soldats iraniens. Par la suite, des officiers russes, français et italiens arrivèrent
comme instructeurs, mais leurs efforts n'eurent pas les résultats escomptés. La modernisation de l'armée iranienne ne
débuta véritablement qu'au XXe siècle.
L'instruction militaire fut essentiellement l'œuvre de l'Europe occidentale - de l'Angleterre, de la France, de la Prusse et,
plus tard, de l'Allemagne. Quelques Italiens offrirent leurs services et, après la guerre de Sécession, des officiers
américains en quête de nouvelles aventures firent carrière en Egypte. Sauf en Iran, les Russes n'arrivèrent au Moyen-
Orient comme enseignants ou conseillers qu'au XXe siècle.
L'instruction militaire eut des retombées considérables. Des cadets allèrent s'instruire en Occident dans des académies
navales et militaires, des officiers occidentaux furent invités à enseigner dans des écoles supérieures de guerre au
Moyen-Orient, d'autres furent recrutés comme conseillers et parfois comme commandants; naturellement, l'Occident
fournit aussi des armes, des équipements et des connaissances techniques. Bien qu'il n'atteignît jamais l'ampleur ni le
poids qu'il aurait dans les années 1950 et après, ce phénomène joua, au XIXe et au début du XXe siècle, un rôle non
négligeable dans le jeu politique des grandes puissances.
Au cours du XIXe siècle, les puissances européennes prirent également une part plus active à la vie économique du
Moyen-Orient, lequel, du coup, se trouva davantage impliqué dans les échanges mondiaux et les marchés financiers
internationaux. Les répercussions furent multiples.
L'une des premières fut l'augmentation des surfaces cultivées, grâce à la mise en valeur de terres abandonnées depuis
des siècles. L'amélioration des conditions de sécurité, le défrichement et, dans certaines régions, la construction de
vastes systèmes d'irrigation facilitèrent ce processus. Destinées à l'exportation, des cultures de rapport, telles que le
coton, la soie, le tabac, les dattes, le pavot, le café, le blé et l'orge, furent introduites ou considérablement développées.
Survenant au même moment que l'occidentalisation du droit, le passage d'une agriculture de subsistance à une
agriculture industrielle entraîna d'importants changements dans le régime foncier qui, globalement, se traduisirent par
un déclin de la propriété communale ou tribale au profit d'un système à l'européenne. L'agriculture dut son essor en
partie aux pouvoirs publics, en partie à une nouvelle classe de propriétaires terriens. Toutefois, les capitaux nécessaires
vinrent pour l'essentiel de l'étranger sous forme de prêts ou d'investissements ; à l'abri des contrôles gouvernementaux
grâce aux privilèges extraterritoriaux que leur accordaient les capitulations, les compagnies européennes purent ainsi
prendre une place de plus en plus importante dans l'exploitation des ressources du Moyen-Orient.
Ce sont également des sociétés et des techniques étrangères qui jouèrent un rôle décisif dans le développement des
communications et des infrastructures, qu'il s'agisse du télégraphe, des principaux ports de la Méditerranée orientale, du
chemin de fer en Egypte, en Turquie, en Syrie et en Irak, sans oublier, dans bien des grandes villes, l'eau, le gaz, les
transports publics et, plus tard, l'électricité et le téléphone.
Des services locaux de bateaux à vapeur reliaient Istanbul à la mer Noire et à la mer Egée, mais ce furent des
compagnies étrangères qui établirent les premières liaisons avec l'Europe. Une compagnie de navigation autrichienne
commença à opérer en 1825; très vite, d'autres lignes, françaises, anglaises, russes et italiennes, assurèrent le trafic entre
des ports ottomans et européens, mais aussi entre différentes régions de l'Empire. Puis, en 1837, une compagnie anglaise
ouvrit un service régulier, d'une part, entre l'Europe et Alexandrie, d'autre part, entre l'Inde et Suez, avec entre les deux
ports, une liaison terrestre transportant le courrier et, plus tard, marchandises et passagers. Cette liaison combinait
bateaux sur les voies d'eau intérieures et chariots sur des routes nouvellement tracées. La construction du chemin de fer
égyptien, commencée en 1851, et surtout l'ouverture du canal de Suez en 1869 firent de nouveau de l'Egypte un
carrefour entre l'Europe et l'Asie du Sud. Durant la même période, le développement de la navigation à vapeur sur la
mer Caspienne et le golfe Persique rapprocha l'Iran de la Russie et de l'Europe occidentale.
La guerre de Crimée fournit à l'Europe l'occasion d'accentuer sa pénétration financière au Moyen-Orient. A la fin du
XVIIIe siècle et au début du XIXe, le gouvernement ottoman avait à plusieurs reprises levé de l'argent sur le marché
intérieur. Pour faire face aux dépenses de la guerre de Crimée, il demanda et obtint de ses alliés des prêts d'un nouveau
genre, indexés sur les marchés financiers européens. Le premier, d'un montant de trois millions de livres sterling, à six
pour cent d'intérêt, fut négocié à Londres en 1854; le second, signé l'année suivante, portait sur cinq millions à quatre
pour cent. Entre 1854 et 1874, les emprunts à l'étranger se succédèrent presque chaque année, pour atteindre un total
d'environ deux cents millions de livres sterling. Simultanément, l'activité bancaire connut un rapide développement dans
la région. Depuis une trentaine d'années, des Britanniques et autres banquiers privés étaient installés dans les principaux
ports de la Méditerranée. Soudain, les choses s'accélérèrent, avec la multiplication d'établissements tels que la Banque
d'Egypte (1855), la Banque ottomane (1856), la Banque anglo-égyptienne (1864) et l'ouverture de succursales par la
plupart des grandes banques anglaises, françaises, allemandes et italiennes. Entièrement européens, ces établissements
contrôlaient les finances de la région. Ce n'est qu'après la Première Guerre mondiale, que des banques turques,
iraniennes, égyptiennes et arabes verraient le jour, et après la Seconde qu'elles prendraient le contrôle d'une partie de
l'activité financière du Moyen-Orient.
La Turquie étant considérée comme un pays à risque, les prêts lui étaient généralement consentis à des conditions très
défavorables. L'argent servait surtout à couvrir les dépenses ordinaires de l'État ou à financer des investissements non
productifs. La crise était inévitable. Le 6 octobre 1875, le gouvernement ottoman annonça qu'il cessait de rembourser
les intérêts et le capital. Des négociations avec les représentants européens des porteurs d'obligations débouchèrent sur
un accord incorporé dans le décret du 20 décembre 1881, lequel instituait un «Conseil de l'administration de la dette
publique». Placé sous la haute autorité des créanciers étrangers, ce conseil avait pour mission de faire en sorte que le
gouvernement ottoman assure le service de sa dette consolidée. En conséquence, celui-ci dut lui céder une partie de ses
revenus « de façon absolue et irrévocable... jusqu'à complète extinction de la dette». En 1911, ce conseil employait 8
931 personnes, plus que n'en comptait le ministère ottoman des finances. En Egypte, un même engrenage d'endettement,
de faillite et de règlement judiciaire aboutit, en 1880, à une «loi de remboursement» par laquelle la moitié des recettes
du pays revenait au gouvernement et le reste, hormis un fonds d'amortissement, au service de la dette. Au début du XXe
siècle, les deux pays contractèrent de nouveaux emprunts, mais cette fois, soucieux de protéger leurs investissements,
les organismes créanciers veillèrent à ce que la totalité du capital, ou du moins une grande partie, soit utilisée à des fins
productives.
Malgré tous ces bouleversements et malgré l'intensification de l'action européenne et de ses bénéficiaires étrangers ou
dhimmï, les conditions de vie de la population n'avaient quasiment pas évolué, même si, après des siècles de stagnation
voire de baisse, le nombre des habitants commença à enregistrer de fortes augmentations. Citons quelques chiffres
parmi tous ceux dont on dispose. De 6 500 000 en 1831, la population d'Istanbul, d'Anatolie et des Iles passa à 11 300
000 en 1884 et à 14 700 000 en 1913. En Egypte, elle passa, selon certaines estimations, de 3 500 000 en 1800 à 4 580
000 en 1846, 6 800 000 en 1882, 9 710 000 en 1897 et 11 290 000 en 1907. Néanmoins, le niveau de vie des ouvriers et
des paysans ne s'améliorait guère, ou même se dégradait. Sans parallèle dans les couches moins favorisées,
l'occidentalisation des classes supérieures affaiblit le système complexe de loyautés, d'obligations et de valeurs
communes qui cimentait la
société sous l'ordre ancien, ouvrit la voie à de nouveaux conflits et engendra de nouveaux mouvements de contestation.
Diverses raisons ont été avancées pour expliquer l'infériorité militaire, politique et économique de l'Empire ottoman vis-
à-vis de l'Europe chrétienne. Il y a bien sûr le prodigieux bond en avant du monde occidental après les grandes
découvertes, qui se traduisit par toute une série de progrès techniques, économiques, sociaux et politiques sans
équivalent dans le monde musulman. Mais cela n'explique pas tout. En effet, l'Empire ottoman présentait, de son côté,
de nombreux signes de faiblesse. Au moment même où, en Europe, les États acquéraient la richesse et la puissance
nécessaires pour remplir leur nouveau rôle, le sultan perdait tous ses pouvoirs: dans la capitale, au profit de ses ministres
et de ses courtisans ; dans les provinces, au profit de dynastes plus ou moins indépendants dans le cadre d'une
suzeraineté en grande partie symbolique.
Ce transfert d'autorité s'accompagna de profondes transformations dans le régime de propriété et de taxation foncières.
Le sipahi ou cavalier détenant un fief ou timar constituait l'épine dorsale de l'organisation militaire, agraire et fiscale de
l'Empire.
Cette organisation connut son apogée dans la première moitié du XVIe siècle. Après quoi, elle entra en décadence, mais
ne disparut qu'au début du XIXe. Peu à peu, les sipahi furent remplacés, à la guerre, par des troupes régulières et, dans
les campagnes, par des fermiers de l'impôt. Quand un sipahi mourait ou quittait la cavalerie, son timar, au lieu d'être
attribué à un autre cavalier, était de plus en plus souvent intégré dans le domaine impérial, où il pouvait rapporter
davantage au Trésor public. Toutefois, ces recettes n'étaient en général pas collectées directement par un fonctionnaire,
mais cédées à ferme contre une redevance forfaitaire annuelle, le fermier payant à l'avance le droit de percevoir les
impôts pendant un an. Peu à peu, cette période d'un an s'allongea et finit par donner naissance au système du malikâne,
en vertu duquel cette concession en principe limitée dans le temps devint une sorte de possession viagère, transmissible
et aliénable. A la fin du XVIIe siècle, ce système avait gagné de nombreuses provinces de l'Empire et, au cours du
XVIIIe, il se généralisa malgré diverses tentatives pour l'abolir.
Le malikâne formait l'assise économique des a'yân, qui devinrent les véritables maîtres des campagnes. Profitant de
l'affaiblissement du pouvoir central, les a'yân acquirent un poids politique grandissant, au point de devenir parfois des
seigneurs provinciaux autonomes. Un fermage pouvait s'acquérir de diverses manières : par achat, par concession du
gouvernement, par usucapion, ou encore par usurpation au mépris de la loi.
Les a'yân venaient de différents milieux. Il y avait de riches propriétaires, des commerçants, des sipahi qui trouvaient ce
système plus avantageux et moins dangereux que le timar et, avec le temps, de plus en plus de fonctionnaires de la cour
ou du harem qui agissaient pour leur propre compte ou par l'intermédiaire d'agents. Les a'yân commencèrent à
ressembler à une aristocratie foncière, dont les chefs et les représentants n'étaient plus nommés par le gouvernement
mais reconnus par lui après coup.
De plus en plus puissants économiquement, ils en vinrent à assurer également le maintien de la loi et de l'ordre.
Entretenant des armées privées, certains régnaient de père en fils sur de petits territoires. A un certain moment, le
gouvernement d'Istanbul jugea commode de déléguer aux a'yân la conduite des affaires provinciales et même la
direction de certaines villes. En 1786, les estimant trop puissants, le sultan et son gouvernement les écartèrent des
municipalités et nommèrent des prévôts, mais ils durent vite faire machine arrière et rendre aux a'yân leur autorité.
En effet, ceux-ci n'étaient plus seulement une aristocratie et une magistrature de province. En Anatolie, des derebey, ou
seigneurs des vallées, dirigeaient depuis le début du XVIIIe siècle de vastes territoires. Certains avaient commencé
comme fonctionnaires provinciaux du gouvernement central, d'autres étaient issus de grandes familles de notables
locaux. Tolérés et parfois même reconnus par les autorités centrales, ils avaient fondé des principautés autonomes et
héréditaires, entretenant avec le sultan une relation de vassalité plus que de subordination. En temps de guerre, ils
servaient avec d'autres contingents dans les armées du sultan, dont les effectifs dépendaient de plus en plus de ce type de
recrutement quasi féodal. La Porte leur octroyait le titre de gouverneur ou d'intendant, mais en fait ils étaient maîtres
chez eux. Au début du XIXe siècle, à l'exception de deux provinces, Karaman et Anadolu, restées sous administration
directe d'Istanbul, l'Anatolie était entièrement aux mains de familles de derebey.
Le même phénomène se produisit dans la péninsule des Balkans. La réalité du pouvoir était détenue par des dignitaires
locaux, tels que le célèbre Ali Pacha de Tebelen, gouverneur de Ioannina, ou Osman Pacha de Pasvanoglu, gouverneur
de Vidin, qui avaient leur propre armée, levaient des impôts, battaient monnaie et même entretenaient des relations
diplomatiques avec des puissances étrangères. L'entourage militaire et civil d'Ali Pacha se composait de nombreux
Grecs qui eurent ainsi l'occasion d'acquérir le goût de l'indépendance et les qualités pour la conquérir. La situation n'était
guère différente dans les provinces arabophones de l'Empire. L'Egypte était devenue pratiquement autonome ; en Irak,
de même qu'en Syrie centrale et méridionale, des gouverneurs officiellement nommés par le pouvoir central se
comportaient comme des dynastes indépendants et même empiétaient sur les pouvoirs des chefs locaux, tribaux ou
féodaux. Dans la péninsule Arabique, où les Ottomans n'avaient jamais réussi à vraiment imposer leur autorité, une
nouvelle dynastie, la famille des Sa'ùd, inspirée par un mouvement de renouveau religieux, le wahhabisme, défiait
ouvertement le sultan.
Au XVIIIe siècle, les esclaves du Caucase fournissaient l'essentiel des effectifs de l'Ecole des pages au palais du sultan,
d'où sortait encore un grand nombre de gouverneurs et d'administrateurs de l'Empire. Cependant, les élites dirigeantes
esclaves comprenaient toujours beaucoup d'éléments originaires des Balkans et, au palais comme ailleurs, le
recrutement s'était également ouvert aux sujets musulmans nés libres, en vertu d'un abus peu à peu entériné par la
coutume. L'acquisition d'esclaves d'origine caucasienne ne compensait que partiellement le dépérissement et finalement
la disparition du devshinne. La pénurie de candidats adéquats au service de l'État supprima les barrières qui existaient
entre ses différents départements, si bien que des postes, comme celui de gouverneur de province ou même de grand
vizir, autrefois chasse gardée de l'élite esclave, militaire et administrative, commencèrent à être occupés par des hommes
libres.
Il y avait deux secteurs où l'on pouvait faire une carrière de fonctionnaire civil: l'administration de l'État, souvent
composée des descendants de recrues du devshinne, et la hiérarchie religieuse, ou corps des ulémas. Dans les deux cas,
les charges et les fonctions avaient tendance à se transmettre de père en fils. C'était particulièrement frappant chez les
ulémas qui, en ces temps d'insécurité générale, utilisaient la loi musulmane sur les fondations pieuses pour préserver
leur patrimoine familial et le transmettre à leurs descendants. Dès 1717, cette pénétrante observatrice de la réalité
ottomane qu'était Lady Mary Wortley Montagu écrivait :
« Cette sorte d'hommes peut faire carrière aussi bien dans la magistrature que dans l'Église, car la science des lois et
celle de la religion ne font qu'une: le même mot désigne le juriste et le prêtre. Ce sont les seuls personnages réellement
importants dans l'Empire ; tous les emplois lucratifs et tous les revenus ecclésiastiques sont entre leurs mains. Le Grand
Seigneur, bien que légataire universel de son peuple, ne se permet jamais de toucher à leurs terres ou à leur argent, qui
passe directement à leurs enfants. Il est vrai qu'ils perdent ce privilège s'ils acceptent une place à la cour ou le titre de
pacha ; mais ils donnent rarement l'exemple d'une telle folie. Vous jugez aisément du pouvoir de ces hommes qui ont le
monopole du savoir et de presque toute la richesse de l'Empire. Ce sont eux les auteurs véritables des révolutions, dont
les acteurs sont les soldats4. »
Ainsi, au moment où il perdait le contrôle des provinces au profit d'une nouvelle aristocratie, le sultan se voyait
également obligé de partager le pouvoir central avec une nouvelle catégorie sociale, ou même plusieurs, composée
d'hommes détenant une autorité à titre héréditaire. Bien qu'initialement couronné de succès, le long combat des sultans
ottomans pour empêcher la formation d'une classe héréditaire de propriétaires et même de dynastes se solda finalement
par un échec; profitant de leur faiblesse, des hommes possédant la terre, collectant les impôts et dispensant la justice se
disputaient le contrôle des provinces et finiraient par se disputer la mainmise sur la capitale et le souverain lui-même.
Si l'état actuel des recherches ne permet pas de définir avec précision ces différents clans et groupes d'intérêts, on peut
cependant en deviner les contours ; ce sont eux dont les querelles et les alliances déterminèrent, à la fin du XVIIe et au
XVIIIe siècle, le cours des événements à Istanbul.
Alors que le pouvoir effectif du sultan et du conseil impérial déclinait, le bureau du grand vizir, plus tard connu sous le
nom de Sublime Porte, devint le véritable siège de l'autorité et du gouvernement. Le grand vizir avait sous ses ordres
une hiérarchie de hauts fonctionnaires et un nombreux personnel administratif doté d'un puissant esprit de corps.
Beaucoup appartenaient à de grandes familles d'administrateurs originaires des Balkans. Cependant, les services du
grand vizir offraient également la possibilité aux musulmans libres et instruits de la capitale ou de province de faire
carrière.
Grand rival du vizirat, le palais impérial commençait, lui aussi, à former une caste sociale héréditaire, même s'il
continuait à recruter des esclaves du Caucase et d'Afrique. Ces derniers étaient généralement employés à des tâches
subalternes, mais les eunuques pouvaient accéder à des postes d'influence. Ainsi, le chef des eunuques noirs, appelé
kizlar agasi, « aga des filles », était l'un des personnages les plus puissants de la cour ottomane. Immense avantage, les
gens du palais contrôlaient l'accès au souverain; à plusieurs reprises, ils exercèrent un immense pouvoir dans l'Empire et
réussirent à faire nommer leur propre candidat au grand vizirat. Lorsque le palais avait le dessus, les chroniqueurs
proches du vizirat parlaient de « règne des odalisques et des eunuques » et ne manquaient pas de dénoncer l'égoïsme, la
cupidité et l'irresponsabilité des courtisans et de leurs alliés.
Toutefois, il serait trop simple de croire que la lutte pour le pouvoir n'opposait que la Porte et le Palais, les bureaucrates
et les courtisans. Les uns et les autres étaient divisés en de multiples clans et factions qui, par-delà leur appartenance,
pouvaient nouer des alliances provisoires. D'autres groupes d'intérêts entraient également en jeu : les janissaires, les
ulémas, les diverses corporations, les administrations centrales et provinciales, les notables et les princes de province
dont les agents à Istanbul savaient se montrer généreux, les marchands et les financiers, grecs pour la plupart, qui, bien
qu'en principe exclus de la vie politique, ne manquaient pas d'entregent tant à la cour qu'à la Porte; même la cavalerie
féodale, dont les effectifs et l'importance ne cessaient de diminuer, réussit dans certains moments critiques à peser sur le
cours des événements.
Pendant que les courtisans et les fonctionnaires, les esclaves et les hommes libres, les Caucasiens et les Rouméliens se
battaient pour prendre le contrôle de l'appareil de gouvernement et de la pompe à finances, l'Empire, aux yeux de
beaucoup, semblait à l'agonie. Pourtant, il n'expira pas. Et dans les pires moments, il réussit à se ressaisir et à conserver
la plupart de ses provinces musulmanes convoitées par des ennemis extérieurs ou intérieurs. Plus remarquable encore, il
disposait encore de serviteurs suffisamment loyaux et intègres dans la capitale et dans les provinces pour lui épargner
les ultimes conséquences de ses divisions et de ses désordres.
Toutefois, à la fin du XVIIIe siècle, le sultan et ses conseillers étaient parfaitement conscients de la gravité de la crise.
S'ils étaient momentanément parvenus à rétablir l'autorité de l'Empire sur plusieurs provinces rebelles, ils n'avaient plus
les moyens d'empêcher la désintégration de son territoire et l'affaiblissement du sultanat. Ils savaient aussi qu'ils
devaient leurs modestes succès militaires contre la Russie et l'Autriche, non pas tant à leurs mérites qu'à la désunion de
leurs ennemis, aux craintes suscitées par les ambitions prussiennes et à la menace que faisaient peser les événements
révolutionnaires en France.
Notes
Introduction
1. Kâtib Çelebi, Mïzàn al-Haqq, Istanbul, 1290 [de l'hégire], p. 42-43; trad. angl. de G. L. Lewis, The Balance ofTruth, Londres,
1957, p. 56.
2. Abu 'Abdallah Muhammad b. 'Abd al-Wahhâb, Rihlat al-waztr fit iftikàk al-asïr, éd. par A. Bustani, Tanger, 1940, p. 67; trad.
fr. de H. Sauvaire, Voyage en Espagne d'un ambassadeur marocain, Paris, 1884, p. 150.
3. Takvim-i Vaka'i', 1 Jumada I 1247 / 14 mai 1832.
4. Mehmed Efendi, Paris Sefaretnamesi, éd. par Ebùzziya, Istanbul, 1306 [de l'hégire], p. 139-146; trad. fr. de Julien-Claude
Galland, Le Paradis des infidèles. Un ambassadeur en France sous la Régence, introduction, notes, textes annexes par Gilles
Veinstein, Paris, 1981, p. 160-161.
Chapitre I: Avant le christianisme
1. Traité Chabbat 33b, trad. fr. de Désiré Elbèze, rabbin d'Aix-en-Provence, Paris, 1972, p. 114.
Chapitre II: Avant l'islam
1. Ammien Marcellin, Histoires, in Collection des auteurs latins avec la traduction en français, publiées sous la direction de M.
Nisard, Paris, 1849; Livre XXIII, 5, p. 204-205 ; Livre XIV, 4, p. 7.
2. Ménandre, Excerpta de legationibus, éd. par C. de Boor, Berlin, 1903, vol. 1, p. 205-206 ; trad. angl. in Cambridge Médiéval
History, vol. IVa, p. 479.
Chapitre III: Les origines
1. Al-Mas'ûdï, Les Prairies d'or, trad. fr. de Barbier de Meynard et Pavet de Courteille, revue et corrigée par Charles Pellat,
Paris, 1962-1971, 3 vol., tome III, p. 616.
2. Ibn Qutayba, 'Uyùn al-Akhbâr, éd. par Ahmad Zakî al-cAdawï, Le Caire, 1343-1348/1925-1930, vol. 2, p. 210; trad. angl. in
Bernard Lewis, éd. et trad., Islam from the Prophet Muhammad to the Capture of Constantinople, 2, 1974, p. 273.
3. Al-Muqaddasï, Descriptio Imperii Moslemici, éd. par M. J. Goeje, 2e éd., Leyde, 1906, p. 159.
Chapitre VI: Les lendemains de la conquête mongole
1. Al-Suyùtï, Husn al-Muhâdara, Le Caire, 1321 [de l'hégire], p. 39.
2. Cité par Colin Imber, The Ottoman Empire 1300-1481, Istanbul, 1990, p. 24.
3. Repris de la trad. angl. The Reign of the Sultan Orchan, Second King of the Turks, translated out of Hojah Effendi, an
Eminent Turkish Historian, by William Seaman, Londres, 1652, p. 30-31.
Chapitre VII: Les empires canonniers
1. Ibn Kemal, Tevârih-i Al-i Osman VII Défier, éd. par §erafettin Turan, Ankara, 1957, p. 365.
2. Kemal Pacha Zadeh, Histoire de la campagne de Mohacs, trad. et notes de M. Pavet de Courteille, Paris, 1859, p. 97-103.
3. Rudolf Tschudi, Dos Asafhame des Lutfi Pasha, Berlin, 1910, p. 32-33.
4. Peçevi, Tarih, Istanbul, 1283 [de l'hégire], vol. 1, p. 498-499.
5. The Turkish Letters ofOgier Ghiselin de Busbecq, Impérial Ambassador at Constantinople, 1554-1562, traduit du latin en
anglais par Edward Seymour Forster, Oxford, 1922, p. 112.
6. Guglielmo Berchet, éd., La Repubblica di Venezia e la Persia, Turin, 1865, p. 181 ; version angl. in A Narrative ofltalian
Travels in Persia in the 15th and 16th Centuries, Londres, 1873, p. 227.
7. Cité par Ismail Hakki Uzunçarsçili, Osmanli Devleti Teskilâtindan Kapikulu Ocaklart, vol. 1, Ankara, 1943, p. 306, note 1.
8. Selaniki Mustafa, Tarih-i Selâniki, éd. par Mehmet Ip§irli, Istanbul, 1989, p. 471.
9. Koçu Bey, Risale, éd. par Ali Kemali Aksût, Istanbul, 1939, p. 32; citation suivante, p. 45.
Chapitre VIII: L'État
1. Ernest Barker, éd. et trad., Social and Political Thought in Byzantium from Justinian I to the last Palaeologos : Passages
from Byzantine Writers and Documents, Oxford, 1957, p. 54-55.
2. Barker, op. cit., p. 75-76.
3. Texte et traduction in M. Back, Die Sassanidischen Staatsinschriften, Acta Iranica, 18 (1978), p. 284-285.
4. The Diwans ofAbïd b. al-Abras, etc., éd. et trad. par Sir Charles Lyall, Leyde, 1913, p. 81 (texte arabe), 64 (trad.).
5. Répertoire chronologique d'épigraphie arabe, vol. 1, Le Caire, 1931, n° 1.
6. Al-Jâhiz, Rasà% éd. par A. M. Hârûn, Le Caire, 1964-1965, vol. 2, p. 10-11.
7. Ibn Qutayba, op. cit., vol. 2, p. 115.
8. Mustafa Nuri Pacha, Netaic ul-vukuat, Istanbul, 1327 [de l'hégire], vol. 1, p. 59.
9. Lûtfi Pacha, Tevarih-i Âl-i 'Osman, Istanbul, 1341 [de l'hégire], p. 21 : Yazi-cioglu Ali, Selcukname, cité par Agah Sirri
Levend, Turk Dilinde Gelisme ve Sadelesme Safhalari, Ankara, 1949, p. 34.
10. 'Abbâs Iqbâl, Vezârat dar ahd-i Salâtïn-i Buzurg-i Saljûqï, Téhéran, 1959, p. 302 et suiv.
11. Ibn al-Ràwandï, Râhat-us-Sudûr, éd. par Muhammad Iqbâl, Leyde, 1921, p. 334.
12. Al-Jahshiyârï, Kitâb al-Wuzara wa'l-Kuttâb, éd. par Mustafa al-Saqqâ, Ibrahim al-Abyârî, 'Abd al-Hâfiz Shalabï, Le Caire,
1938, p. 53.
13. Lûtfi Pacha, Asafhame, p. 14-15.
14. Hilàl al-Sâbi', Kitâb al-Wuzara, éd. par H. F. Amedroz, Leyde-Beyrouth, 1904, p. 64.
15. Al-Balâdhuri, Futûh al-Buldân, éd. par M. J. de Goeje, Leyde, 1866, vol. 1, p. 263.
16. Ibn Qutayba, op. cit., vol. 1, p. 2, 6, 9, 10.
Chapitre IX: L'économie
1. Ibn al-Faqïh, Mukhtasar Kitâb al-Buldân, éd. par M. J. de Goeje, Leyde, 1885, p. 187-188 ; trad. fr., Abrégé des livres des
pays, de H. Massé, Damas, 1973, p. 227.
2. Peçevi, op. cit., vol. 1, p. 363.
3. Akhbâr al-Sïn wa'l-Hind, éd. par J. Sauvaget, Paris, 1948, p. 18.
4. Cité par Ralph S. Hattox, Coffee and Coffèehouses: the Origins of a Social Beverage in the Médiéval Near East, Seattle,
Wash., 1985, p. 14-15.
5. Ibn Khaldùn, Discours sur l'histoire universelle, trad. par Vincent Monteil, Beyrouth, 1967, tome 1, p.
6. Jean de Thévenot, Voyage du Levant, introduction, choix de textes et notes de Stéphane Yerasimos, Paris, 1980, p. 232-
234.
7. Volney, Voyage en Egypte et en Syrie, introduction et notes par Jean Gaulmier, Paris-La Haye, 1959, p. 382.
8. Karl Jahn, Die Frankengeschichte des Rasïd al-Dïn, édition fac-similé avec trad. ail., Vienne, 1977, fol. 415 v. (texte persan),
p. 54 (trad. ail.).
9. Pierre Dan, Histoire de Barbarie et de ses corsaires, Paris, 1637, p. 277. La liste des captifs figure dans le Calendar ofthe
State Papers relating to Ireland ofthe reign of Charles I, 1625-1632, preserved in the Public Record Office, éd. par R. P. Mahaffy,
Londres, 1900, p. 621-622.
Chapitre X: Les élites
1. Mâlik ibn Anas, Al-Mudawwana al-Kubrà, Le Caire, 1323 [de l'hégire], vol. 4, p. 13-14; idem, Al-Muwatta', Le Caire, 1310 [de
l'hégire], 3, p. 57, 262.
2. 'Abd al-Hamïd, Risâla ila'l-kuttâb, in Ahmad Zakî Safwat, famharat Rasâ'il al-Arab, Le Caire, 1356/1937, II, p. 534 ; trad.
angl. in B. Lewis, éd. et trad., Islam from the Prophet Muhammad to the Capture of Constantinople, New York, 1974, vol. I, p. 186.
3. Paul Rycaut, The History of the Présent State of the Ottoman Empire, 4e éd., Londres, 1675, p. 45. Voir aussi : Histoire de
lEmpire ottoman, trad. M. Briot, Paris, 1670.
4. Abu 'Amr Muhammad al-Kashshï, Ma'rifat Akhbâr al-Rijàl, Bombay, 1317 [de l'hégire], p. 249.
5. Ibn Samà'a, Al-Iktisâb fi'l-rizq al-mustatâb, Le Caire, 1938, p. 16 et suiv.
Chapitre XI: Le peuple
1. Texte in al-Maqrïzï, Al-Khitat, Boulaq, 1270/1854, p. 199-200; trad. angl. in Yûsuf Fadl Hasan, The Arabs and the Sudan,
from the Seventh to the Early Sixteenth Century, Edimbourg, 1967, p. 23.
2. Ahmad Shihâb al-Dïn ibn Salâma al-Qalyùbï, Nawâdir al-Shaykh, Le Caire, 1955, p. 154.
3. Abu Dulaf, Qasïda Sâsâniyya, vers 17-23 ; trad. angl. de C. E. Bosworth in The Mediaeval Islamic Underworld: The Banû
Sâsàn in Arabie Society and Literature, Leyde, 1976, 2e partie, p. 191-192.
Chapitre XII: La religion et le droit
1. Mïrzâ Abu Tâlib Khân, Masïr-i Tàlibï, éd. par H. Khadiv-Jam, Téhéran, 1974, p. 251.
2. Al-Jâhiz, Kitàb al-Hayawàn, Le Caire, 1938, vol. 1, p. 174.
3. Al-Ghazâlï, Faysal al-Tafriqa bayn ai-Islam wa'l-zandaqa, Le Caire, s. d., p. 68.
4. Cité par Ignaz Goldziher, Vorlesungen ùber den Islam, Heidelberg, 1925, p. 185-186.
5. 'Alï al-Muttaqï al-Hindï, Kanz al-'Ummâl, lre partie, Hyderabad, 1312 [de l'hégire], n. 5350, 5445, 5451, 5987.
6. Mehmed Esad, Uss-i Zafer, Istanbul, 1293 [de l'hégire]. Trad. et cité par B. Lewis, Istanbul and the Civilisation ofthe
Ottoman Empire, Norman, Oklahoma, 1963, p. 156; trad. fr. de Yves Thoraval, Istanbul et la civilisation ottomane, Paris, 1990, p.
168.
7. Jalâl al-Dîn Rùmï, Rubaiyyât, traduit du persan par Assaf Hâlet Çelebi, Paris, 1984, p. 66.
8. Jalâl al-Dïn Rûmï, Dïvàn-i Shams-i Tabrïz, n° 31 ; trad. fr. in Anthologie du soufisme, d'Eva de Vitray-Meyerovitch et
Mohamed Mokri, Paris, 1986, p. 262.
Chapitre XIII: La culture
1. Mehmed Efendi, Paris Sefiaretnamesi, éd. par Ebiizziya, Istanbul, 1306 [de l'hégire], p. 109; trad. fr., Le Paradis des
infidèles, éd. par Gilles Veinstein, Paris, 1981, p. 134.
2. Abu'l-Faraj al-Isfahânï, Kitab al-Aghânï, Le Caire, 1372/1953, VII, p. 13-14.
3. Ghars al-Ni'ma al-Sâbi', Al-Hafawât al-Nâdira, éd. par Salih al-Ashtar, Damas, 1967, p. 305-306.
4. Ibn Qutayba, op. cit., vol. 2, p. 55.
5. Anne Comnène, Alexiade, XV, 2, texte établi et traduit par Bernard Leib, Paris, 1945, p. 188.
6. Lady Mary Wortley Montagu, L'Islam au péril des femmes. Une Anglaise en Turquie au XVIIIe siècle, trad. fr. par Anne-Marie
Moulin et Pierre Chuvin, Paris, 1981, p. 156.
Chapitre XIV: Défi
1. Abu Shâma, Al-Rawdatayn fi Akhbàr al-Dawlatayn, éd. par M. Hilmi Ahmad et M. Mustafa Ziyâda, Le Caire, 1926, 1/ii, p.
621-622.
2. Cité par B. Lewis, The Muslim Discovery of Europe, p. 193; trad. fr. d'Annick Pélissier, Comment l'Islam a découvert
l'Europe, postface de Maxime Rodinson, Paris (1984) 1990, p. 196.
3. Silihdar Tarihi, Istanbul, 1928, vol. II, p. 87.
Chapitre XV: Mutations
1. Abdùlhak Adnan (Adivar), La Science chez les Turcs ottomans, Paris, 1939, p. 57.
2. Richard Hakluyt, The Principal/ Navigations of the English Nation, vol. 5, p. 178-183.
3. State Papers, 102/61/23.
4. Lady Mary Montagu, op. cit., p. 136.
Chapitre XVI: Réaction et riposte 1. Ahmed Lûtfi, Tarih, Istanbul, 1290-1328 [de l'hégire], vol. 8, p. 15-17.
Chapitre XVII: Idées nouvelles
1. Publié par Cavid Baysun in Tarih Dergisi, 5 (1953), p. 144-145.
2. E. de Marcère, Une ambassade à Constantinople: la politique orientale de la Révolution française, Paris, 1927, vol. II, p. 12-
14.
3. Cevdet, Vekâyi-i Devlet-i Aliye, Istanbul, 1294/1877, vol. 5, p. 130.
4. Cevdet, op. cit., vol. 6, p. 280-281.
5. Le texte turc, extrait d'un document conservé dans les archives d'Istanbul, a été publié par E. Z. Karal, Fransa-Misir ve
Osmanli Imparatorlugu (1797-1802), Istanbul, 1940, p. 108 et suiv. Le texte arabe, apporté à Saint-Jean-d'Acre par Sir Sidney Smith,
a été intégré dans une biographie arabe de Jazzâr Pacha : Ta'rîkh AhmadBàshâ al-Jazzâr, Beyrouth, 1955, p. 125 et suiv. Il y a des
différences entre les deux versions.
6. Cevdet, Tezakir 1-12, éd. par Cavid Baysun, Ankara, 1953, p. 67-68.
7. Cité par Harold Temperly, England and the Near East: the Crimea, Londres, 1936, p. 272.
Chapitre XVIII: De guerre en guerre 1. Hikmet Bayur, Tùrk Inkilâbi Tarihi, Istanbul, 1940, vol. 1, p. 225.
Chapitre XIX: D'une liberté à l'autre
1. Convention d'armistice conclue entre l'Egypte et Israël en février 1949, art. 5, 2 ; une clause similaire figure dans les conventions
signées avec la Syrie et la Jordanie.
Orientations bibliographiques
Il existe une vaste littérature sur l'histoire du Moyen-Orient au cours des deux derniers millénaires. Elle est diverse aussi bien par son
contenu que par sa qualité. Par bonheur, on dispose d'ouvrages de référence et de bibliographies critiques couvrant presque toute la
région et la période. Les indications qui suivent ne constituent pas une bibliographie exhaustive, mais plutôt un choix restreint
d'ouvrages relatifs aux principaux sujets abordés dans ce livre. J'ai en général privilégié les ouvrages récents, généraux et qui font
autorité.
Bibliographies et manuels
J. D. Pearson et al, Index Islamicus, 1906-1955. A Catalogue of Articles on Islamic Subjects in Periodicals and Other Collective
Publications, Cambridge, 1958. Suppléments: I, 1956-1960 (Cambridge, 1962); II, 1961-1965 (Cambridge, 1967); III, 1966-1970
(Londres, 1972); IV, 1971-1975 (Londres, 1977); V, 1976-1980 (Londres, 1982). Quarterly Index Islamicus (Londres, 1977-).
Denis Sinor, Introduction à l'étude de l'Eurasie centrale, Wiesbaden, 1963.
Jean Sauvaget, Introduction à l'histoire de l'Orient musulman : éléments de bibliographie, éd. refondue et complétée par Claude
Cahen, Paris, 1961.
J. D. Pearson, A Bibliography ofpre-Islamic Persia, Londres, 1975.
Diana Grimwood-Jones, Derek Hopwood et J. D. Pearson, éd., Arab Islamic Bibliography : The Middle East Library Committee's
Guide, Hassocks, Sussex, 1977.
Margaret Anderson, Arabie Materials in English Translation : A Bibliography of Works from the Pre-Islamic Pertod to 1977, Boston,
1980.
Claude Cahen, Introduction à l'histoire du monde musulman médiéval VIIe-XVe siècle : méthodologie et éléments de bibliographie,
Paris, 1982.
Wolfgang Behn, Islamic Book Review Index, Berlin/Millersport, PA, 1982-.
L. P. Elwell-Sutton, éd., A Bibliographical Guide to Iran, Totowa, NY, 1983.
Jere L. Bacharach, A Middle East Studies Handbook, éd. rev., Seattle et Londres, 1984.
R. Stephen Humphreys, Islamic History: A Framework for Enquiry, éd. rev., Princeton, NJ, 1991.
Généalogie et chronologie
Eduard von Zambaur, Manuel de généalogie et de chronologie pour l'histoire de l'Islam, Hanovre, 1927; 2e éd., 1955.
C. E. Bosworth, The Islamic Dynasties : A Chronological and Genealogical Handbook, Edimbourg, 1967.
Robert Mantran, sous la direction de, Les Grandes Dates de l'Islam, Paris, 1990.
Atlas
Donald Edgar Pitcher, An Historical Geography ofthe Ottoman Empire from the Earliest Times to the End ofthe Sixteenth Century,
Leyde, 1972.
Tùbinger Atlas des Vorderen Orients, Wiesbaden, 1977-.
William C. Brice, An Historical Atlas of Islam, Leyde, 1981.
Jean Sellier et André Sellier, Atlas des peuples d'Orient: Moyen-Orient, Caucase, Asie centrale, Paris, 1993.
Documents
Sylvia G. Haim, Arab Nationalism : An Anthology, Berkeley et Los Angeles, 1962.
Charles Issawi, éd. et trad., The Economie History ofthe Middle East, 1800-1914, Chicago, 1966; The Economie History of Iran,
1800-1914, Chicago, 1970; The Economie History of Turkey, 1800-1914, Chicago, 1980; The Fertile Crescent, 1800-1914, New York,
1988.
Kemal H. Karpat, éd., Political and Social Thought in the Contemporary Middle East, Londres, 1968.
Bernard Lewis, éd. et trad., Islam from the Prophet Muhammad to the Capture of Constantinople, 2 vol., New York, 1974.
J. C. Hurewitz, The Middle East and North Africa in World Politics : A Documen-tary Record, 2e éd. rev., New Haven et Londres,
1975.
Andrew Rippin et Jan Knappert, éd. et trad., Textual Sourcesfor the Study of Islam, Chicago, 1986.
Norman Stillman, The Jews ofArab Lands, Philadelphie, 1979 ; The Jetas ofArab Lands in Modem Times, Philadelphie, 1991.
Encyclopédies
Encyclopédie de l'Islam, nouv. éd., Leyde-Paris, 1991-.
Encyclopedia Iranica, sous la direction de Ehsan Yarshater, Londres et Boston, 1982-.
The Cambridge Encyclopedia ofthe Middle East and North Africa, Cambridge et New York, 1988.
The Oxford Dictionary ofByzantium, New York, 1991.
1) L'année financière turque, Maliye. Cette adaptation d'anciens calendriers «fiscaux » combinant la computation
musulmane et l'année solaire fut introduite dans l'administration ottomane en 1789. Il s'agit d'une année julienne,
conservant l'ancienne nomenclature syrienne des mois et dotée d'un système de «glissement» à certains intervalles, afin
de la faire coïncider avec l'ère musulmane.
2) L'année solaire perse. Introduite en 1925, elle est basée sur l'hégire, mais calculée en années solaires et reprend,
en la modifiant, l'ancienne nomenclature iranienne des mois. Pour convertir les années solaires iraniennes en années
grégoriennes, il faut ajouter 622 à la période allant du 1er janvier au 21 mars et 621 du 21 mars au 31 décembre. Le
Nouvel An, 1er Farvardin, tombe la troisième semaine de mars. En Iran, ce calendrier n'est plus utilisé qu'à des fins
religieuses.
Traditionnellement daté de la création du monde, le calendrier juif reste utilisé à des fins religieuses et, dans l'État
d'Israël, en quelques autres circonstances. Il comprend douze mois lunaires ajustés à l'année solaire par l'adjonction de
sept mois intercalaires répartis sur dix-neuf ans. La nouvelle année 5756 tombait le 25 septembre 1995.
Chronologie
25 avant J.-C. Expédition romaine en Arabie.
vers 30 après J.-C. Crucifixion de Jésus.
47-49 Premier voyage missionnaire en Orient de l'apôtre Paul.
54-59 Conquête romaine de l'Arménie.
63 Paix entre Rome et les Parthes.
66-70 Première révolte juive.
70 Les Romains s'emparent de Jérusalem ; fin de la révolte juive et destruction du Temple.
106 Trajan soumet les Nabatéens et les incorpore à la Province d'Arabie.
114-117 Guerre de Trajan contre les Parthes.
115-117 Deuxième révolte juive.
117 Mort de Trajan; Hadrien abandonne les conquêtes de Trajan au-delà de l'Euphrate.
132-135 Troisième révolte juive.
161 Les Parthes envahissent la Syrie et l'Arménie.
197-202 Campagnes orientales de Septime Sévère.
224 Naissance de la dynastie sassanide en Perse.
226-240 Consolidation de la dynastie sassanide.
229-232 Guerre entre Rome et la Perse.
231-232 Campagne de Sévère Alexandre contre les Sassanides.
240 Les Perses s'emparent de Nisibis.
241-244 Guerre entre Rome et la Perse.
241-272 Règne de l'empereur sassanide Shapur Ier.
242 Début de la prédication de Mani.
258-260 Guerre entre Rome et la Perse.
260-263 Règne d'Odenat à Palmyre.
267 Zénobie, femme d'Odenat, exerce la régence au nom de son fils Wahballat et refuse la tutelle de Rome.
272 Aurélien s'empare de Palmyre.
296-297 Guerre entre Rome et la Perse ; le traité de paix de 297 consacre la victoire romaine.
303 Dioclétien déclenche des persécutions contre les chrétiens.
306 Constantin est proclamé empereur.
310-379 Règne de Shapur II.
312 L'édit de Milan légalise le christianisme.
325 Concile de Nicée.
330 Fondation de Constantinople.
337-350 Guerre entre Rome et la Perse.
359-361 Guerre entre Rome et la Perse.
363 Guerre contre Shapur II.
371-376 Guerre entre Rome et la Perse.
381 Edits de Constantinople instaurant le christianisme comme religion d'État et interdisant les cultes païens.
384 Paix entre Rome et la Perse.
395 Mort de Théodose; partage de l'Empire romain en Empire romain d'Orient et Empire romain d'Occident.
503-505 Guerre entre Rome et la Perse.
524-531 Guerre entre Rome et la Perse.
527-565 Règne de Justinien; reconquête de l'Afrique du Nord et de l'Italie.
527-532 Guerre entre la Perse et Byzance.
531-579 Règne de Khosro Ier.
533 « Paix perpétuelle » entre Rome et la Perse.
537 Consécration de Sainte-Sophie, Constantinople.
540-562 Guerre entre la Perse et Byzance.
572-591 Guerre entre la Perse et Byzance.
606-628 Guerre entre Rome et la Perse ; en 614, les Perses s'emparent de Jérusalem.
622 Émigration (hégire) de Mahomet de La Mecque à Médine: début de l'ère musulmane.
628 Pacte de Hudaïbiya. Sous le règne d'Héraclius, Byzance conclut une paix victorieuse et récupère les territoires conquis par les Perses.
630 Mahomet s'empare de La Mecque.
632 Mort de Mahomet. Abu Bakr devient le premier calife.
633-637 Les Arabes conquièrent la Syrie et la Mésopotamie.
634 Omar devient calife.
635-636 Prise de Damas.
637 Bataille de Qâdisiyya. Chute de Ctésiphon.
639-642 Conquête de l'Egypte.
642-646 Prise d'Alexandrie.
644 'Uthmân devient calife.
656 Assassinat de 'Uthmân : début de la première guerre civile en islam.
661 Assassinat d'Ali : début de la dynastie omeyyade.
674-678 Premier siège de Constantinople par les Arabes.
680 Bataille de Karbala.
691 Construction du Dôme du Rocher à Jérusalem.
696 'Abd al-Malik fait frapper la première monnaie arabe à l'occasion d'une réorganisation administrative de l'Empire.
705-715 Construction de la mosquée des Omeyyades à Damas.
710 Les musulmans débarquent en Espagne.
710-718 Siège de Constantinople.
750 Chute des Omeyyades, début de la dynastie des Abbassides.
751 Les Arabes défont les Chinois près du Tàlàs, en Asie centrale. Parmi leurs prisonniers se trouvent des fabricants de papier.
762-763 Fondation de Bagdad par al-Mansùr.
767 Mort d'Abù Hanïfa.
809-813 Guerre civile entre les partisans d'al-Amïn et d'al-Ma'mûn.
813-833 Règne d'al-Ma'mûn; essor des sciences et des lettres arabes.
820 Mort d'al-Shâfi'ï.
833-842 Règne d'al-Mu'tasjm : début de la domination turque.
869-883 Révolte d'esclaves noirs dans le sud de l'Irak.
910 Avènement de la dynastie des Fatimides en Afrique du Nord.
945 Les Buyides occupent Bagdad.
950 Mort d'al-Fàràbï.
969 Les Fatimides conquièrent l'Egypte et fondent Le Caire.
vers 970 Les Turcs seljuqides pénètrent dans les territoires du califat par l'est.
1037 Mort d'Ibn Sïnâ (Avicenne).
1055 Prise de Bagdad par les Seljuqides.
1070-1080 Les Seljuqides occupent la Syrie et la Palestine.
1071 Défaite des armées byzantines à Mantzikert, expansion seljuqide en Anatolie.
1094 Mort du calife fatimide al-Mustansir ; schisme au sein du mou-
vement ismaïlien : Hasan-i Sabbâh prend la tête de l'aile extrémiste des Assassins.
1096 Les croisés débarquent au Proche-Orient.
1099 Les croisés s'emparent de Jérusalem.
1111 Mort d'al-Ghazâlï.
1171 Saladin proclame la fin du califat fatimide; fondation de la dynastie des Ayyubides en Syrie et en Egypte.
1187 Bataille de Hattïn: Saladin défait les croisés et s'empare de Jérusalem.
1220 Les Mongols conquièrent les territoires orientaux du califat.
1229 Par la diplomatie, Frédéric II obtient Jérusalem du sultan al-Malik al-Kâmil.
1244 Les musulmans reprennent Jérusalem.
1250-1260 Naissance du sultanat mamelouk en Egypte et en Syrie après le déclin des royaumes ayyubides.
1252 Le Khan de la Horde d'or se convertit à l'islam.
1258 Les Mongols s'emparent de Bagdad.
1273 Mort de Jalâl al-Dïn Rûmï.
1290-1320 Instauration de principautés ottomanes dans l'ouest de l'Anatolie.
1295 L'Il-Khan de Perse se convertit à l'islam.
1326 Prise de Brousse par les Ottomans.
1331 Prise de Nicée par les Ottomans.
1357 Prise de Gallipoli par les Ottomans.
1361 Les Ottomans débarquent à Andrinople (Edirne).
1371-1375 Les Ottomans envahissent la Serbie.
1389 Bataille du Kosovo; domination ottomane en Serbie.
1400-1401 Timur Lang ravage la Syrie.
1402 Timur Lang défait les Ottomans à Ankara.
1406 Mort d'Ibn Khaldùn.
1444 Bataille de Varna; domination ottomane en Bulgarie.
1453 Prise de Constantinople par Mehmed IL
1462 Annexion de la Bosnie.
1475 Les Ottomans pénètrent en Crimée.
1492 Les chrétiens s'emparent de Grenade.
Les Juifs sont expulsés d'Espagne. Christophe Colomb prend la mer vers l'ouest.
1498 Vasco de Gama découvre la route des Indes par le cap de Bonne-Espérance. Le pilote arabe Ibn Mâjid lui sert de guide
de l'Afrique jusqu'aux Indes.
1501 Le shah Ismâ'ïl fonde la dynastie safavide en Iran.
1501 Le shah Ismâ'ïl fait du shiisme la religion officielle de la Perse.
1514 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.
1516-1517 Les Ottomans conquièrent la Syrie et l'Egypte et renversent le sultanat mamelouk ; le chérif de La Mecque reconnaît la
suzeraineté ottomane.
1520-1566 Règne de Soliman le Magnifique.
1521 Les Ottomans s'emparent de Belgrade.
1522 Prise de Rhodes par les Ottomans.
1526 Bataille de Mohacs.
1529 Premier siège de Vienne par les Ottomans.
1534 Les Ottomans s'emparent de Bagdad. Première conquête ottomane de l'Irak.
1539 Les Ottomans s'emparent d'Aden.
1552 Les Russes prennent Kazan.
1555 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.
1555 Paix d'Amasya.
1556 Les Russes prennent Astrakhan.
1557 Construction de la mosquée Siileymaniye à Istanbul.
1565 Siège de Malte par les Ottomans.
1571 Bataille de Lépante.
1573 Les Ottomans s'emparent de Chypre.
1587-1629 Règne du shah 'Abbâs Ier en Iran.
1589 Traité entre les Perses et les Ottomans victorieux.
1598 Ispahan devient la capitale de la Perse.
1602-1627 Guerres entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.
1606 Traité de Zsitva-Torok.
1607 Les Ottomans sont chassés de la Perse.
1612 Construction de la Mosquée du roi (masjid-i Shah) à Ispahan.
1630-1638 Guerres entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.
1631 Insurrections en Egypte, au Yémen et au Liban.
1639 Conquête définitive de l'Irak par les Ottomans.
1683 Deuxième siège de Vienne par les Ottomans.
1699 Traité de Karlowitz.
1729 Première imprimerie turque à Istanbul.
1733 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.
1736-1747 Règne de Nadir-Shah en Perse.
1743-1747 Guerre entre l'Empire ottoman et l'Empire perse.
1768-1774 Guerre entre l'Empire ottoman et la Russie.
1774 Traité de Kùçiik-Kaynarca.
1783 Les Russes annexent la Crimée.
1789 Accession au trône du sultan réformateur Selim III.
1794 Fondation de la dynastie des Qadjars.
1795 Le shah qadjar prend Téhéran pour capitale.
1798-1801 Les Français occupent l'Egypte.
1800 Les Russes annexent la Géorgie.
1803 Les Wahhabites occupent La Mecque et Médine.
1803 Traité du Gulistan : la Perse cède les provinces du Caucase à la
Russie.
1803-1812 Insurrection en Serbie.
1805 Muhammad Ali devient vice-roi d'Egypte.
1809 Ouverture d'une liaison maritime régulière entre l'Inde et Suez.
1821-1829 Guerre d'indépendance de la Grèce.
1826-1828 Nouvelle guerre russo-perse; la Perse cède l'Arménie à la
Russie.
1827 Destruction de la flotte ottomane à Navarin.
1828 Parution en Egypte du premier journal gouvernemental.
1830 Les Français envahissent l'Algérie.
1831-1832 Parution à Istanbul du premier journal gouvernemental.
1839 Les Anglais s'emparent d'Aden ; édit de réforme de la Maison des Roses.
1844 L'Empire ottoman réforme son système monétaire sur le modèle européen.
1853-1855 Guerre de Crimée.
1855 Introduction du télégraphe.
1856 Congrès de Paris.
1861 Autonomie du Liban.
1863 Création de la Banque ottomane.
1869 Ouverture du canal de Suez.
Création de l'université d'Istanbul.
1876-1878 L'Empire ottoman en guerre contre la Serbie puis la Russie.
1876 Proclamation d'une constitution ottomane. Parution en Egypte du premier quotidien de langue arabe, Al-Arhàm.
1878 La constitution ottomane est suspendue.Traité de San Stefano.Congrès de Berlin : indépendance de la Serbie, de la Roumanie,de la
Bulgarie ; occupation de la Bosnie et de l'Herzégovine par l'Autriche-Hongrie ; occupation des provinces orientales par la Russie.
1881 Les Français occupent la Tunisie.
1882 Les Anglais occupent l'Egypte.
1894-1896 Répression de plusieurs révoltes arméniennes.
1896 Guerre entre la Grèce et l'Empire ottoman.
1906 Révolution constitutionnelle en Perse.
1908 Révolution des Jeunes-Turcs. Inauguration du chemin de fer du Hedjaz.
1911 Les Italiens prennent Tripoli.
1912 Première guerre des Balkans.
1913 Deuxième guerre des Balkans.
1914 L'Empire ottoman se range du côté de l'Allemagne.
1916 Révolte arabe dans le Hedjaz ; le chérif Hussein prend le titre de roi.
1917 Les Anglais occupent Bagdad et Jérusalem. L'Empire ottoman adopte le calendrier grégorien.
1918 Fin de la domination ottomane dans les pays arabes.
1919 Les Grecs débarquent à Izmir.
1920 Grande Assemblée nationale à Ankara: début de la guerre d'indépendance de la Turquie.Instauration du mandat français sur la Syrie et du
mandat britannique sur la Palestine et l'Irak ; Ibn Sa'ùd devient sultan du Nedjd.
1922 Armistice de Mudanya. Traité anglo-égyptien.
1923 Traité de Lausanne.
1924-1926 Les troupes d'Ibn Sa'ùd occupent le Hedjaz.
1925 Reza Shah prend le pouvoir et fonde la dynastie Pahlavi.
1926 Ibn Sa'ùd prend le titre de roi. 1932 Indépendance de l'Irak; Ibn Sa'ùd proclame le Royaume d'Arabie Saoudite.
1936 Un traité anglo-égyptien reconnaît l'indépendance de l'Egypte.
1945 Création de la Ligue des États arabes.
1946 Indépendance de la Jordanie.
1948 Fin du mandat sur la Palestine: création de l'État d'Israël; première guerre israélo-arabe.
1951 Indépendance de la Libye.
1952 Coup d'État militaire au Caire; abdication du roi Farouk.
1953 L'Egypte devient une république.
1956 Indépendance du Soudan, de la Tunisie et du Maroc. L'Egypte nationalise le canal de Suez; intervention franco-anglaise.
1957 La Tunisie devient une république.
1958 Création de la République arabe unie. Guerre civile au Liban.Une révolution en Irak instaure la république.
1961 Indépendance du Koweit.La Syrie quitte la République arabe unie.
1962 L'esclavage est aboli au Yémen et en Arabie Saoudite.
1967 Guerre israélo-arabe.Indépendance du Sud-Yémen.
1969 La Libye devient une république.
1970 Mort de Nasser; Sadate lui succède.
1971 Les États du Golfe deviennent indépendants ; création de l'État des Émirats arabes unis.
1973 Guerre israélo-arabe.
1975-1977 Guerre civile au Liban.
1979 L'Egypte et Israël signent un traité de paix. Révolution en Iran.
1980-1988 Guerre Iran-Irak.
1981 Assassinat d'Anouar el-Sadate.
1982 Israël envahit le Liban.
1990-1991 L'Irak envahit le Koweit: guerre du Golfe.
1994 La Jordanie et Israël signent un traité de paix.
DU MÊME AUTEUR
Race et couleur en pays d'islam, traduit par Rose Saint-James, Payot, 1982 ; éd. augmentée: Race et esclavage au Proche-Orient, Gallimard, 1993.
Les Assassins. Terrorisme et politique dans l'islam médiéval, traduit par Annick Pélissier, Berger-Levrault, 1982, Complexe, 1984.
Comment l'islam a découvert l'Europe, traduit par Annick Pélissier, La Découverte, 1984, Tel-Gallimard, 1991.
Le Retour de l'islam, traduit par Tina Jolas et Denise Paulme, Gallimard, 1985.
Juifs en terre d'islam, traduit par Jacqueline Carnaud, Calmann-Lévy, 1986, Champs-Flammarion, 1989.
Sémites et antisémites, traduit par Jacqueline Carnaud et Jacqueline Lahana, Fayard, 1987, Presses-Pocket, 1991.
Le Langage politique de l'islam, traduit par Odette Guitard, Gallimard, 1988.
Islam et laïcité. La naissance de la Turquie moderne, traduit par Philippe Delamare, Fayard, 1988.
Istanbul et la civilisation ottomane, traduit par Yves Thoraval, Lattes, 1990, Presses-Pocket, 1991.
Europe-Islam. Actions et réactions, traduit par André Charpentier, Gallimard, 1992.
Les Arabes dans l'histoire, traduit par Denis-Armand Canal, Aubier, 1993, Champs-Flammarion, 1996.
La Formation du Moyen-Orient moderne, traduit par Jacqueline Carnaud, Aubier, 1995.