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« QUE SAIS-JE ?

»
LE POINT DES CONNAISSANCES ACTUELLES
N° 1 3 9 9

L’EPISTEMOLOGIE
GÉNÉTIQUE
Par

Jean PIAGET
Professeur à la Faculté des Sciences de Genève

P R E S SE S U N IV E R S IT A IR E S D E FRAN CE
108, B o u l e v a r d S a i n t -G e r m a in , P a r is
1970
Dépôt légal. — l re édition : 2e trimestre 1970
Tons droits de traduction, de reproduction et d’ adaptation
réservés pour tous pays
© 1970, Presses Universitaires de France
IN TRO D U CTIO N

J ’ ai saisi avec plaisir l’ occasion, d ’ écrire ce petit


livre sur l ’ E pistém ologie génétique, de manière à
p ou voir insister sur l’idée trop peu couram m ent
admise mais qui paraît être confirm ée par nos
travau x collectifs en ce dom aine : la connaissance
ne saurait être conçue com m e prédéterm inée ni
dans les structures internes du sujet, puisqu’ elles
résultent d ’une construction effective et continue,
ni dans les caractères préexistants de l ’o b je t,
puisqu’ils ne sont connus que grâce à la m édiation
nécessaire de ces structures et que celles-ci les
enrichissent en les encadrant (ne serait-ce q u ’ en
les situant dans l’ ensemble des possibles). E n
d ’ autres term es, tou te connaissance com porte un
aspect d ’ élaboration nouvelle et le grand problèm e
de l’ épistém ologie est de concilier cette création
de nouveautés avec le double fait que, sur le terrain
form el, elles s’ accom pagnent de nécessité sitôt éla­
borées et que, au plan du réel, elles perm ettent (et
sont m êm e seules à perm ettre) la conquête de l’ o b ­
jectiv ité.
Ce problèm e de la construction de structures
non préform ées est, il est vrai, déjà ancien, bien
que la m ajorité des épistém ologistes demeurent
attachés à des hypothèses, soit aprioristes (avec
m êm e certains retours actuels à l’innéism e), soit
empiristes, qui subordonnent la connaissance à des
6 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

form es situées d ’ avance dans le sujet o u dans l’ ob jet.


Tous les courants dialectiques insistent sur l’idée
de nouveautés et en cherchent le secret en des
« dépassements » qui transcenderaient sans cesse
le je u des thèses et des antithèses. Dans le dom aine
de l’histoire de la pensée scientifique, le problèm e
des changem ents de perspective et m êm e des
« révolutions » dans les « paradigm es » (K uhn)
s’im pose nécessairement et L. B runschvicg en a
tiré une épistém ologie du devenir radical de la
raison. A l’intérieur de frontières plus spécifique­
ment psychologiques, J. M. B aldw in a fourni sous
le nom de « logique génétique » des vues pénétrantes
sur la construction des structures cognitives. Plu­
sieurs autres tentatives pourraient encore être
citées.
Mais si l’ épistém ologie génétique a repris la
question, c ’ est dans la double intention de consti­
tuer une m éthode apte à fournir des contrôles et
surtout de rem onter aux sources, don c à la genèse
même des connaissances, don t l ’ épistém ologie tradi­
tionnelle ne connaît que les états supérieurs, autre­
m ent dit certaines résultantes. Le propre de l’ épis­
tém ologie génétique est ainsi de chercher à dégager
les racines des diverses variétés de connaissance
dès leurs form es les plus élémentaires et de suivre
leur développem ent aux niveaux ultérieurs ju sq u ’ à
la pensée scientifique inclusivem ent. Mais si ce
genre d ’analyse com porte une part essentielle
d ’ expérim entation psychologique, il ne se con fon d
nullement pou r autant avec un effort de pure
psychologie. Les psychologues eux-m êm es ne s’y
sont pas trom pés et dans une citation que ¥ A m e­
rican Psychological Association a bien voulu adresser
à l ’ auteur de ces lignes on trou ve ce passage signi­
fic a tif : « Il a abordé des questions jusque-là exclu­
IN T R O D U C T IO N 7

sivem ent philosophiques d ’une manière résolum ent


em pirique et a constitué l ’ épistém ologie com m e une
science séparée de la philosophie mais reliée à toutes
les sciences humaines », sans oublier naturellem ent
la biologie. A utrem ent dit, la grande société am é­
ricaine a bien vou lu adm ettre que nos travau x
com portaient une dim ension psychologique, mais
à titre de byproduct com m e le précise encore la
citation , et en reconnaissant que l’intention en
était essentiellement épistém ologique.
Quant à la nécessité de rem onter à la genèse,
com m e l ’indique le term e m êm e d ’ « épistém ologie
génétique », il convient de dissiper dès le départ un
m alentendu possible et qui serait d ’une certaine
gravité s’il revenait à opposer la genèse aux autres
phases de la con stru ction continue des connais­
sances. La grande leçon que com porte l’ étude de la
ou des genèses est au contraire de m ontrer q u ’il
n ’ existe jam ais de com m encem ents absolus. E n
d ’ autres termes il faut dire soit que to u t est genèse,
y com pris la construction d ’une théorie nouvelle dans
l ’état le plus actuel des sciences, soit que la genèse
recule indéfinim ent, car les phases psychogéné-
tiques les plus élémentaires sont elles-mêmes pré­
cédées par des phases en quelque sorte organo-
génétiques, etc. A ffirm er la nécessité de rem onter
à la genèse ne signifie don c nullem ent accorder un
privilège à telle ou telle phase considérée com m e
prem ière, absolum ent parlant : c ’ est par contre
rappeler l’ existence d ’une construction indéfinie
et surtout insister sur le fait que, pou r en com pren­
dre les raisons et le m écanism e, il faut en connaître
toutes les phases ou du m oins le maximum possible.
Si nous avons été conduits à insister davantage sur
les débuts de la connaissance, dans les domaines de
la psych ologie de l ’enfant et de la biologie, ce n ’est
s U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

don c pas parce que nous leur attribuons une signi­


fication quasi exclusive : c ’ est sim plem ent parce
qu ’il s’agit de perspectives en général presque
entièrement négligées par les épistém ologistes.
Toutes les autres sources scientifiques d ’in for­
m ation dem eurent don c nécessaires et le second
caractère de l’ épistém ologie génétique sur lequel
nous voudrions insister est sa nature résolum ent
interdisciplinaire. E xprim é sous sa form e générale,
le problèm e spécifique de l’ épistém ologie géné­
tique est, en effet, celui de l ’ accroissem ent des
connaissances, d on c du passage d ’une connaissance
moins bonne ou plus pauvre à un savoir plus riche
(en com préhension et en extension). Or, com m e
toute science est en devenir et ne considère jam ais
son état com m e défin itif (à l ’ exception de certaines
illusions historiques com m e celles de l’ aristoté­
lisme des adversaires de Galilée ou de la physique
newtonienne chez quelques continuateurs), ce p ro­
blèm e génétique au sens large englobe aussi celui
du progrès de tou te connaissance scientifique et
com porte deux dimensions : l’une relevant des
questions de fait (état des connaissances à un niveau
déterminé et passage d ’un niveau au suivant),
l’autre des questions de validité (évaluation des
connaissances en termes d ’ am élioration o u de régres­
sion, structure form elle des connaissances). Il est
donc évident que n ’im porte quelle recherche en
épistém ologie génétique, q u ’il s’agisse du dévelop­
pem ent de tel secteur de connaissance chez l ’ enfant
(nom bre, vitesse, causalité physique, etc.) ou de
telle transform ation dans l ’une des branches co r­
respondantes de la pensée scientifique, suppose la
collaboration de spécialistes de l’ épistém ologie de
la science considérée, de psychologues, d’ historiens
des sciences, de logiciens et m athém aticiens, de
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cybernétieiens, de linguistes, etc. Telle a été cons­


tam m ent la m éthode de notre Centre international
d ’ Epis t ém ologie génétique à Genève, dont tou te
l’ activité a don c constam m ent consisté en un tra­
vail d ’ équipe. L ’ ouvrage qui suit est don c, sur bien
des points, collectif î
Le bu t de ce petit livre n ’est cependant pas de
retracer l ’histoire de ce Centre n i m êm e de résumer
dans le détail les « Etudes d ’ E pistém ologie géné­
tique » q u ’il a fait paraître (1). On trouvera en ces
« Etudes )> les travau x accom plis, ainsi que le récit
des discussions qui on t eu lieu lors de chaque
Sym posium annuel, et qui on t porté sur les recher­
ches en cours. Ce que nous nous proposons ici est
simplement de dégager les tendances générales de
l’ épistém ologie génétique et d ’exposer les prin­
cipaux faits qui les justifient. Le plan en est don c
fort simple : analyse des données psychogénétiques,
puis de leurs préalables biologiques et enfin retour
aux problèm es épistém ologiques classiques. Il co n ­
vient néanmoins de com m enter ce plan, car les
deux premiers de ces trois chapitres pourraient
paraître inutiles.
P ou r ce qui est en particulier de la psyehogenèse
des connaissances (chap. I er), nous l ’ avons souvent
décrite à l’usage des psychologues. Mais les épisté-
m ologistes ne lisent que peu les travau x psyeho-
logiques et cela se con çoit lorsque ceu x-ci ne sont
pas explicitem ent destinés à répondre à leurs
préoccupations. N ous avons don c cherché à centrer
notre exposé sur les seuls faits com portan t une
signification épistém ologique, et en insistant sur
cette dernière : il s’ agit par conséquent d ’une ten-

(1) On les citera sous le titre général « Etudes » avec le numéro


du volume en référence. Voir la Bibliographie p. 125.
10 V É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

tative en partie nouvelle, d ’ autant plus q u ’ elle


tient com pte d ’un grand nom bre de recherches non
encore publiées sur la causalité. Quant aux racines
biologiques de la connaissance (ehap. I I ), nous
n ’ avons guère m odifié notre p oin t de vu e depuis
la parution de B iologie et connaissance (Gallim ard,
1967), mais com m e nous avons pu rem placer ces
430 pages par m oins d’une vingtaine, on nous
pardonnera ce nouveau recours aux sources orga­
niques, qui était indispensable pou r ju stifier l ’ inter­
prétation proposée par l’ épistém ologie génétique des
relations entre le sujet et les objets.
En un m ot on trouvera dans ces pages l’exposé
d ’une épistém ologie qui est naturaliste sans être
positiviste, qui m et en évidence l ’ activité du sujet
sans être idéaliste, qui s’ appuie de m êm e sur l ’o b je t
tou t en le considérant com m e une lim ite (don c
existant indépendam m ent de nous, mais jam ais
com plètem ent atteint) et qui surtout v o it en la
connaissance une construction continuelle : c ’est
ce dernier aspect de l’ épistém ologie génétique qui
soulève le plus de problèm es et ce sont ceu x-ci
qu’il s’ agissait d’ essayer de bien poser et de suf­
fisam m ent discuter.
Ch a p it r e P r e m ie r

L A FO RM ATION D E S CONNAISSANCES
(PSY C H O G E N È SE )

L ’ avantage que présente une étude du dévelop­


pem ent des connaissances rem ontant ju sq u ’ à leurs
racines (mais pou r le m om ent sans références aux
préalables biologiques) est de fournir une réponse
à la question m al résolue de la direction des dé-
marches cognitives initiales. A se lim iter aux posi-
tions classiques du problèm e, on ne peut, en effet,
que se dem ander si tou te inform ation cogn itive
émane des ob jets et vient du dehors renseigner le
sujet, com m e le supposait l’ empirisme traditionnel,
ou si au contraire le sujet est dès le départ m uni
de structures endogènes qu ’ il im poserait au x ob jets,
selon les diverses variétés d ’ apriorism e ou d ’in ­
néisme. Mais, m êm e à m ultiplier les nuances entre
les positions extrêm es (et l’bistoire des idées a
m ontré le nom bre de ces com binaisons possibles),
le postulat com m u n des épistém ologies connues
est de supposer qu ’ il existe à tous les n iveau x un
sujet connaissant ses pouvoirs à des degrés divers
(m êm e s’ils se réduisent à la seule perception des
ob jets), des ob jets existant com m e tels aux yeux
du sujet (m êm e s’ils se réduisent à des « phéno­
mènes »), et surtout des instrum ents d ’échange ou
de conquête (perceptions ou concepts) déterminant
12 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

le trajet qui conduit du sujet aux objets ou l ’inverse.


Or, les premières leçons de l ’analyse psyclio-
génétique sem blent contredire ces présuppositions.
D ’une part la connaissance ne procède en ses sources
ni d ’un sujet conscient de lui-m êm e ni d ’objets
déjà constitués (du poin t de vue du sujet) qui
s’im poseraient à lui : elle résulterait d’interactions
se produisant à m i-chem in entre deu x et relevant
donc des deux à la fois, mais en raison d ’une in dif­
férenciation com plète et non pas d ’échanges entre
form es distinctes. D ’ autre part et par conséquent,
s’ il n ’ existe au début n i sujet, au sens épistém ique
du term e, ni ob jets conçus com m e tels, n i surtout
d ’instrum ents invariants d ’ échange, le problèm e
initial de la connaissance sera don c de construire
de tels médiateurs : partant de la zone de con tact
entre le corps propre et les choses ils s’ engageront
alors toujours plus avant dans les deu x directions
com plém entaires de l’ extérieur et de l ’intérieur et
c ’ est de cette double construction progressive que
dépend l ’élaboration solidaire du sujet et des
objets.
E n effet, l’instrum ent d ’ échange initial n ’ est
pas la perception, com m e les rationalistes l’ ont
trop facilem ent concédé à l ’empirisme, mais bien
l’ action elle-m ême en sa plasticité beaucoup plus
grande. Certes, les perceptions jou en t un rôle
essentiel, mais elles dépendent en partie de l ’ action
en son ensemble et certains mécanismes perceptifs
que l’on aurait pu croire innés ou très prim itifs
(com m e V « effet tunnel » de M ichotte) ne se con sti­
tuent qu ’ à un certain niveau de la construction des
objets. D e façon générale, tou te perception aboutit
à conférer aux éléments perçus des significations
relatives à l’ action (J. Bruner parle, à cet égard,
d ’ « identifications », v o ir « Etudes », v ol. V I,
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 13

chap. I er) et c ’ est don c de l ’action q u ’il con vien t de


partir. N ous distinguerons à cet égard deux p é ­
riodes successives : celle des actions sensori-m otrices
antérieures à tou t langage o u à tou te conceptuali­
sation représentative, et celle des actions com plétées
par ces nouvelles propriétés et à propos desquelles se
pose alors le problèm e de la prise de conscience des
résultats, intentions et mécanismes de l’ acte, autre­
ment dit de sa tradu ction en termes de pensée
conceptualisée.

I. — ■ Les niveaux sensori-m oteurs


Pour ce qui est des actions sensori-m otrices,
J. M. Baldw in a m ontré il y a longtem ps déjà que le
nourrisson ne m anifestait aucun indice d ’une
conscience de son m oi, n i d ’une frontière stable
entre données du m onde intérieur et de l ’univers
externe, cet <c adualisme » durant ju sq u ’ au m om ent
où la construction de ce m oi devient possible en
correspondance et en opposition avec celui des
autres. N ous avons de notre côté fait apercevoir que
l’univers p rim itif ne com portait pas d ’ objets per­
manents ju sq u ’ à une époque coïncidant avec cet
intérêt pou r la personne des autres, les premiers
objets doués de perm anence étant précisém ent
constitués par ces personnages (résultats vérifiés
en détail par T b . Gouin-D écarie, en un contrôle
sur la perm anence des objets matériels et sur son
synchronism e avec les « relations objectales » en
ce sens freudien de l’intérêt p ou r autrui). E n une
structure de réalité ne com portan t ni sujets ni
objets, il v a de soi que le seul lien possible entre ce
qui deviendra plus tard un sujet et des objets est
constitué par les actions, mais par des actions d ’un
typ e particulier dont la signification épistém olo­
14 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

gique paraît instructive. E n effet, tant sur le terrain


de l ’ espace que des divers claviers perceptifs en
construction, le nourrisson rapporte to u t à son corps
com m e s’il était le centre du m onde, mais un centre
qui s’ignore. En d ’ autres term es, l’ action prim itive
tém oigne tou t à la fois d’une indifférenciation
com plète entre le su b jectif et l ’ o b je c tif et d ’une
centration fondam entale quoique radicalem ent in­
consciente parce que liée à cette indifférenciation.
Mais quel peut être le lien entre ces deux carac­
tères ? S’il y a indifférenciation entre le sujet et
l’ ob jet au p oin t que le prem ier ne se connaît même
pas com m e source de ses actions, pou rqu oi celles-ci
sont-elles centrées sur le corps propre alors que
l’ attention est fix ée sur l’ extérieur ? Le term e d ’ égo­
centrisme radical don t nous nous étions servis pou r
désigner cette centration a pu sem bler au contraire
(malgré nos précautions) évoquer un m oi conscient
(et c ’est encore davantage le cas du « narcissisme »
freudien, alors q u ’il s’ agit d ’un narcissisme sans
Narcisse). En fait, l’indifférenciation et la centration
des actions prim itives tiennent toutes deux à un
troisièm e caractère qui leur est général : elles ne
sont pas encore coordonnées entre elles, et consti­
tuent chacune un petit tou t isolable reliant directe­
m ent le corps propre à l’ o b je t (sucer, regarder,
saisir, etc.). Il s’ensuit alors un m anque de diffé­
renciation, car le sujet ne s’ affirmera dans la suite
qu ’ en coordonnant librem ent ses actions et l’ o b je t
ne se constituera qu ’ en se soum ettant ou en résis­
tant aux coordinations des m ouvem ents ou des
positions en un systèm e cohérent. D ’ autre part,
chaque action form ant encore un to u t isolable, leur
seule référence com m une et constante ne peut être
que le corps propre, d ’ où une centration autom a­
tique sur lui, quoique non voulue ni consciente.
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 15

P ou r vérifier cette connexion entre l’ in coord i­


n ation des actions, l ’indifférenciation du sujet et
des ob jets et la centration sur le corps propre, il
su ffit de rappeler ce qui se passe entre cet état
initial et le niveau de 18-24 m ois, début de la fo n c­
tion sém iotique et de l ’intelligence représentative :
en cet intervalle d ’un à deu x ans s’ accom plit, en
effet, mais encore seulement au plan des actes
matériels, une sorte de révolu tion copernicienne
consistant à décentrer les actions par rapport au
corps propre, à considérer celui-ci com m e un o b je t
parm i les autres en un espace qui les contient tous
et à relier les actions des ob jets sous l’effet des
coordinations d ’un sujet qui com m ence à se co n ­
naître en tan t que source ou m êm e m aître de ses
m ouvem ents. E n effet (et c ’ est cette troisièm e n ou ­
veau té qui entraîne les deu x autres), on assiste
d ’ abord aux n iveaux successifs de la période sensori-
m otrice à une coordin ation graduelle des actions :
au lieu de continuer à form er chacune un petit
to u t referm é sur lui-m êm e, elles parviennent plus
ou moins rapidem ent, par le je u fondam ental des
assimilations réciproques, à se coordon n er entre
elles ju s q u ’ à constituer cette con n exion entre
m oyens et buts q u i caractérise les actes d ’intel­
ligence proprem ent dite. C’ est alors que se constitue
le sujet en tant que source d ’ actions et d on c de
connaissances, puisque la coordin ation de deu x de
ces actions suppose une initiative qui dépasse
l’interdépendance im m édiate don t se contentaient
les conduites prim itives entre une chose extérieure
et le corps propre. Mais coordon n er des actions
revient à déplacer des objets et, dans la mesure où
ces déplacem ents sont soumis à des coordinations,
le « groupe des déplacem ents » qui s’élabore p ro­
gressivem ent de ce fait perm et en second lieu d ’ as­
16 L 'É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

signer aux objets des positions successives elles-


mêmes déterminées. L ’o b je t acquiert par conséquent
une certaine perm anence spatio-tem porelle, d ’où
la spatialisation et l’ ob jectiv a tion des relations cau­
sales elles-mêmes. Une telle différenciation du sujet
et des objets entraînant la su b st an i ifi c at i o n p ro­
gressive de ceu x-ci explique en définitive ce ren­
versem ent total des perspectives qui conduit le
sujet à considérer son corps propre com m e un ob jet
au sein des autres, en un univers spatio-
et causal dont il devient une partie intégrante dans
la mesure où il apprend à agir efficacem ent sur lui.
En un m ot la coordination des actions du sujet,
inséparable des coordinations spatio-tem porelles et
causales qu ’il attribue au réel, est à la fois source
des différenciations entre ce sujet et les ob jets,
et de cette décentration au plan des actes matériels
qui va rendre possible avec le concours de la fo n c­
tion sém iotique l ’ avènem ent de la représentation
ou de la pensée. Mais cette coordination elle-m ême
soulève, quoique encore lim itée à ce plan de l’ action,
un problèm e épistém ologique et l ’ assimilation réci-
proque invoquée à cet effet est un prem ier exem ple
de ces nouveautés, à la fois non prédéterm inées et
devenant cependant « nécessaires », qui caracté­
risent le développem ent des connaissances. Il im ­
porte donc d ’y insister quelque peu dès le départ.
La notion centrale propre à la psychologie d ’ins­
piration empiriste est celle d ’ association qui, mise
en valeur par H um e déjà, dem eure très résistante
dans les m ilieux dits behavioristes ou rêflexolo-
giques. Mais ce con cept d ’ association ne se réfère
qu ’ à un lien extérieur entre les éléments associés,
tandis que l’idée d’ assimilation (« Etudes », v o l. V ,
chap. I II) im plique celle de l ’intégration des
données à une structure antérieure ou m êm e la
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 17

constitution d ’une nouvelle structure sous la form e


élémentaire d ’ un schèm e. P our ce qui est des actions
prim itives, non coordonnées entre elles, deux cas
sont possibles. Dans le prem ier la structure pré­
existe en tant q u ’ héréditaire (par exem ple les
réflexes de succion) et l’ assimilation ne consiste
qu ’ à lui incorporer de n ou veau x objets non prévus
dans la program m ation organique. Dans le second
cas, la situation est im prévue : par exem ple le
nourrisson cherche à saisir un o b je t suspendu, mais,
au cours d ’un essai infructueux, se borne à le
toucher et il s’ ensuit un balancem ent qui l’intéresse
à titre de spectacle inconnu. Il s’ essayera alors à
retrouver celui-ci, d ’ où ce que l’ on peu t appeler
une assimilation reproductrice (refaire le m êm e
geste) et la form ation d ’un début de schèm e. E n
présence d ’un autre o b je t suspendu il l’ assimilera
à ce même schèm e, d’ où une assimilation récogn i­
tive et, lorsqu ’il répète l’ action en cette nouvelle
situation, une assimilation généralisatrice, ces trois
aspects de répétition, récognition et généralisation
pouvant se suivre de près. Cela admis, la coord i­
nation des actions par assimilation réciproque don t
il s’ agissait de rendre com pte représente à la fois
une nouveauté par rapport à ce qui précède et une
extension du m êm e m écanism e. On peut y recon ­
naître deu x étapes, dont la première est surtout
une extension : elle consiste à assimiler un m êm e
objet à deux schèmes à la fois, ce qui est un début
d ’ assimilation réciproque. Par exem ple, si l’ o b je t
balancé ou secoué produit un son, il peut devenir
tour à tou r ou sim ultaném ent une chose à regarder
ou une chose à écouter, d ’ où une assimilation réci­
proque conduisant entre autres à agiter n ’im porte
quel jo u e t pou r se rendre com pte des bruits qu ’ il
peut ém ettre. E n un tel cas le b u t et les m oyens
18 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

dem eurent relativem ent indifférenciés, mais, en


une seconde étape où prim e la nouveauté, l’ enfant
s’ assignera un b u t avant de p ou v oir l’ atteindre et
utilisera différents schèmes d ’ assim ilation à titre
de m oyens pou r y parvenir : ébranler par des
secousses, etc., la toiture du berceau pou r faire
balancer des jou ets sonores q u ’ on vien t d’ y sus­
pendre et qui dem eurent inaccessibles à la m ain, etc.
Si modestes que soient ces débuts, on y peut
v oir à l’ œ uvre un processus qui se développera
de plus en plus dans la suite : la construction de
com binaisons nouvelles par une con jon ction d ’ ab­
stractions tirées soit des objets eux-m êm es, soit,
et ceci est essentiel, des schèmes de l ’ action s’exer­
çant sur eux. C’ est ainsi que de reconnaître en un
o b je t suspendu une chose à balancer com porte
avant to u t une abstraction à partir des objets.
E n revanche, coordonner des m oyens et des buts
en respectant l’ ordre de succession des m ouvem ents
à accom plir constitue une nouveauté par rapport
aux actes globaux au sein desquels m oyens et
fins dem eurent indifférenciés, mais cette nouveauté
est naturellem ent acquise à partir de tels actes
par un processus consistant à tirer d ’ eux les rela-
tions d ’ ordre, d ’em boîtem ent, etc., nécessaires à
cette coordination. E n un tel cas l’ abstraction n ’est
plus du même ty p e et s’ oriente dans la direction de
ce que nous appellerons dans la suite l ’ abstraction
réfléchissante.
On v o it ainsi que dès le niveau sensori-m oteur
la différenciation naissante du sujet et de l’ o b je t
se m arque à la fois par la form ation de coordin a­
tions et par la distinction entre deux espèces parm i
elles : d ’une part, celles qui relient entre elles les
actions du sujet et, d ’ autre part, celles qui con cer­
nent les actions des objets les uns sur les autres.
LA F O R M A T I O N D E S C O N N A IS S A N C E S 19

Les premières consistent à réunir ou dissocier cer­


taines actions du sujet ou leurs schèmes, à les
em boîter ou les ordonner, à les m ettre en corres­
pon dan ce, etc., autrem ent dit elles constituent les
premières form es de ces coordinations générales
qui sont à la base des structures logico-m ath ém a-
tiques don t le développem ent ultérieur sera si
considérable. Les secondes reviennent à conférer
aux objets une organisation spatio-tem porelle,
ciném atique o u dynam ique analogue à celle des
actions, et leur ensem ble est au p oin t de départ
de ces structures causales, don t les m anifestations
sensori-m otrices sont déjà évidentes et dont l ’ é v o ­
lution subséquente est aussi im portante que celle
des premiers types. Quant au x actions particu ­
lières du sujet sur les objets, par opposition aux
coordinations générales don t il v ien t d’ être question,
elles participent de la causalité dans la mesure où
elles m odifient m atériellem ent ces objets ou leurs
arrangements (exem ple les conduites instrum en­
tales) et du schém atism e prélogique dans la mesure
où elles dépendent des coordinations générales de
caractère form el (ordre, etc.). Dès avant la form a­
tion du langage, dont certaines écoles, com m e le
positivism e logique, on t surestimé l ’ im portance
quant à la structuration des connaissances, on
v o it d on c que celles-ci se constituent au plan de
l’ action elle-m êm e avec leurs bipolarités logico-
m athém atique et physique, sitôt que, grâce aux
coordinations naissantes entre les actions, le sujet
et les objets com m encent à se différencier en a ffi­
nant leurs instrum ents d ’échange. Mais ceux-ci
dem eurent encore de nature m atérielle, puisque
constitués par les actions, et une longue évolution
reste nécessaire ju sq u ’ à leur intériorisation en
opérations.
20 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

IX. — Le prem ier niveau


de la pensée préopératoire
Des actions élémentaires initiales, n on co o r­
données entre elles et ne suffisant alors pas à
assurer une différenciation stable entre le sujet et
les objets aux coordinations avec différenciations,
un grand progrès s’est ainsi a ccom pli qui suffit
à assurer l’existence de premiers instrum ents d ’in ­
teraction cognitive. Mais ceu x -ci ne sont encore
situés que sur un seul et m êm e plan : celui de
l’ action effective et actuelle, c ’ est-à-dire non réfléchie
en un systèm e conceptualisé. Les schèmes de l ’intel­
ligence sensori-m otrice ne sont, en effet, pas encore
des concepts, puisqu’ ils ne peu ven t pas être m ani­
pulés par une pensée et q u ’ils n ’ entrent en je u
q u ’ au m om ent de leur utilisation pratique et m até­
rielle, sans aucune connaissance de leur existence
en tant que schèmes, fau te d ’ appareils sém iotiques
pou r les désigner et perm ettre leur prise de cons­
cience. A v e c le langage, le je u sym bolique, l ’im age
mentale, etc., la situation change, en revanche, de
façon rem arquable : aux actions simples assurant
les interdépendances directes entre le sujet et les
objets se superpose en certains cas un nouveau ty p e
d ’actions, qui est intériorisé et plus précisém ent
conceptualisé : par exem ple, en plus du pou voir
de se déplacer de A en Ê , le sujet acquiert celui
de se représenter ce m ouvem ent A JB et d ’ évoquer
par la pensée d ’autres déplacem ents.
Mais on aperçoit d ’em blée les difficultés d ’une
telle intériorisation des actions. E n prem ier lieu la
prise de conscience de l’ action n’ est jam ais que
partielle : le sujet se représentera plus ou moins
facilem ent le trajet lui-m êm e A B ainsi que, très
en gros, les m ouvem ents exécutés, mais le détail
L A F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 21

lui échappe et même à l’ âge adulte ou serait fort


empêché de traduire en notions et de visualiser
avec quelque précision les flexions et extensions
des membres au cours de cette m arche. La prise de
conscience procède d on c par ch oix et schém atisation
représentative, ce qui im plique déjà une con ceptu a­
lisation. En second lieu, la coordination des m ou ­
vements A B , 73C, C D , etc., peut atteindre, au
niveau sensori-m oteur, la structure d ’ un groupe de
déplacements dans la mesure où le passage de chaque
trajet partiel au suivant est guidé par la récognition
d’indices perceptifs dont la succession assure les
liaisons ; tandis que, à vou loir se représenter con cep­
tuellement un tel systèm e, il s’ agira de traduire le
successif en une représentation d ’ ensemble à élé­
ments quasi simultanés. T ant les schém atisations
de la prise de conscience que cette condensation
des actions successives en une totalité représenta­
tive embrassant en un seul acte les successions
temporelles conduisent alors à poser le problèm e
des coordinations en des termes n ou veau x, tels que
les schèmes immanents aux actions soient trans­
formés en concepts m obiles susceptibles de dépasser
celles-ci en les représentant.
En effet, il serait beaucoup trop simple d ’ adm ettre
que l’ intériorisation des actions en représentations
ou pensée ne consiste qu ’ à en retracer le cours ou à
se les im aginer par le m oyen de sym boles ou de
signes (images mentales ou langage) sans les m od i­
fier ou les enrichir pou r autant. En réalité cette
intériorisation est une conceptualisation avec tou t
ce que cela com porte de transform ation des schèmes
en notions proprem ent dites, si rudimentaires
soient-elles (nous ne parlerons m êm e à cet égard
que de « préconcepts »). Or, le schème ne consti­
tuant pas un ob jet de pensée mais se réduisant à
22 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

la structure interne des actions, tandis que le


con cept est m anipulé par la représentation et le
langage, il s’ ensuit que l’intériorisation des actions
suppose leur reconstruction sur un palier supérieur
et par conséquent l ’élaboration d ’une série de
nouveautés irréductibles aux instrum ents du palier
inférieur. I l suffit, pou r s’ en convaincre, de consta­
ter que ce qui est acquis au niveau de l’intelligence
ou de l’ action sensori-m otrice ne donne nullem ent
d ’em blée lieu à une représentation adéquate au
plan de la pensée ; par exem ple de jeunes sujets de
4-5 ans examinés avec A . Szeminska savaient
parfaitem ent suivre seuls le chem in les conduisant
de leur maison à leur école ou l ’inverse, mais sans
être capables de le représenter au m oyen d ’un m até­
riel figurant les principaux repères cités (bâti­
m ents, etc.). D e façon générale nos travau x sur les
images mentales avec B . Inhelder (L 'im a g e men­
tale chez Venfant) ont m ontré com bien elles restaient
assujetties au niveau des concepts correspondants
au lieu de figurer librem ent ce qui peu t être perçu
de façon im m édiate en fait de transform ations ou
même de simples m ouvem ents.
La raison essentielle de ce décalage entre les
actions sensori-m otrice s et l’ action intériorisée ou
conceptualisée est que les premières constituent,
m êm e au niveau où il y a coordination entre plu ­
sieurs schèmes, une suite de médiateurs successifs
entre le sujet et les objets mais dont chacun demeure
purem ent actuel ; elle s’ accom pagne déjà, il est
vrai, d ’une différenciation entre ce sujet et ces
objets, mais ni celui-là ni ceu x-ci ne sont pensés
en tant que revêtus d ’ autres caractères que ceu x
du m om ent présent. A u niveau de l’ action con cep­
tualisée, au contraire, le sujet de l ’action (q u ’il
s’ agisse du m oi ou d ’un o b je t quelconque) est
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS SA N CES 23

pensé avec ses caractères durables (prédicats ou


relations), les objets de l ’ action égalem ent et Faction
elle-m êm e est conceptualisée en tant que trans­
form ation particulière parm i bien d ’ autres repré­
sentables entre les termes donnés ou entre des
termes analogues. Elle est d on c, grâce à la pensée,
située dans un con texte spatio-tem porel bien plus
large, ce qui lui confère un statut nouveau com m e
instrum ent d ’ échange entre le sujet et les objets :
en effet, au fur et à mesure du progrès des représen­
tations, les distances augm entent entre elles et leur
ob je t, dans le tem ps com m e dans l ’ espace, c ’ est-à-
dire que la série des actions matérielles successives,
mais chacune m om entanée, est com plétée par des
ensembles représentatifs susceptibles d ’ évoqu er en
un to u t quasi simultané des actions ou des événe­
ments passés ou futurs aussi bien que présents et
spatialem ent éloignés aussi bien que proches.
Il en résulte, d ’une part, que dès les débuts de
cette période de la connaissance représentative
préopératoire, des progrès considérables se m arquent
dans la double direction des coordinations internes
du sujet, don c des futures structures opératoires ou
logico-m athém atiques, et des coordinations externes
entre ob jets, don c de la causalité au sens large
avec ses structurations spatiales et ciném atiques.
E n prem ier lieu, en effet, le sujet devient rapide­
m ent capable d ’inférences élémentaires, de clas­
sifications à configurations spatiales, de corres­
pondances, etc. E n second lieu, dès l’ apparition
précoce des « pou rqu oi » on assiste à un début d ’ex ­
plications causales. Il y a don c là un ensemble de
nouveautés essentielles par rapport à la période
sensori-m otrice et l’ on ne saurait en rendre respon­
sables les seules transmissions verbales, car les
sourds-m uets, quoique en retard sur les norm aux
24 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

faute d ’incitations collectives suffisantes, n ’en


présentent pas m oins des structurations cognitives
analogues à celles des norm aux : c ’ est don c à la
fon ction sém iotique en général, issue des progrès
de l ’im itation (la conduite sensori-m otrice la plus
proche de la représentation, mais en actes), et
non pas au langage seul qu ’ il faut attribuer ce
tournant fondam ental dans l’ élaboration des ins­
trum ents de connaissance. A utrem ent dit, le pas­
sage des conduites sensori-m otrice s aux actions
conceptualisées n ’ est pas dû seulement à la vie
sociale, mais aussi aux progrès de l’intelligence
préverbale en son ensemble et à l ’intériorisation de
l’im itation en représentations. Sans ces facteurs
préalables en partie endogènes, n i l’ acquisition du
langage n i les transmissions et interactions sociales
ne seraient possibles puisqu’ ils en constituent l’une
des conditions nécessaires.
Mais, d ’ autre part, il im porte d ’insister to u t au­
tant sur les lim ites de ces innovations naissantes
car leurs aspects négatifs sont à certains égards
aussi instructifs au p oin t de vue épistém ologique
que les positifs, en nous m ontrant les difficultés
bien plus durables qu ’ il ne semble de dissocier les
objets du sujet ou d ’ élaborer des opérations log ico-
mathém atiques indépendantes de la causalité et
susceptibles de fécon der les explications causales
en conséquence de cette différenciation même.
Pourquoi, en effet, la période de 2-3 à 7-8 ans
demeure-t-elle préopératoire et pourquoi, avant une
sous-période de 5-6 ans où le sujet parvient à une
sem i-logique (au sens propre que nous analyserons
tou t à l’heure), faut-il m êm e parler d ’une première
sous-période où les premières « fonctions con sti­
tuantes » ne sont pas encore élaborées ? C’ est que
le passage de l’ action à la pensée ou du schème
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 25

sensori-m oteur au con cept ne s’ accom plit pas sous


la form e d ’une révolution brusque mais au contraire
d’une différenciation lente et laborieuse, qui tient
aux transform ations de l’ assimilation.
L ’ assimilation propre aux concepts en leur état
d’ acbèvem ent porte essentiellement sur les objets
subsumés par eux et sur leurs caractères. Sans
encore parler de la réversibilité ni de la transitivité
opératoires, elle reviendra par exem ple à réunir
tous les A dans une m êm e classe parce q u ’ils sont
assimilables par leur caractère a ; ou à affirm er que
tous les A sont en outre des B parce q u ’ en plus de
ce caractère a ils possèdent tous le caractère b ; par
contre tous les B ne sont pas des A 9 mais seulement
quelques-uns parce qu ’ils ne présentent pas tous le
caractère a ; etc. A insi cette assimilation des objets
entre eux qui constitue le fondem ent d ’une classi­
fication entraîne une prem ière propriété fondam en­
tale du con cept : le réglage du « tous » et du « quel­
ques ». D ’ autre part, dans la mesure où un carac­
tère x est susceptible de plus et de m oins (ou m êm e
s’il n ’ exprim e q u ’une copropriété et déterm ine la
coappartenance à une m êm e classe), l ’ assimilation
inhérente à la com paraison des objets lui attribuera
une nature relative et le propre de cette assimilation
conceptuelle est également de constituer de telles
relations en dépassant les fa u x absolus inhérents
aux attributions purem ent prédicatives. Par contre,
l’ assimilation propre aux schèmes sensori-moteurs
com porte deux différences essentielles avec ce qui
précède. La première est que, faute de pensée ou
représentation, le sujet ne connaît rien de 1’ « exten-
sion » de tels schèmes, ne pou van t pas évoquer les
situations non perçues actuellem ent et ne jugeant
des sitiiations présentes qu ’ en « com préhension »,
c ’est-à-dire par analogie directe avec les propriétés
26 V É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

des situations antérieures. E n second lieu cette


analogie ne revient pas non plus à évoquer celles-ci*
mais seulement à reconnaître perceptivem ent cer­
tains caractères qui déclenchent alors les mêmes
actions que ces situations antérieures. E n d ’autres
termes* l’ assimilation par schèmes tient certes
com pte des propriétés des ob jets, mais exclusive­
m ent au m om ent où ils sont perçus et de façon
indissociée par rapport aux actions du sujet au­
quel ils correspondent (sauf en certaines situations
causales où les actions prévues sont celles des objets
eux-m êm es par une sorte d ’ attribution d’ actions
analogues à celles du sujet). La grande distinction
épistém ologique entre les deu x form es d ’ assimila­
tions par schèmes sensori-m oteurs et par concepts
est don c que la première différencie encore m al les
caractères de l’ o b jet de ceu x des actions du sujet
relatives à ces ob jets, tandis que la seconde porte
sur les seuls objets, mais absents autant que pré­
sents, et du même coup libère le sujet de ses attaches
avec la situation actuelle en lui donnant alors le
p ou voir de classer, sérier, m ettre en correspon­
dance, etc., avec beaucoup plus de m obilité et de
liberté.
Or, l’ enseignement que nous offre le prem ier
sous-stade de la pensée préopératoire (de 2 à 4 ans
environ) est que, d’ une part, les seuls médiateurs
entre le sujet et les objets ne sont encore que des
préconcepts et des prérelations (sans le réglage du
« tous » et du « quelques » pour les premiers ni la
relativité des notions pour les secondes) et que,
d ’ autre part et réciproquem ent, la seule causalité
attribuée aux objets dem eure psychom orphique,
par indifférenciation com plète avec les actions du
sujet.
Pour ce qui est du prem ier poin t on peut, par
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 27

exem ple, présenter aux sujets quelques jeton s


rouges et ronds et quelques jeton s bleus don t les
uns sont ronds et les autres carrés : en ce cas l’ en­
fant répondra facilem ent que tous les ronds sont
rouges, mais il refusera d ’ adm ettre que tous les
carrés sont bleus « pu isqu ’il y a aussi des bleus qui
sont ronds » ; de façon générale il identifie facile­
m ent deux classes de même extension, mais ne
com prend pas encore le rapport de sous-classe à
classe faute d ’ un réglage du « tous » et du « quelque ».
B ien plus, en de nombreuses situations de la vie
courante il aura peine à distinguer en face d ’un
o b je t ou d ’un personnage x s’il s’ agit d ’un m êm e
term e individuel x demeuré identique à lui-m êm e
ou d ’un représentant quelconque x ou x ' de la
m êm e classe X : l’ o b je t demeure ainsi à m i-chem in
de l’individu et de la classe par une sorte de parti­
cipation ou d ’ exem plarité. Par exem ple, une petite
fille Jacqueline, v oy a n t une photographie d ’ elle
plus jeu n e dit que « c ’ est Jacqueline quand elle
était une Lucienne ( = sa sœur cadette) », ou bien
une om bre ou un courant d ’ air produits sur la
table d ’ expérience peuvent être aussi bien « l’ om bre
de dessous les arbres » ou « le ven t » du dehors qu ’un
effet individuel relevant de la m êm e classe. D e m êm e
dans nos recherches sur l’identité (vol. X X I V des
« Etudes »), celle-ci procède, au présent niveau,
par assimilations semi-génériques aux actions pos­
sibles plus q u ’ en se fon dan t sur les caractères des
objets : les perles dispersées d ’un collier défait sont
« le m êm e collier » parce q u ’ on peut le refaire, etc.
Quant aux prérelations on les observe à foison
à ce niveau. P ar exem ple, le sujet A a un frère B ,
mais conteste que ce frère JB ait lui-m êm e un frère
puisqu’ils ne sont « que deu x dans la fam ille ». U n
ob jet A est à gauche de B , mais il ne peut pas être
28 E É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

à droite d ’ autre chose, puisque, s’il est à gauche,


c ’est un attribut absolu incom patible avec tou te
position à droite. Si dans une sériation on a
A <C B < C, le term e B ne peut être que « m oyen »,
car une qualification « plus petit » exclut celle de
« plus grand », etc.
E n un m ot, ces préconcepts et prérelations de­
meurent à m i-chem in du schème d ’ action et du
con cept, faute de dom iner avec assez de recul la
situation im m édiate et présente, com m e ce devrait
être le cas de la représentation par opposition à
l’ action. Cet attachem ent durable à l’ action, avec
ce qu ’ elle com porte de connexions en partie in dif­
férenciées entre le sujet et les ob jets, se retrouve
alors dans la causalité de ce niveau, qui demeure
essentiellement psychom orphique : les objets sont
des sortes d’ êtres vivants doués de n ’im porte quels
pouvoirs calqués sur ceu x de l’ action propre, tels
que de pousser, tirer, attirer, etc., et à distance
com m e par con tact, sans souci de la direction des
forces ou avec une direction exclusive qui est celle
de l ’agent indépendam m ent des points d ’im pact
sur les ob jets passifs.

I I I . — Le second niveau préopératoire


Ce deuxièm e sous-stade (5-6 ans) est m arqué
par un début de décentration perm ettant la décou­
verte de certaines liaisons objectives grâce à ce que
nous appellerons des « fonctions constituantes ».
D e façon générale il est assez frappant de retrouver
entre cette seconde phase de l’ intelligence repré­
sentative préopératoire et la prem ière les mêmes
relations q u ’entre la seconde et la prem ière des
phases de l’intelligence sensori-m otrice décrites
sous I : le passage d ’un égocentrisme assez radical à
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 29

une décentration relative par ob jectiv a tion et spa­


tialisation. La différence est que, au niveau sensori-
m oteur, la centration initiale s’ attache au corps
propre (sans que le sujet en ait conscience), tandis
qu ’ avec la conceptualisation du niveau de 2 à
4 ans il y a (sans d ’ ailleurs que le sujet s’ en doute
non plus) simple assimilation des objets et de leurs
pouvoirs aux caractères subjectifs de l ’ action propre ;
sur ce plan supérieur qui est celui des préconcepts
et des prérelations, une centration initiale et
analogue se reproduit ainsi, pu isqu ’il s’ agit de
reconstruire sur ce nouveau plan ce qui était déjà
acquis au niveau sensori-m oteur. Après qu oi on
retrouve une décentration égalem ent analogue,
mais entre concepts ou actions conceptualisées et
non plus seulement entre m ouvem ents, et due elle
aussi aux coordinations progressives qui, dans le
cas particulier, prendront la form e de fonctions
(« Etudes », v o l. X X I I I ) .
Par exem ple, un enfant de 5-6 ans sait en général
que si l’on pousse avec un crayon une plaquette
rectangulaire en son milieu elle avance « tou t droit » ;
mais que si on la pousse de côté « elle tourne ».
Ou bien en présence d ’ un fil disposé à angle droit
( P), il saura prévoir q u ’ en tirant l ’une de ses extré­
mités l’un de ses segments augm ente et l’ autre
diminue de longueur, etc. A utrem ent dit, en de tels
cas les prérelations deviennent de vraies relations,
et cela sous l’ effet de leurs coordinations puisque
l’une des variables se m odifie sous la dépendance
fonctionnelle de l’ autre.
Cette structure de fon ction , en tant que dépen­
dance entre les variations de deux termes qui sont
des propriétés relationnelles d ’ob jets, est d’ une
grande fécon dité et ce n ’ est pas sans m otifs que les
néo-kantiens cherchaient en elle l’une des caracté-
30 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

ri stiques de la raison. Dans le cas particulier de ce


niveau, nous parlerons de fonctions constituantes
et n on pas encore constituées, car ces dernières,
qui se form eront au stade des opérations concrètes,
com portent une quantification effective, alors que
les premières dem eurent qualitatives ou ordinales.
Mais celles-ci n ’ en présentent pas m oins les carac­
tères fondam entaux de la fon ction , qui sont d ’ être
une application u n ivoqu e « à droite » (c ’ est-à-dire
dans la direction de cette application). Seulement,
si im portante que soit cette structure nouvelle
(en sa nouveauté non contenue d ’ avance dans les
préconcepts et prérelations du niveau précédent
puisque due au x coordinations elles-mêmes) elle
n’ en com porte pas m oins des lim itations essentielles,
qui fon t d ’ elle un term e de passage entre les actions
et les opérations et non poin t encore un instrum ent
de conquête im m édiate de ces dernières.
En effet, la fon ction constituante n ’ est pas réver­
sible com m e telle, mais elle est orientée et faute de
réversibilité elle ne com porte don c pas encore de
conservations nécessaires. Dans l’ exem ple du fil
disposé à angle droit, le sujet sait bien q u ’en tirant
l’un des segments, soit A 9 l ’ autre (B ) dim inue,
mais faute de quantification il ne supposera pas
l ’égalité A A — A B : le segm ent tiré est en général
censé s’ allonger davantage que l’ autre ne se ra c­
courcit ; et surtout le sujet n ’ adm ettra pas la conser­
vation de la longueur totale A ~j~ B . Il n ’y a don c
là qu ’une sem i-logique, faute d ’opérations inverses,
et pas encore une structure opératoire. Or, ce
caractère orienté et non pas intrinsèquem ent réver­
sible de la fon ction constituante présente une signi­
fication épistém ologique intéressante qui est de
m ontrer ses attaches encore durables avec les
schèmes de l ’ action : en effet l’ action à elle seule
LA F O R M A T I O N D E S C O N N A IS S A N C E S 31

(c ’ est-à-dire non prom ue encore au rang d ’ o p é ­


ration) est toujours orientée vers un bu t, d ’ où le
rôle to u t à fait prégnant de la n otion d ’ordre à ce
niveau ; par exem ple un trajet est « plus lon g »
s’ il abou tit « plus loin » (indépendam m ent des points
de départ), etc. En un m ot la fon ction constituante,
en tan t q u ’ orientée, représente la structure semi-
logique la plus apte à traduire les dépendances
révélées par l’ action et ses schèmes, mais sans qu ’ elles
atteignent encore la réversibilité et la conservation
qui caractériseront les opérations.
D ’ autre part, dans la mesure où elle exprim e les
dépendances intérieures à l’ action en tan t que
m édiatrice entre le sujet et les objets, la fon ction
participe, com m e l’ action elle-m êm e, d ’une double
nature, dirigée à la fois vers la logique (pour autant
q u ’elle relève des coordinations générales entre les
actes) et vers la causalité (en tan t q u ’ exprim ant des
dépendances m atérielles). Il nous reste don c à
rappeler les grands traits de la prélogique et de la
causalité propres à ce niveau de 5-6 ans im m édiate­
m ent antérieur à celui des opérations concrètes.
P our ce qui est de la logique, le prem ier progrès
dû aux coordinations entre les actions con ceptu a­
lisées est la différenciation constante de l’individu
et de la classe, ce qui se m arque en particulier à
la nature des classifications. A u niveau précédent,
celles-ci consistent encore en « collections fi gu raies »,
c ’est-à-dire que les ensembles d ’ éléments indivi­
duels sont construits en s’ appuyant, n on pas seule­
m ent sur des ressemblances et différences, mais sur
des convergences de diverses natures (une table
et ce q u ’ on m et dessus, etc.) et surtout avec le
besoin d ’ attribuer à l’ ensem ble une configuration
spatiale (rangées, carrés, etc.) com m e si la collection
n ’existait q u ’ en la qualifiant elle-m ême au m oyen
32 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

de propriétés individuelles faute de dissocier l ’ exten­


sion de la com préhension. Cette dernière indifféren­
ciation v a si loin que, par exem ple, cin q éléments
empruntés à une collection de d ix sont souvent
censés donner m oins que cin q mêmes éléments
tirés d ’une collection de trente ou cinquante. A u
présent niveau, au contraire, les progrès de l’ assi­
m ilation coordinatrice dissocient l ’individu de la
classe et les collections ne sont plus figurales, mais
consistent en petites réunions sans configuration
spatiale. Seulement le réglage du « tous » et du
« quelques » est encore loin d ’ être achevé, car
pou r com prendre que A -< B il faut la réver­
sibilité A = B —- A ' et la conservation du to u t JB
une fois la partie A dissociée de sa com plém en ­
taire A \
Faute de réversibilité et faute de ces instrum ents
même très élémentaires de quan tification , il n ’y
a alors p oin t encore de conservations des ensembles
ou des quantités de m atière, etc. D e très nom breuses
recherches ont repris en plusieurs pays nos expé­
riences à cet égard et ont confirm é l ’ existence de
ces non-conservations propres aux n iveau x pré­
opératoires. E n revanche, l’identité qualitative des
éléments en je u ne fait pas problèm e : par exem ple,
lors d ’un transvasem ent de liquide le sujet recon ­
naîtra que c’ est « la m êm e eau » to u t en pensant que
sa quantité a augm enté ou dim inué puisque le
niveau a changé (évaluation ordinale d ’ après la
seule hauteur). J. Èruner v o it dans cette id en tifi­
cation le point de départ de la conservation et elle
lui est, en effet, nécessaire à titre de condition
préalable. Mais elle ne suffit nullem ent, car l’iden­
tité ne revient qu ’ à dissocier parm i les qualités
observables celles qui dem eurent inchangées et
celles qui sont m odifiées ; la conservation quanti­
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 33

tative suppose au contraire la construction de rela­


tions nouvelles et entre autres la com pensation des
variations de sens différents (hauteur et largeur de
la colonne d ’ eau, etc.), don c la réversibilité opéra­
toire et les instruments de quantification q u ’ elle
entraîne.
Quant aux form es fondam entales de com positions
inférentielles, telles que la transitivité A (K ) C si
A (R ) B et B (R ) C, elles ne sont pas non plus
dominées à ce niveau. Par exem ple, si le sujet v o it
ensemble les deu x baguettes A. <C B, puis le couple
R < C, iI ne conclut pas à A < C s’il ne les perçoit
pas sim ultaném ent. Ou encore si on lui m ontre
trois verres de form es différentes, A contenant un
liquide rouge, C un bleu et B restant vid e, puis si,
derrière un écran, on transvase A en C et récipro­
quem ent par l ’interm édiaire de jB, le sujet v o y a n t
le résultat s’im agine alors que l’on a à la fois versé
A directem ent dans C et C dans A sans passer
par B et s’ essaie m êm e à effectuer ce croisem ent
avant d ’ en constater l ’im possibilité. Ce défaut de
transitivité se retrouve, d ’ autre part, dans le dom aine
de la causalité en ce qui concerne les processus de
transmission m édiate. Dans le cas d ’ une rangée de
billes im m obiles dont la prem ière est frappée par
une autre et dont la dernière part alors seule, les
sujets de ce niveau ne com prennent pas, com m e ce
sera le cas au stade suivant, q u ’une partie de l ’im ­
pulsion a traversé les billes intermédiaires : ils
s’imaginent au contraire une succession de trans­
missions im m édiates com m e si chacune poussait
la suivante par un m ouvem ent, à la manière de
billes séparées dans l ’espace. Quant aux transm is­
sions im m édiates de caractère courant, com m e
dans le cas du ch oc d ’ une boule contre une autre
ou contre une b oîte, etc., la transmission com m e
34 V É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

telle est naturellem ent com prise, mais les directions


suivies par les m obiles passif et a ctif après Fim pact
ne sont que m al prévues et expliquées.

IV . — Le premier niveau
du stade des opérations « concrètes »
L ’ âge de 7-8 ans en m oyenne m arque un tournant
décisif dans la construction des instrum ents de
connaissance : les actions intériorisées ou con cep ­
tualisées don t le sujet devait ju sq u ’ ici se contenter
acquièrent le rang d ’ opérations en tant que trans­
form ations réversibles m odifian t certaines variables
et conservant les autres à titre d ’invariants. Cette
nouveauté fondam entale est due une fois de plus
au progrès des coordinations, le propre des opéra­
tions étant avant to u t de se constituer en systèmes
d ’ ensemble ou « structures », susceptibles de ferm e­
ture et assurant de ce fait la nécessité des co m p o ­
sitions q u ’ elles com porten t, grâce au je u des trans­
form ations directes et inverses.
Le problèm e est alors d ’ expliquer cette nouveauté
qui, to u t en présentant un changem ent qu a lita tif
essentiel, don c une différence de nature avec ce
qui précède, ne peut pas constituer un com m ence­
m ent absolu et doit résulter par ailleurs de trans­
form ations plus ou m oins continues. On n ’ observe,
en effet, jam ais de com m encem ents absolus au
cours du développem ent et ce qui est nouveau p ro­
cède ou de différenciations progressives, ou de
coordinations graduelles, ou des deu x à la fois,
com m e on a pu le constater ju sq u ’ici. Quant aux
différences de nature séparant les conduites d ’un
stade de celles qui précèdent, on ne peut alors les
con cevoir que com m e un passage à la lim ite, dont
il s’ agit en chaque cas d ’interpréter les caractères.
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 35

On en a v u un exem ple dans le passage du successif


au simultané que rend possible la représentation
lors des débuts de la fon ction sém iotique. Dans le
cas de la connaissance des opérations on se trou ve
en présence d ’un processus tem porel analogue,
mais portan t sur la fusion en un seul acte des antici­
pations et des rétroactions, ce qui constitue la
réversibilité opératoire.
D’ exem ple de la sériation est particulièrem ent
clair à cet égard. L orsqu ’il s’ agit d ’ordonner une
dizaine de baguettes peu différentes entre elles
(de manière à nécessiter les com paraisons deux à
deux), les sujets du prem ier niveau préopératoire
procèdent par couples (une petite et une grande, etc.)
ou par trios (une petite, une m oyenne et une
grande, etc.), mais sans p ou v oir ensuite les co o r­
donner en une série unique. Les sujets du second
niveau parviennent à la série correcte, mais par
tâtonnem ents et correction des erreurs. A u présent
niveau, par contre, ils utilisent souvent une m é­
th ode exhaustive consistant à chercher d ’ abord le
plus p etit élément, puis le plus petit de ceu x qui
restent, etc. Or, on v o it que cette m éthode revient
à adm ettre d ’ avance q u ’un élém ent quelconque E
sera à la fois plus grand que les bâtonnets déjà
placés, soit E > D , C, JB, A et plus p etit que ceux
qui ne le sont pas encore soit E <C JF, G, I I v etc.
La nouveauté consiste don c à utiliser les relations
> et <C, n on pas à l’ exclusion l ’une de l ’ autre ou
par alternances non systém atiques au cours des
tâtonnem ents, mais sim ultaném ent. E n effet, jusque-
là le sujet oriente ses m anipulations dans un seul
sens de parcours ( > ou < ) et se trouve embarrassé
dès q u ’on pose des questions relatives à l ’autre
sens possible. D orénavant au contraire, sa construc­
tion m êm e tient com pte des deux sens à la fois
36 U ÊPISTÊM OLOGXE G ÉN ÉTIQ U E

(puisque l ’ élément cherché E est conçu com m e étant


à la fois > D et < F ) et elle passe sans difficulté
de l’un à l’ autre : il est don c légitim e de dire qu ’ en
ce cas l’ anticipation (orientée dans l ’un des sens)
et la rétroaction deviennent solidaires, ce qui assure
la réversibilité du système.
De façon générale (et si ce fait est bien visible
dans le cas de la sériation, on en peut dire tou t
autant dans le cas des classifications) le passage à
la lim ite qui caractérise l ’apparition des opérations,
en opposition avec les régulations simples propres
aux n iveaux antérieurs, est que, au lieu de procéder
par corrections après cou p, c ’ est-à-dire une fois
l’ action déjà exécutée m atériellem ent, les opérations
consistent en une précorrection des erreurs, grâce au
double je u des opérations directes et inverses,
autrem ent dit, com m e on vient de le voir, d ’ anti­
cipations et rétroactions com binées ou plus préci­
sément d ’une anticipation possible des rétroactions
elles-mêmes. A cet égard, l’ opération constitue ce
que l’ on appelle parfois en cybernétique une régu­
lation « parfaite ».
Un autre passage à la lim ite, d ’ ailleurs solidaire
du précédent, est celui que constitue la ferm eture
des systèmes. A v a n t la sériation opératoire le sujet
parvenait à des sériations empiriques obtenues par
tâtonnem ents ; avant les classifications opératoires
avec quantification de l’ inclusion (A <C B) le sujet
parvenait à construire des collections figurales ou
même non figurales ; avant la synthèse du nom bre
il sait déjà com pter ju sq u ’ à certains entiers mais
sans conservation du to u t lors de m odifications
figurales, etc. A cet égard la structure opératoire
finale apparaît bien com m e le résultat d ’un p ro ­
cessus con stru ctif continu, mais la fusion des antici­
pations et des rétroactions, dont il vient d ’ être
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 37

question, entraîne alors une ferm eture du systèm e


sur lui-m êm e, ce qui se traduit par une nouveauté
essentielle : ses liaisons internes deviennent de ce
fait nécessaires et ne consistent plus en relations
construites successivem ent sans con n exion avec les
précédentes. Cette nécessité est bien issue ainsi
d’ un réel passage à la lim ite, car une ferm eture peut
être plus ou m oins com plète et ce n ’est q u ’ au m o ­
ment où elle est entière q u ’elle produ it ce caractère
d ’interdépendances nécessaires. Celles-ci se m ani­
festent alors sous la form e de deux propriétés soli­
daires, dorénavant générales en toutes les structures
opératoires de ce niveau : la transitivité et les
conservations.
Que la transitivité des em boîtem ents ou des
relations (A < C si A ^ B et JB ^ C) soit liée à la
fermeture des systèmes, cela va de soi : tant que la
construction de ces derniers procède par tâ ton ­
nements, à la manière des sériations où des relations
partielles sont d ’ abord établies avant d ’ être co o r­
données en un tou t, la transitivité ne saurait être
prévue en tant que nécessaire et ne devient évi­
dente que par perception simultanée des éléments
A <7 B <C C ; dans la mesure au contraire où il y
a anticipation des deux sens de parcours > et <C,
la transitivité s’im pose en tant que loi du systèm e
et précisém ent parce qu ’ il y a systèm e, c ’est-à-dire
fermeture puisque la position de chaque élém ent
est déterm inée d ’ avance par la m éthode même
utilisée dans la construction.
Pour ce qui est des conservations, qui constituent
le meilleur indice de la form ation des structures
opératoires, elles sont étroitem ent liées tou t à la
fois à la transitivité et à la ferm eture des structures.
A la transitivité cela est clair, car si l’ on a A -= C
parce que A. --- B et B = C, c ’est que quelque
38 L 9É P IS T É M O L O G I E G É N É T IQ U E

caractère se conserve de A à C, et, d’ autre part, si


le sujet adm et com m e nécessaires les conservations
A — B e t B — C il en déduira A = C en vertu des
mêmes arguments. Quant à ces argum ents, que l’ on
retrouve dans la ju stifica tion de toutes les conser­
vations, ils tém oignent tous trois de com positions
propres à une structure referm ée sur elle-m êm e,
c ’ est-à-dire dont les transform ations internes ne
dépassent pas les frontières du systèm e et ne recou ­
rent, pou r être effectuées, à aucun élément exté­
rieur à lui. Lorsque, dans l’ argum ent le plus fré­
quent, le sujet dit sim plem ent q u ’un m êm e en­
semble ou un m êm e o b je t conserve sa quantité en
passant des états A à B , parce q u ’ « on n ’ a rien
ôté ni ajouté », ou sim plem ent « parce que c’ est le
même », il ne s’ agit plus en effet de l’identité quali­
tative propre au niveau précédent, puisque préci­
sément cette dernière n ’ entraînait pas l’ égalité ou
la conservation quantitatives : il s’ agit don c de ce
qu ’ on a appelé en langage de « groupes » 1’ « op é­
ration identique » ± 0 et cette opération n ?a de sens
q u ’ à l’ intérieur d ’ un systèm e. Lorsque (second
argum ent) le sujet dit q u ’il y a conservation de A
à B pu isqu ’ on peu t ram ener l’ état B à l ’ état A
(réversibilité par inversion), il s’ agit à nouveau
d ’une opération inhérente à un systèm e, car le
retour em pirique possible de B à A était lui aussi
parfois admis au niveau précédent, mais également
sans entraîner pour autant la conservation, En
troisièm e lieu, lorsque le sujet dit que la quantité
se conserve parce que l’ ob jet s’ est allongé mais en
m êm e tem ps rétréci (ou que la collection occupe un
espace plus grand mais devient m oins dense) et
que l’une des deux m odifications com pense l ’ autre
(réversibilité par réciprocité des relations) il est
encore plus clair q u ’il y a systèm e d ’ ensemble et
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 39

referm é sur lui-m êm e : en effet, le sujet ne fait


aucune mesure pou r évaluer les variations et il
ne ju g e de leur com pensation qu ’ a p rio ri et de
façon purem ent déductive, ce qui im plique le
postulat préalable d ’une invariance du systèm e
total.
Tels sont les progrès assez considérables qui
m arquent le début du stade des opérations concrètes
en ce qui concerne leur aspect logique. On v o it que
les passages à la lim ite don t nous venons de par­
ler et qui séparent ce niveau du précédent sont
en fait com plexes et com porten t en réalité trois
m om ents solidaires. Le prem ier est celui d ’une
abstraction réfléchissante extrayant des structures
inférieures de q u oi construire lés supérieures : par
exem ple l’ ordination qui constitue la sériation est
tirée des ordinations partielles intervenant déjà dans
la construction des couples, trios ou séries em piri­
ques ; les réunions caractérisant les classifications
opératoires sont tirées des réunions partielles à
l’ œ uvre dès les collections figurales et la form ation
des concepts préopératoires, etc. Le second m om ent
est celui d ’une coordination visant à embrasser la
totalité du systèm e et tendant ainsi à sa ferm eture
en reliant entre elles ces diverses ordinations ou
réunions partielles, etc. Le troisièm e m om ent est
alors celui de l’ autorégulation d ’un tel processus
coordinateur, aboutissant à équilibrer les connexions
selon les deux sens direct et inverse de la construc­
tion , de telle sorte que l’ arrivée à équilibre carac­
térise ce passage à la lim ite qui engendre les nou­
veautés propres à ces systèmes par rapport aux
précédents, et notam m ent leur réversibilité op é­
ratoire.
Ces diverses phases se retrouvent en particulier
dans la synthèse du n om bre entier à partir des
40 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

inclusions de classes et des relations d ’ordre. Le


propre d ’un ensemble num érique ou dénom brable,
pour ne pas dire num érable, par opposition à des
collections sim plem ent elassables ou sériables, est
d’ abord de faire abstraction des qualités des termes
individuels, de telle sorte qu ’ils deviennent tous
équivalents. Cela fait, on pourrait néanm oins les
distribuer en classes em boîtées (i) < (i + 1)
< (I ~j“ I -j- I) <C etc., mais à la con dition de p o u ­
v oir les distinguer, sinon tel élément serait com pté
deux fois ou tel autre oublié. Or, une fois éliminées
les qualités différentielles des individus I, 1, I, etc.,
ils sont indiscernables et, à s’ en tenir aux opérations
de la logique des classes qualitatives, ne sauraient
donner lieu q u ’ à la tautologie A -j- A = A et
non pas à l’itération 1 ~}~ I — II. La seule distinction
possible qui subsiste alors, à défaut de qualité, est
celle qui résulte de l’ ordre 9 - > | I . . . (posi­
tions dans l’ espace ou le tem ps, ou ordre d ’ énum é­
ration), encore q u ’il s’ agisse là d ’ un ordre vicariant
(tel q u ’ on retrouve le m êm e en perm utant les term es).
Le nom bre apparaît don c com m e une fusion o p é ­
ratoire de l’inclusion des classes et de l’ ordre sérial,
synthèse devenant nécessaire sitôt q u ’il est fait
abstraction des qualités différentielles sur lesquelles
se fondent classifications et sériations. E n fait, c ’ est
bien ainsi que la construction des entiers semble
s’ effectuer, en synchronisation avec la form ation
de ces deux autres structures (voir « Etudes »,
v ol. X I , X I I I et X V I I ).
Or, on retrouve en une telle nouveauté les trois
m om ents essentiels de tou te construction opératoire,
tels qu ’ on vient de les indiquer : une abstraction
réfléchissante fournissant les liaisons d ’ em boîte­
ments et d ’ ordre, une coordination nouvelle les
réunissant en un tou t {[(i) -»• (i)] - (i)} . . etc.,
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 41

et une autorégulation ou équilibration perm ettant


de parcourir le système dans les deux sens (réver­
sibilité de l ’ addition et de la soustraction) en assu­
rant la conservation de chaque ensemble ou sous-
ensemble. Ce n ’est pas à dire d ’ ailleurs que cette
synthèse du nom bre s’ effectue après que soient
achevées les structures de classification et de
sériation5 car on trouve dès les niveaux préopéra­
toires des nom bres figuraux sans conservation du
tou t, et la construction du nom bre peut favoriser
celle des inclusions de classes autant ou parfois
plus que l ’inverse : il sem ble donc q u ’ à partir des
structures initiales, il puisse y avoir abstraction
réfléchissante des liaisons d ’ em boîtem ent et d ’ordre
à des fins m ultiples avec échanges collatéraux
variables entre les trois structures fondam entales
de classes, relations et nom bres.
Quant aux opérations spatiales (<c Etudes »,
vol. X V I I I et X I X ) , elles se constituent en paral­
lélisme étroit avec les précédentes, à cela près que
les em boîtem ents ne reposent plus sur les ressem­
blances et différences qualitatives, com m e c ’ est le
cas des classes d ’objets discrets, mais sur les voisi­
nages et séparations. E n ce cas, le tou t n ’ est plus
une collection de termes discontinus, mais un o b je t
total et continu dont les m orceaux sont réunis et
em boîtés, ou dissociés, selon ce principe de voisi­
nages : les opérations élémentaires de partition ou
de placem ent et déplacem ents sont alors isom orphes
à celles d ’inclusion ou de sériation, d ’ autant plus
q u ’au niveau préopératoire initial il y a indifféren­
ciation relative entre les objets spatiaux et les
collections prélogiques (cf. les collections figurales
à arrangement spatial ou les nom bres figuraux
évalués selon leur configuration Ou la longueur des
rangées). Lorsque vers 7-8 ans la différenciation
42 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

devient claire entre ces deux sortes de structures,


on peut alors parler d ’opérations logico-arithm é-
tiques pou r celles qui reposent sur le discontinu
et les ressemblances ou différences (équivalences
de divers degrés) et d ’opérations infralogiques pour
celles qui relèvent du continu et des voisinages,
car, si elles sont isom orphes, elles sont de « types »
différents et n on transitives entre elles : les pre­
mières partent des objets pou r les réunir ou les
sérier, etc., tandis que les secondes décom posent un
o b je t d ’un seul tenant ; quant à la transitivité, si
Socrate est un A thénien et par conséquent un Grec,
un E uropéen, etc., par contre le nez de Socrate,
to u t en faisant partie de lui, n ’ est rien de tou t cela.
L ’isom orphism e de ces opérations logico-arithm é­
tiques et infralogiques ou spatiales est particulière­
m ent frappant dans le cas de la construction de la
mesure, qui s’ effectue d ’ une manière très analogue
à celle du nom bre, mais avec un petit décalage dans
le tem ps du fait que l’unité n ’est pas suggérée par
le caractère discontinu des éléments, mais doit
être construite par découpage du continu et anti­
cipée com m e pou van t être reportée sur les autres
parties de l’o b je t. La mesure apparaît alors (et on
peut suivre pas à pas dans les conduites succes­
sives les étapes laborieuses de cette élaboration)
com m e une synthèse de la partition et des déplace­
ments ordonnés, en parallèle étroit avec la synthèse
de l ’em boîtem ent et des relations d ’ ordre dans la
construction du nom bre. Ce n ’ est q u ’au term e de
cette nouvelle synthèse que la mesure peut être
simplifiée sous la form e d ’une application directe
du nom bre au continu spatial, mais (sauf naturel­
lem ent si l’ on offre des unités toutes faites au sujet)
il faut passer par le détour infralogique nécessaire
pou r en arriver là.
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 43

A ces multiples conquêtes qui m arquent le pre­


m ier niveau du stade des opérations concrètes il
fau t ajouter celles qui concernent la causalité. D e
m êm e q u ’ aux n iveau x préopératoires cette dernière
consistait d ’ abord à attribuer aux objets les sebèmes
de Faction propre (sous une form e d ’ abord psych o-
m orphique, puis en décom posant ces sebèmes en
fonctions objectivables), de m êm e la causalité
consiste dès 7-8 ans en une sorte d ’ attribution des
opérations elles-mêmes à des objets ainsi prom us
au rang d ’ opérateurs don t les actions deviennent
com posables de façon plus ou moins rationnelle.
C’ est ainsi que dans les questions de transm ission
du m ouvem ent la transitivité opératoire se traduit
par la form ation d ’un con cept de transmission
m édiate « sem i-interne » : tou t en continuant d ’ ad­
m ettre, par exem ple, que le m obile a ctif m et en
m ouvem ent le dernier des passifs parce que les
m obiles intermédiaires se sont légèrem ent déplacés
pou r se pousser les uns les autres, le sujet supposera
néanm oins q u ’un « élan », un « courant », etc., a
traversé ces m édiateurs. Dans les problèm es d ’ équi­
libre entre poids, le sujet invoquera des com pen ­
sations et des équivalences en prêtant aux objets
des com positions à la fois additives et réversibles.
E n un m ot on peut parler d ’un début de causalité
opératoire, sans que cela signifie d ’ ailleurs que les
opérations précédem m ent décrites se constituent
en tou te autonom ie pou r être ensuite seulement
attribuées au réel : c ’ est souvent, au contraire, à
l ’ occasion d ’une recherche d ’explica tion causale,
que s’ effectuent sim ultaném ent la synthèse op é­
ratoire et son attribution aux o b je ts, par des inter­
actions variées entre les form es opératoires dues à
l’ abstraction réfléchissante et des contenus tirés
de l’ expérience physique par abstraction simple et
44 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

pou van t favoriser (ou inhiber) les structurations


logiques et spatiales.
Cette dernière rem arque conduit à insister m ain­
tenant sur les lim ites propres à ce niveau ou carac­
térisant les opérations concrètes en général. Contrai­
rem ent, en effet, aux opérations que nous appel­
lerons form elles au niveau de 11-12 ans et qui se
caractérisent par la possibilité de raisonner sur des
hypothèses en distinguant la nécessité des co n ­
nexions dues à la form e et la vérité des contenus,
les opérations « concrètes » portent directem ent sur
les objets : cela revient don c encore à agir sur eux,
com m e aux n iveau x préopératoires, mais en con fé­
rant à ces actions (ou à celles qui leur sont prê­
tées lorsqu ’ ils sont considérés com m e des opéra­
teurs causaux) une structure opératoire, c ’ est-à-dire
com posable de façon transitive et réversible. Cela
étant, il est alors clair que certains ob jets se prête­
ront plus ou moins facilem ent à cette structuration,
tandis que d ’ autres résisteront, ce qui signifie que
la form e ne saurait être dissociée des contenus, et
que les mêmes opérations concrètes ne s’ applique­
ront q u ’ avec des décalages chronologiques à des
contenus différents : c ’ est ainsi que la conservation
des quantités, la sériation, etc., et m êm e la transi­
tivité des équivalences ne sont dominées dans le
cas du poids que vers 9-10 ans et non pas 7-8 ans
com m e pour les contenus simples, parce que le
poids est une force et que son dynam ism e causal
fait obstacle à ces structurations opératoires ; et
pourtant, lorsque celles-ci s’ effectuent, c’ est avec
les mêmes méthodes et les mêmes arguments que
les conservations, sériations ou transitivité de
7-8 ans.
U ne autre lim itation fondam entale des structures
d ’ opérations concrètes est que leurs com positions
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 45

procèdent de proch e en proche et non pas selon


n ’im porte quelles com binaisons. Tel est le caractère
essentiel des structures de « groupem ents », dont un
exem ple simple est celui de la classification. Si
A , JB, C, etc., sont des classes em boîtées et A \ B\
C/ leurs com plém entaires sous la suivante, on a :
(1) A A ' = B ; B + B ' = C ; etc.
(2) B — A ' = A ; C — B — B ' ; etc.
(3) A + 0 = A
(4) A + A = A , d ’ où A - f B = B ; etc.
(5) (A + A ') + B ' = A + (A ' + B ')
mais ‘ (A —f~ A ) — A 7^ A —
f- (A — A.)
car i A — A. 0 et A — f—0 = A .

En ce cas une com position non contiguë telle que


A ~ F ' ne donne pas une classe sim ple, mais
aboutit à (G — E ' — D f — C' — B ' — A*). C’ est
encore le cas dans le « groupem ent » d ’ une classi­
fication zoologique où « l ’huître + le cham eau » 11e
peuvent se com poser autrem ent. Or, une des parti­
cularités de ce prem ier niveau des opérations
concrètes est que m êm e la synthèse du nom bre,
qui semble devoir échapper à ces lim itations (puis­
que les entiers form ent un groupe avec le zéro et
les négatifs et non pas un groupem ent), ne procède
que de proche en proche : P. Gréco a en effet m ontré
que la construction des nom bres naturels ne s’ ef­
fectue que selon ce q u ’ on pourrait appeler une
arithm étisation progressive dont les étapes seraient
à peu près caractérisées par les nom bres 1-7 ;
8-15 ; 16-30 ; etc. A u-delà de ces frontières dont le
déplacem ent est assez lent, les nom bres ne com por­
teraient encore que des aspects inclusifs (classes)
ou sériaux, avant que la synthèse de ces deux carac­
tères ne s’ achève (« Etudes », v ol. X I I I ).
46 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

Y. — Le second niveau
des opérations con crètes
Ce sous-stade (vers 9-10 ans) est celui où est at­
teint l ’équilibre général des opérations « concrètes »,
en plus des form es partielles déjà équilibrées dès
le prem ier niveau. Par ailleurs, c ’est le palier où
les lacunes propres à la nature m êm e des opérations
concrètes com m encent à se faire sentir en certains
secteurs, notam m ent celui de la causalité, et où
ces n ou veau x déséquilibres préparent en quelque
sorte la rééquilibration d ’ ensem ble qui caractéri­
sera le stade suivant et dont on aperçoit parfois
quelques ébauches intuitives.
La nouveauté de ce sous-stade se m arque en
particulier dans le dom aine des opérations infra-
logiques ou spatiales. C’est ainsi que dès 7-8 ans
on v o it se constituer certaines opérations relatives
aux perspectives et aux changem ents de points de
vue en ce qui concerne un m êm e o b je t dont on
m odifie la position par rapport au sujet. Par contre,
ce n ’ est que vers 9-10 ans q u ’on peut parier d ’une
coordin ation des ! points de vue par rapport à un
ensemble d ’ objets, par exem ple trois m ontagnes
ou bâtim ents qui seront observés en différentes
situations. D e m êm e à ce niveau les mesures spa­
tiales selon une, deux ou trois dimensions engendrent
la construction de coordonnées naturelles qui les
relient en un systèm e tota l : ce n ’ est don c également
que vers 9-10 ans que seront prévues l’horizontalité
du niveau de l ’eau en un récipient q u ’ on incline,
ou la verticalité d ’un fil à plom b proche d ’une paroi
oblique. D e façon générale il s’ agit en tous ces cas
de la construction de liaisons interfigurales en plus
des connexions m trafïgurales qui intervenaient seules
au prem ier sous-stade, ou, si l ’ on préfère, de Félabo-
LA F O R M A T I O N D E S C O N N A IS S A N C E S 47

ration d ’un espace par opposition aux simples figures.


A u poin t de vue des opérations logiques, on peut
n oter ce qui suit. Dès 7-8 ans le sujet est capable
de construire des structures m ultiplicatives aussi
bien q u ’ additives : tables à double entrée (m atrices)
com portan t des classifications selon deux critères à
la fois, des correspondances sériales ou des doubles
sériations (par exem ple des feuilles d ’ arbre sériées
en vertical selon leurs grandeurs et en horizontal
selon leurs teintes plus ou m oins foncées). Mais il
s’ agit là davantage de réussites par rapport à la
question posée (« arranger les figures le m ieux p os­
sible », sans suggestion sur la disposition à trouver)
que d ’une utilisation spontanée de la structure.
A u niveau de 9-10 ans, en revanche, lorsqu’il
s’ agit de dégager des dépendances fonctionnelles
dans un problèm e d ’in du ction (par exem ple entre
les angles de réflexion et d ’incidence), on observe
une capacité générale de dégager des covariations
quantitatives, sans encore dissocier les facteurs
com m e ce sera le cas au stade suivant, mais en m et­
tant en correspondance des relations sériées ou des
classes. Si global que puisse rester le procédé lorsque
les variables dem eurent insuffisam m ent distinguées,
la m éthode tém oigne d ’ une structuration opératoire
efficace. D e m êm e, on assiste à un progrès net dans
la com préhension des intersections ; alors que le
produ it cartésien représenté par des m atrices à
double entrée est facilem ent saisi dès le niveau
de 7-8 ans, en tant que structure m ultiplicative
com plète (et cela à peu près en m êm e tem ps que le
m aniem ent des classes disjointes en un groupement
additif), l ’intersection de deu x ou plusieurs classes
non disjointes n ’ est par contre dom inée q u ’au pré­
sent n iveau ainsi q u ’en bien des cas encore la quanti­
fica tio n de l ’inclusion A B < B .
48 ■ U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

Sur le terrain causal, par contre, ce niveau de


9*10 ans présente u n m élange assez curieux de
progrès notables et de lacunes non m oins frappantes
se présentant m êm e parfois com m e des sortes de
régressions apparentes- A com m encer par les p ro ­
grès, les considérations dynam iques et la ciném a­
tique demeuraient ju squ e-là indifférenciées du fait
que le m ouvem ent lui-m êm e avec sa vitesse était
considéré com m e une sorte de force, souvent appelée
« élan » : au niveau de 9- 10 ans, cependant, on assiste
à une dissociation et à une coordination telles que
les m ouvem ents et surtout leurs changem ents de
vitesse requièrent l’intervention d ’une cause exté­
rieure, ce que l’on peut sym boliser com m e suit en
termes d ’ action, c ’ est-à-dire de la force f s’ exerçant
pendant un tem ps t et sur une distance e (soit fie ) :
fie = dp au sens de fie dp, où dp = d(mv) et
non pas m dv9 tandis q u ’ au niveau précédent on a
sim plem ent fie æ dp ou m êm e fie ss p . Ce n ’ est
qu ’ au stade suivant q u ’ interviendra l’ accélération
(ef. f = ma). D ’ autre part la différenciation de la
force et du m ouvem ent conduit à certains progrès,
directionnels ou prévectoriels, tenant com pte à la
fois du sens des poussées ou tractions du m obile
a ctif et de la résistance des m obiles passifs (conçue
com m e un freinage sans encore de notions de réac­
tions)* Dans le cas du poids ce progrès est assez
net. Par exem ple une tige en position obliqu e est
censée jusque-là tom b er dans le sens de son incli­
naison, tandis qu ’ au présent niveau elle chute
verticalem ent. Il faut dorénavant plus de force
pour faire m onter un w agon sur un plan incliné
que pou r le retenir en place, tandis q u ’ au niveau
précédent c ’ était le contraire parce que, retenu, le
wagon a tendance à descendre tandis que si on le
fait m onter il ne descend plus ! E t surtout l’ horizon­
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 49

talité de la surface de l’ eau est dorénavant expli­


quée par le poids du liquide (jusque-là considéré
com m e léger parce que m obile) et par sa tendance à
descendre, ce qui exclu t les inégalités de hauteur :
on v o it en ce dernier cas l’interdépendance étroite
des constructions spatiales interfigurales (coord on ­
nées naturelles) et du progrès causal faisant inter­
venir des forces et des directions ne dépendant plus
com m e jusque-là des seules interactions entre l ’ eau
et son récipient.
Mais la rançon de ce développem ent de la causalité
est que le sujet se pose une série de n ou veau x p ro ­
blèmes dynam iques sans p ou v oir les dom iner, d ’ où
parfois une apparence de régression. Par exem ple,
du fait que le poids descend dorénavant verticale­
m ent, le sujet adm ettra volontiers qu ’ il pèse plus
au bas d ’un fil qu ’ en haut (quand ce n ’ est pas
l’inverse à cause de sa chute prochaine...). Ou
encore, il pensera que le poids d ’un corps augmente
avec sa poussée et dim inue a vec sa vitesse, com m e si,
de p — mv, on tirait in ~~~ p : v ; etc. Il v a alors de
soi que de telles suppositions fo n t obstacle aux
com positions additives, etc., d ’où des réactions
paraissant régressives. Le sujet s’ en tire en distin­
guant deux aspects ou dom aines. D ’une part il
considère le poids en tant que propriété invariante
des corps : en effet, la conservation du poids lors
des changements de form e de l’ o b je t débute préci­
sément à ce niveau, de m êm e que les sériations,
transitivité et autres com positions opératoires appli­
quées à cette notion. Mais, d ’ autre part, il ju ge ses
actions variables, en soutenant sim plem ent qu ’ en
certains cas le poids « donne » ou « pèse » (ou
« tire », etc.) plus q u ’ en d ’ autres, ce qui n ’ est pas
fau x, mais demeure incom plet et arbitraire, tant
qu’ il n ’ y aura pas, com m e au stade suivant, co m p o ­
50 L* É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

sition du poids avec les grandeurs spatiales (lon­


gueurs, surfaces ou volum es avec les notions de
m om ent, de pression, de densité ou poids relatif,
et surtout de travail).
A u tota l le second niveau du stade des opérations
concrètes présente une situation paradoxale. Jus­
qu ’ ici nous avons assisté, en partant d ’un niveau
initial d ’indifférenciation entre le sujet et l’ o b je t, à
des progrès com plém entaires et relativem ent équiva­
lents dans les deux directions de la coordin ation in ­
terne des actions puis des opérations du sujet, et de
la coordin ation externe des actions d ’abord psych o-
m orphiques puis opératoires attribuées aux objets.
En d ’ autres termes nous avons observé, niveau par
niveau, deux sortes de développem ents étroitem ent
solidaires : celui des opérations logico-m athém a-
tiques et celui de la causalité, avec influence con s­
tante des premières sur la seconde du poin t de vue
des attributions d ’une form e à un contenu et in ­
fluence réciproque du p oin t de vue des facilitations
ou résistances que le contenu offre ou oppose à la
form e. Quant à l’ espace, il participe de ces deux
m ouvem ents ou natures, relevant à la fois des op é­
rations géom étriques ou infralogiques du sujet et
des propriétés statiques, ciném atiques et m êm e
dynam iques de l ’ ob jet, d ’où son rôle constant d ’ o r­
gane de liaison. Or, à ce second sous-stade du stade
des opérations concrètes nous nous trouvon s en
présence d ’ une situation qui, tou t en prolongeant
les précédentes, com porte la nouveauté suivante.
D ’une p a ît, les opérations logico-m athém atiques,
y com pris spatiales, parviennent par leurs générali­
sations et leur équilibration à un état d ’ extension
et d ’utilisation m axim ales, mais sous leur form e très
lim itée d ’ opérations concrètes avec tou t ce que
com porte de restrictions les structures de « groupe­
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 51

m ents » (quant aux classes et aux relations), à


peine dépassées par des débuts d’ arithm étisation et
de géom étrisation m étrique. D ’ autre part, le déve­
loppem ent des recherches et m êm e des explications
causales, en net progrès sur celles du premier sous-
stade (de 7 à B ans), con duit le sujet à soulever un
ensemble de problèm es ciném atiques et dynam iques
q u ’il n ’ est poin t encore en état de résoudre avec les
m oyens opératoires don t il dispose. Il s’ ensuit alors,
et c ’ est là ce qui est nouveau, une série de désé­
quilibres féconds, sans doute analogues fon ction ­
nellem ent à ceu x qui interviennent dès les débuts du
développem ent, m ais d on t la portée est bien plus
grande pou r les structurations ultérieures : ils
con duiront en effet à com pléter des structures ope-
ratoires déjà construites et pou r la prem ière fois
stables, en construisant sur leur base « concrète »
ces « opérations sur des opérations » ou opérations
à la seconde puissance que constitueront les opé­
rations propositionnelles ou form elles, avec leur
com binatoire, leurs groupes de quaternalité, leurs
proportionnalités et distributivités et tou t ce que
ces nouveautés rendent possible sur le terrain de la
causalité.

V I. — Des opérations form elles


A v e c les structures opératoires « form elles » qui
com m encent à se constituer vers 11-12 ans, nous
parvenons à la troisièm e grande étape du processus
qui conduit les opérations à se libérer de la durée,
c ’est-à-dire en fait du con texte psychologique des
actions du sujet avec ce q u ’ elles com portent de
dim ension causale en plus de leurs propriétés im pli-
catrices ou logiques, pou r atteindre finalem ent ce
caractère extem porané qui est le propre des liaisons
52 L 'É P I S T É M O LO G IE G É N É T IQ U E

logico-m athém atiques épurées. La première étape


était celle de la fon ction sém iotique (vers 1 1/2 -
2 ans) qui, avec l’intériorisation de l’im itation en
images et l’ acquisition du langage, perm et la con den ­
sation des actions successives en représentations
simultanées. La seconde grande étape est celle du
début des opérations concrètes qui, en coordonnant
les anticipations et les rétroactions, parviennent à
une réversibilité susceptible de rem onter le cours du
tem ps et d ’assurer la conservation des points le
départ. Mais si l’ on peut, à cet égard, déjà parler
d ’une m obilité conquise sur la durée, elle reste
liée à des actions et manipulations qui elles-mêmes
sont successives, puisqu’il s’ agit en fait d ’opérations
dem eurant « concrètes », c ’est-à-dire portan t sur
les objets et les transform ations réelles. Les opé­
rations « formelles » m arquent par contre une troi­
sième étape où la connaissance dépasse le réel
lui-m êm e pou r l ’insérer dans le possible et pou r
relier directem ent le possible au nécessaire sans
la m édiation indispensable du concret : or, le pos­
sible cogn itif, tel que par exem ple la suite infinie
des entiers, la puissance du continu ou sim plem ent
les seize opérations résultant des com binaisons de
deux propositions p et q et de leurs négations, est
essentiellement extem porané, par opposition au
virtuel physique don t les réalisations se déploient
dans le temps.
E n effet, le prem ier caractère des opérations
formelles est de pou voir porter sur des hypothèses
et non plus seulement sur les objets : c’ est cette
nouveauté fondam entale don t tous les auteurs ont
n oté l’ apparition vers 11 ans. Mais elle en im plique
une seconde, tou t aussi essentielle : les hypothèses
n ’étant pas des objets sont des propositions, et
leur contenu consiste en opérations m traproposi-
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 53

tionnelles de classes, relations, etc., don t on pou r­


rait fournir la vérification directe ; il en est de
même des conséquences tirées d ’ elles par v oie infé-
rentielle ; par contre, l’ opération déductive con d u i­
sant des hypothèses à leurs conclusions n ’est plus
du m êm e ty p e , mais est interpropositionnelle et
consiste don c en une opération effectuée sur des
opérations, c ’ est-à-dire une opération à la seconde
puissance. Or, c ’ est là un caractère très général des
opérations qui d oiven t attendre ce dernier niveau
pour se constituer, q u ’il s’ agisse d ’utiliser les im pli­
cations, etc., de la logique des propositions ou
d’élaborer des relations entre relations (proportions,
distributivité, etc.), de coordonner deu x systèmes
de référence, etc.
C’ est ce p ou voir de form er des opérations sur des
opérations qui perm et à la connaissance de dépasser
le réel et qui lui ouvre la voie indéfinie des possibles
par le m oyen de la com binatoire, en se libérant alors
des constructions de proche en proche auxquelles
restent soumises les opérations concrètes. E n effet,
les com binaisons n à n constituent en fait une clas­
sification de toutes les classifications possibles, les
opérations de perm utation reviennent à une séria­
tion de toutes les sériations possibles, etc. L ’une des
nouveautés essentielles des opérations form elles
consiste ainsi à enrichir les ensembles de départ en
élaborant des « ensembles de parties » ou sim plexes,
qui reposent sur une com binatoire. On sait en parti­
culier que les opérations propositionnelles com ­
portent cette structure, ainsi que la logique des
classes en général lorsqu ’ elle se libère des limites
propres aux « groupem ents » initiaux, d ’où la cons­
truction de « réseaux ». On v o it don c l’unité p ro­
fonde des quelques nouveautés indiquées ju sq u ’ à
ce poin t.
54 ^ É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

Mais il en est une autre aussi qui est fondam entale


et que l’ analyse des faits psychologiques nous avait
permis de m ettre en évidence vers 1948-49 avant
que les logiciens ne s’intéressent de leur côté à
cette structure : c’ est l’union en un seul « groupe
quaternaire » (groupe de K lein) des inversions et
réciprocités au sein des com binaisons p roposition ­
nelles (ou d’ un « ensemble de parties » en général).
A u sein des opérations concrètes il existe deux
form es de réversibilité : l ’inversion ou négation qui
aboutit à annuler un term e, par exem ple
~CA — A = 0, et la réciprocité (A = B et
B = A . etc.) qui aboutit à des équivalences don c
à une suppression de différences. Mais si l’inversion
caractérise les groupem ents de classes et la récipro­
cité ceu x de relations, il n ’ existe p oin t encore au
niveau des opérations concrètes de systèm e d ’ en­
sem ble reliant ces transform ations en un seul tou t.
Par contre, au niveau de la com binatoire p ro p o ­
sitionnelle, tou te opération telle que p ~^q com porte
une inverse N soit p . q et une réciproque R , soit
p -^ q = ^ q 3 p , ainsi q u ’une corrélative C (soit p . q
par perm utation des disjonctions et des con jon ction s
dans sa form e norm ale) qui est l’inverse de sa réci­
proque. On a alors un groupe com m utatif, N R = C ;
CR. = IV ; CIV — R et .NRC = J, don t les trans­
form ations sont des opérations à la troisièm e puis­
sance puisque les opérations q u ’ elles relient ainsi
sont déjà de seconde puissance. Ce groupe, don t le
sujet n ’ a naturellem ent aucune conscience en tan t
que structure, exprim e néanm oins ce q u ’il devient
capable de faire toutes les fois q u ’ il distingue une
inversion et une réciprocité p ou r les com poser
entre elles. Par exem ple lorsqu ’il s’ agit de coord on ­
ner deux systèmes de référence, dans le cas d ’un
m obile A se déplaçant sur un support B , l’ o b je t A
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 55

peut rester au m êm e poin t en référence avec l’ exté­


rieur soit par inversion de son m ouvem ent soit par
com pensation entre ses déplacem ents et ceux du
support : or, de telles com positions ne sont anti­
cipées q u ’ au présent niveau et im pliquent le groupe
IN R C . D e m êm e les problèm es de p roportion n a­
lité, etc., en partant des proportions logiques inhé­
rentes à ce groupe ( I : N : : C : R ; etc.).
D’ ensemble de ces nouveautés, qui perm ettent
enfin de parler d ’ opérations logico-m athém atiques
autonom es et bien différenciées des actions m até­
rielles avec leur dim ension causale, s’ accom pagne
d ’ un ensemble corrélatif to u t aussi fécon d dans le
dom aine de la causalité elle-m êm e, car, dans la
mesure m êm e de cette différenciation s’ établissent
des rapports de coordin ation et m êm e d ’ appui m u ­
tuel sur deu x paliers au moins et d ’une m anière
qui s’ apparente de plus en plus aux procédés de la
pensée scientifique elle-même.
Le prem ier de ces paliers est celui de la lecture
m êm e des données de l’ expérience physique (au
sens large), car (nous y reviendrons au chap. I I I )
il n ’ existe pas d ’ expérience pure au sens de l’ em ­
pirism e et les faits ne sont accessibles q u ’ assimilés
par le sujet, ce qui suppose l ’intervention d ’ instru­
m ents logico-m athém atiques d ’ assim ilation con s­
truisant des relations qui encadrent ou structurent
ces faits et les enrichissent d ’autant. A cet égard,
il v a de soi que les instrum ents opératoires élaborés
par la pensée form elle perm ettent la lecture d ’un
grand nom bre de nouvelles données d ’ expérience,
ne serait-ce q u ’en pou van t coordon n er deux sys­
tèm es de référence. Mais il n ’ y a pas, en ces cas,
de processus à sens unique, car, si une form e opéra­
toire est toujours nécessaire pou r structurer les
contenus, ceu x-ci peuvent souvent favoriser la
56 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

construction de nouvelles structures adéquates.


C’ est en particulier le cas dans le dom aine des lois
à form e proportionnelle, ou de la distributivité, etc.
Si ce prem ier palier est don c celui des opérations
appliquées à l’ o b je t et assurant entre autres l ’in du c­
tion des lois physiques élémentaires, le second palier
sera celui de l ’ explication causale elle-m êm e, c ’ est-à-
dire des opérations attribuées aux objets. A cet
égard on observe au présent niveau le même progrès
m assif dans le dom aine de la causalité que dans celui
des opérations 1o gi c o - in athém atiques. A u rôle géné­
ral du possible sur ce dernier terrain correspond au
plan physique celui du virtuel, perm ettant de
com prendre que les forces continuent d ’intervenir
en un état im m obile, ou q u ’ en un système de plu ­
sieurs forces chacune conserve son action tou t en la
com posant avec celle des autres ; à ces concepts qui
dépassent les frontières de l’ observable se rattache
m êm e la n otion de transmissions purem ent « in ­
ternes » sans déplacem ent m olaire des intermédiaires.
A la construction d ’ opérations sur des opérations ou
de relations de relations correspondent entre autres
les relations nouvelles, du second degré, entre un
poids ou une force et des grandeurs spatiales : la
densité en général et les relations entre le poids et
le volum e dans la flottaison , la pression pou r ce
qui est des surfaces, ou le m om ent et surtout le
travail pou r ce qui est de la longueur ou des dis­
tances parcourues. A u x schèmes com binatoires et
à la structure opératoire de l’ ensemble des parties
correspondent, d ’une part, la n otion spatiale d ’un
con tin u occu pant l’intérieur des surfaces (jiisqxie-là
surtout conçues en fon ction de leur périm ètre) et
des volum es : d ’ où l’im portance à ce stade de la
considération des volum es (leur conservation lors
des changem ents de form e ne débute q u ’ à ce niveau),
LA F O R M A T IO N D E S C O N N A IS S A N C E S 57

de leurs relations avec le poids et des modèles cor­


pusculaires perm ettant de les m eubler d ’éléments
inobservables plus ou moins « serrés ». D ’ autre part
à ces schèmes correspondent les débuts de la co m p o ­
sition vectorielle des directions, tandis que la com pré­
hension des intensités est assurée par les transfor­
mations de la n otion de force rendues possibles
com m e on vient de le voir par l’intervention du
virtuel.
A u groupe I N K C correspond enfin la com pré­
hension d ’un ensemble de structures physiques dont
celles d ’action et de réaction : par exem ple le sujet
com prendra, en une presse hydraulique, que l’ aug-
m entation de densité du liqu ide choisi s’ oppose à la
descente du piston , au lieu de la faciliter com m e il
pensait ju squ e-là ; ou bien si l ’ expérim entateur et
lui-m êm e enfoncent chacun une pièce de m onnaie des
deux côtés d ’ un b lo c de pâte il saura prévoir que
les profondeurs seront égales parce q u ’ à des p ou s­
sées non égales entre elles s’opposent des résistances
chaque fois équivalentes. E n ces cas tant la pré­
vision des directions opposées (difficile en ce qui
concerne le liquide) que l’ estim ation des forces
supposent la différenciation et la coordination des
réciprocités et des inversions, donc un groupe iso­
m orphe à IN R C .
A u total, ce dernier niveau présente un caractère
frappant en continuité d ’ ailleurs avec ce que nous
apprend toute la psychogenèse des connaissances
à partir des indifférenciations initiales (décrites
au § I) : c ’est dans la mesure où s’intériorisent les
opérations logico-m athém atiques du sujet grâce aux
abstractions réfléchissantes construisant des opé­
rations sur d ’ autres opérations et dans la mesure
où est finalem ent atteinte cette extem poranéité
caractérisant les ensembles de transform ations pos­
58 U É P I S T É M O L O G IE G Ê N É T IQ UE

sibles e t non plus seulem ent réelles gue le m onde


physique en son dynam ism e spatio-tem porel, englo­
bant le sujet com m e une partie infim e parm i les
autres, com m ence à devenir accessible à une lecture
ob jectiv e de certaines de ses lois et surtout à des
explications causales obligeant l ’esprit à une con s­
tante décentration dans sa conquête des objets.
E n d ’ autres termes le double m ouvem ent d ’in té­
riorisation et d ’extériorisation débutant dès la
naissance en vient à assurer cet accord paradoxal
d ’une pensée qui se libère enfin de l’ action matérielle
et d ’un univers qui englobe cette dernière mais la
dépasse de to u te s . parts. Certes la science nous a
mis depuis longtem ps en présence de ces con ver­
gences étonnantes entre la déduction m athém atique
et l’ expérience, mais il est saisissant de constater
qu ’ à des n iveau x bien inférieurs à celui de ses
techniques form alisantes et expérim entales une
intelligence encore très qualitative et à peine ou ­
verte au calcul parvient à des correspondances
analogues entre ses essais d ’ abstraction et ses efforts
d ’ observation tant soit peu m éthodiques. Il est
surtout in structif de constater que cet accord est le
fruit de deu x longues séries corrélatives de cons­
tructions nouvelles et non pas prédéterm inées, en
partant d ’un état de confusion indifférenciée d ’ où
se sont peu à peu dégagées les opérations du sujet
et la causalité de l’ ob jet.
Ch a p it r e II

LES CONDITIONS ORGANIQUES PRÉALABLES


(BIOGENÈSE DES CONNAISSANCES)

A vou loir en dem eurer aux explications « géné­


tiques » sans recourir au transcendantal, la situation
que l’ on vient de décrire sem ble ne p ou v oir com ­
porter que trois interprétations. La prem ière consis­
terait à adm ettre que, m algré l’ opposition appa­
rente des directions suivies par le développem ent des
opérations 1o g i c o - ni at h é m a t:i qu es, en leur intériori­
sation progressive, et par celui de l’ expérience et
de la causalité physiques en leur extériorisation,
leur a ccord de plus en plus étroit proviendrait
néanm oins des inform ations exogènes fournies par
les contraintes du réel et du « m ilieu ». La seconde
reviendrait à attribuer cette convergence graduelle
à une source com m une qui serait héréditaire, et à
chercher ainsi la solution dans le sens d ’ un com pro­
mis entre l’ apriorisme et la génétique biologique, à
la manière de IC. Lorenz, et en considérant alors
com m e illusoires les apparences de nouveautés sans
cesse élaborées que suggère le constructivism e adopté
au chapitre précédent. L a troisièm e accepterait
aussi l’idée d ’une source com m une, en considérant
la double construction des connaissances logico-
m athém atiques et physiques don t il s’ agit de rendre
com pte, et surtout la nécessité intrinsèque atteinte
60

par les premières, com m e liées égalem ent à des


mécanismes biologiques préalables à la p sy ch o­
genèse, mais relevant d ’ autorégulations plus géné­
rales et plus fondam entales que les transmissions
héréditaires elles-mêmes, car celles-ci sont toujours
spécialisées et leur signification pou r les processus
cognitifs s’ atténue avec l’ évolution des organismes
« supérieurs » au lieu de se renforcer.
Dans les trois cas, le problèm e épistém ologique
est don c à poser m aintenant en termes biologiques,
ce qui est indispensable dans la perspective d ’une
épistém ologie génétique, car la psychogenèse de­
meure incom préhensible tan t que l’ on ne rem onte
pas à ses racines organiques.

I. — L ’ empirisme lam arckien


La prem ière des trois solutions précédentes pré­
sente une signification biologique évidente. Certes
les psychologues (behavioristes, etc.) qui attribuent
toutes les connaissances à des apprentissages en
fonction de l ’ expérience, et les épistém ologistes
(positivism e logique) qui ne voient dans les op é­
rations logico-m athém atiques q u ’un simple lan­
gage destiné à traduire les données de l’ expérience
sous une form e elle-m êm e tautologique, ne se sou­
cient pas des incidences biologiques que com portent
leurs positions. Mais la première des questions q u ’il
nous faut poser est précisém ent de savoir s’ils en
ont le droit. Celui-ci serait inattaquable si le postulat
q u ’ils adm ettent im plicitem ent était fondé : que
la connaissance, étant de nature « ph én otypique »,
c ’ est-à-dire liée au développem ent som atique des
individus, ne relève pas des mécanismes biogén é­
tiques, lesquels concerneraient le seul génom e et les
transmissions héréditaires. Mais on sait aujou rd’hui
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S P R É A L A B L E S 61

qu ’ une telle distinction n ’ a rien d ’ absolu, et cela


pour de nombreuses raisons dont v oici les deux
principales. La première est que le ph én otype est
le produ it d ’une interaction continue entre l ’ acti­
vité synthétique du génom e au cours de la crois­
sance et les influences extérieures. La seconde est
que, pour chaque influence du milieu susceptible
d ’ être différenciée et mesurée, on peut déterm iner
chez un génotype donné sa « norm e de réaction »
qui fournit l ’am plitude et la distribution des varia­
tions individuelles possibles : or, les apprentissages
cognitifs sont, eux aussi, soumis à de telles con d i­
tions et D. B ovet l ’ a prou vé chez les rats par une
double analyse de certaines lignées génétiques et des
possibilités bien différentes d ’ acquisitions sensori-
m otrices correspondant respectivem ent à ces diverses
hérédités.
Cela dit, l ’hypothèse qui rattacherait tou te co n ­
naissance aux seuls effets de l’ expérience corres­
pondrait biologiquem ent à une doctrine abandonnée
depuis longtem ps sur ce terrain, non pas parce
q u ’ elle était fausse en ce qu ’ elle affirm ait, mais
parce q u ’ elle négligeait ce qui s’est révélé depuis
essentiel à la com préhension des relations entre
l’ organisme et le milieu : il s’ agit de la doctrine
lam arckieiine de la variation et de l ’évolution. Peu
après que H um e a cherché l ’ explication des faits
m entaux dans les mécanismes de l’habitude et de
l’ association, Lam arck v o y a it également dans les
habitudes contractées sous l’influence du milieu
le facteur ex p lica tif fondam ental des variations
m orphogénétiques de l ’organisme et de la form ation
des organes. Sans doute parlait-il aussi d ’un facteur
d ’organisation, mais dans le sens d ’ un pou voir
d ’ association et non pas de com position, et l ’essen­
tiel des acquisitions tenait pour lui à la manière
62 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

dont les êtres vivants recevaient, en m odifiant leurs


habitudes, les empreintes du milieu extérieur.
Ces thèses n ’ étaient certes pas erronées, et, pour
ce qui est des influences du m ilieu, la m oderne
« génétique des populations » n ’ a fait en définitive
que de rem placer une action causale directe des
facteurs extérieurs sur les unités génétiques indi­
viduelles (hérédité de l’ acquis au sens lam arckien)
par la n otion des actions probabilistes (sélection)
d ’ un ensem ble de facteurs extérieurs sur des sys­
tèm es de pluri-unités (coefficients de survie, de
reprodu ction, etc., du p o o l génétique ou des géno-
types différenciés) d on t ces facteurs m odifient les
proportions. Mais ce qui m anquait essentiellement
à Lam arck étaient les notions d ’un pou v oir endo­
gène de m u tation et de recom binaison et surtout
d ’un pou v oir a ctif d ’ autorégulation. Il en résulte
que quand W addin gton ou D obzhansky, etc., nous
présentent au jou rd’hui le ph én otype com m e une
« réponse » du génom e aux incitations du m ilieu, cette
réponse ne signifie pas que l’ organisme ait sim ple­
m ent subi l’ em preinte d ’une action extérieure, mais
q u ’il y a eu interaction au sens plein du term e,
c ’est-à-dire que, à la suite d ’une tension ou d ’un
déséquilibre provoqu és par un changem ent du
m ilieu, l ’organism e a inventé par com binaisons une
solution originale aboutissant à un nouvel équilibre.
Or, à com parer cette n otion de « réponse » à celle
don t s’ est servi si longtem ps le behaviorism e dans
son fam eu x schéma stim ulus-réponse (S JR), on
constate avec étonnem ent que les psychologues de
cette école on t conservé un esprit strictem ent
lam arckien et ont ignoré la révolution biologique
contem poraine. Il en résulte que les notions de
stimulus et de réponse doivent, m êm e si l’on
conserve ce langage qui est com m ode, subir de très
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S PRÉALABLES 63

profondes réorganisations qui en m odifient entière­


m ent l’interprétation. E n effet, pou r que le stimulus
déclenche une certaine réponse, il faut que le sujet
et son organism e soient capables de la fournir, la
question préalable étant don c celle de cette capa­
cité, qui correspond à ce que W addin gton a appelé
la « com pétence » sur le terrain de l’ em bryogenèse
(où cette com pétence se défin it par la sensibilité
aux « inducteurs »). A u com m encem ent n ’ est donc
pas le stimulus, mais la sensibilité au stimulus
et celle-ci dépend naturellem ent de la capacité de
donner une réponse. Le schéma doit don c s’ écrire
n on pas S —> R mais S ^ JR ou plus précisém ent
S (A ) R où A est l ’ assimilation du stimulus à un
certain schèm e de réaction qui est source de la
réponse (1). Cette m odification du schéma S R
ne relève nullem ent d ’une simple question de préci­
sion ou de conceptualisation théorique : elle soulève
ce qui nous paraît être le problèm e central du déve­
loppem ent cognitif. Dans la perspective exclusive­
m ent lamarckiezme du behaviozism e, la réponse
n ’ est q u ’une sorte de cc copie fonctionnelle » (Hull)
des séquences propres aux stim uli, don c une simple
réplique du stimulus : la conséquence en est que le
processus fondam ental d ’ acquisition est l ’ appren­
tissage con çu sur le m ode empiriste de l’ enregis­
trem ent des données extérieures : si cela était vrai,
il s’ ensuivrait alors que le développem ent en son
ensemble serait à con cevoir com m e la résultante

(1) Rappelons que K. H. P r ib r a m a mis en évidence l’ existence


d’un contrôle cortical (régions associatives) des inputs « qui arrange
préalablement le mécanisme récepteur de telle sorte que certains
inputs deviennent des stimuli et que d’ autres puissent être négligés»
(Congrès internat. Psychol. Moscou, vol. XVIII,- p. 184). Même
le prétendu « arc» réflexe n’ est plus considéré comme un arc S~~>R
mais constitue un servomécanisme, un « anneau homéostatique à
feedback ».
64 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

d ’une suite ininterrom pue d ’ apprentissages ainsi


interprétés. Si, au contraire, le fait fondam ental de
départ est la capacité de fournir certaines réponses,
donc la « com pétence », il en résulterait inversem ent
que l ’apprentissage ne serait pas le m êm e aux d iffé­
rents niveaux du développem ent (ce que prou ven t
déjà les expériences de B . Inhelder, H . Sinclair et
M. B ovet) et qu ’ il dépendrait essentiellement de
l’ évolution des « com pétences » : le vra i problèm e
serait alors d ’ expliquer ce développem ent et l’ appren­
tissage au sens classique du term e n ’y suffirait pas,
pas plus que le lam arckism e n ’ a réussi à rendre
com pte de l ’ évolu tion (voir les v o l. V I I à X des
« Etudes »).
I I . — E ’ innéisme

Si l’b yp otbèse des apprentissages exogènes a lar­


gement dom iné les travau x des générations pré­
cédentes, on assiste parfois aujourd’ hui à un ren­
versem ent des perspectives, com m e si le rejet de
l’ empirisme de form e lam arckienne (ou ce que les
auteurs américains appellent 1’ « environnem en-
talisme ») conduisait nécessairement à l ’innéisme
(ou au « m aturationnism e »), ce qui revient à Oublier
qu ’ entre deux peuvent subsister des interprétations
à base d’interactions et d ’ autorégulations (1).

(1) Il peut être suggestif de noter qu’un disciple bien connu


de Hull, D. BESliYWE, a fait de moi un « néo -b ebavioriste » (voir
Psyckol. et Epist. génétiques, thèmes piagétiens, Dunod, 1966, p. 223-
234), tandis qu’ un autre auteur, H. B je iu n , rejetant cette incor­
poration, me considère alors comme un « maturationniste » et le
justifie par mes recours à des constructions endogènes. Or, je ne
suis ni l’un ni l’ autre, mon problème central étant celui de la for­
mation continuelle de structures nouvelles, qui ne seraient pré­
formées ni dans le milieu ni à l’ intérieur du sujet lui-même, au
cours des stades antérieurs de son développement (voir aussi le
vol. X I I des « Etudes »).
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S P R É A L A B L E S 65

C’ est ainsi que le grand linguiste N. Chom sky a


rendu le service à la psychologie de fournir une
critique décisive des interprétations de Skinner et de
m ontrer l’im possibilité d ’un apprentissage du lan­
gage par les modèles behavioristes et association-
nistes. Mais il en a conclu que, sous les transfor­
mations de ses « grammaires génératrices », on
trouvait finalem ent un « n oyau fix e inné » com pre­
nant certaines structures nécessaires telles que la
relation de sujet à prédicat. Or, si cela pose déjà
un problèm e, du poin t de vu e biologique, d ’expli­
quer la form ation de centres cérébraux rendant
sim plem ent possible l’ acquisition du langage, la
tâche devient encore bien plus lourde s’il s’ agit de
centres contenant d ’ avance les form es essentielles
de la langue et de la raison. D u poin t de vue p sy ch o­
logique, d ’ autre part, l’hypothèse est inutile car,
si Chom sky est dans le vrai en appuyant le langage
sur l ’intelligence et non pas l ’inverse, il suffit à cet
égard de faire appel à l ’intelligence sensori-m otrice,
dont les structurations, antérieures à la parole,
supposent certes une m aturation nerveuse, mais
bien davantage encore une suite d ’ équilibrations
procédant par coordinations progressives et auto-
régulations (chap. I er, sous I).
A v e c le célèbre éthologiste K . Lorenz, l’innêité
des structures de connaissance est généralisée selon
un style qu ’il voudrait explicitem ent kantien : les
« catégories » du savoir seraient biologiquem ent pré-
formées à titre de conditions préalables à toute
expérience, à la manière dont les sabots du cheval
et les nageoires des poissons se développent dans
l’ em bryogenèse en vertu d ’une program m ation
héréditaire et bien avant que l ’individu (ou le
phénotype) en puisse faire usage. Mais com m e
l’hérédité varie d ’ une espèce à l’ autre, il va de soi
J. P I AGIS T 3
66 L 'É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

que, si ces a p rio ri conservent la n otion kantienne


de « conditions préalables », ils sacrifient l’ essentiel,
qui est la nécessité intrinsèque de telles structures
ainsi que leur unité, et Lorenz le reconnaît honnête­
m ent puisqu’ il les réduit au rang de simples « h y p o ­
thèses de travail innées ». On v o it ainsi l’ opposition
com plète entre cette interprétation et celle que nous
soutenons, selon laquelle les structures de connais­
sance deviennent nécessaires, mais au term e de
leur développem ent, sans l’ être dès le début, et ne
com porten t pas de program m ation préalable.
Or, si l’ hypothèse de Lorenz est en com plet accord
avec le néo-darw inism e orth od oxe, elle fournit un
argum ent de plus en faveur de la con dam n ation
de cette biologie trop étroite. Celle-ci est, en effet,
largem ent dépassée par les vues actuelles de
Ch. W addin gton sur le « systèm e épigénétique »
ou ce que M ayr a appelé depuis 1’ « épigénotype ».
Les notions actuelles sur le ph én otype nous pré­
sentent, en effet, celui-ci com m e le p rod u it d ’une in ­
teraction indissociable, dès l’ em bryogenèse, entre les
facteurs héréditaires et l’influence du m ilieu, de
telle sorte q u ’il est im possible de tracer une fron ­
tière fix e (et encore m oins au plan des com porte­
ments cognitifs) entre ce qui est inné et ce qui est
acquis, puisque entre deu x se trou ve la zone essen­
tielle des autorégulations propres au développem ent.
E n fait, sur le terrain des schèmes cognitifs y
com pris sensori-m oteurs (mais à l ’ exception de
l ’instinct sur lequel nous reviendrons), l ’hérédité
et la m aturation se bornent à déterm iner les zones
des im possibilités ou des possibilités d ’ acquisition.
Mais celle-ci exige alors en plus une actualisation
qui com porte elle-m ême des apports extérieurs dus
à l’expérience don c au m ilieu, et une organisation
progressive interne relevant de l’ autorégulation. De
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S PRÉALABLES m

façon générale, s’il est nécessaire, pou r rendre


com pte des com portem ents cognitifs (com m e d ’ ail­
leurs de tou te m odification dé l ’ organism e), de
faire appel à des facteurs endogènes, que néglige
l’ em pirisme, on ne saurait en conclure que tou t
ce qui est endogène dérive d ’une program m ation
héréditaire, il reste d on c à considérer les facteurs
d ’ autorégulations, qui sont également endogènes
mais dont les effets ne sont pas innés.
Il y a bien plus encore. E n réalité, les autorégu­
lations présentent ces trois caractères réunis de
constituer la con dition préalable des transmissions
héréditaires, d ’ être plus générales que le contenu
de ces dernières et d ’aboutir à une nécessité de
form e supérieure. Il convient de se rappeler, en
effet, que l ’on trou ve des régulations (avec leurs
feedbacks, etc.) à tous les n iveau x organiques et
dès le génom e, qui com prend des gènes régulateurs
com m e des opérants, et qui travaille, ainsi que l ’a
dit D obzhansky, à la manière d ’un orchestre et
non pas d ’un ensemble de solistes (cf. la polygénie
et le pléiotropism e, c ’ est-à-dire les correspondances
plusieurs à un ou un à plusieurs entre les gènes et ces
caractères transm is). De même le « p o o l génétique »
des populations obéit à des lois d ’ équilibration,
com m e le m ontre une expérience classique de
D obzhansky et Spassky. Il est don c clair que cer­
taines des régulations conditionnent déjà la trans­
mission hér édit aire et cela s ans s e transm ettre
elles-mêmes au sens strict puisqu’ elles continuent
sans plus à fonctionner. Or, tandis que les carac­
tères transmis varient d ’ espèce à espèce, quand ce
n ’est pas d ’individu à individu, les régulations pré­
sentent une form e bien plus générale. E n fin , alors
qu’un caractère se transm et ou ne se transmet pas,
par voie héréditaire, ce qui relève du déterminisme
6a V Ê P IS T É M O L O G IE G Ê N Ê T IQ U E

et non pas d ’une nécessité susceptible d ’ aboutir


à une form e norm ative, les régulations com portent
dès le départ la distinction du norm al et de l’ anor­
mal avec tendance à faire prim er celui-là, et elles
aboutissent au plan du com portem ent à la nécessité
norm ative elle-m ême pou r autant que les opérations
constituent le cas lim ite des régulations (voir
chap. I er, au § IY ).

I I I . — Des instincts à l ’intelligence


Mais si le rôle des transmissions héréditaires
sem ble ainsi assez lim ité dans le développem ent
des fon ction s cognitives, il faut m ettre à part cette
variété particulière de connaissance pratique (de
« savoir-faire ») que constituent les instincts. Ceux-ci
com porten t, en effet, une program m ation hérédi­
taire du contenu m êm e des conduites en je u , en
plus de leur form e. Quant à celle-ci, elle est analogue
à celle des schèmes sensori-m oteurs, à cette d if­
férence près q u ’ils sont eux-m êm es hérités ainsi que
leurs indices déterm inants (les I R M ou « indices
significatifs innés »). On se trouve don c en présence
de structures analogues à celles de l’intelligence
préverbale, mais fixées en leur innéité, et non poin t
m odifiables au gré des constructions phénotypiques :
Tinbergen a m êm e pu parler d ’une « logique des
instincts », et en fait elle consiste en une logique
des organes, c ’ est-à-dire utilisant des instruments
inhérents à l ’organism e com m e tel et non pas
fabriqués par une intelligence devenue m obile.
La question est alors de com prendre le passage
de l’instinct à l’intelligence, ou, si l’on préfère, le
processus de l’ éclatem ent des instincts. A cet égard,
le lam arckism e a votilu voir dans les instincts une
intelligence qui se serait stabilisée héréditairem ent
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S P R É A L A B L E S 69

(par hérédité de l’ acquis), tandis que d ’autres


auteurs, suivis par la plupart des néo-darwiniens,
ont insisté sur les oppositions soi-disant de nature
entre le caractère rigide et aveugle, mais infaillible,
du prem ier et les propriétés d ’intentionnalité con s­
ciente, de souplesse, mais aussi de faillibilité de la
seconde. E n réalité on a raisonné sur un m odèle
trop schém atisé de Finstinct et il im porte de dis­
tinguer a vec soin trois plans hiérarchisés en tou te
conduite instinctive. 1) Il y a d ’ abord ce que l ’on
pourrait appeler les coordinations générales inter­
venant en chacune d ’elles : l ’ ordre d ’ enchaînem ent
des actions, les em boîtem ents de schèmes, leurs
correspondances (par exem ple entre les com porte­
ments des mâles et des fem elles), les vicariances
(par exem ple les stigmergies de Grasse ou ordre
variable dans l ’ agencem ent des éléments d ’ une
termitière), etc. 2) Il y a en second lieu la p ro­
gram m ation héréditaire du contenu des conduites.
3) E n fin il y a les ajustem ents individuels aux cir­
constances multiples et ils s’ orientent dans la direc­
tion d ’une a ccom m odation au milieu ou à l’ expé­
rience. Or, ce qui disparaît ou s’ atténue lors du
passage de Finstinct à l’intelligence, c ’ est exclusi­
vem ent le second palier 2), don c la program m ation
héréditaire des contenus. A u contraire, les form es
générales 1) une fois libérées de leur contenu fix e
donnent lieu à de multiples constructions nouvelles
par abstraction réfléchissante et les adaptations
individuelles 3) se développent de leur côté.
E n un m ot, l ’ éclatem ent de Finstinct donne nais­
sance à deu x m ouvem ents corrélatifs, quoique de
directions distinctes : Fun d ’intériorisation (cor­
respondant à 1) dirigé dans le sens logico-m athé-
matique (et, si l ’on parle déjà dejla logiquefde Fins-
tinct, sa géom étrie est souvent rem arquable),
70 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

l’ autre d ’ extériorisation dans le sens des apprentis­


sages et des conduites orientées vers l ’ expérience.
Un tel double processus, bien que notablem ent
antérieur à ce que l’ on observe dans la psych o-
genèse des connaissances, en rappelle cependant
les débuts (ciiap. I er, § I), ce qui est naturel après
ce que nous avons v u des reconstructions con ver­
gentes de palier en palier. Quant aux n iveau x p h y lo ­
génétiques auxquels se produisent ces transfor­
m ations, il faut sans doute les m ettre en relation
avec le développem ent des « voies associatives »
du cerveau ( = qui ne sont ni afférentes ni effé­
rentes) et il convient à cet égard de rappeler que
Rosenzw eig et K rech ont dém ontré avec leurs
collaborateurs une croissance effective du cortex
(chez des sujets individuels) résultant de l ’accu m u ­
lation des connaissances acquises.
Mais si les instincts constituent ainsi une sorte
de préintelligence organique et héréditairem ent p ro­
gram m ée, il reste à rappeler que le recours à l ’héré­
dité ne fait que reculer les problèm es de genèse
et ne les tranche en rien, tan t que les questions de
variation et d ’ évolution n ’ auront pas été suffisam ­
m ent résolues par la biologie. Or on se trou ve encore
en pleine crise à cet égard. Tandis que Lam arck
croyait à l’hérédité de l ’ acquis et v o y a it don c dans
l ’action du milieu l ’ origine des caractères innés, le
néo-darwinism e des débuts de ce siècle (encore bien
v iva n t chez un grand n om bre d ’ auteurs et ju sq u ’ au
sein de la théorie actuelle dite « synthétique »)
considérait les variations héréditaires com m e se
produisant sans aucune relation avec le milieu,
celui-ci n ’intervenant q u ’ après coup en sélection­
nant les plus favorables à la survie. A u jo u rd ’hui
par con tre ce m odèle de simples hasards et sélec­
tions apparaît de plus en plus com m e insuffisant
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S P R É A L A B L E S 71

et ten d à être rem placé par des m odèles circulaires.


D ’une part, com m e déjà dit, le ph én otype apparaît
com m e une « réponse » du génom e aux actions du
m ilieu et L. L. W h y te v a ju sq u ’ à attribuer à la
cellule un p o u v oir de régulation des m utations.
D ’ autre part, la sélection ne porte que sur les
phénotypes et émane d ’un m ilieu en partie choisi
et m odifié par eux. Il existerait d on c un ensemble
de circuits entre les variations internes (en parti­
culier les recom binaisons) et le m ilieu, ce qui perm et
à W a ddin gton d ’in voqu er une « assim ilation géné­
tiqu e » et de parler à nouveau d ’ « hérédité de
l’ acquis » sous cette form e n on lam arckienne mais
dépassant par ailleurs les m odèles simplistes du
néo-darwinism e. On v o it ainsi que, sur le terrain
de la biogenèse des structures cognitives, le recours
à l ’hérédité revient to u t d ’ abord à déplacer les
problèm es de genèse quant aux apports respectifs
de l ’organisation interne et du milieu, mais semble
à nouveau nous orienter vers les solutions d ’inter­
action.

JY. — Les autorégulations

D e façon générale, les racines biologiques de ces


structures et l ’explication du fait q u ’ elles deviennent
nécessaires seraient don c à chercher dans la direc­
tion n i d ’une action exclusive du m ilieu, n i d ’une
préform ation à base de pure innéité, mais des
autorégulations avec leur fonction n em en t en cir­
cuits et leur tendance intrinsèque à l ’équilibration
(vol. X X I I et I I des « Etudes »).
L a prem ière raison positive ju stifian t cette solu­
tion , sans plus parler des difficultés inhérentes aux
deux autres, est que les systèmes régulateurs se
retrouvent sur tous les paliers du fonctionnem ent
72 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

de l’organisme, dès le génom e et ju sq u ’ au com porte­


ment , et paraissent don c tenir atix caractères les
plus généraux de l’organisation vitale. Q u’il s’ agisse,
en effet, de ce q u ’au plan du génom e Lerner (1955),
après D obzhansky et W allace (1953), appelle une
<( homéostasie génétique », des régulations structu­
rales de la blastula, de cette équilibration dyn a­
m ique propre aux em bryogenèses nom m ée « b om éo-
r hé sis » par W addin gton , des m ultiples h om éo­
stasie s physiologiques réglant le m ilieu intérieur,
des non m oins nom breuses régulations du systèm e
nerveux (y com pris, com m e déjà dit, les feedbacks
du réflexe lui-m êm e) et finalem ent des régulations
et équilibrations observables à tous les n iveau x des
com portem ents cognitifs, P autorégulation semble
bien constituer à la fois l ’un des caractères les plus
universels de la vie et le m écanism e le plus général
qui soit com m un aux réactions organiques et
cognitives.
E n second lieu la fécon dité particulière des inter­
prétations fondées sur Pautorégulation est q u ’il
s’ agit d ’un fonctionnem ent con stitu tif de structures
et non pas de structures toutes faites au sein des­
quelles il suffirait de chercher celles qui contien­
draient d ’ avance à l ’état préform é telle ou telle
catégorie de la connaissance. Si, com m e K . Lorenz,
on voulait ju stifier par l’hérédité le caractère préa­
lable des form es générales de la raison, cela revien­
drait par exem ple à dire que le nom bre est une
« idée innée ». Mais alors où s’ arrêter ? Faut-il
adm ettre que les protozoaires ou les spongiaires
contiennent déjà le n om bre en leur patrim oine
génétique ? E t s’ils possèdent le nom bre, ne s’ agit-il
que des nom bres « naturels » ou fau t-il en outre
penser q u ’ « en puissance » il y a là le germe des
correspondances transfinies, avec les « alepb » et
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S P R É A L A B L E S 73

tous les « omégas » de Cantor ? E xpliquer la fo r­


m ation des opérations logico-m athém atiques, en
rem ontant ju sq u ’ aux autorégulations organiques, ne
revient au contraire q u ’ à chercher com m ent on t
pu se form er les instrum ents élémentaires de con s­
truction qui on t permis la con stitu tion des pre­
mières étapes de l’intelligence sensori-m otrice, et
com m ent ces instrum ents eux-m êm es on t pu se
m odifier par de nouvelles régulations ju sq u ’ à co n ­
duire à des étapes ultérieures, etc. Or, les régulations
organiques nous fournissent déjà l’im age de recons­
tructions indéfinies, de palier en palier, sans que les
form es supérieures soient contenues d ’ avance dans
les inférieures, leur liaison ne consistant q u ’ en un
fonctionnem ent analogue ayant rendu possibles de
nouvelles constructions. A utrem ent dit la m u lti­
plicité des form es de régulations jo in te à cet exis­
tence de certains fonctionnem ents com m uns consti­
tue com m e une préfiguration de ce que l’on observe
au plan du com portem ent où se retrouve cette
succession de structures animées par un fo n ctio n ­
nem ent autorégulateur continu. Le passage final
des régulations après coup aux opérations avec
leurs régulations anticipées ou « parfaites » ne
devient ainsi q u ’un m aillon dans la chaîne ininter­
rom pue des circuits, q u ’il serait arbitraire de faire
débuter avec le réflexe ou tel autre p oin t de dé­
part des conduites élémentaires, pu isqu ’on retrouve
d ’ autres chaînons à tous les étages de l’ organisme.
A reprendre ce processus en suivant l’ ordre in ­
verse, il sem ble en effet incontestable que les op é­
rations logico-m athém atiques sont préparées par
les tâtonnem ents et leurs régulations du niveau de
la représentation préopératoire. A continuer l ’ ana­
lyse régressive il paraît évident que le point de
départ de ces constructions, au plan du com porte­
74 IJ É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

m ent, n ’ est pas le langage, mais q u ’ aux niveaux


sensori-m oteurs on en trou ve les racines dans les
coordinations générales des actions (ordre, em boîte­
ments, correspondances, etc.). Mais il est clair
que ces coordinations ne constituent pas un com ­
m encem ent absolu et qu ’ elles supposent les coord i­
nations nerveuses. A ce plan, les célèbres analyses
de M cCulloch et Pitts ont d ’ ailleurs mis en évidence
un isom orphism e entre les transform ations inhé­
rentes aux connexions synaptiques et les opéra­
teurs logiques* sans que naturellem ent cette « logique
des neurones » contienne d ’avance celle des p ro p o ­
sitions au plan de la pensée puisqu’ il faut 11 à
1 2 ans de constructions par abstractions réfléchis­
santes pour atteindre ce palier. Quant aux coord i­
nations nerveuses, c ’est alors l’ affaire de la biologie
que de m ontrer leurs relations avec les régulations
organiques de tous les niveaux.
R este le problèm e des relations entre le sujet et
les ob jets, ainsi que de l’ accord surprenant des op é­
rations logico-m athém atiques et de l’ expérience
puis de la causalité physiques. A cet égard, la soli­
darité de la psychogenèse et de la biogenèse des
instrum ents cognitifs sem ble fournir une solution
presque contraignante : si l ’ organisme constitue le
p oin t de départ du sujet avec ses opérations cons­
tructives, il n ’ en demeure pas m oins un ob jet
physico-chim ique parm i les autres, et obéissant à
leurs lois m êm e s’il en ajoute de nouvelles. C’est
don c par l ’intérieur m êm e de l ’ organisme et non pas
(ou pas seulement) par le canal des expériences
extérieures que se fait la jo n ctio n entre les structures
du sujet et celles de la réalité matérielle. Cela ne
signifie nullem ent que le sujet en ait conscience ni
q u ’il com prenne la physique en se v o y a n t agir
m anuellem ent, m anger, respirer, regarder ou écou ­
C O N D IT IO N S O R G A N IQ U E S PRÉALABLES 75

te r ; mais cela revient à dire que ses instruments


opératoires sont nés, grâce à Faction, au sein d ’un
systèm e m atériel qui a déterm iné leurs form es
élémentaires. Cela ne signifie pas ,non plus que de
tels instrum ents sont lim ités d ’ avance et asservis
à la m atière, puisqu’ en s’ou vran t sur le m onde
intem porel des possibles et de l’inobservable ils la
dépassent de toutes parts. Mais cela traduit le fait
que, là où l’ apriorisme était obligé de recourir à
une harm onie « préétablie » entre l’univers et la
pensée (on en retrouve l’ affirm ation ju squ e chez
H ilbert), il s’ agit en réalité d ’une harm onie « établie »
et même très progressivem ent par un processus qui
débute dès les racines organiques pou r se prolonger
indéfinim ent.
Ch a p it r e III

RETOUR
A U X PROBLÈMES ÉPISTÉMOLOGIQUES
CLASSIQUES

Après avoir retracé la genèse des connaissances,


il s’ agit de chercher si les résultats de cette analyse
com portent quelque application à la solution des
grandes questions de l ’épistém ologie générale,
com m e c ’est l ’ am bition de l ’épistém ologie géné­
tique d ’y parvenir.

I. — Epistém ologie de la logique


E tant entendu une fois pou r toutes que la logique
procède par axiom atisation et doit ainsi éviter
tou t « psychologism e » ou passage du fait à la
norm e (ce qui a été le cas de plusieurs logiques non
formalisées et ce que Cavaillès puis B eth ont en­
core reproché à la phénom énologie), il demeure néan­
moins trois problèm es fondam entaux que l’ étude
génétique est susceptible d ’éclairer : quels sont
les rapports entre les procédés mêmes de la for­
malisation et ceu x de la pensée « naturelle », de
quoi la logique est-elle la form alisation et pourquoi
cette dernière rencontre-t-elle des limites, au sens
où l ’a m ontré Gôdel ?
78 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

A) Le m athém aticien P as ch a soutenu que les


démarches de la form alisation s’ orientent en sens
contraire des tendances spontanées de la pensée
naturelle. Si l ’ on se borne à caractériser celle-ci
par le contenu de la conscience des sujets, il v a de
soi q u ’ il a raison, puisque la pensée ordinaire tend
à aller de l ’ avant, alors que la form alisation consiste
en un effort rétroa ctif pou r déterm iner les con d i­
tions nécessaires et suffisantes de toutes les asser­
tions et pou r dégager explicitem ent tous les inter­
médiaires et toutes les conséauences. P ar contre,
si l’on se place au poin t de vue du développem ent
et de la construction progressive des structures,
indépendam m ent de la conscience q u ’en prend le
sujet, il semble que cette construction consiste
précisém ent à dissocier les form es des contenus et
à élaborer de nouvelles form es par abstraction
réfléchissante à partir de celles de niveau inférieur :
à cet égard, la form alisation du logicien apparaît
plu tôt com m e le prolongem ent supérieur d ’un tel
m ouvem ent d ’ ensemble que com m e orienté en sens
opposé ; mais c ’ est avec une nouveauté essentielle
en plus.
En effet, si l ’ axiom atisation repose sur certains
processus d ’ abstraction réfléchissante, elle y ajoute
une liberté de plus en plus grande de m anœ uvre.
L ’ abstraction en question est évidente lorsque le
logicien tire de sa propre pensée certains principes
élémentaires, com m e ceux d ’identité, de non-
contradiction et de tiers exclus. Mais il ne s’en
tient pas là, et l’histoire m êm e de l’ axiom atisation
m ontre que, à partir d ’un niveau où, com m e chez
E uclide, les axiom es devaient encore demeurer
intuitifs et évidents (et consister don c en de simples
emprunts à la pensée naturelle), l ’abstraction rétro­
active s’est prom ue au rang d ’activité différenciée
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 79

qui, devenant consciente de ses buts et les généra­


lisant, a acquis ce p ou voir nouveau d ’ assurer des
fondem ents à des théories de m oins en m oins intui­
tives (les géométries non euclidiennes ont m arqué
un tournant essentiel à cet égard). A insi spécialisée
de par ses fonction s mêm es, la form alisation s’ est
alors donné le droit de choisir ses axiom es en tou te
liberté, selon ses besoins, sans plus s’ en tenir aux
seuls éléments fournis par la pensée naturelle.
Plus précisém ent, si l’ on distingue au sein de l’ abs­
traction réfléchissante la « réflexion » au sens
quasi géom étrique de la p rojection de certaines
liaisons antérieures sur un nouveau plan de pensée
et la « réflexion » au sens noétique d ’une réorgani­
sation nécessitée par la reconstruction de ces liaisons
sur ce nouveau plan, ce second aspect l’ em porte de
plus en plus sur le prem ier et les reconstructions
procèdent alors par recom binaisons de plus en plus
m obiles et par com binaisons de plus en plus libres :
d ’où, par exem ple, le droit de construire des logiques
trivalentes différentes mais encore proches de la
pensée com m une, ou à une infinité de valeurs
s’ éloignant considérablem ent des intuitions du tiers
exclu.
E n un m ot, la form alisation constitue bien, du
p oin t de vu e génétique, un prolongem ent des
abstractions réfléchissantes déjà à l ’ œ uvre dans le
développem ent de la pensée, mais un prolongem ent
qui, par les spécialisations et les généralisations
dont il se rend m aître, acquiert une liberté et une
fécon dité com binatoire dépassant largem ent et de
toutes parts les bornes de la pensée naturelle, selon
un processus analogue à ceux (chap. I er, fin du
§ V I) selon lesquels les possibles en arrivent à faire
éclater le réel.
B ) D ’où notre second problèm e : de quoi la logique
80 U É P I S T É M O L O G IE G É N Ê T IQ U E

formelle est-elle l’ axiom atisation ? Dans l’histoire


des m athém atiques, une théorie form alisée constitue
presque toujours la form alisation d ’une théorie
intuitive ou « naïye » antérieure. E n logique, cepen­
dant, on n ’ en saurait dire autant et pourtant on
v oit mal com m ent un systèm e axiom atisé com p or­
terait un com m encem ent absolu, puisque les p ro ­
positions indém ontrées choisies com m e axiom es et
les notions indéfinissables servant à définir les
eoncepts subséquents englobent, les premières
com m e les secondes, tou t un m onde de liaisons
im plicites. D ’ autre part, dès la position des éléments,
com m e P « ensemble des parties » form é des seize
com binaisons possibles entré les propositions p et q
(ou leur table de vérités), interviennent des o p é ­
rations antérieures au systèm e, ici une com bin a­
toire, perm ettant de conférer à celui-ci une struc­
ture algébrique d ’ ensemble, telle l’ algèbre de B oole
ou son réseau distributif com plém enté.
Une première solution consisterait à supposer que
la logique est une axiom atisation de la connaissance
des objets, au sens de cette « physique de l ’o b je t
quelconque » admise par Spencer (abstraction à
partir des form es ou des relations entre les ob jets,
« indépendam m ent des termes » don c de leurs p ro ­
priétés quantitatives ou physiques particulières) et
en partie par Gonseth. Mais l ’ o b je t physique est
situé dans le tem ps et se transform e sans cesse,
de telle sorte que quand ce second auteur parle de
son identité (A = A ), de sa n on -con tradiction (il
ne peut pas à la fois être et ne pas être A ) ou du
tiers exclu (A ou n o n -A ), il ne s’ agit précisém ent
plus d ’ objets matériels qui changent tou jou rs quel­
que peu et échappent ainsi partiellem ent à ces
règles, mais bien des actions effectuées sur des objets
quelconques, ce qui ne revient pas au m êm e, puisque
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S SI

ces actions préfigurent les opérations du sujet.


Si nous cherchons alors du côté du sujet, on
pourrait d ’ abord faire de la logique un langage et
le rattacher, avec le positivism e actuel, à une
syntaxe et à une sém antique générales : en ce cas,
la logique ne constituerait plus une connaissance
proprem ent dite, mais une pure form e dont l’ a x io­
m atisation se bornerait à dégager les propriétés
analytiques ou tautologiques. Mais l ’exam en géné­
tique, appuyé par les résultats de la linguistique
de Chom sky, m ontre que l ’intelligence précède le
langage et que cette intelligence préverbale com ­
porte déjà une logique, mais de coordination des
schèmes d ’ actions (réunions, em boîtem ents, ordre,
correspondances, etc.). E n second lieu, une des
« Etudes » de notre Centre (vol. IY ) a pu confirm er
génétiquem ent le bien -fon dé des critiques de
W . Quine à ce q u ’il appelait l’un des « dogm es »
de l ’empirisme logique : la distinction radicale des
jugem ents analytiques et synthétiques. E n réalité,
on trouve tous les intermédiaires entre deux et toutes
les liaisons com m encent par être synthétiques pour
devenir en certains cas analytiques selon les « com ­
préhensions » (intentions attribuées par le sujet
aux concepts ou opérations q u ’il utilise, par exem ple
le -+- dans 2 -+■ 3 — 3 -+• 2). E n effet, tou te co n ­
naissance débute aux .niveaux élémentaires par une
expérience, mais on peu t distinguer dès le départ les
expériences physiques avec abstractions tirées de
l’ ob jet et les expériences logico-m athém atiques avec
abstractions réfléchissantes tirées des coordinations
entre les actions du sujet (telles que d ’im poser un
ordre aux objets ou le m odifier pou r vérifier que
2 - f 3 = 3 - f 2 ) . Il s’ensuit, quant à la prétendue
« tautologie » caractérisant la logique, q u ’ elle est
certes fondée s’il ne s’ agit que de spécifier la pro-
82 L ’ É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

priété « toujours vraie » de certaines opérations,


mais le « toujours vrai » ne se réduit nullem ent à
l’identité puisqu’il peut résulter d ’ une com binatoire,
qui est un processus de diversification autant que
d ’identifications. E n outre, tou t système formalisé
repose sur des axiom es dont les trois conditions de
ch oix sont d ’ être suffisants, com patibles entre eux
et tous distincts, c ’est-à-dire non tautologiques l ’ un
par rapport à l ’ autre.
Si la logique est donc bien plus que l’ axiom atisa­
tion d ’un langage, faut-il alors conclure sans plus
q u ’ elle form alise la « pensée » naturelle ? Oui et
non : ce n ’est nullem ent exact si l ’ on désigne sous
ce term e la pensée consciente du sujet, avec ses
intuitions et ses sentiments d ’ évidence, car ceu x-ci
varient au cours de l’histoire (Bernays) et du
développem ent, et sont loin de suffire à « fonder »
une logique. Par contre, si l’ on dépasse les obser­
vables et que l’ on cherche à reconstituer les struc­
tures, non pas de ce que le sujet sait dire ou penser
consciem m ent, mais de ce qu ’ il sait « faire » au
m oyen de ses opérations lors de la solution des
problèm es nouveaux pour lui, alors on se trou ve en
présence de structures logicisafoles, tel le groupe
I N R C dont l’ observation des conduites nous a
permis en 1949 de découvrir l’ existence (voir
chap. I er, sous § V I). En ce sens particulier et lim ité
des structures naturelles rien n ’em pêche alors de
considérer que la logique a consisté à les form aliser
to u t en les dépassant ensuite librem ent, com m e
l ’ arithm étique scientifique est partie des « nom bres
naturels » tou t en les com plétant de façon de plus
en plus riche. La logique d ’A ristote fournit d ’ ailleurs
un exem ple de ces passages entre les structures
naturelles et la reconstruction form alisante, et un
passage fort in stru ctif pu isqu ’il m ontre que le
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 83

Stagirite n ’ a pas été conscient de to u t ce q u ’ auraient


pu lui offrir ces structures de départ (il n ’ a pas v u
l’ existence de la logique des relations ni des struc­
tures d ’ ensemble) : l ’ abstraction réfléchissante néces­
saire à la form alisation, et m êm e à cette semi-
form alisation intuitive q u ’était la syllogistique, p ro­
cède don c bien par reconstructions avec décalages
et don c paliers par paliers, ce qui perm et (par
cela m êm e, mais ensuite) tous lës dépassements.
Dire que la logique est une form alisation des struc­
tures opératoires naturelles n ’ exclut don c en rien
que cette axiom atisation engendre, com m e on l’ a
v u sous A , une form e de pensée spécialisée acquérant
sa liberté et sa fécon dité propres (voir pour ces
problèm es A et B les voL X I V à X V I des « Etudes »).
G) Or, ce qui est hautem ent in stru ctif quant aux
rapports entre la form alisation et le développem ent
psychogénétique des structures naturelles est que
la prem ière, si libre et conquérante soit-elle, a
rencontré à un m om ent donné ses propres lim ites
(G-ôdel, Tarshi, Churcb, K leene, Turing, Lôwenstein-
Skolem , e tc .). Bien que celles-ci soient vicariantes et
reculent don c au fur et à mesure des constructions,
elles n ’en existent pas m oins tou jou rs en ce sens
q u ’une théorie form elle assez riche ne saurait assurer
par ses propres m oyens sa propre n on -contradiction ,
ni le caractère décidable de tous ses théorèm es, et
a besoin pou r y parvenir de s’ appuyer sur un sys­
tèm e plus i< fo rt )>. Or, com m e la construction de
cette structure plus forte ne peut que suivre la
précédente (exem ple l ’ arithm étique transfinie par
rapport à l’ arithm étique élémentaire) et que la
plus simple de l ’ échelle se trouve être la plus faible
(ici la logique des P rin cipia par rapport à l’ arithmé­
tique élém entaire), on se trou ve en présence de deux
faits fondam entaux dont la parenté avec les pers­
84 L 'K P I S T Ê M O L O G I E G É N É T IQ U E

pectives génétiques paraît vraisem blable : l’ existence


d ’une hiérarchie dans la « force » des structures et
la nécessité d ’ un constructivism e, puisque le systèm e
des structures n ’ est plus com parable à une pyram ide
statique reposant sur sa base, mais l’ est à une
spirale s’ élargissant sans fin en hauteur.
Cela dit, com m ent expliquer ces frontières viea-
riantes de la form alisation ? L ’ analogie q u ’ on vient
de soupçonner avec la con stru ction génétique sug­
gère une solution : c ’ est que les notions de form e et
de contenu sont essentiellement relatives et qu ’ une
form e ou une structure form elle ne saurait donc
acquérir d ’ autonom ie com plète. Sur le terrain du
développem ent cela est évident ; les structures
sensori-m otrices sont des form es par rapport aux
m ouvem ents simples qu ’ elles coordonnent, mais des
contenus par rapport aux actions intériorisées et
conceptualisées du niveau suivant ; les opérations
« concrètes » sont des form es par rapport à ces der­
nières actions, mais des contenus eu égard aux op é­
rations déjà form elles du niveau de 11-15 ans ;
celles-ci ne sont que des contenus par rapport aux
opérations portan t sur elles aux niveaux ultérieurs.
De même, dans l ’exem ple choisi par G ôdel, l’ arithm é­
tique élémentaire est une form e qui subsume à
titre de contenu la logique des classes et des relations
(le nom bre étant une synthèse de l ’inclusion et de
l’ ordre : chap. I er, § V ) et elle constitue elle-m êm e
un contenu (en tan t que puissance du dénom brable)
dans l’ arithm étique transfinie.
Or, s’il en est ainsi, on com prend q u ’une form e
demeure nécessairement lim itée, c ’ est-à-dire ne
pouvant assurer sa propre consistance sans être
intégrée en une form e plus large puisque son exis­
tence m êm e demeure subordonnée à l’ ensemble de
la construction dont elle constitue un m om ent p a r­
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 85

ticulier. P ou r prendre un exem ple m oins technique


que celui du n om bre, on peut dégager au niveau des
opérations concrètes certains rapports im plicites
entre la classification et la sériation : la suite des
inclusions des classes primaires (par opposition à
A \ B \ C\ etc.) d ’ une classification A -(- A r — B ,
B -f- B' = C, etc., est une sériation ( A C B < C . . .)
et réciproquem ent on peut grouper de cette m anière
les termes d ’une série (le prem ier est inclus dans la
classe des deu x prem iers, qui le sont dans celle des
trois premiers, etc.). N éanm oins, tant que n ’ est pas
construit le groupe I N R C on ne saurait réunir en
un systèm e form el unique coordon n an t les inver­
sions et réciprocités ces deux sortes de groupem ents
de classes et de relations : leur form alisation ne
saurait ainsi que demeurer incom plète tan t que ne
s’ est pas effectuée leur intégration en une structure
plus « forte ».
A u tota l, ces quelques rem arques suffisent sans
doute à m ontrer que la discussion des grands p ro ­
blèmes de l’ épistém ologie de la logique (en les dis­
tinguant soigneusem ent de la technique m êm e du
logicien dans la dém onstration des théorèm es, où
la psychogenèse n ’ a évidem m ent rien à voir) ne
saurait perdre et peut éventuellem ent gagner à
faire une part aux considérations génétiques.

II. — Epistémologie des mathématiques


Lorsque K ronecker appelait les « nom bres natu­
rels » un cadeau du B on Dieu, tou t le reste ayant
été fabriqué par les hom m es, il réservait d ’ emblée
cette part à la genèse préscientifique, mais sans
apercevoir suffisam m ent que celle-ci, analysable
dans les sociétés « prim itives », chez l ’enfant et
autres représentants du B on D ieu (n’ oublions pas
86 V É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

les perruches d ’ O tto K oh ler), était de nature assez


analogue au travail ultérieur des m athém aticiens
eux-m êm es : les correspondances bi-univoques in ­
troduites par Cantor pou r fonder la théorie des
ensembles sont connues depuis un tem ps im m ém o­
rial dans le tro c (échange un contre un) et leur fo r­
m ation peut être suivie de près chez l’ enfant et
m êm e certains vertébrés supérieurs. Les trois
« structures mères » des B ourbaki s’ observent sous
des form es élémentaires, mais distinctes, dès le
stade des opérations concrètes de l’ enfant (vol. X I Y
des « E tudes ») ; et l’ on peut parler des « catégories »
de M cLane et E ilenberg dès le niveau des « fonctions
constituantes » (chap. I er, § I I I ), en un sens trivial
mais qui m ontre la généralité de cette structure
fondam entale (une classe d ’ ob jets avec les fonctions
q u ’ils com porten t et leurs com positions lim itées :
v o ir le v ol. X X I I I des « Etudes »),
Cela dit, les trois problèm es principaux et très
classiques de l ’ épistém ologie des m athém atiques
sont de com prendre pou rqu oi elles sont in défin i­
m ent fécondes to u t en partant de concepts ou
d ’ axiom es peu n om breu x et relativem ent pauvres ;
pou rqu oi elles s’im posent de façon nécessaire et
demeurent don c constam m ent rigoureuses, malgré
leur caractère con stru ctif qui pourrait être source
d ’irrationalité ; et pou rqu oi elles s’ accordent avec
l’ expérience ou la réalité physiques m algré leur
nature entièrem ent déductive.
A) Nous considérerons la fécon dité des m athé­
m atiques com m e admise, ayant déjà écarté l ’inter­
prétation tautologique sur le terrain logique. D ’ ail­
leurs la con ception tautologique des m athém atiques
n ’ est q u ’une hypothèse assez verbale, car, si on
l’ adm ettait, il resterait à expliquer pou rqu oi l’ on
peut dire depuis v in g t-cin q siècles les mêmes choses
P R O B L È M E S É P IS T É M O L O G IQ U E S 87

sous des form es indéfinim ent nouvelles et tou jou rs


im prévues. Il y a don c là un problèm e et qui est
génétique autant q u ’ historico-critique, car les n ou ­
veautés continuelles engendrées par le travail des
m athém atiques ne sont ni des découvertes, puisqu’il
s’ agit de réalités n on données d ’ avance, ni des in ven ­
tions, pu isqu ’ une in ven tion com porte une marge
appréciable de liberté, tandis que chaque nouvelle
relation ou structure m athém atique se caractérise
par sa nécessité sitôt q u ’ elle est construite : cette
« construction nécessaire » soulève don c la question
de son m écanism e con stitu tif. Or, l’intérêt de la
dim ension génétique est de m ontrer sur ce point
une certaine convergence entre ce q u ’ en disent les
m athém aticiens et ce que révèle l’ analyse des
stades élémentaires, d ’ où les hypothèses possibles
sur les racines psychologiques et m êm e biologiques
de telles constructions.
La réponse des m athém aticiens revient de façon
générale à attribuer les nouveautés à la possibilité
d ’introduire indéfinim ent des opérations sur des
opérations. Sitôt construits deux ensembles E et F
(ce qui revient déjà à réunir opératoirem ent des
ob jets), on peut « appliquer » un x en E sur un (et
un seul) y en F 9 d ’ où une opération fonctionnelle
pou van t être bi-u n ivoqu e (dans le cas d ’ un seul x)
ou non (plusieurs x pour un y ). On peut constituer
le produ it E x F de ces deu x ensembles, ou au
contraire leur ensem ble-quotient, par une partition
fondée sur une relation d ’ équivalence (par exemple
l’ ensemble des hom m es par la relation « concitoyens »
donnant l’ ensemble des nations). On peut de même
tirer com binatoirem ent de chaque ensemble son
« ensemble des parties », ou, en répétant les opéra­
tions, obtenir nne échelle d’ ensembles de base E 9 E.
On pen t surtout, indépendam m ent de la nature des
88 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

ensembles de base, construire des « structures » en


dégageant des propriétés com m unes grâce aux op é­
rations effectuées sur ces ensembles et ces structures
peuvent alors être com parées entre elles au m oyen
de théories qui seront univalentes s’il y a isom or­
phisme (telles la géom étrie euclidienne et la théorie
des nom bres réels), sinon m ultivalentes (groupes et
topologie) (1). Les m athém atiques entières peuvent
donc se traduire en termes de con stru ction de
structures et une telle con stru ction dem eure indé­
finim ent ouverte. Le signe le plus éloquent de cette
sorte de dégel, qui a m arqué l’ extension extra­
ordinaire des m athém atiques récentes, est le n ou ­
veau sens q u ’ a pris le term e d’ « êtres » m athém a­
tiques : cessant de constituer des sortes d ’ objets
idéaux donnés une fois pou r toutes en nous ou au-
dehors, don c cessant de présenter un sens o n to lo ­
gique, ils changent sans cesse de fon ction en chan­
geant de niveau, une opération portan t sur de tels
« êtres » devenant à son tou r o b je t de la théorie, et
ainsi de suite ju sq u ’ aux structures alternativem ent
structurantes ou structurées par des structures plus
fortes ; to u t peu t don c devenir un « être », selon
l’ étage, et relève ainsi de cette relativité des form es
et des contenus déjà indiquée au § I (sons G).
Or, malgré l ’irrévérence qu ’ il peut sem bler y avoir
à com parer un m athém aticien et un enfant, il est
difficile de nier q u ’il existe quelque parenté entre
cette continuelle con stru ction intentionnelle et
réfléchie d ’ opérations sur des opérations et les pre­
mières synthèses ou coordinations inconscientes per­
m ettant la construction des nom bres ou des mesures,
des additions ou m ultiplications, des proportion s, etc.

(1) Voir A. L ic h n e r o w ic z , in Logique et connaissance scientifique


(Encycl. Pléiade), p. 477.
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 89

Le nom bre entier lui-m êm e, en tan t que synthèse de


l’inclusion des classes et de l’ ordre sérial peut déjà
être considéré com m e le résultat de l ’une de ces
opérations effectuée sur d ’ autres ; il en est de m êm e
de la mesure (partition et déplacem ent). La m ulti­
plication est une addition d ’ additions, les p rop or­
tions des équivalences appliquées à deu x rapports
m ultiplicatifs, la distributivité une suite de p ro­
portions, etc. Mais m êm e avant la constitution des
premiers êtres m athém atiques, le processus de
l’ abstraction réfléchissante, dont les exem ples pré­
cédents représentent des form es déjà évoluées, est
constam m ent à l ’ œuvre dans la form ation m êm e des
notions et opérations dé départ : or, elle consiste
toujours à introduire de nouvelles coordinations
sur ce qui est tiré des form es antérieures, ce qui est
déjà une manière d ’ opérations sur des opérations.
Par exem ple la réunion de classes distinctes en vue
d ’une classification est à la fois préparée par la
réunion des individus en classes et ajoutée à celle-ci
en tan t q u ’ opération nouvelle q u i intègre les précé­
dentes en les enrichissant. D e m êm e pou r la tran­
sitivité, etc.
B) Pour ce qui est m aintenant de la rigueur ou de
la nécessité des structures progressivem ent cons­
truites, E . M eyerson, qui vou lait réduire le travail
de la raison au seul processus de l ’identification,
a eu le « courage philosophique » de soutenir que
dans la mesure m êm e où les m athém atiques engen­
drent du nouveau, c ’ est qu ’ elles l’ em pruntent au
réel et deviennent de ce fait partiellem ent irration­
nelles. E n effet, selon cet auteur, l ’identité seule
atteint l ’ évidence, tandis que le <c divers » dépasse la
raison : les opérations elles-mêmes seraient donc
déjà à con cevoir com m e étant en partie tirées du
réel, puisque prolongeant les actions, et elles in tro­
90 L ?É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

duisent de ce fait un irrationnel ne p ou v an t que


s’ accroître avec la m ultiplication des constructions.
L ’intérêt de telles thèses est q u ’elles im pliquent une
sorte de proportion inverse entre la fécon dité et la
rigueur, mais en un sens différent de celui du posi­
tivism e logique, pou r lequel les tautologies carac­
térisant toutes les m athém atiques com porten t à la
fois le maximum de rigueur et le minimum de n ou ­
veauté. M eyerson est en outre plus conséquent que
G oblot pour lequel les constructions opératoires
expliquant la fécon dité ne sont réglées que par les
« propositions antérieurement admises » : or, ou
bien celles-ci contiennent d ’ avance le produ it des
constructions, et il n ’y a pas de nouveautés, ou
bien elles ne l’im pliquent pas et alors com m ent le
règlent-elles, car il ne suffit pas d ’une n on -contra­
diction entre les structures antérieures et nouvelles
pour que ces dernières s’im posent avec nécessité ?
En réalité, le fait rem arquable et presque para­
d oxa l q u ’il s’ agit d ’ expliquer est que fécon dité et
nécessité v on t toujours de pair : personne ne saurait
nier que l ’ essor étonnant des m athém atiques dites
« m odernes » est m arqué par les deux progrès cor­
rélatifs d ’une constructivité renforcée et d ’une
rigueur accrue. C’est don c à l ’intérieur m êm e de
la construction des structures q u ’ il faut chercher le
secret de cette « uécessité intrinsèque » (selon l’ ex­
pression jadis em ployée par F. Bout r o u x ). D e plus
il semble légitim e de distinguer deux paliers de
nécessité, en distinguant, selon la p rofon de remarque
de Cournot, les dém onstrations sim plem ent logiques
et celles qui fournissent la « raison » des conséquences
à dém ontrer : les premières ne consistent, en effet,
q u ’ à faire apercevoir com m ent les conclusions
découlent des prémisses parce que déjà contenues
en leur réunion, tandis que les secondes dégagent
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 91

une sorte de loi de com position conduisant aux


conclusions., ce qui revient à nouveau à concilier
la con stru ctivité et la rigueur.
U n exem ple particulièrem ent évident est celui
des raisonnem ents par récurrence, qui appuient la
dém onstration sur la suite entière des nom bres, ce
qui revient à rendre com pte d ’une propriété parti­
culière, à l ’ intérieur d ’une structure, par les lois
de totalité et l’ autoréglage de cette structure.
Signalons à cet égard une analogie génétique assez
frappante (« Etudes », v o l. X V I I ) : tandis que la
synthèse de l ’inclusion et de l’ ordre qui constitue
le nom bre et n ’ assure la con servation des ensembles
num ériques que vers 7-8 ans, on trou ve dès 5 ans 1/2
des sujets! qui, en m ettant d ’ une m ain une perle
dans un b oca l visible et de l ’ autre m ain Une perle
dans un récipient m asqué par un écran, prévoient
l’ égalité indéfinie de ces deu x collections ; « quand
on sait pou r une fois, on sait pou r tou jou rs » disait
ainsi un enfant de 5 ans échouant aux questions de
con servation en d ’ autres épreuves (car le fait
d ’ ajouter chaque fois une perle équivaut à une
suite d ’ em boîtem ents et la succession des gestes
com porte d ’ elle-m êm e un ordre, d ’ où une synthèse
locale et m om entanée de l’inclusion et de l’ ordre).
E n un m ot, si la m ultiplication des structures
atteste la fécon dité, leurs lois de com position
internes (par exem ple la réversibilité P„P~~X = 0,
source de n on -con tradiction ) ou externes (m or­
phismes inter structuraux) assurent leur nécessité
du seul fait des ferm etures issues de leur auto­
réglage (voir du poin t de vu e génétique l ’exemple
de la transitivité : chap. I , § IV ). Mais il convient
sans doute de distinguer à cet égard des degrés
dans la structuration. On peu t ainsi appeler <cclasses
faiblem ent structurées » celles dans lesquelles il
92 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

n ’ existe pas de loi de com position perm ettant de


passer des caractères dn to u t à ceu x d ’une partie
(par exem ple des Invertébrés aux M ollusques), ou
de ceu x d ’une partie à ceu x d ’une autre (des M ol­
lusques aux Cœlentérés), et « classes fortem ent
structurées » celles qui com porten t de telles trans­
form ations bien réglées (par exem ple, un groupe et
ses sous-groupes). Cette distinction déjà valable
au plan génétique s’ apparente probablem ent à la
n otion de la plus ou m oins grande « force » des
structures, qui s’im pose depuis les travau x de
Godel. Il n ’ est m êm e pas exclu que l’ on puisse à
cet égard distinguer des degrés dans la con tra­
diction : il nous paraît, par exem ple, plus con tra­
dictoire d ’ adm ettre n — n ^ 0 que de poser pou r
une classe qualitative peu structurée A — A # 0. E n
tou t cas, on dém ontre en arithm étique l’identité
de toutes les classes nulle s, tandis q u ’ une absence
de pom m es de terre n ’ équivaut pas à celle d ’ épi­
nards (1).
C) Quant aux relations entre les m athém atiques
et la réalité, relevons d ’ abord qu ’ en celle-ci to u t
semble être m athém atisable, au sens sinon toujours
de la mesure du moins des isom orphism es et des
mises en structures. Sans doute n ’ est-ce là q u ’un
postulat, mais don t les succès ont été ju sq u ’ici
croissants, m êm e dans les dom aines encore résis­
tants com m e ceu x des phénom ènes v ita u x . B ien
plus, on a souvent insisté sur les anticipations sur­
prenantes selon lesquelles des structures opératoires
construites déductivem ent sans aucun souci d ’ appli-

(1) On connaît 1*histoire du patron de restaurant un peu trop


logicien qui refusait de servir un « bifteck sans pommes de terre »
parce que justement il n’ en avait pas ce jour-là, mais offrait en
consolation à son client un « bifteck sans épinards ». parce qu’ il
aurait pu disposer effectivement de ceux-ci.
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 93

cations ont p u servir après coup de cadres ou d ’ins­


trum ents explicatifs pour des phénom ènes physi­
ques découverts bien plus tard : la théorie de la
relativité et la physique nucléaire en fournissent
maints exem ples.
L a solution que les recherches génétiques sug­
gèrent à cet égard est que, com m e déjà v u , si les
structures élémentaires procèdent des coordinations
générales de l’ action et celles-ci des coordinations
nerveuses, c ’ est ju sq u ’ aux coordinations organiques
et biophysiques q u ’il fau t rem onter p ou r atteindre
leurs sources, la jo n ctio n entre les opérations du
sujet et les structures de l ’o b je t étant d on c à
chercher à l ’intérieur m êm e de l’ organism e, avant
de p ou v oir être confirm ée par les rencontres entre
la déduction et l’ expérience externe. Puisque, de
façon générale, « la vie est créatrice de form es »
ainsi que le disait B rachet (et en un sens déjà
A ristote lui-m êm e), la convergence des form es
matérielles du m onde physique don t fait partie
l’ organisme et des form es intem porelles construites
par le sujet paraît eu principe com préhensible.
Ce qui l ’ est m oins est que la continuité des filia ­
tions ne se soit pas perdue en route puisque, entre
les structures organiques de départ et celles des
opérations form elles de l ’ esprit, s’intercale une série
extrêm em ent longue et com plexe de reconstructions
avec convergences d ’ un palier à l’ autre au plan de
l’ organisme et d ’ abstractions réfléchissantes avec
nouvelles réorganisations au plan du com portem ent.
Mais, contrairem ent aux apprentissages exogènes
et aux théories fondées sur l ’expérience, le propre
des structures logico-m athém atiques est de ne
jam ais m ettre en cause celles qui les ont précédées,
mais de les dépasser en les intégrant à titre de sons-
structures, les im perfections initiales ne tenant
94 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

q u ’ aux frontières trop étroites des form es de départ.


C’est un phénom ène du m êm e genre qui assure ïa
continuité des form es générales de coordination.
E n revanche, le problèm e subsiste de com prendre
en quoi consistent, lorsque le sujet devient capable
à la fois de raisonnem ents et d ’ expériences, les
échanges entre les m athém atiques s’ orientant vers
la seule déduction et le détail des données de
inexpérience. En fait, les premières démarches m a­
thém atiques peuvent paraître empiriques : réunir
ou dissocier les éléments d ’un boulier, vérifier la
com m u tativité par la perm utation des sous-col­
lections, etc. Mais, contrairem ent à l ’ expérience
physique où l’inform ation est tirée des caractères
appartenant en propre à l’ o b je t, la lecture de ces
« expériences logico-m athém atiques » ne porte alors
que sur les propriétés introduites par l’ action dans
l’ ob jet (réunions, ordre, etc.) : il est alors naturel
que ces actions, une fois intériorisées en opérations,
puissent être exécutées sym boliquem ent et donc
déductivem ent, et que, dant la mesure où les m ul­
tiples structures opératoires s’élaborent en partant
de ces form es élémentaires, leur accord avec les
« objets quelconques » demeure assuré en ce sens
q u ’ aucune expérience physique ne saurait les dém en­
tir puisqu’ elles tiennent aux propriétés des actions
ou opérations et non pas des o b je ts. R appelons
q u ’une m ention spéciale doit être faite à cet égard
des opérations spatiales, qui relèvent à la fois des
structures du sujet avec abstractions réfléchissantes
et de l ’expérience ou de l 9abstraction physiques,
puisque les objets eux-m êm es com porten t une
géom étrie.
Mais il reste à considérer les cas, et l’ histoire de la
physique en abonde, où certains contenus expéri­
m entaux résistent aux opérations connues et
PROBLÈM ES É P IS T Ê M O L O GIQ UES 95

exigent de nouvelles constructions. C’ est ce que l’ on


observe déjà dès la genèse aux n iveau x où l’ élabora­
tion des lois et surtout l’ explication causale donnent
lieu à des structurations paraissant imposées du
dehors. Or. il est rem arquable de trou ver en ces
situations m odestes un processus quelque peu
com parable aux rapports qui, à des niveaux supé­
rieurs de la pensée scientifique, existent entre la
physique expérim entale puis théorique (celle-ci
étant encore soumise à l’ expérience) et la physique
m athém atique qui reconstruit par v oie purem ent
déductive ce qu ’ ont établi les disciplines précédentes.
On observe, en effet, vers 10-11 ans, d ’ abord des
essais de mises en relations dem eurant partielles,
telles que des références spatiales relevant de deux
systèmes distincts mais n on coordonnées, ou des
correspondances quantitatives respectant les iné­
galités en je u mais sans dépasser les procédures
additives ; puis dans une deuxièm e phase les antici­
pations deviennent possibles une fois coordonnés
les deux systèmes de référence ou une fois élaborés
les rapports m ultiplicatifs propres aux proportions.
Mais, en de tels cas, l’ expérience ne suffit pas à
assurer la form ation des opérations nouvelles, faute
d ’ instrum ents de lecture adéquats, et c’ est l ’ acti­
v ité opératoire du sujet qui abou tit à la construc­
tion de ces instrum ents et (troisièm e phase) à celle
de la structure explicative. Plus précisém ent le
rôle de l ’ expérience ne consiste, en une première
phase, qu ’ à dém entir les prévisions trop simples
fondées sur les opérations don t disposait le sujet
et le forcer à en chercher de plus adéquates. Par
exem ple, en une recherche sur la distributivité dans
l’ étirem ent d ’un élastique, le sujet com m ence par
raisonner en termes additifs com m e si l’ allongement
se m arquait à l ’ extrém ité seulement (puis au terme
96 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

de chacun des segments inégaux mais avec additions


égales) : l’ expérience le détrom pe alors, mais, faute
de structures m ultiplicatives et de proportions, il
se contentera de relations partielles et adm ettra
q u ’un grand segment augm ente un peu plus q u ’un
petit sans savoir de com bien. La seconde phase
débute avec la com préhension de la prop ortion ­
nalité, mais il est essentiel de noter que celle-ci
ne résulte pas sans plus des expériences : elle con s­
titue l’instrum ent d ’ assimilation nécessaire à la
lecture de ces dernières, et si elles ont p rovoq u é sa
construction il a fallu, pou r l ’ effectuer, l’ activité
logico-m athém atique du sujet. Y ien t alors la troi­
sième phase, qui peut d ’ ailleurs prolonger im m édia­
tem ent la seconde : l’ explication de l ’ étirem ent par
une transm ission distributive, et don c hom ogène, de
la force. Or, du p oin t de vue m athém atique, l’intérêt
de cette interprétation causale est que, s’ il s’ agit
certes d ’une « attribution » des opérations à l’ ob jet
lui-m êm e, com m e nous y reviendrons au paragraphe
suivant, l’ élaboration de ce m odèle n ’ a été possible
qu’ en partant de l’instrum ent d ’ assimilation ayant
auparavant perm is la lecture de la loi, don c à partir
d’ une construction logico - m athé m ati que « appli­
quée » aux ob jets avant que les opérations ainsi
construites leur soient « attribuées » à titre causal.
On constate alors une convergence relative de ces
faits génétiques avec les procédés selon lesquels la
physique m athém atique elle-m êm e se livre à des
constructions autonom es provoquées, mais non
pas dictées, par l ’ expérience. A rem onter plus haut
que la psychogenèse, on pourrait aller ju sq u ’ à v oir
une analogie entre ces relations cognitives de la
déduction (endogène) avec l’ expérience, et les rela­
tions biologiques du génom e avec le milieu, lorsque
le premier construit de façon autonom e une « plréno-
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 97

copie » ne résultant pas sans pins de Faction du


ph én otype mais lui correspondant par une sorte de
m oulage actif.

I I I . —- E pistém ologie de la physique


Nous avons relevé, à propos du dom aine m athé­
m atique, que certaines notions apparues tardive­
m ent dans le travail de la science se révèlent au
contraire assez prim itives dans la psychogenèse,
com m e si la prise de conscience partait des résul­
tantes avant de rem onter aux sources : c ’ est le
cas de la correspondance fei-univoque, ainsi que des
structures topoïogiqu es (qui chez Fenfant sem blent
précéder de beaucoup les constructions euclidiennes
et projectives). Sur le terrain physique un ph én o­
mène analogue se présente de ïa manière suivante.
Lors des révolutions scientifiques, dont les sciences
les plus avancées de la nature ne cessent de nous
donner le spectacle, la plupart des notions clas­
siques sont ébranlées et doiven t se soum ettre à
des restructurations : le tem ps, Fespace physique,
les conservations de la masse et de l’ énergie, etc., avec
la théorie de la relativité ; le continu, les relations
entre les corpuscules et les ondes, le déterm inism e
lui-m êm e, etc., avec la m icrophysique. Par contre,
certains concepts sem blent résister plus que d ’ autres :
la vitesse prend ainsi dans l’ univers relativiste la
signification d ’une sorte d ’ absolu, même si elle
s’écrit sous la form e d ’une relation, et la grandeur
physique « action » jo u e un rôle analogue dans la
m icrophysique, Or, dans la perspective selon laquelle
l’ organism e v iva n t assure la liaison entre le m onde
physique, dont il fait partie, et les com portem ents
ou m êm e la pensée du sujet, dont il est la source,
on pourrait être alors conduit à supposer que ces
J. P lA G E ï 4
98 V É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

notions qui sont les plus résistantes sont également


les plus profondém ent enracinées au p oin t de vue
psych o- et m êm e peut-être biogénétique.
A) E n ce qui concerne les relations ciném atiques
(vol. X X et X X I des « E tudes »), il est, en effet,
frappant de constater que dans le dom aine des
perceptions animales héréditaires (les recherches
ont porté sur des batraciens et des insectes) il existe
une perception différenciée de la vitesse, com m e
des form es et des distances, et Ton a m êm e pu
trou ver chez la grenouille des cellules spécialisées
à cet égard, tandis q u ’ il n ’ existe rien de tel pou r la
durée. Chez l’ enfant on observe une intuition pré­
coce de la vitesse indépendante de la durée et fondée
sur la n otion purem ent ordinale du dépassem ent
(ordres de succession dans l ’ espace et dans le tem ps
mais sans référence aux espaces parcourus ni aux
durées), tandis que les intuitions tem porelles sem­
blent tou jou rs liées à des rapports de vitesse, en
particulier la sim ultanéité. C’ est ainsi que le jeu n e
sujet adm ettra sans difficulté la sim ultanéité des
départs et celle des arrivées pou r deux m ouvem ents
de mêmes vitesses, parallèles et issus d ’ origines
voisines, mais il contestera celle des arrivées si
l’u n des deu x m obiles arrive plus loin. L orsqu ’il
parvient à reconnaître ces simultanéités des départs
puis des arrêts, il continuera néanm oins longtem ps
à penser que le parcours plus long a pris plus de
tem ps. Chez l ’ adulte encore, de deu x m ouvem ents
de vitesses différentes présentés en durées brèves,
le plus rapide paraît perceptive m ent cesser avant
l ’ autre alors que les arrêts sont objectivem en t
simultanés. D e m êm e la perception des durées sera
influencée par celle des vitesses.
D e manière générale, tan t q u ’il s’ agit d ’un seul
m ouvem ent, le sujet saura dire très tô t q u ’un
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 99

parcours A C prend plus de tem ps que les parcours


partiels A B ou B C et q u ’ en un tem ps A C le par­
cours sera plus long q u ’ en des durées partielles A B
ou JBC. Ou lorsqu ’il s’ agit des fréquences de pré­
sentation d ’ un son ou d ’un éclair lum ineux, il saura
de m êm e trou ver sans problèm e les relations entre
ces fréquences et les durées. Mais dès q u ’il intervient
deux m ouvem ents différents ou deu x fréquences
distinctes, les difficultés surgissent du fait qu ’il est
alors nécessaire de coordon n er deux tem ps loca u x
et deux espaces (ou fréquences) loca u x pou r en tirer
les relations spatio-tem porelles com m unes aux deux
m ouvem ents ou changem ents, et ju squ e vers 9 ans
ces coordinations resteront essentiellem ent ordinales
(confusion de plus lon g et de plus loin ou plus de
tem ps, etc.). Il n ’ est d on c pas exagéré de penser
q u ’ aux vitesses et distances d ’ échelle supérieure les
coordinations auxquelles a dû se livrer la m écanique
relativiste, lorsque les faits (l’ expérience de M ichelson
et M orley, etc.) ont m ontré l ’insuffisance du tem ps
hom ogène universel et des extrapolations fondées sur
notre espace euclidien à l’ échelle proch e, parti­
cipent d ’ un processus général de coordin ation entre
les vitesses, les durées et les distances, don t la
prem ière étape a consisté à coordon n er sim plem ent
les relations inhérentes à chacun des deu x m ou ve­
ments distincts pou r abou tir à ce tem ps et cet
espace euclidien hom ogènes. Les anciennes (mais
tou jou rs actuelles) réflexions de Poincaré sur les
conditions de la sim ultanéité dans l ’ expérience
im m édiate le m ontraient déjà clairem ent et il est
intéressant de constater que les faits observables
au cours de la psychogenèse des notions cinéma-
tiques tém oignent de difficultés bien plus consi­
dérables encore. E n une telle perspective, à la fois
génétique et historique, le prim at général de la
100 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

n otion de vitesse (vitesse m ouvem ent ou vitesse


fréquence) acquiert ainsi une signification épisté­
m ologique rem arquable.
B) A en venir à la grandeur physique « action »
et de façon générale à l’ explication causale, les
faits psychogénétiques sem blent m ontrer à l’ évi­
dence que la causalité est née de Faction propre, dès
le niveau sensori-m oteur et aux débuts de l’ intel­
ligence représentative : mais nous sommes encore
loin de l’ action au sens physique, car, s’ il inter-
vient déjà très tô t, et surtout dès les actions instru­
m entales, des intuitions de poussées, de résistances
et de transm ission im m édiate du m ouvem ent, il
s’y ajoute toutes sortes de « pouvoirs >> variés et
non analysés où se m êlent l’ illusion su bjective et les
relations effectives. E t surtout les relations causales
entre objets résultent d ’une attribution de ces
actions et pouvoirs propres selon un p sych om or­
phism e encore général. Dès le second niveau pré­
opératoire s’ élaborent par contre les « fonctions
constituantes » qui m arquent un début de décen­
tration du su jet, puis, dès le prem ier niveau du
stade des « opérations concrètes », la causalité
tém oigne d ’ une attribution des opérations elles-
mêmes aux ob jets, d ’ où la form ation des transm is­
sions « m édiates », etc. (voir le chap. I er, § IV ).
A ce niveau F « action » com m ence alors à acquérir
une signification physique : par exem ple, pou r des
poussées sur un plan horizontal, le sujet adm ettra
l’ équivalence d ’un ch oc du m obile a ctif lançant
le m obile passif de A en JB et d ’ un entraînem ent
continu au cours duquel le m obile a ctif accom pagne
le m obile passif qu ’il pousse ainsi plus lentem ent de
A en B . E n ce cas, on peut déjà parler d’ « actions »
au sens f i e , le tem ps court du lancem ent étant
com pensé par un ch oc plus fort et le tem ps long
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 101

de l’ entraînem ent par une poussée plus faible. D e


plus la poussée p tient à la fois com pte des poids
et des vitesses d ’ où p == mv^ bien que, com m e on
l’ a v u , la force ne soit pas encore différenciée du
m ouvem ent lui-m êm e (d ’ où fte ~ dp). A u second
niveau des opérations concrètes s’ effectue la diffé­
renciation et dès les opérations form elles le rôle
de l’ accélération s’im pose (d ’ où f ~ ma).
E n cette évolution des notions d ’ action et de
force, com m e dans les très nom breuses situations
causales déjà étudiées (transmissions, com positions
des forces, actions et réactions, etc.), o n retrouve
sans cesse ce rôle des opérations du sujet, com m e
déjà indiqué au paragraphe précédent, mais a ccom ­
pagné de cette « attribution » des structures opéra­
toires aux objets eux-m êm es, ce qui nous intéresse
m aintenant, car il y a là une nouvelle convergence,
et d ’ordre très général, entre la genèse et le dévelop­
pem ent de la pensée scientifique elle-m êm e.
C) Sur ce dernier terrain, on sait assez la portée
épistém ologique du problèm e des relations entre la
légalité et la causalité, puisque la prem ière appar­
tient au dom aine des observables, tandis que la
causalité est tou jou rs inobservable et seulement
déduite, d ’où la m éfiance traditionnelle de l’ em ­
pirisme puis du positivism e à son égard. Même en
ce qui concerne la « perception de la causalité » au
sens de M ichotte, on perçoit effectivem ent, lors
de l’ action d ’un m obile sur un autre, que quelque
chose « a passé », mais on ne v o it rien « passer » :
déjà à ce plan élémentaire la causalité constitue
donc la résultante d ’une com position (ici entre
régulations perceptives), mais n on pas l ’un des
observables, et, à s’ en tenir à ceu x-ci, H um e p ou r­
rait continuer à parler de simples successions régu­
lières, d on c de « con jon ction s » sans « connexions ».
102 TJÉ P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

Certes, si observables soient-ils, les faits géné­


raux et les relations répétables qui constituent la
légalité on t déjà besoin d ’ opérations pour être
enregistrés et cela dès la lecture de l’ expérience
com m e rappelé au paragraphe précédent. Duhem
insistait ja dis sur le n om bre de présuppositions
théoriques q u ’ im plique l’ affirm ation « le courant
s’ établit », lorsque l’ observateur ne v o it qu ’ une
aiguille se déplacer légèrem ent sur le tableau d ’un
appareil électrique. Il en faut proportionnellem ent
to u t autant à l’ enfant pour ju ger d ’une simple
accélération ou pour reconnaître que le je t sortant
latéralem ent d ’un tu be cylindrique vertical percé
d ’un trou dépend de la colonne d ’ eau située au-
dessus de lui et n on pas d ’un m ouvem ent ascendant.
Les purs observables ont beau ne consister q u ’ en
déplacem ents ou en changem ents d ’ état, ils sont
déjà structurés par de m ultiples relations dès la
lecture et plus encore lors de leur généralisation en
lois, ce qui suppose une continuelle activité opé­
ratoire du sujet. E n un m ot le fait ph ysique n ’ est
accessible que par la m édiation d ’un cadre logico-
m athém atique dès la constatation et a fortiori au
cours du travail d ’induction. Mais les opérations
don t il s’ agit en ces cas ne sont encore q u ’ « appli­
quées » aux ob jets, c ’ est-à-dire q u ’ elles fournissent
des form es à ces contenus physiques com m e elles
pourraient le faire pou r n ’im porte quels contenus
susceptibles d ’ en accepter de telles en leurs n om ­
breuses variétés. Des form es opératoires élém en­
taires, don t la genèse m ontre q u ’ elles sont néces­
saires p ou r constater et généraliser les faits, aux
équations fonctionnelles les plus raffinées que les
m athém atiques offrent aux physiciens pou r struc­
turer leurs lois, ce processus de 1’ « application »
est le m êm e et il suffit en ce qui concerne la légalité.
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 103

T ou t autre est le processus de l ’explication cau­


sale, qui com porte un ensemble d ’échanges sur­
prenants entre les opérations logico-m athém atiques
et les actions des objets. E xpliquer les lois, autre­
m ent dit en fournir la raison au lieu de se borner
à la description, si analytique soit-elle, c ’ est d ’ abord
en déduire certaines à partir d ’ autres ju sq u ’ à
constituer des systèmes. Mais cette déduction ne
fait pas sortir de la légalité, tant qu ’ elle se borne
à insérer des lois particulières en de plus générales
pou r les en tirer ensuite par v oie syllogistique. La
déduction ne devient explicative q u ’ à partir du
m om ent où elle prend une form e constructive,
c ’ est-à-dire où elle tend à dégager une « structure »
dont les transform ations perm ettraient alors de
retrouver les lois tant générales que particulières*
mais à titre de conséquences nécessaires de la struc­
ture et n on plus à titre de généralités de divers
ordres sim plem ent em boîtées. U ne telle structure*
em pruntée cela v a sans dire à l ’ arsenal des struc­
tures m athém atiques possibles (telles quelles ou
rem aniées pou r s’ adapter au problèm e considéré),
revient alors à introduire au plan ph ysiqu e ce que
l ’ on appelle des « m odèles ».
Mais to u t n ’ est pas dit ainsi et le m odèle ne jo u e
son rôle ex p lica tif que dans l ’ exacte mesure où les
transform ations de la structure ne perm ettent pas
sim plem ent au sujet-physicien de s’ y retrouver lui-
m êm e dans le dédale des relations ou des lois, mais
où elles correspondent effectivem ent et m atériel­
lem ent aux transform ations ob jectiv es et réelles
(d on c pour ainsi dire « ontiques ») qui se produisent
dans les choses. C’ est alors à cette étape que se
m arquent les deux différences fondam entales entre
la légalité et la causalité. La prem ière est que si la
légalité p eu t en rester au plan des « phénom ènes »,
104 JL’ É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

sans avoir à trancher de la réalité ou de l ’inutilité de


supports possibles, la causalité exige que « l’ ob jet
existe » : d ’où la recherche perm anente d ’objets à
toutes les échelles, don t les débuts historiques
rem ontent à l ’ époque où , sans encore aucune expé­
rience à l’ appui ni m êm e aucun soupçon de la
m éthode expérim entale, les Grecs sont! parvenus
à l’hypothèse héroïque d ’un m on de d ’ atom es d on t
les com positions rendaient com pte de la diversité
qualitative du réel. La seconde différence entre la
légalité et la causalité dérive de la précédente :
tandis que les opérations en je u dans la constitution
des lois ne sont q u ’ appliquées aux ob jets, celles qui
interviennent dans la structure ou le m odèle prêtés
à des objets leur sont alors et attribuées » en ce sens
que ces objets eux-m êm es, puisqu’ils existent,
deviennent les opérateurs qui effectuent les trans­
form ations du systèm e. E t com m e ces opérations
attribuées sont en principe les mêmes que celles
dont usait la légalité, à cette différence près qu ’ elles
sont coordonnées en « structures », et com m e ces
structures sont analogues à celles des constructions
logico-m athém atiques (au x différences près dues
à leur insertion dans la durée et la m atière), les
attributions causales donnent à l’ esprit la possi­
bilité de « com prendre », en raison de cette con ver­
gence entre ce que fo n t m atériellem ent les o p é ­
rateurs ob jectifs et ce que peu t faire en ses déd u c­
tions le sujet lui-m êm e.
A partir des m ultiples attributions de structures
concrètes et surtout form elles don t nous avons
donné quelques exem ples au chapitre I er (transi­
tivité et transmissions, com positions m ultiplicatives,
groupe I N R C , etc.) ju sq u ’ aux structures de groupes
dont usent les différentes m écaniques et aux op é­
rateurs interdépendants décrits par la m icro­
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 105

physique, le processus de l’ explication causale se


présente de fa çon très générale sous ces form es
fonctionnellem ent analogues.
D) Mais, alors que ces convergences entre les
opérations logico-m athém atiques et les opérateurs
causaux soulèvent du p oin t de vue de celles-là le
problèm e général du pou rqu oi d ’une telle adéquation
(discuté en II, C), elles conduisent réciproquem ent
à se poser, du p oin t de vue de la physique, certaines
questions troublantes.
Si l’ em pirism e logique était dans le vrai, l’ o b je c-
tiv ité du sujet devrait être im m édiate et générale en
raison des contacts perceptifs possibles avec les
ob jets, seule l’ extension croissante des échelles de
la recherche expliquant les difficultés rencontrées,
progressivem ent surmontées ; dans cette perspec­
tive physicaliste les opérations Iogico-m athém a-
tiques se réduiraient à u n simple langage en lui-
m êm e tau tologiqu e, mais servant à raconter ce que
l’ observation fournit ; enfin les opérations propre­
m ent physiques ne consisteraient q u ’ en celles décrites
par B ridgm an, qui perm ettent à l’ observateur de
trouver ou retrouver les relations, en particulier
m étriques, que les différences d ’ échelle voilen t à
l’ observation im m édiate (cf. les m éthodes servant
à évaluer les distances entre deu x villes ou entre
deux étoiles). L e problèm e est alors de com prendre
pou rqu oi un tableau si simple est historiquem ent
insuffisant, ce qui revient à se dem ander pou rqu oi
la physique (expérim entale com m e m athém atique)
s’ est constituée avec un retard si considérable par
rapport aux sciences purem ent déductives, alors
que, si les interprétations du positivism e logique
étaient vraies, elle aurait dû les précéder ou se déve­
lopper de pair avec elles.
L ’ ob jectiv ité, tou t d ’ abord (vol. V et V I des
106 L 9É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

« E tudes »), est u a processus et non pas un état, et


elle représente m êm e une conquête difficile, par
approximations indéfinies, parce que devant rem-
plir les deux conditions suivantes. La première
est que le sujet, ne connaissant le réel q u ’ à travers
ses actions (et n on pas seulement ses perceptions),
l ’ accession à l ’ ob jectiv ité suppose une décentration.
Or, celle-ci est loin de ne caractériser que le passage
de l’ enfance à l’ âge adulte : tou te l ’histoire de l’ astro­
nom ie est celle de centrations successives dont il a
fallu se libérer depuis l’ époque où les corps célestes
suivaient les hom m es (l’ étoile des rois mages, etc.)
ju sq u ’ à Copernic et N ew ton, qui croyaient encore
universels nos horloges et nos m ètres. E t ce n ’ est
là q u ’un exem ple. Or, le sujet ne parvient à se
décentrer qu ’ en coordon n an t en prem ier lieu ses
actions sous les espèces de structures opératoires
de plus en plus com préhensives. Seulement l’ o b je t,
n ’ étant d ’ abord connu qu ’ à travers les actions du
sujet, doit lui-m êm e être reconstitué et devient de
ce fait une lim ite dont on cherche à se rapprocher
indéfinim ent, mais sans jam ais F atteindre : la
seconde con d ition de l ’ ob jectiv ité est don c cette
reconstitution par approxim ations, d ’ où une série
de nouvelles coordinations, entre les états suc­
cessifs d ’un m êm e o b je t ainsi q u ’ entre les ob jets, ce
qui revient à l’ élaboration de principes de conser­
v a tion et de systèmes causaux. Mais, com m e il
s’agit des mêmes coordinations opératoires, on
pourrait alors soutenir que la décentration du sujet
et la reconstitution de l’ o b je t sont les deux aspects
d ’une même activité d ’ ensemble. Gela est vrai, mais
sous cette réserve essentielle que la coordination
des opérations du sujet peut s’ effectuer déducti­
ve m ent, tandis que la construction du réel suppose
en plus un recours constant à l ’ expérience ; or, la
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 107

lecture com m e Tint erp rétat ion de celle-ci requièrent


elles-mêmes la coordin ation précédente. La co m ­
plexité d ’une telle situation est sans doute ce qui
explique le retard historique de la physique sur les
m athém atiques. Elle m ontre en tou t cas pou rqu oi
il est illusoire de considérer avec l’ empirisme l’ o b je c ­
tiv ité com m e une dém arche spontanée pour ne pas
dire autom atique des fonction s cognitives.
Si les opérations logico-m athém atiques jou en t
ainsi un rôle nécessaire dans la décentration du
sujet et la reconstitution de l’ o b je t, les considérer
com m e un langage descriptif revient à dire que la
con stru ction des outils de la description d oit précéder
la mise en œ uvre de celle-ci. Or, cela n ’ a de sens
que si cette description est en fait constitutive,
don c si elle est bien plus q u ’une description. Mais,
du p oin t de vue de Fépistém ologie de la physique,
le problèm e est alors le suivant : les structures logico-
m athém atiques (qu ’ on les taxe de langage, mais
indispensable à la com préhension, ou d ’instrum ents
de structuration, peu im porte m aintenant) porten t
sur l ’ensem ble extem porané des possibles, tandis
que leur insertion dans le réel, d ’ abord à titre
d ’ applications pou r l’ établissem ent de lois o b je c­
tives et surtout à titre d ’ attributions pou r atteindre
l’ explication causale, revient à les incarner dans le
tem porel, le fin i, et d on c en un secteur essentiel­
lem ent lim ité par rapp ort aux dim ensions de ces
structures abstraites. Or, l’ étonnant est que le
réel n ’ est effectivem en t atteint, n on seulement en
son ob jectiv ité, mais encore et surtout en son intel­
ligibilité, q u ’ une fois ainsi inséré entre le possible
et le nécessaire, c ’ est-à-dire en tan t qu ’intercalé
entre des possibles reliés entre eux par des liens
déductivem en t nécessaires.
Dans le détail des théories physiques ce processus
108 v ;E p i s t é m o l o g i e g é n é t iq u e

est courant, m êm e aux n iveau x les plus élémentaires.


E xpliquer un état d ’ équilibre par la com pensation
de tous les tra v a u x virtuels, c ’ est se donner un
tableau de toutes les possibilités com patibles avec
les contraintes du systèm e et les com poser selon un
lien nécessaire : d ’ où l’intelligibilité de l’ état de
fait, en l’ occurrence seul réel. Calculer une co m p o ­
sition de forces c ’ est raisonner com m e si chacune
constituait un vecteu r indépendant des autres et
en m êm e tem ps les relier par une addition v e c to ­
rielle qui les subordonne toutes à un ensemble
d’ intensité et de direction seules actuellem ent
réelles : opération don t le sens m athém atique est
trivial, mais don t la signification physique est
épistém ologiquem ent si étrange que Des cartes s’ est
fou rvoy é dans ses n e u f lois du ch oc et que les cas
les plus simples de com position des tractions par le
poids ne sont dom inés par l’ enfant q u ’ au niveau
des opérations form elles. Dans les cas plus co m ­
plexes, com m e les intégrales de Ferm ât ou de
Lagrange intervenant dans les calculs d'extremum,
cette insertion du réel entre le possible et le néces­
saire devient si évidente que M ax P lanck a vou lu
y voir une subordination du m onde physique à un
principe de finalité lui paraissant aussi o b je c tif
que celui de cause efficien te, les objets devenant
ainsi des « êtres de raison » se con form an t à un plan
d ’ ensemble. Mais si cette raison demeure celle du
physicien, le problèm e se réduit à celui des relations
entre le possible et le réel et, com m e on le sait,
c’ est en ces termes que se posent finalem ent toutes
les questions de probabilité.
A u tota l, les opérations dont a besoin la physique,
qu’il s’ agisse de celles du sujet physicien ou des
opérateurs en je u dans les actions des ob jets, déb or­
dent de loin le cadre de l ’ opérationalism e de
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 109

B ridgm an, parce q u ’il s’ agit de part et d ’ autre


d ’ opérations structurantes et non pas seulement de
procédés utilitaires destinés à s’y retrouver en des
structures données d ’ avance. Certes, l ’ o b je t existe
et les structures objectives existent elles-mêmes
avant q u ’ on les découvre. Mais on ne les décou vre
pas au term e d ’un voya ge opérationnel (au sens
bridgmamexi) à la manière dont Colom b a trou vé
l ’A m érique au cours du sien : on ne les décou vre
q u ’en les reconstruisant, c ’ est-à-dire q u ’ on peut
s’ en rapprocher de plus en plus, mais sans la certi­
tude de les toucher jam ais sim plem ent. E n cette
perspective le sujet lui aussi existe et m êm e si ses
instrum ents procèden t en leur source du m onde
physique lui-m êm e, par l ’interm édiaire de la b io ­
genèse, ils le dépassent sans cesse en construisant
un univers extem porané de possibles et de liens
nécessaires, qui est bien plus fécon d qu ’ un « univers
du discours » puisqu’il s’ agit de systèmes de trans­
form ations enrichissant les objets pou r m ieux les
rejoindre.
Si de tels propos peuvent paraître étranges, c ’ est
sans doute parce que la physique est loin d ’ être
achevée, faute d ’ avoir encore pu s’intégrer la b io ­
logie et a fortiori les sciences du com portem ent. Il
en résulte que nous raisonnons actuellem ent sur des
dom aines séparés et artificiellem ent sim plifiés, la
physique n ’étant ju sq u ’ici que la science des objets
non vivants n i conscients. Le jo u r où elle deviendrait
plus « générale » (selon la forte expression de
C b.-E ug. Guye) et atteindrait ce qui se passe dans
la matière d ’un corps en train de vivre ou m êm e
d ’user de raison, l’ enrichissement épistém ologique
de l’ ob jet par le sujet, dont nous faisons ici l’h y p o ­
thèse, apparaîtrait peut-être com m e une simple loi
relativiste de perspective ou de coordination des
110 V É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

référentiels, m ontrant à la fois que, pou r le sujet,


l’ o b je t ne pourrait pas être autre que ce q u ’ il lui
paraît, mais aussi que du p oin t de vue des objets
le sujet ne saurait être différent.

IV . — Le constructivism e
et la création des nouveautés
E n conclusion de ce petit ouvrage, il s’ agit de
cerner d ’un peu plus près le problèm e central de la
construction des connaissances nouvelles, que nous
avons sans cesse rencontré, et de chercher ce que la
perspective génétique peut fournir à cet égard.
A ) E n partant de la rem arque précédente (fin
du § ÏIX), il faut d ’ abord constater que, si la physi-
que n ’ est pas achevée, ce qui v a de soi, n otre univers
lui-m êm e ne l’ est pas davantage, ce que l’ épisté­
m ologie oublie trop souvent : il se dégrade en partie,
ce qui ne nous intéresse poin t ici, mais il est égale­
m ent le siège de créations m ultiples com m e semble
le m ontrer la cosm ologie contem poraine. D e même,
à retracer l ’ évolu tion des espèces au cours du quater­
naire, il s’ est produ it un ensem ble considérable de
nouveautés, à com m encer par l’bom inisation de
quelques prim ates, et une série de races im prévues
continue de se form er en de nom breuses espèces
animales et végétales. Quant aux m odifications
phénotypiques nouvelles, don t la nature est essen­
tielle en ce q u i concerne les connaissances, elles
peu ven t se produire presque à v o lo n té sous nos yeu x
en tan t qu ’ interactions n on encore réalisées entre
un organism e relativem ent plastique et un milieu
m odifié.
Mais, dès cette référence aux transform ations
biologiques, le problèm e se pose de l’ alternative
entre la nouveauté réelle et la prédé t erm m ation.
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 111

Les com binaisons possibles des séquences de V A D N


étant innom brables, il est facile de soutenir que
to u te variation héréditaire n ’ est que l’ actualisation
d ’une com binaison préform ée. H ypothèse irréfu­
table, mais inutile, a dit D obzhansky ; cependant, il
reste à analyser ce que signifient : les term es de
« possible » et d ’ « actualisation ». Or, en un tel
dom aine, le possible n ’ est reconnu de façon authen­
tiq u e que rétroactivem ent une fois réalisé, et cette
actualisation com porte une interaction nécessaire
avec les circonstances contingentes du milieu : la
préform ation d ’un génotype nouveau ne signifie
don c, en fait, que l’ existence d ’une certaine con ti­
nuité avec ceu x don t il est issu, mais ne cou vre pas
l’ ensem ble des conditions nécessaires et suffisantes
à sa form ation . A fo rtio ri, celle d ’un ph én otype
nouveau, don c la m od ifica tion d ’ une « norm e de
réaction », com porte, bien entendu, une certaine
con tin u ité avec les états antérieurs de celle-ci,
mais suppose en plus un certain n om bre d ’inter­
actions avec le milieu qui n ’étaient pas prévisibles
dans le détail.
Seulem ent, à la différence des constructions cogn i­
tives que nous supposons être à la fois nouvelles
et nécessaires, les nouveautés précédentes sont plus
faciles à être reconnues telles, en tan t que con tin ­
gentes. A se rapprocher de la connaissance, la
question qui se pose est celle de la créativité des
actions humaines, et en particulier des techniques
q u i s’ apparentent de près au savoir scientifique.
Or les techniques sem blent constituer les nouveautés
les plus évidentes transform ant chaque jo u r notre
univers : en quoi sont-elles alors à qualifier de
« nouvelles » et en quoi peuvent-elles à leur tour être
considérées com m e prédéterm inées ? Le premier
lancem ent d ’un satellite artificiel a sans doute été
1X2 L 'É P IS T É M O L O G IE G Ê N Ê T IQ U E

Furie des actions techniques les plus m inutieusem ent


préparées et s’ appuyant par conséquent sur le
nom bre le plus grand de connaissances préalables
par rapport à Fessai tenté. On pourrait don c dire
q u ’il s’ agit d ’une com binaison calculable don t tous
les éléments étaient donnés. Oui, mais autre chose
est de con cevoir une com binaison se réalisant fa ta ­
lem ent entre de m ultiples facteurs appartenant à
un nom bre considérable de séries hétérogènes (des -
données astronom iques ju sq u ’ à la nature du car­
burant) et autre chose est d’ avoir eu Fidée de
chercher cette com binaison. Dans le prem ier cas, la
probabilité est encore bien plus faible que celle
dont le biologiste Bleuler a fait le calcul pou r ana­
lyser ce que serait la form ation d’un œil par m uta­
tions conjuguées (il en arrivait à un processus don t
la durée aurait dépassé Fâge de la Terre) : il est alors
peu sign ifica tif de parler d ’une prédéterm ination de
la com binaison. Dans le second cas, l ’idée directrice
constitue certes l ’ aboutissem ent d ’une série de
projets antérieurs, mais la com binaison réalisée
résulte de ch oix et de mises en relations non con te­
nus en eux : elle est d on c nouvelle en tan t que
com binaison due à l ’intelligence d ’ un ou plusieurs
sujets et elle nous enrichit d’ objets qui n ’ étaient ni
connus n i m êm e déductibles avant certains rap­
prochem ents activem ent recherchés.
A ce plan de F action , qui n ’ est pas encore celui
des constructions nécessaires, se pose don c déjà le
problèm e qui dom ine, sem ble-t-il, celui des n ou ­
veautés ou des préform ations : si l’ on considère
com m e prédéterm inée tou te produ ction nouvelle
du seul fait q u ’ elle était possible au vu des résultats
obtenus, la question est alors d ’ établir si, par rap­
p ort au réel et à ses changements continuels, le
possible est par nature stable parce que déjà entière-
P R O B L È M E S É P IS T É M O L O G IQ U E S 113

m ent m eublé et de façon intem porelle, ou s’il est


lui-m êm e sujet à transform ations, en ce sens que
l’actualisation de certains de ses secteurs constitue
une ouverture sur de « n ou veau x » possibles. Or,
des variations biologiques ju sq u ’ aux constructions
caractéristiques des actions humaines et des tech n i­
ques, il semble aller de soi que tou te in n ovation
fraie précisém ent la v oie à de nouvelles possibilités.
Mais en est-il de m êm e de la succession des struc­
tures opératoires, alors que chacune d ’ elles, une
fois construite, apparaît com m e nécessaire et déduc­
tible à partir des précédentes ?
B) N ous avons v u com m ent, au cours de la genèse,
la connaissance procède au départ d ’ actions m até­
rielles pour aboutir en fin de com pte à l’intem porel
et à une ouverture sur l’ ensemble des possibles.
N ous avons constaté, d ’ autre part, en q u oi l’inser­
tion des faits physiques dans les cadres logico-
m athém atiques et en quoi l’ attribution des opé­
rations aux objets eux-m êm es conduisaient à une
insertion du réel entre le possible et le nécessaire,
com m e si l’univers des possibles était seul à p ou v oir
rendre intelligibles les transform ations tem porelles.
D e là au platonism e il semble n ’y avoir q u ’ un pas,
et jadis G. Juvet l ’ a franchi avec con v iction au
nom de « La structure des nouvelles théories ph ysi­
ques ». Mais entre deux sont venus le con structi­
vism e au sens strict de Brouwer, les travau x sur les
limites de la form alisation, les nouvelles recherches
sur le transfini et l’ étonnante liberté dans la cons­
truction des « morphismes », autant d ’indices très
significatifs d’une parenté éventuelle entre la
genèse tem porelle qui est Fan des objets de nos
études et cette sorte de genèse ou de filiation intem ­
porelles, mais non moins effectives, dont semble
tém oigner le développem ent des structures log ico-
114 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

m athém atiques (voir à cet égard le v ol. X V des


« Etudes »).
Le problèm e est alors le suivant. Lorsque le
m athém aticien fait une invention qui ouvre une
série de nouvelles possibilités, est-ce là simplement
un épisode su b jectif ou historiée-génétique ne
tenant q u ’ au travail hum ain et tem porel des géné­
rations successives de chercheurs, ou s’ agit-il d ’une
articulation reliant l’ ensemble des possibles d’ un
niveau déterm iné à un ensem ble hiérarchiquem ent
distinct de possibilités non contenues dans les précé­
dentes et par conséquent opératoirem ent nouvelles ?
Les travau x de Feferm an et Schütte (précédés par
des articles de K leene, d ’A ckerm ann et de W erm us
sur les form alisations « constructives » du transfini)
fournissent à cette question une réponse qui sem ble
décisive sur le terrain de ces nom bres transfinis.
Ces auteurs sont d ’ abord parvenus à définir un
nom bre « kappa 0 » ( X 0) qui constitue une lim ite
pou r la prédicativité. A utrem ent dit, ju sq u ’ à K 0
non com pris, on peut avancer au m oyen d ’ une
constructivité « effective » (don c d ’une com binatoire
rendant tou te construction décidable), tandis que
déjà pou r définir K 0 et a fortiori au-delà on est
contraint d ’ abandonner cette m éthode. P ar contre,
passé la lim ite, de nouvelles possibilités sont ou ­
vertes selon ce que l’ on peu t appeler une récursivité
et une décidabilité « relatives ». Soit ainsi une classe
S0 où tou t est décidable, plus une proposition
non décidable : dans l’h ypoth èse où N D 1 peut
être considérée com m e vraie (ou fausse) en vertu
de suppositions particulières extérieures au sys­
tèm e, l ’ ensemble St ( = S0 -f- ND-±) devient « rela­
tivem ent décidable » par rapport à N D 1 ; si l ’ on
adjoin t à <SX une nouvelle proposition iVX)2 non
décidable et que par hypothèse elle peut être véri­
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 115

fiée pou r des raisons également extrinsèques, on


aura l’ ensemble S 2 ( = Sx + 1VD2) « relativem ent
décidable » ; et ainsi de suite par réorganisations
successives et répétition transfinie.
Ges « degrés de solvabilité » correspondent alors
à des structures par coucbes hiérarchisées (mais
sans linéarité com plète) faisant intervenir des p ro ­
blèm es n on décidables de poids de plus en plus
grand, mais cette hiérarchie de systèmes est im pos­
sible à circonscrire par une form ule ou m éthode de
calcul effectives : on en est réduit à recourir à une
série d ’ inventions successives (portan t sur les 1VD),
chaque stade étant irréductible au précédent de
façon de plus en plus forte. On v o it le double intérêt
de ces résultats : d ’ une part, il devient difficile de
parler de notions prédéterm inées, puisque, au-delà
de la lim ite K 0? on sort du dom aine de la com bin a­
toire, et l’ argum ent classique (qu oiqu e dou teu x) selon
lequ el l ’invention nouvelle était d ’ avance com prise
dans P ensemble des com binaisons possibles perd
ainsi sa valeur ; d ’ autre part, chaque passage d ’un
palier au suivant ouvre de nouvelles possibilités,
ce qui con d u it à adm ettre q u ’ en m athém atiques
com m e ailleurs l’univers des possibles n ’ est pas
achevé une fois p ou r toutes, selon une program m a­
tion que l’ on pourrait lire d ’ avance. E n fait cette
lecture reviendrait déjà à une construction par actua­
lisations successives et l’ on v o it en outre q u ’ au-delà
de la constructivité « effective » d ’ autres lui suc­
cèdent selon un m ode im prévisible.
G) D e façon générale, le problèm e que pose l ’épis­
tém ologie génétique est de décider si la genèse des
structures cognitives ne constitue que l ’ensemble
des conditions d ’ accession aux connaissances ou si
elle atteint leurs conditions constitutives. L ’ alter­
native est alors la suivante : la genèse correspond-
116 L 'Ê P ÎS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

elle à une hiérarchie ou m êm e à une filiation natu­


relles des structures, ou ne décrit-elle que le p ro ­
cessus tem porel selon lequel le sujet les découvre
à titre de réalités préexistantes ? E n ce dernier cas
cela reviendrait à dire que ces structures étaient
préform ées, soit dans les objets de la réalité physique,
soit dans le sujet lui-m êm e à titre a p riori, soit dans
le m onde idéal des possibles en un sens platonicien.
Or, l’ am bition de l’ épistém ologie génétique était
de m ontrer, par l ’ analyse de la genèse elle-m êm e,
l ’insuffisance de ces trois hypothèses, d ’ où la néces­
sité de v o ir en la con stru ction génétique au sens
large une con stru ction effectivem ent constitutive.
Le m om ent est venu de chercher si cette am bition
était fondée.
a ) A com m encer par l’ interprétation p la ton i­
cienne, elle traduit un certain sens com m un des
m athém aticiens pou r lequel les « êtres » m athé­
m atiques existent de tou te éternité indépendam ­
m ent de leur construction. Or, le double enseigne­
m ent de l ’histoire et de la psychogenèse sem ble
être de m ontrer, d ’une part, que l’h ypoth èse d ’ une
telle existence perm anente (ou « subsistance »,
essence, etc.) n ’ ajoute rien à la connaissance log ico-
m athém atique elle-m êm e et ne la m odifie en rien,
et, d ’ autre part, que le sujet ne dispose d ’ aucun
procédé cog n itif spécifique perm ettant d ’ atteindre
de tels « êtres », à supposer q u ’ils existent, les seuls
instruments connus des connaissances logico-m ath é­
m atiques étant ceux qui interviennent en leur
con stru ction et se suffisent d on c à eux-m êm es.
E n ce qui concerne le prem ier de ces deux points,
la différence est frappante entre les rôles que jou en t
respectivem ent les hypothèses d ’ « existence » dans
le cas des objets physiques et dans celui des « êtres »
m athém atiques. Dire que sous les phénom ènes
P R O B L È M E S É P IS T É M O L O G IQ U E S 117

atteints à titre d ’ observables par la recherche de la


légalité en physique existent des objets réels, c ’ est
m odifier profon dém ent l ’interprétation de la causa­
lité, puisque celle-ci perd sa signification si l’ on s’ en
tient aux observables et s’im pose au contraire si
l’ on croit aux « objets ». Par contre, supposer que
les quaternions existaient de tou t tem ps avant
qu’ H am ilton les construise ne change rien à leurs
propriétés. Certes, une différence n otable oppose le
constructivism e de Brouw er, avec ses restrictions
concernant le principe du tiers exclu, aux m athé­
m atiques classiques dont les constructions déductives
font sans précaution usage des raisonnem ents par
l’ absurde. Mais dans notre langage ce sont là seule­
m ent deux types distincts de constructions ou d ’ uti­
lisation des opérations, et ce débat ne suffit pas à
trancher la question du platonism e, encore que
l’opération alisme de B rouw er com porte une épisté­
m ologie nettem ent antiplatonicienne.
Le seul exem ple que nous ayons rencontré où
la référence au platonism e sem ble m odifier l’ aspect
technique d ’une connaissance est cette affirm ation
de J u v et : ce n ’ est pas, com m e le disait Poincaré,
parce qu ’il est n on contradictoire q u ’un être m athé­
m atique existe, c ’ est au contraire parce q u ’il existe
(au sens platonicien) q u ’il est exem pt de con tradic­
tion . Mais si ce m ot est sign ificatif à titre de recherche
d’une utilisation concrète des croyances platoni-
santes, il n ’ en a pas m oins été totalem ent dém enti
par le théorèm e de G ôdel, puisque la dém onstra­
tion de la n on -con tradiction d ’un systèm e suppose
la con stru ction d ’un autre systèm e plus « fort »
et que la considération de leur existence au sens
platonicien n ’ ajoute rien à l’ affaire.
Quant au second poin t, on connaît assez l’ évo­
lution de B . Russell. D e m êm e que la « perception »
118 V É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

nous fournit la connaissance des objets matériels,


disait-il lors de la phase platonicienne de sa grande
carrière, de m êm e une faculté particulière, qu ’il
appelait « con ception », nous donnerait accès aux
idées éternelles qui « subsistent » indépendam m ent
de nous. Mais que faire en ce cas des idées fausses,
malheureusement plus fréquentes que les vraies ?
E h bien, a répondu Russell, elles « subsistent » elles
aussi, à côté des vraies, « de m êm e q u ’il existe des
roses rouges et des roses blanches ». N ous dem an­
derons en outre, pour notre part, à partir de quel
m om ent on peut être assuré de l’ appartenance des
concepts à ce m onde éternel des idées justes et
fausses : les « préconcepts » des n iveau x antérieurs
aux opérations loaieo-m athém atiques y ont-ils déjà
droit ? E t les schèmes sen sori-m oteurs ? Si B . R u s­
sell a rapidem ent renoncé à son platonism e initial,
ce n ’ est don c pas sans raison : c ’ est q u ’il n ’ ajoutait
rien, sinon des com plications, à sa ten tative de
réduire les m athém atiques à la logique.
N ous conclurons de m êm e quant aux rapports
entre le platonism e et la construction génétique ou
historique des structures. Certes l’hypothèse p la to­
nicienne est irréfutable en ce sens qu ’une construc­
tion , une fois effectuée, peut t oui ours être dite,
par le fait m êm e, avoir été éternellem ent prédéter­
minée dans le m onde des possibles en considérant
celui-ci com m e un to u t statique et achevé. Mais
com m e cette con stru ction constituait le seul m oyen
d ’ accès à un tel univers des Idées, elle se suffit à
elle-m êm e sans q u ’il soit besoin d ’ en hypostasier
le résultat.
b) Quant à considérer les structures de connais­
sances com m e préform ées soit dans les objets
physiques, soit dans les a p rio ri du sujet, la d iffi­
culté est q u ’il s’ agit là de deu x termes lim ites, dont
P R O B L È M E S É P IS T É M O L O G IQ U E S 119

les propriétés se m odifien t an fur et à mesure q u ’ on


croit les atteindre, les premiers en s’ enrichissant
et les seconds en s’ appauvrissant.
Certes les objets existent et ils com porten t des
structures qui existent elles aussi indépendam m ent
de nous. Seulem ent, les objets et leurs lois ne p o u ­
v a n t être connus que grâce à celles de nos opéra­
tions qui leur sont appliquées à cet effet, et con sti­
tu en t le cadre de l ’ instrum ent d ’ assimilation per­
m ettant de les atteindre, nous ne les rejoignons
d on c que par approxim ations successives, ce qui
revient à dire q u ’ ils représentent une lim ite jam ais
atteinte. D ’ autre part tou te explication causale
suppose en plus une attribu tion de nos opérations
aux objets, ce qui réussit et atteste par conséquent
l’ existence d ’ une analogie entre leurs structures et
les nôtres ; mais cela rend d’ autant plus difficile
to u t iugem ent sur la nature de ces structures ob iec-
tives indépendam m ent des nôtres, cette nature
indépendante devenant à son tou r une lim ite
jam ais atteinte bien q u ’ on soit obligé d ’y croire.
Ce n ’ est don c pas pour rien que Ph. Franck n ’ est
pas parvenu à se décider entre les deux conceptions
possibles de la causalité : une loi de la nature ou une
exigence de la raison, cette disjon ction nous parais­
sant à nous, à la fois n on exclusive et réductible à
une con jo n ctio n logique.
Seulem ent, si nous enrichissons ainsi les struc­
tures objectives de notre apport déductif, cela
signifie que nos structures logico-m athém atiques
ne sauraient être considérées com m e dérivant de
structures matérielles ou causales des objets : leur
p oin t de con tact est à chercher, com m e on l ’a vu
au chapitre I I , dans l’ organisme viva n t lui-mêm e,
car c ’ est à partir de cette source que les systèmes
logico-m athém atiques se sont élaborés en passant
120 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

par le com portem ent, grâce à une suite ininter­


rom pue d ’ abstractions réfléchissantes et de con s­
tructions autorégulatrices constam m ent nouvelles.
P ou r ce qui est m aintenant de l’hypothèse a p rio-
riste, qui situerait la prédéterm ination dans le sujet
et non plus dans les ob jets, on se trou ve égalem ent
en présence d ’ une sorte de lim ite, mais en un sens
opposé. I l sem ble génétiquem ent évident que tou te
construction élaborée par le sujet suppose des
conditions internes préalables, et à cet égard K an t
avait raison. Seulement ses form es a p rio ri étaient
beaucoup trop riches : il croya it, par exem ple,
l’ espace euclidien nécessaire, alors que les géom é­
tries n on euclidiennes l’ on t réduit au rang de cas
particulier. Poincaré en a conclu que la structure
de groupe était seule nécessaire, mais l’ analyse
génétique m ontre q u ’ elle aussi ne se construit que
progressivem ent. E tc. Il en résulte q u ’ à v ou loir
atteindre un a p rio ri authentique on doit réduire
de plus en plus la « com préhension » des structures
de départ et que, à la lim ite, ce qui subsiste à titre
de nécessité préalable se réduit au seul fo n ctio n ­
nem ent ; c ’ est, en effet, celui-ci qui constitue la
source des structurations, mais au sens où Lam arck
disait que la fon ction crée l’ organe (ce qui reste
vrai au plan ph én otypiqu e). Il est alors clair que
cet apriorisme fonction n el n ’ exclu t en rien, mais
appelle une construction continue de nouveautés.
D) Si les structures nouvelles dont la genèse et
l’histoire m ontrent l ’élaboration successive ne sont
préformées ni dans le m onde idéal des possibles, ni
dans les objets, n i dans le sujet, c ’ est don c que leur
construction historico-génétique est authentique­
m ent constitutive et ne se réduit don c pas à un
ensemble de conditions d ’ accession. Mais une telle
affirm ation ne saurait être justifiée par le seul
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S ni
exam en des faits, sur lesquels ont insisté les cha­
pitres I er et I I de ce petit ouvrage : il y a là en plus
une question de droit ou de validité, puisque la
nouveauté d ’une structure ne relève pas seulement
de la constatation, mais encore et tou t autant de la
dém onstration.
L a nôtre ne sera qu ’intuitive, mais on pourrait
la form aliser dans le style inauguré par G ôdel et
les innom brables travau x de ces deu x ou trois der­
nières années sur les ensembles transfinis. Elle se
réduira m êm e à quelques remarques simples, pour ne
pas dire triviales : celles dont elle a coutum e de faire
usage pou r réfuter en tou te occasion les excès du
réductionnism e- Dans tous les dom aines du savoir,
en effet, on a périodiquem ent assisté, en présence
de deu x paliers don t l’ un est plus com plexe que
l ’autre (et peut don c être dit « supérieur » à lui),
soit à une tendance à réduire le supérieur à l’infé­
rieur, soit à la tendance contraire en réaction contre
les excès de la première. Sur le terrain de la physique,
par exem ple, on a longtem ps considéré les ph én o­
mènes m écaniques com m e un m odèle élémentaire
et m êm e seul intelligible, auquel tou t devait se
réduire : d ’ où les efforts désespérés pour traduire
l’ électrom agnétism e en langage de m écanique. Sur
le terrain biologique on a voulu réduire les p ro­
cessus v ita u x aux phénom ènes physico-chim iques
connus (en oubliant les transform ations possibles
d’ une discipline qui effectivem ent se m odifie sans
cesse) : d’ où la réaction d ’un antiréductionnism e
vitaliste dont le m érite tou t n égatif n ’ a consisté
qu ’ à dénoncer les illusions des réductions prém atu­
rées. E n psychologie on a vou lu to u t « réduire » au
schème stim ulus-réponse, aux associations, etc.
Si les hypothèses réductionnistes étaient fondées,
il va de soi qu ’ elles excluraient tou t constructivism e
122 U É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E

au sens rappelé à l ’instant, et il en serait de m êm e


des subordinations de l’ inférieur au supérieur (vita­
lisme, etc.) : en ces deux cas, tou te structure « n ou ­
velle » serait à considérer com m e préform ée au
sein soit du plus simple, soit du com plexe, la n ou ­
veauté ne consistant q u ’ en une explicitation réussie
de liens préexistants. R éciproqu em en t la réfutation
du réductionnism e entraîne un appel au construc­
tivism e.
E n effet, partout où le problèm e a pu être résolu,
on a abouti à une situation en accord rem arquable
avec les hypothèses constructivistes : entre deux
structures de n iveaux différents, il n ’y a pas réduc­
tion à sens unique, mais une assimilation réciproque
telle que la supérieure peut être dérivée de l’ infé­
rieure par v oie de transform ations, mais aussi
telle que la première enrichit cette dernière en se
l’intégrant. C’ est ainsi que l’ électrom agnétism e a
fécon dé la m écanique classique en p rovoq u an t la
naissance de nouvelles m écaniques, ou que la gravi­
ta tion a été réduite à une sorte de géom étrie, mais
dont les courbures sont déterminées par les masses.
On peut espérer de m êm e q u ’ en réduisant la vie à
la physico-chim ie on enrichira celle-ci de propriétés
nouvelles. Dans les dom aines de la logiqu e et des
m athém atiques, la réduction des secondes à la
prem ière rêvée par W hitehead et Russell a abouti
à une sorte d ’ assimilation à double sens, la logique
étant intégrée dans l’ algèbre générale to u t en servant
d ’instrum ent dans l’ axiom atisation de celle-ci ou
de n ’im porte quelle autre théorie (sans revenir sur
les relations com plexes existant entre le nom bre
et les structures de classes et relations). E tc. Il est
alors visible que ces assimilations réciproques p ro­
cèdent à la manière des abstractions réfléchissantes
qui, en assurant le passage entre deux paliers hiérar­
PROBLÈM ES É P IS T É M O L O G IQ U E S 123

chiques, engendrent de ce fait m êm e de nouvelles


réorganisations. E n un m ot la con stru ction de
structures nouvelles semble caractériser un p ro ­
cessus général dont le p ou v oir serait con stitu tif et
ne se réduirait pas à une m éthode d ’ accession :
des échecs du réductionnism e causal, sur le terrain
des sciences du réel, à ceu x du réductionnism e d éd u c­
t i f quant aux lim ites de la form alisation et aux
rapports des structures supérieures avec celles de
la logiqu e, on assiste partou t à une faillite de l’idéal
de déduction intégrale im pliquant la préform ation,
et cela au p rofit d’ un constructivism e de plus en plus
apparent.
Or, en analysant les stades les plus élémentaires,
l ’ épistém ologie génétique a pu m ontrer que les
form es initiales de la connaissance étaient beaucoup
plus différentes des form es supérieures q u ’ on ne le
croyait, et que, par conséquent, la con stru ction de
celles-ci avait eu à parcourir un chem in bien plus
long, bien plus difficile et surtout bien plus im pré­
visible q u ’ on ne p ou vait l’imaginer. L ’ em ploi de la
m éthode génétique enrichit don c d’ autant les con cep­
tions constructivistes, et c’ est pou rqu oi, si partiels
que soient nos résultats, nous avons confiance en
son avenir malgré l’im m ensité du dom aine qui reste
à explorer.
B IB L IO G R A P H IE

O U V R A G E S P U B L IE S D A N S L E S
« É T U D E S D 'É P IS T É M O L O G IE G É N É T IQ U E »
(Presses Universitaires de France)

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génétique et recherche psychologique, 1957.
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et équilibre, 1957.
II I . L . A p o s t e l , B . M a n d e l b r o t et A . M ore , Logique*
langage et théorie de ¥ information* 1957.
IV . L . A p o s t e l , W . M a y s , A . M o r f et J . P ia g e t , Les
liaisons analytiques et synthétiques* 1957.
'' V . A . J o n c k h e e r e , B . M a n d e l b r o t et J . P ia g e t , La
lecture de ¥ expérience* 1958.
11 ' V I . J . S. B r ü n e r , F . B r e s s o n , A . M o r f et J. P ia g e t ,
Logique et perception, 1958.
V I L P. G r é co et J . P ia g e t , A.pprentissage et connaissance,
1959.
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apprentissage et probabilité* 1959.
I X . A . M o r f , J . S w e d s l u n d , V in h -B a n g et J. F . W o h l -
w i l l , L 1apprentissage des structures logiques* 1959.
‘ X . M . G oxjstard , P . G r é c o , B . M a t a l o n et J . P ia g e t ,
La logique des apprentissages* 1959.
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Problèmes de la construction du nombre* 1960.

X I I . D . E . B e r l y n e et J. P ia g e t , Théorie du comportement
et opérations* 1960.
X I I I . P . G réco et A . M o r f , Structures numériques élémen­
taires* 1962.
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X V . L . A p o s t e l , J. B . G r iz e , S. P a p e r t et J . P ia g e t ,
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logique naturelle* 1962.
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La formation des raisonnements récurrentiels» 1963.
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” et psychologie de V identité, 1 9 6 8 .
T A B L E D E S M A T IÈ R E S

I n t r o d u c t i o n .............................................................................................. 5

Ch a p it r e P r e m i e r . — La psychogenèse îles connais­


sances ................................... U
I. — Les niveaux sen sori-m oteu rs............................ 13
II, — Le premier niveau de la pensée préopératoire. . 20
III. — Le second niveau p r é o p é r a to ir e ...................... 28
IV . — L e prem ier niveau du stade des opérations
con crètes.................................................................... 34
V . — Le second niveau des opérations concrètes . . . 46
V I. — Les opérations form elles ................................... 51
Ch a p it r eII. — Les conditions organiques préalables
(M ogenèse des co n n a is s a n ce s )................................... . . . 59
I. — L ’empirisme la m a rc k ie n ..................................... 61
II. — L ’in n é is m e ............................................................... 64
I II . — Des instincts à l ’intelligence ............................. 68
IV . — Les autorégulations .............................................. 71
I I I . — R etour aux problèmes épistémologiques
Ch a p i t r e
classiques................................................................................... 77
I. — - E pistém ologie de la logiq u e.............................. 77
II. — E pistém ologie des m a th é m a tiq u e s................ 85
I II . — E pistém ologie de la physique ........................ 97
IV . — Le constructivism e et la création des nou­
veautés .................................................................... 110
B i b l i o g r a p h i e ..................... 125
1970. — Imprimerie des Presses Universitaires de France* — Vendôme (France)
ÉDIT. N° 31 152 ÏM PK 7.M É E N F R A N C E IMF. N° 21 934

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