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méthodologie L2/S4
Nietzsche, Humain, trop humain, II, 2 : « Le voyageur et son ombre », §11, trad. R. Rovini
modifiée
Notre perception courante, imprécise, prend un groupe de phénomènes pour une unité et l’appelle
un fait ; entre celui-ci et un autre fait, elle ajoute par l’imagination un espace vide, elle isole chacun
des faits. En réalité, agir et connaître ne sont pas des suites de faits et d’intervalles vides, mais un
flux constant. Or, la croyance à la liberté du vouloir est précisément inconciliable avec la
représentation d’un écoulement constant, unique, indivis, indivisible : elle suppose que tout acte
distinct est isolé et indivisible ; elle est un atomisme en matière de vouloir et de connaissance. – De
même que nous comprenons les caractères de façon imprécise, de même faisons-nous des faits ;
nous parlons de caractères identiques, de faits identiques : il n’existe rien de tel. Cependant, nous ne
louons et ne blâmons qu’en vertu de ce faux postulat qu’il y a des faits identiques, qu’il existe un
ordre hiérarchisé de genres de faits auquel correspondrait un ordre hiérarchisé de valeurs ; donc,
nous n’isolons pas seulement les faits un à un, mais aussi à leur tour les groupes de faits
prétendument identiques (actions bonnes, mauvaises, compatissantes, envieuses, etc.) – commettant
dans les deux cas une erreur. – Le mot et le concept sont la raison visible qui fait que nous croyons à
cet isolement de groupes d’actions : ils ne nous servent pas seulement à désigner les choses, c’est
l’essence de celles-ci que nous nous figurons à l’origine saisir par eux. Maintenant encore, les mots
et les concepts nous induisent continuellement à penser les choses plus simples qu’elles ne sont,
séparées l’une de l’autre, indivisibles, chacune étant en soi et pour soi. Il y a, cachée dans la langue,
une mythologie philosophique qui perce et reperce à tout moment, si prudent que l’on puisse être
par ailleurs. La croyance à la liberté du vouloir, c’est-à-dire des faits identiques et des faits isolés, a
dans la langue son évangéliste et son défenseur persévérants.
Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre III, Chap. 3, 1111a22-1111b,, tr. fr. J. Tricot, éd. Vrin
Étant donné que ce qui est fait sous la contrainte ou par ignorance est involontaire, l'acte volontaire
semblerait être ce dont le principe réside dans l'agent lui-même connaissant les circonstances
1 Il s'agit sans doute d'une publication allemande plus ou moins proche de l'Orbis pictus de Comenius (Nuremberg,
1658), ouvrage resté très populaire jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
particulières au sein desquelles son action se produit. Sans doute, en effet, est-ce à tort qu'on appelle
involontaires les actes faits par impulsivité ou par concupiscence. D'abord, à ce compte-là, on ne
pourrait plus dire qu'un animal agit de son plein gré, ni non plus un enfant. Ensuite, est-ce que nous
n'accomplissons jamais volontairement les actes qui sont dus à la concupiscence ou à l'impulsivité,
ou bien serait-ce que les bonnes actions sont faites volontairement, et les actions honteuses
involontairement ? Une telle assertion n'est-elle pas ridicule, alors qu'une seule et même personne
est la cause des unes comme des autres ? Mais sans doute est-il absurde de décrire comme
involontaire ce que nous avons le devoir de désirer : or nous avons le devoir, à la fois de nous
emporter dans certains cas, et de ressentir de l'appétit pour certaines choses, par exemple pour la
santé et l'étude. D'autre part, on admet que les actes involontaires s'accompagnent d'affliction, et les
actes faits par concupiscence, de plaisir. En outre, quelle différence y a-t-il, sous le rapport de leur
nature involontaire, entre les erreurs commises par calcul, et celles commises par impulsivité ? On
doit éviter les unes comme les autres, et il nous semble aussi que les passions irrationnelles ne
relèvent pas moins de l'humaine nature, de sorte que les actions qui procèdent de l'impulsivité ou de
la concupiscence appartiennent aussi à l'homme qui les accomplit. Il est dès lors absurde de poser
ces actions comme involontaires.