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Textes et sujet

méthodologie L2/S4

Pascal, Pensées, fragment 44 « imagination » (éd.Lafuma)


Imagination. — C'est cette partie dominante dans l'homme, cette maîtresse d'erreur et de
fausseté, et d'autant plus fourbe qu'elle ne l'est pas toujours, car elle serait règle infaillible de vérité,
si elle l'était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune
marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Je ne parle pas des fous, je
parle des plus sages ; et c'est parmi eux que l'imagination a le grand don de persuader les hommes.
La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe puissance ennemie de la
raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a
établi dans l'homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades,
ses riches, ses pauvres. Elle fait croire, douter, nier la raison. Elle suspend les sens, elle les fait
sentir. Elle a ses fous et ses sages. <...> Qui dispense la réputation, qui donne le respect et la
vénération aux personnes, aux ouvrages, aux lois, aux grands, sinon cette faculté imaginante ?
Toutes les richesses de la terre [sont] insuffisantes sans son consentement. Ne diriez-vous pas que
ce magistrat dont la vieillesse vénérable impose le respect à tout un peuple se gouverne par une
raison pure et sublime, et qu'il juge des choses par leur nature sans s'arrêter à ces vaines
circonstances qui ne blessent que l'imagination des faibles. Voyez-le entrer dans un sermon, où il
apporte un zèle tout dévot, renforçant la solidité de sa raison par l'ardeur de sa charité ; le voilà prêt
à l'ouïr avec un respect exemplaire. Que le prédicateur vienne à paraître, si la nature lui [a] donné
une voix enrouée et un tour de visage bizarre, que son barbier l'ait mal rasé, si le hasard l'a encore
barbouillé de surcroît, quelques grandes vérités qu'il annonce, je parie la perte de la gravité de notre
sénateur. Le plus grand philosophe du monde sur une planche plus large qu'il ne faut, s'il y a au-
dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra.
Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer.

Canguilhem, Le Normal et le Pathologique, PUF page 178.


Une norme, dans l'expérience anthropologique, ne peut être originelle. La règle ne
commence à être règle qu'en faisant règle et cette fonction de correction surgit de l'infraction même.
Un âge d'or, un paradis, sont la figuration mythique d'une existence initialement adéquate à son
exigence, d'un mode de vie dont la régularité ne doit rien à la fixation de la règle, d'un état de non-
culpabilité en l'absence d'interdit que nul ne fût censé ignorer. Ces deux mythes procèdent d'une
illusion de rétroactivité selon laquelle le bien originel c'est le mal ultérieur contenu. À l'absence de
règles fait pendant l'absence de techniques. L'homme de l'âge d'or, l'homme paradisiaque, jouissent
spontanément des fruits d'une nature inculte, non sollicitée, non forcée, non reprise. Ni travail, ni
culture, tel est le désir de régression intégrale. Cette formulation en termes négatifs d'une
expérience conforme à la norme sans que la norme ait eu à se montrer dans sa fonction et par elle,
ce rêve proprement naïf de régularité en l'absence de règle signifie au fond que le concept de normal
est lui-même normatif, il norme même l'univers du discours mythique qui fait le récit de son
absence.

Nietzsche, Humain, trop humain, II, 2 : « Le voyageur et son ombre », §11, trad. R. Rovini
modifiée
Notre perception courante, imprécise, prend un groupe de phénomènes pour une unité et l’appelle
un fait ; entre celui-ci et un autre fait, elle ajoute par l’imagination un espace vide, elle isole chacun
des faits. En réalité, agir et connaître ne sont pas des suites de faits et d’intervalles vides, mais un
flux constant. Or, la croyance à la liberté du vouloir est précisément inconciliable avec la
représentation d’un écoulement constant, unique, indivis, indivisible : elle suppose que tout acte
distinct est isolé et indivisible ; elle est un atomisme en matière de vouloir et de connaissance. – De
même que nous comprenons les caractères de façon imprécise, de même faisons-nous des faits ;
nous parlons de caractères identiques, de faits identiques : il n’existe rien de tel. Cependant, nous ne
louons et ne blâmons qu’en vertu de ce faux postulat qu’il y a des faits identiques, qu’il existe un
ordre hiérarchisé de genres de faits auquel correspondrait un ordre hiérarchisé de valeurs ; donc,
nous n’isolons pas seulement les faits un à un, mais aussi à leur tour les groupes de faits
prétendument identiques (actions bonnes, mauvaises, compatissantes, envieuses, etc.) – commettant
dans les deux cas une erreur. – Le mot et le concept sont la raison visible qui fait que nous croyons à
cet isolement de groupes d’actions : ils ne nous servent pas seulement à désigner les choses, c’est
l’essence de celles-ci que nous nous figurons à l’origine saisir par eux. Maintenant encore, les mots
et les concepts nous induisent continuellement à penser les choses plus simples qu’elles ne sont,
séparées l’une de l’autre, indivisibles, chacune étant en soi et pour soi. Il y a, cachée dans la langue,
une mythologie philosophique qui perce et reperce à tout moment, si prudent que l’on puisse être
par ailleurs. La croyance à la liberté du vouloir, c’est-à-dire des faits identiques et des faits isolés, a
dans la langue son évangéliste et son défenseur persévérants. 

Kant, Rêves d'un visionnaire


En admettant maintenant que l'on ait prouvé que l'âme de l'homme soit un esprit (…), la première
question que l'on pourrait poser serait à peu près celle-ci : où est le lieu de cette âme humaine dans
le monde corporel ? Je répondrais : ce corps dont les changements sont les miens est mon corps, et
son lieu est aussi le mien. Si l'on demandait ensuite : où donc est ton lieu (celui de l'âme) dans ce
corps ? alors je soupçonnerais quelque chose d'insidieux dans cette question. Car on remarque
aisément qu'elle suppose déjà quelque chose qui n'est pas connu par expérience mais repose peut-
être sur des inférences imaginaires, à savoir que mon moi pensant est dans un lieu distinct des lieux
d'autres parties de ce corps qui est mien. Or nul n'a de conscience immédiate d'un lieu privilégié
dans son corps, mais seulement du lieu qu'il occupe en tant qu'homme par rapport au monde qui
l'entoure. Aussi, pour m'en tenir à l'expérience commune, dirais-je provisoirement : où je sens, c'est
là que je suis. Je ne suis pas moins immédiatement au bout de mes doigts que dans ma tête. C'est
moi-même qui ai mal au talon et dont le cœur bat dans l'émotion. Quand mon cor au pied me
tourmente, ce n'est pas dans un nerf du cerveau que je sens l'impression douloureuse, mais c'est au
bout de mes orteils. Nulle expérience ne m'enseigne à tenir pour éloignées de moi certaines parties
de ma sensation, et à emprisonner mon moi indivisible dans un petit coin microscopique du
cerveau, d'où il ferait mouvoir le levier de ma machine corporelle et où il serait lui-même touché
par lui. C'est pourquoi j'exigerais une preuve rigoureuse pour trouver absurde ce que disaient les
scolastiques : « mon âme est tout entière dans mon corps tout entier et tout entière dans chacune de
ses parties ». Le bon sens aperçoit souvent la vérité avant de voir les raisons permettant de la
prouver ou de l'élucider. Je ne serais pas non plus tout à fait désorienté par l'objection, si l'on me
disait que par cette voie j'envisage l'âme comme étendue et répandue par tout le corps, à peu près
comme elle est dépeinte aux enfants dans le « Monde en images 1 ». Car j'écarterais cet obstacle en
observant que la présence immédiate dans la totalité d'un espace prouve uniquement une sphère
d'activité externe et non une multiplicité de parties internes ni par conséquent une étendue ou figure,
vu qu'il n'en existe que si dans un être pris en lui-même il y a espace, autrement dit si l'on y trouve
des parties extérieures les unes aux autres. En fin de compte, ou bien je saurais ce peu de choses sur
la nature spirituelle de mon âme, ou bien, si on ne me l'accordait pas, je me contenterais encore de
n'en rien savoir du tout.

Aristote, Ethique à Nicomaque, Livre III, Chap. 3, 1111a22-1111b,, tr. fr. J. Tricot, éd. Vrin
Étant donné que ce qui est fait sous la contrainte ou par ignorance est involontaire, l'acte volontaire
semblerait être ce dont le principe réside dans l'agent lui-même connaissant les circonstances
1 Il s'agit sans doute d'une publication allemande plus ou moins proche de l'Orbis pictus de Comenius (Nuremberg,
1658), ouvrage resté très populaire jusqu'à la fin du XVIIIe siècle.
particulières au sein desquelles son action se produit. Sans doute, en effet, est-ce à tort qu'on appelle
involontaires les actes faits par impulsivité ou par concupiscence. D'abord, à ce compte-là, on ne
pourrait plus dire qu'un animal agit de son plein gré, ni non plus un enfant. Ensuite, est-ce que nous
n'accomplissons jamais volontairement les actes qui sont dus à la concupiscence ou à l'impulsivité,
ou bien serait-ce que les bonnes actions sont faites volontairement, et les actions honteuses
involontairement ? Une telle assertion n'est-elle pas ridicule, alors qu'une seule et même personne
est la cause des unes comme des autres ? Mais sans doute est-il absurde de décrire comme
involontaire ce que nous avons le devoir de désirer : or nous avons le devoir, à la fois de nous
emporter dans certains cas, et de ressentir de l'appétit pour certaines choses, par exemple pour la
santé et l'étude. D'autre part, on admet que les actes involontaires s'accompagnent d'affliction, et les
actes faits par concupiscence, de plaisir. En outre, quelle différence y a-t-il, sous le rapport de leur
nature involontaire, entre les erreurs commises par calcul, et celles commises par impulsivité ? On
doit éviter les unes comme les autres, et il nous semble aussi que les passions irrationnelles ne
relèvent pas moins de l'humaine nature, de sorte que les actions qui procèdent de l'impulsivité ou de
la concupiscence appartiennent aussi à l'homme qui les accomplit. Il est dès lors absurde de poser
ces actions comme involontaires.

Carl Schmitt, Théologie politique, chapitre III « théologie politique »


Tous les concepts prégnants de la théorie moderne de l’État sont des concepts théologiques
sécularisés. Et c’est vrai non seulement de leur développement historique, parce qu’ils ont été
transférés de la théologie à la théorie de l’État – du fait, par exemple, que Dieu tout-puissant est
devenu le législateur omnipotent –, mais aussi de leur structure systématique, dont la connaissance
est nécessaire pour une analyse sociologique de ces concepts. La situation exceptionnelle a pour la
jurisprudence la même signification que le miracle pour la théologie. C’est seulement en prenant
conscience de cette position analogue qu’on peut percevoir l’évolution qu’ont connue les idées
concernant la philosophie de l’État au cours des derniers siècles. Car l’idée de l’État de droit
moderne s’impose avec le déisme, avec une théologie et une métaphysique qui rejettent le miracle
hors du monde et récusent la rupture des lois de la nature, rupture contenue dans la notion de
miracle et impliquant une exception due à une intervention directe, exactement comme elles
récusent l’intervention du souverain dans l’ordre juridique existant. Le rationalisme de l’Auflärung 2
condamna l’exception sous toutes ses formes. La conviction théiste des auteurs conservateurs de la
contre-révolution3 out dès lors tenter d’appuyer idéologiquement la souveraineté personnelle du
monarque avec des analogies tirées d’une théologie théiste.

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