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URSS : la dialectique ambiguë du changement

Author(s): S. KARTVELI
Source: Politique étrangère , AUTOMNE 1987, Vol. 52, No. 3 (AUTOMNE 1987), pp. 567-
583
Published by: Institut Français des Relations Internationales

Stable URL: http://www.jstor.com/stable/42713505

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POLITIQUE ÉTRANGÈRE / 567

S. KARTVELI
URSS : la dialectique ambiguë
du changement

réussi au moins une chose : plus personne aujourd'hui ne met


En en réussi deux endoute
douteauleansfaitmoins
que lalenouvelle
fait etdirection
une demisoviétique
que choseselasoitde nouvelle pouvoir, : plus personne direction Mikhaïl aujourd'hui soviétique Gorbatchev ne se aura met soit
embarquée sur une voie différente de celle qui lui avait été traçée -
et l'ornière était profonde - par ses immédiats prédécesseurs.
L'URSS de 1987 est une URSS en train de changer et de se
démarquer d'une réalité soviétique devenue avec le temps figée et
d'apparence immuable.
Aussi n'est-ce pas le moindre des paradoxes que ce soit le changment
qui surprenne aujourd'hui dans ce pays qui se voulait hier la « patrie
de la révolution ». Changement ou continuité ? Quelle est donc la
marque de ce système - après tout d'essence révolutionnaire, et
donc davantage tourné vers le mouvement que l'immobilisme ? La
purge plus que la mise à la retraite fournissant l'instrument institu-
tionnel d'une rotation autrement non inscrite dans les lois, l'instabi-
lité - dont Staline avait fait l'instrument essentiel du pouvoir - ne
serait-telle pas une nécessité en dépit des déviations et des rigidités
apportées au modèle en certaines périodes et par certains de ses
dirigeants ? Dans cette perspective, l'exception ce serait moins Gor-
batchev, qui s'inscrirait alors dans la longue lignée de Lénine, Sta-
line, Khrouchtchev ou même le Brejnev des premières années, que
la trilogie Brejnev-Andropov-Tchernenko, ceux qui présidèrent à
cette époque où l'URSS faillit se figer.
Ainsi posé le problème serait de savoir si le changement que l'URSS
traverse aujourd'hui est le fait et la volonté de son dirigeant du
moment - parce que plus ouvert, plus lùcide ou plus libéral - , une
sorte de cure indispensable que le système s'imposerait à lui-même
pour être en mesure d'affronter les défis de cette fin de siècle. Il
faudrait ensuite se demander quel signe portent ces mutations, sans
nous laisser influencer par notre propre vision de l'Histoire trop
souvent dictée par l'équation changement = progrès = démocratisa-
tion ; une URSS changée est-elle en passe de devenir plus semblable
à nous-mêmes ou, pour elle, changer ne signifie-t-il pas se retrouver

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telle qu'elle-même, plus fidèle à sa nature profonde, purifiée de ses


déviations, assainie et revivifiée ?
Pour expliquer le phénomène Gorbatchev, deux thèses s'affrontent :
les uns expliquant que l'URSS a finalement trouvé en la personne de
Mikhaïl Gorbatchev son véritable réformiste, son nouveau « Pierre le
Grand », en butte aux assauts conjugués des conservateurs arc-boutés
sur leurs privilèges et l'inertie de la nation tout entière décuplée par
la force de résistance bureaucratique. Les autres, sceptiques déter-
minés, se refusent à voir dans les « innovations » de Gorbatchev
autre chose que pure propagande et habileté consommée, une gesti-
culation en somme principalement destinée à l'étranger afin de don-
ner de l'URSS une image plus acceptable seule propre à relancer la
détente et enclencher l'afflux des capitaux. Ces deux thèses quoique
contradictoires ont un même a priori fondamental : elles partent de
l'anomalie du changement en URSS, les uns pour en faire entière-
ment crédit à Gorbatchev (il serait celui qui « accomplit la rupture »
d'avec la tradition), les autres pour en dénoncer le caractère illusoire
(le changement étant réputé impossible dans ce système). Les défen-
seurs du « libéralisme » de Gorbatchev ont tendance à attribuer les
accents de pureté idéologique et les résurgences de la répression à
l'influence résiduelle des conservateurs, alors que les tenants d'une
URSS dogmatique s'efforcent de démontrer que la rigidité et la
fermeté demeurent la seule réalité tangible d'un régime qui ne ferait
que se vêtir momentanément des masques de la tolérance, mais pour
une période et dans des limites très étroites.
Sans chercher à départager ici des analyses qui sont bien davantage
des visions idéologiques et prédéterminées de l'Histoire, c'est vers
l'Histoire elle-même qu'il faut précisément se tourner pour mesurer à
l'aune du passé soviétique et des précédents la nature et la portée de
l'innovation actuelle. Ainsi si les mesures du nouveau secrétaire
général sont indiscutablement novatrices en ce qu'elles remettent e
cause les situations acquises et bousculent la réalité telle qu'il l
trouvée en arrivant au pouvoir, en revanche sa démarche consistant à
se démarquer par la critique de ses prédécesseurs et à réouvrir
l'éventail du jeu politique, est quant à elle beaucoup moins nouvelle
et guère exceptionnelle. C'est aux plus illustres de ses prédécesseurs
que Mikhaïl Gorbatchev doit son inspiration et sa méthode, c'est à
eux qu'il a emprunté cette tactique d'alternance entre le libéralisme
de la main droite et la répression de la main gauche. Ce n'est pas la
première fois que l'URSS, confrontée à un défi et une menace vitale,
mettant en jeu la survie de son système, a choisi de s'ouvrir et de
s'adapter, en renonçant aux règles les plus dogmatiques, mais non à
l'essence du système. La NEP que l'on se plait tant à rappeler de nos
jours, le déserrage de l'étau idéologique des années 1941-1945 pour
provoquer le sursaut national indispensable, le dégel de 1956 sont
autant d'exemples de cette versatilité et de cette flexibilité d'un

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système dont nous avions fini par identifier la rigidité à celle des
vieillards qui gouvernaient depuis plus de quinze années.
Au moment où Gorbatchev prend le pouvoir, il hérite d'un empire en
bien mauvais état et en bien plus mauvais état que nous le croyons
généralement en Occident. A la différence de ses prédécesseurs,
Mikhaïl Gorbatchev le sait et ne cherche pas à se le dissimuler. Il
sait que l'économie ne fonctionne pas et que l'absence de décisions
ne peut plus servir d'alternative à une stratégie ; il sait que les
tensions nationales et raciales, ethniques et religieuses de cet
immense pays, ne sont pas des vestiges en voie d'extinction, mais les
prémisses de problèmes à venir. Surtout à la différence de tous les
dirigeants soviétiques depuis vingt ans, il sait qu'il a le pouvoir et
donc la responsabilité du pays pour de longues années, sauf imprévu.
C'est donc à lui qu'il appartiendra d'accompagner la transition de ce
pays dans le XXIe siècle. Du succès ou de l'échec de cette transition
dépendra l'avenir du système. Mikhaïl Gorbatchev sait aussi que
l'URSS a pris un retard considérable sur le monde occidental et
japonais, et que, si elle veut continuer à figurer dans la compétition
économique et militaire, il lui faut à tout prix rattraper son retard.
Pour Mikhaïl Gorbatchev, le changement semble donc moins le fait
d'un choix du hasard qu'une nécessité pour assurer la survie et la
consolidation du système qui l'a porté au pouvoir. Aussi le change-
ment, loin d'être négligeable, est bien réel et profond, à l'exacte
dimension de la menace et du défi, auxquels est confrontée l'URSS
en cette fin du siècle qui l'a vue naître.

Réponse intérieure
Sur le plan intérieur Mikhaïl Gorbatchev a identifié non seulement le
défi mais aussi les besoins, les options et les clefs d'une croissance
désormais indispensable. Il lui faut la mobilisation de la société,
surtout de ses cadres, et l'apport technologique, financier et scientifi-
que de l'Occident. D'où une politique axée sur trois cibles : l'intelli-
gentsia culturelle et scientifique, la classe technocrate et l'opinion
internationale.

Les priorités ont changé : l'URSS de 1990 n'a plus besoin de stakha-
novistes mais d'éducateurs pour recréer des élites sachant penser et
travailler. D'ailleurs contrairement aux années 70, le défi des années
90 ne peut être résolu en recourant exclusivement à l'extérieur : sans
l'accroissement de la productivité interne, la formation et la mise à
niveau des élites, l'aide occidentale tombera dans le tombeau des
Danaïdes des investissements improductifs, telle la Pologne de Gie-
rek des années 70. Identifier les alliés et les ennemis potentiels est
donc devenu une priorité essentielle pour la mise en œuvre de toute
politique quelle qu'elle soit. En politique intérieure, Mikhaïl Gorbat-

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chev a une priorité fondamentale : remettre en mouvement « la


machine » soviétique sans pour autant la déstabiliser. Ce qui signifie
également s'appuyer sur des alliés solides, sans pour autant générer
une opposition structurée déterminée à faire échouer sa politique.

La remise en mouvement

Il est indiscutable que l'appareil que Mikhaïl Gorbatchev trouve e


arrivant au pouvoir est sclérosé. L'ère Brejnev aura eu pour consé
quence de figer les positions acquises et de laisser émerger des fie
de pouvoirs locaux. En effet, pour la première fois dans l'histoir
soviétique le Parti aura connu une longue période de stabilité d
personnel liée à un système profondément hiérarchisé et clientélaire,
phénomène que la corruption n'a fait qu'accentuer. Le vieillissemen
et la perte d'initiative au sommet du Parti ont laissé progressivement
une aire de liberté accrue aux pouvoirs républicains et aux centre
économiques (ministères par exemple). Dans un système qui n
connaît aucune régulation ni mécanisme de succession ou de rempla
cement, l'absence de purges pendant quelque quinze années a pro-
duit une ossification. C'est à celle-ci que s'attaque en premier chef
nouveau secrétaire général : la lutte contre la corruption, le lanc
ment d'une campagne de purges actives, l'insistance à remettre e
vigueur le principe de la rotation des cadres ont pour objectif évident
de déstabiliser les pouvoirs locaux et de redonner au Parti et à se
échelons centraux le contrôle véritable sur l'ensemble de l'appareil

Afin que ce vaste mouvement de purge et de remise en ordre ne


provoque point une révolte de la bureaucratie et ne génère pas le
front uni de tous ceux qui se seraient sentis menacés et déstabilisé
Mikhaïl Gorbatchev avait besoin de se trouver des alliés aux diffé-
rents échelons du Parti. A chaque slogan correspond un public et un
objectif approprié.
Le thème de l'ordre et de la discipline, la lutte contre l'alcoolisme
s'adressent à deux publics très différents, mais tous deux essentiels à
l'entreprise gorbatché vienne. D'une part les technocrates, les hom-
mes de la génération et du style de Gorbatchev lui-même qui sont
sensibles aux slogans du nouveau maître de l'URSS, car ils veulent
dynamiser le pays, lui rendre une certaine pureté, revenir à un
minimum d'ordre et davantage de discipline, afin de redonner à la
puissance soviétique son dynamisme intérieur et à l'extérieur la
crédibilité et l'influence qui lui reviennent, pensent-ils, de plein droit.
Ces hommes de la nouvelle génération sont aussi compétents qu'ils
sont sans scrupules et, dépourvus des craintes des dirigeants fossi-
lisés, ils sont prêts, pour faire de l'URSS un pays moderne et
compétitif, à prendre des risques. L'idéologie n'a pas perdu tout sens
pour eux, mais elle a cessé d'être un carcan. Les critères économi-
ques n'ont pas remplacé le dogme idéologique, mais ces technocrates

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sont suffisamment pragmatiques pour comprendre que, sans une


économie moderne et puissante, c'est le pays entier et avec lui son
idéologie qui sont voués à un déclin inéluctable.
Le second public auquel s'adresse Mikhaïl Gorbatchev est la grande
masse de la population soviétique. Il s'agit non de la séduire, mais
de la sortir d'une apathie qui bloque la machine économique. On
connaît les mesures prises pour réduire l'alcoolisme et l'absentéisme
au travail, moyens simples pour augmenter à court terme la producti-
vité du travail. Mais il ne suffit pas de ramener les travailleurs
physiquement à l'usine pour les rendre du jour au lendemain effi-
caces et productifs ; il faut surtout motiver et donc crédibiliser la
politique menée. D'un côté l'ordre et la discipline, la lutte contre la
corruption correspondent à une attente réelle d'une population lasse
de voir se multiplier passe-droits et privilèges alors qu'elle n'a pour
horizon que l'approfondissement de sa propre médiocrité. La nostal-
gie du stalinisme plus présente que l'on ne l'imagine généralement
traduit bien cette aspiration à un régime non pas plus laxiste, mais
plus pur et plus juste.
La rotation des cadres vise également à satisfaire ces deux « clien-
tèles ». A la génération intermédiaire frustrée depuis des années de
toute perspective de promotion, il rouvre l'échelle des carrières et
redonne la place qui lui revient dans le système. Mikhaïl Gorbatchev
reprend à son compte la méthode stalinienne des purges, mais avec
V aggiornamento indispensable, c'est-à-dire sans la brutalité qui
accompagnait celles-ci à l'époque stalinienne. Du même coup, au
pays tout entier, il donne un signal de sa détermination à changer un
personnel de cadres qui avait lassé et exaspéré par ses excès.
La critique et l'autocritique, éléments classiques dans la panoplie du
régime, sont remises à l'honneur. Leur fonction est essentiellement
économique : il s'agit là d'un instrument complémentaire de la purge
déjà largement utilisée par Staline. Dans un système dépourvu de
tout mécanisme correcteur ou régulateur, comme de toute opposition
institutionnelle, seules la critique et l'autocritique pouvant apporter
l'instrument de régulation indispensable. Enfin, les critiques de la
base donnent au pouvoir central une source d'information essentielle,
pour corriger excès et bavures. La délation a changé de caractère
(elle n'a plus pour effet final l'élimination physique) mais non de
nature puisqu'elle est redevenue la source et le fondement des
décisions du centre, le moteur des purges et du changement.
La « libéralisation culturelle » est elle essentiellement une arme de
séduction de l'intelligentsia. Le ralliement des intellectuels n'est pas
un luxe, mais est devenu une nécessité. Celle-ci est en effet désor-
mais indispensable à la fois pour que l'URSS puisse opérer le saut
qualitatif qui est attendu d'elle dans le domaine technologique et
militaire et pour convaincre l'opinion interne et internationale de la

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réalité du changement. Dans cette vision, l'intelligentsia doit servir à


la fois de moteur et d'ambassadeur du renouveau.

Parce que les seuls qui peuvent peut-être avoir un impact sur
régénération de la société et sa dynamisation sont les intellectuel
Mikhaïl Gorbatchev a besoin d'eux et besoin de les convaincre
qu'eux et lui ont partie liée. La modernisation du système économ
que passe par l'entrée dans l'âge informatique et post-industriel et
peut se faire sans le concours actif de l'intelligentsia, notammen
pour la formation des élites futures. Or, on ne peut rallier cette
classe qu'en la cooptant et en la séduisant. C'est ainsi qu'il faut lir
le cas Sakharov : ce n'est pas Sakharov que l'on séduit en le laissa
revenir et travailler à Moscou, c'est toute la classe de détracteurs
silencieux. Cette politique intérieure s'articule autour de trois vole
principaux : les droits de l'homme, le dégel culturel et la réform
économique.
- La politique des droits de l'homme a un objectif inchangé : l'élim
nation du mouvement dissident et de toute potentialité d'émergen
d'un contre-pouvoir. Pour la première fois, on ne cherche plus à
l'éliminer par la simple répression, mais par une triade plus subtile
cooptation, émigration, répression. Ainsi, voit-on s'appliquer un trai-
tement différencié : les dissidents les plus connus et les mieux défen-
dus par l'étranger se voient offrir le choix entre le départ ou un
existence que l'on espère démobilisée par la conjonction du découra
gement, de la lassitude, du vieillissement et l'effet d'effritemen
d'une tolérance bien dosée. La tolérance est une arme redoutable
contre la dissidence qui ne réussissait à se faire entendre et conna
du pays et du monde qu'à la mesure de ses souffrances et d
brimades subies. Si la dissidence se voit privée de la défense d
membres persécutés, il lui faudra alors parler de substance avec
risque corollaire de révéler ainsi sa nature profondément comp
et même contradictoire. Les irréductibles inconnus demeurent,
à eux, toujours voués au sort de Martchenko et au lent pourr
ment dans les camps.

- Allant bien au-delà de la simple tolérance à l'égard des dissid


le pari de Mikhaïl Gorbatchev va jusqu'à offrir à l'intelligentsi
incontestable « ouverture culturelle ». La véritable libéralisation du
système consisterait à supprimer la frontière entre ce qui est autorisé
et ce qui ne l'est pas, en supprimant les sanctions au franchissement
de cette limite. La démarche de Mikhaïl Gorbatchev consiste pour sa
part à repousser la frontière, mais aussi à la durcir en marginalisant
davantage ceux qui iront au-delà. Cela étant, dans les limites nouvel-
lement fixées, le changement est de taille et la scène culturelle
soviétique est en train de connaître une mutation qu'il ne faut pas
minimiser. La liberté d'expression n'est pas totale mais elle com-
mence à exister dans la presse soviétique d'aujourd'hui.

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Cette nouvelle liberté de ton de la culture soviétique est tout autant


une nécessité qu'un choix : par exemple, la pénétration très rapide
de la vidéo dans une partie de la société soviétique rend impossible
et inutile de continuer à traiter celle-ci en mineure qu'il faudrait
protéger des influences pernicieuses. De même, la propagation des
ordinateurs va-t-elle rendre inéluctable une large diffusion des écrits
et des informations qu'il vaut mieux encadrer et préparer. L'ouver-
ture culturelle est donc tout autant imposée par les nouvelles réalités
qu'elle est un moyen de façonner cette réalité.
La cooptation offerte par le régime est de surcroît respectable, et n'a
plus rien de commun avec les compromissions jusque-là exigées.
Ceux qui sont appelés à rentrer dans le rang ne devront pas pour
autant renoncer à leur droit de critique. Au contraire, ils se doivent
de l'exercer, mais dans des limites établies et mutuellement agréées.
- La réforme économique est, elle aussi, à la fois un moyen
d'ancrer le ralliement de cette frange désormais essentielle au sys-
tème en assurant les incitations matérielles indispensables pour ancrer
leur ralliement, et un instrument de consolidation du système. Il ne
s'agit pas pour autant de transformer la nature du régime : quelles
que soient les réformes à attendre, reste une ligne infranchissable, le
système soviétique n'est pas en passe d'effectuer sa conversion d'une
nature idéologique à une nature économique ; en effet, pour l'avène-
ment de cette dernière, il faudrait plus que des réformes, accepter
l'ouverture complète du pays sur le monde extérieur, sa décentralisa-
tion véritable et l'avènement d'une société régissant elle-même ses
besoins et ses allocations. Nulle part dans les écrits et le discours de
Mikhaïl Gorbatchev, on ne voit s'amorcer de telles perspectives, il
s'inscrit au contraire dans la logique du système existant et la
redynamisation de ses structures.
La démocratie... mais centralisée

Pour autant que Mikhaïl Gorbatchev ait besoin d'injecter une dose
d'ouverture et de renouveau dans le système qu'il dirige, il n'en est
pas moins un produit de ce système, dévoué à son renforcement et
sa perpétuation. Or, l'expérience soviétique d'abord, mais aussi celle
des pays de l'Est et plus récente de la Chine, lui a montré que l'on
ne peut enclencher le changement sans risques de déstabilisation,
qu'il faut pouvoir contrôler. A cette fin, il a aussi besoin de rassure
les plus conservateurs qu'il est profondément convaincu de la néces
sité de préserver la cohésion de l'URSS, et que les technocrates
comme une grande partie de l'intelligentsia, même libérale, sont mu
par un patriotisme plus russe que soviétique qui n'hésite plus à se
faire entendre. La politique de Mikhaïl Gorbatchev est aussi, quoi-
que de façon moins visible pour l'étranger, une politique de russifica-
tion et de centralisme, qui, pour être démocratisé, n'en demeure pa
moins le principe fondamental et inamovible du système. Aussi, on

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peut voir très clairement que cette règle du centralisme et de la lutte


contre tous les éléments de désagrégation potentiels transcende les
différents aspects de la « démocratisation » en cours, et l'encadrent
très étroitement.

- S'agissant des droits de l'homme, de tous les prisonniers de


conscience, les plus durement traités (en terme de durée de déten-
tion, de traitement et d'isolement) sont les nationalistes, qu'ils soient
ukrainiens, baltes des républiques du Caucase ou musulmans.

- En matière politique, la ligne de rénovation des cadres n'a nulle


part, à l'exception très visible de la nomination du ministre des
Affaires étrangères, entraîné une promotion des cadres non russes.
Bien au contraire, la proportion de ceux-ci dans les organes diri-
geants est aujourd'hui inférieure à ce qu'elle était sous Brejnev par
exemple. Ainsi pour la première fois dans l'histoire soviétique depuis
l'éviction de Dinmuhamed Kounaev, aucune république non slave
n'est représentée en tant que telle au sein des instances dirigeantes.
Le cas le plus récent du remplacement du Kazakh Kounaev par le
Russe Kolbine n'est que l'exemple le plus flagrant d'une politique
des cadres qui cherche à promouvoir un brassage des populations et
une intégration plus poussée. Cette politique de « rotation des
cadres », euphémisme pour désigner la nomination de Russes dans
les républiques allogènes, est d'ailleurs désormais présentée comme
une nécessité afin d'accroître compétence et efficacité. Toute une
littérature dans la presse soviétique vante d'ailleurs sur le plan
théorique l'impératif de cette rotation des cadres.

Le résultat le plus tangible de la relaxation idéologique a été l'émer-


gence d'un nationalisme culturel russe, symbolisé par le groupe
Pamiat. Tacitement encouragés par les autorités centrales (et notam-
ment par Raïssa Gorbatchev qui dirige le Fonds soviétique de la
culture), les principaux représentants du renouveau russe expriment
de plus en plus crûment leurs aspirations nationales et nationalistes.
Si l'on trouve des échos de ce courant national dans les républiques,
ceux-ci ne rencontrent à aucun moment la même complaisance de la
part du pouvoir central. Surtout, la ligne défendue par les russophiles
n'a jamais été officiellement condamnée par les instances du Parti
comme marque d'un chauvinisme incompatible avec les principes des
rapports entre les nations et l'Union. En revanche, ces principes
internationalistes n'ont pas manqué d'être rappelés aux étudiants
kazakhs à la' suite des manifestations nationales d'Alma-Ata, comme
aux manifestants tatars renvoyés en Asie centrale.

La critique de la domination culturelle et linguistique russe continue


à être taboue. De surcroît toute l'évolution va dans le sens d'un
révisionnisme historique qui justifie désormais la politique d'annexion
et de russification des tsars au nom du progrès, alors que l'historio

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COMMUNISME ET RÉFORMES / URSS / 575

graphie soviétique officielle condamnait jusque-là la « prison des


peuples » et l'opposait à la politique « libérale » des nationalités
pratiquées par le régime des Soviets. Cette russification se fait plus
intensive dans le domaine de l'éducation : la législation récente met
l'accent sur la nécessité d'un renforcement multiforme de l'étude et
de l'utilisation du russe dans les républiques, et notamment dans les
écoles primaires. Dans les universités, une politique de quotas est en
cours d'introduction qui limite le nombre d'étudiants nationaux et
ouvre des places à ceux qui viennent d'autres républiques (donc
éventuellement de RSFSR).

- C'est surtout en matière économique que le parti pris centralisa-


teur de Mikhaïl Gorbatchev est le plus évident, et aussi le plus
préoccupant pour l'avenir de toute son expérience. Il se heurte là à
une formidable contradiction interne entre l'impératif de réforme et
l'instinct de survie. En effet, la direction soviétique à l'aube des
années 80 était confrontée à un triple choix : redynamiser l'économie
essouflée de la Russie d'Europe en y modernisant l'appareil indus-
triel et en y augmentant la productivité pour compenser le dangereux
déclin de la population ; développer massivement la Sibérie grâce à
un recours massif aux capitaux étrangers et à l'apport de main-
d'œuvre d'Asie centrale ; tenter le pari d'un développement multi-
centre, réellement décentralisé, s'appuyant suivant le cas sur les
ressources locales mais supposant une allocation plus équitable des
ressources et des investissements et une diffusion des responsabilités.

Ces options étant claires, le choix de Mikhaïl Gorbatchev l'est tout


autant : toute sa réforme s'inscrit intégralement dans le premier
schéma. Intensification de la productivité par tous les moyens, affec-
tation de la part du lion des investissements à la rénovation du parc
industriel existant (extrêmement concentré dans la partie européenne
en dépit des coûts, comme on l'a vu pour l'industrie nucléaire et
Tchernobyl), maintien des priorités de croissance affectées à la
RSFSR, relâchement de certains contrôles centraux au profit d'orga-
nismes nouveaux mais toujours centralisés : super-ministères ou com-
plexes agro-industriels qui accentuent les interdépendances de la
périphérie au centre. Même l'accent mis sur la lutte contre l'alcoo-
lisme est un choix économique : s'agissant d'un fléau essentiellement
russe et slave (par opposition aux ravages de la drogue au Sud et en
Asie centrale), c'est un moyen de renforcer la productivité de la
main-d'œuvre russe (Mikhaïl Gorbatchev le dit lui-même dans son
entretien avec les écrivains). Le projet de développement réclamé à
grands cris par les dirigeants de l'Asie centrale a été abandonné au
nom de la défense de l'environnement sibérien, thème cher aux
russophiles. Aucun programme majeur d'investissements et d'indus-
trialisation n'est prévu dans le prochain plan quiquennal pour la
périphérie.

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576 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE

Par ailleurs, la lutte contre la corruption et pour une meilleure


efficacité des institutions économiques se traduit par l'envoi dans les
républiques de commissions de contrôles, dans tous les secteurs, qui,
dotées de pouvoirs plus étendus, représentent un véritable contrôle
de Moscou dans la vie économique locale. La récente décision de
dissoudre quatorze ministères républicains, dont les administrations
sont désormais des extensions bureaucratiques locales de ministères
fédérés, traduit le même souci d'éviter une décentralisation qui
puisse recouper les frontières nationales et républicaines. La Pravda
du 3 janvier 1987 est tout à fait explicite, en n'hésitant pas à établir
clairement le lien entre la question nationale et les choix économi-
ques. Elle met en relation les troubles nationalistes d'Alma-Ata et
les choix économiques concluant qu'il faut « harmoniser les initiatives
des républiques fédérées et autonomes avec la gestion centralisée à
l'échelle fédérale » afin d'obtenir « une utilisation plus rationnelle des
ressources ».

Cette option de développement centralisé fait p


hypothèque sur la réforme économique. En effet, elle
rement la possibilité d'une décentralisation véri
l'ensemble de l'Union. Surtout elle suppose l'intr
dualité dans le système qui n'existait pas jusque-là
cielle : pour obtenir davantage de résultats de la
riche du potentiel de ressources et de population, i
davantage en termes d'incitations matérielles, d'app
de libertés dans l'enceinte du travail, au risque d
disparités et les clivages entre une Russie qui deviendr
giée (non seulement en termes économiques ma
termes de libertés) et influente et une périphérie
développement marginal, option qui peut faire gag
mais s'avérer très déstabilisante à terme. Il ne fau
oublier qu'en URSS, comme en Europe de l'Est,
politique et militaire russe a été d'une certaine faço
les nations minoritaires parce qu'elles pouvaient
« mieux vivre » que la nation dominante. La satisf
propre de battre le dominateur sur le terrain écon
doter d'aires de liberté plus grandes qu'au centre n
substituable par un autre mécanisme de stabilisation

Le pari de Mikhaïl Gorbatchev est audacieux : il con


les alliés et les soutiens potentiels du système e
beaucoup, infiniment plus en tout cas qu'ils n'ont e
En leur donnant un régime plus ouvert, plus effica
libre, Mikhaïl Gorbatchev espère se conserver leur
forces centripèdes, sachant qu'elles vont s'exercer a
de force et qu'il ne pourrait pas les coopter, le v
satisfaction de leurs requêtes signifierait la désintégra

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COMMUNISME ET RÉFORMES / URSS / 577

Ainsi, dans la recherche de ses alliés pour mener à bien son pari
« faire bouger le système sans enclancher les germes de la désintégra-
tion », Gorbatchev a joué avec beaucoup de doigté de l'arme de la
division. A chacun des groupes potentiellement opposés à son pro-
gramme il a accordé quelque chose (le prestige à l'armée, la satisfac-
tion nationale aux russophiles conservateurs, la tolérance idéologique
et la liberté d'expression aux dissidents, une certaine faculté
d'expression - mais non d'action - aux groupes nationaux, les
fastes du millénaire à l'Eglise orthodoxe, plus de flexibilité aux
gestionnaires). En même temps à chacun il a ôté quelque chose ou
en tout cas a assuré son contrôle sur chacun de ces groupes.

Le résultat net du système de Gorbatchev est qu'aucun groupe ne


dispose plus de la stabilité et de la certitude de son pouvoir ou de
son influence. Tous les fiefs de pouvoir locaux ont été dissous un à
un sans pour autant permettre qu'une opposition puisse se cristalliser
car à chaque fois les attaques ont été dosées avec subtilité pour que
« la tragédie de l'un soit au bénéficie de l'autre ». Ainsi peut-être n'y
a-t-il pas une majorité en faveur de Gorbatchev aujourd'hui en
URSS mais on peut sans doute dire que parmi une majorité (de la
classe qui « compte ») existe un pourcentage important de raisons
d'être favorable à Gorbatchev l'emportant sur les motifs de méfiance
ou d'insatisfaction, qui sont en quelque sorte dilués.

L'axe extérieur

Son pari est donc de tenir, en espérant que la réforme économique


donnera des résultats à temps pour désamorcer les revendications à
l'autonomie qui viendront avec la croissance démographique et l'assu-
rance nouvelle de l'Asie centrale soviétique. Il s'agit de gagner du
temps et d'éviter d'ici là de se voir acculé par l'Occident à une
compétition épuisante. Il faut donc que l'Occident cesse son boycott
économique, et surtout soit lui-même séduit et convaincu par la
nouvelle politique de Mikhaïl Gorbatchev. Les novations de cette
politique visent donc autant l'extérieur que l'intérieur. Mais la politi-
que extérieure n'est pas inféodée à des objectifs de développement
intérieur puisqu'en fin de compte la modernisation de l'Etat n'est
que le moyen indispensable à la survie du système, de son idéologie
et donc de son exportation et de son influence. Les deux volets,
interne et externe, de la politique soviétique se renforcent mutuelle-
ment sans que l'on puisse établir de priorité.

Le premier impératif de Mikhaïl Gorbatchev est donc de changer


l'image de marque de l'Union soviétique, qui n'a jamais été aussi
mauvaise dans l'opinion mondiale que depuis l'Afghanistan et la
Pologne. Par contraste l'URSS de Staline, en dépit des atrocités
ensuite révélées, jouissait de son temps d'une audience et d'une

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578 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE

respectabilité, qui n'ont été entamées qu'à partir du XXe congrès.


De même sous Khrouchtchev, la répression hongroise n'a pas com-
plètement changé l'image d'une Russie en cours de déstalinisation, à
la recherche de son dégel et dirigée par un paysan bonhomme et
plutôt sympathique. C'est donc à un facteur relativement nouveau -
celui de l'impopularité et du discrédit soviétiques - que Mikhaïl
Gorbatchev doit d'abord s'attaquer. Qu'il s'agisse de la forme plus
que du fond, cela est démontré par ses toutes premières mesures : le
choix du ministre des Affaires étrangères, Edouard Chevardnadze,
sur des critères non de compétence internationale mais de capacité à
manipuler et séduire, que ses compatriotes géorgiens connaissent
bien, est on ne peut plus révélateur. De même, toute l'utilisation
externe de la politique des libérations dosées de prisonniers politi-
ques consiste à maximiser le bénéfice de gestes symboliques. Après
tout à ce jour, il n'y a eu qu'une centaine de libérations condition-
nées, en aucun cas une remise en cause de la légitimité des arresta-
tions, mais un pardon dicté d'en haut et toujours révocable.

Le changement intérieur est devenu une arme de politique exté-


rieure. Il convainc à peu de frais l'opinion internationale qu'avec
Gorbatchev « rien n'est impossible » et maximise ainsi l'impact de
chacune des concessions ou des gestes même purement rituels. Ainsi
en va-t-il de la politique japonaise : après des appels discrets mais
sérieux à Tokyo (pour qui le remplacement de Andrei Gromyko par
Edouard Chevardnadze était déjà en soi un geste d'ouverture), on a
parlé de visite de Mikhaïl Gorbatchev, mais sans que les principaux
points de désaccords n'aient jamais reçu de nouvelle solution. Les
discours de Vladivostock et de Merdeka ont pourtant été analysés
comme le signe d'une nouvelle politique asiatique. Au Proche-
Orient, les rumeurs les plus extravagantes sur une possible émigra-
tion massive des juifs vers Israël au moment de la visite du général
Jaruzelski à Paris avaient été entretenues par ce climat du « tout est
possible ». Aujourd'hui, depuis les contacts polono-israéliens d'abord
puis directement soviéto-israéliens, on spécule sur l'éventuel rétablis-
sement de relations diplomatiques entre Moscou et Tel-Aviv. A ce
jour, il n'y a eu cependant aucune concession réelle et substantielle
de Moscou, mais lentement l'idée d'une évolution a fait son chemin
alimentant ainsi le débat interne en Israël.

Au-delà de ces manipulations de l'opinion internationale, on peut


cependant discerner une stratégie constante européenne de l'URSS
qui passe par la négociation avec les Etats-Unis et la résolution du
problème afghan. Si les deux premiers volets sont essentiellement
défensifs (résoudre une menace - l'IDS - et un défi - celui de la
résistance afghane - ), le troisième est davantage offensif et relève
de l'initiative soviétique : c'est l'axe européen.

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COMMUNISME ET RÉFORMES / URSS / 579

Les Etats-Unis et l'IDS : la négociation inéluctable


On pourra épiloguer sans fin sur la nature de la menace posée par
l'Administration Reagan et son projet IDS : illusion en réalité. Il est
difficile de trouver crédible la panique officiellement affichée par
l'URSS devant un système défensif dont les Américains les premiers
mettent en doute l'efficacité ultime. Un peu plus plausible est la
crainte du sursaut technologique américain grâce à l'alliance de
l'innovation américaine, de la détermination reaganienne et de l'ef-
fort budgétaire. Mais l'expérience en ce domaine a montré que
l'URSS mise au défi pouvait, à un prix parfois socialement exorbi-
tant, se mettre au niveau et rattraper les décalages. Les déboires
récents des Etats-Unis après la catastrophe de Challenger mettraient
même l'URSS en position privilégiée dans certains domaines.

Aussi pour mieux comprendre la virulence des attaques soviétiques et


la mobilisation de tous ses efforts diplomatiques, il faut voir l'IDS
avec l'œil soviétique. Celle-ci signifie en clair que, pour la première
fois depuis l'apparition de l'arme nucléaire et la parité, l'Occident
serait tenté par une stratégie défensive qui la ferait sortir de « l'effet
miroir » de la course aux armements. La faisabilité n'est pas en
cause, c'est la logique qui sous-tend l'IDS qui est menaçante ; le
président Reagan a en effet concurrencé l'URSS sur le terrain
privilégié de son action diplomatique depuis soixante-dix ans : le
pacifisme et le désarmement. Pour la première fois l'Occident se
mesure à elle, et surenchérit, en usant des mêmes slogans. L'élimina-
tion de l'arme nucléaire, thème populaire s'il en est, a cessé d'être le
monopole de Moscou, et le pacifisme, divisé entre deux pôles, ne
représente plus un instrument. La menace de la puissance nucléaire
soviétique sort quelque peu dévalorisée de cette joute des grands, et
ce, à un moment où sa puissance conventionnelle n'inspire plus la
même crainte : les Stingers aux mains des résistants afghans ont
porté à l'aviation soviétique un coup psychologique au moins aussi
grand que l'attaque israélienne contre les Sam II syriens l'avait fait
en son temps. De son côté Kadhafi aura fait la preuve que l'imagina-
tion tactique et les Toyotas armées sont plus efficaces dans le désert
que les lourds blindés soviétiques.
Dans ce contexte, la négociation avec les Etats-Unis est une néces-
sité, non pas comme on l'a tant dit pour des raisons économiques
mais d'abord pour des raisons de politique extérieure. L'URSS doit
prouver que la négociation Est-Ouest n'est pas une donnée conjonc-
turelle et résiliable, mais un point de passage obligé y compris pour
le plus antisoviétique des présidents américains. Reagan comme les
autres devra signer avant de quitter la Maison-Blanche un accord de
maîtrise des armements. C'est de lui qu'il faut obtenir - puisqu'il en
assume l'entière paternité - un ralentissement de l'effort IDS et la
légitimation de l'effort soviétique mais dans un cadre bien délimité :

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580 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE

un accord IDS doit renforcer la parité et l'équilibre de la terreur et


non pas ouvrir la voie à un véritable système défensif qui permettrait
aux Etats-Unis et surtout à l'Europe de se désintéresser de la
menace soviétique. Un accord avec les Etats-Unis doit aussi permet-
tre de relancer la stratégie européenne de Moscou. En ce sens le
« délinkage » provisoire et l'amorce d'un accord FNI doit être lu en
termes politiques. Et en termes politiques Moscou aura réussi, même
au prix de concessions militaires (l'abandon des têtes asiatiques), à
transformer un échec politique (celui de sa campagne de 1982-1983
contre le déploiement des euromissiles) en une victoire politique :
l'Occident en effet renonce à la principale décision de déploiement
prise depuis la guerre et les germes de division générés par la
négociation entre les alliés ouvrent à l'URSS un champ de manœuvre
inespéré. D'autant que la méfiance générée par le condominium
toujours redouté s'exerce surtout à l'égard du grand allié américain,
plutôt qu'à l'égard d'une puissance soviétique que l'Europe est tou-
jours ravie de « voir revenir à la négociation ».
Audacieux dans le détail de la négociation (destructions d'arme-
ments, acceptation de l'inspection sur le territoire soviétique...),
Gorbatchev reste sur le fond fidèle à une politique extérieure soviéti-
que dont les grandes victoires ont été toujours obtenues par et dans
les négociateurs, plutôt que par la force directe. Cette leçon de
l'histoire s'applique également à l'Afghanistan.

L'Afghanistan : la négociation souhaitable


L'Afghanistan représente aujourd'hui le principal point de vulnérabi-
lité soviétique. Il ne s'agit pas comme pour les Etats-Unis au Viet-
nam d'une vulnérabilité conçue en termes de pertes humaines (même
s'il est vrai que celles-ci ont crû en importance au cours des derniers
dix-huit mois) ou de coûts budgétaires.
Le problème afghan est comme la menace IDS un problème de
nature politique et idéologique. Il est intolérable, surtout pour une
direction soviétique déterminée à donner une nouvelle image d'elle-
même, que l'URSS puisse continuer à apparaître face à ce petit pays
arriéré comme une « puissance impuissante ». Il ne s'agit pas d'éviter
une défaite militaire sur le terrain, qui, suivant l'angle sous lequel on
regarde, s'est déjà produite ou ne se produira jamais. Ce sont les
effets induits, sur l'opinion intérieure et internationale, de la démons-
tration de l'incapacité des forces soviétiques et les conclusions
« impropres » que pourraient en tirer les populations est-européennes
ou les « minorités » soviétiques qu'il faut à tout prix éviter. C'est la
démarche inverse de celle de Kissinger au Vietnam : il fallait coûte
que coûte éviter la défaite militaire quitte à accepter par avance un
probable effondrement politique. Pour Mikhaïl Gorbatchev le retrait
militaire est lui-même acceptable pour autant que l'effet politique en
soit positif à terme.

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COMMUNISME ET RÉFORMES / URSS / 581

La question du retrait des forces armées soviétiques est d'autant


moins tabou que les dirigeants actuels de l'URSS sont vierges de la
décision d'intervention elle-même. L'orthodoxie idéologique est sauve
puisque le régime de Kaboul n'a jamais été présenté comme faisant
part entière de la communauté socialiste. A la limite la forme même
du régime afghan importe peu à condition que ne puisse émerger un
régime fort, stable et islamique. La seule démonstration que doive
faire Mikhaïl Gorbatchev est que le départ des forces soviétiques se
traduit par le chaos. Un Afghanistan en proie à la guerre civile, aux
rivalités de clans fanatiques surarmés, un Afghanistan « libanisé »
pourrait être acceptable à une double condition : que l'URSS puisse
préserver des leviers d'action éventuels (donc une force communiste
organisée) et qu'elle obtienne pour prix de son retrait des avantages
substantiels dans la région (c'est-à-dire dans ses relations autrement
essentielles avec l'Iran et le Pakistan) et une reconnaissance concrète
des pays occidentaux, Etats-Unis en tête. L'URSS n'a pas d'urgence
à « monnayer » au meilleur prix l'Afghanistan, mais il n'est pas sûr
que Mikhaïl Gorbatchev ne soit pas tenté de mener à bien cette
négociation avec un Reagan affaibli qui serait lui-même tenté de
beaucoup donner pour s'acquérir le titre de libérateur de l'Afgha-
nistan.

La marge est étroite entre ce qui est acceptable par une Administra-
tion Reagan qui ne peut risquer d'être taxée de « bradage de
l'Afghanistan » et ce qui l'est pour une résistance populaire. Mais la
tentation est là de manœuvrer au plus serré et de laver l'URSS de
l'image infamante qui bride et limite le reste de sa politique étran-
gère, particulièrement en Europe.

L'Europe
L'Europe est plus que jamais l'axe principal de la politique soviéti-
que, et au cœur de cet axe se trouve l'Allemagne. Si, sur l'échéan-
cier, il lui faut régler auparavant le problème de ses relations avec
Washington et celui de son image à Kaboul, en essence la véritable
priorité de la politique soviétique demeure européenne. Les efforts
consentis pour « normaliser » l'image de la puissance soviétique, à
travers une politique habile de droits de l'homme, sont d'abord
dirigés vers l'opinion européenne. Les arbitrages opérés dans les
concessions à faire au sein même des négociations soviéto-améri-
caines montrent assez que ce n'est ni l'Asie, ni l'outre-Atlantique
mais le continent européen qui est l'objectif véritable de la nouvelle
politique gorbatche vienne. L'objectif désormais classique de la dénu-
cléarisation de l'Europe a progressé plus que l'on ne veut l'admettre
dans les méandres de la négociation sur les FNI. La négociation
conventionnelle qui va s'ouvrir sera à son tour la première négocia-
tion véritablement européenne où l'on peut s'attendre à ce que

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582 / POLITIQUE ÉTRANGÈRE

Moscou use au mieux des leviers de division entre partenaires des


deux côtés de l'Atlantique et entre alliés européens.
Enfin Mikhaïl Gorbatchev semble déterminé à lancer une politique
active à l'égard de l'Allemagne, dont le coup d'envoi véritable a été
donné avec la visite de Erich Honecker. Les difficultés de la cons-
truction européenne, l'incapacité des pays ouest-européens à aborder
le front de la question allemande et la distanciation qui ne fera que
croître entre Bonn et Washington dans les années à venir, ouvrent
pour un dirigeant soviétique audacieux une fenêtre d'opportunité que
Mikhaïl Gorbatchev semble déterminé à utiliser. D'autant que l'Alle-
magne et l'Europe communautaire, comme le montrent les approches
discrètes mais répétées, représentent désormais le partenaire écono-
mique privilégié d'une Union soviétique qui ne se réengagera plus
dans une vaste détente économique avec les Etats-Unis (ce qui
n'exclut pas la possibilité d'accords limités et de contrats massifs mais
ponctuels). Pour sa stratégie est-européenne comme pour son propre
développement économique, Moscou compte sur une Europe mieux
disposée à son égard, tirée par l'Allemagne vers une détente réac-
tivée.

En ce sens, les politiques asiatique et moyen-orientale de l'URSS ne


sont que des compléments et non des alternatives à une stratégie
européenne. Partout ailleurs, y compris en Afrique et en Amérique
latine, l'URSS cherche à récupérer ses positions d'influence et son
prestige mais au prix de risques très limités. Cette attention à
l'Europe n'est que le reflet de la perception par l'URSS que la seule
véritable menace à sa consolidation intérieure ne peut venir que de
là. Une Europe forte et unie, qui aurait su confronter et accomoder
le problème allemand, pourrait seule exercer une attraction cultu-
relle, politique et sociale sur le monde est-européen d'abord et
soviétique ensuite. A un moment où la nouvelle direction soviétique
s'engage dans un mouvement indispensable à sa survie mais poten-
tiellement déstabilisateur, l'URSS ne peut se permettre de laisser se
développer à la porte de son empire une force de rayonnement qui
accentuerait les effets déstabilisateurs. Paradoxalement Mikhaïl Gor-
batchev a besoin d'une Europe plus indépendante et distanciée de
Washington, économiquement et militairement, mais qui serait en
même temps divisée intérieurement et déclinante culturellement.

Cette nouvelle politique soviétique est indiscutablement risquée pour


Mikhaïl Gorbatchev car il ouvre une boîte de Pandore qu'il espère
pouvoir maîtriser. Elle est aussi un défi formidable pour l'Europe.
Les dangers sont grands de retomber encore plus profondément dans
les illusions de la détente, démultipliées par le génie particulier de
Mikhaïl Gorbatchev, en oubliant que pour lui la démocratisation est
un concept limité et un moyen de consolider un système qui demeure
en essence inchangé, et non pas, à l'instar de nos sociétés, une fin en

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COMMUNISME ET RÉFORMES / URSS / 583

soi. La démocratie n'est pas devenue une valeur morale, elle est
utilisée comme valeur marchande. Mikhaïl Gorbatchev en use sans
scrupules, comme il saurait recourir à l'arme de la répression, si
machine s'emballait demain.

Cela veut dire aussi que s'ouvre, à condition de beaucoup de


lucidité, une « fenêtre d'opportunités » pour une politique ouest-
européenne plus audacieuse : négocier au plus serré, en n'hésitant
pas à poser des conditions jusque-là difficiles à formuler. Cela
suppose, toutefois, de mettre au clair la stratégie face à l'URSS pour
demain quand celle-ci débarassée de l'Afghanistan et de la dissidence
ne sera plus ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre, mais
pourra recommencer à exercer influence et séduction.
Cette stratégie suppose de notre part une lucidité décuplée : la
conscience qu'au-delà des changements, l'URSS ne cessera de poser
un défi au monde que lorsque non seulement elle aura démocratisé
son système, mais aussi qu'elle sera sortie de l'anachronisme colonial
qui fait d'elle une nation inquiète et déséquilibrée ; la conscience que
le système n'a pas encore changé de nature et que le dérapage est
toujours possible. Il faudrait donc dès à présent avoir réfléchi à ce
que seront nos options et nos possibilités, si, ayant déclenché une
dynamique devenue incontrôlable, Mikhaïl Gorbatchev ou l'un de ses
successeurs mettait en branle une répression aussi massive et brutale
que l'aura peut-être été le réveil d'une population atrophiée.

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