Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Author(s): S. KARTVELI
Source: Politique étrangère , AUTOMNE 1987, Vol. 52, No. 3 (AUTOMNE 1987), pp. 567-
583
Published by: Institut Français des Relations Internationales
JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide
range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and
facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org.
Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at
https://about.jstor.org/terms
Institut Français des Relations Internationales is collaborating with JSTOR to digitize, preserve
and extend access to Politique étrangère
S. KARTVELI
URSS : la dialectique ambiguë
du changement
système dont nous avions fini par identifier la rigidité à celle des
vieillards qui gouvernaient depuis plus de quinze années.
Au moment où Gorbatchev prend le pouvoir, il hérite d'un empire en
bien mauvais état et en bien plus mauvais état que nous le croyons
généralement en Occident. A la différence de ses prédécesseurs,
Mikhaïl Gorbatchev le sait et ne cherche pas à se le dissimuler. Il
sait que l'économie ne fonctionne pas et que l'absence de décisions
ne peut plus servir d'alternative à une stratégie ; il sait que les
tensions nationales et raciales, ethniques et religieuses de cet
immense pays, ne sont pas des vestiges en voie d'extinction, mais les
prémisses de problèmes à venir. Surtout à la différence de tous les
dirigeants soviétiques depuis vingt ans, il sait qu'il a le pouvoir et
donc la responsabilité du pays pour de longues années, sauf imprévu.
C'est donc à lui qu'il appartiendra d'accompagner la transition de ce
pays dans le XXIe siècle. Du succès ou de l'échec de cette transition
dépendra l'avenir du système. Mikhaïl Gorbatchev sait aussi que
l'URSS a pris un retard considérable sur le monde occidental et
japonais, et que, si elle veut continuer à figurer dans la compétition
économique et militaire, il lui faut à tout prix rattraper son retard.
Pour Mikhaïl Gorbatchev, le changement semble donc moins le fait
d'un choix du hasard qu'une nécessité pour assurer la survie et la
consolidation du système qui l'a porté au pouvoir. Aussi le change-
ment, loin d'être négligeable, est bien réel et profond, à l'exacte
dimension de la menace et du défi, auxquels est confrontée l'URSS
en cette fin du siècle qui l'a vue naître.
Réponse intérieure
Sur le plan intérieur Mikhaïl Gorbatchev a identifié non seulement le
défi mais aussi les besoins, les options et les clefs d'une croissance
désormais indispensable. Il lui faut la mobilisation de la société,
surtout de ses cadres, et l'apport technologique, financier et scientifi-
que de l'Occident. D'où une politique axée sur trois cibles : l'intelli-
gentsia culturelle et scientifique, la classe technocrate et l'opinion
internationale.
Les priorités ont changé : l'URSS de 1990 n'a plus besoin de stakha-
novistes mais d'éducateurs pour recréer des élites sachant penser et
travailler. D'ailleurs contrairement aux années 70, le défi des années
90 ne peut être résolu en recourant exclusivement à l'extérieur : sans
l'accroissement de la productivité interne, la formation et la mise à
niveau des élites, l'aide occidentale tombera dans le tombeau des
Danaïdes des investissements improductifs, telle la Pologne de Gie-
rek des années 70. Identifier les alliés et les ennemis potentiels est
donc devenu une priorité essentielle pour la mise en œuvre de toute
politique quelle qu'elle soit. En politique intérieure, Mikhaïl Gorbat-
La remise en mouvement
Parce que les seuls qui peuvent peut-être avoir un impact sur
régénération de la société et sa dynamisation sont les intellectuel
Mikhaïl Gorbatchev a besoin d'eux et besoin de les convaincre
qu'eux et lui ont partie liée. La modernisation du système économ
que passe par l'entrée dans l'âge informatique et post-industriel et
peut se faire sans le concours actif de l'intelligentsia, notammen
pour la formation des élites futures. Or, on ne peut rallier cette
classe qu'en la cooptant et en la séduisant. C'est ainsi qu'il faut lir
le cas Sakharov : ce n'est pas Sakharov que l'on séduit en le laissa
revenir et travailler à Moscou, c'est toute la classe de détracteurs
silencieux. Cette politique intérieure s'articule autour de trois vole
principaux : les droits de l'homme, le dégel culturel et la réform
économique.
- La politique des droits de l'homme a un objectif inchangé : l'élim
nation du mouvement dissident et de toute potentialité d'émergen
d'un contre-pouvoir. Pour la première fois, on ne cherche plus à
l'éliminer par la simple répression, mais par une triade plus subtile
cooptation, émigration, répression. Ainsi, voit-on s'appliquer un trai-
tement différencié : les dissidents les plus connus et les mieux défen-
dus par l'étranger se voient offrir le choix entre le départ ou un
existence que l'on espère démobilisée par la conjonction du découra
gement, de la lassitude, du vieillissement et l'effet d'effritemen
d'une tolérance bien dosée. La tolérance est une arme redoutable
contre la dissidence qui ne réussissait à se faire entendre et conna
du pays et du monde qu'à la mesure de ses souffrances et d
brimades subies. Si la dissidence se voit privée de la défense d
membres persécutés, il lui faudra alors parler de substance avec
risque corollaire de révéler ainsi sa nature profondément comp
et même contradictoire. Les irréductibles inconnus demeurent,
à eux, toujours voués au sort de Martchenko et au lent pourr
ment dans les camps.
Pour autant que Mikhaïl Gorbatchev ait besoin d'injecter une dose
d'ouverture et de renouveau dans le système qu'il dirige, il n'en est
pas moins un produit de ce système, dévoué à son renforcement et
sa perpétuation. Or, l'expérience soviétique d'abord, mais aussi celle
des pays de l'Est et plus récente de la Chine, lui a montré que l'on
ne peut enclencher le changement sans risques de déstabilisation,
qu'il faut pouvoir contrôler. A cette fin, il a aussi besoin de rassure
les plus conservateurs qu'il est profondément convaincu de la néces
sité de préserver la cohésion de l'URSS, et que les technocrates
comme une grande partie de l'intelligentsia, même libérale, sont mu
par un patriotisme plus russe que soviétique qui n'hésite plus à se
faire entendre. La politique de Mikhaïl Gorbatchev est aussi, quoi-
que de façon moins visible pour l'étranger, une politique de russifica-
tion et de centralisme, qui, pour être démocratisé, n'en demeure pa
moins le principe fondamental et inamovible du système. Aussi, on
Ainsi, dans la recherche de ses alliés pour mener à bien son pari
« faire bouger le système sans enclancher les germes de la désintégra-
tion », Gorbatchev a joué avec beaucoup de doigté de l'arme de la
division. A chacun des groupes potentiellement opposés à son pro-
gramme il a accordé quelque chose (le prestige à l'armée, la satisfac-
tion nationale aux russophiles conservateurs, la tolérance idéologique
et la liberté d'expression aux dissidents, une certaine faculté
d'expression - mais non d'action - aux groupes nationaux, les
fastes du millénaire à l'Eglise orthodoxe, plus de flexibilité aux
gestionnaires). En même temps à chacun il a ôté quelque chose ou
en tout cas a assuré son contrôle sur chacun de ces groupes.
L'axe extérieur
La marge est étroite entre ce qui est acceptable par une Administra-
tion Reagan qui ne peut risquer d'être taxée de « bradage de
l'Afghanistan » et ce qui l'est pour une résistance populaire. Mais la
tentation est là de manœuvrer au plus serré et de laver l'URSS de
l'image infamante qui bride et limite le reste de sa politique étran-
gère, particulièrement en Europe.
L'Europe
L'Europe est plus que jamais l'axe principal de la politique soviéti-
que, et au cœur de cet axe se trouve l'Allemagne. Si, sur l'échéan-
cier, il lui faut régler auparavant le problème de ses relations avec
Washington et celui de son image à Kaboul, en essence la véritable
priorité de la politique soviétique demeure européenne. Les efforts
consentis pour « normaliser » l'image de la puissance soviétique, à
travers une politique habile de droits de l'homme, sont d'abord
dirigés vers l'opinion européenne. Les arbitrages opérés dans les
concessions à faire au sein même des négociations soviéto-améri-
caines montrent assez que ce n'est ni l'Asie, ni l'outre-Atlantique
mais le continent européen qui est l'objectif véritable de la nouvelle
politique gorbatche vienne. L'objectif désormais classique de la dénu-
cléarisation de l'Europe a progressé plus que l'on ne veut l'admettre
dans les méandres de la négociation sur les FNI. La négociation
conventionnelle qui va s'ouvrir sera à son tour la première négocia-
tion véritablement européenne où l'on peut s'attendre à ce que
soi. La démocratie n'est pas devenue une valeur morale, elle est
utilisée comme valeur marchande. Mikhaïl Gorbatchev en use sans
scrupules, comme il saurait recourir à l'arme de la répression, si
machine s'emballait demain.