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Hobbes est sans conteste l’un des plus grands philosophes politiques
modernes, dont l’importance a été reconnue très tôt, et auquel la plupart des
philosophes politiques ultérieurs ont voulu répondre. Son importance se comprend à
la fois pour des raisons historiques et conceptuelles : raisons historiques d’abord, car
Hobbes est celui qui, en rompant à la fois avec l’aristotélisme et le machiavélisme, a
fondé un système nouveau, une science politique nouvelle ; raisons conceptuelles
ensuite : Hobbes a théorisé le concept de souveraineté plus rigoureusement encore
que Bodin ; il a défendu une souveraineté absolue contre toute volonté de limiter le
pouvoir monarchique. Aussi ne faut-il pas minorer le scandale qu’a causé sa
philosophie : Hobbes est un auteur scandaleux en un sens très différent de Machiavel,
comme nous aurons l’occasion de le voir, et plus proche en un sens de Spinoza. Au
XVIIIe siècle, ces auteurs seront souvent associés, même si l’on donnera le primat à
Hobbes pour la philosophie politique : Hobbes, qui est matérialiste, a été jugé
immoraliste et athée ; il a même risqué d’être violemment persécuté pour athéisme –
ce qui l’a constamment obligé à se défendre sur ce front.
1
volumes, London 1839-45), et dans une édition analogue en latin, également en 5 vol.
(1839–45). Je n’évoquerai pas ici toutes les rééditions récentes, l’une chez Oxford
University Press (26 volumes), d’autres en français, notamment chez Vrin.
Le projet philosophique
2
Ces trois événements déterminent trois tournants : scientifique,
philosophique, politique. Je suivrai ici pour les décrire l’ouvrage de Jean Terrel,
Hobbes : Philosopher par temps de crise, CNED, 2012.
2. Le tournant philosophique
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iniques pour [ses] études », écrira-t-il dans son autobiographie en vers. Le tournant
politique est donc né de la rencontre entre le projet d’esprit baconien, qui comportait
la volonté d’ouvrir à la science un nouveau continent, celui de la politique, et le choc
d’une crise sans précédent. Comme le souligne J. Terrel, ce fut la confrontation de
deux relations très différentes à la politique : une relation spéculative, où la politique
est un continent nouveau que la science doit conquérir, et une relation pratique, où la
philosophie devient le moyen de répondre à cette crise inédite.
De 1640 à 1642 puis à 1651, des Éléments de la loi au De Cive puis au Léviathan,
la crise devient une tragédie pour Hobbes qui a choisi le camp des royalistes,
vaincus : armées du roi et du Parlement sur le pied de guerre, guerre civile à partir de
1642, défaite du roi Charles Ier (1645), suivie de son procès et de son exécution
(1649), abolition de la monarchie et instauration d’une république, où Cromwell joue
un rôle crucial, jusqu’à ce qu’il rétablisse le Protectorat, forme de dictature militaire
qui sera elle-même remplacée par une restauration en 1660 qui verra Charles II, fils
du précédent (et auquel Hobbes a donné des cours de mathématiques), monter sur le
trône. Hobbes doit s’exiler.
Mais revenons au système. Nous nous contenterons ici, après un bref rappel
méthodologique, d’envisager les grands principes du mécanisme hobbesien avant
d’aborder son anthropologie et sa politique. Nous laisserons malheureusement de
côté, faute de temps, la question décisive de la politique chrétienne et de la « vraie
religion », qui occupe une bonne moitié du Léviathan, les parties III et IV.
Méthode
4
synthétique. Loin de construire la cité à partir d’a priori métaphysiques, comme
Platon ou les théologiens, il s’agira de prendre la cité telle qu’elle existe et de voir par
quels mécanismes elle a pu s’instituer. Par là même, Hobbes veut lui aussi à sa façon
surmonter le scepticisme. Il entend penser un nouveau dogmatisme, à partir de la
science de la nature désormais assurée sur des bases solides : pour « éviter les
arguties des sceptiques (…) je pensai qu’il fallait dans mes définitions exprimer ces
mouvements que dessinaient et décrivaient les lignes, les surfaces, les solides et les
figures ».
Il faut partir des corps en mouvement, donc, puis recomposer les corps
politique. C’est ici que Hobbes va invoquer un argument essentiel : d’une façon
générale, nous n’avons de connaissance absolument certaine ou scientifique que des
objets dont nous sommes la cause, c’est-à-dire de toute construction qui dépend de
notre volonté. Le monde de nos constructions est notre création. C’est ce qui rend
possible une science matérialiste et mécaniste.
Penser la politique comme une science, cela signifie à la fois partir des faits,
rechercher les causes et déduire rationnellement les effets. Cela implique que la
politique devra rompre avec ce qui était pourtant son champ constitutif : l’histoire.
Pour Hobbes, l’histoire n’est pas une science, et ses « faits » ne sont pas pertinents
pour la science politique. Le but de la philosophie politique est de connaître les
causes de l’État. A cet égard, la « prudence » du législateur, qui reste incertaine, n’est
pas l’objet de la science politique. La pratique ne donnera pas de véritables
enseignements, tout au plus des illustrations. On se reportera au Léviathan, chapitre
20, p. 219 :
5
Au fond, ajoute immédiatement Hobbes, « L’art d’établir et de maintenir les
Républiques repose, comme l’arithmétique et la géométrie, sur des règles
déterminées ; et non, comme le jeu de paume, sur la seule pratique » (219-220).
Telle est la raison pour laquelle la science doit partir des seuls faits de la nature
humaine et en déduire rationnellement la nature de la souveraineté ou de l’Etat.
Comment comprendre la rupture hobbesienne ? Nous étudierons successivement 5
points : 1/les grands principes du système (l’ontologie hobbesienne), 2/la théorie de
l’état de nature (l’anthropologie), 3/la théorie du droit et de la loi naturelle, 4/la
théorie de la souveraineté et la genèse de l’Etat, 5/la théorie de la liberté des sujets.
La psychologie matérialiste
6
pourrons étudier en détail. L’essentiel tient en une proposition ici : pour Hobbes, les
événements d’ordre psychologiques peuvent être reconduits à la matière, au
mouvement et aux lois de nature. Dans le De corpore, Hobbes insiste ainsi sur le fait
que le comportement humain peut être étudié à partir de l’étude de la physique, car il
faut analyser les mouvements de l’esprit (mind) qui sont causés par des sensations ou
imaginations : « After physics we must come to moral philosophy, in which we are to
consider the motion of the mind, namely, appetite, aversion, love, benevolence, hope,
fear, anger, emulation, envy etc. ; what causes they have, and of what they be causes.
And the reason why these are to be considered after physics is, that they have their
causes in sense and imagination, which are the object of physical contemplation » (I,
I, 6). Les sensations et l’imagination sont les objets de la physique, et les passions
considérées comme des mouvements de l’esprit en sont les effets. La psychologie est
donc une suite de la physique ou de l’anatomie, même s’il faut distinguer la puissance
motrice de l’esprit (nos affections et nos passions) et la puissance motrice du corps.
Hobbes a-t-il pu mener à son terme le projet réductionniste (réduire les affects
à leur sous-bassement corporel puis la politique à ces affects) ? Sa philosophie est-elle
une physique politique ? La question reste controversée. Dans son œuvre, les
rapports de la physique et de la psychologie sont complexes. D’un côté, Hobbes part
de l’explication de la sensation qui procède d’une pression sur l’organe, immédiate ou
médiate, avec contre-pression, c’est-à-dire effort vers l’extérieur qui résiste à cette
pression. A partir de cette logique de la sensation, le philosophe reconstruit toute
l’anthropologie. La sensation donne lieu aux représentations et permet de rendre
raison de nos motivations. Plus précisément, Hobbes distingue entre le mouvement
vital involontaire (mouvement interne des parties de notre corps, comme la
circulation du sang) et les mouvements volontaires ou « animaux », c’est-à-dire les
mouvements extérieurs du corps (comme le mouvement d’un membre). Dès lors, il
explique l’origine des mouvements volontaires en montrant leurs liens avec nos
perceptions et nos représentations (qui sont des mouvements dans le cerveau). Pour
expliquer le comportement et en un sens toute la morale, il invoque ainsi une forme
d’hédonisme : le plaisir apparaît quand le mouvement vital se fait sans effort, la
douleur quand le mouvement vital est entravé ou affaibli ; le plaisir est ce qui cause le
mouvement volontaire vers l’objet ou l’amour, tandis que la peine suscite la fuite ou
l’aversion. Tel est l’hédonisme hobbesien : la raison est esclave des passions ; elle
7
n’est pas faculté des principes ou des fins mais seulement computation instrumentale
au service des passions. La raison n’a aucune puissance motrice, elle ne saurait être
pratique par elle-même.
8
passions de l’homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés » (Lév., XIII,
trad. Tricaud, p. 125).
Mais on peut aller plus loin encore. Selon certains exégètes, Hobbes est à la
fois individualiste méthodologique (et même nominaliste : il n’existe que des
individus) et individualiste en morale et en politique. Toute sa philosophie est bâtie
sur ces différentes strates d’individualisme. Voir J. Hampton, Hobbes and The Social
Contract Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Pour Hampton
comme pour un autre commentateur, David Gauthier, Hobbes est un individualiste
radical, dans la mesure où la société n’a de valeur que de manière instrumentale :
l’individu fonde la société et non l’inverse, comme nous le verrons bientôt.
Corrélativement, le langage, chez Hobbes, n’ouvre pas à l’altérité ; il permet
seulement à l’individu de mieux raisonner, c’est-à-dire de mieux calculer (soustraire
ou additionner, computer les conséquences des termes généraux sur lesquels on
s’accorde pour marquer et signifier nos pensées). L’individualisme est le fait
fondateur du monde humain, et l’analyse hobbesienne de la famille est tout aussi
individualiste : au chapitre 20 du Léviathan comme au chapitre 9 du De cive, Hobbes
soutient que les liens familiaux ne sont pas naturels mais forgés artificiellement par
des contrats entre un inférieur (l’enfant, la femme) et un supérieur (le parent, le
mari) ; ce dernier procure la protection et l’autre en échange l’obéissance. La
« domination paternelle » s’acquiert soit en engendrant soit en subjuguant (chap.
XX, p. 208). Mais le droit de domination paternelle résulte du consentement de
l’enfant, car la nature, elle, confère un droit égal au père et à la mère ; dans l’état de
nature, le droit revient même exclusivement à la mère qui prend soin de l’enfant et
préserve sa vie, ce qui donne à celui-ci le devoir d’obéir (p. 209). Pour mieux cerner
l’originalité de Hobbes, il faut se référer à son adversaire, l’évêque Bramhall, qui dans
le cadre d’une polémique a mis en avant ce qu’il considère comme une vision
totalement fantaisiste de la famille, en insistant sur l’existence de liens naturels
d’affection, liens qui à ses yeux constituent l’humanité.
9
hypothèse sociale est requise derrière la prétendue « naturalité » : en réalité, l’être
individualiste qu’envisage Hobbes reflète son époque (le capitalisme naissant) et son
histoire, non la nature. Il y a donc des présupposés d’ordre social de la théorie de
l’état de nature. C’est également la thèse de Leo Strauss, à l’autre bord de l’échiquier
idéologique : pour Strauss, Hobbes a en effet représenté l’individu bourgeois, plutôt
que l’aristocrate pris dans la logique de sa lignée.
La conservation et la gloire
Cependant, Hobbes n’en conclut pas que nous ne risquons jamais notre vie
pour une autre fin ; au chapitre 13 du Léviathan, il affirme même que certains sont
prêts à risquer leur vie pour d’autres biens, notamment la contemplation de leur
puissance. Certes, tous les hommes ne sont pas à ce point vaniteux, qu’ils soient prêts
à mettre en péril leur vie pour leur honneur – mais le seul fait que ces individus
existent va avoir des effets en chaîne. De manière générale, il faut donc conclure que
l’homme hobbesien est mû par des mobiles complexes, qui engagent le rapport à
autrui. Dès que les hommes sont en interaction, leurs passions deviennent d’ordre
relationnel, même si l’accroissement individuel de la puissance reste le but ultime.
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Dans cette mesure, Hobbes n’est pas aussi réductionniste qu’il y paraît :
1) L’homme est un être qui ne désire pas seulement se conserver mais aussi
accroître sa réputation et son pouvoir. C’est un être avide de reconnaissance,
de pouvoir ou de « gloire »1. L’intérêt, pour l’homme, se conçoit d’abord à
partir de la passion dominante qu’est le désir de gloire. Certes, il existe un
intérêt matériel, pour la jouissance sensuelle ; mais il existe également un
intérêt d’ordre « spirituel » (et non incorporel) pour la jouissance que donne à
l’esprit la représentation de son pouvoir. Dans les Elements of Law, Hobbes
définit la gloire comme une jouissance de sa propre puissance dans la
confrontation agonistique avec un rival : « Glory, or internal glorification or
triumph of the mind, is that passion which proceeds from the imagination or
conception of our own power, above the power of him that contends with us »
(IX, 1). Comme le stipulera aussi le Léviathan, chacun veut donc être honoré,
c’est-à-dire reconnu sur le théâtre du monde par des signes d’estime et de
déférence. La psychologie hobbesienne accordera donc une importance
majeure à toutes les passions mimétiques ou destructrices liées à la gloire,
admiration, émulation, envie etc. De même, l’analyse des causes des troubles
civils et de la dissolution des républiques cerne le danger dans le désir de
gloire, et plus précisément de vaine gloire en tant qu’il s’oppose directement
au salut de la République. En effet, la gloire est telle qu’elle ne peut être
acquise par les uns sans être ôtée aux autres : c’est un bien exclusif entre
compétiteurs. Elle est d’autant plus dangereuse qu’elle peut donner lieu, en
tant que « triomphe » de l’amour-propre, à une forme de délire. Au chapitre 6
du Léviathan, Hobbes décrit ainsi les passions susceptibles d’affecter
l’homme, et mentionne notamment l’ambition et la cupidité, mais aussi la
curiosité qui conduit à la pratique des sciences spéculatives ou à la religion et à
la superstition. Dans ce cadre, Hobbes distingue même deux formes de la
passion pour la gloire : l’une est saine, ancrée dans la confiance en soi ; il s’agit
d’une exaltation de l’esprit liée à l’imagination et à la confiance dans ses
propres aptitudes et dans son pouvoir ; l’autre est vaine, liée à la flatterie : elle
conduit à se duper soi-même et à présumer de ses forces, à avoir une confiance
1Voir Barbara Carnevali, « ‘Glory’. La lutte pour la réputation dans le modèle hobbesien », Communications, 93, 2013,
p. 49-67.
11
exagérée en son pouvoir et en ses aptitudes (p. 125). Il faudra conserver ces
éléments en mémoire pour la suite.
2 Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986, p. 175.
12
réputation de posséder un pouvoir est un pouvoir : car cela suscite l’alliance de ceux
qui veulent notre protection (de même le succès ou la chance, qui accroissent notre
pouvoir et notre réputation). Corrélativement, la pure force est intégrée au système
des signes : les actions qui témoignent dans l’expérience de la force du corps ou de la
violence (comme la victoire à une bataille ou un duel) sont honorables en tant que
signes de pouvoir et non en tant que force pure.
13
n’a rien à voir avec la qualification ou le mérite et les titres de noblesse sont
exclusivement attribués par le pouvoir souverain (p. 92-94).
14
un autre. Le bonheur, comme fin visée, ne saurait être la réalisation ou la fixation
d’un désir. Le désir n’est plus un manque qui se comble dans le plaisir, il n’est plus
une forme de négativité qui doit se résorber pour que l’homme puisse parvenir à la
plénitude du bonheur dans l’ataraxie ou la béatitude : il est lui-même bonheur ; et les
acquisitions ou les satisfactions ne sont jamais que des pauses ou des étapes d’un
désir qui renaît toujours de ses cendres. Pourquoi ce désir incessant ? C’est que
l’homme ne cherche pas seulement à jouir d’un objet, pour un moment,
ponctuellement ; il veut pouvoir assurer la route de ses désirs futurs. Ainsi les
inclinations volontaires des hommes et ses passions tendent non seulement à lui
procurer, mais aussi à lui assurer une vie heureuse (161).
Mais si l’on s’en tient aux désirs, il reste encore une question en suspens : la
psychologie de Hobbes est-elle moniste ou pluraliste ? Peut-on réduire tous les désirs
humains à un désir dominant ? En réalité, la réponse semble négative. Certes, toutes
les passions humaines sont des formes dérivées de l’amour de soi ou de l’amour-
propre. Mais le désir de conservation et le désir de réputation peuvent entrer en
conflit : l’individu est prêt à prendre des risques insensés pour accroître sa gloire, et à
mettre en danger sa sécurité de manière immodérée. La conclusion doit être gardée
en mémoire. En réalité, l’homme cherche avant tout, non la simple survie, mais le
pouvoir : « So that in the first place, I put for a general inclination of all mankind, a
perpetual and restless desire of power after power, that ceases only with death »
(p. 161). Pourquoi désirer le pouvoir plus que toute autre chose ? La course en avant
du désir tient à l’anxiété humaine et au rapport de l’homme à la temporalité :
l’homme ne veut pas seulement jouir au présent mais pouvoir jouir dans le futur.
Telle est la raison pour laquelle il ne peut se contenter de ce qu’il a et doit toujours
tenter d’accroître son pouvoir, de manière conquérante, jusqu’à la mort.
15
En conclusion de cette première section, on voit ainsi que Hobbes envisage
d’emblée la vie sociale de manière concurrentielle : il s’agit bien d’une compétition
pour les richesses les honneurs et les pouvoirs, ce qui peut impliquer pour les
compétiteurs de supplanter, subjuguer, voire tuer leurs concurrents dans la course.
La vision hobbesienne des passions est plutôt destructrice : en niant l’existence de
passions sociales, d’affects sociaux efficaces comme la sympathie ou la bienveillance,
Hobbes s’expose à une critique de ceux qui, comme Hutcheson, Shaftesbury ou
Hume, refuseront sa vision « monstrueuse » de l’humanité égoïste et traiteront sa
sombre vision de « fable ».
16
figure, et le mouvement de chaque pièce ; ainsi en la recherche du droit de l’Etat, et
du devoir des sujets, bien qu’il ne faille pas rompre la société civile, il la faut
pourtant considérer comme si elle était dissoute, c’est-à-dire il faut bien entendre
quel est le naturel des hommes, qu’est-ce qui les rend propres ou incapables de
former des cités, et comme c’est que doivent être disposés ceux qui veulent
s’assembler en un corps de république » (trad. Sorbière, p. 71, préface).
Pour Hobbes, l’Etat est un pur artifice fabriqué par les hommes, et l’on pourra
donc reconstituer sa fabrication. Or cette abstraction de l’expérience historique
rapproche la politique de la géométrie : à la manière du géomètre, le philosophe
politique connaît ce qu’il fait et fait ce qu’il connaît. A cet égard, l’homme peut
seulement approcher de la position divine, partant du donné naturel, qui n’est pas
son œuvre (mais celle de Dieu). A partir de ce donné, il isole par analyse un principe,
en politique la « pure nature », à partir duquel il peut déployer son activité de
connaissance et de production. Hobbes établit ainsi un lien explicite entre son
épistémologie et la séquence edn-contrat : il se fait théoricien du contrat pour fonder
la science politique. Dans l’introduction du Léviathan, l’artificialisme est radical,
même si la nature fournit encore la métaphore du « corps politique »4. Dès lors, le
corps politique artificiel qu’est l’Etat ou le Commonwealth – le « grand Léviathan »,
originellement monstre ou serpent marin qui détruit les animaux révoltés contre le
Créateur (Psaumes, Job, Isaïe) – imitera l’automate naturel, quoiqu’il soit doté d’une
force supérieure afin de protéger son existence. Le contrat social sera donc l’analogue
du Fiat divin, le moment de la Création de l’Etat-Léviathan.
4
« La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitée par l’art de l’homme
en ceci comme en beaucoup d’autres choses, qu’un tel art peut produire un animal artificiel. En
effet, étant donné que la vie n’est qu’un mouvement des membres, dont le commencement se
trouve en quelque partie principale située au dedans, pourquoi ne dirait-on pas que tous les
automates (c’est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes, comme le fait une montre, par des
ressorts et des roues) possèdent une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les
nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le tout donnant le
mouvement à l’ensemble du corps conformément à l’intention de l’artisan ?» (Léviathan,
Introduction).
17
pourquoi ils y ont renoncé pour former des sociétés civiles, motiver et justifier
l’existence de ces dernières en montrant qu’elles comblent les « manques » qui en
appellent la fondation ; indiquer enfin quelles sont les raisons qui légitiment
l’autorité, et qui font de l’obéissance aux lois une véritable obligation5. Ces trois
objectifs ont une fonction critique :
- l’idée d’égalité naturelle permet de récuser tout droit à commander
au nom d’une supériorité de nature ou de naissance ;
- l’explication des motifs qui ont présidé à la formation des sociétés
civiles permet de rejeter la thèse de l’assujettissement de l’homme
par l’homme comme punition du péché originel ;
- enfin, l’idée que la légitimité et l’obligation viennent du
consentement réfute à la fois le patriarcalisme et le droit divin des
rois.
Les théories de l’état de nature visent d’abord les partisans du droit divin des
rois, qui défendent plusieurs thèses : la monarchie est d’institution divine ; le droit
héréditaire est imprescriptible ; les rois ne sont responsables que devant Dieu ; enfin,
l’obéissance passive est ordonnée par Dieu, ce qui transforme tout acte de résistance
en péché. Plus précisément, les théories de l’état de nature s’opposent à ceux qui,
comme Ramsay ou Bossuet, soutiennent qu’il existe une subordination naturelle
entre les hommes : « Les hommes, dit Bossuet, naissent tous sujets : et l'empire
paternel qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu'un
chef » (Politique… tirée de l’Ecriture sainte, livre II, art. I, prop. VII). Selon cette
tradition, certains (peu) naissent pour commander, les autres pour obéir. La
différence naturelle entre les esprits justifie la subordination naturelle entre les
hommes. Dès l’enfance, l’homme a besoin de maîtres ; puis s’instaure une continuité
entre puissance paternelle et pouvoir royal (qui passe éventuellement, comme c’est le
cas dans le Patriarcha de Filmer, par la lignée des descendants d’Adam). Contre cette
hypothèse, l’anthropologie proposée par les théoriciens de l’état de nature (Hobbes,
Locke, Pufendorf, Rousseau) postule l’égalité et la liberté naturelles des hommes. A
5
Voir J.-F. Spitz, « Etat de nature et contrat social » in Dictionnaire de philosophie politique,
Ph. Raynaud et S. Rials éds., Paris, PUF, 1996.
18
l’état de nature, l’inégalité des corps ou des esprits ne crée pas de droit à la
domination. La nature ne fait ni souverains ni sujets, ni maîtres ni esclaves.
En résumé, comme l’a montré J.-F. Spitz, l’hypothèse de l’état de nature joue
un rôle triplement polémique : contre l’hypothèse d’une subordination naturelle de
l’homme à l’homme, elle envisage un être indépendant et égal à ses semblables ;
19
contre l’hypothèse aristotélicienne de l’homme animal politique, elle brosse un
tableau de l’individu autonome qui créera ensuite l’artifice politique ; contre le
scepticisme de certains philosophes modernes, elle met en place un droit naturel
universel, antérieur et supérieur au droit positif qui doit lui être conforme.
6 V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1974, p. 180-186). Voir
également Jean-Fabien Spitz, « Etat de nature et contrat social », in Dictionnaire de philosophie politique, Philippe
Raynaud et Stéphane Rials éd., Paris, P.U.F., 1996, p. 234-239.
20
Quel que soit son contenu, l’état de nature est ce qui ne correspond pas à la
nature réelle de l'homme : la vraie destination de l’homme est la société, où il pourra
épanouir ses facultés intellectuelles et morales, développer son industrie et tous les
raffinements de la civilisation. L’état de nature n’est qu’un état primitif et sauvage. A
la limite, c’est un système de défauts, ce qui manque pour que l’homme puisse se
civiliser et accomplir sa nature. Toutes les descriptions de l’état de nature insistent
ainsi sur la paralysie des droits et des devoirs en cas de non garantie de réciprocité :
l’état de nature est le lieu où peuvent exister des devoirs envers autrui, mais en même
temps le lieu où ces devoirs ne sont pas respectés, faute de réciprocité.
Tel est le contexte d’introduction des théories de l’état de nature. Si cet état
n'appartient ni à un lieu géographiquement désignable, ni à un moment
historiquement assignable, il est néanmoins partout et toujours présupposé pour
rendre compte de la fondation de l’Etat. Cela explique que tout exemple particulier
utilisé pour l'illustrer (sauvages, temps primitifs...) n’ait qu’une valeur approximative
qui ne peut rendre compte ni de la formation du concept, ni de sa validité. L’edn ne
peut correspondre à aucune situation historique réelle. Il faut donc distinguer l’état
de pure nature de toutes les situations historiques qui en sont une approximation
plus ou moins exacte : sauvages qui vivent regroupés en familles ou en tribus, guerre
civile au sein d’une grande République, relation d’hostilité entre Etats indépendants
en l’absence d’ordre juridique international. Pour autant, il ne s’ensuit pas que l'état
de nature soit utopique ; il est présupposé comme toujours dépassé par la fondation
de l'Etat, mais également comme toujours possible, voire imminent (en cas de guerre
civile notamment).
21
La critique de la sociabilité naturelle
22
peut inférer ceci, dit Hobbes du comportement des hommes quand ils sont ensemble.
Observons en effet le commerce des hommes : sa fin est le profit, non l’amitié
désintéressée. Le but de l’association peut également être, dans les compagnies
choisies, le divertissement et le plaisir. Que dit ici l’expérience ? Que le plus grand
plaisir social consiste à dire du mal des autres dès qu’ils sont absents. Dans la
conversation, chacun cherche à briller, à surpasser les autres, à satisfaire son amour-
propre : la concurrence pour le prestige régit les petites sociétés. D’où la conclusion
qu’en tire Hobbes :
Il est donc évident par ces expériences à ceux qui considèrent attentivement les affaires
humaines, que toutes nos assemblées, pour libres qu’elles soient, ne se forment qu’à
cause de la nécessité que nous avons les uns des autres, ou du désir d’en tirer de la
gloire ; si nous ne nous proposions de retirer quelque utilité, quelque estime, ou
quelque honneur de nos compagnons en leur société, nous vivrions peut-être aussi
sauvages que les autres animaux les plus farouches (De Cive, I, 1, §2).
Il faut donc distinguer deux sens du désir de société. En un sens, les sociétés
civiles, bien ou mal constituées, sont aussi anciennes que l’humanité : nous ne voyons
personne, dit Hobbes, qui puisse « vivre en dehors de la société ». Mais les hommes
n’ont aucune aptitude native à cette relation pacifique aux autres, qui leur est
pourtant nécessaire. La difficulté de la science politique se comprend à partir de cette
insociable sociabilité. Les sociétés sont nécessaires, l’aptitude à y vivre en paix
accidentelle. Hobbes évoque ce phénomène dans le De cive : « Car si l’on considère de
plus près les causes pour lesquelles les hommes s’assemblent, et se plaisent à une
mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n’arrive que par accident, et non par
une disposition nécessaire de la nature » (De Cive I, 1, 2).
23
(socii) de le faire dans la paix et l’unité, ce qu’est proprement une societas. Le désir
naturel originaire est de vivre ensemble et d’user des autres pour devenir plus
puissant, mais l’expérience apprend à la plupart des hommes que cela ne va pas sans
société, sans bonne entente, ce qui implique des formes plus ou moins développées
d’organisation politique. Or comment créer une société politique ?
24
droit du plus fort puisque nul ne veut reconnaître une supériorité de force à
quiconque à l’edn.
Or de l’égalité des aptitudes Hobbes fait découler l’égalité des attentes (de
l’espoir d’atteindre nos fins) : « De cette égalité des aptitudes découle une égalité
dans l’espoir d’atteindre nos fins » (122), qui a des conséquences très pernicieuses.
Car l’égalité n’est pas porteuse de paix, tout au contraire. Dans l’edn hobbesien,
l’insécurité est permanente : en s’associant ou en rusant, le plus faible peut toujours
ôter la vie au plus fort. C’est pourquoi l’égalité est invivable ; les désirs s’affrontent
sans se satisfaire : « And therefore if any two men desire the same thing, which
nevertheless they cannot both enjoy, they become ennemies ; and in the way to their
end (which is principally their own conservation, and sometimes their delectation
only), endeavour to destroy, or subdue one another » (p. 184). « C’est pourquoi, si
deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent
tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est
principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément),
chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre » (p.122). En ce sens, nul ne peut
jouir de manière paisible des fruits de son travail à l’edn : si quelqu’un plante, sème,
construit, il doit s’attendre à ce que d’autres le dépossèdent de son bien et même de
sa vie et de sa liberté. De ce fait, il n’y a pas de meilleur moyen pour se prémunir de
l’attaque d’autrui que d’attaquer soi-même : le plus raisonnable est d’anticiper et de
se rendre maître de la personne de ceux qui risqueraient sinon de le mettre en
danger. Les hommes deviennent donc les « agresseurs » les uns des autres, sans être
pour autant naturellement « méchants » (selon une simplification opérée tout au
long du XVIIe et du XVIIIe siècle). L’homme devient, selon la formule de Plaute, un
« loup pour l’homme »7. Ce phénomène est un phénomène social : il résulte de la
défiance en vertu de laquelle il n’est pas de moyen de « se garantir » qui soit « aussi
raisonnable que le fait de prendre les devants » en se rendant maître d’autrui par la
violence ou par la ruse. Aussi faut-il éviter toute interprétation « pulsionnelle » de
l’agressivité chez Hobbes : il s’agit plutôt d’un calcul et d’un choix rationnel, dans des
circonstances de danger pour la vie.
7Plaute, La Comédie des Ânes, vers 195 av. J.-C, II v495 : « Lupus est homo homini, non homo, quom
qualis sit non novit » (pour ceux qu’il ne connaît pas).
25
Hobbes distingue ainsi trois causes de l’état de guerre dans la nature humaine,
là où il n’existe pas de « pouvoir commun » qui tienne tous les hommes en respect :
- la rivalité : si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible
qu'ils en jouissent tous les deux (objets indivisibles, soit par leur rareté, soit par le fait
qu'ils ne valent que par l'inégalité qu'ils créent, comme le pouvoir).
26
de quelques hommes avides de pouvoir. La lutte, dans ce cas, ne concerne plus la
simple survie : elle a pour enjeu la reconnaissance. C’est le désir insatiable des signes
honorifiques qui provoque la lutte, au moins autant que le désir de jouissance
matériel et sensuel.
- C'est ici qu’intervient la troisième cause de guerre : la gloire, car les hommes
cherchent à se faire estimer autant qu’ils s’estiment eux-mêmes. Or c’est impossible :
chacun veut être reconnu comme le meilleur, alors même qu’il n’est pas prêt à
accorder une telle reconnaissance aux autres. La réciprocité est hors d’atteinte. Aussi
la gloire incite-t-elle les hommes à se quereller pour des bagatelles (trifles) et à
mettre leur vie en jeu pour sauver ou accroître leur réputation. On soulignera ainsi
que l’agôn devient insoluble en raison de la présence du désir de gloire qui
n’appartient pas au règne animal, comme le rappelle le De cive : « Il y a entre eux (les
hommes) une certaine dispute d’honneur et de dignité qui ne se rencontre point
parmi les bêtes » (II, V, 5). Il faut souligner la subtilité, sur ce point, de la théorie
hobbesienne : si l’homme peut avoir besoin des autres pour assouvir ses besoins
matériels, il en a surtout besoin, sur un mode conflictuel, pour assouvir son désir de
reconnaissance, quitte à mépriser autrui ou à se moquer de lui – ce qui va causer la
dégénérescence de l’état de guerre en raison des offenses (des signes de mépris ou de
haine). Dans l’intersubjectivité, le désir de reconnaissance est insatiable et
profondément instable ; il ne peut trouver moyen de se satisfaire. Parce que la gloire
« dépend de la comparaison avec quelqu’un d’autre et de la prééminence que l’on a
sur lui » (De cive, I, 2), le conflit est inéluctable. Dans ce cas, ce qui rend les hommes
agressifs et violents est la dynamique passionnelle dans le contexte de l’edn, dont les
deux faces sont l’agressivité et la vulnérabilité : en l’absence de pouvoir politique,
l’inquiétude qui habite chaque individu se transforme inéluctablement en crainte
d’autrui en raison de l’incertitude qui règne sur ses intentions, mais aussi en raison
de l’insuffisance de sa reconnaissance. La vanité et la frivolité contribuent à
l’aggravation de l’état de guerre.
Ainsi les trois causes de guerre tiennent-elles à trois enjeux du désir des
hommes dans l’edn : l'acquisition (rivalité/profit) ; la conservation des biens acquis
(méfiance/sécurité) ; la réputation (gloire/bagatelles). « So that in the nature of man,
we find three principal causes of quarell. First, competition; secondly, diffidence;
27
thirdly, glory. The first, makes men invade for gain; the second, for safety, and the
third, for reputation » (p. 185). « De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature
humaine trois causes principales de querelle : premièrement, la rivalité ;
deuxièmement, la méfiance ; troisièmement la fierté » (p. 123).
A cet égard, ce qui importe est que pour Hobbes l’état de guerre de tous contre
tous ou de « chacun contre chacun » ne se limite pas au temps de la guerre effective
(de la lutte) : il s’étend à toute la période de menace qui entoure la guerre proprement
dite. Cette définition large de l’état de guerre, qui a cours « aussi longtemps que les
hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect » (p. 124),
permet de rendre compte d'une vie pré-politique de l'homme où toute tentative de
civilisation (agriculture, industrie, commerce, arts et sciences) échoue, dans la
mesure où la jouissance des fruits du travail est précaire. Cet état dans lequel règne
une peur de la mort violente, est décrit par Hobbes dans des termes célèbres :
« Whatsoever therefore is consequent to a time of war, where every man is enemy to
every man ; the same is consequent to the time, wherein men live with other security,
than what their own strenght, and their own invention shall furnish them withall. In
such condition, there is no place for industry; because the fruit thereof is uncertain,
and consequently no culture of the earth; no navigation, nor use of commodities that
may be imported by sea; no commodious building, no instruments of moving, and
removing such things as require much force; no knowledge of the face of the earth; no
account of time; no arts; no letters; no Society; and which is worst of all, continuall
fear, and danger of violent death; and the life of man, solitary, poor, nasty, brutish,
and short » (p. 186). « C’est pourquoi toutes les conséquences d’un temps de guerre
où chacun est l’ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes
vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur
propre ingéniosité. Dans un tel état, il n’y a pas de place pour une activité
industrieuse, parce que le fruit n’en est pas assuré ; et conséquemment il ne s’y trouve
ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par
mer : pas de constructions commodes ; pas d’appareils capables de mouvoir et
d’enlever les choses qui pour ce faire exigent beaucoup de force ; pas de connaissance
de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d’arts ; pas de lettres ; pas
de société ; et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque continuels d’une mort
violente ; la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et
28
brève » (p. 124-125). Comme l’a relevé Leo Strauss, c’est donc la peur de la mort
violente qui est au cœur de la condition de l’homme à l’edn. Hobbes reconnaît que le
monde n’a jamais vécu dans cet état de guerre de tous contre tous dans son
ensemble ; mais de nombreuses sociétés sans Etat digne de ce nom sont encore
soumis à cette condition brutale, en particulier « lors d’une guerre civile » (p. 126).
Dans le même esprit, les relations internationales témoignent de cette anarchie où les
Etats se considèrent souvent comme ennemis les uns des autres. La ruse et la
violence sont alors les vertus cardinales.
8
Voir Kant et Hobbes. De la violence à la politique, L. Foisneau et D. Thouard éds., Paris, Vrin, 2005.
29
III. Droit naturel et loi naturelle
Venons-en à présent aux deux concepts majeurs introduits par Hobbes dans
son tableau de l’edn : droit naturel et loi naturelle. En effet, l’état de nature hobbesien
est pris dans un double mouvement : d’un côté, dans l'état de nature, tous les
hommes sont des automates qui disposent de leur puissance motrice sans avoir
besoin d’une puissance supérieure ; ils ont de ce fait un droit naturel sur toutes
choses ; de l’autre, la raison peut accéder à des lois naturelles conçues comme des
impératifs hypothétiques déduits de l’impératif inconditionnel d’auto-conservation
(Léviathan, chapitre XIV).
« The right of nature, which writers commonly call Jus naturale, is the Liberty each
man has, to use his own power, as he will himself, for the preservation of his own
nature ; that is to say, of his own life ; and consequently, of doing anything, which in
his own judgment, and reason, he shall conceive to be the aptest means thereunto »
(189).
« Le droit de nature, que les écrivains appellent communément jus naturale, est la
liberté qu’a chaque homme d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la
préservation de sa propre [own] nature, autrement dit sa propre [own] vie, et en
conséquence de faire tout ce qu’il considèrera, selon son jugement et sa raison propres
[own], comme le moyen le mieux adapté à cette fin » (p. 128).
Pour définir le droit de nature, Hobbes prend donc appui sur le concept de right pour
critiquer certains usages du latin jus, qui a un sens plus large et donc équivoque :
pour lui, le droit de nature n’est pas obligation mais liberté9. Chaque homme est libre
d’user de sa puissance « comme il le veut » en vue de sa conservation. Ainsi
entendue, la liberté qu’a un homme d’user de sa puissance est le premier élément de
la définition du droit de nature. Hobbes en ajoute un second qui n’est pas la condition
du premier : un homme n’est pas libre parce qu’il use de sa puissance pour se
préserver ; il est libre d’user comme il le veut de sa puissance, et cette liberté ne prend
le nom de droit que si la fin de cet usage est la préservation de soi. La liberté
inhérente au droit naturel réside dans le pouvoir de juger et de vouloir, par lequel
9
Voir J. Terrel, op. cit., pour tout ce qui suit.
30
nous sommes déterminés à agir en vue de préserver notre vie. Nous avons le droit,
c’est-à-dire la liberté de tout faire, sauf ce qui met en péril notre propre conservation.
A cet égard, le droit naturel est illimité (c’est un droit sur toutes choses, jus in omnia)
en ce sens qu’il se définit par la liberté dont chacun dispose, indépendamment de
toute considération du droit d’un autre homme : nous avons le droit de tout faire,
c’est-à-dire d’user de notre liberté sans restriction (ni à partir du droit d’autrui, ni à
partir d’une loi qui précéderait le droit), mais dans les limites de la rationalité,
autrement dit à condition de ne pas nuire à notre propre préservation.
Leo Strauss en tire des conclusions notables : la théorie de Hobbes rompt à ses
yeux avec « l’élitisme » ou l’aristocratisme des auteurs anciens. Le raisonnement est
le suivant : si tout le monde a par nature le droit de se conserver en vie, tout le monde
a droit aux moyens que requiert cette fin. Pour Hobbes, chacun (et non les sages, les
meilleurs) est par nature juge de la justesse des moyens mis en œuvre pour assurer sa
conservation. Mais si chacun est par nature juge des moyens adéquats à sa
conservation, n’importe quel moyen peut être regardé comme légitime : toute chose
devient juste par nature.
A Law of nature (lex naturalis), is a precept, or a general rule, found out by reason, by
which a man is forbidden to do, that wich is destructive of his life, or takes away the
means of preserving the same ; and to omit, that, by which he thinks it may be best
preserved » (p. 189)
31
Une loi de nature [...] est un précepte, une règle générale découverte par la raison, par
laquelle il est interdit à un homme de faire ce qui détruit sa vie ou lui enlève les moyens
de la préserver, et d’omettre ce par quoi il pense qu’elle peut être le mieux préservée
(p. 128).
Il s’agit de souligner la différence voire le contraste entre lex et jus, que l’on risque de
méconnaître. Hobbes écarte ce risque de confusion en opposant la liberté et l’interdit.
La loi de nature est un théorème déduit par la raison de l’impératif de conservation ;
à ce titre, elle restreint la liberté de l’agent et s’avère contraire au droit de nature qui
est l’expression pleine et entière de cette liberté : « encore que ceux qui parlent de ce
sujet aient coutume de confondre jus et lex, droit et loi, on doit néanmoins les
distinguer, car le droit consiste dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir,
alors que la loi vous détermine, et vous lie à l’un ou à l’autre ; de sorte que la loi et le
droit diffèrent exactement comme l’obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister
sur un seul et même point » (128) ; « right consists in liberty to do, or to forbear;
whereas law determines and binds to one of them; so that law, and right, differ as
much as obligation and liberty; which in one and the same matter are inconsistent »
(p. 189).
Quel est dès lors le contenu des lois de nature ou des préceptes de la raison ?
Le point de départ est l’exercice du droit de nature dans une situation d’hostilité
générale. Dans ce contexte, le droit qu’a chacun d’user de sa puissance pour se
préserver devient le droit à tout, ce qui renforce l’hostilité : le droit de nature se
retourne contre lui-même et ne peut se satisfaire. Pour sauver le droit naturel, il faut
donc le dépasser en l’associant à la loi de nature fondamentale qui nous oblige à
rechercher la paix. Dans le De cive, Hobbes écrira pour cette première loi : « la
première et la fondamentale loi de nature est qu’il faut chercher la paix, si on peut
l’obtenir, et rechercher le secours de la guerre, si la paix est impossible à acquérir »
(chapitre 2, 2, p. 103). Et dans le Léviathan, la formule complète :
32
precept, or general rule of reason, that every man ought to endeavour peace, as far as
he has hope of obtaining it; and when he cannot obtain it, that he may seek, and use, all
helps and advantages of war » (p. 189-90)
« Et parce que l’état de l’homme, comme il a été exposé dans le précédent chapitre, est
dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par
sa propre raison, et qu’il n’existe rien, dans ce dont on a le pouvoir d’user, qui ne puisse
éventuellement vous aider à défendre votre vie contre vos ennemis : il s’ensuit que dans
cet état tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps
des autres. (…) En conséquence, c’est un précepte, une règle générale de la raison, que
tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a un espoir de l’obtenir ; et
quand il ne peut pas l’obtenir, qu’il lui est loisible de rechercher et de poursuivre la
guerre » (129).
Dans cet esprit, toutes les autres lois de nature (il y en aura vingt dans le
Léviathan) seront déduites de la première. Dans le De cive, la seconde loi qui dérive
de la loi « fondamentale » concernant la recherche de la paix est « qu’il faut garder les
conventions qu’on a faites, et tenir sa parole » (113). Dans le Léviathan, cette loi de
nature sera la troisième, précédée par le principe même du transfert de droit : « que
l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la
mesure où l’on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du
droit qu’on a sur toutes chose ; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des
autres qu’on en concèderait aux autres à l’égard de soi-même » (129) ; « that a man
be willing, when others are so too, as farre-forth, as for peace, and defence of himself
he shall think it necessary, to lay down his right to all things; and be contented with
so much liberty against other men, as he would allow other men against himself »
(chap. XIV, p. 190).
33
Hobbes expliquera ensuite en quoi consiste le transfert de droit ou le fait de se
dessaisir d’un droit naturel, ce qui revient à ne pas user de sa liberté d’entraver le
droit naturel d’un autre : la réciprocité est ici parfaite. Transférer un droit n’est pas le
donner comme un objet matériel, mais ne pas exercer mon pouvoir d’empêcher
autrui d’user du sien. Une légère différence doit être relevée : renoncer à un droit
implique de s’en défaire sans souci du bénéficiaire, tandis que le transfert suppose
que l’on sache à qui l’on transfère son droit. Dans cette optique, Hobbes va
précisément définir le contrat comme un transfert mutuel de droit. De là découle
l’importance de la troisième loi de nature, énoncée au début du chapitre XV ; que les
hommes exécutent leurs contrats (that men perform their covenants made), sans
quoi les contrats resteraient de vains mots, et le droit de tous sur toutes choses
resterait, avec l’état de guerre.
Un mot encore sur cette troisième loi. Hobbes en fait la source et l’origine de
toute justice : avant les contrats, rien ne peut être dit juste ou injuste. Seuls les
contrats créent la justice, puisqu’il est désormais injuste de ne pas respecter ce que
l’on a volontairement promis, et juste de le faire. La justice est ainsi définie de
manière strictement positive ; et Hobbes précise d’emblée que la justice supposera le
pouvoir de la faire exécuter. Rien ne sert d’envisager une justice purement formelle,
qui resterait lettre morte ; les mots sans le sabre ne sont que palabres. A cet égard,
Hobbes prépare d’ores et déjà ici ce qui va suivre : avant que les mots de juste et
d’injuste puissent prendre sens, il faut qu’il existe un pouvoir coercitif qui oblige
également les hommes à accomplir leurs contrats. La justice sans la force est
impuissante, disait Pascal. Hobbes est plus radical encore : la justice sans la force
n’existe pas. Elle est une pure illusion, une fiction, car seul le pouvoir coercitif qui la
fait appliquer est l’autorité qui permettra de l’énoncer et de la déclarer.
Pourquoi les lois de nature, qui constituent pour Hobbes toute la science
morale, ne sont-elles pas des normes de justice au sens fort du terme ? Hobbes s’en
explique en introduisant une distinction cruciale, entre for interne et for externe.
L’obligation des lois de nature vaut dans l’edn in foro interno et non in foro externo :
« Les lois de nature obligent in foro interno, autrement dit elles vous lient à
désirer qu’elles prennent effet ; mais elles ne vous lient pas toujours in foro
externo, c’est-à-dire à les mettre en acte ».
34
A titre d’exemple, nous sommes toujours tenus de désirer la paix ; nous ne sommes
tenus de la mettre en œuvre que si elle est possible. Dès lors, toutes les autres lois de
nature qui sont dérivées de cette première (la gratitude, la complaisance, la facilité à
pardonner, la restriction de la vengeance, de la lutte contre les outrages ou des
manifestations de l’orgueil et de l’arrogance etc.) ne peuvent pas former une véritable
justice par nature. Toutes ces « vertus » ou dispositions liées à la paix civiles ne
seront effectives que dans le cadre de l’Etat institué. Au chapitre XXVI, Hobbes ira
jusqu’à dire que la loi de nature, dans toutes les Républiques du monde, est « une
partie de la loi civile » ou que « La loi civile et la loi naturelle ne sont pas des espèces
de lois différentes, mais des parties différentes de la loi : une partie de celle-ci, écrite,
est appelée loi civile ; l’autre, non écrite, est appelée loi naturelle » (285). Seul le
souverain législateur pourra mettre à exécution les conventions, en prévoyant les
sanctions en cas de transgression : les paroles sans le sabre ne sont que palabres…
35
IV. La théorie de la souveraineté
Une fois cernée cette théorie de l’edn, du droit de nature et de la loi de nature,
il faut donc comprendre ce qui justifie la recomposition rationnelle du corps politique
à partir des éléments simples que sont les individus, atomes de volonté ou corps
désirant en mouvement. Il faut cerner le modèle hobbesien du dessaisissement du
droit naturel et la génération de la république.
L’Insensé a dit dans son cœur : il n’est point de justice. Il le dit parfois aussi de sa
bouche, alléguant sérieusement que, la conservation et la satisfaction de chacun étant
commise à ses seuls soins, il ne saurait y avoir de raison qui interdise à chacun de faire
ce qui, pense-t-il, favorise ces fins : en conséquence, passer des conventions ou ne pas
en passer, les respecter ou ne pas les respecter, rien de tout cela n’est contraire à la
raison, quand cela favorise l’intérêt de l’agent. Il ne conteste pas par là l’existence de
conventions, ni qu’elles soient parfois enfreintes et parfois observées ; ni qu’une telle
infraction aux conventions puisse être appelée injustice ; mais il soulève la question de
savoir si l’injustice, une fois écartée la crainte de Dieu (car le même insensé a dit en son
cœur qu’il n’y a pas de Dieu), n’est pas parfois compatible avec la raison qui dicte à
chaque homme son propre bien, en particulier quand cette injustice favorise votre
intérêt au point de vous placer dans une situation à ne pas tenir compte, non seulement
de la désapprobation et des insultes des autres hommes, mais aussi de leur pouvoir
(145).
36
Le personnage forgé par Hobbes est un objecteur libertin : le Foole considère
que le fait de ne pas tenir ses promesses, ses serments ou ses conventions n’est pas
irrationnel, là où la raison se mesure à l’aune de l’intérêt égoïste. Si l’on refuse l’idée
de sanctions divines, et que l’on ne craint pas non plus les sanctions physiques et
morales, l’injustice peut parfois paraître conforme à la raison qui nous ordonne de
calculer notre utilité au mieux. L’opportuniste ne nie pas l’utilité des contrats : il veut
seulement juger au cas par cas. Une fois récoltés ses bénéfices, il peut être tenté de ne
pas s’acquitter de sa part de marché.
Mais cela suffit-il à dissuader ceux qui voudraient échapper aux petites
« confédérations » de l’état de nature ? Ces petites tribus constituent-elles réellement
10 Ibid., p. 318-319.
37
des sociétés viables ? Hobbes ne le pense pas : le risque subsiste, en l’absence de
garantie de réciprocité. Tout contrat semble devoir être précaire dans le contexte
tendu de défiance généralisée. La seule solution est donc la suivante : non pas un
contrat de chacun avec chacun en faveur de l’autre et sous condition, mais un contrat
de chacun avec chacun… en faveur d’un tiers non-contractant. C’est ce qu’il nous faut
examiner à présent.
38
des deux versants de l’œuvre (la philosophie naturelle d’une part, le droit et la
politique de l’autre) ?
A ce titre, le corps politique n’est pas une autre forme du corps naturel, et le
frontispice du Léviathan ne doit pas être pris au pied de la lettre : l’artifice du corps
politique, écrit Hobbes, est bel et bien fictif, au sens où le corps politique est d’un
autre genre que le corps naturel et se trouve régi par d’autres principes que la
physique. Certes, l’introduction du Léviathan propose bien une analogie entre le
corps politique, produit de l’art humain, et le corps humain, produit de l’art divin.
Tous sont des automates, puisque la vie n’est que mouvement des membres ou des
parties du corps. Mais Hobbes joue ici avec une analogie très commune depuis la
scolastique : penser l’Etat comme corps artificiel n’a rien d’original en soi. La notion
de corps politique chez Hobbes renvoie à l’idée de « personne artificielle » ou
« morale » comme le diront Pufendorf ou Rousseau.
39
pactes qui sont à l’origine de la souveraineté. La parole déployée sur le mode
conventionnel va pouvoir autoriser l’usage des concepts (comme celui de contrat) qui
pourront ancrer la réalité politique dans le désir lui-même – et assurer le lien, en ce
sens, entre la politique et l’anthropologie, et de là entre l’anthropologie et la théorie
des corps, selon le plan systématique adopté par Hobbes.
La théorie de la personne
40
En premier lieu, Hobbes utilise l’idée de dessaisissement du droit naturel (le
souverain n’a reçu aucun droit nouveau, les sujets ont seulement renoncé à lui
résister dans toute la mesure du possible). Or ce premier mouvement mécanique est
insuffisant : on ne voit pas par quel miracle le seul fait de limiter les droits naturels
produirait cette union ou cette personne dotée de droits positifs. Dans le Léviathan,
Hobbes va donc introduire un nouveau concept, absent des Elements of Law ou du
De cive ; il va invoquer la nécessité d’un nouvel argument juridique : un mécanisme
d’autorisation introduit au chap. 16.
C’est grâce à ce dispositif que Hobbes surmonte le problème originaire qui est
le sien : celui de l’effectivité de la convention originaire qui va fonder la validité de
toutes les autres. En effet, si seule la crainte permet que l’obligation in foro interno
s’applique de fait in foro externo, seule l’existence du souverain qui maintient les
sujets en respect rendra effective la troisième loi de nature. Tous les contrats
dépendent du contrat originaire, du pacte fondateur. Or grâce à la théorie du
représentant et du représenté, Hobbes va pouvoir introduire au chapitre XVII la
formule du pacte, qui permet l’union par la soumission. Ce qui importe ici est que le
passage de la multiplicité à l’unité est au cœur du dispositif contractuel. Le contrat est
le moyen de passer de la juxtaposition et de l’affrontement des volontés particulières
à l’avènement d’une volonté souveraine. C’est le moyen de passer de la multitude (qui
n’est qu’un agrégat) au peuple, véritable corps politique unifié. En effet, comme le
41
stipule encore le chapitre 16, c’est l’unité du représentant qui va créer l’unité du
représenté :
« A multitude of men, are made One person, when they are by one man or one person,
represented ; so that it be done with the consent of every one if the multitude in
particular. For it is the unity of the Representer, not the unity of the represented, that
makes the person One » (p. 220).
« Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont
représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse
avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité
de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne » (166).
42
De ce fait, l’absolutisme hobbesien signifie que le Gouvernement (prince ou
assemblée) qui personnifie l’Etat détient un pouvoir qui s’étend à tous les aspects de
la vie humaine : biens, titres d’honneur ou de noblesse, idées et même vie religieuse
des sujets. Les attributs inaliénables de la souveraineté une et indivisible s’étendent à
tous ces aspects. On remarque à ce propos que le souverain tient aussi l’attribut du
pouvoir spirituel : l’épée et la crosse sont les symboles du pouvoir absolu et intégral
détenu par le roi. Le frontispice exprime ainsi la nouvelle théorie des deux glaives ou
le « césaropapisme » (depuis Henri VIII en 1534, le monarque se déclare chef
spirituel de l’Angleterre par l’Act of Supremacy). Les images sous le glaive et sous la
crosse représentent les attributs du pouvoir temporel et spirituel : le château
symbolise le contrôle du territoire, l'Eglise, le contrôle du diocèse, la couronne
symbolise le pouvoir temporel, la mitre le pouvoir spirituel, les canons, les fourches,
les fusils le maintien de l’ordre, la foudre divine, le pouvoir de juger et de retrancher
les hérétiques. Le souverain a le monopole de la violence et son pouvoir s’exerce sur
les corps comme sur les consciences.
43
La génération de la République
De plus, contrairement aux animaux sociaux comme les fourmis et les abeilles,
les hommes sont caractérisés par cinq traits qui les empêchent de former
spontanément une société viable, en l’absence d’un pouvoir commun institué de
manière artificielle :
1) contrairement aux animaux , les individus sont en compétition
constante pour les honneurs, et donc en rivalité, ce qui les conduit à
la haine et à l’envie, et donc à la guerre ;
2) le bien commun diffère chez eux du bien privé car les hommes ne
jouissent que de leur différence mutuelle, de ce qu’ils ont de
supérieur ou d’éminent en se comparant ;
44
3) les hommes dotés de raison se croient tous aptes à gouverner et à
commander, à réformer et à innover, ce qui accroît les tendances à la
guerre civile ;
4) le langage articulé des hommes, contrairement là encore au langage
animal, permet le faux-semblant et la manipulation, ce qui trouble la
paix ;
5) les créatures rationnelles, à la différence des animaux irrationnels,
savent distinguer l’injure et le dommage et s’offensent plus
aisément ; en conséquence, l’accord entre animaux sociaux peut être
naturel, tandis que l’accord entre animaux rationnels ne peut être
qu’institué, d’où la nécessité d’un pouvoir commun pour tenir les
hommes en respect (keep them in awe) et diriger leurs actions vers
le bien commun (p. 227).
L’autre erreur de son premier argument [...] est de dire que les membres de toute
République dépendent l’un de l’autre comme ceux d’un corps naturel. Il est vrai qu’il y a
entre eux cohésion mutuelle : mais ils dépendent seulement du souverain, qui est l’âme
de la République ; en cas de défaillance de celui-ci la République se dissout dans la
guerre civile, toute espèce de cohésion entre un homme et un autre ayant disparu, faute
d’une dépendance commune à l’égard d’un souverain connu : exactement de la même
manière que les corps se dissolvent dans la terre, faute d’une âme pour les maintenir
unis (Lév., 42, p. 598).
Au chapitre XVII, Hobbes va donc concevoir le souverain comme cette « âme » qui
maintient la république unie et permet aux forces en présence de ne pas
s’entredétruire. C’est ici qu’intervient le texte crucial :
45
« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque
des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les
protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils
puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur
force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs
volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner
un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue
et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses
qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur
personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la
volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée » (p. 177).
« The only way to erect such common power, as may be able to defend them from
invasion of forraigners, and the injuries of one another, and thereby to secure them in
such sort, as that by their own industry, and by the fruits of the earth, they may nourish
themselves and live contentedly, is to conferre all their power and strenght upon one
man, or upon one assembly of men, that may reduce all their wills, by plurality of
voices, unto one will : which is as much to say, to appoint one man, or assembly of men,
to beare their person ; and everyone to own, and ackowledge himself to be the author of
whatsoever he that bears their person, shall act, or cause to be acted, in those things
which concern the common peace and safety ; and therein to submit their wills,
everyone to his will, and their judgements, to his judgement » (p. 227).
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Deuxième remarque : le pacte social est nécessairement un pacte de
soumission ; il ne s’agit que de soumettre sa volonté (submit their wills). Pourquoi ?
Seule la soumission garantit autre chose qu’une concorde ou un consentement
éphémère : « This is more than Consent, or Concord ; it is a real unity of them all, in
one and the same Person » (227). « Cela va plus loin que le consensus, ou concorde :
il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne » (177).
« it is a real unity of them all, in one and the same Person, made by covenant of every
man with every man, in such manner, as if every man should say to every man, I
authorise and give up my right of governing myself, to this man, or to this assembly of
men, on this condition, that thou give up thy right to him, and authorise all his actions
in like manner » (337).
« il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par
une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun
disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon
droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et
que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (177).
Telle est la formule du contrat : non une donation inconditionnelle (ce serait
absurde), mais un contrat conditionnel, basé sur la réciprocité ; je cède à condition
que tu cèdes ; je cède mon droit naturel à me gouverner moi-même à condition que tu
en fasses autant, et nous le cédons conjointement à un tiers non contractant.
Pourquoi s’agit-il de céder son droit ? Parce qu’il n’existe aucune autre manière de le
transférer par contrat. Seule l’autorisation permet de céder ainsi à un tiers non
contractant, bénéficiaire du transfert de droits. Ainsi passe-t-on de la nature à la
politique : le droit naturel est une liberté de se gouverner soi-même en vue de sa
conservation, et ce droit naturel peut être cédé (dans une certaine mesure on le verra)
ou aliéné à un tiers qui sera alors représentant ou acteur jugeant et agissant au nom
de l’auteur qu’il représente. L’unité réelle de la multitude est réalisée pour former la
République ou le Commonwealth, qui est un Dieu mortel :
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« This done, the Multitude so united in one Person, is called a Commonwealth, in
latine Civitas. This is the generation of that great Leviathan, or rather (to speak more
reverently) of that mortall god, to which we owe under the immortal God, our peace
and defense » (p. 227).
« Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République,
en latin Civitas. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler
avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel,
notre paix et notre protection » (177-178).
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nos forces et nos ressources qui font bien l’objet d’une aliénation « totale », comme le
comprendra parfaitement Rousseau, mais ce qui est la raison ultime du fait que nous
ayons contracté : notre vie et notre intégrité corporelle. Ainsi Hobbes va-t-il jusqu’à
concevoir la résistance quand la vie et la liberté de mouvement sont en danger : « De
même qu’il est nécessaire pour tous les hommes qui recherchent la paix de se
dessaisir de certains droits de nature, c’est-à-dire de ne pas avoir la liberté de faire
tout ce qui leur plaît, de même il est nécessaire à la vie humaine d’en retenir certains,
celui de gouverner leurs propres corps, de jouir de l’air, de l’eau, du mouvement, du
libre passage d’un endroit à un autre, et de toutes les choses sans lesquelles un
homme ne peut pas vivre ou ne peut pas vivre bien ». On a le droit de déserter en
temps de guerre si l’on est d’un naturel craintif, de s’emparer d’aliments par violence
et par fraude au cours d’une famine, et le droit de résister est étendu à la famille au
cas où la famille et les proches sont menacés. De surcroît, il subsiste pour le
condamné à l’échafaud et pour les rebelles et les criminels qui réunissent leurs forces
pour se prêter assistance : « ils ne font que défendre leurs vies, ce que le coupable
peut faire aussi bien que l’innocent ». Cela n’est pas sans conséquence : en
commentant ce passage, l’évêque anglican Bramhall, l’adversaire de Hobbes dans la
querelle du libre-arbitre, parle du Léviathan comme du « catéchisme des rebelles »
(nous y reviendrons pour conclure).
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dépouiller certains sujets, y compris de tout ce qu’ils possèdent) ou encore les
problèmes de succession dynastique ne suffisent pas à disqualifier la monarchie qui
reste à tous égards meilleure, pour Hobbes, que le régime d’assemblée.
Autrement dit, tandis que chez les Classiques la théorie politique avait besoin
d’être relayée par la sagesse pratique de l’homme d’Etat, par sa prudence, le nouveau
type de théorie résout d’emblée le problème pratique : comme le relève Strauss, « on
n’a plus besoin d’art de gouverner qui soit distinct de la théorie politique ». C’est ce
que Strauss nomme « doctrinarisme » (DNH, p. 173). Hobbes serait donc
« doctrinaire » dans sa théorie de la souveraineté : à ses yeux, il est impossible de
distinguer entre bons et mauvais régimes, bonnes et mauvaises lois, au sens de lois
50
justes ou injustes, puisque les lois ne sont que les commandements du législateur, ce
que le souverain dira être tel : ce n’est pas la vérité mais l’autorité qui fait la loi. Il
n’existe aucune norme transcendante, antérieure et supérieure au souverain, à
laquelle celui-ci devrait se conformer. Seul le souverain législateur est apte à dire le
juste et l’injuste, en même temps qu’il garantit le tien et le mien et qu’il définit le tort
ou l’’outrage. La loi, dans cette optique, n’est qu’un moyen qui permet aux hommes
de cesser de se heurter, d’inhiber leurs passions destructrices par une crainte
supérieure (celle de la sanction en cas de transgression).
En réalité, les réflexions sur les avantages et les inconvénients des divers
régimes s’adressent plutôt au souverain en place, lorsqu’il règle sa propre succession.
Au moment où la société civile est instituée, la situation est différente : pour être
valides, les conventions originaires doivent créer leurs propres conditions de validité.
Sur ce point, Hobbes a d’ailleurs évolué entre le Citoyen et le Léviathan. Au départ, il
affirmait que dans une situation d’égalité, seul le groupe des contractants est assez
fort pour être souverain, immédiatement capable de garantir le respect des
conventions (De cive, chap. 6, §2). Hobbes invoquait alors une démocratie
originaire : « ceux qui se sont assemblés pour ériger une cité sont une démocratie
presque par le fait même qu’ils se sont assemblés » (chap. 7, §5).
51
Deux formes de souveraineté : acquisition et institution
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dynastique. Cependant, ce n’est pas la victoire par les armes comme telle qui crée
l’obligation, comme si celle-ci pouvait advenir de facto comme lors d’une conquête :
pour Hobbes, seule l’autorisation ou le contrat dans sa dimension juridique peut
créer l’obligation. Cela signifie que pour Hobbes, le droit (right) ne se réduit pas à la
puissance (might) ; il faut une véritable médiation juridique pour instituer
l’obligation. L’autorité ne se réduit pas à la domination.
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V. De la liberté des sujets
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corps.
Mais Hobbes en vient ensuite à la liberté propre aux sujets ou citoyens. Alors
que la liberté naturelle est l’absence d’obstacle extérieur aux mouvements volontaires
des hommes, la liberté des sujets ou citoyens est en relation avec les lois civiles. Ces
lois sont en effet les chaînes artificielles qu’ils « ont eux-mêmes attachées par des
conventions mutuelles, à un bout aux lèvres de cet homme ou assemblée auxquels ils
ont donné le pouvoir souverain et à l’autre bout à leurs propres oreilles » (223-224).
Or cette relation entre la liberté des sujets et les lois civiles comporte elle-même
deux aspects différents. En premier lieu, les sujets sont libres lorsque les lois civiles
sont silencieuses. En second lieu, il existe des choses qu’un sujet peut sans injustice
refuser de faire bien qu’elles soient commandées par le souverain. Il s’agit des droits
inaliénables. Il faudra donc expliquer pourquoi Hobbes privilégie ce second aspect en
parlant « de la vraie liberté d’un sujet ».
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il est nécessaire qu’il y ait presque une infinité de choses ni ordonnées ni interdites,
et que chacun puisse faire ou non selon sa décision. Pour ces choses, on dit que
chacun jouit de sa liberté, et c’est en ce sens que la liberté doit être comprise ici,
comme la partie du droit naturel que les lois civiles permettent et laissent aux
citoyens (II, 13, p. 15).
Dans cette optique, la liberté des sujets est sous l’entière dépendance du
législateur. Hobbes le souligne en rappelant que l’autorité souveraine est illimitée :
un sujet ne peut accuser le souverain de violer les lois civiles, car il s’est déclaré une
fois pour toutes auteur de tout ce que fait le souverain, même quand il viole sa
mission et la loi de nature. Suivent des exemples provocants, en particulier celui de
David envoyant Urie à la mort pour lui prendre son épouse : Urie est l’auteur de l’acte
dont il est la victime (227-229).
La liberté est donc naturelle et non politique au sens fort du terme. Hobbes
s’oppose frontalement ici à la conception républicaine de la liberté qui avait cours en
son siècle et qui héritait de l’Antiquité. Voir Q. Skinner, Hobbes et la conception
républicaine de la liberté, trad. S. Taussig, Paris, Albin Michel, 2009. La charge
contre Aristote et Cicéron relus par les républicains est extrêmement puissante :
Dans nos pays occidentaux, nous sommes accoutumés à recevoir nos opinions touchant
l’institution et les droits de républiques d’Aristote, de Cicéron et d’autres Grecs ou
Romains, qui, vivant sous des Etats populaires, ne déduisirent pas ces droits des
principes de la nature, mais les transcrivirent dans leurs ouvrages conformément à ce
qui se faisait dans leurs propres républiques, qui étaient populaires (…) A la lecture de
ces auteurs grecs et latins, les hommes ont pris l’habitude, dès l’enfance, sous des
dehors trompeurs de liberté, de favoriser les désordres, et de pousser la licence jusqu’à
censurer ensuite les censeurs eux-mêmes, moyennant une telle effusion de sang que je
crois pouvoir dire en toute vérité que rien ne fut payé plus cher que l’accès de nos pays
à la connaissance du grec et du latin » (267-268).
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italien ou de la nouvelle forme de républicanisme apparue en Angleterre à partir du
procès et de l’exécution de Charles Ier (224-226). Ainsi Hobbes ironise-t-il sur la
formule inscrite sur l’enceinte de Lucques, où est écrit le mot « Libertas ». A ses yeux,
le gouvernement populaire ne peut certes pas être dit plus libre que le gouvernement
monarchique : « Qu’une république soit monarchique ou populaire, la liberté y reste
la même ».
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Or la question ne manque pas de se poser dans le champ politique : comment
peut-on à la fois démystifier la volonté comme faculté et la placer au cœur de la
philosophie politique, en faisant du consentement la clé de voûte de l’édifice ? Voir
sur ce point Patrick Riley, « How Coherent is the Social Contract Tradition? »,
Journal of the History of Ideas 34: 4 (Oct.-Dec., 1973), p. 543-562.
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maître absolu qui a le pouvoir de décider de la vie et de la mort ? Hobbes lui-même a
été troublé par cette question puisqu’il tente aux chapitre 21 et 28 d’expliquer
pourquoi les individus ne font rien de contraire à leur intérêt en créant de toutes
pièces un souverain absolu. Au chapitre 28, après avoir défini la peine comme un mal
infligé par l’autorité publique en raison d’une transgression de la loi, Hobbes souligne
qu’une question doit encore être résolue : d’où vient en effet le droit de punir si le
sujet veut avant tout se conserver ? Il reste que les sujets renoncent bien à leur droit à
toutes choses, en incluant le droit à déterminer qui doit être puni. Pour Hobbes,
mieux vaut prendre le risque car il est toujours plus dangereux de rester à l’edn :
« and though of so unlimited a power, men may fancy many evil consequences, yet
the consequences of the want of it, which is perpetual war of everyman against his
neighbour, are much worse » (Léviathan, XX).
Que peut répondre Hobbes ? Seulement qu’il serait rationnel pour le souverain
de ne pas faire un mauvais usage de sa puissance. Le souverain doit régner de
manière conforme à l’intérêt du peuple dans son propre intérêt éclairé. Seul un
souverain faible a de faibles sujets : « the good of the soveraign and people cannot be
separated » (Lév., XXX). Malheureusement, Hobbes ne développe pas réellement cet
argument ; et Rousseau aura beau jeu de dire que le désir de gloire des souverains est
très souvent contraire au bien des peuples ; de même leur cupidité, qui peut entraîner
des spoliations. Au chapitre XI, Hobbes soutient que tous les hommes, y compris les
rois, ont un appétit insatiable pour le pouvoir : « And from hence it is, that kings,
whose power is greatest, turn their endeavors to the assuring it at home by laws, or
abroad by wars ; and when that is done, there succeeds a new desire ; in some, of
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fame from new conquest ; in others, of ease and sensual pleasures ; in others of
admiration, or being flattered for excellence in some art, or other ability of the
mind ». Le caractère infini du désir de pouvoir semble jouer contre la thèse de la
rationalité qui conduit à assurer le bien de ses sujets ; le souverain pourrait gouverner
tyranniquement plutôt que de manière bienveillante : ce serait selon les termes de
Locke, un « lion dangereux ».
Plus encore que Filmer, certains lecteurs vont jusqu’à voir chez Hobbes un
droit de résistance au sens fort. Ainsi des royalistes face au passage suivant du
chapitre 21 : « In case a great many men together have already resisted the soveraign
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power unjustly, or committed some capital crime, for which every one of them
expects death, whether have they not the liberty then to joyn together, and assist, and
defend one another ? Certainly they have : for they but defend their lives… » « Mais
au cas où déjà un grand nombre d’hommes ont ensemble injustement résisté au
pouvoir souverain, ou commis quelque crime capital pour lequel chacun d’entre eux
s’attend à être mis à mort, n’ont-ils pas la liberté, alors, de se réunir et de se prêter
l’un à l’autre défense et assistance ? Ils l’ont certainement : car ils ne font que
défendre leurs vies, ce que le coupable peut faire aussi bien que l’innocent » (232). A
la lecture de ce passage, Bramhall s’exclame : qu’est-ce qui distingue encore le
Léviathan d’un catéchisme de la rébellion ? Sans doute Hobbes veut-il dire qu’il est
prudent pour les rebelles, une fois qu’ils ont entamé leur action, de la poursuivre
jusqu’au bout ; cela relève de la prudence et de la légitime défense. Mais les
implications sont dangereuses pour le souverain. D’autant que ce qui irrite encore
plus les conservateurs est le fait que Hobbes ne limite pas le droit à la légitime
défense à la survie de l’intégrité corporelle. Au chapitre XXI, il use d’un concept
étendu de droit. L’individu peut se défendre contre tout ce qui pourrait conduire non
seulement à la mort mais aussi à toute blessure : interrogé par le souverain sur un
crime que l’on a commis, l’individu peut refuser d’avouer car nul ne peut être obligé
de s’accuser lui-même ; si l’on est en prison, on peut tenter de s’évader (234)…
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raison, rédigées entre 1939 et 194511. L’essence de l’Etat hobbesien serait à la fois
appropriative et punitive : « La punition est née de la vengeance, dit-on. La société se
charge de la cause des victimes. La justice est un monopole d’Etat précoce, administré
par les rackets qui fixent les règles »12.
11
Les « Notes et esquisses » n’ont pas été publiées ou ont été tronquées dans l’édition finale de La dialectique de
la raison. Elles sont parues dans le douzième volume des Gesammelte Schriften de Horkheimer et ont été
traduites par K. Genel et J. Christ dans Le laboratoire de la Dialectique de la raison. Voir la thèse à venir de
Anne Jean, « Hobbes au prisme de l’Ecole de Francfort », Université Bordeaux Montaigne.
12
M. Horkheimer, « A propos de la philosophie du droit », in K. Genel et J. Christ, Le laboratoire de la
Dialectique de la raison, op. cit, p. 167.
13
Cf. M. Horkheimer, sa Vorlesung de 1927 sur la philosophie moderne, Les débuts de la philosophie
bourgeoise de l’histoire, « Egoïsme et émancipation », « Raison et conservation de soi ».
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