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Hobbes

Hobbes est sans conteste l’un des plus grands philosophes politiques
modernes, dont l’importance a été reconnue très tôt, et auquel la plupart des
philosophes politiques ultérieurs ont voulu répondre. Son importance se comprend à
la fois pour des raisons historiques et conceptuelles : raisons historiques d’abord, car
Hobbes est celui qui, en rompant à la fois avec l’aristotélisme et le machiavélisme, a
fondé un système nouveau, une science politique nouvelle ; raisons conceptuelles
ensuite : Hobbes a théorisé le concept de souveraineté plus rigoureusement encore
que Bodin ; il a défendu une souveraineté absolue contre toute volonté de limiter le
pouvoir monarchique. Aussi ne faut-il pas minorer le scandale qu’a causé sa
philosophie : Hobbes est un auteur scandaleux en un sens très différent de Machiavel,
comme nous aurons l’occasion de le voir, et plus proche en un sens de Spinoza. Au
XVIIIe siècle, ces auteurs seront souvent associés, même si l’on donnera le primat à
Hobbes pour la philosophie politique : Hobbes, qui est matérialiste, a été jugé
immoraliste et athée ; il a même risqué d’être violemment persécuté pour athéisme –
ce qui l’a constamment obligé à se défendre sur ce front.

A titre de préambule, il faut relever que Hobbes a écrit plusieurs versions de


son système politique, depuis les Elements of Law, Natural and Politic (qui existent
aussi sous le titre Human Nature et De Corpore Politico) publiés in 1650, le De Cive
(1642) publié en anglais sous le titre Philosophical Rudiments Concerning
Government and Society en 1651, la version anglaise du Leviathan publiée in 1651, et
la version latine révisée en 1668. D’autres travaux sont également importants pour
cerner sa philosophie politique, et notamment son histoire des guerres civiles
anglaises, le Behemoth (publié en 1679), mais aussi d’autres œuvres comme le De
Corpore (1655), le De Homine (1658), le Dialogue Between a Philosopher and a
Student of the Common Laws of England (1681), et les Questions Concerning
Liberty, Necessity, and Chance (1656). Toutes ces œuvres majeures sont collectées
dans The English Works of Thomas Hobbes, édité par Sir William Molesworth (11

1
volumes, London 1839-45), et dans une édition analogue en latin, également en 5 vol.
(1839–45). Je n’évoquerai pas ici toutes les rééditions récentes, l’une chez Oxford
University Press (26 volumes), d’autres en français, notamment chez Vrin.

Le projet philosophique

Politiquement, on pourrait résumer l’ambition de Hobbes de manière


lapidaire : Hobbes entend découvrir les principes rationnels de construction de la
société civile qui ne seraient pas soumis à des risques graves de dissolution et donc de
guerre civile. Ayant vécu une période de désintégration politique culminant avec les
guerres civiles anglaises, il considère que les régimes les plus oppressifs eux-mêmes
sont moins terribles que les calamités et les ravages provoqués par les guerres civiles.
N’importe quel gouvernement, au fond, est meilleur que la dissolution et l’absence de
gouvernement. Le mot d’ordre du Léviathan est donc le suivant : il faut instaurer un
Etat où règne l’obéissance des sujets, une souveraineté indivisible et absolue telle que
la rébellion devienne non seulement impossible, mais quasiment impensable. La
science politique hobbesienne vise à fonder l’obligation politique sur des bases si
solides que la république puisse durer, sinon de manière éternelle, « aussi longtemps
que l’humanité » (XXIX, 342).

Mais Hobbes est également porteur d’une ambition philosophique


systématique : il est aussi l’auteur d’une « philosophie première », c’est-à-dire d’une
théorie des corps et de la nature humaine, qui précède sa théorie du citoyen. Le
système hobbesien prétend articuler toutes ces dimensions. Hobbes compose ce
système assez tard, alors qu’il est âgé d’une quarantaine d’années : pendant cette
période, trois événements interviennent.
– Son adhésion à la révolution galiléenne, c’est-à-dire à une physique
mécaniste mathématisée ;
– Sa décision de faire œuvre nouvelle en philosophie et de la reconstruire de
manière systématique (au printemps 1637).
– La crise politique anglaise, qui vient immédiatement perturber ce
programme d’étude et de recherche.

2
Ces trois événements déterminent trois tournants : scientifique,
philosophique, politique. Je suivrai ici pour les décrire l’ouvrage de Jean Terrel,
Hobbes : Philosopher par temps de crise, CNED, 2012.

1. L’adhésion à la révolution galiléenne

Si on en croit la Vie en vers, l’adhésion au mécanisme et au matérialisme est


définitivement acquise en 1636, en Italie, au cours du troisième voyage de Hobbes sur
le continent. À son retour d’Italie, il entre dans le cercle de Mersenne, où il fréquente
de nombreux savants importants de son siècle (dont Pascal et Gassendi). Quant à
l’importance des mathématiques, on évoque souvent l’importance de la découverte
tardive par Hobbes, vers 1629-1630, des démonstrations d’Euclide ; on parle d’une
illumination. Il est vrai que ce moment fut pour lui décisif : comme chez Spinoza, la
philosophie devra désormais acquérir une rigueur géométrique.

2. Le tournant philosophique

Le tournant scientifique et le tournant philosophique sont souvent confondus,


alors qu’il convient de les distinguer. Dans les huit mois qui suivent l’adhésion au
mécanisme et la rencontre avec Mersenne, Hobbes conçoit le projet des Éléments de
philosophie, en trois parties : De Corpore, De Homine, De Cive. Pour comprendre
l’ambition de ce projet, il faut tenir compte de la longue fréquentation de Francis
Bacon, grand savant et conseiller du prince, entre 1608 (l’année de ses 20 ans) et
1626 (mort de Bacon, Hobbes a 38 ans). En 1637, Hobbes se lance dans une
entreprise d’esprit baconien qui vise la réorganisation de tous les savoirs. Il mettra
plus de vingt ans à le réaliser, en commençant par la troisième section, ce qui n’était
pas prévu initialement. La séquence sera la suivante : De Cive (1642), De Corpore
(1655) et De Homine (1658).

3. La rencontre avec la crise anglaise

Au moment où Hobbes commence à rassembler et à classer les matériaux


nécessaires à chacune de ces trois sections, survient la guerre civile qui oppose le
camp royaliste soutenant les Stuart et le camp des parlementaires révoltés : « temps

3
iniques pour [ses] études », écrira-t-il dans son autobiographie en vers. Le tournant
politique est donc né de la rencontre entre le projet d’esprit baconien, qui comportait
la volonté d’ouvrir à la science un nouveau continent, celui de la politique, et le choc
d’une crise sans précédent. Comme le souligne J. Terrel, ce fut la confrontation de
deux relations très différentes à la politique : une relation spéculative, où la politique
est un continent nouveau que la science doit conquérir, et une relation pratique, où la
philosophie devient le moyen de répondre à cette crise inédite.

De 1640 à 1642 puis à 1651, des Éléments de la loi au De Cive puis au Léviathan,
la crise devient une tragédie pour Hobbes qui a choisi le camp des royalistes,
vaincus : armées du roi et du Parlement sur le pied de guerre, guerre civile à partir de
1642, défaite du roi Charles Ier (1645), suivie de son procès et de son exécution
(1649), abolition de la monarchie et instauration d’une république, où Cromwell joue
un rôle crucial, jusqu’à ce qu’il rétablisse le Protectorat, forme de dictature militaire
qui sera elle-même remplacée par une restauration en 1660 qui verra Charles II, fils
du précédent (et auquel Hobbes a donné des cours de mathématiques), monter sur le
trône. Hobbes doit s’exiler.

Mais revenons au système. Nous nous contenterons ici, après un bref rappel
méthodologique, d’envisager les grands principes du mécanisme hobbesien avant
d’aborder son anthropologie et sa politique. Nous laisserons malheureusement de
côté, faute de temps, la question décisive de la politique chrétienne et de la « vraie
religion », qui occupe une bonne moitié du Léviathan, les parties III et IV.

Méthode

Hobbes élabore les catégories qui fondent l’expérience moderne de la


politique. Il est le véritable fondateur de la philosophie politique comme science
politique. A ce titre, sa méthode se prétend rigoureuse, inspirée de la rupture
galiléenne dans les sciences de la nature (Hobbes a aussi rencontré Galilée en 1635,
près de Florence, au cours de son troisième voyage sur le continent). La décision
méthodologique de Hobbes, on va le voir, consiste à adopter la méthode résolutive et
compositive de Galilée : connaître suppose d’abord d’analyser, de décomposer les
corps en leurs éléments simples constituants, avant de les reconstruire de manière

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synthétique. Loin de construire la cité à partir d’a priori métaphysiques, comme
Platon ou les théologiens, il s’agira de prendre la cité telle qu’elle existe et de voir par
quels mécanismes elle a pu s’instituer. Par là même, Hobbes veut lui aussi à sa façon
surmonter le scepticisme. Il entend penser un nouveau dogmatisme, à partir de la
science de la nature désormais assurée sur des bases solides : pour « éviter les
arguties des sceptiques (…) je pensai qu’il fallait dans mes définitions exprimer ces
mouvements que dessinaient et décrivaient les lignes, les surfaces, les solides et les
figures ».

Il faut partir des corps en mouvement, donc, puis recomposer les corps
politique. C’est ici que Hobbes va invoquer un argument essentiel : d’une façon
générale, nous n’avons de connaissance absolument certaine ou scientifique que des
objets dont nous sommes la cause, c’est-à-dire de toute construction qui dépend de
notre volonté. Le monde de nos constructions est notre création. C’est ce qui rend
possible une science matérialiste et mécaniste.

Penser la politique comme une science, cela signifie à la fois partir des faits,
rechercher les causes et déduire rationnellement les effets. Cela implique que la
politique devra rompre avec ce qui était pourtant son champ constitutif : l’histoire.
Pour Hobbes, l’histoire n’est pas une science, et ses « faits » ne sont pas pertinents
pour la science politique. Le but de la philosophie politique est de connaître les
causes de l’État. A cet égard, la « prudence » du législateur, qui reste incertaine, n’est
pas l’objet de la science politique. La pratique ne donnera pas de véritables
enseignements, tout au plus des illustrations. On se reportera au Léviathan, chapitre
20, p. 219 :

un argument tiré de la pratique d’hommes (the practice of men) qui n’ont


pas entièrement passé au crible, et pesé selon des procédés rigoureux, les
causes et la nature des Républiques, et qui endurent quotidiennement les
misères issues d’une telle ignorance, est sans valeur. En effet, même si en
tous les endroits du monde, les hommes établissaient sur le sable les
fondations de leurs maisons, on ne pourrait pas inférer de là qu’il doit en
être ainsi (that so it ought to be).

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Au fond, ajoute immédiatement Hobbes, « L’art d’établir et de maintenir les
Républiques repose, comme l’arithmétique et la géométrie, sur des règles
déterminées ; et non, comme le jeu de paume, sur la seule pratique » (219-220).

Telle est la raison pour laquelle la science doit partir des seuls faits de la nature
humaine et en déduire rationnellement la nature de la souveraineté ou de l’Etat.
Comment comprendre la rupture hobbesienne ? Nous étudierons successivement 5
points : 1/les grands principes du système (l’ontologie hobbesienne), 2/la théorie de
l’état de nature (l’anthropologie), 3/la théorie du droit et de la loi naturelle, 4/la
théorie de la souveraineté et la genèse de l’Etat, 5/la théorie de la liberté des sujets.

I. Les grands principes du système

Il faut partir des grands principes de philosophie première qui définissent le


matérialisme hobbesien. Partons, donc, de trois postulats fondamentaux : 1) il
n’existe que des corps (et non du vide ou des esprits) ; 2) tout ce qui arrive dans le
monde est produit par le mouvement ; 3) tout ce qui arrive procède d’une nécessité
rigoureuse. Seul le langage matérialiste peut expliquer les événements du monde en
se référant aux objets, qui sont toujours individuels et singuliers (nominalisme) ; les
seuls objets qui existent sont physiques ou corporels, composés de particules ultimes
de matière.

Nous délaisserons ici les subtilités de la mécanique hobbesienne et tout ce qui


concerne le De corpore, pour poser la question suivante : l’homme est-il un corps
comme les autres ? faut-il le considérer comme un atome isolé, dans l’hypothèse d’un
individualisme radical ? L’acquisition du langage articulé conduit-elle l’homme à être
un animal profondément différent des autres animaux ?

La psychologie matérialiste

Du point de vue du système, il faut commencer par l’anthropologie, sans


oublier que l’homme est d’abord un corps matériel et désirant. En la matière, les
textes de références sont les 13 premiers chapitres des Éléments de la loi, les 12
premiers chapitres du Léviathan et les chapitres 10-14 du De Homine que nous ne

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pourrons étudier en détail. L’essentiel tient en une proposition ici : pour Hobbes, les
événements d’ordre psychologiques peuvent être reconduits à la matière, au
mouvement et aux lois de nature. Dans le De corpore, Hobbes insiste ainsi sur le fait
que le comportement humain peut être étudié à partir de l’étude de la physique, car il
faut analyser les mouvements de l’esprit (mind) qui sont causés par des sensations ou
imaginations : « After physics we must come to moral philosophy, in which we are to
consider the motion of the mind, namely, appetite, aversion, love, benevolence, hope,
fear, anger, emulation, envy etc. ; what causes they have, and of what they be causes.
And the reason why these are to be considered after physics is, that they have their
causes in sense and imagination, which are the object of physical contemplation » (I,
I, 6). Les sensations et l’imagination sont les objets de la physique, et les passions
considérées comme des mouvements de l’esprit en sont les effets. La psychologie est
donc une suite de la physique ou de l’anatomie, même s’il faut distinguer la puissance
motrice de l’esprit (nos affections et nos passions) et la puissance motrice du corps.

Hobbes a-t-il pu mener à son terme le projet réductionniste (réduire les affects
à leur sous-bassement corporel puis la politique à ces affects) ? Sa philosophie est-elle
une physique politique ? La question reste controversée. Dans son œuvre, les
rapports de la physique et de la psychologie sont complexes. D’un côté, Hobbes part
de l’explication de la sensation qui procède d’une pression sur l’organe, immédiate ou
médiate, avec contre-pression, c’est-à-dire effort vers l’extérieur qui résiste à cette
pression. A partir de cette logique de la sensation, le philosophe reconstruit toute
l’anthropologie. La sensation donne lieu aux représentations et permet de rendre
raison de nos motivations. Plus précisément, Hobbes distingue entre le mouvement
vital involontaire (mouvement interne des parties de notre corps, comme la
circulation du sang) et les mouvements volontaires ou « animaux », c’est-à-dire les
mouvements extérieurs du corps (comme le mouvement d’un membre). Dès lors, il
explique l’origine des mouvements volontaires en montrant leurs liens avec nos
perceptions et nos représentations (qui sont des mouvements dans le cerveau). Pour
expliquer le comportement et en un sens toute la morale, il invoque ainsi une forme
d’hédonisme : le plaisir apparaît quand le mouvement vital se fait sans effort, la
douleur quand le mouvement vital est entravé ou affaibli ; le plaisir est ce qui cause le
mouvement volontaire vers l’objet ou l’amour, tandis que la peine suscite la fuite ou
l’aversion. Tel est l’hédonisme hobbesien : la raison est esclave des passions ; elle

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n’est pas faculté des principes ou des fins mais seulement computation instrumentale
au service des passions. La raison n’a aucune puissance motrice, elle ne saurait être
pratique par elle-même.

Pour autant, il ne faut pas caricaturer l’hédonisme hobbesien, qui distingue


plaisirs du corps et plaisirs de l’âme. Car la logique des affects est plus complexe
qu’une logique des rapports de force physique : elle passe par la médiation d’une
théorie des signes ou d’une sémiologie du pouvoir. Nous y reviendrons : entrer dans
l’ordre des passions et du pouvoir revient à entrer dans la logique des signes, où les
individus s’estiment en fonction des signes de pouvoir qu’ils reconnaissent et
interprètent en observant le comportement d’autrui ou le leur propre.

A cet égard, une autre question se pose : la psychologie hobbesienne est-elle


non seulement hédoniste, mais radicalement individualiste ? Faut-il faire de Hobbes
un philosophe du soupçon qui, à la manière de Montaigne, La Rochefoucauld et
d’autres « moralistes » de l’âge classique, ont reconduit toutes les vertus à des formes
de l’intérêt ou de l’amour-propre ? Cela semble indéniable. Le premier chapitre du De
cive est limpide : « Tout le plaisir de l’âme consiste en la gloire (qui est une certaine
bonne opinion qu’on a de soi-même) ou se rapporte à la gloire. Les autres plaisirs
touchent les sens, ou ce qui y aboutit, et je les embrasse tous sous le nom de l’utile »
(I, 1, p. 92).

Surtout, Hobbes ne déplore pas cet égoïsme, il ne le critique jamais : ce constat


fondateur est le véritable scandale de sa philosophie. Comme Spinoza, il n’entend pas
déplorer, mépriser ou se lamenter, mais seulement décrire ce qui est et prescrire ce
qui peut et doit être au regard des données fondamentales de la condition de
l’homme. Ainsi au chapitre XIII du Léviathan, après le sombre tableau de l’insécurité
sur lequel nous reviendrons, Hobbes s’adresse à son lecteur qu’il imagine sceptique :

« qu’il se demande quelle opinion il a de ses compatriotes, quand il voyage


armé, de ses concitoyens, quand il verrouille ses portes ; de ses enfants et
de ses domestiques, quand il ferme ses coffres à clé. N’incrimine-t-il pas
l’humanité par ses actes autant que je le fais par mes paroles ? Mais ni lui
ni moi n’incriminons la nature humaine en cela. Les désirs et les autres

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passions de l’homme ne sont pas en eux-mêmes des péchés » (Lév., XIII,
trad. Tricaud, p. 125).

Mais on peut aller plus loin encore. Selon certains exégètes, Hobbes est à la
fois individualiste méthodologique (et même nominaliste : il n’existe que des
individus) et individualiste en morale et en politique. Toute sa philosophie est bâtie
sur ces différentes strates d’individualisme. Voir J. Hampton, Hobbes and The Social
Contract Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1986. Pour Hampton
comme pour un autre commentateur, David Gauthier, Hobbes est un individualiste
radical, dans la mesure où la société n’a de valeur que de manière instrumentale :
l’individu fonde la société et non l’inverse, comme nous le verrons bientôt.
Corrélativement, le langage, chez Hobbes, n’ouvre pas à l’altérité ; il permet
seulement à l’individu de mieux raisonner, c’est-à-dire de mieux calculer (soustraire
ou additionner, computer les conséquences des termes généraux sur lesquels on
s’accorde pour marquer et signifier nos pensées). L’individualisme est le fait
fondateur du monde humain, et l’analyse hobbesienne de la famille est tout aussi
individualiste : au chapitre 20 du Léviathan comme au chapitre 9 du De cive, Hobbes
soutient que les liens familiaux ne sont pas naturels mais forgés artificiellement par
des contrats entre un inférieur (l’enfant, la femme) et un supérieur (le parent, le
mari) ; ce dernier procure la protection et l’autre en échange l’obéissance. La
« domination paternelle » s’acquiert soit en engendrant soit en subjuguant (chap.
XX, p. 208). Mais le droit de domination paternelle résulte du consentement de
l’enfant, car la nature, elle, confère un droit égal au père et à la mère ; dans l’état de
nature, le droit revient même exclusivement à la mère qui prend soin de l’enfant et
préserve sa vie, ce qui donne à celui-ci le devoir d’obéir (p. 209). Pour mieux cerner
l’originalité de Hobbes, il faut se référer à son adversaire, l’évêque Bramhall, qui dans
le cadre d’une polémique a mis en avant ce qu’il considère comme une vision
totalement fantaisiste de la famille, en insistant sur l’existence de liens naturels
d’affection, liens qui à ses yeux constituent l’humanité.

Certes, il y a plusieurs manières de comprendre l’individualisme hobbesien. En


témoigne la critique du marxiste C. B. MacPherson, La Théorie politique de
l’individualisme possessif, trad. M. Fuchs, Gallimard, 1971 (après Rousseau) :
l’individu prétendument présocial que décrit Hobbes serait en fait le bourgeois. Une

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hypothèse sociale est requise derrière la prétendue « naturalité » : en réalité, l’être
individualiste qu’envisage Hobbes reflète son époque (le capitalisme naissant) et son
histoire, non la nature. Il y a donc des présupposés d’ordre social de la théorie de
l’état de nature. C’est également la thèse de Leo Strauss, à l’autre bord de l’échiquier
idéologique : pour Strauss, Hobbes a en effet représenté l’individu bourgeois, plutôt
que l’aristocrate pris dans la logique de sa lignée.

La conservation et la gloire

Pourtant, il serait excessif de suivre aveuglément la lecture réductionniste de


Hobbes, qu’elle soit analytique (Hampton, Gauthier, Kavka) ou marxiste
(Macpherson). Certes, dans l’anthropologie hobbesienne, le désir le plus important
est le désir vital de se conserver. Nous recherchons ce qui est utile à notre
conservation et fuyons ce qui pourrait empêcher notre mouvement vital : comme
chez Spinoza, nous nommons « bon » ce pour quoi nous avons du désir, « mauvais »
l’objet de notre haine ou de notre aversion (chap. VI, p. 48). La nature conduit
nécessairement à éviter ce qui nous blesse ou nous nuit, et plus encore la mort, notre
pire ennemi. Pour Hobbes, tout homme désire se conserver par-dessus tout et préfère
sa conservation à celle de tout autre (même s’il peut vouloir le suicide si sa vie
s’accompagne de trop de douleurs). L’homme est un corps désirant qui, comme tous
les corps, suit le principe d’inertie : comme tous les vivants, il fait effort (conatus) et
recherche mécaniquement sa conservation, la reproduction de son mouvement, la
perpétuation de la circulation du sang qui conditionne le mouvement vital.

Cependant, Hobbes n’en conclut pas que nous ne risquons jamais notre vie
pour une autre fin ; au chapitre 13 du Léviathan, il affirme même que certains sont
prêts à risquer leur vie pour d’autres biens, notamment la contemplation de leur
puissance. Certes, tous les hommes ne sont pas à ce point vaniteux, qu’ils soient prêts
à mettre en péril leur vie pour leur honneur – mais le seul fait que ces individus
existent va avoir des effets en chaîne. De manière générale, il faut donc conclure que
l’homme hobbesien est mû par des mobiles complexes, qui engagent le rapport à
autrui. Dès que les hommes sont en interaction, leurs passions deviennent d’ordre
relationnel, même si l’accroissement individuel de la puissance reste le but ultime.

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Dans cette mesure, Hobbes n’est pas aussi réductionniste qu’il y paraît :
1) L’homme est un être qui ne désire pas seulement se conserver mais aussi
accroître sa réputation et son pouvoir. C’est un être avide de reconnaissance,
de pouvoir ou de « gloire »1. L’intérêt, pour l’homme, se conçoit d’abord à
partir de la passion dominante qu’est le désir de gloire. Certes, il existe un
intérêt matériel, pour la jouissance sensuelle ; mais il existe également un
intérêt d’ordre « spirituel » (et non incorporel) pour la jouissance que donne à
l’esprit la représentation de son pouvoir. Dans les Elements of Law, Hobbes
définit la gloire comme une jouissance de sa propre puissance dans la
confrontation agonistique avec un rival : « Glory, or internal glorification or
triumph of the mind, is that passion which proceeds from the imagination or
conception of our own power, above the power of him that contends with us »
(IX, 1). Comme le stipulera aussi le Léviathan, chacun veut donc être honoré,
c’est-à-dire reconnu sur le théâtre du monde par des signes d’estime et de
déférence. La psychologie hobbesienne accordera donc une importance
majeure à toutes les passions mimétiques ou destructrices liées à la gloire,
admiration, émulation, envie etc. De même, l’analyse des causes des troubles
civils et de la dissolution des républiques cerne le danger dans le désir de
gloire, et plus précisément de vaine gloire en tant qu’il s’oppose directement
au salut de la République. En effet, la gloire est telle qu’elle ne peut être
acquise par les uns sans être ôtée aux autres : c’est un bien exclusif entre
compétiteurs. Elle est d’autant plus dangereuse qu’elle peut donner lieu, en
tant que « triomphe » de l’amour-propre, à une forme de délire. Au chapitre 6
du Léviathan, Hobbes décrit ainsi les passions susceptibles d’affecter
l’homme, et mentionne notamment l’ambition et la cupidité, mais aussi la
curiosité qui conduit à la pratique des sciences spéculatives ou à la religion et à
la superstition. Dans ce cadre, Hobbes distingue même deux formes de la
passion pour la gloire : l’une est saine, ancrée dans la confiance en soi ; il s’agit
d’une exaltation de l’esprit liée à l’imagination et à la confiance dans ses
propres aptitudes et dans son pouvoir ; l’autre est vaine, liée à la flatterie : elle
conduit à se duper soi-même et à présumer de ses forces, à avoir une confiance

1Voir Barbara Carnevali, « ‘Glory’. La lutte pour la réputation dans le modèle hobbesien », Communications, 93, 2013,
p. 49-67.

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exagérée en son pouvoir et en ses aptitudes (p. 125). Il faudra conserver ces
éléments en mémoire pour la suite.

2) Au chapitre X du Léviathan, Hobbes introduit la question du pouvoir (power)


qui va jouer un rôle décisif dans sa politique. Pour Leo Strauss, le terme
résume à lui seul la transformation opérée par Hobbes : « C’est dans la
doctrine politique de Hobbes que le pouvoir devient pour la première fois eo
nomine un thème central » 2 . Hobbes définit le pouvoir, de manière
universelle, comme le moyen présent d’obtenir un bien apparent futur ; il
distingue deux formes de pouvoir : originel ou instrumental.

Comment distinguer ces deux formes de pouvoir ? Le pouvoir naturel, en premier


lieu, est la prééminence (eminence) des facultés du corps ou de l’esprit : force
extraordinaire, prudence, éloquence, libéralité, noblesse etc. Le pouvoir instrumental,
en revanche, est acquis grâce aux aptitudes naturelles précédentes : ainsi des
richesses, des honneurs, des amis ou alliés, des pouvoirs etc.

Or Hobbes va proposer ici une théorie du pouvoir qui a manifestement pour


ambition de préparer la suite, soit l’analyse du contrat. On se reportera, dans l’édition
anglaise Penguin, à la p. 150 : le plus grand des pouvoirs humains est composé des
pouvoirs des autres hommes, unis par consentement, en une personne naturelle ou
civile qui a l’usage de leurs pouvoirs. Ainsi le pouvoir peut-il être conçu comme le
quantum qui permettra de composer par la suite le pouvoir terrifiant de l’Etat-
Léviathan.

Comment comprendre cette théorie du pouvoir ? Hobbes envisage l’usage du


pouvoir dans le cadre de la course à la reconnaissance. Il voit d’emblée que l’homme
est un être relationnel, qui ne considère dans ses propres capacités que ce qui excède
celle des autres et lui permettra donc de l’emporter dans la course (métaphore de la
vie dans le De homine). La puissance n’est que « l’excès de puissance d’un homme sur
celle d’un autre ». Dans cette optique, Hobbes n’hésite pas à aborder des questions
« immatérielles » ou symboliques, comme la réputation, et à affirmer que la

2 Strauss, Droit naturel et histoire, trad. M. Nathan et E. de Dampierre, Paris, Flammarion, 1986, p. 175.

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réputation de posséder un pouvoir est un pouvoir : car cela suscite l’alliance de ceux
qui veulent notre protection (de même le succès ou la chance, qui accroissent notre
pouvoir et notre réputation). Corrélativement, la pure force est intégrée au système
des signes : les actions qui témoignent dans l’expérience de la force du corps ou de la
violence (comme la victoire à une bataille ou un duel) sont honorables en tant que
signes de pouvoir et non en tant que force pure.

Par là même, Hobbes contribue à la dissolution de l’éthique aristocratique et


de son code, le code de l’honneur. L’honneur, en tant que matérialisation extérieure
de notre valeur, est pour Hobbes régi par la seule estime publique, qui nous accorde
du crédit ou de la réputation (du renom). L’honneur n’a rien à voir avec la justice ou
l’injustice d’une action : il « repose seulement sur l’opinion selon laquelle il y a
pouvoir » (chap. X, p. 89). En tant que chose mentale, il doit dès lors s’objectiver
dans des signes extérieurs de conduite, des signes de reconnaissance : lorsqu’autrui
s’incline, nous obéit, nous supplie ou nous bénit, nous parle avec considération ou
nous cède la place, nous pouvons dire qu’il nous honore. Ainsi la quête infinie de
reconnaissance ne s’apparente-t-elle pas pour Hobbes à une manifestation de
grandeur ou de noblesse, de magnanimité, correspondant à un véritable mérite, digne
d’estime ; elle est simplement une forme de narcissisme en vertu de laquelle le sujet
s’emploie à accumuler des preuves de sa supériorité sur d’autres, des marques de
distinction ou de prestige dans une compétition universelle pour le pouvoir et la
supériorité. Dans le même esprit, le Léviathan évoque les lois de l’honneur ou le code
de l’honneur en les réduisant simplement à l’absence de cruauté, sans les rapporter
au courage, à la magnanimité ou à la force d’âme. L’ethos aristocratique se trouve ici
descendu de son piédestal : il n’est plus en rien le signe d’une véritable noblesse
d’âme ou d’une authentique vertu. L’honneur s’octroie de manière conventionnelle,
sans valeur objective. Cela permet à Hobbes d’affirmer que dans l’état de nature, à
une période où cet état de nature n’était pas « atomique » mais plutôt « tribal », « on
était d’autant plus honoré qu’on avait acquis de plus grandes dépouilles ». Non sans
ironie, Hobbes situe l’éthique aristocratique dans le cadre de l’état de nature, et plus
précisément à cette époque où « se voler et se dépouiller les uns les autres a été une
profession qu’ils étaient loin de regarder comme contraire à la loi de nature ». De
même, il remonte aux origines historiques des titres de noblesses, des blasons et des
écussons, afin de dissoudre leur prétendu prestige (p. 90-91). La noblesse, au fond,

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n’a rien à voir avec la qualification ou le mérite et les titres de noblesse sont
exclusivement attribués par le pouvoir souverain (p. 92-94).

Il serait donc infondé, comme le font de nombreux lecteurs analytiques de


Hobbes, de simplifier à outrance son anthropologie. Hobbes met en place une
stratégie subtile contre l’éthique aristocratique, et, selon Leo Strauss, il la remplace
par une forme d’éthique « bourgeoise ». D’emblée, Hobbes estime en effet ce qu’il
appelle la « valeur » des hommes à l’aune de leur « prix » c’est-à-dire, de ce que
d’autres seraient prêts à donner pour user de leur pouvoir ; Hobbes souligne donc
que la valeur des hommes n’est pas absolue mais relative : « a thing dependant on the
need and judgment of another » (p. 152). Les hommes s’honorent ou se déshonorent ;
ils acquièrent et perdent de la réputation dans la lutte pour la reconnaissance, qui est
aussi une lutte pour obtenir des hommes sous sa protection et son obéissance.
Hobbes affirme ironiquement qu’obéir revient à honorer : lorsque l’on honore un
homme, on obéit à ses commandements. Telle est la clé de voûte de la psychologie
hobbesienne, dont le cœur est le désir de reconnaissance3. Vous pourrez lire dans le
détail la suite du chapitre : ce qui importe ici est que Hobbes envisage d’emblée une
situation relationnelle où les individus sont en accord ou en désaccord, où ils se font
confiance ou non, où ils s’imitent ou non, etc. L’homme est un être relationnel et
mimétique, qui procède à une herméneutique des signes.

3) Dernier élément crucial de l’anthropologie relationnelle de Hobbes, sa théorie


du bonheur, notamment consignée au chapitre XI du Léviathan.

Hobbes aborde ici la félicité en s’opposant à la théorie antique du souverain


bien. Sa vision est iconoclaste. A ses yeux, il n’y a rien de tel ; « there is no such Finis
ultimus (utmost aim), nor Summum Bonum (greatest good) », comme l’évoquent les
livres des vieux philosophes moraux (old moral philosophers, p. 160). A l’inverse de
ces moralistes de cabinet qui poursuivent des chimères, Hobbes revendique une
définition nouvelle de la félicité associée à la satisfaction de désirs toujours
renaissants : un homme ne peut vivre sans désirer, sinon il est mort. Le désir n’est
pas dans le repos mais dans le mouvement car le repos n’est autre chose que la mort,
le néant. A ce titre, la félicité est une constante marche en avant du désir, d’un objet à

3 Voir A. Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2002.

14
un autre. Le bonheur, comme fin visée, ne saurait être la réalisation ou la fixation
d’un désir. Le désir n’est plus un manque qui se comble dans le plaisir, il n’est plus
une forme de négativité qui doit se résorber pour que l’homme puisse parvenir à la
plénitude du bonheur dans l’ataraxie ou la béatitude : il est lui-même bonheur ; et les
acquisitions ou les satisfactions ne sont jamais que des pauses ou des étapes d’un
désir qui renaît toujours de ses cendres. Pourquoi ce désir incessant ? C’est que
l’homme ne cherche pas seulement à jouir d’un objet, pour un moment,
ponctuellement ; il veut pouvoir assurer la route de ses désirs futurs. Ainsi les
inclinations volontaires des hommes et ses passions tendent non seulement à lui
procurer, mais aussi à lui assurer une vie heureuse (161).

Ce texte fondamental trahit la fin d’une certaine conception de la philosophie


morale : car le philosophe n’aura plus pour ambition de penser un idéal ou une
norme de perfection et d’excellence vers lesquels il doit contribuer à conduire
l’humanité. Toute idée d’excellence disparaît de l’horizon de la philosophie. Son
ambition est avant tout descriptive : réaliser la science de l’homme, c’est ce qui doit
être fait en partant de l’homme comme être de désirs et de passions, sans qu’il faille
surimposer sur ces passions une essence morale quelconque.

Mais si l’on s’en tient aux désirs, il reste encore une question en suspens : la
psychologie de Hobbes est-elle moniste ou pluraliste ? Peut-on réduire tous les désirs
humains à un désir dominant ? En réalité, la réponse semble négative. Certes, toutes
les passions humaines sont des formes dérivées de l’amour de soi ou de l’amour-
propre. Mais le désir de conservation et le désir de réputation peuvent entrer en
conflit : l’individu est prêt à prendre des risques insensés pour accroître sa gloire, et à
mettre en danger sa sécurité de manière immodérée. La conclusion doit être gardée
en mémoire. En réalité, l’homme cherche avant tout, non la simple survie, mais le
pouvoir : « So that in the first place, I put for a general inclination of all mankind, a
perpetual and restless desire of power after power, that ceases only with death »
(p. 161). Pourquoi désirer le pouvoir plus que toute autre chose ? La course en avant
du désir tient à l’anxiété humaine et au rapport de l’homme à la temporalité :
l’homme ne veut pas seulement jouir au présent mais pouvoir jouir dans le futur.
Telle est la raison pour laquelle il ne peut se contenter de ce qu’il a et doit toujours
tenter d’accroître son pouvoir, de manière conquérante, jusqu’à la mort.

15
En conclusion de cette première section, on voit ainsi que Hobbes envisage
d’emblée la vie sociale de manière concurrentielle : il s’agit bien d’une compétition
pour les richesses les honneurs et les pouvoirs, ce qui peut impliquer pour les
compétiteurs de supplanter, subjuguer, voire tuer leurs concurrents dans la course.
La vision hobbesienne des passions est plutôt destructrice : en niant l’existence de
passions sociales, d’affects sociaux efficaces comme la sympathie ou la bienveillance,
Hobbes s’expose à une critique de ceux qui, comme Hutcheson, Shaftesbury ou
Hume, refuseront sa vision « monstrueuse » de l’humanité égoïste et traiteront sa
sombre vision de « fable ».

II. Les fondements de l’édifice politique

L’invention de l’état de nature (désormais edn)

Hobbes est le premier grand concepteur de l’edn. Avant lui, l’expression


« edn » était utilisée dans la théologie chrétienne plus qu’en philosophie politique. Or
Hobbes remplace l’état de grâce opposée à « pure nature » par la société civile. Il nie
ainsi l’importance de la Chute. Corrélativement, il affirme que le remède aux
déficiences de l’edn n’est pas la grâce divine mais la souveraineté. Cette implication
anti-théologique de l’edn n’est pas séparable de sa signification strictement
philosophique, qui est de rendre intelligible le primat des droits par opposition aux
devoirs.

Comment parvenir à une théorie de l’état de nature, pré-politique, de


l’homme ? Hobbes propose à son lecteur d’imaginer que la société civile est dissoute
et réduite aux éléments qui la composent. Il faut partir fictivement d’une analyse qui
décompose la société jusqu’à ses éléments simples, les individus isolés, pour
recomposer ensuite les relations sociales. Au début du De cive, Hobbes invite ainsi
son lecteur à s’imaginer que la cité est dissoute. Il s’agit en quelque sorte de faire
comme si, de tenter une expérience de pensée : « Car, de même qu’en une horloge, ou
en quelque autre machine automate, dont les ressorts sont un peu difficiles à
discerner, on ne peut pas savoir quelle est la fonction de chaque partie, ni quel est
l’office de chaque roue, si on ne la démonte, et si l’on ne considère à part la matière, la

16
figure, et le mouvement de chaque pièce ; ainsi en la recherche du droit de l’Etat, et
du devoir des sujets, bien qu’il ne faille pas rompre la société civile, il la faut
pourtant considérer comme si elle était dissoute, c’est-à-dire il faut bien entendre
quel est le naturel des hommes, qu’est-ce qui les rend propres ou incapables de
former des cités, et comme c’est que doivent être disposés ceux qui veulent
s’assembler en un corps de république » (trad. Sorbière, p. 71, préface).

Pour Hobbes, l’Etat est un pur artifice fabriqué par les hommes, et l’on pourra
donc reconstituer sa fabrication. Or cette abstraction de l’expérience historique
rapproche la politique de la géométrie : à la manière du géomètre, le philosophe
politique connaît ce qu’il fait et fait ce qu’il connaît. A cet égard, l’homme peut
seulement approcher de la position divine, partant du donné naturel, qui n’est pas
son œuvre (mais celle de Dieu). A partir de ce donné, il isole par analyse un principe,
en politique la « pure nature », à partir duquel il peut déployer son activité de
connaissance et de production. Hobbes établit ainsi un lien explicite entre son
épistémologie et la séquence edn-contrat : il se fait théoricien du contrat pour fonder
la science politique. Dans l’introduction du Léviathan, l’artificialisme est radical,
même si la nature fournit encore la métaphore du « corps politique »4. Dès lors, le
corps politique artificiel qu’est l’Etat ou le Commonwealth – le « grand Léviathan »,
originellement monstre ou serpent marin qui détruit les animaux révoltés contre le
Créateur (Psaumes, Job, Isaïe) – imitera l’automate naturel, quoiqu’il soit doté d’une
force supérieure afin de protéger son existence. Le contrat social sera donc l’analogue
du Fiat divin, le moment de la Création de l’Etat-Léviathan.

A quoi sert l’état de nature ?

Avant d’en venir à l’analyse du contrat, il faut néanmoins se demander à quoi


sert le dispositif de l’état de nature. Or le dispositif ainsi mis en place obéit à trois
objectifs : penser l’égalité et l’indépendance naturelles des individus ; comprendre

4
« La nature, cet art par lequel Dieu a produit le monde et le gouverne, est imitée par l’art de l’homme
en ceci comme en beaucoup d’autres choses, qu’un tel art peut produire un animal artificiel. En
effet, étant donné que la vie n’est qu’un mouvement des membres, dont le commencement se
trouve en quelque partie principale située au dedans, pourquoi ne dirait-on pas que tous les
automates (c’est-à-dire les engins qui se meuvent eux-mêmes, comme le fait une montre, par des
ressorts et des roues) possèdent une vie artificielle ? Car qu’est-ce que le cœur, sinon un ressort, les
nerfs, sinon autant de cordons, les articulations, sinon autant de roues, le tout donnant le
mouvement à l’ensemble du corps conformément à l’intention de l’artisan ?» (Léviathan,
Introduction).

17
pourquoi ils y ont renoncé pour former des sociétés civiles, motiver et justifier
l’existence de ces dernières en montrant qu’elles comblent les « manques » qui en
appellent la fondation ; indiquer enfin quelles sont les raisons qui légitiment
l’autorité, et qui font de l’obéissance aux lois une véritable obligation5. Ces trois
objectifs ont une fonction critique :
- l’idée d’égalité naturelle permet de récuser tout droit à commander
au nom d’une supériorité de nature ou de naissance ;
- l’explication des motifs qui ont présidé à la formation des sociétés
civiles permet de rejeter la thèse de l’assujettissement de l’homme
par l’homme comme punition du péché originel ;
- enfin, l’idée que la légitimité et l’obligation viennent du
consentement réfute à la fois le patriarcalisme et le droit divin des
rois.

i) La critique de la subordination naturelle de l’homme

Les théories de l’état de nature visent d’abord les partisans du droit divin des
rois, qui défendent plusieurs thèses : la monarchie est d’institution divine ; le droit
héréditaire est imprescriptible ; les rois ne sont responsables que devant Dieu ; enfin,
l’obéissance passive est ordonnée par Dieu, ce qui transforme tout acte de résistance
en péché. Plus précisément, les théories de l’état de nature s’opposent à ceux qui,
comme Ramsay ou Bossuet, soutiennent qu’il existe une subordination naturelle
entre les hommes : « Les hommes, dit Bossuet, naissent tous sujets : et l'empire
paternel qui les accoutume à obéir, les accoutume en même temps à n’avoir qu'un
chef » (Politique… tirée de l’Ecriture sainte, livre II, art. I, prop. VII). Selon cette
tradition, certains (peu) naissent pour commander, les autres pour obéir. La
différence naturelle entre les esprits justifie la subordination naturelle entre les
hommes. Dès l’enfance, l’homme a besoin de maîtres ; puis s’instaure une continuité
entre puissance paternelle et pouvoir royal (qui passe éventuellement, comme c’est le
cas dans le Patriarcha de Filmer, par la lignée des descendants d’Adam). Contre cette
hypothèse, l’anthropologie proposée par les théoriciens de l’état de nature (Hobbes,
Locke, Pufendorf, Rousseau) postule l’égalité et la liberté naturelles des hommes. A

5
Voir J.-F. Spitz, « Etat de nature et contrat social » in Dictionnaire de philosophie politique,
Ph. Raynaud et S. Rials éds., Paris, PUF, 1996.

18
l’état de nature, l’inégalité des corps ou des esprits ne crée pas de droit à la
domination. La nature ne fait ni souverains ni sujets, ni maîtres ni esclaves.

ii) La critique de l’animal politique

Mais l’hypothèse de l’état de nature s’adresse aussi à la tradition


aristotélicienne qui fait de l’homme un animal politique : selon la vulgate, l’homme
serait un être sociable, c’est-à-dire vivant par nature en cité, ce qui est au fondement
même de son humanité (ni bête ni dieu). L’homme ne s’accomplit en tant qu’être
langagier et rationnel, apte à délibérer sur le juste et l’injuste, qu’en menant une vie
sociale et politique au sein de la polis. La cité précède donc le citoyen qui en dépend.
De ce point de vue, le concept d’état de nature inverse les rapports de détermination :
ceux-ci vont désormais de l’individu autonome à la société qu’il crée par contrat. Les
hommes sont les créateurs de leurs conditions d’existence ; ils décident
rationnellement de se donner des institutions qui satisferont leur utilité commune.
Tel est le principe de « souveraineté de l’individu ».

iii) La critique du scepticisme

L’idée de loi naturelle ou de droits naturels subjectifs constitue le troisième


élément de la construction de l’état de nature, contre l’hypothèse sceptique d’une
infinie relativité des lois aux mœurs. Il existe des lois naturelles qui constituent des
invariants malgré la diversité des pratiques juridiques ou coutumières. Nous avons
examiné ce point lors du cours précédent : l’individu est doté par nature de certains
droits qu’il peut reconnaître par sa raison seule, mais il peut également reconnaître
des devoirs envers ses semblables, en vertu de la communauté de nature. Chez Locke
et les « jurisconsultes » (Grotius, Pufendorf, Burlamaqui…) le concept de « loi
naturelle » est normatif : par nature, l’homme est soumis à certains commandements
ou normes morales que sa raison lui révèle, notamment, la règle d’or du ne fais pas à
autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse.

En résumé, comme l’a montré J.-F. Spitz, l’hypothèse de l’état de nature joue
un rôle triplement polémique : contre l’hypothèse d’une subordination naturelle de
l’homme à l’homme, elle envisage un être indépendant et égal à ses semblables ;

19
contre l’hypothèse aristotélicienne de l’homme animal politique, elle brosse un
tableau de l’individu autonome qui créera ensuite l’artifice politique ; contre le
scepticisme de certains philosophes modernes, elle met en place un droit naturel
universel, antérieur et supérieur au droit positif qui doit lui être conforme.

Mais au-delà même de cette fonction polémique, il existe trois utilisations


positives du concept d'état de nature. Notre typologie diffère légèrement de celle de
V. Goldschmidt6, qui distingue un usage étiologique, un usage paradigmatique et un
usage exégétique. Nous distinguerons une utilisation généalogique, une utilisation
paradigmatique et un usage critique, qui vaut pour les théories de l’edn avant
Rousseau :

• Une utilisation généalogique

A partir d’une théorie des passions inhérentes à la nature de l’homme, il s'agit


d'expliquer la nécessité et l’utilité de la société civile et de la régulation par un
souverain. Cette première approche rend compte du fait qu'il ait fallu sortir de l'état
de nature : elle doit donc rendre compte de certaines passions asociales et
destructrices de l’individu, du fait que la vie sociale ne peut durer en l’absence de lois
et en l’absence d’Etat.

• Une utilisation paradigmatique

Il faut imaginer l’edn comme absence complète de société civile et de relation


juridique entre les hommes. A ce titre, il permet de mettre en évidence les droits et les
devoirs que la société civile doit conserver et garantir. Modèle et/ou anti-modèle,
l’état de nature n’est donc pas un âge d'or (celui où la communauté des hommes
pourrait vivre en harmonie sans loi ni gouvernement), mais donne la clé de ce que
doit être une société civile.

• Une utilisation critique

6 V. Goldschmidt, Anthropologie et politique. Les principes du système de Rousseau, Paris, Vrin, 1974, p. 180-186). Voir
également Jean-Fabien Spitz, « Etat de nature et contrat social », in Dictionnaire de philosophie politique, Philippe
Raynaud et Stéphane Rials éd., Paris, P.U.F., 1996, p. 234-239.

20
Quel que soit son contenu, l’état de nature est ce qui ne correspond pas à la
nature réelle de l'homme : la vraie destination de l’homme est la société, où il pourra
épanouir ses facultés intellectuelles et morales, développer son industrie et tous les
raffinements de la civilisation. L’état de nature n’est qu’un état primitif et sauvage. A
la limite, c’est un système de défauts, ce qui manque pour que l’homme puisse se
civiliser et accomplir sa nature. Toutes les descriptions de l’état de nature insistent
ainsi sur la paralysie des droits et des devoirs en cas de non garantie de réciprocité :
l’état de nature est le lieu où peuvent exister des devoirs envers autrui, mais en même
temps le lieu où ces devoirs ne sont pas respectés, faute de réciprocité.

Tel est le contexte d’introduction des théories de l’état de nature. Si cet état
n'appartient ni à un lieu géographiquement désignable, ni à un moment
historiquement assignable, il est néanmoins partout et toujours présupposé pour
rendre compte de la fondation de l’Etat. Cela explique que tout exemple particulier
utilisé pour l'illustrer (sauvages, temps primitifs...) n’ait qu’une valeur approximative
qui ne peut rendre compte ni de la formation du concept, ni de sa validité. L’edn ne
peut correspondre à aucune situation historique réelle. Il faut donc distinguer l’état
de pure nature de toutes les situations historiques qui en sont une approximation
plus ou moins exacte : sauvages qui vivent regroupés en familles ou en tribus, guerre
civile au sein d’une grande République, relation d’hostilité entre Etats indépendants
en l’absence d’ordre juridique international. Pour autant, il ne s’ensuit pas que l'état
de nature soit utopique ; il est présupposé comme toujours dépassé par la fondation
de l'Etat, mais également comme toujours possible, voire imminent (en cas de guerre
civile notamment).

On remarquera enfin que le récit de l’edn constitue une alternative au récit de


la Genèse. L’hypothèse de la pure nature revient à faire abstraction de toute religion
instituée païenne ou chrétienne, et donc à omettre l’intervention surnaturelle de Dieu
dans l’histoire. A cet égard, certains adversaires de Hobbes n’ont pas manqué
d’opposer à la fiction de l’edn et des « hommes-champignons » celle de la Genèse.
D’où les accusations d’impiété et d’athéisme, car il n’y a pas de commandements
divins dans l’edn. L’accusation sera réitérée contre Montesquieu et Rousseau.

21
La critique de la sociabilité naturelle

Que découvre-t-on dans l’état de nature ? Le point majeur est le suivant : un


vide éthique. L’edn est un vide éthique : il est vide de toute norme morale.

L’argument vise d’abord une certaine lecture d’Aristote répandue par la


scolastique médiévale et encore en vigueur dans les universités. Selon Hobbes, les
hommes ne sont en effet ni naturellement sociables ni naturellement politiques.
L’homme n’est pas né avec une disposition naturelle à la société ; si tel était le cas, les
hommes naturellement bienveillants s’accorderaient facilement sur un gouvernement
conforme à leur nature et vivraient ainsi en paix (De Cive, I, I, §2). Or rien ne le
confirme : « cet axiome, quoique reçu si communément, ne laisse pas d’être faux, et
l’erreur vient d’une trop légère contemplation de la nature humaine » (p. 90). Loin de
s’entre-aimer et de s’entre-aider spontanément, les hommes sont naturellement
égoïstes, avides de biens qu’ils ne peuvent posséder qu’à condition d’en exclure les
autres (richesses, honneurs, pouvoirs) ; la volonté de s’associer pacifiquement en
société doit donc être expliquée.

Il faut bien comprendre la manière dont Hobbes rejette le principe de


sociabilité naturelle : il ne s’agit pas d’exclure en l’homme tout désir de société, ni de
dire que l’homme est naturellement agressif, méchant ou « cruel » (ce sera le acs
chez Sade). On peut parler avant Kant d’insociable sociabilité, pour mettre en
évidence une contradiction de la nature qui à la fois associe les hommes et les
oppose. Voir le De cive, I, 2 : « A l’homme considéré en sa nature, c’est-à-dire en tant
qu’homme, ou encore dès qu’il est né, il est vrai que la solitude perpétuelle est
pénible (solitude is an enemy). Car les enfants, pour bien vivre, ont besoin de l’aide
des autres. C’est pourquoi je ne nie pas que les hommes désirent par contrainte
naturelle une rencontre mutuelle » (ibid.). Les hommes recherchent donc par nature
le rassemblement (congressus, meeting) et non la société (societas) qui implique la
relation pacifique entre alliés. Cette recherche est intéressée, réduite à des
considérations d’utilité. Ainsi dans une société choisie, nous ne cherchons pas de
compagnons par un instinct de nature, comme le précise le De cive, mais seulement
pour notre utilité ou pour notre gloire. Seuls l’honneur et l’utilité sont en eux-mêmes
prisés ; ou encore, seul « l’intérêt propre » est au fondement de la société (p. 90). On

22
peut inférer ceci, dit Hobbes du comportement des hommes quand ils sont ensemble.
Observons en effet le commerce des hommes : sa fin est le profit, non l’amitié
désintéressée. Le but de l’association peut également être, dans les compagnies
choisies, le divertissement et le plaisir. Que dit ici l’expérience ? Que le plus grand
plaisir social consiste à dire du mal des autres dès qu’ils sont absents. Dans la
conversation, chacun cherche à briller, à surpasser les autres, à satisfaire son amour-
propre : la concurrence pour le prestige régit les petites sociétés. D’où la conclusion
qu’en tire Hobbes :

Il est donc évident par ces expériences à ceux qui considèrent attentivement les affaires
humaines, que toutes nos assemblées, pour libres qu’elles soient, ne se forment qu’à
cause de la nécessité que nous avons les uns des autres, ou du désir d’en tirer de la
gloire ; si nous ne nous proposions de retirer quelque utilité, quelque estime, ou
quelque honneur de nos compagnons en leur société, nous vivrions peut-être aussi
sauvages que les autres animaux les plus farouches (De Cive, I, 1, §2).

Il faut donc distinguer deux sens du désir de société. En un sens, les sociétés
civiles, bien ou mal constituées, sont aussi anciennes que l’humanité : nous ne voyons
personne, dit Hobbes, qui puisse « vivre en dehors de la société ». Mais les hommes
n’ont aucune aptitude native à cette relation pacifique aux autres, qui leur est
pourtant nécessaire. La difficulté de la science politique se comprend à partir de cette
insociable sociabilité. Les sociétés sont nécessaires, l’aptitude à y vivre en paix
accidentelle. Hobbes évoque ce phénomène dans le De cive : « Car si l’on considère de
plus près les causes pour lesquelles les hommes s’assemblent, et se plaisent à une
mutuelle société, il apparaîtra bientôt que cela n’arrive que par accident, et non par
une disposition nécessaire de la nature » (De Cive I, 1, 2).

Deux remarques ici. En premier lieu, Hobbes raisonne par l’absurde : si


l’altruisme était naturel aux hommes, s’il existait une bienveillance universelle ou
une société générale du genre humain liée par la fraternité, le lien social serait aussi
fort partout, et chacun aimerait son prochain comme lui-même. Or rien de tel ne
s’atteste dans l’expérience.

Second point, déduit du précédent : ce n’est pas tant pas la volonté de


s’associer des hommes qui doit être expliquée, que le fait que les hommes veuillent
s’associer dans une société politique. On l’a vu, Hobbes ne confond pas le fait de vivre
ensemble, de se rassembler (congressus) et le fait pour des alliés et des compagnons

23
(socii) de le faire dans la paix et l’unité, ce qu’est proprement une societas. Le désir
naturel originaire est de vivre ensemble et d’user des autres pour devenir plus
puissant, mais l’expérience apprend à la plupart des hommes que cela ne va pas sans
société, sans bonne entente, ce qui implique des formes plus ou moins développées
d’organisation politique. Or comment créer une société politique ?

Hobbes critique l’hypothèse aristotélicienne selon laquelle certains naîtraient


pour commander, d’autres pour obéir ; aucun homme n'est assez sot pour préférer
obéir à autrui plutôt que se commander à lui-même. La raison en est simple : elle
tient à l’égalité naturelle entre les hommes. C’est le début du chapitre XIII du
Léviathan (« On the naturall condition of mankind, as concerning their felicity, and
misery ») : « Nature has made men so equall, in the faculties of body, and mind ; as
that though there be found one man sometimes manifestly stronger in body, or of
quicker mind than another; yet when all is reckoned together, the difference between
man and man, is not so considerable, as that one man can thereupon claim to himself
any benefit, to which another may not pretend, as well as he » (183). « La nature a
fait les hommes si égaux quant aux facultés du corps et de l'esprit, que, bien qu'on
puisse parfois trouver un homme manifestement plus fort, corporellement, ou
d'esprit plus prompt qu'un autre, néanmoins, tout bien considéré, la différence d'un
homme à l'autre n'est pas si considérable qu'un homme puisse de ce chef réclamer
pour lui-même un avantage auquel un autre ne puisse prétendre aussi bien que lui »
(Léviathan, XIII, p. 121). L’argument de l’égalité naturelle des hommes ne signifie
pas une égalité parfaite des forces physiques ou des intelligences, mais le fait que les
hommes n’accepteront jamais de croire un être supérieur à eux au point de l’autoriser
à les gouverner. Les différences naturelles ne créent pas de hiérarchie durable. Cela
vaut pour la force physique mais aussi pour l’intelligence, l’aptitude à la science (que
très peu possèdent et encore dans un domaine restreint) ou encore la prudence, qui
procède de l’expérience et est donc assez égalitairement distribuée. Les seules
différences procèdent donc de la vanité, chacun s’estimant à tort supérieur aux
autres. On l’a vu, l’argument contrevient à l’idée de subordination naturelle associée,
au temps de Hobbes, au droit divin des rois en vertu de leur supériorité intrinsèque ;
nulle reconnaissance de cette supériorité ne peut exister à l’edn, où chacun se sent
toujours assez intelligent (ou fort en faisant alliance avec autrui et en usant de ruse)
pour refuser le joug et la domination. Il n’y a donc pas au sens strict, pour Hobbes, de

24
droit du plus fort puisque nul ne veut reconnaître une supériorité de force à
quiconque à l’edn.

Or de l’égalité des aptitudes Hobbes fait découler l’égalité des attentes (de
l’espoir d’atteindre nos fins) : « De cette égalité des aptitudes découle une égalité
dans l’espoir d’atteindre nos fins » (122), qui a des conséquences très pernicieuses.
Car l’égalité n’est pas porteuse de paix, tout au contraire. Dans l’edn hobbesien,
l’insécurité est permanente : en s’associant ou en rusant, le plus faible peut toujours
ôter la vie au plus fort. C’est pourquoi l’égalité est invivable ; les désirs s’affrontent
sans se satisfaire : « And therefore if any two men desire the same thing, which
nevertheless they cannot both enjoy, they become ennemies ; and in the way to their
end (which is principally their own conservation, and sometimes their delectation
only), endeavour to destroy, or subdue one another » (p. 184). « C’est pourquoi, si
deux hommes désirent la même chose alors qu’il n’est pas possible qu’ils en jouissent
tous les deux, ils deviennent ennemis : et dans leur poursuite de cette fin (qui est
principalement, leur propre conservation, mais parfois seulement leur agrément),
chacun s’efforce de détruire ou de dominer l’autre » (p.122). En ce sens, nul ne peut
jouir de manière paisible des fruits de son travail à l’edn : si quelqu’un plante, sème,
construit, il doit s’attendre à ce que d’autres le dépossèdent de son bien et même de
sa vie et de sa liberté. De ce fait, il n’y a pas de meilleur moyen pour se prémunir de
l’attaque d’autrui que d’attaquer soi-même : le plus raisonnable est d’anticiper et de
se rendre maître de la personne de ceux qui risqueraient sinon de le mettre en
danger. Les hommes deviennent donc les « agresseurs » les uns des autres, sans être
pour autant naturellement « méchants » (selon une simplification opérée tout au
long du XVIIe et du XVIIIe siècle). L’homme devient, selon la formule de Plaute, un
« loup pour l’homme »7. Ce phénomène est un phénomène social : il résulte de la
défiance en vertu de laquelle il n’est pas de moyen de « se garantir » qui soit « aussi
raisonnable que le fait de prendre les devants » en se rendant maître d’autrui par la
violence ou par la ruse. Aussi faut-il éviter toute interprétation « pulsionnelle » de
l’agressivité chez Hobbes : il s’agit plutôt d’un calcul et d’un choix rationnel, dans des
circonstances de danger pour la vie.

7Plaute, La Comédie des Ânes, vers 195 av. J.-C, II v495 : « Lupus est homo homini, non homo, quom
qualis sit non novit » (pour ceux qu’il ne connaît pas).

25
Hobbes distingue ainsi trois causes de l’état de guerre dans la nature humaine,
là où il n’existe pas de « pouvoir commun » qui tienne tous les hommes en respect :

- la rivalité : si deux hommes désirent la même chose alors qu'il n'est pas possible
qu'ils en jouissent tous les deux (objets indivisibles, soit par leur rareté, soit par le fait
qu'ils ne valent que par l'inégalité qu'ils créent, comme le pouvoir).

- la méfiance, qui découle de la rivalité. Chacun voyant en autrui un agresseur,


anticipe cette agression afin de maîtriser l'adversaire potentiel. Hobbes appelle cela
« prendre les devants », et estime que cette tactique est la seule qui soit
« raisonnable » dans l’état de nature.

De surcroît, Hobbes évoque le plaisir de la puissance qui peut contrevenir à


l'impératif, que l'on croyait pourtant inconditionnel, de conservation. Certains
hommes « immodérés » prennent en effet plaisir à contempler leur puissance et à
accumuler au-delà de ce que la sécurité requiert ; or ces individus vont entraîner les
autres, qualifiés de « modérés », dans une rivalité destructrice : « Also because there
be some, that taking pleasure in contemplating their own power in the acts of
conquest, which they pursue further than their security requires; if others, that
otherwise would be glad to be at ease within modest bounds, should not by invasion
increase their power, they would not be able, long time, by standing only on their
defense, to subsist » (194-5). « Egalement, du fait qu’il existe quelques hommes qui,
prenant plaisir à contempler leur propre puissance à l’œuvre dans les conquêtes,
poursuivent celles-ci plus loin que leur sécurité ne le requiert, les autres, qui
autrement se fussent contentés de vivre tranquillement à l’intérieur de limites
modestes, ne pourraient subsister longtemps s’ils n’accroissaient leur pouvoir par
l’agression et s’ils restaient simplement sur la défensive » (p. 123).

Contrairement à la vulgate en cours au XVIIIe siècle (résumée par la formule


homo homini lupus est), la guerre de tous contre tous chez Hobbes n’est donc pas le
fruit d’un instinct d'agression présent en tous les hommes, ou d’un désir intrinsèque
de nuire ; l’homme n’est pas méchant par nature ; l’inimitié n’est pas le fruit d’une
haine spontanée ou d’un désir effréné de domination qui s’exprimerait également en
tous les hommes ; elle est le résultat d’une extension du domaine de la lutte, à partir

26
de quelques hommes avides de pouvoir. La lutte, dans ce cas, ne concerne plus la
simple survie : elle a pour enjeu la reconnaissance. C’est le désir insatiable des signes
honorifiques qui provoque la lutte, au moins autant que le désir de jouissance
matériel et sensuel.

- C'est ici qu’intervient la troisième cause de guerre : la gloire, car les hommes
cherchent à se faire estimer autant qu’ils s’estiment eux-mêmes. Or c’est impossible :
chacun veut être reconnu comme le meilleur, alors même qu’il n’est pas prêt à
accorder une telle reconnaissance aux autres. La réciprocité est hors d’atteinte. Aussi
la gloire incite-t-elle les hommes à se quereller pour des bagatelles (trifles) et à
mettre leur vie en jeu pour sauver ou accroître leur réputation. On soulignera ainsi
que l’agôn devient insoluble en raison de la présence du désir de gloire qui
n’appartient pas au règne animal, comme le rappelle le De cive : « Il y a entre eux (les
hommes) une certaine dispute d’honneur et de dignité qui ne se rencontre point
parmi les bêtes » (II, V, 5). Il faut souligner la subtilité, sur ce point, de la théorie
hobbesienne : si l’homme peut avoir besoin des autres pour assouvir ses besoins
matériels, il en a surtout besoin, sur un mode conflictuel, pour assouvir son désir de
reconnaissance, quitte à mépriser autrui ou à se moquer de lui – ce qui va causer la
dégénérescence de l’état de guerre en raison des offenses (des signes de mépris ou de
haine). Dans l’intersubjectivité, le désir de reconnaissance est insatiable et
profondément instable ; il ne peut trouver moyen de se satisfaire. Parce que la gloire
« dépend de la comparaison avec quelqu’un d’autre et de la prééminence que l’on a
sur lui » (De cive, I, 2), le conflit est inéluctable. Dans ce cas, ce qui rend les hommes
agressifs et violents est la dynamique passionnelle dans le contexte de l’edn, dont les
deux faces sont l’agressivité et la vulnérabilité : en l’absence de pouvoir politique,
l’inquiétude qui habite chaque individu se transforme inéluctablement en crainte
d’autrui en raison de l’incertitude qui règne sur ses intentions, mais aussi en raison
de l’insuffisance de sa reconnaissance. La vanité et la frivolité contribuent à
l’aggravation de l’état de guerre.

Ainsi les trois causes de guerre tiennent-elles à trois enjeux du désir des
hommes dans l’edn : l'acquisition (rivalité/profit) ; la conservation des biens acquis
(méfiance/sécurité) ; la réputation (gloire/bagatelles). « So that in the nature of man,
we find three principal causes of quarell. First, competition; secondly, diffidence;

27
thirdly, glory. The first, makes men invade for gain; the second, for safety, and the
third, for reputation » (p. 185). « De la sorte, nous pouvons trouver dans la nature
humaine trois causes principales de querelle : premièrement, la rivalité ;
deuxièmement, la méfiance ; troisièmement la fierté » (p. 123).

A cet égard, ce qui importe est que pour Hobbes l’état de guerre de tous contre
tous ou de « chacun contre chacun » ne se limite pas au temps de la guerre effective
(de la lutte) : il s’étend à toute la période de menace qui entoure la guerre proprement
dite. Cette définition large de l’état de guerre, qui a cours « aussi longtemps que les
hommes vivent sans un pouvoir commun qui les tienne tous en respect » (p. 124),
permet de rendre compte d'une vie pré-politique de l'homme où toute tentative de
civilisation (agriculture, industrie, commerce, arts et sciences) échoue, dans la
mesure où la jouissance des fruits du travail est précaire. Cet état dans lequel règne
une peur de la mort violente, est décrit par Hobbes dans des termes célèbres :
« Whatsoever therefore is consequent to a time of war, where every man is enemy to
every man ; the same is consequent to the time, wherein men live with other security,
than what their own strenght, and their own invention shall furnish them withall. In
such condition, there is no place for industry; because the fruit thereof is uncertain,
and consequently no culture of the earth; no navigation, nor use of commodities that
may be imported by sea; no commodious building, no instruments of moving, and
removing such things as require much force; no knowledge of the face of the earth; no
account of time; no arts; no letters; no Society; and which is worst of all, continuall
fear, and danger of violent death; and the life of man, solitary, poor, nasty, brutish,
and short » (p. 186). « C’est pourquoi toutes les conséquences d’un temps de guerre
où chacun est l’ennemi de chacun, se retrouvent aussi en un temps où les hommes
vivent sans autre sécurité que celle dont les munissent leur propre force ou leur
propre ingéniosité. Dans un tel état, il n’y a pas de place pour une activité
industrieuse, parce que le fruit n’en est pas assuré ; et conséquemment il ne s’y trouve
ni agriculture, ni navigation, ni usage des richesses qui peuvent être importées par
mer : pas de constructions commodes ; pas d’appareils capables de mouvoir et
d’enlever les choses qui pour ce faire exigent beaucoup de force ; pas de connaissance
de la face de la terre ; pas de computation du temps ; pas d’arts ; pas de lettres ; pas
de société ; et ce qui est le pire de tout, la crainte et le risque continuels d’une mort
violente ; la vie de l’homme est alors solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et

28
brève » (p. 124-125). Comme l’a relevé Leo Strauss, c’est donc la peur de la mort
violente qui est au cœur de la condition de l’homme à l’edn. Hobbes reconnaît que le
monde n’a jamais vécu dans cet état de guerre de tous contre tous dans son
ensemble ; mais de nombreuses sociétés sans Etat digne de ce nom sont encore
soumis à cette condition brutale, en particulier « lors d’une guerre civile » (p. 126).
Dans le même esprit, les relations internationales témoignent de cette anarchie où les
Etats se considèrent souvent comme ennemis les uns des autres. La ruse et la
violence sont alors les vertus cardinales.

Comment interpréter cette fiction anhistorique, qui ne peut qu’être illustrée


par des exemples empiriques issus des sociétés « sauvages » d’Amérique qui vivent
sans gouvernement et selon Hobbes de manière « quasi-animale » (p. 125) ? Pour
Hobbes, l’homme naturel n’est pas un sauvage solitaire, mais un être civilisé attaché à
son confort qui fait l’expérience mentale de l’enfer où il va être précipité s’il refuse de
payer le prix politique de la civilisation. L’edn est cette expérience de pensée que
l’individu conservera en mémoire tout au long de la société civile, et qui jouera un
rôle dissuasif : une forme de scène mythique primitive, qui hante l’esprit de l’homme
civilisé et inhibe son désir d’entrer en rébellion ou de se dérober à ses devoirs de
sujet. L’edn est à la fois ce dont il faut sortir et ce qui peut toujours revenir. Il sert
d’étalon ou de repoussoir à l’aune duquel juger des bienfaits de la société civile,
quand bien même celle-ci pourrait nous paraître dans l’immédiat contraignante ou
oppressive. D’un point de vue historique, au moment des guerres civiles, la question
pourrait être de savoir s’il faut voler au secours de la souveraineté monarchique
contre les parlementaires révoltés. Mais cette dimension contextuelle n’épuise pas le
sens de la fiction fondatrice : il s’agit plus profondément de fonder l’obligation
politique sur des bases si solides que nul ne pourra plus jamais la contester. C’est ce
qui conduira Kant, quoiqu’il critique Hobbes dans la seconde section de Théorie et
Pratique, à reconnaître la justesse de la théorie hobbesienne de l’edn dans la Critique
de la raison pure et dans une note de La religion dans les limites de la simple
raison : l’edn est bien un état d’injustice et de violence, tel que nous n’avons d’autre
choix que de l’abandonner pour rentrer dans un Etat de droit qui régit la coexistence
pacifique des libertés8.

8
Voir Kant et Hobbes. De la violence à la politique, L. Foisneau et D. Thouard éds., Paris, Vrin, 2005.

29
III. Droit naturel et loi naturelle

Venons-en à présent aux deux concepts majeurs introduits par Hobbes dans
son tableau de l’edn : droit naturel et loi naturelle. En effet, l’état de nature hobbesien
est pris dans un double mouvement : d’un côté, dans l'état de nature, tous les
hommes sont des automates qui disposent de leur puissance motrice sans avoir
besoin d’une puissance supérieure ; ils ont de ce fait un droit naturel sur toutes
choses ; de l’autre, la raison peut accéder à des lois naturelles conçues comme des
impératifs hypothétiques déduits de l’impératif inconditionnel d’auto-conservation
(Léviathan, chapitre XIV).

Concernant d’abord le droit naturel, Hobbes redéfinit un terme usuel :

« The right of nature, which writers commonly call Jus naturale, is the Liberty each
man has, to use his own power, as he will himself, for the preservation of his own
nature ; that is to say, of his own life ; and consequently, of doing anything, which in
his own judgment, and reason, he shall conceive to be the aptest means thereunto »
(189).

« Le droit de nature, que les écrivains appellent communément jus naturale, est la
liberté qu’a chaque homme d’user comme il le veut de son pouvoir propre, pour la
préservation de sa propre [own] nature, autrement dit sa propre [own] vie, et en
conséquence de faire tout ce qu’il considèrera, selon son jugement et sa raison propres
[own], comme le moyen le mieux adapté à cette fin » (p. 128).

Pour définir le droit de nature, Hobbes prend donc appui sur le concept de right pour
critiquer certains usages du latin jus, qui a un sens plus large et donc équivoque :
pour lui, le droit de nature n’est pas obligation mais liberté9. Chaque homme est libre
d’user de sa puissance « comme il le veut » en vue de sa conservation. Ainsi
entendue, la liberté qu’a un homme d’user de sa puissance est le premier élément de
la définition du droit de nature. Hobbes en ajoute un second qui n’est pas la condition
du premier : un homme n’est pas libre parce qu’il use de sa puissance pour se
préserver ; il est libre d’user comme il le veut de sa puissance, et cette liberté ne prend
le nom de droit que si la fin de cet usage est la préservation de soi. La liberté
inhérente au droit naturel réside dans le pouvoir de juger et de vouloir, par lequel

9
Voir J. Terrel, op. cit., pour tout ce qui suit.

30
nous sommes déterminés à agir en vue de préserver notre vie. Nous avons le droit,
c’est-à-dire la liberté de tout faire, sauf ce qui met en péril notre propre conservation.
A cet égard, le droit naturel est illimité (c’est un droit sur toutes choses, jus in omnia)
en ce sens qu’il se définit par la liberté dont chacun dispose, indépendamment de
toute considération du droit d’un autre homme : nous avons le droit de tout faire,
c’est-à-dire d’user de notre liberté sans restriction (ni à partir du droit d’autrui, ni à
partir d’une loi qui précéderait le droit), mais dans les limites de la rationalité,
autrement dit à condition de ne pas nuire à notre propre préservation.

Le droit naturel s’en trouve redéfini. Ni morale ni juridique, l’acception


nouvelle donnée par Hobbes au mot « droit » est provocatrice, et profondément
immorale : elle englobe le droit de blesser ou de tuer, ces actes étant jugés
« nécessaires » par une raison réduite à une faculté des moyens. Le privilège accordé
au désir de se préserver présent dans la définition du droit naturel traduit cette prise
de conscience élémentaire de la nécessité pour chacun de préserver ce qui lui est
propre (sa puissance, sa nature d’homme, sa vie, son jugement et sa raison).

Leo Strauss en tire des conclusions notables : la théorie de Hobbes rompt à ses
yeux avec « l’élitisme » ou l’aristocratisme des auteurs anciens. Le raisonnement est
le suivant : si tout le monde a par nature le droit de se conserver en vie, tout le monde
a droit aux moyens que requiert cette fin. Pour Hobbes, chacun (et non les sages, les
meilleurs) est par nature juge de la justesse des moyens mis en œuvre pour assurer sa
conservation. Mais si chacun est par nature juge des moyens adéquats à sa
conservation, n’importe quel moyen peut être regardé comme légitime : toute chose
devient juste par nature.

Les lois de nature et le problème de l’obligation

Venons-en à présent à la définition des lois de nature, qui occupent les


chapitres XIV et XV du Léviathan. Comme il l’a fait pour le droit de nature, Hobbes
commence par une définition :

A Law of nature (lex naturalis), is a precept, or a general rule, found out by reason, by
which a man is forbidden to do, that wich is destructive of his life, or takes away the
means of preserving the same ; and to omit, that, by which he thinks it may be best
preserved » (p. 189)

31
Une loi de nature [...] est un précepte, une règle générale découverte par la raison, par
laquelle il est interdit à un homme de faire ce qui détruit sa vie ou lui enlève les moyens
de la préserver, et d’omettre ce par quoi il pense qu’elle peut être le mieux préservée
(p. 128).

Il s’agit de souligner la différence voire le contraste entre lex et jus, que l’on risque de
méconnaître. Hobbes écarte ce risque de confusion en opposant la liberté et l’interdit.
La loi de nature est un théorème déduit par la raison de l’impératif de conservation ;
à ce titre, elle restreint la liberté de l’agent et s’avère contraire au droit de nature qui
est l’expression pleine et entière de cette liberté : « encore que ceux qui parlent de ce
sujet aient coutume de confondre jus et lex, droit et loi, on doit néanmoins les
distinguer, car le droit consiste dans la liberté de faire une chose ou de s’en abstenir,
alors que la loi vous détermine, et vous lie à l’un ou à l’autre ; de sorte que la loi et le
droit diffèrent exactement comme l’obligation et la liberté, qui ne sauraient coexister
sur un seul et même point » (128) ; « right consists in liberty to do, or to forbear;
whereas law determines and binds to one of them; so that law, and right, differ as
much as obligation and liberty; which in one and the same matter are inconsistent »
(p. 189).

Quel est dès lors le contenu des lois de nature ou des préceptes de la raison ?
Le point de départ est l’exercice du droit de nature dans une situation d’hostilité
générale. Dans ce contexte, le droit qu’a chacun d’user de sa puissance pour se
préserver devient le droit à tout, ce qui renforce l’hostilité : le droit de nature se
retourne contre lui-même et ne peut se satisfaire. Pour sauver le droit naturel, il faut
donc le dépasser en l’associant à la loi de nature fondamentale qui nous oblige à
rechercher la paix. Dans le De cive, Hobbes écrira pour cette première loi : « la
première et la fondamentale loi de nature est qu’il faut chercher la paix, si on peut
l’obtenir, et rechercher le secours de la guerre, si la paix est impossible à acquérir »
(chapitre 2, 2, p. 103). Et dans le Léviathan, la formule complète :

« And because the condition of man… is a condition of war of everyone against


everyone; in which case everyone is governed by his own reason; and there is nothing
he can make use of, that may not be a help unto him, in preserving his life against his
ennemies; it follows that in such a condition, everyman has a right to everything; even
to one anothers body. And therefore, as long as this natural right of everyman to every
thing endures, there can be no security to any man (….) And consequently it is a

32
precept, or general rule of reason, that every man ought to endeavour peace, as far as
he has hope of obtaining it; and when he cannot obtain it, that he may seek, and use, all
helps and advantages of war » (p. 189-90)

« Et parce que l’état de l’homme, comme il a été exposé dans le précédent chapitre, est
dans un état de guerre de chacun contre chacun, situation où chacun est gouverné par
sa propre raison, et qu’il n’existe rien, dans ce dont on a le pouvoir d’user, qui ne puisse
éventuellement vous aider à défendre votre vie contre vos ennemis : il s’ensuit que dans
cet état tous les hommes ont un droit sur toutes choses, et même les uns sur le corps
des autres. (…) En conséquence, c’est un précepte, une règle générale de la raison, que
tout homme doit s’efforcer à la paix, aussi longtemps qu’il a un espoir de l’obtenir ; et
quand il ne peut pas l’obtenir, qu’il lui est loisible de rechercher et de poursuivre la
guerre » (129).

C’est donc l’absence de sécurité individuelle et collective qui va susciter le désir de


limiter l’expression des droits de nature. Dans l’état de guerre, certaines passions
vont révéler à l’homme la nécessité de chercher la paix par tous les moyens : les
passions qui inclinent les hommes à la paix sont la crainte de la mort, le désir des
choses nécessaires à une vie agréable, l’espoir de les obtenir par leur industrie. Et la
raison suggère des clauses appropriées d’accord pacifique sur lesquelles on peut
amener les hommes à s’entendre (XIII-127).

Dans cet esprit, toutes les autres lois de nature (il y en aura vingt dans le
Léviathan) seront déduites de la première. Dans le De cive, la seconde loi qui dérive
de la loi « fondamentale » concernant la recherche de la paix est « qu’il faut garder les
conventions qu’on a faites, et tenir sa parole » (113). Dans le Léviathan, cette loi de
nature sera la troisième, précédée par le principe même du transfert de droit : « que
l’on consente, quand les autres y consentent aussi, à se dessaisir, dans toute la
mesure où l’on pensera que cela est nécessaire à la paix et à sa propre défense, du
droit qu’on a sur toutes chose ; et qu’on se contente d’autant de liberté à l’égard des
autres qu’on en concèderait aux autres à l’égard de soi-même » (129) ; « that a man
be willing, when others are so too, as farre-forth, as for peace, and defence of himself
he shall think it necessary, to lay down his right to all things; and be contented with
so much liberty against other men, as he would allow other men against himself »
(chap. XIV, p. 190).

33
Hobbes expliquera ensuite en quoi consiste le transfert de droit ou le fait de se
dessaisir d’un droit naturel, ce qui revient à ne pas user de sa liberté d’entraver le
droit naturel d’un autre : la réciprocité est ici parfaite. Transférer un droit n’est pas le
donner comme un objet matériel, mais ne pas exercer mon pouvoir d’empêcher
autrui d’user du sien. Une légère différence doit être relevée : renoncer à un droit
implique de s’en défaire sans souci du bénéficiaire, tandis que le transfert suppose
que l’on sache à qui l’on transfère son droit. Dans cette optique, Hobbes va
précisément définir le contrat comme un transfert mutuel de droit. De là découle
l’importance de la troisième loi de nature, énoncée au début du chapitre XV ; que les
hommes exécutent leurs contrats (that men perform their covenants made), sans
quoi les contrats resteraient de vains mots, et le droit de tous sur toutes choses
resterait, avec l’état de guerre.

Un mot encore sur cette troisième loi. Hobbes en fait la source et l’origine de
toute justice : avant les contrats, rien ne peut être dit juste ou injuste. Seuls les
contrats créent la justice, puisqu’il est désormais injuste de ne pas respecter ce que
l’on a volontairement promis, et juste de le faire. La justice est ainsi définie de
manière strictement positive ; et Hobbes précise d’emblée que la justice supposera le
pouvoir de la faire exécuter. Rien ne sert d’envisager une justice purement formelle,
qui resterait lettre morte ; les mots sans le sabre ne sont que palabres. A cet égard,
Hobbes prépare d’ores et déjà ici ce qui va suivre : avant que les mots de juste et
d’injuste puissent prendre sens, il faut qu’il existe un pouvoir coercitif qui oblige
également les hommes à accomplir leurs contrats. La justice sans la force est
impuissante, disait Pascal. Hobbes est plus radical encore : la justice sans la force
n’existe pas. Elle est une pure illusion, une fiction, car seul le pouvoir coercitif qui la
fait appliquer est l’autorité qui permettra de l’énoncer et de la déclarer.

Pourquoi les lois de nature, qui constituent pour Hobbes toute la science
morale, ne sont-elles pas des normes de justice au sens fort du terme ? Hobbes s’en
explique en introduisant une distinction cruciale, entre for interne et for externe.
L’obligation des lois de nature vaut dans l’edn in foro interno et non in foro externo :

« Les lois de nature obligent in foro interno, autrement dit elles vous lient à
désirer qu’elles prennent effet ; mais elles ne vous lient pas toujours in foro
externo, c’est-à-dire à les mettre en acte ».

34
A titre d’exemple, nous sommes toujours tenus de désirer la paix ; nous ne sommes
tenus de la mettre en œuvre que si elle est possible. Dès lors, toutes les autres lois de
nature qui sont dérivées de cette première (la gratitude, la complaisance, la facilité à
pardonner, la restriction de la vengeance, de la lutte contre les outrages ou des
manifestations de l’orgueil et de l’arrogance etc.) ne peuvent pas former une véritable
justice par nature. Toutes ces « vertus » ou dispositions liées à la paix civiles ne
seront effectives que dans le cadre de l’Etat institué. Au chapitre XXVI, Hobbes ira
jusqu’à dire que la loi de nature, dans toutes les Républiques du monde, est « une
partie de la loi civile » ou que « La loi civile et la loi naturelle ne sont pas des espèces
de lois différentes, mais des parties différentes de la loi : une partie de celle-ci, écrite,
est appelée loi civile ; l’autre, non écrite, est appelée loi naturelle » (285). Seul le
souverain législateur pourra mettre à exécution les conventions, en prévoyant les
sanctions en cas de transgression : les paroles sans le sabre ne sont que palabres…

Pour autant, la question de savoir si Hobbes est un pur positiviste juridique


reste controversée. Car la théorie hobbesienne des lois de nature fournit bien une
théorie normative, une théorie de l’obligation, même si l’obligation morale reste une
obligation prudentielle, hypothétique à ce titre : elle est toujours sous conditions de
réciprocité, sous condition que nous ne mettions pas par là même notre vie en
danger. Hobbes diffère ainsi de Grotius, car il ne croit pas en l’existence de la recta
ratio (pas plus qu’il ne croit dans l’interprétation des juges de Common law, qui
remplacent la nature par l’histoire) ; à ses yeux, les hommes sont en désaccords sur
l’interprétation. En conséquence, les lois naturelles ne sont pas des préceptes de la
droite raison (recta ratio), des commandements absolus : ne pas nuire à autrui, tenir
nos promesses, réparer les dommages causés. Ce sont plutôt des théorèmes déduits
de l’amour de soi, qui n’ont pas en eux-mêmes d’efficace pratique. A ce titre, Hobbes
ne considère pas que l’obligation morale suffise ou qu’elle puisse fonder l’obligation
politique. Comme l’a montré Julie Saada dans Hobbes et le sujet de droit (Paris,
CNRS, 2010),, pour Hobbes, l’obligation apparaît avec l’abandon ou la transmission
du droit naturel dans la troisième loi de nature. Seule la politique pourra rendre
effective la morale en faisant passer les lois de nature dans les lois civiles, et en
faisant en sorte que l’individu obéisse parce qu’il aura été préalablement obligé. Telle
est la raison pour laquelle une théorie du contrat et de la souveraineté est requise.

35
IV. La théorie de la souveraineté

Une fois cernée cette théorie de l’edn, du droit de nature et de la loi de nature,
il faut donc comprendre ce qui justifie la recomposition rationnelle du corps politique
à partir des éléments simples que sont les individus, atomes de volonté ou corps
désirant en mouvement. Il faut cerner le modèle hobbesien du dessaisissement du
droit naturel et la génération de la république.

En premier lieu, Hobbes fait confiance à une convention pour instituer


l’arbitre qui rendra toute les conventions valides. Comment est-ce possible ? La
convention originaire semble d’abord condamnée à l’invalidité. Toutes les
conventions sont en effet suspendues au risque que la troisième loi de nature (keep
your covenants) ne soit pas exécutée, en l’absence de garantie de réciprocité. C’est
notamment le risque énoncé par le Foole, que Hobbes introduit au chapitre XV du
Léviathan. Imaginons en effet un individu qui n’aurait pas peur des sanctions divines
– un athée – et qui dans les circonstances présentes ne craindrait pas non le pouvoir
souverain. Cet individu pourrait vouloir ne suivre que son intérêt étroit au cas par
cas, et rompre ses promesses ou ses contrats sans scrupules s’il espère en retirer un
bénéfice conséquent. L’objection de l’Insensé (the Foole) est la suivante :

L’Insensé a dit dans son cœur : il n’est point de justice. Il le dit parfois aussi de sa
bouche, alléguant sérieusement que, la conservation et la satisfaction de chacun étant
commise à ses seuls soins, il ne saurait y avoir de raison qui interdise à chacun de faire
ce qui, pense-t-il, favorise ces fins : en conséquence, passer des conventions ou ne pas
en passer, les respecter ou ne pas les respecter, rien de tout cela n’est contraire à la
raison, quand cela favorise l’intérêt de l’agent. Il ne conteste pas par là l’existence de
conventions, ni qu’elles soient parfois enfreintes et parfois observées ; ni qu’une telle
infraction aux conventions puisse être appelée injustice ; mais il soulève la question de
savoir si l’injustice, une fois écartée la crainte de Dieu (car le même insensé a dit en son
cœur qu’il n’y a pas de Dieu), n’est pas parfois compatible avec la raison qui dicte à
chaque homme son propre bien, en particulier quand cette injustice favorise votre
intérêt au point de vous placer dans une situation à ne pas tenir compte, non seulement
de la désapprobation et des insultes des autres hommes, mais aussi de leur pouvoir
(145).

36
Le personnage forgé par Hobbes est un objecteur libertin : le Foole considère
que le fait de ne pas tenir ses promesses, ses serments ou ses conventions n’est pas
irrationnel, là où la raison se mesure à l’aune de l’intérêt égoïste. Si l’on refuse l’idée
de sanctions divines, et que l’on ne craint pas non plus les sanctions physiques et
morales, l’injustice peut parfois paraître conforme à la raison qui nous ordonne de
calculer notre utilité au mieux. L’opportuniste ne nie pas l’utilité des contrats : il veut
seulement juger au cas par cas. Une fois récoltés ses bénéfices, il peut être tenté de ne
pas s’acquitter de sa part de marché.

Or Hobbes entend réfuter l’Insensé. L’Insensé est imprudent : il raisonne à


trop court terme et ne prend pas suffisamment en compte le contexte et les
conséquences de ses actes. En un mot, il ne mesure pas les inconvénients d’une perte
de réputation dans l’univers éminemment dangereux de l’état de nature et des
guerres civiles, où le parjure risque de devenir paria. En faisant fi de sa réputation de
fiabilité, l’Insensé s’apparente au fond à un vaniteux (vainglorious) qui se surestime
en pensant que son dessein est trop subtil pour être perçu10. Rivée sur le présent, sa
délibération ignore l’inhibition. Dans des conditions hostiles, il risque donc la mort.

Le jeu en vaut-il la chandelle ? En affirmant que les bonnes raisons de


souscrire à un contrat (l’utilité) peuvent être invoquées pour rompre son engagement,
le Foole n’a pas calculé tous les effets de sa défection. Cette occultation des
conséquences tient au contexte, qui n’est pas celui de la lutte d’individus isolés, mais
de l’affrontement entre bandes rivales. Dès lors, on conçoit l’ampleur du risque : celui
qui manque de loyauté perdra vraisemblablement la confiance du groupe et donc sa
protection ; le traître découvert se verra refuser toute occasion de coopération future,
toute protection, toute alliance. Au regard d’une conception probabiliste de la
rationalité, il n’a pas bien calculé les conséquences de ses actes. Car s’il y a bien risque
élevé d’être découvert, les résultats attendus du parjure changent totalement de
nature : au lieu de remporter les dividendes attendus, l’Insensé sera à coup sûr banni.
Aucune société, nous dit Hobbes, ne voudra désormais de lui.

Mais cela suffit-il à dissuader ceux qui voudraient échapper aux petites
« confédérations » de l’état de nature ? Ces petites tribus constituent-elles réellement

10 Ibid., p. 318-319.

37
des sociétés viables ? Hobbes ne le pense pas : le risque subsiste, en l’absence de
garantie de réciprocité. Tout contrat semble devoir être précaire dans le contexte
tendu de défiance généralisée. La seule solution est donc la suivante : non pas un
contrat de chacun avec chacun en faveur de l’autre et sous condition, mais un contrat
de chacun avec chacun… en faveur d’un tiers non-contractant. C’est ce qu’il nous faut
examiner à présent.

La théorie de la souveraineté : Se dessaisir ou autoriser ?

La théorie de la Souveraineté chez Hobbes est originale : ce n’est plus, comme


chez ses prédécesseurs, un contrat entre le peuple et le roi qui doit bien gouverner. Le
pacte hobbesien n’a rien à voir avec ce contrat de confiance : avec lui, chacun se
dessaisit de son droit naturel (la seule chose qu’il « possède »). En adoptant ce
dispositif, Hobbes rompt avec tous les penseurs qui ont usé de la notion de contrat
pour penser l’origine de la société civile : il refuse toute convention ou pacte de
soumission entre le souverain et ses sujets ; il défend le principe d’une souveraineté
absolue : le contrat sera inconditionnel ou ne sera pas.

Afin de comprendre l’avènement de la souveraineté, il faut en premier lieu


revenir à un problème classique chez les interprètes de Hobbes : celui de la
« séparation » entre philosophie de la nature et philosophie politique. Ce lieu est
celui des polémiques les plus fortes concernant l’exégèse de l’œuvre. Doit-on se
contenter de juxtaposer le monde des corps et sa physique d’une part, et de l’autre le
monde de la politique et du droit, qui est l’œuvre de la volonté (celui de la politique) ?
Ou faut-il affirmer l’existence d’une physique politique au sens fort chez Hobbes ?
Doit-on aller jusqu’à affirmer le dualisme ontologique ou faut-il retrouver les liens
théoriques qui permettent de concevoir le pacte comme une forme de produit des
désirs humains, eux-mêmes analysés à partir de la théorie de l’homme comme
théorie du corps (l’âme est un corps) ? L’opposition est nette : d’un côté, on soutient
que le matérialisme et le mécanisme hobbesien sont suffisants pour faire droit à une
théorie réductionniste du politique ; de l’autre, on affirme l’irréductibilité du
juridique et la nécessité d’un « saut » entre la physique et la politique. Peut-on sortir
de ce conflit d’interprétation, qui insiste soit sur la cohérence extrême de la pensée
hobbesienne (jusqu’à déduire la politique de la physique), l’autre sur l’hétérogénéité

38
des deux versants de l’œuvre (la philosophie naturelle d’une part, le droit et la
politique de l’autre) ?

Dans son ouvrage intitulé La décision métaphysique de Hobbes, Yves-Charles


Zarka plaide en ce sens (chap. 4 : « d’un monde à l’autre »). Il faut repartir de la
nature humaine, et de l’homme comme être de représentations, de désir et de
langage. La discontinuité entre réalité naturelle et réalité politique artificielle ne peut
être niée. Hobbes l’affirme dans le De cive, I, I, 9 : « Il y a deux parties principales de
la philosophie ; car à ceux qui recherchent les générations et les propriétés des corps
s’offrent, pour ainsi dire, deux genres suprêmes de corps, et très différents l’un de
l’autre : l’un, assemblé par la nature, est appelé naturel ; l’autre, constitué par la
volonté humaine, les conventions et les pactes des hommes, est nommé civitas. C’est
pourquoi en résultent, d’abord, deux parties de la philosophie : naturelle et civile ».

A ce titre, le corps politique n’est pas une autre forme du corps naturel, et le
frontispice du Léviathan ne doit pas être pris au pied de la lettre : l’artifice du corps
politique, écrit Hobbes, est bel et bien fictif, au sens où le corps politique est d’un
autre genre que le corps naturel et se trouve régi par d’autres principes que la
physique. Certes, l’introduction du Léviathan propose bien une analogie entre le
corps politique, produit de l’art humain, et le corps humain, produit de l’art divin.
Tous sont des automates, puisque la vie n’est que mouvement des membres ou des
parties du corps. Mais Hobbes joue ici avec une analogie très commune depuis la
scolastique : penser l’Etat comme corps artificiel n’a rien d’original en soi. La notion
de corps politique chez Hobbes renvoie à l’idée de « personne artificielle » ou
« morale » comme le diront Pufendorf ou Rousseau.

Pour autant, doit-on parler de « discontinuité » radicale entre monde de la


nature et monde produit de la volonté, et donc entre la science et la politique ? Cette
thèse, qui est celle de Leo Strauss, doit être discutée en profondeur. Car le langage qui
caractérise l’humanité est aussi porteur d’une fonction qui va avoir un rôle majeur en
politique : une fonction que nous nommons désormais performative. C’est grâce à ce
pouvoir performatif du langage que le désir va pouvoir s’exprimer et que la continuité
va pouvoir jouer entre la physique (du désir) et la politique. C’est donc la médiation
du langage qui va importer ici, lorsque nous étudierons la formulation précise des

39
pactes qui sont à l’origine de la souveraineté. La parole déployée sur le mode
conventionnel va pouvoir autoriser l’usage des concepts (comme celui de contrat) qui
pourront ancrer la réalité politique dans le désir lui-même – et assurer le lien, en ce
sens, entre la politique et l’anthropologie, et de là entre l’anthropologie et la théorie
des corps, selon le plan systématique adopté par Hobbes.

La théorie de la personne

Comment transformer une multiplicité d’hommes en conflit en une


communauté civile pacifique ? Fonder la communauté suppose d’instaurer une
personne civile unique dotée d’une volonté qui soit celle de tous et qui, selon la
formule du De cive, « puisse se servir des forces et des facultés de chacun pour
assurer la paix et la défense commune » (II, V, 9). Le problème politique se pose donc
comme un ensemble de conditions à réaliser. L’acte proto-fondateur doit remplir un
certain nombre de conditions :
1) être tel qu’il rende possible l’unification de la puissance et du droit
des personnes naturelles composant la multitude
2) rendre compte des droits et de la puissance attachée à la personne
civile
3) garantir sa propre validité.

Or la difficulté tient à ce qu’il est impossible à un homme de transférer


réellement sa force à un autre ; nos facultés naturelles ne peuvent réellement être
transférées, ce qui implique que transférer sa puissance ou sa force ne pourra être
que se dessaisir ou abandonner son droit de résister à celui à qui on le transfère. Ce
point délicat est à l’origine d’une évolution interne de la pensée hobbesienne. Dans
les œuvres antérieures au Léviathan en effet, la clause commune à la série des
conventions est le dessaisissement qui limite les droits naturels des contractants sans
donner réellement son droit au souverain. Or en 1651, le rapport entre l’essence de la
souveraineté et la volonté des contractants se renforce, grâce à la doctrine de
l’autorisation. Désormais, Hobbes va introduire ce concept qui permettra de
concevoir la clause par laquelle chacun s’approprie tous les actes effectués par le
souverain en sa qualité de représentant de la république.

40
En premier lieu, Hobbes utilise l’idée de dessaisissement du droit naturel (le
souverain n’a reçu aucun droit nouveau, les sujets ont seulement renoncé à lui
résister dans toute la mesure du possible). Or ce premier mouvement mécanique est
insuffisant : on ne voit pas par quel miracle le seul fait de limiter les droits naturels
produirait cette union ou cette personne dotée de droits positifs. Dans le Léviathan,
Hobbes va donc introduire un nouveau concept, absent des Elements of Law ou du
De cive ; il va invoquer la nécessité d’un nouvel argument juridique : un mécanisme
d’autorisation introduit au chap. 16.

Hobbes commence par distinguer deux formes de personnes, naturelles et


artificielles ; parmi les secondes, il introduit une nouvelle dichotomie : on peut
considérer que certaines personnes artificielles possèdent en effet les mots et les
actions de ceux qu’ils représentent (comme des acteurs sur scène incarnent leur
personnage et jouent leur rôle) ; « Les paroles et actions de certaines personnes
artificielles sont reconnues pour siennes par celui qu’elles représentent. La personne
est alors l’acteur : celui qui en reconnaît pour siennes les paroles et actions est
l’auteur, et en ce cas l’acteur agit en vertu de l’autorité qu’il a reçue » (163). « Of
Persons Artificiall, some have their words and actions owned by those whom they
represent. And then the Person is the Actor ; and he that ownes his words and
actions, is the author : In which case the Actor acts by authority » (p. 218).

C’est grâce à ce dispositif que Hobbes surmonte le problème originaire qui est
le sien : celui de l’effectivité de la convention originaire qui va fonder la validité de
toutes les autres. En effet, si seule la crainte permet que l’obligation in foro interno
s’applique de fait in foro externo, seule l’existence du souverain qui maintient les
sujets en respect rendra effective la troisième loi de nature. Tous les contrats
dépendent du contrat originaire, du pacte fondateur. Or grâce à la théorie du
représentant et du représenté, Hobbes va pouvoir introduire au chapitre XVII la
formule du pacte, qui permet l’union par la soumission. Ce qui importe ici est que le
passage de la multiplicité à l’unité est au cœur du dispositif contractuel. Le contrat est
le moyen de passer de la juxtaposition et de l’affrontement des volontés particulières
à l’avènement d’une volonté souveraine. C’est le moyen de passer de la multitude (qui
n’est qu’un agrégat) au peuple, véritable corps politique unifié. En effet, comme le

41
stipule encore le chapitre 16, c’est l’unité du représentant qui va créer l’unité du
représenté :

« A multitude of men, are made One person, when they are by one man or one person,
represented ; so that it be done with the consent of every one if the multitude in
particular. For it is the unity of the Representer, not the unity of the represented, that
makes the person One » (p. 220).
« Une multitude d’hommes devient une seule personne quand ces hommes sont
représentés par un seul homme ou une seule personne, de telle sorte que cela se fasse
avec le consentement de chaque individu singulier de cette multitude. Car c’est l’unité
de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne » (166).

En d’autres termes, l’unité du représentant crée l’unité du représenté et


permet d’unifier la multitude éparse (chacun étant doté de sa propre volonté, qui
entre en conflit avec celle des autres). Afin d’unifier les jugements discordants et les
désirs incompatibles, il n’y a donc aucune autre solution que le passage par l’unité du
représentant, qui incarne la pluralité et la diversité. Seule l’unité de cette personne
artificielle peut créer de l’un avec du multiple, et de la paix avec du conflit. Telle est la
solution juridique (et non simplement physique) imaginée par Hobbes à partir de la
fiction de l’acteur et de l’auteur : l’acteur reconnaît pour siennes les paroles et les
actions de l’auteur qu’il représente. Ainsi la théorie hobbesienne est-elle fondée sur
l’incarnation. Tous en un, non dans la personne du Christ par la transsubstantiation,
mais en vertu de la théorie (théâtrale) de la représentation : « Personnifier, c’est jouer
le rôle, ou assumer la représentation de soi-même ou d’autrui » (Lév., XVI, 162).

Tel est également le sens du frontispice célèbre du Léviathan, œuvre du


graveur Abraham Bosse qui propose une anamorphose. Monstre marin de la Bible, le
Léviathan est composé de nombreux individus (et non d’écailles) afin d’illustrer la
théorie hobbesienne du contrat social. Le corps du roi est composé d’une multitude
d’individus. Les individus dispersés de l’état de nature deviennent ainsi un corps
unique, et leur vie est personnifiée par le Prince auquel ils sont tous également
assujettis. Le verset en haut de la page l’illustre : tel Dieu, plus grande puissance
concevable, « Il n’y a pas de puissance sur terre à laquelle il (le Léviathan, le
souverain, l'Etat) puisse être comparé ».

42
De ce fait, l’absolutisme hobbesien signifie que le Gouvernement (prince ou
assemblée) qui personnifie l’Etat détient un pouvoir qui s’étend à tous les aspects de
la vie humaine : biens, titres d’honneur ou de noblesse, idées et même vie religieuse
des sujets. Les attributs inaliénables de la souveraineté une et indivisible s’étendent à
tous ces aspects. On remarque à ce propos que le souverain tient aussi l’attribut du
pouvoir spirituel : l’épée et la crosse sont les symboles du pouvoir absolu et intégral
détenu par le roi. Le frontispice exprime ainsi la nouvelle théorie des deux glaives ou
le « césaropapisme » (depuis Henri VIII en 1534, le monarque se déclare chef
spirituel de l’Angleterre par l’Act of Supremacy). Les images sous le glaive et sous la
crosse représentent les attributs du pouvoir temporel et spirituel : le château
symbolise le contrôle du territoire, l'Eglise, le contrôle du diocèse, la couronne
symbolise le pouvoir temporel, la mitre le pouvoir spirituel, les canons, les fourches,
les fusils le maintien de l’ordre, la foudre divine, le pouvoir de juger et de retrancher
les hérétiques. Le souverain a le monopole de la violence et son pouvoir s’exerce sur
les corps comme sur les consciences.

43
La génération de la République

Muni de cette théorie de la représentation, Hobbes va donc pouvoir passer à la


théorie de la souveraineté et de la République proprement dite (Of Commonwealth).
Le chapitre XVII est à cet égard décisif : Of the causes, generation, and definition of a
Commonwealth.

Suivons pas à pas ce chapitre XVII. Hobbes part du désir de conservation


comme point d’Archimède, et de la « misérable condition » qu’est l’état de guerre de
tous contre tous. Dans ce contexte où les droits naturels s’affrontent et se détruisent,
il n’existe aucun pouvoir visible pour maintenir les hommes en respect (there is no
visible power to keep them in awe, and tye them for fear of punishment to the
performance of their covenants, p. 223). Là où les lois de nature ne sont pas
appliquées, les passions naturelles sont laissées libres de s’exprimer : elles conduisent
les individus à la partialité, à l’orgueil, à la vengeance etc. Seule la crainte et même la
terreur (« terrour ») pourrait remédier à cet état de guerre, persistant malgré
l’existence des lois de nature, où chacun ne peut compter que sur ses propres forces,
et le peut donc de manière légitime, en respectant le cas échéant un code de l’honneur
(comme c’est souvent le cas dans les sociétés sans Etat). Autrement dit, le début du
chapitre XVII est consacré à l’échec des coalitions tribales, qui ne peuvent parvenir au
but recherché par tous et par chacun : la protection, la sûreté ; au lieu de s’aider, les
individus se font obstacle (« hinder one another », p. 225). Leurs forces ne se
composent pas mais s’opposent, et la violence l’emporte.

De plus, contrairement aux animaux sociaux comme les fourmis et les abeilles,
les hommes sont caractérisés par cinq traits qui les empêchent de former
spontanément une société viable, en l’absence d’un pouvoir commun institué de
manière artificielle :
1) contrairement aux animaux , les individus sont en compétition
constante pour les honneurs, et donc en rivalité, ce qui les conduit à
la haine et à l’envie, et donc à la guerre ;
2) le bien commun diffère chez eux du bien privé car les hommes ne
jouissent que de leur différence mutuelle, de ce qu’ils ont de
supérieur ou d’éminent en se comparant ;

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3) les hommes dotés de raison se croient tous aptes à gouverner et à
commander, à réformer et à innover, ce qui accroît les tendances à la
guerre civile ;
4) le langage articulé des hommes, contrairement là encore au langage
animal, permet le faux-semblant et la manipulation, ce qui trouble la
paix ;
5) les créatures rationnelles, à la différence des animaux irrationnels,
savent distinguer l’injure et le dommage et s’offensent plus
aisément ; en conséquence, l’accord entre animaux sociaux peut être
naturel, tandis que l’accord entre animaux rationnels ne peut être
qu’institué, d’où la nécessité d’un pouvoir commun pour tenir les
hommes en respect (keep them in awe) et diriger leurs actions vers
le bien commun (p. 227).

Ces cinq caractères définissent la condition humaine et rendent impossible le


fait que la multitude des individus se transforme spontanément, par l’harmonie des
intérêts, en collectif autorégulé. Hobbes le redira plus loin, en expliquant pourquoi
seul un pouvoir commun qui tient les hommes en respect par la crainte et inhibe leur
violence (sans la faire disparaître) peut tenir ensemble la société. Aucun lien social
préexistant ne peut le faire :

L’autre erreur de son premier argument [...] est de dire que les membres de toute
République dépendent l’un de l’autre comme ceux d’un corps naturel. Il est vrai qu’il y a
entre eux cohésion mutuelle : mais ils dépendent seulement du souverain, qui est l’âme
de la République ; en cas de défaillance de celui-ci la République se dissout dans la
guerre civile, toute espèce de cohésion entre un homme et un autre ayant disparu, faute
d’une dépendance commune à l’égard d’un souverain connu : exactement de la même
manière que les corps se dissolvent dans la terre, faute d’une âme pour les maintenir
unis (Lév., 42, p. 598).

Au chapitre XVII, Hobbes va donc concevoir le souverain comme cette « âme » qui
maintient la république unie et permet aux forces en présence de ne pas
s’entredétruire. C’est ici qu’intervient le texte crucial :

45
« La seule façon d’ériger un tel pouvoir commun, apte à défendre les gens de l’attaque
des étrangers, et des torts qu’ils pourraient se faire les uns aux autres, et ainsi à les
protéger de telle sorte que par leur industrie et par les productions de la terre, ils
puissent se nourrir et vivre satisfaits, c’est de confier tout leur pouvoir et toute leur
force à un seul homme, ou à une seule assemblée, qui puisse réduire toutes leurs
volontés, par la règle de la majorité, en une seule volonté. Cela revient à dire : désigner
un homme, ou une assemblée, pour assumer leur personnalité ; et que chacun s’avoue
et se reconnaisse comme l’auteur de tout ce qu’aura fait ou fait faire, quant aux choses
qui concernent la paix et la sécurité commune, celui qui a ainsi assumé leur
personnalité, que chacun par conséquent soumette sa volonté et son jugement à la
volonté et au jugement de cet homme ou de cette assemblée » (p. 177).

« The only way to erect such common power, as may be able to defend them from
invasion of forraigners, and the injuries of one another, and thereby to secure them in
such sort, as that by their own industry, and by the fruits of the earth, they may nourish
themselves and live contentedly, is to conferre all their power and strenght upon one
man, or upon one assembly of men, that may reduce all their wills, by plurality of
voices, unto one will : which is as much to say, to appoint one man, or assembly of men,
to beare their person ; and everyone to own, and ackowledge himself to be the author of
whatsoever he that bears their person, shall act, or cause to be acted, in those things
which concern the common peace and safety ; and therein to submit their wills,
everyone to his will, and their judgements, to his judgement » (p. 227).

Plusieurs remarques : on l’a dit, Hobbes insiste sur l’unicité de la solution au


problème géométrique ou physique qu’il a formulé. Comme dans un problème de
géométrie ou de mécanique, il existe une solution ou un moyen unique pour atteindre
la fin désirée de manière unanime (la sortie de l’état de guerre). En effet, le seul
moyen consiste à appointer un homme ou une assemblée (régie par la règle de la
majorité). On voit ainsi que Hobbes n’exclut pas la possibilité d’une république ou
d’un régime d’assemblée et qu’il ne jure pas exclusivement par la monarchie. Il
n’exclut pas que le représentant soit lui-même multiple (comme une assemblée
représentative) ; mais dans ce cas, écrit Hobbes, il faut présumer d’une règle qui
unifie la multitude assemblée : on présumera ainsi que la voix de la majorité est celle
de la totalité, car le nombre aussi est une puissance (p. 221).

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Deuxième remarque : le pacte social est nécessairement un pacte de
soumission ; il ne s’agit que de soumettre sa volonté (submit their wills). Pourquoi ?
Seule la soumission garantit autre chose qu’une concorde ou un consentement
éphémère : « This is more than Consent, or Concord ; it is a real unity of them all, in
one and the same Person » (227). « Cela va plus loin que le consensus, ou concorde :
il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne » (177).

Reste désormais la question essentielle : comment se réalise cette « union


réelle » ? Hobbes en donne la formule performative, la formule unique du pacte :

« it is a real unity of them all, in one and the same Person, made by covenant of every
man with every man, in such manner, as if every man should say to every man, I
authorise and give up my right of governing myself, to this man, or to this assembly of
men, on this condition, that thou give up thy right to him, and authorise all his actions
in like manner » (337).
« il s’agit d’une unité réelle de tous en une seule et même personne, unité réalisée par
une convention de chacun avec chacun passée de telle sorte que c’est comme si chacun
disait à chacun : j’autorise cet homme ou cette assemblée, et je lui abandonne mon
droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et
que tu autorises toutes ses actions de la même manière » (177).

Telle est la formule du contrat : non une donation inconditionnelle (ce serait
absurde), mais un contrat conditionnel, basé sur la réciprocité ; je cède à condition
que tu cèdes ; je cède mon droit naturel à me gouverner moi-même à condition que tu
en fasses autant, et nous le cédons conjointement à un tiers non contractant.
Pourquoi s’agit-il de céder son droit ? Parce qu’il n’existe aucune autre manière de le
transférer par contrat. Seule l’autorisation permet de céder ainsi à un tiers non
contractant, bénéficiaire du transfert de droits. Ainsi passe-t-on de la nature à la
politique : le droit naturel est une liberté de se gouverner soi-même en vue de sa
conservation, et ce droit naturel peut être cédé (dans une certaine mesure on le verra)
ou aliéné à un tiers qui sera alors représentant ou acteur jugeant et agissant au nom
de l’auteur qu’il représente. L’unité réelle de la multitude est réalisée pour former la
République ou le Commonwealth, qui est un Dieu mortel :

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« This done, the Multitude so united in one Person, is called a Commonwealth, in
latine Civitas. This is the generation of that great Leviathan, or rather (to speak more
reverently) of that mortall god, to which we owe under the immortal God, our peace
and defense » (p. 227).
« Cela fait, la multitude ainsi unie en une seule personne est appelée une République,
en latin Civitas. Telle est la génération de ce grand Léviathan, ou plutôt pour en parler
avec plus de révérence, de ce dieu mortel, auquel nous devons, sous le Dieu immortel,
notre paix et notre protection » (177-178).

En dernière instance, l’Etat sera bien ce dieu mortel qu’évoquait l’introduction


du Léviathan et que les hommes eux-mêmes ont créé. Il pourra (sous le Dieu
immortel, ajoute ironiquement Hobbes), s’acquitter de sa mission de protection qui
justifie l’obéissance des sujets. Le point crucial est que les hommes ont d’eux-mêmes
institué une autorité artificielle que la nature ne pouvait spontanément créer ; le tiers
institué au-dessus de la multitude et composé de sa force réunie est la plus grande
puissance que les hommes puissent concevoir et créer. Telle est l’essence du
Commonwealth, car Hobbes pour le moment n’a pas évoqué le concept de
souveraineté. La République ou l’Etat est cette personne qui représente par le pacte
d’autorisation la multitude de ceux qui ont ainsi consenti à ce dispositif d’auto-
aliénation sous condition que les autres en fassent de même. Le pacte n’a rien de
mystérieux : il n’est qu’un grand moment d’aliénation de chacun à un grand tiers
absent, qui bénéficie de tous ces transferts de droit et sera ipso facto, grâce à son
incomparable puissance, capable de faire respecter le droit, d’user de la force et des
ressources de tous en vue de leur paix et de leur commune défense. C’est ici
seulement que Hobbes introduit le concept de souveraineté : « and he that carries
this Person, is called Soveraign, and said to have soveraign power ; and everyone
besides, his subject » (p. 228). « Le dépositaire de cette personnalité est appelé
Souverain, et l’on dit qu’il possède le pouvoir souverain ; tout autre homme est son
sujet » (178).

Pourtant, il faut ajouter une restriction à ce pouvoir irrésistible et indivisible,


« absolu » : le dessaisissement n’est pas une aliénation totale de chacun avec tous ses
droits au souverain qui est ipso facto créé. Au fond, les obligations et devoirs des
sujets seront limitées par l’existence d’un noyau inaliénable du droit naturel de
chaque individu. Qu’est-ce qui ne peut être aliéné au souverain ? Non notre propriété,

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nos forces et nos ressources qui font bien l’objet d’une aliénation « totale », comme le
comprendra parfaitement Rousseau, mais ce qui est la raison ultime du fait que nous
ayons contracté : notre vie et notre intégrité corporelle. Ainsi Hobbes va-t-il jusqu’à
concevoir la résistance quand la vie et la liberté de mouvement sont en danger : « De
même qu’il est nécessaire pour tous les hommes qui recherchent la paix de se
dessaisir de certains droits de nature, c’est-à-dire de ne pas avoir la liberté de faire
tout ce qui leur plaît, de même il est nécessaire à la vie humaine d’en retenir certains,
celui de gouverner leurs propres corps, de jouir de l’air, de l’eau, du mouvement, du
libre passage d’un endroit à un autre, et de toutes les choses sans lesquelles un
homme ne peut pas vivre ou ne peut pas vivre bien ». On a le droit de déserter en
temps de guerre si l’on est d’un naturel craintif, de s’emparer d’aliments par violence
et par fraude au cours d’une famine, et le droit de résister est étendu à la famille au
cas où la famille et les proches sont menacés. De surcroît, il subsiste pour le
condamné à l’échafaud et pour les rebelles et les criminels qui réunissent leurs forces
pour se prêter assistance : « ils ne font que défendre leurs vies, ce que le coupable
peut faire aussi bien que l’innocent ». Cela n’est pas sans conséquence : en
commentant ce passage, l’évêque anglican Bramhall, l’adversaire de Hobbes dans la
querelle du libre-arbitre, parle du Léviathan comme du « catéchisme des rebelles »
(nous y reviendrons pour conclure).

La question des formes de gouvernement et la démocratie originaire

Il reste néanmoins une question en suspens. A qui devons-nous confier la


Souveraineté ? Quelle est la meilleure forme de gouvernement ? De l’avis de Hobbes,
la monarchie est le régime le plus commode, et le plus rationnel dans la mesure où le
souverain doit rationnellement vouloir le bien de ses sujets pour que son propre
pouvoir soit plus grand : « dans une monarchie, l’intérêt privé est le même que
l’intérêt public : la richesse, le pouvoir, l’honneur d’un monarque ne reposent que sur
la richesse, la force et la réputation de ses sujets ; aucun roi, en effet, ne peut être
riche, glorieux ou en sécurité, si ses sujets sont pauvres, exposés au mépris, trop
affaiblis par le besoin ou les dissensions pour soutenir une guerre contre leurs
ennemis » (195). Dans le sillage de ce principe, Hobbes énumère d’autres raisons :
relatives au secret maintenu, à la moindre inconstance, à l’absence de désaccord avec
soi-même. Les incommodités nécessaires de la monarchie (comme la possibilité de

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dépouiller certains sujets, y compris de tout ce qu’ils possèdent) ou encore les
problèmes de succession dynastique ne suffisent pas à disqualifier la monarchie qui
reste à tous égards meilleure, pour Hobbes, que le régime d’assemblée.

Mais on l’a vu, la question du meilleur gouvernement, au fond, passe au


second plan : le choix du régime semble devoir être laissé à l’appréciation des
créateurs de la société civile. A cet égard, comme le souligne Leo Strauss, la rupture
avec les Classiques est radicale : la philosophie politique hobbesienne abandonne la
question du meilleur régime ; elle s’efforce d’esquisser un ordre qui puisse prétendre
valoir universellement, indépendamment des circonstances. Elle ne se demande plus
quel est le meilleur ordre politique en situation, hic et nunc ; elle veut donner au
problème politique une solution universelle. C’est du point de vue administratif que
la monarchie est meilleure, non du point de vue de la souveraineté. Pour Hobbes, la
question de la forme du gouvernement (monarchie, aristocratie ou démocratie)
devient secondaire : « La différence entre ces trois espèces d’État ne réside pas dans
une différence de pouvoir, mais dans une différence de commodité ou d’aptitude à
procurer au peuple la paix et la sécurité » (Lév., XIX, p. 195). Ainsi, la prospérité ou
la misère des citoyens dans un État ne relève-t-elle en rien de la forme des
institutions, mais uniquement de l’obéissance des sujets : « la prospérité d’un peuple
gouverné par une assemblée aristocratique ou démocratique ne tient pas au système
aristocratique ou démocratique, mais à l’obéissance et à la concorde des sujets : et si
le peuple est florissant dans une monarchie, ce n’est pas parce qu’un seul homme a le
droit de le régir, mais parce que les gens lui obéissent » (XXX, 361). En général, nul
n’est besoin de débattre de la meilleure forme de gouvernement là où l’une d’entre
elles est établie : le mieux est de la maintenir pour éviter les désordres et les
séditions.

Autrement dit, tandis que chez les Classiques la théorie politique avait besoin
d’être relayée par la sagesse pratique de l’homme d’Etat, par sa prudence, le nouveau
type de théorie résout d’emblée le problème pratique : comme le relève Strauss, « on
n’a plus besoin d’art de gouverner qui soit distinct de la théorie politique ». C’est ce
que Strauss nomme « doctrinarisme » (DNH, p. 173). Hobbes serait donc
« doctrinaire » dans sa théorie de la souveraineté : à ses yeux, il est impossible de
distinguer entre bons et mauvais régimes, bonnes et mauvaises lois, au sens de lois

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justes ou injustes, puisque les lois ne sont que les commandements du législateur, ce
que le souverain dira être tel : ce n’est pas la vérité mais l’autorité qui fait la loi. Il
n’existe aucune norme transcendante, antérieure et supérieure au souverain, à
laquelle celui-ci devrait se conformer. Seul le souverain législateur est apte à dire le
juste et l’injuste, en même temps qu’il garantit le tien et le mien et qu’il définit le tort
ou l’’outrage. La loi, dans cette optique, n’est qu’un moyen qui permet aux hommes
de cesser de se heurter, d’inhiber leurs passions destructrices par une crainte
supérieure (celle de la sanction en cas de transgression).

En réalité, les réflexions sur les avantages et les inconvénients des divers
régimes s’adressent plutôt au souverain en place, lorsqu’il règle sa propre succession.
Au moment où la société civile est instituée, la situation est différente : pour être
valides, les conventions originaires doivent créer leurs propres conditions de validité.
Sur ce point, Hobbes a d’ailleurs évolué entre le Citoyen et le Léviathan. Au départ, il
affirmait que dans une situation d’égalité, seul le groupe des contractants est assez
fort pour être souverain, immédiatement capable de garantir le respect des
conventions (De cive, chap. 6, §2). Hobbes invoquait alors une démocratie
originaire : « ceux qui se sont assemblés pour ériger une cité sont une démocratie
presque par le fait même qu’ils se sont assemblés » (chap. 7, §5).

Cependant, cette idée de démocratie originaire a pour inconvénient de donner


prise aux penseurs, qui, à la manière de Grotius, distinguent la Souveraineté
originelle de la communauté et celle de l’instance ensuite désignée. Hobbes va donc
évoluer sur ce point : de 1640 à 1651, la nécessité de la démocratie originaire est
affirmée avec une force décroissante. En 1642, dans le De cive, Hobbes souligne que
cette démocratie nécessaire peut être réduite à l’instant qui sépare le consentement à
la règle majoritaire et la désignation d’un souverain durable, qui n’est pas
nécessairement le peuple. On parlera à peine de démocratie, puisque le peuple
n’existe que dans la durée. En 1651, la référence à la démocratie originaire peut de ce
fait être éliminée, même si subsiste la nécessité d’une force suffisante pour valider
immédiatement les conventions qui instituent un souverain.

51
Deux formes de souveraineté : acquisition et institution

Dans le Léviathan, Hobbes distingue deux formes de souveraineté : d’un côté


la souveraineté d’acquisition, lorsque le plus fort acquiert la Souveraineté grâce à sa
supériorité dans le cadre d’un rapport de forces, comme dans la conquête, et de
l’autre l’institution, lorsque la Souveraineté est créée par donation de droit. Au
chapitre 18, Hobbes évoque d’abord la souveraineté d’institution et les droits du
souverain dans ce cadre :

« A Commonwealth is said to be instituted, when a multitude of men do agree, and


Covenant, every one, with everyone, that to whatsoever man, or assembly of men, shall
be given by the major part, the right to present the person of them all, (that is to say, to
be their representative) ; every one, as well he that voted for it, as he who voted against
it, shall authorise all the actions and judgements, of that man, or assembly of men, in
the same manner, as if they were his own, to the end, to live peaceably amongst
themselves, and be protected against other men » (228-9).
« On dit qu’une République est instituée, lorsqu’un grand nombre d’hommes réalisent
un accord et passent une convention (chacun avec chacun), comme quoi, quels que
soient l’homme ou l’assemblée d’hommes auxquels la majorité d’entre eux aura donné
le droit de représenter leur personne à tous (c’est-à-dire d’être leur représentant) ;
chacun, aussi bien celui qui a voté pour que celui qui a voté contre, autorisera toutes les
actions et tous les jugements de cet homme ou de cette assemblée d’hommes, de la
même manière que si c’étaient les siens – cette convention étant destinée à leur
permettre de vivre paisiblement entre eux, et d’être protégés » (XVIII, 179).

Or le point crucial est le suivant : Hobbes n’opère pas de différence radicale


entre les deux formes de souveraineté, acquisition et institution. Au fond, les droits
du souverain sont les mêmes quelle que soit la manière dont il a acquis ou conquis
son pouvoir à l’origine. L’origine est en quelque sorte effacée : une fois le souverain
institué, on ne prendra plus en considération la manière, loyale ou rusée, pacifique ou
violente, dont il a acquis son pouvoir. Cela signifie par exemple que la République
Cromwellienne, née d’un régicide et d’une violente conquête du pouvoir par l’armée
des têtes rondes, est tout aussi légitime, une fois la république stabilisée et le devoir
de protection assuré, que la souveraineté issue d’une transmission héréditaire

52
dynastique. Cependant, ce n’est pas la victoire par les armes comme telle qui crée
l’obligation, comme si celle-ci pouvait advenir de facto comme lors d’une conquête :
pour Hobbes, seule l’autorisation ou le contrat dans sa dimension juridique peut
créer l’obligation. Cela signifie que pour Hobbes, le droit (right) ne se réduit pas à la
puissance (might) ; il faut une véritable médiation juridique pour instituer
l’obligation. L’autorité ne se réduit pas à la domination.

De ce consentement nécessaire ou forcé dérivent les droits et caractéristiques


universelles de la souveraineté : nul ne peut légitimement désobéir ou faire
dissidence car tous ont consenti à faire du souverain leur représentant ; inversement,
le souverain ne peut être réputé avoir rompu son contrat (comme chez les
monarchomaques), et en conséquence nul sujet ne peut être délivré de son devoir de
soumission. De même, aucun sujet ne peut juger l’action du souverain injuste, même
s’il était minoritaire au moment du choix du souverain ; car la règle de majorité
s’impose ; en aucun cas l’action du souverain ne peut être déclarée injuste, puisque le
mécanisme d’autorisation exclut que je ne reconnaisse pas comme miennes les
actions et jugements du souverain. Bien sûr, le tyrannicide est exclu et le souverain
est même seul juge des doctrines susceptibles d’être enseignées (notamment au sein
des universités) ; il peut légitimement censurer ce qui lui paraît dangereux pour la
paix et la concorde civile.

Cela conduit à parler d’une essence de la souveraineté, c’est-à-dire d’un


ensemble de droits inséparables et inaliénables qui lui sont nécessairement attachés,
quel que soit le régime : pouvoir doctrinal, pouvoir de déterminer la propriété de
chacun par la loi, de rendre justice, de décider de la paix et de la guerre, de nommer
les ministres, de récompenser et de punir, de fixer les lois de l’honneur qui
permettront de reconnaître le mérite de chacun. Indépendante de la volonté des
contractants, l’essence de la Souveraineté est aussi indépendante de la volonté du
souverain. Cependant, puisque l’autorité du souverain est par nature illimitée, la
véritable limite à un usage tyrannique de l’autorité n’est pas juridique ; elle tient
plutôt à sa puissance réelle qui est nécessairement limitée et qui dépend en dernier
ressort de l’attitude volontaire des sujets : ces derniers savent pourquoi ils ont
institué un souverain et ils se reconnaissent le droit de résister chaque fois que leur
sûreté ou leur liberté de mouvement est menacée.

53
V. De la liberté des sujets

La fin du chapitre 20 suggère que la science de la production de l’État doit être


prolongée par celle de sa perpétuation, qui engage la question de la liberté des sujets.
Or Hobbes, là encore, semble avoir évolué sur cette question. Nous suivrons ici à
nouveau l’exposition détaillée de Jean Terrel, Hobbes : Philosopher par temps de
crise, CNED, 2012. En 1640, la liberté des sujets est la première des commodités
dont les gouvernants doivent se soucier : elle doit être aussi grande que cela est
possible sans préjudice pour le bien public. En 1642, le bon gouvernant doit éviter
deux écueils également dangereux, l’absence totale de régulation légale des actions
et, à l’inverse, une régulation excessive qui bloquerait toute liberté d’agir et
d’entreprendre. En 1651, Hobbes met en valeur ce même impératif en dédicaçant son
livre à Francis Godolphin, membre du Parlement et royaliste. Entre les épées de ceux
qui combattent « d’un côté pour une trop grande liberté, et de l’autre pour une trop
grande autorité », il est difficile, écrit-il en pensant à la réception de son livre, « de
passer sans être blessé ». Ceux qui combattent pour une liberté excessive ne sont
sans doute pas tous les anciens rebelles parlementaires, mais plutôt les républicains
critiqués au chapitre 21 qui définissent mal les libertés des citoyens. Ceux qui
combattent pour trop d’autorité peuvent être, dans le contexte de 1651, les royalistes
et les évêques qui rêvent d’une restauration autoritaire ou les partisans du nouveau
régime qui militent pour une réforme puritaine des mœurs. Pour Hobbes, il semble
donc que bien gouverner soit laisser aux citoyens autant de liberté que possible au
regard des impératifs de protection et de conservation de l’Etat.

Dans ce contexte, comment comprendre la liberté des sujets ? Au chapitre 21


du Léviathan, Hobbes expose d’abord les définitions générales de la liberté des corps
en mouvement et des corps dont les mouvements sont volontaires. La liberté n’est
pas le privilège de l’humanité ou de la rationalité. L’obstacle extérieur est un corps
dont la force est suffisante pour empêcher le mouvement : les murs de la prison, le
vase qui contient l’eau, constituent de telles forces. Par extension, si le droit se définit
par la liberté corporelle de l’action, posséder un droit n’est autre chose que se trouver
dans une situation où aucun obstacle extérieur n’empêche le mouvement. C’est
l’absence de résistance, de barrage ou de blocage qui constitue la liberté naturelle des

54
corps.

Mais Hobbes en vient ensuite à la liberté propre aux sujets ou citoyens. Alors
que la liberté naturelle est l’absence d’obstacle extérieur aux mouvements volontaires
des hommes, la liberté des sujets ou citoyens est en relation avec les lois civiles. Ces
lois sont en effet les chaînes artificielles qu’ils « ont eux-mêmes attachées par des
conventions mutuelles, à un bout aux lèvres de cet homme ou assemblée auxquels ils
ont donné le pouvoir souverain et à l’autre bout à leurs propres oreilles » (223-224).

Or cette relation entre la liberté des sujets et les lois civiles comporte elle-même
deux aspects différents. En premier lieu, les sujets sont libres lorsque les lois civiles
sont silencieuses. En second lieu, il existe des choses qu’un sujet peut sans injustice
refuser de faire bien qu’elles soient commandées par le souverain. Il s’agit des droits
inaliénables. Il faudra donc expliquer pourquoi Hobbes privilégie ce second aspect en
parlant « de la vraie liberté d’un sujet ».

La liberté dans le silence des lois

Si on considère le premier aspect, il y a entre les lois civiles et la liberté une


relation de dépendance. La liberté prend place dans le silence des lois civiles, « et
donc une telle liberté est plus ou moins grande selon les lieux ou selon les époques »,
selon ce que les souverains jugeront convenir (232). Or Hobbes neutralise ainsi la
dimension proprement politique de la liberté : ce qui vaut du point de vue de la
souveraineté partout présente : « qu’une république soit monarchique ou populaire,
la liberté reste toujours la même » (227) au sens où elle dépend partout du silence des
lois. Afin de définir l’espace résiduel ainsi laissé part au sujet, Hobbes repart de la
liberté d’agir pour se préserver, limitée par les lois civiles promulguées par le
souverain. Les droits que le paragraphe 6 énumère – de vendre et d’acheter, de
contracter, de choisir sa résidence, son régime alimentaire, d’éduquer ses enfants
« and the like » (224) – sont alors ce qui reste de la liberté naturelle après la
soustraction opérée par les lois. Une telle interprétation est explicite dans le De Cive :
parce qu’il est impossible aux lois de « circonscrire » toutes les actions des citoyens
du fait de leur diversité,

55
il est nécessaire qu’il y ait presque une infinité de choses ni ordonnées ni interdites,
et que chacun puisse faire ou non selon sa décision. Pour ces choses, on dit que
chacun jouit de sa liberté, et c’est en ce sens que la liberté doit être comprise ici,
comme la partie du droit naturel que les lois civiles permettent et laissent aux
citoyens (II, 13, p. 15).

Dans cette optique, la liberté des sujets est sous l’entière dépendance du
législateur. Hobbes le souligne en rappelant que l’autorité souveraine est illimitée :
un sujet ne peut accuser le souverain de violer les lois civiles, car il s’est déclaré une
fois pour toutes auteur de tout ce que fait le souverain, même quand il viole sa
mission et la loi de nature. Suivent des exemples provocants, en particulier celui de
David envoyant Urie à la mort pour lui prendre son épouse : Urie est l’auteur de l’acte
dont il est la victime (227-229).

La liberté est donc naturelle et non politique au sens fort du terme. Hobbes
s’oppose frontalement ici à la conception républicaine de la liberté qui avait cours en
son siècle et qui héritait de l’Antiquité. Voir Q. Skinner, Hobbes et la conception
républicaine de la liberté, trad. S. Taussig, Paris, Albin Michel, 2009. La charge
contre Aristote et Cicéron relus par les républicains est extrêmement puissante :

Dans nos pays occidentaux, nous sommes accoutumés à recevoir nos opinions touchant
l’institution et les droits de républiques d’Aristote, de Cicéron et d’autres Grecs ou
Romains, qui, vivant sous des Etats populaires, ne déduisirent pas ces droits des
principes de la nature, mais les transcrivirent dans leurs ouvrages conformément à ce
qui se faisait dans leurs propres républiques, qui étaient populaires (…) A la lecture de
ces auteurs grecs et latins, les hommes ont pris l’habitude, dès l’enfance, sous des
dehors trompeurs de liberté, de favoriser les désordres, et de pousser la licence jusqu’à
censurer ensuite les censeurs eux-mêmes, moyennant une telle effusion de sang que je
crois pouvoir dire en toute vérité que rien ne fut payé plus cher que l’accès de nos pays
à la connaissance du grec et du latin » (267-268).

L’université où Aristote règne en maître est ainsi accusée de corrompre la


jeunesse de manière subversive, en inculquant une forme de « haine des rois » et
d’amour invétéré de la liberté mal conçue, et même parfois associée au tyrannicide
(chap. XXIX, p. 369). C’est dans ce contexte qu’apparaît la critique du républicanisme

56
italien ou de la nouvelle forme de républicanisme apparue en Angleterre à partir du
procès et de l’exécution de Charles Ier (224-226). Ainsi Hobbes ironise-t-il sur la
formule inscrite sur l’enceinte de Lucques, où est écrit le mot « Libertas ». A ses yeux,
le gouvernement populaire ne peut certes pas être dit plus libre que le gouvernement
monarchique : « Qu’une république soit monarchique ou populaire, la liberté y reste
la même ».

Mais Hobbes va plus loin encore : il théorise l’idée de droits inaliénables du


sujet. Certes, la liberté des sujets ne saurait être un prétexte à être exempté des lois
dans la mesure où « les lois sont sans pouvoir pour les protéger s’il n’est pas un glaive
entre les mains d’un homme (ou de plusieurs) pour faire exécuter ces lois » (224).
Mais Hobbes envisage bien ce qu’il nomme la « vraie liberté des sujets, c’est-à-dire
les choses qu’un sujet peut sans injustice refuser de faire, même si le souverain lui
ordonne de les faire ». Comme au chapitre XIV, Hobbes rappelle que les conventions
par lesquelles on s’engage à ne pas défendre son corps sont nulles. La liberté de
désobéir existe donc dans certaines circonstances précises, et le sujet n’est pas réduit
à être le simple jouet des désirs violents et capricieux du souverain.

Conclusion : Les difficultés de la théorie hobbesienne du contrat

1. La première difficulté tient à son concept de consentement, et à son rapport au


concept de volonté libre.

Mettre la volonté au fondement de l’obligation politique peut paraître risqué


dans le cadre du système hobbesien : en effet, Hobbes a préalablement redéfini la
volonté contre la scolastique, comme simple appétit. A ses yeux, la volonté n’est pas
une faculté, ce n’est pas non plus un désir rationnel. La volonté n’est que le résultat
de la délibération, le dernier mouvement qui va provoquer l’action. Si la délibération
est une alternance de désirs et d’aversions, ce qui l’emporte in fine dans la balance
suscite mécaniquement l’action. Il n’y a donc pas de liberté chez Hobbes au sens du
libre-arbitre : comme chez Spinoza, nous sommes parfaitement déterminés au sens
où toutes nos volontés ne sont que des volitions causées par des appétits ou des
affects.

57
Or la question ne manque pas de se poser dans le champ politique : comment
peut-on à la fois démystifier la volonté comme faculté et la placer au cœur de la
philosophie politique, en faisant du consentement la clé de voûte de l’édifice ? Voir
sur ce point Patrick Riley, « How Coherent is the Social Contract Tradition? »,
Journal of the History of Ideas 34: 4 (Oct.-Dec., 1973), p. 543-562.

Comment peut-on maintenir que la volonté « fait l’essence de tous les


contrats » (covenants), au moment même où l’on affirme que la volonté cause aussi
bien les mouvements physiques involontaires (comme cligner des yeux) que les
mouvements volontaires au sens fort (tuer le roi) ? Le matérialisme et le
nécessitarisme hobbesien semblent difficilement compatibles avec cette importance
décisive donnée au concept de volonté en politique. Or le constat est là : seules les
volontés peuvent contracter et composer l’Etat. Nul recours ici à un sens
métaphorique de la volonté ou du consentement : c’est bien le contrat en tant que
consentement des parties qui est au cœur du dispositif.

2. La seconde difficulté est également principielle : Est-il toujours plus


avantageux de sortir de l’edn pour se soumettre à un souverain absolu ? La question
du statut de l’autorisation se pose d’abord. Si abandonner ses droits au
souverain signifie renoncer à les exercer, peut-on ainsi assurer un souverain de
manière permanente ? En réalité, si la stabilité est assurée par l’intérêt égoïste, il y a
toujours un risque : certes, on peut penser que les sujets s’accorderont à penser qu’il
serait pernicieux de se rebeller et de destituer le monarque, non parce que cela
violerait une loi de nature intangible posée de manière déontologique, mais parce que
cela aurait des conséquences catastrophiques : la violence et la guerre civile. La raison
de l’obligation est donc prudentielle. Mais à ce compte, peut-on réellement fonder
l’obligation ? Ne peut-il y avoir des cas où le sujet ne voit plus d’intérêt à obéir ?

Pour bien saisir la difficulté, il faut prendre en compte la théorie du droit de


punir : pour Hobbes, le souverain aura le droit d’user comme il le souhaite de son
droit de punir. Cela conduit notamment Bramhall à s’étonner : « Who would not
desire to live in those Commonwealth, where the soveraign may lawfully kill a
thousand innocents every morning to his breakfast ? » Bramhall perçoit la difficulté :
comment des individus désireux avant tout de se conserver peuvent-ils créer un

58
maître absolu qui a le pouvoir de décider de la vie et de la mort ? Hobbes lui-même a
été troublé par cette question puisqu’il tente aux chapitre 21 et 28 d’expliquer
pourquoi les individus ne font rien de contraire à leur intérêt en créant de toutes
pièces un souverain absolu. Au chapitre 28, après avoir défini la peine comme un mal
infligé par l’autorité publique en raison d’une transgression de la loi, Hobbes souligne
qu’une question doit encore être résolue : d’où vient en effet le droit de punir si le
sujet veut avant tout se conserver ? Il reste que les sujets renoncent bien à leur droit à
toutes choses, en incluant le droit à déterminer qui doit être puni. Pour Hobbes,
mieux vaut prendre le risque car il est toujours plus dangereux de rester à l’edn :
« and though of so unlimited a power, men may fancy many evil consequences, yet
the consequences of the want of it, which is perpetual war of everyman against his
neighbour, are much worse » (Léviathan, XX).

Or cet argument est très discutable, comme le montrera l’objecteur anonyme à


la première édition du De cive, ou plus tard Locke, Rousseau et bien d’autres : il est
plus dangereux de s’en remettre à un souverain absolu que de rester à l’edn ; le risque
d’oppression est plus grave. Locke considère ainsi que les hommes ne croiraient pas
que les risques de l’edn seraient supérieurs à ceux de la société civile dans le cas d’une
monarchie absolue. C’était déjà l’objet d’une objection anonyme adressée au De cive,
concernant les extorsions et les violences dont peut se rendre aisément coupable le
souverain absolu dont les mains ne sont jamais liées – d’autant que ses actions ne
peuvent jamais être qualifiées d’injustes.

Que peut répondre Hobbes ? Seulement qu’il serait rationnel pour le souverain
de ne pas faire un mauvais usage de sa puissance. Le souverain doit régner de
manière conforme à l’intérêt du peuple dans son propre intérêt éclairé. Seul un
souverain faible a de faibles sujets : « the good of the soveraign and people cannot be
separated » (Lév., XXX). Malheureusement, Hobbes ne développe pas réellement cet
argument ; et Rousseau aura beau jeu de dire que le désir de gloire des souverains est
très souvent contraire au bien des peuples ; de même leur cupidité, qui peut entraîner
des spoliations. Au chapitre XI, Hobbes soutient que tous les hommes, y compris les
rois, ont un appétit insatiable pour le pouvoir : « And from hence it is, that kings,
whose power is greatest, turn their endeavors to the assuring it at home by laws, or
abroad by wars ; and when that is done, there succeeds a new desire ; in some, of

59
fame from new conquest ; in others, of ease and sensual pleasures ; in others of
admiration, or being flattered for excellence in some art, or other ability of the
mind ». Le caractère infini du désir de pouvoir semble jouer contre la thèse de la
rationalité qui conduit à assurer le bien de ses sujets ; le souverain pourrait gouverner
tyranniquement plutôt que de manière bienveillante : ce serait selon les termes de
Locke, un « lion dangereux ».

3) Le Léviathan comme catéchisme de la rébellion

En troisième lieu, nous évoquerons, aux antipodes, les critiques royalistes ou


conservatrices de Hobbes, qui dénoncent le « monstre de Malmesbury » : Clarendon,
Filmer et Bramhall convergent en relevant la faiblesse de l’argument hobbesien en
faveur de la souveraineté absolue.

Le souverain pour exercer sa fonction (tenir les hommes en respect) doit en


effet posséder un pouvoir de décision illimité, sans bornes, et il doit être une
personne morale ; or comment les individus peuvent-ils créer une telle personne ? Si
l’on en croit le mécanisme d’autorisation, les sujets ne pourront aliéner que la part
aliénable de leur droit naturel et non ce qui relève de la légitime défense. Or les
lecteurs conservateurs du Léviathan voient une vraie limite au pouvoir du souverain
dans ce droit de résister à ceux qui voudraient attenter à notre personne. Reprenons
en effet la formule de Hobbes : « Si le souverain ordonne à un homme (même
justement condamné) de se tuer, de se blesser ou de se mutiler ; ou bien de ne pas
résister à ceux qui l’attaquent ; ou bien de s’abstenir d’user de la nourriture, de l’air,
des médicaments ou de toute autre chose sans laquelle il ne peut vivre : cet homme a
néanmoins la liberté de désobéir » (230). Or Filmer voit bien que Hobbes fait ici du
sujet un juge : il juge si le souverain contribue ou non à sa protection et met en
danger sa survie (1652). Cela signifie que le souverain n’est pas la seule autorité dans
le Commonwealth et qu’il devrait composer avec des rébellions et des désobéissances
de certains de ses sujets s’ils estiment que ses lois mettent en péril leur vie.

Plus encore que Filmer, certains lecteurs vont jusqu’à voir chez Hobbes un
droit de résistance au sens fort. Ainsi des royalistes face au passage suivant du
chapitre 21 : « In case a great many men together have already resisted the soveraign

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power unjustly, or committed some capital crime, for which every one of them
expects death, whether have they not the liberty then to joyn together, and assist, and
defend one another ? Certainly they have : for they but defend their lives… » « Mais
au cas où déjà un grand nombre d’hommes ont ensemble injustement résisté au
pouvoir souverain, ou commis quelque crime capital pour lequel chacun d’entre eux
s’attend à être mis à mort, n’ont-ils pas la liberté, alors, de se réunir et de se prêter
l’un à l’autre défense et assistance ? Ils l’ont certainement : car ils ne font que
défendre leurs vies, ce que le coupable peut faire aussi bien que l’innocent » (232). A
la lecture de ce passage, Bramhall s’exclame : qu’est-ce qui distingue encore le
Léviathan d’un catéchisme de la rébellion ? Sans doute Hobbes veut-il dire qu’il est
prudent pour les rebelles, une fois qu’ils ont entamé leur action, de la poursuivre
jusqu’au bout ; cela relève de la prudence et de la légitime défense. Mais les
implications sont dangereuses pour le souverain. D’autant que ce qui irrite encore
plus les conservateurs est le fait que Hobbes ne limite pas le droit à la légitime
défense à la survie de l’intégrité corporelle. Au chapitre XXI, il use d’un concept
étendu de droit. L’individu peut se défendre contre tout ce qui pourrait conduire non
seulement à la mort mais aussi à toute blessure : interrogé par le souverain sur un
crime que l’on a commis, l’individu peut refuser d’avouer car nul ne peut être obligé
de s’accuser lui-même ; si l’on est en prison, on peut tenter de s’évader (234)…

4. La critique de l’Ecole de Francfort

Sans pouvoir développer cette critique, il importe de souligner que l’Ecole de


Francfort proposera également une critique originale de Hobbes, considéré comme
un penseur « libéral », « pessimiste », appartenant à l’ère de la philosophie
bourgeoise. D’après Horkheimer, la notion de « pacte social » ne sert qu’à
rationaliser une violence en elle-même irrationnelle et naturelle. La monopolisation
de la violence et de la vengeance par l’Etat absolutiste serait une forme nouvelle, et en
partie rationnelle, de la domination. Elle serait la caractéristique de la domination
bourgeoise, et non plus féodale ou « orientale ». Elle porterait donc en elle les traces
du « racket » comme archétype de la domination. Ce thème du « racket » apparaît
chez Horkheimer les « Notes et esquisses » non publiées de La dialectique de la

61
raison, rédigées entre 1939 et 194511. L’essence de l’Etat hobbesien serait à la fois
appropriative et punitive : « La punition est née de la vengeance, dit-on. La société se
charge de la cause des victimes. La justice est un monopole d’Etat précoce, administré
par les rackets qui fixent les règles »12.

Par là même, Horkheimer interprète le Léviathan d’après une grille de lecture


singulière 13 . A ses yeux, Hobbes serait, selon le lexique marxiste, un penseur
« bourgeois » : l’Etat absolutiste aurait été institué pour la défense des intérêts des
propriétaires. La protection est la fonction sociale des dominants qui justifie leur
position de domination face aux dominés, et qui permet la conservation de leur
monopole. Ainsi, la protection ne s’effectue-t-elle pas au bénéfice des dominés, pour
la conservation de leur vie, mais au profit des dominants, pour la sauvegarde de leurs
privilèges. La protection est seulement l’emploi d’un pouvoir coercitif qui peut se
retourner contre les sujets eux-mêmes. Ces derniers n’obéissent pas parce qu’ils sont
protégés par les dominants, agissant ainsi en vertu de leur droit naturel, mais parce
que ceux qui dominent détiennent le monopole de la violence.

En dernière instance, la théorie hobbesienne de la souveraineté absolue reste


donc tendue entre deux critiques : celle des partisans légitimistes de la royauté de
droit divin ou du modèle patriarcal ; celle des partisans du républicanisme, du
gouvernement modéré ou du marxisme, qui ne peuvent se satisfaire de sa volonté
d’assigner la critique de la tyrannie à une opinion parmi d’autres. C’est cette seconde
critique que nous allons désormais explorer, en suivant certains points forts de la
théorie de Locke.

11
Les « Notes et esquisses » n’ont pas été publiées ou ont été tronquées dans l’édition finale de La dialectique de
la raison. Elles sont parues dans le douzième volume des Gesammelte Schriften de Horkheimer et ont été
traduites par K. Genel et J. Christ dans Le laboratoire de la Dialectique de la raison. Voir la thèse à venir de
Anne Jean, « Hobbes au prisme de l’Ecole de Francfort », Université Bordeaux Montaigne.
12
M. Horkheimer, « A propos de la philosophie du droit », in K. Genel et J. Christ, Le laboratoire de la
Dialectique de la raison, op. cit, p. 167.
13
Cf. M. Horkheimer, sa Vorlesung de 1927 sur la philosophie moderne, Les débuts de la philosophie
bourgeoise de l’histoire, « Egoïsme et émancipation », « Raison et conservation de soi ».

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