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Essai sur la structure du Mélange

dans la pensée présocratique

Heraclite

Comme le dit J. Burnet dans Y Aurore de la Philosophie grecque 1, la


grande découverte à" Heraclite est que « la lutte des contraires » est en
réalité une« harmonie (xpjxovi'a) » ; une harmonie de l'Un et du multiple,
ainsi que nous le suggère Platon dans le Sophiste, en citant côte à côte
Heraclite et ce grand apologiste de la Mixtion que fut pour la pensée
anté-socratique Empédocle.
...« Certaines Muses d'Ionie et de Sicile ont réfléchi que le plus sûr est
d'entrelacer (cu^Xéxeiv) les deux thèses et de dire : l'être est à la fois un
et plusieurs, la haine comme l'amitié font sa cohésion (suvs/erai). Son
désaccord (Stasepójxevov) même est un éternel accord (<7up<pÉpsT<xi) : ainsi
disent, parmi ces Muses, les voix les plus soutenues » (ai duvrovampat twv
Moiktwv) 2.
Ce passage nous est extrêmement précieux à cause même de sa termi-
nologie.
Relevons tout d'abord le terme aufjiTrXÉxeiv. Ce terme suggère, pour
Platon, l'idée de mélange, ainsi que nous le montre le Politique 3.
Examinons à leur tour les termes otacpepófxevov et aufjicpéosToti. Ils figurent
dans les fragments 8 et 51 d'Heraclite. Le fr. 8 nous dit en effet que tò
avTÍEouv (Tüfxcpépov xai êx twv òiacpspávTwv xaXXí<TTY]v ipfjiovíav ; et le fr. 51, que
ou £uviaaiv óxtoç $tacpspó[xevov ewutco ojAoXoyes!. Ces termes expriment ici la loi

1. Cf. p. 160-161.
2. Soph., 242 d/e.
3. Polit., 278 b/c/d ; ibid., 308 c et suiv. M. A. Diès, dans la Définition de l'Etre et la
nature des Idées dans le Sophiste (p. 119) écrit : « Une pénétration plus intime est sup-
posée dans les formules... aufXTrXoxV) (259 e), fxetxxóv (254 d), jjlsí^cwç e/eiv (253 b),
{jieÉYvudOat (256 b), (tu(jl(íl6^i; (252 b). »

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N. Boüssoulas

fondamentale même du Réel antinomique d'après PÉphésien, ainsi que


nous le verrons par le détail plus tard. Relevons dans le second fragment
que nous venons de citer le terme ojxoXoy^i : il suggère nettement l'idée
d 'harmonie 1. Nous le retrouvons dans le fr. 50 (oùx ejxou àXXà toO Xo'you
àxouffûcvTaç ofAoXoyeTv ooyó èaxiv ëv irávxa eïvat) OÙ il comporte les plus pro-
fondes résonances métaphysiques : il résulte en effet de cette harmonie
invisible et inaudible 2 qui enveloppe l'univers du Logos et qui rappelle
la musique la plus haute, synonyme de la Philosophie même, d'après le
Phédon.
C'est cette harmonie justement qui instaure le aú^íovov (cf. fr. 10, Arist.
de mundo 5.396 87) si significatif en ce qui concerne le thème du Mélange
chez l'Éphésien : « La nature aussi aime les contraires et c'est avec eux
et non avec les semblables qu'elle produit l'harmonie. C'est ainsi, par
exemple, qu'elle unit le mâle à la femelle, mais non chaque être à son
semblable, et qu'elle réalise la concorde première par l'union des contrai-
res et non des semblables. L'art procède manifestement de même en imi-
tant la nature. La peinture mélange les couleurs blanches et les couleurs
noires, les couleurs jaunes et les couleurs rouges, et obtient ainsi la res-
semblance de l'image avec l'original. La musique combine les sons aigus
et les sons graves, les sons longs et les sons brefs en différentes voix pour
produire une harmonie unique 8. La grammaire 4 construit tout son art
en combinant les voyelles et les consonnes. »
D'après les termes même d'Heraclite :
ffuvá^tsc oXot xai oû^ ÔXa, ffuji/pcpó/xevov Siacpepófxevov, auvïSov SiaSov, xal ex
7rávTtt>v Ev xat ï' evo; -rcavra 6.
Remarquons les termes du passage que nous avons cité un peu plus
haut :
auv^yocye... òjAÓvoiav Bea twv evavtíwv «tuvt^ev... lyxepaafxevT]... á7reTéXecre dujcpc/j-
víoç... {xet^aaa... dbreTéXeaev ápfxovta... xpaaiv iroirjaotfievir)... auvecnjaaTO.
Tous ces termes appartiennent à l'univers de la mixtion ; quant aux
termes qui sont directement d'Heraclite, tels que aovarse... aovxoov etc.,
il est clair, par leur vibration, qu'ils appartiennent au même univers que
les précédents.
Nous retrouvons la même tonalité de pensée, en ce qui concerne la
structure du mélange, dans deux autres fragments. Dans le fr. 67 nous

1. Cf. Banquet, 187 b : ^ yap àppLoviot dufxcpoma £<m, cufxcpwvia 8è ójxoXoyta tiç.
Pour áoaÓT-reiv, cf. Rép., IV, 433 d : la musique unifie les intervalles. M. Diès (L'Être
et la Définition, p. 119) met en parallèle les ternies désignant l'idée de Mélange avec
les termes tels que : avapuoaxeî (Soph., 253 a) ; auvapaorrtiv (ibid.) ; su^ioveïv
(253 b).
2. Cf. fr. 54 : àouLOvir, dbavriç œavspv.ç xosittîov.
3 et 4. Cf. pour les mêmes problèmes, Sophiste, 253 a/b ; Banquet, 187 a ; Philèbe,
17 bed.
5. Cf. Philèbe, 16 c, 9/9, où il s'agit de la même question de rUn-inflni
illimité).

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Heraclite

apprenons que le dieu (ó osò;), qui est toute une série de couples de
contraires (tels que: jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, abondance
et disette) se transforme comme le feu qui, mélangé ((tj^uiiytj) d'aromates,
reçoit des noms divers, selon le goût de chacun.
Et dans le fr. 125, « le breuvage composé (xuxewv) se décompose (oV'stouou)
de même, s'il n'est pas remué (xivoú^evoç) a1. Nous obtenons dans ces frag-
ments (et tout particulièrement dans le dernier) une première intuition
du mélange héraclitéen : ce mélange, loin d'être immobile, comme ce
sera le cas pour la sphère parfaite de l'Être parménidien, nous apparaît
déjà par contre comme se trouvant en une sorte de mouvement perpé-
tuel ; comme s'accomplissant, en d'autres termes, dans une série alter-
native de montages et de démontages, de dénouements et de renouements
successifs. C'est justement ce mixte éternellement mobile, se déliant et
se recomposant sans cesse, qui constitue l'image même du flux univer-
sel, de l'Être héraclitéen.
Car qu' est-il d'autre, au fond, cet Être sinon le logos ou £uvóv2, c'est-à-
dire, justement d'après l'interprétation lumineuse de M. Heidegger (Ein-
führung in die Metaphysik) le rassemblement, le composé, le mélange ?
Or ce mixte qu'est le logos, ou £uv4v, sous ses autres appellations de cocpo'v
et çooveeiv, ou encore de àpe-c^ et ¿tAYJôsta 8¿ne fait que se rattacher, d'après
les etymologies significatives du Cratyle 4, de la façon la plus étroite au
mobilisme qui est au fond des choses.
D'après ce dialogue, en effet, <ro<pía « marque le contact avec le mouve-
ment », avec ce qui « commence à avancer rapidement », avec ce qui
« bondit » 6 ; quant à la 9póvr,<jt;, elle n'est autre que « l'intellection du
mouvement et de l'écoulement » 6. Et il en va de même pour ce qui
concerne les deux autres qualificatifs, ápeinq et àX^Oeta : àperrç indique

1. Cf. F. Nietzsche : Die Philosophie im tragischem Zeitalter der Griechen (p. 29)
qui nous dit que pour Heraclite, « die Welt selbst ist eine Mischkrug die beständig
umgerührt werden muss ». C'est là probablement la source du passage de teneur très
présocratique de Zarathoustra (Les sept sceaux, ou : le chant de l'Alpha et de l'Omega)
qui constitue, à notre sens, l'apologie nietzschéenne même du Mélange : ... « aus jenem
schäumender Würz-und Mischkruge in dem alle Dinge gut gemischt sind ».
2. Cf. fr. 1 : tou ös Xóyou sovroç... oc;úveTOt.
Fr. 2 : tou Xo'you $' âovTOÇ ;uvou.
Fr. 41 : sv tò aocpóv...
3. Fr. 108 : docpóv ¿art TrdtvTwv xeywpicrfjLévov.
Fr. 112 : aojcppoveîv ápsTYj (xeytdTt), xai aocptYj áXyjOea Xsy^v...
Fr. 113 : l-uvóv san irãat to '¿povseiv.
4. Etymologies faites dans un esprit incontestablement héraclitéen. Ainsi que nous
le dit M. L. Méridier dans sa notice du Cratyle, l'école d'Heraclite « était naturelle-
ment amenée à l'exégèse étymologique » (p. 16). Souvenons-nous en même temps que
ces etymologies ne vont pas sans une imagination et une ironie très platoniciennes.
5. Crat., 412 b.
6. Ibid., 411 d.

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Revue de Méta. - N° 3, 1955. 19

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« ce qui coule toujours » (aeì £éov) x et àX^Geia la course divine ou « mou-


vement divin de l'Être » 2.
Tous les termes qui font l'objet de ces etymologies ont trait, en
somme, au mouvement ontologique qui constitue la structure fondamen-
tale de la mixtion héraclitéenne. Or ce mouvement essentiel ne peut être
autre que le mouvement de pénétration, ainsi que nous le suggère le fr.
41 qui nous apprend que le aocpóv... exufiépvr^e 7iávia 8tà ttocvtwv.
Nous sommes ici dans une même ligne de pensée que celle des Stoïciens
dont la physique, accusant l'influence profonde d' Heraclite 8, aura maints
traits communs avec la philosophie du mélange. C'est ainsi que, d'après
la conception stoïcienne, la constitution des mixtes est due à une sorte
de pénétration totale (xpa<nç 81 o>tov, ota 7iávTO)v x^peTv xaô' #Xa) effectuée
grâce à la tension du logos ou feu spirituel 4.
De même chez l'Éphésien, le ao^óv ou Xóyoç, qui est appelé encore
justice (ôîxyj) 6, pénètre, en tant que causalité et limite suprême (instau-
ratrice de l'ensemble des mixtes), la totalité des choses.
Le témoignage du Cratyle* est à cet égard des plus significatifs. Platon,
parlant de ceux qui croient l'Univers en mouvement (tò 7iav elvit ev
sopeia) - et il fait là nette allusion à Heraclite 7 - nous dit que « ce
Tout est parcouru d'un bout à l'autre par un principe (otà 8è toutou Ttavroç
el vat ti S-.eÇióv) auquel tout ce qui naît doit la naissance. Ce principe,
d'après eux, est très prompt et très subtil (to^kttov touto xat Xcîuto'totov) ;
autrement il ne pourrait traverser tout le réel (íià toõ ovtoç levât iravxóç)
s'il n'était assez subtil (Xe^tÓTaTov) pour que rien ne pût l'arrêter, ni
assez prompt (tá/Krrov) pour qu'auprès de lui le reste fût comme immo-
bile » 8.
Et Platon d'ajouter que ce principe qui gouverne tout (e7mpo-7r£Úei) et
qui est cause de la génération universelle, est justement le Sixaiov qui
traverse (otaìóv) ; entité qui se rattache, de la façon la plus étroite, soit

l. ibid., 415 d.
2. Ibid., 421 b.
3. Cf. E. Bréhier : Chrysippe et l'Ancien Stoïcisme, p. I4i.
4. Cf. Alexandre d'Aphrodise : De Mixtione. Le ota est le terme stoïcien qui désigne
la pénétration (oíeicxi.,. 8ià TiávTcov).
5. Cf. fr. 23, 28, 66 (xûiveî-, 80, 94, 102.
6. Rappelons encore les réserves nécessaires qui sont d usage quand il s agit ües
etymologies du Cratyle. _

7 J. Burnet (Aur
8-xatov' de Sia-ió
une bonne part d
8. Cf. Cratyle, 4
Cratyle - où Soc
par la repartie qu
Soleil (eraiòàv b
n'est jamais Suvov
ttu)ç av tic XáOot)

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au soleil, soit au feu qui se trouve dans le soleil, soit à la chaleur qui se
trouve dans le feu, soit enfin à l'Esprit (voì>;) lui-même.
Il y a dans ce dernier passage du Cratyle une sorte de mouvement
ascendant, hiérarchiquement structuré, qui se traduit par la série : soleil,
feu, chaleur, Esprit, et qui constitue un pont entre Heraclite et
Anaxagore. Platon, qui a commencé par expliciter le Stxatov dans un
esprit héraclitéen, citera maintenant le vou; anaxagoréen ; le juste ne
serait, après tout, que le vouç du Clazoménien qui gouverne et ordonne
toute chose grâce au fait de traverser l'ensemble de l'Univers (xo<rp.eîv Ta
TrpáyfAãTa 8 là ttöcvtcüv íovtoc) *.
Or, le principe Síxaiov, ou vou;, comporte, comme autres noms, ceux du
xaXóv et du àyaOóv, ainsi que nous le suggère le fr. 102 : to> jasv ôeoî xaXà
irávTa xaì àyaôa xaì Btxaia...
Nous devons, par conséquent, présumer que xaXóv et àyaôóv doivent, à
leur tour, impliquer la vertu de pénétration. Or, c'est justement cela que
nous révèlent les etymologies du Cratyle qui font constamment ici allu-
sion aux doctrines héraclitéennes :
LViff^pov, qui est le contraire exact du xaXóv, nous est décrit par le
passage 416 b comme ce qui «entrave et arrête les êtres dans leur cours»
(xb... £[X7To3tÇov xat tcyrcv ty¡; po9¡c xa ovia) ; ou encore, comme ce qui « arrête
toujours le cours » (to> oYt Îœ^ovti tòv pouv).
Autrement dit/il est défini exactement comme V injustice, qui n'est que
¿|X7:oôt7(jLa tou StatovTO; (413 e) a.
Par conséquent, le xaXóv 3, qualificatif de la Siávoia et du voü; 4, sera ce
qui présente des caractères diamétralement opposés à celui du alcypóv :
à savoir ce qui n'empêche en rien la pov] des choses, le facteur positif à
la traversée universelle. Il en ira de même pour áyaòov. Le Cratyle (412 c)
nous dira à son propos qu'il désigne l'élément rapide (tò ôoóv)5, seule par-
tie admirable dans l'Univers des êtres en marche ; et loin d'être une
chaîne et un obstacle au mouvement (xtúXu^a cpopàç) [418 e], il est, par
contre, le parcourant (Siòv) [419 a], ce qui ordonne et qui va (tò 8taxo<j-
[jLouv xaì tòv) [419 a], ce qu'il y a de plus rapide dans l'Être (to^kitov ô'v tou

1. Crat.y 413 c. Ainsi que l'écrit J. Burnet : « II est très probable... que quelques
Héraclitéens essayèrent de fusionner le système d' Anaxagore avec le leur propre, exac-
tement comme Diogene d'Apollonie essaya de fusionner le sien avec celui d'Anaxi-
mène. » (Aurore, p. 163-164, n. 1.)
2, Cf. fr. 12 d'Ànaxagore : le vou; n'est mêlé à rien ; car autrement il serait empêché
parles choses mélangées à lui (xaì av IxióXuev aÙTÒv Ta ffuauLeuLetvixeva).
3. Notons le passage 413 b/c, où Socrate nous dit que lorsqu'il entend de quelqu'un
que le ¿t'xaiov est le soleil (ou feu pénétrant), il a l'impression d'avoir entendu quelque
chose de beau (¿ç xaXov ti áxinxoto;).
4. Cf. Crat., 416 b : le xaXóv semble qualifier la pensée (<îiavoiaç) ; or, Siávoia est
ici très près du vou; : vou; te xaì Siávota (416 c).
5. C'est par le ôoov, qu'est expliquée la nature divine : Crat., 397 d : ôeïv... áet
íóvTa... ôsovTa..., cf. ibid., 422 a.

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ûvto;) [417 c], ce qui « se mélange à toutes choses en les traversant »


(xepávvurai âç uávra oieçtóv) [417 b].
C'est justement ce principe pénétrant, feu spirituel, appelé vooç, ou
encore Bíxouov, xaXov, àyaOov, qui constitue la cause universelle de toute
mixtion l .
Le Cratyle nous dit explicitement que ce ol ou -rcavra xà ^lyvojAeva Y^ve^oai
(412 d)... Touro è erre to otxoc.ov xa: tò aiTiov (413 a).
Cette cause, sous sa forme de limite suprême, traverse l'illimité en y
apportant la mesure 2. C'est cette cause-limite qu'est la oíxr¡ qui a assi-
gné une limite éternelle au soleil, ne lui permettant pas de franchir ses
mesures : VjXtoç pp ouy &7cepfhfacTat f/ixpa" et 8è pi, 'Epivúe; (xiv A(xy]<;
eiríxoupoi l;eupviaou(Jiv 8.
Nous pouvons dire, en définitive, et pour résumer nos considérations
jusqu'ici, que le Un héraclitéen, à savoir le Logos ou Feu, nommé auss
vou;, otxY), £uvov, xaXo'v, àyaOóv, se présente chez l'Éphésien comme la cau-
salité instauratrice de toutes choses, l'entité qui est en même temps (et
pour parler le langage technique du Philèbe) la Cause, la limite, le mixte
et l'illimité.
Toutes les analyses que nous venons de faire tendent à montrer en
effet, que cet Être-Un est la Cause-limite qui pénètre; or, cette dernière
ne doit-elle pas être illimitée, si nous nous fions à la conception héracli-
téenne de l'identité des contraires ? *.
Mais cette Cause-limite infinie est simultanément le mixte : c'est ce
que désigne aussi bien le mot logos que le mot Çuvóv, qui nous suggèrent
une sorte de rassemblement, d'un état (Têtre-avec qui est très proche de
celui du mélange et du «¿eixtov.
Nous avons ainsi à faire, en dernière analyse, à un principe qui se
rassemble et se disperse, à un mixte un-infini6 qui présente tantôt toute
l'unité et la pureté absolue de la Cause et de la limite, et tantôt tout
l'émiettement de l'illimité.
Les termes héraclitéens qui décrivent le Logos (éWávTa du fr. 10) sont,
à cet égard infiniment significatifs. On peut les grouper en deux catégo-
ries, l'une ayant comme rubrique le rassemblement, l'autre le disper-
sement.

1. Dans le Philèbe, le vou; représente aussi bien la limite que la Cause.


2. Cf. Philèbe, 25 e : la limite... ffújj.[A6Tpa... xat au(xcp(ova £vG&ï<ra apiOpov OLizt^f anexan ;
ibid.. 26 b : ti osó;... voaov xat xa^iv uEpaç Ivovt' eôexo.
3. Fr. 94. De même dans le Timée, le Démiurge, causalité suprême, a allumé le
Soleil comme uixpov svaovéç (qui mesure le temps).
4. Fr. 8, 10, 32, 49 a, 51, 60, 62, 67, 88, 126.
Cf. IL Fraenkel : Dichtung und Philosophie des frühen Griechentums (p. 477) : « Es
ist die coincidentia oppositorum, der Zusammenfall der Gegensätze mit einander ».
5. Le vjvov est le commencement et la fin (ap^Tj-ircpac) sur la circonîerence aun
cercle (fr. 103), c'est-à-dire ce qui n'a au fond aucune limite, dans le sens de la flni-
tude. Cf. le livre de Cornford : Principium Sapientiae sur ¡'infinitude qu'implique la
forme circulaire, ou sphérique, chez les premiers Grecs.

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Heraclite

Termes de Rassemblement Termes de Dispersement


«TUjAcpepov (fr. 8) ávTt^GUv (8)
(jUfJKpepófAevov (10) Biacpepojxevov (10)
auvaàov (duvá^te;) (10) oiaSov (10)
(juváyei (91) ffxíÔvTjff'. (91)
7cpó(7£i(Jt (91) cíaceidi (91)
On peut mettre tous ces termes en parallèle avec
rencontre chez Empédocle, le grand apologiste du M
dernier aussi, le mixte universel tantôt se rassemble
l'Amour, et tantôt, sous celui, contraire, de la Haine, se
Termes de Rassemblement Termes de Dispersement
(Tuvép^exat (ffuvep^ójjievov) íi(xXXá£avTa
duviaráfiívov BtiffTradfJiEvov, Ôtéairarrat
a'Cyufjisvov StwpíÇov
<7UjA<púvToc íu<pu, StacpóovTo;
aúvoSoç á7róXei<j>i;
auvayayEÍv x£p[A<XTÍÇ£tv, ecyidfjievov
cúyxptotç á7uóxpt(Tt;, o'áxpiai;
|jlóvov sTvai ax 7cX£Ovwv (otecpu) TtXéov è"£ £vò; eiv
De même, chez Heraclite, le dieu (ó Oeó;) qui est ?u4Xe[jLo;-eípY¡v7),
sente comme un mixte infini qui, en tant que ttóXe^o;, se di
coïncide avec l'illimité, et, en tant que eIûTjVt, se rassemble et
pour ne constituer qu'un avec la pureté parfaite de la limite. Il c
danc ce deuxième cas, avec le vou; royal jupitérien, ainsi que l'Ép
nous le suggère sous une forme sibylline dans le fr. 32, qui nou
le cuï/ôv (qu'est l'Un) veut alors être appelé du nom de Zeus (Zr,vòç Õv
Il suffit, en effet, de se référer à Fétymologie que nous donne le
du nom de Zeus pour apprendre que Zeus est « issu de quelqu
intelligence » (Sravofa;). Car il est le fils de Kronos, dont le nom
netteté (xópov), « la pureté sans mélange de son esprit » (tò xaôap
xa), ax^parov too voù) 1.
C'est à ce moment que le logos héraclitéen peut être envisagé c
le vouç d'Anaxagore, à savoir comme un principe à^etxTov 2, sép
toutes choses (fr. 12 d'Anaxagore : [xóvo; aÚTÒç ítz' ewutou £<jtiv)
d'Heraclite : ... (rocpóv !<m ttivtwv xe^íoptajiévov (fr. 32 : (/.oOvov).
Le logos est alors dans un cas analogue à celui du vouç anax
précosmique et solitaire. L'Univers n'existe pas encore. Seule
plénitude absolue de la pureté du Logos et du Feu. C'est cet état
qu'Heraclite appelle dans le fr. 65 xo'poç 8, en l'opposant à y p7)<j|xcdúvri

1. Cf. Cratyle, 396 b.


2. Cf. fr. 12 d'Anaxagore : vouç... u.£u.£ixTai ouSevi /pr^aTi.
3. i/est-a-aire netteté, aapres le (jratyie, ayo b.

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(ou Xtjxóç du fr. 67) qui ne désigne, d'après l'explication d'Hippolyte (IX,
10), que la StaxoajATjat; * .
Or, xópoç, d'après la même explication, n'est que l'autre nom de
Fèx7WGo><xiç, l'acmé de la verticalité du Feu spirituel en tant que limite
accomplie. Autrement dit encore, avec cet aspect du Logos, nous sommes
devant le faîte même de la Hauteur, de l'óBò; áv<o 2.
Mais cette bòbe est la même que la bhbç xá™ (fr. 60) ; il y a identité
des contraires, la limite absolue recouvre l'illimité parfait.
Nous dirons, par conséquent, que c'est justement au moment de la
plus grande transcendance du vouç, quand ce dernier se trouve au som-
met de sa solitude (pour employer un mot empédocléen) que le Cosmos
(tout comme c'est le cas dans le système d' Anaxagore) apparaît tout d'un
coup. La limite - mixte accompli, coïncidant avec l'Unité même du
Logos - se transforme subitement, grâce à l'antinomie et la réversibi-
lité essentielle du système (loi fondamentale de la Causalité) en illimité,
en tout l'infini des êtres et des choses de l'Univers (fr. 10 : ... l' évo;
TToívxa).
Nous obtenons ainsi la òtaxo<r[A7]<xtç intégrale dans cette instance fou-
droyante qu'Heraclite appelle xepauvoç (fr. 64) et qui constitue probable-
ment l'origine de l'instant intemporel ou instantané (£;at<pvr)ç) platonicien 8.
Le fragment 30 nous dit, en effet, que le Cosmos s'allume et s'éteint 4,
autrement dit qu'il se fait et se défait. Or, comme d'un autre côté, le
Cosmos est, d'après le même fragment, àefÇwov, nous devons présumer
qu'il renaît intégralement (pour qu'il puisse être considéré comme le
Tout) à l'instant même où il vient de périr.
C'est ce que l'Éphésien exprime justement par le fragment 64 qui
nous dit que le xepauvóç régit toute chose (xà 8è rcavra otaxíÇet xepauvo;) 5
1. Cf. fr. 65 : ypT)dULO(TÚvy) 8¿ egtiv y¡ oiaxóo-ayjdiç xolt' aòróv.
2. Cf. Cratyle, 396 b/c : Zeus est fils d'Ouranos. « Or, la contemplation du Monde
supérieur est elle-même bien nommée oûpocvfa (céleste), puisqu'elle voit ce qui esten
haut (òsò5aa t¿ ¿va)) ; c'est cette contemplation... qui... produit la pureté de l'esprit
(tov xaÒocpòv vouv) et justifie le nom donné au Ciel » (oûpavû).
3. M. Jean Wahl (Étude sur le Parménide, lre édition, p. 170) voit dans le é^aicpvrjç
platonicien un souvenir de la foudre héraclitéenne.
4. Avec mesure ([¿érpa) [fr. 30] ; nous poumons dire que nous avons là le peTpiov
héraclitéen ; or le jaetciov est situé, selon Platon, sur le même niveau ontologique que
le xaiptov, moment où le Un s'ouvre pour constituer la constellation du TiavTsXàJç #v
qui enveloppe le Cosmos et le temps. Ce [xerpiov-xatpiov coïncide, en dernière analyse,
avec le xepxuvóç.
5. H. Fränkel (Dichtung und Philosophie des frühen griechentums, p. 494) écrit : t Zu
einer seltsamen Paradoxie verbinden sich hier die Gegensätze : der vernichtende Wetter-
strahl soll Steuermann, das ist : Weltlenker und Welterhalter, sein ; ähnlich wie der
ferntreffende Bogen Apolls Tod und Leben in einem ist (fg. 48). So dient auch der Prügel
des göttlichen Hirten als Werkzeug pfleglicher Erhaltung ». (Fg. 11 : Tcav... ep7ceròv
7c>71v71 véaerat). Fränkel rappelle le mythe de Phaëthon : la foudre lancée contre Phaëthon
préserve l'Univers de la destruction.
Le mot oiaxi'Çet se retrouve chez Platon, dans le mythe du Politique. Le démiurge y
est appelé xußepvTjTr^... TnqòaXttov oïaxoç, eçpeípoç tíív 7n)$aXta>v (272 e, 273 d /e).

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(cf. fr. 41: to cocpáv... exußepvTjde irávta...) [cf. Cratyle, 412, cde : l7nTpo7rsúet].
C'est dans cette instance foudroyante que le Cosmos naît tout entier
- et, avec le Cosmos, le tout de la Temporalité. Nous pouvons nous
référer ici au fragment 25 : fxopot ykç> jaeÇoveç néÇovaç poipaç ^ayyávou<Ti x.
Plus est grande la destruction de l'Univers, et plus totale est sa recréa-
tion dans l'infiniment petit de la temporalité (xspauvoç ou á;aícpvY)ç) 2 qui
s'avère être la source du xpávo? : Ie xepauvó; explose et, pour parler un
langage platonicien, l'e;aí(pvriç se transforme en xaipiov 3, instaurateur de
toutes les structures (les 7ravT<x du fr. 20), parmi lesquelles le temps. Le
Un, qui est le commencement et la fin sur le cercle (fr. 103), se rassemble
et se divise dans l'instant éternel du xepauvó;.
Or, la oiaxóc[X7|<Tiç, vue dans le temps, qui est un processus graduel,
comportera en correspondance une vection progressive.
Dans sa voie xáxw, le feu du Logos se transforme graduellement 4 aux
autres éléments constitutifs du Cosmos : il devient air et eau, et ce der-
nier devient à son tour terre 5.
Le mixte - limite parfaite du Logos - Feu, se dissociant de plus en
plus sous l'effet de la Guerre (TróXefxoç, ou Discorde: epiç) se métamorphose
en une sorte de dispersement complet où toutes les choses auxquelles il
s'est échangé 6 se trouvent séparées les unes des autres. Nous obtenons
alors l'espèce de mixte que les Stoïciens beaucoup plus tard, portés par
un esprit héraclitéen, appelleront le mélange-juxtaposition (7rapáôe<7iç), en
l'opposant au mélange infiniment touffu et confus (<júp.<p6ap<7tç) de l'unité
totale qui caractérise l'exTropaxi«; 7.
Nous sommes déjà au bout de la descente. Déjà la voie ávo> commence

1. Cf. aussi le fr. 62: àoavaTOt ôvï^to(, ôvrçxoï aôávaroi, Çcovteç tòv èxstvo>v Odtvarov,
TGV 0£ £X£IVIOV SÎOV Te0v£(OTEÇ.
2. D'après les Stoïciens aussi l'Univers se crée instantanément, d'une façon massive
et compacte áQpóojçi [cf. Dion Chrysostome, or. 38 § 51].
3. Chez Platon e^aícpvriç et xaiçiov correspondent aux sommets des deux voies royales
de la dialectique :î voie ascendante de la cúvo^tç ou au*<xyo)y7', voie descendante de la
division (ôtaipetv^. Avec le xatptov, le Un (du Parménide) sort de sa transcendance (de
Un-Un) pour devenir le TiavTfiXt. ; ov (de la 2e hypothèse) ; avec le £çaicpv7)ç, il sombre
de nouveau (simultanément avec le Cosmos et le temps qu'il enveloppe) dans le Un-Un
(dans lequel, d'après la lre hypothèse, ne peut exister aucune Idée, c'est-à-dire aucune
structure). Or chez Platon xocçtov et eÇatcp^riç coïncident avec le Bien (cf. échelle finale
des biens du Philèbe).
4. H. Fränkel {ouvrage cité) établit un schéma de proportion à trois termes entre la
terre, l'eau et le feu : « Eine dreistufige Ordnung, nach dem Schema der mittleren Pro-
portionale, fand Heraklit auch in den Elementarzuständen der Materie wieder, aus der
die Welt gebaut ist. Was wir Materie im festen, flüssigen und gasförmigen Zustand
nennen, heisst bei ihm Erde, Wasser und Feuer » (p. 490-491).
5. Cf.fr. 126 : 6ep{xov 'J/u/sxai. - « Les transformations du Feu sont, en tout premier
lieu, mer ; et la moitié de la mer est terre, la moitié prestère (vent tourbillonnant). »
(fr. 31).
6. Cf. fr. 90 : 7cupoç ts devra uo'ßT, rà rcavra... tfxuxjTcsp YOuaou ypy''iOLT<x....
7. Cf . Hippolyte, Réf., 1,3 (D 558)... xat t!ç irup ávaXuÓVjaeTuU co (x^eSov xaì ot Xtcdï-
xot (TuvTÍOsvtai òóyjxaTi exTrúpcoçtv TrpodSoxoívTCÇ.

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de nouveau. La terre devient de nouveau eau et Peau feu : <y*j> ôáXascra


oia/££Tai, xai fxeTpseTai ei; tov ocutov Xóyov, òxoTo; -rcpoTOev y4v r¡ Yeveaöat yy'
(tr.'31).
Sous l'effet de plus en plus poussé de la 6(jLo>oyia ou £?pv7¡ (principe
analogue à l'Amour empédocléen, et qui caractérise cette voie ascen-
dante) le dispersement se transmute de nouveau en rassemblement ; ce
qui était devant les yeux des mortels, le Cosmos ou «l'avancé», de nou-
veau « se retire » *.
La juxtaposition infinie devient une fois de plus le Un de la mixtion-
union absolue correspondant à la conflagration 2.
Avec l'évanouissement de la Guerre, l'Univers se détruit, les choses
périssent 3 dans l'èxTtupwctç, instant parfait du Logos-Feu.
La paix, ou Concorde (stp^vri), en nouant de plus en plus le mixte
qu'était le Cosmos, a fini par le plonger dans la compacité sans nom de
la Limite, moment de l'unité et de l'explosion. Nous assistons ainsi en
définitive au processus périodique du montage et du démontage d'un
JJ.ELXTOV qui décrit, en somme, la pulsation, le flux et le reflux de l'océan
de l'Essence.
En parcourant le cycle des métamorphoses du Logos, nous avons
obtenu les trois espèces de Mélange, que la Physique stoïcienne nous a
conservés sous les noms de mélange-confusion-destruction totale ( aúyupôap
atç), mélange intime et total (xpaatç 81 #Xojv), mélange-juxtaposition
(7iapá6£(7tç). Car, si le premier et le dernier correspondent à un cas limite,
à savoir à l'état où le Cosmos est sur le point de s'engloutir dans la
pureté toute puissante de l'Unité ou de la multiplicité absolue du Logos
(dieu dévorateur au sein duquel circulent, sous forme de flammes, les
êtres et les choses qu'il a instaurés), le mélange intermédiaire coïncide,
par contre, avec l'état normal de l'Univers : au moment où la limite est
encore en train de pénétrer, sous l'effet du principe androgyne de la
Cause-Justice, son autre aspect qu'est l'illimité.
Nous pourrions appeler ce mélange intime et total le seul vrai mixte *,
en réservant le nom de mixte-limite au premier et celui de mixte-illimité
au dernier.
Or, ce mixte, étant un intermédiaire, ne peut, par définition, surgir que

1. Cf. fr. 91 : t II se disperse et se rassemble ; il avance et se retire ».


2. D'après les Stoïciens, ce mélange-confusion totale est caractérisé par la destraction
des corps mêlés (cf. Alex. d'Aphr. : De mixtione).
3. Cf. fr. 53 : « Hoàeuoç est le père de toutes choses et le roi de toutes choses : de
quelques-uns il a fait des dieux, de quelques-uns des hommes, de quelques-uns de«
esclaves, de quelques-uns des hommes libres » (en d'autres termes, toute la série de
spécitités possibles existant dans le monde). Par conséquent, Homère avait tort de dire :
« Puisse la discorde s'éteindre entre les dieux et les hommes !» Il ne voyait pas qu'il
priait pour la destruction de l'Univers ; car si sa prière était exaucée, toutes choses péri-
raient.» ÍR. P. 34 d : D. V. 12 a. 22.)
4. Au point de vue de l'efficience cosmique.

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dans l'intervalle qui sépare le mixte -limite du mixte-illimité, autrement


dit, vu l'identité constante des contraires, dans un éternel présent.
En effet, c'est sans cesse que la limite s'échange en illimité et l'illimité
en limite. Le plateau qui descend et celui qui monte de la Balance-Jus-
tice se trouvent tout le temps en équilibre : le dieu-logos « se repose par
le changement » (fr. 84 a), tout comme le devenir empédocléen, s'avère
immobile, à force d'être incessant ; car c'est en tant que les êtres ne ces-
sent jamais de se transformer continuellement qu'ils existent toujours,
immuables dans le cercle 1.
C'est sans cesse, dans un vuv microscopique et foudroyant, que s'ac-
complit le renversement des structures : la conflagration de la limite
infinie se produit éternellement, le xepauvóç qui nourrit et gouverne l'Uni-
vers 2.

Nous dirons ainsi, avec PÉphésien 8, que le monde n'a été fait par
aucun des dieux, à aucun instant absolument, mais qu'il «a toujours été,
est et sera toujours un feu éternellement vivant», une étincelle suprême,
source de génération, « qui s'allume avec mesure et s'éteint avec mesure »
(fxÉTpa) dans l'instance intemporelle du xepauvoVecaicpvTjc. Car c'est là jus-
tement que se situe la ®ú<xiç qui « aime à se cacher » (fr. 123) ; c'est dans
l'infiniment petit et grand de l'instantané-éternité que le Cosmos éternel-
lement jeune, tel le logos de l'âme, s'accroît et décroît successivement 4.
Ainsi que nous le dit, en effet le Cratyle 414 a, la croissance de la jeunesse
(au;-/)) se rattache étroitement à la promptitude et la soudaineté (rayeîa
xat èçatiiViSia YlYV£^at) *•
Le logos-feu-justice, principe pénétrant qui instaure la nature du
Cosmos, est excessivement rapide (ta^tdTov). C'est cette rapidité illimitée
qui fait sa force,, sa vertu d'explosion. Le logos - ou ;uvov - rejoint
ainsi dans l'instantané du xepauv&ç sa fin et son commencement, son infi-
niment petit et son infiniment grand, immobile sur le cercle infini du
devenir.
C'est ainsi que la connaissance, correspondant à la structure la plus
profonde du Réel, c'est-à-dire du Logos, présente un caractère de sou-
daineté, qu'elle est xa/eîa xal ê£at<pvtoia, instantanée et immédiate, appar-

1. Cf. fr. 26 d'Empédocle.


2. Cf. fr. 64 d'Heraclite
3. Cf. fr. 30.

4. Cf. fr. 115 : ^u/rj«; Itti >óyo; éocutòv ccj;o;v. Cf. pour une idée analogue le fr. 110
d'Empédocle : II nous dit que les choses contemplées croissent d'elles-mêmes (aÙTàyap
auceiTauxa) dans le cœur (rfioç) de l'homme ; car toutes choses « ont de la sagesse et
une part à la pensée » (rcavra yàp tciôi çppovYjdtv s/eiv xcù vwaaxo; alaav). On pourrait
dire qu'il y a croissance de l'âme quand celle-ci se nourrit du Logos faocpov ou ©povsetv)
et décroissance quand, perdant son contact et sa participation au Feu du Logos, elle
devient humide et sans tension.
5. Cf. pour cette relation entre le è£atçpv7|ç et la au^criç : Banquet, 210 d : ^coardrfç
xat aù^Ôeiç ; ibid. (e) : èÇaícpv7)ç.

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tenant à l'ordre de l'intuition, et non pas à celui du discursif 1. Nous


comprenons de la sorte pourquoi la forme qu'emprunte l'expression de la
pensée héraclitéenne est celle des aphorismes, brève et compacte, d'allure
sibylline ; autrement dit immédiate, n'ayant rien à voir avec la progres-
sivité pénible de l'érudition. Cette forme d'expression est celle des oracles,
chère à Apollon, dieu qui excelle à l'art de la divination 2.
L'aphorisme qui sort des lèvres délirantes d'Heraclite est la parole-
foudre, l'instance foudroyante qui, dans son acuité irrésistible, perce le
temps ordinaire des mortels pour s'élancer prophétique vers les confins
de l'Avenir 3.
L'Éphésien parle, dans le eçaicpvYjç de l'éternité qui, telle le xspauvóç,
domine le /póvoç, parallèle au Cosmos.
N. Boussoulas.

1. Le fragment 40 nous prévient contre cette connaissance accumulative,


de l'érudition : 7roXufjia6ir] voov où òiSáo-xsí. Le vouç, ou ëv-Xovoç, se situe, e
un niveau absolument plus élevé que celui des connaissances partielles et « i
daines» qui relèvent de rtdTopiTj-TroXuaaOi^. (cf. H. Fränkel, ouvr. cité, p. 490
2. Cf. Crat., 405 c : xará... ty^v (juxvtixtiV xal tò áX^Oeç...
3. Cf. fr. 92... <pÔ£YYop.evY) ytXíoov exwv eçixveixat tyj (pcov^ õtà tov Oeov,

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