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TABLE DES MATIERES

I ntr o d uctio n 9
1. Le caractère de la philosophie présocratique 9
2. Problèmes liés aux fragments des Présocratiques 13
3. Problèmes liés à la philosophie de l’affectivité 19
4. Méthodes adoptées 21

I( ) –( ) 25
Introduction 25
Philolaos 28
Archytas 30
Démocrite 31
Conclusion analytique 37

II ( ) –( ) –( ) 39
Introduction 39
Chilôn de Lacédémone 47
Bro(n)tinos 48
Démocédès 48
Xénophanes 48
Héraclite 52
Epicharme 63
Parménide 69
Empédocle 78
Philolaos 91
Clidèmos 93
Leucippe 93
Démocrite 93
Gorgias 114
Antiphon 116
Critias 124
Conclusion analytique 127
256 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

III ( ) 133
Introduction 133
Héraclite 145
Parménide 160
Empédocle 165
Philolaos 167
Leucippe 174
Démocrite 175
Conclusion analytique 187

Co nclusio n 191
1. Synthèse historique 191
2. Hiérarchie d’affectivité 204
3. Phénomène de non–séparabilité
– liens affectivo–volitivo–réflexifs 209
4. L’aporie plus générale 217

B ib lio gr ap hie 225

I nd ex no minum 243

I nd ex lo co r um 249

T ab les d es matièr es 255


Int ro duct io n

a history of philosophy is impossible


John Burnet

1. Le caractère de la philosophie présocratique


Le point de départ pour la présente recherche était la curio-
sité de voir dans quelle mesure il est vrai que la philosophie dite
présocratique est, comme on l’entend habituellement, orientée sur
la . Certains fragments des philosophes dits philosophes de
la nature semblent n’y avoir presque aucun trait. Dans un nombre
des textes on aperçoit en revanche leur intérêt pour les questions
anthropologiques, y compris celles de l’affectivité. Une analyse
plus détaillée a montré qu’à partir du langage des Présocratiques
on décèle un vocabulaire des sentiments concrets jusqu’à pouvoir
identifier plusieurs groupes de sentiments, tels que joies, tris-
tesses, craintes, colères, dépressions, désirs, folies, soucis, hontes,
courages, haines et amitiés/amours. Mais ces résultats ne vont pas
être présentés ici1, le but de ce livre étant de discuter le sentiment
même, la notion ou la catégorie sentiment.
Pour ce qui est des Présocratiques, en les appelant les philo-
sophes de la nature – et certains spécialistes insistent sur le fait
que les Présocratiques s’intéressaient uniquement à la –,
1
J’envisage de leur consacrer une autre publication. En attendant, on peut
noter la parution récente de l’ouvrage de D. Konstan, The Emotions of the
Ancient Greeks ... qui traite des sentiments particuliers répartis en 11 groupes.
Comme le titre l’indique les Présocratiques n’y sont pas traités mais le livre est à
évoquer à cause de son explicite distinction qui importe ici: particular emotions
or the category of emotion itself (p. ix). La problématique de l’affectivité
comprend donc au moins ces deux perspectives distinctes: la première vise les
sentiments particuliers, la seconde se rapporte au terme sentiment, ainsi qu’aux
problèmes de l’affectivité comprise de façon générale, par exemple les modes du
sentiment et ses dynamismes. La même distinction se trouve également in: R. So-
rabji, Emotion and Peace of Mind ... , p. 1: This book is about emotion in ancient
philosophy, not about particular emotions, but about what emotion is in general
(...), mais les Présocratiques n’y sont pas examinés.
10 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

on nie leur intérêt pour l’anthropologie. S’il arrive d’autre part


qu’on leur reconnaisse cet intérêt, on le limite au domaine de la
raison seule1.
A la lumière de l’affectivité on étudie depuis vingt ans
environ les philosophes post–socratiques. De plus en plus de
travaux découvrent ce terrain jadis négligé2 et le plus de chances
eut Aristote dont les vues sur l’affectivité ont été analysées en
premier3. En ce qui concerne Platon, il y a des études plus
récentes4.
N’y aurait–il alors aucune étude sur l’affectivité avant
Platon5? Si. Apparemment il y en aurait trois. La plus récente – S.

1
B. Williams, Shame and Necessity, p. 28: (...) to think that the Greeks
had from the beginning a tendency to see character and emotional dispositions
in intellectual terms (...).
2
Pour la plupart il s’agit des travaux publiés en anglais et se rapportant à la
philosophie hellénistique. Cf. J. Annas, Hellenistic Philosophy of Mind (avec un
chapitre The Emotions, pp. 103–120, dans la partie consacrée aux Stoïciens et un
autre 9. Emotions and Feelings, pp. 189–199, dans la partie sur The Epicureans),
J. Annas, The Morality of Happiness (le premier auteur analysé est Aristote), J.
Brunschwig & M. C. Nussbaum (éd.), Passions & Perceptions ... , M. C. Nuss-
baum, The Therapy of Desire ... , J. Sihvola & T. Engberg–Pedersen (éd.), The
Emotions in Hellenistic Philosophy ou encore le livre déjà mentionné de R. So-
rabji, Emotion and Peace of Mind ... .
3
Toujours en anglais: W. W. Fortenbaugh, Aristotle on Emotion ... (Aris-
tote y est étudié pour sa théorie générale des sentiments), M. C. Nussbaum, The
fragility of goodness ... (Aristote mais aussi la tragédie et Platon), E. S. Belfiore,
Tragic Pleasures. Aristotle on Plot and Emotion (contenant comme 3e partie:
Pity and Fear avec, entre autres, le chapitre 6: Fear, Pity, and Shame in
Aristotle’s Philosophy et le chapitre 7: Tragic Emotion). On peut citer encore,
mais il s’agit d’un article, S. R. Leighton, Aristotle and the Emotions.
4
Limitées au terme thymos: L. Palumbo, Eros Phobos Epithymia. Sulla
natura dell’emozione in alcuni dialoghi di Platone, J. Frère, Ardeur et colère. Le
thumos platonicien. Cf. aussi les articles de R. Hursthouse, Plato on the
emotions et de H. Ioannidi, Contribution à l’étude de la doctrine platonicienne
du thymos.
5
O. Gigon, Les grands problèmes de la philosophie antique qui est un des
rares ouvrages avec une section séparée sur les émotions (IIIe partie, chap. X, pp.
301–312) ne mentionne pas les Présocratiques, excepté Gorgias (p. 302: Les
conséquences pratiques des émotions avaient déjà fait l’objet de discussions
chez les sophistes; c’est ce que nous prouve une page tirée d’un essai du
INTRODUCTION 11

Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy1 –


séduit pas son titre mais sa première partie (Emotions in Ancient
Philosophy) s’ouvre par 1. 1 Emotions and the Part of the Soul in
Plato’s Republic. Il n’en est pas autrement de J. M. Cooper,
Reason and emotion2 – le titre est fascinant mais c’est un recueil
d’articles où les Présocratiques n’apparaissent pas3. Le plus
ancien des trois est le livre de J. Frère, Les Grecs et le désir de
l’être4. C’est le seul qui traite de l’affectivité chez les Présocra-
tiques, même si l’auteur ne consacre aux Présocratiques que
quelques 80 pages de son livre (soit presque un cinquième5)6.
Frère exprime sa prise de position dès le début: Il serait
partiel et partial de ne voir dans la philosophie grecque qu’une
philosophie de la raison et de la loi.7 L’analyse psychologique et
métaphysique de l’affectivité débute avec plusieurs des Présocra-
tiques8. Frère se concentre aussi bien sur les termes généraux
comme thumos, phren, noos que sur les sentiments particuliers9.

sophiste Gorgias). De manière générale Gigon considère, p. 302: Les historiens


de la philosophie doivent trouver bien étonnant que ni Platon ni Aristote n’aient
prêté une particulière attention au problème des émotions. Quand ils y font
allusion, ce n’est guère qu’en passant. Mais avec l’époque hellénistique, la dis-
cussion sur ce point atteint brusquement, pour ainsi dire, son paroxysme.
1
S. Knuuttila, Emotions in Ancient and Medieval Philosophy.
2
J. M. Cooper, Reason and emotion ... .
3
La 1ère partie commence avec Socrates and Plato, ensuite on continue
avec Aristotle (2e partie) pour finir avec Hellenistic Philosophy (3e partie).
4
J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... .
5
Le fait est peu vu par C. Gill (dans son compte rendu) qui, même s’il dit,
p. 228: Plato and Aristotle, to whom the book is largely devoted, dans la suite de
son compte rendu ne parle pas du tout des Présocratiques. Toutefois il le ré-
sume, p. 228, ainsi: it is an important part of F.’s thesis that the Greek search
for being is not a purely rational activity but is also an emotional one (...).
6
Par ailleurs, le titre a été atténué par rapport à la thèse soutenue. Cf. J.
Frère, Les tendances et l’affectivité dans la philosophie grecque, des Présocra-
tiques à Aristote. Présocratiques est désormais remplacé par les Préplatoniciens
et la notion d’affectivité est supprimée.
7
J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 3. Cf. aussi p. 15: Pourtant
(...) les penseurs [préplatoniciens] font place à une saine affectivité.
8
J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 3.
9
Cf. par exemple les listes données à la p. 17, p. 82, p. 111 etc.
12 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Bien que dans l’Index rerum aucun des mots grecs ne soit traduit
comme sentiment, émotion, la préférence étant donnée à la
perspective volitive (tendance, désir, volonté), dans sa conclusion
Frère définit son livre comme une recherche sur les puissances
affectives de l’âme. Il y dit que: L’une des grandes découvertes
des pionniers de la philosophie en Grèce, c’est que la raison n’a
de sens que par rapport à ce qui, dans l’âme, est autre que la
raison. La raison se heurte aux tendances et aux sentiments (...).
Ce qu’il faut surtout souligner c’est que Frère insiste sur l’irré-
ductibilité radicale des phénomènes d’inclination et de désir au
phénomène de la connaissance réfléchie1. Il est dommage que
l’ouvrage de Frère soit souvent ignoré2.
Je me dois pourtant de signaler des études – et je me limite
aux monographies – traitant soit d’un groupe des sentiments, soit
d’un sentiment particulier, soit d’un lexème grec concret. On y
trouve des chapitres ou quelques développement consacrés aux
Présocratiques3. Enfin, on peut évoquer des articles ou des
chapitres de livres sur les sujets plus généraux, par exemple sur la
psychologie ou l’éthique anciennes4. C’est pourquoi il est curieux
1
J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 441. Cf. aussi p. 81: Les
premiers penseurs de la Grece sont aussi des penseurs de l’homme; et comment
penser l’homme sans discerner en lui l’importance des sentiments et du dyna-
misme des désirs? et p. 109: l’unité fondamentale du psychisme.
2
C’est par exemple le cas de Cooper, de Knuuttila et de Konstan.
3
Ce sont par exemple: C. E. von Erffa, Aidos und verwandte Begriffe in
ihrer Entwicklung von Homer bis Demokrit, C. de Heer, , ,
, , J.–C. Fraisse, Philia ... , J. C. B. Gosling & C. C. W. Taylor,
The Greeks on Pleasure, G. Casertano, Il piacere, l’amore e la morte ... , D. L.
Cairns, Aidōs ... , E. Smoes, Le courage chez les Grecs ... .
4
Cf. A.–E. Chaignet, Histoire de la psychologie ... (une de ses conclusions
concernant la période présocratique est la suivante, p. 134: Nous avons vu le rôle
et l’importance de la Psychologie dans l’histoire de la philosophie antérieure à
Socrate: elle est le fondement de tous les systèmes. Cependant l’ouvrage, même
s’il est disponible on–line, est rarement cité. En ce qui concerne J. Château, Les
grandes psychologies dans l’antiquité le premier auteur traité est Platon), E.
Rohde, Psyche ... , D. B. Claus, Toward the Soul ... , J. de Romilly, „Patience
mon cœur!” ... , S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... (trois des six
termes que j’analyse y sont examinés, pp. 26–35, pp. 47–52, pp. 67–69). Même
si ce n’est que de manière plus ou moins accessoire, l’affectivité dans la philo-
INTRODUCTION 13

de voir que certains spécialistes nient explicitement la réflexion


philosophique au sujet de l’affectivité avant Platon1 et que
d’autres sont hésitants à cet égard2.
En dehors de cet état de la recherche il existe une raison
supplémentaire pour entreprendre l’analyse des fragments des
Présocratiques à la lumière de l’affectivité. C’est la reprise de la
problématique de l’affectivité dans les sciences humaines3. Si les
auteurs retracent l’historique, non seulement ils ne mentionnent
pas les Présocratiques, mais ils ne parlent même pas de la
philosophie grecque ancienne.

2. Problèmes liés aux fragments des Présocratiques


Le fonds étudié se trouve, sauf quelques exceptions4, dans
un recueil de Hermann Diels et de Walter Kranz intitulé Die

sophie présocratiques est abordée dans ces ouvrages. Un dernier exemple: à la


Convention della Società Filosofica Italiana intitulé La Filosofia e le Emozioni,
tenue du 26–29 avril 2001 à Urbino, des six exposés relatifs à la philosophie
antique un concernait la philosophie pythagoricienne (G. Cornelli, Filosofia ed
emozioni nella tradizione pitagorica), un – la philosophie aristotélicienne (G.
Lombisani, Le emozioni dell’amicizia aristotelica) et trois – la philosophie de
Platon: L. Palumbo, Le emozioni e il pensiero nel Fedone di Platone, S. Roton-
daro, Le emozioni del riso in Platone et M. Sehdev, Sogno ed emozioni mella
filosofia platonica (un autre concerne le scepticisme: E. Spinelli, Il doppio fine
dello scettico: fra esercizio del logos e cedimento al pathos). Publiés in: La
filosofia e le emozioni ... .
1
Cf. S. Knuuttila & J. Sihvola, How the Philosophical Analysis of the
Emotions was Introduced, p. 1: The aim of this paper is to delineate the emer-
gence of the philosophical analysis of emotions in Plato and Aristotle. Our main
thesis is that certain philosophical questions pertaining to what might be called
occurrent emotions were first formulated in the works of Plato and Aristotle (...).
2
Par exemple R. C. Solomon, The Philosophy of Emotions, p. 3 évoque
même les Présocratiques parmi ceux qui s’intéressaient à la nature des émotions,
mais puis son historique débute avec Platon et Aristote. Cf. aussi R. C. Solomon,
Introduction, p. 3: Philosophers since Aristotle have explored it [emotion] (...).
3
On a affaire à une vraie mode, surtout en ce qui concerne l’intelligence
émotionnelle. Les noms des auteurs de ces best–sellers sont trop bien connus
pour qu’on soit obligé de les citer ici. D. M. Gross, The Secret History of
Emotion, p. 27 les appelle pop–psychologists.
4
Il s’agit des deux fragments d’Empédocle publiés in: A. Martin & O.
Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg.
14 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Fragmente der Vorsokratiker1. C’est uniquement pour cette


raison que j’adopte le terme Présocratiques (Vorsokratiker)
plutôt que Préplatoniciens (Vorplatonischen) qu’il serait, selon
Friedrich Nietzsche par exemple2, plus justifié d’utiliser.
L’édition de Diels – Kranz3 comprend les témoignages
(numérotation A), les mots exacts des auteurs présocratiques (ip-
sissima verba) (numérotation B) et les imitations (numérotation
C). Seuls les fragments propres (B) seront pris en considération
dans mon analyse. Cependant il ne faut pas oublier, ainsi qu’en
avertissent M. Canto–Sperber et L. Brisson, que: (...) ces textes –
et nous nous limiterons ici à parler des textes grecs – sont écrits
dans une langue pour laquelle plus aucune personne n’est dotée
d’une compétence linguistique réelle. Ce corpus ne consiste donc
jamais qu’en textes écrits dont la compréhension et l’interpréta-
tion dépendent exclusivement d’autres textes écrits. Pour
expliquer le sens d’un mot grec, on ne recourt pas à un locuteur,
mais à un dictionnaire et à des grammaires qui eux–mêmes n’ont
été conçus qu’à partir de textes écrits. Ensuite, ces textes sont des
artefacts, c’est–à–dire des écrits reconstitués, à des degrés
divers, par les éditeurs qui furent chargés de les établir et de les
transmettre.4 Mais cette situation ne fait–elle pas penser à un
cercle vicieux?
Bien entendu, elle se complique encore davantage dans un
cas comme celui des Présocratiques dont on ne dispose que des
fragments. A titre d’exemple j’évoque un des fragments d’Héra-
clite d’Ephèse. Le fragment DK 22 B 122 n’est qu’un mot:
. Que signifie–t–il? A Greek–English Lexicon de
1
La première édition de H. Diels, Die Fragmente der Vorsokratiker, est
paru en 1903. Les éditions à partir de la 5e en 1934 sont élaborées par W. Kranz
(l’édition de 1951 étant définitive).
2
Cf. F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, p. 84: Maintenant, il
me reste encore à expliquer en particulier pourquoi je forme un groupe de phi-
losophes “préplatoniciens” et non pas de philosophes “présocratiques”.
3
L’ouvrage est cité souvent comme DK.
4
M. Canto–Sperber & L. Brisson, Ce qu’il faut savoir avant d’aborder
l’étude de la pensée antique, p. 782. Pour cette raison, et d’autres encore, ces
textes ne peuvent jamais faire l’objet d’une lecture immédiate.
INTRODUCTION 15

Liddell – Scott – Jones explique: = -


. Il reprend donc la glose du lexique byzantin la Souda qui a
été la source de Diels – Kranz pour ce fragment. Pour donner
l’exemple d’un contexte pour ce mot A Greek–English Lexicon
renvoie au fragment d’Héraclite B 122 et il ne peut pas faire
autrement, pourrait–on expliquer, car le fragment d’Héraclite,
conservé par la glose de la Souda, est la seule occurrence connue
de ce mot.
On estime différemment la proportion de ce qui a survécu de
la littérature grecque par rapport à l’état initial mais tout le monde
reconnaît que la perte est immense. Comme cela ne concerne pas
tous les auteurs au même degré – par exemple l’œuvre de Platon
et Plotin nous est parvenue dans leur totalité – on pourrait dis-
tinguer trois niveaux de ce qu’on appelle fragment. Le premier,
assez heureux encore, est celui où l’on ne dispose pas de toute la
production d’un écrivain mais ce qui est conservé ce sont ses
ouvrages en entier. Le second degré, c’est lorsqu’on ne dispose
pas d’un ouvrage entier mais les phrases conservées sont intactes.
Enfin, le troisième cas de figure – justement assez courant, cer-
tains vont dire le plus fréquemment, le cas des Présocratiques –
est celui où l’on n’a que des fragments des phrases. Ces phrases
sont citées par un autre auteur moins soucieux de les citer pour la
postériorité que d’en faire son propre usage. Le laps de temps
entre le Présocratique cité et l’auteur qui le cite peut aller jusqu’à
plusieurs siècles.
Ainsi, Karl Jaspers a pu dire: Comme nous n’en avons que
des fragments, l’interprétation se laisse facilement aller à ajouter
des choses qui n’y sont pas. Tout ici est encore enigmatique.1
Mais, à part cela, il existe une seconde raison de la difficulté
d’analyser et de comprendre les Présocratiques. C’est l’ancien-
neté de la pensée présocratique et son caractère originaire. A ce
propos on lit: Les présocratiques possèdent ce charme unique qui

1
K. Jaspers, Introduction à la philosophie, p. 167. Cf. aussi F. Nietzsche,
La philosophie à l’époque tragique des Grecs, p. 18: A cause de cette perte,
nous les jugeons involontairement en fonction de critères erronés (...).
16 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

réside dans les «commencements». Il est exceptionnellement


difficile de les comprendre dans leur objectivité. Il faut pour cela
essayer de se débarrasser de toute la «culture philosophique»
qui nous voile l’immédiateté (...) Chez les présocratiques, une
pensée essaye de prendre forme (...)1. C’est pourquoi je pense
qu’il est prudent de distinguer de manière radicale deux types
d’interprétation: une interprétation forte et une interprétation
faible. La première c’est lorsqu’on affirme qu’il faut lire un x
chez un P comme un a. L’interprétation faible c’est de proposer
qu’on peut lire un x chez un P comme un a. Je me range à la
seconde interprétation.
Il convient également de dire un mot sur le statut des critères
d’analyse. Le contexte direct, donc le fragment même, constitue
le critère que l’on peut appeler interne. Mais comme les frag-
ments des Présocratiques sont pour la plupart très fragmentaires,
j’entends de longueur réduite – parfois seulement quelques mots,
rarement plus d’une ou de deux phrases2 – le commentateur qui
se fie au critère interne est exposé à de forts risques de surinter-
prétation. Il reste un autre fragment du même auteur. Ainsi on
dispose de critère externe. Mais il arrive que le mot analysé n’est

1
K. Jaspers, Introduction à la philosophie, p. 167. Je ne vais pas insister
sur un cas extrême, c’est–à–dire sur celui d’un philosophe qui déjà à l’époque où
son œuvre était encore entier a reçu le surnom d’Obscur ( ). Cf. T.
Zieliński, Historja kultury antycznej w zwięzłym wykładzie, t. 1, p. 133: [Héra-
clite] Ne voyant pas de possibilité d’exprimer sa profonde philosophie en langue
philosophique qui n’était pas encore élaborée il se sert partout d’abstraction, de
symboles et d’images (...) et A. Krokiewicz, Heraklit, p. 36: Héraclite appartient
aux philosophes–mystiques pensant à l’aide d’images et de symboles plutôt qu’à
l’aide de notions abstraites. De même W. K. C. Guthrie, A History of Greek
Philosophy, t. 1, p. 403 & p. 413: a man who had at least as much in him of the
prophet and poet as of the philosopher. (...) A second reason for obscurity will
appear in due course, namely that the content of his thought was itself a subtlety
exceeding that of his contemporaries, so that the language of his time was bound
to be inadequate. Symbol and paradox were sometimes his only resource. Il se
peut que les deux derniers éléments ne soient pas le trait d’Héraclite uniquement,
mais aussi d’autres Présocratiques, par exemple de Parménide ou d’Empédocle.
2
Les fragment plus longs comme DK 28 B 1, DK 44 B 16, DK 82 B 11,
DK 82 B 11a, DK 87 B 58 constituent la minorité.
INTRODUCTION 17

attesté dans aucun autre fragment du même auteur ou qu’il y


attesté mais il y est compris dans un autre sens.
De son côté le contexte dans lequel le fragment est cité ne
forme pas de critère. D’ordinaire, si la citation est commentée,
l’auteur qui cite la pensée et la commente l’utilise selon ses vues
personnelles. En réalité, il serait plus exacte de dire qu’on ne sait
pas si le contexte apporte le critère ou non1. Car comment savoir
si l’auteur de la citation comprend le mot, la phrase, le passage
conformément à l’esprit de l’auteur cité. Diels remarque: Par
exemple nous ne reconnaissons pas souvent le sens du mot vieil–
allemand “Mut”, de même Aristote et Eudème rapportaient le
propos d’Héraclite qu’ils ont retenu dans une forme raccourcie à
la colère, sans remarquer que par ! "# (c’est
également une expression archaïque) le sens plus large du
" , comprenant en lui $% " & , est indiqué. Dans sa
paraphrase d’Héraclite le Sophiste Antiphon comprend encore
correctement le mot " .2 Mais c’est une supposition plus
qu’une certitude de Diels et il y a des commentateurs qui vont
interpréter le mot, voire le propos d’Héraclite de la même
manière que l’a fait Aristote3.
Ainsi le problème du critère touche à la question d’hapax.
Celui–ci peut être compris à trois niveaux: hapax absolu (une
seule attestation dans toute la littérature telle qu’elle est conser-
vée), l’hapax au niveau de l’auteur et l’hapax au niveau du texte
(du fragment dans le cas des Présocratiques). Le premier, comme
on l’a vu pour , est le plus déconcertant. Mais en
est–il beaucoup mieux dans les deux autres cas? Chez le même
Héraclite on trouve le couple et . Peut–on, pour
expliquer le second mot, recourir aux autres Présocratiques étant

1
Et s’il l’apportait, ce serait un critère externe.
2
H. Diels, Aus den Vorreden zur ersten Auflage (1903) in: H. Diels & W.
Kranz, Die Fragmente ... , p. VI.
3
On pourrait plutôt croire que le contexte autour de la citation est un
critère – voire interne –, pour examiner ce contexte même. On pourrait aussi par-
ler d’un critère interne au niveau du passage, au niveau de l’auteur ou au niveau
de tous les passages présocratiques.
18 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

donné que le mot est un hapax chez Héraclite? Et pour ce


qui est du mot , peut–on être aidé par deux autres fragments
du même Héraclite dans lesquels le mot est attesté1? On
souhaiterait avoir plusieurs occurrences du même mot dans le
même fragment. Malheureusement, c’est rare. Pour les fragments
analysés cela n’arrive que quatre fois.
Un autre problème c’est l’état et le statut du fragment. Il se
trouve que les éditeurs changent la leçon donnée par les sources.
Ainsi dans le fragment d’Epicharme B 43 est la correction
de de la tradition manuscrite et dans le fragment de Dé-
mocrite B 262, inversement, ' des manuscrits a été remplacé
par . Qui plus est, l’explication d’une telle correction est la
plupart du temps laconique. Elle laisse supposer que la correction
est arbitraire (pour que le sens soit plus clair).
D’autres fois c’est l’authenticité du fragment qui est rejetée
ou mise en doute par certains. Lorsqu’il s’agit d’un fragment
important pour l’analyse de l’affectivité, alors que ces fragments
sont déjà peu nombreux, c’est considérable. Il semble que c’est le
cas de plusieurs fragments parmi les plus pertinents pour
l’analyse de l’affectivité. Souvent ce qui constitue un argument
puissant en faveur d’une opinion concernant l’affectivité est ainsi
rejeté comme ne pouvant être des Présocratiques justement parce
que l’admettre ce serait aller à l’encore de l’image qu’on se fait
de ces Présocratiques. La cause du rejet est cette même puissance
de l’argument dont j’envisage de me servir2.
Ce qui complique la compréhension d’un fragment ce sont
parfois les difficultés syntactiques – et dans le cas d’un court
passage il est délicat de trancher pour une ou autre solution – et
aussi l’usage de métaphores dans des contextes ayant trait à
l’affectivité3.

1
Comme on verra, la divergeance des traductions de ces deux mots dans ce
fragment est impressionnante.
2
Cf. DK 22 B 115, DK 44 B 16, DK 68 B 31, DK 68 B 146, DK 68 B 236.
3
Cet élément n’est pas exclusif aux Présocratiques. On peut rappeler le
propos quasi explicite par lequel D. Hume, A Treatise of Human Nature II, III,
III, p. 415 introduit sa fameuse image: We speak not strictly and philosophically
INTRODUCTION 19

when we talk of the combat of passion and of reason. Cf. aussi J. R. Searle,
Expression and meaning ... , p. 114: If the question is interpreted as meaning,
“Does every existing language provide us exact devices for expressing literally
whatever we wish to express in any given metaphor?” then the answer is ob-
viously no. It is often the case that we use metaphor precisely because there is
no literal expression that express exactly what we mean.
20 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES
INTRODUCTION 21
22 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES
INTRODUCTION 23
24 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES
Ò) hL:`H – (º
(Ò º) nDZ</nDX<gH
nDZ< nDX<gH – (Ò
Ò) <`@H/<@ØH
<`@H <@ØH

Introduction
Que montre donc l’analyse des fragments des Présocratiques
en vue des mots "ÇFh0F4H et BVh@H? Il s’avère qu’ils sont très
peu présents, en tout quatre fragments attestant le mot "ÇFh0F4H
(un d’eux est considéré par certains comme inauthentique et un
autre ne transmet que le titre d’une œuvre) et une seule occur-
rence pour le mot BVh@H1. Si on rappelle que leur répartition est
plus forte dans les témoignages (groupe A in DK), cela fait
supposer que ces deux mots n’étaient guère utilisés par les Pré-
socratiques et que leur carrière s’est faite grâce aux philosophes
qui leur furent postérieurs. Le fait révélé par les différents
dictionnaires, à savoir que l’"ÇFh0F4H et le BVh@H sont les mots
qui désignent sentiment ou émotion, ne correspond pas à la
perspective des Présocratiques. Cela montre aussi que la con-
sultation des dictionnaires n’a pas donné de résultat concluant et
que la réponse à la question quel(s) mot(s) correspond(ent) à
sentiment pourrait ne pas être la même en ce qui concerne les
philosophes post–socratiques et les Présocratiques. Ou bien faut–
il au contraire se fier aux dictionnaires et conclure que les Pré-
socratiques ne parlaient pas de sentiment et arrêter la recherche?
Il existe une autre solution, celle de se référer non à ce qui
suit mais à ce qui précède. Certains estiment qu’elle est même
plus pertinente2. Ainsi vais–je évoquer les mots utilisés dans les

1
Et encore! Kranz rappelle que nr.31 wollte Diels streichen, weil er in ihm
nach Lortzing nur Wiederholung des Hippokr. Briefes 23,2 (68 C 6) sah (...). J.
Pigeaud, La maladie de l’âme ... , p. 17 partage cet avis: Nous sommes d’accord
avec Diels pour trouver ce fragment douteux.
2
Cf. par ex. la position de G. Colli, La sapienza greca, t. 1 = t. 2 = t. 3, p.
9: Sarebbe peró un errore voler recuperare la sapienza greca attraverso quello
che ne ha detto la filosofia posteriore: riguardo a tali parole arcaiche, molte
40 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

épopées homériques. Le premier fait à constater est que nulle part


dans l’Iliade et dans l’Odyssée n’apparaissent l’"ÇFh0F4H et le
BVh@H1. Toutefois il serait absurde de nier qu’on y trouve des
descriptions des sentiments, que l’affectivité ait une importance et
que le mot sentiment y soit utilisé. Il est vrai qu’il s’agit des
œuvres poétiques dans lesquelles on n’a pas affaire à des catégo-
ries philosophiques explicites. Cependant dans l’Iliade et dans
l’Odyssée on rencontre les mots qui jouent un rôle important dans
la psychologie homérique et qui, le plus souvent, ont trait à
l’affectivité.
Les termes psychologiques les plus repandus chez Homère
dont le sens se lie en même temps à la notion de sentiment (resp.
émotion) sont, d’abord, hL:`H2, ensuite, nDZ<3 et <`@H4. Parmi
les autres les plus fréquents il faut citer: FJ−h@H5, J@D6, 6−D7
et 6"D*\"8. Chez les Présocratiques les plus employés sont les
trois premiers9.

opinioni ancor oggi autorevoli – ma del tutto fuorvianti – derivano dalle


falsificazioni aristoteliche di quel pensiero, magari riprese ed elaborate dalla
storiografia hegeliana. Per sfuggire al pericolo di accomodare quel pensiero
remotissimo agli schemi e ai problemi dell’ uomo moderno e contemporaneo, si
farà qui un tentativo inverso; anziché cercare appoggi in interpretazioni della
sapienza greca per opere di filosofi posteriori, si proverá a risalire alle spalle
della sapienza, a trovare che cosa ci fosse prima della sapienza, quale fosse il
suo fondo.
1
Il en est autrement pour la forme verbale du second.
2
436 fois dans l’Iliade et 322 dans l’Odyssée (E = 758).
3
178 fois dans l’Iliade et 159 dans l’Odyssée (E = 337).
4
48 fois dans l’Iliade et 54 dans l’Odyssée (E = 102).
5
138 fois dans l’Iliade et 53 dans l’Odyssée (E = 191).
6
48 fois dans l’Iliade et 46 dans l’Odyssée (E = 94).
7
47 fois dans l’Iliade et 40 dans l’Odyssée (E = 87).
8
33 fois dans l’Iliade et 26 dans l’Odyssée (E = 59). Enfin on note dans
l’Iliade et dans l’Odyssée BD"B\*gH (9 fois dans l’Iliade et 2 dans l’Odyssée) et
FB8V(P<" (3 fois dans l’Iliade et 6 dans l’Odyssée).
9
EJ−h@H = 3 (Parménide 28 B 6, 6 (cf. sous <`@H [n11]), Œnopide 41, 4
et Diogène d’Apollonie 64 B 6), J@D = 1 (Parménide 28 B 1, 29), 6−D = 0,
6"D*\" = 3 (Philolaos 44 B 13 (cf. sous "ÇFh0F4H & sous <`@H [a1 = n16]),
Diogène d’Apollonie 64 B 6 et Démocrite 68 B 195), BD"B\*gH = 5 (Empédocle
31 B 110, 1, 31 B 129, 2, 31 B 129, 4, 31 B 132, 1, Critias 88 B 6, 12 (cf. sous
1K9?E – MC/; – ;??E 41

Il importe toutefois de rappeler que l’on observe chez


Homère un flottement sémantique dans le sens où les trois mots
hL:`H – nDZ< – <`@H se recouvrent ou du moins s’accom-
pagnent et se complètent parfois1. On l’a d’ailleurs observé
depuis longtemps2. Pour T. Zieliński par exemple, les mots
6"D*\" – 6−D – J@D et nDX<gH signifient chez Homère deux
âmes corporelles et les mots hL:`H et <`@H – deux âmes incor-
porelles3. Zieliński a également indexé les sentiments particuliers
correspondant à ces termes4.
A titre d’illustration je cite dans le tableau ci–dessous le
choix des sens donnés à ces trois mots par les dictionnaires.

<`@H [n36]), FB8V(P<" = 1 (Empédocle 31 B 4, 3 (cf. sous 8`(@H [l12]).


1
D’une part 6"J nDX<" 6" 6"J hL:`< (I, 193 = XI, 411 = XVII, 106
= XVIII, 15 = 4, 120 = 5, 365 = 5, 424, IV, 163 = VI 447 = 15, 211, V, 671 = 4,
117 = 10, 151 = 24, 235, VIII, 169, XV, 163, XX, 264, 1, 294, 4, 813, 6, 118, 20,
10), d’autre part J`<*g <`@< 6"Â hL:Î< ¦<Â FJZhgFF4< §P@<JgH.» (IV, 309)
et •88r ª<" hL:Î< §P@<Jg <`å 6"Â ¦B\nD@<4 $@L8± (3, 128) contre (?) óH
¦nV:0<. Ô *r §Bg4J" <`@< FPXhg J`<*r ¦<Â hL:è, (14, 490).
2
La bibliographie relative est importante. Parmi les travaux récents cf. M.
Clarke, Flesh and Spirit ... , p. 60: hL:`H and its family (...) the mysterious
group of things which we have called ‘the hL:`H family’, notamment: hL:`H,
nDZ</nDX<gH, J@D, 6−D, 6D"*\0, BD"B\*gH, and <`@H (l’ordre est de
Clarke).
3
Cf. T. Zieliński, Gomerowskaja psychologija [= T. Zieliński, Homeric
Psychology [1922]]. L’article est le plus souvent ignoré, notamment par R. B.
Onians, Origins of the European Thought ... , O. Falsirol, Problemi Omerici ... ,
D. B. Claus, Toward the Soul ... , J. Bremmer, The Early Greek Concept of the
Soul, M. Clarke, Flesh and Spirit ... , C. Megino Rodríguez, El pensamiento de
Homero ... . Cf. R. Zaborowski, Tadeusz Zieliński and the Homeric Psychology.
4
Cf. l’opinion diamétralement opposée de D. J. Furley, The Early History
of the Concept of Soul, p. 4: (...) if originally ‘kardia’ and ‘phrenes’, ‘thymos’
and ‘psyche’, and ‘noos’ belonged to three different categories, as I have
suggested, the original distinctions, which were already blurred in Homer, soon
practically disappeared.
42 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

hL:`H
LSJ Soul, spirit as the principle of life, feeling and thought, esp. of
strong feeling and passion (...) II. soul as shown by the feelings and
passions (...) 1. desire or inclination (...) 2. mind, temper, will (...)
3. spirit, courage (...) 4. the seat of anger (...) anger, wrath (...) 5.
the heart as the seat of the emotions, esp. joy or grief (...) of love
(...)
Węclewski właśc. to co ruch i Ŝycie sprawia w człowieku, ztąd serce, dusza (...)
2) serce jako siedlisko uczucia wszelakiego rodzaju zwł. gwałtow-
nej namiętności, wzruszenie umysłu, wzruszenie, oburzenie, Ŝywość,
gwałtowność, odwaga, gniew, niechęć, namiętność (...) uczucie,
serce (...)
Bailly (...) II. âme (principe de la volonté, de l’intelligence, des sentiments
et des passions) (...) 1. volonté, désir (...) 3. le cœur (considéré
comme le siège des sentiments et des passions) (...) particul. en
parl. de la joie (...) de la douleur (...) de l’amitié (...) de la crainte
(...) du courage, de la confiance (...) de la colère
Rocci Animo (...) vita, sentimento, volontà, pensiero (...) 2) animo, come
sede delle passioni; sentimento; coraggio; cuore (...) sdegno; col-
lera (...) ira (...)
Frisk Geist, Mut, Zorn, Sinn
Chantraine l’âme, le cœur en tant que principe de la vie (...) siège des sen-
timents et notamment de la colère (...)
LPP anger/wrath (Heracl. 85; Democr. 236); spiritedness (Parm. 1, 1);
soul (Emped. 128, 10; 137, 6; 145, 2)
nDZ<
LSJ I 1. midriff (...) 2. heart, as seat of the passions (...) 3. mind, as seat
of the mental faculties, perception, thought (...) 4. will, purpose
Węclewski 1) w l. mng. oserce, myszka przegrodowa, osierdzie, 2) w l. p. i
mng., siedlisko Ŝycia, zwł. umysłowego, serce, dusza, duch, myśl,
rozum
Bailly I primit. le diaphragme, membrane qui sépare le cœur et les pou-
mons des viscères inférieurs (...) II toute membrane qui enveloppe
un organe (...) III 1 le cœur ou l’âme: comme siège des sentiments
et des passions (...) des mouvements de l’esprit, de la réflexion, de
l’attention, de la pensée en général (...) 2 comme siège de l’intel-
ligence (...) 3 comme siège de la volonté
Rocci 1) diaframma (...) 2) petto, senno, sede del 6−D, J@D, hL:`H,
cuore, animo (...) 3) animo, anima, cuore, come sede d’ogni affetto
o passione (...) 4) mente, intelletto, animo, intelligenza, senno, ra-
gione, come sede del pensiero e dell’intelligenza
Frisk Sinn, Seele, Geist, Verstand, Herz
1K9?E – MC/; – ;??E 43

Chantraine diaphragme[1] ou péricarde (...) entrailles (...) cœur, comme siège


des passions (...) esprit, siège de la pensée (...) volonté
LPP thought/mind activity (Xenoph. 25); wisdom/intelligence (Heracl.
104; Emped. 17, 14); mind/consciousness (Emped. 5; 15, 1; 23, 9;
114, 3; 133, 3; Democr. 125); thought (Emped. 134, 4 || Democr.
129)
<`@H
LSJ I. 1. mind, as employed in perceiving and thinking, sense, wit (...) 3.
mind, more widely, as employed in feeling, deciding etc., heart (...)
II. 1. act of mind, thought
Węclewski 1) zmysł (pojmowania), rozum, rozsądek, rozwaga, mądrość,
bystrość, pojętność, przenikliwość (...) 2) władza woli, serce, dusza,
sposób myślenia, charakter, usposobienie (...) 3) myśl jako skutek
władzy l. woli, zdanie, mniemanie, zamiar, postanowienie, powód,
tudzieŜ: znaczenie, myśl mowy, sens
Bailly I faculté de penser, d’où: 1 intelligence, esprit, pensée (...) 2.
sagacité, sagesse (...) II 1. âme, cœur (...) 2. disposition de l’âme,
sentiment, manière de penser (...) 3. volonté, désir
Rocci Mente; facoltà intellettiva (...) 1) (...) intelligenza; intelletto;
ragione; senno; perspicacia; spirito (...) 3) pensiero; intenzione
(...) intendimento; modo di pensare; di giudicare; sentimento (...) 4)
estens. animo; cuore; mente; volontà; proposito; desiderio
Frisk Geist, Sinn, Verstand, Vernunft, Gesinung, Absicht
Chantraine <`@H (...) sens: intelligence, esprit en tant qu’il perçoit et qu’il
pense (...) mais cette pensée peut être mélangée à un sentiment et il
en résulte que les champs sémantiques de <`@H et hL:`H se ré-
couvrent partiellement
LPP mind/spirit (Xenoph. 25); mind/intellect (Parm. 4, 1; 6, 6; 16, 2;
Emped. 2, 8; 17, 21; 136, 2; Philol. 13; Leuc. 2; Democr. 5 e; 112;
175); mind/intelligence (Heracl. 40; 104; 114; Democr. 35; 52; 64;
105; 282); mind (as a cosmic principle) (Anaxag. 11; ... ; Democr. 5)

La comparaison des sens présentés dans ce tableau permet


de voir que les trois mots grecs sont polysémiques et qu’ils se
recouvrent en plusieurs points. Le deuxième mot a initialement un
caractère anatomique dont le premier et le troisième sont dépour-
vus. Ce qui est un sens général pour un est un sens spécialisé pour
un autre et inversement. Mais tous les trois se rapportent – dans
1
Curieusement on a ici affaire à l’explication d’un mot grec par un autre
mot emprunté également au grec. Le mot grec JÎ *4VnD"(:" désigne barrière,
en anatomie diaphragme.
44 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

des proportions différentes, il est vrai – aux diverses activités


psychiques: sentiment, pensée, volonté, etc.1
Pour compléter cette comparaison il est intéressant de rap-
peler leurs étymologies. Ainsi le substantif hL:`H vient de l’un
des deux homonymes hbg4< dont l’un signifie bondir, s’élancer
avec fureur (...) et l’autre: brûler, faire de la fumée, parfumer,
offrir un sacrifice2. Chantraine se prononce pour la première
possibilité. Il cite bien sûr l’information que souvent le mot
hL:`H est associé au second verbe, au sanskr. dhuma– et au
vieux slave dymu3. C’est, entre autres, la solution de H. Frisk: Mit
aind. dhūmá–, lat. fūmus, lit. dúmai (pl.), aksl. dymъ ‘Rauch’4.
La solution de Chantraine est aussi celle de LSJ qui évoque un
contexte platonicien. C’est donc premièrement la proposition de
Platon – en faveur de bondir, s’élancer avec fureur: „hL:ÎH” *¥
•BÎ J−H hbFgTH 6"Â .XFgTH J−H RLP−H §P@4 —< J@ØJ@ JÎ
Ð<@:" (Cratyle 419 e 1–2), ce qui peut être traduit de la ma-
nière suivante: thymos5 tiendrait son nom de l’impétuosité et de
l’ébullition de l’âme. Par ailleurs c’est le hL:`H qui donnera le
terme JÎ hL:@g4*XH lequel jouera chez Platon un rôle central
dans la distribution des forces psychiques et affectives.
Pour ce qui est de la nDZ<, Chantraine note: une parenté
vraisemblable entre le groupe de nDZ< et celui de nDV.T
«faire comprendre, expliquer» (...) Il reste à constater que nDZ<
appartient à une série ancienne de noms–racines où figurent
plusieurs appellations de parties du corps, •*0<, "ÜP0< et
FB8Z<.6 Frisk observe: Ohne überzeugende Etymologie7. Rocci
1
Serait–ce la preuve de la faible différentiation de ces facultés ou, au
contraire, de la prise de position – de plus en plus soutenue aujourd’hui – de
l’intégralité et de la non–séparabilité des fonctions psychiques distinctes?
2
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique ... , pp. 448–449.
3
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique ... , p. 446.
4
H. Frisk, Griechisches Etymologisches Wörtebuch, t. 1, p. 694. De même
R. B. Onians, Origins of the European Thought ... , p. 44.
5
Cf. Jowett: passion | Méridier: principe irascible | Fowler: soul | Cham-
bry: courage | Mansfeld: anger | Reeve: ‘spirit’, ‘anger’.
6
Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique ... , p. 1228.
7
Cf. H. Frisk, Griechisches Etymologisches Wörtebuch, t. 2, p. 1043.
1K9?E – MC/; – ;??E 45

de son côté rapproche ce mot du skr. bharati qui signifie se


mouvoir1.
Enfin, en ce qui concerne <`@H, Chantraine donne plusieurs
solutions, toutes incertaines, remarque–t–il. Ce sont: le gotique
snutrs (sage, intelligent), le grec <gbT (faire un signe de tête
plein de sens), le sanscrit náya– (conduite), le gotique nasjan
(sauver)2. Rocci rapproche <`@H de B4<LJ`H3. Le mot a été
l’objet des recherches de K. von Fritz qui a publié une série
d’article sur <`@H4. Bien qu’il keep [the] investigation free from
all etymological and linguistical speculation, il se prononce pour
the derivation from a root meaning “to sniff” (Schwyzer’s
etymology)5. Cette interprétation a dominé pendant longtemps et
encore aujourd’hui il arrive qu’elle soit acceptée. Cependant en
1978 D. G. Frame dans son livre The Myth of Return in Early
Greek Epic6 a fait une nouvelle proposition. Selon Frame the
formal evidence (...) indicates that nóos and néomai have the
same relation to each other as lógos and légō (...). Il rapproche
<`@H de la racine nes– (le rapprochement était évoqué par Risch
et Heubeck7 et par Chantraine8 et puis acceptée entre autres par
G. Nagy9 et D. R. Lachterman10). Il reste cependant à résoudre

1
Cf. L. Rocci, Vocabolario Greco Italiano, p. 1982. Le sens étymologique
serait donc semblable à celui de hL:`H.
2
Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique ... , pp. 756–757.
3
Cf. L. Rocci, Vocabolario Greco Italiano, p. 1288. Il le traduit, p. 1501,
par assennato, saggio, prudente, ispirato.
4
Cf. K. von Fritz, ;`@H and <@gÃ< in the Homeric Poems, K. von Fritz,
;`@H, <@gÃ<, and their Derivatives in Pre–Socratic Philosophy (Excluding
Anaxagoras). Part I. From the Beginnings to Parmenides, K. von Fritz, ;`@H,
<@gÃ<, and their Derivatives in Pre–Socratic Philosophy (Excluding Anaxago-
ras). Part II. The Post–Parmenidian Period.
5
K. von Fritz, ;`@H and <@gÃ< in the Homeric Poems, p. 93.
6
D. G. Frame, The Myth of Return in Early Greek Epic. Sa thèse de docto-
rat a été soutenu en 1971: The Origins of Greek ;??G.
7
Cf. D. G. Frame, The Myth of Return in Early Greek Epic, p. 4.
8
Cf. P. Chantraine, Dictionnaire étymologique ... , p. 756.
9
Cf. G. Nagy, Sêma and Nóēsis: Some Illustrations, pp. 48–49.
10
Cf. D. R. Lachterman, Noos and Nostos ... .
46 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

“semantic difficulty” of connecting nóos and néomai1. Frame y


parvient en expliquant que le meaning “return to life and light”
[de la racine nes–] (...) suggests more than mere vision. Perhaps
“consciousness” would be the closest equivalent, inasmuch as
one “returns” to consciousness, or consciousness “returns” to
one.2
Les étymologies des trois mots sont donc discutées et inter-
prétées différemment.

hL:`H nDZ< <`@H


Chantraine hbg4<: bondir, nDV.T + partie du snutrs (sage, intelli-
s’élancer avec corps gent) + <gbT +
fureur naya– (conduite) +
nasjan (sauver)
Frisk sanskr. dhuma–,Ohne überzeugende zweifellos ein alter-
lat. fūmus Etymologie (...) erbtes Verbalnomen
nDV.@:"4 (...) (...) got. snutrs
weshalb diese ‘weise, klug’
Etymologie auch
formal ohne Be-
denken ist.
Rocci ––– mouvement B4<LJ`H
Platon/LSJ •BÎ J−H hbFgTH ––– –––
von Fritz ––– ––– root snu (to sniff)
Frame/Nagy/ ––– ––– *<gF–, <X@:"4
Lachterman
mouvement/ séparation (anato- sagesse/pressentiment
volatilité mique)/movement /direction/mouvement
–de–retour

Ci–dessous j’analyse tous les fragments conservés des Pré-


socratiques attestant hL:`H et nDZ< et ceux avec <`@H où il
serait plausible d’envisager pour ce mot un sens psychologico–
épistémologique3, plus spécialement lié à l’affectivité.

1
D. G. Frame, The Myth of Return in Early Greek Epic, p. 4.
2
D. G. Frame, The Myth of Return in Early Greek Epic, p. 30.
3
Par distinction au sens méta–psychologique (resp. théologico–cosmolo-
gique) ou, pour utiliser, l’expression de E. Rohde, Psyche ... , p. 380: à tendance
non théologique par distinction aux fragments à tendances théologiques.
1K9?E – MC/; – ;??E 47

Chilôn de Lacédémone
[thymos1 = t1] 10, 3 (. 15
Le contexte le plus ancien parmi les Présocratiques pour
hL:`H est celui de Chilôn de Lacédémone, l’un des (sept) Sages
qui a exprimé la pensée suivante: hL:@Ø 6DVJg4 (10, 3, (. 15:
sois plus fort que le thymos1). Elle ressemble aux expressions
homériques telles que *V:"F@< hL:Î< (:X("<) (IX, 496) ou
*V:"F@< *¥ :X<@H 6"Â •(Z<@D" hL:`< (11, 562)2 car les
verbes homériques ont à peu près le même sens que le verbe
contenu dans la pensée de Chilôn3. La question serait de savoir à
qui Chilôn s’adresse: qui est ce tu sous–entendu?
Dans l’apophtegme de Chilôn, le hL:`H s’avère une force
qui pour être maîtrisée exige une autre force. Si on le compare
aux autres apophtegmes dans lesquels leurs auteurs s’adressent
aux hommes, ainsi dans l’une des plus connues: (<äh4 F"LJ`<
(10, 3, (. 1), on peut supposer que Chilôn ici aussi s’adresse à
l’homme, voire la personne toute entière. On peut alors imaginer
la mise en rapport de deux éléments: une intégralité (la personne)
et sa partie ou sa fonction qui semble en dépendre (hL:`H).
Chilôn ne dit pas par quel moyen il conseille de se montrer plus
fort que le hL:`H, mais il me semble qu’il doit de manière impli-
cite admettre l’existence des autres facultés psychiques capables
de s’y opposer. Ces autres facultés sont identifiées à l’homme
(sans quoi il aurait dit: que x maîtrise le thymos ou: maîtrise le
thymos par le x). Ce qui résulte de la manière dont il s’exprime
c’est qu’il souligne le caractère répétitif de la situation: en disant
6DVJg4 et non 6DVJ0F@< il insiste sur la valeur non accomplie
d’être plus fort que le hL:`H. C’est donc un postulat différent de
1
Hicks: anger | Kranz: hL:`H ∼ ¦B4hL:\" | Voilquin: colère | Frère: hu-
meur irascible | Goulet: emportement.
2
Ou encore: (¦hX804H FÎ<) hL:Î< ¦DL6"6Xg4< (11, 105). Pour le :X<@H
seul on peut citer: B"bF@LF" JÎ FÎ< :X<@H (I, 207), B"Øg JgÎ< :X<@H (I,
282), :X<@H –FPgJg (2, 85).
3
Une des scholies (Scholia graeca in Homeri Odysseam, (éd.) G. Dindorf,
Typographeo Academico, Oxford 1855) donne au 11, 562 l’explication suivante:
J@Ø hL:@Ø 6"Â J−H ÏD(−H 6DVJ0F@<, ce qui revient à dire que dans ce
contexte *V:"F@< = 6DVJ0F@<.
48 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

*V:"F@< homérique où il est question d’une situation concrète


et où la solution est définitive1.

Bro(n)tinos
[noos1 = n1] 17, 5
Le contexte le plus ancien parmi les Présocratiques pour le
mot <`@H aurait été conservé dans un titre. Le Pythagoricien
Bro(n)tinos aurait intitulé un de ses écrits AgDÂ <@Ø 6"Â
*4"<@\"H (17, 5: Sur le nous2 et la pensée).

Calliphon & Démocédès


[phren1 = ph1] 19, 3
L’attestation la plus ancienne pour nDZ< se trouve chez
Démocédès qui l’utilise au pluriel: nDX<gH. Le fragment
témoigne du caractère anatomique des nDX<gH. Elles croissent et
vieillissent avec le corps: "Û>@:X<@L J@Ø Ff:"J@H FL<-
"b>@<J"4 <6"Â "Ê> nDX<gH, (0DVF6@<J@H *¥ FL((0-
DVF6@LF4 6" gÆH J BDZ(:"J" BV<J" •:$8b<@<J"4 (...)
(19, 3: lorsque le corps croît, les phrenes3 croissent avec lui,
mais lorsqu’il vieillit elles vieillissent avec lui et deviennent
aveugles vis–à–vis de toutes les choses). Leur force ainsi que leur
faiblesse sont déterminées par celles du corps. Elles se compor-
tent en fonction de l’état du corps. Si la faiblesse est décrite
comme aveuglement, peut–être leur force consisterait dans la
perspicacité. Dans ce cas la fonction des nDX<gH c’est le pouvoir
d’établir des distinctions. Si l’homme en est capable, et cela
concerne tous les domaines (J BDZ(:"J" BV<J"), c’est grâce
aux nDX<gH.

Xénophane
[ph2 = n2] 21 B 25
Le fragment de Xénophane est la première des deux occur-

1
De même dans le (<äh4 F"LJ`< où ce qui est postulé c’est la connais-
sance accomplie et non seulement l’acte de connaissance. On devrait donc plutôt
que par l’habituel: connais–toi toi–même traduire par: aie connu–toi toi–même .
2
Delattre: intellect.
3
Delattre: esprit.
1K9?E – MC/; – ;??E 49

rences où nDZ< se trouve à côté de <`@H1: •88r •BV<gLhg


B`<@4@ <`@L nDg<Â BV<J" 6D"*"\<g4. (21 B 25: sans la
moindre fatigue avec la phren du noos2 <il> met tout en mouve-
ment ou: sans la moindre fatigue du noos avec la phren <il> met
tout en mouvement.)
Dans ce passage la nDZ< est un instrument ou bien ce par
quoi tout est mis en mouvement. La première traduction montre la
nDZ< comme distinguée à l’intérieur du <`@H, étant peut–être sa
fonction, son dynamisme ou un agent – je dirais un agent moteur
– du <`@H. Le tournure semblable se trouve dans l’Iliade si ce
n’est qu’elle soit plus compréhensible car il s’agit d’un substantif
régissant un verbe:
•88 F× :Z :@4 J"ØJ" <`g4 nDgF\ (...) (IX, 600).
Cette expression a pu inspirer Xénophane qui l’a trans-
formée en langage technique, sinon philosophique. Chez Homère
la nDZ< est un instrument par lequel l’homme (Fb) <`g4 (voit,
perçoit, (re)connaît) – chez Xénophane la nDZ< est une
distinction au sein du <`@H (sujet de vision, perception,
(re)connaissance).
La seconde traduction possible sépare la nDZ< du <`@H3.
La nDZ< est toujours un instrument ou ce par quoi tout est mis en
mouvement et le <`@H est ce qui ne subit pas la fatigue. On peut
1
La seconde étant DK 22 B 104, cf. sous [ph3 = n3].
2
Burnet: by the thought of his mind | von Fritz: by the active will (or im-
pulse) proceeding from his all pervading insight | Freeman: by the thought of his
mind | DK: mit des Geistes Denkkraft | Untersteiner: con la volontà che procede
dal suo percepire | Pasquinelli: con la forza della mente | Voilquin: par la force
de son esprit | Krokiewicz: myślną mocą umysłu | Hussey: by the thought of his
mind | Frère: la pensée de son intelligence | Kirk – Raven – Schofield: by the
thoughts of his mind | Lesher: by the thought of his mind | Calogero: con l’inter-
vento della sua intelligenza (<`@L nDg<\) | Dumont: par la force seule de
l’esprit.
3
Cf. A.–Ed. Chaignet, Histoire de la psychologie ... , p. 49 en discutant
avec Brandis constate que la construction <`@L nDg<Â est vicieuse, et qu’il est
plus naturel de lier <`@L avec B`<@4@: «L’esprit de Dieu gouverne toutes
choses par la pensée, sans que son esprit en éprouve aucune fatigue» et ajoute:
Toute analyse des facultés de l’âme, toute conception sur sa nature, est absente
des théories de Xénophane, telles du moins qu’elles nous sont connues.
50 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

imaginer que les deux ne sont pas liés de manière directe comme
c’est le cas dans la première interprétation. Cependant le prob-
lème majeur est de savoir quel est le sujet du verbe 6D"*"\<g4 et
à qui (quoi) il faut attribuer directement ou indirectement la
nDZ< et le <`@H.
Le passage est cité par Simplicius dans son Commentaire sur
la Physique d’Aristote. Le sujet du verbe est "ÛJ` de la phrase
précédente. Ce pronom est identifié par les traducteurs et les
commentateurs avec le dieu ou avec l’être1. S’il s’agit d’un dieu,
comme c’est admis le plus souvent, le fragment n’a pas à être
analysé ici, le fragment étant de caractère théologique. Mais à
vrai dire on ne sait pas. Vu les éléments et la longueur du frag-
ment on ne dispose pas de critère interne pour déterminer les sens
de deux mots. D’une part on n’est pas à même de savoir à quoi
les rapportait Xénophane et d’autre part les commentateurs sont
conscients du sens riche de deux mots, pouvant aussi bien décrire
la sphère affective que la sphère volitive ou intellectuelle2. Chose
caractéristique: pour les deux mots ils choisissent le plus souvent
les sens liés à cette dernière3.

1
Cf. par exemple W. Kranz, Wortindex in: H. Diels & W. Kranz, Die
Fragmente ... , t. 3, p. 296: Gott. Kosmos, G. Calogero, Senofane, Eschilo e la
prima definizione dell’onnipotenza di Dio, p. 334: In conclusione (...) Senofane
ha dato la prima definizione tecnica dell’onnipotenza di Dio che s’incontri nella
filosofia occidentale. Cf. aussi M. Untersteiner in: Senofanes, Testimonianze e
frammenti, p. CLXVII: Senofane afferma con riferimento a dio (o a JÎ Ð<, come
dice Simplicio) et J. H. Lesher in: Xenophanes of Colophon, Fragments ... , pp.
107–110, bien qu’à la p. 109 il parle de idea of a being who moves all things by
the exercise of thought et encore S. M. Darcus, The Phren of the Noos in
Xenophanes’ God, p. 28: Man’s phren is never said to belong to his noos.
2
Cf. par ex. J. H. Lesher in: Xenophanes of Colophon, Fragments ... , pp.
107–108: nDZ<: mind, heart, breast, intelligence, the seat of both thought and
the emotions (...) Early use of <`@H ranges across a spectrum of related senses
(never clearly distinguished as such) from that of a ‘faculty’ or natural
endowment of thought (or feeling, intention, etc.).
3
Ne serait–ce pas une interprétation aristotélisante? Cf. par ex. J. H. Lesher
in: Xenophanes of Colophon, Fragments ... , p. 109: (...) its similarities with
Aristotle’s Unmoved Mover (who moves simply by being an object of thought
and desire) are unmistakable. Elle va dans la bonne direction en ce sens que le
1K9?E – MC/; – ;??E 51

Si j’ai à étudier le fragment du point de vue anthropologique


au cas où on pourrait le considérer comme tel, je dois me deman-
der: à l’aide de quoi l’homme meut le monde? Mouvoir signifie
ici: voir comme mu, dynamique. D’autre part •BV<gLhg B`-
<@4@ fait exclure le sens physique de cette perception. Peut–on
dire que c’est plutôt la pensée que l’acte volitif ou l’acte affectif?
Ou bien il faut suivre la perspective homérique et dire que
l’homme conçoit le monde, le tout, comme en mouvement grâce à
une nDZ< de son <`@H, c’est–à–dire grâce à la pensée/
volonté/émotion1 ou plus généralement grâce au mouvement de
son esprit as employed in feeling, deciding etc. (LSJ), de son
“intelligence, esprit” en tant qu’il perçoit et qu’il pense
(Chantraine)2.
Anthropologique ou théologique, le fragment semble
exposer le sens instrumental (fonctionnel) de la nDZ< et le <`@H
comme siège. Le moins qu’on puisse dire c’est que la nDZ< est
distincte du <`@H, peut–être comme sa fonction. Elle est un agent
moteur, un agent de l’activité psychique. Le <`@H de son côté n’a
pas un caractère physique, si on accepte qu’il n’est pas soumis à
la fatigue.

passage est relaté par Simplicius pour commenter Aristote. Mais cela ne forme
pas d’argument décisif pour lire et comprendre Xénophane. Hélas, on ne dispose
pas du contexte original.
1
C’est pourquoi il importe de souligner l’interprétation de S. M. Darcus,
The Phren of the Noos in Xenophanes’ God, p. 25: The phrase <`@L nDg<\
specifies the ‘psychic organs’ et dans la n. 2, p. 34 elle explique: both a location
for and agents of intellectual, emotional, and volitional activity. Et ensuite, p.
26: (...) I suggest that phreni is an instrumental and locative dative and noou a
possessive genitive (...) phren belongs to noos (...).
2
C’est tout le contraire par rapport à l’interprétation de J. Frère, Les Grecs
et le désir de l’être ... , pp. 43–44: Chez l’homme il y a nDZ<, cœur. Chez dieu il
y a <`@L nDZ<: ici nDZ< perd, en son contact avec <@ØH, ses résonances
affectives pour ne plus renvoyer qu’aux éléments intellectuels. Frère donne (n.
31) à l’appui la traduction du vers homérique que je viens d’évoquer (IX, 600):
ne te mets point de telles idées dans l’esprit.
52 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Héraclite
[t2] 22 B 85
Le fragment d’Héraclite d’Ephèse, E6@Jg4<`H (l’Obscur),
où il parle du hL:`H est complexe et intéressait les commenta-
teurs depuis l’Antiquité comme peut le prouver la bibliographie.
L’analyse plus détaillée a été publiée ailleurs1 et ci–dessous je me
limite aux éléments les plus fondamentaux.
Le fragment transmis par Plutarque se présente ainsi: hL:ä4
:VPgFh"4 P"8gB`<q Ô (D —< hX804, RLP−H é<gÃJ"4. (22
B 85: lutter <contre> le thymos2 est pénible, en effet ce qu’il
voudrait, <au prix> de la psyché il <l’>achète.)
Les commentateurs anciens – Démocrite, Aristote, Plutarque
et Jamblique – ont eu des raisons de prendre le passage en consi-
dération. Il leur a servi à leurs propres buts. Cependant le point
commun entre Héraclite et les quatre auteurs, c’est qu’ils parlent
tous d’une grande force (ou au contraire, chacun parle à son
compte d’une autre chose mais toutes ces choses ont cela de com-
mun qu’elles ont un lien avec ce caractère d’une grande force et
c’est pourquoi ils citent l’image héraclitéenne). L’image concerne

1
Cf. R. Zaborowski, Sur le fragment DK 22 B 85 d’Héraclite d’Ephèse.
2
Burnet: one’s heart’s desire [The word hL:`H has its Homeric sense.] |
English: passion | Bogner: Stärke der vitalen Triebe | Verdenius: “anger” | Free-
man: impulse | Onians: [cite, p. 197, n. 2, le fragment qu’il qualifie de the crux of
Heraclitus, sans traduire les deux mots et p. 253, n. 11: (...) but hL:`H has its
Homeric meaning in B 85 (...)] | DK: Herz | Kirk – Raven: [virtuous] anger [or
emotion] | Pasquinelli: desiderio | Wheelwright: impulsive desire | Guthrie: desire
| North: [passion] | Marcovich: heart’s desire [dans le commentaire il suit Snell:
h L : ` H probably means ‘hearts as the center of emotion and passion (...) its
precise meaning seems to be ‘heart as the center of desire’ (...) hL:`H most
likely implies here ¦B4hL:\"] | Krokiewicz: serce [cœur] | Nussbaum: [passion
in a more general sense (...) [et en suivant Ramnoux:] battle–ardor] | Guazzoni
Foà: [istinti passionali] animo | Kahn: passion [et dans le commentaire: anger ...
aggressive rage] | Colli: brama della passione | Claus: anger | Frère (1981): cœur
ardent [affectivité] | Casertano: desiderio | de Romilly: la colère ou bien la
passion | Conche: colère | Robb: desire | Robinson: passion (<one’s> heart) |
Dumont: impulsion | Gilabert i Barberà: ànim abrandat | Mouraviev: ire |
Schofield: anger | Czerwińska: passioni | Rankin: [aggressive bravery] | Frère
(2004): désir/colère/passion.
1K9?E – MC/; – ;??E 53

une force importante, voire de puissance extrême à laquelle il est


difficile de faire face.
Quel est l’image dans ce fragment, tel qu’il a été transmis
par Plutarque? Trois choses semblent certaines: le hL:`H est
fort, sa force est autonome et spontanée et on (qui ?) a la difficul-
té de gérer cette autonomie et cette spontanéité par la RLPZ / au
sein de la RLPZ. Ce qui est sûr et certain, c’est aussi que dans son
fragment Héraclite constate que: lutter est P"8gB`<; il s’agit de
lutter contre le hL:`H; le hL:`H est le sujet d’un vouloir; le
hL:`H achète1; l’achat se fait au prix de la RLPZ; le hL:`H
achète ce qu’il veut. Ce qu’il ne dit pas, du moins explicitement,
c’est: pour qui lutter est P"8gB`< et qui entreprend la lutte? que
signifie la lutte et pourquoi lutter contre le hL:`H? que veut le
hL:`H? que signifie l’achat? de qui, comment et pourquoi le
hL:`H achète–t–il? avec quoi le hL:`H paie–t–il ce qu’il
achète? qui achète quoi? Et puis: chaque chose doit–elle être
achetée séparement?
Etant donné que le hL:`H est capable d’accomplir un achat
au prix de la RLPZ2, c’est le rapport entre le hL:`H et la RLPZ
qui semble primordial pour la compréhension du fragment. Mais
comme les deux mots sont polysémiques ce sont surtout eux qui
rendent le fragment difficile à interpréter. Premier problème: pas
de critère interne. Deuxième problème: l’on ne dispose pas non
plus de critère externe car le couple hL:`H – RLPZ n’apparaît
plus chez Héraclite ni même chez les autres Présocratiques sauf
peut–être une exception3.
L’analyse mène à constater qu’Héraclite se prononce sur
l’énorme puissance d’une force. C’est une force distinguée par lui

1
S. M. Darcus, Thumos and psyche in Heraclitus B85, p. 358, n. 41 fait
remarquer que The instances of é<X@:"4 in a proverbial sense – dont parlent
Marcovich et West – are later than Heraclitus.
2
Unanimement compris comme genitivus pretii – difficile de comprendre
comme genetivus–ablativus (à qui on achète), car il y faudrait une préposition
(•B`).
3
Il s’agit du fragment de Démocrite 68 B 298a, considéré par la plupart
comme douteux. Cf. sous hL:`H [t10 (?)].
54 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

de la RLPZ et plus puissante que la RLPZ car elle accomplit


l’achat de ce qu’elle veut au prix de la [en échange de la] RLPZ.
Cette force est aussi plus puissante que les autres sphères de la
RLPZ (ces sphères, s’il y en a, ne sont pas nommées par
Héraclite). Cependant le hL:`H est puissant sans être violent (il
achète et n’enlève pas ni ne vole ni ne viole). Cela prouve la faib-
lesse de la RLPZ et de ses autres facultés vis–à–vis de cette force
autonome et spontanée qui est appelée par Héraclite le hL:`H.
Le fragment d’Héraclite n’est pas postulatif mais descriptif:
il ne dit pas comment faire ni ce qu’il faut faire1 mais décrit ce
qui est difficile et explique pourquoi (suggérerait–il qu’il ne faille
pas lutter contre le hL:`H?). Héraclite ne juge pas la valeur du
hL:`H ni même ne parle – comme parlait Chilôn – d’être plus
fort (6DVJg42). Toutefois, tout comme chez Chilôn, on peut
supposer qu’il s’agisse d’une situation répétitive, l’infinitif pré-
sent :VPgFh"4 exprimant l’aspect inaccompli.
Héraclite s’intéresse surtout à l’image dynamique et
dramatique – à l’instar d’Homère – de la lutte3. Je voudrais
insister sur le fait que le fragment parle de la force et du caractère
autonome et spontané du hL:`H et non de sa valeur. Vu sous cet
angle le fragment révèle mieux son importance psychologique4,
voire son importance anthropologique. Héraclite a analysé la

1
Cf. F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, p. 161: Il est très
significatif qu’Héraclite ignore toute éthique comportant des impératifs. (...).
2
Cf. [t1] 10, 3 (. 15. Et comme le fera plus tard Démocrite (cf. [t9] 68 B
236: JÎ 6D"JXg4<) ou Antiphon (cf. [t11, t12] 87 B 58: 6D"JgÃ<).
3
Et par opposition aux Péripatéticiens. Cf. par ex. B. Williams, Shame and
Necessity, p. 44: The Peripatetics, in their usual patronising way, commended
Plato for having discovered that there were nonrational elements in the soul,
and they remodelled his division in a much less dramatic and more realistic
direction.
4
Cf. par ex. W. J. Verdenius, A psychological statement of Heraclitus, p.
121: My general conclusion is that frag. 85 is not a part of Heraclitus’ ethics but
belongs to his psychology. Cf. contra W. Jaeger, The Theology of the Early
Greek Philosophers, p. 208, n. 63: In an ethical sense the word [RLPZ] occurs
in B 85, although the distinction of hL:`H and RLPZ in that passage is not quite
clear.
1K9?E – MC/; – ;??E 55

distribution des forces plutôt qu’il n’a évalué le hL:`H. C’est une
force partielle – une force parmi d’autres – dans l’ensemble des
forces psychiques, mais qui arrive à imposer son activité et à
dominer (toute) la RLPZ (vie ou âme). Il est la seule instance
dont il soit affirmé dans les fragments conservés d’Héraclite
qu’elle se montre plus forte, supérieure à la RLPZ (vie – âme).
Cela revient à se demander ce qui arrive à s’imposer au sein
de l’essence de l’homme que ce soit au niveau physique ou
biologique (vie) ou au niveau psychique (âme). Puisqu’il est (le)
plus puissant, on peut croire qu’il doit s’agir d’une essence
constitutive pour l’être humain (–<hDTB@H)1. Le hL:`H impose
son caractère à la vie ou à l’âme. Comment peut–on décrire ce
caractère thymique2? Il peut s’agir du noyau du moi, important
pour l’identité, donc de ce qui est irrempaçable. L’homme suc-
combe à son essence la plus profonde – s’il est possible de faire
la distinction entre l’homme et son essence.
Le fragment est essentiel pour la compréhension du hL:`H
non seulement parce qu’il met en relation le hL:`H et la RLPZ –

1
J’admets une thèse anthropologique – qui ne peut pas être discutée ici –
que ce qui peut être ajouté (venant de l’extérieur) ce sont des éléments secon-
daires et, inversement, que ce qui est essentiel (de l’intérieur) ne peut pas lui être
enlevé.
2
Il s’agit d’un adjectif correspondant au substantif analysé hL:`H. Je l’ai
proposé in: R. Zaborowski, Rozumienie logos. Presokratycy – Platon et puis
trouvé in: A. Tziropoulou Eustathiou, Tragédie, p. 22: Sentiment–Thymique, p.
23: “sentiment–thymique”, ce qui correspond au grec moderne JÎ 1L:46Î<–
FL<"4Fh0:"J46Î< (p. 6, et dans la version grecque du texte (2002), p. 66, p.
82). Dans la version anglaise le mot n’apparaît pas et il y est question de the
Emotional (p. 35). Pour l’anglais cf. D. L. Cairns, Aidōs ... , p. 387, n. 131: the
thumoeidic emotions et J. Shay, Killing rage: Physis or nomos – or both?, p. 33:
thumotic emotions. Pour une approche similaire et antérieure cf. V. Magnien,
Quelques mots du vocabulaire grec ... , p. 122, n. 1: Comme le vocabulaire
français ne possède pas de mots techniques traduisant exactement le mot hL:`H
et le mot nDX<gH – et j’ajouterai encore quatre autres –, on est obligé de para-
phraser ou d’expliquer, ou encore de garder les mots grecs. Cet auteur utilise, p.
118, n. 1, épithumétique, phrénique (après Dictionnaire de la conversation, t.
14, p. 235). Toutefois l’adjectif 8@(4FJ46`< est traduit par lui – et non para-
phrasé ou expliqué –, p. 132, par raisonnable.
56 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

contexte unique dans les fragments conservés des Présocratiques,


ce qui a une importance philologique et historique – mais aussi
parce qu’il constitue une élaboration de la dynamique psycholo-
gique de l’homme avant sa mise au point par Platon1.
On peut supposer que si la victoire est possible – ce qui n’est
ni dit ni exclu par Héraclite2 – l’autonomie du hL:`H aurait ses
limites. Pourquoi Héraclite n’a–t–il pas indiqué ces limites? Pour-
quoi n’a–t–il donné ni recette ni instruction? Est–ce car il n’y en a
pas ou parce qu’il ne s’en préoccupe pas? Il a observé un phéno-
mène: qu’il existe une instance psychologique autonome dans
l’homme, le hL:`H – et il s’est arrêté là3.
[ph3 = n3] 22 B 104
Un autre fragment d’Héraclite atteste un contexte pour deux
mots mis ensemble, <`@H et nDZ<4. Héraclite demande: J\H (D
"ÛJä< <`@H ´ nDZ<; (...) (22 B 104: quel est leur noos ou
phren?). De la suite du fragment il résulte que ceux dont il est
question sont passifs et manquent de savoir: (...) *Z:T<
•@4*@ÃF4 Bg\h@<J"4 6"Â *4*"F6V8T4 PDg\T<J"4 Ò:\8T4
@Û6 gÆ*`JgH ÓJ4 ‘@Ê B@88@Â 6"6@\, Ò8\(@4 *¥ •("h@\’5.
Cette suite ne laisse cependant déterminer le sens des deux mots
en question que de manière générale.

1
Mais le fragment n’est commenté ni cité par Platon.
2
Mais de quoi serait–ce la victoire? Cela n’est pas dit non plus.
3
Chez les commentateurs modernes on observe une vraie obsession pour
introduire l’élément rationnel, intellectuel, l’idée d’intellect etc. dans ce fragment.
Cf. par ex. W. J. Verdenius, Some Aspects of Heraclitus’ Anthropology, p. 31:
When too much heat is concentrated in passion, the controlling power of reason
is weakened. It is difficult for reason to (...) ou J. Mansfeld, Heraclitus fr. B 85
DK, p. 18 qui remarque justement: Heraclitus does not mention reason, mais
après il conclut: A person who is angry is no longer reasonable, or entirely
reasonable (...). De telles lectures pourraient peut–être s’expliquer comme à la
lumière du fragment de Démocrite, cf. ci–dessous [t9] 68 B 236.
4
Si on rejette le fragment de Xénophane comme étant théologique ([ph2 =
n2] 21 B 25), le fragment d’Héraclite est la seule attestion du couple <`@H –
nDZ< pris au sens psychologique.
5
(...) obéissant aux aèdes du peuple et se servant de la foule comme d’un
enseignant ne savent pas que ‘nombreux sont mauvais et ceux qui sont bons sont
peu nombreux’.
1K9?E – MC/; – ;??E 57

Il s’agit des notions qui sont responsables de savoir (gÆ*`-


JgH) et dont l’absence rend passif (Bg\h@<J"4 ... PDg\T<J"4).
C’est le seul critère interne. Quant aux critères externes on est
aidé seulement en ce qui concerne le second de deux termes
(<`@H) car on peut se réferer aux fragments 22 B 40 et 22 B 114
d’Héraclite1.
Mais quel est le caractère de la distinction (³)? Est–elle plus
que verbale2 ou n’est–elle qu’expressive? Il semble que le rapport
entre les deux termes peut être envisagé de trois manières3. Les
deux mots peuvent être (i) lus comme équivalents: le second étant
l’explication ou le développement du premier (le <`@H, c’est–à–
dire (plus précisément) la nDZ<), (ii) compris de manière conjon-
ctive (aussi bien le <`@H que la nDZ<)4, (iii) compris de manière
disjonctive (ou bien le <`@H ou bien la nDZ<)5.
Les deux mots, même s’ils désignent le même objet, le font
de façon différente, en mettant chacun un accent sur un autre
aspect et ainsi le nuançant. Héraclite distingue deux fonctions
comparables, s’il les met l’une à côté de l’autre, ou bien il parle
d’une et même fonction mais dans ses deux aspects différents.
Ainsi on peut demander s’il s’agit de capacités fixes, acquises une
fois pour toute (et les gens en question n’ont jamais eu ni le <`@H
ni la nDZ< du tout – c’est lorsqu’on lit quel de manière
exclamative avec le sens ils n’en ont pas) ou bien d’un manque
temporaire (ils ont perdu le <`@H et la nDZ<). Dans ce second
cas le <`@H et la nDZ< seraient susceptibles d’une dégradation

1
Le premier (nDZ<) n’étant pas attesté ailleurs chez lui. Mais dans le DK
22 B 40 la qualification rattachée au <`@H est négative et dans le DK 22 B 114
on apprend que le <`@H ou plutôt le fait de parler avec le <`@H reste en rapport
avec le commun (l’universel ?).
2
Pour la conjonction ³ cf. par ex. DK 22 B 77: RLP−4F4 JXDR4< ´
hV<"J@< ß(D−4F4 (g<XFh"4. (...). (pour les âmes devenir humides <est> le
plaisir ou la mort).
3
Cf. J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 32: Identifie–t–elle
[cette juxtaposition], rapproche–t–elle, oppose–t–elle les deux concepts de <`@H
et de nDZ<?
4
C’est le ou de la logique: ou l’un ou l’autre ou les deux.
5
Le ou de S. Kierkegaard, Enten–Eller.
58 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

(et a fortiori d’une amélioration). Ce sens est possible dans la


mesure où quel a son sens propre de se rapporter à la qualité.
Il se peut que les deux soient liés à la perception extérieure
et à la perception intérieure. Ne rien percevoir (correctement) fait
que les hommes ne sont pas capables de faire des distinctions
entre B@88@\ et Ò8\(@4 et entre 6"6@\ et •("h@\1.
L’absence ou la mauvaise qualité du <`@H ou/et de la nDZ<
réduit l’homme à la passivité. Sans le <`@H correct ou/et la nDZ<
correcte il se prend un mauvais enseignement. Enfin la présence
du <`@H ou/et de la nDZ< est responsable de ce qui relève du
nombre et de la valeur ou, du moins, en facilite la distinction.
En reprenant les possibilités sémantiques observées déjà
chez Homère dont on peut supposer qu’Héraclite était familiarisé
avec elles, il est raisonnable de proposer pour les deux mots les
sens suivants, surtout qu’aucune de ces propositions ne semble
être exclue par la condition imposée – faculté de distinction:

aspect intellectuel aspect affectif aspect mixte


comme siège raison cœur raison/cœur
comme pensée/ intuition/ conscience/
fonction raisonnement sensation sensibilité

Il existe encore une autre solution. C’est comprendre l’un


des mots (lequel?) comme représentant une vision synthétique,
l’autre une vision analytique. Ou encore: vision intuitive versus
vision discursive2. Dans ce cas–là la pensée d’Héraclite serait la
1
Cf. S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... , p. 29: Noos and
phrēn could be seats for the understanding of philosophical considerations (...)
et J. H. Lesher, Heraclitus’ Epistemological Vocabulary, p. 156: (...) in Fr. 104,
but we can gather only that those who follow the poets of the people apparently
lack it [<`@H].
2
Je suis ici la distinction explicitée par A. Krokiewicz dans son Résumé in:
A. Krokiewicz, Sceptycyzm grecki (od Pirrona do Karneadesa), p. 282: Nous
pouvons distinguer deux genres de connaissance: la connaissance immédiate,
intuitive et la connaissance indirecte, intellectuelle (raisonnée). (...) A ces
genres de connaissance correspondent, dans certaine mesure, deux genres de
pensée humaine: la pensée intuitive et la pensée discursive. La pensée discursive
nous est bien connue, elle s’effectue dès le début jusqu’à la fin dans notre
1K9?E – MC/; – ;??E 59

suivante: est–ce qu’ils ont une intuition ou du moins une pensée –


une conscience ou du moins1 un sentiment? A quoi il suggère une
réponse négative.
Ce ne sont que des suppositions2 car, je le répète, on ne dis-
pose pas de critère pour juger s’il faut distinguer les deux mots de
manière verticale (conscience intégrale logico–affective versus
sentiment–pensée fragmentaire) ou de manière horizontale (le
premier mot étant du domaine intellectuel et le second du do-
maine affectif (ou inversement)).
Ce qui importe du point de vue de l’analyse de l’affectivité,
c’est la possibilité de distinguer deux facultés séparées de
manière horizontale. Quel est leur noos ou phren signifie: quel est
leur pensée–sentiment élevé ou (du moins) pensée–sentiment de
niveau inférieur? La première comprend la conscience en tant
qu’intuition intellectuelle et expérience affective, la seconde est
plus élémentaire, c’est–à–dire constituée par la sensibilité qui
vient de l’opinion (facteur intellectuel) et de l’impression (facteur
affectif).

conscience et ne demande pas d’explication. Par contre, la pensée intuitive


implique le besoin d’une explication, puisqu’elle s’effectue (si l’on peut dire
ainsi) en dehors de la conscience à laquelle ne parvient que son résultat définitif
et qui est différent chez diverses personnes. A ma connaissance, cette distinction
remonte au moins à J. St. Mill, A System of Logic Ratiocinative and Inductive, t.
1, Introduction, § 4: Truths are known to us in two ways: some are known
directly, and of themselves; some through the medium of other truths. The
former are the subject of Intuition, or Consciousness; the latter, of Inference.
(...) Examples of truths known to us by immediate consciousness, are our own
bodily sensations and mental feelings.
1
C’est apparemment la solution de Marcovich – (at least) qu’il insère entre
les deux.
2
Ce fragment est peut–être celui où les traductions varient le plus, Burnet:
thought or wisdom | Freeman: intelligence or understanding | DK: Geist oder
Verstand | Pasquinelli: intelletto – mente | Wheelwright: mental grasp (...) sense |
Voilquin: leur esprit ou leur compréhension | Marcovich: intelligence or (at
least) mind | Krokiewicz: inteligencja lub rozwaga | Kahn: wit or understanding |
Colli: capacità di intuire e di sentire | Conche: intelligence que pensée viscérale |
Fattal: esprit (...) intelligence | Robinson: discernment or intelligence | Dumont:
l’intellect ou la conscience | Mouraviev: raison.
60 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

[n4] 22 B 40
[n5] 22 B 114
Une autre fois Héraclite décrit <`@H de manière privative
car il s’exprime sur ce qui n’est pas l’origine du <`@H: B@8L-
:"h\0 <`@< §Pg4< @Û *4*VF6g4q (...) (22 B 40: la–vaste–con-
naissance n’enseigne pas avoir le noos1 – et il explique:
{/F\@*@< (D —< ¦*\*">g 6" ALh"(`D0< "ÞJ\H Jg
Eg<@nV<gV Jg 6"Â {+6"J"Ã@<2).
Le <`@H est distinct de ce qu’on peut appeler un magasin
d’informations acquises. Mais si le <`@H ne vient pas du grand
savoir, de la science, de l’érudition, d’où vient–il? Qu’est–ce
donc?
Faut–il penser à une fonction (faculté) qui se développe mais
sans avoir part à l’enseignement ou bien une sagesse (état de cette
faculté) mais qui n’est pas enseignée? S’agit–il d’une richesse
innée ou au contraire acquise indépendamment de l’érudition? In-
dépendamment, car ne va–t–on pas quand même jusqu’à dire que
le <`@H est •:"h\0. L’explication aisée est de distinguer entre
le savoir extérieur, encyclopédique et la connaissance intérieure,
vécue3. Mais est–ce la bonne et celle d’Héraclite?
A partir du second fragment on voit que la présence du
<`@H durant le discours oblige celui qui parle à s’appuyer sur ce
qui est commun: >×< <`T4 8X(@<J"H ÆFPLD\.gFh"4 PD¬ Jä4
>L<ä4 BV<JT<, Ó6TFBgD <`:T4 B`84H, 6"Â B@8× ÆFPLD@-
JXDTH (...) (22 B 114: il faut que ceux qui parlent avec le noos4

1
Burnet: understanding | Hicks: understanding | Freeman: intelligence |
DK: Verstand | Pasquinelli: pensar rettamente | Wheelwright: understanding |
Voilquin: intelligence | Genaille: esprit | Verdenius: Erkenntnis | Marcovich:
intelligence | Kahn: understanding | Colli: intuizione | Kirk – Raven – Schofield:
intelligence | Dumont: intellect | Conche: intelligence | Robinson: (...) the posses-
sion of> understanding | Mouraviev: raison | Brunschwig: intelligence.
2
(...) s’il en avait été ainsi elle aurait instruit Hésiode, Pythagore, et
encore Xénophane et Hécatée.
3
Comme dans la formule: savoir quelque chose n’est pas le comprendre.
4
Burnet: understanding | Freeman: intelligence | DK: Verstand | Pasqui-
nelli: intendimento | Wheelwright: rational awareness | Voilquin: intelligence |
Marcovich: sense | Kahn: understanding | Colli: intuizione | Kirk – Raven –
1K9?E – MC/; – ;??E 61

s’appuient sur ce qui est commun à tout, comme la cité sur la loi
et encore plus fortement (...)1).
Le mot central qui sert à faire le jeu de mots (>×< <`T4 –
Jä4 >L<ä4) est >L<`H. Selon LSJ >L<`H est une forme épique
et ionienne de 6@4<`H (common), mais d’après Colli le due
parole hanno due sensi, in 6@4<`< prevale l’unità, in >L<`< la
molteplicità2. Si c’est le cas, le <`@H rend possible la compré-
hension de ce qui est l’universel dans le multiple.
Mais pourquoi Héraclite le limite–t–il à l’action de parler?
Le moins qu’on puisse dire: celui qui est censé être compris dans
ce qu’il dit utilise le langage commun, les signes et les règles uni-
versels. Mais Héraclite semble vouloir dire plus. Le <`@H, ou
plutôt le fait de parler avec le <`@H, reste en rapport avec l’uni-
versel comparé à une seule loi de la cité. Le >L<`H est un support
du <`@H encore plus solide que la loi pour la cité. Le fragment ne
dit donc pas ce que c’est que le <`@H mais parle de son
fondement nécessaire.

Pour résumer. Du point de vue de l’affectivité je propose


d’interpréter les trois mots attestés cinq fois dans quatre frag-
ments d’Héraclite comme:
– hL:`H – un dynamisme affectif ou volitif, mieux, mixte:
sentiment–volonté autonome et puissant3,
– nDZ< – une faculté analytique intellectuelle ou affective
ou, mieux, mixte: pensée–sentiment analytique4 (dont la fonction

Schofield: sense | Dumont: intelligence | Conche: intelligence | Robinson: insight


| Mouraviev: [sage].
1
La suite du fragment: JDXn@<J"4 (D BV<JgH @Ê •<hDfBg4@4 <`:@4
ßBÎ ©<ÎH J@Ø hg\@Lq 6D"Jgà (D J@F@ØJ@< Ò6`F@< ¦hX8g4 6" ¦>"D6gÃ
B÷F4 6"Â BgD4(\<gJ"4 (se nourrissent toutes les lois humaines par une <loi>
divine; en effet, elle est plus forte autant qu’elle veut et suffit à tous [resp. toutes
les lois] et les surpasse).
2
G. Colli, La sapienza greca, t. 3, p. 157.
3
A cet égard il ne me reste donc qu’à souscrire à la thèse de J. Frère, Les
Grecs et le désir de l’être ... , p. 39: Chez Héraclite, une grande importance,
généralement insoupçonnée, est accordée à l’âme et à ses forces affectives.
4
Un peu autrement J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 39: (...) le
62 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

est de distinguer; son caractère plus élémentaire est visible surtout


si on est d’accord pour lier la nDZ< à la nD`<0F4H individuelle1
et pour attribuer JÎ nD@<Xg4< à tout le monde2, je dirais –
sensibilité3,
– <`@H – une faculté avec une fonction de distinguer mais
synthétique (se fondant ou rapportant à l’universel) et intellectu-
elle ou affective ou, mieux, mixte: pensée–sentiment synthétique.
Dans un jeu dramatique (cf. [t2] 22 B 85) le hL:`H incite le
mouvement spontané de la RLPZ, la nDZ< et le <`@H en font
l’analyse et le synthèse. Mais qui a le dernier mot4? Qu’est–ce qui
peut intervenir contre la direction prise par le hL:`H? Apparem-
ment le hL:`H en achetant la RLPZ, achète de même la nDZ< et
le <`@H. Et si le <`@H aussi bien que la nDZ< peuvent défaillir,
est–ce la reponsabilité du hL:`H? Et si le hL:`H expose sa force
autonome au moment de leur affaiblissement, qui faut–il en
accuser? Cette force autonome ou la faculté de discernement qui
s’est affaissée? L’homme est à un tel moment d’autant plus à la
merci de son hL:`H mais ce n’est pas à lui qu’il faut demander
de se contrôler lui–même – c’est l’affaire et la tâche de l’homme
tout entier5.

nDZ< comme «cœur sensible» – saisie intuitive et émotive de la Réalité – et


comme «cœur ressentant» – source des désirs et tendances affectives; s’y
attache hL:`H comme «cœur ardent» – volonté de vivre et courage de quérir la
connaissance.
1
Cf. DK 22 B 2, cf. sous 8`(@H [l6].
2
Cf. V. Magnien, Quelques mots du vocabulaire grec ... , p. 131: (...) il
semble bien qu’il [le traité hippocratique De mondo sacro (...)] entende par
nD`<0F4H le sentiment de la vie végétative.
3
Cf. DK 22 B 113: >L<`< ¦FJ4 B÷F4 JÎ nD@<Xg4<.
4
Cf. J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 40: Une philosophie du
mouvement est forcément une philosophie des tendances plutôt qu’une philoso-
phie de la raison. (...) l’affectivité est pensée dans le sens de la recherche de la
Vérité (...).
5
Chez Platon le hL:`H, plus exactement le cheval blanc, ©"LJÎ< 6"JXPg4
(Phdr. 254 a 2: se retient lui–même).
1K9?E – MC/; – ;??E 63

Epicharme
[t3 = n6] 23 B 43
Dans un des fragments d’Epicharme le hL:`H se trouve mis
dans un rapport avec le <`@H: ¦B4B@8V.g4< @Ü J4 PD¬ JÎ<
hL:`<, •88 JÎ< <`@<. (23 B 43: il faut que ce ne soit pas le
thymos <qui reste> à la surface, mais le noos1.)
Comme c’est le seul parmi tous les fragments conservés des
Présocratiques où le hL:`H se trouve à côté du <`@H, le frag-
ment est difficile à surestimer car il livrerait un appui pour
déterminer la hiérarchie: le <`@H au–dessus du hL:`H.
Cependant le passage est difficile à analyser du fait que le
sens du verbe ¦B4B@8V.g4< doit être métaphorique dans la me-
sure où les deux notions – hL:`H et <`@H – ne se rapportent pas
aux substances liquides2. Si l’on traduit ce verbe par prévaloir
(LSJ), le fragment semble assez clair: Epicharme se prononce sur
la supériorité du <`@H par rapport au hL:`H. Si l’on suit le sens
apparaître à la surface (Diels, Freeman, Dumont), il convient de
demander: qu’est–ce que la surface et qu’est–ce que la profon-
deur? Et: de la surface de quoi est–il question?
La métaphore de surface peut vouloir dire que d’une part le
<`@H n’est pas léger comme il devrait être mais il a une tendance

1
Walker: colère (...) raison | Freeman: emotion (...) intelligence | DK:
Leidenschaft (...) Verstand | Dumont: passion (...) raison. Cf. aussi G. Casertano,
Il piacere, l’amore e la morte ... , t. 1, p. 12: Ma l’uomo ha lo strumento adatto a
regolare la sua vita in direzione del bello e dell’onesto, e questo strumento è
<`@H, la mente, la sua parte razionale: «non le passioni (hL:`H) ma la mente
(<`@H) deve sovrastare».
2
Le verbe ¦B4B@8V.g4< vient du substantif ¦B4B@8Z (surface), qui in-
dique un autre verbe BX8@:"4 (bouger). Selon LSJ il signifie: to be at the top,
come to the surface, float on the surface et au sens métaphorique: have the upper
hand, prevail. C’est ce dernier sens que LSJ, p. 652 indique pour le fragment
d’Epicharme. Cf. Freeman: should be on the surface | DK: Obenauf schwimmen |
Casertano: sovrastare | Dumont: doit faire surface. Le traducteur français du
fragment, J.–P. Dumont in: J.–P. Dumont, D. Delattre, J.–L. Poirier, Les Préso-
cratiques, p. 1251, qui accepte aussi le sens métaphorique du verbe dans ce frag-
ment, écrit: Métaphore empruntée à l’élément liquide: le désir doit rester enfoui
dans la profondeur. Je n’ai pas trouvé d’autre commentaire relatif à ce fragment.
64 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

à s’enfoncer1 (alors qu’il devrait émerger) ou au moins à ne pas


se manifester ouvertement. En revanche le hL:`H ressort, reap-
paraît, n’est pas pesant (pèse moins que le <`@H). Cependant,
pour les raisons qu’Epicharme ne donne pas dans son fragment,
on devrait arriver à la situtaion inverse: cacher le hL:`H pour
garder son <`@H clair, le faire apparaître. Le hL:`H doit être
repoussé2 car le <`@H est censé se manifester ouvertement.
D’autre part, si lier ce fragment à la pensée d’Héraclite et si
penser qu’Epicharme accepterait cela3, le conseil d’Epicharme
serait de cacher le hL:`H comme ce qui est plus intime. Etant
donné que le verbe ¦B4B@8V.g4< est intransitif, il me semble
qu’Epicharme veut dire: le noos doit rester à la surface, et non le
thymos, plutôt que le noos doit l’emporter sur le thymos. La
première formule serait négative: que le hL:`H n’aille pas à la
surface (et le <`@H dans la profondeur), la seconde – positive:
que le hL:`H reste dans la profondeur (et que le <`@H reste sur
la surface). Le fragment concrétiserait donc moins la position
relative de l’un par rapport à l’autre que les localisations du
hL:`H et du <`@H. Ainsi il ne serait plus question de supériorité
du <`@H.
Si le <`@H avait pris habituellement sa place au–dessus et le
hL:`H au–dessous, Epicharme n’aurait pas eu à s’occuper de ce
qu’il faut faire (PDZ), mais tout au plus il pourrait décrire
(comme Héraclite par exemple) ce qui se passe.
Si l’on tient à accentuer l’opposition directe entre le hL:`H
et le <`@H, je répéterai que la supériorité de ce dernier n’est pas
réelle mais désirée et qu’il ne faut pas oublier que la réalisation
de ce postulat peut être seulement momentanée et non pas dé-

1
Cf. l’observation de F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, p. 95:
l’élément le plus lourd s’enfonce toujours plus profond, le plus léger flotte tou-
jours plus haut – alors, le hL:`H est plus léger mais devrait–il être plus lourd?
2
Dans le langage psychanalytique on dirait: refoulé.
3
Ce n’est pas absurde, cf. Platon, Théétète 152 e 3–5. Selon J.–P. Dumont
in: J.–P. Dumont, D. Delattre, J.–L. Poirier, Les Présocratiques, p. 1247 Epi-
charme paraît avoir professé l’idée que rien n’est et que tout devient, ce qui fait
de lui le pendant comique d’Héraclite.
1K9?E – MC/; – ;??E 65

finitive. Epicharme insiste sur ce que l’on attribue une position


plus haute au <`@H qui ne l’a pas de lui–même. Pourquoi? Il ne
le dit pas.
Est–ce que le fait qu’il s’agisse d’un conseil, d’un ordre
signifierait qu’habituellement le hL:`H prend la position du
<`@H et le <`@H celle du hL:`H – d’où l’intervention d’Epi-
charme? S’il en est ainsi, cela ne met pas en cause le hL:`H (sa
tendance habituelle s’exprimant dans sa force) plus que le <`@H
(sa tendance habituelle étant sa faiblesse). Pas plus qu’Héraclite,
Epicharme ne précise pas quels sont les facteurs qui constituent
les fondements de la situation réelle qu’il croit utile d’éviter. Il ne
dit pas non plus comment atteindre ou provoquer l’état qu’il
suggère. La différence entre Héraclite et Epicharme est que le
premier décrit et que le second postule – mais les deux auteurs
utilisent les verbes de manière à souligner la valeur inaccomplie
de l’action: :VPgFh"4 chez Héraclite (battre et non combattre)
et ¦B4B@8V.g4< chez Epicharme (apparaître à la surface et non
demeurer à la surface).
Comme il a été signalé, le fragment d’Epicharme est le seul
des fragments des Présocratiques où le <`@H et le hL:`H soient
l’un à côté de l’autre. Il présente de ce fait une grande importance
pour l’interprétation de la pensée présocratique, surtout pour ceux
qui y verraient l’opposition entre l’émotion/passion (hL:`H) et la
raison (<`@H) et iraient jusqu’à en déduire la supériorité de la
raison par rapport à l’émotion.
Il faut cependant signaler deux éléments qui incitent à la
prudence vis–à–vis d’une telle interprétation. Le premier, faible,
est que certains éditeurs considèrent Epicharme comme poète
plutôt que philosophe. S’ils ont raison, il faut alors reconnaître
qu’on n’a pas une seule juxtaposition verbale <`@H – hL:`H
dans les fragments des philosophes de la période présocratique
car la seule se trouve chez un poète. Le second élément,
beaucoup plus fort, est que le mot <`@H dans ce fragment
d’Epicharme est une correction. C’est ainsi qu’Ahrens a remplacé
<`:@< qui se trouve chez Stobée, la source pour le fragment
d’Epicharme. Ahrens a cru justifié de le faire par le rapproche-
66 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

ment de la pensée d’Epicharme de celle de Théognis1. On peut


lire par exemple que Le mot «esprit» est une correction, mais très
convaincante2. Mais est–ce un argument suffisant pour accepter
la correction? La correction est maintenue depuis3 et je ne peux
citer qu’un seul éditeur qui préfère la tradition manuscrite à cette
correction4.
Si l’on se remet au texte tel qu’il est transmis par Stobée
(¦B4B@8V.g4< @ÜJ4 PD¬ JÎ< hL:`<, •88 JÎ< <`:@<), cela
signifie–t–il que toute la discussion ci–dessus est mal à propos?
Oui – en ce qui concerne le <`@H et l’éventuel rapport <`@H et
hL:`H – et non – en ce qui concerne le hL:`H. La perspective
générale se présente différemment mais les données relatives au
hL:`H sont les mêmes surtout si on a privilégié la lecture ne pas
rester à la surface plutôt que: être dominé par. Ce qui doit rester
à la surface (mais d’ordinaire ne le fait pas) c’est la loi et ce qui
prend volontiers sa place c’est le hL:`H. Le hL:`H occupe la
place de la loi. Ce qui importe c’est que le hL:`H a cette
tendance à occuper la position qui d’après Epicharme n’est pas la
sienne. Cette position est celle de surface, de dessus. Mais ici
aussi – quelle loi cela peut être si elle se laisse effacer par le
hL:`H? Qu’est–ce qu’une loi qui cède sa place? A qui revient
d’assurer qu’elle soit à sa place et que le hL:`H reste dans les
profondeurs?
[ph4] 23 B 13
Pour Epicharme les prolongements des nDX<gH ce sont la
lucidité et l’absence de confiance: <÷ng 6"Â :X:<"Fr •B4F-
JgÃ<q –DhD" J"ØJ" J÷< nDg<ä<. (23 B 13: sois vigilant et
pense à ne pas faire confiance: voilà les membres des phrenes5.)

1
Cf. H. L. Ahrens, De Dialectis Aeolicis et Pseudaeolicis, p. 458: <`:@<
† cf. Theogn. 631 ÷J4<4 :¬ hL:@Ø 6DXFFT< <`@H (...).
2
Cf. J. de Romilly, „Patience mon cœur!” ... , p. 179.
3
Cf. par ex. Poetae Comici Graeci, (éd.) R. Kassel & C. Austin, t. 1, p. 152.
4
Cf. L. Rodríguez–Noriega Guillén, Epicarmo de Siracusa ... , p. 206: 366
¦B4B@8V.g4< @Ü J4 PD¬ JÎ< hL:`< •88 JÎ< <`:@< (no debe prevalecer en
absoluto la coléra, sino la ley).
5
Norwood: wisdom | Walker: bon sens | Freeman: intelligence | DK: Geis-
tes | Krokiewicz: rozsądku | Dumont: bon sens.
1K9?E – MC/; – ;??E 67

La consigne d’Epicharme est de se servir de nDX<gH de


manière efficace. Cela est possible lorsqu’on utilise ses organes, à
savoir deux fonctions: discernement et distance critique.
Seulement, est–ce que son outil c’est l’absence de confiance ou la
conscience d’absence de confiance? Si l’on prend littéralement le
verbe :X:<"Fr, cela peut vouloir dire que l’oubli est possible,
que les outils des nDX<gH peuvent ne pas être utilisés, qu’il
arrive des obstacles pour faire fonctionner la méfiance et
l’attitude critique. Les instruments des nDX<gH sont indispen-
sables mais les nDX<gH ne sont pas autonomes.
[n7] 23 B 12
[n8] 23 B 22
[n9] 23 B 26
D’après Epicharme seul le <`@H voit et entend: <@ØH ÒD−4
6" <@ØH •6@bg4q J˜88" 6Tn 6" JLn8V. (23 B 12: le noos1
voit et le noos entend: tous les autres sont aveugles et sourds.)
Quels sont ces autres (J˜88")? S’agit–t–il des autres
instruments cognitifs de l’homme? Epicharme y vise–t–il le
hL:`H et les nDX<gH par exemple? Contrairement au hL:`H et
aux nDX<gH le <@ØH seul aurait une capacité et une efficacité
acoustiques et optiques. Il serait alors le seul à effectuer une
connaissance.
Un autre trait du <`@H est que lorsqu’il est pieux, il protège
l’homme du mal après sa mort car l’esprit (JÎ B<gØ:") de
l’homme persiste dans le ciel:
gÛFg$¬H <`T4 BgnL6ãH @Û BVh@4H 6r @Û*¥< 6"6`<
6"Jh"<f<q –<T JÎ B<gØ:" *4":g<gà 6"Jr @ÛD"<`<.
(23 B 22: pieux <de manière> naturelle <par> ton noos2 tu ne
subiras aucun mal après la mort: en haut le souffle persiste dans
le ciel.)
Dans ce fragment on trouve l’un à côté de l’autre trois mots
importants pour l’analyse effectuée: <`@H, BVh@4H – qui peut
faire penser à BVh@H – et B<gØ:". D’une part le <`@H est

1
Norwood: mind | Walker: intelligence | Freeman: Mind | DK: Verstand |
Dumont: intellect.
2
Walker: cœur | Freeman: mind | DK: Geiste | Dumont: esprit.
68 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

protecteur du mal ou de l’expérience du mal, d’autre part il joue


un rôle dans la vie céleste de l’homme. Si l’homme est pieux de
manière naturelle, c’est grâce au <`@H. L’opposition dans le
fragment n’est pas 6"6`< – le bien, mais 6"6`< – –<T 6"Jr
@ÛD"<`< et 6"Jh"<f< – *4":g<gÃ. Ce fragment lie la condi-
tion psychologique à la condition eschatologique de l’homme. La
nature spirituelle de l’homme vient de sa piété noétique et lui
garantit une apathie contre le mal après sa mort.
D’autre part l’état du <`@H influence l’état du corps: 6"-
h"DÎ< —< JÎ< <@Ø< §P04H, āB"< JÎ Fä:" 6"h"DÎH gÉ. (23
B 26: tu aurais le noos1 pur, <alors> tu es pur <en> tout corps.)
La pureté du corps – pureté somatique – dépendrait de la
pureté du <@ØH. En résulte–t–il qu’il y a une détermination
noétique pour le corps? Le <@ØH est responsable non seulement
de la pureté se réflétant dans le B<gØ:" de l’homme après sa
mort mais également durant sa vie d’avec le corps2. La présence
du <@ØH est salutaire aussi bien pour l’esprit que pour le corps.
Dans la première dimension ce qui importe c’est sa piété, dans la
seconde – sa pureté.

Je reprends. Pour Epicharme le hL:`H doit rester caché


dans les profondeurs, cependant il a une tendance apparemment
constante à se manifester, à prendre la position du dessus. Les
nDX<gH assurent des outils d’examen critique, cependant ils ne
sont pas infaillibles. Le <`@H est une catégorie autonome dans la
connaissance, du moins dans le domaine visuel et acoustique,
cependant il joue également un rôle important pour la condition
aussi bien eschatologique que physique (somatique) de l’homme.
Si on acceptait la correction d’Ahrens il faudrait en plus attribuer
au <`@H cette tendance à ne pas prendre la place de surface

1
Walker: cœur | Freeman: mind | DK: Sinn | Dumont: esprit.
2
La formule ressemble à la pensée de Cléobule (DK 10, 3, ". 3: gÞ JÎ
Fä:" §Pg4< 6"Â J¬< RLPZ<) et à la réponse de Thalès (DK 11 A 1: J\H
gÛ*"\:T<, [§n0] ‘Ò JÎ :¥< Fä:" ß(4ZH, J¬< *¥ RLP¬< gÜB@D@H, J¬< *¥
nbF4< gÛB"\*gLJ@H’).
1K9?E – MC/; – ;??E 69

qu’Epicharme reconnaît comme sienne et à céder sa place au


hL:`H.
Le hL:`H s’approprie la position qui appartient au
<`(:)@H. Il va donc au–devant de ce qui lui est propre. Il se pré-
sente comme une catégorie expansive. Les nDX<gH assurent des
instruments nécessaires de la connaissance mais pour être
efficaces elles doivent être constamment vigilantes. Le <`@H
améliore la condition de l’homme, cependant pas tout <`@H,
uniquement lorsqu’il est pieux et pur. En un mot: d’après les
fragments d’Epicharme le <`@H domine (opère), le hL:`H est
une catégorie dynamique, les nDX<gH sont responsables de
distinction, d’analyse. Le <`@H connaît et les nDX<gH analysent
les résultats de cette connaissance. Le <`@H dépend de l’analyse
effectuée par les nDX<gH et, si la correction d’Ahrens est juste, il
perd (facilement) sa place au profit du hL:`H.

Parménide
[t4] 28 B 1, 1
Dès la première ligne1 de son poème Parménide aurait in-
troduit le hL:`H avec le rôle suivant: ËBB@4 J"\ :g nXD@LF4<,
ÓF@< Jr ¦BÂ hL:ÎH Ê6V<@4, (28 B 1, 1: les cavales me portent
autant que2 le thymos3 irait).
La question de savoir à quoi se rapporte le mot hL:`H – au
poète (hL:`H A"D:g<\*@L, cf. v. 1: :g, v. 2: :r) ou aux

1
D’après Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens VII, 111, 5 qui est
la source du fragment: ¦<"DP`:g<@H (@Ø< J@Ø AgDÂ nbFgTH (DVng4 JÎ<
JD`B@< J@ØJ@<q (...).
2
Pour ÓF@< Jr ¦B\ cf. Il. III, 12, XV, 358, XXI, 251.
3
Burnet: my heart | Turchi: il mio desiderio | Freeman: my desire | Zafiro-
pulo: mon désir | DK: Lust | Kranz: Wille, Mut | Kirk – Raven: my heart | Pas-
quinelli: cuore | Untersteiner: slancio della mia volontà | Voilquin: l’élan de mon
âme | Tarán: my heart | Hussey: my desire | Casertano: impulso della mia mente |
Cordero: ma vigueur | Gallop: impulse | Austin: my heart | Coxon: my spirit |
O’Brien: desire | Frère: mon désir | Dumont: mon cœur | Conche: mon désir
[selon M. Conche in: Parménide, Le poème ... , p. 44: Mieux que le mot „cœur”,
le mot „désir” évoque, semble–t–il, l’idée de mouvement, d’élan vers quelque
chose.] | Cerri: l’animo | Henn: my heart.
70 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

cavales (hL:ÎH ËBBT< car dans le vv. 4–5 il est question de J−4
(VD :g B@8bnD"FJ@4 nXD@< ËBB@4 / āD:" J4J"\<@LF"4,
6@ØD"4 *r Ò*Î< º(g:`<gL@<)1 – n’a guère d’importance parce
que dans les deux cas cela revient à lier le hL:`H à Parménide –
dans le premier cas directement, dans le second indirectement,
car même si l’on lie le hL:`H aux cavales, il ne faut pas oublier
que l’image donnée par Parménide est métaphorique: les cavales
symbolisent son propre élan vers la vérité, ou plus généralement,
vers la recherche philosophique2.
Ce qui est significatif c’est l’adverbe ÓF@< (autant que). Cet
adverbe compris dans son double aspect (ni plus et ni moins)
permet de mieux voir le rôle du hL:`H. Les cavales conduisent
Parménide jusque et en même temps seulement là où le hL:`H
arrive. Le hL:`H est alors, premièrement, un dynamisme moteur
1
Cf. aussi L. Tarán in: Parmenides ... , p. 9: his desire (...) Although from
a grammatical point of view hL:`H may refer either to the horses or to the poet,
almost all critics agree that it refers to the poet. Stein (...), however, took hL:`H
to refer to the horses. The following considerations seem to me to make it
certain that hL:`H refers to the poet: (a) while it is true that the horses know
the way (fr. I.4), the same applies to the poet (fr. I.3), and this is due to the fact
that poet and horses already travelled on this road (cf. fr. I.3 (...)); (b) the
Heliades are the ones who lead the way (fr. I.5), escort the poet (fr. I.8–10),
persuade Dike (fr. I15–16), and guide the horses (fr. I.4–5; 20–21), so that it
would have been inconsistent for Parmenides to say that the horses carry him as
far as ever their desire may reach. Cf. aussi A. H. Coxon, The Fragments of
Parmenides ... , p. 157: (...) P. alludes in the first instance to his own hL:`H, of
which the mares are the incarnation and symbol. The sense is that, once they
had set him on the way to the goddess, they were able, as they were not
previously, to take him as far as ever he desired.
2
Cf. G. Cerri in: Parmenide di Elea, Poema sulla natura, p. 166: (...) sono
‘le cavalle del pensiero’ o almeno ‘dello slancio della mente verso il proprio
scopo’ (hL:`H). Il v. 1 fornisce così all’uditorio e al pubblico dei futuri lettori
una spiegazione preventiva della funzione metaforica delle cavalle e del carro.
Cf. aussi J. Brunschwig: (...) il me semble qu’on pourrait dire: le désir pousse
l’homme (ou Parménide) vers la vérité; les cavales réalisent ce désir en l’empor-
tant vers la voie qui y mène; les filles montrent le chemin (d’abord de loin, sans
bouger), puis prennent le relais et accompagnent le jeune homme jusqu’à la
porte gardée par la justice – mais elles ne se mettent pas à la place des cavales
pour tirer le char ... (causalité finale, motrice, formelle) [communication perso-
nelle per nuntium electronicum du 25 novembre 2004].
1K9?E – MC/; – ;??E 71

qui dynamise le mouvement, deuxièmement, un dynamisme de


direction, parce qu’il indique la direction de ce mouvement,
troisièmement – un dynamisme responsable de portée parce qu’il
détermine la distance du parcours (indique le point exact sur la
ligne de direction).
Parménide s’en remet au hL:`H comme au facteur moteur
qui oriente l’homme en ce qui concerne la direction de sa
conduite et les limites de son comportement. Etant donné que la
démarche décrite dans le poème de Parménide se rapporte à la
recherche de la vérité, le rôle du hL:`H n’est pas à négliger.
C’est une intuition spontanée, un élan autonome initial1. Sa force
est décisive ou bien il est lui–même cette force décisive et
essentielle car il pousse l’homme vers la recherche de la vérité et
lui indique, bien que de manière encore vague mais quand même
essentielle, la direction où chercher la vérité2.

1
Cf. J. Frère, Les Grecs et le désir de l’être ... , p. 441: Parménide (...)
relie désir (hL:`H) et savoir (gÆ*X<"4) (...) et G. Casertano, Il piacere, l’amore
e la morte ... , t. 1, p. 48 qui justifie sa traduction–interprétation de hL:`H par
impulso della mia mente de manière suivante: ponendola in relazione allo stretto
legame che Parmenide stabilisce fra sensibilità, sentimentalità, intelletto e
pensiero (...).
2
Bien sûr c’est d’une nouvelle métaphore qu’il s’agit, mais Parménide vise
non seulement la vérité mais son cœur même: ²:¥< z!80hg\0H gÛ6L68X@H
•JDg:¥H J@D / ²*¥ $D@Jä< *`>"H, J"ÃH @Û6 §<4 B\FJ4H •80hZH. (DK 28
B 1, 29–30: d’une part le cœur intrépide de la vérité ronde, d’autre part les
opinions des mortels dans lesquelles il n’y a pas de foi véritable). Pour l’expres-
sion z!80hg\0H J@D cf. Burnet: heart of truth | Freeman: heart of Truth |
Zafiropulo: cœur de la Vérité | DK: Wahrheit (...) Herz | Untersteiner: cuore della
verità | Tarán: heart of truth | Hussey: heart of truth | Kirk – Raven – Schofield:
heart of truth | Cordero: cœur de la vérité | Gallop: heart of truth | Austin: temper
of Truth | Coxon: heart of reality | O’Brien: heart of truth | Frère: cœur de la
vérité | Dumont: le cœur propre à la vérité | Sullivan: core of truth | Conche:
cœur de la vérité | Cerri: verità | Henn: Truth’s core. Il peut s’agir du centre de la
vérité mais le mot cœur n’est pas étranger au domaine affectif (chez Homère 94
occurrences). Cf. aussi la lecture heideggerienne de E. Martineau, Le “cœur” de
l’alètheia, p. 70: Du se–montrer con–centre en lui–même, l’ex–centricité qui–
ne–se–montre–pas: si déconcertante que paraisse cette “traduction” française,
c’est elle pourtant que nous croyons la moins impropre à refléter le vingt–neu-
vième vers parménidien.
72 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Le mot n’apparaît plus chez Parménide1. On n’a donc pas de


critère externe pour en dire plus de cet élan qu’est le hL:`H2,
qu’il soit un acte de volition ou un sentiment autonome3.
[n10] 28 B 4, 1
[n11] 28 B 6, 6
[n12] 28 B 16, 2
Le <`@H chez Parménide possède la puissance de révéler
(rendre présent) ce qui demeure caché (absent): 8gØFFg *r
Ó:TH •Bg`<J" <`T4 B"Dg`<J" $g$"\TH (...) (28 B 4, 1: re-
marque cependant l’absent fermement présent <par/à> le noos4).
Une première question: faut–il lire le datif <`T4 comme in-
strumentalis (par quoi) – par le <`@H (Burnet, Diels & Kranz,
Untersteiner, Pasquinelli, Voilquin, Austin, Coxon, Dumont,
Conche, Henn) ou comme datif proprement dit (présent à qui?) –
au <`@H (Freeman, Zafiropulo, Untersteiner – Calogero, Tarán,
Krokiewicz, Cordero, Gallop, O’Brien, Frère, Sullivan, Cerri)?
Dans le premier cas il s’agit d’une puissance productive, dans le
second d’une capacité réceptive. Dans les deux c’est grâce au
<`@H que l’absent devient présent.

1
Sans compter la leçon de Sextus au DK 28 B 8, 1: hL:ÎH – mais elle est
généralement rejetée contre celle de Simplicius: :Øh@H.
2
Il est curieux de voir que Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens
VII, 112, 1 sq. qui rapporte le fragment en le commentant explique le sens sym-
bolique des cavales (JH •8`(@LH J−H RLP−H ÒD:VH Jg 6" ÏDX>g4H), du
chemin (JÎ< n48`F@n@< 8`(@< hgTD\"<) etc., mais ne le fait pas pour le
hL:`H.
3
Pour S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... , p. 69: Parme-
nides thus associates thumos with the desire he has to grasp the nature of the
universe. In this case it expresses a positive emotion.
4
Burnet: with thy mind | Freeman: to the mind | Zafiropulo: pour l’esprit |
DK: mit dem Geist | Pasquinelli: per opera della mente | Untersteiner: per mezzo
dell’intuizione | Untersteiner (cité par G. Calogero, Parmenide, p. 27, n. 26): al
pensiero | Voilquin: avec ton esprit | Tarán: to the mind | Krokiewicz: dla umysłu
| Cordero: pour la pensée | Gallop: to the mind | Austin: from the mind | Coxon:
with your mind | O’Brien: to the mind | Frère: à l’intelligence | Dumont: du fait
de l’intellect | Sullivan: to noos [inner vision] | Conche: par le penser | Cerri: alla
mente | Henn: within mind’s own deepening frame. Cf. aussi K. von Fritz, ;`@H
and <@gÃ< in the Homeric Poems, p. 92: “makes far off things present”.
1K9?E – MC/; – ;??E 73

Une seconde question: dans quel sens sont pris les mots
absent et présent? Objectif ou subjectif? Si le passage de l’absent
au présent se fait dans le sens subjectif il faut parler d’un pouvoir
psychique du <`@H. Si en revanche le passage a caractère objectif
– ce qui me semble peu probable à moins qu’on veuille interpré-
ter la philosophie de Parménide comme un certain idéalisme – le
<`@H aurait un pouvoir ontologique constitutif. Pris dans la pers-
pective de l’affectivité ce fragment peut signifier que les choses
imperceptibles (et non pas qui n’existent pas du tout) deviennent
perceptibles par/pour le <`@H et ne le deviennent pas pour autre
chose/par un autre moyen.
D’un autre côté le <`@H peut errer, ce qui arrive lorsqu’il se
trouve dans la difficulté d’agir:
(...) •:0P"<\0 (D ¦< "ÛJä<
FJZhgF4< Æhb<g4 B8"6JÎ< <`@< (...)
(28 B 6, 5–6: (...) la perplexité dans leur poitrine dirige le noos1
errant (...)).
L’errance du <`@H est–elle une tendance permanante ou
s’agit–t–il d’un embarras possible, accidentel, exceptionnel? On
refuse au <`@H la stabilité du fait qu’il vacille à cause de la
disposition d’impuissance dans la poitrine. Cette impuissance
(•:0P"<\0) se rapporte dans le poème de Parménide aux
mortels ignorants ($D@J@Â gÆ*`JgH @Û*X<), sourds et aveugles.
Mais l’homme, tel Parménide, quitte ce chemin et acquiert un
savoir sur l’être. Ainsi son <`@H obtient une nouvelle caractéris-
tique. Il faut donc admettre deux dispositions du <`@H, bien
distinctes: celle des mortels et celle du philosophe.
Dans un troisième passage Parménide met le <`@H en rela-
tion avec des éléments corporels (6D÷F4H :g8XT<). Son objet/
action (<`0:") dépend de la constitution corporelle:

1
Burnet: thought | Freeman: intelligence | Zafiropulo: esprit | DK: Sinn |
Pasquinelli: mente | Untersteiner: intuizione | Voilquin: esprit | Tarán: thought |
Cordero: intellect | Gallop: mind | Austin: mind | Coxon: mind | O’Brien: mind |
Frère: esprit | Dumont: esprit | Conche: pensée | Cerri: mente | Henn: mind.
74 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

ñH (D ª6"FJ@H §Pg4 6D÷F4< :g8XT<


B@8LB8V(6JT<,
JãH <`@H •<hDfB@4F4 B"D\FJ"J"4q JÎ (D "ÛJ`
§FJ4< ÓBgD nD@<Xg4 :g8XT< nbF4H •<hDfB@4F4<
6" B÷F4< 6" B"<J\q JÎ (D B8X@< ¦FJ <`0:".
(28 B 16: en effet, comme chacun a un mélange des membres1
qui errent de tous les côtés, ainsi noos2 se tient <chez> les
hommes: la même <chose> est ce que3 ressent4 la nature des
membres <aussi bien pour> tous les hommes <que pour> chacun
tout entier; en effet ce dont il y a plus est <l’objet/action du>
noos5.)

1
Comme le fait remarquer M. Conche in: Parménide, Le poème ... , p. 245
par membres il faut entendre ici corps.
2
Burnet: thought | Freeman: mind | Zafiropulo: pensée | DK: Geist |
Pasquinelli: mente | Untersteiner: intuizione | Tricot: pensée | Voilquin: pensée |
Tarán: mind | Reale: mente | Krokiewicz: umysł | Cordero: intellect | Gallop: mind
| Austin: mind | Coxon: mind | O’Brien: mind | Frère: esprit | Dumont: intellect |
Conche: esprit | Cerri: mente | Henn: mind.
3
M. Conche in: Parménide, Le poème ... , pp. 247–248 argumente qu’il
faut comprendre ÓBgD comme ce qui, le sujet de nD@<Xg4, et non comme son
complément car, entre autres, la seconde phrase (...) ne peut certainement dire
que tous les hommes pensent la même chose. Bien certainement que non si on
prend, comme Conche, le même au sens du contenu précis de la pensée. Mais on
peut comprendre le même au sens de de la même manière (sens modal), c’est–à–
dire leur pensée se forme de la même chose, c’est–à–dire: leur pensée est ce dont
il y a plus.
4
Burnet: thinks | Freeman: thinks | Zafiropulo: pense | DK: was denkt |
Pasquinelli: pensa | Untersteiner: è conosciuto | Tricot: intelligence | Voilquin: – |
Tarán: thinks | Reale: pensa | Krokiewicz: myśli | Cordero: pense | Gallop: thinks |
Austin: thinks | Coxon: awareness | O’Brien: think | Frère: apprehende | Dumont:
la chose consciente | Padel: thinks | Conche: pense | Cerri: percepisce | Henn:
meet.
5
Burnet: thought | Freeman: Thought | Zafiropulo: pensée | DK: Gedanke |
Pasquinelli: pensiero | Untersteiner: pensiero | Tricot: pensée | Voilquin: pensée |
Tarán: thought | Reale: pensiero | Krokiewicz: myślą | Cordero: pensée | Gallop:
thought | Austin: thought | Coxon: thought the mind conceives | O’Brien: thought
| Frère: pensée | Dumont: pensée | Padel: thought | Conche: pensée | Cerri: pen-
siero | Henn: Thought .
1K9?E – MC/; – ;??E 75

Pour comprendre le mot <`0:" je me range à l’avis de T.


Zieliński: l’objet du <`@H ou son action1. Le second mot difficile
à traduire est le verbe nD@<Xg4. Malheuresement, c’est sa seule
occurrence chez Parménide. Le mot est attesté deux fois chez
Héraclite qui dit que le nD@<Xg4< est commun à tous2. Si le
nD@<Xg4< est commun à tous, il doit signifier une faculté
élémentaire, peut–être plus élémentaire que <@gÃ<3, car, on le
voit, il est lié aux éléments organiques.
Est–ce pour cela que Parménide n’y a pas mis <@gÃ< pour
lequel il réserve un autre caractère, moins physiologique? C’est
difficile à dire parce que le mot <`@H est identifié ou du moins
comparé au mélange des membres. Et si on met en parallèle ce
mélange des membres (6D÷F4< :g8XT<) avec la nature des
membres (:g8XT< nbF4H) qui, elle, est ce qui nD@<Xg4, cela
revient à dire que le <`@H est la même chose que nD@<Xg4. Dans
ce cas–là aussi bien le <`@H que nD@<Xg4 ont caractère orga-
nique ou au moins sont liés à la constitution organique: ce dont il
y a plus détermine (le caractère du) le penser–sentir et son objet.
1
T. Zieliński, Homeric Psychology [1922], p. 32, n. 2 et p. 35, n. 3 [de la
p. 34]: (...) JÎ <@@b:g<@<, <`0:", the result of thinking, not its organ (...)
Although, we must acknowledge that it is sometimes difficult to define a clear
border between <`@H as the thinking element and the thought element (...) <`@H
can have also the meaning of <`0:" (...) And vice versa, <`0:" is sometimes
used in the meaning of the turn of mind of the man (...). Cf. encore le fragment de
Parménide 28 B 8, 34 dans lequel il est lié au verbe: J"ÛJÎ< *r ¦FJÂ <@gÃ< Jg
6"Â @à<g6g< §FJ4 <`0:". Si comprendre <@gÃ< à la manière d’Homère, notam-
ment comme voir, apercevoir, penser, sentir etc. le sens serait: la même chose est
voir–apercevoir–penser–sentir et ce à cause de quoi est l’objet du voir–
apercevoir–penser–sentir.
2
Il dit que JÎ nD@<Xg4< est commun à tout le monde (DK 22 B 113:
>L<`< ¦FJ4 B÷F4 JÎ nD@<Xg4<), mais il dit aussi que nombreux en manquent
(DK 22 B 17: @Û (D nD@<X@LF4 J@4"ØJ" B@88@\ (...)) – même si dans ce
second cas il limite ce nD@<X@LF4 à certains J@4"ØJ".
3
Le caractère plus élémentaire, moins perfectionné de nD@<gÃ< par raport
à <@gÃ< est souligné également par S. M. Darcus, Daimon Parallels the Holy
Phren in Empedocles, p. 179, n. 14: It is significant that Parmenides uses noein
to indicate the grasp of truth that nous can have (28 B 2.2, B 3, B 6.1, B 8.8, B
8.34, B 8.36) but speaks of phronein in B 16.3 when referring to noema that may
be a mixture of truth and falsehood.
76 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Si on considère à présent les deux fragments précédents,


apparaît le caractère ambivalent du <`@H: d’une part le <`@H est
puissant et introspéctif mais d’autre part il peut errer.
Est–il juste de croire que le caractère organique du <`@H ne
se rapporte qu’au <`@H errant du fait que le passage vient de la
même partie du poème de Parménide1? Ou, au contraire, aussi
bien le <`@H introspectif que le <`@H errant sont le même <`@H
déterminé par les facteurs organiques?
Il est compréhensible que le <`@H errant soit une image du
corps. Mais pourquoi ne pas admettre la même chose pour l’intro-
spection? Si les gens tombent dans l’erreur, c’est parce que leur
<`@H est déterminé (guidé) par une disposition perplexe résidant
dans leur poitrine – et si le corps fonctionne correctement il ne
détermine pas négativement le <`@H (donc le détermine–t–il
positivement?). Les deux sont en accord avec le troisième
fragment, le premier se rapporte à une constitution correcte du
corps et le second à une constitution perturbée2. C’est un fait
connu qu’il arrive que les émotions et/ou les pensées ou plutôt
leurs objets (<`0:") et même les dynamismes, à savoir les
modes de sentir, de vouloir ou de penser, dépendent de l’état du
corps3. Ce qui est en faveur du sens mixte, affectivo–réflexif de
nD@<gÃ<, c’est non seulement n\8" nD@<gÃ< de l’Iliade (IV,

1
C’est par ex. l’avis de M. Conche in: Parménide, Le poème ... , p. 250: Le
fragment 16 a donc bien sa place dans la partie du Poème BgDÂ *`>"<, en quoi
il suit J. Barnes.
2
Cf. par ex. S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... , p. 32: (...)
third fragment (...) may explain why noos can fail to perceive this truth (B 16).
M. Conche in: Parménide, Le poème ... , p. 257 finit son commentaire par dire:
De celui–ci [fragment 16] résulte seulement que les pensées des humains dé-
pendent de leur corps, de la composition de celui–ci et de ses vicissitudes.
3
L’idée du <`0:" organique se retrouvera chez Empédocle 31 B 105:
[6"D*\"] "Ë:"J@H ¦< Bg8V(gFF4 JghD"::X<0 •<J4h@D`<J@H, / J−4 Jg
<`0:" :V84FJ" 6468ZF6gJ"4 •<hDfB@4F4<· / "Í:" (D •<hDfB@4H
BgD46VD*4`< ¦FJ4 <`0:". ([le cœur] nourri dans les mers du sang qui
rebondit, en lui le plus la pensée est appelé chez les hommes; le sang autour du
cœur est pour les hommes la pensée). Pour la recherche contemporaine cf. G.
Pankov, L’homme et sa psychose.
1K9?E – MC/; – ;??E 77

219, V, 116) et de l’Odyssée (6, 313, 7, 15, 7, 42, 7, 75) mais


aussi le contexte dans lequel le passage est cité par Théophraste.
Il semble renforcer cette interprétation parce que Théophraste cite
Parménide comme celui pour qui JÎ "ÆFhV<gFh"4 est la même
chose que JÎ nD@<gÃ<1.

Pour résumer: chez Parménide le hL:`H se montre comme


une force directrice, le <`@H apparaît comme une force qui fait
ressortir les choses comme présentes de leur absence, comme
pouvant errer et comme lié à la constitution corporelle. Son
caractère est donc ambigu2 ce qui ne peut pas être dit du hL:`H.
Les deux sont liés au sujet, tantôt déterminant l’action, tantôt
déterminant le mode de connaissance. Reste à noter l’absence du
mot nDZ< dans les fragments conservés de Parménide (est attesté
son dérivé nD@<gÃ<).
Si le <`@H et nD@<gÃ< sont de caractère organique ou du
moins sont déterminés par l’aspect corporel3, on n’en sait rien de
tel du hL:`H4. Rien ne laisse ni le nier ni le confirmer. C’est
1
Théophraste, Du sens 4, 1 [= DK 28 A 46]: JÎ (D "ÆFhV<gFh"4 6"Â
JÎ nD@<gÃ< ñH J"ÛJÎ 8X(g4. Cf. aussi Empédocle 31 B 107, 2 où nD@<gÃ< est
mis au même plan que le plaisir et la peine (»*@<J’ ²*’ •<4ä<J"4).
2
Cf. A.–Ed. Chaignet, Histoire de la psychologie ... , pp. 66–67: On ne
sait trop comment concilier ce passage, d’où il résulte que Parménide ne dis-
tinguait pas deux facultés de connaître et confondait la sensation avec la raison,
avec les passages précédemment cités où il les oppose si fortement l’une à
l’autre (...).
3
Pareillement Démocède (cf. [ph1] 19, 3), inversement Epicharme pour
qui c’est le <`@H qui conditionne le corps (cf. [n9] 23 B 26).
4
A. H. Coxon, The Fragments of Parmenides ... , p. 184 essaie de rappro-
cher le passage parménidéen de l’Odyssée 9, 295 à cause du mot •:0P"<\0 ((...)
•:0P"<\0 *r §Pg hL:`<) et de l’Odyssée 23, 105 à cause du mot FJZhgF4<
((...) hL:`H :@4 ¦<Â FJZhgFF4 (...)). Ainsi il trouve un lien entre hL:`H et
<`@H: P.’s language may therefore be taken to refer, however indirectly, to the
hL:`H and to the same Pythagorean analysis of the soul into hL:`H and <`@H
as the chariot–image of the prologue (...). Mais comme le hL:`H est absent du
passage parménidéen, c’est une liasion effectivement indirecte. Cependant si
Coxon avait raison, il faudrait en conclure que le hL:`H ressemble au <`@H plu-
tôt qu’il ne s’en distingue. La raison en est qu’aussi bien le hL:`H que le <`@H
est victime, si on peut dire, de la •:0P"<\0.
78 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

encore – comme chez Héraclite – une notion de tout autre ordre,


comme à côté, parallèle. Le hL:`H fonctionne selon ses propres
lois qui ne sont pas explicitées par Parménide, sinon esquissées
dans une image métaphorique. De manière assez générale on peut
dire que le hL:`H serait ce dynamisme moteur qui assiste
l’homme dans son passage du <`@H errant1 vers le <`@H intro-
spectif. Il est peut–être le (seul) moyen pour l’homme de se
libérer de la forte détermination organique dans sa manière de
sentir, penser2 et connaître3.

Empédocle
[t5] 31 B 128
[t6] 31 B 137
Dans deux fragments d’Empédocle hL:`H signifie vie ou
son siège (cœur). Il y est question d’arracher hL:`H (hL:Î<
•B@DD"\F"<Jg("H)) pour pouvoir manger les membres, le
corps. L’expression empédocléenne correspond à l’homérique
hL:Î< ¦>"\<LJ@, hL:Î< ª8@4J@4:

1
G. Jäger, “NUS” in Platons Dialogen, p. 173: Daher ist auch bei Parme-
nides für mögliche Fehlurteile der <@ØH selber verantwortlich (...).
2
Cf. K. von Fritz, ;`@H, <@gÃ<, and their Derivatives ... , p. 242: (...) for
he [Parmenides] was the first consciously to include logical reasoning in the
functions of the <`@H.
3
Je trouve deux commentateurs qui ont insisté sur le caractère intégral –
affectivo–réflexivo–volitif – de l’anthropologie de Parménide. Cf. J. Frère, Les
Grecs et le désir de l’être ... , p. 45 & p. 445: (...) la philosophie de Parménide
se présente–t–elle comme une philosophie qui déborde la raison, qui est plus et
autre chose qu’une démarche de pur logicien. L’homme est effort vers l’Etre,
émotion face à la découverte de l’Etre. (...) La catégorie psychologique du
hL:`H (...) devient catégorie fondamentale de la démarche métaphysique et
éthique et G. Casertano, Il piacere, l’amore e la morte ... , t. 1, p. 48: sensibilità,
sentimentalità, intelletto e pensiero (...) Parmenide appaia dunque un represen-
tante, e non certo quello di minore spicco, di quella concezione che vedeva nella
«collaborazione» fra intelligenza e sentimenti, tra <`@H e hL:`H, tra 8`(@H e
BVh@H, il carattere piú eminente e caratteristico dell’essere uomo.
4
Pour le même syntagme cf. 16, 428–429: (...) •B@DD"ÃF"4 n\8@< J@D
/ ²*¥ 6"J .T¬< n"(Xg4< (...).
1K9?E – MC/; – ;??E 79

hL:Î< •B@DD"\F"<J"H ¦<<>X*:g<"4 ²X" (LÃ".


(31 B 128, 10)1
et:
hL:Î< •B@DD"\F"<Jg n\8"H 6"J FVD6"H §*@LF4<.
(31 B 137, 6)2.3
[t7] 31 B 145
[t8] fr. d 9–10 (éd. Martin – Primavesi)
Dans un autre fragment d’Empédocle il est question du
hL:`H qui emmagasine les souffrances:
J@4(VDJ@4 P"8gB−4F4< e8b@<JgH 6"6`J0F4<
@ÜB@Jg *g48"\T< •PXT< 8TnZFgJg hL:`<.
(31 B 145: en effet, asservis par des maux terribles, jamais vous
ne délivrerez le thymos4 de lourdes souffrances.)
Il reste à expliquer si le hL:`H est assiégé parce que
l’homme a commis une mauvaise action. Ou peut–être est–il une
victime d’un mal dont il n’est pas responsable, non voulu par lui?
En soutenant la première possibilité on arriverait à la notion
de conscience, en quelque sorte une annonce du futur daïmon
socratique – avec cette différence que celui–ci s’oppose au mal à
venir, le hL:`H empédocléen signale le mal passé. Mais pour le
soutenir on doit recourir à l’eschatologie d’Empédocle. Elle est
plus ou moins contenue dans ses autres fragments et c’est alors un
critère externe qui peut ne pas correspondre au passage analysé.
Ne pouvant pas décider de laquelle des deux il s’agit, il est
plus prudent de vouloir satisfaire à la solution active et passive à
la fois. Le hL:`H reflète la valeur des actes accomplis ou/et des
actions subies. L’homme qui s’est trouvé dans le mal ayant com-

1
Burnet: life | Leonard: life | Freeman: life | Zafiropulo: vie | DK: Leben |
Kranz: Leben | Kirk – Raven: life | Bignone: anima | Voilquin: vie | Wright: life |
Dumont: vie | Inwood: life–breath | Sullivan: ‘seat of life’.
2
Burnet: life | Leonard: life | Freeman: life | Zafiropulo: vie | DK: Leben |
Kranz: Leben | Kirk – Raven: life | Bignone: anima | Voilquin: vie | Wright: life |
Dumont: vie | Inwood: life–breath | Sullivan: ‘seat of life’.
3
Cf. aussi DK 31 B 138: P"86ä4 •BÎ RLP¬< •DbF"H.
4
Burnet: souls | Leonard: life | Freeman: heart | Zafiropulo: cœur | DK:
Herz | Kranz: Gemüt | Bignone: cuore | Voilquin: cœur | Wright: hearts | Dumont:
cœur | Inwood: heart[s] | Sullivan: seat of sorrow.
80 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

mis ou ayant subi le mal en garde l’image dans son hL:`H. Qui
plus est, son accablement a un caractère définitif (@ÜB@Jg).
Ce qui n’est pas dit en revanche c’est si cette mémoire
concerne uniquement les expériences du mal. Le hL:`H emma-
gasinerait–il au même degré les expériences joyeuses lorsque
l’homme est dominé par le bien1? On peut – mais c’est encore se
servir d’un critère externe – évoquer le fragment où Empédocle
dit que Ð8$4@H, ÔH hg\T< BD"B\*T< ¦6JZF"J@ B8@ØJ@<2,
bien que, là aussi, on puisse le comprendre dans le sens actif (a
acquis) ou passif (a acquis par le moyen d’obtenir). L’homme –
mais il n’y est plus question du hL:`H – emmagasine l’expé-
rience liée à la richesse divine et cela le rend bienheureux.
La relation du hL:`H avec les états douloureux et la souf-
france se trouve confirmée3 dans un autre fragment – il s’agit
d’un vers reconstitué à partir du papyrus dit de Strasbourg:
[:LD\"? J(g) @Û6] ¦hX8@LF4 B"DXFFg[J"4 –8(]g"
hL:ä4
[•<hDfB@4H?q (...)
(fr. d 9–10, éd. Martin – Primavesi: [les milliers des] douleurs
seront présents dans le thymos [aux hommes] qui [ne] veulent
pas)4.
Le hL:`H, ici comme là, est présenté comme un réceptacle
de la souffrance, •PXT< et –8(]g" pouvant avoir ce sens géné-
ral de souffrance.

1
Le daïmon socratique n’avisait pas Socrate du bien.
2
DK 31 B 132, 1: bienheureux est celui qui a acquis la richesse du divin
cœur.
3
C’est un exemple intéressant où une hypothèse se trouve corroborée par
un contexte découvert récemment, inconnu autrefois. On pourrait demander com-
bien de corroborations ou d’infirmations peuvent advenir encore.
4
Martin & Primavesi: d’innombrables tourments seront présents dans le
cœur des hommes – countless griefs will be present to men in their minds. Cf.
Odyssée 12, 427: (...) nXDT< ¦:è –8(g" hL:è.
1K9?E – MC/; – ;??E 81

[ph5] 31 B 5
[ph6] 31 B 23, 9
[ph7] 31 B 114, 3
[ph8] 31 B 133, 3
[ph9] 31 B 134, 4
[ph10] fr. a(ii) 29 (éd. Martin – Primavesi)
[ph11] 31 B 15, 1
[ph12] 31 B 17, 14
Le mot nDZ< est attesté chez Empédocle dans huit occur-
rences, dont six fois au singulier et deux au pluriel.
Empédocle parle de la nDZ< muette: FJg(VF"4 nDg<ÎH
§88@B@H gÇFT. (31 B 5: tiens <caché> dans la phren1 muette2.)
La nDZ< est capable de rester muette dans le sens de ne pas
laisser déborder ce qu’elle contient. On peut supposer qu’elle soit
clairement séparée de ce qui l’entoure, qu’elle ne se confonde
pas, possède des membranes qui lui permettent de protéger ce
qu’elle enferme. Elle reste discrète et sait se maîtriser. Le
contexte de Plutarque suggère que ce qu’il faut tenir caché dans
la nDZ< c’est l’enseignement d’Empédocle3.
D’autre part la nDZ< est sujette à l’erreur: (...) @àJT :¬ Fr
•BVJ0 nDX<" 6"4<bJT (...) (31 B 23, 9: ainsi que l’erreur ne
l’emporte pas sur ta phren4 que (...)).

1
Burnet: heart | Leonard: breast | Freeman: bosom | Zafiropulo: cœur | DK:
Brust | Bignone: animo | Voilquin: cœur | Wright: heart | Dumont: cœur | Inwood:
thought organ | Trépanier: mind.
2
Au DK 31 B 117 le mot est un épithète du poisson. Cf. G. Cerri, Empe-
docle, fr. 3 D.–K. ... , pp. 86–87: (...) l’invito in seconda persona singolare a
tenere la bocca chiusa, ad imitare il silenzio assoluto del pesce. Il ne faut cepen-
dant pas oublier que §88@B@H est une correction de Wyttenbach, les manuscrits
offrant FJX(@LF"4 nDg<ÎH •88r ÓBgD ¦8VFFT (<elles [les dogmes]> se
tiennent <cachés> dans la phren lesquels je chasse).
3
Cf. Voilquin: mon enseignement | Dumont: secret. Cf. aussi S. D. Sulli-
van, The Nature of Phren in Empedocles, p. 125: What is to be concealed in
phren is unclear (...) his teaching et S. Trépanier, Empedocles ... , p. 60: (...) (my
teachings?) (...).
4
Burnet: mind | Leonard: breast | Freeman: mind | Zafiropulo: esprit | DK:
Sinn | Kirk – Raven: mind | Bignone: ti | Voilquin: esprit | Wright: mind | Du-
mont: esprit | Inwood: thought organ. Cf. aussi S. Trépanier, Empedocles ... , p.
49: (...) Empedocles’ persuasion leaps into the breast of mortal men, ¦BÂ nDX<"
B\FJ4@H ÒD:Z (114.3), right in the midst of human life and activity.
82 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

L’erreur saisissant la nDZ< concerne l’opinion sur l’origine


des choses1. Cela veut dire qu’elle perd sa force de perspicacité
du savoir (J@DäH J"ØJr ÇFh4).
La nDZ< est attaquée par la force penible et jalouse de la
confiance. C’est alors qu’il est difficile pour les hommer de
connaître les mots vrais ou même de les accepter (et pourtant
Empédocle les leur dévoile):
ì n\8@4, @É*" :¥< @à<g6r •80hg\0 BVD" :bh@4H,
@áH ¦(ã ¦>gDXTq :V8" *r •D("8X0 (g JXJL6J"4
•<*DVF4 6"Â *bF.08@H ¦BÂ nDX<" B\FJ4@H ÒD:Z.
(31 B 114: amis, je sais pourquoi la vérité <repose> dans les
paroles que je prononcerai; mais fort penible2 est–façonné(e)
pour les hommes et jaloux <est> l’assaut de la confiance sur la
phren3.)
La foi (resp. la confiance) qui s’impose à la nDZ< lui rend
difficile l’accès à la vérité. Cette confiance est jalouse et par cela,
du point de vue d’Empédocle, pénible. Ou bien: comme la
confiance est jalouse, elle rend pénible pour l’homme la vérité.
Dans les deux cas la nDZ< s’ouvre plus facilement à la confiance
qu’à la vérité avec laquelle la confiance est mise en opposition.
La confiance jalouse par ses attaques empêche la bonne écoute
des paroles véridiques. Cette jalousie, bien que métaphorique,
peut signifier que la confiance ne veut pas céder à la vérité le
pouvoir que cette première exerce sur la nDZ<. Cela signifie–t–il
que la nDZ< est désarmée vis–à–vis de la force de la confiance?

1
La suite du fragment: (...) –88@hg< gÉ<"4 / h<0Jä<, ÓFF" (g *−8"
(g(V6"F4< –FBgJ", B0(Z<, / •88 J@DäH J"ØJr ÇFh4, hg@Ø BVD" :Øh@<
•6@bF"H. (que la source des <choses> mortelles qui sont apparues nombreuses
est d’ailleurs, mais connais–les clairement ayant entendu la parole de la part du
dieu).
2
Le problème de lecture est de savoir à quoi lier •D("8X0 – certains le
rattachent :V8" *r •D("8X0 (g JXJL6J"4 •<*DVF4 à •80hg\0, d’autres à
ÒD:Z.
3
Burnet: souls | Leonard: bosoms | Freeman: minds | Zafiropulo: esprit |
DK: Seele | Bignone: cuori | Voilquin: cœurs | Wright: mind | Dumont: âme | In-
wood: thought organ.
1K9?E – MC/; – ;??E 83

Ne peut–elle bien résister, ou plus: ne distingue–elle même pas la


vérité de ce que lui apporte la confiance?
Si maintenant on met ce fragment en correspondance avec
les précédents, le double caractère de la nDZ< se manifeste.
D’une part elle enferme ce qui est de valeur (par exemple un
enseignement précieux), le garde en secret. D’autre part la nDZ<
est un champ ouvert à l’erreur et à la confiance.
Et ce n’est pas tout: à part la confiance, l’accès facile à la
nDZ< est également un privilège de la conviction:
[JÎ hgÃ@<]
@Û6 §FJ4< Bg8VF"Fh"4 ¦< Ïnh"8:@ÃF4< ¦n46J`<
º:gJXD@4H ´ PgDFÂ 8"$gÃ<, ½4BXD Jg :g(\FJ0
Bg4h@ØH •<hDfB@4F4< e:">4JÎH gÆH nDX<" B\BJg4.
(31 B 133: il n’est pas accessible d’approcher par nos yeux [le
divin] ni saisir par les mains, comme justement le plus grand
chemin de la conviction pour les hommes qui tombe dans la
phren1.)
Bien que le fragment, du moins selon le témoignage de
Clément d’Alexandrie, se rapporte à JÎ hgÃ@<, ce qui m’inté-
resse ici c’est ce qui est dit de la nDZ<. Ce qui y conduit c’est la
conviction. Le moyen le plus effectif de la conviction ce sont les
yeux et les mains2. De manière indirecte la nDZ< est un récipient
des données sensitifs, concrètement: obtenues par la vue et par le
toucher. Ces données se transforment en une conviction qui
s’adresse à la nDZ<.
Cependant une autre fois la nDZ< est identifiée au caractère
divin, plus exactement à Apollon qui est appelé sainte nDZ<:
[JÎ hgÃ@<]
@Û*¥ (D •<*D@:X04 6gn"8−4 6"J (LÃ" 6X6"FJ"4,
@Û :¥< •B"Â <fJ@4@ *b@ 68V*@4 •\FF@<J"4,

1
Burnet: heart | Leonard: minds | Freeman: mind | Zafiropulo: esprit | DK:
Herz | Kirk – Raven: minds | Bignone: cuore | Voilquin: cœur | Wright: mind |
Dumont: cœurs | Inwood: thought organ.
2
Ou uniquement les mains, si ½4BXD ne se rapporte qu’à ce qui le précède
directement.
84 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

@Û B`*gH, @Û h@Z (@Ø<("), @Û :Z*g" 8"P<Zg<J",


•88 nD¬< ÊgD¬ 6" •hXFn"J@H §B8gJ@ :@Ø<@<,
nD@<J\F4 6`F:@< āB"<J" 6"J"ÄFF@LF" h@−4F4<.
(31 B 134: [le divin] ni en effet les membres ne sont pas ornés de
tête humaine ni de son dos deux branches ne sortent ni pieds ni
genoux rapides ni membres chevelus mais <il> est la sainte
phren1 et ineffable seulement bougeant le monde entier par ses
pensées–soucieuses rapides.)
Les traits de la nDZ< visibles dans ce passage sont entière-
ment différents de ceux apparaissant dans les fragments précé-
dents. Non seulement sa relation avec le toucher et les yeux n’est
pas confirmée mais la nDZ< est opposée au corporel et même on
refuse qu’il soit possible de la décrire2. Elle est associée au divin.
Du côté des traits positifs on peut affirmer qu’elle est active
ou même qu’elle est une source de toute l’activité. Cette activité a
caractère cosmique car elle génère le mouvement du monde
entier3. Le moyen de le mettre en mouvement ce sont ses pensées
ou ses sentiments, ou mieux: pensées imprégnées de sentiments –
nD@<J\*gH4.
Une dernière occurrence pour la nDZ< au singulier vient du
papyrus de Strasbourg:
¦6 Jä< •RgL*− 6`:4F"4 nDg<Â *g\(:"J" :[bhT<q]

1
Chaignet: esprit | Burnet: mind | Leonard: mind | Freeman: Mind |
Krokiewicz (1947): myśl | Zafiropulo: esprit | DK: Geist | Kirk – Raven: mind |
Bignone: mente | Voilquin: esprit | Krokiewicz (1971): myślną mocą | Wright:
mind | Dumont: esprit | Inwood: thought organ | Sullivan: [as an active agent].
2
Selon M. R. Wright in: Empedocles, The Extant Fragments, p. 254: This
means that the nDZ< is physical (...) but inaccessible to the senses (...).
3
Cf. Xénophane [ph2 = n2] 21 B 25.
4
Chaignet: pensée | Burnet: thoughts | Leonard: thoughts | Freeman:
thoughts | Zafiropulo: pensée | DK: Gedanken | Kirk – Raven: thoughts | Bigno-
ne: pensieri | Voilquin: pensée | Krokiewicz (1971): myślami | Wright: thoughts |
Dumont: pensées | Inwood: thoughts | Sullivan: thoughts. D’autre part LSJ:
thought, care, attention mais aussi care, anxiety et plur. thoughts et encore
caries, worries | Bailly: soin, souci, préoccuption (...) inquiétude (...) manière de
penser, sentiment | Rocci: pensiero; cura; sollecitudine | Krokiewicz (1947):
troskami | Chantraine: soin, souci, sentiment, pensée etc.
1K9?E – MC/; – ;??E 85

(fr. a(ii) 29, éd. Martin – Primavesi: des récits <par> la phren
prends–soin [ou: retiens] des exemples non faux1).
Dans ce passage le caractère de la nDZ< ressemble à celui
du fragment DK 31 B 5: elle mémorise. Si la reconstruction de la
fin du vers est correcte2, il s’agit des échantillons3 véritables (non
faux) tirés des récits d’Empédocle (?). Si on préfère rester
prudent, on peut se limiter à dire que la nDZ< est un moyen de
retenir les modèles des données vraies. Mais est–elle aussi le
moyen de repérer cette distinction entre le vrai et le faux?
L’analyse des fragments DK 31 B 23, 9 et DK 31 B 114 ne
permet pas de répondre par l’affirmative.
Deux occurrences du pluriel: nDX<gH. La puissance des
nDX<gH dépend de la sagesse de l’homme mais même chez un
sage elles sont limitées:
@Û6 —< "<¬D J@4"ØJ" F@nÎH nDgFÂ :"<JgbF"4J@,
ñH ÐnD" :X< Jg $4äF4, JÎ *¬ $\@J@< 6"8X@LF4,
J`nD" :¥< @Þ< gÆF\<, 6"\ Fn4< BVD" *g48 6"Â
¦Fh8V,
BDÂ< *¥ BV(g< Jg $D@J@Â 6"Â <¦BgÂ> 8bhg<, @Û*¥<
–Dr gÆF4<.

1
Cf. Martin & Primavesi: Tires–en pour ton esprit des indices sûrs à
l’appui de mon récit – From these accounts convey to your mind unerring proofs
(...). Cependant dans le commentaire – A. Martin & O. Primavesi, L’Empédocle
de Strasbourg, p. 241 expliquent: Le datif nDg<\ désigne l’instrument de l’effort
qu’Empédocle demande à une perception par les sens. Dès Homère, le mot sert
à situer le siège de l’activité mentale consécutive à une perception par les sens.
Cet emploi de nDZ< était déjà abondamment illustré chez Empédocle – suivent
des exemples.
2
A. Martin & O. Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg, p. 241 s’ap-
puient pour cela sur: On songe à :Øh@H, qu’Empédocle utilise plusieurs fois,
indifféremment au singulier ou au pluriel, pour désigner le récit qu’il adresse à
son disciple ou à ses concitoyens d’Agrigente (...). Ils disent qu’ils le font
dépendre du nom qui prédède immédiatement, soit *g\(:"J". Mais comment,
puisqu’ils traduisent: From these accounts ... ? A moins qu’on interprète le verbe
comme ¦66`:4F"4 en tmèse et qu’on lise alors: <par> la phren prends–soin [ou:
retiens] des exemples non faux des récits.
3
A. Martin & O. Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg, p. 241 notent
que le papyrus fournit au substantif *g\(:" sa plus ancienne occurrence.
86 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

(31 B 15: même un homme sage ne prévoirait pas dans ses


phrenes1 ces choses–là qu’aussi longtemps qu’ils vivent ce qu’on
appelle la vie ils existent, et à côté d’eux les <choses> lâches et
nobles mais avant que se soient constitués les mortels et
<lorsque> ils se sont dissous, ils ne sont rien.)
Dans ce fragment le mot nDX<gH peut être compris aussi
bien comme le siège que comme l’instrument par lequel l’homme
dispose de sa sagesse, ou encore ce où réside sa sagesse2. Cepen-
dant elles n’arrivent pas à procurer à un homme (même à un
homme sage) la capacité de prédire l’essence de la vie et de la
mort, autrement dit de la vie humaine, de son immortalité et de
l’identité humaine. La capacité de connaissance des nDX<gH est
donc limitée (mais alors comment Empédocle est–il arrivé à avoir
cette connaissance qu’il annonce?).
Cependant les nDX<gH peuvent être développées: •88r –(g
:bhT< 68Øh4q :Vh0 (VD J@4 nDX<"H "Ü>g4q (31 B 17, 14:
va, écoute les récits; car la connaissance t’augmente les
phrenes3).
Ce qui les augmente c’est l’acquisition des connaissances.
L’acquisition se fait au moyen de l’écoute d’un enseignement qui
trouve son siège dans les nDX<gH. C’est donc le troisième che-
min qui y mène, le premier étant le toucher et le second la vue.

1
Burnet: heart | Leonard: heart | Freeman: heart | Zafiropulo: fond de son
âme | DK: Herzen | Kirk – Raven: mind | Bignone: cuore | Voilquin: – | Wright:
mind | Dumont: pensée | Inwood: thoughts | Trépanier: thought.
2
Cf. S. D. Sullivan, The Nature of Phren in Empedocles, p. 126: In frag-
ment B 15 phrenes function as a location or as an instrument but do not suffice
for the truth. Cf. aussi S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... , p. 49:
Phrenes here function as an instrument or location that proves inadequate for
grasping this truth.
3
Burnet: wisdom | Leonard: soul | Freeman: understanding | Zafiropulo:
sagesse | DK: Verstand | Kirk – Raven: wisdom | Bignone: mente | Voilquin: sa-
gesse | Wright: wisdom | Dumont: plus sage | Inwood: thought organs | Sullivan:
«seat of wisdom» | Martin & Primavesi: esprit – wisdom. Cf. aussi M. R. Wright
in: Empedocles, The Extant Fragments, p. 269: Wisdom comes with the assimila-
tion, analysis, and contemplation of statements of truth in the heart region (...).
1K9?E – MC/; – ;??E 87

[n13] 31 B 2, 8
[n14] 31 B 17, 21
[n15] 31 B 136, 2
Il existe des objets en dehors de la portée du <`@H:
@àJTH @ÜJr ¦B4*gD6J JV*r •<*DVF4< @ÜJr
¦B"6@LFJV
@ÜJg <`T4 BgD480BJV. (...)
(31 B 2, 7–8: ainsi ni saisissables au toucher sont ces choses
pour les hommes, ni à l’écoute ni par le noos1).
Encore un fragment sorti de son contexte ce qui n’aide pas à
comprendre ce dont il est question. Les objets qui ne sont pas
saisissables sont le plus souvent identifiés à JÎ *r Ó8@<
(l’ensemble [du monde]) du vers précédent. Le plus important est
peut–être que pour ce qui est de sentir–percevoir–comprendre la
totalité, le <`@H est limité au même titre que le sont le toucher et
les oreilles. Les instruments du <`@H sont placés au même plan.
Toutefois le <`@H est bien distingué de la vue: J¬< [M48`-
J0J"] F× <`T4 *XD6gL, :0*r Ð::"F4< ½F@ Jgh0BfHq (31 B
17, 21: (...) Regarde–la avec le noos2, et ne reste pas étonné par
<ce que voient> tes yeux (...)).
Ce que le <`@H saisit, c’est l’un de deux principes empédoc-
léen – M48`J0H – principe de rapprochement et d’union. Le
<`@H saisit la M48`J0H avec compréhension, tandis que les yeux
la perçoivent mais avec stupéfaction. C’est seulement dans cette
mesure que la constation de Wright peut être acceptée lorsqu’elle
écrit que: the contrast between visual perception and intellectual
recognition is clearly made, with a corresponding distinction in
objects3. Mais il ne faut pas oublier que dans le fragment 31 B 2,
7–8 le <`@H est considéré aussi incapable que le toucher et

1
Burnet: mind | Leonard: mind | Freeman: mind | Zafiropulo: esprit | DK:
Geiste | Kirk – Raven: understanding | Bignone: mente | Voilquin: esprit | Kro-
kiewicz: umysł | Wright: mind | Dumont: esprit | Inwood: understanding.
2
Chaignet: raison | Burnet: mind | Leonard: mind | Freeman: mind | Zafiro-
pulo: esprit | DK: Geiste | Kirk – Raven: mind | Bignone: mente | Voilquin: esprit
| Wright: mind | Dumont: intellect | Inwood: understanding | Martin & Primavesi:
pensée – mind.
3
M. R. Wright in: Empedocles, The Extant Fragments, p. 170.
88 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

l’ouïe. Le <`@H ne saisit pas la totalité (JÎ *r Ó8@<) et il saisit


l’Amitié (M48`J0H). Et le second principe, celui de division –
;gÃ6@H – le saisit–il? Il ne me semble pas1. Le <`@H saisit la
M48`J0H mais il ne saisit pas JÎ Ó8@<. Est–ce parce qu’il ne
saisit pas le ;gÃ6@H? Et les quatre éléments? Le <`@H serait–il
une modalité de saisie affective mais uniquement en ce qui
concerne l’affectivité d’union2? C’est ce qui semble résulter de
ces deux passages.
La dernière occurrence montre qu’il arrive au <`@H les états
de négligence:
@Û B"bFgFhg n`<@4@ *LF0PX@H; @Û6 ¦F@D÷Jg
•88Z8@LH *VBJ@<JgH •60*g\04F4 <`@4@;
(31 B 136: n’arrêtez–vous pas le meurtre terrible? ne voyez–vous
pas que vous vous dévorez mutuellement par la négligence du
noos3?)
Ce sont ses états qui provoquent le meurtre mutuel. Si le
<`@H sombre dans un état de l’insouciance, c’est un mal déplo-
rable. Mais comment se fait–il que le <`@H puisse commettre ces
actes terribles, alors qu’il connaît l’Amitié? C’est le problème
qu’on peut résoudre en disant que le <`@H a une connaissance de
certains principes ou plus spécialement d’un certain principe mais
n’a pas de connaissance de tous les principes et, aussi, qu’il n’a
pas toutes les puissances. Ainsi il lui arrive de petits oublis qui
provoquent de grandes catastrophes4.

1
Cf. ;gÃ6@H au vers 19 contre JZ< du vers 21. K. von Fritz, ;`@H, <@gÃ<,
and their Derivatives ... , p. 20 croit que le <`@H saisit les deux: It directly per-
ceives love and hate both in other human beings (...).
2
Grâce à la M48`J0H les hommes pensent(?)/ressentent les choses d’ami-
tié/d’amour: J−4 Jg n\8" nD@<@LF4 (v. 23). Cf. aussi S. M. Darcus, Daimon
Parallels the Holy Phren in Empedocles, p. 180: By which they experience
loving thoughts (feelings) and complete peaceful works.
3
Burnet: hearts | Leonard: [unthinking ?] | Freeman: minds | Zafiropulo:
esprit | DK: Sinnes | Kirk – Raven: minds | Bignone: [stoltezza insana] | Voil-
quin: [stupidement] | Wright: thinking | Dumont: [folie] | Inwood: understanding |
Martin & Primavesi: [indifférence].
4
Cf. S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... , p. 31: Once
again noos fails to grasp an essential truth.
1K9?E – MC/; – ;??E 89

Wright remarque: (...) the wrong action may be due to


ignorance or carelessness, but this does not exempt one from the
consequences1. Très justement – mais ces conséquences c’est le
hL:`H qui les paie – et il les paie à jamais (cf. [t7] 31 B 145).
Peut–être vaudrait–il mieux dire que les souffrances intermi-
nables du hL:`H ne sont qu’une de ces conséquences et qu’il y
en aurait d’autres encore.
Ainsi c’est le <`@H qui agit et le hL:`H qui expie. Et si on
est d’accord pour lier le fragment DK 31 B 136 au fragment DK
31 B 145, il faudra dire que le hL:`H emmagasine la mémoire
des actes accomplis (et non des actions subies) par la faute du
<`@H. Le DK 31 B 136 serait en faveur du sens conscience pour
le mot hL:`H se trouvant au DK 31 B 145.

Chez Empédocle, comme chez Héraclite, les trois mots sont


représentés.
Le premier – hL:`H – à part son sens homérique (vie) se
présente comme le sujet de la souffrance durable.
L’interprétation du second terme – la nDZ< (les nDX<gH) –
est plus compliquée, surtout à cause de son double caractère,
complexe et ambivalent. D’une part elle(s) se présente(nt) comme
un instrument de distinction et un réceptacle pour l’enseignement,
pour la connaissance et, probablement, pour la vérité contenue
dans l’enseignement – en tout cas pour les modèles du vrai. La
nDZ< est bien isolée pour contenir les données reçues au moyen
de la vue, du toucher et de l’écoute (voie de sensations (?)
"ÆFhZF4H). D’autre part la nDZ< (les nDX<gH) succombe à
l’erreur, à la confiance et à la conviction. Elle a affaire à une
opinion erronnée et elle(s) ne peu(ven)t pas procurer à l’homme
une opinion sur ce qui est fondamental pour lui. Une autre fois
elles sont le centre explicite de la sagesse de l’homme savant.
Elle est tantôt limitée dans ses connaissances, tantôt rapprochée
du divin et ainsi incorporelle. Dans ce dernier cas elle apparaît
comme origine du mouvement du monde.

1
M. R. Wright in: Empedocles, The Extant Fragments, p. 286.
90 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Elle est tantôt passive, tantôt active, tantôt temporelle (ne


saisit pas le sens de la vie et de la mort de l’homme), tantôt
éternelle (elle met en mouvement le monde). Son caractère est
dynamique car elle se développe. Ses limites sont pour ainsi dire
extingibles. Le trait affectif de la nDZ< est aussi visible dans la
nDZ< divine car elle opère avec ses sentiments ou pensées
soucieuses1. C’est un organe (siège ou instrument) lié aux percep-
tions et aux sensations ou un dynamisme de connaissance, un
dynamisme épistémologique2. La nDZ< (les nDX<gH) se montre
comme un lieu bien désigné, compact et avec des limites définies.
Le <`@H se trouve exposé tantôt au même plan que les sens,
tantôt il en est distinct et il est décrit comme supérieur. Il saisit le
monde partiellement, dans son aspect de M48`J0H. Mais de
l’autre côté le tout, ou la totalité (JÎ *r Ó8@<), ainsi que d’autres
objets (JV*r) lui échappe. Le <`@H est responsable des crimes
terribles de par sa négligence mais ce n’est pas lui qui en souffre:
les souffrances qui ont un caractère durable sont reportées au
hL:`H.
Des trois, seul le hL:`H semble révéler un caractère
univoque. Il est oppressé par la souffrance. Il paie pour les actes
qui, le plus probablement, ne sont pas les siens. En revanche,
aussi bien la nDZ< que le <`@H manifestent deux caractères
difficilement réconciliables. La nDZ< et le <`@H sont ambi-
valents: restent en relation avec des possiblités et des limites
épistémologiques.

1
Le fait a été déjà noté par S. M. Darcus, Daimon Parallels the Holy
Phren in Empedocles, p. 182: Phrontis may refer to his thought, feelings, or con-
cerns, bien qu’elle aille plus loin et précise que (...) I suggest that these phron-
tides are Love and Strife.
2
Cf. la conclusion de S. M. Darcus, Daimon Parallels the Holy Phren in
Empedocles, p. 176: Still, the god differs from men in that he is said not to have,
but to be, a Holy Phren. et p. 179: These passages [six in Empedocles] suggest
that phren in man functioned to grasp the view Empedocles presents in his poem.
Phren draws information from the senses. Man, however, must be cautious:
phren can be deceived. (...) Since he describes his god as a phren, Empedocles
must have thought that the activity of phren in man was of great importance.
Nonetheless he does not deny that nous is also active in man.
1K9?E – MC/; – ;??E 91

Du point de vue de l’affectivité on aurait donc affaire à deux


niveaux – le premier de l’insouciance et le second de la
souffrance. Ce qui est négligeant est distinct de ce qui souffre.
L’insouciance est momentanée (ce n’est pas le caractère
permanent du <`@H), la souffrance du hL:`H est perpétuelle. Et
la nDZ< constituerait un troisième plan, un peu à côté, de ce qui
est une limite de la passivité et de l’activité1.

Philolaos
[n16 = a1] 44 B 13
Selon Philolaos le principe du <`@H est le cerveau. C’est ce
principe–là (•DPZ) qui est propre à l’homme: ‘6gn"8 :¥<
<`@L, 6"D*\" *¥ RLP÷H 6"Â "ÆFhZF4@H, Ï:n"8ÎH *¥
Õ4.fF4@H 6"Â •<"nbF4@H J@Ø BDfJ@L, "Æ*@Ã@< *¥
FBXD:"J@H [6"Â] 6"J"$@8÷H Jg 6"Â (g<<ZF4@H.
¦(6Xn"8@H *¥ <F":"\<g4> J< •<hDfBT •DPV<, 6"D*\"
*¥ J< .f@L, Ï:n"8ÎH *¥ J< nLJ@Ø, "Æ*@Ã@< *¥ J<
>L<"BV<JT<q BV<J" (D •BÎ FBXD:"J@H 6" hV88@<J4
6"Â $8"FJV<@<J4.’ (44 B 13: “la tête du noos2, le cœur de la
psyche et de l’aisthesis, le nombril de l’enracinement et de la
croissance de ce qui est premier [= embryon], les parties
honteuses de la sortie de la semence [et] de la génération. le
cerveau <signifie> le principe de l’homme, le cœur de l’animal,
le nombril de la plante, les parties honteuses de tous [= les êtres
vivants]. tout naît et croît de la semence.”)
Le <`@H est distingué de la RLPZ et de l’"ÇFh0F4H. S’il
faut accepter la perspective hiérarchique homme – animal –
plante, il est au–dessus de l’impression/sensation ("ÇFh0F4H)
ainsi que des autres fonctions (croissance et génération). Qu’est–
ce qui distingue donc l’homme des animaux, des plantes et autres
(choses vivantes)? S’agit–t–il donc de la conscience, formée par
le penser, par le vouloir et par le sentiment? Pour Philolaos ce

1
Autrement R. B. English, Empedoclean psychology, p. XVI: In Empedok-
les the terms :X<@H, hL:`H, nDZ<, RLPZ are not definitely distinguished, and
are used quite synonymously.
2
Freeman: Mind | DK: Verstandes | Delattre: intellect | Huffman: intellect.
92 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

n’est plus le thorax, comme chez Homère, qui conçoit et réflechit,


mais la tête. Ainsi le modèle de Philolaos est plus proche de la
perspective contemporaine1 où toutes les facultés psychiques –
pensée, volonté, sentiment – dépendent du cerveau.
Du point de vue de l’affectivité ce fragment laisse penser
que si l’homme est un être supérieur à l’animal, le <`@H est
supérieur à l’"ÇFh0F4H. Si l’on prend les deux au sens affectif, il
faut voir en eux deux étages de l’affectivité superposés. Si, en
revanche, on les considère de la perspective de la pensée, il faut y
voir deux niveaux de la pensée. Qu’est–ce qui distingue alors
l’homme de ce qui vit mais n’est pas l’homme? C’est aussi bien la
pensée que le sentiment – aussi bien la rationalité que l’affecti-
vité. De la sorte, si on comprend le <`@H comme la conscience il
vaudrait mieux comprendre cette conscience au sens large:
pensée–sentiment confondus.

1
Et en concurrence avec celle d’un Homère ou d’un Empédocle pour qui le
<`@H (ou le <`0:") se trouve dans le thorax, dans le cœur ou dans le sang même
(cf. DK 31 B 105). En revanche elle est proche de la perspective hippocratique.
Comme le rappelle T. Zieliński, Homeric Psychology [1922], p. 26: Already
Hellenes, as soon as their physiology received a rational ground, found such
understanding of the diaphragm strange. Diaphragm, says Hippocrates had
absolutely no ground to receive its name (that is the name phrenes, which is
understood by the author as intellect), it could only have happened as a
consequence of a chance and tradition (nomos), but not due to its nature and
essence; I am not acquainted with such properties of the diaphragm as becoming
aware or thinking. (Hippocrates BgDÂ ÊgD−H <@bF@L (II, 343 L i n d .). We do not
think either with the help of the diaphragm or the heart, but exclusively with our
brain; both organs shiver and shrink under the influence of strong fits of
passion, J−H :X<J@4 nD@<ZF4@H @Û*gJXDå :XJgFJ4< – an apparent polemic,
if not with H o m e r , then with Homeric psychology.) So, it would make sense to
question what made Homeric Greeks, unlike other peoples, see in the diaphragm
the centre of the intellectual activity of the man: it seems to me that a satis-
factory answer can be given. But we shall discuss that later. Il rappelle
également (p. 19, n. 2 de la p. 18) the popular argument of Z e n o n about the
localization of the soul (cf. Windisch, Uber den Sitz der denkenden Seele, p.
175). The voice comes through the throat; if it were coming from the brain, it
would not be coming through the throat; from where the word comes (8`(@H),
there from the voice does; and the word comes from the mind (*4V<@4"); so the
mind cannot be located in the brain.
1K9?E – MC/; – ;??E 93

Clidèmos
[n17] 62, 2
D’après la relation de Théophraste selon Clidèmos le <@ØH
permet aux oreilles de tracer la distinction: :`<@< *¥ JH
•6@H "ÛJH :¥< @Û*¥< 6D\<g4<, gÆH *¥ JÎ< <@Ø<
*4"BX:Bg4<, @ÛP òFBgD z!<">"(`D"H •DP¬< B@4gÃ
BV<JT< JÎ< <@Ø<. (62, 2: les oreilles seules ne distinguent rien
par elles–mêmes et font transmission au noos1, bien qu’il [Cli-
dèmos] ne fasse pas du noos le principe de toutes les choses
comme Anaxagore.)
Significative dans ce contexte est l’absence d’autres sens,
des yeux par exemple. Faut–il admettre que selon Clidèmos les
autres sens soient capables de distinction par eux–mêmes et qu’ils
soient autonomes à cet égard?

Leucippe
[n18] 67 B 2
Chez Leucippe le mot <@ØH est attesté dans le titre de l’un
de ses écrits: AgDÂ <@Ø (67 B 2). De cette œuvre il n’a été
conservé qu’une phrase2.

Démocrite
[t9] 68 B 236
Voici le fragment de Démocrite contenant le mot hL:`H:
hL:ä4 :VPgFh"4 :¥< P"8gBÎ<q •<*DÎH *¥ JÎ 6D"JXg4<
gÛ8@(\FJ@L. (68 B 236: lutter <contre> le thymos3 est pénible,
mais être plus fort <caractèrise> l’homme <avec un> bon–
logos4.)

1
Dumont: Intellect.
2
Cf. sous 8`(@H [l14] 67 B 2.
3
Natorp: Zorn | Alfieri: desiderio | Enriques & Mazziotti: passione | Free-
man: desire | DK: Herz | Voilquin: emportement | Krokiewicz: sercem | Kahn:
anger (thymos) | Claus: anger | Casertano: proprio desiderio (hL:è) | Dumont:
impulsion | Gilabert i Barberà: ànim abrandat | Czerwińska: cuore | Taylor: spirit
| Imhoof: désir. Cf. S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... , pp. 68–69:
Here thumos again may be an agent of emotion or emotion itself.
4
Pour gÛ8@(\FJ@L de Démocrite cf. LSJ: calculating well or rightly:
hence prudent, circumspect | Natorp: rechte Vernunft | Alfieri: che sa fare retto
94 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Ce fragment peut être considéré comme le pendant du frag-


ment de Chilôn et, surtout, de celui d’Héraclite. En effet, le verbe
6D"JXg4< de la seconde partie du fragment de Démocrite avait
été utilisé dans un contexte semblable par Chilôn1 et dans sa
première partie le fragment est presque identique au fragment
d’Héraclite2.
Ce dernier fait a été noté. Ce qui est moins évident, c’est de
savoir s’il s’agit d’une continuation d’Héraclite ou d’une
polémique avec lui. Les avis sont partagés: W. J. Verdenius se
prononce de manière générale3, de même W. K. C. Guthrie4 et S.
D. Sullivan5. Pour A. Krokiewicz6 et M. Marcovich7 il s’agit
plutôt d’une réponse, pour C. H. Kahn d’une continuation8, pour
Diels & Kranz d’une rectification9 et pour J. Czerwińska d’une
polémique10.

uso di ragione | Enriques & Mazziotti: prudente | Freeman: reasonable | DK:


überlegenden | Voilquin: doué de bon sens | Krokiewicz: rozumnego | Darcus:
very rational | Kahn: good sense | Casertano: retto usa della ragione | de
Romilly: raisonnable | Dumont: raisonnable | Mansfeld: rational | Czerwińska:
ragionevole | Gilabert i Barberà: assenyat | Taylor: prudent | Imhoof: sensé [litté-
ralement «celui qui raisonne bien»].
1
Cf. hL:@Ø 6DVJg4 ([t1] 10, 3, (. 15). Donc également dans son aspect
d’inaccomplissement.
2
Cf. hL:ä4 :VPgFh"4 P"8gB`<q (...) ([t2] DK 22 B 85).
3
Cf. W. J. Verdenius, A psychological statement of Heraclitus, p. 117: In
frag. 236 Democritus, indubitably alluding to Heraclitus (...).
4
Cf. W. K. C. Guthrie, A History of Greek Philosophy, t. 2, p. 490: unori-
ginal (...) 236 (echoing Heraclitus (...) 85.
5
Cf. S. D. Sullivan, Psychological and Ethical Ideas ... , p. 68: Demo-
critus (...) echoing B 85 (...) (B 236).
6
Cf. A. Krokiewicz, Etyka Demokryta i hedonizm Arystypa, p. 37: Démo-
crite (...) répond à Héraclite (...). Cf. aussi le petit résumé A. Krokiewicz, Etyka
Demokryta, p. 115 et A. Krokiewicz, Quaestiones Democriteae, p. 38.
7
Cf. M. Marcovich, Heraclitus, p. 386: I think hL:`H has the same mean-
ing in Democritus’ reply to Heraclitus saying (...).
8
C. H. Kahn, The art and thought of Heraclitus ... , p. 243: As Democritus
said (in what is a continuation rather than a negation of Heraclitus’ thought),
‘although it is hard to fight against anger (thymos), it is the task of a man to
prevail over it, if he has good sense’ (fr. 236).
9
DK: also Korrektur Heraklits.
10
J. Czerwińska, La nozione hL:`H da Omero, Eraclito, Democrito, p. 19:
1K9?E – MC/; – ;??E 95

L’analyse montre que la différence principale par rapport au


fragment d’Héraclite consiste à ce que d’abord la seconde partie
du propos de Démocrite est différente chez Héraclite et ensuite à
ce que chez Démocrite elle est opposée à la première tandis que
chez Héraclite elle forme la suite de la première. Démocrite
introduit des particules :X< / *X (contre: — / (VD d’Héraclite).
A la différence d’Héraclite qui observe et décrit la situation
psychologique en expliquant dans la seconde partie de son
fragment comment (ou: pourquoi) elle est possible, Démocrite
prend une position et dans la seconde partie il dit quand la
solution du problème peut avoir lieu.
Héraclite ne dit rien de la victoire – suggère–t–il le combat
en disant seulement qu’il est difficile mais que finalement la
victoire est possible ou le déconseille–t–il au contraire? Dé-
mocrite n’analyse pas le combat et considère la victoire possible.
Serait–ce cette différence le résultat de la différence des
perspectives? Car, en réalité, Héraclite parle de la RLPZ (et non
pas de l’homme tout entier), tandis que Démocrite se réfère à
l’homme (non pas tout homme mais seulement celui qui
serait/deviendrait gÛ8`(4FJ@H). La RLPZ est–elle achetée par le
hL:`H, en revanche ce qui le vainc c’est l’homme – la RLPZ
avec le corps? Il est vrai que l’épithète gÛ8`(4FJ@H est utilisé
par Démocrite à propos de l’homme et non de la RLPZ. Ou bien
est–ce prendre son texte trop littéralement?
Mais la solution de Démocrite est–elle celle qu’Héraclite
aurait approuvée ou n’est–ce que sa solution personnelle corres-
pondant avec sa propre perspective psychologique? J’entends:
Démocrite comprend–il le mot hL:`H et le problème posé dans
le sens héraclitéen ou démocritéen? ou encore de manière
générale? L’omission de la seconde partie du fragment d’Héra-
clite par Démocrite peut être significative et vouloir dire qu’il n’a
pas accepté l’image héraclitéenne dans son ensemble. Par

(...) fram. B 236, che è una polemica con l’idea di Eraclito.


96 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

ailleurs, on voit le mot hL:`H du fragment de Démocrite parfois


traduit autrement que dans le fragment d’Héraclite1:

hL:`H DK 22 B 85 DK 68 B 236
Freeman impulse desire
Kahn passion [et dans le com- anger (thymos)
mentaire: anger]
Czerwińska passioni cuore
DK Herz
Krokiewicz sercem [cœur]
Claus anger
Casertano desiderio
Dumont impulsion
Gilabert i Barberà ànim abrandat

Comment maintenant comprendre l’adjectif gÛ8`(4FJ@H?


Compris analytiquement, il a trait au bon 8`(@H. Donc il d’agit
d’un homme ayant un bon 8`(@H. Compris synthétiquement il
s’agit d’un homme calculant (8@(\.gFh"4) bien.
Il se trouve que chez Démocrite il existe un autre concept,
beaucoup plus fréquemment attesté, du même type descriptif, à
savoir gÜhL:@H, gÛhL:gÃ< et gÛhL:\02. Depuis longtemps il a

1
Si les traducteurs du premier groupe avaient raison, faudrait–il admettre
que Démocrite n’ait pas connu le fragment d’Héraclite et que les deux philo-
sophes aient eu une source commune. Mais c’est une hypothèse difficilement
soutenable, étant donné que – au dire de Diogène Laërce II, 22 – Socrate
connaissait l’œuvre d’Héraclite qui devait donc circuler à Athènes où – d’après
Cicéron (Tusc. V 36, 104 [= DK 68 B 116]: ‘veni Athenas’ inquit D. ‘neque me
quisquam ibi adgnovit’) et Diogène Laërce (IX, 36: 8h@< (D gÆH z!hZ<"H
6"Â @ÜJ\H :g §(<T6g<.) – Démocrite a fait visite, sans être cependant connu de
personne. Selon F. Nietzsche, Sur Démocrite ... , p. 107: nul ne le connut, c’est–
à–dire que certes il était connu à travers ses écrits, mais il ne se fit pas
connaître personnellement. Cf. aussi R. Ferwerda, Democritus and Plato, p. 359:
(...) it is of cours highly improbable that in small town like Athens conspicuous
new theories would have remained unknown to the inquisitive mind of Plato.
2
C’est vrai que l’adjectif gÜhL:@H avait été utilisé avant Démocrite (cf.
par ex. Od. 14, 63). Cependant Démocrite est le seul parmi les Présocratiqus à
s’être servi de ce mot – surtout du substantif gÛhL:\0 comme concept – dans un
sens philosophique (du moins le seul parmi les Présocratiques dont les fragments
l’attestent). Par exemple chez Platon on ne rencontre que gÛhL:ä< dans la
1K9?E – MC/; – ;??E 97

été observé – notamment par A. Krokiewicz1, R. Laurenti2, G.


Casertano3, C. H. Kahn4, J. Pigeaud5, B. Bossu6 – que ce concept
était le terme central de l’éthique démocritéenne7. En réalité, c’est
le dérivé du terme qui est analysé maintenant – hL:`H – mais
précédé, tout comme c’est le cas de l’adjectif gÛ8`(4FJ@H
(gÛ8@(4FJ\" n’étant pas attesté chez Démocrite) par le préfixe
gÛ–. Dans les deux cas – gÛhL:\0 et gÛ8`(4FJ@H – je note la
qualification bon exprimée par le préfixe gÛ–. Mais pourquoi
cette qualification? 7@(4FJZH ou 8@(4FJ46`H tout court n’au-

République (383 b 4 dans une citation d’Eschyle) et encore gÜhL:@< et gÛhL-


:gÃFh"4 dans les Lois (792 b 7 et 797 b 2).
1
A. Krokiewicz, Etyka Demokryta i hedonizm Arystypa, p. 38: (...) Démo-
crite ne s’est pas contenté du mot “eudaimonia”, mais se référant aux mots ho-
mériques “thymos” et “euthymos” il l’a remplacé en quelque sorte par le terme
“euthymia”. Comme le premier désigne “possession d’un bon démon”, de même
“euthymia” signifie “possession d’un bon cœur”. Cf. aussi A. Krokiewicz, Etyka
Demokryta, pp. 116–117: (...) gÛhL:\0 (...) “possession d’un bon cœur” (...)
l’union du cœur avec l’esprit, c’est–à–dire l’euthymie, a des degrés. Elle peut
être plus ou moins parfaite. (...) et A. Krokiewicz, Quaestiones Democriteae. Si
Démocrite l’a remplacé le remplacement n’est pas toutefois absolu, cf. DK 68 B
170 & DK 68 B 171 contenant gÛ*"4:@<\0.
2
Cf. R. Laurenti, L’gÛhL:\" di Democrito in Seneca, p. 546: Egli [Ò gÜ-
hL:@H], ripeto, sta al centro del pensiero di Democito (...).
3
Cf. G. Casertano, Pleasure, Desire and Happiness in Democritus, p. 348:
The aim of life is gÛhL:\", that is to have own hL:ÎH in a good condition, in a
good health: if hL:ÎH is all our feeling, then gÛhL:\" is a state of fullness and
of satisfaction, which results from the accord of all our tensions, desires, wishes.
4
Cf. C. H. Kahn, Democritus and the Origins of Moral Psychology, p. 25:
A full account of Democritus’ original contribution to moral psychology would
have to include his conception of happiness as euthymiē and his use of pleasure
as a criterion.
5
Cf. J. Pigeaud, La maladie de l’âme ... , p. 443: On sait que c’est Démo-
crite qui a donné au terme d’euthymie la dignité de concept philosophique.
6
Cf. B. Bossu, La crainte dans la morale de Démocrite, p. 299: (...)
l’équilibre moral parfait qu’est l’euthymia.
7
Cf. J. Salem, Démocrite ... , p. 307: On s’accorde traditionnellement à
reconnaître que l’“euthymie“ (gÛhL:\0) constitue le concept central des pen-
sées morales de Démocite et dans la note 4 qui suit: Traditionnellement, mais
non pas universellement – loin de là et il donne des exemples d’autres concepts.
98 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

rait–il pas suffi1? Malheureusement aucun des deux mots n’est


attesté chez Démocrite. Il est donc difficile de répondre.
On peut dire toutefois, à mon avis, que Démocrite manifes-
tait un intérêt pour construire sa philosophie autour des concepts
positifs, tels que gÛhL:\0 et gÛ8@(\FJ@H2, c’est–à–dire, le
hL:`H (cœur/sentiment) bon, le 8`(@H bon. La psychologie de
Démocrite est une psychologie des traits psychiques positifs. En
occurrence il ne parle pas du mauvais hL:`H mais il fait renvoi
au bon 8`(@H en utilisant l’adjectif gÛ8@(\FJ@H. Pour faire
appel à un exemple: lorsqu’il y a deux facteurs dont l’un est plus
fort, il s’agira – telle serait selon moi la réponse de Démocrite –
non pas de réduire ou de dégrader ce qui est plus fort jusqu’au
niveau du plus faible. Au contraire, il est plus conseillé de
renforcer, d’améliorer ce qui fait défaut. De la sorte le bon–logos
d’un homme (ou: l’homme gÛ8@(\FJ@H) signifierait: un 8`(@H
suffisamment fort pour vaincre le (fort) hL:`H. Et si la victoire
n’a pas lieu, c’est la faute, si on peut dire, du 8`(@H.
Il en résulte que le hL:`H en lui–même, de même que le
8`(@H, n’ont aucune valeur chez Démocrite et qu’ils sont
qualifiés de telle ou telle manière en fonction de leur action.
Démocrite ne fait même pas d’observation – c’est à remarquer –
sur le caractère nuisible de hL:`H3. Ainsi la présence de l’ad-
1
Et le 8`(@H héraclitéen par exemple? Si l’on accepte la version de Démo-
crite comme valable pour l’optique héraclitéenne, on pourrait dire: le 8`(@H au
même titre que le hL:`H sont des fonctions de la RLPZ. S’emparant de la RLPZ
le hL:`H s’empare par là même du 8`(@H. C’est pourquoi seul le 8`(@H qui est
bon peut faire opposition de manière efficace. Cf. C. H. Kahn, Democritus and
the Origins of Moral Psychology, p. 15: Whatever Heraclitus may have meant by
psychē here [B 85], Democritus takes up the notion of courage or manliness
(andros de ...), which is one of the idiomatic connotations of psyche, reinforced
here by the metaphor of combat. In his own version of the unity of the virtues,
Democritus points out that courage depends not only on thymos (as in Plato’s
tripartite psychology) but also on prudence and good judgement.
2
Il y en a d’autres encore chez les Présocratiques, mais je ne cite que les
mots attestés dans les fragments de Démocrite (je passe outre les apophtegmes de
Démocrate): gÛ(<f:T< (DK 68 B 231), gÛFJ"hZH (DK 68 B 191). Cf. encore
BVFPg4< gÞ (DK 68 B 248).
3
Le mot 6"6@hL:\" n’est pas attesté chez Démocrite – en revanche on
1K9?E – MC/; – ;??E 99

jectif gÛ8`(4FJ@H me semble n’être pas un hasard. Démocrite


confirme (tout comme Héraclite) la puissance et l’autonomie de
l’affectivité – hL:`H.
L’interprétation semblable, c’est–à–dire faisant intervenir la
notion d’gÛhL:\", est celle de Casertano: «E difficile combat-
tere contro i propri sentimenti (hL:`H); dominarli è dell’uomo
che usa bene la ragione (•<*DÎH gÛ8@(\FJ@L)»: è solo con
logos quindi che si riesce a dominare e a controllare le proprie
emozioni, le proprie volizioni, la propria affettività; ma dominare
e controllare hL:`H per Democrito significa essere in grado di
assicurargli una buona condizione (gÛhL:\") (...)1. Et pourtant
on peut lui demander: qu’est–ce que cette bonne condition?
Casertano l’a dit avant sans, cependant, faire aucun appel à usa
bene la ragione: gÛhL:\", cioè avere il proprio hL:`H in una
buona condizione, in un buono stato: se hL:`H è tutto il com-
plesso dell’essere emozionale, affettivo dell’uomo, l’gÛhL:\" è
dunque uno stato di pienezza e di soddisfazione che deriva dal
dispiegarsi e dall’armonizzarsi di tutte le proprie tensioni,
pulsioni, desideri e volontà.2
Comment se réalise alors le passage du hL:`H vers l’gÛhL-
:\"? Pourquoi l’homme réussit–il seulement par moments?
Peut–être est–il difficile de répondre parce que, comme le
remarque C. C. W. Taylor, we just do not know what, if anything,
Democritus said about the physical state of the soul of the
gÜhL:@H, nor how such a view, supposing him to have had one,
related his teaching as to how gÛhL:\" ought to be attained.3 A
cet égard Krokiewicz propose une explication dynamique: “L’es-
prit” possède une parfaite connaissance éthique, mais ne dispose

rencontre par exemple: *LFhL:g`:g<@H (comme opposé à gÛhL:g`:g<@H, cf.


DK 68 B 286), 6"6@*"4:@<\0 (comme opposé à gÛ*"4:@<\0, cf. DK 68 B
170, cf. aussi DK 68 B 45), 6"6@B"hgÃ< (DK 68 B 191), 6"6@BD"(:@Fb<0
(DK 68 B 297), 6"6@nD"*:@Fb<0 (DK 68 B 273) – les deux premiers se
rapportent à la RLPZ. Pour le trait nuisible du <@ØH, cf. [n27] 68 B 175.
1
G. Casertano, Il piacere, l’amore e la morte ... , t. 1, p. 68.
2
G. Casertano, Il piacere, l’amore e la morte ... , t. 1, p. 59.
3
C. C. W. Taylor, Pleasure, knowledge and sensation in Democritus, p. 16.
100 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

pas d’habileté active tandis que le “cœur” possède l’habilété


active mais n’a pas de parfaite connaissance éthique. (...)
Démocrite nomme la vertu une unité extrêmement parfaite de
“l’esprit” et du “cœur”, une extrêmement parfaite “euthymie”.
Elle caractèrise l’homme vertueux c’est–à–dire un homme qui est
arrivé à mettre son “cœur” en état de parfaite obéissance et
plein accord avec son “esprit”.1
Cette interprétation est possible mais il est malgré tout dom-
mage que Démocrite n’ait donné aucune consigne pratique sur la
manière dont •<ZD devient gÛ8`(4FJ@H ni comment on devient
gÜhL:@H2. Son fragment est ainsi une description formelle, qui
n’explique pas son sens de manière matérielle. L’explication de
Démocrite permet de deviner la propriété caractéristique mais
sans dire comment l’acquérir. Enfin surgit une autre question:
gÛ8`(4FJ@H est l’essence (@ÛF\") d’un tel homme ou sa
propriété (BVh@H)? Et encore: Si Démocrite ne donne pas de
détails, serait–ce parce que cette disposition relève de la bonté
thymique et le problème psychologique est d’agir correctement
sans réduire, effacer ou détruire la dimension affective3?
Pour reprendre. L’importance et la force du hL:`H sont
visibles. Son rôle pour l’affectivité est tel qu’il est un support,
origine, siège de l’énergie pour les sentiments et la volonté.
On pourrait peut–être distinguer trois moments verticaux:
– hL:`H – la puissance énorme du cœur qui ne se freine pas
d’elle–même, la spontanéité tout court,

1
A. Krokiewicz, Etyka Demokryta i hedonizm Arystypa, pp. 71–72. Cf.
aussi A. Krokiewicz, Etyka Demokryta et A. Krokiewicz, Quaestiones Democri-
teae.
2
Dans le fragment DK 68 B 174 Démocrite dit ce que l’homme gÜhL:@H
fait mais, là encore, sans préciser comment on le devient: Ò :¥< gÜhL:@H gÆH
§D(" ¦B4ngD`:g<@H *\6"4" 6"Â <`:4:" 6"Â àB"D 6"Â Ð<"D P"\Dg4 Jg 6"Â
§DDTJ"4 6"Â •<"60*ZH ¦FJ4<q (...) (l’homme heureux est porté vers les
actions justes et légales et il se réjouit jour et nuit et il est fort et sans souci (...)).
3
Cf. G. Casertano, Pleasure, Desire and Happiness in Democritus, p. 351:
Soul with its logos, its good logos, must dominate hL:`H, passions, and that is
difficult (...) It’s clear that to use logos in order to control pleasures doesn’t
mean to repress hL:ÎH (...).
1K9?E – MC/; – ;??E 101

– gÛ8`(4FJ@H – la qualité de l’homme lui permettant de sur-


passer son immense puissance (hL:`H),
– gÛhL:\0 – l’état du hL:`H où sa force est juste et où il n’est
plus besoin d’un contrôle extérieur; l’autonomie du hL:`H
concerne aussi bien son mouvement que son arrêt – c’est une
spontanéité qui ne déborde pas. Cet état serait à rapprocher du
cheval blanc platonicien qui se retient lui–même ou du :XF@<
aristotélicien – ni excès ni défaut de sentiment.
[t10 (?)] 68 B 298a
Il existe un second fragment de Démocrite attestant le mot
hL:`H. Le papyrus est sérieusement endommagé et son authen-
ticité est douteuse1: ‘¦Df<g4>, n0<F\>, F"näH JÎ< ¦< Jä4
hfD06\ F@L FL<4FJV:g<@< hL:Î< 6"Â J"DVF<Fg4<> J¬<
RLP¬< nL8VF<F@L> :0*¥ BV<J" ¦B\JDgBg J−4 (8fFF04
<BDZ>(:"Jr "Æg\.’ nL8VFFg4< <@>Þ<< J@Ø>J@ *gÃ<
<º>:<÷H> JÎ <:XD@H> ¦< ô<4 6gÃJ"4 JÎ hL:46`<>. (68 B
298a: “retiens, dit–il, le thymos2 qui siège de manière sûre dans
ta poitrine et garde–toi de troubler la psyche ni ne confie jamais
toutes les choses à la langue.” Il faut donc veiller sur cette partie
de nous dans laquelle se trouve l<’élément lié au> thymos.)
On voit que dans la partie qui se rapporte au hL:`H le
fragment, à part le premier mot, est mieux conservé: ‘¦Df<g4>
F"näH JÎ< ¦< Jä4 hfD06\ F@L FL<4FJV:g<@< hL:`<. Le
hL:`H siège dans la poitrine. Il demeure à l’intérieur mais
manifeste une forte (et permanente?) tendance à en sortir et
s’extérioriser3. Le hL:`H est identifié à l’élément dit thymique

1
Mais certains gardent une position prudente, par exemple W. J. Verde-
nius, A psychological statement of Heraclitus, p. 118: Even if Democritus’
autorship of frag. 298a is considered dubious, the fragment still remains an
indirect argument in favour of the rendering “anger” in Heraclitus frag. 85 in
so far as it is one of the many statements dealing with the blind and often
destructive force of anger and the difficulty of controlling it.
2
Diels (Zweifelhaftes): Zorn | Alfieri (frammento incerto): collera | Free-
man (Doubtful fragment): passion | Kranz: leidenschaftlischer Zorn | Dumont (Le
texte du papyrus est très mutilé et la traduction très conjecturale): colère.
3
Cf. Epicharme [t3 = n6] 23 B 43.
102 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

seulement dans la seconde phrase, qui est un commentaire de


Démétrios Lacon.
Le problème est de savoir si la reconstitution ¦Df<g4> est
correcte. Malheureusement le mot n’est attesté dans aucun autre
fragment ni de Démocrite ni de nul autre Présocratique. Si la
reconstitution était correcte il s’agirait de repousser, d’écarter le
hL:`H. Mais le verbe ¦DTgÃ< signifie d’abord s’élancer et
s’applique comme intransitif à une grande force, du sentiment par
exemple (dérivé de ¦DTZ: mouvement impéteux mais également
fuite1). Ici, dans le texte, il désigne l’action d’opposition à cette
grande force. Le problème est donc comment concevoir cette
grande force qui arrête le hL:`H.
Il est à noter que le contexte rappelle ceux de Chilôn,
d’Héraclite et de Démocrite. D’une part il n’est pas indiqué com-
ment l’homme devrait refréner le hL:`H, d’autre part l’impératif
s’applique à une situation qui se répète.
Ensuite, peut–on demander s’il y a une relation entre les
trois éléments, à savoir retenir le thymos – se garder de troubler
la psyche – ne jamais confier toutes les choses à la langue? En
réalisant le premier on facilite les deux autres ou même les deux
autres ne posent plus des problèmes? ou bien ce sont trois choses
distinctes: on peut bien surveiller son hL:`H et malgré cela la
RLPZ se trouble?
Si on accepte ce fragment comme celui de Démocrite c’est la
seconde attestation pour le couple hL:`H – RLPZ chez les
Présocratiques. On peut alors risquer des comparaisons avec le
fragment d’Héraclite. Cependant chez Héraclite les deux notions
semblent être subordonnées, chez Démocrite – coordonnées, sauf
si on admet que le fait de retenir le hL:`H supprime le problème
des troubles de la RLPZ.
[ph13] 68 B 125
[ph14] 68 B 129
Le mot nDZ< apparaît dans un dialogue imaginé par
Démocrite: ‘JV8"4<" nDZ<, B"Dr º:XT< 8"$@ØF" JH
B\FJg4H º:X"H 6"J"$V88g4H; BJä:V J@4 JÎ 6"JV$80:"’
1
Cf. LSJ, p. 695: rush, rush forth (...) draw back (...).
1K9?E – MC/; – ;??E 103

(68 B 125: ô malheureuse phren1, tu prends des fondements de


confiance de nous et tu nous réfutes; cette réfutation devient ta
chute).
En réalité, afin de pouvoir mieux décrire nDZ< dans ce
fragment il vaudrait mieux tenter de savoir à quoi se rapportent
les pronoms º:XT</º:X"H. Dans la citation apportée par Galien
il y a cette distinction: º:XT</º:X"H – nDZ<. Galien nomme
les participants du dialogue: "ÆFhZFg4H (= º:XT</º:X"H) et la
*4V<@4" (= nDZ<)2. Mais est–ce que ces deux paraphrases,
"ÆFhZFg4H et *4V<@4", mots absents dans le fragment de
Démocrite – du moins tel qu’il est transmis – et venant de Galien,
correspondent au vocabulaire de Démocrite3?
C’est possible car dans le fragment DK 68 B 191 Démocrite
s’est servi du mot *4V<@4"4 et l’"ÇFh0F4H apparaît dans le titre
de son œuvre5. Si dans le fragment DK 68 B 125 Démocrite
parlait des "ÆFhZFg4H, sa position vis–à–vis des "ÆFhZFg4H
semblerait ambiguë: dans ce fragment il souligne l’importance
des "ÆFhZFg4H en tant que fondement de la nDZ<, mais ailleurs,
dans le DK 68 B 11, il semble les6 qualifier d’obscures.

1
Alfieri: ragione | Enriques & Mazziotti: ragione | Vlastos: mind |
Freeman: Mind | DK: Verstand | Kirk – Raven – Schofield: mind | Kahn: mind |
Dumont: raison | Salem: raison | Taylor: mind.
2
Les mots par lesquels Galien, De la médecine empirique 15, 7, 9–10
introduit la citation sont les suivants: (...) ¦B@\0Fg JH "ÆFhZFg4H 8g(@bF"H
BDÎH J¬< *4V<@4"< @àJTHq. (il a fait les sens parler à la raison comme suit:).
3
On ne peut donc dire comme le fait G. Casertano, Logos e nous in
Democrito, p. 246 que il legame <@ØH – "ÆFhZFg4H è esplicitamente affermato
[nel] famoso frammento 125 (...).
4
(...) ¦B J@ÃH *L<"J@ÃH @Þ< *gà §Pg4< J¬< (<f:0< 6" J@ÃH
B"Dg@ØF4< •D6XgFh"4 Jä< :¥< .08@L:X<T< 6"Â h"L:".@:X<T< Ï8\(0<
:<Z:0< §P@<J" 6"Â J−4 *4"<@\"4 :¬ BD@Fg*Dgb@<J" ((...) il faut donc
diriger son jugement vers le possible et jouir de ce qui est présent en attachant
peu d’attention à ceux qui sont enviés et admirés et ne pas se placer avec sa
pensée à côté.)
5
Cf. [a4] 68 B 5f = 68 A 33: AgDÂ "ÆFh0F\T<.
6
Mais il ne les nomme pas "ÆFhZFg4H, tout simplememt il énumère la
vue, l’ouïe, l’odeur, le goût et le toucher: ‘(<f:0H δ¥ δb@ gÆFÂ< ÆδX"4, º :¥<
104 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Les "ÆFhZFg4H sont alors indispensables pour le niveau


supérieur car la connaissance de la nDZ< (? = *4V<@4") repose
sur elles et la tentative de s’en passer serait condamnée à l’échec.
Sans le crédit que la nDZ< reçoit de la part des "ÆFhZFg4H, la
nDZ< est impuissante. Du moment où la nDZ< nie cette aide,
elle s’anéantit elle–même.
Et si on n’accepte pas d’expliquer les pronoms º:XT</
º:X"H par "ÆFhZFg4H? Ce qu’on peut dire alors c’est que la
nDZ< dépend de ce quelque chose qui lui procure des données
fiables. Elle dépend de ce qui constitue l’outil nécessaire à la
connaissance qu’elle recherche. Démocrite montre ainsi que la
nDZ< n’est pas autonome mais hétéronome dans l’acte de la
connaissance. J. Salem parle même d’une hiérarchie: tout se
passe comme s’il [Démocrite] avait établi une hiérarchie entre
ces deux facultés [les sens et la raison], – une hiérarchie dans
laquelle et les sens et la pensée rationnelle ont un rôle heuris-
tique précieux et, pour tout dire, complémentaire1. La nDZ<
dans la connaissance dépend des données de type affectif: des
"ÆFhZFg4H ou de ce qui lui assure les B\FJg4H.
Dans un autre fragment la nDZ< est un moyen par lequel
sont appréhendés les objets divins: nDg<Â hgÃ" <@Ø<J"4 (68 B
129: <par> la phren2 <les objets> divins sont perçus).
Serait–ce la même nDZ< qui dépend des B\FJg4H et celle
qui permet de connaître les objets divins? Ou bien ce sont des
domaines distincts: quant au sensible elle a besoin des "ÆFhZ-
Fg4H/B\FJg4H, quant au divin elle est autonome? Y aurait–t–il
deux voies de la connaissance? Pour ce qui est des objets sen-
sibles la nDZ< effectue la connaissance indirectement et pour ce
qui est des objets divins la connaissance est directe3?

(<0F\0, º δ¥ F6@J\0q 6"Â F6@J\0H :¥< JVδg Fb:B"<J", ÐR4H, •6@Z, Ïδ:Z,
(gØF4H, R"ØF4H. (...).
1
J. Salem, Démocrite ... , p. 175.
2
English: [are thought in the] mind | Alfieri: animo | Enriques & Maz-
ziotti: animo | Freeman: mind | DK: Geiste | Dumont: raison [humaine].
3
Cf. J.–P. Dumont in: J.–P. Dumont, D. Delattre, J.–L. Poirier, Les Préso-
cratiques, p. 1462 qui résout cette contradiction (et autres également) en utilisant
1K9?E – MC/; – ;??E 105

Du point de vue de l’affectivité les deux contextes permet-


traient d’établir un parallèle: comme les actes de connaissance,
ainsi de même les actes affectifs supérieurs sont directs ou
indirects: tantôt ils se servent des niveaux inférieurs, tantôt ils
sont autonomes. Autrement la nDZ< continue à se montrer dans
ses traits contradictoires. A part le dernier contexte elle n’est pas
autonome et dépend des sens.
[n19] 68 B 5e
[n20] 68 B 112
[n21] 68 B 52*1
[n22] 68 B 64*
*
[n23] 68 B 35
[n24] 68 B 282
*
[n25] 68 B 82
[n26] 68 B 105*
[n27] 68 B 175
<[n28] 68 B 262>
Démocrite est l’auteur du traité AgDÂ <@Ø (68 B 5e = A 33).

la méthode de W. Jaeger, si féconde à l’endroit de la philosophie d’Aristote et


qui dit qu’elle devrait peut–être être retenue concernant Démocrite, à savoir
distinguer deux positions diachroniques de Démocrite, résultat de l’évolution de
sa pensée. Il importe de signaler que Jaeger a suivi de son côté la méthode de
Lutosławski appliquée à Platon (cf. W. Lutosławski, The Origin and Growth of
Plato’s Logic ... ) – comme a remarqué J. Bigaj, The Impact of Evolutional
Interpretation of Platonism ... p. 236, when speaking about the charactistics of a
stylometric method, the name of the Polish scholar is not mentioned by Jaeger at
all. Mais! la même approche à été appliquée par F. Nietzsche, Les philosophes
préplatoniciens, p. 170 à propos de Parménide: Pour comprendre le caractère
spécifique de Parménide, il faut se représenter deux grandes périodes, chacune
ayant engendré chez lui une vision philosophique du monde. (...) Apparemment,
il a composé le premier livre après le second. Contra S. Imhoof, Logos et bon-
heur chez Démocrite, p. 17: Une telle façon de faire n’est en effet légitime que
lorsqu’on dispose d’une œuvre à peu près complète. Autre solution est celle de J.
Brunschwig, Démocrite et Xéniade, pp. 122–123: Tant que l’on attribue à
Démocrite lui–même les conceptions exprimées par les sens dans son fragment
dialogué, on se trouve donc devant une contradiction extrêmement embarras-
sante. Supposons, au contraire, que l’apostrophe des sens à l’esprit traduise le
point de vue de Xéniade, et non celui de Démocrite: la contradiction se dissipe
(...).
1
Sont signalés par un astérisque les fragments provenant d’un recueil inti-
tulé Maximes de Démocrate. Certains nient qu’ils soient de Démocrite. Cf. la
discussion récente de W. Leszl, Democritus’ works ... , pp. 67 sq., lui–même se
prononçant pour leur authenticité.
106 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Selon Démocrite le <@ØH est de caractère divin et son


essence est de contempler le beau de manière permanante: hg\@L
<@Ø JÎ •g\ J4 *4"8@(\.gFh"4 6"8`<. (B 112: <le caractère
du> noos1 divin <est de> toujours discerner2 le beau.)
Mais il reste à décider si le fragment parle du <@ØH divin,
c’est–à–dire appartenant à une divinité, ou bien s’il détermine le
<@ØH qui peut avoir ce caractère. Dans le second cas il faudrait
admettre la pluralité des <@Ã. Même si l’on considère que le pas-
sage se rapporte au <@ØH dans son aspect cosmo–théologique3, il
en résulte que par le <@ØH l’homme peut s’élever au–dessus de sa
condition purement humaine lorsqu’il contemple et discerne le
beau. Contempler peut signifier ici: se tourner vers, regarder de
manière permanante ou encore regarder comme le plus important
parmi tout ce qu’on regarde. Si le <@ØH est guidé dans son
activité (ses pensées–sentiments) par le beau comme par une
valeur principale, le <@ØH, par son nouveau caractère, procure à
l’homme une réalité nouvelle.
Pour ce qui est de l’aspect purement humain Démocrite dit
que prétendre avoir le <@ØH que l’on ne possède pas rend la
formation plus difficile: JÎ< @Æ`:g<@< <@Ø< §Pg4< Ò <@L-
hgJXT< :"J"4@B@<gÃ. (68 B 52: Il est vain de corriger celui
qui croit avoir le noos4.)
Ainsi celui qui n’a pas de <@ØH mais qui croit l’avoir
n’écoute pas. La prétension d’avoir le <@ØH signifie la fermeture
aux remarques, aux reproches et aux conseils. Mais est–ce que sa
présence garantit le contraire, notamment l’ouverture de l’esprit?

1
DK: Geistes | Freeman: intellect | Krokiewicz: umysłu | Voilquin: intel-
ligence | Couloubaritsis: pensée | Dumont: Intellect | Taylor: mind.
2
Pour C. C. W. Taylor, Pleasure, knowledge and sensation in Democritus,
p. 8 qui discute avec Natorp (pour qui le sens est to be thinking out): the verb
seems to have the quite unspecific sense of ‘consider’ or ‘think about’.
3
Cf. par exemple W. Kranz, Wortindex in: H. Diels & W. Kranz, Die
Fragmente ... , t. 3, p. 296: Gott. Kosmos.
4
Alfieri: intelletto | Enriques & Mazziotti: ragione | Freeman: intelligence |
DK: Verstand | Krokiewicz: rozumu (= umysłu) | Voilquin: raison | Dumont:
intelligent | Taylor: intelligent.
1K9?E – MC/; – ;??E 107

Le <@ØH est à distinguer de l’érudition: B@88@Â B@8L-


:"hXgH <@Ø< @Û6 §P@LF4<. (68 B 64: nombreux [sont ceux]
qui sachant beaucoup n’ont pas le noos1.)
Cette distinction avait été déjà esquissée par Héraclite et,
comme Héraclite (cf. [n4] 22 B 40), Démocrite ne dit pas qui a le
<@ØH. En revanche, il dit ailleurs que sa présence rend à l’homme
de nombreux services. Par exemple elle facilite la lecture profi-
table des apophtegmes de Démocri(/a)te: (<T:XT< :gL Jä<*g
gÇ J4H ¦B"Ä@4 >×< <`T4, B@88 :¥< §D>g4 BDV(:"Jr
•<*DÎH •("h@Ø –>4", B@88 *¥ n8"ØD" @ÛP ªD>g4. (68 B
35: si quelqu’un écoute mes sentences avec le noos2, il fera
beaucoup de choses <digne d’un> homme valeureux et ne fera
pas beaucoup de choses mauvaises.)
Le <@ØH est une compréhension profonde et une attention
qui aident pour faire du bien et pour éviter de faire du mal. La
présence du <@ØH importe donc pour l’action pratique. Le <@ØH
sert de même à un meilleur usage de l’argent: PD0:VJT<
PD−F4H >×< <`T4 :¥< PDZF4:@< gÆH JÎ ¦8gLhXD4@< gÉ<"4
6"Â *0:Tng8X", >×< •<@\04 *¥ P@D0(\0 >L<Z (?). (68 B
282: l’usage de l’argent avec le noos3 sert à être libre et utile aux
gens, <leur usage> sans noos <est> dépense commune (?)4.)
Le <@ØH contribue à utiliser l’argent pour sa liberté et le
profit public. C’est son contraire (–<@40) qui provoque des effets

1
Alfieri: intelletto | Enriques & Mazziotti: intelligenza | Freeman: intelli-
gence | DK: Verstand | Krokiewicz: umysłu | Voilquin: raison | Couloubaritsis:
pensée | Dumont: intellect | Taylor: intelligent.
2
Alfieri: intelligenza | Enriques & Mazziotti: senno | Freeman: intelligence |
DK: Verstand | Krokiewicz: inteligentnie | Voilquin: [si on prête] attention [et si on
les comprend] | Couloubaritsis: pensée | Dumont: attention | Taylor: intelligence.
3
Alfieri: discernimento | Enriques & Mazziotti: assennato | Freeman: sense
| DK: Verstand | Voilquin: réflexion | Couloubaritsis: réflexion | Dumont: intel-
ligent | Taylor: intelligently.
4
Alfieri: una munificenza che finisce per costare a tutti | Enriques &
Mazziotti: ostentazione [dannosa] alla comunità | Freeman: continous tax that
maintains all and sundry (? reading and meaning uncertain) | DK: Allgemeinheit
trifft (?) | Voilquin: une simple charge inutile à tous | Dumont: un impôt
considérable | Taylor: mere public expense.
108 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

nuisibles dans ce domaine. Y a–t–il une troisième situation: sans


le <@ØH mais sans –<@40 non plus? Ou bien à partir de ce frag-
ment faut–il penser que l’absence de <@ØH égale à –<@40 (et
l’absence de –<@40 égale à <@ØH)?
L’idée semble être confirmée dans un autre fragment1 où il
est question d’un <@ØH qui, en accompagnant la richesse, facilite
le bonheur: :"6VD4@H, ÔH @ÛF\"< 6"Â <@Ø< §Pg4q PD−J"4
(D gÆH Ÿ *gà 6"8äH. (68 B 82: heureux celui qui possède la
fortune et le noos2 car il l’utilise à ce qu’il faut de belle manière.)
Autrement dit, c’est le <@ØH qui assure qu’on utilise sa
richesse de bonne manière et à ce qu’il faut – cela étant une con-
dition suffisante pour être heureux, ou même plus – bienheureux,
car le mot :"6VD4@H s’applique souvent au bonheur des dieux et
désigne un bonheur durable. Peut–être d’ailleurs est–ce pour cela
que Démocrite l’utilise – la situation qu’il décrit doit arriver assez
rarement.
Le trait intérieur du <@ØH est plus manifeste lorsque Dé-
mocrite dit que le <@ØH enrichit la beauté du corps sans quoi elle
garde son caractère animal: Ff:"J@H 6V88@H .T4ä*gH, ´<
:¬ <@ØH ßB−4. (68 B 105: la beauté du corps <est> animal, s’il
n’y avait pas de noos3 dessous.)

1
L’apophtegme est absent de certains manuscripts et jugé douteux. Cf. la
note de H. Diels & W. Kranz, Die Fragmente ... , t. 2, p. 160: [verkürzt aus
Menandr. fr. 114; III 34 K.]
2
Alfieri: intelligenza | Enriques & Mazziotti: intelligenza | Dumont: intel-
lect | Taylor: intelligence.
3
Chaignet: raison | Alfieri: intelligenza | Enriques & Mazziotti: intelli-
genza | Freeman: intelligence | DK: Verstand | Krokiewicz: umysł | Voilquin:
intelligence | Couloubaritsis: pensée | Dumont: intellect | Taylor: intelligence.
1K9?E – MC/; – ;??E 109

Le <@ØH ajoute au corporel son caractère le plus profond1.


Pour le rapport du <@ØH avec la beauté le fragment peut être
rapproché du DK 68 B 112 où la contemplation de la beauté lui
procurait alors son trait divin. Maintenant la beauté corporelle
obtient son caractère plus profond – moins animal, plus humain –
si elle est accompagnée par le <@ØH. Ainsi c’est une relation
mutuelle entre le beau et le <@ØH.
Jusqu’ici ce sont les passages qui présentent le <@ØH comme
utile, profitable, voire dépassant la condition humaine. Et voilà un
fragment qui témoigne d’un trait différent du <@ØH. Le <@ØH non
comme contemplant le beau mais comme aveugle et ignorant.
Lorsque cela arrive le <@ØH peut errer et il provoque le mal: @Ê
*¥ hg@ J@ÃF4 •<hDfB@4F4 *4*@ØF4 J•("h BV<J" 6"Â
BV8"4 6" <Ø<. B8¬< Ò6`F" 6"6 6" $8"$gD 6"Â
•<Tng8X", JV*g *r @Ü<Jg> BV8"4 @ÜJg <Ø< hg@Â •<hDf-
B@4F4 *TD@Ø<J"4, •88r "ÛJ@Â J@ÃF*gF4< ¦:Bg8V.@LF4
*4 <@Ø JLn8`J0J" 6" •(<T:@Fb<0<. (68 B 175: les dieux
donnent aux hommes tous les biens et autant autrefois que
maintenant. Seulement ce qui est mauvais, nuisible et inutile; ces
choses–ci, les dieux ne les donnaient aux hommes ni autrefois ni
maintenant, mais eux seuls se les procurent par l’aveuglement et
l’ignorance du noos2.)
Il s’agit alors de ce qui est mauvais, nuisible et inutile dans
le sens large. Il peut s’agir aussi bien de la manière de penser
(opinions) et de la manière de sentir (sentiments hostiles) que de

1
Voici un commentaire éclairant de L. Couloubaritsis, Pensée et action
chez Démocrite, t. 1, p. 330: (...) Par le noûs l’homme surmonte son animalité
tout en possédant en lui–même les conditions d’une pensée en quelque sorte
divine (...). Et dans ce qui précède: (...) celui qui choisit les biens de l’âme
choisit des biens plus divins, tandis que celui qui choisit les biens du corps –
c’est–à–dire de son enveloppe corporelle – choisit les biens humains (cf. B 37).
De là il ressort que les biens du corps n’appatiennent pas nécessairement à
l’animalité de l’homme, mais également à son humanité, à condition qu’ils
s’accordent à la pensée (<@ØH et 8`(@H).
2
Alfieri: intelletto | Enriques & Mazziotti: mente | Vlastos: mind | Freeman:
mind | DK: Geistes | Krokiewicz: [ślepoty] umysłowej | Voilquin: esprit | Dumont:
intellect | Taylor: mind.
110 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

la manière d’agir (actions). Pour tout cela (BV<J") Démocrite ne


donne aucune autre responsabilité que celle–ci: le <@ØH. Ce qui
est à l’origine du mal ce ne sont ni les "ÆFhZF4H ni le BVh@H ni
le hL:`H ni la nDZ< mais le <@ØH. Le mal se produit lors dès
l’aveuglement du <@ØH ou de son aveuglement et de son
ignorance si on lie •(<T:@Fb<0< à <@Ø au même titre que
JLn8`J0J". Il arrive au <@ØH d’être soit aveugle soit, plus,
aveugle et ignorant. Mais quand et comment cela arrive
Démocrite ne le dit pas. En revanche on ne peut que supposer que
si l’homme fait du bien c’est possible grâce à la bonne vue et au
savoir du <@ØH. Ou non? Le <@ØH ne fait que reconnaître le bien
qui, lui, est une œuvre des dieux.
Ou bien faut–il proposer une autre interprétation: tout ce qui
arrive à l’homme lui est donné par les dieux et est bon comme
tel? Si l’homme juge quelque chose mauvais c’est par l’aveugle-
ment de son <@ØH et par son ignorance.
Les deux interprétations s’accordent néanmoins pour voir
dans le <@ØH ce dont l’état misérable lie l’homme au mal.
Le mot <@ØH se trouve encore dans l’apparat critique au
fragment 68 B 262. La correction de la leçon des manuscrits par
Jacobs pour <`:@<, bien qu’elle ait été choisie par la plupart des
éditeurs et des traducteurs1, est arbitraire2. D’ailleurs certains la
reprennent et lisent <@Ø<3: 6"Â @Ê nL(−H –>4" §D*@LF4< ´

1
Enriques & Mazziotti: legge | Freeman: law | DK: widergesetzlich | Voil-
quin: loi | Dumont: loi | Procopé: law | Cairns: law | Taylor: illegally.
2
Cf. V. E. Alfieri in: Gli Atomisti ... , p. 269: lez. ms. rivendicata da H.
Gomperz («wider die eigne Einsicht»), contro l’emendamento del Jacobs, accet-
tato prima dal Diels (...).
3
Alfieri: proprio intimo sentire. Cf. aussi A. Krokiewicz, Etyka Demokryta
i hedonizm Arystypa, p. 57 qui au cours de son analyse de la notion du cœur et de
l’esprit chez Démocrite écrit: Le “cœur” a une puissance des actions corporelles
mais n’a pas de connaissance éthique suffisante. En revanche l’“esprit” ne peut
de lui–même réaliser aucune action mais il sait parfaitement [comme le montre
le DK 68 B 175, pas parfaitement – il peut se tromper et avec des conséquences
importantes] si les actions en question sont bonnes ou mauvaises. Lui seul étab-
lit la valeur éthique de chaque acte et lui seul la juge de manière infaillible [la
même remarque], définitive et souveraine. C’est ainsi que Krokiewicz arrive à la
1K9?E – MC/; – ;??E 111

*gF:ä<, ´ hT4−H –>4@4, 6"J"R0n4FJX@< 6"Â :¬ •B@-


8bg4<q ÔH *r —< B"D <`:@< [ou: <@Ø<] •B@8b04 6XD*g4
ÒD\.T< ´ º*@<−4, •*46gÃ, 6"Â @Ê J@ØJ@ ¦(6VD*4@<
•<V(60 gÉ<"4. (et ceux qui commettent des choses passibles de
banissement ou de prison ou encore d’une autre peine, il faut les
condamner et ne pas relâcher; celui qui contre la loi [ou: nous]
les relâcherait conduit par un bénéfice ou par le plaisir, commet
une injustice et cela devrait absolument lui être à cœur.)
Du fait qu’il est question de plaisir, de cœur et d’une peine,
si on peut dire, à vivre intérieurement, la notion de <@ØH ne
semble pas moins appropriée que celle de <`:@H. Le sens serait
le suivant: libérer les coupables contre son <@ØH entraîne des
soucis. Dans les deux cas – <`:@< et <@Ø<1 – il s’agit d’une
intériorité: d’une loi intérieure ou de son propre <@ØH.

Pour résumer. Dans les fragments de Démocrite le problème


de la force du hL:`H est résolu de manière explicite par le
caractère gÛ8`(4FJ@H de l’homme, de manière implicite par la
bonté du cœur (gÛhL:\0). Cependant cette force n’est pas jugée
négative. Elle est excessive mais – si on pense au DK 68 B 175 –
cette excessivité est relationelle et elle vient de la faiblesse, voire
de l’impuissance – aveuglement et ignorance – du <@ØH. Quant à
la nDZ<, elle est autonome en certains domaines mais dépend des
sens en d’autres. Le <@ØH se rallie aux catégories suivantes: aide
pratique, ouverture, sens profond et, d’autre part, la défaillance et

conception de l’“esprit” dans l’enseignement de Démocrite si proche de ce


qu’on appelle aujourd’hui d’habitude “conscience morale”. A l’appui il se sert
justement du fragment DK 68 B 262: Le sens “esprit–conscience” est manifeste
de la manière la plus forte dans le fragment B 262 (...). Cf. aussi A. Krokiewicz,
Quaestiones Democriteae, pp. 45–46. Autrement J. F. Procopé, Democritus on
Politics and the Care of the Soul, p. 318: The word ¦(6VD*4@< in B 262, possib-
ly a coinage by Democritus himself, is a variant of ¦<hb:4@<, ‘on the spirit’, a
term much used in the forensic oratory of the time (...) The juror who decides on
acquittal ‘contrary to law’ ‘does wrong’, and this must needs be ‘on his heart’.
1
Cf. V. E. Alfieri in: Gli Atomisti ... , p. 269: il senso non cambia di molto,
ma ne guadagna perchè la legge viene interiorizzata, e si sa che per Dem. quella
che contra veramente è la norma interiore (...).
112 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

l’erreur. C’est le mauvais état du <@ØH qui est responsable du mal


(voire de tout le mal) que l’homme rencontre.
On peut supposer que si la force du hL:`H est gérée
correctement par le <@ØH on aboutit à l’état recommandé par
Démocrite. On peut supposer aussi que – mais il est dommage
qu’on ne possède aucun fragment contenant une relation explicite
hL:`H – nDZ< ou hL:`H – <@ØH ou encore nDZ< – <@ØH – les
connaissances fiables sont livrées au <@ØH par la nDZ< qui les
tire des données sensibles (? les "ÆFhZFg4H). Le hL:`H mis en
collaboration avec d’autres instances mène vers l’gÛhL:\0, la
nDZ< conduit l’homme vers les objets divins, le <@ØH vers la
beauté1.
Il me semble opportun de signaler l’interprétation de L.
Couloubaritsis car j’y trouve certains points que je souligne
également2. Il constate: Ces quelques considérations indiquent
donc que la philosophie de Démocrite est foncièrement une
philosophie du corps.3 C’est vrai dans la mesure où la nDZ< doit
avoir égard aux données sensibles, corporelles et qu’un autre
élément important, le hL:`H, est une puissance à considérer dans

1
Autrement G. Casertano, Logos e nous in Democrito, pp. 244–245 qui
évoque L. A. Stella (Valore e posizione storica dell’etica di Democrito, 1942) et
interprète le <@ØH comme una sintesi di tutte le attività spirituali (...) ou encore
comme qualche cosa di più complesso del nostro «puro pensiero» (...) una
facoltà legata profondamente all’essere dell’uomo nella sua globalità (...). Il
évoque également l’interprétation de F. Mesiano (La morale materialistica di
Democrito di Abdera, 1951): non soltanto l’intelletto bensì anche la volontà, la
ragione e forse il sentimento.
2
Et K. von Fritz, ;`@H, <@gÃ<, and their Derivatives ... , pp. 24–30 ne cite
pas les fragments de Démocrite, la méthode adoptée pour les autres philosophes,
mais les présente en résumé. Dans la n. 180 il dit: Apart from the functions of the
<`@H in Democritus’ theory of knowledge, <`@H, <@gÃ<, and derivatives, like
•<@Z:T<, appear also not infrequently in Democritus’ ethical fragments. But
the meaning there is mostly either “practical wisdom,” which has its origin in
the Homeric use of nDX<gH, or the wisdom which distinguished the wise man
from the common crowd, a meaning which was developed in early pre–Socratic
philosophy. These passages, therefore, do not add anything new to the history of
the term.
3
L. Couloubaritsis, Considérations sur la notion de Noûs ... , p. 143.
1K9?E – MC/; – ;??E 113

la conduite humaine (et on pourrait encore rappeler le rôle du


BVh@H démocritéen en tant que de fondement pour les couches
supérieures). C’est ce caractère double – du fondement dans ce
qui est corporel et l’orientation vers ce qui est au–delà du corps,
la beauté par exemple – qui permet de parler d’un dualisme,
peut–être quand même pas si radical que le dit Couloubaritsis:
Mais cette philosophie se caractèrise surtout par un dualisme
corporel, matériel, qui entraîne une séparation entre âme et
corps, Noûs et corps sensible.1 En plus, Couloubaritsis d’une part
insiste sur l’autonomie du <@ØH: (...) la pensée (le Noûs) présente
son autonomie matérielle et structurelle2 mais d’autre part il ne
parle point de celle du hL:`H. D’où un certain paradoxe: Para-
doxalement donc, c’est en définitive la sensation (la vision) qui
fonde la pensée. Ce paradoxe explique sans doute le fragment
125 (...)3.
Pour ce qui est du DK 68 B 175 Couloubaritsis interprète
l’aveuglement du <@ØH comme absence du <@ØH: (...) l’absence
de pensée dans l’action. Et cette absence se manifeste, soit par
une négligence dans l’usage des biens accordés par les dieux à
l’homme (cf. fr. 175 (...)4. Il met en cause l’âme entière, voire le
corps, plutôt que le <@ØH: la perversité n’est pas nécessairement
attribuée, par Démocrite, au seul corps, mais aussi à l’âme.5
Mais je doute que cette explication soit fondée parce qu’en

1
L. Couloubaritsis, Considérations sur la notion de Noûs ... , p. 143. Cf.
aussi C. H. Kahn, Democritus on Moral Psychology, p. 312: Theme 6. Rational
thought and emotion or desire as distinct principles of motivation? We might
expect to find Democritus drawing a distinction between reason and passion to
his antithesis between reason and sense. Unfortunately the conceptual develop-
ment is not straightforward, and the fact that it is not may itself be the most
important insight that we can derive from a close study of the fragments..
2
L. Couloubaritsis, Considérations sur la notion de Noûs ... , p. 144. De
même L. Couloubaritsis, Pensée et action chez Démocrite, p. 329: (...) c’est
parce que, chez Démocrite, la pensée au sens de Noûs présente une autonomie
materielle et structurelle.
3
L. Couloubaritsis, Considérations sur la notion de Noûs ... , p. 145.
4
L. Couloubaritsis, Considérations sur la notion de Noûs ... , p. 145.
5
L. Couloubaritsis, Considérations sur la notion de Noûs ... , p. 145.
114 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

réalité, la responsabilité de l’action relève de la compétence du


<@ØH.
Finalement ce qui apparaît comme paradoxale dans cette
interprétation c’est l’autonomie même du <@ØH, parce qu’En
d’autres termes, en dépit de son autonomie, la pensée ne se
donne à elle–même du plaisir que grâce aux plaisirs du corps.1
On a ainsi affaire à une autonomie conditionnelle car condition-
née par les impressions et par les sensations – les deux domaines
étant de nature corporelle. De la sorte, comme on voit, il est
difficile d’expliciter les relations intrinsèques d’une conception
dualiste, surtout si une dimension doit servir de fondement à
l’autre qu’on veut considérer autonome.

Gorgias
[n29] 82 B 11
[n30, n31, n32, n33] 82 B 11a
Dans l’Eloge d’Hélène le mot <@ØH se trouve dans un
contexte gravement détérioré: † J\H @Þ< "ÆJ\" 6T8bg4 6"Â J¬<
{+8X<0< à:<@H 8hg< Ò:@\TH —< @Û <X"< @ÞF"< òFBgD
gÆ $4"JZD4@< $\" ºDBVFh0. JÎ (D J−H Bg4h@ØH ¦>−< Ò
*¥ <@ØH 6"\J@4 gÆ •<V(60 Ò gÆ*ãH ª>g4 :¥< @Þ<, J¬< *¥
*b<":4< J¬< "ÛJ¬< §Pg4. (...) (82 B 11, 12: (...) quelle cause
empêche et quel chant est venu de même qu’Hélène qui n’était
plus jeune comme si elle était enlevée par la force. Ce qui relève
de la persuasion était possible, mais le noos, si par la nécessité
celui qui sera donc savant, a la même force? (...))
Le passage, s’il est possible de comprendre les idées qui y
sont contenues ne serait–ce que de manière assez vague, semble
montrer que le <@ØH est censé s’opposer à la persuasion mais –
comme il résulte de la suite de l’histoire – il ne l’a pas fait.

1
L. Couloubaritsis, Pensée et action chez Démocrite, p. 336.
1K9?E – MC/; – ;??E 115

De deux explications que j’ai trouvées de ce passage1 la


première ne prend pas en compte le mot <@ØH, me semble–t–il:
What cause then prevents the conclusion that similarly, against
her will, might have come under the influence of speech, just as if
ravished by the force of the mighty? For it was possible to see
how the force of persuasion prevails; persuasion has the form of
necessity, but it does not have the same power.2
Dans la seconde, <@ØH est traduit par (la forza della)
pensare. C’est celle d’Untersteiner: Orbene quale ragione impe-
disce che anche a Elena possano essere giunte in modo analogo
incantagioni quando non era piú giovane, come se fosse stata
rapita con la violenza? Infatti la forza della pensare di costei –
ed effettivamente ebbe origine per necessità – non subisce
biasimo, ma possiede un potere che s’identifica con quello di
questa necessità.3
Enfin le commentaire de G. Casertano du même fragment –
bien que ce soit à propos d’un autre passage (§19) – va dans le
même sens, parce qu’il insiste sur la dualité de l’être et du
connaître de l’homme: L’homme est justement ce mélange d’œil
et d’esprit, de sentiments et d’attitudes (...) et L’Amour (...) en-
traîne en même temps et inséparablement la vue et l’esprit, l’œil
et la parole (...)4.
Dans la Défense de Palamède on rencontre le mot <@ØH
quatre fois dans l’expression JÎ< <@Ø< BD@FXPg4<5, le mot
<@ØH pouvant être compris comme attention. L’attention prêtée
ou dirigée se rapporte aux réussites, aux actes (et non pas les
paroles) et aux récits de Palamède6.
1
La quasi–totalité des commentateurs considère le problème du texte inso-
luble, par exemple Freeman ((Text corrupt)) | DK: heillos verderbt | Kranz: un-
verständlich | Donadi [...] et: (...) tuttavia si opta, con metodica cautela, per
locus deperditus (...) | Poirier: [...] et dans la notice ajoute: Locus desperatus.
Nous suivons la réstitution de Diels.
2
G. Kennedy in: The Older Sophists ... , p. 52.
3
M. Untersteiner, Sofisti ... , t. 2, p. 103.
4
G. Casertano, L’amour entre logos et pathos, pp. 219–220.
5
LSJ: to have one’s mind directed to something.
6
Cf. DK 82 B 11a, 31: J@ÃH J@4@bJ@4H JÎ< <@Ø< BD@FXPT (...) JÎ<
116 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Antiphon le Sophiste
[t11, t12] 87 B 58
Dans un fragment d’Antiphon le hL:`H est attesté deux fois:
(...) FTnD@Fb<0< *¥ •<*DÎH @Û6 —< –88@L [–88@H Hss.]
ÏDh`JgD`< J4H 6D\<g4g<, ´ ÓFJ4H J@Ø hL:@Ø J"ÃH
B"D"PD−:" º*@<"ÃH ¦:nDVFFg4 "ÛJÎH ©"LJÎ< 6D"JgÃ<
Jg 6"Â <46÷< ²*L<Zh0 "ÛJÎH ©"LJ`<. ÔH *¥ hX8g4
P"D\F"Fh"4 Jä4 hL:ä4 B"D"PD−:", hX8g4 J 6"6\T •<JÂ
Jä< •:g4<`<T<. (87 B 58)
Avant de traduire il importe de signaler que dans la première
partie le texte n’est pas facile à comprendre à cause de la syntaxe:
(1) faut–il lire fermer le hL:`H aux plaisirs (J@Ø hL:@Ø
¦:nDVFFg4 º*@<"ÃH) ou s’agit–il des plaisirs du hL:`H (J@Ø
hL:@Ø º*@<"ÃH)? En principe le verbe ¦:nDVFFg4 devrait
régir l’accusatif et non le génitif (J@Ø hL:@Ø). (2) Mais si J"ÃH
º*@<"ÃH sont à lier à J@Ø hL:@Ø, où trouver le complément
pour le verbe ¦:nDVFFg4? Serait–ce "ÛJÎH ©"LJÎ< qui suit
directement? Mais dans ce cas–là où est le complément de
6D"JgÃ<? Serait–ce "ÛJÎH ©"LJ`< final, le même que pour
<46÷<? (A moins qu’on lise ÓFJ4H J"ÃH B"D"PD−:" º*@<"ÃH
¦:nDVFFg4 "ÛJÎH ©"LJÎ< + J@Ø hL:@Ø 6D"JgÃ<?) Enfin –
une troisième question – (3) pourquoi les deux verbes (¦:nDVF-
Fg4 – ²*L<Zh0) sont dans les formes différentes (présent contre
aoriste)?
La première réponse détermine si les plaisirs immédiats sont
du hL:`H (ce qui n’est pas la même chose que de dire que tous
les plaisirs du hL:`H sont immédiats). De la seconde phrase il
résulterait que c’est plutôt à la satisfaction que s’applique
l’adverbe immédiat et non aux plaisirs. Pour ce qui est de la

<@Ø< BD@FXP@<J" J@ÃH J@4@bJ@4H (cf. Freeman: my thoughts to them | Unter-


steiner: attendo (...) si occupi | Poirier: ingéniosité | Kennedy: I apply myself),
DK 82 B 11a, 34: PD¬ :¬ J@ÃH 8`(@4H :÷88@< ´ J@ÃH §D(@4H (cf. Freeman:
heed | Untersteiner: poniate attenzione | Kennedy: paying more attention | Poi-
rier: prêter attention), DK 82 B 11a, 37: @Û*r •>4äF"4 :ZJg BD@FXPg4< JÎ<
<@Ø< :ZJg :g:<−Fh"4 J 8gPhX<J" (cf. Freeman: pay attention | Unter-
steiner: abbiate prestato attenzione | Kennedy: pay attention | Poirier: attention).
1K9?E – MC/; – ;??E 117

seconde question M. Untersteiner propose: – 6D"JgÃ< Jg 6"Â


<46÷< ²*L<Zh0: Jg unisce ²*L<Zh0 con ¦:nDVFFg4 e 6"Â
unisce 6D"JgÃ< con <46÷< et il traduit: (...) et ha il potere di
dominare e vincere se stesso.1 Mais ¦:nDVFFg4 n’est pas un
infinitif pour pouvoir être régi par ²*L<Zh0. Et puis que devient
¦:nDVFFg4? En ce qui concerne le troisième problème cela
signifie–t–il qu’il faut d’abord se maîtriser et ensuite se fermer
aux plaisirs, les deux n’étant pas simultanés mais successifs?
Voici les solutions des traducteurs pour (1) Freeman: he who
fortifies his soul | DK: seines Herzens | Poirier: s’il ferme son
cœur contre Gernet: attraits immédiats de la passion | Morrison:
the immediate pleasures of his heart | Pendrick: the immediate
pleasures of his heart2, pour (2) DK: Oberhand und Sieg über
sich selbst zu gewinnen | Gernet: se cuirasse ... se dominer et se
vaincre lui–même | Morrison: makes himself withstand ... over-
coming and conquering himself | Kranz: ¦:nDVFFg4 "ÛJÎH
©"LJÎ< (º*@<"ÃH) | Freeman: conquer himself | Poirier: en se
maîtrisant, de remporter victoire sur lui–même | Pendrick: blocks
himself ... to overcome and conqur himself et pour (3) Freeman:
fortifies ... can | DK: entgegenstemmt und vermocht hat | Gernet:
se cuirasse ... sait | Poirier: ferme ... se montre capable | Pend-
rick: blocks ... is able contre (un seul (sic!)) Morrison: makes ...
has succeeded.
Voici ma proposition de traduction: personne d’autre [–8-
8@H et non –88@L3] ne distinguerait plus correctement la so–
phrosyne de l’homme que celui qui se ferme lui–même aux
plaisirs immédiats du thymos4 [et qui] pouvait lui–même se

1
Cf. M. Untersteiner, Sofisti ... , t. 4, p. 144.
2
Et W. Kranz, Wortindex in: H. Diels & W. Kranz, Die Fragmente ... , t. 3,
p. 158 du fait qu’il propose: ¦:nDVFFg4 "ÛJÎH ©"LJ`< (º*@<"ÃH).
3
En admettant –88@L on devrait comprendre: la so–phrosyne d’un autre
homme (donc: pas sa propre mais d’un autre). Ainsi Freeman: Prudence in an-
other man | DK: Die Besonnenheit eines anderen Mannes.
4
Freeman: soul | DK: Herzens | Gernet: passion | Untersteiner: passione
[dans la note: hL:@Ø: vale «animo» (...) quindi «impulsività»] | Morrison: heart |
de Romilly: passion | Poirier: cœur | Pendrick: heart.
118 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

maîtriser et se vaincre. [En revanche] celui qui veut satisfaire le


thymos1 immédiatement, veut le pire au lieu du meilleur.2
Pour plusieurs raisons ce passage se place dans la lignée
Chilôn – Héraclite – Démocrite3. D’abord par la situation décrite:
le problème qui est de s’opposer directement ou indirectement
(via J"ÃH B"D"PD−:" º*@<"ÃH) au hL:`H. Ensuite le verbe
6D"JgÃ< (renforcé par Antiphon par Jg 6"Â <46÷<) répond à
6DVJg4 de Chilôn, à :VPgFh"4 héraclitéen et à :VPgFh"4 ...
JÎ 6D"JXg4< démocritéen. Enfin, les infinitifs (6D"JgÃ< Jg 6"Â
<46÷<) sont mis au présent et expriment pour cela une valeur
inaccomplie (contre P"D\F"Fh"4 qui s’est rapporte justement à
la situation déconseillée décrite comme celle qui s’est produite).
Antiphon, comme les trois autres Présocratiques, envisage
une différenciation intérieure de l’homme (plusieurs forces ou
tendances diverses), juge nécessaire de gérer cette situation,
insiste sur l’insolubilité définitive du problème, le caractère répé-
titif de la situation.
Cependant le passage apporte des éléments nouveaux ce qui
n’est pas étonnant étant donné que ce fragment est plus long que
les autres. Il y a quelques changements également. D’abord l’atté-
nuation du conflit et l’absence de métaphore, l’image étant plus
analytique. Chez Antiphon le conflit est présenté de manière

1
Freeman: soul | DK: Herzen | Gernet: passion | Untersteiner: passione |
Morrison: heart | de Romilly: passion | Poirier: désirs | Pendrick: heart.
2
Cf. encore J. de Romilly, „Patience mon cœur!” ... , p. 181: «La sagesse,
voici la meilleure idée qu’on en puisse donner: c’est la vertu de l’homme qui se
cuirasse contre les attraits immédiats de la passion, qui sait se dominer et se
vaincre lui–même. Vouloir complaire à la passion du moment, c’est préférer le
pire au mieux».
3
Cf. H. Diels, Aus den Vorreden zur ersten Auflage (1903) in: H. Diels &
W. Kranz, Die Fragmente ... , t. 1, p. VI: Wie wir z. B. öfter den Sinn des alt-
deutschen Wortes „Mut” verkennen, so verstanden Aristoteles und Eudemos die
ihnen verkürzt im Gedächtnis haftende Sentenz des Heraklit hL:ä4 :VPgFh"4
P"8gB`<q ÓJ4 (D —< hX804, RLP−H é<gÃJ"4 (12 B 85) vom Zorne, ohne zu
beachten, daß durch ÓJ4 —< hX804 (auch dies archaisch gesagt) der weitere
Begriff von hL:`H, der das ¦B4hL:gÃ< mit umfaßt, indiziert ist. Der Sophist
Antiphon verstand in seiner Paraphrase der Sentenz 80 B 58 das Wort hL:`H
noch richtig.
1K9?E – MC/; – ;??E 119

moins dramatique que chez Héraclite qui insistait sur la difficulté


de la situation (P"8gB`<). Antiphon accentue de son côté le
pouvoir de l’homme (²*L<Zh0), la possibilité de faire oppo-
sition. Ensuite, s’il y est question de la volonté ce n’est plus la
volonté du hL:`H (—< hX804) mais de l’homme (ÓH). Enfin, ce
qu’il faut combattre (hL:ä4 :VPgFh"4 héraclitéen), ce dont il
est question d’être plus fort (hL:@Ø 6DVJg4 de Chilôn ou JÎ
6D"JXg4< de Démocrite) ce n’est pas non plus le hL:`H mais
l’homme ("ÛJÎH ©"LJ`<).
A partir des deux derniers éléments on voit que ce qu’il faut
maîtriser ce n’est donc pas le hL:`H mais ce qui est le sujet de la
volonté. Et Antiphon s’adresse à ce qui veut donner satisfaction et
non pas au hL:`H. Si c’est le hL:`H qui veut c’est le hL:`H qui
doit être maîtrisé par un autre sujet (qui chez Héraclite n’est pas
déterminé explicitement). Si, en revanche, c’est l’homme qui
veut, c’est l’homme qui doit se maîtriser lui–même. Le fait que
chez Antiphon la volonté (hX8g4) n’est pas attribuée au hL:`H
mais au sujet dont il est question (l’homme) semble échapper à G.
J. Pendrick qui note: as hX8g4 shows, hL:ä4 refers to the
“heart” as the seat of desires and passions (similarly J@Ø
hL:@Ø in l. 12). Cf. Heraclitus, FVS 22 b 85; Democritus, FVS
68 B 236; Diels (FVS I.VIII) (...)1.
C’est qui est nouveau chez Antiphon c’est le redoublement
(ou même le triplement) dans la description de l’état à atteindre2.
Au lieu d’un simple :VPgFh"4 ou JÎ 6D"JXg4< il utilise 6D"-
JgÃ< Jg 6"Â <46÷< (et encore ¦:nDVFFg4). Pour quoi faire? –
pourrait–on se demander.

1
G. J. Pendrick in: Antiphon the Sophist, The Fragments, pp. 406–407.
2
C’est à propos de ce fragment d’Antiphon qu’il convient d’évoquer J.–P.
Vernant, Les origines de la pensée grecque, p. 86: La maîtrise de soi dont est
faite la sophrosûne paraît impliquer, sinon un dualisme, du moins une certaine
tension dans l’homme entre deux éléments opposés: ce qui est de l’ordre du
thumos, l’affectivité, les émotions, les passions (thèmes favoris de la poésie
lyrique), et ce qui est de l’ordre d’une prudence réfléchie, d’un calcul raisonné
(célébrés par les Gnomiques).
120 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Si on reconstitue la trame des opérations successives on en


arrive aux trois ou quatre moments distincts:
– (d’abord) pouvoir se maîtriser (ce qui signifie, ce qui se traduit
en) se vaincre,
– (ensuite) se fermer aux plaisirs (ou plutôt avoir une disposition
de pouvoir s’y fermer)1,
– (enfin) savoir distinguer (correctement) la so–phrosyne.
Il apparaît que – seul Morrison en tient compte dans sa tra-
duction – les moments un et deux ne sont pas simultanés, mais se
maîtriser est la condition pour savoir gérer les plaisirs: s’y fermer
ou s’y ouvrir.
Ce qui est nouveau chez Antiphone c’est aussi l’idée d’une
remise à plus tard de la satisfaction du hL:`H. Par l’insertion de
l’adverbe B"D"PD−:", une fois comme épithète des plaisirs,
l’autre fois pour qualifier le caractère de satisfaction, Antiphon
laisse penser qu’il s’agit des plaisirs et de la satisfaction spéci-
fiques et non pas de tous les plaisirs et de toutes les satisfactions.
Les plaisirs et les satitisfactions qui ne sont pas immédiats ne sont
pas visés par Antiphon.
La seconde phrase met le signe d’équation entre:
P"D\F"Fh"4 Jä4 hL:ä4 B"D"PD−:" = J 6"6\T •<J Jä<
•:g4<`<T<. Il s’agit donc moins de la nature de ces plaisirs que
de la manière dont ils sont satisfaits2. C’est pourquoi la
perspective d’Antiphon est légèrement modifiée. L’homme a à se
maîtriser3 et non, du moins directement, à maîtriser le hL:`H.
Antiphon montre que l’homme est autonome et peut ne pas
répondre à la satisfaction des plaisirs immédiats du hL:`H.

1
A moins qu’on lise J"ÃH B"D"PD−:" º*@<"ÃH ¦:nDVFFg4 "ÛJÎH
©"LJ`< + J@Ø hL:@Ø 6D"JgÃ< – dans ce cas–là: 1. pouvoir se vaincre, 2. maît-
riser le hL:`H et se fermer aux plaisirs, 3. savoir distinguer la so–phrosyne.
2
Démocrite parle des plaisirs inopportuns (à contretemps), donc trop
rapides (ou ? trop tardifs ?), cf. DK 68 B 71: º*@<"Â –6"4D@4 J\6J@LF4<
•0*\"H. (les plaisir à contretemps engendrent les déplaisirs.)
3
Le même thème – avec la nuance d’action accomplie – revient chez Anti-
phon dans le DK 87 B 59: (...) 6D"JZF"H "ÛJÎH ©"LJ`< (...).
1K9?E – MC/; – ;??E 121

La force du hL:`H réside selon Antiphon dans la rapidité de


la satisfaction des plaisirs qu’il aurait demandée. Ainsi la force
est construite grâce à la rapidité. Et pour la première fois on
entend parler d’une évaluation de manière explicite: une satis-
faction immédiate est moins bonne qu’une satifsaction retardée.
Mais attention – ce qui est évalué, ce n’est toujours pas le hL:`H
mais la satisfaction du hL:`H. Les catégories utilisées sont par
ailleurs relatives (moins bon – meilleur) et non absolues (mauvais
– bon). Antiphon ne nie pas le hL:`H comme tel ni sa satis-
faction. C’est qu’il juge avantageux c’est un retardement. Il s’agit
donc de ralentir ce qui est le principe de rapidité. Mais, tout
comme les autres Présocratiques, il ne donne pas de détails plus
précis de la situation envisagée, par exmple de combien il faut
retarder la satisfaction ou, du moins, comment savoir à partir de
quel moment la satisfaction n’est plus B"D"PD−:"1.
Ce qui est nouveau dans ce fragment, c’est encore une
nouvelle relation: le hL:`H y est mis en rapport avec la FTnD@-
Fb<0. Mais ce n’est pas pour autant une définition ni même
description de la FTnD@Fb<0. Il n’est même pas dit que la
personne retardant la satisfation de son hL:`H est ou devient
FfnDT<. Elle a une plus grande facilité à distinguer cette qua-
lité (chez elle–même, chez un autre?).
Mais l’aporie d’Héraclite, plus analysée soit–elle par
Antiphon que par les autres Présocratiques, reste sans solution
pratique. Tout comme Démocrite, Antiphon ne donne pas de
renseignements sur le pourquoi de la situation ni sur le comment
faire. Il n’est pas dit qui est puissant, comment on le devient etc.
Ce qui résulte cependant du fragment d’Antiphon c’est qu’il
faut faire attention à la spontantéité. Antiphon propose de ralentir
la spontanéité. De combien? Ce n’est pas dit explicitement et on
ne peut répondre que de façon tautologique: autant que cela est

1
Comme le montre le début du fragment (cf. sous [n35] 87 B 58) il s’agit,
le plus probablement, d’un retardement où serait possible le changement de
décision prise auparavant. Mais justement, dans la circonstance, ce qui produit ce
retardement et le changement, c’est la peur (*g4:"\<g4).
122 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

nécessaire dans une situation pour qu’on puisse dire que l’on se
maîtrise et on se vainc et autant qu’on puisse distinguer correcte-
ment la so–phrosyne. Mais combien exactement dans une situ-
ation concrète? Quel en serait l’algorithme? D’où vient le pouvoir
qu’Antiphon appelle maîtrise (6D"JgÃ<) et victoire (<46÷<)?
Antiphon introduit le vocable nouveau (FTnD@Fb<0), tout
comme Démocrite l’a fait pour gÛ8@(\FJ@H. Les deux mots sont
composés. Les anciens comprenaient ces notions probablement
mieux que les modernes. Mais dans la situation décrite par Anti-
phon et Démocrite seraient–elles suffisamment explicites pour
eux, surtout que la FTnD@Fb<0 reste en relation indirecte avec
la situation décrite? Elle est une condition non de devenir
FfnDT< mais de distinguer la FTnD@Fb<0 (et si c’est chez un
autre, cela complique encore plus la scène).
Si l’on suit le sens étymologique de ce mot – FfnDT<,
donc l’ensemble du cœur ou l’ensemble des forces psychiques –
on peut arriver à la conclusion suivante: si l’homme tient compte
de l’ensemble de ses forces psychiques, le hL:`H devrait être
soumis à une instance psychique qui retarde ses aspirations,
pulsions, désirs, bref ses mouvements.
[n34] 87 B 44
[n35] 87 B 58
Dans un fragment d’Antiphon conservé sur le papyrus
d’Oxyrhyncos on lit: (...) 6" ¦B Jä4 <ä4, ô< Jg *gà "ÛJÎ<
¦B4hL:gÃ< 6"Â ô< :Z. (...) (87 B 44, A 3: (...) et quant au
noos1, ce qu’il faut qu’il désire et ce qu’il ne faut pas (...).)
Ainsi le <@ØH est un sujet du désir. La chose semble diffi-
cilement acceptable par les commentateurs modernes comme la
réception de ce passage le montre. Kranz dans le Wortindex (p.
298) donne !, Freeman omet sans le signaler (sic!) cette partie de
la phrase dans sa traduction. Untersteiner de son côté note: Jä4
<ä4: il <@ØH in quest’epoca era sentito «come un organo del
corpo» et traduit ¦B4hL:gÃ< par aspirare2. De même Pendrick

1
DK: Sinn | Havelock: heart | Untersteiner: mente | Hussey: mind | Morri-
son: heart | Poirier: esprit | Pendrick: mind.
2
M. Untersteiner, Sofisti ... , t. 2, pp. 81–82.
1K9?E – MC/; – ;??E 123

un demi–siècle plus tard: The appetitive function (¦B4hL:gÃ<)


here ascribed to <@ØH might seem surprising, at least from the
standpoint of Platonic and Aristotelian psychology. But already
in Homer, the <`@H is the locus of emotions such as fear, anger,
and joy as well as of intellectual functions. (...) And in ordinary
language, the association of desire with <@ØH in the wider sense
of “mind” is unproblematic.1
Très bien! Mais s’il en est ainsi in quest’epoca et in ordin-
ary language, est–il de même pour tous les autres Présocratiques
postérieurs à Homère et antérieurs aux Sophistes, y compris Par-
ménide par exemple? Alors que faut–il prendre plus au sérieux:
les commentaires d’Untersteiner et de Pendrick ou l’étonnement
de Kranz et l’omission de Freeman? Et que dire des traductions
de Havelock et de Morrison – heart?
Personnellement, je préfère la position des premiers, parce
qu’elle place le problème dans le contexte du fragment. Mais
faudrait–il en tirer des conclusions quant aux autres auteurs et ne
pas trop développer l’interprétation exclusivement intellectuali-
sante du vocabulaire psychologique, en l’occurrence du mot
<@ØH? A l’instar de la psychologie platonicienne ou aristotéli-
cienne, pourquoi ne pas parler de la psychologie antiphonienne
ou, plus généralement, présocratique qui serait une étape inter-
médiaire – probablement – entre les psychologies homérique et
platonicienne. Elle se serait caractérisée par une vue différente
sur l’affectivité par rapport à celle d’Homère et celle de Platon.
Il reste à conclure que pour Antiphon le <@ØH est, ou en tout
cas peut être, un sujet de désir exprimé en grec par ¦B4hL:gÃ<.
Du point de vue de l’affectivité cela signifie qu’il existe un lien
entre les dynamismes somatiques, corporels et noétiques (comme
cela sera confirmé par Platon).
Le <@ØH est aussi un sujet des intentions (volontés): (...) ¦<
ô4 (D *g4:"\<g4, :X88g4q ¦< ô4 *¥ :X88g4, B@88V64H Ò
*4 :XF@L PD`<@H •BXFJDgRg JÎ< <@Ø< Jä< hg80:VJT<

1
G. J. Pendrick in: Antiphon the Sophist, The Fragments, p. 331.
124 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

(...) (87 B 58: (...) là où il a peur, il hésite, là où il hésite, souvent


le temps qui passe détourne son noos1 de ses intentions (...)).
Dans ce contexte le mot utilisé est autre que celui qu’on
vient de voir dans le passage précédent. De la sorte on peut pen-
ser à distinguer la volonté affective (exprimée dans le fragment
précédent par le verbe ¦B4hL:gÃ<) et la volonté déliberative
(décrite par le substantif Jä< hg80:VJT<, un derivé du verbe
hX8g4<2). Puisque chez le même auteur le <@ØH est lié tantôt à
l’un, tantôt à l’autre, on peut supposer que le <@ØH est chez
Antiphon – mais je doute que ce soit le cas exceptionnel
d’Antiphon – le sujet de deux. Il unit en lui l’activité affective et
l’activité réflexive. Le <@ØH forme pour ainsi dire une unité af-
fectivo–réflexive (ou réflexivo–affective si on préfère). Puisqu’il
est influencé indirectement par la peur et directement par
l’hésitation, on peut dire que l’ordre des activités est le suivant:
émotion – facteur mixte (émotion/réflexion) – réflexion (pensée).

Pour résumer. Chez Antiphon seulement deux mots – hL-


:`H et <@ØH – sont attestés. Le hL:`H est un dynamisme spon-
tané et direct (immédiat). Il a – absolument, semble–t–il – besoin
d’un retardateur. Le <@ØH est un sujet des actes aussi bien affec-
tifs et volitifs que déliberatifs.

Critias
[ph15] 88 B 6, 16
[ph16] 88 B 16, 2
[ph17] 88 B 21, 1
[ph18] 88 B 15, 5
Dans un fragment de Critias la nDZ< est porté vers l’espoir
joyeux:
@Ê 7"6g*"4:@<\T< δ¥ 6`D@4 B\<@LF4 J@F@ØJ@<,
òFJg nDX<r gÆH Ê8"D< ¦8B\*" BV<J"H –(g4<

1
Freeman: mind | DK: Sinn | Untersteiner: proposito | Morrison: mind | Poi-
rier: esprit | Pendrick: mind.
2
Cf. pour ¦B4hL:gÃ< – Jä< hg80:VJT<, Freeman: wishes – purpose |
DK: begehren – Plänen | Untersteiner: aspirare – volontà | Morrison: desire –
purpose | Poirier: désirer – projets | Pendrick: desire – wish[es].
1K9?E – MC/; – ;??E 125

§H Jg n48@nD@Fb<0< (8äFF"< :XJD4`< Jg (X8TJ".


(...)
(88 B 6, 15–17: les jeunes garçons lacédémoniens boivent autant
que leurs phren1 soit conduite jusqu’à l’espoir joyeux et leur
langue à la bienveillance et au rire modéré (...)).
Dans un autre elle apparaît comme hardie:
§", J\ PD−:"; *XD6@:"4 FB@L*−4 J4<"
*gØDr ¦(6@<@Ø<J" 6"Â :V8r gÛJ`8:T4 nDg<\.
(88 B 16, 2: qu’y a–t–il? j’apercois quelqu’un arriver ici avec
l’empressement et une phren2 hardie).
Dans un troisième fragment la nDZ< exercée introduit des
idées nouvelles et un nouveau 8`(@H:
Ò BDäJ@H gÆBã< @Û6 •(L:<VFJT4 nDg<\
§DD4Rg<, ÓFJ4H J`<*r ¦6"\<4Fg< 8`(@<,
ñH J@ÃF4< gÞ nD@<@ØF4 FL::"Pgà JbP0.
(88 B 21, 1: le premier qui a parlé a formulé par la phren3 non
dépourvue d’exercise, celui–là a crée un nouveau logos, à savoir
que la fortune accompagne ceux qui sentent–pensent bien.)
Enfin les nDX<gH, lorsqu’elles sont malades, provoquent la
persuasion à l’aide de la mauvaise hardiesse:
–88T4 *r •DXF6g4 :0*¥< ß(4¥H ¦6 nDg<ä<
8X(@<J4 Bg\hg4< J@×H BX8"H J`8:04 6"6−4q
(88 B 15, 5–6: à un autre il plaît de ne dire rien de sain de ses
phrenes4 <il> persuade ses voisins à l’aide de la mauvaise
hardiesse).

1
Freeman: thoughts | DK: Sinn | Untersteiner: mente | Levin: thinking | Poi-
rier: cœur.
2
Freeman: mind | DK: Sinn | Untersteiner: cuore | Levin: attitude | Poirier:
âme.
3
Freeman: mind | DK: Geiste | Untersteiner: mente | Levin: mind | Poirier:
esprit.
4
Freeman: mind | DK: Gedanken | Untersteiner: cuor | Levin: thoughts |
Poirier: esprit.
126 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

[n36] 88 B 6, 13
Le <@ØH subit la mauvaise influence des boissons1:
(...) •BÎ J@4@bJT< B`FgT< (...)
(...)
(...) BDÎH *r Ð::r •P8×H •:$8TBÎH ¦n\.g4,
8−FJ4H *r ¦6JZ6g4 :<0:@Fb<0< BD"B\*T<,
<@ØH *¥ B"DXFn"8J"4. (...).
(88 B 6, 9–13: (...) de telles boissons (...) l’obscurité assombrie
tombe sur les yeux, l’oubli dilue la mémoire de la poitrine, noos2
chancelle. (...).)
Le passage montre que le <@ØH n’est pas invulnérable
(lorsqu’on boit à la lydienne par opposition à la manière
spartiate). D’une part il est faillible dans des conditions précises,
d’autre part ces conditions sont de caractère physique, voire
physiologique. Pour la première raison le contexte de Critias est à
rapprocher du passage de Parménide (cf. sous [n12] 28 B 16, 2).
Pour la seconde on peut comparer le <@ØH aux nDX<gH qui
restent en étroite relation avec l’état du corps (cf. sous [ph1] 19,
3, également [ph15] 88 B 6, 16). L’interprétation d’Untersteiner
met l’accent sur le caractère du <@ØH qui peut être considéré
comme para–corporel: – <@ØH: vale «come organo del corpo»,
creato secondo una sua nbF4H •<"(6"\" a una particolare
funzione. Qui (8äFF", Fä:", Ð::" e <@ØH sono collocati da
Crizia su di un medesimo piano.3 Le <@ØH compris donc comme
une catégorie non exclusivement intellectuelle n’a rien d’excep-
tionnel. Cela fait penser à la même acception chez Antiphon, on
vient de le voir. Si les deux derniers des Présocratiques et
contemporains de Socrate considéraient le <@ØH comme tel, on
ne peut exclure les mêmes acceptions de ce mot – surtout dans les
contextes anthropologiques – chez les autres Présocratiques.

1
Cf. DK 22 B 117: •<¬D Ò6`J"< :ghLFh−4 (...) Fn"88`:g<@H (...)
ß(D¬< J¬< RLP¬< §PT<. (l’homme lorsqu’il est ivre (...) chancelle (...) il a une
âme humide.)
2
Freeman: mind | DK: Geist | Untersteiner: mente | Levin: reason | Poirier:
esprit.
3
Cf. M. Untersteiner, Sofisti ... , t. 4, p. 264.
1K9?E – MC/; – ;??E 127

Chez Critias la nDZ< (les nDX<gH) a trait à une pensée im-


prégnée d’affectivité (espoir joyeux), à une disposition affective
(hardiesse), à une origine des inventions, surtout lorsqu’elle est
exercée. Ces inventions peuvent être nouvelles ou nuisibles mais
dans les deux cas elles sont exprimées par des paroles. Cette
disposition n’est pas fixe. Elle varie de la joie et de la hardiesse à
l’absence de santé et à la mauvaise hardiesse. Le <@ØH, tout
comme la nDZ< au même fragment, est susceptible de subir
l’influence (en l’occurrence néfaste) du vin (c’est la quantité qui
décide, la manière de boire – B`F4H). Il est dépendant des fac-
teurs corporels, biologiques. Ces facteurs peuvent nuire au <@ØH
dans le sens de le perturber. Le <@ØH est alors périmé au même
titre que les yeux ou la mémoire.

Conclusion analytique
Le hL:`H est associé à la notion de force mais il l’est aussi
à la force directrice et à tout ce qui subit des souffrances. C’est un
facteur autonome mais qui pose parfois des problèmes d’où la
question de le limiter ou de le maîtriser. Les Présocratiques ne
disent pas ce qui doit s’opposer au hL:`H ni n’indiquent où se
trouvent les limites du mouvement du hL:`H. Contrairement à ce
qu’on pourrait penser, vu les opinions répandues sur le soi–disant
rationalisme grec, les Présocratiques n’attribuent pas ce rôle de
retardement à une instance comme raison ni même à la nDZ< ou
au <`@H, etc. Il reste donc à savoir quelles sont les limites de
cette autonomie.
Ce qui est affirmé de manière nette chez les Présocratiques
c’est que le hL:`H l’emporte sur les autres dynamismes
psychiques. Cette force rapide et spontanée n’est pourtant pas
forcément aveugle. Autre élément important à signaler, c’est que
chez les Présocratiques on ne constate pas de rapport du hL:`H
avec le corporel. C’est donc une spontanéité purement incorpo-
relle et psychique. Son composant réflexif (la réflexivité spon-
tanée) est visible lorsque le hL:`H est responsable de direction
d’action. Mais s’il est responsable de la direction d’action il ne
l’est pas moins du choix de cette direction.
128 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Le hL:`H apparaît dans trois dimensions diverses du point


de vue de son rapport au temps. Par rapport au passé il est associé
à la mémoire1, par rapport à l’avenir – à l’intention, par rapport
au présent – à l’élan. Dans les deux premiers cas le hL:`H se
montre stable. Seule la dernière dimension, d’ailleurs le mieux
représentée, est décrite comme problématique: le problème du
rapport de la spontanéité vis–à–vis du temps présent se retrouve
aussi chez Antiphon qui met en garde contre la satisfaction immé-
diate des plaisirs du hL:`H. Le fonctionnement du hL:`H dans
le présent immédiat semble fragile car il peut mettre en danger
(acheter) les autres instances ou dynamismes psychiques de
l’âme.

La nDZ< est associée à l’idée de mouvement. Elle est atten-


tive et inaccessible à la confiance. Elle est critique, bien délimitée
(renfermée ?), garde des échantillons de ce qui n’est pas faux
mais elle est, aussi, sujette à l’erreur, à la confiance, à la convic-
tion et à l’espoir. Elle est limitée dans la connaissance qui peut
être développée mais, d’autre part, elle croît et vieillit avec le
corps (jusqu’à devenir aveugle) ou encore elle est influencée par
la condition corporelle (boisson, exercice, en bonne ou mauvaise
santé). Elle apparaît donc tantôt comme active tantôt comme
passive. Chez le même auteur elle est tantôt dépendante des sens
(fondée sur les sens), tantôt appréhendant les objets divins.
Elle semble être un dynamisme de distinction, tout comme
c’est le cas de l’"ÇFh0F4H, mais à un niveau plus élevé, car ce
qu’elle distingue ce sont des données non plus sensibles mais
cognitives. Sa fonction est auxiliaire pour les autres facultés. Son
caractère corporel est souligné plus d’une fois. D’une part elle est
attachée au corps, d’autre part elle est liée à la connaissance. De
ce fait son caractère est ambigu, tantôt corporel, tantôt psycholo-
gique, voire spirituel.

1
Cf. M. Simondon, La mémoire et l’oubli ... , p. 95 : La mémoire affective
et cognitive se distingue de la mémoire d’action en ce sens qu’elle est essentiel-
lement mémoire du passé (...).
1K9?E – MC/; – ;??E 129

La nDZ< peut être dite partagée entre le corps et l’esprit


(voire divin) car elle n’est ni exclusivement corporelle ni exclusi-
vement cognitive: c’est une cognition fondée (mais pas entière-
ment) sur la corporéité. Responsable de connaissance organique,
sensibilité si on veut, mais d’un niveau plus élevé que les
sensations simples ("ÆFhZFg4H), la nDZ< peut être interprétée
comme affective et cognitive à la fois. Son caractère est double,
complexe et ambivalent.
La nDZ< est un dynamisme qui forme une liaison du corps
avec le psychique. Mais si elle se sépare du corporel elle se
condamne et si elle se fie au sensible elle perd son caractère
psychologique et son rôle dans la cognition plus élevée. Son
caractère mixte s’exprime aussi en ce qu’elle peut être critique
mais elle peut se tromper également.
La nDZ< n’est pas autonome dans sa fonction, mais les Pré-
socratiques ne précisent pas ce qui doit la supporter (<`@H ?
peut–être) ni sur quoi elle doit se fonder (sur les "ÆFhZFg4H ?).

Le <`@H (<@ØH) n’a été analysé que dans les fragments où


on peut supposer qu’il ait un caractère anthropologique, psycho-
logique et lié à l’affectivité.
Les traits principaux du <`@H analysé du point de vue d’af-
fectivité sont: le savoir vécu et la compréhension de ce qui est
universel, la perspicacité optique et acoustique1. Il est puissant
jusqu’à voir comme présent ce qui est (apparemment) absent. Le
<`@H contemple la beauté et il est utile dans les démarches pra-
tiques. D’autre part, il est étroitement lié à la condition cor-
porelle, mais caractéristique de l’homme et sa présence rend la
beauté non–animale (humaine, divine ?). Il est limité dans ses
connaissances, parfois ignorant et aveugle, errant et sans carac-
tère axiologique définitif: pur, assurant le bonheur et protégeant
du mal mais aussi permettant des crimes. Son composant affectif

1
Cf. G. Jäger, “NUS” in Platons Dialogen, p. 173: Ahnlich ist es bei De-
mokrit: Bei ihm durchleuchtet der <@ØH (= nDZ<) in einem sehr vielschichtigen
Vorgang die Sinneswahrnehmungen und erfährt so Wahrheit.
130 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

à l’état pur est observé lorsqu’il est un sujet du désir mais aussi là
où il est exposé à des hésitations.
Tantôt le <`@H connaît tout, tantôt il existe des objets qu’il
ne peut pas connaître. D’une part il connaît ce qui est divin,
d’autre part il peut se montrer aveugle. De même dans le domaine
moral: faillible et aveugle, produisant le mal ou connaissant tout,
protégeant du mal et orienté vers le perfectionnement. C’est un
outil (sujet) de l’intuition vers le bien et le bonheur, il désire et
projette des dessins. Il est donc ambigu. Mais compte tenu d’un
horizon aussi vaste on peut dire que c’est un sujet de connais-
sance, de pensées et de sentiments. Il a plusieurs fonctions: il est
capable de voir et de connaître, de penser et de comprendre, de
sentir et d’éprouver, de désirer et de décider, de mémoriser et se
souvenir1.

Les trois termes, le hL:`H, la nDZ< et le <`@H, se res-


semblent par leur caractère complexe. Le hL:`H a le caractere
affectivo–volitif, affectivo–réflexif ou intégral (affectivo–voli-
tivo–réflexif). La nDZ< ainsi que le <`@H ont le caractère affec-
tivo–réflexif ou integral (affectivo–volitivo–réflexif). La fonction
du hL:`H est de mouvoir, celle de la nDZ< est de distinguer,
celle du <`@H est d’avoir la connaissance intégrale. Mais par sa
passivité la nDZ< peut être introduite en erreur et le <`@H de par
son ignorance peut provoquer le mal.
L’ambiguïté serait donc le deuxième trait commun. Cepen-
dant cette ambiguïté ne serait pas du même ordre pour le hL:`H
d’une part et pour la nDZ< et le <`@H de l’autre. Car lorsqu’on
juge négatif le fonctionnement de la nDZ< et du <`@H, c’est en
leur attribuant le trait de faillibilité par exemple. Et lorsqu’on

1
Cf. F. Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des Grecs, p. 232:
(...) ce mouvement était inséparablement lié aux actes de la volonté, tout comme
à la colère, à la crainte et au désir. Tous ces affects suscitent la volonté et, par
là, le mouvement. La langue grecque (...) a fourni un mot qui, dans ce sens le
plus large, englobe tout ce que nous comprenons par esprit, entendement,
volonté, désir, émotion, âme: le Nous désigne, d’après la terminologie schopen-
hauérienne, à la fois l’entendement et le “vouloir”.
1K9?E – MC/; – ;??E 131

juge le hL:`H négatif ce n’est pas en lui–même mais en se


rapportant à la situation où sa force apparaît comme nuisible. Si
sa force ou sa rapidité entraîne des dommages, elle est négative,
mais pas autrement. Dans le cas du hL:`H c’est le caractère de sa
puissance qui est ambigu (ambiguïté situationnelle), dans le cas
de la nDZ< et du <`@H ce qui est ambigu ce sont leurs caractères
(ambiguïté essentielle): la nDZ< et le <`@H peuvent aussi bien
fonctionner correctement que se tromper et tomber dans l’erreur,
voire provoquer le mal.
Si on se souvient que le hL:`H n’a pas trait à la corporéité,
alors que la nDZ< et le <`@H sont considérés quelquefois dans
leurs relations avec le corps, et que le hL:`H n’est jamais passif,
alors que la nDZ< et le <`@H sont principalement actifs, mais
occasionnellement passifs, faudrait–il en conclure qu’il existe une
relation entre le caractère ambigu, le lien avec la corporéité et la
passivité? L’autonomie du hL:`H est–elle assurée par le fait
qu’il est incorporel et (donc) actif? Et, d’autre part, l’hétéronomie
de la nDZ< et du <`@H est liée à leur dépendance d’avec le corps
et (donc) avec une certaine passivité (possible)? Si la nDZ< et le
<`@H sont vraiment hétéronomes, cela explique qu’ils ne soient
pas posés comme des instances pouvant s’opposer de manière
constructive à la force (autonome) du hL:`H.
Du côté de leurs traits constitutifs le hL:`H se caractérise
par la force (énergie, parfois extrême ou excessive pour la
situation donnée), la nDZ< par la capacité de distinction (parfois
faillible), le <`@H par son intégrité du sensible avec le spirituel.

hL:`H nDZ< <`@H


caractèristique spontanéité distinction intégralité
autonomie + partielle +
activité + partielle partielle
rapport avec la corporéité – + +
aspect affectivo–volitif + – –
aspect affectivo–réflexif + + +
aspect affectivo–volitivo– + + +
réflexif
modifiable par ? enseignement ?
132 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

A présent il importe de se demander si cette image répond à


la conception présocratique ou si elle est plutôt l’effet du
caractère fragmentaire des contextes. D’un fragment à l’autre le
caractère du hL:`H, de la nDZ< ou du <`@H change. Parfois ils
ne sont visibles que dans deux aspects, parfois dans les trois.
Ò) 8`(@H

(...) ces états sont dans la vie plus profonds que d’autres,
et sont inanalysables à cause de cela même (...)
Marcel Proust

Introduction
Que peut–on dire à présent, une fois effectuées les analyses
des cinq mots pris en considération? Les deux mots indiqués par
les dictionnaires sont extrêmement rares dans les fragments des
Présocratiques. Les trois mots de provenance homérique sont
plus fréquents et décrivent dans les fragments des Présocratiques
les différents aspects de la vie psychique, d’ordinaire en rapport
avec l’affectivité, plusieurs fois désignant ce qu’on appelle
aujourd’hui sentiment, émotion, fonction affective ou dynamisme
affectif. Cependant aucun de ces trois mots, et encore moins les
deux premiers, "ÇFh0F4H et BVh@H, – bien qu’ils saisissent le
monde des sentiments dans sa pluralité de niveaux – n’a trait au
niveau le plus élévé de l’affectivité où aussi bien le sentiment que
la pensée sont pris dans leurs dimensions intégrales univoques.
D’où cette question: manque–t–il effectivement aux Présocra-
tiques le mot, et alors non seulement le mot mais aussi le concept,
décrivant le sentiment à son niveau le plus haut, dépourvu
d’ambiguïté et de caractère hétéronome, à savoir ce qui pourrait
correspondre à la catégorie de vécu, catégorie devenue philoso-
phique et analysée par la phénoménologie?
Trouver le mot grec correspondant est encore plus difficile
que ce l’était pour le mot sentiment. Mais cela ne devrait pas
étonner, étant donné que même au passage d’une langue moderne
à une autre apparaît ce problème de correspondance. Ce n’est
donc pas simplement et uniquement le cas de différence entre les
temps modernes et l’Antiquité, mais également de différence de
représentation entre les langues qui sont synchroniques et souvent
voisines.
134 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

De prime abord le mot manquerait non seulement au grec


ancien mais aussi au français. Le mot vécu est originellement un
participe passé, substantivé seulement par la suite et l’allemand
Erlebnis est pour la plupart du temps traduit par expérience
vécue. Le substantif le vécu est ignoré par exemple par le diction-
naire philosophique d’André Lalande1. C’est pourquoi pour
m’assurer de l’état des choses j’ai consulté les traductions
françaises des ouvrages allemands. C’est seulement ainsi que j’ai
pu constater que c’est par le vécu que Paul Ricœur a rendu le mot
allemand Erlebnis dans sa traduction des Idées directrices pour
une phénoménologie d’Edmond Husserl2. La chose est par
ailleurs expliquée par Maurice Grevisse: Une autre étape est
franchie au XXe s. quand le complément ne concerne plus le
temps, le sens du verbe [vivre] devenant «connaître par
expérience», «traduire en actes dans sa vie».3 Mais si le mot ne
devient usuel en français qu’à la fin du XIXe siècle peut–on
s’étonner qu’il soit difficile de le trouver dans le grec ancien? Et
puis, cela signifie–t–il que le phénomène de vécu ne soit pas
perceptible en français ou seulement que le français n’ait pas eu
de catégorie linguistique maniable pour l’analyser?
En anglais le problème est encore plus observable. En con-
sultant les traductions anglaises des phénoménologues allemands
je constate que le mot Erlebnis est traduit par experience.
Seulement, le mot anglais couvre, à son tour, un double sens,
comme l’indique W. R. Boyce Gibson, traducteur du même
ouvrage de E. Husserl. D’une part il comprend Erfahrung,
d’autre part Erlebnis. Comment distinguer? Le traducteur anglais
propose pour le premier empirical experience et pour le second
experiential experience4. D’une part le mot anglais experience

1
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie.
2
Cf. E. Husserl, Idées ... – Glossaire: Erlebnis, erleben, Erlebnisstrom = le
vécu, vivre, flux du vécu.
3
Cf. M. Grevisse, Le bon usage, p. 445. Cf. aussi Le petit Larousse
illustré, p. 1057 qui l’explique: expérience réellement vécue; ensemble des faits,
des événements de la vie réelle.
4
E. Husserl, Ideas ... – Analytical Index, p. 437. Cf. aussi M. Scheler, For-
7?'?E 135

présente l’ambiguïté que le mot français vécu n’a pas (expé-


rience1 versus vécu (ou: expérience vécue)), d’autre part le choix
en anglais pour le correspondant de l’allemand Erlebnis n’est pas
plus évident qu’en français. Par exemple dans le texte de
Sigmund Freud, Eine Erinnerungsstörung auf der Akropolis le
passage Und jetzt werden Sie nicht mehr verwundern, daß mich
die Erinnerung an das Erleb n is auf der Akropolis so oft
heimsucht (...) est devenu dans sa traduction anglaise de réfé-
rence: And now you will no longer wonder that the recollection
of this in cid en t on the Acropolis should have troubled me so
often (...)2. Etrangement Erlebnis a été traduit par incident. Enfin,
dans le langage courant on utilise personal experience, real life3.
Tout cela pour dire qu’en grec ancien la chose peut s’avérer aussi
ou même encore plus compliquée. Alors, par où commencer?
Il existe un mot qui, d’une part, recouvre une multitude de
sens liés au domaine anthropologique, d’ailleurs peut–être le mot
le plus riche dans tout le vocabulaire grec, et qui, d’autre part,
exprime l’idée d’unité, d’intégralité, de synthèse. C’est le mot
8`(@H. Il s’agit d’un dérivé du verbe 8X(T qui signifie, comme
l’atteste Chantraine, parler mais dont le sens originel est
«rassembler, cueillir, choisir»4. Ce trait a été aussi souligné par

malism in Ethics ... où p o s i t i v e s Erlebnis = positive Experience, psychischen


Erlebnisse = psychic experiences etc.
1
A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, pp.
321–323 distingue deux sens d’expérience: 1o un sens abstrait et général et 2o un
sens concret et plus technique. Quant au premier il le divise en trois: (A) le fait
d’éprouver quelque chose, (B) ensemble des modifications avantageuses qu’ap-
porte l’exercice à nos facultés, (C) l’exercice des facultés intellectuelles. Les
correspondants du sens 1o sont: en allemand Erfahrung, en anglais experience.
2
Il s’agit de S. Freud, A Disturbance of the Memory on the Acropolis
[c’est moi qui souligne]. Le passage a été relaté par B. Bettelheim, Freud and
Man’s Soul, pp. ix–x qui le cite à propos de la traduction du mot heimsucht.
3
Telles sont les réponses pour vécu des différents dictionnaires français–
anglais (Collins, Cambridge, TV5, Ultralingua, tous on–line). Cf. aussi Harrap’s
Shorter, Version CD ROM, qui pour le substantif français vécu donne l’anglais
real–life experience.
4
P. Chantraine, Dictionnaire étymologique ... , p. 625. Cf. aussi LSJ, p.
1033: gather, pick up.
136 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

M. Heidegger qui insiste sur le caractère sous–jacent du 8`(@H.


Pour lui le sens premier de 8X(g4< est: poser, étendre devant. Ce
qui domine ici c’est le fait de rassembler (...). Et il ne faut pas
oublier que récolter est plus que mettre simplement en tas1.
Ailleurs Heidegger précise que dans cette opération [de ras-
sembler] les choses sont en même temps distinguées les unes des
autres2.
Cependant chez Homère – dont je me suis inspiré dans le
chapitre précédent pour chercher le vocabulaire et à qui j’ai em-
prunté les trois mots hL:`H, nDZ<, <`@H – le mot 8`(@H joue
un rôle restreint, plus particulièrement il n’est attesté que deux
fois et dans un sens apparemment loin d’être psychologique3.
La consultation de plusieurs dictionnaires, même si je privi-
légie les sens se rapprochant le plus du domaine psychologico–
épistémologique et affectif, donne le résultat suivant:

1
M. Heidegger, Logos (Héraclite, fragment 50), pp. 251–252. Au terme de
son analyse, pp. 274–275, il arrive à traduire 8`(@H par «Pose qui recueille».
Cf. aussi M. Heidegger, Heraklits Lehre vom Logos, p. 378: 8`(@H, 8X(g4< ist
Lese, lesen, Sammlung, sammeln.
2
M. Heidegger, Introduction à la métaphysique, p. 132. Cf. aussi G. Mes-
sina, 7`(@H come archetipo ... , p. 388: Ma l’atto materiale del raccogliere con-
siderato nella sua continuità (...) implica di per sé una valutazione qualitativa e
quantitativa degli oggetti da raccogliere (...).
3
Cf. Il. XV, 393: ½FJ` Jg 6"Â JÎ< §JgDBg 8`(@4H (...) (il a assis et l’a
réjouit avec les paroles) et Od. 1, 56: "Æg *¥ :"8"6@ÃF4 6" "Ê:L8\@4F4 8`-(
(@4F4. (toujours avec des paroles douces et séduisantes). Peut–être par trop loin
quand même. Il serait à noter que dans les deux cas les paroles ont trait à un
certain contenu avec un fond d’affectivité: elles ont un pouvoir de réjouir et de
séduire. Cf. A. Martin & O. Primavesi, L’Empédocle de Strasbourg, p. 308, n. 3:
Les deux occurrences homériques du substantif 8`(@H (les deux fois au pluriel)
qualifient des paroles destinées à distraire un interlocuteur blessé ou triste (...).
7?'?E 137

8`(@H
LSJ 3 measure (...) 4 esteem, consideration, value (...) worth (...) II rela-
tion (...) III 5 reason, ground (...) IV inward debate of the soul (...) 1
(...) reflection, deliberation (...) theory, abstract reasoning with out-
ward experience (...)
Węclewski (...) odpowiedzialność (...) rozwaŜenie, zastanowienie, mniemanie
(...) wzgląd, szacunek (...) władza myślenia, rozumne myślenie,
rozum
Bailly (...) langage (...) décision, résolution (...) discussion (...) sujet
d’entretien (...) raison (...) ce qu’on peut surtout saisir par la
raison (...) estime (...) évaluation
Rocci (...) II. ragione (...) facoltà intellettiva; intelligenza (...) buon senso
(...) stima (...) valutazione (...)
Frisk Berechnen, Rechenschaft, Berechnung, Ansehen, Grund, Vernunft
(...)
Chantraine propos, paroles (...) récit, compte, considération, explication, rai-
sonnement, raison, parole1
LPP word/speech (Xenoph. 1, 14; Parm. 1, 15; Democr. 53a; 55; 82;
110, 145; 177) (...) discourse (Xenoph. 7, 1; Heracl. 87; Parm. 8,
50; Melissos 8), Emped. 4, 3; 17, 26; 35, 2; 131, 4; Philol. 11; Diog.
1; Democr. 7; 76; 181; 190 (...) reason (Heracl. 1; 2; 50; 72 || 45;
115; Democr. 53; 146) (...) measure/proportion (Heracl. 31; Philol.
11; Arch. 2) (...) report/fame (Heracl. 39) (...) reason/critical ability
(Parm. 7, 5; Anaxag. 7) (...) discourse/argumentation (Heracl. 108;
Zenon 1; Melissos 7, Democr. 51) (...) reason/reasoning (Philol. 16)
(...) ground/cause (Leuc. 2)2

Enfin W. Kranz dans son Wortindex3 propose les sens


suivants pour ce mot: Wort, Darlegung, Rede (Rhetorisches),
Vernunft, Sinn: Weltvernunft, Beziehung zum Menschen,
menschliche Vernunft, Berechnung. Gesetz. Verhältnis, Rechen-
saft. Et la consultation du dictionnaire allemand–grec ancien? Le
dictionnaire de O. Güthling4 donne pour Erlebnis: JÎ FL:$V<
J4<4, JÎ BVh@H, JÎ BVh0:", JÎ FL:$"\<g4<, JÎ BVFPg4<5.

1
Tous les sens donnés.
2
Tous les sens donnés.
3
In: H. Diels & W. Kranz, Die Fragmente ... , t. 3, pp. 257–262.
4
O. Güthling, Langenscheidts Grosswörtebuch griechisch, t. 2, p. 152.
5
De même le dictionnaire de K. Schenkl, Deutsch–Griechiesches Schul–
Wörterbuch, p. 240. S. C. Woodhouse, English–Greek Dictionary ... , p. 294
138 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Vu tous ces éléments il peut sembler risqué d’envisager le


sens vécu (Erlebnis, experiential experience) pour le mot 8`(@H,
intuition avortée avant même d’être examinée. Mais faut–il
penser que les auteurs présocratiques n’aient pas différencié ver-
balement le vécu et la sensation, les deux étant décrits par le mot
BVh@H comme l’indiquent les dictionnaires? Ou bien les
dictionnaires reflètent–ils un état qui ne correspond pas aux
Présocratiques – comme on l’a déjà vu pour le mot sentiment –
mais aux auteurs postérieurs?
Pour tenter de vérifier cette hypothèse – si timide soit–elle –
si le 8`(@H n’aurait pas parmi toutes ses autres acceptions encore
celle–ci, c’est–à–dire une unité différenciée comprise comme une
synthèse psychologique, ou du moins ne pourrait pas être inter-
prété comme le correspondant ou équivalent fonctionnel de vécu,
je passe à un argument externe. Il s’agit de l’auteur qui peut être
considéré comme successeur1 des Présocratiques: Platon. Il est
une grande synthèse de la philosophie qui le précède, cela étant
vrai aussi pour l’anthropologie2. Ainsi les opinions de Platon
concernant la constitution psychique de l’homme (BgDÂ RLP−H)
peuvent être vues comme le développement des intuitions des
Présocratiques ou, tout simplement, comme la réception des leurs
idées par Platon.

pour experience donne: ¦:Bg4D\", Knowledge: ¦B4FJZ:0, G. M. Edwards, An


English–Greek Lexicon, p. 78 pour experience: BgÃD", ¦:Bg4D\", ¦B4FJZ:0.
1
On pourrait me demander ce que devient à présent l’argument de Colli
évoqué précédemment. Je répondrais d’abord qu’il n’a pas une force aussi caté-
gorique pour moi que pour Colli et, ensuite, qu’il ne s’agit pas en l’occurrence de
tirer de Platon les informations sur la philosophie des Présocratiques mais
d’observer que l’évolution – si on s’accorde à reconnaître qu’elle a eu lieu – au
niveau des mots utilisés par Homère et par les Présocratiques a laissé des traces
chez Platon.
2
Cf. par ex. F. Nietzsche, Les philosophes préplatoniciens, p. 84: Platon
est le premier grand caractère mixte, autant par sa philosophie que par son type
philosophique (...) et F. Nietzsche, La philosophie à l’époque tragique des
Grecs, p. 17: Platon répresente le début de quelque chose de tout à fait nouveau
(...) fait figure de premier grand hybride (...) Sa doctrine des Idées rassemble
des éléments socratiques, pythagoriciens et héraclitéens (...).
7?'?E 139

Platon a élaboré1 une théorie de l’âme au sein de laquelle il a


non seulement conféré au hL:`H2 la place centrale dans la hiérar-
chisation des fonctions psychiques, mais, en plus, il en a fait le
support et l’auxiliaire de la partie3 qui lui est supérieure. Cette
partie supérieure est appelée 8@(4FJ46`< (ce que je calque par
logotique) dans la République. Ainsi on observe chez Platon un
rapport entre le hL:`H et le 8`(@H, plus exactement entre JÎ
hL:@g4*XH (compris habitullement comme élément affectif ou
affectivo–volitif) et JÎ 8@(4FJ46`<. A proprement parler l’ad-
jectif 8@(4FJ46`< signifie skilled or practised in calculating4.
Mais – et c’est là mon argument externe – la partie ou la fonction
de 8@(4FJ46`< de l’âme qui est apte au calcul n’est pas exempte
de sentiments.
Dans la République où le cours de Platon a un caractère sys-
tématique et analytique à chacune des trois formes de l’âme (J
JD\" gÇ*0 [J−H RLP−H]5) – JÎ 8@(4FJ46`< – JÎ ¦B4hL:0-(

1
D’abord dans le Phédon, puis dans la République, ensuite dans le Phèdre,
enfin le Timée. Cf. W. Lutosławski, The Origin and Growth of Plato’s Logic ... .
Autrement T. M. Robinson, Plato’s Psychology qui place le Timée avant le
Phèdre et l’explique, p. 59, ainsi: As far as dating is concerned, I shall argue
that it makes slightly more sense of the development of the notion of soul in
Plato’s writings if we take the dialogue [Timaeus] as following closely upon the
Republic. Cf. aussi p. 63, n. 20: The researches of L. Campbell and W. Lutos-
lawski are outstanding in this field. Most scholars would now accept, I think,
that the dialogues fall into the following number of groups (...) Till recent times
the Timaeus had been presumed to belong to (d) or late (c), but I tentatively
follow G. E. L. Owen (...) in seeing it rather as the crowning work of the Repub-
lic group, followed closely by the Phaedrus.
2
Sous forme de hL:@g4*XH.
3
J’utilise – ici et ailleurs – le mot partie à titre d’exemple sans décider s’il
s’agit d’une vraie partie ou plutôt d’une fonction, d’un domain, etc. Cf. J.
Moline, Plato’s Theory of Understanding, p. 53: These parts have been termed
“faculties,” “principles,” “activities,” “aspects,” “instances,” and “levels” of
the psyche. Et il explique: Perhaps the most common of these confusions results
from the suggestion that the parts of the psyche posited by Plato were faculties–
“powers” or “capacities” in the order of those posited by Aristotle and modern
psychologists.
4
LSJ, p. 1056.
5
Platon, Rép. 435 b 5.
140 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

J46`< – JÎ hL:@g4*XH1 – sont attribués explicitement les


plaisirs, les désirs et les principes: (...) JD4ä< Ð<JT< JD4JJ"Â
6"Â º*@<"\ :@4 n"\<@<J"4, ©<ÎH ©6VFJ@L :\" Æ*\"q ¦B4-(
hL:\"4 Jg ñF"bJTH 6"Â •DP"\. (...) 5"Â º*@<ä< *¬ JD\"
gÇ*0, ßB@6g\:g<@< «< ©6VFJå J@bJT< (...)2.
Dans le Phèdre, en revanche, pour parler de l’âme Platon se
sert d’une allégorie de l’attelage3. Pour cette raison le texte de
Platon présente des difficultés et plusieurs questions concernant
le texte apparaissent4. Par exemple: à quoi se rapporte B÷F"<
J¬< RLPZ< au 253 e 5–65? S’agit–il de l’âme propre du cocher
seul ou bien de cette âme qui est prise en métaphore et qui est
réprésentée par les trois éléments, le cocher et les deux chevaux6?
Dans le premier cas il faudrait admettre que le cocher lui–même
ait une âme, dans le second on aurait affaire à un changement
soudain de plan de narration. Cela revient à demander si Platon
introduit une intériorité au sein d’une des parties de l’âme ou si
c’est l’âme toute entière dont la description est reprise.

1
Platon, Rép. 440 e 9–10 & 441 a 2.
2
De trois parties [à savoir: 8@(4FJ46`< – ¦B4hL:0J46`< – hL:@g4*XH]
trois plaisirs me semblent être, chacun de chacune; les désirs et les principes de
même (...) Et des plaisirs trois formes, un subsistant pour chacun d’eux.
3
Cela fait penser aux Présocratiques qui utilisent des métaphores ou un
langage poétique pour parler du hL:`H (cf. [t2] 22 B 85, [t4] 28 B 1). Platon, de
même, élabore une allégorie: Phdr. 246 a 6–249 d 3 & 253 c 7–256 a 6.
4
On pourrait dire que la description du Phèdre est plus élaborée et dyna-
mique par rapport à la description statique de la République.
5
Platon, Phdr. 253 e 5–254 a 1: ÓJ"< *r @Þ< Ò º<\@P@H Æ*ã< JÎ
¦DTJ46Î< Ð::", B÷F"< "ÆFhZFg4 *4"hgD:Z<"H J¬< RLPZ<, ("D("84F-
:@Ø Jg 6"Â B`h@L 6X<JDT< ßB@B80Fh±, Ò :¥< gÛBg4h¬H Jè º<4`På Jä<
ËBBT< (...) (lorsque le cocher voit l’image d’amour, par la sensation il a
échauffé toute l’âme, il est remplit de chatouillement et d’aiguillons de la nos-
talgie, le cheval celui des deux qui obéit au cocher (...)).
6
Cf. Platon, Phdr. 246 a 3–4: BgDÂ *¥ J−H Æ*X"H "ÛJ−H ô*g 8g6JX@< &
253 c 7–8: ¦< •DP± J@Ø*g J@Ø :bh@L JD4P± *4g\8@:g< RLP¬< ©6VFJ0<. Le
plan général sera repris au 254 e 8–9: J¬< J@Ø ¦D"FJ@Ø RLP¬< (...)
"Æ*@L:X<0< Jg 6"Â *g*4LÃ"<. (l’âme de l’amant suit l’aimé avec angoisse et
crainte).
7?'?E 141

La première solution semble plus plausible. D’abord le


cocher est opposé au cheval paisible et distingué du cheval qui ne
l’écoute pas1. Platon dit que non seulement le cocher échauffe
l’âme mais encore qu’il (et non pas lui et avec lui les deux che-
vaux) est rempli de chatouillement et d’aiguillons de nostalgie.
Ensuite, elle peut être soutenue par une analogie avec la des-
cription contenue dans la République2 où l’homme est divisé en
trois parties: l’homme, le lion et l’animal composite – il y a donc
J@Ø •<hDfB@L Ò ¦<JÎH –<hDTB@H3.
Enfin, la même prise de perspective revient au 254 c 4 où il
est question du cheval blanc dont l’âme est mouillée de sueur4. Il
ne peut pas être autrement parce que le cheval noir lui est opposé
par la syntaxe et aussi par le type des sensations5. C’est seulement
au 254 e 8–9 qu’est reprise J¬< RLPZ< se rapportant à l’amant
(¦D"FJ@Ø)6, la description de tout l’attelage, de l’âme tripartite,
de l’âme thème de l’allégorie.

1
Cf. Platon, Phdr. 253 e 5–254 a 3: Ò º<\@P@H Æ*ã< JÎ ¦DTJ46Î<
Ð::", B÷F"< "ÆFhZFg4 *4"hgD:Z<"H J¬< RLPZ< (...) Ò :¥< gÛBg4h¬H Jè
º<4`På Jä< ËBBT< (...) Ò *¥ (...).
2
Cf. par ex. A. W. H. Adkins, From the Many to the One ... , p. 133: The
analysis of the Republic is reinforced by the brilliant picture, in the Phaedrus
myth (...). Autrement P. Natorp, Dottrina platonica delle Idee ... , p. 562 pour qui
la tripartition de l’âme du Phèdre ne correspond pas à celle de la République.
Suivent les arguments, par ex.: I due corsieri del cocchio dell’anima non
possono affatto essere interpretati come l’¦B4hL:0J46`< e il hL:@g4*XH della
Repubblica. Natorp a–t–il raison de dire que nel Fedro non è dato mai trovare la
più fioca allusione a un hL:`H o hL:@g4*XH come parte autonoma dell’anima
(...) (p. 563) – ne serait–ce pas le cas du cheval blanc? Peut–être le raisonnement
de Natorp est–il déterminé par le fait qu’il place le Phèdre avant la République:
quella [classificazione] del Fedro può essere intesa come remota prefigurazione
della tripartizione della Repubblica (p. 565).
3
Platon, Rép. 589 a 7–b 1: un homme à l’intérieur de l’homme.
4
Le syntagme est presque identique: B÷F"< ["ÆFhZFg4 *4"hgD:Z<"H]
J¬< RLPZ< versus B÷F"< [§$Dg>g] J¬< RLPZ<.
5
Cf. Platon, Phdr. 254 c 4: •Bg8h`<Jg *¥ •BTJXDT, Ò :¥< ßBr "ÆFPb-(
<0H Jg 6"Â hV:$@LH Ê*DäJ4 B÷F"< §$Dg>g J¬< RLPZ<, Ò *¥ 8Z>"H J−H
Ï*b<0H (...) (ils s’en vont plus loin, l’un par la honte et la stupeur ayant mouillé
toute l’âme, l’autre ayant cessé la douleur)
6
Et voilà qu’"Æ*fH est commune au cheval blanc (253 d 6: ¦D"FJ¬H (...)
142 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

Ainsi l’on voit que le cocher, mais aussi le cheval blanc, est
différencié intérieurement par une âme – lui–même étant une des
parties de l’âme dont il est question dans l’allégorie. Voilà pour-
quoi il faut dire qu’au moins un des trois éléments est différencié
intérieurement. Cet élément c’est la partie supérieure1 de l’âme.
Puisqu’elle est représentée par le cocher, donc par un homme, il
est manifeste qu’il doit être un sujet des facultés cognitives, de la
faculté de calculer, d’une capacité de perception mais aussi qu’il
doit éprouver des sentiments. En effet, le cocher voit l’image
d’amour2, est doté de perception3, garde des souvenirs4, a une
intuition5, mais également ressent des sensations corporelles,
telles que l’échauffement6 et le chatouillement7, et psychiques,
telles que la nostalgie8, l’indignation9, l’angoisse et la sainte–
crainte10. Enfin, et littéralement, le cocher ressent une passion11.
Ce qui peut surprendre plus que la description platonicienne
même c’est qu’en général le fait ne soit pas pris en considé-
ration12. Je ne connais qu’une exception à la tendance d’identifier

"Æ*@ØH), à l’âme de l’amant (254 e 9: J@Ø ¦D"FJ@Ø RLP¬< (...) "Æ*@L:X<0<)


et, encore, au cheval blanc accompagnant le cocher (256 a 6: Ò *¥ Ò<`.L> "Þ
:gJ J@Ø º<4`P@L (...) :gJr "Æ*@ØH). En revanche, la crainte (*X@H) est propre
à l’âme de l’amant (254 e 9: *g*4LÃ"<) et au cocher, ou plutôt – il n’est pas de
lieu de développer ce point ici – à sa mémoire (254 b 7: §*g4Fg). Enfin com-
mune est au cocher et au cheval noir l’expérience (254 e 1: BVh@H B"hf< et
254 e 6: BVFPT<).
1
Cf. Phdr. 246 b 1–2: Ò –DPT< FL<TD\*@H º<4@PgÃ.
2
Cf. Phdr. 253 e 5: Æ*ã< JÎ ¦DTJ46Î< Ð::", 254 b 5: Æ*`<J@H et 254 b
4: gÉ*@< J¬< ÐR4< – avec le cheval blanc.
3
Cf. Phdr. 253 e 6: "ÆFhZFg4.
4
Cf. Phdr. 254 b 5: J@Ø º<4`P@L º :<Z:0.
5
Cf. Phdr. 254 e 7: BD@<@\‘.
6
Cf. Phdr. 253 e 6: *4"hgD:Z<"H J¬< RLPZ<.
7
Cf. Phdr. 253 e 6: ("D("84F:@Ø.
8
Cf. Phdr. 253 e 6–254 a 1: B`h@L 6X<JDT< ßB@B80Fh±.
9
La même que le cheval blanc – Phdr. 254 b 1: •("<6J@Ø<Jg.
10
Cf. Phdr. 254 b 7–8: Æ*@ØF" *¥ §*g4FX Jg 6"Â FgnhgÃF".
11
Cf. Phdr. 254 d 7–e 1: J"ÛJÎ< BVh@H B"hf<.
12
Je l’ai noté pour la première fois dans la thèse de doctorat Le rôle des
sentiments dans la philosophie grecque avant Socrate [en polonais, manuscrit,
1998] dont l’extrait correspondant ad loc. a été publié comme article: R. Zabo-
7?'?E 143

le cocher avec la raison1. C’est A. W. Price lorsqu’il écrit It is the


charioteer who ‘catches sight of the light of his beloved’, which
fills him ‘with tickling and pricks of longing’ (253e5–254a1).
Here a cognitive experience is itself intensely felt; indeed the
feeling is integral to the cognition, guaranteeing that (as the
charioteer has yet explicitly to comprehend) to look at the boy’s
face is to recollect the Form of Beauty (cf. 250c8–251a7)2.

rowski, Rozumienie logos. Presokratycy – Platon.


1
Cette tendance a été bien exprimée par D. D. McGibbon, The Fall of the
Soul in Plato’s Phaedrus, p. 56: It is generally agreed that (...) the charioteer
symbolizes reason. C’est pourquoi il est difficile de citer tous les exemples. J’en
donne quelques–uns: W. K. C. Guthrie, Plato’s View on the Nature of the Soul,
p. 9: charioteer represents the reason, A. W. H. Adkins, From the Many to the
One ... , p. 133: the charioteer – the intellect – is troubled by his horses (...), J.
de Romilly, Les conflits de l’âme dans le Phèdre de Platon, p. 104: la raison
étant le cocher, G. R. F. Ferrari, Listening to the Cicadas ... , p. 185: In the char-
ioteer and good and bad horeses respectively we can discern, a s i s c o m m o n -
l y a g r e e d , at least an approximate correspondence to the reasoning, spirited
and appetitive parts of soul (to give them their usual labels) familiar from the
analysis in the Republic [c’est moi qui souligne], E. N. Ostenfeld, Ancient Greek
Psychology ... , p. 47: the soul (= reason) as a charioteer, C. H. Kahn, Plato and
the Socratic Dialogue ... , p. 260: the charioteer, reason (même si ailleurs, pp.
280–281, il parle de non–rational passion (...) rational desire), L. Mouze,
Introduction in: Platon, Phèdre, trad. L. Mouze, p. 81: la plus haute [partie de
l’âme] (...) dans une âme juste, à savoir la raison (...) Ici le cocher symbolise la
raison (...). Je ne discute pas les observations de G. Vlastos, Justice and Psychic
Harmony in the Republic, pp. 520–521, J. Annas, An Introduction to Plato’s Re-
public, pp. 125–126 et M. Burnyeat, Culture and Society in Plato’s Republic, p.
227 qui, d’une part, sont moins explicites et, d’autre part, elles concernent la
République.
2
A. W. Price, Mental Conflict, p. 78. Toutefois, ailleurs il dit, p. 71: the
charioteer of the soul, namely reason, p. 74: The charioteer is the emblem of
reason, both in its grasp of reality outside the soul (‘the plain of truth’ offers
‘the pasturage which is fitting for the best part of the soul’, 248b6–7), and in its
imposition of order within the soul (as will be spelt out in relation to incarnate
souls) et quelques années auparavant A. W. Price, Love and Friendship in Plato
and Aristotle, p. 79: the driver (that is, reason) (...) the cognition is reason’s, the
benefit the whole soul’s (mais il ajoute une remarque, p. 65, n. 10: To remove the
appearance of contradiction, we need to distinguish, in English terms, two
senses of ‘reason’: (i) that which desires and grasps truth (cf. Rep. 9.581b5–6);
(ii) a way of grasping truth, viz. rationally (cf. the epithet logistikos, first in the
144 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

En réalité la tripartition platonicienne ne répond pas au


schéma présenté le plus souvent comme passions – émotions –
raison, mais il décrit les trois étages d’ordre mixte pensées–
volontés–sentiments superposées de façon hiérarchique1.
Il semble donc naturel de constater que l’élément logotique,
qui est un élément intégral mais différencié intérieurement, car il
contient en lui la sensation, la mémoire, la vision, l’intuition, la
volonté, la pensée et le sentiment, peut/doit être interprété comme
le siège/le dynamisme de ce qu’on peut nommer vécu. Si on
l’approuve, on pourrait même renverser la perspective et dire que
de la description du cocher par Platon il ressort les traits essen-
tiels de ce qu’on peut considérer comme vécu – 8`(@H, sa des-
cription présentant ses composants primordiaux.

Ayant considéré tout cela – l’absence d’un concept signifiant


l’affectivité dans son intégralité, certaines données étymologiques
et la place du 8`(@H (JÎ 8@(4FJ46`<) dans la théorie de la
RLPZ platonicienne – je m’oriente vers l’hypothèse que le
8`(@H puisse se rapporter à la dimension la plus intégrale, la
plus haute (ou la plus profonde) de l’affectivité. D’où l’idée de
vérifier si le 8`(@H dans les fragments des Présocratiques com-
porte le sens lié à cette affectivité la plus haute. A cette fin dans
l’analyse ci–dessous je me limite à ceux des contextes où le mot
8`(@H peut être suspecté de sens psychologique et lié à l’affec-
tivité à la fois.

Republic at 4.439d5). New in the Phaedrus is an acknowledgement that reason


can capture reality irrationally; as Plato might have put the point, ‘that by
which we learn’ (581b5) is no longer to be viewed exclusively as ‘that by which
we reason’ (439d5)) et A. W. Price, Reason’s New Role in the Phaedrus, p. 243:
«the rational» part (to logistikon).
1
Il serait intéressant d’analyser les descriptions du cheval blanc et du
cheval noir dont il résulterait qu’eux aussi sont dotés de sensations, émotions,
raisonnement, désirs, mémoire etc.
7?'?E 145

Héraclite
Héraclite est le premier auteur présocratique dont les frag-
ments témoignent explicitement du sens psychologique du mot
8`(@H. Dans deux de ses fragments il est attesté à côté du mot
RLPZ1. La question d’intérêt historique serait celle–ci: Héraclite
est–il le premier à formuler une théorie ou du moins une intuition
explicite au sujet du 8`(@H de la RLPZ ou bien a–t–il utilisé les
théories de ses prédécesseurs? En autres termes: qui est l’auteur
du 8`(@H de la RLPZ? Est–ce Héraclite2? On ne peut pas
l’exclure du fait que les deux mots sont parmi les plus fréquents
dans ses fragments3.
[logos1 = l1] 22 B 45
[l2] 22 B 115
[l3] 22 B 87
[l4] 22 B 39
[l5] 22 B 72
[l6] 22 B 2
[l7] 22 B 50
[l8, l9] 22 B 1
Voici le premier passage conservé où le 8`(@H se trouve à
côté de la RLPZ: RLP−H Bg\D"J" Æã< @Û6 —< ¦>gbD@4@,
B÷F"< ¦B4B@DgL`:g<@H Ò*`<q @àJT $"h×< 8`(@< §Pg4.
(22 B 45: en allant tu ne trouverais pas les limites de la psyche,

1
La perspective radicalement différente de celle de S. M. Darcus, Logos of
Psyche in Heraclitus, p. 90: logos in Heraclitus means «ordered speech» (...) in
all fragments [= 1, 2, 31, 39, 45, 50, 72, 87, 108, 115] except fragment 31 (...)
«proportion» or «measure» and B39 («reputation» or «esteem»). Et p. 91: If
logos is speech, then Heraclitus is like Xenophanes in ascribing speech to
psyche.
2
Ou les Orphiques? L’argument en faveur de cette supposition est l’idée du
un–tout qui faisait un des fondement de l’enseignement orphique (cf. DL I, 3 [=
DK 2 A 4]: nV<"4 Jg ¦> ©<ÎH J BV<J" (\<gFh"4 6" gÆH J"ÛJÎ< •<"8b-(
gFh"4) et qui a été reprise par Héraclite de manière la plus visible dans le frag-
ment DK 22 B 50: (...) ¦FJ4< «< BV<J" gÉ<"4 (...), mais aussi dans le DK 22 B
10: (...) 6"Â ¦6 BV<JT< «< 6"Â ¦> ©<ÎH BV<J". Cf. aussi les fragments d’Empé-
docle 31 B 17, 7, 31 B 26, 5–6 et 31 B 35, 5. Pour d’autres arguments cf. W.
Nestle, Heraklit und die Orphiker, p. 380: Dies ist die letzte Beziehung Heraklits
zu den Orphikern, die hier noch kurz eroertert werden soll. Pour M. Fattal, Le
logos d’Héraclite: un essai de traduction, p. 150: (...) la philosophie d’Héraclite
n’est–elle pas également la première philosophie du logos?
3
Le troisième, plus fréquent encore, est –<hDTB@H.
146 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

[même si tu] faisais tout le [ou: chaque] chemin: elle a le logos1


si profond.)
Qu’est–il impossible d’atteindre même si l’on parcourt le
chemin jusqu’au bout? C’est probablement une dimension qui
s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’approche d’elle: son horizon
ou encore la mesure de la RLPZ. Ces sens paraissent tous accep-
tables. Si par exemple on privilégie la traduction measure ou
meaning, il faut expliquer et décrire ce que c’est que la mesure ou
le sens de la RLPZ (âme). Il ne suffit pas de le traduire par un
mot moderne, français ou anglais par exemple, mais il faut
comprendre la chose décrite. Il s’agit de définir la chose et non le
mot2. Qu’est–ce que cela peut signifier que la psyche a une
mesure profonde? – Beaucoup de choses. – Et un sens profond? –
Même réponse.
Le terme de mesure peut être pris dans le sens physique
sinon physiologique. La profondeur est bien une catégorie
spatiale au sens technique (par exemple dans la géologie ou
l’océanographie). Il faut alors admettre que la RLPZ a un carac-

1
LSJ: reason, ground | Chaignet: essence rationnelle | Burnet: measure |
Hicks: cause | Freeman: Law | Krokiewicz: sens | DK: Sinn | Pasquinelli: la sua
vera essenza | Wheelwright: meaning | Voilquin: [tellement elles sont profondé-
ment enfoncées] | Genaille: – | Marcovich: measure | Nussbaum: capacity of
learning | Kahn: report | Colli: espressione | Kirk – Raven – Schofield: measure |
Robb: [deliberately polysemous] measure ... verbal account ... reason(ing) or
cognitive effort | Conche: discours | Robinson: measure | Gilabert i Barberà: raó |
Mouraviev: parole | Schofield: account | Padel: account | Rankin: rational struc-
ture | Sullivan: ‘speech reflecting thought’ | Brunschwig: [non sans hésitation]
verbe.
2
Cf. J. St. Mill, A System of Logic Ratiocinative and Inductive, t. 1, Book
1, ch. 8, § 6: (...) definitions of names, and definitions of things. The former are
intended to explain the meaning of a term; the latter, the nature of thing; the last
being incomparably the most important. Et avant Mill, Platon, Cratyle 439 b 6–
8: •("B0JÎ< *¥ 6" J@ØJ@ Ò:@8@(ZF"Fh"4, ÓJ4 @Û6 ¦> Ï<@:VJT< •88
B@8× :÷88@< "ÛJ" ¦> "ßJT< 6"Â :"h0JX@< 6"Â .0J0JX@< ´ ¦6 Jä<
Ï<@:VJT<. (il est préférable de s’accorder quant à cela: que ce n’est pas à
partir des noms mais beaucoup plus des choses elles–mêmes qu’il faut
apprendre et chercher que des noms.)
7?'?E 147

tère physique1. Et si elle n’a pas ce caractère2? Dans ce cas il faut


prendre le mot profondeur dans le sens métaphorique comme on
parle d’une nuit profonde, d’une profonde pensée, d’un profond
sentiment etc.3. Le 8`(@H est quelque chose qui appartient à
l’âme et existe à ce degré élevé, la profondeur d’une intériorité se
traduisant par le niveau élevé. Dans le sens psychologique la
notion qui comporte en soi l’idée de profondeur illimitée est, dans
le domaine de l’affectivité, expérience vécue, le terme à la fois le
plus riche et le moins analysable et dont le sens ne peut pas être
pour cela atteint entièrement4. On ne peut arriver aux termes de sa
1
Cf. par ex. M. Marcovich, On Heraclitus, pp. 29–30: According to Hera-
clitus’ fr. 45 the soul has a ‘measure’ (logos), probably for the change water–
fire and vice versa (fr. 36). But the measure implies something constant, and a
‘measure which increases itself’ seems unlikely to me. et M. Marcovich, Hera-
clitus, p. 367: The beginning and the end of soul (...) are actually in the blood
(...). But they depend on the measure (8`(@H) (...). Cf. aussi F. Sarri, Socrate e la
nascita del concetto occidentale di anima, pp. 111: Il termine lógos viene qui
messo in stretta relazione con la psyché ad indicare che in essa risiede la
coscienza e la consapevolezza (8`(@H J−H RLP−H), mais puis, pp. 114–115, il
trouve que termini di profondità, illimitatezza font émerger con chiarezza l’oriz-
zonte naturalistico della concezione eraclitea della psyché (...) Infatti, la psyché
(...) non riesce a coincidere con la personalità individuale dell’uomo. Toutefois
il me semble que comparer le fragment B 45 d’Héraclite au passage homérique
(Il. VIII, 478–481), comme le fait Sarri, est vraiment mal à propos en ce sens que
dans l’Iliade il s’agit de toute évidence des catégories physiques, sinon
géographiques: le passage à travers la terre et la mer et la profondeur du Tartare.
2
Cf. K. Robb, Psyche and Logos in the Fragments of Heraclitus ... , p.
341: In this paper I have defended a psychological, rather than a physiological,
version of the three psyche–logos sayings. Autrement T. M. Robinson in:
Heraclitus, Fragments, p. 157: If it [fragment 115] is genuine, it probably means
that the soul (...) grows. (...) If this interpretation is correct, a not misleading
paraphrase of the fragment might run: “measured increase is a mark of soul”.
The concept of soul here is clearly physicalist; there is nothing in Heraclitus to
suggest commitment to (or even awareness of) the concept of immateriality, of
soul or anything else.
3
Cf. T. Suzuki, QLPZ and 8`(@H in Heraclitus’ philosophy, p. 379: meta-
phorically, a vertical penetration (...) – je signale que mon interprétation diffère
diamétralement de la sienne parce que Suzuki soutient que the contents of his ego
are the subjective–objective Logos (...) et, en plus: in Heraclitus’ ego there is no
substantial segregating wall from the outer world (...).
4
L’idée ingénieusement saisie par M. Proust, A la recherche du temps per-
148 SUR LE SENTIMENT CHEZ LES PRESOCRATIQUES

vie psychique (RLPZ)1 car elle contient les expériences vécues


dont le sens est profond et impossible à éclairer complètement2.
D’autre part c’est ce sens qui est la vraie nature de la RLPZ (de la
personnalité) qui distingue la RLPZ d’une autre RLPZ, de la
RLPZ d’un autre homme.
Le second fragment confirmant la liaison du 8`(@H avec la
RLPZ est le suivant: RLP−H ¦FJ4 8`(@H ©"LJÎ< "Ü>T<. (22 B
115: à la psyche appartient le logos3 <qui> se développe.)
Le 8`(@H de la RLPZ se développe – si on lit la phase
comme une constatation d’un état donné –, ou est censé se déve-
lopper – si on la lit comme qualifiant ce 8`(@H qui est caractéris-
tique de la RLPZ. Cela signifie–t–il que s’il se développe, la
RLPZ se développe aussi car il lui appartient? Faut–il mettre ce
fragment en relation avec le précédent4 et penser que le 8`(@H se
développe sans fin? S’il en était ainsi, cela expliquerait qu’on ne
puisse arriver aux limites de la RLPZ. Mais ces limites – bien
qu’elles soient inaccessibles à l’homme5 – existent6.

du, t. 3, p. 883: (...) ces états sont dans la vie plus profonds que d’autres, et sont
inanalysables à cause de cela même (...).
1
T. M. Robinson in: Heraclitus, Fragments, p. 110: ‘unbounded’ (in the
sense, of course, not of ‘infinitely large in extent’, but of ‘immensely large in
extent’ (...) ‘unbounded’ in the sense, perhaps, that the vaste range of its cog-
nitive capacities can never be discovered by any individual.
2
Le 8`(@H de la RLPZ n’est pas le seul qui aime se cacher. Selon Héra-
clite c’est le cas de la nbF4H, cf. DK 22 B 123: nbF4H 6DbBJgFh"4 n48gÃ. En
revanche, ce qui a tendance à se manifester c’est le hL:`H, cf. [t2] 22 B 85 et [t3
= n6] 23 B 43.
3
LSJ: measure, tale | Freeman: Law | Krokiewicz: sens | DK: Sinn | Pasqui-
nelli: una natura | Wheelwright: principle | Marcovich: (numerical) ratio | Kahn:
report (logos) | Colli: espressione | Robb: [plausibly polysemous] a measure ...
an account/report ... a reason(ing) | Conche: discours | Robinson: logos (meas-
ure, proportion) | Mouraviev: parole | Sullivan: ‘speech reflecting thought’.
4
Cf. T. M. Robinson in: Heraclitus, Fragments, p. 156: This fragment (...)
seems sufficiently different in content from fragment 45 to be considered not just
an echo of it. (...). Et pour M. Marcovich, On Heraclitus, p. 29: it might be
spurious (...) et M. Marcovich, Heraclitus, pp. 567–569: suspected of not being
genuine (...) Nevertheless I think that the saying might be spurious.
5
Le sujet du verbe ¦>gbD@4@ étant tu.
6
Cf. D. Rankin, QLPZ and 8`(@H in Heraclitus ... , p. 293: It does not say
7?'?E 149

that they are unreal. et H. D. Rankin, Heraclitus in conscious and unconscious


states, pp. 76–77 & p. 84: (...) his view that the rational structure (8`(@H) of the
RLPZ is immeasurable suggests that vast areas of the mind’s activity are inac-
cessible (B 45 D.–K.). (...) The 8`(@H of the RLPZ, that is, its awareness of its
engagement in the constitutive rationale of reality, is capable of growth (B 115
D.–K.). (...) It is not implied that either RLPZ or 8`(@H are infinites, but rather
that there are areas of both which are inaccessible to the thinking human agent.
The RLPZ is capable of partial, but not complete reflexive understanding of
itself.

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