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: RÉFÉRENCE

par Philippe Blanchet


\

BERTRAND-LACOSTE
RÉFÉRENCE
Collection dirigée par Daniel Delas

La
PRAGMATIQUE
D’Austin à Goffman

par Philippe Blanchet

BERTRAND-LACOSTE
36 rue Saint-Germain-l'Auxerrois - 75001 PARIS
© BERTRAND-LACOSTE, Paris, 1995.
Toute représentation. traduction. adaptation. même partielle. par tous procédés. en
tous pays. faite sans autorisation préalable est illicite et exposeraïit le contrevenant à des
poursuites judiciaires (réf, loi du 11 mars 1957).

Photocomposition et mise en page — Clic Info — Luisant- Tél. 37 91 50 00


SOMMAIRE

Liste des Éclairages 5


Principaux ouvrages cités 6

Contextes
UN CHAMP DE RENCONTRES
THEORIQUES MULTIPLES

0 Oriaines DAIOSONINQUES ET ni ont 9


DE SÉDRABIQUE CT SÉDMOMIRS En nn dns 17
HE Langage. langues et COMMUMÉAON tr... 24

Mots clés
ÉLÉMENTS POUR L'ANALYSE
DU « LANGAGE ORDINAIRE »

ACTES DEALANGAGES im ee me Un 28
LR EESIDE ODA nement 28
He Locutoire ullocutoire ELDETOCULOITE ere es 32
HIPACtES ANITECIS ELIMÉTADROTES enr siennes mere 37
IN AOC ONTIONSITETÉNSSIE ere ne en 44:

PITER ACTION a nn nn 48
Pr MoimeSs CONVOISAHOnneMes un nus 48
MORTE STANS AC ON Re des cernes ein en pere DU à ue 49
IH. Variations sociolinguistiques et interaction"... 55
IN ÉaeNoûvelle COMMARICANON> 1... ces sanercreeecooceee 63

RÉFÉRENCES en ini ne in dl iris 70


Je RGO Ras SOU en PAR AE RIRE RE SE 70
MA PEpiobleme dE DOMIPIOPTO Sr eeesn ce mees 77
TN Éd nine rdc ee ins int sens 80
INA TANS PATENTS ÉCOPDACILES Re nn ren enorme dires 83
SIGNIFICATION 52.280 RER ER PR a EURE 85
TL. Sens littéral et signification en Contexte 2. 85
I: Implicite. présupposé. Sous-éntendur 89
HAIMIÉTERCES AT ee tete ie CR eee 94
IVÉSéquennalté enCrCUlaAntee 96
f

Enjeux
ENTRE DIRE ET FAIRE...

FANUne formule quifaitimouche Pr EU ne 102


HbEnerÉvelunonSCIentItiQue TR Re 111

Ouvertures
VERS UNE « TOPIQUE » CONTEXTIQUE
EN SCIENCE DE L'HOMME

I. Pragmatique et enseignement SUN Nr ER A RS en 117


Il: Prasmatique ét MH EN RE MR RE eu 120
IT. L'éthique comparatiste de Guy Jucquois 124

1513 RM TT PR 2 TT US à y

Les mots signalés par le pictogramme + sont des mots clés qu on


trouvera à leur place alphabétique dans la partie centrale.
La rhétorique classique 12

BertrandiRUSSOlE ERNA rene 16

HNBOries dU'SIONR ne ermesanenrenseseesnmecanersruanee 21

Vie sociale et communication 26

Arbre des actes illocutoires 37

Métaphore et métonymie chez Jakobson ai

Sociologie et conditions de réussite 45

« Don » et «principe de coupure » en anthropologie .. 53

L'École:de ChICANO SE. Lin etuie 55

Quelques concepts clés en sociolinguistique 56

L'hypothèse de Sapir-Whorf 68

Les types de signification de Grice 93


Principaux ouvrages cités'

John L. Austin. Quand dire, c'est faire. Paris. Seuil. 1970.


introduction de Gilles Lane. postface de François Récanati :
titre original: How to do Things with Words. Oxford
University Press. 1962 (QDCF). :
John R. Searle. Les Actes de langage. Paris. Hermann.
1972. introduction d’'Oswald Ducrot: titre original: Speech
Acts. Cambridge University Press. 1969 (AL).
John Searle. Sens et expression. Études de théorie des
actes de langage. Paris. Minuit. 1982. préface de Joëlle
Proust : titre original :Expression and Meaning. Cambridge
University Press. 1979 (SE).
Erving Goffman. Les Rites d'interaction. Paris. Minuit.
1974 : titre original: Interaction Ritual. New-York. Anchor
Books. 1967 (RI).
Erving Goffman. Façcons de parler. Paris. Minuit. 1987:
ütre original :Forms of Talk. 1981 (FP).
John J. Gumperz. Sociolinguisrique interactionnelle, Une
approche interprétative. Paris - Saint-Denis-de-La-Réunion.
L'Harmattan-Université de La Réunion. 1989: titres origi-
naux dont les textes traduits sont issus: Discourse Strate-
gies. Cambridge University Press. 1982. et Language and
Social Identin\. Cambrige University Press. 1982 (S?).
Paul Watzlawick. J.H. Beavin. D.D. Jackson. Une logique
de la communication. Paris. Seuil. 1972: titre original:
Pragmatics of Human Communication. New-York. Norton
and C*, 1972 (EC)

1. Référence y sera faite en citant les initiales du titre suivies du numéro de


la page. Tout au long de cet ouvrage se posera le problème (pragma-
tique ?) du fait que nous travaillons en français sur des textes écrits à
l'origine en anglais. Pour tenter de conserver une certaine cohérence.
nous nous appuierons de préférence sur les traductions françaises des
textes cités. Les traducteurs ont été très attentifs à cette question. et pour
cause... Lorsque la traduction implique une difficulté terminologique
paruculière. les termes anglais d'origine seront signalés.
Contextes

UN CHAMP DE RENCONTRES
THÉORIQUES MULTIPLES
Pragmatique est un terme ambigu. En français, il a cou-
ramment le sens «concret, adapté à la réalité ». En anglais,
langue de la plupart des textes fondateurs de ia pragma-
tique, pragmatic a couramment le sens « qui a rapport aux
actes et effets réels ». Du coup, le champ ouvert par une
discipline scientifique qui s’intitule ainsi apparaît
immense. On la perçoit en général comme une entité floue,
fourre-tout récent où vont se caser soit les travaux margi-
naux qui n’appartiennent pas clairement aux disciplines
institutionnelles que sont la linguistique, la sociologie,
l’anthropologie, la psychologie sociale, la sémiologie, etc.,
soit les problèmes que ces disciplines évacuent ou ne par-
viennent pas à traiter de façon satisfaisante. Parmi les théo-
riciens principaux et représentatifs de la pragmatique
retenus ici, deux sont philosophes (Austin et Searle), un
sociologue (Goffman), un ethnosociolinguiste (Gumperz).
A cela s’ajoute une «école » d’orientation essentiellement
psychologique, celle de Palo Alto.
Il n’est pas surprenant qu’on perçoive mal l’unité, les
méthodes et les objectifs de la pragmatique. Voire qu’on les
conteste : ils mettent en question des courants scientifiques
dominants, jusque dans leurs fondements théoriques et
méthodologiques, jusque dans l’identité de leur statut disci-
plinaire. On s’interroge sur l’existence d’une pragmatique,
au singulier, pour lui préférer un pluriel — plutôt péjoratif :
des pragmatiques. À la rigueur, c’est dans le champ philoso-
phique, lui aussi très ouvert, que la pragmatique est habi-
tuellement plutôt située.

8 LA PRAGMATIQUE
En général, la pragmatique est grosso modo définie comme :
— un ensemble de recherches logico-linguistiques [...]
l’étude de l’usage du langage, qui traite de l’adaptation
des expressions symboliques aux contextes référentiel,
situationnel, actionnel, et interpersonnel (Encyclopedia
universalis) ;
— l’étude de l’utilisation du langage dans le discours et
des marques spécifiques qui, dans la langue, attestent de sa
vocation discursive (A-M. Diller et F. Récanati) ;
— l’étude du langage comme phénomène à la fois dis-
cursif, communicatif et social (F. Jacques).
— La pragmatique est cette sous-discipline linguistique
qui s’occupe plus particulièrement de l’emploi du langage
dans la communication (L. Sfez).

Pourtant, ce «principe de réalité agissante» qui est au


cœur de la pragmatique constitue un mode d’approche des
phénomènes à la fois original et fédérateur en sciences de
l’homme. C’est lui qui définit la pragmatique comme une
analyse des faits observés dans leurs relations avec leurs
contextes réels d’existence. C’est surtout un principe scien-
tifique, et, s’il tend à la constitution d’un champ et d’un
objet privilégiés (la communication — car, chez l’homme,
tout est communication) réunissant les marges des disci-
plines plus classiques, il ne s’y limite pas. On ne peut par
conséquent pas envisager la pragmatique comme une disci-
_pline au sens institutionnel du terme.
Ce principe théorique, épistémologique, est le fil conduc-
teur qui permettra dans un premier temps de suivre la matu-
ration de la pragmatique, transversalement, dans les diverses
disciplines d’où elle a émergé, où elle a été travaillée de
façon privilégiée.

1. Origines philosophiques

Austin et son disciple Searle fondèrent le noyau de la


pragmatique, dans le champ de la philosophie du langage
«ordinaire », en élaborant du point de vue de la logique ana-

Un champ de rencontres théoriques multiples 9


lytique le concept d’acte de langage. Austin (1911-1960)
était professeur de philosophie à Oxford, Searle (né en 1932)
enseigne à Berkeley (Californie).
Que des philosophes se penchent sur les effets concrets du
discours n’était pas nouveau dans les années 1960, où
. Austin, le premier, inaugura une théorie des actes de Jan-
gage. La philosophie s’occupait de langage depuis.
l'Antiquité. Les anciens rhétoriciens étaient déjà des prag-
maticiens. Ils réfléchissaient aux liens existant entre le lan-
gage, la logique (notamment argumentative) et les effets du
discours sur l’auditoire. Ils élaborèrent, depuis Platon et
Aristote jusqu’à Sénèque, Cicéron et Quintilien, un modèle
classique de la rhétorique fondé sur la connaissance des pas-
sions et des mœurs.
Aristote distinguait le discours «dialectique», qui
s’adresse à un homme abstrait, réduit à l’état de sujet par-
tageant le code linguistique de l’interlocuteur, et le dis-
cours « rhétorique », qui s’adresse à l’homme réel, doué de
la faculté de jugement, de passions et d’habitudes cultu-
relles. Il classait les discours rhétoriques en trois genres,
selon le critère de la relation du discours au récepteur, et
non selon son contenu: genre «judiciaire », portant juge-
ment sur des actes passés, genre « épidictique », blâmant ou
louant des faits présents, genre « délibératif », engageant
des décisions pour l’avenir. On reconnaît là les actes de
langage majeurs sur lesquels travailleront Austin et Searle.
La classification des types de discours que proposera
Ch.C. Morris, l’un des fondateurs de la sémiotique, et réfé-
rence essentielle des pragmaticiens (cf. « Sémiotique et
sémantique », p. 17 et suiv.), sera un perfectionnement de
la classification d’Aristote.
Ce qui distingue à ce propos Aristote de Platon, c’est que
ce dernier faisait de la rhétorique un élément de réflexion
éthique à portée universelle, tandis qu’Aristote en faisait un
outil pratique de manipulation par le discours.
Pour Aristote, l’une des tâches essentielles de la rhéto-
rique consiste à dresser l’inventaire des topoi («lieux»),
c’est-à-dire des points de vue, des tropiques, par lesquels un
sujet peut être traité. Il constitue une classification mnémo-
technique des entrées éventuelles dans un problème (par
exemple : le possible et l’impossible, la nature et les actes, le

10 | LA PRAGMATIQUE
général et le particulier, etc.). Cela permet d’anticiper les
objections, doutes, résistances, que le discours suscitera, et
de les vaincre sans se contredire. Pour convaincre, Aristote
préconise une méthode «dialectique » qui établit les prin-
cipes d’une pensée dialoguée. Un bon rhétoriqueur (on dirait
aujourd’hui un «communicateur efficace ») doit savoir tenir
compte de la présence critique de l’interlocuteur, même sous
un monologue apparent. D’où cette notion de dialogue qui
est si prégnante dans la pragmatique moderne. Aristote
affine son analyse en proposant une classification des pro-
positions selon les degrés de prédication, du point de vue
d’une logique sémantique (par exemple, une proposition est
une «définition » si le prédicat peut être échangé contre le
sujet, et réciproquement). Ce type d’analyse est présent dans
la plupart des travaux de philosophie du langage jusqu’à nos
jours. Enfin, Aristote appuie sa technique rhétorique sur la
démarche du «syllogisme », procédé formel qui établit une
relation cause/conséquence incontestable entre des «pré-
misses » et une «conclusion». On ne peut contester l’affir-
mation que par le refus des prémisses. L’exemple classique
en est:
Tout homme est mortel
(Or) Socrate est un homme
(Donc) Socrate est mortel

Il faut bien sûr une hiérarchie logico-sémantique rigou-


reuse des éléments du syllogisme. Ici, «mortel» est le
«majeur», «Socrate» le «mineur», et «homme» le
«moyen terme ». Toute erreur de hiérarchie entraîne la nul-
lité du syllogisme (exemple : « Tous les chats sont mortels,
Socrate est mortel, [donc] Socrate est un chat»). Le syllo-
gisme dans l’absolu semble gratuit, puisque la conclusion
est, de façon circulaire, une condition de vérité des pré-
misses (si Socrate était immortel, on ne pourrait plus affir-
mer que tout homme l’est, sauf à admettre qu’il n’est pas
un homme...!). Mais il présente l’intérêt de passer du
général au particulier et d’identifier l'élément médiateur de
ce passage, qui, malgré le désir d’Aristote de parvenir à un
«idéal déductif», s’impose en fait par l’expérience, de
manière inductive.

Un champ de rencontres théoriques multiples | 11


LA RHÉTORIQUE CLASSIQUE
La rhétorique classique modélise la technique rhé-
torique en cinq parties:
— l'invention (recherches des idées et des argu-'
ments à partir des différents points de vue possibles) ;
— la disposition (choix de l’organisation logico-stra-
tégique des arguments, c’est-à-dire du « plan »);
— l’élocution (choix du style et du rythme du discours,
comprenant notamment le maniement des figures de
styles telles la métaphore, l’'hyperbole, la litote…);
— la mémoire (aussi bien pour la recherche des
points de vue à partir d’une classification en catégo-
ries empiriques que pour la mémorisation du discours
lui-même ultérieurement récité) ;
— l’action (choix des intonations, attitudes, gestes).
On reconnaît là un certain nombre des variables
essentielles de tout acte de parole, d’une « compé-
tence communicationnelle », tel qu'ils seront analy-
sés par les pragmaticiens et les sociolinguistes au
xx° siècle).

Le modèle classique, notamment aristotélicien, de la rhé-


torique, comme de la logique, a dominé la pensée occiden-
tale jusqu’au xIx° siècle, et continue à y jouer un rôle de
premier plan aujourd’hui. On en trouve de nombreuses illus-
trations dans l’approche du langage, de la langue et des
textes inculquée par l’école en France, que ce soit par la
«dissertation » ou, de façon plus profonde, par une logique
du tiers exclu, un modèle déductif dominant, un idéalisme
universaliste et perfectionniste, des procédés formels hyper-
normatifs, etc.). La rhétorique d’Aristote constituera égale-
ment l’un des fondements historico-théoriques de la critique
littéraire dite « formaliste », qui considérera que l’art est le
résultat de la mise en œuvre rigoureuse de procédés formels,
et qui évoluera vers la poétique structuraliste d’un Jakobson
(cf. Roman Jakobson, par D. Delas, dans la présente collec-
tion). Après Austin et Searle, la pragmatique induira un

12 | LA PRAGMATIQUE
retour à l’analyse de l’argumentation, notamment chez des
linguistes français, comme ©. Ducrot ou C. Kerbrat-
Orecchioni.
De plus, la rhétorique a fait l’objet de nombreux traités,
publiés au cours des siècles un peu partout en Europe occi-
dentale ; notamment en France, où le goût pour la normalisa-
tion formelle n’a cessé d’être développé, que ce soit à l’âge
classique, sous l’effet du positivisme au xix° siècle, ou d’un
retour régulier vers les modèles antiques. Cela n’alla pas sans
réaction, dont le romantisme donne un exemple pour la litté-
rature. V. Hugo résuma cette révolte par les mots « Guerre à
la rhétorique et paix à la syntaxe». Quelques rhétoriciens
sont restés célèbres, tels Bourdaloue (prédicateur jésuite,
1632-1704), ou Buffon (naturaliste, 1707-1788), qui fut l’un
des premiers à axer la rhétorique sur le texte écrit. Jusqu’à
une époque récente, les orateurs, prêtres, avocats, professeurs
d'université, politiciens, sacrifiaient quasi obligatoirement
aux techniques rhétoriques classiques (avec notamment
mémorisation du discours récité sur des tonalités empha-
tiques caractéristiques). Le développement actuel des tech-
niques de communication, précisément issues pour la plupart
des théories pragmatiques comme celle de Palo Alto (via la
PNL\), continue cette préoccupation pour la rhétorique, adap-
tée aux moyens modernes de communication audiovisuelle.
D’autres philosophes, au-delà des rhétoriciens, ont contri-
bué à cette réflexion philosophique sur le langage. Kant,
s'appuyant sur le syllogisme aristotélicien, a proposé une
philosophie logique dite «transcendantale’» cherchant à
rendre compte des éléments constitutifs de la connaissance
et de la représentation humaines. Kant postule que, puisque
tout ce qui se pense peut se dire, l’analyse des rapports du
locuteur au langage doit contribuer à l’analyse de ce dont le
locuteur parle. L’usage qu’il a fait du terme pragmatisch
n’est du reste pas éloigné des usages du terme «pragma-

1. Ou «programmation neurolinguistique ». La PNL est une psychothé-


rapie par la communication aujourd’hui très à la mode — quoique
très discutée et souvent très caricaturée — dans les formations en
«communication ».
2. Dans la théorie de Kant, est «transcendantal » tout élément de la pensée
qui est une condition a priori de l’expérience.

Un champ de rencontres théoriques multiples | 13


tique » que l’on trouvera chez les pragmaticiens et leurs ins-
pirateurs directs, comme Ch.S. Peirce, dès lors qu’on y
trouve la notion d’intention, de projet d'action. La perspec-
tive kantienne sera poursuivie à travers une approche prag-
matique par K. Apel et, d’une façon inspirée par la
philosophie marxiste, par J. Habermas, autour de ce qu’on a
appelé l’École de Francfort.
On doit envisager les liens qui existent entre le « pragma-
tisme » et la pragmatique. Le pragmatisme est une théorie
philosophique générale de la rationalité envisagée comme
reliée aux intérêts fondamentaux de l’homme. Elle s’est
développée aux États-Unis au tournant du xx° siècle autour
de Ch.S. Peirce (1839-1914), qui, =n tant que sémioticien, a
également joué un rôle fondamental dans la genèse concep-
tuelle de l’approche pragmatique. Elle fut ensuite illustrée
par W. James, qui en tira en 1906 une théorie de la vérité en
caricaturant les positions de Peirce. Parallèlement, J. Dewey
en tirait une théorie instrumentaliste de l’idée (1903). Le
pragmatisme, souvent décrié en Europe comme philosophie
de l’action qui réduit la vérité à l’utilité, proposa en fait des
pistes plus élaborées dont la valeur heuristique n’est pas
nulle et qui rejoignent en partie l’approche pragmatique.
Partant de la rationalité, il préfère au doute cartésien l’expé-
rimentalité scientifique : l'hypothèse devient plan d’action à
tester dans la réalité, y compris en matière de démocratie.
Le contexte historique américain de développement
rapide d’un nouveau type de société n’est sans doute pas
étranger à une telle orientation théorique. D’une manière
générale, on a d’ailleurs souvent émis l’idée que la pragma-
tique est essentiellement anglo-saxonne pour des raisons
culturelles. Les cultures anglo-saxonnes et protestantes
seraient davantage orientées vers la réalité pragmatique (au
sens usuel du terme) que les cultures gréco-latines et catho-
liques, plutôt portées à l’abstraction. Sans nier qu’il puisse y
avoir quelques fondements à une telle affirmation (à la suite
de la sociologie de M. Weber), il convient cependant de la
prendre avec précaution. Les sources de la pragmatique pro-
viennent en effet aussi d’autres aires culturelles (Allemagne,
France, Grèce, Italie.…).
À la même époque, G. Frege (philosophe et mathémati-
cien allemand, 1848-1925), puis B. Russel (philosophe et

14 | LA PRAGMATIQUE
mathématicien britannique. 1872-1970). développèrent
une théorie philosophique appellée «logicisme ». Elle
avait pour objectif. schématiquement. de revisiter les
mathématiques à l'aide de concepts purement logiques
(Sans a priori venu de la physique). Le logicisme eut pour
première conséquence de faire la part belle à la philoso-
phie analytique face à des théories qu'on peut nommer
«synthétiques ». Or. c'est de la philosophie analytique
qu est issue la philosophie austinienne du langage. et c'est
entre Frege et Austin que se situent les travaux de
L. Wittgenstein. qui contribuèrent à la genèse de la prag-
matique. En outre. les travaux de Frege l’amenèrent à dis-
socier de façon claire la langue scientifique. nécessaire à
la démonstration arithmétique. qui doit être univoque.
explicite. et n'avoir pour but que l'établissement de la
vérité. de la langue ordinaire. qui doit être équivoque pour
pouvoir jouir de la richesse des possibilités qui lui per-
mettent de remplir ses fonctions communicatives avec
adaptabilité. Du coup. G. Frege a apporté une pierre fon-
datrice à la sémantique. et au-delà à la pragmatique. en
conceptualisant des rapports sémantisme/objectifs com-
municatifs. C'est précisément la question de l'équivocité
et des fonctions du langage ordinaire. qui fait difficulté du
point de vue logique. qui stimulera les travaux d'Austin.

L. Wittgenstein (philosophe anglais d'origine autri-


chienne. 1889-1951). fut à Cambridge l'étudiant de Russel.
Il en développa une réflexion logiciste sur les fondements
des mathématiques. et devint professeur à Cambridge. Il
publia en 1921 un Tractatus logico-philosophicus où il
affirme que les énoncés logiques sont tautologiques et donc
vides de sens. puisqu'ils ne renseignent pas sur le réel. mais
qu'ils constituent un cadre formel a priori pour la connais-
sance scientifique. Il participa au Cercle de Vienne. qui
réunit vers 1930 des logiciens autour d'un programme forte-
ment inspiré des travaux de Russel et cherchant à construire
une science de la signification cohérente par une analyse du
langage. Après 1930. Wittgenstein délaisse l'analyse de la
structure logique du langage scientifique pour se consacrer
au « langage ordinaire ». Il opte alors pour une position rela-
tiviste. assignant à la philosophie la tâche de décrire l'usage

Un champ de rencontres théoriques multiples 15


BERTRAND RUSSEL (1872-1970)

Comte gallois, Bertrand Arthur William Russel,’


mathématicien et philosophe formé à Cambridge,
opposa au kantisme et au néo-hégélianisme anglais
une philosophie logiciste continuant les travaux de
G. Frege et du philosophe mathématicien italien
G. Peano (1858-1932). Il développa ainsi un lan-
gage symbolique rigoureux, dépourvu des ambigui-
tés du langage ordinaire. Il travailla également sur la
théorie de la relativité d’Einstein.
Figure dominante de la philosophie (analytique)
britannique, Russel n’a pas craint d'associer à ses
réflexions philosophiques des prises de position
éthiques, politiques et sociales qui firent scandale à
l'époque. Il perdit son poste à Cambridge (1916) et
fit six mois de prison (1918) pour antimilitarisme.
Démocrate libéral proche des socialistes, tout en
critiquant le boichévisme, il dénonça les tabous
sexuels, prit position pour l’union libre, lutta pour la
paix dans le monde, milita contre les armes
nucléaires, et édifia même en 1961 un « Tribunal
Russel » pour juger les actes de guerre commis par
les Etats-Unis au Viêt-nam.
Il est un excellent exemple du contexte philoso-
phique et historique dans lequel la maturation de la
pragmatique s’effectua.

courant du langage. de ses occurrences (les « jeux de langage


innombrables et trop variés pour pouvoir être classés dans
une typologie exhaustive »). Il réfute la vision dualiste très
répandue des rapports pensée/langage : pensée et langage
sont indissociables et se construisent mutuellement. dans un
but communicatif. Tout cela. au fond. est pensé pour que le
discours philosophique soit conscient des pièges du langage
au moyen duquel il doit nécessairement s'exprimer.

16 | LA PRAGMATIQUE
Il. Sémantique et sémiotique
On à vu précédemment comment. de la technique rhéto-
rique à la distinction langage logique/langage ordinaire. la
philosophie a abouti. en Angleterre notamment. à s’interro-
ger sur le fonctionnement de la signification. non sans sou-
lever des questions éthiques. Les disciplines ayant le sens/la
signification pour objet précis ont par là même été interpel-
lées et réorientées. contribuant ainsi à la gestation de la
pragmatique.
La sémantique s'est développée avant tout dans le giron de
la linguistique. M. Bréal (1832-1915) en publie le texte fon-
dateur. Essai de sémantique («science des significations »).
en 1887. Formé en Allemagne. il cherche à «expliquer les
faits par l'usage ». selon la formule d'A. Meillet. notamment
à réintroduire le sens dans la linguistique historique (étude de
la transformation des langues). jusque-là dominée par une
systématique formelle chez les comparatistes allemands. II
développe la notion de polvsémie, essentielle dans l'approche
pragmatique.
On peut se demander pourquoi les travaux linguistiques
se limitaient jusqu alors (et. d'une certaine façon. se limite-
ront encore longtemps) à la phonétique/phonologie et à la
morphosyntaxe. alors que la langue semble avant tout avoir
pour fonction de produire du sens en communiquant. C'est
qu'en s'ouvrant au sens les linguistes mettent le pied dans
un domaine mouvant qui leur semble dangereux parce que
difficilement réductible à une modélisation formelle du
genre de celle qu'affectionne le structuralisme. La séman-
tique. d’ailleurs. se limitera en gros à l'analyse du sens des
mots et des phrases (la sémantique structuraliste des
années 1960 s'arrête au lexigue) jusqu'à l'irruption dans
son champ de la problématique pragmatique. La linguistique
générative et transformationnelle. à la suite de N. Chomsky.
prendra bien le sens en compte. mais uniquement comme
élément secondaire greffé sur les structures syntaxiques.
pour analyser la «compétence » opposé à la « performance »
(chez Saussure. la « langue » opposée à la « parole »). On sait
que l’un des reproches essentiels que lui adresseront les
sociolinguistes et les pragmaticiens est qu'elle est incapable
de rendre compte de la réalité sociale des usages. Aucune

Un champ de rencontres théoriques multiples 17


règle syntaxique. aucune linguistique se limitant à l'étude
interne du code (la compétence chomskyenne. la langue
saussurienne). ne peut par exemple expliquer que «C'est
une professionnelle » («c'est une prostituée ») n est pas le
féminin de « C'est un professionnel ». Ou que. malgré leurs
structures apparemment identiques. les énoncés « J'ai cqm-
mandé une glace à la fraise » et « J'ai commandé une glace
à la serveuse » fonctionnent de façons différentes au niveau
du sens. Ces difficultés n'échappaient pas. au fond. aux
générativistes. dans la mesure où elles mettaient en question
le cadre théorique même de leur travail. Elles finirent par
provoquer une scission entre la grammaire générative de
Chomsky et la nouvelle «sémantique générative» de
G. Lakoff. Cette dernière travaillait sur l'hypothèse d'une
structure unique. logico-sémantique. et non double à fon-
dement syntaxique. L'intérêt principal de ce débat (vers
1970) fut de placer la sémantique au centre des préoccupa-
tions de la linguistique. En outre. le travail de la séman-
tique formelle va grandement s'investir dans une
conception logique et une notation métalinguistique du
sens qui rapprochent les sémanticiens des logiciens. C'est
à ce moment. rapporte G. Leech dans ses Principles of
Pragmatics (Londres. 1983). que des linguistes découvri-
rent que des philosophes du langage avaient déjà travaillé
sur la question du sens (cf. ci-dessus).
La sémantique évoluera également grâce à deux courants
principaux qui. au départ. lui sont extérieurs. D'une
part. le fonctionnalisme d'A. Martinet affirme à partir des
années 1960-1970 que la langue doit être étudiée à partir de
la réalité de ses usages: «la langue change parce qu'elle
fonctionne ». c'est-à-dire parce qu'on s'en sert pour com-
muniquer. Tout en restant structuraliste dans ses principes
fondamentaux. le fonctionnalisme de Martinet développe
un certain relativisme et un certain réalisme (face à la
recherche d'universaux et au «locuteur idéal» chez les
générativistes). Il prend en compte la variété des usages et
ne réduit pas la langue à une structure abstraite. Aux États-
Ünis. Martinet eut pour étudiant U. Weinreich. qui eut pour
étudiant W. Labor. les pères fondateurs de la sociolinguis-
tique. Celle-ci posera les problèmes autrement. du point de
vue externe. non pas en se cantonnant dans l'étude de la

18 | LA PRAGMATIQUE
« parole »/« performance ». mais au contraire en contestant
qu on puisse étudier la «langue » sans étudier la « parole ».
voire qu'on puisse les distinguer. Fonctions et contextes
socioculturels d'usage des langues sont ainsi largement
introduits dans la linguistique. au point qu'on ira jusqu'à dire
que «la sociolinguistique est la linguistique » (L.-J. Calvet).
Le deuxième courant qui fera évoluer la sémantique
sera. précisément. l'approche dite « pragmatico-énoncia-
tive ». au moins contemporaine. sinon déjà héritière. de la
pragmatique naissante. É. Benveniste. pionnier de la lin-
guistique de l'énonciation. conçoit entre 1950 et 1976 un
«appareil formel d'énonciation» qui démontre la perti-
nence d'une prise en compte de la situation de communi-
cation pour étudier le fonctionnement linguistique (cf.
Émile Benveniste, par G. Dessons. dans la présente collec-
on). On dépasse alors le niveau de l'unité «mot» (ou
« morphème ») et l’on se dirige vers la « phrase ». pour sou-
ligner l'importance de l'unité «discours» (ou «texte »).
par exemple en termes de chaînes de références.
Benveniste n'est d’ailleurs pas sans lien avec la sociolin-
guistique : son maître fut À. Meillet. auquel il succéda dans
les années 1930. Meillet est considéré par les sociolin-
guistes comme une référence fondatrice. puisque. contem-
porain de Saussure. il mettait beaucoup plus que lui
l'accent sur la réalité sociologique de la langue. Benveniste
a également intécré dans sa théorie la distinction entre ce
qu'il appelle la « dimension sémiotique de la signifiance »
(le rapport des signes entre eux. objet de la linguistique
saussurienne) et sa «dimension sémantique » (la mise en
discours des signes se rapportant alors au contexte de
l'énonciation). Les travaux de Benveniste sont contempo-
rains des travaux d'inspiration logiciste de Y. Bar-Hillel
(pragmaticien israélien d'origine polonaise) sur les «sym-
boles indexicaux ». qui ne peuvent être interprétés que dans
leur contexte dénonciation. comme Je. ici, hier.
À la même époque. R. Jakobson définit la communication
par six fonctions. qui relèvent toutes d'une pragmatique de
la langue (référentielle. expressive. conative: «adresse
d'ordres ou d'appels au destinataire ». phatique : « qui main-
tient le contact entre destinateur et destinataire ». métalin-
guistique. poétique).

Un champ de rencontres théoriques multiples | 19


Les questions fondamentales que se sont posées les
logiciens les ont amenés à envisager des problèmes de dis-
tinctions conceptuelles qui stimuleront la réflexion des
pragmaticiens. Ainsi. Frege a développé la dissociation
«sens »/« référence ». La référence est extra-linguistique.
c'est ce dont on parle. objet du monde réel ou imaginaire.
Le sens est le mode de désignation adopté par la langue.
L'un et l’autre ne sont pas identiques. Saussure avait bien
vu cette distinction. mais. pour lui. la question du référent
n'était pas linguistique. et seule celle de la relation signi-
fiant («mot »)/signifié («concept ») importait. À sa suite.
la linguistique structurale a évacué la question du rapport
au référent. Par contre. pour Frege. l'analyse doit tenir
compte du fait que deux modes de désignation différents
comme « le jus de la treille » et «le nectar des dieux » ont
le même référent (l'objet « vin ») mais des sens différents
(ils ne sont pas synonymes). Frege à en outre établi deux
principes d'une analyse sémantique logicienne. le principe
de «contextualité » (le sens des mots doit être examiné à
partür du contexte formé par les énoncés où ils sont
employés) et le principe de « vériconditionnalité » (le sens
des énoncés dépend de conditions de vérité référentielle).
La question du signe. qui est au cœur des théories lin-
guistiques. philosophiques. et donc sémantiques. a fait l'ob-
jet d'une discipline spécifique : la sémiotique.
Nous avons déjà évoqué l'apport à la pragmatique de
celui qui est considéré comme le fondateur de la sémio-
tique. Ch.S$. Peirce. à travers la philosophie « pragmatiste ».
Mais c'est en tant que sémioticien. surtout. qu'il fut l’an-
cêtre direct des pragmaticiens. Pour Peirce. la sémiotique.
mieux que la science des signes. est la science de la mise
en signes. La distinction est importante. Peirce affirme.
comme Wittgenstein. que pensée et signes sont indisso-
ciables. et que rien n'est signe en soi. mais que tout peut le
devenir. La pensée elle-même est un signe. dont la récep-
tion par la pensée de l’autre se résume à l'interprétation
d'un signe par un autre. Peirce continue un courant philo-
Sophique appelé «nominalisme » qui. de l'Antiquité jus-
quà lui. fut représenté par Anthistène. Abélard. Hobbes ou
Condillac.

20 | LA PRAGMATIQUE
THÉORIES DU SIGNE
1. Dans l’approche empirique traditionnelle, le
« mot > désigne de façon transparente et directe l’ob-
jet référent qui constitue son sens:

Mot Objet référent


2. Le signe saussurien est binaire, le référent en
est exclu pour mieux rompre avec les approches
empiriques de la langue et souligner la distinction
signifié/référent :

Signifié (= «sens »)

Signifiant (= «nom »)

Tout se passe entre l'image auditive et le concept, dans


les limites du mot, considéré comme un domaine fermé,
existant pour lui-même.
F. de Saussure, CLG, p. 158-159.

3, Le signe sémiotique est ternaire, le référent y


est présent, mais indirectement lié au signifiant:

Signifié = «sens »)

\
ù°
\
D

Signifiant (= «nom ») ------ Référent (= « objet »)


Le signifiant symbolise le signifié, qui se rapporte à
un référent. La réintroduction du référent dans l’ana-
lyse ramène la langue vers la réalité empirique, mais
soulève le problème complexe du type de rapport
existant entre le signifiant et le référent.
|

C’est cette opération de mise en signe/en pensée de l’uni-


vers que Peirce étudie et nomme « semiosis ». La semiosis

Un champ de rencontres théoriques multiples


est ternaire (référent/signifié/signifiant. cf. ci-dessus). Mais.
pour Peirce. les pôle de la triade sont :le matériel signifiant
(support/véhicule). le signifié (représenté par le signifiant)
et l'«interprétant ». Ce dernier concept mérite explication.
Un signe est quelque chose qui tient lieu de quelque chose
d'autre. Il est communiqué. c'est-à-dire qu il provoque
dans la pensée du récepteur l'apparition d'un signe
connexe. C'est ce signe connexe. plus ou moins équivalent.
que Peirce appelle « interprétant ». Peirce étaye cette classi-
fication par une théorie des catégories transcendantales ins-
pirée par Kant.
Il a établi la distinction roken/fvpe, que l'on traduit en
français par «occurrence »/«type». Le type est le signe
comme entité abstraite. idéale. situé du côté de la « langue »
saussurienne. L'occurrence est l'usage concret. en contexte.
du type. Le sens littéral est du côté du type. La signification
en contexte est du côté de l'occurrence. Un énoncé peut être
vérité en tant que type. alors qu'en tant qu occurrence il
peut être faux par rapport au référent. Peirce à également
classé les signes en trois groupes: le «signe-symbole »
(associé au référent par une convention culturelle dont l'ar-
bitraire à été affirmé par Saussure). le « signe-index » (qui
ne fonctionne que par occurrence. puisque son existence
même est dépendante d'un contexte. comme la fumée et le
feu). et le «signe-icône » (qui partage quelques-unes des
propriétés de son référent. comme un dessin figuratif ).
Transposés dans l'analyse de la langue. le signe-index cor-
respondra à l'embrayeur ou déictique (ex. : « Je »). le signe-
icône à l’onomatopée.
Enfin. Peirce. reliant son travail de sémioticien à ses
réflexions philosophiques. affirme que la mise en signe est
orientée vers l’action. puisque. pour lui. l'idée que l’homme
se fait des choses est l'équivalent des effets concrets possibles
à partir de ces choses. Peirce a donc clairement engagé l'étude
du langage dans la perspective communicative et sémiotique
qui caractérise l'approche pragmatique. qui s'intéresse à l’oc-
currence du signe.
Ch.W. Morris. lui aussi philosophe et sémioticien amé-
ricain. né en 1901. s'inspire des travaux de Peirce dans
une perspective qui rejoint celle de Frege. de Russel et du
«premier » Wittgenstein. celle du langage scientifique. Il

22 | LA PRAGMATIQUE
cherche à fonder une théorie générale des signes qui
unifie les diverses approches linguistique. logique. psy-
chologique. rhétorique. mais aussi anthropologique ou
biologique. Pour lui. la sémiotique étudie les choses en
tant que médiatisées par des signes (qui sont en quelque
sorte des « métachoses »). et constitue. par voie de consé-
quence. l'outil conceptuel permettant la métascience.
c est-à-dire l'étude de la science. la science étant signe. Il
rejoint ici la proposition kantienne d'analyser l'objet à
travers la sigmification.
Morris reprend la triade sémiotique de Peirce. en en modi-
fiant un terme. le signifié. qu'il reconceptualise sous le nom
de « designatum ». Le designatum reste distinct de l'inter-
prétant (ou objet référent. ou « denotatum »). mais renvoie à
une classe d'objets plutôt qu'à un objet spécifique. Il intro-
duit en effet dans l'analyse la notion de «degré de sémio-
sis »: le degré est faible quand un signe ne fait qu'attirer
l'attention du récepteur sur l’objet référent. et fort lorsque le
signe permet au récepteur de se représenter l'ensemble des
caractéristiques de l’objet en l'absence concrète de celui-ci.
La voie intermédiaire est celle où le signe provoque chez le
récepteur la représentation de l’objet par la mention de cer-
taines de ses caractéristiques uniquement. Ainsi. le designa-
tum peut être partiel. De plus. Morris insiste sur le fait que
l'existence du signe n'est pas conditionnée par l'existence
concrète du référent dénoté. On peut parler de choses qui
n'existent plus dans le monde des existants (le denotatum).
ce qui ne les empêche pas d'être dans le monde sémiotique
(celui du designatum. du signe).
La semiosis. la mise en signes (c’est-à-dire. en fait. la
communication). peut alors se décomposer en trois relations
binaires : la relation sémantique (celle des signes aux objets).
la relation pragmatique (celle des signes aux interlocuteurs.
les « interprètes »). et la relation syntactique (celle des signes
entre eux). On voit ainsi émerger théoriquement et métho-
dologiquement. selon Morris :

La pragmatique [...] partie de la sémiotique qui traite du


rapport entre les signes et les usagers des signes.
Foundation of a Theorx of Signs. 1938.

Un champ de rencontres théoriques multiples | 23


: C’est la plus ancienne définition de la pragmatique connue.
L'écart est net avec la théorie de Peirce, puisque la triade est
«éclatée » en relations binaires et que la méthode retrouve un
fondement empirique en substituant l’interprète (récepteur en
chair et en os) et l’objet-référent à l’interprétant (signe). Ces
modifications, que certains condamneront comme des réduc-
tions simplistes, interdiront à Morris de développer le système
déductif formel auquel il songeait à ses débuts.
R. Carnap, membre du Cercle de Vienne, assurera les der-
niers relais pour passer de la sémiotique à la pragmatique lin-
guistique. Il affirmera l’aspect inévitablement empirique de
la pragmatique, en soulignant que toute linguistique est prag-
matique dès lors qu’elle fait référence au locuteur, et même à
la notion de règle, puisque toute règle existe par un usage.

Ill. Langage, langues et communication


La maturation de la pragmatique, on le voit, s’est opérée
dans un réseau complexe de théorisations diverses, mais
toutes se recoupant d’une manière ou d’une autre, sur
quelques points clés. On pourrait alors résumer en gros la
question pragmatique comme suit: Comment le langage
scientifique ou ordinaire produit-il de la signification, c'est-
à-dire des effets, dans le contexte communicatif de son utili-
sation par les locuteurs ? Parvenus au seuil de ce texte
inaugural qu’est How to do Things with Words (Quand dire,
c’est faire), de J.L. Austin, force nous est de constater, à tra-
vers la riche filiation qui y mène, qu’il s’attaque à un pro-
blème crucial et controversé. Certes, on a vu se dessiner,
somme toute, et malgré les poussées divergentes des uns et
des autres, une évolution globale vers la question formulée
ci-dessus. Mais tout n’est pas joué pour autant, car les fon-
dements scientifiques mêmes des démarches qui y condui-
sent divergent. Inductif ou déductif ? Empirique ou formel ?
Les terminologies les plus complexes se sont multipliées,
employant parfois les mêmes mots (c’est un comble !) pour
désigner des concepts différents, ou inversement.
Quelques flous peuvent toutefois être levés avant d’en-
trer directement dans les travaux des pragmaticiens.

24 | LA PRAGMATIQUE
Distinguons d’emblée langage et langue(s). Est langage tout
mode de communication, c’est-à-dire tout échange. De
C. Lévi-Strauss à L. Sfez, on admet que tout est communi-
cation chez l’homme, puisque celui-ci est un être social
(d’où le «on ne peut pas ne pas communiquer» de Palo
Alto). Parmi ceux-ci, on admettra que le langage articulé
propre à l’humanité et nommé «langue» est une consti-
tuante majeure de la communication. C’est d’ailleurs là le
sens premier du mot, qui n’a été qu’ultérieurement étendu à
d’autres modes de communication, comportementaux et
sociaux (gestes, modes, rites, par exemple). Dans la pra-
tique sociale, le langage articulé se manifeste à travers ces
différentes modalités que sont les «langues », différentes
parce que le signe est arbitraire et que la différence permet
l’identité du groupe et de l’individu. Une langue est donc un
langage, probablement le langage privilégié de l’homme, et
relève donc, au-delà de la linguistique interne proprement
dite, ou même d’une linguistique plus large de type socio-
linguistique, de l’analyse sémiotique à laquelle concourt la
pragmatique.
On a vu également se chevaucher les termes «séman-
tique » et « sémiotique ». Nous considérerons pour l’instant
que la sémantique est cette partie de la sémiotique qui étudie
le «sens littéral», c’est-à-dire le «type» tel que l’a défini
Peirce, plutôt dans une polarité linguistique interne. Cela
amène à distinguer «sens » (littéral) de «signification ». La
signification est la somme des modalités dites sémantique,
syntactique et pragmatique selon la terminologie de Morris,
et correspond à l’occurrence de Peirce.
Enfin, le terme «sémiologie » est parfois utilisé concur-
remment à sémiotique. En général, on considère aujourd’hui
ces termes comme synonymes (au sens « littéral » !), mais il
existe quelques petites divergences selon les théories.
Sémiologie fut forgé directement en français par Saussure,
avec un sens équivalent à sémiotique, terme d’origine anglo-
saxonne qui a fini par l’emporter grâce au retentissement des
travaux de Peirce, Morris, etc.
Resterait à s'interroger sur le concept d’ «action» ou
d’«effet» récurrent dans la généalogie de la pragmatique.
C’est l’un des problèmes théoriques auxquels vont se heur-
ter les pragmaticiens.

Un champ de rencontres théoriques multiples | 25


ÉCLAIRAGE
VIE SOCIALE ET COMMUNICATION

L'anthropologue C. Lévi-Strauss définit (Anthropo-


logie structurale, Plon, 1968) la vie sociale comme un
ensemble de communications de trois ordres":
échange d'informations (par le langage), de biens
(par l'économie), de personnes (par des rites, tel le
mariage). Pour des linguistes comme E. Sapir (cf.
Éclairage «L'hypothèse Sapir-Whorf» p. 68) ou
É. Benveniste, la vision du monde, le découpage ana-
lytique de l'univers par l'individu et par le groupe, est
lié à la langue. Pour Benveniste, la langue est la face
signifiante de la société :pas de société sans langue,
ni de langue sans société. La fonction « phatique » (de
maintien du contact) de la langue a été reprise
par Benveniste et Jakobson à l’antnropologue
B. Malinowski. Le linguiste C. Hagège définit l’homme,
être social, par sa capacité langagière : c'est l’«< Homo
loquens » (L'Homme de parole, Fayard, 1985). On
n'est pas surpris qu’un spécialiste de la communica-
tion comme L. Sfez déclare (Dictionnaire critique de
la communication, Paris, PUF, 1993) que « société de
communication » est un pléonasme.

La spécification d’un axe ou d’une problématique « pragma-


tique » n’a pas restreint l’éventail des champs et théories à
dimension pragmaticienne. De la sémiotique à la philoso-
phie, de la psychologie à la linguistique, le travail s’est pour-
suivi partout, dynamisé par cette démarche originale. À
travers l’application de celle-ci à certaines analyses repré-
sentatives du «langage ordinaire » et à ses usages textuels,
nous tenterons de cerner les concepts clés et les enjeux de la
pragmatique. Dans le cadre d’une collection destinée à
étayer une lecture moderne des textes littéraires, il semble en
effet légitime de se concentrer sur ce que certains appellent
une « pragmatique linguistique ».

26 | LA PRAGMATIQUE
Mots clés

ÉLÉMENTS POUR L’'ANALYSE


DU «LANGAGE ORDINAIRE »
Sias mai liga pèr uno paraulo
que pèr tôuti li gumo dôu mounde.

«On est davantage lié par une parole


que par tous les câbles d'ancre du monde. »
Proverbe provençal.

ctes de langage

I. Les performatifs

Partant d'une réflexion sur les affirmations et leur rapport


à la réalité ou à la vérité (voir Référence+. p. 80 et suiv.).
Austin dégage une notion nouvelle. celle de « performatif »
ou d'énonciation « performative ». D'une part. il développe
un point de vue sur la langue qui s'intéresse à l'énonciation
du message. et ne se limite pas à son contenu. En ce sens. il
inclut dans sa réflexion la conceptualisation de l’«occur-
rence » (token) telle que l'avait définie Peirce. D'autre part.
il tente de vérifier si les critères de fausseté ou de vérité (voir
Référence+. p. 80 et suiv.) traditionnellement appliqués aux
énoncés sont valides. Or. nombre d'énonciations constituées
autour de verbes usuels

28 | LA PRAGMATIQUE
A) ne «décrivent». ne «rapportent». ne constatent
absolument rien. ne sont pas « vraies ou fausses » : et sont
telles que
B) l'énonciation de la phrase est l'exécution d'une
action (ou une partie de cette exécution) qu'on ne saurait.
répétons-le. décrire tout bonnement comme étant l'acte de
dire quelque chose. [...] Exemples:
«Oui [je le veux] (c'est-à-dire je prends cette femme
comme épouse légitime)» — ce «oui » étant prononcé au
cours de la cérémonie du mariage.
« Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth » comme on
dit lorsqu'on brise une bouteille contre la coque.
«Je donne et lèoue ma montre à mon frère » — comme
on peut lire dans un testament. (ODCF, p. 40-41.)

Ces énonciations performatives reviennent à faire


quelque chose par le simple fait de les énoncer. sous
réserve de certaines conditions de réussite (voir Actes de
langage+. p. 44 et suiv.). Elles ne décrivent pas l'action.
elles sont une action (1c1. il s'agit de se marier. de baptiser.
léguer. parier). C'est la raison pour laquelle Austin les
nomme « performatifs ». en anglais performative. du verbe
to perform, «effectuer ». C'est par le fait même de dire
«oui» qu'on se marie. ou de dire «je promets» qu'on
promet. Dans ces cas. dire. c'est faire.
À partir de cette « découverte ». Searle a pu confirmer et
développer l'idée que l'élément fondamental de la commu-
nication humaine n'est pas un segment interne à la langue
(par exemple. le «mot»). mais l'acte d'énonciation. de
«performance ». d'un énoncé. C'est toute une théorie pro-
fondément novatrice de l'analyse du langage. de la langue.
qui naïissait:
Parler une langue. c'est adopter une forme de compor-
tement régie par des règles [...]. Parler une langue. c'est
réaliser des actes de langage [...]. L'unité de communica-
tion linguistique n'est pas — comme on le suppose géné-
ralement — le symbole. le mot ou la phrase ni même une
occurrence du symbole. du mot ou de la phrase. mais bien
la production ou l'émission du symbole. du mot ou de la
phrase au moment où se réalise l'acte de langage (AL.
p. 52-53).

Éléments pour l’analyse du « langage ordinaire » | 29


La théorie des actes de langage ancre l'analyse de la
langue et de la signification dans la prise de parole du locu-
teur conçue comme une véritable action. comparable à une
action matérielle réalisée par exemple avec la main. Elle
rompt d'une part avec une vision ancienne de la langue.
conçue comme outil de description de la réalité. et d'autre
part avec la première linguistique. saussurienne et structu-
rale. pour laquelle seules comptent les règles internes de la
langue. distincte de la parole. qui n'en serait qu'une actuali-
sation. Searle insiste. ainsi qu'à la même époque des socio-
linguistes comme W. Labor. sur le fait qu'orienter l'analyse
vers la parole n’est pas une « simple » étude de la « parole »
saussurienne. mais bel et bien une étude la langue dans sa
totalité. parole comprise.
Austin remarque que les performatifs sont fréquemment
construits sur la base d'un verbe actif à la première per-
sonne. et cherche alors un critère grammatical d'identifica-
tion des performatifs. Or il constate qu'un performatif peut
être à la voix passive (« Vous êtes autorisé à sortir » = « Je
vous autorise à sortir »). ou à l'impératif (« Sortez ! » = «Je
vous ordonne de sortir »). Par contre. un énoncé non perfor-
matif. comme «Je cours ». qui ne consiste pas à effectuer
l’action de courir mais à la décrire. a la même forme gram-
maticale que le performatif « Je parie ». De plus. le test qui
consiste à transformer l'énoncé à l'aide d'une structure « Je
+ verbe + que/de ». s'il fonctionne souvent. ne fonctionne
pas toujours. On ne peut pas transformer « Idiot ! » en «Je
t'insulte que/de idiot» (il faut changer de verbe et donc
introduire une modification sémantique). À propos de l'im-
pératif. Austin constate que tout énoncé à l'impératif est
performatif. mais d'une façon assez vague. On ne sait pas si
«Partez !» est un ordre. un conseil. une menace. une
requête. etc. Ce qui l'amène à renoncer à l'établissement de
critères grammaticaux. insuffisants. et à revenir à des cri-
tères sémantiques.
Par ailleurs. cela permet à Austin de poursuivre son ana-
lyse en distinguant les « performatifs primaires » (comme les
cas à l'impératif) des « performatifs explicites». comme « Je
vous ordonne de partir». Ces derniers ont pour caractéris--
tique de dire précisément l'acte de langage voulu parlé locu-

30 | LA PRAGMATIQUE
teur. et donc de dire qu'ils font en même temps qu'ils font en
disant. Ils facilitent l'interprétation par le récepteur. Du
coup. travaillant la notion de performatif primaire. Austin
remarque que. outre les énoncés à l'impératif. d’autres types
d'énoncés peuvent être des performatifs sans en avoir l'air.
« Le taureau va charger » peut constituer l'énonciation d'un
avertissement explicitable en « Je t'avertis que le taureau va
charger » (critère de transformation cité ci-dessus). Ce fai-
sant. Austin insiste bien sur le fait que l'explicitation d'un
performatif primaire n'est pas une description de l'acte
accompli. mais une manifestation de l'intention pragmatique
de l'émetteur. Il ne s’agit pas de réduire des performatifs à
des descriptions. Ce n'est pas possible dans la mesure où
l'intention elle-même est performative : elle ne peut être
«Vraie où fausse» et constitue une valeur d'énonciation.
non le sens d'un énoncé. En fait. c'est le contraire qui se
passe: Austin montre que même les assertions (voir
Référencee. p. 70 et suiv.) apparemment «descriptives »
(Austin préfère dire «constatives ») peuvent être analysées
en actes de langage.
Searle. puis F. Récanati critiqueront également une tenta-
tive ultérieure d'analyse des performatifs primaires en termes
de structures grammaticales « profondes ». Cette analyse. réa-
lisée dans l'optique de la grammaire générative . commettra
selon lui l'erreur de postuler l'autonomie de la grammaire par
rapport à l'acte d'énonciation. et de ne pas prendre en compte
les faits et règles d'interaction dans le contexte où les inter-
locuteurs se parlent (SE. p. 217 et suiv.).
Austin est ainsi conduit à essayer d'établir une liste de
verbes qui sont incontestablement performatifs du point
de vue sémantique. Mais. comme il inclut les « affirma-
tions » (ou plutôt « assertions ». voir Référence+. p. 70 et
suiv.) dans les performatifs. comme 1l rencontre de nom-
breux cas difficiles (comme «J'affirme que... je soutiens
que. ») et que la performativité s'en trouve moins Évi-
dente. il lui faut repenser l'ensemble des phénomènes et
élaborer des concepts nouveaux.

1. Le courant générativiste. fondé par N. Chomsky. propose une théorie


structurale de la langue pour elle-même. distincte de la parole. en terme
de structures profondes et de structures de surface.

Éléments pour l’analyse du « langage ordinaire » 31


Il. Locutoire, illocutoire et perlocutoire
À partir de la notion de performatif. Austin affine le
concept selon lequel dire. c'est faire. Il distingue trois
espèces d'actes de langage. L'acte «locutoire ». la « Iocu-
tion». est le simple fait de produire des signes vocaux
selon le code interne d'une langue. L'acte «illocutoire ».
l'«illocution ». consiste à accomplir par le fait de dire un
acte autre que le simple fait d'énoncer un contenu. et
notamment en disant explicitement (mais pas toujours)
comment la «locution» doit être interprétée dans le
contexte de son énonciation. Enfin. l'acte « perlocutoire ».
la «perlocution ». consiste à produire des effets ou consé-
quences sur les interlocuteurs (comme un mouvement. la
peur. le rire ou le chagrin). Toute énonciation fait toujours
intervenir. en fait. ces trois aspects de l'acte de langage à
des degrés divers.
L'acte d'illocution ne découle pas directement de l'acte de
locution. C'est une « valeur » ou « force » (Austin emploie les
deux termes sans distinction) que l'acte locutoire acquiert en
plus. du fait de la volonté du locuteur. et non de façon stric-
tement induite par son sens littéral (voir Signification +. p. 85
et suiv.). Le même énoncé peut être proféré pour rassurer ou
pour effrayer. pour ordonner ou pour promettre... C'est. en
partie. ce qui fait passer du sens littéral à la signification (voir
Signification+. p. 85 et suiv.).
Du fait de sa force illocutoire. tout énoncé produit des
effets. C'est là son aspect « perlocutoire ». Mais la théorie
d'Austin est sur ce point un peu floue. Il distingue les consé-
quences de la force illocutoire de celles de l'aspect perlocu-
toire en ce que l'illocution est «conventionnelle» et la
perlocution non conventionnelle. Par «conventionnel ».
Austin renvoie à des actes de langage plus où moins rituali-
sés. devant être énoncés dans des circonstances sociales très
codifiées (comme une sentence au tribunal. une promesse. un
baptême). et pouvant être explicités. On peut également com-
prendre que la perlocution est du côté de la réception. et donc
difficilement contrôlable par l'émetteur. Elle se situe dans
l'interprétation effectuée par le récepteur. et. d'après les
2. Attention ! Il s’agit d'un usage très particulier du mot.

32 | LA PRAGMATIQUE
exemples fournis par Austin. concerne principalement les
effets émotifs ou indirects. et non intentionnels de la part de
l'émetteur. Ainsi «réconforter » serait perlocutoire. puisque
ne dépendant pas de conventions précises et ne pouvant être
accompli par la seule intention. Seul le récepteur pourra se
déclarer réconforté. ou pas. Il ne suffit pas de dire « Je récon-
forte » pour réconforter. alors qu'il suffit de dire «Je pro-
mets » pour promettre.
Mais la limite est loin d'être nette. D'autant plus que
l'acte illocutoire lui-même. pour être effectivement accom-
pli. nécessite en général des conditions de réussite (voir
Actes de langage+. p. 44 et suiv.). une interprétation et des
conséquences concrètes chez le récepteur. Dire «Je pro-
mets » sans interlocuteur. ou « Il faut partir » à quelqu'un qui
ne perçoit pas la valeur illocutoire d'ordre (et donc n'obéit
pas !) compromet gravement le statut de l'acte malgré l'in-
tention de l'émetteur.
L'illocution est l'aspect principal qui retient l'attention
d'Austin. puis de Searle. et qui développe le plus directe-
ment le concept de performatif. Tous deux ont tenté de pro-
duire une classification à prétention plutôt universaliste. des
actes 1llocutoires. Pourtant. leur réflexion portait en germe
une faille que d’autres pragmaticiens mettront en évidence :
une trop grande importance accordée à l'intention et à
l'émission au détriment des processus interprétatifs de
réception dans la globalité de l'interaction communicative.
De plus. l'objectif universaliste est difficilement cohérent
avec la relativité qu'introduit la prise en compte essentielle
du contexte dans l'acte de langage ordinaire. Wittgenstein
avait abandonné tout prétention à une taxinomie* universa-
liste pour le langage ordinaire. ce qui n interdit d'ailleurs
pas une vision synthétique des phénomènes.
Austin propose cinq catégories d'actes illocutionnaires :
1) les «verdictifs». qui consistent à juger. comme
«acquitter. condamner. comprendre. décréter. calculer. esti-
mer. évaluer. classer. diagnostiquer. décrire. analyser. »:

3. Une taxinomie. ou taxonomie. est une classification scientifique hiérar-


chisée et cloisonnée.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 33


2) les «exercitifs ». qui consistent à décider d'actions à
suivre. comme «renvoyer. excommunier. nommer. COM-
mander. condamner. accorder. léguer. pardonner. démission-
ner. supplier. proclamer. promulguer. dédier. déclarer ouvert
ou clos. ». Cette classe est très vaste. La distinction. ténue.
avec la classe précédente est fondée sur le fait que les exer-
citifs sont des actes d'exécution des verdicts. et non les ver-
dicts eux-mêmes :
3) les « promissifs ». qui obligent le locuteur à agir d'une
certaine manière. comme «promettre. convenir. contracter.
avoir décidé. avoir l'intention. jurer de. consentir. favori-
ser. ». S'il y a des distinctions de degré entre « contracter »
et «avoir l'intention ». il s’agit d'actes de même nature. rap-
portables au performatif primaire « Je ferai »
4) les «comportatifs ». qui consistent à réagir aux actes
d'autrui. comme «s excuser. remercier. féliciter. compa-
ür. critiquer. applaudir. souhaiter la bienvenue. maudire.
provoquer... »:
5) les «expositifs». qui consistent à exposer. comme
«affirmer. nier. décrire. Corriger. mentionner. argumenter.
dire. interpréter. témoigner. rapporter. illustrer. expliquer.
signifier. se référer. ».
Les propositions d'Austin restent ouvertes et souples.
Toutefois. le problème principal est qu'il classe non pas
des actes. mais des verbes. Restant à l'intérieur d'une
langue. i/ analvse la signification avec du sens. donc de
façon circulaire. sans critère véritablement extérieur aux
signes eux-mêmes (ce qui est un comble en pragma-
que !). Une telle classification n'est pas généralisable.
puisqu'elle doit être modifiée dès qu'on change de langue.
Searle. conscient de ce problème. propose dans SE des
critères explicites extérieurs aux signes pour établir une taxi-
nomie acceptable des actes de langage :
1) le but de l'acte. par exemple « obtenir que X fasse telle
chose » :
2) la direction d'ajustement entre les signes et le monde
réel. certains actes. comme l'assertion (voir Référence+.
p. 70 et suix.). tendant à rendre la locution‘ conforme au

+. Au sens austinien. cf. ci-dessus. Searle parle de «contenu propositionnel ».

34 | LA PRAGMATIQUE
monde. d'autres. comme la promesse. tendant à rendre le
réel conforme à la locution:
3) l’état psychologique exprimé. comme la conviction. le
désir. le regret. L'auteur insiste sur exprimé. ce critère fonc-
tionnant même en l'absence de sincérité :
4) l'intensité d'investissement dans la présentation de
l'illocution. «Je suggère» ayant une force moindre que
« J'ordonne » :
5) le statut des interlocuteurs dans la mesure où cela
influe sur la force locutoire. par exemple selon leur position
dans la hiérarchie sociale. Le même énoncé sera probable-
ment un ordre s'il est adressé d'un supérieur à un inférieur.
une requête en situation inverse :
6) la manière dont l'énonciation se rapporte aux intérêts
personnels de l’un ou l’autre des interlocuteurs. comme la
vantardise (servant le locuteur) ou les condoléances (servant
l'interlocuteur). apparemment en tout cas. :
7) le rapport avec le reste du discours. comme dans «Je
réponds. je conclus. jobjecte. cependant. donc. »:
8) le contenu propositionnel déterminé par une marque
explicite de force illocutoire. la différence entre un compte
rendu et une prédiction tenant par exemple à des marqueurs
indiquant le passé ou le futur:
9) la possibilité ou l'impossibilité d'accomplir l'acte
autrement que par le langage (par exemple. on peut classer
par la parole ou en mettant les éléments dans des boîtes. on:
peut saluer d'un mot ou d'un geste. mais on ne peut pas pro--
mettre sans parler‘):
10) la nécessité ou non d'une institution extra-linguis-
tique pour accomplir l'acte de langage (on peut promettre.
ou asserter qu il pleut. sans condition d'institution. alors
qu'on ne peut baptiser ou condamner à une amende sans être
légitimé par une institution ad hoc):
11) l'existence ou non d'un usage performatif du verbe
illocutionnaire (le verbe «promettre » est obligatoirement
performatif. alors que le verbe «menacer» ne peut pas être

5. Sauf à représenter la parole par un signe graphique ou gestuel.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire» | 35


performatif. puisqu'on n'accomplit pas l'acte de menacer en
disant «Je menace »):
12) le «style » de l’accomplissement de l'acte de lan-
gage («annoncer» et «confier» ne diffèrent ni dans le
but ni dans le contenu. mais dans la manière d'accomplir
l'acte). Ce dernier critère est proche du critère d'intensité
énoncé en 4. à ceci près que le style ne concerne pas la
force illocutoire. mais plutôt le mode de diffusion de
l'énoncé.
À partir de ces douze critères. dont il considère que les
trois premiers sont les plus importants. Searle élabore une
taxinomie des actes illocutoires classant ceux-ci en cinq
catégories :
1) les «assertifs ». où le but est d'engager le locuteur. où
les mots s’ajustent au monde. où l'état psychologique est la
conviction à propos du contenu. quel que soit le degré de
force. Ex. : «Il viendra demain » :
2) les «directifs ». où le but est d'obtenir que l'interlocu-
teur fasse quelque chose. où le monde doit s’ajuster aux
mots. où l'état psychologique est le désir/la volonté. Ex.:
« Sortez !»:
3) les « promissifs ». où le but est d'engager le locuteur à
l’accomplissement d'une action. où le monde doit s’ajuster
aux mots. où l'état psychologique nécessaire est la sincérité
de l'intention. Searle reprend cette classe à Austin. Ex. : « Je
viendrai » :
4) les «expressifs ». où le but est d'exprimer l'état psy-
chologique sous condition qu'il y ait intention sincère. où il
n y a pas d ajustement du monde aux mots. et où le contenu
attribue une propriété soit au locuteur. soit à l'interlocuteur.
Cela correspond en gros aux « comportatifs » d' Austin. Ex. :
« Excusez-moi » :
) les « déclaratifs ». où le but est d'instaurer une réalité.
où la correspondance entre mots et monde est directe. sans
ajustement. sous réserve de légitimité institutionnelle ou
sociale (par exemple. types 5 et 9 ci-dessus). Ex. : « Je vous
déclare la guerre ».

36 | LA PRAGMATIQUE
ARBRE DES ACTES ILLOCUTOIRES
François Récanati, philosophe et pragmaticien
français, a proposé dans Les Énoncés performatifs
(Minuit, 1981, cf. « Enjeux », p. 106-107), un tableau
récapitulatif hiérarchisant les actes illocutoires sur la
base des travaux d’Austin et Searle. La distinction
fondamentale est faite entre actes essentiellement
représentatifs et non essentiellement représentatifs
(ces derniers correspondant en gros aux « comporta-
tifs » d’Austin et aux « expressifs » de Searle).

Actes illocutoires

Représentatifs Non représentatifs

Si Li Constatifs

Déclaratifs
Promissifs
Prescriptifs

Il. Actes indirects et métaphores


Jusque-là. l'analyse des actes de langage s'appuie sur un
fonctionnement où la «locution» peut être interprétée au
sens littéral. Mais il est des cas. fréquents. où l'acte de lan-
gage fonctionne de façon plus complexe. Il s'agit des énon-
cés par lesquels le locuteurs veut dire de façon implicite
(voir Signification+. p. 89 et suiv.) autre chose que le sens
littéral. comme dans les allusions. l'ironie. la métaphore. les
cas d'équivocité. L'exemple célèbre que prend Searle dans
SE est celui de «Pouvez-vous me passer le sel ? », énoncé
par lequel le locuteur ne pose pas une question sur la capa-
cité à passer le sel. mais invite l'interlocuteur à lui passer le

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire > 37


sel. C'est un acte illocutoire accompli indirectement par
l'accomplissement d'un autre acte illocutoire.
Dans un premier temps (AL. chap. 3). Searle a expliqué
ces actes indirects par le fait que les énoncés concernent les
conditions de réussite (voir Actes de langagee. p. 44 et
suiv.). des actes indirectement visés. C'est alors une façon
d'attirer indirectement l'attention de l'interlocuteur sur un
acte que les conditions lui permettent d'accomplir. et donc
qu'on souhaite qu'il accomplisse.
Approfondissant son analyse. Searle explique que le locu-
teur communique plus que le contenu littéral de l'énoncé
grâce à un arrière-plan de données contextuelles partagées
(le sel est sur la table) er de conventions sociales (la forme
interrogative atténue l'aspect impératif de la requête). Entre
alors en jeu la notion de maxime conversationnelle (voir
Interaction+. p. 48 et suiv.). c'est-à-dire de règles sociales
de l'interaction verbale. En général. l'interlocuteur coopère.
réalise les inférences (voir Significatione. p. 94 et suiv.)
appropriées. et interprète au second decré l'énoncé « Passez-
moi le sel !».
La stratégie inférentielle consiste à établir d'abord que le
but illocutoire primaire diverge du but littéral. et ensuite
quel est le but illocutoire primaire. (SE. p. 77.)

Searle travaille d'abord sur des actes «directifs». dont


l'indirectivité est rendue nécessaire par des conventions
sociales qu'on peut globaliser sous le nom de «politesse ».
Pour ceux-ci. il identifie en anglais° six catégories en fonc-
tion de leur modalité d'indirectivité :
1) capacité de l'interlocuteur à accomplir l'acte. Ex.:
«Pouvez-vous me passer le sel ? »:
2) désir/volonté du locuteur que l'interlocuteur accom-
plisse l'acte. Ex. : « J'aimerais que tu partes » :
3) accomplissement futur ou conditionnel de l'acte par
l'interlocuteur. Ex.: «Les officiers porteront la cravate ».
« Vas-tu te taire ?».
4) consentement de l'interlocuteur pour accomplir l'acte.
Ex. : « Veux-tu me passer le marteau ? » :

6. Cela fonctionne aussi en français. mais dépend des tournures idioma-


tiques.

38 | LA PRAGMATIQUE
5) motivations d'accomplir l'acte. Ex. : « Tu devrais être
poli ». «Est-il raisonnable de fumer ? ».« Vous me marchez
sur le pied » :
6) combinaisons de modalités précédentes ou/et de direc-
tifs explicites. Ex.: «Est-ce que je peux vous demander de
Sortir ?», «Si vous pouviez cesser. cela me ferait plaisir ».
Searle confirme que ces catégories. au fond. relèvent de la
notion de conditions de réussite (voir Actes de langage®.
p. 44 et suiv.). essentielle dans la théorie des actes de lan-
gage. Il les regroupe donc sous quatre conditions de réussite.
Cela permet d'intégrer les actes indirects à la théorie. qui
apparaît de la sorte apte à expliquer leur fonctionnement. et
confortée dans sa pertinence. Il le prouve en comparant
directifs et promissifs directs (dans ce tableau. L est le locu-
teur. À le récepteur. Q l’action):
à |
Directifs Promissifs

Condition À peut accomplir L peut accomplir


préparatoire Q

Condition L veut que A L a l'intention de


de sincérité fasse Q faire Q

Condition de L prédique l’action L prédique l’action


contenu future Q de A future Q de L
propositionnel

Condition revient à la tenta- revient à ce que L


essentielle tive de L d’amener mette dans l’obli-
A à faire Q gation de faire Q

SE. p. 86.

La synthèse des six modalités en quatre conditions de


réussite résulte de la reformulation des modalités 1 à 3. de
l'assimilation de 4 et 5 qui portent tous deux sur le vou-
loir/désir. et de la redistribution de 6 sur les conditions pré-
cédentes. puisque 6 en est une combinaison.
L'indirectivité consiste ainsi. pour les requêtes. à deman-
der explicitement si les conditions de réussite sont satisfaites.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 39


ou à les affirmer satisfaites au lieu d'énoncer directement la
requête qui s'appuie sur ces conditions implicites (voir Actes
de langage+. p. 44 et suiv.) de réalisation. ce dans le cadre
de données d'arrière-plan et de conventions sociales parta-
gées. Les énoncés directifs indirects eux-mêmes peuvent du
coup devenir conventionnels. et chaque langue peut avoir des
formules idiomatiques de requêtes polies indirectes.
L'autre cas que Searle étudie en détail est celui des
métaphores:
Si quelqu'un vous dit [...] «Jean est un cochon». vous
supposerez probablement que le locuteur ne veut pas dire ce
qu'il dit littéralement. mais qu il parle par métaphore. En
outre. vous n aurez guère de mal à imaginer ce qu il veut
dire [..]. L'existence d'énonciations de ce genre [...] pose
une série de problèmes à toute théorie du langage et de la
communication : qu est-ce que la métaphore. et comment se
distingue-t-elle à la fois des formes littérales et des autres
formes d'énonciations figurées ? Pourquoi prenons-nous
des expressions en un sens métaphorique [...] ? Comment
les énonciations métaphoriques fonctionnent-elles ? [...]
L'ironie et les actes de langage indirects offrent d'autres
exemples de cette faille entre le sens de l'énonciation du
locuteur et le sens littéral de la phrase. (SE. p. 121-122.)

Métaphores et autres «tropes » ou «figures de styles ».


chères aux rhétoriciens classiques et aux analystes litté-
raires. ont par ailleurs fait l’objet d'analyses linguistiques. la
plus célèbre étant celle de R. Jakobson.
Du point de vue de la pragmatique. le problème de la méta-
phore n'est pas que la phrase puisse avoir deux sens : c’est là
une analyse «interne » limitée à la langue dans un cadre saus-
surien. Le problème est en fait celui des relations entre le
sens littéral de la phrase et la signification de l'énonciation
par et pour les interlocuteurs (voir Significatione. p. 85 et
suiv.). Dès lors. c'est à la découverte des principes permet-
tant de passer de l'un à l’autre que Searie s'attache. En outre.
le sens littéral joue un rôle très limité. puisque même une
phrase comme « Les idées vertes dorment furieusement ». qui
na littéralement pas de sens. peut recevoir une interprétation
métaphorique si certaines conditions de réussite (voir Actes
de langage+. p. 44 et suiv.) sont remplies.

40 | LA PRAGMATIQUE
MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE CHEZ JAKOBSON

La théorie structuraliste de R. Jakobson, linguiste


et poéticien russe (1896-1982), s'inscrit dans la pers-
pective binaire de la linguistique saussurienne. De
cette perspective, il retient la bifacialité du signe
(signifiant-signifié) et la biaxialité de la langue (axe de
la sélection des mots et axe de la combinaison des
mots entre eux).
Son analyse des figures de style retient deux
figures clés qui, selon lui, s'expliquent par la biaxia-
lité. La métaphore est un procédé d'équivalence sur
l'axe de la sélection (le locuteur choisit un mot proche
d'un autre selon certains traits sémantiques ou for-
mels), la métonymie est un procédé de combinaison
(le locuteur supprime dans son discours une partie
d'un syntagme).
Cette analyse au demeurant séduisante, dévelop-
pée dans ses Essais de linguistique générale (Paris,
Minuit, 1963), a été sévèrement critiquée (cf. D.
Delas À. Jakobson, Paris, Bertrand-Lacoste, collec-
tion « Référence », 1993).
Du fait même de ses prémisses théoriques, elle ne
sera pas retenue en pragmatique.

Searle montre que les métaphores ne fonctionnent pas


nécessairement sur une ressemblance, contrairement à ce
que prétend une explication répandue. « Jean est un ours
mal léché » ne signifie pas que Jean et les ours mal léchés
ont un point de ressemblance (la grossièreté ou l'indélica-
tesse). En effet. la croyance selon laquelle les ours mal
léchés par leur mère sont violents est fausse. et surtout non
indispensable. De plus. en disant cela. on n’asserte pas que
les ours — même mal léchés ! — ont un comportement
comparable à celui de Jean. « Jean est un ours mal léché »
n'a donc aucun sens littéral. Ce n’est que métaphorique-
ment qu'un tel énoncé fonctionne. les conditions de réussite
d’une assertion de ressemblance n'étant pas satisfaites (voir
Actes de langage. p. 44 et suiv.).

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 41


Les métaphores ne fonctionnent pas non plus par interac-
tion sémantique avec d’autres mots de l’énoncé fonctionnant
sur un sens littéral. Si « Jeanne est un glaçon » contient bien
un «Jeanne » littéral, rien n’empêche de faire référence à
Jeanne sur le mode métaphorique et d’énoncer une méta-
phore multiple telle «Bécassine s’est transformée en
glaçon ». Bref, la métaphore ne peut être uniquement andäly-
sée comme relation ni entre des références (Jean et les ours),
ni entre des signes (Jeanne et le glaçon).
D'ailleurs, s’interroge Searle, comment se fait-1l que la
phrase « Juliette est le soleil », métaphore ouverte laissant
place à des interprétations multiples (comme « ma journée
commence lorsque je vois Juliette », ou « Juliette me rap-
pelle le printemps »), ne soit probablement jamais inter-
prétée en « Juliette est une boule principalement composée
de gaz » ? C’est qu’il y a des conventions d'interprétation
communes aux interlocuteurs. Searle les résume en trois
points:
[...] les stratégies et principes suivants sont individuel-
lement nécessaires et collectivement suffisants pour per-
mettre au locuteur et à l’auditeur de former et de
comprendre des énonciations de la forme «S est P », où le
locuteur veut dire métaphoriquement que S est R (où P est
différent de R).
D'abord, il doit y avoir des stratégies communes sur la
base desquelles l’auditeur peut reconnaître que l’énon-
ciation n’est pas prise au sens littéral. La stratégie la plus
commune, sinon la seule, est fondée sur le fait que
l’énonciation est manifestement défectueuse’ si on la
prend littéralement.
En second lieu, il doit y avoir des principes communs
qui associent le terme P (qu’il s’agisse de son sens, de ses
conditions de vérité ou de sa dénotation s’il en a une) avec
un ensemble de valeur possible de R. Le cœur du problème
[...] est d'établir ces principes. J’ai essayé d’en énoncer
plusieurs, maïs je suis convaincu qu’il y en a d’autres.

7. C’est-à-dire qu’elle ne remplit pas les conditions de réussite qui la ren-


draient acceptable :elle ne peut même pas être une assertion « littérale »
(voir Actes de langage, p. 44 et suiv., et Référence+, p. 70 et suiv.).

42 | LA PRAGMATIQUE
Troisièmement, il doit y avoir des stratégies communes
qui permettent au locuteur et à l’auditeur, partant de leur
connaissance du terme S [...], de restreindre le domaine
des valeurs possibles de R à la valeur réelle de R. Le prin-
cipe fondamental de cette étape est que seules les valeurs
possibles de R déterminant des propriétés possibles de S
peuvent être les valeurs réelles de R° (SE, p- 160-161.)

Les principes communs d’association de P à R que Searle


évoque ici sont principalement : 1) R doit être une caracté-
ristique saillante durable de P, comme dans «Jean est un
géant» ; 2) R doit être une caractéristique ponctuelle de P,
comme dans «Jean est un cochon» ; 3) les interlocuteurs
peuvent ne pas croire que R a la caractéristique associée à P,
comme dans « Jean est un ours mal léché » ; 4) il n’y a pas
confusion entre les objets P et les objets R, comme dans
«Sophie est un glaçon » ; 5) les objets P ne ressemblent pas
aux objets R, mais y sont associés en fonction d’une pro-
priété spécifique, comme dans «Te voilà un bourgeois » ;
6)1l y a des cas où P et R ont un sens identique ou analogue,
mais où P ne se dit normalement pas de S, comme dans « des
yeux délavés par trop de larmes‘ ».
Les principes 7 à 9 concernent la mise en pratique des
principes 1 à 6, notamment dans les cas de phrases plus com-
plexes (dites «relationnelles», comme «Jean dévore son
livre »), de création spontanée de métaphores. Enfin, Searle
considère que ces principes étant valables pour les métony-
mies et les synecdogues, celles-ci peuvent être considérées
comme des cas particuliers de métaphores.

Comme l’énonce à son tour Erving Goffman :


Il est donc évident que les énonciations peuvent pré-
supposer non seulement un texte” antérieur, des objets
disponibles dans l’environnement «immédiat», de la
connaissance importée, mais aussi des normes de
conduite
(FP, p. 238.)

8. «Délavé » a le sens de «clair», mais se dit normalement d’un tissu.


9. «texte » est employé ici au sens large de «discours », notamment oral.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 43


IV. Conditions de réussite
L'accomplissement de l'acte illocutoire. et notamment du
performatif. ne dépend pas que de l'énoncé lui-même.Il
exige certaines conditions. Si celles-ci ne sont pas satis-
faites. l'acte n'est pas accompli. L’énoncé n'en est pas
«faux » pour autant. car le problème n'est pas celui de la
vérité de l'énoncé. mais de l’accomplissement de l'acte (voir
Référence+. p. 80 et suiv.). Par contre. l'acte est « malheu-
reux ». selon la terminologie d’Austin. ce qui ne signifie pas
qu'il est sans effet.
Il ne suffit pas de dire « Oui. je prends cette femme pour
épouse» pour être effectivement marié. Cela doit être dit
dans un lieu précis. à un moment donné. par une personne
habilitée.
Il est essentiel d’assortir l'étude des actes de langage d'une
analyse des conditions de réussite. et en complément des cir-
constances empêchant la réussite. circonstances qu'Austin
nomme «échecs» ou «infélicités ». Cet auteur propose un
schéma des infélicités les plus courantes. parmi lesquelles 1l
cite le non-respect d'une convention sociale. la non-habilita-
tion. l'absence d’une intention requise. l'erreur sur la formu-
lation précise de l'énoncé. l'usage d'une procédure déplacée.
etc. Testant aussitôt ce modèle théorique sur des énoncés.
Austin se rend compte qu'un acte malheureux l’est en général
pour plusieurs de ces infélicités à la fois. Z/ en conclut que
c'est la situation globale d'énonciation qui compte, et qu'il ne
faut pas en présenter de façon simpliste le fonctionnement.
Austin remarque au passage qu'il n'y a pas. de ce point de
vue. de différences majeures entre les performatifs et les
«affirmations ». ce qui l'amène à une analyse approfondie des
assertions et des «conditions de vérité» (voir Référence.
p. 70 et suiv. et p. 80 et suiv.). L'acte d'asserter réclame en
effet comme conditions de réussite que. par exemple. le locu-
teur soit bien informé sur ce dont il parle. soit sincère. er
reconnu comme tel par sa position sociale ou institutionnelle.
La question de savoir si l'acte de langage malheureux est
accompli ou non a soulevé beaucoup de débats. non clos
aujourd'hui. Sans trancher hâtivement. une chose doit être
notée : si l'acte est malheureux. il n’en est pas pour autant
sans effet. Celui qui le profère peut très bien considérer que

44 | LA PRAGMATIQUE
SOCIOLOGIE ET CONDITIONS DE RÉUSSITE
On remarque dans la postface de QDCF, signée
F. Récanati, une polémique sur l'interprétation de la
notion de « conditions de réussite » :
«[...] j'interprète Austin comme disant que les
actes de parole ont une dimension sociale et quasi
institutionnelle en vertu de laquelle on ne peut
accomplir légitimement n'importe quel acte de parole
dans n'importe quel contexte ; Austin [...] dit exacte-
ment ce que Bourdieu lui reproche de ne pas dire »
(QDCF, postface, p. 203).
Effectivement, le sociologue P. Bourdieu, dans Ce
que parler veut dire (Fayard, 1982), reproche à Austin
une «erreur» fondée sur la vision du «langage
comme objet autonome » qui consiste à chercher «le
pouvoir des mots dans les mots, c’est-à-dire là où il
n’est pas », dans une « force immanente au langage »
(p. 103-104, 132 et 152).
Pour Bourdieu, « La question des énoncés perfor-
matifs s’éclaire si l’on y voit un cas particulier des
effets de domination symbolique dont tout échange
linguistique est le lieu [...] L'efficacité [...] de ces
actes d'institution est inséparable de l'existence
d'une institution définissant les conditions qui doivent
être remplies [...] ces conditions de «félicité » sont
des conditions sociales (p. 68-69). Bourdieu cite alors
Austin en disant la même chose que lui, bien qu’en
insistant davantage sur l'aspect sociologique des
conditions de réussite.
Austin, qui ne se fonde aucunement sur la théorie
saussurienne interne de la langue, et qui n'oublie pas
les conditions sociales, inclut en fait une indispen-
sable approche sociologique dans sa théorie.

les conditions de réussite sont remplies. et donc indiquer


qu'il les considère comme remplies par le fait même de
proférer l'énoncé. Il instaure ainsi une certaine légitimité.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire >


et provoque nécessairement des effets illocutoires et/ou
perlocutoires autres que ceux attendus par l'auditeur. mais
bien réels.
Searle. à la suite d'Austin. développe cet aspect social du
langage ordinaire. Au-delà de la notion de conventions
sociales partagées pour expliquer les actes de langage indi-
rects (voir Actes de langage+. p. 37 et suix.). il prend sôin
de définir la notion de «règle » et de distinguer règle consti-
tutive et règle normative. Il fonde ainsi l'ensemble de sa
démarche sur le fait suivant:
Les règles normatives gouvernent des formes de com-
portements pré-existantes [...] Les règles de politesse. par
exemple. gouvernent les relations inter-personnelles qui
existent indépendamment des règles. Mais les règles
constitutives. elles. n'ont pas une fonction purement nor-
mative. elles créent ou définissent de nouvelles formes de
comportement. [...] parler une langue suppose que des
actes de langage sont accomplis conformément à des sys-
tèmes de règles constitutives. (AL. p. 72 et 77.)
Par «règle constitutive ». Searle entend donc une règle
— souvent implicite — qui fonde. définit et régit une acti-
vité. en l'occurrence celle de parler. Parler. c'est respecter
certaines règles. On ne peut pas parler sans les respecter.
Ces règles ne sont donc pas extérieures à l'activité langa-
gière. elles sont cette activité. et vice versa". Les règles du
jeu d'échecs sont « constitutives » : car elles créent le jeu
même. Si on ne les suit pas. on ne joue pas aux échecs.
mais à autre chose. Il y a là une formulation équivoque qui
pourrait laisser penser. comme l'a fait Bourdieu. que les
pragmaticiens adhèrent à une vision interne de la langue.
Mais l'ensemble de la théorie qui sous-tend la pragma-
tique. depuis la triade sémiotique où le référent est réintro-
duit jusqu'aux conventions sociales et maximes
conversationnelles (voir Interaction+. p. 48 et suiv.). four-
nit de bonnes raisons de croire que ce n'est pas le cas.
Parmi ces règles constitutives se trouvent des règles socio-
logiques et anthropologiques qui ancrent le langage dans
l'univers social. ;

10. Il ne s'agit évidemment pas des règles normatives extérieures à la


langue que les puristes tentent d'imposer aux locuteurs.

46 | LA PRAGMATIQUE
Par conséquent. un déclaratif n'est un déclaratif que s'il
respecte un certain nombre de règles constitutives (condi-
tons de réussite). qui reviennent en même temps à le définir
et à le rendre possible. Parmi ces règles. certaines sont
d'ordre sociologique. comme en témoignent clairement les
critères d'analyse des actes de langage exposés par Searle.
Les conditions de réussite sont posées par Searle dans les
définitions mêmes des actes de langage et dans leur classifi-
cation (SE. index).
Il manque pourtant un récapitulatif clair de ces conditions.
Searle ne les cite qu'incidemment. sans les définir précisé-
‘ ment. et en les associant souvent à des types d'énoncés et
non aux actes de langage de sa taxinomie.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » 47


nteraction

l. Maximes conversationnelles
Parmi les conditions de réussite et les modalités générales
de fonctionnement des actes de langage (voir Actes de lan-
gage+. p. 44 et suiv.). la théorie pragmatique insiste sur
l'importance des données contextuelles. c'est-à-dire sur le
rôle joué par les interlocuteurs dans l'univers social. Non
seulement les interlocuteurs interagissent les uns sur les
autres par le langage. mais ils l’acceptent et coopèrent à cette
interaction.
HP. Grice. philosophe du langage travaillant à Oxford sur
le sous-entendu (voir Signification+. p. 89 et suiv.). a pro-
posé le concept de « maximes conversationnelles » dans un
article resté célèbre («Logique et conversation». traduit
dans Communications. Seuil. 1979). L'idée principale en est
que. par le fait même de dialoguer. les interlocuteurs accep-
tent et suivent un certain nombre de règles implicites indis-
pensables au fonctionnement de la communication (voir
p. 24 et suiv.). Le principe fondamental en est le « principe
de coopération». Les partenaires d'une interaction langa-
gière partagent en général un but commun. faute de quoi ils
n auraient aucune raison de communiquer et ne communi-
queraient vraisemblablement pas.
De ce principe découlent des règles dont le nombre et
la spécificité ont été beaucoup discutés ou reformulés

48 | LA PRAGMATIQUE
(par exemple par E. Goffman. cf. ci-dessous). et que
Grice regroupe en quatre groupes en utilisant des critères
Kantiens:
1) quantité (on en dit autant que nécessaire. mais pas plus
que nécessaire) :
2) qualité (on dit ce qu'il faut comme il faut. c'est-à-
dire surtout avec sincérité et sur la base d'informations
suffisantes) :
3) relation ou pertinence (on dit des choses pertinentes pour
l'interaction. des choses ayant rapport à la conversation) :
4) modalité (on parle intelligiblement. sur le ton qui
convient. etc.).
Les interlocuteurs supposant le respect mutuel de ces règles.
le récepteur peut construire une signification. C'est le cas
notamment pour les actes de langage indirects (voir Actes de
langage+. p. 37 et suiv.). comme le montre Searle. où l’hy-
pothèse que le locuteur dit quelque chose de pertinent. de sin-
cère. etc. permet à son interlocuteur de passer au-delà du sens
littéral (voir Significatione. p. 85 et suiv.). pour établir une
signification indirecte probable. Pour Searle. les «principes de
conversation » sont analysés à l'intérieur de la théorie des actes
de langage +. et non l'inverse :
[...] les actes de langage indirects se prêtent à une série
de généralisations : par exemple celle d'après laquelle on
peut adresser à l'auditeur la demande indirecte de faire
quelque chose en lui demandant s'il peut le faire. Mais. dans
mon interprétation. on doit expliquer ces généralisations par
une théorie des actes de langage comprenant une théorie de
la conversation. et par l'hypothèse que le locuteur et l’audi-
teur ont des connaissances générales sur le monde. ainsi que
certaines facultés rationnelles. (SE. p. 234.)

Il. Rites d'interaction


La problématique pragmatique. à travers l'importance
accordée à l'interaction entre les interlocuteurs en contexte.
conceptualise la langue et son usage d'une façon qui rompt
avec la linguistique structurale interne. et qui élargit les
perspectives ouvertes par la linguistique de l'énonciation de

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » 49


Benveniste et de ses continuateurs. Il n’y a en effet plus seu-
lement un message, ni même un émetteur, voire un émetteur
qui adresse un message unidirectionnel à un récepteur. Il y
a des coénonciateurs qui construisent ensemble une inter-
action langagière, c’est-à-dire qui vivent une activité ten-
dant à agir sur le réel et surtout mutuellement sur eux. La
communication est donc un rituel social fondé sur des
conventions de coopération.
Ce rituel est alors le lieu de stratégies d’actions, d’interac-
tions, à la fois au sens positif du terme «stratégie » (« procé-
dures organisées») et péjoratif («manipulation»). Les
coénonciateurs ne sont pas des machines sans âme se conten-
tant d'émettre des énoncés neutres et «représentatifs» du
réel. Ils sont au contraire des êtres humains, sociaux, indivi-
dus riches et complexes, qui tout à la fois coopèrent et se
posent les uns par rapports aux autres. La conceptualisation
des actes de langage, et notamment des actes indirects,
implique que la significationé dépend de procédures
actives/interprétatives (les conditions de réussite) (voir Actes
de langage +, p. 44 et suiv.). Si cela veut dire que toute énon-
ciation est par essence dialogique (même le dialogue inté-
rieur), cela ne veut aucunement dire, au contraire, que
l’interaction est symétrique, égalitaire. Les dimensions socio-
logiques des conditions de réussite montrent bien qu’il y a
souvent inégalité, rapports de force, enjeux symboliques
(voir Actes de langage, p. 44 et suiv.).
Ce principe fondamental de l'interaction a ainsi conduit
les pragmaticiens à travailler sur certains éléments linguis-
tiques, ou plus largement langagiers, qui marquent l’hétéro-
généité et l’interaction énonciatives (actes indirects comme
ironie, métaphore: voir Actes de langage®, p. 37 et suiv.;
discours rapporté; éléments phatiques; procédures argu-
mentatives; etc.). Ce travail a inclus une analyse de l’inter-
action notamment connue sous le nom d’analyse
conversationnelle, et dont la figure de proue est Erving
Goffman (1922-1982).
Sociologue canadien anglophone d’origine russe, E. Goffman
a consacré ses recherches aux relations quotidiennes entre
individus, et notamment aux conversations. Il présente l’in-
teraction comme un système, doté de conventions et
de mécanismes de régulation, sur la base de la théorie

50 | LA PRAGMATIQUE
de la «Nouvelle Communication » de Palo Alto (voir
Interactione, p. 63 et suiv.). Outre le principe fondamental
de coopération de Grice, que Goffman reformule en «obli-
gation d'engagement », celui-ci développe une théorie de la
conversation comme constituée de «rites » divers.
Ce qui frappe, c’est surtout l’idée fondamentale que
l échange doit toujours avoir une certaine réciprocité, idée
qui rappelle l'analyse du don que l’anthropologue Mauss
avait développée (voir Éclairage, p:53):
Qui asserte doit veiller à ne pas être pris pour un fou ; qui
salue doit espérer qu’un contact est bien désiré; qui s’ex-
cuse, que son excuse est acceptable ; qui avoue se senti-
ments [...], que crédit leur sera accordé; [...] qui fait une
proposition par trop généreuse, qu’on la déclinera ; [...] qui
dit du mal de lui-même, qu’on lui dira le contraire. La
pause qui suit un échange [...] est donc rendue possible, en
partie, par le fait que les participants en sont arrivés à un
point que chacun estime viable, s’étant chacun acquitté
d’un montant acceptable de maîtrise de soi et de respect des
autres. (FP, p. 23.)
Ce jeu de va-et-vient fonctionne, selon Goffman, dans un
enjeu stratégique. Dans La Présentation de soi (t. I de La
Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973),
Goffman compare le monde à une scène de theâtre où les
individus sont des «acteurs » qui jouent des «rôles » dans
des relations sociales qui sont autant de «représentations ».
Ces rôles sont joués dans deux espaces sociaux différents,
les «régions antérieures » (la scène) et les «régions posté-
rieures » (les coulisses). Les régions antérieures sont celles
où l’individu doit jouer son rôle social (par exemple, assu-
mer sa fonction professionnelle ou sa réputation). Les
régions postérieures sont celles où l’individu n’est plus tenu
à ces apparences et peut se laisser aller à un comportement
(à un discours) plus intime et/ou différent. Goffman tente
même une classification des rôles : les rôles « francs » (c’est-
à-dire explicites), les rôles «contradictoires » (c’est-à-dire
non avoués, tels le comparse dont on ignore qu’il l’est, le
faire-valoir, ou la «non-personne », par exemple le chauf-
feur de taxi ou le serveur au restaurant qui influencent l’in-
teraction alors que les autres interlocuteurs font comme s’ils
n’y participaient pas).

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » 51


Cette théorie des rôles est complétée par une rfhéorie des
« faces ». au sens de « façade ». Pour Goffman. chacun. dans
la vie sociale. a une « face négative ». C’est celle du territoire
privé. ou jardin secret. celle de l'intimité. Chacun a égale-
ment une «face positive ». celle de l’image que l'on donne
de soi à autrui. de la relation à l’autre. La communication ne
fonctionne que lorsque que ces deux faces sont ménagées,
c'est-à-dire par une négociation sans cesse renouvelée entre
ces deux forces contradictoires et complémentaires. Toute
communication consiste alors momentanément à trouver un
équilibre global entre faces positives et négatives. entre ter-
rain d'échanges et territoires privés. en fonction du contexte
social. Il ne faut pas prendre les termes « positif » et « néga-
tif» en tant que jugement. mais plutôt en termes mathéma-
tiques ou physiques. comme les faces d'un aimant. Cette
théorie des rôles et des faces rappelle à son tour le « principe
de coupure » mis en évidence par certains anthropologues
comme R. Bastide.

E. Goffman insiste notamment sur ce fait:


Autant les contraintes systémiques peuvent être conçues
comme panculturelles. autant. on le notera. ces préoccupa-
tions rituelles reposent manifestement sur des préoccupa-
tions culturelles. si bien qu'on peut s'attendre à les voir
varier fortement de société à société. [...] En outre. pour
autant que les participants d'une rencontre s engagent
moralement à conserver les canaux conversationnels
ouverts et en bon état de marche. tout ce qui les lie en vertu
des contraintes systémiques les liera aussi en vertu des
contraintes rituelles. La satisfaction de celles-ci [...] sauve-
garde [...] la communication. (FP. p. 23-24.)

L'interaction est étroitement liée aux actes de langage +.


en ce sens que
[...] la manière dont se déroule un échange dépend en
partie du type d'actes de langage en cause. en particulier
celui qui commence l'échange (FP. p. 73).

Au-delà des énoncés. Goffman a souligné l'importance


des éléments non verbaux (gestuels. etc.) de la communica-
tion. du langage en général. ce par rapport au contexte

52 | LA PRAGMATIQUE ë
« DON » ET « PRINCIPE DE COUPURE »
EN ANTHROPOLOGIE

M. Mauss, anthropologue français (1872-1959), est


resté célèbre pour son Essai sur le don, publié en
1928. Ayant observé dans diverses sociétés « primi-
tives » que le don, le cadeau, est un acte qui appelle
une réciprocité, l'obligation d'un don en retour (on ne
peut pas donner sans recevoir, et inversement),
Mauss y voit le fondement de tout lien social, qu'il
définit comme un contrat d'échanges.
R. Bastide, anthropologue français, a observé des
contradictions entre discours et comportement,
entre deux comportements, ou entre deux discours,
chez un même individu ou un même groupe. Dans
Les Amériques noires (Paris, Payot, 1967), il rend
compte de cette espèce de changement de person-
nalité par la notion de principe de coupure, qui fait
changer de système culturel, de « rôle social », selon
la situation (notamment la situation de communica-
tion), et vivre des rôles apparemment inconciliables,
des pratiques a priori contradictoires. Cela permet au
sujet de protéger son «territoire privé » en présen-
tant une « facade officielle correcte » lorsque les cir-
constances — et notamment l'interlocuteur —
l’induisent, sans pour autant en éprouver une tension
insoutenable.

RP ee ||

social. Cette démarche va trouver son épanouissement à


Palo Alto. auprès des théoriciens de la « Nouvelle Commu-
nication » (voir Interaction+. p. 63).

[...] nous avions tort de définir restrictivement la


Condition de Félicité en termes d'actes verbaux. Il n'est
pas nécessaire qu'il y ait du discours. même sous une
forme réduite. pour que la Condition s'applique: la

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 53


contrainte générale à laquelle doit se plier toute énoncia-
tion. à savoir de se relier de façon acceptable à ce que le
récipiendaire a à l'esprit ou peut y faire venir. vaut aussi.
d'une autre manière. pour les actes non linguistiques des
contextes muets [...]. Bref. chaque fois que nous entrons
en contact avec autrui. que ce soit par la poste. au télé-
phone. [...] face à face. voire en vertu d'une simple’co-
présence. nous nous trouvons avec une obligation
cruciale : rendre notre comportement compréhensible et
pertinent compte tenu des événements tels que l'autre va
sûrement les percevoir [...]. Voilà qui limite ce que nous
pouvons dire et faire : mais voilà aussi qui nous permet de
faire autant d'allusions au monde qu'autrui peut en saisir.
(EP. p:270-271.)

Il faut signaler. enfin. un autre courant de recherche en


analyse conversationnelle. l'ethnométhodoiogie. Fondée
par des sociologues américains influencés par Goffman et
par l’École de Chicago. notamment H. Garfinkel. l'ethno-
méthodologie étudie la façon dont les gens rendent compte
de leur « méthodologie » de l'interaction. L'idée forte en est
que le lien social est le produit de l'activité permanente et
consciente des « membres » de la société et de l'interaction.
Les faits sociaux (comme une conversation) ne sont donc ni
des objets. ni la simple reproduction de conventions qui
s'imposent de l'extérieur à des acteurs vides et neutres. Les
notions essentielles en sont la «descriptibilité » (capacité
d'un comportement à faire l'objet d'un compte rendu).
l’«indexicalité » (phénomène où le contexte donne une
Signification à un élément linguistique comme «ici. main-
tenant... »). la réflexivité (fait de construire une règle tout
en l'appliquant.
La différence avec les travaux de Goffman réside dans le
fait de voir des « membres » actifs là où Goffman parle d'ac-
teurs jouant des rôles sans préciser suffisamment leur part
d'autonomie. Les ethnométhodologues essayent d'expliciter
les effets subjectifs du discours. appréhendé dans des micro-
situations. ce qui n'est pas sans soulever des questions
méthodologiques (!) et épistémologiques épineuses (cf.
« Enjeux »).

94 | LA PRAGMATIQUE
L'ÉCOLE DE CHICAGO
« Ecole de Chicago » est le nom qu'a reçu un
courant de recherches en sociologie qui, dans les
années 1920, s’est développé à l’université de
Chicago. Les thèmes principaux abordés par ses
chercheurs sont la ville, les migrants, les minorités
ethniques, la marginalisation et la délinquance, pour
lesquels Chicago offrait un terrain d'enquête excep-
tionnel. Privilégiant la méthode dite de «l’observa-
tion participante », l'École de Chicago a été la
première à exploiter des matériaux biographiques et
autobiographiques, et non exclusivement des don-
nées statistiques recueillies de l'extérieur. Les
notions d'interaction et de stratégie des acteurs
sociaux y ont été largement développées, contre
une certaine vision qui réduisait les individus à des
produits étroitement déterminés par les conditions
historiques et sociales.

Il. Variations sociolinguistiques


et interaction

L'analyse des interactions langagières est développée


dans une direction particulièrement prometteuse par John
ie Gumperz. Chercheur américain. celui-ci a été fortement
inspiré par l’École de Palo Alto. E. Goffman. l'ethnométho-
dologie (et à travers elle par l° École de Chicago). d’une part.
ainsi que par la sociolinguistique (W. Labov) et l’ethnolin-
guistique (E. Sapir) d'autre part. Ses travaux. publiés aux
États- Unis depuis les années 1970. ont connu un grand
retentissement depuis les années 1980. La synthèse qu'il
réalise entre ces différents courants scientifiques est
nommée «ethnographie de la communication ». et plus pré-
cisément « sociolinguistique interactionnelle ». ou par lui-
même «approche interprétative de la conversation». Ces
divers intitulés témoignent bien de l'angle d'étude retenu.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 55


Il s’agit d'analyser:
— Ja façon dont les interlocuteurs utilisent diverses varié-
tés d'une langue, ou diverses langues. au cours des échanges
(principes d'alternance codique et de covariation établis par
la sociolinguistique) :
— comment ces choix participent à des stratégies d ‘inter-
action :
— comment ces choix construisent des cadres culturels
pour l'interprétation des énoncés et des énonciations:
— en quoi ces choix sont signifiants:
— quelles inférences fondées sur quels indices sont effec-
tuées (voir Signification+. p. 94 et Suiv.):
— comment ces modalités d'interaction fonctionnent dans
le cas — fréquent — de contacts entre locuteurs apparte-
nant à des communautés ethnolinguistiques et sociolinguis-
tiques différentes.

QUELQUES CONCEPTS CLÉS


EN SOCIOLINGUISTIQUE

La sociolinguistique étudie les langues dans leur


relation avec les sociétés où on les emploie. Elle
cherche à répondre à la question « Qui parle quoi, où,
quand, comment, pourquoi ? ».
Les sociolinguistes (américains d'abord), comme
W. Labov, J. Fishman, C. Ferguson, ont développé
par l'observation des pratiques effectives une vision
nouvelle des langues.
Ils ont montré que toute langue est constituée de
variétés non étanches entre elles, que les langues
elles-mêmes ne sont pas des blocs monolithiques
homogènes. La notion de contact de langues a mis
en évidence, au contraire, le phénomène de conti-
nuum: la compétence linguistique d'un locuteur
forme une palette continue de plusieurs variétés
d'une ou plusieurs langue(s) dans laquelle il choisit
pour s'exprimer en réalisant des mélanges.

56 | LA PRAGMATIQUE
Les langues, ou leurs variantes, ne sont ni riches
ni pauvres, ni bonnes ni mauvaises. Par contre, elles
Sont prises dans des hiérarchies sociales qui répar-
tissent les codes selon des paramètres sociolo-
giques: à situation « prestigieuse » on associe plutôt
une langue jugée « soutenue » (celle des groupes
Sociaux dominants), à situation «familière» une
langue jugée « relâchée » (celle des groupes domi-
nés). C’est la diglossie.
Les règles associant paramètres sociologiques et
variétés linguistiques sont dites de covariation. Les
locuteurs n’en sont pas prisonniers. Leurs stratégies
variationnistes jouent sur les mélanges et les
normes (par exemple par la contre-norme, qui
consiste à employer volontairement des formes dif-
férentes de ce que les paramètres sociologiques
laissent attendre, ou | hypercorrection, qui consiste
à rechercher une langue très soutenue jusqu'à en
dépasser la norme). On parle alors d’alternance
codique (en anglais code-switching).

Cette piste a été entrevue par d’autres chercheurs de l’ap-


proche pragmatique. mais n'a pas été approfondie. J. Searle.
travaillant sur la significationé et cherchant à isoler des
variables. avait pris dans AL le cas suivant:
Imaginons que je sois un soldat américain pendant la
seconde guerre mondiale [...] capturé par les troupes 1ta-
liennes [...] [et] que je veuille faire croire à ces Italiens que
je suis un soldat allemand afin d'être relâché. Ce que je
voudrais. c'est leur dire. en allemand ou en italien. que Je
suis un soldat allemand. Mais supposons que je ne sache
pas assez l'allemand ou l'italien pour le faire. J'essaierai
alors. pour leur faire croire que je suis un soldat allemand.
de leur réciter le peu d'allemand que je sais [...] soit la pre-
mière ligne d'un poème que javais eu à apprendre par
cœur à l'école. (AL. p. 84.)

Searle abordait là. incidemment. la question essentielle du


choix de langue comme obéissant à une stratégie intention-

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 57


nelle d'interaction. ayant un objectif pragmatique. et s'ap-
puyant notamment sur la valeur identitaire de la langue.
Gumperz a privilégié empiriquement les situations de mal-
entendu. de désaccord. de problème d'intercompréhension.
même à l'intérieur d'une même langue. dès lors que les locu-
teurs n'appartenaient pas tous à la même communauté
sociale ou culturelle. Il a travaillé notamment sur des socié-
tés plurilingues. comme l'Inde. la Norvège. la Carinthie
(zone slovénophone d'Autriche). les Etats-Unis. Il s'oppose
au formalisme abstrait des théories linguistiques « structura-
listes ». « générativistes ». qui décontextualisent les énoncés
et conceptualisent un « idéal » éthéré inexistant dans les faits.
Gumperz propose. à la suite de W. Labov. de substituer à la
grammaire «mentale » du «locuteur idéal » introspecté par
une linguistique de la langue saussurienne une grammaire
sociologique de la communauté linguistique observée dans
ses pratiques effectives. Seulement. les sociolinguistes se
limitent à des corpus fermés. à des garanties d'échantillon-
nages permettant des calculs statistiques en fonction de para-
mètres classiques (âge. sexe. niveau scolaire. catégorie
socioprofessionnelle. origine ethnique. etc.) Gumperz
reproche donc à une certaine sociclinguistique naissante de
réduire le comportement du locuteur à des régularités statis-
tiques repérées sur des échantillons de population choisis à
dessein. Parallèlement. Gumperz reproche à l'analyse prag-
matique ou conversationnelle de S
considérer comme acquis que l'engagement conversation-
nel existe. que les interlocuteurs coopèrent. et que les
conventions d'interprétation sont partagées (SJ. p. 4).

La communauté linguistique est souvent pensée par les


sociolinguistes et par les pragmaticiens comme stable.
homogène. presque close. Or. dans les faits. rien n'est
stable, rien n'est clos:
On commence à s'interroger sérieusement sur le fait
qu on puisse effectivement isoler des communautés de
langue. définies comme des systèmes sociaux fonctionnel-
lement intégrés. partageant les mêmes normes d'évaluation
L..]. Il n'y a pas superposition entre système grammatical.
sentiment linguistique et espace socio-historique et poli-
tique. (SZ. p. 25.)

98 | LA PRAGMATIQUE
Toutes sortes de gens se rencontrent et communiquent en
employant toutes sortes de langues et de variétés de langues
(variétés sociales ou régionales. par exemple). et ce de plus
en plus dans les sociétés modernes. Ils ne partagent donc pas
forcément les mêmes conventions de conversation. d'inter-
prétation. d'interaction.
C'est en introduisant dans la démarche sociolinguistique
une approche pragmatique — et inversement — que
Gumperz ouvre une voie pertinente. Il resserre l'analyse sur
des microphénomènes en contexte (conversations). en pre-
nant en compte l'autonomie des interlocuteurs quant à leurs
choix sociolinguistiques. Il met l'accent sur l'«auditeur
interprétant » plus que sur l'émetteur. En outre. il inclut dans
sa méthode une analyse fine de faits communicationnels tra-
diionnellement négligés et dont il montre l'importance. la
prosodie (rythme. intonations. accentuations. etc.) et le
canal mimo-posturo-gestuel.
J. Gumperz découvre alors plusieurs phénomènes fonda-
mentaux:
L'observation détaillée des stratégies verbales a montré
que les styles langagiers que choisit un individu ont une
signification symbolique et impliquent des effets de sens
quon ne peut simplement expliquer en corrélant des
variantes linguistiques et des catégories sociologiques
contextuellement indépendantes. Les variables sociolin-
guistiques sont en elles-mêmes constitutives de la réalité
sociale. et l’on ne peut à ce titre les traiter en dehors d'une
classe plus générale des signes indexicaux. (SZ. p. VIE)

Dans SJ, p. 28 et suiv.. 1l donne l'exemple d'un étudiant


noir qui. à la fin d'un cours dans une grande université amé-
ricaine. demande au professeur. dans un anglais américain
plutôt «soutenu». si celui-ci peut le recevoir. L'étudiant
ajoute qu'il sollicite une recommandation pour obtenir une
bourse'. L'enseignant l'invite à venir dans son bureau et
quitte la salle. L'étudiant se retourne alors vers d’autres étu-
diants noirs et leur dit. dans un anglais typique des
Américains noirs : «Je vais me faire pistonner » (Ahma git
me a gig). Cette dernière phrase. présentée avec la conver-

1. La «lettre de recommandation » est une pratique banale aux Etats-Unis.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 59


sation à différentes personnes. a été interprétée de façons
multiples :non-compréhension (notamment par des Blancs).
rejet de l'institution et de l'enseignant. ciblage des interlo-
cuteurs (exclusivement noirs) à qui cet énoncé est adressé.
et. cette dernière interprétation n'ayant été réalisée que par
des membres de la communauté noire. tentative de justifica-
tion auprès des membres de sa communauté auxquels 1l
manifeste sa loyauté (« si tu peux interpréter ce que Je veux
te dire. c est que nous sommes de la même communauté. et
tu comprends pourquoi jagis ainsi »).
En Autriche slovénophone. Gumperz a observé des stra-
técies identitaires : on ne parle slovène qu'entre Slovènes et
on passe à lallemand — régional ou standard — dès qu'un
inconnu approche (principe de coupure. voir plus haut).
Parler dans une langue (ou une variété d'une langue). c'est
automatiquement manifester une connivence avec ceux qui
la parlent et/ou la comprennent. et une distance avec ceux
qui ne la parlent pas ou ne la comprennent pas. En même
temps. c'est instaurer/imposer une vision du monde. un
cadre culturel de référence.
Gumperz a également observé un peu partout la valeur
significative. et notamment la force illocutoire. de l'alter-
nance codique. Telle injonction est considérée comme plus
forte en allemand qu'en slovène. telle autre plus ouverte en
slovène qu'en allemand. notamment si seulement une
partie de l'énoncé est prononcée dans une langue et l’autre
partie dans l’autre langue :
I ne suffit pas de dire simplement que le répertoire vil-
lageois comprend trois variétés et que les locuteurs les uti-
lisent en alternance selon le contexte [...]. Ils [= les trois
codes linguistiques] se sont incorporés à des conventions
pragmatiques spécifiques au réseau [des locuteurs]. où l'in-
férence conversationnelle est signalée par la juxtaposition
de codes [...] plutôt que par le choix d'un code de préfé-
rence à un autre. (SZ. p. 47.)

Dernier exemple. à l'intérieur d'une même langue : aux


États-Unis. un médecin hospitalier d'origine philippine était
accusé de négligence à propos d'un enfant mort de brûlures
infligées par ses parents. Parlant très couramment l' anglais
américain. il conservait en fait. et notamment en situation de

60 | LA PRAGMATIQUE
forte émotivité. des traces de sa langue première et de la
variété d'anglais parlé aux Philippines (intonations. emploi
des temps verbaux). qui faisaient penser au jury. uniquement
constitué d' Américains « de souche ». qu'il tenait des propos
contradictoires et mensongers. L'expertise réalisée par
J. Gumperz. à la demande du tribunal. donna au médecin la
possibilité de s'exprimer dans un autre contexte: et ses
propos enregistrés au tribunal furent soumis à des
Américains d'origine philippine. qui n y voyaient ni contra-
diction ni mensonge. L'analyse rigoureuse des processus
interprétatifs. et des indices linguistiques sur lesquels les
interprétations portaient. révéla et expliqua les mécompré-
hensions entre lui et les jurés. là où tous croyaient parler la
même langue et produire des énoncés ayant «objective-
ment » (!) le même sens. À cela s’ajouta une étude des écarts
existant entre son origine culturelle. sa vision du monde. où
les mauvais traitements à enfants sont rarissimes et où le rôle
des parents n est pas identique à celui des parents améri-
cains. et celles des jurés. Effet pragmatique: sans ceci. à
cause de cela. 1l aurait été condamné à une lourde peine alors
qu il était innocent.
Gumperz propose enfin une classification indicative (et
empirique) des fonctions principales de l'alternance codique :
discours rapporté. ciblage de l'interlocuteur. interjection ou
élément phatique. réitération (clarification ou insistance).
construction de phrase (copules. mots de liaison). engagement
personnel. nouveauté de l'information. emphase. type de dis-
cours (lecture ou discussion. par exemple).
Au-delà. Gumperz conceptualise un «indice de contex-
tualisation » :

J'entends par contextualisarion l'emploi par des locu-


teurs/auditeurs de signes verbaux et non verbaux qui relient
ce qui se dit à un moment donné et en un lieu donné à leur
connaissance du monde [...]. La notion de contextualisa-
tion doit se comprendre par référence à une théorie de l'in-
terprétation qui repose sur les deux hypothèses
fondamentales suivantes : 1) l'interprétation en situation de
tout énoncé est toujours une question d'inférence. Cette
inférence [...] repose sur des présupposés. Elle est donc
d'ordre conjecturel et non assertif. c'est-à-dire qu elle

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 61


implique des tentatives d'évaluation [...] de l'intention de
communication. [intention] qui ne peut être validée qu'en
relation à d'autres hypothèses de base. et non en termes de
valeur de vérité absolue. 2) Ces hypothèses de base sont
[...] en fait le fruit d'une collaboration. (SZ. p. 211).
Ces indices jouent essentiellement sur les trois points que
sont la prosodie (intonation. rythme. chevauchements des
tours de parole). le choix du code parmi les options au sein
du répertoire linguistique variables phonético-phonolo-
giques. grammaticales et lexicales). le choix des expressions
métaphoriques et des routines de conversation (énoncés
rituels. notamment de prise de contact et de fin de conversa-
ton). Ils stimulent des inférences par un processus de « mise
en valeur » relative de séquences du discours. surtout en cas
de cooccurrence de plusieurs indices.
Gumperz a privilégié les interactions verbales intereth-
niques. cas où les effets pragmatiques des variations socio-
linguistiques sont les plus flagrants:
De telles différences ne sont pas rares. et ne se limitent
pas à des situations interethniques. (SZ. p. 230.)

Les différences sociales. familiales. de sexe. de génération.


de milieu professionnel. etc. produisent quotidiennement des
phénomènes d'alternance codique et d'interprétations diffé-
rentes -. Lorsque de telles différences produisent des inter-
prétations divergentes.
Les malentendus qui en résultent empêchent les interlo-
cuteurs de reconnaître leurs différences de perspective [...].
Il en résulte un échec des tentatives de réparation. et un
défaut de communication qui se trouve aggravé. plutôt que
résolu. par la poursuite de l'entretien (SZ. p. 230).
au moins tant que les interlocuteurs ne se rendent pas
compte de leurs divergences et des causes de leurs diver-
gences. Une vision traditionnelle monolithique. normative.
et interne. de la langue. qui pose les problèmes en termes de

2. « Interethnique ». dans une perspective anglo-saxonne. recouvre des réa-


lités qu'une tradition francophone jacobine désigne autrement: ren-
contres de francophones canadiens. wallons. sénégalais. antillais.
bretons. alsaciens. berrichons. parisiens ou provençaux.

62 | LA PRAGMATIQUE
« fautes ». qui s’en tient strictement à l'énoncé et refuse de
voir la valeur signifiante de l’hétérogénéité. ne peut guère
prévoir de telles modalités de communication. ni remédier
aux éventuelles difficultés qu'elles provoquent.
Les travaux de Gumperz ont été exploités par E. Goffman
pour analyser certains phénomènes de «rites conversation-
nels ». notamment en termes de postures et de gestuelle (FP,.
p. 135-138).

IV. La « Nouvelle Communication »

La Nouvelle Communication est le titre d'un ouvrage clé


rédigé par plusieurs chercheurs réunis autour de
P. Watzlawick au sein de l'École de Palo Alto. Palo Alto est
une banlieue de San Francisco où. en 1952. G. Bateson
fonda un groupe de recherche sur «les paradoxes de l'abs-
traction dans la communication » attaché à un hôpital où il
travaillait. Ce groupe de recherche avait pour point de départ
la théorie pragmatique de J. Russel. et pour cadre conceptuel
commun la «démarche systémique ». L’ École de Palo Alto
produisit ainsi une théorie systémique de la communication.
d'où découle une méthodologie du changement notamment
appliquée sous forme de psychothérapies familiales. Son
fondateur. Bateson. anthropologue anglais (1904-1980).
découvrit l'approche systémique auprès de cybernéticiens
en 1942. Par son application aux sciences sociales. il élabora
une théorie de la communication qui le conduisit vers la psy-
chologie de groupe.
À la suite de Bateson. Paul Watzlawick devint la figure
dominante de Palo Alto. Autrichien né en 1921. philosophe
du langage formé en Italie et psychanalyste formé en
Allemagne. il rejoint Palo Alto en 1960.
L'approche systémique propose une vision synthétique
des phénomènes complexes tels que la communication
humaine. Au lieu de décomposer ceux-ci de façon analy-
tique en constituants élémentaires dont on étudie les pro-
3. La cvbernétique est l'étude des systèmes de commande et de communi-
cation. notamment artificielles (informatique. robotique …).

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 63


priétés spécifiques (comme la linguistique structurale le fait
pour la langue). elle envisage la globalité du phénomène
dans sa dynamique. Son objectif est d'étudier la totalité des
relations significatives qui s'établissent entre des éléments
en interaction. cet ensemble constituant un « système ». Les
caractéristiques essentielles d'un système sont:
1) une structure constituée d'une limite le distinguant de
son environnement et d'éléments reliés entre eux par un
réseau de communication tels que la modification d'un seul
entraîne en réponse une modification de tous les autres:
2) un fonctionnement assuré par des circulations d'élé-
ments. et donc des échanges d'informations qui permettent
au système de survivre en se régulant. c'est-à-dire à la fois
en maintenant son intégrité et en s'adaptant à son environ-
nement :
3) des entrées qui permettent à l'environnement d'agir
sur lui et des sorties qui lui permettent d'agir sur son
environnement.
Les relations humaines sont donc un svstème dont les
constituants sont les individus en interaction par leurs com-
portements (les actes de langage+ étant des comportements
parmi d'autres). Son environnement est le contexte de l'in-
teraction (verbale ou non).
L'École de Palo Alto définit alors certains principes
caractéristiques du «système ouvert» (sur son environne-
ment) que constituent les interactions humaines :
1) principe de totalité : un groupe humain n'est pas l'ad-
dition d'individus isolés. il a une dynamique propre. On
retrouve ici un principe des sciences sociales : «le tout est
plus que la somme des parties ». C'est donc la totalité (l'in-
teraction) qui permet d'expliquer le comportement de ses
éléments (les individus et leurs propos) er non le contraire :
2) principe de rétroaction (feed-back): la relation
cause/conséquence n'est pas unidirectionnelle. mais circu-
laire. C'est la relation. nécessairement réciproque. existant
entre les individus qui importe. et non un acte isolé consi-
déré comme la cause d'une réponse (principe de la coénon-
ciation). La rétroaction peut être positive (elle accentue le
phénomène) ou négative (elle apaise). On retrouve là la
notuon de «tour de parole » d'E. Goffman :

64 | LA PRAGMATIQUE
3) principe d'homéostasie : tout système cherche à pré-
server Son identité. son équilibre. sa permanence. Ce prin-
cipe de survie s'accompagne nécessairement d'un principe
d'adaptabilité à l'environnement. faute de quoi sa survie
même serait menacée par les modifications de l'environne-
ment. Tout système est ainsi tiraillé entre conservatisme et
changement (ce principe correspond au principe de coopéra-
üon conversationnelle) :
4) principe d'équifinalité: la finalité du système se
trouve principalement dans son fonctionnement actuel (syn-
chronique) et non dans ses origines historiques (diachro-
niques). Il fournit sa propre explication. Pour le comprendre.
il faut donc analyser les interactions actuelles plutôt que
leurs origines (les effets pragmatiques. la signification en
contexte. plutôt que le sens littéral interne : voir Significa-
tone. p. 85 et suiv.). Des origines différentes peuvent abou-
tir au même résultat. or. c'est le résultat «ici et maintenant »
qui compte.
Pour l'Ecole de Palo Alto. le postulat primordial est qu'il
est impossible de ne pas communiquer. Tout comportement
humain est communication. et il est impossible de ne pas
avoir de comportement (même l'immobilité ou le silence
ayant des significations). Tout message est donc aussi #/lo-
cutoire (quand je dis « A » à mon interlocuteur. je dis aussi
«je pense que À » et « voilà comment je vois notre relation
commune avec A»). Du coup. il est moins important de
chercher le pourquoi d'un comportement que d'en com-
prendre les effets dans l'interaction. C'est notamment en ce
sens que cette théorie de la communication rejoint les pré-
occupations de la pragmatique. d'où le titre original.
Pragmatics of Human Communication, de LC. Comme
E. Goffman l'a signalé. c'est sur le dire en tant que faire (les
actes de langage +). sur le faire avec le dire (la gestuelle qui
accompagne la parole). et même sur le faire sans dire (com-
portements sans paroles). que l'approche pragmatique met
l'accent. C'est au fond une rhéorie du comportement humain
en tant que communicatif. Contrairement à la linguistique de
l'énonciation. qui était déjà en nette évolution vers l'externe
par rapport au structuralisme. la pragmatique ne s'arrête pas
aux relations entre les interlocuteurs et les signes. mais s'in-
téresse surtout à

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 65


[.…] la relation qui unit émetteur et récepteur en tant qu elle
est médiatisée par la communication (LC. p. 17)
car

[...] un phénomène demeure incompréhensible tant que le


champ d'observation n'est pas suffisamment large pour
qu'y soit inclus le contexte dans lequel le dit phénomène se
produit (LC. p. 15).
Les concepts clés de l'analyse de la communication
humaine (verbale. gestuelle et comportementale) proposée
par Palo Alto sont les suivants.
1. Un message a toujours deux niveaux de sens. le
«contenu» (sens littéral) et la «relation» (signification+
pragmatique (voir Signification+. p. 85 et suiv.). Le niveau
«relation » est le plus important.
2. Les messages fonctionnent sur un code «digital »
(signes arbitraires) ou sur un code «analogique» (signes
motivés. comme une orimace pour exprimer le dégoût). Les
théoriciens de Palo Alto associent de façon schématique — et
discutable — les signes digitaux à la précision d'un langage
scientifique. et les signes analogiques à l'impressionnisme
affectif. Lorsque les deux types de signes se contredisent (les
paroles et les mimiques. par exemple). on est dans un cas de
«double contrainte » (double-bind) qui perturbe la communi-
cation. De la même manière. quand les signes digitaux.
réputés logiques. produisent un énoncé paradoxal (du type
«Soyez spontané » ou « Fais ce que tu veux. mais si tu dis
non. je me fâche »). la communication est perturbée. Il est
intéressant de se rappeler que le paradoxe logique est un
vieux problème de philosophie et de constater qu'il trouve là
une dimension usuelle:.
3. La spirale sans fin de la communication fait l'objet. de
la part des interlocuteurs. d'une « ponctuation ». au sens où
ce terme a été employé par le linguiste B. Whorf. c'est-à-
dire que la totalité de la communication est découpée en
séquences pour pouvoir être interprétée. Chaque interlocu-
teur peut ainsi ponctuer (découper) le flux global d'une
façon personnelle selon son point de vue (d'où le classique :

4 Selon l'École de Palo Alto. de telles perturbations. répétées. peuvent pro-


voquer de graves pathologies comme la schizophrénie.

66 | LA PRAGMATIQUE
«C'est lui qui a commencé à m embêter »). Les quiproquos
proviennent souvent de découpages discordants. et du fait
que les interlocuteurs n'envisagent pas la communication
comme une coénonciation dont ils sont conjointement res-
ponsables.
4. La «métacommunication». où communication sur la
communication. est un phénomène fondamental. issu de la
possibilité qu'offre la langue de parler d'elle-même (dite
«réflexive »). C'est grâce à la métacommunication que les
interlocuteurs peuvent identifier et rectifier leurs écarts d'in-
terprétation des messages. Elle constitue. pour Palo Alto. le
ressort principal d'une «bonne » communication. ’
Au-delà de cette théorie générale de l'interaction. l'Ecole
de Palo Alto a développé. notamment à travers les travaux
de Watzlawick (La Réalité de la réalité. Seuil. 1984). une
théorie « constructiviste » des rapports entre langage et réa-
lité. Pour les thérapeutes de Palo Alto. il n'y a pas d'individu
psychologiquement malade en soi. mais des systèmes d'in-
teractions provoquant des interprétations douloureuses de la
réalité. On peut donc avoir des perceptions mentales diffé-
rentes d'une «même » réalité. Les thérapies systémiques
consistent par conséquent à amener les patients à modifier
leur vision des choses.
Watzlawick distingue deux types complémentaires d'ap-
proche de la réalité par l’homme : la perception sensorielle
purement physique des objets tangibles. et la construction
mentale d'une réalité globale constituée de concepts ayant
une valeur pertinente. Cette construction mentale est une
interprétation. L'or en fournit un bon exemple: sa valeur
symbolique diffère de ses propriétés physiques. et dépend
d'un processus interprétatif qui lui confère une signification
culturelle construite. Qu'on pense aussi à l'exemple clas-
sique de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. Qu un
individu saute à l'eau alors qu'un autre y est déjà pourra être
interprété de façons multiples. Là où l'un — acteur ou
témoin — dira: « Deux personnes pêchent ». un autre dira:
«C'est une scène de sauvetage ». Un troisième pourra dire
«Le sorcier pratiquait une séance de purification». etc.
Selon les langues que les sujets parlent. les visions du monde
(la culture) qu'ils ont. les données contextuelles (ou
d'«arrière-plan ». chez Searle) qu'ils invoquent. les rites et

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 67


L'HYPOTHÈSE DE SAPIR-WHORF
Travaillant sur les langues et cultures amérin-
diennes, l'ethnolinguiste américain E. Sapir décou-
vrit vers 1950 que la vision du monde, le découpage
analytique de l'univers par l'individu et par le
groupe, sont en relation étroite avec sa langue. Cela
découle aisément des théories modernes du signe
« interprétant ». Pour les linguistes, les langues ne
sont ni des nomenclatures, ni des calques de la réa-
lité (cf. A. Martinet: « À chaque langue correspond
une organisation particulière des données de l’ex-
périence», Éléments de linguistique générale,
rééd. 1980, p. 12). Sapir alla plus loin en émettant
l'hypothèse que le lexique impose une expérience
du monde au locuteur, et fonctionne ainsi comme un
puissant intrument de socialisation à l'intérieur
d'une communauté culturelle.
Son disciple B. Whorf radicalisa cette hypothèse
vers 1970 en l'étendant à la « logique » grammaticale.
Pour lui, la langue modèle la pensée. On aboutit à un
relativisme total: l'analyse du monde est contrainte
par la langue. Des dérives ethnocentristes cho-
quantes du type «les langues à structure complexe
impliquent des civilisations plus avancées » en ont
été tirées, le qualificatif complexe étant très subjectif.
Cela provoqua un certain rejet de l'hypothèse, y com-
pris de la théorie plus modérée de Sapir.
Pourtant, les travaux ethnolinguistiques récents,
par exemple sur la vision des couleurs, ont démontré
que si la perception oculaire est identique chez tous
les humains, l'interprétation mentale, et donc l'identi-
fication des couleurs, est bel et bien organisée par le
vocabulaire de chaque langue.
Ainsi, Aristote, croyant dégager une logique univer-
selle, ne faisait que dégager celle que sa langue
construisait en interprétant le monde.

68 |LA PRAGMATIQUE
conventions qu'ils respectent. l'interprétation des faits bruts
peut varier grandement.
Chaque être humain a tendance à croire que sa construc-
üon de la réalité est la réalité. alors qu'elle n'en est qu'une
interprétation. Ce «constructivisme » formule à sa façon
l’un des points fondamentaux de l'approche pragmatique.
De plus. il n'est pas sans rappeler la célèbre hypothèse dite
de Sapir-Whorf. du nom des deux ethnolinguistes qui la for-
mulèrent. ces théories se confortant mutuellement.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » 69


éférence

l. Assertion

C'est à partir d'une interrogation sur l'assertion qu'Austin


développe sa réflexion:
Les philosophes ont trop longtemps supposé que le rôle
d'une «affirmation» /statement] ne pouvait être que de
«décrire » un état de choses. ou « d'affirmer un fait quel-
conque». ce qu'elle ne saurait faire sans être vraie ou
fausse. (ODCF. p. 37.)
Puisque. remarque aussitôt Austin. ces «affirmations »
peuvent prendre des formes grammaticales différentes
(négative. affirmative. par exemple). et que les grammai-
riens emploient ce terme pour caractériser des «types de
phrases ». les pragmaticiens ont préféré utiliser la notion
d'« assertion ». moins restrictive :
De quelle façon les mots se relient-ils à la réalité ?
Comment se fait-il que lorsqu'un locuteur se trouve face à
un auditeur. et qu'il émet une séquence acoustique. puis-
sent se produire des faits aussi remarquables que les sui-
vants : [...] le locuteur asserte. pose une question ou donne
un ordre ? (AL. p. 37.)
Aussi bien Searle qu’ Austin emploient cette notion à éga-
2

lité avec celles « d’affirmation » ou de « déclaration ».

70 | LA PRAGMATIQUE
Pourtant. le choix de la notion d'assertion témoigne chez
les pragmaticiens de la volonté de se démarquer d'un
lexique ordinaire pour préciser leurs concepts. Dans le
lexique scientifique des pragmaticiens. « assertion » désigne
l'affirmation en tant qu'acte de langage+. puisque l'énon-
ciation d'une affirmation est toujours produite dans un
contexte où. en parlant. le locuteur fait quelque chose, par
exemple décrire. ou prendre position. En ce sens. même une
assertion nécessite des conditions de réussite (voir Actes de
langage+. p. 44 et suiv.). comparables à celles d'une pro-
messe. notamment la sincérité (QODCEF, p. 76-77). Austin ne
conserve la notion d'«affirmation» qu’en cas d’assertion
rapportée au discours indirect, puisque le locuteur se
dégage alors de la responsabilité de l’assertion. et que l'acte
de langage qu'il réalise tient dans le fait qu'il rapporte des
propos et non dans ces propos eux-mêmes. Le locuteur
asserte alors l’assertion d’un autre — qui n’est plus qu'une
affirmation (QDCF, p. 111).
Cette distinction est réutilisée par Searle lorsqu'il teste les
règles de l’assertion sur un texte littéraire (SE, p. 104 et
suiv.). Il montre en effet que l’assertion produite par l’auteur
d'un texte littéraire est une pseudo-assertion qui non seule-
ment ne répond à aucune condition de vérité. mais en plus
n engage aucunement la sincérité de l’auteur. C'est donc une
assertion feinte (mais non mensongère). en fait une affirma-
tion. dans laquelle les conventions locutoires ordinaires sont
suspendues. aux termes d'un contrat tacite entre auteur et
lecteur. Même le référent du signifié peut y être inexistant.
fictif (par exemple un personnage ou un lieu). sans pour
autant annuler la réussite de l'énonciation.
Austin constate que divers travaux en philosophie du
langage (notamment ceux de Kant) ont affirmé qu'une
assertion peut être un «non-sens », quoique étant gramma-
ticalement correcte (comme «Prenez un comprimé cinq
minutes avant de vous réveiller »). En outre. il conteste à la
fois qu'une assertion soit nécessairement « descriptive » —
terme auquel il préfère « constative ». plus ouvert — et soit
nécessairement vraie ou fausse (voir Actes de langage®.
p. 44 et suiv.). Une assertion peut être un non-sens voulu.
ou procéder en fait d'une intention autre que celle de
décrire/constater.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » 71


Ainsi. la « simple » assertion est déjà un acte de langagee
qui recèle une intention. Ce qui le masque. c'est que l'emploi
ordinaire de l’assertion ne nécessite aucunement l'adjonction
d'expressions qui feraient ressortir ce caractère pragmatique
de l’assertion. Searle rappelle après Wittgenstein et Austin
que. lorsqu'on a mal. on dit «J'ai mal» et non « Je sais que
j'ai mal». parce qu'il est évident que. si on dit qu'on a mal.
c'est qu'on le sait (AL p. 192 et suiv.). Ce n'est qu'en cas de
conditions particulières que des modalités explicites sont
adoptées. sinon l'énoncé produit est incongru. Searle a
cependant une position différente de celle d’Austin quant à
ces conditions particulières. qui sont des « conditions de réus-
site » (voir Actes de langage+. p. 44 et suiv.).
Cela revient à dire que toute énonciation est subjective.
Austin l’affirme avec force en écrivant:

Il est une attitude [...] qu il serait très dangereux de


prendre et à quoi nous sommes très enclins : c'est de pré-
tendre savoir. de quelque façon. que l'usage primaire ou
primitif des phrases est nécessairement (parce qu il devrait
l'être) affirmatif ou constatif [...]. (à savoir que l'énoncia-
tion en question ne peut prétendre qu à être vraie ou fausse.
et n'est pas sujette à la critique de quelque autre point de
vue que ce soit. [...]. Il semble que l'affirmation « pure »
soit plutôt [...] un idéal vers quoi tend l'évolution de la
science. comme elle tend vers un idéal de précision.
(QDCF. p. 93.)

Ce faisant. il rappelle une donnée fondamentale du lan-


gage ordinaire et des langues naturelles opposés au langage
scientifique et aux langues artificielles. Il poursuit en stipu-
lant que c'est l'explicitation de la valeur locutoire d'un
énoncé (y compris d'une assertion) qui peut le rendre plus
clair en tant qu'énoncé du langage ordinaire. Le recherche
de précision. elle. peut éclaircir le sens littéral du contenu de
l'énoncé. et concerne donc surtout le langage scientifique.
Inverser les modalités d'éclaircissement éventuel reviendrait
à appauvrir le langage ordinaire de sa riche ambiguïté. que
Frege avait déjà signalée comme nécessaire à l’accomplisse-
ment de ses fonctions.
Pour Austin. l'assertion étant au fond non pas « pure-
ment» constative. mais à tendance performative. la ques-

72 | LA PRAGMATIQUE
tion de la référence ne se pose plus. Le terme lui-même
n a pas été retenu comme mot clé dans l'index du présent
ouvrage. et l'un des rares paragraphes où l’auteur envisage
cette notion est le suivant :
Nous avons déjà noté que l'affirmation putative! pré-
suppose (comme on dit) l'existence de ce à quoi elle réfère :
si ce référent n'existe pas. l'affirmation n'a trait à rien. [...]
en pareil cas [...] l'affirmation putative est nulle et non
avenue exactement comme lorsque je dis que je vous vends
quelque chose alors que cette chose ne m'appartient pas. ou
qu'ayant brûlé. elle n'existe plus. (ODCF, p. 142.)

La question n'est pas de savoir si le contenu de l'énoncé


est vrai ou faux. mais si le fait de l'énoncer est justifié. Le
problème de la référence se pose également chez Austin, et
pour la pragmatique en général. au niveau de la réalité de
l'acte de langages et de la notion de signification en
contexte (voir Signification. p. 85 et suiv.). On pourrait en
effet considérer que l'acte de langage est le référent du per-
formatif. ou même du constatif. Si Austin considère qu’
Il est malaisé [...] de déterminer le rapport entre Je
donne et la cession elle-même (ODCF. p. 72).

il n’en considère pas moins que le problème n’est pas celui


de la vérité par rapport au référent. mais plutôt celui de la
sincérité de l'intention. Il en fait un problème de conditions
de réussite (voir Actes de langagee. p. 44 et suiv.). ce qui
n'est pas similaire, puisque le référent n’y est pas engagé de
la même façon.
Chez Searle, au contraire. la référence fait l’objet d’une
réflexion très développée (chap. 2 et 5 de AZ, notamment).
On a vu d’ailleurs que l’un de ses critères de classification
des actes de langage + est le type de rapport entre les mots et
les choses. Il distingue d'emblée les expressions référen-
tielles en quatre catégories : expressions référentielles défi-
nies uniques («l’homme»). indéfinies uniques («un
homme»). définies multiples («les hommes »). indéfinies

1. C'est-à-dire «supposée». Austin souligne par ce qualificatif qu'il ne


retient la notion d'affirmation qu'à titre d’hypothèse. puisqu'il la réfute.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 73


multiples («quelques hommes»). Elles correspondent en
gros à ce que la grammaire traditionnelle appelle « défini
singulier. indéfini singulier. défini pluriel et indéfini plu-
riel ». à ceci près que Searle les spécifie en termes d'actes de
langage+. et non d'éléments grammaticaux. Pour lui. l'ex-
pression référentielle est un acte d'identification de quelque
chose d’extra-sémiotique (un objet tangible). ce à quoi ne
sert pas automatiquement un groupe nominal à article défini.
par exemple. « Un homme est arrivé » est bien référentiel.
puisque l'expression «un homme » fait référence à un élé-
ment. Mais. dans « Jean est un homme ». l'expression «un
homme » ne sert pas à identifier «homme ». Elle prédique
sur un « Jean » référentiel. La distinction entre « prédiquer »
(c'est-à-dire « attribuer une propriété ») et « faire référence »
est très importante dans la théorie de Searle. qui critique à ce
propos les confusions qu'il trouve chez Frege entre
«concept» (c'est-à-dire «propriété attribuable en prédi-
quant ») et « objet » («référent ») (AL. p. 145-150). En outre.
Searle insiste sur le fait qu’
On ne doit pas déduire du terme «expression référen-
üelle » que ces expressions réfèrent. Au contraire. cela a
déjà été mis en évidence. la référence est un acte de lan-
gage. et les actes de langage sont accomplis. non par des
mots. mais par des locuteurs qui prononcent des mots.
Dans ma terminologie. dire d'une expression qu'elle réfère
(qu'elle prédique. asserte. etc.) [...]. c'est une façon abrégée
de dire qu'elle est utilisée par un locuteur pour poser une
référence (pour prédiquer. asserter. etc.). (AL, p. 66.)
Il rejoint Austin en critiquant la théorie des descriptions de
Russel. qui. opposée à la théorie de la référence de Frege.
qu Austin et Searle développent. défend l'idée qu'un énoncé
asserte toujours l'existence d'un objet. Searle montre comme
Austin que l'assertion «Le roi de France est chauve» (en
1972) n'est ni vraie ni fausse, mais défectueuse. L'absence de
référent ne rend pas un énoncé faux. elle rend éventuellement
non avenue la prédication sur cet objet. À la question
«L'actuel roi de France est-il chauve ?». on ne répondrait
d'ailleurs ni oui ni non. mais on ferait remarquer que la ques-
tion a un défaut et que l’on ne peut y répondre (sauf à consi-
dérer que «roi de France » identifie indirectement quelqu'un
qui n'a pas ce statut mais pourrait l'avoir. comme le comte de

74 | LA PRAGMATIQUE
Paris). Pour autant. Searle ne considère pas la question de la
référence comme réglée. Il lance même une pique aux théo-
ries qui la traitent avec légèreté :
Est-ce faire référence à soi-même que d'apposer sa
signature au bas d'un document ? Les temps de la conju-
gaison du verbe réfèrent-ils au temps de l'énonciation ? [...]
L'erreur souvent commise {...] est de supposer que de telles
questions doivent obligatoirement recevoir une réponse
juste et non équivoque. ou bien — ce qui est pire — qu'en
l'absence d'une réponse juste et non équivoque. le concept
de référence est un concept sans valeur. (AL p. 66.)
Searle conteste à son tour les axiomes logiques qui pré-
tendent lier l'acte d’assertion d’une expression référentielle
à un référent direct. L'axiome d'existence (« Tout ce à quoi
on réfère doit exister ») lui semble tautologique. En effet. si
l’on se place dans une théorie «traditionnelle » du signe. la
référence y étant indissociable du référent. l’un ne va pas
sans l’autre et réciproquement. C’est donc un truisme. Et si
l’on se place dans une théorie pragmatique. l'acte de langage
n étant pas indissociablement lié au « monde tangible ». et
pouvant de plus instituer une réalité. le fait de référer crée
les réalités concomitantes. La possibilité de discours « para-
site» (comme dit Searle). ou «non sérieux » (comme dit
Austin). par exemple le discours littéraire. ou celle des signi-
fications métaphoriques. confirment cette analyse qui disso-
cie le signifiant du référent.
Il propose par contre un axiome d'«identification » qui
exige des interlocuteurs la capacité de fournir une certaine
identification du référent (par description. éléments déic-
tiques ou autre procédé) comme condition nécessaire à l’acte
de référence. Dans le langage ordinaire. il n’est en général
pas nécessaire d’actualiser cette capacité d'identification. le
discours fonctionnant en circularité. c'est-à-dire s'appuyant
presque toujours sur un discours ou un savoir précédent et
interactif. Quand cela devient nécessaire. on se contente sou-
vent d'une identification partielle, plus efficace parce qu'à
la fois pertinente et économique (du type: «Qui est
Martin ? — Un lieutenant de l’armée de l'air. »).
L'effet illocutoire peut toujours s'ajouter à la stricte
identification du référent. Ainsi Searle cite l'énoncé «Ce
criminel est votre ami». auquel l'interlocuteur peut

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 75


répondre : « C'est mon ami. mais ce n'est pas un criminel ».
ce qui montre bien que l'acte de référence persiste (ici sans
doute par des procédés de référence déictique ou codiscur-
sive). mais qu'il est bien plus qu'une simple description. Il
rend compte de cette distinction en transférant le concept
d'acte indirect (illocutoire primaire et secondaire. voir
Actes de langage+. p. 37 et suiv.). sur l'acte de référence
(SE. chap. 6).
Searle s'appuie pour cela sur les travaux de K.S. Donnellan.
qui distingue expressions référentielle et attributive. Pour
Donnellan. une expression est référentielle si elle vise un
référent précis. alors qu'elle est attributive si elle vise un
référent quelconque à travers une « qualification » qui lui est
attribuée par le locuteur. Ainsi. «Le meurtrier de Dupont »
est attributif dans «le meurtrier de Dupont est fou» si le
locuteur veut dire « Qui que soit le meurtrier de Dupont. il
est fou ». Au contraire. la même expression est référentielle
si le locuteur veut dire « Ce type. là-bas. que l’on pense être
le meurtrier de Dupont. est fou ». L'acte de référence étant
défini par l'identification précise d'un objet. il peut alors
contenir une assertion non conforme à la réalité de l’objet (le
fou en question peut ne pas être le coupable du meurtre de
Dupont). Du moment qu'il permet à l'interlocuteur d'identi-
fier l’objet. il a atteint son objectif. L'objectif d'une expres-
sion attributive, par contre. est de fournir à l'interlocuteur
une caractéristique partielle se rapportant à un objet. suffi-
sante pour lui attribuer une autre caractéristique. sans pour
autant identifier un objet précis. C’est le cas pour l'exemple
«Martin est un lieutenant de l’armée de l'air » cité plus haut.
Cette distinction est du même type que celle qu'établit
Searle entre « référer » d'une part et « prédiquer » («attribuer
une propriété ») de l’autre.
Searle explique alors. dans le cadre de la théorie des actes
de langage+. comment l'acte de référence peut malgré tout
ne pas être réduit à « décrire la réalité vraie du référent » :
Lorsqu'on fait référence à un objet. il arrive parfois que
l'on dispose d'un large éventail d'aspects sous lesquels. ou
en vertu desquels. on aurait pu faire référence à cet objet:
mais on n'en choisit qu'un seul [...]. celui qui. aux yeux du
locuteur. permettra le mieux à l'auditeur d'identifier l’objet.
Dans ce cas. comme dans celui des actes de langage indi-

76 | LA PRAGMATIQUE
rects”. on veut dire ce que l’on dit. mais on veut dire encore
autre chose. N'importe quel aspect fera l'affaire. pourvu
qu il permette à l'auditeur d'identifier l'objet. (Ce peut
même être quelque chose que le locuteur et l'auditeur
croient tous deux être faux de l'objet [...]). (SE. p. 196-197.)
Ainsi. le sens littéral (voir Signification. p. 85 et suiv.)
d'une expression peut ne pas être « vérité» par rapport au
référent. sans pour autant empêcher que la signification en
contexte (voir Signification+. p. 85 et suiv.). mise en acte
d'assertion ou de référence. soit réussie.

Il. Le problème du « nom propre »


La question de la référence se pose aussi pour les prag-
maticiens à propos de la façon dont le signifiant fait réfé-
rence au niveau de l'unité significative minimale. que l'on
appelle ordinairement le « mot »*. On sait que les linguistes
ont mis en évidence l'arbitraire du signe : excepté le cas
limité des onomatopées. 1l n'existe aucun lien motivé entre
la forme du mot (les signes vocaux) d'une part. et son sens
(signifié) ou son référent d'autre part. En outre. on l'a vu.
la théorie binaire du signe (signifiant/signifié). sur la base
de laquelle la linguistique structurale travaille. exclut le
référent. La théorie ternaire du signe développée par les
sémioticiens (signifiant/signifié/référent) soulève une
question cruciale pour la pragmatique :
Depuis Frege. la référence est considérée comme le pro-
blème central de la philosophie du langage: par référence.
j'entends [...] la relation entre des expressions comme les
descriptions définies ou les noms propres d'un côté. et les
choses auxquelles elles“ servent à faire référence de l'autre.
(SE. p. 35-36.)
Si Searle cite ici le nom propre. c'est parce qu'il a fait
l'objet d'une attention particulière de la part des pragmati-

2, Soulignement de Ph. B.
3. Les linguistes utilisent surtout la notion de «morphème» ou de
« monème ». plus précise. mais la distinction n'est pas pertinente pour
notre propos.
4, C'est-à-dire «les descriptions ou les noms propres » (Ph. B).

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 77


ciens. qui y ont vu un exemple très représentatif du problème
de la nomination. Par «nomination» on entend «la repré-
sentation du référent par le signe ». Dire que le nom repré-
sente l'objet est d'une évidence trompeuse. car la notion de
« représentation » est délicate. Les noms propres réfèrent-1ls
de la même façon que les expressions référentielles ? Searle
formule le problème de façon un peu provocante en se
demandant si les noms propres ont un sens.
La réponse la plus classique à cette question est celle de
J.S. Mill. logicien britannique. qui montre dans son Svstem
of Logic (Londres. 1949) que les noms propres n'ont pas de
sens. Ils dénotent. mais ne connotent pas. c'est-à-dire qu ils
réfèrent à l'objet sans rien en dire. sans en décrire aucun
aspect. comme l'affirmait déjà Wittgenstein. Lorsqu'ils sont
employés pour prédiquer. les noms propres deviennent noms
communs et peuvent alors désigner une caractéristique.
comme dans «C'est un Hercule ». D'une certaine façon. on
retombe ici dans la théorie traditionnelle où le signe repré-
sente directement le référent. Searle propose trois objections
à cette réponse :
1. Nous utilisons les noms propres dans des propositions
existentielles. exemple : [...] «Cerbère n'existe pas » [...].
2. Les phrases qui comportent des noms propres peu-
vent être utilisées pour poser des affirmations d'identité
transmettant des informations sur le plan des faits [...].
Ainsi la phrase : « L'Everest est le Chomolungma » peut
être employée pour une assertion d'ordre géographique et
non simplement d'ordre lexicographique. [...] si les noms
propres n avaient pas de sens. l’assertion ne transmettrait
aucune autre information que [..]. «L'Everest est
l'Everest » [...].
3. Le principe d'identification veut que l'énoncé d'un
nom propre communique une description exactement de
la même manière que l'énoncé d'une description définie
[...] un nom propre est un type de description abrégée.
(AL: p.218.)
Si le nom propre était directement lié au référent. un
énoncé comme «Cerbère n'existe pas » serait un paradoxe
inacceptable. puisque dire « Cerbère » est impossible si l'ob-
Jet en question n'existe pas! «Everest» et «Chomo-
lungma». comme «Istamboul» et «Constantinople ».
Dr. Jekyll » et « Mr. Hyde ». ne sont pas un couple synonyme

78 | LA PRAGMATIQUE
parfait. ce qu'ils seraient s'ils n'avaient pas de sens et ne fai-
saient que nommer un objet. Un énoncé comme « Istamboul.
c'est Constantinople » serait alors totalement pléonastique et
incongru. La dernière objection. par contre. tient mal. Searle
montre lui-même à partir de nombreux exemples que /a des-
cription de l'objet n'est pas équivalente à sa représentation
par un nom propre. car le nom propre est unique tout en pou-
vant représenter un objet changeant.
Sa réponse finale est donc à la fois «oui » et «non». Oui. car
les noms propres sont liés — mais «de façon assez lâche » —
aux Caractéristiques de Eu auquel ils réfèrent. Non. car ils ne
décrivent pas l'objet (AL. p. 223). Ainsi. il suffit que locuteur et
interlocuteur identifient le même objet sous son nom propre
pour que la communication soit réussie. même si les descrip-
üons qu'ils en fourniraient devaient être différentes. L'analyse
de Searle est parfaitement cohérente avec son analyse de l'ex-
pression référentielle. qui peut renvoyer à un même référent
sous des formes différentes (comme «le meurtrier de Dupont »
cité plus haut). ce qu'il énonce clairement :
En fin de compte. comment des locuteurs peuvent-ils
référer à un objet ? On peut utiliser des moyens syntaxiques
divers pour faire référence. comme les noms propres. les
descriptions définies et les pronoms. y compris les démons-
tratifs. Et les locuteurs pourront se servir de ces moyens en
vertu de la relation particulière qu'ils ont avec l'objer.* [...]
[...] Puisque [...] [il y a] des moyens linguistiques détermi-
nés que le locuteur utilise pour faire référence à un objet.
on peut dire que. chaque fois qu'un locuteur fait référence.
il doit avoir une représentation linguistique de l'objet [...]
et que cette représentation représentera lobjet sous un
aspect déterminé [...] « Durand » représente un objet sous
l'aspect: être Durand. (SE. p. 194-195.)
Reste un problème. puisqu'une proposition référentielle
ou un nom propre peuvent être employés «en dehors de leur
emploi normal» (AL. p. 117). avec une valeur autre que
purement référentielle. Searle confronte les exemples :
1. Socrate était philosophe.
2. « Socrate » a sept lettres.

5. Soulignement de Ph. B.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 79


Dans le second cas. on ne fait pas référence à l'objet repré-
senté par «Socrate». mais au mot qui représente l'objet. Il
s'agit d'une capacité fondamentale de la langue. dite de
« réflexivité ». qui permet d'employer la langue pour parler de
la langue. C'est un « métalangage ». Ici. le référent n'est plus
extérieur à l'univers des signes. On a traditionnellement rendu
compte de la différence d'usage de « Socrate » dans ces deux
cas en distinguant l'emploi (référence à l'objet) et la mention
(référence au mot. aussi appelée «autonymie »). Dans le cas
de la mention. on parle alors du mot «Socrate » 2 comme
étant le nom propre du mot «Socrate » 1. sa « métanomina-
tion ». Ce n'est donc pas le même mot. et la convention gra-
phique exige deux signes supplémentaires. les guillemets.
Mais. comme on le voit en lisant ces lignes. et comme le
montre Searle avec humour. en fait. « Socrate » 2 devrait être
écrit «« Socrate »» dans la phrase où il est cité. Ce qui fait
qu'il devrait être écrit « «« Socrate » »» dans la phrase que
nous venons d'achever. et que nous avons toujours un « » de
retard ! Outre que cette spirale sans fin est grotesque. elle
généralise abusivement. comme le montre Searle. À l'oral. en
effet. et dans la plupart des situations de discours. il n'est pas
nécessaire d'utiliser des procédés particuliers (comme les
guillemets) pour faire référence à un mot. Il suffit de l'énon-
cer. Le contexte permet à l'interlocuteur de distinguer emploi
et mention. S'il fallait absolument donner un nom propre au
mot pour y référer. ce mot devrait pouvoir être distingué du
mot auquel il réfère. comme tout signe est distinct de l’objet
auquel il réfère. Ainsi. le nom propre de « Socrate » devrait
pouvoir être « Truc» ou n'importe quel signifiant arbitraire.
comme « Pruse ». et l'on pourrait dire ou écrire « Pruse/Truc a
sept lettres » (!). Or. c'est impossible. En fait. le contexte suffit
dans la plupart des cas à déterminer si l’on parle de l’objet ou
du mot. Car c'est l'usage qu'en fait intentionnellement le
locuteur. et non le mot. qui varie.

Il. Vérité
Sous-jacente à la question de la référence. on voit affleu-
rer celle de la vérité. qui explique pourquoi les philosophes
se sont autant penchés sur ces questions somme toute axées

80 | LA PRAGMATIQUE
sur le domaine linguistique ou langagier. Traditionnelle-
ment. la vérité est définie par le rapport à la réalité. Un
énoncé n'est vrai que s’il correspond à la réalité. Les condi-
uons de vérité sont donc faciles à vérifier. En fait. l'obser-
vation du langage ordinaire contredit cette vision des choses
pour plusieurs raisons :
La première d'entre elles provient de la démonstration qui
a été faite que la langue et la réalité «tangible » ne sont pas
en prise directe. Il est possible d’analyser la langue en en
excluant complètement le rapport au «monde réel ». comme
l'ont fait certains courants linguistiques. La référence. réin-
troduite. ne conduit pas à observer un lien direct
signifiant/référent. même pour des cas a priori assez transpa-
rents comme les noms propres (vus ci-dessus). De plus. si le
rapport au référent est aisément concevable dans le cas où le
référent est un objet tangible. il est malaisé lorsque le référent
est abstrait. A tel point que Searle fait de l’objet abstrait (par
exemple «ivresse ») un «concept» qu'il renvoie au prédicat
et n'accepte pas qu il constitue un référent.
Par ailleurs. il n'est pas évident de décider si la vérité est
ce qu on croit ou ce qui est Vrai dans un idéal absolu. Dans
la pratique. pragmatiquement. ce qui est vrai. c'est ce que
l’on croit. Quant à démontrer qu'il y à une vérité universelle
et quelle est cette Vérité... L'observation du langage ordi-
naire fait plutôt pencher la balance vers des vérités relatives.
résultats toujours provisoires de processus interprétatifs
variés et variables. Cela est conforté également par l'analyse
des éléments dits «indexicaux» du langage. qui ont fait
l’objet de travaux en pragmatique (ceux de D. Kaplan
notamment) comme en linguistique de l’énonciation. Cette
analyse a montré le fait qu'un certain nombre d'éléments
très couramment utilisés en langue n'ont de signification
possible que par rapport au contexte dénonciation et à l’uni-
vers du discours. C'est ce que l'on appelle les «indexicaux »
comme ici OU maintenant. Comme je ou fu. comme les
démonstratifs. les substituts (pronoms etc.). les temps ver-
baux. les termes d'adresse. etc. Il en découle une nette rela-
tivisation de la notion de signification. et donc de vérité.
L'existence du référent. notamment dans les assertions.
est chez Austin une condition pour que l'acte d’asserter soit
réussi. ce qui transforme la question d’une vérité (absolue)

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire > 81


en une question de réussite d'action contextuelle. et la
déplace du référent au signe. ou des mots au locuteur. Ainsi.
un énoncé n'est plus analysé comme «faux» si c'est «un
énoncé que la réalité contredit». mais soit comme «une
assertion (si l'intention était effectivement d'asserter) dont
la réussite est possible sous certaines conditions et impos-
sible sans celles-ci » et notamment une «intention sincère »
(voir Référence+. p. 70 et suiv.). soit comme «un acte de
langage + qui a été perçu comme une assertion mais qui n en
est pas une au niveau de l'intention ». L'assertion implique
toujours une sincérité. tout comme l'implique une promesse.
La responsabilité du locuteur est engagée. et pas uniquement
le sens des mots.
Ce sont les effers de l'énonciation. et non son contenu
«littéral » rapporté au référent. qui importent. Austin insiste
sur ce point au cours de sa onzième conférence (ODCF.
p. 144-149). À l'aide de plusieurs exemples. il montre que la
vérité est relative au contexte. et notamment aux visées de
l'énonciation. Ainsi. « La France est hexagonale » n'est ni
vrai ni faux. c'est une «description sommaire » (idéologi-
quement orientée). Ainsi « Tous les cygnes sont blancs » est
vrai tant qu on ignore qu 1l y en a des noirs en Australie. ou
des rouges sur une autre planète. Austin. conscient des
implications éthiques de sa réflexion. en envisage aussi les
aspects négatifs. et prend quelques précautions:

Cette conception diffère beaucoup. en nombre de points.


des affirmations pragmatistes suivant lesquelles le vrai est
ce qui fonctionne. etc. La vérité ou la fausseté d'une affir-
mation ne dépend pas de la seule signification des mots.
mais de l'acte précis et des circonstances précises dans les-
quelles il a été effectué. (QODCF. p. 148.)

Il ajoute que l'importance des aspects illocutoires est


grande dans l'énonciation performative. mais faible dans
l’énonciation constative. S'il nie qu'une assertion soit sim-
plement vraie ou fausse. c'est pour en établir le caractère
sincère où mensonger.
Searle montre aussi que la question de la vérité. et notam-
ment de la sincérité du locuteur dans sa crovance en ce qu'il
énonce. est complexe par le fait que la visée pragmatique du
locuteur peut tout changer. Il envisage la fiction. où cette

82 | LA PRAGMATIQUE
clause de sincérité est suspendue par « contrat » tacite entre
émetteur et récepteur. mais aussi celle des métaphores. des
actes indirects en général (voir Actes de langage. p. 37 et
suiv.). où la signification dépasse le sens littéral (voir Signi-
ficatione. p. 85 et suiv.):
On peut dire que. dans la plupart des cas. une phrase ne
détermine l'ensemble de ses conditions de vérité que relati-
vement à un ensemble d'assomptions‘ qui ne sont pas réali-
sées dans le contenu sémantique de la phrase. (SE. p. 126.)
Son exemple à ce sujet est le fameux «Le chat est sur le
paillasson ». à propos duquel il imagine diverses situations
extraordinaires qui pourraient influer sur la vérité de
l'énoncé (comme la mise en apesanteur). Il établit même un
parallèle significatif entre «conditions de vérité » et « condi-
tions d'obéissance » qui confirme bien que /a vérité dépend
des effets pragmatiques et n'est pas inscrite dans le sens lit-
téral des mots :
À la notion de conditions de vérité d'une phrase indica-
uve correspondent les notions d'obéissance d'une phrase
impérative et de conditions de réalisation d'une phrase
optative. (SE. p. 117.)

IV. Transparence et opacité


La réflexion sur la métanomination. c'est-à-dire sur la
capacité réflexive du langage humain. et sur la référence
apporte une donnée fondamentale à l'analyse du signe et au-
delà. des langues et du langage. Le mot. le signe. est un objet
en soi. et pas seulement un signal transparent qui indique
directement un objet extérieur au langage. un référent. Il est
à la fois un objet en soi et un représentant d'un autre objet.
Décalé par rapport à l'univers tangible. le langage construit
un autre univers. celui des signes. où la réalité est perçue et
conceptualisée à travers le prisme du langage. Mais. en
même temps. il permet d'appréhender cette réalité et d'y
faire référence. Ainsi. dire. c'est en même temps montrer

6. C'est-à-dire «d'intégration d'informations d'arrière-plan et de données


contextuelles ».

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 83


que l'on dit (réaliser l'acte de dire) et référer à un objet trans-
posé dans l'énoncé sous la forme d'un concept signifié.
L'erreur. si l’on peut dire. que l'on commettait avant l'ap-
_proche pragmatique était principalement de croire que dire
consiste uniquement à montrer quelque chose sans voir que
c'est toujours simultanément montrer que l'on dit. Du.
autrement formulé. c'était que dire consiste à désigner
quelque chose sans se rendre compe que la désignation elle-
même est un acte non neutre. parce qu énoncée par un locu-
teur forcément subjectif. et que le signe est une
interprétation de la réalité.
Cela induit une tout autre façon de considérer le discours.
le locuteur. le sens. et leur place dans des questions essen-
tielles comme celles de la vérité. du pouvoir. de la volonté.
des relations humaines. Cela a contribué également à recon-
sidérer la langue et le langage. la communication. dans le
cadre anthropologique et sociologique. Opaques et transpa-
rents. langues. langage. communication. permettent à
l'homme de ne viser ni l'enfermement total. ni l'ouverture
maximale. Elargie aux perspectives ethnosociolinguistiques.
conversationnelles ou psychologiques de l'interactione vues
plus haut. cette théorie du signe est cohérente avec les phé-
nomènes de dissimulation/ostentation des variations linguis-
tiques et des identités (J.J. Gumperz). de la théorie des faces
d'E. Goffman. de la «maxime de quantité » chez Grice. ou
des concepts de «système » (homéostasique) et de «double
contrainte » de Bateson et Watzlawick.

84 | LA PRAGMATIQUE
I. Sens littéral et signification en contexte
L'une des conséquences majeures de l'approche pragma-
tique du langage ordinaire est que
[.….] la théorie de la « signification ». dans la mesure où elle
recouvre le «sens » et la «référence ». devra être épurée et
reformulée. à partir de [...] la théorie des actes de discours.
(ODCF, p. 152)
Pourtant. Austin accorde peu de développement à cette
question. S’1l pose explicitement la « signification » (mea-
ning) comme étant la réunion du «sens » (sense) et de la
«référence » (QODCF, p. 108). il fait du mot «sens» un
emploi très étendu et. semble-t-il. peu rigoureux. Ainsi.
p. 112, peut-on lire:
[...] en un sens — sens (B) — l'acte sera très différent
suivant la manière et selon les sens dans lesquels. en
chaque occasion. nous l'«utilisons ».
Le sens (B) indiqué est donné plus loin (p. 114) comme
étant un acte illocutoire. « Sens » est donc ici à comprendre
comme «effet pragmatique ». alors qu'ailleurs ce mot signi-
fie «concept signifié ».

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 85


Austin introduit sommairement une distinction qui reste
floue:
[...] depuis quelques années. en effet. nous voyons de
plus en plus clairement que les circonstances d'une énon-
ciation jouent un rôle très important et que les mots doivent
être « expliqués » pour une bonne part par le contexte où 1ls
sont destinés à entrer. ou dans lequel ils sont prononcés. de
fait. au cours de l'échange linguistique. Cependant. nous
sommes peut-être encore trop enclins à donner ces explica-
tions en termes de «signification des mots» [...] je veux
distinguer valeur et signification (signification équivalente
à sens et référence). tout comme il est devenu essentiel de
distinguer sens et référence à l'intérieur même de la signi-
fication. (QODCF. p. 113.)
Il ajoute aussitôt :
«Emploi» est un mot désespérément ambigu. tout
comme « signification » [...]. Au vrai. le mot «emploi ». qui
a supplanté « signification ». n'a pas une position beaucoup
plus confortable (ODCEF p. 113.)
Ici. «signification » signifie plutôt (!) «énonciation » au
sens austinien de l'acte de langagee «locutoire». Mais.
comme on finit par dire que tout acte est toujours illocu-
toire. même l'assertion constative (voir Référence+. p. 70
et suiv.). la terminologie ne s’éclaircit pas. Austin emploie
conjointement «valeur et signification» (par exemple
P. 116. p. 124).
Il reviendra à son élève J. Searle d'aborder clairement ce
problème. En deux étapes :un chapitre intitulé «La signifi-
cation » (p. 83-91) dans AL. et un autre intitulé « Le sens lit-
téral » (p. 167-188) dans SE.
I part d'une définition par P. Grice de la signification:
[...] lorsque je parle. j'essaie de transmettre certaines
choses à mon interlocuteur en l’amenant à reconnaître mon
intention de lui communiquer précisément ces choses.
J'obtiens l'effet attendu si je l'amène à reconnaître mon
intention de produire sur lui cet effet. et dès que mon inter-
locuteur reconnaît ce qu'il est dans mon intention d'obte-
nir. le résultat est atteint. en général. (AL. p. 83-84.)
Cette définition de la signification. que Searle va affiner
un peu. met en relief l'intention communicative, l'effet prag-

86 | LA PRAGMATIQUE
matique, l'interlocution. De plus. les « choses » dont Grice et
Searle parlent ne sont pas les informations sémantiques
brutes contenues dans l'énoncé. que l'on pourrait appeller le
«sens littéral» de l'énoncé. mais l'effet pragmatique de
l'énonciation de l'énoncé. L'exemple que donne Searle le
montre clairement : quand je dis « Bonjour » à quelqu'un. la
signification de ce message est l'intention perçue de saluer.
d'entrer en contact. et non celle de dire «bon» et «jour ».
C'est justement cette apparente exclusion. complète et exa-
gérée. du contenu de l'énoncé que Searle critique. Poussée à
l'extrême. une telle définition veut dire que n'importe quel
énoncé peut servir à provoquer un effet pragmatique voulu.
Or ce n'est évidemment pas le cas. Certes. Searle n'en
revient pas à une vision classique et simpliste où le sens et
la signification seraient identiques dans la mesure où seul le
contenu sémantique des mots du message émis importerait.
Mais il existe un lien entre contenu de l'énoncé et effet prag-
matique. La définition de la signification que formule Searle
réintroduit donc l'énoncé :
Dire que L [le locuteur] énonce la phrase T avec l'inten-
ton de signifier T (c'est-à-dire qu il signifie littéralement
ce qu il dit). c'est dire que :L énonce T et que
a) L. par l'énoncé de T. a l'intention I de faire
connaître (reconnaître. prendre conscience) à À [l’audi-
teur] que la situation spécifiée par les règles de T (ou cer-
taines d'entre elles) est réalisée. (Appelons cet effet
l'effet illocutionnaire El).
b) L a l'intention. par E [l'énoncé]. de produire ET par le
reconnaissance de I.
c) L'intention de L est que I soit reconnue en vertu (ou
au moyen) de la connaissance qu'a A des règles (certaines
d'entre elles) gouvernant (les éléments) T. (AL. p. 90-91.)

L'énoncé est donc un moven conventionnel de communi-


quer une intention illocutoire. dépassant le contenu brut de
l'énoncé. Maïs il constitue une base indispensable et néces-
saire. non aléatoire. pour signifier cette intention, c'est-à-
dire l'émettre et la faire reconnaître. En ce sens. il s'agit
bien d’une coénonciation. d'une construction de la signifi-
cation à la fois par l'émetteur et par le récepteur, sur la base

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 87


de conventions. de données contextuelles et d'arrière-plan.
Ce sont des règles conventionnelles d'interprétation de cet
énoncé, et non de n'importe lequel. qui permettent d'at-
teindre la signification illocutoire directe ou indirecte de
l'énonciation.
Searle revient sur la question en la prenant par l’autre
bout. celui du «sens littéral ». dans SE:
La thèse que je propose de critiquer est celle que l'on
présente parfois en disant que le sens littéral d'une phrase
est le sens qui lui appartient dans le «contexte zéro » [...].
Le sens littéral d'une phrase est entièrement déterminé par
le sens des mots (ou morphèmes) qui la composent et par
les règles syntaxiques suivant lesquelles ces éléments sont
combinés [..]. Le sens littéral d'une phrase doit être soi-
gneusement distingué de ce que la phrase signifie pour le
locuteur quand il l'énonce pour accomplir un acte de lan-
gage. parce que le sens de l'énonciation [...] peut diverger
de diverses manières du sens littéral de la phrase [...]. A
proprement parler. [...] «sens littéral de la phrase » est un
pléonasme. parce que les autres types de sens (.. ironique.
métaphorique. indirect...) ne sont nullement des propriétés
des phrases. mais de l'énonciation des phrases par un locu-
teur [...]. Même dans le cas de phrases indexicales. le sens
ne change pas d'un contexte à l’autre : le sens constant. au
contraire. est tel qu'il ne détermine l'ensemble de ses
conditions de vérité que relativement au contexte d'énon-
ciation. (SE. p. 167-168.)
Or. pour Searle. cette vision d'un sens littéral «nu »
auquel l'addition de données contextuelles donne une signi-
fication est erronée. D'une part. c'est confondre l’énoncia-
ion et l'occurrence de l'énoncé (au sens de Peirce). D'autre
part. même une interprétation dite «littérale » d'un énoncé
aussi banal que « Donnez-moi un hamburger à point. avec du
ketchup et de la moutarde. mais pas trop de cornichon ». fait
déjà en soi appel à de nombreuses données contextuelles
(culturelles. par exemple...). Searle reste prudent dans les
conclusions hardies que sa démonstration appelle. Mais.
d'une certaine façon. cela revient presque à dire que le sens
littéral « pur » n'existe pas, ou, en tout cas, que même le sens
littéral n'est pas exclusivement immanent à la langue de
façon interne, mais que tout sens fonctionne aussi (et sur-

88 | LA PRAGMATIQUE
tout ?) sur la base de rapports externes avec le monde. Ces
rapports. ces «assomptions » de « données d'arrière-plan ».
pour reprendre la terminologie de Searle. sont si nombreux
et complexes que l’on n'en est en général pas conscient. et
qu'il serait vain de vouloir en établir une représentation
exhaustive. Le concept même d'arbitraire du signe et de
convention conforte d'ailleurs cette analyse. à condition
d'admettre un système ternaire du signe. Car toute théorie
binaire. qui exclut la référence et présente la langue comme
un système clos. est contredite par l'analyse du sens littéral
que propose Searle. ainsi que par l'approche pragmatique
d'une manière générale.
Enfin. Searle insiste sur le fait que son analyse du «sens
littéral » n'infirme absolument pas la distinction sens litté-
ral de la phrase/signification de l'énonciation. ni la distinc-
ton entre actes de langage+ directs et indirects (voir p. 37
et suiv.). Sa relativisation du sens littéral implique seule-
ment qu'il faut aussi prendre en compte des données
contextuelles pour l'expliquer. et donc que différentes don-
nées jouent des rôles différents et imbriqués aux deux
niveaux littéral et énonciatif.
On retrouve cette théorie par exemple sous la distinction
«contenu/relation» de Palo Alto. Les rapports sens
littéral/signification pragmatique peuvent alors être renversés.
C’est ce que propose un pragmaticien français. O. Ducrot. qui.
travaillant notamment sur l'argumentation. montre que non
seulement la valeur argumentative d'un énoncé dépasse son
contenu informatif. mais que celui-ci peut être déterminé par
celle-là (et non le contraire). C’est. d'une certaine façon. ce
que propose également J. Gumperz. qui analyse l'indice que
constituent les variations sociolinguistiques comme un indice
initial sur lequel se construit l'interprétation.

il. Implicite, présupposé, sous-entendu


L'une des conséquences principales des maximes conver-
sationnelles et des rites d'interaction est la mise en évidence
de la notion d'implicite. laquelle recouvre à la fois celles de
«non-explicite » et d'«implication » (l'implicature en philo-
sophie logique). En effet. le langage ordinaire fonctionne

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 89


fondamentalement sur la maxime conversationnelle, qui
consiste à donner autant d’information que nécessaire, mais
pas plus. C’est par le jeu des inférences contextuelles,
logiques, sociolinguistiques, culturelles, etc., que le co-
énonciateur du message construit de la signification. Le res-
pect d’une autre maxime, celle de coopération, est bien sûr
indispensable à cette opération. L
Toute communication est partiellement explicite, et partiel-
lement implicite. Toute signification se construit en partie sur
des données implicites. La part de l’implicite semble en fait
souvent beaucoup plus grande que celle de l’explicite, y com-
pris au simple niveau du sens littéral (voir Significatione,
p. 85 et suiv.). Qu'il s’agisse du «sens littéral », de la valeur
illocutoire, des actes indirects, et même des assertions ou de la
vision du monde propre à une langue, l’implicite est partout,
car tout n’est pas dit, et il faut s’impliquer dans des conven-
tions sociales pour produire de la signification (voir
Signification+, p. 85 et suiv.; Actes de langagee, p. 32 et
suiv. et p. 37 et suiv. ; Référence®, p. 70 et suiv.).
Faute de cet implicite, il serait impossible de communi-
quer, puisqu'il faudrait toujours tout expliciter, et le moindre
message serait une spirale sans fin s’auto-explicitant et
explicitant son auto-explicitation… !
On comprend, dès lors, que la notion d’implicite ait forte-
ment retenu l’attention des pragmaticiens. Austin, dont
l’œuvre ne propose pas de conceptualisation ni de théorisa-
tion de cette notion, y fait néanmoins plus qu’allusion. C’est
par la «présupposition » qu’il en vient à assimiler les asser-
tions à des performatifs (voir Référence+, p. 70 et suiv., et
Actes de langage+, p. 28 et suiv.):
Nous pouvons nous demander enfin [...] si la notion
d’échec concerne les énonciations qui sont des affirma-
tions. [...] Je pense [...] aux affirmations qui renvoient à
quelque chose qui n’existe pas, par exemple celle-ci:
«L’actuel roi de France est chauve ». On pourrait être tenté
de ramener pareil propos au cas où il y a intention de léguer
un objet qu’on ne possède pas. Des deux côtés, n’y a-t-il
pas présupposition d’existence ? (QDCF, p. 53.)

Mais c’est en examinant les différentes façons dont une


assertion implique que d’autres soient vraies, à l’occasion de

90 | LA PRAGMATIQUE
la réflexion sur les «échecs » et les «infélicités» (cf. Actes
de langage +, Conditions de réussite), qu’ Austin approfondit
la réflexion sur l’implicite. Il les classe en «entraîner»,
«laisser entendre » et « présupposer ».
Sous «entraîner », il classe les relations d’implication et
de contradiction du point de vue logique. On ne peut pas
affirmer en même temps deux énoncés contradictoires. On
ne peut pas non plus nier ce qu’implique logiquement une
assertion et dire par exemple « Tous les hommes rougissent »
et « Seulement certains d’entre eux rougissent ».
Sous «laisser entendre», il classe l’implication dite de
«croyance», de «sincérité », qui est une condition de réussite
essentielle de l’assertion (voir Actes de langages, p. 44 et
suiv.). Asserter, c’est «laisser entendre» que l’on croit ce que
l’on dit.
Sous «présupposer », il classe l’implication d’existence.
Dire «Tous les enfants de Jean sont chauves » présuppose
que Jean a des enfants.
S1 la première de ces catégories est un classique de la phi-
losophie logique, les deux suivantes sont plus originales.
Elles dépassent la question des conditions de vérité à
laquelle elle était jusque-là cantonnée par les logiciens, et
posent que la signification d’un énoncé, même de type
constatif, dépend de conditions extérieures aussi bien à
l’énoncé lui-même qu’à ce à quoi il réfère.
Searle, à sa suite, définira encore plus clairement l’impli-
cite en tant que condition contextuelle de réussite d’un acte
de langage+, mais en parlant de «sous-entendu ». Ce terme
semble recouvrir ce qu’Austin appelle « laisser entendre » :
Chaque fois qu’un état psychologique se trouve spécifié
dans la condition de sincérité, accomplir l’acte en question
revient à exprimer cet état psychologique. [...] Ainsi, asser-
ter [...] revient à exprimer la croyance [...]. Demander [...]
revient à exprimer le souhait ou le désir [...]. Promettre [...]
revient à exprimer l'intention [...].
Si la condition de sincérité nous dit ce que le locuteur
exprime par l’accomplissement de l’acte, la condition pré-
liminaire nous apprend (au moins en partie) ce qu’il sous-
entend en accomplissant cet acte. De façon générale, le

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 91


locuteur sous-entend, par l’accomplissement d’un acte illo-
cutionnaire quelconque, que les conditions préliminaires de
l’acte sont satisfaites. Ainsi, par exemple, lorsque j’affirme
quelque chose, je sous-entends que je peux étayer cette
affirmation. (AL, p. 107-110.)

Dans un premier temps, donc, la pragmatique envisage


l’implicite dans la perspective classique de la logique séman-
tique et l’enrichit de la perspective de l’intentionnalité que
dévoilent progressivement Austin et Searle. Toute l’approche
pragmatique inclut d’ailleurs cette nouvelle problématique,
car l'intention est au cœur des conditions de réussite, de la
force illocutoire, du concept même d’acte, et de la théorie
pragmatique de la signification (voir Actes de langage+,
p. 44 et suiv. et p. 32 et suiv.).
H.P. Grice travaillait principalement sur le sous-entendu.
C’est l’analyse de ce phénomène qui le conduisit à élaborer
ses fameuses maximes conversationnelles (voir Interac-
tion* , p. 48 et suiv.), conventions de l’échange verbal néces-
saires à l’opération de reconnaissance du sous-entendu par le
récepteur. Or, l’un des concepts clés sous-jacents de la théo-
rie de Grice est celui que Searle nommera «intention
réflexive ». Il s’agit d’une intention significative qui fonc-
tionne explicitement (la signification à laquelle Grice se
consacre exclusivement est la signification intentionnelle).
Grice la distingue non seulement des cas non intentionnels
(comme le fait de rougir de honte), mais aussi des cas où
l'intention doit rester cachée pour que le récepteur interprète
le message conformément aux vœux de l’émetteur, c’est-à-
dire comprenne une intention implicite qui n’est pas l’inten-
tion implicite réelle de l’émetteur. Grice donne l’exemple du
plissement de front pour faire croire que l’on est préoccupé
alors qu’on ne l’est pas. Ou celui du joueur de poker qui
mise gros par bluff. L’intention du joueur est de bluffer, et
elle doit bien sûr rester ignorée des autres joueurs, dont le
bluffeur espère qu’ils interpréteront son acte selon son
implicite direct (avoir un beau jeu).
A l'inverse, les cas de signification à «intention réflexive »
sont du type du «Salut ! », exprimant de façon explicite l’in-
tention de saluer, et qui ne fonctionne que si l’interlocuteur
reconnaît l’intention (d’où l’effort d’explicitation).

92 | LA PRAGMATIQUE
ÉCLAIRAGE

LES TYPES DE SIGNIFICATION DE GRICE


Signification

a) intentionnelle b) non intentionnelle

a.1. intention nécessairement secrète


a.2. intention non nécessairement secrète
a.2.1. intention non nécessairement non secrète
a.2.2. intention nécessairement non secrète

La classification de H.P. Grice se fonde principale-


ment sur le critère d’intentionnalité. Searle expose et
enrichit cette théorie dans AL, p. 83-91.

P. FE Strawson, autre philosophe britannique, a montré que


la théorie de Grice et celle d’Austin se complètent aisément,
puisque que ce dernier a bien insisté sur le fait que c’est l’in-
terprétation correcte (uptake) de l’intention qui concrétise
l’acte illocutoire. L'acte illocutoire n’est réalisé que lorsque
l'intention illocutoire est complétée, concrétisée par l’effet
illocutoire à la réception (acte = intention + effet/réception).
De ce point de vue, la réussite d’un acte illocutoire dépend
en partie de son explicitation par l’émetteur afin de faciliter
la reconnaissance de son intention. Inversement, dans les
cas où la force illocutoire est moins importante, l’implicite
peut occuper une part plus grande.
On fera remarquer au passage avec E. Goffman qu’
[...] il est tout simplement impossible de prononcer une
phrase sans marquer son énonciation d’une certaine colora-
tion affective perceptible, ne serait-ce que l’aura émotive
particulière que confère l’impassibilité. (FP, p. 129.)
Par la suite, les pragmaticiens se sont orientés vers deux
développements. D’une part une réflexion philosophique
plus poussée sur la notion d’intentionnalité, et, au-delà,
d’action (avec notamment l’ouvrage de Searle intitulé
L'Intentionnalité, Essai de philosophie des états mentaux,
Paris, Minuit, 1985, titre original /ntentionality, 1983).

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 93


D'autre part. une analyse plus fine des phénomènes d'impli-
cite dans le langage ordinaire. due notamment à divers lin-
guistes de l'énonciation et pragmaticiens français comme
O. Ducrot (voir p. 103-105) ou C. Kerbrat-Orecchioni
(L'Implicite. Paris. A. Colin. 1986). O. Ducrot a proposé de
considérer la présupposition comme un acte de langage +.
puisqu'elle a des effets comparables.
Enfin. la multiplicité et la diversité des données implicites
possibles rendent vaine toute tentative de classification
exhaustive précise de l'implicite. attitude que nous avons
déjà rencontrée à plusieurs reprises chez les pragmaticiens
du langage ordinaire. E. Goffman le rappelle :
[...] il est évident que le discours oral (et écrit). en
contexte. a la capacité de présupposer sucialement toutes
choses au monde (et même des bouts d'univers). totalité
dont le tri serait manifestement une entreprise présomp-
tueuse. (FP. p. 207.)

Ill. Inférences
La notion d'inférence revient souvent dans les réflexions
des pragmaticiens. Pourtant. elle n'est que peu précisée.
Parmi les textes fondateurs. seul SE, de J. Searle. y fait une
place plus explicite. Et encore faut-il reconstituer les par-
celles de texte où le terme apparaît. grâce à sa présence
dans l'index. C'est sans doute qu'elle est considérée
comme allant de soi. Elle recouvre pourtant un procédé
communicatif essentiel dans l'approche pragmatique.et se
situe à l'articulation de concepts fondamentaux comme
signification. interprétation. actes indirects. règles conver-
sationnelles. variations sociolinguistiques (chez Gumperz).
etc. (voir Actes de langage. p. 37 et sui. et Interactione.
p. 48 et sui. et p. 55 et suiv.).
Searle. développant dans SE sa théorie des actes indirects
(voir Actes de langage+. p. 37 et suiv.) à partir des bases qu'il
avait jetées dans AL. appuie sa démonstration sur «les capacités
générales de rationalité et d'inférence de l'auditeur » (SE. p. 73).
S attachant plus précisément à la métaphore (voir Actes
de langage+. p. 37 et suiv.). et à l'explication du passage
du «sens littéral » à la signification indirecte. il évoque un
« principe d'inférence » :

94 | LA PRAGMATIQUE
On pourrait dire que le vice endémique des théories
comparatives est qu'elles confondent la thèse selon
laquelle l'énoncé de comparaison fait partie du sens. et
donc des conditions de vérité de l'affirmation métapho-
rique. avec la thèse selon laquelle l'énoncé de la ressem-
blance est le principe d'inférence. ou une étape dans le
processus de compréhension sur la base duquel les locu-
teurs produisent et les auditeurs comprennent la métaphore.
(SEap.1432
C'est ce « principe d'inférence ». élément du processus de
compréhension. que Searle invoque lorsque qu'il propose
une formulation explicite des étapes de compréhension d'un
acte de langage indirect (voir Actes de langagee. p. 37 et
suiv.). Ainsi. parmi les dix étapes permettant à l'auditeur de
passer de la réception factuelle de l'énoncé à la compréhen-
sion de la signification pragmatique de «Pouvez-vous me
passer le sel ? ». Searle pose aux niveaux 5. 7. 9 et 10 l'opé-
ration «inférence » des étapes immédiatement précédentes.
L'inférence y est distinguée des étapes de pure perception de
l'énoncé (1). de mise en application des conventions conver-
sationnelles ou pragmatiques (2. 4. 6). et de perception de
données contextuelles dites d'« arrière-plan » (3. 8).
On peut donc inférer de ces usages du terme chez Searle
que l'inférence se définit comme une opération logique de
mise en relation de données énoncées, contextuelles,
conventionnelles et pragmatiques, afin de construire une
signification. « Inférer ». c'est calculer. c'est déduire. à partir
d'éléments signifiants multiples (surtout multiples du point
de vue de la pragmatique). pour interpréter. trouver une
significationé. La notion d'inférence se situe principale-
ment du côté du récepteur. mais elle n'est ni un simple déco-
dage. ni coupée de l'émetteur. puisque la signification est le
résultat d'une coénonciation en contexte.
E. Goffman. à son tour. étudiant les présuppositions et les
implications. en vient à réfléchir à la notion d inférence. Il
critique une définition purement sémantique et logicienne de
l'implicite et de l'inférence :
Il existe une conception philosophique des présupposi-
tions [...] quon a nommée [...] « sémantique ». «existen-
tielle ». ou «logique ». Elle se présente comme seulement
intéressée à la valeur de vérité des affirmations et en

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 95


aucune façon par ce que pourrait présupposer l'acte d'affir-
mer telle chose dans tel cadre [..]. En conséquence. on
définit «l'inférence » comme étant la relation entre deux
affirmations telle que l'inférée est vraie si l'inférante est
vraie. (FP. p. 207-208.)

[...] il est impossible de tracer une frontière définitive


entre ce que les énoncés présupposent sémantiquement et
ce que font pragmatiquement les gens qui les énoncent.
(FP, p. 208-209).
Goffman prend l'exemple où John dit à Martha : « Qu'est-
ce que tu as pensé du film hier soir ? » L'énoncé présuppose
que Martha est allée voir un film la veille au soir. Mais 1l
n'est pas nécessaire que Martha partage cet implicite (par
inférence). si elle n'est en fait pas allée au cinéma. pour
comprendre l'énoncé. De plus. John peut intentionnellement
poser cette question sans croire lui non plus à l'inférence
logique permettant d'impliquer que « Martha est allée au
cinéma hier soir». si par exemple il sait pertinemment
qu'elle n'y est pas allée. mais cherche à tester sa franchise.
[...] ce que le langage nous permet d'étudier en matière
de présuppositions nous conduit au-delà du langage. vers
des dispositifs sociaux essentiellement non linguistiques
[...] il y a en jeu des normes d'interprétation culturellement
déterminées et non simplement les traits systémiques de
langues particulières. (FP. p. 241.)
L'inférence apparaît ainsi comme un phénomène essentiel
dans l'interaction langagière. Sans cette capacité. sur
laquelle peut compter l'émetteur. parmi d'autres conven-
tions discursives. aucune communication ne serait possible.

IV. Séquentialité et circularité

Tout énoncé est réflexif par son énonciation. Entre trans-


parence et opacité (voir Référence+. p. 83 et suix.). il dit sur
lui-même en même temps qu'il dit autre chose. Tout
énoncé évoque partiellement d'autres énoncés. les continue

96 | LA PRAGMATIQUE
et les engendre. que cela soit conscient ou non chez les
coénonciateurs. dans un système circulaire où tout se tient.
Cette circularité est au cœur des rites d'interaction (voir
Interaction+. p. 49 et suiv.) analysés par E. Goffman. qui la
décrit sous les termes «tours de parole » (des locuteurs) et
«enchâssement » (des énoncés les uns dans les autres). phé-
nomènes quotidiens de la conversation ordinaire. Ce cher-
cheur insiste sur le fait que les « tours de parole » concernent
les interlocuteurs et non les énoncés eux-mêmes :
Les énonciations ne sont pas logées dans des para-
graphes. mais dans des tours de parole qui sont autant d'oc-
casions temporaires [pour les interlocuteurs] d'occuper
alternativement la scène. Les tours sont eux-mêmes natu-
rellement couplés sous formes d'échanges bipartites. Les
échanges sont liés les uns aux autres en suites marquées par
une certaine thématicité. Une ou plusieurs suites théma-
tiques forment le corps d'une conversation. Telle est la
conception interactionniste. qui suppose que toute ÉnOnCIa-
tion est ou bien une déclaration qui établit les paroles du
locuteur suivant comme étant une réplique. ou bien une
réplique à ce que le locuteur précédent vient d'établir. ou
encore un mélange des deux. Les énonciations ne tiennent
donc pas toutes seules [...] elles sont construites [...] pour
soutenir l'étroite collaboration sociale qu'implique la prise
du tour de parole. Dans la nature. le mot prononcé ne se
trouve que dans l'échange verbal. il est totalement fait pour
cet habitat collectif. (FP. p. 85.)
La «circularité » a été également observée par Gumperz.
et par les chercheurs de Palo Alto. qui en rendent compte de
diverses manières. et notamment sous la notion de «redon-
dance significative » : l'examen attentif d'une conversation
montre que certaines séquences d'échanges se répètent régu-
lièrement. les mêmes comportements se répondant toujours.
Ces redondances en disent souvent beaucoup sur la relation
établie entre les acteurs du système. La notion de «redon-
dance » complète celle de «rétroaction » (feed-back). exami-
née plus haut. qui présente à son tour toute communication.
toute interaction. toute relation de causalité. comme étant
circulaire et bilatérale. et non linéaire et unilatérale.
Le corrélat de la notion de «circularité» est celle de
«séquentialité». Si la totalité de la communication nest

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » | 97


qu'un vaste ensemble ininterrompu où tout s engendre et se
répond à des degrés divers. la perception qu en ont des locu-
teurs pris dans une interaction langagière particulière est
séquentialisée. Elle n'est pas. ne peut pas être aussi globale.
même si. comme l'a montré Searle. la densité des inférences
(voir Signification+. p. 94 et suiv.). réalisées à chaque com-
préhension est très élevée. Aussi ces locuteurs adoptént-ils
un point de vue qui « ponctue ». c'est-à-dire « découpe » le
flux des messages en « séquences ». Goffman le rappelle :
C'est un lieu commun (néanmoins vrai) en analyse du
discours que de dire que les [...] réponses [...] dépendent
pour leur sens du tour de parole immédiatement précé-
dent. sans lequel elles ne voudraient souvent rien dire.
C'est en effet cette parole du tour précédent qui fournit
son cadre de référence à la parole du moment [...]. Par là.
la parole du tour précédent est présupposée. du moins au
sens large du terme [...]. Bref. on a ici une implication
séquentielle. (FP. p. 213.)
Cette séquentialité n en demeure pas moins toute relative.
Elle dépend du point de vue. des enjeux. des intentions. etc.
de chacun. Le point de départ d'un échange n'en est le point
de départ que relativement à la perception ponctuelle. à l'in-
terprétation. que chacun de ses acteurs en a. Il en est donc en
fait un résultat. ou au moins un constituant non initial. plutôt
qu une cause.
Au fond. la notion de circularité/séquentialité ramène à
celle. plus logicienne. de «paradoxe». Qu'est-ce qu'un
paradoxe ? C'est un cas particulier où deux données qui
«logiquement » s’excluent l’une l’autre sont réunies en une
même réalité. C'est la conséquence qui revient à la cause.
c est le contenant qui pénètre dans le contenu. l'extérieur à
l'intérieur (ou inversement). Mais cela n'est paradoxal que
d'un point de vue réducteur qui prend la partie pour le tout.
le sens pour la signification. l'énoncé pour le message. etc.
L'approche pragmatique. en mettant l'accent sur les erreurs
de séquentialisation. démontre qu'il n'y a souvent pas de
paradoxe là où l’on croit en voir.
Ainsi. l'ironie n'est pas un usage paradoxal de la langue.
Ainsi. dire «Je mens ». ou « Je ne parle pas français ». para-
doxaux tant qu'on en reste au sens littéral (voir Significa-
üone. p. 85 et suix.). ne le sont plus si on les interprète en

98 | LA PRAGMATIQUE
termes d'actes illocutoires. d'actes de langage indirects (voir
Actes de langage. p. 32 et suiv. et p. 37 et suiv.). d'élé-
ments d'une communication circulaire. où rétroaction et sens
de l'énonciation entrent en jeu. Par contre. d'autres mes-
sages. qu une vision traditionnelle des faits de communica-
tion ne considère pas comme paradoxaux. le sont. Ainsi en
est-il de ce que l'on a appelé les «injonctions paradoxales »
(« Sois spontané ! ») à Palo Alto.

Éléments pour l'analyse du « langage ordinaire » 99


Enjeux

ENTRE DIRE ET FAIRE...


I. Une formule qui fait mouche !
Le titre original de l'ouvrage fondateur de J. Austin. How:
to do Things with Words (Comment faire des choses avec
des mots), n'était pas exempt d'humour britannique: il fait
écho aux guides pratiques du type How to Make Friends
(Comment se faire des amis), How to Build vour House
vourself (Comment construire sa maison soi-même). etc. Le
texte lui-même (conférences orales). ainsi que ceux d'autres
pragmaticiens anglo-saxons comme J. Searle ou E. Goffman.
associe allégrement analyse approfondie et exemples ou
commentaires amusants. souvent à prendre au deuxième
degré. dont certains ont été rapportés dans les pages précé-
dentes. Cela n'est pas rare dans les conventions anglo-
saxonnes du discours sérieux. et colle tout à fait au thème
abordé. Enjeux de mots sur jeux de mots. et réciproquement.
pourrait-on dire.
En revanche. c'est beaucoup plus rare dans la culture
scientifique francophone. Le traducteur d'Austin. Gilles
Lane. sans doute inspiré par l'esprit et le sujet du texte — et
néanmoins génial traducteur —. ne se doutait probablement
pas des échos immenses qu'aurait. dans le monde scienti-
fique. sa trouvaille pour le titre :Quand dire, c'est faire. Et
pourtant. que de titres d'ouvrage et de chapitre. que de for-
mulations. ont fait depuis référence à ce titre dans les
milieux scientifiques francophones des linguistes. philo-
sophes du langage. et autres spécialistes des questions de la
pragmatique ! Que ce soit pour approfondir. infléchir ou
contredire. la circularité fonctionne : Dire et ne pas dire. Le

102 | LA PRAGMATIQUE
Dire et le dit (O. Ducrot). Quand dire, c'est ne rien faire (in
Éléments de pragmatique linguistique. A. Berrendonner).
Ce que parler veut dire (P. Bourdieu). Dire et faire dire
(A. Blanchet). Dire et contredire (J. Mœschler). Quand dire,
c'est dire (R. Jongen). D'autres échos. moins directs, ainsi
que d’autres encore en anglais, seraient à citer.
Si la formule a fait mouche. ce n’est pas uniquement parce
qu'elle est plaisante. c’est surtout parce qu'elle évoque la
question cruciale des rapports entre l'énoncé et l'univers. ou.
en élargissant aux sciences de l’homme. entre l’interne et
l’externe. entre la partie et le tout.
Dans un premier temps. restons-en aux sciences du lan-
gage. Parmi ceux qui ont approfondi la voie ouverte par les
premiers pragmaticiens. on trouve notamment dans le
monde francophone des chercheurs comme, C. Kerbrat-
Orecchioni. B. de Cornulier. M. Van Overbeke. F. Jacques.
et ceux qui sont cités ci-dessous.

° 0. Ducrot: L’implicite et l’argumentation

O. Ducrot (Dire et ne pas dire. Paris, Hermann. 1972,


rééd. 1980: Le Dire et le dit. Paris. Minuit. 1984) s'est
notamment penché sur l'implicite. Il insiste sur le fait que.
contrairement à la définition saussurienne et postsaussu-
rienne qu'en donnent certains courants linguistiques. la
langue n'est pas uniquement. ni même principalement. un
outil servant à transmettre des informations. Elle sert surtout
à établir des «rapports intersubjectifs » entre les interlocu-
teurs. C’est là, pour lui. l'essence et la concrétisation de la
« force illocutoire » définie par Austin. Toute parole adressée
à un interlocuteur instaure une relation obligatoire. assigne
des rôles. que l’autre ne peut annuler. même en ne répondant
pas (l'absence de réponse est un comportement significatif).
Ducrot étend donc la notion de force illocutoire au-delà de
la conception qu'en avaient Austin et Searle. Il y inclut la
présupposition. qu'il considère. du coup. comme un acte de
langage, comme ayant une force illocutoire, puisqu'elle est
instaurée d'office par la prise de parole. alors qu'Austin et
Searle considéraient la présupposition comme l'une des
conditions de réussite.

Entre dire et faire... | 103


Pour ©. Ducrot. l'implicite est alors constitué de deux caté-
gories. le « présupposé » (proche du sens austinien) et le « sous-
entendu ». Le «présupposé ». bien qu'implicite. est manifesté
dans l'énoncé lui-même. Par exemple. dans « A. — J'ai besoin
d'un outil pour ouvrir cette boîte... B. — Mon beau couteau
suisse est trop petit pour ça ». B présuppose «J'ai un beau cou-
teau suisse » en le mentionnant dans l'énoncé. Au contraire, le
«sous-entendu» reconnu par B («Est-ce que tu peux me
rendre service ? >»). et auquel il répond. n'est aucunement men-
tionné dans l'énoncé. C’est exclusivement par l'interprétation
de l'énonciation sur la base de certaines règles conversation-
nelles que B peut inférer ce sous-entendu.
Les présupposés. en s'ajoutant aux «posés » (ce Sur quoi
porte essentiellement l'énoncé). permettent de rappeller de
façon détournée l'existence d'éléments présentés comme
évidente. et donc de les soustraire aux enjeux de la conver-
sation. C'est un procédé fréquent des stratégies argumenta-
tves (ajout d'un adverbe ou d'un adjectif de jugement au
détour d'une phrase. par exemple). Le présupposé. comme
l'implication logique vue sous le «entraîner » d'Austin. a
donc une force illocutoire. Il introduit des données dans l'in-
terlocution par une sorte de coup de force imposé à l'inter-
locuteur. puisque ce n'était pas le sujet de la conversation
(maxime de pertinence). L'interlocuteur est censé l’accepter
sans. normalement. faire porter l'enchaînement de la conver-
sation sur ce nouvel élément. ou alors il est amené. contre
son intention initiale. à parler d'autre chose. Dans les deux
cas. le coup de force a réussi.
Les «sous-entendus ». eux. ont un fonctionnement
encore plus implicite et plus éminemment pragmatique. Le
sous-entendu. c'est ce que l’on dit en plus de l'énoncé. par
le fait de le dire. Les actes indirects fonctionnent sur des
sous-entendus. Le sous-entendu n'est interprétable qu'en
fonction de données d'arrière-plan. dans le respect des
conventions discursives (alors que le présupposé fonctionne
en y faisant une entorse). O. Ducrot donne l'exemple de
l'écriteau «Ouvert le mardi» sur la porte d'un magasin.
dont le sens littéral n'est pas recevable si les conventions
sociales du lieu font que les magasins y sont ordinairement
ouverts le mardi. L'interprétation de cet énoncé selon les
maximes conversationnelles (pertinence. informativité.

104 | LA PRAGMATIQUE
exhaustivité) aboutira vraisemblablement à la signification
sous-entendue «ouvert seulement le mardi ».
O. Ducrot s’est également consacré à une analyse prag-
matique de l'argumentation. puisque l'approche pragma-
tique fait porter l'accent sur les stratégies d'action. Il a
notamment travaillé sur des phénomènes plus étroitement
liés à l'énoncé argumentatif. O. Ducrot (Les Mots du dis-
cours. Paris. Minuit. 1980 : O. Ducrot et J.-C. Anscombre.
L'Argumentation dans la langue. Bruxelles, Mardaga, 1983)
montre que la structure linguistique interne d’un énoncé. et
notamment l’utilisation de connecteurs ou de modélisateurs.
confère des rôles spécifiques aux autres éléments de
l'énoncé. Ainsi en est-il par exemple de «ne .. pas» ou de
«quelques » dans les énoncés «Pierre n’a pas lu tous les
livres de Frédéric Mistral » et « Jean a lu quelques livres de
Frédéric Mistral ». Les deux énoncés informent de faits iden-
tiques («Pierre et Jean ont chacun lu certains livres de
F. Mistral. mais pas tous »). Mais le premier induit une inter-
prétation négative (par exemple : «donc il n’est pas apte à
rédiger un article sur l'œuvre de F. Mistral»). alors que le
second induit plutôt une interprétation positive («... il est
donc en mesure de rédiger l’article en question»). De la
même manière, Ducrot a étudié de très près les fonctionne-
ments pragmatiques de divers morphèmes fréquents dans le
discours argumentatif (mais. car. parce que, puisque…).
Dans un mouvement de retour à l’énonciation. O. Ducrot
conçoit alors la notion de «polyphonie argumentative ». Il
s’agit en gros d'analyser l'énoncé comme étant fondé sur la
coexistence de plusieurs instances d’énonciation. parmi les-
quelles, outre le Je et le Tu. Ducrot ajoute le On. Le On
représente une référence extérieure. l'opinion générale — ou
présentée comme telle — dont le locuteur n'endosse pas la
responsabilité. Dans un énoncé de type «P car Q ». le sujet
prend en charge les deux propositions P et Q. En revanche.
dans un énoncé «P puisque Q». l’émetteur prend P en
charge, mais présente Q comme étant affirmé par une ins-
tance extérieure. le On.
O. Ducrot contribue à développer une pragmatique élar-
gie. souvent désignée comme une « pragmatique intégrée ».
rejoignant en va-et-vient la sémantique linguistique (puis-
qu'il travaille aussi à l’intérieur de l'énoncé).

Entre dire et faire... | 105


°F. Récanati :Les « énoncés performatifs »
F. Récanati. philosophe du langage. a été l’un de ceux qui
ont le plus contribué à développer la pragmatique en France
(La Transparence et l'énonciation, Pour introduire à la
pragmatique. Paris. Seuil. 1979: Les Énoncés performafifs.
Paris. Minuit. 1981). Ses approfondissements ont été orien-
tés principalement sur deux points: 1) dans son premier
ouvrage. une réflexion sur l’histoire des théories du signe et
la notion de paradoxe : 2) une analyse serrée du concept de
«performatif» dans les deux livres. et surtout dans le
second. analyse qui retiendra ici notre attention.
À partir de la « découverte » par Austin de la force illocu-
toire présente dans tout énoncé. Récanati distingue les énon-
cés dont la force illocutoire n'est pas explicite (comme
«Partez», qui peut. en soi. être un ordre. un conseil ou une
requête). et ceux où elle l’est (comme «Je vous ordonne de
partir »). L'interprétation (uptake, chez Austin) est assez pré-
cisément orientée par l'énoncé lui-même. Cette deuxième
catégorie d'énoncés. où un verbe explicite la force illocu-
toire. est celle d’énoncés que Récanati appelle « performa-
tifs ». Les autres. y compris les énoncés sans verbe comme.
fréquemment. les insultes (« Cagole ! »). ne sont pas des per-
formatifs. puisque la force illocutoire reste implicite. Pour
Austin. le verbe d'explicitation ne se situe pas sur le même
plan quele contenu du reste de l'énoncé. Il n'est qu'une
sorte de présentatif de l'intention. un « préfixe performatif ».
Ainsi. dans « J'affirme que la terre est ronde ». « J'affirme
que » est ce préfixe. «que » n'étant pas vraiment un connec-
teur de subordination. mais plutôt un explétif.
F. Récanati réfute cette analyse. qu'Austin ne proposait
qu'à titre d’hypothèse et dont il semblait peu convaincu. Elle
ne fonctionne pas dans un cas comme « Je vous ordonne de
partir ». où « de » n'est pas assimilable à un simple explétif.
et où l'énoncé principal n'est pas «partir», mais « vous.
partir », avec un « vous » imbriqué dans ie prétendu préfixe.
Retirer ce «préfixe performatif» n'est pas possible. car
«partir» ne fonctionne pas. et l'on doit le transformer en
« Partez !». L'approche transformationnelle a attiré l’atten-
tion de Récanati (comme d'Austin et de Searle), qui a tenté
de résoudre le problème d'un point de vue générativiste

106 | LA PRAGMATIQUE
(avec une règle de transformation pour aboutir à une « struc-
ture de surface » imbriquée). Mais le principe générativiste
d'une règle de transformation permettant de passer systéma-
tiquement d'une «structure profonde » à une «structure de
surface» rencontre quantité d'obstacles dans les faits.
Récanati le montre à l’aide de contre-exemples comme « Je
m'excuse d’avoir renversé sur vous mon café» (où «J'ai
renversé sur Vous mon café» ne peut pas. selon lui. avoir
valeur d'excuse et où «Je m'excuse» n'est donc pas un
simple présentatif). et surtout «Je vous remercie» (où la
structure en une seule proposition empêche l'analyse en pré-
fixe + contenu). Le prétendu «préfixe performatif » est donc
bel et bien une partie constitutive de l’énoncé performatif
lui-même. Si l’on peut dire qu’il nomme la valeur illocu-
toire. 1l n'en est pas une indication. Récanati refute égale-
ment la thèse selon laquelle un performatif (explicite) serait
analysable comme une assertion, dont la force illocutoire
serait interprétable en termes de maximes conversation-
nelles («s'il asserte qu'il ordonne. c’est qu’il ordonne ».
maxime de qualité). En effet. la condition de «qualité »
d'une assertion. c'est la «croyance » du locuteur en ce qu'il
asserte. Ce n'est ici évidemment pas le problème.
F. Récanati propose donc une analyse en termes. repris à
Searle. d'intention et de «direction du sens » (conformer la
réalité à l’énoncé).
Enfin. F. Récanati a repris la classification des actes de
langage. Le tableau qu'il en dresse a été présenté plus haut
(cf.“Éclairage « Arbre des actes 1llocutoires », p. 37).

e À. Berrendonner : « Quand dire, c’est ne rien faire »


Dans son ouvrage Éléments de pragmatique linguistique
(Paris. Minuit. 1981), A. Berrendonner considère «l'illocu-
toire comme notion suspecte » (titre du chapitre [. 3). et for-
mule l’hypothèse «quand dire, c’est ne rien faire» (titre du
chapitre III). Contrairement aux propositions d’O. Ducrot.
Berrendonner considère qu'aucune valeur pragmatique n'est
incluse à l’intérieur des énoncés et des structures. Revenant à
une théorie plus classique de la langue. conçue comme essen-
tiellement représentative («une collection de noms suscep-

Entre dire et faire... | 107


tibles de désigner des états de choses ou des événements »).
il insiste sur le fait que la force illocutoire n’est qu'une déri-
vation réalisée au moment de l’énonciation. en contexte.
L'intégration du sémantique et du pragmatique dans un sens
ou dans l’autre (réalisée par Ducrot. et impliquée par l’ana-
lyse que fait Searle du «sens littéral ») lui paraît à la fois dif-
ficilement soutenable et inutile. Le concept théorique d'âcte
illocutoire est alors présenté comme étant d'un «coût théo-
rique » trop élevé. Il propose donc de l’abandonner :
[...] je dirais volontiers que tout cet ouvrage tient en
trois propositions. qui sont. plutôt que des thèses. la défini-
tion d'un programme destiné à faire de la sémantique une
théorie digne de ce nom:
1) Il n'est pas possible de représenter avec des concepts
généraux l'énonciation d'un énoncé. sans définir cette der-
nière comme totalité de l'événement de communication
verbale. c'est-à-dire sans accepter de représenter certains
de ses fonctifs jusqu'ici considérés comme non pertinents:
gestes et normes sociales. notamment.
2) Il convient de se défaire du concept d'illocutoire. et
de se faire de la langue une conception représentationna-
liste. qui la définisse comme ensemble de virtualités
dénotatives.
3) Il n est pas possible de représenter avec généralité les
énoncés de la langue sans accepter d'en faire une grammaire
globale. En d'autres termes. il convient de rejeter toute
sémantique autonome et dépourvue de syntagmatique.
Éléments de pragmatique linguistique.
Paris. Minuit. 1981. p. 30.

Le concept même d'acte. il est vrai. n’est d’ailleurs pas


clairement explicité par Austin et ses successeurs. Un
«acte », pour À. Berrendonner. est un comportement gestuel.
corporel. Parler, c'est le contraire d'agir. D'où des expres-
sions courantes comme « Assez de paroles. des actes ! » (op.
cit., p. 80). Ainsi, les performatifs ne servent pas à accomplir
un acte. ils servent au contraire à remplacer cet acte par des
paroles. Voilà pourquoi dire, c'est-ne rien faire. Cela dit. il
reste à expliquer comment et pourquoi un acte peut être rem-
placé par un énoncé. Berrendonner établit alors une tentative
de panorama empirique des phénomènes de substitution d’un

108 | LA PRAGMATIQUE
énoncé à un acte, des conditions dans lesquelles un énoncé
est plus commode qu'un acte. Il donne des exemples d'actes
jugés par lui impossibles à accomplir (comme rire en chan-
tant). trop longs à accomplir (comme emprisonner un crimi-
nel à perpétuité). ambigus (comme serrer la main). etc.
L'incommodité rend le référent absent. d'où la dérivation
illocutoire de l'énoncé de substitution réalisée par les interlo-
cuteurs au moment de l’énonciation.
La réflexion d'A. Berrendonner. rédigée sur un ton plai-
sant. fonctionne comme une provocation. Les objections que
l'on peut y faire sont multiples. Il n'explique pas. par
exemple. comment l'on pourrait promettre par un acte ges-
tuel. Sa définition de l'intonation comme étant « gestuelle »
contredit en partie sa distinction « acte = geste / parole = non-
geste ». La théorie représentationnaliste du signe. quasiment
présaussurienne (!). où la langue représente la réalité. est évi-
demment dépassée. même pour un linguiste «pur et dur»
refusant de sortir de l’énoncé. On voit mal comment. par
exemple. un énoncé impératif pourrait n'avoir aucune valeur
illocutoire en lui-même. Et puis. pourquoi faire de l'énoncé
un substitut de l'acte. er pas le contraire ? Aucune raison
n'est fournie à l'appui de ce choix discutable. Le choix
inverse renverserait toute l'hypothèse. et ferait de l'énoncé
un acte. au point qu'un geste pourrait lui être substitué !
En outre. Berrendonner, via Ducrot. auquel il s'oppose.
càricature largement la théorie des actes de langage et l’ap-
proche pragmatico-énonciative. Ni Austin. ni Searle. ni.
encore moins, Gumperz. ne souscriraient. semble-t-il. à la
présentation de leur théorie comme une «théorie en Y
grec » (op. cit., p. 11) où valeur pragmatique « implicite » et
sens « explicite » de l'énoncé sont distincts. mais réumis par
l’énonciation. Tous postulent pour une articulation et une
imbrication de l’ensemble beaucoup plus étroites et plus
grandes. Comment en effet soustraire l'énoncé à une énon-
ciation. puisqu'il n'y a pas d'énoncé sans énonciation ? !
Sur un autre point fondamental. l'approche pragmatique
relativise fortement la notion de vérité. et n'en reste pas.
loin s’en faut. aux «logiques formelles classiques du tiers
exclu » (op. cit., p. 36).
La pensée d'A. Berrendonner ne semble pas. au fond.
contredire la pragmatique. mais plutôt chercher à l'infléchir en

Entre dire et faire... | 109


tenant des positions outrancières à dessein. Sur plusieurs
points. l’auteur en reprend les fondements. ne serait-ce que la
notion d'énonciation elle-même. la relativision de celle-ci au
contexte interpersonnel (op. cit.. p. 99). la notion de conven-
tion ou «norme» d'interprétation. etc. La tentative de
Berrendonner a surtout pour effet de mettre le doigt sur cer-
taines « faiblesses » scientifiques de l'approche pragmatique.
certains manques de définitions de concepts. parfois trop flous.
qui apparaissent alors comme des postulats non démontrés.

° René Jongen: « Quand dire, c'est dire »


Rares sont aujourd'hui les théories linguistiques qui ne se
sont pas ouvertes à la problématique externe mise en évi-
dence par la sociolinguistique ou l'approche énonciative et
pragmatique.
L'un des exemples récents de travail excluant cette problé-
matique nous est fourni par René Jongen et son livre Quand
dire, c'est dire (Bruxelles. De Bœck. 1993). Ce titre est bien
sûr un écho opposé à l'ouvrage de J. Austin. La théorie pré-
sentée. dite «théorie de la médiation». est principalement
due à J. Gagnepain. La quatrième de couverture du livre de
Jongen résume bien les fondements de cette approche:
Quand dire. c'est dire. ou quand la question langagière
est posée en sa propre logique. épurée de tout ce qui inter-
fère avec le dire sans pourtant le concerner — représenta-
tion. vouloir. interlocution. écriture.
Il s’agit bien de «dire» et non de «dit»: l'énoncé et
l'énonciation sont envisagés en eux et pour eux. soustraits à
la totalité de leur milieu. que ce soit le locuteur (« vouloir »).
l'interlocuteur. la relation. la question de la référence
(«représentation »). ou l'écriture. Une telle démarche. repo-
sant sur une méthodologie rigoureuse et complexe (avec
notamment l'analyse de pathologies langagières). est pour
ainsi dire plus saussurienne que Saussure. Sans entrer dans
les équations d'une théorie hors de notre sujet. et difficile
d'accès. on remarquera que. très allusivement. elle est en
contradiction avec la pragmatique. ainsi du reste qu'avec les
développements récents de la plupart des courants linguis-
tiques. par le fait même de poser au départ l'énoncé comme
isolé des locuteurs et du contexte. Cela ne signifie pas un

110 | LA PRAGMATIQUE
désintérêt pour une vision plus globale de l’homme. puisque
cette « glossologie » (terme préféré à «linguistique » par ses
théoriciens) s'inscrit dans une théorie anthropologique géné-
rale. Mais les modalités. méthodes et concepts mis en œuvre
pour l'analyse fonctionnent dans un cadre théorique déductif
qui prévoit des catégories isolant expérimentalement et d'une
façon particulière diverses facettes de l'activité humaine. Ce
principe. présent chez Saussure lorsqu'il isole la langue. ou
chez d’autres linguistes comme Hjemslev. est. sur le fond.
contraire à l'approche pragmatique.
Cette dernière demeure contestée. Pour certains linguistes.
l'ouverture vers le contexte énonciatif et pragmatique reste
considérée comme dangereuse. l’objet de leur étude s'y
diluant considérablement.
En tout état de cause. le titre même de l'ouvrage de
KR. Jongen montre qu'on ne peut plus ignorer aujourd’hui le
puissant courant scientifique illustré et lancé par le titre
phare Quand dire, c'est faire.

Il. Une révolution scientifique ?


Ce qui constitue au fond l'originalité et la fécondité de
l'approche pragmatique — notamment celle du langage ordi-
naire —., son identité. c'est son positionnement épistémolo-
gique. Par ses méthodes. ses convergences disciplinaires. la
vision globale plurielle de l’homme communiquant qu'elle
développe. elle occupe en effet une place particulière dans le
champ scientifique. Tellement particulière qu'on la lui
conteste. en tout cas dans l’état actuel de structuration du
champ en science de l’homme.
Les reproches adressés à la pragmatique sont:
— faiblesse méthodologique : Les démarches sont en géné-
ral inductives. partant de l'observation de phénomènes
réduits. et font une large place aux individus en tant que
sujets agissants. D'où subjectivité (manipulation ?). relati-
vité. impossibilité de construire une théorie générale
«neutre » capable de prévoir les phénomènes et d'en rendre
compte dans leur totalité :
1. L'expression « science de l’homme » permet de ne pas entrer dans la dis-
tinction entre «sciences humaines » et « sciences sociales ».

Entre dire et faire. |111


— théorisation insuffisante : Pluralité des hypothèses théo-
riques et des terminologies conceptuelles. pluralité — voire
flou — de l'objet d'étude lui-même (énonciation ? action ?
langage ? communication ? interactions ?). absence de théo-
rie généralisante.
De plus. la pragmatique travaille sur des phénomènes liés à
des questions idéologiques (vérité. action. relations humaines.
manipulation par le discours. relativisme culturel. etc.).
Or. le modèle dominant en sciences de l’homme — mais
cela évolue. notamment grâce à la pragmatique — est un
modèle positiviste issu du x1x° siècle. Les méthodes doivent
être hypothético-déductives. l'objet d'étude doit être parfai-
tement cerné et isolé. les valeurs fondamentales y sont la
rationalité et l'objectivité. Le but doit en être la vérification
expérimentale. à tendance statistique (variables et inva-
riants. groupe témoin). de la théorie conçue a priori pour
rendre compte d'une manière totalisante de tous les faits qui
concernent son objet. Cela conduit notamment à un frac-
tionnement du champ en autant de sous-champs (ou « disci-
plines») que l'on définit d'objets d'étude. D'où la
distinction entre «sciences humaines» et «sciences
sociales ». puis. à l'intérieur. entre «ethnologie ». « sociolo-
gie ». «linguistique ». « sémiologie ». «critique littéraire ».
«psychologie ». «histoire ». etc. Un tel modèle peut s'expli-
quer par son histoire : nécessité initiale de se distinguer des
explications religieuses. donc de se distinguer de la science
de la nature. puis de la philosophie. etc. Mais nécessité. pour
prétendre au statut scientifique. de conserver la systématicité
et l'objectivité des sciences naturelles (celles où l’homme
étudie autre chose que lui-même).
La plupart des travaux d'obédience pragmatique n‘entrent
pas dans ce cadre. Austin (philosophe). Gumperz (ethnolin-
guiste). ou Goffman (sociologue). par exemple. travaillent
autrement et le revendiquent explicitement. comme les eth-
nométhodologues à la suite de l° École de Chicago. Searle
(philosophe) et l'École de Palo Alto (psychologues) sont
visiblement partagés entre la systématicité théoriqueà traite-
ment expérimental d'une part et l'implication subjective dans
un cadre relativiste d'autre part. Dans tous les cas. y compris
celui de la démarche psychothérapeutique systémique de
Palo Alto. c’est l'introduction (non exclusive) de méthodes

112 | LA PRAGMATIQUE
inductives et la subjectivité relativiste qui tranchent avec le
modèle scientifique dominant. marquent l'originalité de l'ap-
proche. et dérangent.
Cela ne signifie aucunement l'absence de synthèse (a poste-
riori), comme le présent ouvrage essaye de le montrer. La
recherche d'universaux motive notamment Searle. Goffman et
Gumperz. Mais cette recherche d'universaux se fonde sur la
diversité des faits. en émane prudemment. alors que des
méthodes scientifiques plus classiques ont plutôt tendance à
l'exclure ou à la considérer comme un épiphénomène.
La fécondité. la réussite. la pratique même de l'approche
pragmatique et l'observation de ses résultats. la cohérence
fondamentale de ses méthodes avec les réalités analysées et
les synthèses théoriques proposées. tout cela plaide. semble-
t-il, pour une vision beaucoup plus positive de son attitude
scientifique. De plus en plus. aujourd’hui. les frontières dis-
ciplinaires s’abaissent. les échanges se multiplient. les
«interdisciplines» se développent («ethnopsychologie ».
«psychosociologie ». « ethnosociolinguistique ». « droit com-
paré ». «théorie de la complexité ». « pragmatique »...). C'est
sans doute que cela correspond à un besoin scientifique et
plus largement éthique (on retrouve des principes de la prag-
matique jusqu'en physique quantique).
D'ailleurs. on peut retourner la critique vers le modèle
hypothético-déductif :rigidité. prétention rationaliste et tota-
lisante (totalitaire ?). décalage d'avec la réalité. expérimen-
talisme passant (volontairement ?) à côté des faits qui
n'entrent pas dans le cadre théorique. découpage abusif de la
réalité complexe en «objets » aussi artificiels qu'isolés. et.
plus grave. attitude éthiquement inacceptable qui consiste à
regarder les êtres et les faits humains comme des objets
inertes. De plus. les disciplines «traditionnelles » sont à
l'évidence elles aussi traversées par des courants théoriques
multiples et parfois même contradictoires.
Certes. la prudence. l’inachèvement. la subjectivité. la
relativité. dont les pragmaticiens présentés dans cet ouvrage
soulignent tous. clairement. le caractère scientifiquement
inévitable et même souhaitable en science de l’homme. sont
moins séduisants qu'une belle théorie globale bien ficelée.
bien argumentée, comprenant une classification exhaustive
et apparemment définitive. Certes. certains aimeraient que la

Entre dire et faire. | 113


vieille question de l'immanence (le sens est-il à l'intérieur
de la langue ?) ou de la transcendance (le sens est-il à l’ex-
térieur de la langue ?) soit enfin définitivement (!) résolue.
Certes. il est irritant de rencontrer des affirmations s'appro-
chant du type «tout est dans tout. ça dépend » auquel res-
semblent parfois — si l’on force un peu — les synthèses
souples des pragmaticiens. Mais c'est là une question fon-
damentale qui nous amène à l'autre versant de la pragma-
tique. celui du langage scientifique. ou «formel ». et que
l’on peut formuler. pour reprendre les termes de Searle. en
« direction du sens » : s'agit-il de conformer la réalité au lan-
gage (scientifique) ou le langage (scientifique) à la réalité ?
Manifestement. la pragmatique du langage ordinaire
s'oriente plutôt. dans un premier temps. vers la seconde
option. tout en étant consciente du va-et-vient- qui la ramène
régulièrement et inévitablement vers l'autre.
Tout conduit la pragmatique à être une en étant plurielle,
Y compris et surtout les phénomènes humains qu'elle étudie,
qui sont également à la fois pluriels et unitaires. De la « prag-
matique universelle» de l'Ecole de Francfort (avec
J. Habermas) à la « pragmatique rationaliste » de l'Ecole de
Jérusalem (A. Kasher). en passant par la «pragmatique dia-
logique » de F. Jacques ou l'ethnographie de la communica-
üon de D. Hymes. la pragmatique est animée par des
pragmaticiens divers. issus de disciplines diverses. travaillant
sur des faits multiples. Des dialogues. des controverses. des
différences. en font la richesse et la fécondité. L'erreur serait.
et jespère ne pas y être tombé en me limitant ici à la « prag-
matique du langage ordinaire »°. de réduire la pragmatique à
l'une de ses composantes. où inversement. Une autre erreur
consisterait à réduire la pragmatique à une discipline. Son
identité est sa pluralité. C’est la raison pour laquelle. nous le
disions en introduction. la pragmatique n'est pas assimilable
à une discipline au sens institutionnel du terme. Elle est
plutôt une approche nouvelle et prometteuse du champ des
sciences de l’homme. être communiquant.

2. Ce va-et-vient. où «dialectique » méthodologique. s’observe très ciaire-


ment chez Austin et Gumperz.
3. Le choix des textes et chercheurs clés que nous avons fait représente pour
cela diverses disciplines :philosophie. ethnolinguistique. sociologie.

114 | LA PRAGMATIQUE
Ouvertures

VERS UNE « TOPIQUE »


CONTEXTIQUE
EN SCIENCE DE L'HOMME
La pragmatique n'est donc pas un «sous-champ » ayant
défini un nouvel objet d'étude. Elle est une «approche »
neuve, fondée sur une pluralité méthodologique (va-et-vient
inductif/svnthèse), de la totalité du champ. Son objet. à tra-
vers la notion de communication. est l’homme lui-même.
envisagé dans ses fonctionnements sociaux. En ouverture
finale. on peut reformuler «approche pragmatique» en
«topique contextique ». « Topique' ». c'est-à-dire « point de
vue »: «approche » a un côté « premiers pas. éloignement »
qui ne convient pas. «Contextique». parce que c'est la
notion de contexte qui caractérise le mieux cette topique.
« Pragmatique » n'est pas une bonne étiquette. C’est un mot
vague ayant. dans l'usage courant. notamment francophone.
des sens et des significations trop éloignés de ce qu'il est
censé recouvrir ICI.
La pragmatique s'applique (car elle n'est pas uniquement.
ni même principalement. une construction théorique). ou
mieux s'implique. de diverses manières dans ce vaste
champ. La distinction « théorique/appliquée ». couramment
faite à propos de la linguistique. est ici dépassée. On parle
donc de «micropragmatique » (orientée vers les contextes
ponctuels). de «macropragmatique » (orientée vers les
contextes sociaux). et de « métapragmatique » (orientée vers
la conscience pragmatique des gens). Les domaines privilé-
giés concernés par la pragmatique sont l'éducation (où le
langage est à la fois un moyenet un objet). les relations

1. Du grec ancien ropos («lieu »). Cf. l'usage qu'en faisait déjà Aristote.

116 | LA PRAGMATIQUE
d'aide (médecin-malade. psychothérapies.….). les conven-
tions sociales (politesse, normes...) les discours média-
tiques et les manipulations (politique. publicité. médias). les
discours scientifiques.
À titre d' exemple. la pertinence de cette «topique
contextique » sera envisagée par rapport à l'enseignement
notamment des langues. et à la littérature. Puis dans une
ouverture plus grande. en épistémologie des sciences de
l’homme. On peut toutefois penser que l'impact concret de
cette topique contextique est grand — ou pourrait l'être —
dans d’autres champs qu'elle a pour l'instant peu touchés
comme le droit ou l’histoire. essentiellement fondés sur des
interprétations et des effets d'actes de langage.
La pragmatique. surtout celle du langage ordinaire.
concerne tous les aspects la vie quotidienne.

1. Pragmatique et enseignement

Diverses études ont montré que le rvpe de «discours péda-


gogique » tenu par l'enseignant produit des effets spécifiques
non seulement sur la participation des apprenants (notamment
sur les enfants. comme l'ont montré les travaux de F François).
mais sur leur comportement et leur apprentissage.
Rhian Jones («Quelques échanges maître-élèves ».
Études de linguistique appliquée. n° 26, p. 71-80). a ainsi
établi qu'une attitude langagière du maître faiblement illo-
cutoire. peu verdictive-, plutôt comportative. rapportant
souvent les énoncés des élèves au lieu d'imposer le sien,
entraîne un comportement discursif et cognitif actif des
élèves. avec un taux élevé d'énoncés argumentatifs, d’ex-
positifs, de métacommunication et d'inférences. Inverse-
ment, à un discours fortement illocutoire et verdictif du
maître répond une attitude peu active sur les plans discursif
et cognitif de la part des élèves (énoncés elliptiques, peu ou
pas argumentés, peu d'inférences. etc.). A. Laguarda a éga-
lement proposé des critères d'analyse du discours pédago-

2. On utilise ici la terminologie d' Austin.

Vers une « topique » contextique en science de l'homme |117


gique afin d'en évaluer les effets pragmatiques (« Stratégie
discursive et pratique éducative », Cahiers de linguistique
sociale. n° 14. 1989. p. 45-72. et « L'apport de la sociolin-
guistique pour l'évolution des pratiques pédagogiques ».
Cahiers de linguistique sociale. n° 19-20. 1991. p. 89-96).
Parmi les indices d'un discours «magister» (démarche
déductive fortement illocutoire). il utilise le taux d'occur-
rences de prédicats à base « Je ». le taux de ruptures autori-
taires du déroulement de l'échange verbal. notamment
orientées vers des préconstruits. et la fréquence des pré-
construits (l'enseignant implique qu'il sait les résultats d'un
problème à l'avance). les négations d’énoncés d'appre-
nants. le taux de questions fermées. A l'inverse. un discours
accompagnateur (démarche inductive) esi caractérisé par
son taux élevé de prédicats « Tu ». le taux de reprises-reflets
(rétroactions de l'enseignant tendant à faire métacommuni-
quer. et approfondir le discours/réflexion de l'élève en pro-
voquant des inférences argumentatives. hors de tout
verdictif). la fréquence des marques de renforcement (com-
portatifs). le taux de questions ouvertes. Cela correspond
aux perspectives d'éravage développées par des psychopé-
dagogues comme L. Vycotski. ou des linguistes comme
F. François. H. Mehan. ethnométhodologue. a étudié en
détail la façon dont l'organisation sociale d'une classe est
produite et maintenue par les stratégies imbriquées de tous
ses acteurs. Il a aussi montré que les conditions — notam-
ment relationnelles — de passation d'un test d'évaluation.
test psychologique ou autre. influent grandement sur les
résultats du test (Learning Lessons. Harvard University
Press-1979):
Prenons maintenant le cas de l'enseignement du français
dit «langue maternelle » dans des pays majoritairement fran-
cophones comme la France ou la Belgique wallonne. L'étude
du français y est encore placée sous le signe d'une grammaire
traditionnelle largement erronée. d'une conception de la
langue et du sens réduite en gros à l'interne. à l'écrit. à une
attitude hypernormative. Les reformulations que la linguis-
tique interne a pu proposer avec plus ou moins de bonheur
(surtout dans les années 1970) n'ont pas changé grand-chose
sur le fond (la primauté de l'écrit sur l'oral — que dénonçait
déjà Saussure ! — n'a pas été inversée). Pour un sociolin-

118 | LA PRAGMATIQUE
guiste Où un pragmaticien. cer enseignement inculque une
vision gravement distordue (et donc dangereuse) des réalités
linguistiques et langagières. En effet. il ne prépare aucune-
ment à la réalité des pratiques langagières (où l'oral. la diver-
sité. les contextes. priment). Pis: il désapprend aux enfants
les débuts de conventions langagières qu'ils pratiquent intui-
tivement, en les rejetant comme des « fautes ». Il leur fait
intégrer une attitude normative exclusive. non tolérante et
inadaptée. qui est à l’origine de bien des problèmes relation-
nels ultérieurs. et dont l'idéologie sous-jacente discutable.
La topique contextique met plutôt l'accent sur le dévelop-
pement de compétences de signification (et non de décodage
d'un sens littéral prétendu unique et unilatéral). de compé-
tences à communiquer. D'où un travail important sur les
phénomènes énonciatifs ou «indexicaux ». dont la maîtrise
pose de réels problèmes aux enfants (et souvent aux
adultes !). Sur la relativité de la signification. Sur les straté-
gies discursives. les inférences. l’implicite. les « sous-enten-
dus». Sur les enjeux de communication. conventions
sociales et interactions. Sur les procédures variationnistes
(alternances codiques) que l’enseignement traditionnel
ignore. et même condamne. puisque toute production «hors
norme » est considérée comme une « faute » (cf. M. Francard
[éd.]. « Pragmatique et enseignement du français». CILL,
n° 10-4, Louvain. Peeters. 1985).
Ce qui manque à une didactique plurinormative (qui
envisage l'existence de «niveaux» ou «registres» de
langue, mais stéréotypés). c'est le passage de l’épilinguis-
tique (maniement inconscient de conventions variation-
nistes nécessaires et inévitables) au métalinguistique
(maîtrise raisonnée de ces conventions). Car. même si l'on
reconnaît l'existence — voire la nécessité — de variétés lin-
guistiques. et si l’on y ajoute la maîtrise de variétés presti-
gieuses sans pour autant soustraire celle des autres variétés.
ce qui est déjà beaucoup mieux que l'attitude normative.
reste à apprendre à jouer sur cette diversité. La topique
contextique conduit ainsi à une didactique « plurinorma-
liste ». c'est-à-dire « métapragmatique » (cf. Didactique du
français et recherche-action. Paris. INRP. 1989:
«L'éducation linguistique». Cahiers de linguistique
sociale, n° 11. 1987).

Vers une « topique » contextique en science de l'homme | 119


Plusieurs travaux ont récemment confirmé que c'est en
passant de l'étude ouverte du système et de ses variations
à l'étude d'une norme que celle-ci est la mieux intériori-
sée. et que les compétences communicatives générales
sont les mieux développées. Le contraire. c'est-à-dire
imposer une norme exclusive avant de passer à une ana-
lyse du système limitée à elle seule. ou tout en passant à
cette analyse réductrice. est néfaste pour la maîtrise de
cette norme et pis encore pour les compétences communi-
catives (cf. A. Berrendonner. « Les deux niveaux de struc-
turation du langage ». in G. Schæni. J.-P. Bronckart et
Ph. Pernoud [éds]. La Langue française est-elle gouver-
nable ?. Neuchâtel. Delachaux & Niestlé. 1988. p. 43-62:
M.-J. Besson. B. Lipp. R. Nussbaum. «La norme. une
appropriation ». ibid. p. 169-184).
En termes d’'enseignement/apprentissage des langues
dites «étrangères ». la topique contextique apporte. outre
tout ce que nous venons de voir et qui est d'autant plus
nécessaire en termes de compétences visées dans une langue
autre. la mise en relief des aspects interculturels. des
conventions sociales. la relativisation des interférences (qui
ne sont plus obligatoirement vues comme des « fautes »).
Cela conduit parallèlement à une conception renouvelée de
la traduction : la traductibilité est relativisée par les para-
mètres «externes ». dont la pragmatique a montré l’impor-
tance pour produire de la signification.

Il. Pragmatique et littérature

Le domaine de l'argumentation écrite. qui occupe à peu


près tout l'espace d'écriture à partir de la classe de troisième.
a bien sûr largement profité des travaux d’O. Ducrot. La rhé-
torique. revisitée. est revenue à la mode.
Dans le domaine de l'étude du texte littéraire. les change-
ments conceptuels provoqués notamment — mais pas seule-
ment — par la pragmatique ont été si importants qu'ils ont
été grandement pris en compte par les instructions officielles
pour l’enseignement du français de 1985 (introduction de la
lecture dite « méthodique »).

120 | LA PRAGMATIQUE
Le texte littéraire. et notamment le texte de fiction (l'un
n étant pas réductible à l'autre). a retenu l'attention d'Austin.
qui l'évacuait sous la désignation « énonciation non sérieuse » :
Ces maux-là aussi — encore qu'on puisse les situer
dans une théorie plus générale — nous voulons expressé-
ment les exclure de notre présent propos. [...] par
exemple: une énonciation performative sera creuse ou
vide d'une façon particulière si. par exemple. elle est for-
mulée par un acteur sur la scène. ou introduite dans un
poème [...]. Il est clair qu'en de telles circonstances. le
langage n'est pas employé sérieusement. [...] mais qu'il
S agit d'un usage parasitaire par rapport à l'usage normal
— parasitisme dont l'étude relève du domaine des ériole-
ments du langage. (ODCF. p. 55.)

Austin cite aussi (p. 108) le roman ou la lecture publique.


Une telle définition ouvre une piste que Searle empruntera
d'une façon plus approfondie. celle de la suspension par-
tielle des conventions illocutoires habituelles comme défini-
toire du texte fictionnel. Searle consacre en effet à ce
problème l'un des chapitres de SE (cf. aussi Référence®.
p. 70 et suiv.):
C'est en feignant de se référer à des gens et de raconter
les événements qui leur adviennent que l'auteur crée des
personnages et des événements de fiction. Dans le cas de la
fiction réaliste ou naturaliste. l’auteur fera référence à des
lieux et à des faits réels en mêlant ces références à celles de
la fiction [...]. L'auteur établira avec le lecteur un ensemble
d'accords déterminant dans quelle proportion les conven-
tons horizontales de la fiction rompent les connexions ver-
cales du discours sérieux. [...] pour ce qu'il en est de sa
plausibilité. c’est la cohérence qui devient la considération
essentielle. Cependant. il n y a pas de critère universel de
cohérence [...]. Ce qui vaut comme cohérence sera en
partie fonction du contrat que concluent l’auteur et le lec-
teur au sujet des conventions horizontales.
[...] Presque toutes les œuvres de fiction marquantes
transmettent un «message » ou des « messages » qui sont
transmis par le texte. mais qui ne sont pas dans le texte.
C'est seulement dans les histoires enfantines qui se termi-
nent sur un «et la morale de cette histoire est que...» ou
chez des auteurs pesamment didactiques comme Tolstoï

Vers une « topique » contextique en science de l'homme | 121


que nous trouvons une représentation explicite des actes de
langage sérieux que le texte de fiction a pour but (ou pour
but principal) de transmettre. (SE. p. 118-119.)
Le discours de fiction est donc présenté par Searle comme
un acte de langage indirect (définition qui sera reprise par
G. Genette). une sorte d'hypermétaphore. Sa signifiçation
dépasse l'énoncé lui-même. et repose sur des conventions
(tacites) particulières. sur un contrat passé entre l'auteur et
le lecteur. C'est une façon spécifique de jouer avec le signe.
puisque l'énonciation instaure une réalité. un référent. au
lieu de se référer à une réalité existante (ce que Searle
appelle « direction du sens »).
Du coup. l'écriture littéraire est ramenée dans le cadre de
la communication. donc de l'énonciation. ei même de la co-
énonciation. La lecture en est en effet l'énonciation complé-
mentaire. selon le schéma théorique de la signification
proposé par la pragmatique. où le processus interprétatif
occupe une place essentielle. L'auteur est inclus dans la
coénonciation et crédité d'une intention communicative. Ce
schéma insiste sur les inférences vers l'implicite. où vien-
nent faire signal tous les phénomènes d'intertextualité (cir-
cularité de la communication).
L'analyse textuelle s’en trouve profondément renouvelée.
puisqu'il n est plus envisageable de chercher seulement «ce
que l’auteur a voulu dire » n1 de réaliser l'analyse exhaustive
d'un texte. ou d'établir le sens d'un texte. On ne peut. modes-
tement. que justifier métalinguistiquement (inférences.
indices) la ou les significations que l’on construit. en tant que
récepteur d'un texte. Les figures de style (métaphore. notam-
ment). qui sont très présentes dans le discours littéraire. sont
analysées elles aussi comme des actes indirects.
L'analyse littéraire dans le cadre d'une topique contex-
tique met l'accent sur les éléments indexicaux. les connec-
teurs. les cas d’alternance codique. les jeux de références
internes ef externes. la polysémie…
Enfin. le type de texte qui retient éminemment l'attention
des pragmaticiens. et où l'analyse pragmatique semble très
pertinente. est le texte théâtral. Celui-ci est en effet caracté-
risé par une double énonciation simultanée :
— l’auteur s'adresse au public par l'intermédiaire de son
texte:

122 | LA PRAGMATIQUE
— les personnages s'adressent les uns aux autres en se ser-
vant du texte.
De plus. les personnages s'adressent indirectement (et
peuvent s'adresser directement) au public. qui est cette
«non-personne » si présente que Goffman a définie. Le texte
théâtral est donc un double ou triple acte indirect.
Double à l'émission. le theâtre est double à la réception:
le spectateur perçoit à la fois les paroles du personnage et le
texte de la pièce que l'acteur oralise.
L'implicite joue un rôle fondamental au théâtre. Dans les
scènes dites d'«exposition ». le spectateur est censé recons-
truire les identités et les relations des personnages par infé-
rence sur la base des rares indices proférés et de quantité de
données d'arrière-plan. Très souvent. le spectateur en sait plus
que certains personnages : l'implicite joue alors à rebours.
C'est entre ces deux polarités. entre ces deux transgres-
sions. entre ces deux énonciations. que beaucoup d'enjeux
artistiques se situent au théâtre. Parler comme à la ville et
non comme au théâtre classique. parler aux spectateurs.
parler depuis la salle. manipuler le ou les rideaux et la ou les
scènes. métacommuniquer sur le dialogue théâtral dans ce
même dialogue. autant de pistes pour auteurs et metteurs en
scène. qui tournent toutes autour de la double énonciation.
Quant aux indications scéniques dont les auteurs parsè-
ment le texte théâtral. elles constituent un métadiscours prin-
cipalement transcodé en gestuelle sur la scène. De ce point
de vue. la mise en scène est une interprétation, dans les deux
sens du terme : « mise en spectacle » et «construction d'une
signification particulière ». Deux mises en scène différentes
reflètent deux significations différentes. et provoquent des
interprétations différentes de la part du spectateur.
Enfin. divers pragmaticiens. comme Goffman. Gumperz.
Ducrot. ont insisté pour montrer. en sens inverse. que tout
comportement. notamment linguistique. toute interaction.
dans la vie quotidienne et le langage ordinaire. ont des carac-
téristiques théâtrales (notion de «rôle». de «mise en
scène ». d'« action ». etc.).
Aujourd'hui. la pragmatique est moins une approche
parmi d'autres du texte littéraire [...] que l'horizon à l'in-
térieur duquel sont contraintes de s'inscrire les diverses
approches. L'important n'est donc pas de prendre parti

Vers une « topique » contextique en science de l'homme | 123


pour ou contre la pragmatique en analyse littéraire. mais
plutôt de définir quel type de pragmatique il convient de
mobiliser. On doit cependant prendre gardeà ne pas reve-
nir à des conceptions du texte qui seraient préstructuralistes
[.…...]. Investie dans l'étude du discours littéraire. la pragma-
tique doit définir sa voie entre les deux périls du psycholo-
gisme et du formalisme [...] qu'il s'agisse de pragmatique
ou de tout autre conception du langage. on se trouve pris
dans un dilemme: traiter les œuvres littéraires comme un
genre d'énoncés parmi d'autres. ou bien les mettre à part.
Or elles ne sont ni des énoncés comme les autres. ni des
énoncés qui échapperaient aux lois du langage.
D. Maingueneau. Pragmatique pour le discours littéraire.
Paris. Bordas. 1990.

Ill. L’éthique comparatiste de Guy Jucquois


G. Jucquois. spécialiste de grammaire comparée des langues
anciennes. a ensuite élargi ses interrogations méthodologiques
à l'élaboration d'une réflexion épistémologique*. anthropolo-
gique et éthique autour de la noticn de «comparatisme ». On
en trouve une bonne synthèse sous le titre La Méthode compa-
rative dans les sciences de l’homme. (Peeters. 1989).
G. Jucquois ne se réclame pas de la pragmatique. et mani-
feste une certaine réticence envers les théories systémiques
de Palo Alto.
Outre ses Recherches sur les fondements du compara-
tisme en six volumes (publication en cours chez Peeters). il
travaille sur l'utilisation des langues dans le monde
moderne. du point de vue de l'individu et du groupe. Ses
publications abordent un panorama de champs scientifiques
aussi divers que l'embryologie. l'anatomie. la paléontologie.
la tératologie. les mathématiques. le droit. la politique. l'éco-
nonue. la littérature. la psychologie. l'ethnologie. l’anthro-
pologie. la sociologie. la linguistique.
La question fondamentale de cette recherche est:
«Comment et pourquoi la dialectique du Je et de l'Autre

3. Epistémologie : étude de la formation et des conditions du savoir scien-


tifique.

124 | LA PRAGMATIQUE
fonctionne-t-elle dans l'univers mental de l’humanité. et en
premier lieu dans l'activité scientifique de compréhension et
d'explication du monde par les humains?» À partir des
représentations du monde par les langages, l'auteur analvse
les « conditions d'une prise de conscience de l'altérité » et les
agents d'occultation de l'Autre, dans un vaste tableau de
l'histoire des mentalités et des « habitus » occidentaux. Pour
G. Jucquois. toute activité scientifique. tout comportement
humain. s'organise autour d'une certaine «comparaison ».
c'est-à-dire une opération d'identification/interprétation/vali-
dation fondée sur la confrontation d'éléments comparables (à
la fois semblables et dissemblables). Les scientifiques sont
témoins. acteurs et produits des mentalités. inscrits dans leur
histoire. et leurs théories sont donc questionnables d'un point
de vue éthique.
C'est. sur le problème du relativisme. dont l'auteur
montre à la fois la grande importance dans les sciences de
l’homme. distinguées par là des sciences de la nature. mais
aussi l'importance dans toute activité scientifique. que l'on
a pu discuter l'analyse de G. Jucquois (cf. A. Martinet.
« Sciences comparatives ou sciences des cultures ». La Lin-
guistique. 27/2. 1991).
Cette «ropique comparatiste». pour reprendre les
termes de l’auteur. n'est pas sans rappeler notre « topique
contextique ».
De Platon et Aristote à la linguistique ou à la psychologie
modernes en passant par Kant. Linné ou Lévi-Strauss. l’en-
treprise de G. Jucquois est comparable à l'entreprise prag-
matique. Elle démontre qu'au-delà des travaux et des
théories qui se réclament de la pragmatique. ou qui y sont
inclus par l'interprétation que l'on peut en faire. d’autres.
aujourd'hui. se posent des questions similaires. y consacrent
des démarches et y apportent des réponses parallèles.

Vers une « topique » contextique en science de l'homme | 125


Index
Cet ouvrage mentionne plus de cinquante auteurs et syn-
thétise de vastes questions. Faute de place. le présent index
n'est constitué que par les noms des auteurs principalement
étudiés et par des notions transversales particulièrement
visées par la collection Référence. On ne peut reprendre ici
les notions clés figurant dans les tables et les éclairages.
comme « Signification ». etc. (s y reporter).
A Jucquois (G.) : 124-125.
Argumentation : K
cf. Rhétorique. Kant (E.) : 13-14.
L
Aristote : 10-11.
Austin (J.) : 28-34, 70-73, Littérature : 71. 120-122.
81-82. 85-86. 90-92. 121. M
B Mills (J.S.) : 78-79.
Bateson (G.) : 63-67, 84. Morris (W.) : 22-24,
Benveniste (E.) : 19. 26. P
49-50. Palo Alto : 25. 63-68, 89.
Berrendonner (A.) : 107- 97, 99, 124.
110, 120. Peirce (S.) : 14. 20-22.
D R
Donnellan (K.) : 76. Récanati (F.) : 9. 31. 37.
Ducrot (O.) : 94. 103-105. 106-107.
E Rhétorique : 10-13. 103-105.
Epistémologie : 8. 110. Russel (B.) : 13. 63.
111-114, 116-117. 124- S
es; Sapir (E.) : 26. 68-69.
F Saussure (F. de) : 21.
Fiction : cf. Littérature. Searle (J.) : 29-47, 50. 57-
Frege (G.) : 14-15. 20. 74. 58. 70-80, 82-83. 86-89,
G 122:
Garfinkel (H.) : 54. T
Goffman (E.) : 50-54, 65. Théâtre : 122-123.
84. 93. 95-96. 97. W
Grice (H.) : 48-49. 84. 92-93. Watzlawick (P.) : 63-68, 84.
Gumperz (J.) : 55-63, 84. Wittgenstein (L.) : 15-16,
J DANS:
Jakobson (R.) : 26. 41. Whorf (B.) : 66. 68-69.

Index | 127
Achevé d'imprimer par Corlet, Imprimeur, S.A. - 14110 Condé-sur-Noireau (France)
N° d'Imprimeur : 18244 - Dépôt légal : octobre 1995 - /mprimé en C.E.E.
LES RTQUEMANT indispensable de connaître
les idées de ceux- critiques, essayistes,
linguistes, philosophes et écrivains - sur qui
_ s'appuient les lectures modernes des
œuvres littéraires.

La collection Référence se propose de


faciliter l'accès à leur pensée :
en la replaçant dans son contexte;
% en regroupant autour des mots clésES
concepts principaux; RÉ
% en dégageant son actualité.

Philippe Blanchet enseigne à l'université


Rennes Il. Il a publié notamment :
Dictionnaire du français régional de Provence I
{Bonneton, 1991), Le Provençal, essai de
description sociolinguistique (Peeters, 1992), (l]
Introduction aux problèmes fondamentaux de
l'enseignement du français langue étrangère (Rennes Il,

TT
1993] et de nombreux travaux consacrés à la prise en :
compte des variations des langues et des cultures en termes dd
théorie du langage, de planification inguistique et
d'enseignement.

LL
WI
ISBN 2-7352-1007-3

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