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BERTRAND-LACOSTE
RÉFÉRENCE
Collection dirigée par Daniel Delas
La
PRAGMATIQUE
D’Austin à Goffman
BERTRAND-LACOSTE
36 rue Saint-Germain-l'Auxerrois - 75001 PARIS
© BERTRAND-LACOSTE, Paris, 1995.
Toute représentation. traduction. adaptation. même partielle. par tous procédés. en
tous pays. faite sans autorisation préalable est illicite et exposeraïit le contrevenant à des
poursuites judiciaires (réf, loi du 11 mars 1957).
Contextes
UN CHAMP DE RENCONTRES
THEORIQUES MULTIPLES
Mots clés
ÉLÉMENTS POUR L'ANALYSE
DU « LANGAGE ORDINAIRE »
ACTES DEALANGAGES im ee me Un 28
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Enjeux
ENTRE DIRE ET FAIRE...
Ouvertures
VERS UNE « TOPIQUE » CONTEXTIQUE
EN SCIENCE DE L'HOMME
1513 RM TT PR 2 TT US à y
L'hypothèse de Sapir-Whorf 68
UN CHAMP DE RENCONTRES
THÉORIQUES MULTIPLES
Pragmatique est un terme ambigu. En français, il a cou-
ramment le sens «concret, adapté à la réalité ». En anglais,
langue de la plupart des textes fondateurs de ia pragma-
tique, pragmatic a couramment le sens « qui a rapport aux
actes et effets réels ». Du coup, le champ ouvert par une
discipline scientifique qui s’intitule ainsi apparaît
immense. On la perçoit en général comme une entité floue,
fourre-tout récent où vont se caser soit les travaux margi-
naux qui n’appartiennent pas clairement aux disciplines
institutionnelles que sont la linguistique, la sociologie,
l’anthropologie, la psychologie sociale, la sémiologie, etc.,
soit les problèmes que ces disciplines évacuent ou ne par-
viennent pas à traiter de façon satisfaisante. Parmi les théo-
riciens principaux et représentatifs de la pragmatique
retenus ici, deux sont philosophes (Austin et Searle), un
sociologue (Goffman), un ethnosociolinguiste (Gumperz).
A cela s’ajoute une «école » d’orientation essentiellement
psychologique, celle de Palo Alto.
Il n’est pas surprenant qu’on perçoive mal l’unité, les
méthodes et les objectifs de la pragmatique. Voire qu’on les
conteste : ils mettent en question des courants scientifiques
dominants, jusque dans leurs fondements théoriques et
méthodologiques, jusque dans l’identité de leur statut disci-
plinaire. On s’interroge sur l’existence d’une pragmatique,
au singulier, pour lui préférer un pluriel — plutôt péjoratif :
des pragmatiques. À la rigueur, c’est dans le champ philoso-
phique, lui aussi très ouvert, que la pragmatique est habi-
tuellement plutôt située.
8 LA PRAGMATIQUE
En général, la pragmatique est grosso modo définie comme :
— un ensemble de recherches logico-linguistiques [...]
l’étude de l’usage du langage, qui traite de l’adaptation
des expressions symboliques aux contextes référentiel,
situationnel, actionnel, et interpersonnel (Encyclopedia
universalis) ;
— l’étude de l’utilisation du langage dans le discours et
des marques spécifiques qui, dans la langue, attestent de sa
vocation discursive (A-M. Diller et F. Récanati) ;
— l’étude du langage comme phénomène à la fois dis-
cursif, communicatif et social (F. Jacques).
— La pragmatique est cette sous-discipline linguistique
qui s’occupe plus particulièrement de l’emploi du langage
dans la communication (L. Sfez).
1. Origines philosophiques
10 | LA PRAGMATIQUE
général et le particulier, etc.). Cela permet d’anticiper les
objections, doutes, résistances, que le discours suscitera, et
de les vaincre sans se contredire. Pour convaincre, Aristote
préconise une méthode «dialectique » qui établit les prin-
cipes d’une pensée dialoguée. Un bon rhétoriqueur (on dirait
aujourd’hui un «communicateur efficace ») doit savoir tenir
compte de la présence critique de l’interlocuteur, même sous
un monologue apparent. D’où cette notion de dialogue qui
est si prégnante dans la pragmatique moderne. Aristote
affine son analyse en proposant une classification des pro-
positions selon les degrés de prédication, du point de vue
d’une logique sémantique (par exemple, une proposition est
une «définition » si le prédicat peut être échangé contre le
sujet, et réciproquement). Ce type d’analyse est présent dans
la plupart des travaux de philosophie du langage jusqu’à nos
jours. Enfin, Aristote appuie sa technique rhétorique sur la
démarche du «syllogisme », procédé formel qui établit une
relation cause/conséquence incontestable entre des «pré-
misses » et une «conclusion». On ne peut contester l’affir-
mation que par le refus des prémisses. L’exemple classique
en est:
Tout homme est mortel
(Or) Socrate est un homme
(Donc) Socrate est mortel
12 | LA PRAGMATIQUE
retour à l’analyse de l’argumentation, notamment chez des
linguistes français, comme ©. Ducrot ou C. Kerbrat-
Orecchioni.
De plus, la rhétorique a fait l’objet de nombreux traités,
publiés au cours des siècles un peu partout en Europe occi-
dentale ; notamment en France, où le goût pour la normalisa-
tion formelle n’a cessé d’être développé, que ce soit à l’âge
classique, sous l’effet du positivisme au xix° siècle, ou d’un
retour régulier vers les modèles antiques. Cela n’alla pas sans
réaction, dont le romantisme donne un exemple pour la litté-
rature. V. Hugo résuma cette révolte par les mots « Guerre à
la rhétorique et paix à la syntaxe». Quelques rhétoriciens
sont restés célèbres, tels Bourdaloue (prédicateur jésuite,
1632-1704), ou Buffon (naturaliste, 1707-1788), qui fut l’un
des premiers à axer la rhétorique sur le texte écrit. Jusqu’à
une époque récente, les orateurs, prêtres, avocats, professeurs
d'université, politiciens, sacrifiaient quasi obligatoirement
aux techniques rhétoriques classiques (avec notamment
mémorisation du discours récité sur des tonalités empha-
tiques caractéristiques). Le développement actuel des tech-
niques de communication, précisément issues pour la plupart
des théories pragmatiques comme celle de Palo Alto (via la
PNL\), continue cette préoccupation pour la rhétorique, adap-
tée aux moyens modernes de communication audiovisuelle.
D’autres philosophes, au-delà des rhétoriciens, ont contri-
bué à cette réflexion philosophique sur le langage. Kant,
s'appuyant sur le syllogisme aristotélicien, a proposé une
philosophie logique dite «transcendantale’» cherchant à
rendre compte des éléments constitutifs de la connaissance
et de la représentation humaines. Kant postule que, puisque
tout ce qui se pense peut se dire, l’analyse des rapports du
locuteur au langage doit contribuer à l’analyse de ce dont le
locuteur parle. L’usage qu’il a fait du terme pragmatisch
n’est du reste pas éloigné des usages du terme «pragma-
14 | LA PRAGMATIQUE
mathématicien britannique. 1872-1970). développèrent
une théorie philosophique appellée «logicisme ». Elle
avait pour objectif. schématiquement. de revisiter les
mathématiques à l'aide de concepts purement logiques
(Sans a priori venu de la physique). Le logicisme eut pour
première conséquence de faire la part belle à la philoso-
phie analytique face à des théories qu'on peut nommer
«synthétiques ». Or. c'est de la philosophie analytique
qu est issue la philosophie austinienne du langage. et c'est
entre Frege et Austin que se situent les travaux de
L. Wittgenstein. qui contribuèrent à la genèse de la prag-
matique. En outre. les travaux de Frege l’amenèrent à dis-
socier de façon claire la langue scientifique. nécessaire à
la démonstration arithmétique. qui doit être univoque.
explicite. et n'avoir pour but que l'établissement de la
vérité. de la langue ordinaire. qui doit être équivoque pour
pouvoir jouir de la richesse des possibilités qui lui per-
mettent de remplir ses fonctions communicatives avec
adaptabilité. Du coup. G. Frege a apporté une pierre fon-
datrice à la sémantique. et au-delà à la pragmatique. en
conceptualisant des rapports sémantisme/objectifs com-
municatifs. C'est précisément la question de l'équivocité
et des fonctions du langage ordinaire. qui fait difficulté du
point de vue logique. qui stimulera les travaux d'Austin.
16 | LA PRAGMATIQUE
Il. Sémantique et sémiotique
On à vu précédemment comment. de la technique rhéto-
rique à la distinction langage logique/langage ordinaire. la
philosophie a abouti. en Angleterre notamment. à s’interro-
ger sur le fonctionnement de la signification. non sans sou-
lever des questions éthiques. Les disciplines ayant le sens/la
signification pour objet précis ont par là même été interpel-
lées et réorientées. contribuant ainsi à la gestation de la
pragmatique.
La sémantique s'est développée avant tout dans le giron de
la linguistique. M. Bréal (1832-1915) en publie le texte fon-
dateur. Essai de sémantique («science des significations »).
en 1887. Formé en Allemagne. il cherche à «expliquer les
faits par l'usage ». selon la formule d'A. Meillet. notamment
à réintroduire le sens dans la linguistique historique (étude de
la transformation des langues). jusque-là dominée par une
systématique formelle chez les comparatistes allemands. II
développe la notion de polvsémie, essentielle dans l'approche
pragmatique.
On peut se demander pourquoi les travaux linguistiques
se limitaient jusqu alors (et. d'une certaine façon. se limite-
ront encore longtemps) à la phonétique/phonologie et à la
morphosyntaxe. alors que la langue semble avant tout avoir
pour fonction de produire du sens en communiquant. C'est
qu'en s'ouvrant au sens les linguistes mettent le pied dans
un domaine mouvant qui leur semble dangereux parce que
difficilement réductible à une modélisation formelle du
genre de celle qu'affectionne le structuralisme. La séman-
tique. d’ailleurs. se limitera en gros à l'analyse du sens des
mots et des phrases (la sémantique structuraliste des
années 1960 s'arrête au lexigue) jusqu'à l'irruption dans
son champ de la problématique pragmatique. La linguistique
générative et transformationnelle. à la suite de N. Chomsky.
prendra bien le sens en compte. mais uniquement comme
élément secondaire greffé sur les structures syntaxiques.
pour analyser la «compétence » opposé à la « performance »
(chez Saussure. la « langue » opposée à la « parole »). On sait
que l’un des reproches essentiels que lui adresseront les
sociolinguistes et les pragmaticiens est qu'elle est incapable
de rendre compte de la réalité sociale des usages. Aucune
18 | LA PRAGMATIQUE
« parole »/« performance ». mais au contraire en contestant
qu on puisse étudier la «langue » sans étudier la « parole ».
voire qu'on puisse les distinguer. Fonctions et contextes
socioculturels d'usage des langues sont ainsi largement
introduits dans la linguistique. au point qu'on ira jusqu'à dire
que «la sociolinguistique est la linguistique » (L.-J. Calvet).
Le deuxième courant qui fera évoluer la sémantique
sera. précisément. l'approche dite « pragmatico-énoncia-
tive ». au moins contemporaine. sinon déjà héritière. de la
pragmatique naissante. É. Benveniste. pionnier de la lin-
guistique de l'énonciation. conçoit entre 1950 et 1976 un
«appareil formel d'énonciation» qui démontre la perti-
nence d'une prise en compte de la situation de communi-
cation pour étudier le fonctionnement linguistique (cf.
Émile Benveniste, par G. Dessons. dans la présente collec-
on). On dépasse alors le niveau de l'unité «mot» (ou
« morphème ») et l’on se dirige vers la « phrase ». pour sou-
ligner l'importance de l'unité «discours» (ou «texte »).
par exemple en termes de chaînes de références.
Benveniste n'est d’ailleurs pas sans lien avec la sociolin-
guistique : son maître fut À. Meillet. auquel il succéda dans
les années 1930. Meillet est considéré par les sociolin-
guistes comme une référence fondatrice. puisque. contem-
porain de Saussure. il mettait beaucoup plus que lui
l'accent sur la réalité sociologique de la langue. Benveniste
a également intécré dans sa théorie la distinction entre ce
qu'il appelle la « dimension sémiotique de la signifiance »
(le rapport des signes entre eux. objet de la linguistique
saussurienne) et sa «dimension sémantique » (la mise en
discours des signes se rapportant alors au contexte de
l'énonciation). Les travaux de Benveniste sont contempo-
rains des travaux d'inspiration logiciste de Y. Bar-Hillel
(pragmaticien israélien d'origine polonaise) sur les «sym-
boles indexicaux ». qui ne peuvent être interprétés que dans
leur contexte dénonciation. comme Je. ici, hier.
À la même époque. R. Jakobson définit la communication
par six fonctions. qui relèvent toutes d'une pragmatique de
la langue (référentielle. expressive. conative: «adresse
d'ordres ou d'appels au destinataire ». phatique : « qui main-
tient le contact entre destinateur et destinataire ». métalin-
guistique. poétique).
20 | LA PRAGMATIQUE
THÉORIES DU SIGNE
1. Dans l’approche empirique traditionnelle, le
« mot > désigne de façon transparente et directe l’ob-
jet référent qui constitue son sens:
Signifié (= «sens »)
Signifiant (= «nom »)
Signifié = «sens »)
\
ù°
\
D
22 | LA PRAGMATIQUE
cherche à fonder une théorie générale des signes qui
unifie les diverses approches linguistique. logique. psy-
chologique. rhétorique. mais aussi anthropologique ou
biologique. Pour lui. la sémiotique étudie les choses en
tant que médiatisées par des signes (qui sont en quelque
sorte des « métachoses »). et constitue. par voie de consé-
quence. l'outil conceptuel permettant la métascience.
c est-à-dire l'étude de la science. la science étant signe. Il
rejoint ici la proposition kantienne d'analyser l'objet à
travers la sigmification.
Morris reprend la triade sémiotique de Peirce. en en modi-
fiant un terme. le signifié. qu'il reconceptualise sous le nom
de « designatum ». Le designatum reste distinct de l'inter-
prétant (ou objet référent. ou « denotatum »). mais renvoie à
une classe d'objets plutôt qu'à un objet spécifique. Il intro-
duit en effet dans l'analyse la notion de «degré de sémio-
sis »: le degré est faible quand un signe ne fait qu'attirer
l'attention du récepteur sur l’objet référent. et fort lorsque le
signe permet au récepteur de se représenter l'ensemble des
caractéristiques de l’objet en l'absence concrète de celui-ci.
La voie intermédiaire est celle où le signe provoque chez le
récepteur la représentation de l’objet par la mention de cer-
taines de ses caractéristiques uniquement. Ainsi. le designa-
tum peut être partiel. De plus. Morris insiste sur le fait que
l'existence du signe n'est pas conditionnée par l'existence
concrète du référent dénoté. On peut parler de choses qui
n'existent plus dans le monde des existants (le denotatum).
ce qui ne les empêche pas d'être dans le monde sémiotique
(celui du designatum. du signe).
La semiosis. la mise en signes (c’est-à-dire. en fait. la
communication). peut alors se décomposer en trois relations
binaires : la relation sémantique (celle des signes aux objets).
la relation pragmatique (celle des signes aux interlocuteurs.
les « interprètes »). et la relation syntactique (celle des signes
entre eux). On voit ainsi émerger théoriquement et métho-
dologiquement. selon Morris :
24 | LA PRAGMATIQUE
Distinguons d’emblée langage et langue(s). Est langage tout
mode de communication, c’est-à-dire tout échange. De
C. Lévi-Strauss à L. Sfez, on admet que tout est communi-
cation chez l’homme, puisque celui-ci est un être social
(d’où le «on ne peut pas ne pas communiquer» de Palo
Alto). Parmi ceux-ci, on admettra que le langage articulé
propre à l’humanité et nommé «langue» est une consti-
tuante majeure de la communication. C’est d’ailleurs là le
sens premier du mot, qui n’a été qu’ultérieurement étendu à
d’autres modes de communication, comportementaux et
sociaux (gestes, modes, rites, par exemple). Dans la pra-
tique sociale, le langage articulé se manifeste à travers ces
différentes modalités que sont les «langues », différentes
parce que le signe est arbitraire et que la différence permet
l’identité du groupe et de l’individu. Une langue est donc un
langage, probablement le langage privilégié de l’homme, et
relève donc, au-delà de la linguistique interne proprement
dite, ou même d’une linguistique plus large de type socio-
linguistique, de l’analyse sémiotique à laquelle concourt la
pragmatique.
On a vu également se chevaucher les termes «séman-
tique » et « sémiotique ». Nous considérerons pour l’instant
que la sémantique est cette partie de la sémiotique qui étudie
le «sens littéral», c’est-à-dire le «type» tel que l’a défini
Peirce, plutôt dans une polarité linguistique interne. Cela
amène à distinguer «sens » (littéral) de «signification ». La
signification est la somme des modalités dites sémantique,
syntactique et pragmatique selon la terminologie de Morris,
et correspond à l’occurrence de Peirce.
Enfin, le terme «sémiologie » est parfois utilisé concur-
remment à sémiotique. En général, on considère aujourd’hui
ces termes comme synonymes (au sens « littéral » !), mais il
existe quelques petites divergences selon les théories.
Sémiologie fut forgé directement en français par Saussure,
avec un sens équivalent à sémiotique, terme d’origine anglo-
saxonne qui a fini par l’emporter grâce au retentissement des
travaux de Peirce, Morris, etc.
Resterait à s'interroger sur le concept d’ «action» ou
d’«effet» récurrent dans la généalogie de la pragmatique.
C’est l’un des problèmes théoriques auxquels vont se heur-
ter les pragmaticiens.
26 | LA PRAGMATIQUE
Mots clés
ctes de langage
I. Les performatifs
28 | LA PRAGMATIQUE
A) ne «décrivent». ne «rapportent». ne constatent
absolument rien. ne sont pas « vraies ou fausses » : et sont
telles que
B) l'énonciation de la phrase est l'exécution d'une
action (ou une partie de cette exécution) qu'on ne saurait.
répétons-le. décrire tout bonnement comme étant l'acte de
dire quelque chose. [...] Exemples:
«Oui [je le veux] (c'est-à-dire je prends cette femme
comme épouse légitime)» — ce «oui » étant prononcé au
cours de la cérémonie du mariage.
« Je baptise ce bateau le Queen Elizabeth » comme on
dit lorsqu'on brise une bouteille contre la coque.
«Je donne et lèoue ma montre à mon frère » — comme
on peut lire dans un testament. (ODCF, p. 40-41.)
30 | LA PRAGMATIQUE
teur. et donc de dire qu'ils font en même temps qu'ils font en
disant. Ils facilitent l'interprétation par le récepteur. Du
coup. travaillant la notion de performatif primaire. Austin
remarque que. outre les énoncés à l'impératif. d’autres types
d'énoncés peuvent être des performatifs sans en avoir l'air.
« Le taureau va charger » peut constituer l'énonciation d'un
avertissement explicitable en « Je t'avertis que le taureau va
charger » (critère de transformation cité ci-dessus). Ce fai-
sant. Austin insiste bien sur le fait que l'explicitation d'un
performatif primaire n'est pas une description de l'acte
accompli. mais une manifestation de l'intention pragmatique
de l'émetteur. Il ne s’agit pas de réduire des performatifs à
des descriptions. Ce n'est pas possible dans la mesure où
l'intention elle-même est performative : elle ne peut être
«Vraie où fausse» et constitue une valeur d'énonciation.
non le sens d'un énoncé. En fait. c'est le contraire qui se
passe: Austin montre que même les assertions (voir
Référencee. p. 70 et suiv.) apparemment «descriptives »
(Austin préfère dire «constatives ») peuvent être analysées
en actes de langage.
Searle. puis F. Récanati critiqueront également une tenta-
tive ultérieure d'analyse des performatifs primaires en termes
de structures grammaticales « profondes ». Cette analyse. réa-
lisée dans l'optique de la grammaire générative . commettra
selon lui l'erreur de postuler l'autonomie de la grammaire par
rapport à l'acte d'énonciation. et de ne pas prendre en compte
les faits et règles d'interaction dans le contexte où les inter-
locuteurs se parlent (SE. p. 217 et suiv.).
Austin est ainsi conduit à essayer d'établir une liste de
verbes qui sont incontestablement performatifs du point
de vue sémantique. Mais. comme il inclut les « affirma-
tions » (ou plutôt « assertions ». voir Référence+. p. 70 et
suiv.) dans les performatifs. comme 1l rencontre de nom-
breux cas difficiles (comme «J'affirme que... je soutiens
que. ») et que la performativité s'en trouve moins Évi-
dente. il lui faut repenser l'ensemble des phénomènes et
élaborer des concepts nouveaux.
32 | LA PRAGMATIQUE
exemples fournis par Austin. concerne principalement les
effets émotifs ou indirects. et non intentionnels de la part de
l'émetteur. Ainsi «réconforter » serait perlocutoire. puisque
ne dépendant pas de conventions précises et ne pouvant être
accompli par la seule intention. Seul le récepteur pourra se
déclarer réconforté. ou pas. Il ne suffit pas de dire « Je récon-
forte » pour réconforter. alors qu'il suffit de dire «Je pro-
mets » pour promettre.
Mais la limite est loin d'être nette. D'autant plus que
l'acte illocutoire lui-même. pour être effectivement accom-
pli. nécessite en général des conditions de réussite (voir
Actes de langage+. p. 44 et suiv.). une interprétation et des
conséquences concrètes chez le récepteur. Dire «Je pro-
mets » sans interlocuteur. ou « Il faut partir » à quelqu'un qui
ne perçoit pas la valeur illocutoire d'ordre (et donc n'obéit
pas !) compromet gravement le statut de l'acte malgré l'in-
tention de l'émetteur.
L'illocution est l'aspect principal qui retient l'attention
d'Austin. puis de Searle. et qui développe le plus directe-
ment le concept de performatif. Tous deux ont tenté de pro-
duire une classification à prétention plutôt universaliste. des
actes 1llocutoires. Pourtant. leur réflexion portait en germe
une faille que d’autres pragmaticiens mettront en évidence :
une trop grande importance accordée à l'intention et à
l'émission au détriment des processus interprétatifs de
réception dans la globalité de l'interaction communicative.
De plus. l'objectif universaliste est difficilement cohérent
avec la relativité qu'introduit la prise en compte essentielle
du contexte dans l'acte de langage ordinaire. Wittgenstein
avait abandonné tout prétention à une taxinomie* universa-
liste pour le langage ordinaire. ce qui n interdit d'ailleurs
pas une vision synthétique des phénomènes.
Austin propose cinq catégories d'actes illocutionnaires :
1) les «verdictifs». qui consistent à juger. comme
«acquitter. condamner. comprendre. décréter. calculer. esti-
mer. évaluer. classer. diagnostiquer. décrire. analyser. »:
34 | LA PRAGMATIQUE
monde. d'autres. comme la promesse. tendant à rendre le
réel conforme à la locution:
3) l’état psychologique exprimé. comme la conviction. le
désir. le regret. L'auteur insiste sur exprimé. ce critère fonc-
tionnant même en l'absence de sincérité :
4) l'intensité d'investissement dans la présentation de
l'illocution. «Je suggère» ayant une force moindre que
« J'ordonne » :
5) le statut des interlocuteurs dans la mesure où cela
influe sur la force locutoire. par exemple selon leur position
dans la hiérarchie sociale. Le même énoncé sera probable-
ment un ordre s'il est adressé d'un supérieur à un inférieur.
une requête en situation inverse :
6) la manière dont l'énonciation se rapporte aux intérêts
personnels de l’un ou l’autre des interlocuteurs. comme la
vantardise (servant le locuteur) ou les condoléances (servant
l'interlocuteur). apparemment en tout cas. :
7) le rapport avec le reste du discours. comme dans «Je
réponds. je conclus. jobjecte. cependant. donc. »:
8) le contenu propositionnel déterminé par une marque
explicite de force illocutoire. la différence entre un compte
rendu et une prédiction tenant par exemple à des marqueurs
indiquant le passé ou le futur:
9) la possibilité ou l'impossibilité d'accomplir l'acte
autrement que par le langage (par exemple. on peut classer
par la parole ou en mettant les éléments dans des boîtes. on:
peut saluer d'un mot ou d'un geste. mais on ne peut pas pro--
mettre sans parler‘):
10) la nécessité ou non d'une institution extra-linguis-
tique pour accomplir l'acte de langage (on peut promettre.
ou asserter qu il pleut. sans condition d'institution. alors
qu'on ne peut baptiser ou condamner à une amende sans être
légitimé par une institution ad hoc):
11) l'existence ou non d'un usage performatif du verbe
illocutionnaire (le verbe «promettre » est obligatoirement
performatif. alors que le verbe «menacer» ne peut pas être
36 | LA PRAGMATIQUE
ARBRE DES ACTES ILLOCUTOIRES
François Récanati, philosophe et pragmaticien
français, a proposé dans Les Énoncés performatifs
(Minuit, 1981, cf. « Enjeux », p. 106-107), un tableau
récapitulatif hiérarchisant les actes illocutoires sur la
base des travaux d’Austin et Searle. La distinction
fondamentale est faite entre actes essentiellement
représentatifs et non essentiellement représentatifs
(ces derniers correspondant en gros aux « comporta-
tifs » d’Austin et aux « expressifs » de Searle).
Actes illocutoires
Si Li Constatifs
Déclaratifs
Promissifs
Prescriptifs
38 | LA PRAGMATIQUE
5) motivations d'accomplir l'acte. Ex. : « Tu devrais être
poli ». «Est-il raisonnable de fumer ? ».« Vous me marchez
sur le pied » :
6) combinaisons de modalités précédentes ou/et de direc-
tifs explicites. Ex.: «Est-ce que je peux vous demander de
Sortir ?», «Si vous pouviez cesser. cela me ferait plaisir ».
Searle confirme que ces catégories. au fond. relèvent de la
notion de conditions de réussite (voir Actes de langage®.
p. 44 et suiv.). essentielle dans la théorie des actes de lan-
gage. Il les regroupe donc sous quatre conditions de réussite.
Cela permet d'intégrer les actes indirects à la théorie. qui
apparaît de la sorte apte à expliquer leur fonctionnement. et
confortée dans sa pertinence. Il le prouve en comparant
directifs et promissifs directs (dans ce tableau. L est le locu-
teur. À le récepteur. Q l’action):
à |
Directifs Promissifs
SE. p. 86.
40 | LA PRAGMATIQUE
MÉTAPHORE ET MÉTONYMIE CHEZ JAKOBSON
42 | LA PRAGMATIQUE
Troisièmement, il doit y avoir des stratégies communes
qui permettent au locuteur et à l’auditeur, partant de leur
connaissance du terme S [...], de restreindre le domaine
des valeurs possibles de R à la valeur réelle de R. Le prin-
cipe fondamental de cette étape est que seules les valeurs
possibles de R déterminant des propriétés possibles de S
peuvent être les valeurs réelles de R° (SE, p- 160-161.)
44 | LA PRAGMATIQUE
SOCIOLOGIE ET CONDITIONS DE RÉUSSITE
On remarque dans la postface de QDCF, signée
F. Récanati, une polémique sur l'interprétation de la
notion de « conditions de réussite » :
«[...] j'interprète Austin comme disant que les
actes de parole ont une dimension sociale et quasi
institutionnelle en vertu de laquelle on ne peut
accomplir légitimement n'importe quel acte de parole
dans n'importe quel contexte ; Austin [...] dit exacte-
ment ce que Bourdieu lui reproche de ne pas dire »
(QDCF, postface, p. 203).
Effectivement, le sociologue P. Bourdieu, dans Ce
que parler veut dire (Fayard, 1982), reproche à Austin
une «erreur» fondée sur la vision du «langage
comme objet autonome » qui consiste à chercher «le
pouvoir des mots dans les mots, c’est-à-dire là où il
n’est pas », dans une « force immanente au langage »
(p. 103-104, 132 et 152).
Pour Bourdieu, « La question des énoncés perfor-
matifs s’éclaire si l’on y voit un cas particulier des
effets de domination symbolique dont tout échange
linguistique est le lieu [...] L'efficacité [...] de ces
actes d'institution est inséparable de l'existence
d'une institution définissant les conditions qui doivent
être remplies [...] ces conditions de «félicité » sont
des conditions sociales (p. 68-69). Bourdieu cite alors
Austin en disant la même chose que lui, bien qu’en
insistant davantage sur l'aspect sociologique des
conditions de réussite.
Austin, qui ne se fonde aucunement sur la théorie
saussurienne interne de la langue, et qui n'oublie pas
les conditions sociales, inclut en fait une indispen-
sable approche sociologique dans sa théorie.
46 | LA PRAGMATIQUE
Par conséquent. un déclaratif n'est un déclaratif que s'il
respecte un certain nombre de règles constitutives (condi-
tons de réussite). qui reviennent en même temps à le définir
et à le rendre possible. Parmi ces règles. certaines sont
d'ordre sociologique. comme en témoignent clairement les
critères d'analyse des actes de langage exposés par Searle.
Les conditions de réussite sont posées par Searle dans les
définitions mêmes des actes de langage et dans leur classifi-
cation (SE. index).
Il manque pourtant un récapitulatif clair de ces conditions.
Searle ne les cite qu'incidemment. sans les définir précisé-
‘ ment. et en les associant souvent à des types d'énoncés et
non aux actes de langage de sa taxinomie.
l. Maximes conversationnelles
Parmi les conditions de réussite et les modalités générales
de fonctionnement des actes de langage (voir Actes de lan-
gage+. p. 44 et suiv.). la théorie pragmatique insiste sur
l'importance des données contextuelles. c'est-à-dire sur le
rôle joué par les interlocuteurs dans l'univers social. Non
seulement les interlocuteurs interagissent les uns sur les
autres par le langage. mais ils l’acceptent et coopèrent à cette
interaction.
HP. Grice. philosophe du langage travaillant à Oxford sur
le sous-entendu (voir Signification+. p. 89 et suiv.). a pro-
posé le concept de « maximes conversationnelles » dans un
article resté célèbre («Logique et conversation». traduit
dans Communications. Seuil. 1979). L'idée principale en est
que. par le fait même de dialoguer. les interlocuteurs accep-
tent et suivent un certain nombre de règles implicites indis-
pensables au fonctionnement de la communication (voir
p. 24 et suiv.). Le principe fondamental en est le « principe
de coopération». Les partenaires d'une interaction langa-
gière partagent en général un but commun. faute de quoi ils
n auraient aucune raison de communiquer et ne communi-
queraient vraisemblablement pas.
De ce principe découlent des règles dont le nombre et
la spécificité ont été beaucoup discutés ou reformulés
48 | LA PRAGMATIQUE
(par exemple par E. Goffman. cf. ci-dessous). et que
Grice regroupe en quatre groupes en utilisant des critères
Kantiens:
1) quantité (on en dit autant que nécessaire. mais pas plus
que nécessaire) :
2) qualité (on dit ce qu'il faut comme il faut. c'est-à-
dire surtout avec sincérité et sur la base d'informations
suffisantes) :
3) relation ou pertinence (on dit des choses pertinentes pour
l'interaction. des choses ayant rapport à la conversation) :
4) modalité (on parle intelligiblement. sur le ton qui
convient. etc.).
Les interlocuteurs supposant le respect mutuel de ces règles.
le récepteur peut construire une signification. C'est le cas
notamment pour les actes de langage indirects (voir Actes de
langage+. p. 37 et suiv.). comme le montre Searle. où l’hy-
pothèse que le locuteur dit quelque chose de pertinent. de sin-
cère. etc. permet à son interlocuteur de passer au-delà du sens
littéral (voir Significatione. p. 85 et suiv.). pour établir une
signification indirecte probable. Pour Searle. les «principes de
conversation » sont analysés à l'intérieur de la théorie des actes
de langage +. et non l'inverse :
[...] les actes de langage indirects se prêtent à une série
de généralisations : par exemple celle d'après laquelle on
peut adresser à l'auditeur la demande indirecte de faire
quelque chose en lui demandant s'il peut le faire. Mais. dans
mon interprétation. on doit expliquer ces généralisations par
une théorie des actes de langage comprenant une théorie de
la conversation. et par l'hypothèse que le locuteur et l’audi-
teur ont des connaissances générales sur le monde. ainsi que
certaines facultés rationnelles. (SE. p. 234.)
50 | LA PRAGMATIQUE
de la «Nouvelle Communication » de Palo Alto (voir
Interactione, p. 63 et suiv.). Outre le principe fondamental
de coopération de Grice, que Goffman reformule en «obli-
gation d'engagement », celui-ci développe une théorie de la
conversation comme constituée de «rites » divers.
Ce qui frappe, c’est surtout l’idée fondamentale que
l échange doit toujours avoir une certaine réciprocité, idée
qui rappelle l'analyse du don que l’anthropologue Mauss
avait développée (voir Éclairage, p:53):
Qui asserte doit veiller à ne pas être pris pour un fou ; qui
salue doit espérer qu’un contact est bien désiré; qui s’ex-
cuse, que son excuse est acceptable ; qui avoue se senti-
ments [...], que crédit leur sera accordé; [...] qui fait une
proposition par trop généreuse, qu’on la déclinera ; [...] qui
dit du mal de lui-même, qu’on lui dira le contraire. La
pause qui suit un échange [...] est donc rendue possible, en
partie, par le fait que les participants en sont arrivés à un
point que chacun estime viable, s’étant chacun acquitté
d’un montant acceptable de maîtrise de soi et de respect des
autres. (FP, p. 23.)
Ce jeu de va-et-vient fonctionne, selon Goffman, dans un
enjeu stratégique. Dans La Présentation de soi (t. I de La
Mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973),
Goffman compare le monde à une scène de theâtre où les
individus sont des «acteurs » qui jouent des «rôles » dans
des relations sociales qui sont autant de «représentations ».
Ces rôles sont joués dans deux espaces sociaux différents,
les «régions antérieures » (la scène) et les «régions posté-
rieures » (les coulisses). Les régions antérieures sont celles
où l’individu doit jouer son rôle social (par exemple, assu-
mer sa fonction professionnelle ou sa réputation). Les
régions postérieures sont celles où l’individu n’est plus tenu
à ces apparences et peut se laisser aller à un comportement
(à un discours) plus intime et/ou différent. Goffman tente
même une classification des rôles : les rôles « francs » (c’est-
à-dire explicites), les rôles «contradictoires » (c’est-à-dire
non avoués, tels le comparse dont on ignore qu’il l’est, le
faire-valoir, ou la «non-personne », par exemple le chauf-
feur de taxi ou le serveur au restaurant qui influencent l’in-
teraction alors que les autres interlocuteurs font comme s’ils
n’y participaient pas).
52 | LA PRAGMATIQUE ë
« DON » ET « PRINCIPE DE COUPURE »
EN ANTHROPOLOGIE
RP ee ||
94 | LA PRAGMATIQUE
L'ÉCOLE DE CHICAGO
« Ecole de Chicago » est le nom qu'a reçu un
courant de recherches en sociologie qui, dans les
années 1920, s’est développé à l’université de
Chicago. Les thèmes principaux abordés par ses
chercheurs sont la ville, les migrants, les minorités
ethniques, la marginalisation et la délinquance, pour
lesquels Chicago offrait un terrain d'enquête excep-
tionnel. Privilégiant la méthode dite de «l’observa-
tion participante », l'École de Chicago a été la
première à exploiter des matériaux biographiques et
autobiographiques, et non exclusivement des don-
nées statistiques recueillies de l'extérieur. Les
notions d'interaction et de stratégie des acteurs
sociaux y ont été largement développées, contre
une certaine vision qui réduisait les individus à des
produits étroitement déterminés par les conditions
historiques et sociales.
56 | LA PRAGMATIQUE
Les langues, ou leurs variantes, ne sont ni riches
ni pauvres, ni bonnes ni mauvaises. Par contre, elles
Sont prises dans des hiérarchies sociales qui répar-
tissent les codes selon des paramètres sociolo-
giques: à situation « prestigieuse » on associe plutôt
une langue jugée « soutenue » (celle des groupes
Sociaux dominants), à situation «familière» une
langue jugée « relâchée » (celle des groupes domi-
nés). C’est la diglossie.
Les règles associant paramètres sociologiques et
variétés linguistiques sont dites de covariation. Les
locuteurs n’en sont pas prisonniers. Leurs stratégies
variationnistes jouent sur les mélanges et les
normes (par exemple par la contre-norme, qui
consiste à employer volontairement des formes dif-
férentes de ce que les paramètres sociologiques
laissent attendre, ou | hypercorrection, qui consiste
à rechercher une langue très soutenue jusqu'à en
dépasser la norme). On parle alors d’alternance
codique (en anglais code-switching).
98 | LA PRAGMATIQUE
Toutes sortes de gens se rencontrent et communiquent en
employant toutes sortes de langues et de variétés de langues
(variétés sociales ou régionales. par exemple). et ce de plus
en plus dans les sociétés modernes. Ils ne partagent donc pas
forcément les mêmes conventions de conversation. d'inter-
prétation. d'interaction.
C'est en introduisant dans la démarche sociolinguistique
une approche pragmatique — et inversement — que
Gumperz ouvre une voie pertinente. Il resserre l'analyse sur
des microphénomènes en contexte (conversations). en pre-
nant en compte l'autonomie des interlocuteurs quant à leurs
choix sociolinguistiques. Il met l'accent sur l'«auditeur
interprétant » plus que sur l'émetteur. En outre. il inclut dans
sa méthode une analyse fine de faits communicationnels tra-
diionnellement négligés et dont il montre l'importance. la
prosodie (rythme. intonations. accentuations. etc.) et le
canal mimo-posturo-gestuel.
J. Gumperz découvre alors plusieurs phénomènes fonda-
mentaux:
L'observation détaillée des stratégies verbales a montré
que les styles langagiers que choisit un individu ont une
signification symbolique et impliquent des effets de sens
quon ne peut simplement expliquer en corrélant des
variantes linguistiques et des catégories sociologiques
contextuellement indépendantes. Les variables sociolin-
guistiques sont en elles-mêmes constitutives de la réalité
sociale. et l’on ne peut à ce titre les traiter en dehors d'une
classe plus générale des signes indexicaux. (SZ. p. VIE)
60 | LA PRAGMATIQUE
forte émotivité. des traces de sa langue première et de la
variété d'anglais parlé aux Philippines (intonations. emploi
des temps verbaux). qui faisaient penser au jury. uniquement
constitué d' Américains « de souche ». qu'il tenait des propos
contradictoires et mensongers. L'expertise réalisée par
J. Gumperz. à la demande du tribunal. donna au médecin la
possibilité de s'exprimer dans un autre contexte: et ses
propos enregistrés au tribunal furent soumis à des
Américains d'origine philippine. qui n y voyaient ni contra-
diction ni mensonge. L'analyse rigoureuse des processus
interprétatifs. et des indices linguistiques sur lesquels les
interprétations portaient. révéla et expliqua les mécompré-
hensions entre lui et les jurés. là où tous croyaient parler la
même langue et produire des énoncés ayant «objective-
ment » (!) le même sens. À cela s’ajouta une étude des écarts
existant entre son origine culturelle. sa vision du monde. où
les mauvais traitements à enfants sont rarissimes et où le rôle
des parents n est pas identique à celui des parents améri-
cains. et celles des jurés. Effet pragmatique: sans ceci. à
cause de cela. 1l aurait été condamné à une lourde peine alors
qu il était innocent.
Gumperz propose enfin une classification indicative (et
empirique) des fonctions principales de l'alternance codique :
discours rapporté. ciblage de l'interlocuteur. interjection ou
élément phatique. réitération (clarification ou insistance).
construction de phrase (copules. mots de liaison). engagement
personnel. nouveauté de l'information. emphase. type de dis-
cours (lecture ou discussion. par exemple).
Au-delà. Gumperz conceptualise un «indice de contex-
tualisation » :
62 | LA PRAGMATIQUE
« fautes ». qui s’en tient strictement à l'énoncé et refuse de
voir la valeur signifiante de l’hétérogénéité. ne peut guère
prévoir de telles modalités de communication. ni remédier
aux éventuelles difficultés qu'elles provoquent.
Les travaux de Gumperz ont été exploités par E. Goffman
pour analyser certains phénomènes de «rites conversation-
nels ». notamment en termes de postures et de gestuelle (FP,.
p. 135-138).
64 | LA PRAGMATIQUE
3) principe d'homéostasie : tout système cherche à pré-
server Son identité. son équilibre. sa permanence. Ce prin-
cipe de survie s'accompagne nécessairement d'un principe
d'adaptabilité à l'environnement. faute de quoi sa survie
même serait menacée par les modifications de l'environne-
ment. Tout système est ainsi tiraillé entre conservatisme et
changement (ce principe correspond au principe de coopéra-
üon conversationnelle) :
4) principe d'équifinalité: la finalité du système se
trouve principalement dans son fonctionnement actuel (syn-
chronique) et non dans ses origines historiques (diachro-
niques). Il fournit sa propre explication. Pour le comprendre.
il faut donc analyser les interactions actuelles plutôt que
leurs origines (les effets pragmatiques. la signification en
contexte. plutôt que le sens littéral interne : voir Significa-
tone. p. 85 et suiv.). Des origines différentes peuvent abou-
tir au même résultat. or. c'est le résultat «ici et maintenant »
qui compte.
Pour l'Ecole de Palo Alto. le postulat primordial est qu'il
est impossible de ne pas communiquer. Tout comportement
humain est communication. et il est impossible de ne pas
avoir de comportement (même l'immobilité ou le silence
ayant des significations). Tout message est donc aussi #/lo-
cutoire (quand je dis « A » à mon interlocuteur. je dis aussi
«je pense que À » et « voilà comment je vois notre relation
commune avec A»). Du coup. il est moins important de
chercher le pourquoi d'un comportement que d'en com-
prendre les effets dans l'interaction. C'est notamment en ce
sens que cette théorie de la communication rejoint les pré-
occupations de la pragmatique. d'où le titre original.
Pragmatics of Human Communication, de LC. Comme
E. Goffman l'a signalé. c'est sur le dire en tant que faire (les
actes de langage +). sur le faire avec le dire (la gestuelle qui
accompagne la parole). et même sur le faire sans dire (com-
portements sans paroles). que l'approche pragmatique met
l'accent. C'est au fond une rhéorie du comportement humain
en tant que communicatif. Contrairement à la linguistique de
l'énonciation. qui était déjà en nette évolution vers l'externe
par rapport au structuralisme. la pragmatique ne s'arrête pas
aux relations entre les interlocuteurs et les signes. mais s'in-
téresse surtout à
66 | LA PRAGMATIQUE
«C'est lui qui a commencé à m embêter »). Les quiproquos
proviennent souvent de découpages discordants. et du fait
que les interlocuteurs n'envisagent pas la communication
comme une coénonciation dont ils sont conjointement res-
ponsables.
4. La «métacommunication». où communication sur la
communication. est un phénomène fondamental. issu de la
possibilité qu'offre la langue de parler d'elle-même (dite
«réflexive »). C'est grâce à la métacommunication que les
interlocuteurs peuvent identifier et rectifier leurs écarts d'in-
terprétation des messages. Elle constitue. pour Palo Alto. le
ressort principal d'une «bonne » communication. ’
Au-delà de cette théorie générale de l'interaction. l'Ecole
de Palo Alto a développé. notamment à travers les travaux
de Watzlawick (La Réalité de la réalité. Seuil. 1984). une
théorie « constructiviste » des rapports entre langage et réa-
lité. Pour les thérapeutes de Palo Alto. il n'y a pas d'individu
psychologiquement malade en soi. mais des systèmes d'in-
teractions provoquant des interprétations douloureuses de la
réalité. On peut donc avoir des perceptions mentales diffé-
rentes d'une «même » réalité. Les thérapies systémiques
consistent par conséquent à amener les patients à modifier
leur vision des choses.
Watzlawick distingue deux types complémentaires d'ap-
proche de la réalité par l’homme : la perception sensorielle
purement physique des objets tangibles. et la construction
mentale d'une réalité globale constituée de concepts ayant
une valeur pertinente. Cette construction mentale est une
interprétation. L'or en fournit un bon exemple: sa valeur
symbolique diffère de ses propriétés physiques. et dépend
d'un processus interprétatif qui lui confère une signification
culturelle construite. Qu'on pense aussi à l'exemple clas-
sique de la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. Qu un
individu saute à l'eau alors qu'un autre y est déjà pourra être
interprété de façons multiples. Là où l'un — acteur ou
témoin — dira: « Deux personnes pêchent ». un autre dira:
«C'est une scène de sauvetage ». Un troisième pourra dire
«Le sorcier pratiquait une séance de purification». etc.
Selon les langues que les sujets parlent. les visions du monde
(la culture) qu'ils ont. les données contextuelles (ou
d'«arrière-plan ». chez Searle) qu'ils invoquent. les rites et
68 |LA PRAGMATIQUE
conventions qu'ils respectent. l'interprétation des faits bruts
peut varier grandement.
Chaque être humain a tendance à croire que sa construc-
üon de la réalité est la réalité. alors qu'elle n'en est qu'une
interprétation. Ce «constructivisme » formule à sa façon
l’un des points fondamentaux de l'approche pragmatique.
De plus. il n'est pas sans rappeler la célèbre hypothèse dite
de Sapir-Whorf. du nom des deux ethnolinguistes qui la for-
mulèrent. ces théories se confortant mutuellement.
l. Assertion
70 | LA PRAGMATIQUE
Pourtant. le choix de la notion d'assertion témoigne chez
les pragmaticiens de la volonté de se démarquer d'un
lexique ordinaire pour préciser leurs concepts. Dans le
lexique scientifique des pragmaticiens. « assertion » désigne
l'affirmation en tant qu'acte de langage+. puisque l'énon-
ciation d'une affirmation est toujours produite dans un
contexte où. en parlant. le locuteur fait quelque chose, par
exemple décrire. ou prendre position. En ce sens. même une
assertion nécessite des conditions de réussite (voir Actes de
langage+. p. 44 et suiv.). comparables à celles d'une pro-
messe. notamment la sincérité (QODCEF, p. 76-77). Austin ne
conserve la notion d'«affirmation» qu’en cas d’assertion
rapportée au discours indirect, puisque le locuteur se
dégage alors de la responsabilité de l’assertion. et que l'acte
de langage qu'il réalise tient dans le fait qu'il rapporte des
propos et non dans ces propos eux-mêmes. Le locuteur
asserte alors l’assertion d’un autre — qui n’est plus qu'une
affirmation (QDCF, p. 111).
Cette distinction est réutilisée par Searle lorsqu'il teste les
règles de l’assertion sur un texte littéraire (SE, p. 104 et
suiv.). Il montre en effet que l’assertion produite par l’auteur
d'un texte littéraire est une pseudo-assertion qui non seule-
ment ne répond à aucune condition de vérité. mais en plus
n engage aucunement la sincérité de l’auteur. C'est donc une
assertion feinte (mais non mensongère). en fait une affirma-
tion. dans laquelle les conventions locutoires ordinaires sont
suspendues. aux termes d'un contrat tacite entre auteur et
lecteur. Même le référent du signifié peut y être inexistant.
fictif (par exemple un personnage ou un lieu). sans pour
autant annuler la réussite de l'énonciation.
Austin constate que divers travaux en philosophie du
langage (notamment ceux de Kant) ont affirmé qu'une
assertion peut être un «non-sens », quoique étant gramma-
ticalement correcte (comme «Prenez un comprimé cinq
minutes avant de vous réveiller »). En outre. il conteste à la
fois qu'une assertion soit nécessairement « descriptive » —
terme auquel il préfère « constative ». plus ouvert — et soit
nécessairement vraie ou fausse (voir Actes de langage®.
p. 44 et suiv.). Une assertion peut être un non-sens voulu.
ou procéder en fait d'une intention autre que celle de
décrire/constater.
72 | LA PRAGMATIQUE
tion de la référence ne se pose plus. Le terme lui-même
n a pas été retenu comme mot clé dans l'index du présent
ouvrage. et l'un des rares paragraphes où l’auteur envisage
cette notion est le suivant :
Nous avons déjà noté que l'affirmation putative! pré-
suppose (comme on dit) l'existence de ce à quoi elle réfère :
si ce référent n'existe pas. l'affirmation n'a trait à rien. [...]
en pareil cas [...] l'affirmation putative est nulle et non
avenue exactement comme lorsque je dis que je vous vends
quelque chose alors que cette chose ne m'appartient pas. ou
qu'ayant brûlé. elle n'existe plus. (ODCF, p. 142.)
74 | LA PRAGMATIQUE
Paris). Pour autant. Searle ne considère pas la question de la
référence comme réglée. Il lance même une pique aux théo-
ries qui la traitent avec légèreté :
Est-ce faire référence à soi-même que d'apposer sa
signature au bas d'un document ? Les temps de la conju-
gaison du verbe réfèrent-ils au temps de l'énonciation ? [...]
L'erreur souvent commise {...] est de supposer que de telles
questions doivent obligatoirement recevoir une réponse
juste et non équivoque. ou bien — ce qui est pire — qu'en
l'absence d'une réponse juste et non équivoque. le concept
de référence est un concept sans valeur. (AL p. 66.)
Searle conteste à son tour les axiomes logiques qui pré-
tendent lier l'acte d’assertion d’une expression référentielle
à un référent direct. L'axiome d'existence (« Tout ce à quoi
on réfère doit exister ») lui semble tautologique. En effet. si
l’on se place dans une théorie «traditionnelle » du signe. la
référence y étant indissociable du référent. l’un ne va pas
sans l’autre et réciproquement. C’est donc un truisme. Et si
l’on se place dans une théorie pragmatique. l'acte de langage
n étant pas indissociablement lié au « monde tangible ». et
pouvant de plus instituer une réalité. le fait de référer crée
les réalités concomitantes. La possibilité de discours « para-
site» (comme dit Searle). ou «non sérieux » (comme dit
Austin). par exemple le discours littéraire. ou celle des signi-
fications métaphoriques. confirment cette analyse qui disso-
cie le signifiant du référent.
Il propose par contre un axiome d'«identification » qui
exige des interlocuteurs la capacité de fournir une certaine
identification du référent (par description. éléments déic-
tiques ou autre procédé) comme condition nécessaire à l’acte
de référence. Dans le langage ordinaire. il n’est en général
pas nécessaire d’actualiser cette capacité d'identification. le
discours fonctionnant en circularité. c'est-à-dire s'appuyant
presque toujours sur un discours ou un savoir précédent et
interactif. Quand cela devient nécessaire. on se contente sou-
vent d'une identification partielle, plus efficace parce qu'à
la fois pertinente et économique (du type: «Qui est
Martin ? — Un lieutenant de l’armée de l'air. »).
L'effet illocutoire peut toujours s'ajouter à la stricte
identification du référent. Ainsi Searle cite l'énoncé «Ce
criminel est votre ami». auquel l'interlocuteur peut
76 | LA PRAGMATIQUE
rects”. on veut dire ce que l’on dit. mais on veut dire encore
autre chose. N'importe quel aspect fera l'affaire. pourvu
qu il permette à l'auditeur d'identifier l'objet. (Ce peut
même être quelque chose que le locuteur et l'auditeur
croient tous deux être faux de l'objet [...]). (SE. p. 196-197.)
Ainsi. le sens littéral (voir Signification. p. 85 et suiv.)
d'une expression peut ne pas être « vérité» par rapport au
référent. sans pour autant empêcher que la signification en
contexte (voir Signification+. p. 85 et suiv.). mise en acte
d'assertion ou de référence. soit réussie.
2, Soulignement de Ph. B.
3. Les linguistes utilisent surtout la notion de «morphème» ou de
« monème ». plus précise. mais la distinction n'est pas pertinente pour
notre propos.
4, C'est-à-dire «les descriptions ou les noms propres » (Ph. B).
78 | LA PRAGMATIQUE
parfait. ce qu'ils seraient s'ils n'avaient pas de sens et ne fai-
saient que nommer un objet. Un énoncé comme « Istamboul.
c'est Constantinople » serait alors totalement pléonastique et
incongru. La dernière objection. par contre. tient mal. Searle
montre lui-même à partir de nombreux exemples que /a des-
cription de l'objet n'est pas équivalente à sa représentation
par un nom propre. car le nom propre est unique tout en pou-
vant représenter un objet changeant.
Sa réponse finale est donc à la fois «oui » et «non». Oui. car
les noms propres sont liés — mais «de façon assez lâche » —
aux Caractéristiques de Eu auquel ils réfèrent. Non. car ils ne
décrivent pas l'objet (AL. p. 223). Ainsi. il suffit que locuteur et
interlocuteur identifient le même objet sous son nom propre
pour que la communication soit réussie. même si les descrip-
üons qu'ils en fourniraient devaient être différentes. L'analyse
de Searle est parfaitement cohérente avec son analyse de l'ex-
pression référentielle. qui peut renvoyer à un même référent
sous des formes différentes (comme «le meurtrier de Dupont »
cité plus haut). ce qu'il énonce clairement :
En fin de compte. comment des locuteurs peuvent-ils
référer à un objet ? On peut utiliser des moyens syntaxiques
divers pour faire référence. comme les noms propres. les
descriptions définies et les pronoms. y compris les démons-
tratifs. Et les locuteurs pourront se servir de ces moyens en
vertu de la relation particulière qu'ils ont avec l'objer.* [...]
[...] Puisque [...] [il y a] des moyens linguistiques détermi-
nés que le locuteur utilise pour faire référence à un objet.
on peut dire que. chaque fois qu'un locuteur fait référence.
il doit avoir une représentation linguistique de l'objet [...]
et que cette représentation représentera lobjet sous un
aspect déterminé [...] « Durand » représente un objet sous
l'aspect: être Durand. (SE. p. 194-195.)
Reste un problème. puisqu'une proposition référentielle
ou un nom propre peuvent être employés «en dehors de leur
emploi normal» (AL. p. 117). avec une valeur autre que
purement référentielle. Searle confronte les exemples :
1. Socrate était philosophe.
2. « Socrate » a sept lettres.
5. Soulignement de Ph. B.
Il. Vérité
Sous-jacente à la question de la référence. on voit affleu-
rer celle de la vérité. qui explique pourquoi les philosophes
se sont autant penchés sur ces questions somme toute axées
80 | LA PRAGMATIQUE
sur le domaine linguistique ou langagier. Traditionnelle-
ment. la vérité est définie par le rapport à la réalité. Un
énoncé n'est vrai que s’il correspond à la réalité. Les condi-
uons de vérité sont donc faciles à vérifier. En fait. l'obser-
vation du langage ordinaire contredit cette vision des choses
pour plusieurs raisons :
La première d'entre elles provient de la démonstration qui
a été faite que la langue et la réalité «tangible » ne sont pas
en prise directe. Il est possible d’analyser la langue en en
excluant complètement le rapport au «monde réel ». comme
l'ont fait certains courants linguistiques. La référence. réin-
troduite. ne conduit pas à observer un lien direct
signifiant/référent. même pour des cas a priori assez transpa-
rents comme les noms propres (vus ci-dessus). De plus. si le
rapport au référent est aisément concevable dans le cas où le
référent est un objet tangible. il est malaisé lorsque le référent
est abstrait. A tel point que Searle fait de l’objet abstrait (par
exemple «ivresse ») un «concept» qu'il renvoie au prédicat
et n'accepte pas qu il constitue un référent.
Par ailleurs. il n'est pas évident de décider si la vérité est
ce qu on croit ou ce qui est Vrai dans un idéal absolu. Dans
la pratique. pragmatiquement. ce qui est vrai. c'est ce que
l’on croit. Quant à démontrer qu'il y à une vérité universelle
et quelle est cette Vérité... L'observation du langage ordi-
naire fait plutôt pencher la balance vers des vérités relatives.
résultats toujours provisoires de processus interprétatifs
variés et variables. Cela est conforté également par l'analyse
des éléments dits «indexicaux» du langage. qui ont fait
l’objet de travaux en pragmatique (ceux de D. Kaplan
notamment) comme en linguistique de l’énonciation. Cette
analyse a montré le fait qu'un certain nombre d'éléments
très couramment utilisés en langue n'ont de signification
possible que par rapport au contexte dénonciation et à l’uni-
vers du discours. C'est ce que l'on appelle les «indexicaux »
comme ici OU maintenant. Comme je ou fu. comme les
démonstratifs. les substituts (pronoms etc.). les temps ver-
baux. les termes d'adresse. etc. Il en découle une nette rela-
tivisation de la notion de signification. et donc de vérité.
L'existence du référent. notamment dans les assertions.
est chez Austin une condition pour que l'acte d’asserter soit
réussi. ce qui transforme la question d’une vérité (absolue)
82 | LA PRAGMATIQUE
clause de sincérité est suspendue par « contrat » tacite entre
émetteur et récepteur. mais aussi celle des métaphores. des
actes indirects en général (voir Actes de langage. p. 37 et
suiv.). où la signification dépasse le sens littéral (voir Signi-
ficatione. p. 85 et suiv.):
On peut dire que. dans la plupart des cas. une phrase ne
détermine l'ensemble de ses conditions de vérité que relati-
vement à un ensemble d'assomptions‘ qui ne sont pas réali-
sées dans le contenu sémantique de la phrase. (SE. p. 126.)
Son exemple à ce sujet est le fameux «Le chat est sur le
paillasson ». à propos duquel il imagine diverses situations
extraordinaires qui pourraient influer sur la vérité de
l'énoncé (comme la mise en apesanteur). Il établit même un
parallèle significatif entre «conditions de vérité » et « condi-
tions d'obéissance » qui confirme bien que /a vérité dépend
des effets pragmatiques et n'est pas inscrite dans le sens lit-
téral des mots :
À la notion de conditions de vérité d'une phrase indica-
uve correspondent les notions d'obéissance d'une phrase
impérative et de conditions de réalisation d'une phrase
optative. (SE. p. 117.)
84 | LA PRAGMATIQUE
I. Sens littéral et signification en contexte
L'une des conséquences majeures de l'approche pragma-
tique du langage ordinaire est que
[.….] la théorie de la « signification ». dans la mesure où elle
recouvre le «sens » et la «référence ». devra être épurée et
reformulée. à partir de [...] la théorie des actes de discours.
(ODCF, p. 152)
Pourtant. Austin accorde peu de développement à cette
question. S’1l pose explicitement la « signification » (mea-
ning) comme étant la réunion du «sens » (sense) et de la
«référence » (QODCF, p. 108). il fait du mot «sens» un
emploi très étendu et. semble-t-il. peu rigoureux. Ainsi.
p. 112, peut-on lire:
[...] en un sens — sens (B) — l'acte sera très différent
suivant la manière et selon les sens dans lesquels. en
chaque occasion. nous l'«utilisons ».
Le sens (B) indiqué est donné plus loin (p. 114) comme
étant un acte illocutoire. « Sens » est donc ici à comprendre
comme «effet pragmatique ». alors qu'ailleurs ce mot signi-
fie «concept signifié ».
86 | LA PRAGMATIQUE
matique, l'interlocution. De plus. les « choses » dont Grice et
Searle parlent ne sont pas les informations sémantiques
brutes contenues dans l'énoncé. que l'on pourrait appeller le
«sens littéral» de l'énoncé. mais l'effet pragmatique de
l'énonciation de l'énoncé. L'exemple que donne Searle le
montre clairement : quand je dis « Bonjour » à quelqu'un. la
signification de ce message est l'intention perçue de saluer.
d'entrer en contact. et non celle de dire «bon» et «jour ».
C'est justement cette apparente exclusion. complète et exa-
gérée. du contenu de l'énoncé que Searle critique. Poussée à
l'extrême. une telle définition veut dire que n'importe quel
énoncé peut servir à provoquer un effet pragmatique voulu.
Or ce n'est évidemment pas le cas. Certes. Searle n'en
revient pas à une vision classique et simpliste où le sens et
la signification seraient identiques dans la mesure où seul le
contenu sémantique des mots du message émis importerait.
Mais il existe un lien entre contenu de l'énoncé et effet prag-
matique. La définition de la signification que formule Searle
réintroduit donc l'énoncé :
Dire que L [le locuteur] énonce la phrase T avec l'inten-
ton de signifier T (c'est-à-dire qu il signifie littéralement
ce qu il dit). c'est dire que :L énonce T et que
a) L. par l'énoncé de T. a l'intention I de faire
connaître (reconnaître. prendre conscience) à À [l’audi-
teur] que la situation spécifiée par les règles de T (ou cer-
taines d'entre elles) est réalisée. (Appelons cet effet
l'effet illocutionnaire El).
b) L a l'intention. par E [l'énoncé]. de produire ET par le
reconnaissance de I.
c) L'intention de L est que I soit reconnue en vertu (ou
au moyen) de la connaissance qu'a A des règles (certaines
d'entre elles) gouvernant (les éléments) T. (AL. p. 90-91.)
88 | LA PRAGMATIQUE
tout ?) sur la base de rapports externes avec le monde. Ces
rapports. ces «assomptions » de « données d'arrière-plan ».
pour reprendre la terminologie de Searle. sont si nombreux
et complexes que l’on n'en est en général pas conscient. et
qu'il serait vain de vouloir en établir une représentation
exhaustive. Le concept même d'arbitraire du signe et de
convention conforte d'ailleurs cette analyse. à condition
d'admettre un système ternaire du signe. Car toute théorie
binaire. qui exclut la référence et présente la langue comme
un système clos. est contredite par l'analyse du sens littéral
que propose Searle. ainsi que par l'approche pragmatique
d'une manière générale.
Enfin. Searle insiste sur le fait que son analyse du «sens
littéral » n'infirme absolument pas la distinction sens litté-
ral de la phrase/signification de l'énonciation. ni la distinc-
ton entre actes de langage+ directs et indirects (voir p. 37
et suiv.). Sa relativisation du sens littéral implique seule-
ment qu'il faut aussi prendre en compte des données
contextuelles pour l'expliquer. et donc que différentes don-
nées jouent des rôles différents et imbriqués aux deux
niveaux littéral et énonciatif.
On retrouve cette théorie par exemple sous la distinction
«contenu/relation» de Palo Alto. Les rapports sens
littéral/signification pragmatique peuvent alors être renversés.
C’est ce que propose un pragmaticien français. O. Ducrot. qui.
travaillant notamment sur l'argumentation. montre que non
seulement la valeur argumentative d'un énoncé dépasse son
contenu informatif. mais que celui-ci peut être déterminé par
celle-là (et non le contraire). C’est. d'une certaine façon. ce
que propose également J. Gumperz. qui analyse l'indice que
constituent les variations sociolinguistiques comme un indice
initial sur lequel se construit l'interprétation.
90 | LA PRAGMATIQUE
la réflexion sur les «échecs » et les «infélicités» (cf. Actes
de langage +, Conditions de réussite), qu’ Austin approfondit
la réflexion sur l’implicite. Il les classe en «entraîner»,
«laisser entendre » et « présupposer ».
Sous «entraîner », il classe les relations d’implication et
de contradiction du point de vue logique. On ne peut pas
affirmer en même temps deux énoncés contradictoires. On
ne peut pas non plus nier ce qu’implique logiquement une
assertion et dire par exemple « Tous les hommes rougissent »
et « Seulement certains d’entre eux rougissent ».
Sous «laisser entendre», il classe l’implication dite de
«croyance», de «sincérité », qui est une condition de réussite
essentielle de l’assertion (voir Actes de langages, p. 44 et
suiv.). Asserter, c’est «laisser entendre» que l’on croit ce que
l’on dit.
Sous «présupposer », il classe l’implication d’existence.
Dire «Tous les enfants de Jean sont chauves » présuppose
que Jean a des enfants.
S1 la première de ces catégories est un classique de la phi-
losophie logique, les deux suivantes sont plus originales.
Elles dépassent la question des conditions de vérité à
laquelle elle était jusque-là cantonnée par les logiciens, et
posent que la signification d’un énoncé, même de type
constatif, dépend de conditions extérieures aussi bien à
l’énoncé lui-même qu’à ce à quoi il réfère.
Searle, à sa suite, définira encore plus clairement l’impli-
cite en tant que condition contextuelle de réussite d’un acte
de langage+, mais en parlant de «sous-entendu ». Ce terme
semble recouvrir ce qu’Austin appelle « laisser entendre » :
Chaque fois qu’un état psychologique se trouve spécifié
dans la condition de sincérité, accomplir l’acte en question
revient à exprimer cet état psychologique. [...] Ainsi, asser-
ter [...] revient à exprimer la croyance [...]. Demander [...]
revient à exprimer le souhait ou le désir [...]. Promettre [...]
revient à exprimer l'intention [...].
Si la condition de sincérité nous dit ce que le locuteur
exprime par l’accomplissement de l’acte, la condition pré-
liminaire nous apprend (au moins en partie) ce qu’il sous-
entend en accomplissant cet acte. De façon générale, le
92 | LA PRAGMATIQUE
ÉCLAIRAGE
Ill. Inférences
La notion d'inférence revient souvent dans les réflexions
des pragmaticiens. Pourtant. elle n'est que peu précisée.
Parmi les textes fondateurs. seul SE, de J. Searle. y fait une
place plus explicite. Et encore faut-il reconstituer les par-
celles de texte où le terme apparaît. grâce à sa présence
dans l'index. C'est sans doute qu'elle est considérée
comme allant de soi. Elle recouvre pourtant un procédé
communicatif essentiel dans l'approche pragmatique.et se
situe à l'articulation de concepts fondamentaux comme
signification. interprétation. actes indirects. règles conver-
sationnelles. variations sociolinguistiques (chez Gumperz).
etc. (voir Actes de langage. p. 37 et sui. et Interactione.
p. 48 et sui. et p. 55 et suiv.).
Searle. développant dans SE sa théorie des actes indirects
(voir Actes de langage+. p. 37 et suiv.) à partir des bases qu'il
avait jetées dans AL. appuie sa démonstration sur «les capacités
générales de rationalité et d'inférence de l'auditeur » (SE. p. 73).
S attachant plus précisément à la métaphore (voir Actes
de langage+. p. 37 et suiv.). et à l'explication du passage
du «sens littéral » à la signification indirecte. il évoque un
« principe d'inférence » :
94 | LA PRAGMATIQUE
On pourrait dire que le vice endémique des théories
comparatives est qu'elles confondent la thèse selon
laquelle l'énoncé de comparaison fait partie du sens. et
donc des conditions de vérité de l'affirmation métapho-
rique. avec la thèse selon laquelle l'énoncé de la ressem-
blance est le principe d'inférence. ou une étape dans le
processus de compréhension sur la base duquel les locu-
teurs produisent et les auditeurs comprennent la métaphore.
(SEap.1432
C'est ce « principe d'inférence ». élément du processus de
compréhension. que Searle invoque lorsque qu'il propose
une formulation explicite des étapes de compréhension d'un
acte de langage indirect (voir Actes de langagee. p. 37 et
suiv.). Ainsi. parmi les dix étapes permettant à l'auditeur de
passer de la réception factuelle de l'énoncé à la compréhen-
sion de la signification pragmatique de «Pouvez-vous me
passer le sel ? ». Searle pose aux niveaux 5. 7. 9 et 10 l'opé-
ration «inférence » des étapes immédiatement précédentes.
L'inférence y est distinguée des étapes de pure perception de
l'énoncé (1). de mise en application des conventions conver-
sationnelles ou pragmatiques (2. 4. 6). et de perception de
données contextuelles dites d'« arrière-plan » (3. 8).
On peut donc inférer de ces usages du terme chez Searle
que l'inférence se définit comme une opération logique de
mise en relation de données énoncées, contextuelles,
conventionnelles et pragmatiques, afin de construire une
signification. « Inférer ». c'est calculer. c'est déduire. à partir
d'éléments signifiants multiples (surtout multiples du point
de vue de la pragmatique). pour interpréter. trouver une
significationé. La notion d'inférence se situe principale-
ment du côté du récepteur. mais elle n'est ni un simple déco-
dage. ni coupée de l'émetteur. puisque la signification est le
résultat d'une coénonciation en contexte.
E. Goffman. à son tour. étudiant les présuppositions et les
implications. en vient à réfléchir à la notion d inférence. Il
critique une définition purement sémantique et logicienne de
l'implicite et de l'inférence :
Il existe une conception philosophique des présupposi-
tions [...] quon a nommée [...] « sémantique ». «existen-
tielle ». ou «logique ». Elle se présente comme seulement
intéressée à la valeur de vérité des affirmations et en
96 | LA PRAGMATIQUE
et les engendre. que cela soit conscient ou non chez les
coénonciateurs. dans un système circulaire où tout se tient.
Cette circularité est au cœur des rites d'interaction (voir
Interaction+. p. 49 et suiv.) analysés par E. Goffman. qui la
décrit sous les termes «tours de parole » (des locuteurs) et
«enchâssement » (des énoncés les uns dans les autres). phé-
nomènes quotidiens de la conversation ordinaire. Ce cher-
cheur insiste sur le fait que les « tours de parole » concernent
les interlocuteurs et non les énoncés eux-mêmes :
Les énonciations ne sont pas logées dans des para-
graphes. mais dans des tours de parole qui sont autant d'oc-
casions temporaires [pour les interlocuteurs] d'occuper
alternativement la scène. Les tours sont eux-mêmes natu-
rellement couplés sous formes d'échanges bipartites. Les
échanges sont liés les uns aux autres en suites marquées par
une certaine thématicité. Une ou plusieurs suites théma-
tiques forment le corps d'une conversation. Telle est la
conception interactionniste. qui suppose que toute ÉnOnCIa-
tion est ou bien une déclaration qui établit les paroles du
locuteur suivant comme étant une réplique. ou bien une
réplique à ce que le locuteur précédent vient d'établir. ou
encore un mélange des deux. Les énonciations ne tiennent
donc pas toutes seules [...] elles sont construites [...] pour
soutenir l'étroite collaboration sociale qu'implique la prise
du tour de parole. Dans la nature. le mot prononcé ne se
trouve que dans l'échange verbal. il est totalement fait pour
cet habitat collectif. (FP. p. 85.)
La «circularité » a été également observée par Gumperz.
et par les chercheurs de Palo Alto. qui en rendent compte de
diverses manières. et notamment sous la notion de «redon-
dance significative » : l'examen attentif d'une conversation
montre que certaines séquences d'échanges se répètent régu-
lièrement. les mêmes comportements se répondant toujours.
Ces redondances en disent souvent beaucoup sur la relation
établie entre les acteurs du système. La notion de «redon-
dance » complète celle de «rétroaction » (feed-back). exami-
née plus haut. qui présente à son tour toute communication.
toute interaction. toute relation de causalité. comme étant
circulaire et bilatérale. et non linéaire et unilatérale.
Le corrélat de la notion de «circularité» est celle de
«séquentialité». Si la totalité de la communication nest
98 | LA PRAGMATIQUE
termes d'actes illocutoires. d'actes de langage indirects (voir
Actes de langage. p. 32 et suiv. et p. 37 et suiv.). d'élé-
ments d'une communication circulaire. où rétroaction et sens
de l'énonciation entrent en jeu. Par contre. d'autres mes-
sages. qu une vision traditionnelle des faits de communica-
tion ne considère pas comme paradoxaux. le sont. Ainsi en
est-il de ce que l'on a appelé les «injonctions paradoxales »
(« Sois spontané ! ») à Palo Alto.
102 | LA PRAGMATIQUE
Dire et le dit (O. Ducrot). Quand dire, c'est ne rien faire (in
Éléments de pragmatique linguistique. A. Berrendonner).
Ce que parler veut dire (P. Bourdieu). Dire et faire dire
(A. Blanchet). Dire et contredire (J. Mœschler). Quand dire,
c'est dire (R. Jongen). D'autres échos. moins directs, ainsi
que d’autres encore en anglais, seraient à citer.
Si la formule a fait mouche. ce n’est pas uniquement parce
qu'elle est plaisante. c’est surtout parce qu'elle évoque la
question cruciale des rapports entre l'énoncé et l'univers. ou.
en élargissant aux sciences de l’homme. entre l’interne et
l’externe. entre la partie et le tout.
Dans un premier temps. restons-en aux sciences du lan-
gage. Parmi ceux qui ont approfondi la voie ouverte par les
premiers pragmaticiens. on trouve notamment dans le
monde francophone des chercheurs comme, C. Kerbrat-
Orecchioni. B. de Cornulier. M. Van Overbeke. F. Jacques.
et ceux qui sont cités ci-dessous.
104 | LA PRAGMATIQUE
exhaustivité) aboutira vraisemblablement à la signification
sous-entendue «ouvert seulement le mardi ».
O. Ducrot s’est également consacré à une analyse prag-
matique de l'argumentation. puisque l'approche pragma-
tique fait porter l'accent sur les stratégies d'action. Il a
notamment travaillé sur des phénomènes plus étroitement
liés à l'énoncé argumentatif. O. Ducrot (Les Mots du dis-
cours. Paris. Minuit. 1980 : O. Ducrot et J.-C. Anscombre.
L'Argumentation dans la langue. Bruxelles, Mardaga, 1983)
montre que la structure linguistique interne d’un énoncé. et
notamment l’utilisation de connecteurs ou de modélisateurs.
confère des rôles spécifiques aux autres éléments de
l'énoncé. Ainsi en est-il par exemple de «ne .. pas» ou de
«quelques » dans les énoncés «Pierre n’a pas lu tous les
livres de Frédéric Mistral » et « Jean a lu quelques livres de
Frédéric Mistral ». Les deux énoncés informent de faits iden-
tiques («Pierre et Jean ont chacun lu certains livres de
F. Mistral. mais pas tous »). Mais le premier induit une inter-
prétation négative (par exemple : «donc il n’est pas apte à
rédiger un article sur l'œuvre de F. Mistral»). alors que le
second induit plutôt une interprétation positive («... il est
donc en mesure de rédiger l’article en question»). De la
même manière, Ducrot a étudié de très près les fonctionne-
ments pragmatiques de divers morphèmes fréquents dans le
discours argumentatif (mais. car. parce que, puisque…).
Dans un mouvement de retour à l’énonciation. O. Ducrot
conçoit alors la notion de «polyphonie argumentative ». Il
s’agit en gros d'analyser l'énoncé comme étant fondé sur la
coexistence de plusieurs instances d’énonciation. parmi les-
quelles, outre le Je et le Tu. Ducrot ajoute le On. Le On
représente une référence extérieure. l'opinion générale — ou
présentée comme telle — dont le locuteur n'endosse pas la
responsabilité. Dans un énoncé de type «P car Q ». le sujet
prend en charge les deux propositions P et Q. En revanche.
dans un énoncé «P puisque Q». l’émetteur prend P en
charge, mais présente Q comme étant affirmé par une ins-
tance extérieure. le On.
O. Ducrot contribue à développer une pragmatique élar-
gie. souvent désignée comme une « pragmatique intégrée ».
rejoignant en va-et-vient la sémantique linguistique (puis-
qu'il travaille aussi à l’intérieur de l'énoncé).
106 | LA PRAGMATIQUE
(avec une règle de transformation pour aboutir à une « struc-
ture de surface » imbriquée). Mais le principe générativiste
d'une règle de transformation permettant de passer systéma-
tiquement d'une «structure profonde » à une «structure de
surface» rencontre quantité d'obstacles dans les faits.
Récanati le montre à l’aide de contre-exemples comme « Je
m'excuse d’avoir renversé sur vous mon café» (où «J'ai
renversé sur Vous mon café» ne peut pas. selon lui. avoir
valeur d'excuse et où «Je m'excuse» n'est donc pas un
simple présentatif). et surtout «Je vous remercie» (où la
structure en une seule proposition empêche l'analyse en pré-
fixe + contenu). Le prétendu «préfixe performatif » est donc
bel et bien une partie constitutive de l’énoncé performatif
lui-même. Si l’on peut dire qu’il nomme la valeur illocu-
toire. 1l n'en est pas une indication. Récanati refute égale-
ment la thèse selon laquelle un performatif (explicite) serait
analysable comme une assertion, dont la force illocutoire
serait interprétable en termes de maximes conversation-
nelles («s'il asserte qu'il ordonne. c’est qu’il ordonne ».
maxime de qualité). En effet. la condition de «qualité »
d'une assertion. c'est la «croyance » du locuteur en ce qu'il
asserte. Ce n'est ici évidemment pas le problème.
F. Récanati propose donc une analyse en termes. repris à
Searle. d'intention et de «direction du sens » (conformer la
réalité à l’énoncé).
Enfin. F. Récanati a repris la classification des actes de
langage. Le tableau qu'il en dresse a été présenté plus haut
(cf.“Éclairage « Arbre des actes 1llocutoires », p. 37).
108 | LA PRAGMATIQUE
énoncé à un acte, des conditions dans lesquelles un énoncé
est plus commode qu'un acte. Il donne des exemples d'actes
jugés par lui impossibles à accomplir (comme rire en chan-
tant). trop longs à accomplir (comme emprisonner un crimi-
nel à perpétuité). ambigus (comme serrer la main). etc.
L'incommodité rend le référent absent. d'où la dérivation
illocutoire de l'énoncé de substitution réalisée par les interlo-
cuteurs au moment de l’énonciation.
La réflexion d'A. Berrendonner. rédigée sur un ton plai-
sant. fonctionne comme une provocation. Les objections que
l'on peut y faire sont multiples. Il n'explique pas. par
exemple. comment l'on pourrait promettre par un acte ges-
tuel. Sa définition de l'intonation comme étant « gestuelle »
contredit en partie sa distinction « acte = geste / parole = non-
geste ». La théorie représentationnaliste du signe. quasiment
présaussurienne (!). où la langue représente la réalité. est évi-
demment dépassée. même pour un linguiste «pur et dur»
refusant de sortir de l’énoncé. On voit mal comment. par
exemple. un énoncé impératif pourrait n'avoir aucune valeur
illocutoire en lui-même. Et puis. pourquoi faire de l'énoncé
un substitut de l'acte. er pas le contraire ? Aucune raison
n'est fournie à l'appui de ce choix discutable. Le choix
inverse renverserait toute l'hypothèse. et ferait de l'énoncé
un acte. au point qu'un geste pourrait lui être substitué !
En outre. Berrendonner, via Ducrot. auquel il s'oppose.
càricature largement la théorie des actes de langage et l’ap-
proche pragmatico-énonciative. Ni Austin. ni Searle. ni.
encore moins, Gumperz. ne souscriraient. semble-t-il. à la
présentation de leur théorie comme une «théorie en Y
grec » (op. cit., p. 11) où valeur pragmatique « implicite » et
sens « explicite » de l'énoncé sont distincts. mais réumis par
l’énonciation. Tous postulent pour une articulation et une
imbrication de l’ensemble beaucoup plus étroites et plus
grandes. Comment en effet soustraire l'énoncé à une énon-
ciation. puisqu'il n'y a pas d'énoncé sans énonciation ? !
Sur un autre point fondamental. l'approche pragmatique
relativise fortement la notion de vérité. et n'en reste pas.
loin s’en faut. aux «logiques formelles classiques du tiers
exclu » (op. cit., p. 36).
La pensée d'A. Berrendonner ne semble pas. au fond.
contredire la pragmatique. mais plutôt chercher à l'infléchir en
110 | LA PRAGMATIQUE
désintérêt pour une vision plus globale de l’homme. puisque
cette « glossologie » (terme préféré à «linguistique » par ses
théoriciens) s'inscrit dans une théorie anthropologique géné-
rale. Mais les modalités. méthodes et concepts mis en œuvre
pour l'analyse fonctionnent dans un cadre théorique déductif
qui prévoit des catégories isolant expérimentalement et d'une
façon particulière diverses facettes de l'activité humaine. Ce
principe. présent chez Saussure lorsqu'il isole la langue. ou
chez d’autres linguistes comme Hjemslev. est. sur le fond.
contraire à l'approche pragmatique.
Cette dernière demeure contestée. Pour certains linguistes.
l'ouverture vers le contexte énonciatif et pragmatique reste
considérée comme dangereuse. l’objet de leur étude s'y
diluant considérablement.
En tout état de cause. le titre même de l'ouvrage de
KR. Jongen montre qu'on ne peut plus ignorer aujourd’hui le
puissant courant scientifique illustré et lancé par le titre
phare Quand dire, c'est faire.
112 | LA PRAGMATIQUE
inductives et la subjectivité relativiste qui tranchent avec le
modèle scientifique dominant. marquent l'originalité de l'ap-
proche. et dérangent.
Cela ne signifie aucunement l'absence de synthèse (a poste-
riori), comme le présent ouvrage essaye de le montrer. La
recherche d'universaux motive notamment Searle. Goffman et
Gumperz. Mais cette recherche d'universaux se fonde sur la
diversité des faits. en émane prudemment. alors que des
méthodes scientifiques plus classiques ont plutôt tendance à
l'exclure ou à la considérer comme un épiphénomène.
La fécondité. la réussite. la pratique même de l'approche
pragmatique et l'observation de ses résultats. la cohérence
fondamentale de ses méthodes avec les réalités analysées et
les synthèses théoriques proposées. tout cela plaide. semble-
t-il, pour une vision beaucoup plus positive de son attitude
scientifique. De plus en plus. aujourd’hui. les frontières dis-
ciplinaires s’abaissent. les échanges se multiplient. les
«interdisciplines» se développent («ethnopsychologie ».
«psychosociologie ». « ethnosociolinguistique ». « droit com-
paré ». «théorie de la complexité ». « pragmatique »...). C'est
sans doute que cela correspond à un besoin scientifique et
plus largement éthique (on retrouve des principes de la prag-
matique jusqu'en physique quantique).
D'ailleurs. on peut retourner la critique vers le modèle
hypothético-déductif :rigidité. prétention rationaliste et tota-
lisante (totalitaire ?). décalage d'avec la réalité. expérimen-
talisme passant (volontairement ?) à côté des faits qui
n'entrent pas dans le cadre théorique. découpage abusif de la
réalité complexe en «objets » aussi artificiels qu'isolés. et.
plus grave. attitude éthiquement inacceptable qui consiste à
regarder les êtres et les faits humains comme des objets
inertes. De plus. les disciplines «traditionnelles » sont à
l'évidence elles aussi traversées par des courants théoriques
multiples et parfois même contradictoires.
Certes. la prudence. l’inachèvement. la subjectivité. la
relativité. dont les pragmaticiens présentés dans cet ouvrage
soulignent tous. clairement. le caractère scientifiquement
inévitable et même souhaitable en science de l’homme. sont
moins séduisants qu'une belle théorie globale bien ficelée.
bien argumentée, comprenant une classification exhaustive
et apparemment définitive. Certes. certains aimeraient que la
114 | LA PRAGMATIQUE
Ouvertures
1. Du grec ancien ropos («lieu »). Cf. l'usage qu'en faisait déjà Aristote.
116 | LA PRAGMATIQUE
d'aide (médecin-malade. psychothérapies.….). les conven-
tions sociales (politesse, normes...) les discours média-
tiques et les manipulations (politique. publicité. médias). les
discours scientifiques.
À titre d' exemple. la pertinence de cette «topique
contextique » sera envisagée par rapport à l'enseignement
notamment des langues. et à la littérature. Puis dans une
ouverture plus grande. en épistémologie des sciences de
l’homme. On peut toutefois penser que l'impact concret de
cette topique contextique est grand — ou pourrait l'être —
dans d’autres champs qu'elle a pour l'instant peu touchés
comme le droit ou l’histoire. essentiellement fondés sur des
interprétations et des effets d'actes de langage.
La pragmatique. surtout celle du langage ordinaire.
concerne tous les aspects la vie quotidienne.
1. Pragmatique et enseignement
118 | LA PRAGMATIQUE
guiste Où un pragmaticien. cer enseignement inculque une
vision gravement distordue (et donc dangereuse) des réalités
linguistiques et langagières. En effet. il ne prépare aucune-
ment à la réalité des pratiques langagières (où l'oral. la diver-
sité. les contextes. priment). Pis: il désapprend aux enfants
les débuts de conventions langagières qu'ils pratiquent intui-
tivement, en les rejetant comme des « fautes ». Il leur fait
intégrer une attitude normative exclusive. non tolérante et
inadaptée. qui est à l’origine de bien des problèmes relation-
nels ultérieurs. et dont l'idéologie sous-jacente discutable.
La topique contextique met plutôt l'accent sur le dévelop-
pement de compétences de signification (et non de décodage
d'un sens littéral prétendu unique et unilatéral). de compé-
tences à communiquer. D'où un travail important sur les
phénomènes énonciatifs ou «indexicaux ». dont la maîtrise
pose de réels problèmes aux enfants (et souvent aux
adultes !). Sur la relativité de la signification. Sur les straté-
gies discursives. les inférences. l’implicite. les « sous-enten-
dus». Sur les enjeux de communication. conventions
sociales et interactions. Sur les procédures variationnistes
(alternances codiques) que l’enseignement traditionnel
ignore. et même condamne. puisque toute production «hors
norme » est considérée comme une « faute » (cf. M. Francard
[éd.]. « Pragmatique et enseignement du français». CILL,
n° 10-4, Louvain. Peeters. 1985).
Ce qui manque à une didactique plurinormative (qui
envisage l'existence de «niveaux» ou «registres» de
langue, mais stéréotypés). c'est le passage de l’épilinguis-
tique (maniement inconscient de conventions variation-
nistes nécessaires et inévitables) au métalinguistique
(maîtrise raisonnée de ces conventions). Car. même si l'on
reconnaît l'existence — voire la nécessité — de variétés lin-
guistiques. et si l’on y ajoute la maîtrise de variétés presti-
gieuses sans pour autant soustraire celle des autres variétés.
ce qui est déjà beaucoup mieux que l'attitude normative.
reste à apprendre à jouer sur cette diversité. La topique
contextique conduit ainsi à une didactique « plurinorma-
liste ». c'est-à-dire « métapragmatique » (cf. Didactique du
français et recherche-action. Paris. INRP. 1989:
«L'éducation linguistique». Cahiers de linguistique
sociale, n° 11. 1987).
120 | LA PRAGMATIQUE
Le texte littéraire. et notamment le texte de fiction (l'un
n étant pas réductible à l'autre). a retenu l'attention d'Austin.
qui l'évacuait sous la désignation « énonciation non sérieuse » :
Ces maux-là aussi — encore qu'on puisse les situer
dans une théorie plus générale — nous voulons expressé-
ment les exclure de notre présent propos. [...] par
exemple: une énonciation performative sera creuse ou
vide d'une façon particulière si. par exemple. elle est for-
mulée par un acteur sur la scène. ou introduite dans un
poème [...]. Il est clair qu'en de telles circonstances. le
langage n'est pas employé sérieusement. [...] mais qu'il
S agit d'un usage parasitaire par rapport à l'usage normal
— parasitisme dont l'étude relève du domaine des ériole-
ments du langage. (ODCF. p. 55.)
122 | LA PRAGMATIQUE
— les personnages s'adressent les uns aux autres en se ser-
vant du texte.
De plus. les personnages s'adressent indirectement (et
peuvent s'adresser directement) au public. qui est cette
«non-personne » si présente que Goffman a définie. Le texte
théâtral est donc un double ou triple acte indirect.
Double à l'émission. le theâtre est double à la réception:
le spectateur perçoit à la fois les paroles du personnage et le
texte de la pièce que l'acteur oralise.
L'implicite joue un rôle fondamental au théâtre. Dans les
scènes dites d'«exposition ». le spectateur est censé recons-
truire les identités et les relations des personnages par infé-
rence sur la base des rares indices proférés et de quantité de
données d'arrière-plan. Très souvent. le spectateur en sait plus
que certains personnages : l'implicite joue alors à rebours.
C'est entre ces deux polarités. entre ces deux transgres-
sions. entre ces deux énonciations. que beaucoup d'enjeux
artistiques se situent au théâtre. Parler comme à la ville et
non comme au théâtre classique. parler aux spectateurs.
parler depuis la salle. manipuler le ou les rideaux et la ou les
scènes. métacommuniquer sur le dialogue théâtral dans ce
même dialogue. autant de pistes pour auteurs et metteurs en
scène. qui tournent toutes autour de la double énonciation.
Quant aux indications scéniques dont les auteurs parsè-
ment le texte théâtral. elles constituent un métadiscours prin-
cipalement transcodé en gestuelle sur la scène. De ce point
de vue. la mise en scène est une interprétation, dans les deux
sens du terme : « mise en spectacle » et «construction d'une
signification particulière ». Deux mises en scène différentes
reflètent deux significations différentes. et provoquent des
interprétations différentes de la part du spectateur.
Enfin. divers pragmaticiens. comme Goffman. Gumperz.
Ducrot. ont insisté pour montrer. en sens inverse. que tout
comportement. notamment linguistique. toute interaction.
dans la vie quotidienne et le langage ordinaire. ont des carac-
téristiques théâtrales (notion de «rôle». de «mise en
scène ». d'« action ». etc.).
Aujourd'hui. la pragmatique est moins une approche
parmi d'autres du texte littéraire [...] que l'horizon à l'in-
térieur duquel sont contraintes de s'inscrire les diverses
approches. L'important n'est donc pas de prendre parti
124 | LA PRAGMATIQUE
fonctionne-t-elle dans l'univers mental de l’humanité. et en
premier lieu dans l'activité scientifique de compréhension et
d'explication du monde par les humains?» À partir des
représentations du monde par les langages, l'auteur analvse
les « conditions d'une prise de conscience de l'altérité » et les
agents d'occultation de l'Autre, dans un vaste tableau de
l'histoire des mentalités et des « habitus » occidentaux. Pour
G. Jucquois. toute activité scientifique. tout comportement
humain. s'organise autour d'une certaine «comparaison ».
c'est-à-dire une opération d'identification/interprétation/vali-
dation fondée sur la confrontation d'éléments comparables (à
la fois semblables et dissemblables). Les scientifiques sont
témoins. acteurs et produits des mentalités. inscrits dans leur
histoire. et leurs théories sont donc questionnables d'un point
de vue éthique.
C'est. sur le problème du relativisme. dont l'auteur
montre à la fois la grande importance dans les sciences de
l’homme. distinguées par là des sciences de la nature. mais
aussi l'importance dans toute activité scientifique. que l'on
a pu discuter l'analyse de G. Jucquois (cf. A. Martinet.
« Sciences comparatives ou sciences des cultures ». La Lin-
guistique. 27/2. 1991).
Cette «ropique comparatiste». pour reprendre les
termes de l’auteur. n'est pas sans rappeler notre « topique
contextique ».
De Platon et Aristote à la linguistique ou à la psychologie
modernes en passant par Kant. Linné ou Lévi-Strauss. l’en-
treprise de G. Jucquois est comparable à l'entreprise prag-
matique. Elle démontre qu'au-delà des travaux et des
théories qui se réclament de la pragmatique. ou qui y sont
inclus par l'interprétation que l'on peut en faire. d’autres.
aujourd'hui. se posent des questions similaires. y consacrent
des démarches et y apportent des réponses parallèles.
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LES RTQUEMANT indispensable de connaître
les idées de ceux- critiques, essayistes,
linguistes, philosophes et écrivains - sur qui
_ s'appuient les lectures modernes des
œuvres littéraires.
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1993] et de nombreux travaux consacrés à la prise en :
compte des variations des langues et des cultures en termes dd
théorie du langage, de planification inguistique et
d'enseignement.
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ISBN 2-7352-1007-3