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Sophie Moirand
Professeur à l'université
de la Sorbonne Nouvelle
Jean Peytard
Sophie Moirand
Discours
et enseignement
du français
Les lieux d'une rencontre
H A C H E T T E F.L.E.
58, rue Jean-Bleuzen
H 92170 Vanves
Collection F
Titres p a r u s ou à p a r a î t r e
• Série F / Références
Elles s'adresse aux formateurs, aux chercheurs et aux étudiants en didac-
tique des langues. Chaque ouvrage, organisé autour d'un fil directeur, fait
le point des recherches et des débats sur une question du domaine.
- Lexicologie et enseignement des langues (Galisson)
- Besoins langagiers et objectifs d'apprentissage (Richterich)
- Enseigner une culture étrangère (Zarate)
- Dictionnaire de didactique des langues (Coste, Galisson)
- Enseigner à communiquer en langue étrangère (Moirand)
- Compétence transculturelle et échange scolaires en Europe (Baumgratz)
- Le français langue seconde (Cuq)
- Langue et littérature (Adam)
• Série F / Autoformation
Elle s'adresse aux enseignants de langue et aux futurs enseignants en
formation initiale. Elle donne des clés pour s'initier aux théories implicites
qui sous-tendent les cours de langue et fournit des suggestions d'activités
et d'exercices à pratiquer avec des apprenants en classe.
- Manuel d'autoformation (Bertocchini, Costanzo)
- Jeux et activités communicatives d a n s la classe de langue (Weiss)
– Entrées en littérature (Goldenstein)
- Une grammaire des textes et des dialogues (Moirand)
- Prononcer les mots du français (Wioland)
- Ré-animer sa classe (Yaiche)
- La vidéo en classe de langue (Compte)
- Lectures interactives en langue étrangère (Cicurel)
- Évaluer les apprentissages (Lussier)
et aussi...
Les numéros spéciaux « Recherches et application » de la revue Le français
dans le monde.
- Vers un niveau III
- Retour à la traduction
- Littérature et enseignement
- Nouvelles technologies et apprentissage des langues
- Et la grammaire...
- Lexiques
– Acquisition et utilisation d'une langue étrangère
- Publics spécifiques et communication spécialisée
- Vers le plurilinguisme ?
- Enseignements / Apprentissages précoces des langues
- Les auto-apprentissages
R é i m p r e s s i o n s d e la c o l l e c t i o n Le f r a n ç a i s d a n s le m o n d e / B.E.L.C.
- Exercices systématiques de prononciation française (B.E.L.C. / Léon)
- Jeu, langage et créativité (B.E.L.C. / Caré, Debyser)
ISBN 2 01 016268 4
© Hachette 1992, 79, boulevard Saint-Germain - F 75006 PARIS
Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays.
En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement
ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre
Français du Copyright (6 bis, rue Gabriel-Laumain - 75010 Paris).
AVANT-PROPOS
L'empirie e n t r a v e et e n c h a î n e l'enseignement. La
« théorie active » stimule et suscite des conduites
d ' i n v e n t i v i t é , chez l ' e n s e i g n a n t c o m m e c h e z l ' a p p r e n a n t .
E t c'est b i e n c e t t e c o n f i a n c e r é f l é c h i e e n ce q u e la t h é o r i e
p e u t d é c l e n c h e r d ' a c t i v i t é s q u i n o u s a g u i d é s d a n s la
confection d e cet o u v r a g e .
P l a c e r la d i d a c t i q u e et la p é d a g o g i e d u f r a n ç a i s d a n s
l ' e s p a c e de la p r o b l é m a t i q u e « a n a l y s e ( s ) de d i s c o u r s »
ressortit à l'évolution des sciences du langage. Non pas
que toute approche des l a n g u e s à e n s e i g n e r serait
d é t e r m i n é e u n i l a t é r a l e m e n t p a r les t h é o r i e s et les
p r a t i q u e s d ' a n a l y s e de discours, m a i s p a r c e que, de
m a n i è r e p r é g n a n t e , d a n s les d e u x d e r n i è r e s d é c e n n i e s , la
d i s c u r s i v i t é a é l a r g i son c h a m p , de r é f l e x i o n s , d ' a n a l y s e s ,
de m é t h o d o l o g i e s . A u t r e m e n t dit, il n ' e s t p l u s p o s s i b l e de
ne p a s p r e n d r e en c o m p t e « u n e l i n g u i s t i q u e de
d i s c o u r s », d a n s l ' e n s e i g n e m e n t d u f r a n ç a i s , a u j o u r d ' h u i .
C o m m e , à l ' a u b e d e s a n n é e s s o i x a n t e - d i x , il é t a i t
i m p é r i e u x de n o u r r i r l ' e n s e i g n e m e n t du français des
d o n n é e s de l a l i n g u i s t i q u e , à q u o i l ' u n de n o u s d e u x
s'était r é s o l u m e n t appliqué... 1
M a i s on le p r e s s e n t et on le r e d o u t e , le d o m a i n e d e
l ' a n a l y s e de d i s c o u r s t e n d à d é p l a c e r c o n s t a m m e n t ses
propres limites et à devenir... indéfinissable. Aussi
Paris, 1991.
I
Mises e n
perspectives
Le d i s c o u r s , e n c o r e
e t t o u j o u r s là
1.1. Préambule théorique
Dire que l'analyse de discours a maintenant, en 1991,
acquis une place légitime parmi les sciences du langage
peut avoir allure de truisme incongru. Cette place, on lui
reconnaît sa légitimité, même s'il s'agit d'en contester les
frontières et la surface. Mais cette émergence progressive
d'une « linguistique de discours » est, le plus souvent,
imaginée comme une suite (non pas une conséquence) de
l'extension de la problématique des faits de langage. De la
langue, domaine surabondamment exploré, on aurait glissé
vers la parole. Du « sémiotique », s y s t é m a t i q u e m e n t
investi, on s e r a i t p a s s é a u « s é m a n t i q u e » (selon la
terminologie d'E. Benveniste). Du microcosme de la phrase
au macrocosme du discours. Parcours logique, et qui
r e n f o r c e son i m a g e d ' u n e c e r t a i n e h i s t o i r e de la
linguistique.
1.1.1. D e s p a r c o u r s v a r i é s
1 9 5 2 : Z e l l i g S. H a r r i s
On peut tenir pour borne pertinente l'année 1952,
q u a n d Z. H a r r i s publie son article-clé, « Analyse du
discours », où il propose donc d'élargir la portée des
procédures distributionnelles à des corpus qui comportent
plus d'une phrase, de façon à découvrir les constantes qui
grammaticalisent un texte, comme on sait le faire, au
niveau de la phrase. Cet article fondateur connaîtra son
influence en France dans les travaux des années 1970,
lorsque les revues Langages et Langue française publieront
des études de J e a n Dubois et d'autres chercheurs 2 : le
discours est alors pris en compte par l'analyse de vastes
corpus (voir infra en 2.1.). On est situé, de fait, dans une
logique heuristique qui veut que, après la phrase, vienne
l'investigation du discours ; dans la séquentialité de
l'antérieur/postérieur, 1952 précède 1970. L'image de la
filiation s'en trouve confortée.
Mais 1952 est-elle vraiment une « année-borne » ? Pour
en douter, il ne faut que s'attarder un i n s t a n t sur la
démarche harrissienne touchant à sa théorie des consti-
t u a n t s i m m é d i a t s de la phrase (que Noam Chomsky
modélisera comme « grammaire s y n t a g m a t i q u e » . Ce
modèle suppose au préalable une « analyse de discours » :
pour déterminer l'équivalence des classes qui permet le
découpage d'une phrase en constituants immédiats, un
corpus est indispensable ; les régularités distributionnelles,
dans leur récurrence/fréquence, ne sont saisies que sur
l'espace d'un discours, à définir, provisoirement au moins,
comme un enchaînement de phrases.
Pour découvrir la structuration syntaxique de la phrase,
pour parvenir à une théorie de la phrase, à une grammaire
de la langue, il faut travailler sur le discours. Et qu'on ne
confonde pas l'objet de la recherche avec la procédure de la
méthode : certes, Z. Harris ne travaille pas dans une
1906-1910 : F e r d i n a n d d e S a u s s u r e
Troisième exemple : l'affaire des paragrammes et des
Niebelungen, ou le « deuxième Saussure » exemple
fulgurant de l'étalement sur une durée et sur une
successivité de faits contemporains et complémentaires...
1929-1975 : les t r a v a u x d e M i k h a ï l B a k h t i n e
Cinquième et dernier exemple : Mikhaïl Bakhtine, ou le
contre-exemple absolu de l'image linéarisante du passage
d'une « linguistique de la phrase » à une « linguistique du
discours ». La lecture des travaux de M. Bakhtine, en
France, à partir de 1970, est un exemple magistral d'après-
coup é p i s t é m o l o g i q u e , et qui oblige à m o d i f i e r la
perspective historique de type linéaire.
La découverte des t r a v a u x de M. B a k h t i n e nous
apprend que la linguistique de l'énonciation, dont Emile
Benveniste est très légitimement reconnu comme un « père
fondateur » pour un lecteur de l'hexagone France, avait
déjà trouvé ses thèses au cours des années 1920, et qu'une
théorie du discours, sous la forme qui se révélera la plus
audacieusement novatrice, la théorie de l'intertexte et de
l ' i n t e r d i s c u r s i v i t é , é t a i t , déjà, ailleurs, p r é c i s é m e n t
formulée et développée. On en prit connaissance, avec
cinquante ans de retard... (voir infra p. 20).
1.1.2. P a n o s c o p i e vs M o n o s c o p i e
Un double r e g a r d
Au plan de l'épistémologie historique, l'émergence
retardée de Mikhaïl Bakhtine, dans les années 1970, a
valeur méthodologique. L'événement conduit à distinguer
deux points de vue de description du mouvement des
théories linguistiques : un point de vue que l'on pourrait
appeler p a n o s c o p i q u e , que l'on distinguerait d'un point
1 9 6 0 , 1 9 7 0 , 1 9 8 0 ...
Ainsi, d'un point de vue monoscopique, s u r l'espace
h e x a g o n a l français, ces trois d é c e n n i e s v o i e n t u n p a s s a g e
d ' u n e l i n g u i s t i q u e d e s s y s t è m e s ( d o n t le f o y e r d e r e c h e r c h e
est la p h r a s e et ses différents types) à u n e linguistique de
l ' é n o n c i a t i o n , d o n t l e c h a m p d ' a n a l y s e e s t le d i s c o u r s . C e l a
dit, avec q u e l q u e s c h é m a t i s a t i o n qui g o m m e les d é t a i l s
contrastants.
O n obtient de la sorte u n e r e p r é s e n t a t i o n m o n o s c o p i q u e
d'un développement linéaire corroborée par l'image très
fortement gravée déjà d a n s l'esprit de n o m b r e u x lecteurs-
c h e r c h e u r s , à savoir qu'il e n allait de m ê m e a u n i v e a u
p a n o s c o p i q u e : « l e s y s t è m e », « l a s t r u c t u r e », « l e s
m o d è l e s », « l e l o c u t e u r i d é a l », d e F . d e S a u s s u r e à
N . C h o m s k y , a v e c , e n i n t e r v a l l e , le d i s t r i b u t i o n n a l i s m e
b l o o m f i e l d i e n e t h a r r i s s i e n ; p u i s , d a n s le d e u x i è m e l u s t r e
des a n n é e s 1960, l'influence des t r a v a u x de J.L. A u s t i n e t
d ' a u t r e s o r i e n t e n t l a r e c h e r c h e v e r s l ' é n o n c i a t i o n e t le
discours. De la l a n g u e à la parole, de la p h r a s e a u discours,
u n e confortante homologie s'établit du panoscopique au
m o n o s c o p i q u e . Q u a n d s o u d a i n M. B a k h t i n e vint... et
m o n t r a qu'il avait déjà ouvert, n a g u è r e et bien
a n t é r i e u r e m e n t , la p r o b l é m a t i q u e de l'énonciation et d u
discours.
1.2. De 1960 à 1990, e n F r a n c e
Il est quasiment irréaliste de tenter une histoire de
l'émergence des problématiques du discours, en France,
pour les trois décennies, de 1960 à 1990. On commence à
dégager les grands axes, en suivant, dans les revues du
domaine, le mouvement d'intérêt qui s'est, d'année en
année, dessiné 6 On choisira de varier l'angle, sans viser à
l'exhaustivité, et on prendra d'abord en compte les théories
c i r c u l a n t p a r m i les l i n g u i s t e s e t a u t o u r d'eux, e n
commençant, évidemment, par la décennie 1960.
1.2.1. 1 9 6 6 : l ' a n n é e c a r d i n a l e
Claude Lévi-Strauss
Du discours, il n'est question que de lui, dans les
travaux de Claude Lévi-Strauss. L'analyse des mythes,
avec la publication sur huit ans de la série en quatre
volumes des Mythologiques (1964-1971), est une gigan-
tesque tentative de comprendre le fonctionnement des
discours immergeant les sociétés. Que la méthode soit celle
de configurer des structures, et qu'elle soit de ce fait classée
dans « le structuralisme », ne doit pas occulter l'objet
qu'elle vise : un univers de discours. Quand, en 1966, le
n u m é r o 8 de la r e v u e C o m m u n i c a t i o n s , c o n s a c r é ,
précisément, à « L'analyse structurale du récit », propose
u n article de A.-J. Greimas, celui-ci t r a i t e du mythe
borroro, noyau des t r a v a u x de C. Lévi-Strauss, qui se
trouve être dédicataire de l'article...
R o l a n d Barthes
R e l i s o n s , à ce p r o p o s , l e s d e r n i è r e s p a g e s d e l ' é t u d e d e
R. B a r t h e s , p o u r a p e r c e v o i r , d è s ce m o m e n t - l à , q u e
l'analyse de la Sarrazine ( 1970) e s t déjà p r o g r a m m é e .
E t u d i e r l e r é c i t , f û t - c e « s t r u c t u r a l e m e n t », i n t r o d u i t à
l'univers du discours 9
1.2.2. L e s d i s c o u r s « d o m i n a n t s »
A u t o u r d e R. J a k o b s o n
R. Jakobson publie Essais de linguistique générale en
1963. Mais, en 1962, il avait déjà publié en français, avec
C. Lévi-Strauss, l'analyse des Chats (voir supra p. 17) : le
poème constituait un type de discours essentiel à l'avancée
des analyses linguistiques 10 En 1965, R. Jakobson écrit la
préface de Théorie de la littérature, un ensemble de textes
canoniques des formalistes russes que T. Todorov nous
offre de connaître.
L'essentiel, probablement, de l'apport de R. Jakobson a
été d'éveiller les linguistes à la part fondamentale du texte
poétique pour l'intelligence des problèmes du langage et de
conduire notre regard vers les problèmes de l'énonciation.
Car on ne lit pas, ou presque pas, l'article fondamental sur
« les embrayeurs, les catégories verbales et le verbe
russe » 11 un article complémentaire de l'analyse du
« schéma de communication », des « fonctions du langage »,
des « axes de la métaphore et de la métonymie ». Pourtant
la théorie de l'énonciation de R. Jakobson est contenue
toute entière dans son étude essentielle des embrayeurs.
Elle souligne l'articulation des sujets (énonciateur/
énonciataire) au discours qu'ils construisent. Toutes les
analyses de poèmes que propose R. Jakobson s'en trouvent
marquées et éclairées, ce que montrera, à l'évidence, la
publication de Questions de poétique en 1971.
Ainsi, quand en 1966 paraît le premier volume des
Problèmes de linguistique générale dans lequel les thèses
d'E. Benveniste sur l'énonciation sont formulées, quand par
conséquent les notions d' « histoire » et de « discours »,
d'axe de la personne et de la non-personne, de perfor-
mativité verbale, fabuleux ensemble conceptuel porteur des
analyses de discours ultérieures, sont offerts aux
chercheurs, ce recueil vient harmonieusement s'articuler à
l'ensemble jakobsonnien 12
13. Historiquement, c'est dès 1966 que l'article de Julia Kristeva dans la
revue Critique attire notre attention sur « le mot, le dialogue et le roman » :
un titre qui désigne l'œuvre jusque-là inconnue de M. Bakhtine. Elle y
revient en 1968 lors du premier Colloque de Cluny ( et
littérature, Actes publiés en 1968, Paris, La Nouvelle Critique), puis lors
du second Colloque de Cluny, en 1970 ( et littérature, Actes publiés
en 1971, Paris, La Nouvelle Critique).
Le Pont Mirabeau
Sous le pont Mirabeau coule la Seine. Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours, faut-il qu'il m'en souvienne ? Et nos amours
Lajoie venait toujours après la peine. Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit, sonne l'heure,
Les jours s'en vont, je demeure. Vienne la nuit sonne l'heure
Les mains dans les mains, restons face à face Les jours s'en vont je demeure
Tandis que sous le pont de nos bras passe Les mains dans les mains restons face à face
Des éternels regards l'onde si lasse. Tandis que sous
Vienne la nuit, sonne l'heure, Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse
Les jours s'en vont, je demeure.
Vienne la nuit sonne l'heure
L'amour s'en va comme cette eau courante,
L'amour s'en va ; comme la vie est lente Les jours s'en vont je demeure
Etcomme l'Espérance est violente ! L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Vienne la nuit, sonne l'heure, Comme la vie est lente
Les jours s'en vont, je demeure. Et comme l'Espérance est violente
Passent les jours et passent les semaines, Vienne la nuit sonne l'heure
Nitemps passé, ni les amours reviennent ; Les jours s'en vont je demeure
Sous le pont Mirabeau coule la Seine.
Vienne la nuit, sonne l'heure, Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Les jours s'en vont, je demeure. Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Les Soirées de Paris, n° 1, février 1912. Alcools, avril 1913.
La dé-ponctuation
À juxtaposer les deux états du poème, on voit que le
second ne comporte plus aucun signal de ponctuation.
Seules les majuscules maintenues indiquent le commen-
cement du vers :
• premier effet : le texte a gagné en compacité ; la coulée
verbale s'en trouve plus dense ;
• deuxième effet : le suppression de la ponctuation oblige le
lecteur à s'inventer un début de lecture par « oralisation » ;
il va rencontrer les sens possibles en explorant le scriptural
déponctué.
Dans la première version, en strophe première où les
signaux de ponctuation réalisent leur fonction de
distribution des groupes de mots, le premier décasyllabe
est limité par un point terminal ; la virgule après
« amours », sur le vers 2, segmente un complément que le
substitut « en » (« faut-il qu'il m'en souvienne ? ») rappelle.
Dans la seconde version, le point terminal du vers 1 étant
supprimé, le complément « et nos amours » étant devenu
vers de la strophe et la frontière du point interrogatif étant
abolie, la strophe de 4 vers est constituée en un bloc : le
pronom « en » s'ambiguïse ; est-il pronom de rappel de
« amours » ou pronom d'appel du vers 4 (« la joie venait
toujours après la peine ») ? L'hésitation ouvre sur deux
interprétations et la polysémie s'inscrit.
Autre exemple : en strophe troisième (version 1),
l'adverbe « comme » fonctionne, de part et d'autre des
bornes de la virgule (vers 11) et du point virgule (vers 12),
en tant que morphème de comparaison ; au vers 13, il
est morphème d'exclamation. Mais une fois biffés (en
version 2) les virgules et le signal exclamatif, les fonctions
de « comme » s'ambiguïsent : en version 2, au vers 15, le
morphème est-il orienté en direction du vers 16 pour
fonctionner comme exclamatif, ou regarde-t-il le vers 14
pour être un comparant ? Si la découpe rassemble
« l'amour s'en va comme la vie est lente », le verbe « aller »
exprimant le mouvement s'oppose ainsi à l'adjectif attribut
« lente » et l'ouverture de signification se réalise. La
déponctuation a fissuré le texte qui se veine d'ambiguïtés.
La polysémie se densifie.
L a dé-forme s t r o p h i q u e
La version 1 offrait un ensemble de tercets de
décasyllabes et construisait ainsi un ensemble régulier,
avec alternance quatre fois d'un distique, le refrain. En
version 2, le passage aux quatrains irréguliers, allonge le
poème de 20 à 24 vers, le décasyllabe est tronçonné, et la
structure du quatrain devient 10 / 4 / 6 / 10 /, avec rupture
donc de ce qui était continu.
En version 1, chaque tercet est unifié par son unique
rime ; en version 2, chaque quatrain présente une « non-
rime ». En version première, toutes les rimes sont
« consonantiques », ce qui uniformise la procédure rimique
au niveau de la totalité du poème. Mais en version 2, une
rime vocalique, par trois fois oppose son système à celui des
rimes premières. La rupture se prolonge ainsi en fissure
sur l'aire du poème. L'opposition consonantique/vocalique
recouvre le poème, sauf en un point : le quatrain 1 où la
non-rime est consonantique en /R/. Ce bouleversement
strophique se double d'un contraste complémentaire : le
refrain se singularise, puisqu'il est seul à maintenir une
rime consonantique, en opposition aux strophes fracturées
par une non-rime.
• On peut, succinctement, établir un « bilan » de ces deux
opérations de d é - f o r m e , ponctuatoire et strophique. La
déponctuation produit un texte plus compact, gomme les
fractures, les limites, les frontières. Inversement, la dé-
forme strophique bouleverse une uniformité initiale, et
creuse, en les multipliant, les fissures. Deux mouvements
contraires qui i n s t a u r e n t dans le texte u n e « tension
scripturale » dont il faut faire un point de départ pour une
investigation : exemple magistral d'une e n t a i l l e i n t e r -
t e x t u e l l e , source d'hypothèses et d'investigations du texte.
3.2. L e s i n s t a n c e s d u t e x t e
littéraire
Il c o n v i e n t a u s s i d e n e p a s c é d e r a u x e f f e t s d e s y m é t r i e :
la place d u r e p è r e « public » n'est pas l'image inverse de
« l ' a u t e u r ». Il s ' a g i t d o n c d ' u n e « t o p o g r a p h i e » q u i o f f r e d e s
repères et où p r e n d place u n ensemble de concepts qui
participent a u réglage de l'analyse.
3.2.1. D é t o u r p a r l a n o t i o n d ' i n s t a n c e
L e t e r m e « i n s t a n c e » d é s i g n e à l a fois u n l i e u d u t e x t e
ou d u h o r s - t e x t e socioculturel et u n e d y n a m i q u e , c'est-à-
dire u n entrecroisement d'actions et de réactions qui
t r a v a i l l e n t e n ce l i e u .
Le t e r m e l e c t e u r d é s i g n e le « s u j e t n o n défini » qui, p a r
u n t r a v a i l spécifique d u t e x t e - p r o d u i t l i t t é r a i r e , o r g a n i s e e t
c o n s t r u i t des p i s t e s de significations (lecteurs v a r i é e s e t
variables). Le l e c t e u r a p o u r fonction de lire : u n acte qui le
confronte avec le langage, le sien e t celui d u t e x t e - p r o d u i t .
Le p e r s o n n a g e d u l e c t e u r e s t u n é l é m e n t qui a p p a r t i e n t a u
s o u s - e n s e m b l e social « public ».
Les traces d u n a r r a t e u r et d u n a r r a t a i r e
L a t r a c e d u n a r r a t e u r e s t p r i m o r d i a l e . Elle e s t de t y p e
t e x t u e l , c'est-à-dire qu'elle n ' e s t r e p é r a b l e q u e d a n s le t e x t e
e t a u n i v e a u d u rôle qu'elle y a s s u m e .
Il e s t n o n m o i n s i m p o r t a n t de d i s t i n g u e r n a r r a t e u r d e
s c r i p t e u r : le p r e m i e r c o n c e p t r é f è r e à u n e i n s t a n c e
t o t a l e m e n t et u n i q u e m e n t m a r q u é e e t r e p é r a b l e d a n s le
t e x t e s c r i p t u r a l où elle j o u e son « rôle » d a n s l ' i n s t a u r a t i o n
d u récit ; le second r é f è r e à u n « a c t e », u n t r a v a i l d ' u n s u j e t
q u i écrit, p l u m e à la m a i n .
Q u a n t a u n a r r a t a i r e , ce c o n c e p t d é n o t e c e t t e i n s t a n c e
i n s c r i t e d a n s le t e x t e , qui r a s s e m b l e n o m b r e d'indices q u i
d e s s i n e n t cette f i g u r e s o u v e n t i n t e r p e l l é e sous le n o m de
« l e c t e u r » (c'est le « lecteur, m o n f r è r e » de B a u d e l a i r e , c'est
le « l e c t e u r » de L a u t r é a m o n t ) .
L'objet de l'analyse
O n focalisera l'analyse s u r la nouvelle Les Cenci. P o u r
l'écrire, S t e n d h a l a utilisé u n des récits, a n o n y m e s , s u r p l u s
de 150 q u e c o m p t e n t les 14 r e g i s t r e s d e m a n u s c r i t s qu'il a
l u s e t a n n o t é s , é t a b l i s s a n t d e s « t a b l e s d e m a t i è r e s »,
r e p é r a n t des personnages, écrivant en m a r g e de n o m b r e u x
commentaires. E n m a r g e d u manuscrit-source des « Cenci »
(n° 172, B i b l i o t h è q u e n a t i o n a l e ) , d e s d a t e s (1833, 1837) q u i
m a r q u e n t des lectures, des a n n o t a t i o n s sur les
p e r s o n n a g e s (celui de B é a t r i x , e n particulier), s u r des
é v é n e m e n t s h i s t o r i q u e s , s u r l a l a n g u e i t a l i e n n e e t le style
d e ces h i s t o i r e s , s u r l a copie qu'il e n a f a i t é t a b l i r , etc. O n
relève avec attention que S t e n d h a l travaille sur u n
d e u x i è m e m a n u s c r i t (n° 178) e t n o t e les v a r i a n t e s .
L'instance d u traducteur
L a c o m p a r a i s o n e n t r e le m a n u s c r i t - s o u r c e e t le t e x t e d e
la nouvelle p e r m e t i m m é d i a t e m e n t de relever u n e
différence essentielle : Stendhal m e t en place u n
traducteur. Cet acteur/personnage apparaît dans l'avant-
récit et, d u r a n t n e u f p a g e s , p r o p o s e ses c o n s i d é r a t i o n s s u r
le r é c i t à lire. D e l a s o r t e s ' i n s t a u r e u n e i n s t a n c e , celle d u
personnage qui a la charge de l'écriture en français des
documents donnés en italien.
Dans cet avant-récit, après un développement sur le Don
J u a n de Molière, un acteur-personnage, Francesco Cenci,
prend forme et se trouve placé en position de « héros », alors
que les annotations de marge laissaient attendre Béatrix
Cenci pour cette fonction privilégiée. Avant-récit qui
structure la nouvelle sur une double instance : un traducteur,
qui prend masque décrivant un acteur-personnage qui
occupera dans la diégèse la position supérieure et dominante.
L'intérêt tient aussi dans l'usage fonctionnel du traducteur
dans le cours même du écrit. Sa voix se manifeste en deux
lieux : dans les bas de page et dans le texte même. Le bas de
page, on le voit dès Vanina Vanini, permet au scripteur de
marquer une entaille, par laquelle distance est prise par
rapport au corps textuel. Par quatorze fois, le scripteur en use,
six dans l'avant-récit, huit dans le récit. Le traducteur peut, de
la sorte, avancer son commentaire, soit sur des faits de
civilisation ou des événements historiques, soit sur certains
moments de la narration ou bien encore sur les acteurs/
personnages. Ainsi se délimite un intervalle « dialogal » grâce
à cette entaille scripto-visuelle. Texte et bas de texte obligent à
une mise en relation de l'un avec l'autre. Le traducteur
accentue ses traits d'historien et joue le rôle d'un méta-
narrateur. A la fois il authentifie le récit et, en quelque sorte,
le dédouble et le prolonge. Il renforce la réalité où s'enracine la
fiction, et, du même geste, ouvre la réalité à la fiction.
Dans le corps du texte (indices intra-textuels), l'instance
du traducteur est plus insinuante. Elle se réalise dans la
discursivité linéaire du récit par différentes traces comme
les parenthèses explicatives. Quand le traducteur avance
que « les détails qui suivent sont tolérables pour le public
italien [...] qu'il suffise a u lecteur français de savoir que la
prudence de cette pauvre femme fit quelle se blessa à la
poitrine », le commentaire i n s t a u r e non s e u l e m e n t le
traducteur, qui réfère ainsi à sa propre énonciation, mais
aussi l'image d'un lecteur contemporain (trace lectorale).
L'instance du narrateur
Les Cenci (comme les trois autres chroniques : Vittoria
Accoramboni, La duchesse de Palliano, L'abbesse de Castro)
ressortissent, et ce sont les seules du volume, à la
traduction « mise en écriture » des manuscrits italiens.
Ceux-ci ont été écrits par un ou des « chroniqueurs »
contemporains des événements narrés. Dès ces documents,
le récit est porteur d'une instance n a r r a t r i c e . Or cette
instance n'est pas gommée par Stendhal-scripteur. Elle est
transformée. Il y a mise en place d'un « n a r r a t e u r -
scripteur », personnage construit et présenté, comme
origine des manuscrits. Si l'on compare les premières pages
du texte de la nouvelle Les Cenci avec le manuscrit, la
différence est immédiatement claire : dans le manuscrit, le
récit se déroule dans la non-personne. Nulle trace, à aucun
moment, d'un JE narrateur. Les faits et les événements se
juxtaposent dans une chronologie toute linéaire. C'est
« l'histoire », au sens d'E. Benveniste. Or dans le texte
stendhalien, dès l'ouverture, dans les deux premiers
paragraphes, le JE est marqué : Francesco Cenci [...] l'un de
n o s concitoyens les plus opulents [...], et ce JE s'inscrit avec
insistance, par la référence au moment de la scription :
Béatrix /... /conduite au supplice à l'âge de seize ans (il y a
a u j o u r d ' h u i quatre jours).
Le narrateur fait trace dans le texte, dans l'actualité
même de l'histoire i m m é d i a t e m e n t vécue. Les indices
foisonnent, au voisinage de ce nunc écrit :
J'écrirai avec une certaine liberté [... ]
mon unique chagrin est de devoir parler [... ] contre l'innocence
de cette pauvre Béatrix [...]
j'ai résolu d'écrire ce que j'ai appris [...] et ce que j'ai vu [...]
On voit ici c o m m e n t le s c r i p t e u r - S t e n d h a l crée
l'instance originale, où se manifeste un « scripteur » qui est
simultanément le narrateur, exemple éclatant d'un mixte
des t r a c e s s c r i p t o r a l e s et du n a r r a t e u r .
L'admirable est que ce scripteur-narrateur devient un
acteur-personnage et entre dans la diégèse du récit. Il
remplit la fonction et t i e n t le rôle d'un « e n q u ê t e u r
témoin », lorsqu'il déclare :
Je n'ai vu Francesco Cenci que lorsqu'il avait déjà les cheveux
grisonnants [...] Je l'ai vu dans ma jeunesse, c'est-à-dire quand
il avait quarante-huit ou cinquante ans, personne n'était assez
hardi pour lui résister.
• Si l'on a pris comme exemple de mise en écriture des
instances du texte littéraire Les chroniques italiennes, c'est
parce qu'elles témoignent de la genèse d'une écriture, à
p a r t i r d ' u n discours s c r i p t u r a l , ancien, avec lequel
l'écrivain-Stendhal entretient r e l a t i o n d i a l o g i q u e , par
lequel il manifeste la nécessité de sa propre écriture,
r e f o r m u l a t i o n - t r a n s c o d a g e (de l'italien au français) qui
met en place de nouvelles instances, qui densifie le réseau
de celles-ci, et qui n'existe que d'inscrire sa différence.
3.3. A n a l y s e i n f o r m a t i s é e
d u t e x t e l i t t é r a i r e
3.3.1. L o g i q u e b i n a i r e vs p o l y s é m i e
Le texte littéraire fonctionne à la densification d'un
réseau connotatif. Il est ce produit d'une exploration des
potentialités du système d'une langue, maternelle le plus
souvent, par un geste d'écriture. Le texte propose un
réseau dense de relations entre ses constituants, tel que le
« sens commun » s'en trouve éclaté, tel qu'une lecture
nouvelle en est toujours possible.
L'analyse informatisée fonctionne sur une logique
binaire, celle du oui/non, du vrai/faux, une logique qui ne
peut avoir d'autre visée qu'une monosémisation. Pour elle,
UN sens doit s'établir car les calculs, si subtils soient-ils, ne
souffrent pas l'incertitude, non plus que le flou. La science
est hantée par le spectre de la monosémie. Il y a, à ce
niveau, contradiction de nature entre texte littéraire et
opérations informatiques.
Le calcul mathématique, en informatique et en
statistique, conduit à une solution, souvent à une mesure,
qui, même si elle est approximativement bornée, est
donnée comme résultat acquis sur un problème d'origine.
Le présupposé est bien celui d'un problème ou d'une
question auxquels un dénouement doit être apporté ; le
calcul a vocation de démontrer, par argumentation logique
et enchaînement d'opérations réglées. Le texte littéraire ne
résout pas de problèmes ; il en pose et ne doit cesser d'en
poser. Sa densité est de permettre les questionnements du
lecteur et, comme on l'a répété ici maintes fois, de le
déstabiliser de sa certitude d'un sémantisme cohésif.
Les orientations des deux trajectoires, celle du calcul
mathématique et celle de l'écriture littéraire, empruntent
des voies et des directions opposées. Si l'on tente d'user de
l ' i n f o r m a t i q u e p o u r u n e a n a l y s e s é m i o t i q u e , il f a u t
r é s o u d r e les o p p o s i t i o n s s i g n a l é e s c i - d e s s u s : c o m m e n t
d a n s u n r é s e a u , à logique b i n a i r e , o b t e n i r u n m a i l l a g e
assez s e r r é e t assez fin p o u r c a p t e r des « effets de s e n s »,
q u i se d é f i n i s s e n t p a r l a r u p t u r e , la f i s s u r e , l ' i n é d i t ,
l'imprévisible e t l'aléatoire ?
3.3.2. C o n s t i t u t i o n e t t r a i t e m e n t
de fichiers
L a l i n g u i s t i q u e de discours privilégie le m a t é r i a u d e s
signes l i n g u i s t i q u e s , e n c a p t a n t d a n s le t e x t e t o u t e s les
r e l a t i o n s qui, à l e u r n i v e a u p r o p r e , e t p a s s e u l e m e n t
linguistique, « font signes » e t v e c t o r i s e n t des i n f o r m a t i o n s
à i n t e r p r é t e r ; cette a n a l y s e d u t e x t e l i t t é r a i r e oblige à
d o m i n e r des m a s s e s . Elle est, e s s e n t i e l l e m e n t , t r a v a i l s u r
corpus : celui de la t o t a l i t é d ' u n texte, qui p e u t ê t r e long, ou
m ê m e d ' u n e œ u v r e . L ' a n a l y s t e c o n s t r u i t alors de copieux e t
s u b s t a n t i e l s fichiers.
Mais ces fichiers d é b o r d e n t souvent l'oeuvre de l'écrivain.
L ' a n a l y s e c o n t r a i n t à t r a v a i l l e r la « b i b l i o t h è q u e i n t e r -
textuelle », à r e c h e r c h e r les relations de l'œuvre analysée
avec d ' a u t r e s écrits, a n t é r i e u r s ou c o n t e m p o r a i n s , à
c o m p r e n d r e c o m m e n t u n e é c r i t u r e e s t a u s s i u n e contre-
écriture, qui se réalise avec et p a r m i d ' a u t r e s écrits déjà là.
La saisie de cet univers relationnel conduit n é c e s s a i r e m e n t à
é t e n d r e le c h a m p d u fichier, t e l l e m e n t que l'on est confronté
avec u n e m a s s e d'éléments dont la combinatoire est de type
ouvert : u n univers poly-relationnel et de multi-mesures.
C ' e s t ici q u e l ' o u t i l i n f o r m a t i q u e e s t s o l l i c i t é , e n
p a r t i c u l i e r , lorsqu'il s'agit de t r a i t e r des v a r i a n t e s d a n s
l'oeuvre d'un écrivain, puisqu'il est nécessaire, p o u r u n e telle
analyse, de t o u t recueillir d ' u n texte et de ne t e n i r a u c u n e
v a r i a n t e p o u r négligeable. L'exhaustivité est inscrite d a n s la
démarche, de m a n i è r e i m p é r a t i v e : t o u t doit être saisi du
texte source comme d u texte réécrit, de m a n i è r e à pouvoir
établir d'un texte à l'autre, considérés comme deux
e n s e m b l e s e n r e l a t i o n , les « a p p l i c a t i o n s » p o s s i b l e s , à
apercevoir les r é s e a u x relationnels et à les i n t e r p r é t e r .
U n e d o u b l e i n t e r r o g a t i o n s o l l i c i t e le c h e r c h e u r :
comment définir dans la m a s s e relationnelle d u g r a n d
fichier, la ou les r e l a t i o n s e n t r e les f o r m e s qui s e r a ou
s e r o n t d ' u n effet d é t e r m i n a n t ? C o m m e n t i n t e r r o g e r u n
g r a n d fichier a u x é l é m e n t s d ' e x t r ê m e m u t i p l i c i t é p o u r que,
par usage d'opérations définies, des relations non vues, non
supposées, soient p o r t é e s à l'évidence e t offertes à
l'interprétation ?
Il y a des conditions préalables à tout traitement de
fichiers construits sur le texte littéraire. Il y faut l'appui et
l'alliance d'un outillage mécanique (une logistique de base
avec scanner, micro-ordinateur et ses satellites obligés) et
d'un a p p a r e i l conceptuel (les logiciels p e r m e t t a n t le
t r a i t e m e n t a n a l y t i q u e , u n e é q u i p e composée d ' u n
mathématicien-statisticien et d'un linguiste de discours
orientés vers la même finalité heuristique). Cette équipe de
collaboration fonctionne dans le dialogue entre chercheurs.
Les moments de l'analyse informatisée tiennent en la
saisie du corpus des variantes, en l'établissement de
tableaux à double entrée, avec croisement des données en
lignes et en colonnes et, sur ces tableaux, s'effectuera une
« analyse factorielle des correspondances ».
On soulignera immédiatement que le traitement factoriel
n'apporte aucune solution : il ne fournit que des indications
sur lesquelles le sémioticien va construire des hypothèses
d'interprétation. Il est banal de souligner ici que l'outil
informatique est un adjuvant du chercheur, à qui il donne la
possibilité de réaliser rapidement et avec une grande
sécurité des opérations impossibles, ou alors épuisantes à
effectuer manuellement. L'analyse factorielle élargit en fait
les capacités heuristiques du chercheur, sans qu'il ait à se
déprendre de la maîtrise de son analyse. Elle est un vivier
d'hypothèses nouvelles, comme l'écrit J.-Ph. M a s s o n i e :
L'ordinateur parcourt vite, mais il ne lit pas. Allié à la statistique,
il va permettre de parcourir le texte, d'y déceler des structures, des
écarts à ces structures et donc de permettre d'aller à l'essentiel,
c'est-à-dire, d'inciter le chercheur à relire de manière nouvelle
tel ou tel passage [...] La statistique devient alors l'art et la
manière de poser des questions nouvelles à l'endroit qu'il convient
dans le texte [...] non pas de résoudre des problèmes, mais les faire
naître et même les faire naître p a r une lecture nouvelle, en
i n d i q u a n t où on doit relire.
On a p p r e n d p e u à p e u à lire u n t a b l e a u : les
groupements des points, les distances, les écarts anormaux
par rapport aux axes. Mais le tableau ne délivre aucun
message en clair et apprendre à le déchiffrer conduit à
détecter les lieux qui résistent à une solution immédiate,
sur lesquels opère une relance de la recherche. L'analyse
3.3.3. U n e x e m p l e d ' a n a l y s e
L'analyse d u m a n u s c r i t d'Épaves de J u l i e n G r e e n p a r
C l a u d e Condé, avec c o m p a r a i s o n d u t e x t e définitif, p e r m e t
d ' o b s e r v e r e t d e s a i s i r le m o u v e m e n t de l ' é c r i t u r e
L'hypothèse faite est que toute variation porte signification
et q u e c'est l ' e x a m e n des c h a n g e m e n t s qui p e r m e t de
p e r c e v o i r le t r a v a i l s é m a n t i q u e d e l'écrivain.
L ' é t u d e d u m a n u s c r i t d ' É p a v e s m o n t r e qu'il c o m p o r t e
8000 r a t u r e s . Ce n o m b r e à lui seul justifie l'usage de l'outil
informatique. U n e typologie des r a t u r e s qui distingue
« b i f f u r e s », « a d d i t i o n s », « s u b s t i t u t i o n s » c o n d u i t à u n
p r e m i e r codage, avec l ' é t a b l i s s e m e n t de d e s c r i p t e u r s tels
q u e « l o n g u e u r d u t e x t e v a r i a n t », « n a t u r e d u t e x t e »,
« l o c a l i s a t i o n d e v a r i a n t e s », « d a t a t i o n ».
I n t e r v i e n t e n s u i t e la c o n s t i t u t i o n de t a b l e a u x p a r
c r o i s e m e n t d e m o d a l i t é s , ici a u n o m b r e d e d e u x , e t
répartition des trois types de v a r i a n t e s signalées s u p r a p a r
rapport a u x personnages et p a r rapport aux dialogues :
Ce q u i se j o u e l o r s q u e n o u s a n a l y s o n s de tels t a b l e a u x , c'est le
p a s s a g e d ' u n e m a s s e i n f o r m e et n o m b r e u s e d ' i n f o r m a t i o n s à
u n e p r e m i è r e o r g a n i s a t i o n , de l a d i s p a r a t e à l a notion de
structure,
19. Elle n'est bien entendu pas spécifique des corpus littéraires ; voir pour
son utilisation dans l'analyse de corpus de documents scientifiques et
techniques les travaux de D. Jacobi (en bibliographie et en 2 partie, 1.2.
et 1.3.).
20. C. Condé ( 1984) : « Analyse statistique des variantes d'Épaves de Julien
Green », dans Travaux de linguistique quantitative, Paris, Genève,
Champion / Slaktine.
« absurde », un mot d'abord barré, puis repris. A suivre son
histoire variable au long du texte, auquel on revient après
lecture des graphes de l'analyse factorielle, on constate que
ce mot « finira quant même p a r être écrit, mais p a s à
n'importe quel endroit du texte, — a u moment de l'abandon
du projet d'aveu » (C. Condé, op. cit.).
Ce qui fait l'intérêt de pareille analyse, c'est que p a r t a n t
du texte, traité dans son intégralité, elle contraint le
chercheur à revenir au texte. Elle est un g u i d e d e l e c t u r e
et permet d'avoir une connaissance plus précise et plus
nuancée du travail de l ' a l t é r a t i o n , en ouvrant u n accès
aux arcanes d'une écriture.