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René Guénon

LA GRANDE
TRIADE

- 1946 -
AVANT-PROPOS

Beaucoup comprendront sans doute, par le seul titre de cette étude, qu’elle se
rapporte surtout au symbolisme de la tradition extrême-orientale, car on sait assez
généralement le rôle que joue dans celle-ci le ternaire formé par les termes « Ciel,
Terre, Homme » (Tien-ti-jen) ; c’est ce ternaire que l’on s’est habitué à désigner plus
particulièrement par le nom de « Triade », même si l’on n’en comprend pas toujours
exactement le sens et la portée, que nous nous attacherons précisément à expliquer
ici, en signalant d’ailleurs aussi les correspondances qui se trouvent à cet égard dans
d’autres formes traditionnelles ; nous y avons déjà consacré un chapitre dans une
autre étude1, mais le sujet mérite d’être traité avec plus de développements. On sait
également qu’il existe en Chine une « société secrète », ou ce qu’on est convenu
d’appeler ainsi, à laquelle on a donné en Occident le même nom de « Triade » ;
comme nous n’avons pas l’intention d’en traiter spécialement, il sera bon de dire tout
de suite quelques mots à ce sujet afin de n’avoir pas à y revenir dans le cours de notre
exposé2.
Le véritable nom de cette organisation est Tien-ti-houei, que l’on peut traduire
par « Société du Ciel et de la Terre », à la condition de faire toutes les réserves
nécessaires sur l’emploi du mot « société », pour les raisons que nous avons
expliquées ailleurs 3 , car ce dont il s’agit, bien qu’étant d’un ordre relativement
extérieur, est pourtant loin de présenter tous les caractères spéciaux que ce mot
évoque inévitablement dans le monde occidental moderne. On remarquera que les
deux premiers termes de la Triade traditionnelle figurent seuls dans ce titre ; s’il en
est ainsi, c’est que, en réalité, l’organisation elle-même (houei), par ses membres pris
tant collectivement qu’individuellement, tient ici la place du troisième, comme le
feront mieux comprendre quelques-unes des considérations que nous aurons à
développer4. On dit souvent que cette même organisation est connue encore sous un
assez grand nombre d’autres appellations diverses, parmi lesquelles il en est où l’idée

1
Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVIII.
2
On trouvera des détails sur l’organisation dont il s’agit, son rituel et ses symboles (notamment les symboles
numériques dont elle fait usage), dans l’ouvrage du lieutenant-colonel B. Favre sur Les Sociétés secrètes en Chine ; cet
ouvrage est écrit d’un point de vue profane, mais l’auteur a du moins entrevu certaines choses qui échappent
ordinairement aux sinologues, et, s’il est loin d’avoir résolu toutes les questions soulevées à ce propos, il a cependant le
mérite de les avoir posées assez nettement. Ŕ Voir aussi d’autre part Matgioi, La Voie rationnelle, ch. VII.
3
Aperçus sur l’Initiation, ch. XII.
4
Il faut noter que jen signifie à la fois « homme » et « humanité » ; et en outre, au point de vue des applications
à l’ordre social, c’est la « solidarité » de la race, dont la réalisation pratique est un des buts contingents que se propose
l’organisation en question.

2
du ternaire est expressément mentionnée 5 ; mais, à vrai dire, il y a là une
inexactitude : ces appellations ne s’appliquent proprement qu’à des branches
particulières ou à des « émanations » temporaires de cette organisation, qui
apparaissent à tel ou tel moment de l’histoire et disparaissent lorsqu’elles ont fini de
jouer le rôle auquel elles étaient plus spécialement destinées6.
Nous avons déjà indiqué ailleurs quelle est la vraie nature de toutes les
organisations de ce genre 7 : elles doivent toujours être considérées, en définitive,
comme procédant de la hiérarchie taoïste, qui les a suscitées et qui les dirige
invisiblement, pour les besoins d’une action plus ou moins extérieure dans laquelle
elle ne saurait intervenir elle-même directement, en vertu du principe du « non-agir »
(wou-wei), suivant lequel son rôle est essentiellement celui du « moteur immobile »,
c’est-à-dire du centre qui régit le mouvement de toutes choses sans y participer. Cela,
la plupart des sinologues l’ignorent naturellement, car leurs études, étant donné le
point de vue spécial auquel ils les entreprennent, ne peuvent guère leur apprendre
que, en Extrême-Orient, tout ce qui est d’ordre ésotérique ou initiatique, à quelque
degré que ce soit, relève nécessairement du Taoïsme ; mais ce qui est assez curieux
malgré tout, c’est que ceux mêmes qui ont discerné dans les « sociétés secrètes » une
certaine influence taoïste n’ont pas su aller plus loin et n’en ont tiré aucune
conséquence importante. Ceux-là, constatant en même temps la présence d’autres
éléments, et notamment d’éléments bouddhiques, se sont empressés de prononcer à
ce propos le mot de « syncrétisme », sans se douter que ce qu’il désigne est quelque
chose de tout à fait contraire, d’une part, à l’esprit éminemment « synthétique » de la
race chinoise, et aussi, d’autre part, à l’esprit initiatique dont procède évidemment ce
dont il s’agit, même si ce ne sont là, sous ce rapport, que des formes assez éloignées
du centre 8 . Certes, nous ne voulons pas dire que tous les membres de ces
organisations relativement extérieures doivent avoir conscience de l’unité
fondamentale de toutes les traditions ; mais cette conscience, ceux qui sont derrière
ces mêmes organisations et qui les inspirent la possèdent forcément en leur qualité
d’« hommes véritables » (tchenn-jen), et c’est ce qui leur permet d’y introduire,
lorsque les circonstances le rendent opportun ou avantageux, des éléments formels
appartenant en propre à différentes traditions9.
Nous devons insister quelque peu, à cet égard, sur l’utilisation des éléments de
provenance bouddhique, non pas tant parce que ce sont sans doute les plus nombreux,

5
Notamment les « Trois Fleuves » (San-ho) et les « Trois Points » (San-tien) ; l’usage de ce dernier vocable est
évidemment un des motifs par lesquels certains ont été amenés à rechercher des rapports entre la « Triade » et les
organisations initiatiques occidentales telles que la Maçonnerie et le Compagnonnage.
6
Cette distinction essentielle ne devra jamais être perdue de vue par ceux qui voudront consulter le livre du
lieutenant-colonel B. Favre que nous avons cité, et où elle est malheureusement négligée, si bien que l’auteur semble
considérer toutes ces appellations comme équivalentes purement et simplement ; en fait, la plupart des détails qu’il
donne au sujet de la « Triade » ne concernent réellement qu’une de ses émanations, la Hong-houei ; en particulier, c’est
seulement celle-ci, et non point la Tien-ti-houei elle-même, qui peut n’avoir été fondée que vers la fin du XVII e ou le
début du XVIIIe siècle, c’est-à-dire à une date somme toute fort récente.
7
Voir Aperçus sur l’Initiation, ch. XII et XLVI.
8
Cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. VI.
9
Y compris même parfois celles qui sont le plus complètement étrangères à l’Extrême-Orient, comme le
Christianisme, ainsi qu’on peut le voir par le cas de l’association de la « Grande Paix » ou Tai-ping, qui fut une des
émanations récentes de la Pe-lien-houei que nous allons mentionner tout à l’heure.

3
ce qui s’explique facilement par le fait de la grande extension du Bouddhisme en
Chine et dans tout l’Extrême-Orient, que parce qu’il y a à cette utilisation une raison
d’ordre plus profond qui la rend particulièrement intéressante, et sans laquelle, à vrai
dire, cette extension même du Bouddhisme ne se serait peut-être pas produite. On
pourrait trouver sans peine de multiples exemples de cette utilisation, mais, à côté de
ceux qui ne présentent par eux-mêmes qu’une importance en quelque sorte
secondaire, et qui valent précisément surtout par leur grand nombre, pour attirer et
retenir l’attention de l’observateur du dehors, et pour la détourner par là même de ce
qui a un caractère plus essentiel10, il en est au moins un, extrêmement net, qui porte
sur quelque chose de plus que de simples détails : c’est l’emploi du symbole du
« Lotus blanc » dans le titre même de l’autre organisation extrême-orientale qui se
situe au même niveau que la Tien-ti-houei11. En effet, Pe-lien-che ou Pe-lien-tsong,
nom d’une école bouddhique, et Pe-lien-kiao ou Pe-lien-houei, nom de l’organisation
dont il s’agit, désignent deux choses entièrement différentes ; mais il y a, dans
l’adoption de ce nom par cette organisation émanée du Taoïsme, une sorte
d’équivoque voulue, aussi bien que dans certains rites d’apparence bouddhique, ou
encore dans les « légendes » où des moines bouddhistes jouent presque constamment
un rôle plus ou moins important. On voit assez clairement, par un exemple comme
celui-là, comment le Bouddhisme peut servir de « couverture » au Taoïsme, et
comment il a pu, par là, éviter à celui-ci l’inconvénient de s’extérioriser plus qu’il
n’eût convenu à une doctrine qui, par définition même, doit être toujours réservée à
une élite restreinte. C’est pourquoi le Taoïsme a pu favoriser la diffusion du
Bouddhisme en Chine, sans qu’il y ait lieu d’invoquer des affinités originelles qui
n’existent que dans l’imagination de quelques orientalistes ; et, d’ailleurs, il l’a pu
d’autant mieux que, depuis que les deux parties ésotérique et exotérique de la
tradition extrême-orientale avaient été constituées en deux branches de doctrine aussi
profondément distinctes que le sont le Taoïsme et le Confucianisme, il était facile de
trouver place, entre l’une et l’autre, pour quelque chose qui relève d’un ordre en
quelque sorte intermédiaire. Il y a lieu d’ajouter que, de ce fait, le Bouddhisme
chinois a été lui-même influencé dans une assez large mesure par le Taoïsme, ainsi
que le montre l’adoption de certaines méthodes d’inspiration manifestement taoïste
par quelques-unes de ses écoles, notamment celle de Tchan12, et aussi l’assimilation
de certains symboles de provenance non moins essentiellement taoïste, comme celui
de Kouan-yin par exemple ; et il est à peine besoin de faire remarquer qu’il devenait
ainsi beaucoup plus apte encore à jouer le rôle que nous venons d’indiquer.
Il est aussi d’autres éléments dont les partisans les plus décidés de la théorie
des « emprunts » ne pourraient guère songer à expliquer la présence par le
« syncrétisme », mais qui, faute de connaissances initiatiques chez ceux qui ont voulu

10
L’idée du prétendu « syncrétisme » des « sociétés secrètes » chinoises est un cas particulier du résultat
obtenu par ce moyen, lorsque l’observateur du dehors se trouve être un Occidental moderne.
11
Nous disons « l’autre » parce qu’il n’y en a effectivement que deux, toutes les associations connues
extérieurement n’étant en réalité que des branches ou des émanations de l’une ou de l’autre.
12
Transcription chinoise du mot sanscrit Dhyâna, « contemplation » ; cette école est plus ordinairement
connue sous la désignation de Zen, qui est la forme japonaise du même mot.

4
étudier les « sociétés secrètes » chinoises, sont demeurés pour eux comme une
énigme insoluble : nous voulons parler de ceux par lesquels s’établissent des
similitudes parfois frappantes entre ces organisations et celles du même ordre qui
appartiennent à d’autres formes traditionnelles. Certains ont été jusqu’à envisager à
ce sujet, en particulier, l’hypothèse d’une origine commune de la « Triade » et de la
Maçonnerie, sans pouvoir d’ailleurs l’appuyer par des raisons bien solides, ce qui n’a
assurément rien d’étonnant ; ce n’est pourtant pas que cette idée soit à rejeter
absolument, mais à la condition de l’entendre en un tout autre sens qu’ils ne l’ont fait,
c’est-à-dire de la rapporter, non pas à une origine historique plus ou moins lointaine,
mais seulement à l’identité des principes qui président à toute initiation, qu’elle soit
d’Orient ou d’Occident ; pour en avoir la véritable explication, il faudrait remonter
bien au delà de l’histoire, nous voulons dire jusqu’à la Tradition primordiale elle-
même13. Pour ce qui est de certaines similitudes qui semblent porter sur des points
plus spéciaux, nous dirons seulement que des choses telles que l’usage du
symbolisme des nombres, par exemple, ou encore celui du symbolisme
« constructif », ne sont nullement particulières à telle ou telle forme initiatique, mais
qu’elles sont au contraire de celles qui se retrouvent partout avec de simples
différences d’adaptation, parce qu’elles se réfèrent à des sciences ou à des arts qui
existent également, et avec le même caractère « sacré », dans toutes les traditions ;
elles appartiennent donc réellement au domaine de l’initiation en général, et par
conséquent, pour ce qui est de l’Extrême-Orient, elles appartiennent en propre au
domaine du Taoïsme ; si les éléments adventices, bouddhiques ou autres, sont plutôt
un « masque », ceux-là, tout au contraire, font vraiment partie de l’essentiel.
Quand nous parlons ici du Taoïsme, et quand nous disons que telles ou telles
choses relèvent de celui-ci, ce qui est le cas de la plupart des considérations que nous
aurons à exposer dans cette étude, il nous faut encore préciser que ceci doit
s’entendre par rapport à l’état actuel de la tradition extrême-orientale, car des esprits
trop portés à tout envisager « historiquement » pourraient être tentés d’en conclure
qu’il s’agit de conceptions qui ne se rencontrent pas antérieurement à la formation de
ce qu’on appelle proprement le Taoïsme, alors que, bien loin de là, elles se trouvent
constamment dans tout ce qu’on connaît de la tradition chinoise depuis l’époque la
plus reculée à laquelle il soit possible de remonter, c’est-à-dire en somme depuis
l’époque de Fo-hi. C’est que, en réalité, le Taoïsme n’a rien « innové » dans le
domaine ésotérique et initiatique, non plus d’ailleurs que le Confucianisme dans le
domaine exotérique et social ; l’un et l’autre sont seulement, chacun dans son ordre,
des « réadaptations » nécessitées par des conditions du fait desquelles la tradition,
dans sa forme première, n’était plus intégralement comprise14. Dès lors, une partie de

13
Il est vrai que l’initiation comme telle n’est devenue nécessaire qu’à partir d’une certaine période du cycle de
l’humanité terrestre, et par suite de la dégénérescence spirituelle de la généralité de celle-ci ; mais tout ce qu’elle
comporte constituait antérieurement la partie supérieure de la Tradition primordiale, de même que, analogiquement et
par rapport à un cycle beaucoup plus restreint dans le temps et dans l’espace, tout ce qui est impliqué dans le Taoïsme
constituait tout d’abord la partie supérieure de la tradition une qui existait en Extrême-Orient avant la séparation de ses
deux aspects ésotérique et exotérique.
14
On sait que la constitution de ces deux branches distinctes de la tradition extrême-orientale date du VIe siècle
avant l’ère chrétienne, époque à laquelle vécurent Lao-tseu et Confucius.

5
la tradition antérieure rentrait dans le Taoïsme et une autre dans le Confucianisme, et
cet état de choses est celui qui a subsisté jusqu’à nos jours ; rapporter telles
conceptions au Taoïsme et telles autres au Confucianisme, ce n’est aucunement les
attribuer à quelque chose de plus ou moins comparable à ce que les Occidentaux
appelleraient des « systèmes », et ce n’est, au fond, pas autre chose que de dire
qu’elles appartiennent respectivement à la partie ésotérique et à la partie exotérique
de la tradition extrême-orientale.
Nous ne reparlerons pas spécialement de la Tien-ti-houei, sauf quand il y aura
lieu de préciser quelques points particuliers, car ce n’est pas là ce que nous nous
proposons ; mais ce que nous dirons au cours de notre étude, en outre de sa portée
beaucoup plus générale, montrera implicitement sur quels principes repose cette
organisation, en vertu de son titre même, et permettra de comprendre par là comment,
malgré son extériorité, elle a un caractère réellement initiatique, qui assure à ses
membres une participation au moins virtuelle à la tradition taoïste. En effet, le rôle
qui est assigné à l’homme comme troisième terme de la Triade est proprement, à un
certain niveau, celui de l’« homme véritable » (tchenn-jen), et, à un autre, celui de
l’« homme transcendant » (cheun-jen), indiquant ainsi les buts respectifs des « petits
mystères » et des « grands mystères », c’est-à-dire les buts mêmes de toute initiation.
Sans doute, cette organisation, par elle-même, n’est pas de celles qui permettent d’y
parvenir effectivement ; mais elle peut du moins y préparer, si lointainement que ce
soit, ceux qui sont « qualifiés », et elle constitue ainsi un des « parvis » qui peuvent,
pour ceux-là, donner accès à la hiérarchie taoïste, dont les degrés ne sont autres que
ceux de la réalisation initiatique elle-même.

6
CHAPITRE PREMIER
Ŕ
Ternaire et trinité

Avant d’aborder l’étude de la Triade extrême-orientale, il convient de se mettre


soigneusement en garde contre les confusions et les fausses assimilations qui ont
généralement cours en Occident, et qui proviennent surtout de ce qu’on veut trouver
dans tout ternaire traditionnel, quel qu’il soit, un équivalent plus ou moins exact de la
Trinité chrétienne. Cette erreur n’est pas seulement le fait de théologiens, qui seraient
encore excusables de vouloir tout ramener ainsi à leur point de vue spécial ; ce qui est
le plus singulier, c’est qu’elle est commise même par des gens qui sont étrangers ou
hostiles à toute religion, y compris le Christianisme, mais qui, du fait du milieu où ils
vivent, connaissent malgré tout celui-ci davantage que les autres formes
traditionnelles (ce qui d’ailleurs ne veut pas dire qu’ils le comprennent beaucoup
mieux au fond), et qui, par suite, en font plus ou moins inconsciemment une sorte de
terme de comparaison auquel ils cherchent à rapporter tout le reste. Parmi tous les
exemples qu’on pourrait donner de ces assimilations abusives, un de ceux qui se
rencontrent le plus fréquemment est celui qui concerne la Trimûrti hindoue, à laquelle
on donne même couramment le nom de « Trinité », qu’il est au contraire
indispensable, pour éviter toute méprise, de réserver exclusivement à la conception
chrétienne qu’il a toujours été destiné à désigner proprement. En réalité, dans les
deux cas, il s’agit bien évidemment d’un ensemble de trois aspects divins, mais là se
borne toute la ressemblance ; ces aspects n’étant nullement les mêmes de part et
d’autre, et leur distinction ne répondant en aucune façon au même point de vue, il est
tout à fait impossible de faire correspondre respectivement les trois termes de l’un de
ces deux ternaires à ceux de l’autre1.
La première condition, en effet, pour qu’on puisse songer à assimiler plus ou
moins complètement deux ternaires appartenant à des formes traditionnelles
différentes, c’est la possibilité d’établir valablement entre eux une correspondance
terme à terme ; autrement dit, il faut que leurs termes soient réellement entre eux dans
un rapport équivalent ou similaire. Cette condition n’est d’ailleurs pas suffisante pour
qu’il soit permis d’identifier purement et simplement ces deux ternaires, car il peut se
faire qu’il y ait correspondance entre des ternaires, qui, tout en étant ainsi de même
type, pourrait-on dire, se situent cependant à des niveaux différents, soit dans l’ordre
principiel, soit dans l’ordre de la manifestation, soit même respectivement dans l’un
et dans l’autre. Bien entendu, il peut également en être ainsi pour des ternaires

1
Parmi les différents ternaires qu’envisage la tradition hindoue, celui qu’on pourrait peut-être rapprocher le
plus valablement de la Trinité chrétienne à certains égards, bien que le point de vue soit naturellement encore très
différent, est celui de Sat-Chit-Ânanda (voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIV).

7
envisagés par une même tradition ; mais, dans ce cas, il est plus facile de se méfier
d’une identification erronée, car il va de soi que ces ternaires ne doivent pas faire
double emploi entre eux, tandis que, quand il s’agit de traditions différentes, on est
plutôt tenté, dès que les apparences s’y prêtent, d’établir des équivalences qui
peuvent n’être pas justifiées au fond. Quoi qu’il en soit, l’erreur n’est jamais aussi
grave que lorsqu’elle consiste à identifier des ternaires qui n’ont de commun que le
seul fait d’être précisément des ternaires, c’est-à-dire des ensembles de trois termes,
et où ces trois termes sont entre eux dans des rapports tout à fait différents ; il faut
donc, pour savoir ce qu’il en est, déterminer tout d’abord à quel type de ternaire on a
affaire dans chaque cas, avant même de rechercher à quel ordre de réalité il se
rapporte ; si deux ternaires sont du même type, il y aura correspondance entre eux, et,
si en outre ils se situent dans le même ordre ou plus précisément au même niveau, il
pourra alors y avoir identité, si le point de vue auquel ils répondent est le même, ou
tout au moins équivalence, si ce point de vue est plus ou moins différent. C’est avant
tout faute de faire les distinctions essentielles entre différents types de ternaires qu’on
en arrive à toute sorte de rapprochements fantaisistes et sans la moindre portée réelle,
comme ceux auxquels se complaisent notamment les occultistes, à qui il suffit de
rencontrer quelque part un groupe de trois termes quelconques pour qu’ils
s’empressent de le mettre en correspondance avec tous les autres groupes qui se
trouvent ailleurs et qui en contiennent le même nombre ; leurs ouvrages sont remplis
de tableaux constitués de cette façon, et dont certains sont de véritables prodiges
d’incohérence et de confusion2.
Comme nous le verrons plus complètement par la suite, la Triade extrême-
orientale appartient au genre de ternaires qui sont formés de deux termes
complémentaires et d’un troisième terme qui est le produit de l’union de ces deux
premiers, ou, si l’on veut, de leur action et réaction réciproque ; si l’on prend pour
symboles des images empruntées au domaine humain, les trois termes d’un tel
ternaire pourront donc, d’une façon générale, être représentés comme le Père, la Mère
et le Fils3. Or il est manifestement impossible de faire correspondre ces trois termes à
ceux de la Trinité chrétienne, où les deux premiers ne sont point complémentaires et
en quelque sorte symétriques, mais où le second est au contraire dérivé du premier
seul ; quant au troisième, quoiqu’il procède bien des deux autres, cette procession
n’est aucunement conçue comme une génération ou une filiation, mais constitue un
autre rapport essentiellement différent de celui-là, de quelque façon qu’on veuille
d’ailleurs essayer de le définir, ce que nous n’avons pas à examiner plus précisément
ici. Ce qui peut donner lieu à quelque équivoque, c’est que deux des termes sont

2
Ce que nous disons ici à propos des groupes de trois termes s’applique tout aussi bien à ceux qui en
contiennent un autre nombre, et qui sont souvent associés de la même façon arbitraire, simplement parce que le nombre
de leurs termes est le même, et sans que la nature réelle de ces termes soit prise en considération. Il en est même qui,
pour découvrir des correspondances imaginaires, vont jusqu’à fabriquer artificiellement des groupements n’ayant
traditionnellement aucun sens : un exemple typique en ce genre est celui de Malfatti de Montereggio, qui, dans sa
Mathèse, ayant rassemblé les noms de dix principes fort hétérogènes pris çà et là dans la tradition hindoue, a cru y
trouver un équivalent des dix Sephiroth de la Kabbale hébraïque.
3
C’est à ce même genre de ternaires qu’appartiennent aussi les anciennes triades égyptiennes, dont la plus
connue est celle d’Osiris, Isis et Horus.

8
désignés ici encore comme le Père et le Fils ; mais, d’abord, le Fils est le second
terme et non plus le troisième, et, ensuite, le troisième terme ne saurait en aucune
façon correspondre à la Mère, ne serait-ce, même à défaut de toute autre raison, que
parce qu’il vient après le Fils et non avant lui. Il est vrai que certaines sectes
chrétiennes plus ou moins hétérodoxes ont prétendu faire le Saint-Esprit féminin, et
que, par là, elles ont souvent voulu justement lui attribuer un caractère comparable à
celui de la Mère ; mais il est très probable que, en cela, elles ont été influencées par
une fausse assimilation de la Trinité avec quelque ternaire du genre dont nous venons
de parler, ce qui montrerait que les erreurs de cette sorte ne sont pas exclusivement
propres aux modernes. Au surplus, et pour nous en tenir à cette seule considération, le
caractère féminin attribué ainsi au Saint-Esprit ne s’accorde aucunement avec le rôle,
essentiellement masculin et « paternel » tout au contraire, qui est incontestablement le
sien dans la génération du Christ ; et cette remarque est importante pour nous, parce
que c’est précisément là, et non point dans la conception de la Trinité, que nous
pouvons trouver, dans le Christianisme, quelque chose qui correspond en un certain
sens, et avec toutes les réserves qu’exige toujours la différence des points de vue, aux
ternaires du type de la Triade extrême-orientale4.
En effet, l’« opération du Saint-Esprit », dans la génération du Christ,
correspond proprement à l’activité « non-agissante » de Purusha, ou du « Ciel » selon
le langage de la tradition extrême-orientale ; la Vierge, d’autre part, est une parfaite
image de Prakriti, que la même tradition désigne comme la « Terre »5 ; et, quant au
Christ lui-même, il est encore plus évidemment identique à l’« Homme Universel »6.
Ainsi, si l’on veut trouver une concordance, on devra dire, en employant les termes
de la théologie chrétienne, que la Triade ne se rapporte point à la génération du Verbe
ad intra, qui est incluse dans la conception de la Trinité, mais bien à sa génération ad
extra, c’est-à-dire, suivant la tradition hindoue, à la naissance de l’Avatâra dans le
monde manifesté7. Cela est d’ailleurs facile à comprendre, car la Triade, partant de la
considération de Purusha et de Prakriti, ou de leurs équivalents, ne peut
effectivement se situer que du côté de la manifestation, dont ses deux premiers termes
sont les deux pôles8 ; et l’on pourrait dire qu’elle la remplit tout entière, car, ainsi
qu’on le verra par la suite, l’Homme y apparaît véritablement comme la synthèse des
« dix mille êtres », c’est-à-dire de tout ce qui est contenu dans l’intégralité de
l’Existence universelle.

4
Remarquons incidemment que c’est à tort qu’on semble croire généralement que la tradition chrétienne
n’envisage aucun ternaire autre que la Trinité ; on pourrait au contraire en trouver bien d’autres, et nous en avons ici un
des exemples les plus importants.
5
Ceci est particulièrement manifeste dans la figuration symbolique des « Vierges noires », la couleur noire
étant ici le symbole de l’indistinction de la materia prima.
6
Nous rappellerons une fois de plus, à ce propos, que nous n’entendons aucunement contester l’« historicité »
de certains faits comme tels, mais que, tout au contraire, nous considérons les faits historiques eux-mêmes comme des
symboles d’une réalité d’ordre plus élevé, et que c’est seulement à ce titre qu’ils ont pour nous quelque intérêt.
7
La mère de l’Avatâra est Mâyâ, qui est la même chose que Prakriti ; nous n’insisterons pas sur le
rapprochement que certains ont voulu faire entre les noms Mâyâ et Maria, et nous ne le signalons qu’à titre de simple
curiosité.
8
Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. IV.

9
CHAPITRE II
Ŕ
Différents genres de ternaires

Fig. 1 Fig. 2

Ce que nous venons de dire détermine déjà le sens de la Triade, en même


temps qu’il montre la nécessité d’établir une distinction nette entre les ternaires de
différents genres ; à vrai dire, ces genres peuvent être multipliés, car il est évident que
trois termes peuvent se grouper suivant des rapports très divers, mais nous insisterons
seulement sur les deux principaux, non seulement parce que ce sont ceux qui
présentent le caractère le plus général, mais aussi parce qu’ils se rapportent plus
directement au sujet même de notre étude ; et, en outre, les remarques que nous allons
avoir à faire à ce propos nous permettront d’écarter dès maintenant l’erreur grossière
de ceux qui ont prétendu trouver un « dualisme » dans la tradition extrême-orientale.
L’un de ces deux genres est celui où le ternaire est constitué par un principe premier
(au moins en un sens relatif) dont dérivent deux termes opposés, ou plutôt
complémentaires, car, là même où l’opposition est dans les apparences et a sa raison
d’être à un certain niveau ou dans un certain domaine, le complémentarisme répond
toujours à un point de vue plus profond, et par conséquent plus vraiment conforme à
la nature réelle de ce dont il s’agit ; un tel ternaire pourra être représenté par un
triangle dont le sommet est placé en haut (fig. 1). L’autre genre est celui où le ternaire
est formé, comme nous l’avons dit précédemment, par deux termes complémentaires
et par leur produit ou leur résultante, et c’est à ce genre qu’appartient la Triade
extrême-orientale ; à l’inverse du précédent, ce ternaire pourra être représenté par un
triangle dont la base est au contraire placée en haut (fig. 2)1. Si l’on compare ces deux
triangles, le second apparaît en quelque sorte comme un reflet du premier, ce qui
indique que, entre les ternaires correspondants, il y a analogie dans la véritable

1
On verra tout à l’heure pourquoi, dans cette seconde figure, nous indiquons les trois termes par les nombres
2-3-4, et non par les nombres 1-2-3 comme dans la première.

10
signification de ce mot, c’est-à-dire devant être appliquée en sens inverse ; et, en
effet, si l’on part de la considération des deux termes complémentaires, entre lesquels
il y a nécessairement symétrie, on voit que le ternaire est complété dans le premier
cas par leur principe, et dans le second, au contraire, par leur résultante, de telle sorte
que les deux complémentaires sont respectivement après et avant le terme qui, étant
d’un autre ordre, se trouve pour ainsi dire comme isolé vis-à-vis d’eux2 ; et il est
évident que, dans tous les cas, c’est la considération de ce troisième terme qui donne
au ternaire comme tel toute sa signification.
Maintenant, ce qu’il faut bien comprendre avant d’aller plus loin, c’est qu’il ne
pourrait y avoir « dualisme », dans une doctrine quelconque, que si deux termes
opposés ou complémentaires (et alors ils seraient plutôt conçus comme opposés) y
étaient posés tout d’abord et regardés comme ultimes et irréductibles, sans aucune
dérivation d’un principe commun, ce qui exclut évidemment la considération de tout
ternaire du premier genre ; on ne pourrait donc trouver dans une telle doctrine que des
ternaires du second genre, et, comme ceux-ci, ainsi que nous l’avons déjà indiqué, ne
sauraient jamais se rapporter qu’au domaine de la manifestation, on voit
immédiatement par là que tout « dualisme » est nécessairement en même temps un
« naturalisme ». Mais le fait de reconnaître l’existence d’une dualité et de la situer à
la place qui lui convient réellement ne constitue en aucune façon un « dualisme », dès
lors que les deux termes de cette dualité procèdent d’un principe unique, appartenant
comme tel à un ordre supérieur de réalité ; et il en est ainsi, avant tout, en ce qui
concerne la première de toutes les dualités, celle de l’Essence et de la Substance
universelles, issues d’une polarisation de l’Être ou de l’Unité principielle, et entre
lesquelles se produit toute manifestation. Ce sont les deux termes de cette première
dualité qui sont désignés comme Purusha et Prakriti dans la tradition hindoue, et
comme le Ciel (Tien) et la Terre (Ti) dans la tradition extrême-orientale ; mais ni
l’une ni l’autre, non plus d’ailleurs qu’aucune tradition orthodoxe, ne perd de vue, en
les considérant, le principe supérieur dont ils sont dérivés. Nous avons exposé
amplement, en d’autres occasions, ce qu’il en est à l’égard de la tradition hindoue ;
quant à la tradition extrême-orientale, elle envisage non moins explicitement, comme
principe commun du Ciel et de la Terre3, ce qu’elle appelle le « Grand Extrême »
(Tai-ki), en lequel ils sont indissolublement unis, à l’état « indivisé » et
« indistingué »4, antérieurement à toute différenciation5, et qui est l’Être pur, identifié

2
C’est ce que précise encore, dans les deux figures, le sens des flèches, allant, dans la première, du sommet
supérieur vers la base, et, dans la seconde, de la base vers le sommet inférieur ; on pourrait dire aussi que le nombre 3
des termes se décompose en 1 + 2 dans le premier cas et en 2 + 1 dans le second, et il apparaît clairement ici que, si ces
deux ensembles sont équivalents au point de vue quantitatif, ils ne le sont nullement au point de vue qualitatif.
3
Et aussi, bien entendu, des termes de toutes les autres dualités plus particulières, qui ne sont jamais en somme
que des spécifications de celle-là, de sorte que, directement ou indirectement, elles sont toutes dérivées en définitive du
même principe.
4
Cette indistinction principielle ne doit pas être confondue avec l’indistinction potentielle qui est seulement
celle de la Substance ou de la materia prima.
5
Il doit être bien entendu qu’il ne s’agit aucunement ici d’une antériorité temporelle, ni d’une succession dans
un mode quelconque de la durée.

11
comme tel à la « Grande Unité » (Tai-i) 6 . En outre, Tai-ki, l’Être ou l’Unité
transcendante, présuppose lui-même un autre principe, Wou-ki, le Non-Être ou le
Zéro métaphysique7 ; mais celui-ci ne peut entrer avec quoi que ce soit dans une
relation telle qu’il soit le premier terme d’un ternaire quelconque, toute relation de
cette sorte n’étant possible qu’à partir de l’affirmation de l’Être ou de l’Unité8. Ainsi,
en définitive, on a d’abord un ternaire du premier genre, formé de Tai-ki, Tien et Ti,
et ensuite seulement un ternaire du second genre, formé de Tien, Ti et Jen, et qui est
celui qu’on a pris l’habitude de désigner comme la « Grande Triade » ; dans ces
conditions, il est parfaitement incompréhensible que certains aient pu prétendre
attribuer un caractère « dualiste » à la tradition extrême-orientale.
La considération de deux ternaires comme ceux
dont nous venons de parler, ayant en commun les deux
principes complémentaires l’un de l’autre, nous conduit
encore à quelques autres remarques importantes : les
deux triangles inverses qui les représentent
respectivement peuvent être regardés comme ayant la
même base, et, si on les figure unis par cette base
commune, on voit d’abord que l’ensemble des deux
ternaires forme un quaternaire, puisque, deux termes
étant les mêmes dans l’un et dans l’autre, il n’y a en tout
que quatre termes distincts, et ensuite que le dernier
terme de ce quaternaire, se situant sur la verticale issue
du premier et symétriquement à celui-ci par rapport à la
base, apparaît comme le reflet de ce premier terme, le
plan de réflexion étant représenté par la base elle-même,
c’est-à-dire n’étant que le plan médian où se situent les
deux termes complémentaires issus du premier terme et
produisant le dernier (fig. 3) 9 . Ceci est facile à Fig. 3
comprendre au fond, car, d’une part, les deux

6
Le caractère ki est celui qui désigne littéralement le « faîte » d’un édifice ; aussi Tai-i est-il dit
symboliquement résider dans l’Étoile polaire, qui est effectivement le « faîte » du Ciel visible, et qui, comme telle,
représente naturellement celui du Cosmos tout entier.
7
Wou-ki correspond, dans la tradition hindoue, au Brahma neutre et suprême (Para-Brahma), et Tai-ki à
Îshwara ou au Brahma « non-suprême » (Apara-Brahma).
8
Au-dessus de tout autre principe, il y a encore le Tao, qui, en son sens le plus universel, est à la fois Non-Être
et Être, mais qui d’ailleurs n’est pas réellement différent du Non-Être en tant que celui-ci contient l’Être, qui est lui-
même le principe premier de toute manifestation, et qui se polarise en Essence et Substance (ou Ciel et Terre) pour
produire effectivement cette manifestation.
9
La figure ainsi formée a certaines propriétés géométriques assez remarquables que nous signalerons en
passant : les deux triangles équilatéraux opposés par leur base s’inscrivent dans deux circonférences égales dont
chacune passe par le centre de l’autre ; la corde joignant leurs points d’intersection est naturellement la base commune
des deux triangles, et les deux arcs sous-tendus par cette corde et limitant la partie commune aux deux cercles forment
la figure appelée mandorla (amande) ou vesica piscis, bien connue dans le symbolisme architectural et sigillaire du
moyen âge. Ŕ Dans l’ancienne Maçonnerie opérative anglaise, le nombre total des degrés de ces deux circonférences,
soit 360 × 2 = 720, fournissait la réponse à la question relative à la longueur du cable-tow ; nous ne pouvons traduire ce
terme spécial, d’abord parce qu’il n’a aucun équivalent exact en français, et ensuite parce qu’il présente phonétiquement
un double sens qui évoque (par assimilation à l’arabe qabeltu) l’engagement initiatique, de sorte qu’il exprime, pourrait-
on dire, un « lien » dans tous les sens de ce mot.

12
complémentaires sont contenus principiellement dans le premier terme, de sorte que
leurs natures respectives, même lorsqu’elles semblent contraires, ne sont en réalité
que le résultat d’une différenciation de la nature de celui-ci ; et, d’autre part, le
dernier terme, étant le produit des deux complémentaires, participe à la fois de l’un et
de l’autre, ce qui revient à dire qu’il réunit en quelque façon en lui leurs deux natures,
de sorte qu’il est là, à son niveau, comme une image du premier terme ; et cette
considération nous amène à préciser encore davantage le rapport des différents termes
entre eux.
Nous venons de voir que les deux termes extrêmes du quaternaire, qui sont en
même temps respectivement le premier terme du premier ternaire et le dernier du
second, sont l’un et l’autre, par leur nature, intermédiaires en quelque sorte entre les
deux autres, quoique pour une raison inverse : dans les deux cas, ils unissent et
concilient en eux les éléments du complémentarisme, mais l’un en tant que principe,
et l’autre en tant que résultante. Pour rendre sensible ce caractère intermédiaire, on
peut figurer les termes de chaque ternaire suivant une disposition linéaire10 : dans le
premier cas, le premier terme se situe alors au milieu de la ligne qui joint les deux
autres, auxquels il donne naissance simultanément par un mouvement centrifuge
dirigé dans les deux sens et qui constitue ce qu’on peut appeler sa polarisation (fig.
4) ; dans le second cas, les deux termes complémentaires produisent, par un
mouvement centripète partant à la fois de l’un et de l’autre, une résultante qui est le
dernier terme, et qui se situe également au milieu de la ligne qui les joint (fig. 5) ; le
principe et la résultante occupent donc ainsi l’un et l’autre une position centrale par
rapport aux deux complémentaires, et ceci est particulièrement à retenir en vue des
considérations qui suivront.

Fig. 4

Fig. 5

Il faut encore ajouter ceci : deux termes contraires ou complémentaires (et qui,
au fond, sont toujours plutôt complémentaires que contraires dans leur réalité
essentielle) peuvent être, suivant les cas, en opposition horizontale (opposition de la
droite et de la gauche) ou en opposition verticale (opposition du haut et du bas), ainsi
que nous l’avons déjà indiqué ailleurs11. L’opposition horizontale est celle de deux

10
Cette figure peut être considérée comme résultant de la projection de chacun des triangles précédents sur un
plan perpendiculaire au sien et passant par sa base.
11
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXX.

13
termes qui, se situant à un même degré de réalité, sont, pourrait-on dire, symétriques
sous tous les rapports ; l’opposition verticale marque au contraire une hiérarchisation
entre les deux termes, qui, tout en étant encore symétriques en tant que
complémentaires, sont cependant tels que l’un doit être considéré comme supérieur et
l’autre comme inférieur. Il importe de remarquer que, dans ce dernier cas, on ne peut
pas situer entre les deux complémentaires, ou au milieu de la ligne qui les joint, le
premier terme d’un ternaire du premier genre, mais seulement le troisième terme d’un
ternaire du second genre, car le principe ne peut aucunement se trouver à un niveau
inférieur à celui de l’un des deux termes qui en sont issus, mais est
nécessairement supérieur à l’un et à l’autre, tandis que la résultante,
au contraire, est véritablement intermédiaire sous ce rapport
également ; et ce dernier cas est celui de la Triade extrême-
orientale, qui peut ainsi se disposer suivant une ligne verticale (fig.
6) 12 . En effet, l’Essence et la Substance universelles sont
respectivement le pôle supérieur et le pôle inférieur de la
manifestation, et l’on peut dire que l’une est proprement au-dessus
et l’autre au-dessous de toute existence ; d’ailleurs, quand on les
désigne comme le Ciel et la Terre, ceci se traduit même, d’une
façon très exacte, dans les apparences sensibles qui leur servent de
symboles13. La manifestation se situe donc tout entière entre ces
deux pôles ; et il en est naturellement de même de l’Homme, qui
non seulement fait partie de cette manifestation, mais qui en
constitue symboliquement le centre même, et qui, pour cette raison,
la synthétise dans son intégralité. Ainsi, l’Homme, placé entre le
Ciel et la Terre, doit être envisagé tout d’abord comme le produit
ou la résultante de leurs influences réciproques ; mais ensuite, par
la double nature qu’il tient de l’un et de l’autre, il devient le terme
médian ou « médiateur » qui les unit et qui est pour ainsi dire,
suivant un symbolisme sur lequel nous reviendrons, le « pont » qui
va de l’un à l’autre. On peut exprimer ces deux points de vue par
une simple modification de l’ordre dans lequel sont énumérés les
termes de la Triade : si on énonce celle-ci dans l’ordre « Ciel,
Terre, Homme », l’Homme y apparaît comme le Fils du Ciel et de
la Terre ; si on l’énonce dans l’ordre « Ciel, Homme, Terre », il y
Fig. 6
apparaît comme le Médiateur entre le Ciel et la Terre.

12
Dans cette figure, nous représentons le terme supérieur (le Ciel) par un cercle et le terme inférieur (la Terre)
par un carré, ce qui est, comme on le verra, conforme aux données de la tradition extrême-orientale ; quant au terme
médian (l’Homme), nous le représentons par une croix, celle-ci étant, comme nous l’avons exposé ailleurs, le symbole
de l’« Homme Universel » (cf. Le Symbolisme de la Croix).
13
C’est pourquoi le « faîte du Ciel » (Tien-ki) est aussi, comme nous l’indiquions dans une note précédente,
celui du Cosmos tout entier.

14
CHAPITRE III
Ŕ
Ciel et Terre

« Le Ciel couvre, la Terre supporte » : telle est la formule traditionnelle qui


détermine, avec une extrême concision, les rôles de ces deux principes
complémentaires, et qui définit symboliquement leurs situations, respectivement
supérieure et inférieure, par rapport aux « dix mille êtres », c’est-à-dire à tout
l’ensemble de la manifestation universelle 1 . Ainsi sont indiqués, d’une part, le
caractère « non-agissant » de l’activité du Ciel ou de Purusha2, et, d’autre part, la
passivité de la Terre ou de Prakriti, qui est proprement un « terrain » 3 ou un
« support » de manifestation 4 , et qui est aussi, par suite, un plan de résistance et
d’arrêt pour les forces ou les influences célestes agissant en sens descendant. Ceci
peut d’ailleurs s’appliquer à un niveau quelconque d’existence, puisqu’on peut
toujours envisager, en un sens relatif, l’essence et la substance par rapport à tout état
de manifestation, comme étant, pour cet état pris en particulier, les principes qui
correspondent à ce que sont l’Essence et la Substance universelles pour la totalité des
états de la manifestation5.
Dans l’Universel, et vus du côté de leur principe commun, le Ciel et la Terre
s’assimilent respectivement à la « perfection active » (Khien) et à la « perfection
passive » (Khouen), dont ni l’une ni l’autre ne sont d’ailleurs la Perfection au sens
absolu, puisqu’il y a déjà là une distinction qui implique forcément une limitation ;
vus du côté de la manifestation, ils sont seulement l’Essence et la Substance, qui,
comme telles, se situent à un moindre degré d’universalité, puisqu’elles
n’apparaissent ainsi précisément que par rapport à la manifestation6. Dans tous les
cas, et à quelque niveau qu’on les envisage corrélativement, le Ciel et la Terre sont
toujours respectivement un principe actif et un principe passif, ou, suivant un des

1
Nous avons indiqué ailleurs pourquoi le nombre « dix mille » est pris pour représenter symboliquement
l’indéfini (Les Principes du Calcul infinitésimal, ch. IX). Ŕ Au sujet du Ciel qui « couvre », nous rappellerons qu’un
symbolisme identique est inclus dans le mot grec Ouranos, équivalent du sanscrit Varuna, de la racine var, « couvrir »,
et aussi dans le latin Caelum, dérivé de caelare, « cacher » ou « couvrir » (voir Le Roi du Monde, ch. VII).
2
L’« opération du Saint-Esprit », dont nous parlions plus haut, est parfois désignée en langage théologique par
le terme obumbratio, qui exprime au fond la même idée.
3
Le mot anglais ground rendrait encore plus exactement et plus complètement que le mot français
correspondant ce que nous voulons dire ici.
4
Cf. la signification étymologique du mot « substance », littéralement « ce qui se tient dessous ».
5
Ceci nous permettra notamment de comprendre, par la suite, comment le rôle de « médiateur » peut
réellement être attribué à la fois à l’« homme véritable » et à l’« homme transcendant », tandis que, sans cette remarque,
il semblerait qu’il ne doive l’être qu’à ce dernier exclusivement.
6
Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIII. Ŕ Le premier des deux points de vue indiqués ici est proprement
métaphysique, tandis que le second est plutôt d’ordre cosmologique, et, plus précisément, il constitue le point de départ
même de toute cosmologie traditionnelle.

15
symbolismes les plus généralement employés à cet égard, un principe masculin et un
principe féminin, ce qui est bien le type même du complémentarisme par excellence.
C’est de là que dérivent, d’une façon générale, tous leurs autres caractères, qui sont
en quelque sorte secondaires par rapport à celui-là ; cependant, à cet égard, il faut
bien prendre garde à certains échanges d’attributs qui pourraient donner lieu à des
méprises, et qui sont d’ailleurs assez fréquents dans le symbolisme traditionnel quand
il s’agit des relations entre principes complémentaires ; nous aurons à revenir sur ce
point par la suite, notamment au sujet des symboles numériques qui sont rapportés
respectivement au Ciel et à la Terre.
On sait que, dans un complémentarisme dont les deux termes sont envisagés
comme actif et passif l’un par rapport à l’autre, le terme actif est généralement
symbolisé par une ligne verticale et le terme passif par une ligne horizontale7 ; le Ciel
et la Terre sont aussi représentés parfois conformément à ce symbolisme. Seulement,
dans ce cas, les deux lignes ne se traversent pas, comme elles le font le plus
habituellement, de façon à former une croix, car il est évident que le symbole du Ciel
doit être situé tout entier au-dessus de celui de la Terre : c’est donc une
perpendiculaire ayant son pied sur l’horizontale 8 , et ces deux lignes peuvent être
considérées comme la hauteur et la base d’un triangle dont les côtés latéraux, partant
du « faîte du Ciel », déterminent effectivement la mesure de la surface de la Terre,
c’est-à-dire délimitent le « terrain » qui sert de support à la manifestation (fig. 7)9.

Fig. 7

Cependant, la représentation géométrique qu’on rencontre le plus fréquemment


dans la tradition extrême-orientale est celle qui rapporte les formes circulaires au Ciel
et les formes carrées à la Terre, ainsi que nous l’avons déjà expliqué ailleurs10 ; nous
rappellerons seulement, à ce sujet, que la marche descendante du cycle de la
manifestation (et ceci à tous les degrés de plus ou moins grande extension où un tel

7
Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. VI.
8
Nous verrons que cette perpendiculaire a encore d’autres significations correspondant à des points de vue
différents ; mais nous n’envisageons pour le moment que la représentation géométrique du complémentarisme du Ciel
et de la Terre.
9
La figure formée par la verticale et l’horizontale ainsi disposées est aussi un symbole bien connu jusqu’à nos
jours dans la Maçonnerie anglo-saxonne, quoiqu’il soit de ceux que la Maçonnerie dite « latine » n’a pas conservés.
Dans le symbolisme constructif en général, la verticale est représentée par la perpendiculaire ou fil à plomb et
l’horizontale par le niveau. Ŕ Au même symbolisme correspond aussi une disposition similaire des deux lettres alif et ba
de l’alphabet arabe.
10
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX.

16
cycle peut être envisagé), allant de son pôle supérieur qui est le Ciel à son pôle
inférieur qui est la Terre (ou ce qui les représente à un point de vue relatif s’il ne
s’agit que d’un cycle particulier), peut être considérée comme partant de la forme la
moins « spécifiée » de toutes, qui est la sphère, pour aboutir à celle qui est au
contraire la plus « arrêtée », et qui est le cube11 ; et l’on pourrait dire aussi que la
première de ces deux formes a un caractère éminemment « dynamique » et la seconde
un caractère éminemment « statique », ce qui correspond bien encore à l’actif et au
passif. On peut d’ailleurs rattacher d’une certaine façon cette représentation à la
précédente, en regardant, dans celle-ci, la ligne horizontale comme la trace d’une
surface plane (dont la partie « mesurée » sera un carré12), et la ligne verticale comme
le rayon d’une surface hémisphérique, qui rencontre le plan terrestre suivant la ligne
d’horizon. C’est en effet à leur périphérie ou à leurs confins les plus éloignés, c’est-à-
dire à l’horizon, que le Ciel et la Terre se joignent suivant les apparences sensibles ;
mais il faut noter ici que la réalité symbolisée par ces apparences doit être prise en
sens inverse, car, suivant cette réalité, ils s’unissent au contraire par le centre13, ou, si
on les considère dans l’état de séparation relative nécessaire pour que le Cosmos
puisse se développer entre eux, ils communiquent par l’axe qui passe par ce centre14,
et qui précisément les sépare et les unit tout à la fois, ou qui, en d’autres termes,
mesure la distance entre le Ciel et la Terre, c’est-à-dire l’extension même du Cosmos
suivant le sens vertical qui marque la hiérarchie des états de l’existence manifestée,
tout en les reliant l’un à l’autre à travers cette multiplicité d’états, qui apparaissent à
cet égard comme autant d’échelons par lesquels un être en voie de retour vers le
Principe peut s’élever de la Terre au Ciel15.

11
Dans la géométrie à trois dimensions, la sphère correspond naturellement au cercle et le cube au carré.
12
Il faut rapprocher de ceci le fait que, dans les symboles de certains grades maçonniques, l’ouverture du
compas, dont les branches correspondent aux côtés latéraux du triangle de la fig. 7, mesure un quart de cercle, dont la
corde est le côté du carré inscrit.
13
C’est par une application similaire du sens inverse que le Paradis terrestre, qui est aussi le point de
communication du Ciel et de la Terre, apparaît à la fois comme situé à l’extrémité du monde suivant le point de vue
« extérieur » et à son centre suivant le point de vue « intérieur » (voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps,
ch. XXIII).
14
Cet axe s’identifie naturellement avec le rayon vertical de la figure précédente ; mais, à ce point de vue, ce
rayon, au lieu de correspondre au Ciel lui-même, représente seulement la direction suivant laquelle l’influence du Ciel
agit sur la Terre.
15
C’est pourquoi, comme nous le verrons plus loin, l’axe vertical est aussi la « Voie du Ciel » (Tien-Tao).

17
Fig. 8

On dit encore que le Ciel, qui enveloppe ou embrasse toutes choses, présente
au Cosmos une face « ventrale », c’est-à-dire intérieure, et la Terre, qui les supporte,
présente une face « dorsale », c’est-à-dire extérieure16 ; c’est ce qu’il est facile de voir
par la simple inspection de la figure ci-contre, où le Ciel et la Terre sont
naturellement représentés respectivement par un cercle et un carré concentriques (fig.
8). On remarquera que cette figure reproduit la forme des monnaies chinoises, forme
qui est d’ailleurs originairement celle de certaines tablettes rituelles 17 : entre le
contour circulaire et le vide médian carré, la partie pleine, où s’inscrivent les
caractères, correspond évidemment au Cosmos, où se situent les « dix mille êtres »18,
et le fait qu’elle est comprise entre deux vides exprime symboliquement que ce qui
n’est pas entre le Ciel et la Terre est par là même en dehors de la manifestation19.
Cependant, il y a un point sur lequel la figure peut paraître inexacte, et qui correspond
d’ailleurs à un défaut nécessairement inhérent à toute représentation sensible : si l’on
ne prenait garde qu’aux positions respectives apparentes du Ciel et de la Terre, ou
plutôt de ce qui les figure, il pourrait sembler que le Ciel soit à l’extérieur et la Terre
à l’intérieur ; mais c’est que, là encore, il ne faut pas oublier de faire l’application de
l’analogie en sens inverse : en réalité, à tous les points de vue, l’« intériorité »
appartient au Ciel et l’« extériorité » à la Terre, et nous retrouverons cette
considération un peu plus loin. Du reste, même à prendre simplement la figure telle
qu’elle est, on voit que, par rapport au Cosmos, le Ciel et la Terre, par là même qu’ils
en sont les extrêmes limites, n’ont véritablement qu’une seule face, et que cette face
est intérieure pour le Ciel et extérieure pour la Terre ; si l’on voulait considérer leur
autre face, il faudrait dire que celle-ci ne peut exister que par rapport au principe
commun en lequel ils s’unifient, et où disparaît toute distinction de l’intérieur et de
l’extérieur, comme toute opposition et même tout complémentarisme, pour ne laisser
subsister que la « Grande Unité ».

16
Cette assimilation apparaîtrait comme immédiatement évidente dans une langue telle que l’arabe, où le
ventre est el-batn et l’intérieur el-bâten, le dos ez-zahr et l’extérieur ez-zâher.
17
Sur la valeur symbolique des monnaies dans les civilisations traditionnelles en général, voir Le Règne de la
Quantité et les Signes des Temps, ch. XVI.
18
Il est à peine besoin de faire remarquer que les caractères sont les noms des êtres, et que par conséquent ils
représentent ceux-ci d’une façon toute naturelle, surtout lorsqu’il s’agit d’une écriture idéographique comme c’est le cas
pour la langue chinoise.
19
L’expression Tien-hia, littéralement « sous le Ciel », est employée couramment en chinois pour désigner
l’ensemble du Cosmos.

18
CHAPITRE IV
Ŕ
Yin et yang

La tradition extrême-orientale, dans sa partie proprement cosmologique,


attribue une importance capitale aux deux principes ou, si l’on préfère, aux deux
« catégories » qu’elle désigne par les noms de yang et de yin : tout ce qui est actif,
positif ou masculin est yang, tout ce qui est passif, négatif ou féminin est yin. Ces
deux catégories sont rattachées symboliquement à la lumière et à l’ombre : en toutes
choses, le côté éclairé est yang, et le côté obscur est yin ; mais, n’étant jamais l’un
sans l’autre, ils apparaissent comme complémentaires beaucoup plus que comme
opposés1. Ce sens de lumière et d’ombre se trouve notamment, avec son acception
littérale, dans la détermination des sites géographiques2 ; et le sens plus général où
ces mêmes dénominations de yang et de yin s’étendent aux termes de tout
complémentarisme a d’innombrables applications dans toutes les sciences
traditionnelles3.
Il est facile de comprendre, d’après ce que nous avons déjà dit, que yang est ce
qui procède de la nature du Ciel, et yin ce qui procède de la nature de la Terre,
puisque c’est de ce complémentarisme premier du Ciel et de la Terre que sont dérivés
tous les autres complémentarismes plus ou moins particuliers ; et, par là, on peut voir
immédiatement la raison de l’assimilation de ces deux termes à la lumière et à
l’ombre. En effet, l’aspect yang des êtres répond à ce qu’il y a en eux d’« essentiel »
ou de « spirituel », et l’on sait que l’Esprit est identifié à la Lumière par le
symbolisme de toutes les traditions ; d’autre part, leur aspect yin est celui par lequel
ils tiennent à la « substance », et celle-ci, du fait de l’« inintelligibilité » inhérente à
son indistinction ou à son état de pure potentialité, peut être définie proprement
comme la racine obscure de toute existence. À ce point de vue, on peut dire encore,
en empruntant le langage aristotélicien et scolastique, que yang est tout ce qui est
« en acte » et yin tout ce qui est « en puissance », ou que tout être est yang sous le

1
Il ne faudrait donc pas interpréter ici cette distinction de la lumière et de l’ombre en termes de « bien » et de
« mal » comme on le fait parfois ailleurs, par exemple dans le Mazdéisme.
2
Il peut sembler étrange, à première vue, que le côté yang soit le versant sud d’une montagne, mais le côté
nord d’une vallée ou la berge nord d’un fleuve (le côté yin étant naturellement toujours le côté opposé à celui-là) ; mais
il suffit de considérer la direction des rayons solaires, venant du Sud, pour se rendre compte que c’est bien en effet, dans
tous les cas, le côté éclairé qui est ainsi désigné comme yang.
3
La médecine traditionnelle chinoise, en particulier, est en quelque sorte basée tout entière sur la distinction du
yang et du yin : toute maladie est due à un état de déséquilibre, c’est-à-dire à un excès de l’un de ces deux termes par
rapport à l’autre ; il faut donc renforcer ce dernier pour rétablir l’équilibre, et on atteint ainsi la maladie dans sa cause
même, au lieu de se borner à traiter des symptômes plus ou moins extérieurs et superficiels comme le fait la médecine
profane des Occidentaux modernes.

19
rapport où il est « en acte » et yin sous le rapport où il est « en puissance », puisque
ces deux aspects se trouvent nécessairement réunis dans tout ce qui est manifesté.
Le Ciel est entièrement yang et la Terre est entièrement yin, ce qui revient à
dire que l’Essence est acte pur et que la Substance est puissance pure ; mais eux seuls
le sont ainsi à l’état pur, en tant qu’ils sont les deux pôles de la manifestation
universelle ; et, dans toutes les choses manifestées, le yang n’est jamais sans le yin ni
le yin sans le yang, puisque leur nature participe à la fois du Ciel et de la Terre4. Si
l’on considère spécialement le yang et le yin sous leur aspect d’éléments masculin et
féminin, on pourra dire que, en raison de cette participation, tout être est
« androgyne » en un certain sens et dans une certaine mesure, et qu’il l’est d’ailleurs
d’autant plus complètement que ces deux éléments sont plus équilibrés en lui ; le
caractère masculin ou féminin d’un être individuel (il faudrait, plus rigoureusement,
dire principalement masculin ou féminin) peut donc être considéré comme résultant
de la prédominance de l’un ou de l’autre. Il serait naturellement hors de propos ici
d’entreprendre de développer toutes les conséquences qu’on peut tirer de cette
remarque ; mais il suffit d’un peu de réflexion pour entrevoir sans difficulté
l’importance qu’elles sont susceptibles de présenter, en particulier, pour toutes les
sciences qui se rapportent à l’étude de l’homme individuel sous les divers points de
vue où celui-ci peut être envisagé.
Nous avons vu plus haut que la Terre apparaît par sa face « dorsale » et le Ciel
par sa face « ventrale » ; c’est pourquoi le yin est « à l’extérieur », tandis que le yang
est « à l’intérieur »5. En d’autres termes, les influences terrestres, qui sont yin, sont
seules sensibles, et les influences célestes, qui sont yang, échappent aux sens et ne
peuvent être saisies que par les facultés intellectuelles. Il y a là une des raisons pour
lesquelles, dans les textes traditionnels, le yin est généralement nommé avant le yang,
ce qui peut sembler contraire à la relation hiérarchique qui existe entre les principes
auxquels ils correspondent, c’est-à-dire entre le Ciel et la Terre, en tant qu’ils sont le
pôle supérieur et le pôle inférieur de la manifestation ; ce renversement de l’ordre des
deux termes complémentaires est caractéristique d’un certain point de vue
cosmologique, qui est aussi celui du Sânkhya hindou, où Prakriti figure de même au
début de l’énumération des tattwas et Purusha à la fin. Ce point de vue, en effet,
procède en quelque sorte « en remontant », de même que la construction d’un édifice
commence par la base et s’achève par le sommet ; il part de ce qui est le plus
immédiatement saisissable pour aller vers ce qui est plus caché, c’est-à-dire qu’il va
de l’extérieur à l’intérieur, ou du yin au yang ; en cela, il est inverse du point de vue
métaphysique, qui, partant du principe pour aller aux conséquences, va au contraire
de l’intérieur à l’extérieur ; et cette considération du sens inverse montre bien que ces
deux points de vue correspondent proprement à deux degrés différents de réalité. Du
reste, nous avons vu ailleurs que, dans le développement du processus cosmogonique,

4
C’est pourquoi, suivant une formule maçonnique, l’initié doit savoir « déceler la lumière dans les ténèbres (le
yang dans le yin) et les ténèbres dans la lumière (le yin dans le yang) ».
5
Exprimée sous cette forme, la chose est immédiatement compréhensible pour la mentalité extrême-orientale ;
mais nous devons reconnaître que, sans les explications que nous avons données précédemment à ce sujet, le lien ainsi
établi entre les deux propositions serait de nature à dérouter singulièrement la logique spéciale des Occidentaux.

20
les ténèbres, identifiées au chaos, sont « au commencement », et que la lumière, qui
ordonne ce chaos pour en tirer le Cosmos, est « après les ténèbres »6 ; cela revient
encore à dire que, sous ce rapport, le yin est effectivement avant le yang7.
Le yang et le yin, considérés séparément l’un de l’autre, ont pour symboles
linéaires ce qu’on appelle les « deux déterminations » (eul-i), c’est-à-dire le trait plein
et le trait brisé, qui sont les éléments des trigrammes et des hexagrammes du Yi-king,
de telle sorte que ceux-ci représentent toutes les combinaisons possibles de ces deux
termes, combinaisons qui constituent l’intégralité du monde manifesté. Le premier et
le dernier hexagramme, qui sont Khien et Khouen8, sont formés respectivement de six
traits pleins et de six traits brisés ; ils représentent donc la plénitude du yang, qui
s’identifie au Ciel, et celle du yin, qui s’identifie à la Terre ; et c’est entre ces deux
extrêmes que se placent tous les autres hexagrammes, où le yang et le yin se
mélangent en proportions diverses, et qui correspondent ainsi au développement de
toute la manifestation.

Fig. 9

D’autre part, ces deux mêmes termes yang et yin, lorsqu’ils sont unis, sont
représentés par le symbole qui est appelé pour cette raison yin-yang (fig. 9)9, et que
nous avons déjà étudié ailleurs au point de vue où il représente plus particulièrement
le « cercle de la destinée individuelle » 10 . Conformément au symbolisme de la

6
Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVI.
7
On peut trouver quelque chose d’analogue à ceci dans le fait que, suivant le symbolisme de l’enchaînement
des cycles, les états inférieurs de l’existence apparaissent comme antécédents par rapport aux états supérieurs ; c’est
pourquoi la tradition hindoue représente les Asuras comme antérieurs aux Dêvas, et décrit d’autre part la succession
cosmogonique des trois gunas comme s’effectuant dans l’ordre tamas, rajas, sattwa, donc allant de l’obscurité à la
lumière (voir Le Symbolisme de la Croix, ch. V, et aussi L’Ésotérisme de Dante, ch. VI).
8
De même aussi que le premier et le dernier des huit trigrammes (koua), qui comprennent pareillement trois
traits pleins et trois traits brisés ; chaque hexagramme est formé par la superposition de deux trigrammes semblables ou
différents, ce qui donne en tout soixante-quatre combinaisons.
9
Cette figure est habituellement placée au centre des huit trigrammes disposés circulairement.
10
Le Symbolisme de la Croix, ch. XXII. Ŕ À cet égard, la partie yin et la partie yang représentent
respectivement la trace des états inférieurs et le reflet des états supérieurs par rapport à un état donné de l’existence, tel
que l’état individuel humain, ce qui s’accorde strictement avec ce que nous indiquions tout à l’heure sur la relation de
l’enchaînement des cycles avec la considération du yin comme antérieur au yang.

21
lumière et de l’ombre, la partie claire de la figure est yang, et sa partie obscure est
yin ; et les points centraux, obscur dans la partie claire et clair dans la partie obscure,
rappellent que, en réalité, le yang et le yin ne sont jamais l’un sans l’autre. En tant
que le yang et le yin sont déjà distingués tout en étant unis (et c’est en cela que la
figure est proprement yin-yang), c’est le symbole de l’« Androgyne » primordial,
puisque ses éléments sont les deux principes masculin et féminin ; c’est aussi, suivant
un autre symbolisme traditionnel plus général encore, l’« Œuf du Monde », dont les
deux moitiés, lorsqu’elles se sépareront, seront respectivement le Ciel et la Terre11.
D’un autre côté, la même figure, considérée comme formant un tout indivisible12, ce
qui correspond au point de vue principiel, devient le symbole de Tai-ki, qui apparaît
ainsi comme la synthèse du yin et du yang, mais à la condition de bien préciser que
cette synthèse, étant l’Unité première, est antérieure à la différenciation de ses
éléments, donc absolument indépendante de ceux-ci ; en fait, il ne peut être
proprement question de yin et de yang que par rapport au monde manifesté, qui,
comme tel, procède tout entier des « deux déterminations ». Ces deux points de vue
suivant lesquels le symbole peut être envisagé sont résumés par la formule suivante :
« Les dix mille êtres sont produits (tsao) par Tai-i (qui est identique à Tai-ki),
modifiés (houa) par yin-yang », car tous les êtres proviennent de l’Unité
principielle13, mais leurs modifications dans le « devenir » sont dues aux actions et
réactions réciproques des « deux déterminations ».

11
La figure considérée comme plane correspond à la section diamétrale de l’« Œuf du Monde », au niveau de
l’état d’existence par rapport auquel est envisagé l’ensemble de la manifestation.
12
Les deux moitiés sont délimitées par une ligne sinueuse, indiquant une interpénétration des deux éléments,
tandis que, si elles l’étaient par un diamètre, on pourrait y voir plutôt une simple juxtaposition. Ŕ Il est à remarquer que
cette ligne sinueuse est formée de deux demi-circonférences dont le rayon est la moitié de celui de la circonférence
formant le contour de la figure, et dont la longueur totale est par conséquent égale à la moitié de celle de cette
circonférence, de sorte que chacune des deux moitiés de la figure est enveloppée par une ligne égale en longueur à celle
qui enveloppe la figure totale.
13
Tai-i est le Tao « avec un nom », qui est « la mère des dix mille êtres » (Tao-te-king, ch. Ier). Ŕ Le Tao « sans
nom » est le Non-Être, et le Tao « avec un nom » est l’Être : « S’il faut donner un nom au Tao (bien qu’il ne puisse
réellement être nommé), on l’appellera (comme équivalent approximatif) la Grande Unité. »

22
CHAPITRE V
Ŕ
La double spirale

Fig. 10

Nous pensons qu’il n’est pas sans intérêt de faire ici une digression, au moins
apparente, à propos d’un symbole qui est étroitement connexe de celui du yin-yang :
ce symbole est la double spirale (fig. 10), qui joue un rôle extrêmement important
dans l’art traditionnel des pays les plus divers, et notamment dans celui de la Grèce
archaïque 1 . Comme on l’a dit très justement, cette double spirale, « qui peut être
regardée comme la projection plane des deux hémisphères de l’Androgyne, offre
l’image du rythme alterné de l’évolution et de l’involution, de la naissance et de la
mort, en un mot représente la manifestation sous son double aspect » 2 . Cette
figuration peut d’ailleurs être envisagée à la fois dans un sens « macrocosmique » et
dans un sens « microscomique » : en raison de leur analogie, on peut toujours passer
de l’un à l’autre de ces deux points de vue par une transposition convenable ; mais
c’est surtout au premier que nous nous référerons directement ici, car c’est par
rapport au symbolisme de l’« Œuf du Monde », auquel nous avons déjà fait allusion à
propos du yin-yang, que se présentent les rapprochements les plus remarquables. À ce
point de vue, on peut considérer les deux spirales comme l’indication d’une force
cosmique agissant en sens inverse dans les deux hémisphères, qui, dans leur
application la plus étendue, sont naturellement les deux moitiés de l’« Œuf du
Monde », les points autour desquels s’enroulent ces deux spirales étant les deux

1
Certains veulent naturellement, conformément aux tendances modernes, n’y voir qu’un motif simplement
« décoratif » ou « ornemental » ; mais ils oublient ou ignorent que toute « ornementation » a originairement un caractère
symbolique bien qu’elle ait pu, par une sorte de « survivance », continuer à être employée à des époques où ce caractère
avait cessé d’être compris.
2
Élie Lebasquais, Tradition hellénique et Art grec, dans les Études traditionnelles, numéro de décembre 1935.

23
pôles3. On peut remarquer tout de suite que ceci est en relation étroite avec les deux
sens de rotation du swastika (fig. 11), ceux-ci représentant en somme la même
révolution du monde autour de son axe, mais vue respectivement de l’un et de l’autre
des deux pôles4 ; et ces deux sens de rotation expriment bien en effet la double action
de la force cosmique dont il s’agit, double action qui est au fond la même chose que
la dualité du yin et du yang sous tous ses aspects.

Fig. 11

Il est facile de se rendre compte que, dans le symbole du yin-yang, les deux
demi-circonférences qui forment la ligne délimitant intérieurement les deux parties
claire et obscure de la figure correspondent exactement aux deux spirales, et leurs
points centraux, obscur dans la partie claire et clair dans la partie obscure,
correspondent aux deux pôles. Ceci nous ramène à l’idée de l’« Androgyne », ainsi
que nous l’avons indiqué précédemment ; et nous rappellerons encore à ce propos que
les deux principes yin et yang doivent toujours être considérés en réalité comme
complémentaires, même si leurs actions respectives, dans les différents domaines de
la manifestation, apparaissent extérieurement comme contraires. On peut donc parler,
soit de la double action d’une force unique, comme nous le faisions tout à l’heure,
soit de deux forces produites par polarisation de celle-ci et centrées sur les deux
pôles, et produisant à leur tour, par les actions et réactions qui résultent de leur
différenciation même, le développement des virtualités enveloppées dans l’« Œuf du
Monde », développement qui comprend toutes les modifications des « dix mille
êtres »5.
Il est à remarquer que ces deux mêmes forces sont aussi figurées de façon
différente, bien que équivalente au fond, dans d’autres symboles traditionnels,
notamment par deux lignes hélicoïdales s’enroulant en sens inverse l’une de l’autre

3
La double spirale est l’élément principal de certains talismans très répandus dans les pays islamiques ; dans
une des formes les plus complètes, les deux points dont il s’agit sont marqués par des étoiles qui sont les deux pôles ;
sur une verticale médiane qui correspond au plan de séparation des deux hémisphères, et respectivement au-dessus et
au-dessous de la ligne qui joint les deux spirales l’une à l’autre, sont le Soleil et la Lune ; enfin, aux quatre angles sont
quatre figures quadrangulaires correspondant aux quatre éléments, identifiés ainsi aux quatre « angles » (arkân) ou
fondements du monde.
4
Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. X.
5
Ceux qui se plaisent à chercher des points de comparaison avec les sciences profanes pourraient, pour une
application d’ordre « microcosmique », rapprocher ces figurations du phénomène de la « caryokinèse », point de départ
de la division cellulaire ; mais il est bien entendu que, pour notre part, nous n’attribuons à tous les rapprochements de ce
genre qu’une importance fort relative.

24
autour d’un axe vertical, comme on le voit par exemple dans certaines formes du
Brahma-danda ou bâton brâhmanique, qui est une image de l’« Axe du Monde », et
où ce double enroulement est précisément mis en rapport avec les deux orientations
contraires du swastika ; dans l’être humain, ces deux lignes sont les deux nâdîs ou
courants subtils de droite et de gauche, ou positif et négatif (idâ et pingalâ)6. Une
autre figuration identique est celle des deux serpents du caducée, qui se rattache
d’ailleurs au symbolisme général du serpent sous ses deux aspects opposés7 ; et, à cet
égard, la double spirale peut aussi être regardée comme figurant un serpent enroulé
sur lui-même en deux sens contraires : ce serpent est alors un « amphisbène »8, dont
les deux têtes correspondent aux deux pôles, et qui, à lui seul, équivaut à l’ensemble
des deux serpents opposés du caducée9.
Ceci ne nous éloigne en rien de la considération de l’« Œuf du Monde », car
celui-ci, dans différentes traditions, se trouve fréquemment rapproché du symbolisme
du serpent ; on pourra se rappeler ici le Kneph égyptien, représenté sous la forme
d’un serpent produisant l’œuf par sa bouche (image de la production de la
manifestation par le Verbe10), et aussi, bien entendu, le symbole druidique de l’« œuf
de serpent »11. D’autre part, le serpent est souvent donné comme habitant les eaux,
ainsi qu’on le voit notamment pour les Nâgas dans la tradition hindoue, et c’est aussi
sur ces mêmes eaux que flotte l’« Œuf du Monde » ; or les eaux sont le symbole des
possibilités, et le développement de celles-ci est figuré par la spirale, d’où
l’association étroite qui existe parfois entre cette dernière et le symbolisme des
eaux12.
Si l’« Œuf du Monde » est ainsi, dans certains cas, un « œuf de serpent », il est
aussi ailleurs un « œuf de cygne » 13 ; nous voulons surtout faire allusion ici au
symbolisme de Hamsa, le véhicule de Brahmâ dans la tradition hindoue14. Or il arrive

6
Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX. Ŕ L’« Axe du Monde » et l’axe de l’être humain
(représenté corporellement par la colonne vertébrale) sont également désignés l’un et l’autre, en raison de leur
correspondance analogique, par le terme Mêru-danda.
7
Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXX.
8
Cf. Le Roi du Monde, ch. III.
9
Pour expliquer la formation du caducée, on dit que Mercure vit deux serpents qui se battaient (figure du
chaos), et qu’il les sépara (distinction des contraires) avec une baguette (détermination d’un axe suivant lequel
s’ordonnera le chaos pour devenir le Cosmos), autour de laquelle ils s’enroulèrent (équilibre des deux forces contraires,
agissant symétriquement par rapport à l’« Axe du Monde »). Il faut remarquer aussi que le caducée (kêrukeion, insigne
des hérauts) est considéré comme l’attribut caractéristique de deux fonctions complémentaires de Mercure ou Hermès :
d’une part, celle d’interprète ou de messager des Dieux, et, d’autre part, celle de « psychopompe », conduisant les êtres
à travers leurs changements d’états, ou dans les passages d’un cycle d’existence à un autre ; ces deux fonctions
correspondent en effet respectivement aux deux sens descendant et ascendant des courants représentés par les deux
serpents.
10
Cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVII.
11
On sait que celui-ci était représenté, en fait, par l’oursin fossile.
12
Cette association a été signalée par Ananda K. Coomaraswamy dans son étude Angel and Titan (sur les
rapports des Dêvas et des Asuras). Ŕ Dans l’art chinois, la forme de la spirale apparaît notamment dans la figuration du
« double chaos » des eaux supérieures et inférieures (c’est-à-dire des possibilités informelles et formelles), souvent en
rapport avec le symbolisme du Dragon (voir Les États multiples de l’être, ch. XII).
13
Le cygne rappelle d’ailleurs le serpent par la forme de son cou ; il est donc, à certains égards, comme une
combinaison des deux symboles de l’oiseau et du serpent, qui apparaissent souvent comme opposés ou comme
complémentaires.
14
On sait d’autre part, en ce qui concerne les autres traditions, que le symbolisme du cygne était lié notamment
à celui de l’Apollon hyperboréen.

25
souvent, et en particulier dans les figurations étrusques, que la double spirale est
surmontée d’un oiseau ; celui-ci est évidemment le même que Hamsa, le cygne qui
couve le Brahmânda sur les Eaux primordiales, et qui s’identifie d’ailleurs à
l’« esprit » ou « souffle divin » (car Hamsa est aussi le « souffle ») qui, suivant le
début de la Genèse hébraïque, « était porté sur la face des Eaux ». Ce qui n’est pas
moins remarquable encore, c’est que, chez les Grecs, de l’œuf de Léda, engendré par
Zeus sous la forme d’un cygne, sortent les Dioscures, Castor et Pollux, qui sont en
correspondance symbolique avec les deux hémisphères, donc avec les deux spirales
que nous envisageons présentement, et qui, par conséquent, représentent leur
différenciation dans cet « œuf de cygne », c’est-à-dire en somme la division de
l’« Œuf du Monde » en ses deux moitiés supérieure et inférieure15. Nous ne pouvons
d’ailleurs songer à nous étendre ici davantage sur le symbolisme des Dioscures, qui à
vrai dire est fort complexe, comme celui de tous les couples similaires formés d’un
mortel et d’un immortel, souvent représentés l’un blanc et l’autre noir16, comme les
deux hémisphères dont l’un est éclairé tandis que l’autre est dans l’obscurité. Nous
dirons seulement que ce symbolisme, au fond, tient d’assez près à celui des Dêvas et
des Asuras17, dont l’opposition est également en rapport avec la double signification
du serpent, suivant qu’il se meut dans une direction ascendante ou descendante autour
d’un axe vertical, ou encore en se déroulant ou s’enroulant sur lui-même, comme
dans la figure de la double spirale18.
Dans les symboles antiques, cette double spirale est parfois remplacée par deux
ensembles de cercles concentriques, tracés autour de deux points qui représentent
encore les pôles : ce sont, tout au moins dans une de leurs significations les plus
générales, les cercles célestes et infernaux, dont les seconds sont comme un reflet
inversé des premiers 19 , et auxquels correspondent précisément les Dêvas et les
Asuras. En d’autres termes, ce sont les états supérieurs et inférieurs par rapport à
l’état humain, ou encore les cycles conséquents et antécédents par rapport au cycle
actuel (ce qui n’est en somme qu’une autre façon d’exprimer la même chose, en y
faisant intervenir un symbolisme « successif ») ; et ceci corrobore aussi la
signification du yin-yang envisagé comme projection plane de l’hélice représentative
des états multiples de l’Existence universelle20. Les deux symboles sont équivalents,
et l’un peut être considéré comme une simple modification de l’autre ; mais la double
spirale indique en outre la continuité entre les cycles ; on pourrait dire aussi qu’elle

15
Pour préciser cette signification, les Dioscures sont figurés avec des coiffures de forme hémisphérique.
16
C’est notamment la signification des noms d’Arjuna et de Krishna, qui représentent respectivement jîvâtmâ
et Paramâtmâ, ou le « moi » et le « Soi », l’individualité et la personnalité, et qui, comme tels, peuvent être mis en
rapport l’un avec la Terre et l’autre avec le Ciel.
17
On pourra rapprocher ceci de ce que nous avons indiqué dans une note précédente à propos de
l’enchaînement des cycles.
18
Cf. l’étude de Ananda K. Coomaraswamy déjà citée plus haut. Ŕ Dans le symbolisme bien connu du
« barattement de la mer », les Dêvas et les Asuras tirent en sens contraires le serpent enroulé autour de la montagne qui
représente l’« Axe du Monde ».
19
Nous avons déjà signalé ce rapport dans L’Ésotérisme de Dante.
20
Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXII.

26
représente les choses sous un aspect « dynamique », tandis que les cercles
concentriques les représentent sous un aspect plutôt « statique »21.
En parlant ici d’aspect « dynamique », nous pensons naturellement encore à
l’action de la double force cosmique, et plus spécialement dans son rapport avec les
phases inverses et complémentaires de toute manifestation, phases qui sont dues,
suivant la tradition extrême-orientale, à la prédominance alternante du yin et du
yang : « évolution » ou développement, déroulement 22 , et « involution » ou
enveloppement, enroulement, ou encore « catabase » ou marche descendante et
« anabase » ou marche ascendante, sortie dans le manifesté et rentrée dans le non-
manifesté23. La double « spiration » (et l’on remarquera la parenté très significative
qui existe entre la désignation même de la spirale et celle du spiritus ou « souffle »
dont nous parlions plus haut en connexion avec Hamsa), c’est l’« expir » et
l’« aspir » universels, par lesquels sont produites, suivant le langage taoïste, les
« condensations » et les « dissipations » résultant de l’action alternée des deux
principes yin et yang, ou, suivant la terminologie hermétique, les « coagulations » et
les « solutions » : pour les êtres individuels, ce sont les naissances et les morts, ce
qu’Aristote appelle genesis et phthora, « génération » et « corruption » ; pour les
mondes, c’est ce que la tradition hindoue désigne comme les jours et les nuits de
Brahmâ, comme le Kalpa et le Pralaya ; et, à tous les degrés, dans l’ordre
« macrocosmique » comme dans l’ordre « microcosmique », des phases
correspondantes se retrouvent dans tout cycle d’existence, car elles sont l’expression
même de la loi qui régit tout l’ensemble de la manifestation universelle.

21
Bien entendu, cela n’empêche pas le cercle de représenter par lui-même un aspect « dynamique »
relativement au carré, ainsi que nous l’avons dit plus haut ; la considération des deux points de vue « dynamique » et
« statique » implique toujours, par leur corrélation même, une question de rapports. Ŕ Si, au lieu d’envisager l’ensemble
de la manifestation universelle, on se bornait à un monde, c’est-à-dire à l’état correspondant au plan de la figure
supposé horizontal, les deux moitiés de celle-ci représenteraient respectivement, dans tous les cas, le reflet des états
supérieurs et la trace des états inférieurs dans ce monde, comme nous l’avons déjà indiqué précédemment à propos du
yin-yang.
22
Bien entendu, nous ne prenons le mot « évolution » que dans son sens strictement étymologique, qui n’a rien
de commun avec l’emploi qui en est fait dans les théories « progressistes » modernes.
23
Il est au moins curieux que Léon Daudet ait pris le symbole de la double spirale pour « schéma de
l’ambiance » (Courriers des Pays-Bas : voir la figure dans Les Horreurs de la Guerre, et les considérations sur
l’« ambiance » dans Melancholia) : il envisage l’un des deux pôles comme « point de départ » et l’autre comme « point
d’arrivée », de sorte que le parcours de la spirale doit être regardé comme centrifuge d’un côté et comme centripète de
l’autre, ce qui correspond bien aux deux phases « évolutive » et « involutive » ; et ce qu’il appelle « ambiance » n’est
pas autre chose au fond que la « lumière astrale » de Paracelse, qui comporte précisément l’ensemble des deux courants
inverses de la force cosmique que nous considérons ici.

27
CHAPITRE VI
Ŕ
Solve et coagula

Puisque nous venons de faire allusion à la « coagulation » et à la « solution »


hermétiques, et bien que nous en ayons déjà parlé quelque peu en diverses occasions,
il ne sera peut-être pas inutile de préciser encore, à ce sujet, certaines notions qui ont
un rapport assez direct avec ce que nous avons exposé jusqu’ici. En effet, la formule
solve et coagula est regardée comme contenant d’une certaine façon tout le secret du
« Grand Œuvre », en tant que celui-ci reproduit le processus de la manifestation
universelle, avec ces deux phases inverses que nous avons indiquées tout à l’heure.
Le terme solve est parfois représenté par un signe qui montre le Ciel, et le terme
coagula par un signe qui montre la Terre1 ; c’est dire qu’ils s’assimilent aux actions
du courant ascendant et du courant descendant de la force cosmique, ou, en d’autres
termes, aux actions respectives du yang et du yin. Toute force d’expansion est yang,
et toute force de contraction est yin ; les « condensations », qui donnent naissance aux
composés individuels, procèdent donc des influences terrestres, et les
« dissipations », qui ramènent les éléments de ces composés à leurs principes
originels, procèdent des influences célestes ; ce sont là, si l’on veut, les effets des
attractions respectives du Ciel et de la Terre ; et c’est ainsi que « les dix mille êtres
sont modifiés par yin et yang » depuis leur apparition dans le monde manifesté
jusqu’à leur retour au non-manifesté.
Il faut d’ailleurs bien prendre garde que l’ordre des deux termes dépend du
point de vue auquel on se place, car, en réalité, les deux phases complémentaires
auxquelles ils correspondent sont à la fois alternantes et simultanées, et l’ordre dans
lequel elles se présentent dépend en quelque sorte de l’état qu’on prend pour point de
départ. Si l’on part de l’état de non-manifestation pour passer au manifesté (ce qui est
le point de vue qu’on peut dire proprement « cosmogonique ») 2 , c’est la
« condensation » ou la « coagulation » qui se présentera naturellement en premier
lieu ; la « dissipation » ou la « solution » viendra ensuite, comme mouvement de
retour vers le non-manifesté, ou tout au moins vers ce qui, à un niveau quelconque, y

1
Nous faisons ici allusion notamment au symbolisme des signes du 18 e degré de la Maçonnerie écossaise, et
aussi à celui du rite du « calumet » chez les Indiens de l’Amérique du Nord, qui comporte trois mouvements successifs
se rapportant respectivement au Ciel, à la Terre et à l’Homme, et pouvant se traduire par « solution », « coagulation » et
« assimilation ».
2
L’ordre de succession des deux phases à ce point de vue montre d’ailleurs encore pourquoi le yin est ici avant
le yang.

28
correspond en un sens relatif 3 . Si au contraire on partait d’un état donné de
manifestation, on devrait envisager tout d’abord une tendance aboutissant à la
« solution » de ce qui se trouve dans cet état ; et alors une phase ultérieure de
« coagulation » serait le retour à un autre état de manifestation ; il faut d’ailleurs
ajouter que cette « solution » et cette « coagulation », par rapport à l’état antécédent
et à l’état conséquent respectivement, peuvent être parfaitement simultanées en
réalité4.
D’autre part, et ceci est encore plus important, les choses se présentent en sens
inverse suivant qu’on les envisage au point de vue du Principe ou au contraire,
comme nous venons de le faire, au point de vue de la manifestation, de telle sorte
que, pourrait-on dire, ce qui est yin d’un côté est yang de l’autre et inversement, bien
que d’ailleurs ce ne soit que par une façon de parler assez impropre qu’on peut
rapporter au Principe même une dualité comme celle du yin et du yang. En effet,
comme nous l’avons déjà indiqué ailleurs 5 , c’est l’« expir » ou le mouvement
d’expansion principielle qui détermine la « coagulation » du manifesté, et l’« aspir »
ou le mouvement de contraction principielle qui détermine sa « solution » ; et il en
serait exactement de même si, au lieu d’employer le symbolisme des deux phases de
la respiration, on employait celui du double mouvement du cœur.
On peut du reste éviter l’impropriété de langage que nous signalions à l’instant
au moyen d’une remarque assez simple : le Ciel, en tant que pôle « positif » de la
manifestation, représente d’une façon directe le Principe par rapport à celle-ci6, tandis
que la Terre, en tant que pôle « négatif », ne peut en présenter qu’une image inversée.
La « perspective » de la manifestation rapportera donc assez naturellement au
Principe même ce qui appartient réellement au Ciel, et c’est ainsi que le
« mouvement » du Ciel (mouvement au sens purement symbolique, bien entendu,
puisqu’il n’y a là rien de spatial) sera attribué d’une certaine façon au Principe, bien
que celui-ci soit nécessairement immuable. Ce qui est plus exact au fond, c’est de
parler, comme nous le faisions un peu plus haut, des attractions respectives du Ciel et
de la Terre, s’exerçant en sens inverse l’une de l’autre : toute attraction produit un
mouvement centripète, donc une « condensation », à laquelle correspondra, au pôle
opposé, une « dissipation » déterminée par un mouvement centrifuge, de façon à
rétablir ou plutôt à maintenir l’équilibre total 7 . Il résulte de là que ce qui est
« condensation » sous le rapport de la substance est au contraire une « dissipation »
sous le rapport de l’essence, et que, inversement, ce qui est « dissipation » sous le
rapport de la substance est une « condensation » sous le rapport de l’essence ; par

3
Ceci trouve de nombreuses applications dans le domaine des sciences traditionnelles ; une des plus inférieures
parmi ces applications est celle qui se rapporte à l’« appel » et au « renvoi » des « influences errantes » au début et à la
fin d’une opération magique.
4
C’est la « mort » à un état et la « naissance » à un autre état, considérées comme les deux faces opposées et
inséparables d’une même modification de l’être (voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXII, et Aperçus sur l’Initiation,
ch. XXVI).
5
Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVII.
6
C’est pourquoi Tai-ki, bien qu’étant supérieur au Ciel aussi bien qu’à la Terre et antérieur à leur distinction,
apparaît cependant pour nous comme le « faîte du Ciel ».
7
On pourra rapprocher ceci des considérations que nous avons exposées dans Les Principes du Calcul
infinitésimal, ch. XVII.

29
suite, toute « transmutation », au sens hermétique de ce terme, consistera proprement
à « dissoudre » ce qui était « coagulé » et, simultanément, à « coaguler » ce qui était
« dissous », ces deux opérations apparemment inverses n’étant en réalité que les deux
aspects complémentaires d’une seule et même opération.
C’est pourquoi les alchimistes disent fréquemment que « la dissolution du
corps est la fixation de l’esprit » et inversement, esprit et corps n’étant en somme pas
autre chose que l’aspect « essentiel » et l’aspect « substantiel » de l’être ; ceci peut
s’entendre de l’alternance des « vies » et des « morts », au sens le plus général de ces
mots, puisque c’est là ce qui correspond proprement aux « condensations » et aux
« dissipations » de la tradition taoïste8, de sorte que, pourrait-on dire, l’état qui est vie
pour le corps est mort pour l’esprit et inversement ; et c’est pourquoi « volatiliser (ou
dissoudre) le fixe et fixer (ou coaguler) le volatil » ou « spiritualiser le corps et
corporifier l’esprit »9, est dit encore « tirer le vif du mort et le mort du vif », ce qui est
aussi, par ailleurs, une expression qorânique10. La « transmutation » implique donc, à
un degré ou à un autre11, une sorte de renversement des rapports ordinaires (nous
voulons dire tels qu’ils sont envisagés au point de vue de l’homme ordinaire),
renversement qui est d’ailleurs plutôt, en réalité, un rétablissement des rapports
normaux ; nous nous bornerons à signaler ici que la considération d’un tel
« retournement » est particulièrement importante au point de vue de la réalisation
initiatique, sans pouvoir y insister davantage, car il faudrait pour cela des
développements qui ne sauraient rentrer dans le cadre de la présente étude12.
D’autre part, cette double opération de « coagulation » et de « solution »
correspond très exactement à ce que la tradition chrétienne désigne comme le
« pouvoir des clefs » ; en effet, ce pouvoir est double aussi, puisqu’il comporte à la
fois le pouvoir de « lier » et celui de « délier » ; or « lier » est évidemment la même
chose que « coaguler », et « délier » la même chose que « dissoudre » 13 ; et la
comparaison de différents symboles traditionnels confirme encore cette
correspondance d’une façon aussi nette que possible. On sait que la figuration la plus
habituelle du pouvoir dont il s’agit est celle de deux clefs, l’une d’or et l’autre
d’argent, qui se rapportent respectivement à l’autorité spirituelle et au pouvoir
temporel, ou à la fonction sacerdotale et à la fonction royale, et aussi, au point de vue
initiatique, aux « grands mystères » et aux « petits mystères » (et c’est à ce dernier

8
Suivant les commentateurs du Tao-te-king, cette alternance des états de vie et de mort est « le va-et-vient de
la navette sur le métier à tisser cosmique » ; cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XIV, où nous avons également rapporté
les autres comparaisons des mêmes commentateurs avec la respiration et avec la révolution lunaire.
9
On dit aussi dans le même sens « rendre le manifeste occulte et l’occulte manifeste ».
10
Qorân, VI, 95 ; sur l’alternance des vies et des morts et le retour final au Principe, cf. II, 28.
11
Pour comprendre les raisons de cette restriction, on n’aura qu’à se reporter à ce que nous avons expliqué
dans nos Aperçus sur l’Initiation, ch. XLII.
12
Au degré le plus élevé, ce « retournement » est en étroit rapport avec ce que le symbolisme kabbalistique
désigne comme le « déplacement des lumières », et aussi avec cette parole que la tradition islamique met dans la bouche
des awliyâ : « Nos corps sont nos esprits, et nos esprits sont nos corps » (ajsâmnâ arwâhnâ, wa arwâhnâ ajsâmnâ). Ŕ
D’autre part, en vertu de ce même « retournement », on peut dire que, dans l’ordre spirituel, c’est l’« intérieur » qui
enveloppe l’« extérieur », ce qui achève de justifier ce que nous avons dit précédemment au sujet des rapports du Ciel et
de la Terre.
13
On dit d’ailleurs en latin potestas ligandi et solvendi ; la « ligature », au sens littéral, se retrouve dans l’usage
magique des nœuds, qui a pour contrepartie celui des pointes en ce qui concerne la « dissolution ».

30
égard qu’elles étaient, chez les anciens Romains, un des attributs de Janus) 14 ;
alchimiquement, elles se réfèrent à des opérations analogues effectuées à deux degrés
différents, et qui constituent respectivement l’« œuvre au blanc », correspondant aux
« petits mystères », et l’« œuvre au rouge », correspondant aux « grands mystères » ;
ces deux clefs, qui sont, suivant le langage de Dante, celle du « Paradis céleste » et
celle du « Paradis terrestre », sont croisées de façon à rappeler la forme du swastika.
En pareil cas, chacune des deux clefs doit être considérée comme ayant, dans l’ordre
auquel elle se rapporte, le double pouvoir d’« ouvrir » et de « fermer », ou de « lier »
et de « délier »15 ; mais il existe aussi une autre figuration plus complète, où, pour
chacun des deux ordres, les deux pouvoirs inverses sont représentés distinctement par
deux clefs opposées l’une à l’autre. Cette figuration est celle du swastika dit
« clavigère », précisément parce que chacune de ses quatre branches est formée d’une
clef (fig. 12)16 ; on a ainsi deux clefs opposées suivant un axe vertical et deux autres
suivant un axe horizontal17 ; par rapport au cycle annuel, dont on connaît l’étroite
relation avec le symbolisme de Janus, le premier de ces deux axes est un axe
solsticial et le second un axe équinoxial18 ; ici, l’axe vertical ou solsticial se rapporte
à la fonction sacerdotale, et l’axe horizontal ou équinoxial à la fonction royale19.

14
Voir Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. V et VIII, et aussi, sur la relation des « grands mystères » et
des « petits mystères » avec l’« initiation sacerdotale » et l’« initiation royale » respectivement, Aperçus sur l’Initiation,
ch. XXXIX et XL.
15
On peut dire cependant, en un certain sens, que le pouvoir de « lier » prévaut dans la clef qui correspond au
temporel, et celui de « délier » dans la clef qui correspond au spirituel, car le temporel et le spirituel sont yin et yang
l’un par rapport à l’autre ; cela pourrait d’ailleurs se justifier, même extérieurement, en parlant de « contrainte » dans le
premier domaine et de « liberté » dans le second.
16
Il existe diverses variantes de cette figure ; la forme que nous reproduisons ici se trouve notamment, à côté
du swastika ordinaire, sur un vase étrusque du Musée du Louvre. Ŕ Voir une figuration chrétienne similaire au swastika
clavigère dans l’introduction de Mgr Devoucoux à l’Histoire de l’antique cité d’Autun du chanoine Edme Thomas, p.
XLVI.
17
Il faudrait, en toute rigueur, dire un axe relativement vertical et un axe relativement horizontal l’un par
rapport à l’autre, le swastika lui-même devant être regardé comme tracé dans un plan horizontal (voir Le Symbolisme de
la Croix, ch. X). Ŕ La clef est un symbole essentiellement « axial », de même que le bâton ou le sceptre, qui, dans
certaines figurations de Janus, remplace celle des deux clefs qui correspond au pouvoir temporel ou aux « petits
mystères ».
18
Dans les figurations les plus habituelles de Janus (Janus Bifrons), les deux visages, entre autres
significations, correspondent aux deux solstices ; mais il existe aussi, quoique plus rarement, des figurations de Janus à
quatre visages (Janus Quadrifrons), correspondant aux deux solstices et aux deux équinoxes, et présentant une assez
singulière ressemblance avec le Brahmâ Chaturmukha de la tradition hindoue.
19
Notons en passant qu’on pourrait tirer de là certaines conséquences en ce qui concerne la signification de la
prédominance attribuée aux solstices dans certaines formes traditionnelles et aux équinoxes dans certaines autres,
notamment pour la fixation du début de l’année ; nous dirons seulement que le point de vue solsticial a en tout cas un
caractère plus « primordial » que le point de vue équinoxial.

31
Fig. 12

Le rapport de ce symbole avec celui de la double spirale est établi par


l’existence d’une autre forme du swastika, qui est une forme à branches courbes,
ayant l’apparence de deux S croisés ; la double spirale peut naturellement s’identifier,
soit à la partie verticale de ce swastika, soit à sa partie horizontale. Il est vrai que la
double spirale est le plus souvent placée horizontalement afin de mettre en évidence
le caractère complémentaire et en quelque sorte symétrique des deux courants de la
force cosmique20 ; mais, d’autre part, la courbe qui en est l’équivalent dans le yin-
yang est au contraire, en général, placée verticalement ; on pourra donc, suivant les
cas, envisager de préférence l’une ou l’autre de ces deux positions, qui se trouvent
réunies dans la figure du swastika à branches courbes, et qui correspondent alors
respectivement aux deux domaines dans lesquels s’exerce le « pouvoir des clefs »21.
À ce même « pouvoir des clefs » correspond aussi, dans les traditions hindoue
et thibétaine, le double pouvoir du vajra22 ; ce symbole est, comme on le sait, celui de
la foudre 23 , et ses deux extrémités, formées de pointes en forme de flamme,
correspondent aux deux aspects opposés du pouvoir représenté par la foudre :
génération et destruction, vie et mort 24 . Si l’on rapporte le vajra à l’« Axe du

20
Cette symétrie est particulièrement manifeste aussi dans le cas des deux serpents du caducée.
21
La médecine, relevant chez les anciens de l’« art sacerdotal », correspond par là à une position verticale de la
double spirale, en tant qu’elle met en action, comme nous l’avons indiqué plus haut, les forces respectives du yang et du
yin. Cette double spirale verticale est représentée par le serpent enroulé en S autour du bâton d’Esculape, et qui
d’ailleurs, dans ce cas, est figuré seul pour exprimer que la médecine ne met en œuvre que l’aspect « bénéfique » de la
force cosmique. Ŕ Il est à remarquer que le terme de « spagyrie », qui désigne la médecine hermétique, exprime
formellement, par sa composition, la double opération de « solution » et de « coagulation » ; l’exercice de la médecine
traditionnelle est donc proprement, dans un ordre particulier, une application du « pouvoir des clefs ».
22
Vajra est le mot sanscrit ; la forme thibétaine est dorje.
23
Il est à la fois « foudre » et « diamant », par une double acception du même mot, et, dans l’une et l’autre de
ces deux significations, il est encore un symbole « axial ».
24
C’est ce que figurent aussi certaines armes à double tranchant, notamment, dans le symbolisme de la Grèce
archaïque, la double hache, dont la signification peut d’ailleurs être rapprochée de celle du caducée. Ŕ D’autre part, la
foudre était représentée dans la tradition scandinave par le marteau de Thor, auquel on peut assimiler le maillet du
Maître dans le symbolisme maçonnique ; celui-ci est donc encore un équivalent du vajra, et, comme lui, il a le double
pouvoir de donner la vie et la mort, ainsi que le montre son rôle dans la consécration initiatique d’une part et dans la
légende d’Hiram d’autre part.

32
Monde », ces deux extrémités correspondent aux deux pôles, ainsi qu’aux solstices25 ;
il doit donc être placé verticalement, ce qui s’accorde d’ailleurs avec son caractère de
symbole masculin 26 , ainsi qu’avec le fait qu’il est essentiellement un attribut
sacerdotal27. Tenu ainsi dans la position verticale, le vajra représente la « Voie du
Milieu » (qui est aussi, comme on le verra plus loin, la « Voie du Ciel ») ; mais il
peut être incliné d’un côté ou de l’autre, et alors ces deux positions correspondent aux
deux « voies » tantriques de droite et de gauche (dakshina-mârga et vâma-mârga),
cette droite et cette gauche pouvant d’ailleurs être mises en relation avec les points
équinoxiaux, de même que le haut et le bas le sont avec les points solsticiaux 28. Il y
aurait évidemment beaucoup à dire sur tout cela, mais, pour ne pas trop nous écarter
de notre sujet, nous nous contenterons ici de ces quelques indications ; et nous
conclurons là-dessus en disant que le pouvoir du vajra, ou le « pouvoir des clefs » qui
lui est identique au fond, impliquant le maniement et la mise en œuvre des forces
cosmiques sous leur double aspect de yin et de yang, n’est en définitive rien d’autre
que le pouvoir même de commander à la vie et à la mort29.

25
Ceux-ci s’assimilent en effet, dans la correspondance spatiale du cycle annuel, au Nord (hiver) et au Sud
(été), tandis que les deux équinoxes s’assimilent à l’Est (printemps) et à l’Ouest (automne) ; ces relations ont
notamment une grande importance, au point de vue rituel, dans la tradition extrême-orientale.
26
Son complémentaire féminin est, dans la tradition hindoue, la conque (shankha), et, dans la tradition
thibétaine, la clochette rituelle (dilbu), sur laquelle se voit souvent une figure féminine qui est celle de la Prâjnâ-
pâramitâ ou « Sagesse transcendante » dont elle est le symbole, tandis que le vajra est celui de la « Méthode » ou de la
« Voie ».
27
Les Lamas tiennent le vajra de la main droite et la clochette de la main gauche ; ces deux objets rituels ne
doivent jamais être séparés.
28
On trouve parfois, dans le symbolisme thibétain, une figure formée de deux vajras croisés, qui est
évidemment un équivalent du swastika ; les quatre pointes correspondent alors exactement aux quatre clefs du swastika
clavigère.
29
Dans d’anciens manuscrits provenant de la Maçonnerie opérative, il est question, sans autre explication,
d’une certaine faculty of abrac ; ce mot énigmatique abrac, qui a donné lieu à diverses interprétations plus ou moins
fantaisistes, et qui est en tout cas un mot manifestement déformé, paraît bien devoir signifier en réalité la foudre ou
l’éclair (en hébreu ha-baraq, en arabe el-barq), de sorte que, là encore, il s’agirait proprement du pouvoir du vajra. On
peut facilement comprendre, par tout cela, en vertu de quel symbolisme le pouvoir de provoquer des orages a été
souvent regardé, chez les peuples les plus divers, comme une sorte de conséquence de l’initiation.

33
CHAPITRE VII
Ŕ
Questions d’orientation

À l’époque primordiale, l’homme était, en lui-même, parfaitement équilibré


quant au complémentarisme du yin et du yang ; d’autre part, il était yin ou passif par
rapport au Principe seul, et yang ou actif par rapport au Cosmos ou à l’ensemble des
choses manifestées ; il se tournait donc naturellement vers le Nord, qui est yin 1 ,
comme vers son propre complémentaire. Au contraire, l’homme des époques
ultérieures, par suite de la dégénérescence spirituelle qui correspond à la marche
descendante du cycle, est devenu yin par rapport au Cosmos ; il doit donc se tourner
vers le Sud, qui est yang, pour en recevoir les influences du principe complémentaire
de celui qui est devenu prédominant en lui, et pour rétablir, dans la mesure du
possible, l’équilibre entre le yin et le yang. La première de ces deux orientations peut
être dite « polaire », tandis que la seconde est proprement « solaire » : dans le premier
cas, l’homme, regardant l’Étoile polaire ou le « faîte du Ciel », a l’Est à sa droite et
l’Ouest à sa gauche ; dans le second cas, regardant le Soleil au méridien, il a au
contraire l’Est à sa gauche et l’Ouest à sa droite ; et ceci donne l’explication d’une
particularité qui, dans la tradition extrême-orientale, peut paraître assez étrange à
ceux qui n’en connaissent pas la raison2.
En Chine, en effet, le côté auquel est généralement attribuée la prééminence est
la gauche ; nous disons généralement, car il n’en fut pas constamment ainsi dans tout
le cours de l’histoire. À l’époque de l’historien Sseu-ma-tsien, c’est-à-dire au IIe
siècle avant l’ère chrétienne, la droite semble l’avoir au contraire emporté sur la
gauche, tout au moins en ce qui concerne la hiérarchie des fonctions officielles3 ; il
semble qu’il y ait eu alors, sous ce rapport du moins, comme une sorte de tentative de
« retour aux origines », qui avait dû sans doute correspondre à un changement de
dynastie, car de tels changements dans l’ordre humain sont toujours mis
traditionnellement en correspondance avec certaines modifications de l’ordre
cosmique lui-même 4 . Mais, à une époque plus ancienne, quoique assurément fort
éloignée des temps primordiaux, c’est la gauche qui prédominait comme l’indique

1
C’est pourquoi, dans le symbolisme maçonnique, la Loge est censée n’avoir aucune fenêtre s’ouvrant du côté
du Nord, d’où ne vient jamais la lumière solaire, tandis qu’elle en a sur les trois autres côtés, qui correspondent aux trois
« stations » du Soleil.
2
Dans les cartes et les plans chinois, le Sud est placé en haut et le Nord en bas, l’Est à gauche et l’Ouest à
droite, ce qui est conforme à la seconde orientation ; cet usage n’est d’ailleurs pas aussi exceptionnel qu’on pourrait le
croire, car il existait aussi chez les anciens Romains et subsista même pendant une partie du moyen âge occidental.
3
Le « conseiller de droite » (iou-siang) avait alors un rôle plus important que le « conseiller de gauche » (tso-
siang).
4
La succession des dynasties, par exemple, correspond à une succession des éléments dans un certain ordre, les
éléments eux-mêmes étant en relation avec les saisons et avec les points cardinaux.

34
notamment ce passage de Lao-tseu : « Dans les affaires favorables (ou de bon
augure), on met au-dessus la gauche ; dans les affaires funestes, on met au-dessus la
droite »5. Il est dit aussi, vers la même époque : « L’humanité, c’est la droite ; la
Voie, c’est la gauche »6, ce qui implique manifestement une infériorité de la droite
par rapport à la gauche ; relativement l’une à l’autre, la gauche correspondait alors au
yang et la droite au yin.
Maintenant, que ceci soit bien une conséquence directe de l’orientation prise en
se tournant vers le Sud, c’est ce que prouve un traité attribué à Kouan-tseu, qui aurait
vécu au VIIe siècle avant l’ère chrétienne, et où il est dit : « Le printemps fait naître
(les êtres) à gauche, l’automne détruit à droite, l’été fait croître en avant, l’hiver met
en réserve en arrière. » Or, suivant la correspondance qui est partout admise entre les
saisons et les points cardinaux, le printemps correspond à l’Est et l’automne à
l’Ouest, l’été au Sud et l’hiver au Nord7 ; c’est donc bien ici le Sud qui est en avant et
le Nord en arrière, l’Est qui est à gauche et l’Ouest à droite8. Naturellement, quand on
prend au contraire l’orientation en se tournant vers le Nord, la correspondance de la
gauche et de la droite se trouve inversée, aussi bien que celle de l’avant et de
l’arrière ; mais, en définitive, le côté qui a la prééminence, que ce soit la gauche dans
un cas ou la droite dans l’autre, est toujours et invariablement le côté de l’Est. C’est
là ce qui importe essentiellement, car on voit par là que, au fond, la tradition extrême-
orientale est en parfait accord avec toutes les autres doctrines traditionnelles, dans
lesquelles l’Orient est toujours regardé effectivement comme le « côté lumineux »
(yang) et l’Occident comme le « côté obscur » (yin) l’un par rapport à l’autre ; le
changement dans les significations respectives de la droite et de la gauche, étant
conditionné par un changement d’orientation, est en somme parfaitement logique et
n’implique absolument aucune contradiction9.
Ces questions d’orientation sont d’ailleurs fort complexes, car non seulement il
faut toujours faire attention de n’y commettre aucune confusion entre des
correspondances différentes, mais il peut encore se faire que, dans une même
correspondance, la droite et la gauche l’emportent l’une et l’autre à des points de vue
différents. C’est ce qu’indique très nettement un texte comme celui-ci : « La Voie du
Ciel préfère la droite, le Soleil et la Lune se déplacent vers l’Occident ; la Voie de la

5
Tao-te-king, ch. XXXI.
6
Li-ki.
7
Cette correspondance, qui est strictement conforme à la nature des choses, est commune à toutes les
traditions ; il est donc incompréhensible que des modernes qui se sont occupés de symbolisme lui aient souvent
substitué d’autres correspondances fantaisistes et tout à fait injustifiables. Ainsi, pour en donner un seul exemple, le
tableau quaternaire placé à la fin du Livre de l’Apprenti d’Oswald Wirth fait bien correspondre l’été au Sud et l’hiver au
Nord, mais le printemps à l’Occident et l’automne à l’Orient ; et il s’y trouve encore d’autres correspondances,
notamment en ce qui concerne les âges de la vie humaine, qui sont brouillées d’une façon à peu près inextricable.
8
On peut également rapprocher de ceci ce texte du Yi-king : « Le Sage a le visage tourné vers le Sud et écoute
l’écho de ce qui est sous le Ciel (c’est-à-dire du Cosmos), il l’éclaire et le gouverne. »
9
Il peut d’ailleurs y avoir encore d’autres modes d’orientation que ceux que nous venons d’indiquer, entraînant
naturellement des adaptations différentes, mais qu’il est toujours facile de faire concorder entre elles : ainsi, dans l’Inde,
si le côté de la droite (dakshina) est le Sud, c’est que l’orientation est prise en regardant le Soleil à son lever, c’est-à-
dire en se tournant vers l’Orient ; mais, du reste, ce mode actuel d’orientation n’empêche aucunement de reconnaître la
primordialité de l’orientation « polaire », c’est-à-dire prise en se tournant vers le Nord, qui est désigné comme le point
le plus haut (uttara).

35
Terre préfère la gauche, le cours de l’eau coule vers l’Orient ; également on les
dispose en haut (c’est-à-dire que l’un et l’autre des deux côtés ont des titres à la
prééminence) » 10 . Ce passage est particulièrement intéressant, d’abord parce qu’il
affirme, quelles que soient d’ailleurs les raisons qu’il en donne et qui doivent plutôt
être prises comme de simples « illustrations » tirées des apparences sensibles, que la
prééminence de la droite est associée à la « Voie du Ciel » et celle de la gauche à la
« Voie de la Terre » ; or la première est nécessairement supérieure à la seconde, et,
peut-on dire, c’est parce que les hommes ont perdu de vue la « Voie du Ciel » qu’ils
en sont venus à se conformer à la « Voie de la Terre », ce qui marque bien la
différence entre l’époque primordiale et les époques ultérieures de dégénérescence
spirituelle. Ensuite, on peut voir là l’indication d’un rapport inverse entre le
mouvement du Ciel et le mouvement de la Terre 11 , ce qui est en rigoureuse
conformité avec la loi générale de l’analogie ; et il en est toujours ainsi lorsqu’on est
en présence de deux termes qui s’opposent de telle façon que l’un d’eux est comme
un reflet de l’autre, reflet qui est inversé comme l’image d’un objet dans un miroir
l’est par rapport à cet objet lui-même, de sorte que la droite de l’image correspond à
la gauche de l’objet et inversement12.
Nous ajouterons à ce propos une remarque qui, pour paraître assez simple en
elle-même, est pourtant loin d’être sans importance : c’est que, notamment lorsqu’il
s’agit de la droite et de la gauche, il faut toujours avoir le plus grand soin de préciser
par rapport à quoi elles sont envisagées ; ainsi, quand on parle de la droite et de la
gauche d’une figure symbolique, veut-on entendre réellement par là celles de cette
figure elle-même, ou bien celles d’un spectateur qui la regarde en se plaçant en face
d’elle ? Les deux cas peuvent se présenter en fait : lorsqu’on a affaire à une figure
humaine ou à celle de quelque autre être vivant, il n’y a guère de doute sur ce qu’il
convient d’appeler sa droite et sa gauche ; mais il n’en est plus de même pour un
autre objet quelconque, pour une figure géométrique par exemple, ou encore pour un
monument, et alors on prend le plus ordinairement la droite et la gauche en se plaçant
au point de vue du spectateur13 ; mais il n’en est pourtant pas forcément toujours
ainsi, et il peut arriver aussi qu’on attribue parfois une droite et une gauche à la figure
prise en elle-même, ce qui correspond à un point de vue naturellement inverse de

10
Tcheou-li.
11
Nous rappellerons encore que le « mouvement » n’est ici qu’une représentation purement symbolique.
12
Il en est d’ailleurs de même pour deux personnes placées l’une en face de l’autre, et c’est pourquoi il est dit :
« tu adoreras ta droite, où est la gauche de ton frère (le côté de son cœur) » (Phan-khoa-Tu cité par Matgioi, La Voie
rationnelle, ch. VII).
13
C’est ainsi que, dans la figure de l’« arbre séphirothique » de la Kabbale, la « colonne de droite » et la
« colonne de gauche » sont celles qu’on a respectivement à sa droite et à sa gauche en regardant la figure.

36
celui du spectateur14 ; faute de préciser ce qu’il en est dans chaque cas, on peut être
amené à commettre des erreurs assez graves à cet égard15.

Fig. 13 Fig. 14

Une autre question connexe de celle de l’orientation est celle du sens des
« circumambulations » rituelles dans les différentes formes traditionnelles ; il est
facile de se rendre compte que ce sens est déterminé en effet, soit par l’orientation
« polaire », soit par l’orientation « solaire », dans l’acception que nous avons donnée
plus haut à ces expressions. Si l’on considère les figures ci-contre16, le premier sens
est celui dans lequel, en regardant vers le Nord, on voit les étoiles tourner autour du
pôle (fig. 13) ; par contre, le second sens est celui dans lequel s’effectue le
mouvement apparent du Soleil pour un observateur regardant vers le Sud (fig. 14). La
circumambulation s’accomplit en ayant constamment le centre à sa gauche dans le
premier cas, et au contraire à sa droite dans le second (ce qui est appelé en sanscrit
pradakshinâ) ; ce dernier mode est celui qui est en usage, en particulier, dans les
traditions hindoue et thibétaine, tandis que l’autre se rencontre notamment dans la
tradition islamique 17 . À cette différence de sens se rattache également le fait
d’avancer le pied droit ou le pied gauche le premier dans une marche rituelle : en
considérant encore les mêmes figures on peut voir facilement que le pied qui doit être

14
Par exemple, Plutarque rapporte que « les Égyptiens considèrent l’Orient comme le visage du monde, le
Nord comme en étant la droite, et le Midi la gauche » (Isis et Osiris, 32 ; traduction Mario Meunier, p. 112) ; en dépit
des apparences, ceci coïncide exactement avec la désignation hindoue du Midi comme le « côté de la droite », car il est
facile de se représenter le côté gauche du monde comme s’étendant vers la droite de celui qui le contemple et
inversement.
15
De là viennent par exemple, dans le symbolisme maçonnique, les divergences qui se sont produites au sujet
de la situation respective des deux colonnes placées à l’entrée du Temple de Jérusalem ; la question est pourtant assez
facile à résoudre en se reportant directement aux textes bibliques, à la condition de savoir que, en hébreu, la « droite »
signifie toujours le Sud et la « gauche » le Nord, ce qui implique que l’orientation est prise, comme dans l’Inde, en se
tournant vers l’Est. Ce même mode d’orientation est d’ailleurs également celui qui, en Occident, était pratiqué par les
constructeurs du moyen âge pour déterminer l’orientation des églises.
16
La croix tracée dans le cercle, et dont nous aurons à reparler plus loin, marque ici la direction des quatre
points cardinaux ; conformément à ce que nous avons expliqué, le Nord est placé en haut dans la première figure et le
Sud dans la seconde.
17
Il n’est peut-être pas sans intérêt de remarquer que le sens de ces circumambulations, allant respectivement
de droite à gauche (fig. 13) et de gauche à droite (fig. 14), correspond également à la direction de l’écriture dans les
langues sacrées de ces mêmes formes traditionnelles. Ŕ Dans la Maçonnerie, sous sa forme actuelle, le sens des
circumambulations est « solaire » mais il paraît avoir au contraire été tout d’abord « polaire » dans l’ancien rituel
opératif, selon lequel le « trône de Salomon » était d’ailleurs placé à l’Occident et non à l’Orient, afin de permettre à
son occupant de « contempler le Soleil à son lever ».

37
avancé le premier est forcément celui du côté opposé au côté qui est tourné vers le
centre de la circumambulation, c’est-à-dire le pied droit dans le premier cas (fig. 13)
et le pied gauche dans le second (fig. 14) ; et cet ordre de marche est généralement
observé, même lorsqu’il ne s’agit pas de circumambulations à proprement parler,
comme marquant en quelque façon la prédominance respective du point de vue
« polaire » ou du point de vue « solaire », soit dans une forme traditionnelle donnée,
soit même parfois pour des périodes différentes au cours de l’existence d’une même
tradition18.
Ainsi, toutes ces choses sont loin de se réduire à de simples détails plus ou
moins insignifiants, comme pourraient le croire ceux qui ne comprennent rien au
symbolisme ni aux rites ; elles sont au contraire liées à tout un ensemble de notions
qui ont une grande importance dans toutes les traditions, et l’on pourrait en donner
encore bien d’autres exemples. Il y aurait bien lieu aussi, à propos de l’orientation, de
traiter des questions comme celles de ses relations avec le parcours du cycle annuel 19
et avec le symbolisme des « portes zodiacales » ; on y retrouverait d’ailleurs
l’application du sens inverse, que nous signalions plus haut, dans les rapports entre
l’ordre « céleste » et l’ordre « terrestre » ; mais ces considérations constitueraient ici
une trop longue digression, et elles trouveront sans doute mieux leur place dans
d’autres études20.

18
L’interversion qui s’est produite au sujet de cet ordre de marche dans certains Rites maçonniques est
d’autant plus singulière qu’elle est en désaccord manifeste avec le sens des circumambulations ; les indications que
nous venons de donner fournissent évidemment la règle correcte à observer dans tous les cas.
19
On trouvera un exemple de la représentation de ce parcours par une circumambulation dans les
considérations relatives au Ming-tang que nous exposerons plus loin.
20
Sur le caractère qualitatif des directions de l’espace, qui est le principe même sur lequel repose l’importance
traditionnelle de l’orientation, et sur les relations qui existent entre les déterminations spatiales et temporelles, on pourra
aussi se reporter aux explications que nous avons données dans Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. IV
et V.

38
CHAPITRE VIII
Ŕ
Nombres célestes
et nombres terrestres

La dualité du yang et du yin se retrouve encore en ce qui concerne les


nombres : suivant le Yi-king, les nombres impairs correspondent au yang, c’est-à-dire
sont masculins ou actifs, et les nombres pairs correspondent au yin, c’est-à-dire sont
féminins ou passifs. Il n’y a d’ailleurs là rien qui soit particulier à la tradition
extrême-orientale, car cette correspondance est conforme à ce qu’enseignent toutes
les doctrines traditionnelles ; en Occident, elle est connue surtout par le
Pythagorisme, et peut-être même certains, s’imaginant qu’il s’agit là d’une
conception propre à celui-ci, seraient-ils fort étonnés d’apprendre qu’elle se retrouve
exactement la même jusqu’en Extrême-Orient, sans qu’il soit évidemment possible de
supposer en cela le moindre « emprunt » d’un côté ou de l’autre, et tout simplement
parce qu’il s’agit d’une vérité qui doit être pareillement reconnue partout où existe la
science traditionnelle des nombres.
Les nombres impairs, étant yang, peuvent être dits « célestes », et les nombres
pairs, étant yin, peuvent être dits « terrestres » ; mais, outre cette considération tout à
fait générale, il y a certains nombres qui sont attribués plus spécialement au Ciel et à
la Terre, et ceci demande d’autres explications. Tout d’abord, ce sont surtout les
premiers nombres impair et pair respectivement qui sont regardés comme les
nombres propres du Ciel et de la Terre, ou comme l’expression de leur nature même,
ce qui se comprend sans peine, car, en raison de la primauté qu’ils ont chacun dans
son ordre, tous les autres nombres en sont comme dérivés en quelque sorte et
n’occupent qu’un rang secondaire par rapport à eux dans leurs séries respectives ; ce
sont donc ceux-là qui, pourrait-on dire, représentent le yang et le yin au plus haut
degré, ou, ce qui revient au même, expriment le plus purement la nature céleste et la
nature terrestre. Maintenant, ce à quoi il faut faire attention, c’est qu’ici l’unité, étant
proprement le principe du nombre, n’est pas comptée elle-même comme un nombre ;
en réalité, ce qu’elle représente ne peut qu’être antérieur à la distinction du Ciel et de
la Terre, et nous avons déjà vu en effet qu’elle correspond au principe commun de
ceux-ci, Tai-ki, l’Être qui est identique à l’Unité métaphysique elle-même. Donc,
tandis que 2 est le premier nombre pair, c’est 3, et non pas 1, qui est considéré
comme le premier nombre impair ; par conséquent, 2 est le nombre de la Terre et 3 le
nombre du Ciel ; mais alors, 2 étant avant 3 dans la série des nombres, la Terre paraît
être avant le Ciel, de même que le yin apparaît avant le yang ; on retrouve ainsi dans
cette correspondance numérique une autre expression, équivalente au fond, du même
point de vue cosmologique dont nous avons parlé plus haut à propos du yin et du
yang.
39
Ce qui peut sembler plus difficilement explicable, c’est que d’autres nombres
sont encore attribués au Ciel et à la Terre, et que, pour ceux-là, il se produit, en
apparence tout au moins, une sorte d’interversion ; en effet, c’est alors 5, nombre
impair, qui est attribué à la Terre, et 6, nombre pair, qui est attribué au Ciel. Ici
encore, on a bien deux termes consécutifs de la série des nombres, le premier dans
l’ordre de cette série correspondant à la Terre et le second au Ciel ; mais, à part ce
caractère qui est commun aux deux couples numériques 2 et 3 d’une part, 5 et 6
d’autre part, comment peut-il se faire qu’un nombre impair ou yang soit rapporté à la
Terre et un nombre pair ou yin au Ciel ? On a parlé à ce propos, et en somme avec
raison, d’un échange « hiérogamique » entre les attributs des deux principes
complémentaires1 ; il ne s’agit d’ailleurs pas en cela d’un cas isolé ou exceptionnel, et
l’on peut en relever beaucoup d’autres exemples dans le symbolisme traditionnel2. À
vrai dire, il faudrait même généraliser davantage, car on ne peut parler proprement de
« hiérogamie » que lorsque les deux complémentaires sont expressément envisagés
comme masculin et féminin l’un par rapport à l’autre, ainsi qu’il en est effectivement
ici ; mais on trouve aussi quelque chose de semblable dans des cas où le
complémentarisme revêt des aspects différents de celui-là, et nous l’avons déjà
indiqué ailleurs en ce qui concerne le temps et l’espace et les symboles qui s’y
rapportent respectivement dans les traditions des peuples nomades et des peuples
sédentaires3. Il est évident que, dans ce cas où un terme temporel et un terme spatial
sont considérés comme complémentaires, on ne peut pas assimiler la relation qui
existe entre ces deux termes à celle du masculin et du féminin ; il n’en est pas moins
vrai, cependant, que ce complémentarisme, aussi bien que tout autre, se rattache
d’une certaine façon à celui du Ciel et de la Terre, car le temps est mis en
correspondance avec le Ciel par la notion des cycles, dont la base est essentiellement
astronomique, et l’espace avec la Terre en tant que, dans l’ordre des apparences
sensibles, la surface terrestre représente proprement l’étendue mesurable. Il ne
faudrait certes pas conclure de cette correspondance que tous les complémentarismes
peuvent se ramener à un type unique, et c’est pourquoi il serait erroné de parler de
« hiérogamie » dans un cas comme celui que nous venons de rappeler ; ce qu’il faut
dire, c’est seulement que tous les complémentarismes, de quelque type qu’ils soient,
ont également leur principe dans la première de toutes les dualités, qui est celle de
l’Essence et de la Substance universelles, ou, suivant le langage symbolique de la
tradition extrême-orientale, celle du Ciel et de la Terre.
Maintenant, ce dont il faut bien se rendre compte pour comprendre exactement
la signification différente des deux couples de nombres attribués au Ciel et à la Terre,

1
Marcel Granet, La Pensée chinoise, pp. 154-155 et 198-199. Ŕ Comme nous l’avons déjà signalé ailleurs (Le
Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. V), ce livre contient une multitude de renseignements fort
intéressants, et le chapitre consacré aux nombres y est particulièrement important ; il faut seulement avoir soin de ne le
consulter qu’au point de vue « documentaire » et de ne pas tenir compte des interprétations « sociologiques » de
l’auteur, interprétations qui renversent généralement les rapports réels des choses, car ce n’est pas l’ordre cosmique qui
a été conçu, comme il se l’imagine, sur le modèle des institutions sociales, mais ce sont bien au contraire celles-ci qui
ont été établies en correspondance avec l’ordre cosmique lui-même.
2
Nous trouverons un tel exemple plus loin, et encore dans la tradition extrême-orientale, au sujet de l’équerre
et du compas.
3
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXI.

40
c’est qu’un échange comme celui dont il vient d’être question ne peut se produire que
lorsque les deux termes complémentaires sont envisagés dans leur rapport entre eux,
ou plus spécialement comme unis l’un à l’autre s’il s’agit de « hiérogamie »
proprement dite, et non pas pris en eux-mêmes et chacun séparément de l’autre. Il
résulte de là que, tandis que 2 et 3 sont la Terre et le Ciel en eux-mêmes et dans leur
nature propre, 5 et 6 sont la Terre et le Ciel dans leur action et réaction réciproque,
donc au point de vue de la manifestation qui est le produit de cette action et de cette
réaction ; c’est ce qu’exprime d’ailleurs très nettement un texte tel que celui-ci : « 5
et 6, c’est l’union centrale (tchoung-ho, c’est-à-dire l’union en leur centre)4 du Ciel et
de la Terre » 5 . C’est ce qui apparaît mieux encore par la constitution même des
nombres 5 et 6, qui sont tous deux formés également de 2 et de 3, mais ceux-ci étant
unis entre eux de deux façons différentes, par addition pour le premier (2 + 3 = 5), et
par multiplication pour le second (2 × 3 = 6) ; c’est d’ailleurs pourquoi ces deux
nombres 5 et 6, naissant ainsi de l’union du pair et de l’impair, sont l’un et l’autre
regardés très généralement, dans le symbolisme des différentes traditions, comme
ayant un caractère essentiellement « conjonctif » 6 . Pour pousser l’explication plus
loin, il faut encore se demander pourquoi il y a addition dans un cas, celui de la Terre
envisagée dans son union avec le Ciel, et multiplication dans l’autre cas, celui du Ciel
envisagé inversement dans son union avec la Terre : c’est que, bien que chacun des
deux principes reçoive dans cette union l’influence de l’autre, qui se conjoint en
quelque façon à sa nature propre, ils la reçoivent cependant d’une manière différente.
Par action du Ciel sur la Terre, le nombre céleste 3 vient simplement s’ajouter au
nombre terrestre 2, parce que cette action, étant proprement « non-agissante », est ce
qu’on peut appeler une « action de présence » ; par la réaction de la Terre à l’égard
du Ciel, le nombre terrestre 2 multiplie le nombre céleste 3, parce que la potentialité
de la substance est la racine même de la multiplicité7.
On peut encore dire que, tandis que 2 et 3 expriment la nature même de la
Terre et du Ciel, 5 et 6 expriment seulement leur « mesure », ce qui revient à dire que
c’est bien au point de vue de la manifestation, et non plus en eux-mêmes, qu’ils sont
alors envisagés ; car, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs8, la notion même de la
mesure est en rapport direct avec la manifestation. Le Ciel et la Terre en eux-mêmes
ne sont aucunement mesurables, puisqu’ils n’appartiennent pas au domaine de la
manifestation ; ce pour quoi on peut parler de mesure, ce sont seulement les

4
On se rappellera ici ce que nous avons indiqué précédemment, que le Ciel et la Terre ne peuvent
effectivement s’unir que par le centre.
5
Tsien-Han-chou.
6
Pour les Pythagoriciens, 5 était le « nombre nuptial », en tant que somme du premier nombre pair ou féminin
et du premier nombre impair ou masculin ; quant au caractère « conjonctif » du nombre 6, il suffit de rappeler à cet
égard la signification de la lettre waw en hébreu et en arabe, ainsi que la figure du « sceau de Salomon » qui correspond
géométriquement à ce nombre. Ŕ Sur le symbolisme de ces nombres 5 et 6, voir aussi Le Symbolisme de la Croix, ch.
XXVIII.
7
De ce mode même de formation des deux nombres résulte naturellement l’échange du pair et de l’impair, car
la somme d’un nombre pair et d’un nombre impair est forcément impaire, tandis que le produit d’un nombre pair par un
nombre impair est forcément pair. Ŕ La somme de deux nombres ne peut être paire que si ces nombres sont tous deux
pairs ou tous deux impairs ; quant au produit, pour qu’il soit impair, il faut que ses deux facteurs soient l’un et l’autre
impairs.
8
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. III.

41
déterminations par lesquelles ils apparaissent aux regards des êtres manifestés9, et qui
sont ce qu’on peut appeler les influences célestes et les influences terrestres, se
traduisant par les actions respectives du yang et du yin. Pour comprendre d’une façon
plus précise comment s’applique cette notion de mesure, il faut revenir ici à la
considération des formes géométriques qui symbolisent les deux principes, et qui
sont, comme nous l’avons vu précédemment, le cercle pour le Ciel et le carré pour la
Terre10 : les formes rectilignes, dont le carré est le prototype, sont mesurées par 5 et
ses multiples, et, de même, les formes circulaires sont mesurées par 6 et ses
multiples. En parlant des multiples de ces deux nombres, nous avons principalement
en vue les premiers de ces multiples, c’est-à-dire le double de l’un et de l’autre, soit
respectivement 10 et 12 ; en effet, la mesure naturelle des lignes droites s’effectue par
une division décimale, et celle des lignes circulaires par une division duodécimale ; et
l’on peut voir en cela la raison pour laquelle ces deux nombres 10 et 12 sont pris
comme bases des principaux systèmes de numération, systèmes qui sont d’ailleurs
parfois employés concurremment, comme c’est précisément le cas en Chine, parce
qu’ils ont en réalité des applications différentes, de sorte que leur coexistence, dans
une même forme traditionnelle, n’a absolument rien d’arbitraire ni de superflu11.
Pour terminer ces remarques, nous signalerons encore l’importance donnée au
nombre 11, en tant qu’il est la somme de 5 et de 6, ce qui en fait le symbole de cette
« union centrale du Ciel et de la Terre » dont il a été question plus haut, et, par suite,
« le nombre par lequel se constitue dans sa perfection (tcheng)12 la Voie du Ciel et de
la Terre »13. Cette importance du nombre 11, ainsi que de ses multiples, est d’ailleurs
encore un point commun aux doctrines traditionnelles les plus diverses, ainsi que
nous l’avons déjà indiqué en une autre occasion14, bien que, pour des raisons qui
n’apparaissent pas très clairement, elle passe généralement inaperçue des modernes
qui prétendent étudier le symbolisme des nombres 15 . Ces considérations sur les

9
Il faut entendre ces « regards » à la fois dans l’ordre sensible et dans l’ordre intellectuel, suivant qu’il s’agit
des influences terrestres, qui sont « à l’extérieur », ou des influences célestes, qui sont « à l’intérieur », ainsi que nous
l’avons déjà expliqué plus haut.
10
C’est ici qu’apparaissent comme instruments de la mesure, au point de vue « céleste » et au point de vue
« terrestre » respectivement (c’est-à-dire sous le rapport des influences correspondantes), le compas et l’équerre dont
nous parlerons plus loin.
11
Il se produit d’ailleurs encore ici un nouvel échange, en ce que, dans certains cas, le nombre 10 est attribué
au Ciel et le nombre 12 à la Terre, comme pour marquer une fois de plus leur interdépendance par rapport à la
manifestation ou à l’ordre cosmique proprement dit, sous la double forme des relations spatiales et temporelles ; mais
nous n’insisterons pas davantage sur ce point, qui nous entraînerait trop loin de notre sujet. Nous signalerons seulement,
comme cas particulier de cet échange, que, dans la tradition chinoise, les jours sont comptés par périodes décimales et
les mois par périodes duodécimales ; or dix jours sont « dix soleils », et douze mois sont « douze lunes » ; les nombres
10 et 12 sont donc rapportés ainsi respectivement le premier au Soleil, qui est yang ou masculin, correspondant au Ciel,
au feu et au Sud, et le second à la Lune, qui est yin ou féminine, correspondant à la Terre, à l’eau et au Nord.
12
Ce terme tcheng est, dans le Yi-king, le dernier de la formule tétragrammatique de Wen-wang (voir Matgioi,
La Voie métaphysique, ch. V).
13
Tsien-Han-chou.
14
Voir L’Ésotérisme de Dante, ch. VII.
15
Dans les traditions hermétique et kabbalistique, 11 est la synthèse du « microcosme » et du « macrocosme »,
représentés respectivement par les nombres 5 et 6, qui correspondent aussi, dans une autre application connexe de celle-
là, à l’homme individuel et à l’« Homme Universel » (ou à l’homme terrestre et à l’Homme céleste, pourrait-on dire
encore pour relier ceci aux données de la tradition extrême-orientale). Ŕ Puisque nous avons parlé des nombres 10 et 12,
nous noterons encore l’importance qu’a, au point de vue kabbalistique, leur somme 22 (double ou premier multiple de
11), qui est, comme on le sait, le nombre des lettres de l’alphabet hébraïque.

42
nombres pourraient être développées presque indéfiniment ; mais, jusqu’ici, nous
n’avons encore envisagé que ce qui concerne le Ciel et la Terre, qui sont les deux
premiers termes de la Grande Triade, et il est temps de passer maintenant à la
considération du troisième terme de celle-ci, c’est-à-dire de l’Homme.

43
CHAPITRE IX
Ŕ
Le Fils du Ciel et de la Terre

« Le Ciel est son père, la Terre est sa mère » : telle est la formule initiatique,
toujours identique à elle-même dans les circonstances les plus diverses de temps et de
lieux 1 , qui détermine les rapports de l’Homme avec les deux autres termes de la
Grande Triade, en le définissant comme le « Fils du Ciel et de la Terre ». Il est
d’ailleurs manifeste déjà, par le fait même qu’il s’agit d’une formule proprement
initiatique, que l’être auquel elle s’applique dans la plénitude de son sens est
beaucoup moins l’homme ordinaire, tel qu’il est dans les conditions actuelles de notre
monde, que l’« homme véritable » dont l’initié est appelé à réaliser en lui-même
toutes les possibilités. Il convient cependant d’y insister un peu plus, car on pourrait
objecter à cela que, dès lors que la manifestation tout entière est et ne peut être que le
produit de l’union du Ciel et de la Terre, tout homme, et même tout être quel qu’il
soit, est également et par là même fils du Ciel et de la Terre, puisque sa nature
participe nécessairement de l’un et de l’autre ; et cela est vrai en un certain sens, car il
y a effectivement dans tout être une essence et une substance dans l’acception relative
de ces deux termes, un aspect yang et un aspect yin, un côté « en acte » et un côté
« en puissance », un « intérieur » et un « extérieur ». Pourtant, il y a des degrés à
observer dans cette participation, car, dans les êtres manifestés, les influences célestes
et terrestres peuvent évidemment se combiner de bien des façons et en bien des
proportions différentes, et c’est d’ailleurs ce qui fait leur diversité indéfinie ; ce que
tout être est d’une certaine manière et à un certain degré, c’est seulement l’Homme,
et par là nous entendons ici l’« homme véritable »2, qui, dans notre état d’existence,
l’est pleinement et « par excellence », et c’est lui seul qui a, parmi ses privilèges,
celui de pouvoir reconnaître effectivement le Ciel comme son « Véritable Ancêtre »3.
Ceci résulte, d’une façon directe et immédiate, de la situation proprement
« centrale » qu’occupe l’homme dans cet état d’existence qui est le sien 4 , ou du
moins, faudrait-il dire pour être plus exact, qu’il doit y occuper en principe et
normalement, car c’est ici qu’il y a lieu de marquer la différence de l’homme

1
On en retrouve même la trace jusque dans le rituel d’une organisation aussi complètement déviée vers
l’action extérieure que l’est le Carbonarisme ; ce sont d’ailleurs de tels vestiges, naturellement incompris en pareil cas,
qui témoignent de l’origine réellement initiatique d’organisations arrivées ainsi à un extrême degré de dégénérescence
(voir Aperçus sur l’Initiation, ch. XII).
2
Nous ne parlerons pas présentement de l’« homme transcendant », que nous nous réservons d’envisager plus
loin ; c’est pourquoi il ne peut être encore question ici que de notre état d’existence, et non de l’Existence universelle
dans son intégralité.
3
Cette expression de « Véritable Ancêtre » est une de celles qui se rencontrent parmi les désignations de la
Tien-ti-houei.
4
Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. II et XXVIII.

44
ordinaire et de l’« homme véritable ». Celui-ci, qui en effet doit seul, au point de vue
traditionnel, être considéré comme l’homme réellement normal, est appelé ainsi parce
qu’il possède vraiment la plénitude de la nature humaine, ayant développé en lui
l’intégralité des possibilités qui y sont impliquées ; les autres hommes n’ont en
somme, pourrait-on dire, qu’une potentialité humaine plus ou moins développée dans
quelques-uns de ses aspects (et surtout, d’une façon générale, dans l’aspect qui
correspond à la simple modalité corporelle de l’individualité), mais en tout cas fort
loin d’être entièrement « actualisée » ; ce caractère de potentialité, prédominant en
eux, les fait, en réalité, fils de la Terre beaucoup plus que du Ciel, et c’est lui aussi
qui les fait yin par rapport au Cosmos. Pour que l’homme soit véritablement le « Fils
du Ciel et de la Terre », il faut que, en lui, l’« acte » soit égal à la « puissance », ce
qui implique la réalisation intégrale de son humanité, c’est-à-dire la condition même
de l’« homme véritable » ; c’est pourquoi celui-ci est parfaitement équilibré sous le
rapport du yang et du yin, et pourquoi aussi, en même temps, la nature céleste ayant
nécessairement la prééminence sur la nature terrestre là où elles sont réalisées dans
une égale mesure, il est yang par rapport au Cosmos ; c’est ainsi seulement qu’il peut
remplir d’une façon effective le rôle « central » qui lui appartient en tant qu’homme,
mais à la condition d’être en effet homme dans la pleine acception de ce mot, et que,
à l’égard des autres êtres manifestés, « il est l’image du Véritable Ancêtre »5.
Maintenant, il importe de se souvenir que l’« homme véritable » est aussi
l’« homme primordial », c’est-à-dire que sa condition est celle qui était naturelle à
l’humanité à ses origines, et dont elle s’est éloignée peu à peu, au cours de son cycle
terrestre, pour en arriver jusqu’à l’état où est actuellement ce que nous avons appelé
l’homme ordinaire, et qui n’est proprement que l’homme déchu. Cette déchéance
spirituelle, qui entraîne en même temps un déséquilibre sous le rapport du yang et du
yin, peut être décrite comme un éloignement graduel du centre où se situait
l’« homme primordial » ; un être est d’autant moins yang et d’autant plus yin qu’il est
plus éloigné du centre, car, dans la même mesure précisément, l’« extérieur »
l’emporte en lui sur l’« intérieur » ; et c’est pourquoi, ainsi que nous le disions tout à
l’heure, il n’est plus guère alors qu’un « fils de la Terre », se distinguant de moins en
moins « en acte », sinon « en puissance », des êtres non humains qui appartiennent au
même degré d’existence. Ces êtres, au contraire, l’« homme primordial », au lieu de
se situer simplement parmi eux, les synthétisait tous dans son humanité pleinement
réalisée6 ; du fait même de son « intériorité », enveloppant tout son état d’existence
comme le Ciel enveloppe toute la manifestation (car c’est en réalité le centre qui
contient tout), il les comprenait en quelque sorte en lui-même comme des possibilités

5
Tao-te-king, ch. IV. Ŕ C’est l’homme « fait à l’image de Dieu », ou plus exactement d’Elohim, c’est-à-dire
des puissances célestes, et qui d’ailleurs ne peut être réellement tel que s’il est l’« Androgyne » constitué par le parfait
équilibre du yang et du yin. Suivant les paroles mêmes de la Genèse (I, 27) : « Elohim créa l’homme à Son image
(littéralement « Son ombre », c’est-à-dire Son reflet) ; à l’image d’Elohim Il le créa ; mâle et femelle Il les créa », ce qui
se traduit dans l’ésotérisme islamique par l’équivalence numérique de Adam wa Hawâ avec Allah (cf. Le Symbolisme de
la Croix, ch. III).
6
Le terme chinois Jen peut se traduire également, comme nous l’avons déjà indiqué, par l’« Homme » et par
l’« Humanité », celle-ci étant entendue avant tout comme la nature humaine, et non pas comme la simple collectivité
des hommes ; dans le cas de l’« homme véritable », « Homme » et « Humanité » sont pleinement équivalents, puisqu’il
a réalisé intégralement la nature humaine dans toutes ses possibilités.

45
particulières incluses dans sa propre nature 7 ; et c’est pourquoi l’Homme, comme
troisième terme de la Grande Triade, représente effectivement l’ensemble de tous les
êtres manifestés.
Le « lieu » où se situe cet « homme véritable », c’est le point central où
s’unissent effectivement les puissances du Ciel et de la Terre ; il est donc, par là
même, le produit direct et achevé de leur union ; et c’est encore pourquoi les autres
êtres, en tant que productions secondaires et partielles en quelque sorte, ne peuvent
que procéder de lui suivant une gradation indéfinie, déterminée par leur plus ou
moins grand éloignement de ce même point central. C’est en cela que, comme nous
l’indiquions tout d’abord, c’est de lui seul qu’on peut dire proprement et en toute
vérité qu’il est le « Fils du Ciel et de la Terre » ; il l’est « par excellence » et au degré
le plus éminent qui puisse être, tandis que les autres êtres ne le sont que par
participation, lui-même étant d’ailleurs nécessairement le moyen de cette
participation, puisque c’est dans sa nature seule que le Ciel et la Terre sont
immédiatement unis, sinon en eux-mêmes, du moins par leurs influences respectives
dans le domaine d’existence auquel appartient l’état humain8.
Comme nous l’avons expliqué ailleurs9, l’initiation, dans sa première partie,
celle qui concerne proprement les possibilités de l’état humain et qui constitue ce
qu’on appelle les « petits mystères », a précisément pour but la restauration de l’« état
primordial » ; en d’autres termes, par cette initiation, si elle est effectivement réalisée,
l’homme est ramené, de la condition « décentrée » qui est présentement la sienne, à la
situation centrale qui doit normalement lui appartenir, et rétabli dans toutes les
prérogatives inhérentes à cette situation centrale. L’« homme véritable » est donc
celui qui est parvenu effectivement au terme des « petits mystères », c’est-à-dire à la
perfection même de l’état humain ; par là, il est désormais établi définitivement dans
l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young), et il échappe dès lors aux vicissitudes de la
« roue cosmique », puisque le centre ne participe pas au mouvement de la roue, mais
est le point fixe et immuable autour duquel s’effectue ce mouvement10. Ainsi, sans
avoir encore atteint le degré suprême qui est le but final de l’initiation et le terme des
« grands mystères », l’« homme véritable », étant passé de la circonférence au centre,
de l’« extérieur » à l’« intérieur », remplit réellement, par rapport à ce monde qui est

7
C’est pourquoi, suivant le symbolisme de la Genèse (II, 19-20), Adam pouvait « nommer » véritablement
tous les êtres de ce monde, c’est-à-dire définir, au sens le plus complet de ce mot (impliquant détermination et
réalisation tout à la fois), la nature propre de chacun d’eux, qu’il connaissait immédiatement et intérieurement comme
une dépendance de sa nature même. Ŕ En cela comme en toutes choses, le Souverain, dans la tradition extrême-
orientale, doit jouer un rôle correspondant à celui de l’« homme primordial » : « Un prince sage donne aux choses les
noms qui leur conviennent, et chaque chose doit être traitée d’après la signification du nom qu’il lui donne » (Liun-yu,
ch. XIII).
8
Cette dernière restriction est nécessitée par la distinction qui doit être faite entre l’« homme véritable » et
l’« homme transcendant », ou entre l’homme individuel parfait comme tel et l’« Homme Universel ».
9
Voir notamment Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXIX.
10
Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVIII, et Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVI.

46
le sien11, la fonction du « moteur immobile », dont l’« action de présence » imite,
dans son domaine, l’activité « non-agissante » du Ciel12.

11
On pourrait dire qu’il n’appartient déjà plus à ce monde, mais que c’est au contraire ce monde qui lui
appartient.
12
Il est au moins curieux de voir, en Occident et au XVIII e siècle, Martines de Pasqually revendiquer pour lui-
même la qualité d’« homme véritable » ; que ce soit à tort ou à raison, on peut en tout cas se demander comment il avait
eu connaissance de ce terme spécifiquement taoïste, qui d’ailleurs semble bien être le seul qu’il ait jamais employé.

47
CHAPITRE X
Ŕ
L’homme et les trois mondes

Lorsqu’on compare entre eux différents ternaires traditionnels, s’il est


réellement possible de les faire correspondre terme à terme, il faut bien se garder d’en
conclure que les termes correspondants sont nécessairement identiques, et cela même
dans les cas où certains de ces termes portent des désignations similaires, car il peut
très bien se faire que ces désignations soient appliquées par transposition analogique
à des niveaux différents. Cette remarque s’impose notamment en ce qui concerne la
comparaison de la Grande Triade extrême-orientale avec le Tribhuvana hindou : les
« trois mondes » qui constituent ce dernier sont, comme on le sait, la Terre (Bhû),
l’Atmosphère (Bhuvas) et le Ciel (Swar) ; mais le Ciel et la Terre n’y sont point le
Tien et le Ti de la tradition extrême-orientale, qui correspondent toujours à Purusha
et à Prakriti de la tradition hindoue1. En effet, tandis que ceux-ci sont en dehors de la
manifestation, dont ils sont les principes immédiats, les « trois mondes » représentent
au contraire l’ensemble de la manifestation elle-même, divisée en ses trois degrés
fondamentaux, qui constituent respectivement le domaine de la manifestation
informelle, celui de la manifestation subtile, et celui de la manifestation grossière ou
corporelle.
Cela étant, il suffit, pour justifier l’emploi de termes qu’on est obligé, dans les
deux cas, de traduire par les mêmes mots « Ciel » et « Terre », de remarquer que la
manifestation informelle est évidemment celle où prédominent les influences
célestes ; et la manifestation grossière celle où prédominent les influences terrestres,
dans le sens que nous avons donné précédemment à ces expressions ; on peut dire
encore, ce qui revient au même, que la première se tient du côté de l’essence et la
seconde du côté de la substance, sans pourtant qu’il soit possible de les identifier en
aucune façon à l’Essence et à la Substance universelles elles-mêmes 2. Quant à la
manifestation subtile, qui constitue le « monde intermédiaire » (antariksha), elle est
bien en effet un moyen terme à cet égard, et elle procède des deux catégories
d’influences complémentaires dans des proportions telles qu’on ne peut dire que
l’une l’emporte nettement sur l’autre, du moins quant à l’ensemble, et bien que, dans

1
Cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XII et XIV.
2
Nous signalerons incidemment, à ce propos, que les caractères « paternel » et « maternel » eux-mêmes dont
nous avons parlé dans le chapitre précédent sont parfois transposés d’une façon similaire : lorsqu’il est question par
exemple des « Pères d’en haut » et des « Mères d’en bas », ainsi que cela se rencontre notamment dans certains traités
arabes, les « Pères » sont les Cieux envisagés distinctivement, c’est-à-dire les états informels ou spirituels dont un être
tel que l’individu humain tient son essence, et les « Mères » sont les éléments dont est constitué le « monde
sublunaire », c’est-à-dire le monde corporel qui est représenté par la Terre en tant qu’il fournit à ce même être sa
substance, ces termes d’« essence » et de « substance » étant naturellement pris ici en un sens relatif et particularisé.

48
sa très grande complexité, elle contienne des éléments qui peuvent tenir de plus près
au côté essentiel ou au côté substantiel de la manifestation, mais qui, en tout cas, n’en
sont pas moins toujours du côté de la substance par rapport à la manifestation
informelle, et au contraire du côté de l’essence par rapport à la manifestation
grossière.
Ce terme moyen du Tribhuvana ne saurait du moins aucunement être confondu
avec celui de la Grande Triade, qui est l’Homme, bien qu’il présente pourtant avec lui
un certain rapport qui, pour n’être pas immédiatement apparent, n’en est pas moins
réel, et que nous indiquerons tout à l’heure ; en fait, il ne joue pas le même rôle que
lui à tous les points de vue. En effet, le terme moyen de la Grande Triade est
proprement le produit ou la résultante des deux extrêmes, ce qui s’exprime par sa
désignation traditionnelle comme le « Fils du Ciel et de la Terre » ; ici, par contre, la
manifestation subtile ne procède que de la manifestation informelle, et la
manifestation grossière procède à son tour de la manifestation subtile, c’est-à-dire
que chaque terme, dans l’ordre descendant, a dans celui qui le précède son principe
immédiat. Ce n’est donc pas sous ce rapport de l’ordre de production des termes que
la concordance entre les deux ternaires peut être établie valablement ; elle ne peut
l’être que « statiquement », en quelque sorte, lorsque, les trois termes étant déjà
produits, les deux extrêmes apparaissent comme correspondant relativement à
l’essence et à la substance dans le domaine de la manifestation universelle prise dans
son ensemble comme ayant une constitution analogue à celle d’un être particulier,
c’est-à-dire proprement comme le « macrocosme ».
Nous n’avons pas à reparler longuement de l’analogie constitutive du
« macrocosme » et du « microcosme », sur laquelle nous nous sommes déjà
suffisamment expliqué au cours d’autres études ; ce qu’il faut surtout en retenir ici,
c’est qu’un être tel que l’homme, en tant que « microcosme », doit nécessairement
participer des « trois mondes » et avoir en lui des éléments qui leur correspondent
respectivement ; et, en effet, la même division générale ternaire lui est également
applicable : il appartient par l’esprit au domaine de la manifestation informelle, par
l’âme à celui de la manifestation subtile, et par le corps à celui de la manifestation
grossière ; nous y reviendrons un peu plus loin avec quelques développements, car
c’est là une occasion de montrer d’une façon plus précise les rapports de différents
ternaires qui sont parmi les plus importants qu’on puisse avoir à envisager. C’est
d’ailleurs l’homme, et par là il faut entendre surtout l’« homme véritable » ou
pleinement réalisé, qui, plus que tout autre être, est véritablement le « microcosme »,
et cela encore en raison de sa situation « centrale », qui en fait comme une image ou
plutôt comme une « somme » (au sens latin de ce mot) de tout l’ensemble de la
manifestation, sa nature, comme nous le disions précédemment, synthétisant en elle-
même celle de tous les autres êtres, de sorte qu’il ne peut rien se trouver dans la
manifestation qui n’ait dans l’homme sa représentation et sa correspondance. Ce n’est
pas là une simple façon de parler plus ou moins « métaphorique », comme les
modernes sont trop volontiers portés à le croire, mais bien l’expression d’une vérité
rigoureuse, sur laquelle se fonde une notable partie des sciences traditionnelles ; là
réside notamment l’explication des corrélations qui existent, de la façon la plus
« positive », entre les modifications de l’ordre humain et celles de l’ordre cosmique,

49
et sur lesquelles la tradition extrême-orientale insiste peut-être plus encore que tout
autre pour en tirer pratiquement toutes les applications qu’elles comportent.
D’autre part, nous avons fait allusion à un rapport plus particulier de l’homme
avec le « monde intermédiaire », qui est ce qu’on pourrait appeler un rapport de
« fonction » : placé entre le Ciel et la Terre, non pas seulement au sens principiel
qu’ils ont dans la Grande Triade, mais aussi au sens plus spécialisé qu’ils ont dans le
Tribhuvana, c’est-à-dire entre le monde spirituel et le monde corporel, et participant à
la fois de l’un et de l’autre par sa constitution, l’homme a par là même, à l’égard de
l’ensemble du Cosmos, un rôle intermédiaire comparable à celui qu’a dans l’être
vivant l’âme entre l’esprit et le corps. Or ce qui est particulièrement à remarquer à cet
égard, c’est que, précisément, c’est dans le domaine intermédiaire dont l’ensemble est
désigné comme l’âme, ou encore comme la « forme subtile », que se trouve compris
l’élément qui est proprement caractéristique de l’individualité humaine comme telle,
et qui est le « mental » (manas), de sorte que, pourrait-on dire, cet élément
spécifiquement humain se situe dans l’homme comme l’homme lui-même se situe
dans le Cosmos.
Il est dès lors facile de comprendre que la fonction par rapport à laquelle
s’établit la correspondance de l’homme avec le terme moyen du Tribhuvana, ou avec
l’âme qui le représente dans l’être vivant, est proprement une fonction de
« médiation » : le principe animique a été souvent qualifié de « médiateur » entre
l’esprit et le corps3 ; et, de même, l’homme a véritablement un rôle de « médiateur »
entre le Ciel et la Terre, ainsi que nous l’expliquerons plus amplement par la suite.
C’est en cela seulement, et non pas en tant que l’homme est le « Fils du Ciel et de la
Terre », qu’une correspondance terme à terme peut être établie entre la Grande Triade
et le Tribhuvana, sans d’ailleurs que cette correspondance implique aucunement une
identification des termes de l’une à ceux de l’autre ; c’est là le point de vue que nous
avons appelé « statique », pour le distinguer de celui qu’on pourrait dire
« génétique »4, c’est-à-dire de celui qui concerne l’ordre de production des termes, et
pour lequel une telle concordance n’est plus possible, comme on le verra mieux
encore par les considérations qui vont suivre.

3
On pourra se souvenir notamment ici du « médiateur plastique » de Cudworth.
4
Bien que « statique » s’oppose habituellement à « dynamique », nous préférons ne pas employer ici ce mot
« dynamique », qui, sans être absolument impropre, n’exprimerait pas assez clairement ce dont il s’agit.

50
CHAPITRE XI
Ŕ
Spiritus, Anima, Corpus

La division ternaire est la plus générale et en même temps la plus simple qu’on
puisse établir pour définir la constitution d’un être vivant, et en particulier celle de
l’homme, car il est bien entendu que la dualité cartésienne de l’« esprit » et du
« corps », qui s’est en quelque sorte imposée à toute la pensée occidentale moderne,
ne saurait en aucune façon correspondre à la réalité ; nous y avons déjà insisté assez
souvent ailleurs pour n’avoir pas besoin d’y revenir présentement. La distinction de
l’esprit, de l’âme et du corps est d’ailleurs celle qui a été unanimement admise par
toutes les doctrines traditionnelles de l’Occident, que ce soit dans l’antiquité ou au
moyen âge ; qu’on en soit arrivé plus tard à l’oublier au point de ne plus voir dans les
termes d’« esprit » et d’« âme » que des sortes de synonymes, d’ailleurs assez vagues,
et de les employer indistinctement l’un pour l’autre, alors qu’ils désignent
proprement des réalités d’ordre totalement différent, c’est peut-être là un des
exemples les plus étonnants que l’on puisse donner de la confusion qui caractérise la
mentalité moderne. Cette erreur a d’ailleurs des conséquences qui ne sont pas toutes
d’ordre purement théorique, et elle n’en est évidemment que plus dangereuse1 ; mais
ce n’est pas là ce dont nous avons à nous occuper ici, et nous voulons seulement, en
ce qui concerne la division ternaire traditionnelle, préciser quelques points qui ont un
rapport plus direct avec le sujet de notre étude.
Cette distinction de l’esprit, de l’âme et du corps a été appliquée au
« macrocosme » aussi bien qu’au « microcosme », la constitution de l’un étant
analogue à celle de l’autre, de sorte qu’on doit nécessairement retrouver des éléments
qui se correspondent rigoureusement de part et d’autre. Cette considération, chez les
Grecs, paraît se rattacher surtout à la doctrine cosmologique des Pythagoriciens, qui
d’ailleurs ne faisait en réalité que « réadapter » des enseignements beaucoup plus
anciens ; Platon s’est inspiré de cette doctrine et l’a suivie de beaucoup plus près
qu’on ne le croit d’ordinaire, et c’est en partie par son intermédiaire que quelque
chose s’en est transmis à des philosophes postérieurs, tels par exemple que les
Stoïciens, dont le point de vue beaucoup plus exotérique a du reste trop souvent
mutilé et déformé les conceptions dont il s’agit. Les Pythagoriciens envisageaient un
quaternaire fondamental qui comprenait tout d’abord le Principe, transcendant par
rapport au Cosmos, puis l’Esprit et l’Âme universels, et enfin la Hylê primordiale2 ; il
importe de remarquer que cette dernière, en tant que pure potentialité, ne peut pas

1
Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXXV.
2
Cf. le début des Rasâïl Ikhwân Eç-Çafâ, qui contient un exposé très clair de cette doctrine pythagoricienne.

51
être assimilée au corps, et qu’elle correspond plutôt à la « Terre » de la Grande Triade
qu’à celle du Tribhuvana, tandis que l’Esprit et l’Âme universels rappellent
manifestement les deux autres termes de ce dernier. Quant au Principe transcendant,
il correspond à certains égards au « Ciel » de la Grande Triade, mais pourtant, d’autre
part, il s’identifie aussi à l’Être ou à l’Unité métaphysique, c’est-à-dire à Tai-ki ; il
semble manquer ici une distinction nette, qui d’ailleurs n’était peut-être pas exigée
par le point de vue, beaucoup moins métaphysique que cosmologique, auquel le
quaternaire dont il s’agit était établi. Quoi qu’il en soit, les Stoïciens déformèrent cet
enseignement dans un sens « naturaliste », en perdant de vue le Principe transcendant,
et en n’envisageant plus qu’un « Dieu » immanent qui, pour eux, s’assimilait
purement et simplement au Spiritus Mundi ; nous ne disons pas à l’Anima Mundi,
contrairement à ce que semblent croire certains de leurs interprètes affectés par la
confusion moderne de l’esprit et de l’âme, car en réalité, pour eux aussi bien que pour
ceux qui suivaient plus fidèlement la doctrine traditionnelle, cette Anima Mundi n’a
jamais eu qu’un rôle simplement « démiurgique », au sens le plus strict de ce mot,
dans l’élaboration du Cosmos à partir de la Hylê primordiale.
Nous venons de dire l’élaboration du Cosmos, mais il serait peut-être plus
exact de dire ici la formation du Corpus Mundi, d’abord parce que la fonction
« démiurgique » est en effet proprement une fonction « formatrice »3, et ensuite parce
que, en un certain sens, l’Esprit et l’Âme universels font eux-mêmes partie du
Cosmos ; en un certain sens, car, à vrai dire, ils peuvent être envisagés sous un double
point de vue, correspondant encore en quelque façon à ce que nous avons appelé plus
haut le point de vue « génétique » et le point de vue « statique », soit comme des
« principes » (en un sens relatif), soit comme des « éléments » constitutifs de l’être
« macrocosmique ». Ceci provient de ce que, dès lors qu’il s’agit du domaine de
l’Existence manifestée, nous sommes en deçà de la distinction de l’Essence et de la
Substance ; du côté « essentiel », l’Esprit et l’Âme sont, à des niveaux différents,
comme des « réflexions » du Principe même de la manifestation ; du côté
« substantiel », ils apparaissent au contraire comme des « productions » tirées de la
materia prima, bien que déterminant eux-mêmes ses productions ultérieures dans le
sens descendant4, et cela parce que, pour se situer effectivement dans le manifesté, il
faut bien qu’ils deviennent eux-mêmes partie intégrante de la manifestation
universelle. Le rapport de ces deux points de vue est représenté symboliquement par
le complémentarisme du rayon lumineux et du plan de réflexion, qui sont l’un et
l’autre nécessaires pour qu’une image se produise, de sorte que, d’une part, l’image
est véritablement un reflet de la source lumineuse elle-même, et que, d’autre part, elle
se situe au degré de réalité qui est marqué par le plan de réflexion5 ; pour employer le

3
Il importe de remarquer que nous disons « formatrice » et non pas « créatrice » ; cette distinction prendra son
sens le plus précis si l’on considère que les quatre termes du quaternaire pythagoricien peuvent être mis respectivement
en correspondance avec les « quatre mondes » de la Kabbale hébraïque.
4
Rappelons à ce propos que, suivant la doctrine hindoue, Buddhi, qui est l’Intellect pur et qui, comme telle,
correspond au Spiritus et à la manifestation informelle, est elle-même la première des productions de Prakriti, en même
temps qu’elle est aussi, d’autre part, le premier degré de la manifestation d’Âtmâ ou du Principe transcendant (voir
L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. VII).
5
Voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIV.

52
langage de la tradition extrême-orientale, le rayon lumineux correspond ici aux
influences célestes et le plan de réflexion aux influences terrestres, ce qui coïncide
bien avec la considération de l’aspect « essentiel » et de l’aspect « substantiel » de la
manifestation6.
Naturellement, ces remarques, que nous venons de formuler à propos de la
constitution du « macrocosme », s’appliquent tout aussi bien en ce qui concerne
l’esprit et l’âme dans le « microcosme » ; il n’y a que le corps qui ne peut jamais être
considéré à proprement parler comme un « principe », parce que, étant
l’aboutissement et le terme final de la manifestation (ceci, bien entendu, pour ce qui
est de notre monde ou de notre état d’existence), il n’est que « produit » et ne peut
devenir « producteur » sous aucun rapport. Par ce caractère, le corps exprime, aussi
complètement qu’il est possible dans l’ordre manifesté, la passivité substantielle ;
mais, en même temps, il se différencie aussi par là, de la façon la plus évidente, de la
Substance elle-même, qui concourt en tant que principe « maternel » à la production
de la manifestation. À cet égard, le ternaire de l’esprit, de l’âme et du corps est, peut-
on dire, constitué autrement que les ternaires formés de deux termes complémentaires
et en quelque sorte symétriques et d’un produit qui occupe entre eux une situation
intermédiaire ; dans ce cas (et aussi, cela va de soi, dans celui du Tribhuvana auquel
il correspond exactement), les deux premiers termes se situent du même côté par
rapport au troisième, et, si celui-ci peut en somme être considéré encore comme leur
produit, ils ne jouent plus dans cette production un rôle symétrique : le corps a dans
l’âme son principe immédiat, mais il ne procède de l’esprit qu’indirectement et par
l’intermédiaire de l’âme. C’est seulement lorsqu’on considère l’être comme
entièrement constitué, donc au point de vue que nous avons appelé « statique », que,
voyant dans l’esprit son aspect « essentiel » et dans le corps son aspect
« substantiel », on peut trouver sous ce rapport une symétrie, non plus entre les deux
premiers termes du ternaire, mais entre le premier et le dernier ; l’âme est bien alors,
sous le même rapport, intermédiaire entre l’esprit et le corps (et c’est ce qui justifie sa
désignation comme principe « médiateur », que nous indiquions précédemment),
mais elle n’en demeure pas moins, comme second terme, forcément antérieure au
troisième7, et, par conséquent, elle ne saurait aucunement être regardée comme un
produit ou une résultante des deux termes extrêmes.
Une question peut encore se poser : comment se fait-il que, malgré le défaut de
symétrie que nous venons d’indiquer entre eux, l’esprit et l’âme soient cependant pris
parfois d’une certaine façon comme complémentaires, l’esprit étant alors
généralement regardé comme principe masculin et l’âme comme principe féminin ?
C’est que, l’esprit étant ce qui, dans la manifestation, est le plus proche du pôle
essentiel, l’âme se trouve, relativement à lui, du côté substantiel ; ainsi, l’un par
rapport à l’autre, l’esprit est yang et l’âme est yin, et c’est pourquoi ils sont souvent
symbolisés respectivement par le Soleil et la Lune, ce qui peut d’ailleurs se justifier

6
Le rayon lumineux et le plan de réflexion correspondent exactement à la ligne verticale et à la ligne
horizontale prises pour symboliser respectivement le Ciel et la Terre (voir plus haut, fig. 7).
7
Il va de soi que c’est d’une antériorité logique qu’il s’agit ici essentiellement, les trois termes étant d’ailleurs
envisagés en simultanéité comme éléments constitutifs de l’être.

53
encore plus complètement en disant que l’esprit est la lumière émanée directement du
Principe, tandis que l’âme ne présente qu’une réflexion de cette lumière. De plus, le
« monde intermédiaire », qu’on peut appeler aussi le domaine « animique », est
proprement le milieu où s’élaborent les formes, ce qui, en somme, constitue bien un
rôle « substantiel » ou « maternel » ; et cette élaboration s’opère sous l’action ou
plutôt sous l’influence de l’esprit, qui a ainsi, à cet égard, un rôle « essentiel » ou
« paternel » ; il est d’ailleurs bien entendu qu’il ne s’agit en cela, pour l’esprit, que
d’une « action de présence », à l’imitation de l’activité « non-agissante » du Ciel8.

Fig. 15

Nous ajouterons quelques mots au sujet des principaux symboles de l’Anima


Mundi : l’un des plus habituels est le serpent, en raison de ce que le monde
« animique » est le domaine propre des forces cosmiques, qui, bien qu’agissant aussi
dans le monde corporel, appartiennent en elles-mêmes à l’ordre subtil ; et ceci se
rattache naturellement à ce que nous avons dit plus haut du symbolisme de la double
spirale et de celui du caducée ; d’ailleurs, la dualité des aspects que revêt la force
cosmique correspond bien au caractère intermédiaire de ce monde « animique », qui
en fait proprement le lieu de rencontre des influences célestes et des influences
terrestres. D’autre part, le serpent, en tant que symbole de l’Anima Mundi, est le plus
souvent représenté sous la forme circulaire de l’Ouroboros ; cette forme convient en
effet au principe animique en tant qu’il est du côté de l’essence par rapport au monde
corporel ; mais, bien entendu, il est au contraire du côté de la substance par rapport au
monde spirituel, de sorte que, suivant le point de vue où on l’envisage, il peut prendre
les attributs de l’essence ou ceux de la substance, ce qui lui donne pour ainsi dire
l’apparence d’une double nature. Ces deux aspects se trouvent réunis d’une façon
assez remarquable dans un autre symbole de l’Anima Mundi, qui appartient à

8
Ces dernières remarques peuvent permettre de comprendre que, dans le symbolisme hermétique du 28 e degré
de la Maçonnerie écossaise, le Spiritus et l’Anima soient représentés respectivement par les figures du Saint-Esprit et de
la Vierge, ce qui est une application d’ordre moins universel que celle qui fait correspondre ceux-ci à Purusha et à
Prakriti comme nous le disions au début. Il faut d’ailleurs ajouter que, dans ce cas, ce qui est envisagé comme le
produit des deux termes en question n’est pas le corps, mais quelque chose d’un autre ordre, qui est la Pierre
philosophale, souvent assimilée en effet symboliquement au Christ ; et, à ce point de vue, leur relation est encore plus
strictement conforme à la notion du complémentarisme proprement dit qu’en ce qui concerne la production de la
manifestation corporelle.

54
l’hermétisme du moyen âge (fig. 15) : on y voit un cercle à l’intérieur d’un carré
« animé », c’est-à-dire posé sur un de ses angles pour suggérer l’idée du mouvement,
tandis que le carré reposant sur sa base exprime au contraire l’idée de stabilité9 ; et ce
qui rend cette figure particulièrement intéressante au point de vue où nous nous
plaçons présentement, c’est que les formes circulaire et carrée qui en sont les
éléments y ont des significations respectives exactement concordantes avec celles
qu’elles ont dans la tradition extrême-orientale10.

9
Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX.
10
En comparant cette figure à la figure 8, on constatera que l’image schématique du « monde intermédiaire »
apparaît en quelque sorte comme un « retournement » de celle de l’ensemble du Cosmos ; il serait possible de déduire
de cette observation, en ce qui concerne les lois de la manifestation subtile, certaines conséquences assez importantes,
mais que nous ne pouvons songer à développer ici.

55
CHAPITRE XII
Ŕ
Le Soufre, le Mercure et le Sel

La considération du ternaire de l’esprit, de l’âme et du corps nous conduit assez


naturellement à celle du ternaire alchimique du Soufre, du Mercure et du Sel1, car
celui-ci lui est comparable à bien des égards, quoique procédant cependant d’un point
de vue quelque peu différent, ce qui apparaît notamment dans le fait que le
complémentarisme des deux premiers termes y est beaucoup plus accentué, d’où une
symétrie qui, comme nous l’avons vu, n’existe pas véritablement dans le cas de
l’esprit et de l’âme. Ce qui fait une des grandes difficultés de la compréhension des
écrits alchimiques ou hermétiques en général, c’est que les mêmes termes y sont
souvent pris dans de multiples acceptions, qui correspondent à des points de vue
divers ; mais, s’il en est ainsi en particulier pour le Soufre et le Mercure, il n’en est
pas moins vrai que le premier est constamment envisagé comme un principe actif ou
masculin, et le second comme un principe passif ou féminin ; quant au Sel, il est
neutre en quelque sorte, ainsi qu’il convient au produit des deux complémentaires, en
lequel s’équilibrent les tendances inverses inhérentes à leurs natures respectives.
Sans entrer dans des détails qui seraient ici hors de propos, on peut dire que le
Soufre, que son caractère actif fait assimiler à un principe igné, est essentiellement un
principe d’activité intérieure, considéré comme s’irradiant à partir du centre même de
l’être. Dans l’homme, ou par similitude avec celui-ci, cette force interne est souvent
identifiée d’une certaine façon à la puissance de la volonté ; ceci n’est d’ailleurs exact
qu’à la condition d’entendre la volonté en un sens beaucoup plus profond que son
sens psychologique ordinaire, et d’une manière analogue à celle où l’on peut par
exemple parler de la « Volonté divine » 2 ou, suivant la terminologie extrême-
orientale, de la « Volonté du Ciel », puisque son origine est proprement « centrale »,
tandis que tout ce qu’envisage la psychologie est simplement « périphérique » et ne
se rapporte en somme qu’à des modifications superficielles de l’être. C’est d’ailleurs
à dessein que nous mentionnons ici la « Volonté du Ciel », car, sans pouvoir être
assimilé au Ciel lui-même, le Soufre, par son « intériorité », appartient du moins
évidemment à la catégorie des influences célestes ; et, en ce qui concerne son
identification à la volonté, on peut dire que, si elle n’est pas vraiment applicable au
cas de l’homme ordinaire (que la psychologie prend exclusivement comme objet de
son étude), elle est, par contre, pleinement justifiée dans celui de l’« homme

1
Il est à peine besoin de dire qu’il ne s’agit aucunement ici des corps qui portent les mêmes noms dans la
chimie vulgaire, ni d’ailleurs de corps quelconques, mais bien de principes.
2
Signalons à ce propos que le mot grec theion, qui est la désignation du Soufre, signifie aussi en même temps
« divin ».

56
véritable », qui se situe lui-même au centre de toutes choses, et dont la volonté, par
suite, est nécessairement unie à la « Volonté du Ciel »3.
Quant au Mercure, sa passivité, corrélativement à l’activité du Soufre, le fait
regarder comme un principe humide 4 ; et il est considéré comme réagissant de
l’extérieur, de sorte qu’il joue à cet égard le rôle d’une force centripète et
compressive, s’opposant à l’action centrifuge et expansive du Soufre et la limitant en
quelque façon. Par tous ces caractères respectivement complémentaires, activité et
passivité, « intériorité » et « extériorité », expansion et compression, on voit que,
pour revenir au langage extrême-oriental, le Soufre est yang et le Mercure yin, et que,
si le premier est rapporté à l’ordre des influences célestes, le second doit l’être à celui
des influences terrestres. Cependant, il faut bien prendre garde que le Mercure ne se
situe pas dans le domaine corporel, mais bien dans le domaine subtil ou
« animique » : on peut, en raison de son caractère d’« extériorité », le considérer
comme représentant l’« ambiance », celle-ci devant être conçue alors comme
constituée par l’ensemble des courants de la double force cosmique dont nous avons
parlé précédemment5. C’est d’ailleurs en raison de la double nature ou du double
aspect que présente cette force, et qui est comme un caractère inhérent à tout ce qui
appartient au « monde intermédiaire », que le Mercure, tout en étant considéré
principalement comme un principe humide ainsi que nous venons de le dire, est
cependant décrit parfois comme une « eau ignée » (et même alternativement comme
un « feu liquide » 6 ), et cela surtout en tant qu’il subit l’action du Soufre, qui
« évertue » cette double nature et la fait passer de la puissance à l’acte7.
De l’action intérieure du Soufre et de la réaction extérieure du Mercure, il
résulte une sorte de « cristallisation » déterminant, pourrait-on dire, une limite
commune à l’intérieur et à l’extérieur, ou une zone neutre où se rencontrent et se
stabilisent les influences opposées procédant respectivement de l’un et de l’autre ; le
produit de cette « cristallisation » est le Sel8, qui est représenté par le cube, en tant

3
Nous retrouverons plus loin cette considération de la volonté à propos du ternaire « Providence, Volonté,
Destin ». Ŕ L’« homme transcendant », c’est-à-dire celui qui a réalisé en lui-même l’« Homme Universel » (el-insânul-
kâmil), est, dans le langage de l’hermétisme islamique, désigné lui-même comme le « Soufre rouge » (el-kebrîtul-
ahmar), qui est aussi représenté symboliquement par le Phénix ; entre lui et l’« homme véritable » ou « homme
primordial » (el-insânul-qadîm), la différence est celle qui existe entre l’« œuvre au rouge » et l’« œuvre au blanc »,
correspondant à la perfection respective des « grands mystères » et des « petits mystères ».
4
C’est pourquoi on trouve aussi, parmi ses différentes désignations, celle d’« humide radical ».
5
On se rappellera ici ce que nous avons indiqué plus haut au sujet de la double spirale regardée comme
« schéma de l’ambiance » ; le Mercure des hermétistes est en somme la même chose que la « lumière astrale » de
Paracelse, ou ce que certains auteurs plus récents, comme Éliphas Lévi, ont appelé plus ou moins justement le « grand
agent magique », quoique, en réalité, sa mise en œuvre dans le domaine des sciences traditionnelles soit fort loin de se
limiter à cette application d’ordre inférieur qui constitue la magie au sens propre de ce mot, ainsi que le montrent
d’ailleurs suffisamment les considérations que nous avons exposées à propos de la « solution » et de la « coagulation »
hermétiques. Ŕ Cf. aussi, sur la différence de l’hermétisme et de la magie, Aperçus sur l’Initiation, ch. XLI.
6
Les courants de force subtile peuvent d’ailleurs donner effectivement une impression de ce genre à ceux qui
les perçoivent, et ce peut même être là une des causes de l’illusion « fluidique » si commune à leur sujet, sans préjudice
des raisons d’un autre ordre qui ont aussi contribué à donner naissance à cette illusion ou à l’entretenir (cf. Le Règne de
la Quantité et les Signes des Temps, ch. XVIII).
7
C’est alors ce que les hermétistes appellent le Mercure « animé » ou « double », pour le distinguer du
Mercure ordinaire, c’est-à-dire pris purement et simplement tel qu’il est en lui-même.
8
Il y a analogie avec la formation d’un sel au sens chimique de ce mot, en ce que celui-ci est produit par la
combinaison d’un acide, élément actif, et d’un alcali, élément passif, qui jouent respectivement, dans ce cas spécial, des

57
que celui-ci est à la fois le type de la forme cristalline et le symbole de la stabilité9.
Par là même qu’il marque, quant à la manifestation individuelle d’un être, la
séparation de l’intérieur et de l’extérieur, ce troisième terme constitue pour cet être
comme une « enveloppe » par laquelle il est à la fois en contact avec l’« ambiance »
sous un certain rapport et isolé de celle-ci sous un autre rapport ; en cela, il
correspond au corps, qui joue effectivement ce rôle « terminant » dans un cas comme
celui de l’individualité humaine10. D’autre part, on a vu par ce qui précède le rapport
évident du Soufre avec l’esprit et du Mercure avec l’âme ; mais, ici encore, il faut
faire la plus grande attention, en comparant entre eux différents ternaires, à ce que la
correspondance de leurs termes peut varier suivant le point de vue où on les envisage.
En effet, le Mercure, en tant que principe « animique », correspond au « monde
intermédiaire » ou au terme médian du Tribhuvana, et le Sel, en tant qu’il est, nous ne
dirons pas identique, mais tout au moins comparable au corps, occupe la même
position extrême que le domaine de la manifestation grossière ; mais, sous un autre
rapport, la situation respective de ces deux termes apparaît comme inverse de celle-là,
c’est-à-dire que c’est le Sel qui devient alors le terme médian. Ce dernier point de vue
est le plus caractéristique de la conception spécifiquement hermétique du ternaire
dont il s’agit, en raison du rôle symétrique qu’elle donne au Soufre et au Mercure : le
Sel est alors intermédiaire entre eux, d’abord parce qu’il est comme leur résultante, et
ensuite parce qu’il se place à la limite même des deux domaines « intérieur » et
« extérieur » auxquels ils correspondent respectivement ; il est « terminant » en ce
sens, pourrait-on dire, plus encore que quant au processus de la manifestation, bien
que, en réalité, il le soit à la fois de l’une et de l’autre façon.
Ceci doit permettre de comprendre pourquoi nous ne pouvons pas identifier
sans réserves le Sel au corps ; on peut seulement dire, pour être exact, que le corps
correspond au Sel sous un certain aspect ou dans une application particulière du
ternaire alchimique. Dans une autre application moins restreinte, c’est l’individualité
tout entière qui correspond au Sel11 : le Soufre, alors, est toujours le principe interne

rôles comparables à ceux du Soufre et du Mercure, mais qui, bien entendu, diffèrent essentiellement de ceux-ci en ce
qu’ils sont des corps et non des principes ; le sel est neutre et se présente généralement sous la forme cristalline, ce qui
peut achever de justifier la transposition hermétique de cette désignation.
9
C’est la « pierre cubique » du symbolisme maçonnique ; il faut d’ailleurs préciser qu’il s’agit en cela de la
« pierre cubique » ordinaire, et non de la « pierre cubique à pointe » qui symbolise proprement la Pierre philosophale, la
pyramide qui surmonte le cube représentant un principe spirituel qui vient se fixer sur la base constituée par le Sel. On
peut remarquer que le schéma plan de cette « pierre cubique à pointe », c’est-à-dire le carré surmonté du triangle, ne
diffère du signe alchimique du Soufre que par la substitution du carré à la croix ; les deux symboles ont la même
correspondance numérique, 7 = 3 + 4, où le septénaire apparaît comme composé d’un ternaire supérieur et d’un
quaternaire inférieur, relativement « céleste » et « terrestre » l’un par rapport à l’autre ; mais le changement de la croix
en carré exprime la « fixation » ou la « stabilisation », en une « entité » permanente, de ce que le Soufre ordinaire ne
manifestait encore qu’à l’état de virtualité, et qu’il n’a pu réaliser effectivement qu’en prenant un point d’appui dans la
résistance même que lui oppose le Mercure en tant que « matière de l’œuvre ».
10
Par ce que nous avons indiqué dans la note précédente, on peut dès lors comprendre l’importance du corps
(ou d’un élément « terminant » correspondant à celui-ci dans les conditions d’un autre état d’existence) comme
« support » de la réalisation initiatique. Ŕ Ajoutons à ce propos que, si c’est le Mercure qui est tout d’abord la « matière
de l’œuvre » comme nous venons de le dire, le Sel le devient aussi ensuite et sous un autre rapport, ainsi que le montre
la formation du symbole de la « pierre cubique à pointe » ; c’est à quoi se réfère la distinction que font les hermétistes
entre leur « première matière » et leur « matière prochaine ».
11
À ce point de vue, la transformation de la « pierre brute » en « pierre cubique » représente l’élaboration que
doit subir l’individualité ordinaire pour devenir apte à servir de « support » ou de « base » à la réalisation initiatique ; la

58
de l’être, et le Mercure est l’« ambiance » subtile d’un certain monde ou état
d’existence ; l’individualité (en supposant naturellement qu’il s’agit d’un état de
manifestation formelle, tel que l’état humain) est la résultante de la rencontre du
principe interne avec l’« ambiance » ; et l’on peut dire que l’être, en tant que
manifesté dans cet état, est comme « enveloppé » dans l’individualité, d’une façon
analogue à celle dont, à un autre niveau, l’individualité elle-même est « enveloppée »
dans le corps. Pour reprendre un symbolisme que nous avons déjà employé
précédemment, le Soufre est comparable au rayon lumineux et le Mercure à son plan
de réflexion, et le Sel est le produit de la rencontre du premier avec le second ; mais
ceci, qui implique toute la question des rapports de l’être avec le milieu où il se
manifeste, mérite d’être envisagé avec de plus amples développements.

« pierre cubique à pointe » représente l’adjonction effective à cette individualité d’un principe d’ordre supra-individuel,
constituant la réalisation initiatique elle-même, qui peut d’ailleurs être envisagée d’une façon analogue et par
conséquent être représentée par le même symbole à ses différents degrés, ceux-ci étant toujours obtenus par des
opérations correspondantes entre elles, bien qu’à des niveaux différents, comme l’« œuvre au blanc » et l’« œuvre au
rouge » des alchimistes.

59
CHAPITRE XIII
Ŕ
L’être et le milieu

Il y a, dans la nature individuelle de tout être, deux éléments d’ordre différent,


qu’il convient de bien distinguer, tout en marquant leurs rapports d’une façon aussi
précise que possible : cette nature individuelle, en effet, procède d’abord de ce que
l’être est en lui-même, et qui représente son côté intérieur et actif, et ensuite,
secondairement, de l’ensemble des influences du milieu dans lequel il se manifeste,
qui représentent son côté extérieur et passif. Pour comprendre comment la
constitution de l’individualité (et il doit être bien entendu qu’il s’agit ici de
l’individualité intégrale, dont la modalité corporelle n’est que la partie la plus
extérieure) est déterminée par l’action du premier de ces deux éléments sur le second,
ou, en termes alchimiques, comment le Sel résulte de l’action du Soufre sur le
Mercure, nous pouvons nous servir de la représentation géométrique à laquelle nous
venons de faire allusion en parlant du rayon lumineux et de son plan de réflexion1 ;
et, pour cela, nous devons rapporter le premier élément au sens vertical, et le second
au sens horizontal. En effet, la verticale représente alors ce qui relie entre eux tous les
états de manifestation d’un même être, et qui est nécessairement l’expression de cet
être même, ou, si l’on veut, de sa « personnalité », la projection directe par laquelle
celle-ci se reflète dans tous les états, tandis que le plan horizontal représentera le
domaine d’un certain état de manifestation, envisagé ici au sens « macrocosmique » ;
par conséquent, la manifestation de l’être dans cet état sera déterminée par
l’intersection de la verticale considérée avec ce plan horizontal.
Cela étant, il est évident que le point d’intersection n’est pas quelconque, mais
qu’il est lui-même déterminé par la verticale dont il s’agit, en tant qu’elle se distingue
de toute autre verticale, c’est-à-dire, en somme, par le fait que cet être est ce qu’il est,
et non pas ce qu’est un autre être quelconque se manifestant également dans le même
état. On pourrait dire, en d’autres termes, que c’est l’être qui, par sa nature propre,
détermine lui-même les conditions de sa manifestation, sous la réserve, bien entendu,
que ces conditions ne pourront en tout cas être qu’une spécification des conditions
générales de l’état envisagé, puisque sa manifestation doit être nécessairement un
développement de possibilités contenues dans cet état, à l’exclusion de celles qui
appartiennent à d’autres états ; et cette réserve est marquée géométriquement par la
détermination préalable du plan horizontal.

1
Pour l’exposé détaillé de cette représentation géométrique, nous renverrons comme toujours à notre étude sur
Le Symbolisme de la Croix.

60
L’être se manifestera donc en se revêtant, pour ainsi dire, d’éléments
empruntés à l’ambiance, et dont la « cristallisation » sera déterminée par l’action, sur
cette ambiance, de sa propre nature interne (qui, en elle-même, doit être considérée
comme d’ordre essentiellement supra-individuel, ainsi que l’indique le sens vertical
suivant lequel s’exerce son action) ; dans le cas de l’état individuel humain, ces
éléments appartiendront naturellement aux différentes modalités de cet état, c’est-à-
dire à la fois à l’ordre corporel et à l’ordre subtil ou psychique. Ce point est
particulièrement important pour écarter certaines difficultés qui ne sont dues qu’à des
conceptions erronées ou incomplètes : en effet, si par exemple on traduit ceci plus
spécialement en termes d’« hérédité », on pourra dire qu’il y a non seulement une
hérédité physiologique, mais aussi une hérédité psychique, l’une et l’autre
s’expliquant exactement de la même façon, c’est-à-dire par la présence, dans la
constitution de l’individu, d’éléments empruntés au milieu spécial où sa naissance a
eu lieu. Or, en Occident, certains refusent d’admettre l’hérédité psychique, parce que,
ne connaissant rien au delà du domaine auquel elle se rapporte, ils croient que ce
domaine doit être celui qui appartient en propre à l’être lui-même, qui représente ce
qu’il est indépendamment de toute influence du milieu. D’autres, qui admettent au
contraire cette hérédité, croient pouvoir en conclure que l’être, dans tout ce qu’il est,
est entièrement déterminé par le milieu, qu’il n’est rien de plus ni d’autre que ce que
celui-ci le fait être, parce qu’eux non plus ne conçoivent rien en dehors de l’ensemble
des domaines corporel et psychique. Il s’agit donc là de deux erreurs opposées en
quelque sorte, mais qui ont une seule et même source : les uns et les autres réduisent
l’être tout entier à sa seule manifestation individuelle, et ils ignorent pareillement tout
principe transcendant par rapport à celle-ci. Ce qui est au fond de toutes ces
conceptions modernes de l’être humain, c’est toujours l’idée de la dualité cartésienne
« corps-âme » 2 , qui, en fait, équivaut purement et simplement à la dualité du
physiologique et du psychique, considérée indûment comme irréductible, ultime en
quelque sorte, et comme comprenant tout l’être dans ses deux termes, alors qu’en
réalité ceux-ci ne représentent que les aspects superficiels et extérieurs de l’être
manifesté, et qu’ils ne sont que de simples modalités appartenant à un seul et même
degré d’existence, celui que figure le plan horizontal que nous avons envisagé, de
sorte que l’un n’est pas moins contingent que l’autre, et que l’être véritable est au
delà de l’un tout aussi bien que de l’autre.
Pour en revenir à l’hérédité, nous devons dire qu’elle n’exprime pas
intégralement les influences du milieu sur l’individu, mais qu’elle en constitue
seulement la partie la plus immédiatement saisissable ; en réalité, ces influences
s’étendent beaucoup plus loin, et l’on pourrait même dire, sans aucune exagération et
de la façon la plus littéralement exacte, qu’elles s’étendent indéfiniment dans tous les
sens. En effet, le milieu cosmique, qui est le domaine de l’état de manifestation
considéré, ne peut être conçu que comme un ensemble dont toutes les parties sont
liées entre elles, sans aucune solution de continuité, car le concevoir autrement

2
Nous disons ici « corps-âme » plutôt que « corps-esprit », parce que, en fait, c’est toujours l’âme qui en pareil
cas est prise abusivement pour l’esprit, celui-ci demeurant complètement ignoré en réalité.

61
reviendrait à y supposer un « vide », alors que celui-ci, n’étant pas une possibilité de
manifestation, ne saurait y avoir aucune place3. Par suite, il doit nécessairement y
avoir des relations, c’est-à-dire au fond des actions et réactions réciproques, entre
tous les êtres individuels qui sont manifestés dans ce domaine, soit simultanément,
soit successivement4 ; du plus proche au plus éloigné (et cela doit s’entendre dans le
temps aussi bien que dans l’espace), ce n’est en somme qu’une question de différence
de proportions ou de degrés, de sorte que l’hérédité, quelle que puisse être son
importance relative par rapport à tout le reste, n’apparaît plus là-dedans que comme
un simple cas particulier.
Dans tous les cas, qu’il s’agisse d’influences héréditaires ou autres, ce que nous
avons dit tout d’abord demeure toujours également vrai : la situation de l’être dans le
milieu étant déterminée en définitive par sa nature propre, les éléments qu’il
emprunte à son ambiance immédiate, et aussi ceux qu’il attire en quelque sorte à lui
de tout l’ensemble indéfini de son domaine de manifestation (et cela, bien entendu,
s’applique aux éléments d’ordre subtil aussi bien qu’à ceux d’ordre corporel), doivent
être nécessairement en correspondance avec cette nature, sans quoi il ne pourrait se
les assimiler effectivement de façon à en faire comme autant de modifications
secondaires de lui-même. C’est en cela que consiste l’« affinité » en vertu de laquelle
l’être, pourrait-on dire, ne prend du milieu que ce qui est conforme aux possibilités
qu’il porte en lui, qui sont les siennes propres et ne sont celles d’aucun autre être, que
ce qui, en raison de cette conformité même, doit fournir les conditions contingentes
permettant à ces possibilités de se développer ou de s’« actualiser » au cours de sa
manifestation individuelle5. Il est d’ailleurs évident que toute relation entre deux êtres
quelconques, pour être réelle, doit être forcément l’expression de quelque chose qui
appartient à la fois à la nature de l’un et de l’autre ; ainsi, l’influence qu’un être paraît
subir du dehors et recevoir d’un autre que lui n’est jamais véritablement, quand on
l’envisage à un point de vue plus profond, qu’une sorte de traduction, par rapport au
milieu, d’une possibilité inhérente à la nature propre de cet être lui-même6.
Il est cependant un sens dans lequel on peut dire que l’être subit vraiment, dans
sa manifestation, l’influence du milieu ; mais c’est seulement en tant que cette
influence est envisagée par son côté négatif, c’est-à-dire en tant qu’elle constitue
proprement pour cet être une limitation. C’est là une conséquence immédiate du
caractère conditionné de tout état de manifestation : l’être s’y trouve soumis à
certaines conditions qui ont un rôle limitatif, et qui comprennent tout d’abord les
conditions générales définissant l’état considéré, et ensuite les conditions spéciales
définissant le mode particulier de manifestation de cet être dans cet état. Il est du

3
Cf. Les États multiples de l’être, ch. III.
4
Ceci se rapporte au point de vue qui correspond au sens horizontal dans la représentation géométrique ; si
l’on envisage les choses dans le sens vertical, cette solidarité de tous les êtres apparaît comme une conséquence de
l’unité principielle même dont toute existence procède nécessairement.
5
Ces conditions sont ce qu’on appelle parfois des « causes occasionnelles », mais il va de soi que ce ne sont
point là des causes au vrai sens de ce mot, bien qu’elles puissent en présenter l’apparence quand on s’en tient au point
de vue le plus extérieur ; les véritables causes de tout ce qui arrive à un être sont toujours, au fond, les possibilités qui
sont inhérentes à la nature même de cet être, c’est-à-dire quelque chose d’ordre purement intérieur.
6
Cf. ce que nous avons dit ailleurs, à propos des qualifications initiatiques, sur les infirmités d’origine
apparemment accidentelle (Aperçus sur l’Initiation, ch. XIV).

62
reste facile à comprendre que, quelles que soient les apparences, la limitation comme
telle n’a aucune existence positive, qu’elle n’est rien d’autre qu’une restriction
excluant certaines possibilités, ou une « privation » par rapport à ce qu’elle exclut
ainsi, c’est-à-dire, de quelque façon qu’on veuille l’exprimer, quelque chose de
purement négatif.
D’autre part, il doit être bien entendu que de telles conditions limitatives sont
essentiellement inhérentes à un certain état de manifestation, qu’elles s’appliquent
exclusivement à ce qui est compris dans cet état, et que, par conséquent, elles ne
sauraient aucunement s’attacher à l’être lui-même et le suivre dans un autre état.
L’être trouvera naturellement aussi, pour se manifester dans celui-ci, certaines
conditions ayant un caractère analogue, mais qui seront différentes de celles
auxquelles il était soumis dans l’état que nous avons envisagé tout d’abord, et qui ne
pourront jamais être décrites dans des termes convenant uniquement à ces dernières,
comme ceux du langage humain, par exemple, qui ne peuvent exprimer des
conditions d’existence autres que celles de l’état correspondant, puisque ce langage
se trouve en somme déterminé et comme façonné par ces conditions mêmes. Nous y
insistons parce que, si l’on admet sans grande difficulté que les éléments tirés de
l’ambiance pour entrer dans la constitution de l’individualité humaine, ce qui est
proprement une « fixation » ou une « coagulation » de ces éléments, doivent lui être
restitués, par « solution », lorsque cette individualité a terminé son cycle d’existence
et que l’être passe à un autre état, ainsi que tout le monde peut d’ailleurs le constater
directement tout au moins en ce qui concerne les éléments d’ordre corporel 7 , il
semble moins simple d’admettre, quoique les deux choses soient pourtant assez
étroitement liées en réalité, que l’être sort alors entièrement des conditions auxquelles
il était soumis dans cet état individuel 8 ; et ceci tient sans doute surtout à
l’impossibilité, non pas certes de concevoir, mais de se représenter des conditions
d’existence tout autres que celles-là, et pour lesquelles on ne saurait trouver dans cet
état aucun terme de comparaison.
Une application importante de ce que nous venons d’indiquer est celle qui se
rapporte au fait qu’un être individuel appartient à une certaine espèce, telle que
l’espèce humaine par exemple : il y a évidemment dans la nature même de cet être
quelque chose qui a déterminé sa naissance dans cette espèce plutôt que dans toute
autre9 ; mais, d’autre part, il se trouve dès lors soumis aux conditions qu’exprime la
définition même de l’espèce, et qui seront parmi les conditions spéciales de son mode
d’existence en tant qu’individu ; ce sont là, pourrait-on dire, les deux aspects positif
et négatif de la nature spécifique, positif en tant que domaine de manifestation de
certaines possibilités, négatif en tant que condition limitative d’existence. Seulement,
ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce n’est qu’en tant qu’individu manifesté

7
Il convient de dire que la mort corporelle ne coïncide pas forcément avec un changement d’état au sens strict
de ce mot, et qu’elle peut ne représenter qu’un simple changement de modalité à l’intérieur d’un même état d’existence
individuelle ; mais, toutes proportions gardées, les mêmes considérations s’appliquent également dans les deux cas.
8
Ou d’une partie de ces conditions lorsqu’il s’agit seulement d’un changement de modalité, comme le passage
à une modalité extra-corporelle de l’individualité humaine.
9
Il est à remarquer que, en sanscrit, le mot jâti signifie à la fois « naissance » et « espèce » ou « nature
spécifique ».

63
dans l’état considéré que l’être appartient effectivement à l’espèce en question, et
que, dans tout autre état, il lui échappe entièrement et ne lui demeure lié en aucune
façon. En d’autres termes, la considération de l’espèce s’applique uniquement dans le
sens horizontal, c’est-à-dire dans le domaine d’un certain état d’existence ; elle ne
peut aucunement intervenir dans le sens vertical, c’est-à-dire lorsque l’être passe à
d’autres états. Bien entendu, ce qui est vrai à cet égard pour l’espèce l’est aussi, à
plus forte raison, pour la race, pour la famille, en un mot pour toutes les portions plus
ou moins restreintes du domaine individuel dans lesquelles l’être, par les conditions
de sa naissance, se trouve inclus quant à sa manifestation dans l’état considéré10.
Pour terminer ces considérations, nous dirons quelques mots de la façon dont
on peut, d’après ce qui précède, envisager ce qu’on appelle les « influences
astrales » ; et tout d’abord, il convient de préciser qu’on ne doit pas entendre par là
exclusivement, ni même principalement, les influences propres des astres dont les
noms servent à les désigner, bien que ces influences, comme celles de toutes choses,
aient sans doute aussi leur réalité dans leur ordre, mais que ces astres représentent
surtout symboliquement, ce qui ne veut point dire « idéalement » ou par une façon de
parler plus ou moins figurée, mais au contraire en vertu de correspondances effectives
et précises fondées sur la constitution même du « macrocosme », la synthèse de
toutes les catégories diverses d’influences cosmiques qui s’exercent sur
l’individualité, et dont la plus grande part appartient proprement à l’ordre subtil. Si
l’on considère, comme on le fait le plus habituellement, que ces influences dominent
l’individualité, ce n’est là que le point de vue le plus extérieur ; dans un ordre plus
profond, la vérité est que, si l’individualité est en rapport avec un ensemble défini
d’influences, c’est que cet ensemble est celui-là même qui est conforme à la nature de
l’être se manifestant dans cette individualité. Ainsi, si les « influences astrales »
semblent déterminer ce qu’est l’individu, ce n’est pourtant là que l’apparence ; au
fond, elles ne le déterminent pas, mais elles l’expriment seulement, en raison de
l’accord ou de l’harmonie qui doit nécessairement exister entre l’individu et son
milieu, et sans quoi cet individu ne pourrait aucunement réaliser les possibilités dont
le développement constitue le cours même de son existence. La vraie détermination
ne vient pas du dehors, mais de l’être lui-même (ce qui revient en somme à dire que,
dans la formation du Sel, c’est le Soufre qui est le principe actif, tandis que le
Mercure n’est que le principe passif), et les signes extérieurs permettent seulement de
la discerner, en lui donnant en quelque sorte une expression sensible, tout au moins
pour ceux qui sauront les interpréter correctement11. En fait, cette considération ne
modifie assurément en rien les résultats qu’on peut tirer de l’examen des « influences

10
Naturellement, le cas de la caste ne fait nullement exception ici ; cela résulte d’ailleurs, plus visiblement que
pour tout autre cas, de la définition de la caste comme étant l’expression même de la nature individuelle (varna) et ne
faisant pour ainsi dire qu’un avec celle-ci, ce qui indique bien qu’elle n’existe qu’autant que l’être est envisagé dans les
limites de l’individualité, et que, si elle existe nécessairement tant qu’il y est contenu, elle ne saurait par contre subsister
pour lui au delà de ces mêmes limites, tout ce qui constitue sa raison d’être se trouvant exclusivement à l’intérieur de
celles-ci et ne pouvant être transporté dans un autre domaine d’existence, où la nature individuelle dont il s’agit ne
répond plus à aucune possibilité.
11
C’est d’ailleurs là, d’une façon générale, le principe même de toutes les applications « divinatoires » des
sciences traditionnelles.

64
astrales » ; mais, au point de vue doctrinal, elle nous paraît essentielle pour
comprendre le véritable rôle de celles-ci, c’est-à-dire, en somme, la nature réelle des
rapports de l’être avec le milieu dans lequel s’accomplit sa manifestation
individuelle, puisque ce qui s’exprime à travers ces influences, sous une forme
intelligiblement coordonnée, c’est la multitude indéfinie des éléments divers qui
constituent ce milieu tout entier. Nous n’y insisterons pas davantage ici, car nous
pensons en avoir dit assez pour faire comprendre comment tout être individuel
participe en quelque sorte d’une double nature, que l’on peut, suivant la terminologie
alchimique, dire « sulfureuse » quant à l’intérieur et « mercurielle » quant à
l’extérieur ; et c’est cette double nature, pleinement réalisée et parfaitement
équilibrée dans l’« homme véritable », qui fait effectivement de celui-ci le « Fils du
Ciel et de la Terre », et qui, en même temps, le rend apte à remplir la fonction de
« médiateur » entre ces deux pôles de la manifestation.

65
CHAPITRE XIV
Ŕ
Le médiateur

« Il monte de la Terre au Ciel, et redescend du Ciel en Terre ; il reçoit par là la


vertu et l’efficacité des choses supérieures et inférieures » : ces paroles de la Table
d’Émeraude hermétique peuvent s’appliquer très exactement à l’Homme en tant que
terme médian de la Grande Triade, c’est-à-dire, d’une façon plus précise, en tant qu’il
est proprement le « médiateur » par lequel s’opère effectivement la communication
entre le Ciel et la Terre1. La « montée de la Terre au Ciel » est d’ailleurs représentée
rituellement, dans des traditions très diverses, par l’ascension à un arbre ou à un mât,
symbole de l’« Axe du Monde » ; par cette ascension, qui est forcément suivie d’une
redescente (et ce double mouvement correspond encore à la « solution » et à la
« coagulation »), celui qui réalise véritablement ce qui est impliqué dans le rite
s’assimile les influences célestes et les ramène en quelque sorte en ce monde pour les
y conjoindre aux influences terrestres, en lui-même d’abord, et ensuite, par
participation et comme par « rayonnement », dans le milieu cosmique tout entier2.
La tradition extrême-orientale, comme beaucoup d’autres d’ailleurs3, dit que, à
l’origine, le Ciel et la Terre n’étaient pas séparés ; et, en effet, ils sont nécessairement
unis et « indistingués » en Tai-ki, leur principe commun ; mais, pour que la
manifestation puisse se produire, il faut que l’Être se polarise effectivement en
Essence et Substance, ce qui peut être décrit comme une « séparation » de ces deux
termes complémentaires qui sont représentés comme le Ciel et la Terre, puisque c’est
entre eux, ou dans leur « intervalle », s’il est permis de s’exprimer ainsi, que doit se
situer la manifestation elle-même4. Dès lors, leur communication ne pourra s’établir

1
On peut aussi voir dans ces mêmes paroles, au point de vue proprement initiatique, une indication très nette
de la double réalisation « ascendante » et « descendante » ; mais c’est là encore un point que nous ne pouvons songer à
développer présentement.
2
À ce propos, nous ferons remarquer incidemment que, la descente des influences célestes étant souvent
symbolisée par la pluie, il est facile de comprendre quel est en réalité le sens profond des rites qui ont pour but apparent
de « faire la pluie » ; ce sens est évidemment tout à fait indépendant de l’application « magique » qu’y voit uniquement
le vulgaire, et qu’il ne s’agit d’ailleurs pas de nier, mais seulement de réduire à sa juste valeur de contingence d’ordre
très inférieur. Ŕ Il est intéressant de noter que ce symbolisme de la pluie a été conservé, à travers la tradition hébraïque,
jusque dans la liturgie catholique elle-même : « Rorate Cœli desuper, et nubes pluant Justum » (Isaïe, XLV, 8) ; le
« Juste » dont il s’agit ici peut être regardé comme le « médiateur » qui « redescend du Ciel en Terre », ou comme l’être
qui, ayant effectivement la pleine possession de sa nature céleste, apparaît en ce monde comme l’Avatâra.
3
Il est bien entendu que, quant au fond, l’accord s’étend à toutes les traditions sans exception ; mais nous
voulons dire que le mode même d’expression dont il s’agit ici n’est pas exclusivement propre à la seule tradition
extrême-orientale.
4
Ceci peut d’ailleurs s’appliquer analogiquement à des niveaux différents, suivant que l’on considère la
manifestation universelle tout entière, ou seulement un état particulier de manifestation, c’est-à-dire un monde, ou
même un cycle plus ou moins restreint dans l’existence de ce monde : dans tous les cas, il y aura toujours au point de
départ quelque chose qui correspondra, en un sens plus ou moins relatif, à la « séparation du Ciel et de la Terre ».

66
que suivant l’axe qui relie entre eux les centres de tous les états d’existence, en
multitude indéfinie, dont l’ensemble hiérarchisé constitue la manifestation
universelle, et qui s’étend ainsi d’un pôle à l’autre, c’est-à-dire précisément du Ciel à
la Terre, mesurant en quelque sorte leur distance, comme nous l’avons dit
précédemment, suivant le sens vertical qui marque la hiérarchie de ces états 5 . Le
centre de chaque état peut donc être considéré comme la trace de cet axe vertical sur
le plan horizontal qui représente géométriquement cet état ; et ce centre, qui est
proprement l’« Invariable Milieu » (Tchoung-young), est par là même le point unique
où s’opère, dans cet état, l’union des influences célestes et des influences terrestres,
en même temps qu’il est aussi le seul d’où est possible une communication directe
avec les autres états d’existence, celle-ci devant nécessairement s’effectuer suivant
l’axe lui-même. Or, en ce qui concerne notre état, le centre est le « lieu » normal de
l’homme, ce qui revient à dire que l’« homme véritable » est identifié à ce centre
même ; c’est donc en lui et par lui seul que s’effectue, pour cet état, l’union du Ciel et
de la Terre, et c’est pourquoi tout ce qui est manifesté dans ce même état procède et
dépend entièrement de lui, et n’existe en quelque sorte que comme une projection
extérieure et partielle de ses propres possibilités. C’est lui aussi dont l’« action de
présence » maintient et conserve l’existence de ce monde6, puisqu’il en est le centre,
et que, sans le centre, rien ne saurait avoir une existence effective ; c’est là, au fond,
la raison d’être des rites qui, dans toutes les traditions, affirment sous une forme
sensible l’intervention de l’homme pour le maintien de l’ordre cosmique, et qui ne
sont en somme qu’autant d’expressions plus ou moins particulières de la fonction de
« médiation » qui lui appartient essentiellement7.
Nombreux sont les symboles traditionnels qui représentent l’Homme, comme
terme moyen de la Grande Triade, placé entre le Ciel et la Terre et remplissant ainsi
son rôle de « médiateur » ; et, tout d’abord, nous ferons remarquer à ce sujet que telle
est la signification générale des trigrammes du Yi-king, dont les trois traits
correspondent respectivement aux trois termes de la Grande Triade : le trait supérieur
représente le Ciel, le trait médian l’Homme, et le trait inférieur la Terre ; nous aurons
d’ailleurs à y revenir un peu plus loin. Dans les hexagrammes, les deux trigrammes
superposés correspondent aussi respectivement tout entiers au Ciel et à la Terre ; ici,
le terme médian n’est plus figuré visiblement ; mais c’est l’ensemble même de
l’hexagramme qui, en tant qu’unissant les influences célestes et les influences
terrestres, exprime proprement la fonction du « médiateur ». À cet égard, un
rapprochement s’impose avec une des significations du « sceau de Salomon », qui
d’ailleurs est formé également de six traits, bien que disposés d’une façon différente :
dans ce cas, le triangle droit est la nature céleste et le triangle inversé la nature

5
Sur la signification de cet axe vertical, cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXIII.
6
Dans l’ésotérisme islamique, on dit d’un tel être qu’il « soutient le monde par sa seule respiration ».
7
Nous disons « expressions » en tant que ces rites représentent symboliquement la fonction dont il s’agit ; mais
il faut bien comprendre que, en même temps, c’est par l’accomplissement de ces mêmes rites que l’homme remplit
effectivement et consciemment cette fonction ; c’est là une conséquence immédiate de l’efficacité propre qui est
inhérente aux rites, et sur laquelle nous nous sommes suffisamment expliqué ailleurs pour n’avoir pas besoin d’y
insister de nouveau (voir Aperçus sur l’Initiation).

67
terrestre, et l’ensemble symbolise l’« Homme Universel » qui, unissant en lui ces
deux natures, est par là même le « médiateur » par excellence8.
Un autre symbole extrême-oriental assez généralement connu est celui de la
tortue, placée entre les deux parties supérieure et inférieure de son écaille comme
l’Homme entre le Ciel et la Terre ; et, dans cette représentation, la forme même de
ces deux parties n’est pas moins significative que leur situation : la partie supérieure,
qui « couvre » l’animal, correspond encore au Ciel par sa forme arrondie, et, de
même, la partie inférieure, qui le « supporte », correspond à la Terre par sa forme
plate9. L’écaille tout entière est donc une image de l’Univers10, et, entre ses deux
parties, la tortue elle-même représente naturellement le terme médian de la Grande
Triade, c’est-à-dire l’Homme ; au surplus, sa rétraction à l’intérieur de l’écaille
symbolise la concentration dans l’« état primordial », qui est l’état de l’« homme
véritable » ; et cette concentration est d’ailleurs la réalisation de la plénitude des
possibilités humaines, car, bien que le centre ne soit apparemment qu’un point sans
étendue, c’est pourtant ce point qui, principiellement, contient toutes choses en
réalité11, et c’est précisément pourquoi l’« homme véritable » contient en lui-même
tout ce qui est manifesté dans l’état d’existence au centre duquel il est identifié.
C’est par un symbolisme similaire à celui de la tortue que, comme nous l’avons
déjà indiqué incidemment ailleurs12, le vêtement des anciens princes, en Chine, devait
avoir une forme ronde par le haut (c’est-à-dire au col) et carrée par le bas, ces formes
étant celles qui représentent respectivement le Ciel et la Terre ; et nous pouvons noter
dès maintenant que ce symbole présente un rapport tout particulier avec celui, sur
lequel nous reviendrons un peu plus loin, qui place l’Homme entre l’équerre et le
compas, puisque ceux-ci sont les instruments qui servent respectivement à tracer le
carré et le cercle. On voit en outre, dans cette disposition du vêtement, que l’homme-
type, représenté par le prince, pour unir effectivement le Ciel et la Terre, était figuré
comme touchant le Ciel de sa tête, tandis que ses pieds reposaient sur la Terre ; c’est
là une considération que nous retrouverons tout à l’heure d’une façon encore plus
précise. Ajoutons que, si le vêtement du prince ou du souverain avait ainsi une
signification symbolique, il en était de même de toutes les actions de sa vie, qui
étaient exactement réglées selon les rites, ce qui faisait de lui, comme nous venons de
le dire, la représentation de l’homme-type en toutes circonstances ; d’ailleurs, à
l’origine, il devait être effectivement un « homme véritable », et, s’il ne put plus en
être toujours de même plus tard, en raison des conditions de dégénérescence
spirituelle croissante de l’humanité, il n’en continua pas moins invariablement, dans

8
En termes spécifiquement chrétiens, c’est l’union de la nature divine et de la nature humaine dans le Christ,
qui a bien effectivement ce caractère de « médiateur » par excellence (cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVIII). Ŕ La
conception de l’« Homme Universel » étend à la manifestation tout entière, par transposition analogique, ce rôle que
l’« homme véritable » exerce seulement, en fait, par rapport à un état particulier d’existence.
9
La surface plane, comme telle, est naturellement en rapport direct avec la ligne droite, élément du carré, l’une
et l’autre pouvant également se définir, d’une façon négative, par l’absence de courbure.
10
C’est pourquoi le diagramme appelé Lo-chou fut, dit-on, présenté à Yu le Grand par une tortue ; et c’est
aussi de là que dérive l’usage qui est fait de la tortue dans certaines applications spéciales des sciences traditionnelles,
notamment dans l’ordre « divinatoire ».
11
Sur les rapports du point et de l’étendue, cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XVI et XXIX.
12
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX.

68
l’exercice de sa fonction et indépendamment de ce qu’il pouvait être en lui-même, à
« incarner » en quelque sorte l’« homme véritable » et à en tenir rituellement la place,
et il le devait d’autant plus nécessairement que, comme on le verra mieux encore par
la suite, sa fonction était essentiellement celle du « médiateur »13.
Un exemple caractéristique de ces actions rituelles est la circumambulation de
l’Empereur dans le Ming-tang ; comme nous y reviendrons plus loin avec quelques
développements, nous nous contenterons, pour le moment, de dire que ce Ming-tang
était comme une image de l’Univers14 concentrée en quelque sorte en un lieu qui
représentait l’« Invariable Milieu » (et le fait même que l’Empereur résidait en ce lieu
faisait de lui la représentation de l’« homme véritable ») ; et il l’était à la fois sous le
double rapport de l’espace et du temps, car le symbolisme spatial des points
cardinaux y était mis en rapport direct avec le symbolisme temporel des saisons dans
le parcours du cycle annuel. Or le toit de cet édifice avait une forme arrondie, tandis
que sa base avait une forme carrée ou rectangulaire ; entre ce toit et cette base, qui
rappellent les deux parties supérieure et inférieure de l’écaille de la tortue,
l’Empereur représentait donc bien l’Homme entre le Ciel et la Terre. Cette
disposition constitue d’ailleurs un type architectural qui se retrouve d’une façon très
générale, avec la même valeur symbolique, dans un grand nombre de formes
traditionnelles différentes ; on peut s’en rendre compte par des exemples tels que
celui du stûpa bouddhique, celui de la qubbah islamique, et bien d’autres encore,
ainsi que nous aurons peut-être l’occasion de le montrer plus complètement dans
quelque autre étude, car ce sujet est de ceux qui ont une grande importance en ce qui
concerne le sens proprement initiatique du symbolisme constructif.
Nous citerons encore un autre symbole équivalent à celui-là sous le rapport que
nous envisageons présentement : c’est celui du chef dans son char ; celui-ci, en effet,
était construit sur le même « modèle cosmique » que les édifices traditionnels tels que
le Ming-tang, avec un dais circulaire représentant le Ciel et un plancher carré
représentant la Terre. Il faut ajouter que ce dais et ce plancher étaient reliés par un
mât, symbole axial15, dont une petite partie dépassait même le dais16, comme pour
marquer que le « faîte du Ciel » est en réalité au delà du Ciel lui-même ; et ce mât
était considéré comme mesurant symboliquement la hauteur de l’homme-type auquel
le chef était assimilé, hauteur donnée par des proportions numériques qui variaient
d’ailleurs suivant les conditions cycliques de l’époque. Ainsi, l’homme s’identifiait
lui-même à l’« Axe du Monde », afin de pouvoir relier effectivement le Ciel et la
Terre ; il faut dire d’ailleurs que cette identification avec l’axe, si elle est regardée

13
Nous avons déjà insisté en d’autres occasions sur la distinction qu’il faut faire, d’une façon générale, entre
une fonction traditionnelle et l’être qui la remplit, ce qui est attaché proprement à la première étant indépendant de ce
que le second vaut en lui-même et comme individu (voir notamment Aperçus sur l’Initiation, ch. XLV).
14
Comme la tortue au symbolisme de laquelle il était rattaché, ainsi que nous le verrons, par la figuration du
Lo-chou qui en fournissait le plan.
15
Cet axe n’est pas toujours représenté visiblement dans les édifices traditionnels que nous venons de
mentionner, mais, qu’il le soit ou non, il n’en joue pas moins un rôle capital dans leur construction, qui s’ordonne en
quelque sorte tout entière par rapport à lui.
16
Ce détail, qui se retrouve dans d’autres cas et notamment dans celui du stûpa, a beaucoup plus d’importance
qu’on ne pourrait le croire au premier abord, car, au point de vue initiatique, il se rapporte à la représentation
symbolique de la « sortie du Cosmos ».

69
comme pleinement effective, appartient plus proprement à l’« homme transcendant »,
tandis que l’« homme véritable » ne s’identifie effectivement qu’à un point de l’axe,
qui est le centre de son état, et virtuellement par là à l’axe lui-même ; mais cette
question des rapports de l’« homme transcendant » et de l’« homme véritable »
demande encore d’autres développements qui trouveront place dans la suite de cette
étude.

70
CHAPITRE XV
Ŕ
Entre l’équerre et le compas

Un point qui donne lieu à un rapprochement particulièrement remarquable


entre la tradition extrême-orientale et les traditions initiatiques occidentales, c’est
celui qui concerne le symbolisme du compas et de l’équerre : ceux-ci, comme nous
l’avons déjà indiqué, correspondent manifestement au cercle et au carré1, c’est-à-dire
aux figures géométriques qui représentent respectivement le Ciel et la Terre2. Dans le
symbolisme maçonnique, conformément à cette correspondance, le compas est
normalement placé en haut et l’équerre en bas 3 ; entre les deux est généralement
figurée l’Étoile flamboyante, qui est un symbole de l’Homme4, et plus précisément de
l’« homme régénéré »5, et qui complète ainsi la représentation de la Grande Triade.
De plus, il est dit qu’« un Maître Maçon se retrouve toujours entre l’équerre et le
compas », c’est-à-dire au « lieu » même où s’inscrit l’Étoile flamboyante, et qui est
proprement l’« Invariable Milieu »6 ; le Maître est donc assimilé par là à l’« homme
véritable », placé entre la Terre et le Ciel et exerçant la fonction de « médiateur » ; et
ceci est d’autant plus exact que, symboliquement et « virtuellement » tout au moins,
sinon effectivement, la Maîtrise représente l’achèvement des « petits mystères », dont
l’état de l’« homme véritable » est le terme même7 ; on voit que nous avons là un
symbolisme rigoureusement équivalent à celui que nous avons rencontré
précédemment, sous plusieurs formes différentes, dans la tradition extrême-orientale.

1
Nous ferons remarquer que, en anglais, le même mot square désigne à la fois l’équerre et le carré ; en chinois
également, le mot fang a les deux significations.
2
La façon dont le compas et l’équerre sont disposés l’un par rapport à l’autre, dans les trois degrés de la Craft
Masonry, montre les influences célestes dominées d’abord par les influences terrestres, puis s’en dégageant
graduellement et finissant par les dominer à leur tour.
3
Lorsque cette position est inversée, le symbole prend une signification particulière qui doit être rapprochée de
l’inversion du symbole alchimique du Soufre pour représenter l’accomplissement du « Grand Œuvre », ainsi que du
symbolisme de la 12e lame du Tarot.
4
L’Étoile flamboyante est une étoile à cinq branches, et 5 est le nombre du « microcosme » ; cette assimilation
est d’ailleurs expressément indiquée dans le cas où la figure même de l’homme est représentée dans l’étoile (la tête, les
bras et les jambes s’identifiant à ses cinq branches), comme on le voit notamment dans le pentagramme d’Agrippa.
5
Suivant un ancien rituel, « l’Étoile flamboyante est le symbole du Maçon (on pourrait dire plus généralement
de l’initié) resplendissant de lumière au milieu des ténèbres (du monde profane) ». Ŕ Il y a là une allusion évidente à ces
paroles de l’Évangile de saint Jean (I, 5) : « Et Lux in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehenderunt. »
6
Ce n’est donc pas sans raison que la Loge des Maîtres est appelée la « Chambre du Milieu ».
7
En rapport avec la formule maçonnique que nous venons de citer, on peut remarquer que l’expression
chinoise « sous le Ciel » (Tien-hia), que nous avons déjà mentionnée et qui désigne l’ensemble du Cosmos, est
susceptible de prendre, au point de vue proprement initiatique, un sens particulier, correspondant au « Temple du Saint-
Esprit, qui est partout », et où se réunissent les Rose-Croix, qui sont aussi les « hommes véritables » (cf. Aperçus sur
l’Initiation, ch. XXXVII et XXXVIII). Ŕ Nous rappellerons aussi à ce propos que « le Ciel couvre », et que précisément
les travaux maçonniques doivent s’effectuer « à couvert », la Loge étant d’ailleurs une image du Cosmos (cf. Le Roi du
Monde, ch. VII).

71
À propos de ce que nous venons de dire du caractère de la Maîtrise, nous
ferons incidemment une remarque : ce caractère, appartenant au dernier grade de la
Maçonnerie proprement dite, s’accorde bien avec le fait que, comme nous l’avons
indiqué ailleurs8, les initiations de métier et celles qui en sont dérivées se rapportent
proprement aux « petits mystères ». Il faut d’ailleurs ajouter que, dans ce qu’on
appelle les « hauts grades », et qui est formé d’éléments de provenances assez
diverses, il y a certaines références aux « grands mystères », parmi lesquelles il en est
au moins une qui se rattache directement à l’ancienne Maçonnerie opérative, ce qui
indique que celle-ci ouvrait tout au moins certaines perspectives sur ce qui est au delà
du terme des « petits mystères » : nous voulons parler de la distinction qui est faite,
dans la Maçonnerie anglo-saxonne, entre la Square Masonry et l’Arch Masonry. En
effet, dans le passage « from square to arch », ou, comme on disait d’une façon
équivalente dans la Maçonnerie française du XVIIIe siècle, « du triangle au cercle »9,
on retrouve l’opposition entre les figures carrées (ou plus généralement rectilignes) et
les figures circulaires, en tant qu’elles correspondent respectivement à la Terre et au
Ciel ; il ne peut donc s’agir là que d’un passage de l’état humain, représenté par la
Terre, aux états supra-humains, représentés par le Ciel (ou les Cieux)10, c’est-à-dire
d’un passage du domaine des « petits mystères » à celui des « grands mystères »11.
Pour revenir au rapprochement que nous signalions tout d’abord, nous devons
encore dire que, dans la tradition extrême-orientale, le compas et l’équerre ne sont
pas seulement supposés implicitement comme servant à tracer le cercle et le carré,
mais qu’ils y apparaissent eux-mêmes expressément dans certains cas, et notamment
comme attributs de Fo-hi et de Niu-koua, ainsi que nous l’avons déjà signalé en une
autre occasion12 ; mais nous n’avons pas tenu compte alors d’une particularité qui, à
première vue, peut sembler une anomalie à cet égard, et qu’il nous reste à expliquer
maintenant. En effet, le compas, symbole « céleste », donc yang ou masculin,
appartient proprement à Fo-hi, et l’équerre, symbole « terrestre », donc yin ou
féminin, à Niu-koua ; mais, quand ils sont représentés ensemble et unis par leurs
queues de serpents (correspondant ainsi exactement aux deux serpents du caducée),
c’est au contraire Fo-hi qui porte l’équerre et Niu-koua le compas13. Ceci s’explique

8
Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXIX.
9
Le triangle tient ici la place du carré, étant comme lui une figure rectiligne, et cela ne change rien au
symbolisme dont il s’agit.
10
En toute rigueur, il ne s’agit pas ici des termes mêmes qui sont ainsi désignés dans la Grande Triade, mais de
quelque chose qui y correspond à un certain niveau et qui est compris à l’intérieur de l’Univers manifesté, comme dans
le cas du Tribhuvana, mais avec cette différence que la Terre, en tant qu’elle représente l’état humain dans son
intégralité, doit être regardée comme comprenant à la fois la Terre et l’Atmosphère ou « région intermédiaire » du
Tribhuvana.
11
La voûte céleste est la véritable « voûte de perfection » à laquelle il est fait allusion dans certains grades de
la Maçonnerie écossaise ; nous espérons d’ailleurs pouvoir développer dans une autre étude les considérations de
symbolisme architectural qui se rapportent à cette question.
12
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX.
13
Par contre, une telle interversion des attributs n’existe pas dans la figuration du Rebis hermétique, où le
compas est tenu par la moitié masculine, associée au Soleil, et l’équerre par la moitié féminine, associée à la Lune. Ŕ Au
sujet des correspondances du Soleil et de la Lune, on pourra se reporter ici à ce que nous avons dit dans une note
précédente à propos des nombres 10 et 12, et aussi, d’autre part, aux paroles de la Table d’Émeraude : « Le Soleil est
son père, la Lune est sa mère », qui se rapportent précisément au Rebis ou à l’« Androgyne », celui-ci étant la « chose
unique » en laquelle sont rassemblées les « vertus du Ciel et de la Terre » (unique en effet en son essence, bien que

72
en réalité par un échange comparable à celui dont il a été question plus haut en ce qui
concerne les nombres « célestes » et « terrestres », échange que l’on peut, en pareil
cas, qualifier très proprement de « hiérogamique »14 ; on ne voit pas comment, sans
un tel échange, le compas pourrait appartenir à Niu-koua, d’autant plus que les
actions qui lui sont attribuées la représentent comme exerçant surtout la fonction
d’assurer la stabilité du monde15, fonction qui se rapporte bien au côté « substantiel »
de la manifestation, et que la stabilité est exprimée dans le symbolisme géométrique
par la forme cubique16. Par contre, en un certain sens, l’équerre appartient bien à Fo-
hi en tant que « Seigneur de la Terre », qu’elle lui sert à mesurer17, et, sous cet aspect,
il correspond, dans le symbolisme maçonnique, au « Vénérable Maître qui gouverne
par l’équerre » (the Worshipful Master who rules by the square)18 ; mais, s’il en est
ainsi, c’est que, en lui-même et non plus dans sa relation avec Niu-koua, il est yin-
yang comme étant réintégré dans l’état et la nature de l’« homme primordial ». Sous
ce nouveau rapport, l’équerre elle-même prend une autre signification, car, du fait
qu’elle est formée de deux branches rectangulaires, on peut alors la regarder comme
la réunion de l’horizontale et de la verticale, qui, dans un de leurs sens, correspondent
respectivement, ainsi que nous l’avons vu précédemment, à la Terre et au Ciel, aussi
bien qu’au yin et au yang dans toutes leurs applications ; et c’est d’ailleurs ainsi que,
dans le symbolisme maçonnique encore, l’équerre du Vénérable est considérée en
effet comme l’union ou la synthèse du niveau et de la perpendiculaire19.
Nous ajouterons une dernière remarque en ce qui concerne la figuration de Fo-
hi et de Niu-koua : le premier y est placé à gauche et la seconde à droite20, ce qui
correspond bien à la prééminence que la tradition extrême-orientale attribue le plus
habituellement à la gauche sur la droite, et dont nous avons donné l’explication plus
haut21. En même temps, Fo-hi tient l’équerre de la main gauche, et Niu-koua tient le

double, res bina, quant à ses aspects extérieurs, comme la force cosmique dont nous avons parlé plus haut et que
rappellent symboliquement les queues de serpents dans la représentation de Fo-hi et de Niu-koua).
14
M. Granet reconnaît expressément cet échange pour le compas et l’équerre (La Pensée chinoise, p. 363)
aussi bien que pour les nombres impairs et pairs ; cela aurait dû lui éviter la fâcheuse erreur de qualifier le compas
d’« emblème féminin » comme il le fait par ailleurs (note de la p. 267).
15
Voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXV.
16
De l’interversion des attributs entre Fo-hi et Niu-koua, on peut rapprocher le fait que, dans les 3e et 4e lames
du Tarot, un symbolisme céleste (étoiles) est attribué à l’Impératrice et un symbolisme terrestre (pierre cubique) à
l’Empereur ; en outre, numériquement et par le rang de ces deux lames, l’Impératrice se trouve être en correspondance
avec 3, nombre impair, et l’Empereur avec 4, nombre pair, ce qui reproduit encore la même interversion.
17
Nous reviendrons un peu plus loin sur cette mesure de la Terre, à propos de la disposition du Ming-tang.
18
L’Empire organisé et régi par Fo-hi et ses successeurs était constitué de façon à être, comme la Loge dans la
Maçonnerie, une image du Cosmos dans son ensemble.
19
Le niveau et la perpendiculaire sont les attributs respectifs des deux Surveillants (Wardens), et sont mis par
là en relation directe avec les deux termes du complémentarisme représenté par les deux colonnes du Temple de
Salomon. Ŕ Il convient de remarquer encore que, tandis que l’équerre de Fo-hi semble être à branches égales, celle du
Vénérable doit au contraire régulièrement avoir des branches inégales ; cette différence peut correspondre, d’une façon
générale, à celle des formes du carré et d’un rectangle plus ou moins allongé ; mais, en outre, l’inégalité des branches de
l’équerre se réfère plus précisément à un « secret » de Maçonnerie opérative concernant la formation du triangle
rectangle dont les côtés sont respectivement proportionnels aux nombres 3, 4 et 5, triangle dont nous retrouverons
d’ailleurs le symbolisme dans la suite de cette étude.
20
Dans ce cas, il s’agit naturellement de la droite et de la gauche des personnages eux-mêmes, et non pas de
celles du spectateur.
21
Dans la figure du Rebis, la moitié masculine est au contraire à droite et la moitié féminine à gauche ; cette
figure n’a d’ailleurs que deux mains, dont la droite tient le compas et la gauche l’équerre.

73
compas de la main droite ; ici, en raison de la signification respective du compas et de
l’équerre eux-mêmes, il faut se souvenir de ces paroles que nous avons déjà
rapportées : « La Voie du Ciel préfère la droite, la Voie de la Terre préfère la
gauche »22. On voit donc très nettement, dans un exemple comme celui-là, que le
symbolisme traditionnel est toujours parfaitement cohérent, mais aussi qu’il ne
saurait se prêter à aucune « systématisation » plus ou moins étroite, puisqu’il doit
répondre à la multitude des points de vue divers sous lesquels les choses peuvent être
envisagées, et que c’est par là qu’il ouvre des possibilités de conception réellement
illimitées.

22
Tcheou-li.

74
CHAPITRE XVI
Ŕ
Le Ming-tang

Fig. 16

Vers la fin du troisième millénaire avant l’ère chrétienne, la Chine était divisée
en neuf provinces1, suivant la disposition géométrique figurée ci-contre (fig. 16) : une
au centre, huit aux quatre points cardinaux et aux quatre points intermédiaires. Cette
division est attribuée à Yu le Grand (Ta-Yu)2, qui, dit-on, parcourut le monde pour
« mesurer la Terre » ; et, cette mesure s’effectuant suivant la forme carrée, on voit ici
l’usage de l’équerre attribuée à l’Empereur comme « Seigneur de la Terre » 3 . La
division en neuf lui fut inspirée par le diagramme appelé Lo-chou ou « Écrit du Lac »
qui, suivant la « légende », lui avait été apporté par une tortue4 et dans lequel les neuf
premiers nombres sont disposés de façon à former ce qu’on appelle un « carré
magique »5 ; par là, cette division faisait de l’Empire une image de l’Univers6. Dans

1
Le territoire de la Chine semble avoir été compris alors entre le Fleuve Jaune et le Fleuve Bleu.
2
Il est au moins curieux de constater la ressemblance singulière qui existe entre le nom et l’épithète de Yu le
Grand et ceux du Hu Gadarn de la tradition celtique ; faut-il en conclure qu’il y a là comme des « localisations »
ultérieures et particularisées d’un même « prototype » qui remonterait beaucoup plus loin, et peut-être jusqu’à la
Tradition primordiale elle-même ? Ce rapprochement n’est d’ailleurs pas plus extraordinaire que ce que nous avons
rapporté ailleurs au sujet de l’« île des quatre Maîtres » visitée par l’Empereur Yao, dont précisément Yu le Grand fut
tout d’abord le ministre (Le Roi du Monde, ch. IX).
3
Cette équerre est à branches égales, comme nous l’avons dit, parce que la forme de l’Empire et celle de ses
divisions étaient considérées comme des carrés parfaits.
4
L’autre diagramme traditionnel, appelé Ho-tou ou « Tableau du Fleuve », et dans lequel les nombres sont
disposés en « croisée », est rapporté à Fo-hi et au dragon comme le Lo-chou l’est à Yu le Grand et à la tortue.
5
Nous sommes obligé de conserver cette dénomination parce que nous n’en avons pas de meilleure à notre
disposition, mais elle a l’inconvénient de n’indiquer qu’un usage très spécial (en connexion avec la fabrication des
talismans) des carrés numériques de ce genre, dont la propriété essentielle est que les nombres contenus dans toutes les
lignes verticales et horizontales, ainsi que dans les deux diagonales, donnent toujours la même somme ; dans le cas
considéré ici, cette somme est égale à 15.
6
Si, au lieu des nombres, on place le symbole yin-yang (fig. 9) au centre et les huit koua ou trigrammes dans
les autres régions, on a, sous une forme carrée ou « terrestre », l’équivalent du tableau de forme circulaire ou « céleste »

75
ce « carré magique », le centre est occupé par le nombre 5, qui est lui-même le
« milieu » des neuf premiers nombres7, et qui est effectivement, comme on l’a vu
plus haut, le nombre « central » de la Terre, de même que 6 est le nombre « central »
du Ciel8 ; la province centrale, correspondant à ce nombre, et où résidait l’Empereur,
était appelée « Royaume du Milieu » (Tchoung-kouo) 9 , et c’est de là que cette
dénomination aurait été, par la suite, étendue à la Chine tout entière. Il peut d’ailleurs,
à vrai dire, y avoir quelque doute sur ce dernier point, car, de même que le
« Royaume du Milieu » occupait dans l’Empire une position centrale, l’Empire lui-
même, dans son ensemble, pouvait être conçu dès l’origine comme occupant dans le
monde une semblable position ; et cela paraît bien résulter du fait même qu’il était
constitué de façon à former, comme nous l’avons dit tout à l’heure, une image de
l’Univers. En effet, la signification fondamentale de ce fait, c’est que tout est contenu
en réalité dans le centre, de sorte qu’on doit y retrouver, d’une certaine façon et en
« archétype », si l’on peut s’exprimer ainsi, tout ce qui se trouve dans l’ensemble de
l’Univers ; il pouvait donc y avoir ainsi, à une échelle de plus en plus réduite, toute
une série d’images semblables 10 disposées concentriquement, et aboutissant
finalement au point central même où résidait l’Empereur 11 , qui, ainsi que nous
l’avons dit précédemment, occupait la place de l’« homme véritable » et en
remplissait la fonction comme « médiateur » entre le Ciel et la Terre12.
Il ne faut d’ailleurs pas s’étonner de cette situation « centrale » attribuée à
l’Empire chinois par rapport au monde entier ; en fait, il en fut toujours de même
pour toute contrée où était établi le centre spirituel d’une tradition. Ce centre, en effet,
était une émanation ou un reflet du centre spirituel suprême, c’est-à-dire du centre de
la Tradition primordiale dont toutes les formes traditionnelles régulières sont dérivées
par adaptation à des circonstances particulières de temps et de lieux, et, par
conséquent, il était constitué à l’image de ce centre suprême auquel il s’identifiait en
quelque sorte virtuellement13. C’est pourquoi la contrée elle-même qui possédait un
tel centre spirituel, quelle qu’elle fût, était par là même une « Terre Sainte », et,
comme telle, était désignée symboliquement par des appellations telles que celles de

où les koua sont rangés habituellement, soit suivant la disposition du « Ciel antérieur » (Sien-tien), attribuée à Fo-hi,
soit suivant celle du « Ciel postérieur » (Keou-tien), attribuée à Wen-wang.
7
Le produit de 5 par 9 donne 45, qui est la somme de l’ensemble des neuf nombres contenus dans le carré et
dont il est le « milieu ».
8
Nous rappelons à ce propos que 5 + 6 = 11 exprime l’« union centrale du Ciel et de la Terre ». Ŕ Dans le
carré, les couples de nombres opposés ont tous pour somme 10 = 5 × 2. Il y a lieu de remarquer encore que les nombres
impairs ou yang sont placés au milieu des côtés (points cardinaux), formant une croix (aspect dynamique), et que les
nombres pairs ou yin sont placés aux angles (points intermédiaires), délimitant le carré lui-même (aspect statique).
9
Cf. le royaume de Mide ou du « Milieu » dans l’ancienne Irlande ; mais celui-ci était entouré seulement de
quatre autres royaumes correspondant aux quatre points cardinaux (Le Roi du Monde, ch. IX).
10
Ce mot doit être pris ici au sens précis qu’a en géométrie le terme de « figures semblables ».
11
Ce point était, non pas précisément centrum in trigono centri, suivant une formule connue dans les initiations
occidentales, mais, d’une façon équivalente, centrum in quadrato centri.
12
On peut trouver d’autres exemples traditionnels d’une semblable « concentration » par degrés successifs, et
nous en avons donné ailleurs un qui appartient à la Kabbale hébraïque : « Le Tabernacle de la Sainteté de Jehovah, la
résidence de la Shekinah, est le Saint des Saints qui est le cœur du Temple, qui est lui-même le centre de Sion
(Jérusalem), comme la sainte Sion est le centre de la Terre d’Israël, comme la Terre d’Israël est le centre du monde »
(cf. Le Roi du Monde, ch. VI).
13
Voir Le Roi du Monde, et aussi Aperçus sur l’Initiation, ch. X.

76
« Centre du Monde » ou de « Cœur du Monde », ce qu’elle était en effet pour ceux
qui appartenaient à la tradition dont elle était le siège, et à qui la communication avec
le centre spirituel suprême était possible à travers le centre secondaire correspondant
à cette tradition 14 . Le lieu où ce centre était établi était destiné à être, suivant le
langage de la Kabbale hébraïque, le lieu de manifestation de la Shekinah ou
« présence divine »15, c’est-à-dire, en termes extrême-orientaux, le point où se reflète
directement l’« Activité du Ciel », et qui est proprement, comme nous l’avons vu,
l’« Invariable Milieu », déterminé par la rencontre de l’« Axe du Monde » avec le
domaine des possibilités humaines16 ; et ce qu’il est particulièrement important de
noter à cet égard, c’est que la Shekinah était toujours représentée comme
« Lumière », de même que l’« Axe du Monde » était, ainsi que nous l’avons déjà
indiqué, assimilé symboliquement à un « rayon lumineux ».
Nous avons dit tout à l’heure que, comme l’Empire chinois représentait dans
son ensemble, par la façon dont il était constitué et divisé, une image de l’Univers,
une image semblable devait se trouver dans le lieu central qui était la résidence de
l’Empereur, et il en était effectivement ainsi : c’était le Ming-tang, que certains
sinologues, ne voyant que son caractère le plus extérieur, ont appelé la « Maison du
Calendrier », mais dont la désignation, en réalité, signifie littéralement « Temple de
la Lumière », ce qui se rattache immédiatement à la remarque que nous venons de
faire en dernier lieu 17 . Le caractère ming est composé des deux caractères qui
représentent le Soleil et la Lune ; il exprime ainsi la lumière dans sa manifestation
totale, sous ses deux modalités directe et réfléchie tout à la fois, car, bien que la
lumière en elle-même soit essentiellement yang, elle doit, pour se manifester, revêtir,
comme toutes choses, deux aspects complémentaires qui sont yang et yin l’un par

14
Nous avons donné tout à l’heure un exemple d’une telle identification avec le « Centre du Monde » en ce qui
concerne la Terre d’Israël ; on peut citer aussi, entre autres, celui de l’ancienne Égypte : suivant Plutarque, « les
Égyptiens donnent à leur contrée le nom de Chêmia (Kêmi ou « terre noire », d’où est venue la désignation de
l’alchimie), et la comparent à un cœur » (Isis et Osiris, 33 ; traduction Mario Meunier, p. 116) ; cette comparaison,
quelles que soient les raisons géographiques ou autres qui aient pu en être données exotériquement, ne se justifie en
réalité que par une assimilation au véritable « Cœur du Monde ».
15
Voir Le Roi du Monde, ch. III, et Le Symbolisme de la Croix, ch. VII. Ŕ C’est là ce qu’était le Temple de
Jérusalem pour la tradition hébraïque, et c’est pourquoi le Tabernacle ou le Saint des Saints était appelé mishkan ou
« habitacle divin » ; le Grand-Prêtre seul pouvait y pénétrer pour remplir, comme l’Empereur en Chine, la fonction de
« médiateur ».
16
La détermination d’un lieu susceptible de correspondre effectivement à cet « Invariable Milieu » relevait
essentiellement de la science traditionnelle que nous avons déjà désignée en d’autres occasions sous le nom de
« géographie sacrée ».
17
Il y a lieu de rapprocher le sens de cette désignation du Ming-tang de la signification identique qui est
incluse dans le mot « Loge », ainsi que nous l’avons indiqué ailleurs (Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVI), d’où
l’expression maçonnique de « lieu très éclairé et très régulier » (cf. Le Roi du Monde, ch. III). D’ailleurs, le Ming-tang
et la Loge sont l’un et l’autre des images du Cosmos (Loka, au sens étymologique de ce terme sanscrit), considéré
comme le domaine ou le « champ » de manifestation de la Lumière (cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des
Temps, ch. III). Ŕ Il faut encore ajouter ici que le Ming-tang est figuré dans les locaux d’initiation de la Tien-ti-houei (cf.
B. Favre, Les Sociétés secrètes en Chine, pp. 138-139 et 170) ; une des devises principales de celle-ci est : « Détruire
l’obscurité (tsing), restaurer la lumière (ming) », de même que les Maîtres Maçons doivent travailler à « répandre la
lumière et rassembler ce qui est épars » ; l’application qui en a été faite dans les temps modernes aux dynasties Ming et
Tsing, par « homophonie », ne représente qu’un but contingent et temporaire assigné à certaines des « émanations »
extérieures de cette organisation, travaillant dans le domaine des activités sociales et même politiques.

77
rapport à l’autre, et qui correspondent respectivement au Soleil et à la Lune 18 ,
puisque, dans le domaine de la manifestation, le yang n’est jamais sans le yin ni le yin
sans le yang19.
Le plan du Ming-tang était conforme à celui que nous avons donné plus haut
pour la division de l’Empire (fig. 16), c’est-à-dire qu’il comprenait neuf salles
disposées exactement comme les neuf provinces ; seulement, le Ming-tang et ses
salles, au lieu d’être des carrés parfaits, furent des rectangles plus ou moins allongés,
le rapport des côtés de ces rectangles variant suivant les différentes dynasties, comme
la mesure de la hauteur du mât du char dont nous avons parlé précédemment, en
raison de la différence des périodes cycliques avec lesquelles ces dynasties étaient
mises en correspondance ; nous n’entrerons pas ici dans les détails à ce sujet, car le
principe seul nous importe présentement20. Le Ming-tang avait douze ouvertures sur
l’extérieur, trois sur chacun de ses quatre côtés, de sorte que, tandis que les salles du
milieu des côtés n’avaient qu’une seule ouverture, les salles d’angle en avaient deux
chacune ; et ces douze ouvertures correspondaient aux douze mois de l’année : celles
de la façade orientale aux trois mois de printemps, celles de la façade méridionale aux
trois mois d’été, celles de la façade occidentale aux trois mois d’automne, et celles de
la façade septentrionale aux trois mois d’hiver. Ces douze ouvertures formaient donc
un Zodiaque 21 ; elles correspondaient ainsi exactement aux douze portes de la
« Jérusalem céleste » telle qu’elle est décrite dans l’Apocalypse22 et qui est aussi à la
fois le « Centre du Monde » et une image de l’Univers sous le double rapport spatial
et temporel23.
L’Empereur accomplissait dans le Ming-tang, au cours du cycle annuel, une
circumambulation dans le sens « solaire » (voir fig. 14), se plaçant successivement à
douze stations correspondant aux douze ouvertures, et où il promulguait les
ordonnances (yue-ling) convenant aux douze mois ; il s’identifiait ainsi
successivement aux « douze soleils », qui sont les douze âdityas de la tradition
hindoue, et aussi les « douze fruits de l’Arbre de Vie » dans le symbolisme

18
Ce sont, dans la tradition hindoue, les deux yeux de Vaishwânara, qui sont respectivement en relation avec
les deux courants subtils de la droite et de la gauche, c’est-à-dire avec les deux aspects yang et yin de la force cosmique
dont nous avons parlé plus haut (cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XIII et XXI) ; la tradition extrême-
orientale les désigne aussi comme l’« œil du jour » et l’« œil de la nuit », et il est à peine besoin de faire remarquer que
le jour est yang et la nuit yin.
19
Nous nous sommes déjà amplement expliqué ailleurs sur la signification proprement initiatique de la
« Lumière » (Aperçus sur l’Initiation, notamment ch. IV, XLVI et XLVII) ; à propos de la Lumière et de sa
manifestation « centrale », nous rappellerons aussi ici ce qui a été indiqué plus haut au sujet du symbolisme de l’Étoile
flamboyante, représentant l’homme régénéré résidant dans le « Milieu » et placé entre l’équerre et le compas qui,
comme la base et le toit du Ming-tang, correspondent respectivement à la Terre et au Ciel.
20
Pour ces détails, on pourra voir M. Granet, La Pensée chinoise, pp. 250-275. Ŕ La délimitation rituelle d’une
aire telle que celle du Ming-tang constituait proprement la détermination d’un templum au sens primitif et étymologique
de ce mot (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XVII).
21
Cette disposition en carré représente, à proprement parler, une projection terrestre du Zodiaque céleste
disposé circulairement.
22
Cf. Le Roi du Monde, ch. XI, et Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XX. Ŕ Le plan de la
« Jérusalem céleste » est également carré.
23
Le temps est d’ailleurs « changé en espace » à la fin du cycle, de sorte que toutes ses phases doivent être
alors envisagées en simultanéité (voir Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXIII).

78
apocalyptique24. Cette circumambulation s’effectuait toujours avec retour au centre,
marquant le milieu de l’année 25 , de même que, lorsqu’il visitait l’Empire, il
parcourait les provinces dans un ordre correspondant et revenait ensuite à sa
résidence centrale, et de même aussi que, suivant le symbolisme extrême-oriental, le
Soleil, après le parcours d’une période cyclique (qu’il s’agisse d’un jour, d’un mois
ou d’une année), revient se reposer sur son arbre, qui, comme l’« Arbre de Vie »
placé au centre du « Paradis terrestre » et de la « Jérusalem céleste », est une
figuration de l’« Axe du Monde ». On doit voir assez clairement que, en tout cela,
l’Empereur apparaissait proprement comme le « régulateur » de l’ordre cosmique
même, ce qui suppose d’ailleurs l’union, en lui ou par son moyen, des influences
célestes et des influences terrestres, qui, ainsi que nous l’avons déjà indiqué plus
haut, correspondent aussi respectivement, d’une certaine façon, aux déterminations
temporelles et spatiales que la constitution du Ming-tang mettait en rapport direct les
unes avec les autres.

24
Cf. Le Roi du Monde, ch. IV et XI, et Le Symbolisme de la Croix, ch. IX.
25
Ce milieu de l’année se situait à l’équinoxe d’automne quand l’année commençait à l’équinoxe de
printemps, comme il en fut généralement dans la tradition extrême-orientale (bien qu’il y ait eu à cet égard, à certaines
époques, des changements qui ont dû correspondre aux changements d’orientation dont nous avons parlé plus haut), ce
qui est d’ailleurs normal en raison de la localisation géographique de cette tradition, puisque l’Orient correspond au
printemps ; nous rappelons à ce propos que l’axe Est-Ouest est un axe équinoxial, tandis que l’axe Nord-Sud est un axe
solsticial.

79
CHAPITRE XVII
Ŕ
Le Wang ou le Roi-Pontife

Fig. 17

Il nous reste encore d’autres considérations à développer pour achever de faire


comprendre ce qu’est dans la tradition extrême-orientale la fonction royale, ou du
moins ce qu’on a l’habitude de traduire ainsi, mais d’une façon qui est notoirement
insuffisante, car, si le Wang est bien effectivement le Roi, au sens propre de ce mot, il
est autre chose aussi en même temps. Cela résulte d’ailleurs du symbolisme même du
caractère wang (fig. 17), qui est composé de trois traits horizontaux figurant
respectivement, comme ceux des trigrammes dont nous avons parlé plus haut, le Ciel,
l’Homme et la Terre, et unis en outre, en leur milieu, par un trait vertical, car, disent
les étymologistes, « la fonction du Roi est d’unir », par quoi il faut entendre avant
tout, en raison de la position même du trait vertical, unir le Ciel et la Terre. Ce que ce
caractère désigne proprement, c’est donc l’Homme en tant que terme médian de la
Grande Triade, et envisagé spécialement dans son rôle de « médiateur » ; nous
ajouterons, pour plus de précision encore, que l’Homme ne doit pas être considéré ici
seulement comme l’« homme primordial », mais bien comme l’« Homme Universel »
lui-même, car le trait vertical n’est autre que l’axe qui unit effectivement entre eux
tous les états d’existence, tandis que le centre où se situe l’« homme primordial », et
qui est marqué dans le caractère par le point de rencontre du trait vertical avec le trait
médian horizontal, au milieu de celui-ci, ne se rapporte qu’à un seul état, qui est l’état
individuel humain 1 ; au surplus, la partie du caractère qui se réfère proprement à

1
M. Granet paraît n’avoir rien compris aux rapports de l’axe et du centre, car il écrit : « La notion de centre est
loin d’être primitive ; elle s’est substituée à la notion d’axe » (La Pensée chinoise, p. 104). En réalité, les deux symboles
ont toujours coexisté, car ils ne sont nullement équivalents et ne peuvent par conséquent se substituer l’un à l’autre ;
c’est là un assez bel exemple des méprises auxquelles peut conduire le parti pris de vouloir tout envisager
« historiquement ».

80
l’Homme, comprenant le trait vertical et le trait médian horizontal (puisque les deux
traits supérieur et inférieur représentent le Ciel et la Terre), forme la croix, c’est-à-
dire le symbole même de l’« Homme Universel »2. D’autre part, cette identification
du Wang à l’« Homme Universel » se trouve encore confirmée par des textes tels que
ce passage de Lao-tseu : « La Voie est grande ; le Ciel est grand ; la Terre est grande ;
le Roi aussi est grand. Au milieu, il y a donc quatre grandes choses, mais le Roi est
seul visible »3.
Si donc le Wang est essentiellement l’« Homme Universel », celui qui le
représente et qui en remplit la fonction devrait, en principe tout au moins, être un
« homme transcendant », c’est-à-dire avoir réalisé le but final des « grands
mystères » ; et c’est comme tel qu’il peut, ainsi que nous l’avons déjà indiqué plus
haut, s’identifier effectivement à la « Voie Centrale » ou « Voie du Milieu »
(Tchoung-Tao), c’est-à-dire à l’axe même, que cet axe soit représenté par le mât du
char, par le pilier central du Ming-tang ou par tout autre symbole équivalent. Ayant
développé toutes ses possibilités aussi bien dans le sens vertical que dans le sens
horizontal, il est par là même le « Seigneur des trois mondes »4, qui peuvent aussi être
représentés par les trois traits horizontaux du caractère wang5 ; et il est encore, par
rapport au monde humain en particulier, l’« Homme Unique » qui synthétise en lui et
exprime intégralement l’Humanité (envisagée à la fois comme nature spécifique, au
point de vue cosmique, et comme collectivité des hommes, au point de vue social), de
même que l’Humanité, à son tour, synthétise en elle les « dix mille êtres », c’est-à-
dire la totalité des êtres de ce monde6. C’est pourquoi il est, comme nous l’avons vu,
le « régulateur » de l’ordre cosmique aussi bien que de l’ordre social7 ; et, quand il
remplit la fonction de « médiateur », ce sont en réalité tous les hommes qui la
remplissent en sa personne : aussi, en Chine, le Wang ou l’Empereur seul pouvait-il
accomplir les rites publics correspondant à cette fonction, et notamment offrir le
sacrifice au Ciel qui est le type même de ces rites, car c’est là que le rôle du
« médiateur » s’affirme de la façon la plus manifeste8.

2
C’est par cette croix que, pour cette raison, nous avons représenté le terme médian de la Triade dans la figure
6.
3
Tao-te-king, ch. XXV. Ŕ Remarquons en passant que ce texte suffirait à lui seul pour réfuter l’opinion de ceux
des orientalistes qui, prenant tout dans un sens « matériel » et confondant le symbole avec la chose symbolisée,
s’imaginent que le Ciel et la Terre de la tradition extrême-orientale ne sont pas autre chose que le ciel et la terre visibles.
4
Cf. Le Roi du Monde, ch. IV. Ŕ Si l’on veut noter à cet égard des points de comparaison entre diverses
traditions, on peut remarquer que c’est en cette qualité qu’Hermès, qui est d’ailleurs représenté comme « roi » et
« pontife » tout à la fois, est appelé trismegistos ou « trois fois très grand » ; on peut aussi rapprocher de cette
désignation celle de « trois fois puissant », employée dans les « grades de perfection » de la Maçonnerie écossaise, et
qui implique proprement la délégation d’un pouvoir devant s’exercer dans les trois mondes.
5
Il suffit pour cela d’un changement de point de vue correspondant à ce que nous avons expliqué
précédemment au sujet du Tribhuvana comparé à la Triade extrême-orientale.
6
On remarquera que la qualité de « Seigneur des trois mondes » correspond ici au sens vertical, et celle
d’« Homme Unique » au sens horizontal.
7
Le mot rex, « roi », exprime étymologiquement la fonction « régulatrice », mais appliquée d’ordinaire
uniquement au point de vue social.
8
En fait, le sacrifice au Ciel est offert aussi à l’intérieur des organisations initiatiques, mais, dès lors qu’il ne
s’agit pas là de rites publics, il n’y a en cela aucune « usurpation » ; aussi les empereurs, quand ils étaient eux-mêmes
des initiés, ne pouvaient avoir qu’une seule attitude, qui était d’ignorer officiellement ces sacrifices, et c’est ce qu’ils
firent en effet ; mais quand ils ne furent en réalité que de simples profanes, ils s’efforcèrent parfois de les interdire, plus
ou moins vainement d’ailleurs, parce qu’ils ne pouvaient comprendre que d’autres qu’eux étaient effectivement et

81
En tant que le Wang s’identifie à l’axe vertical, celui-ci est désigné comme la
« Voie Royale » (Wang-Tao) ; mais, d’autre part, ce même axe est aussi la « Voie du
Ciel » (Tien-Tao), comme on le voit par la figure dans laquelle la verticale et
l’horizontale représentent respectivement le Ciel et la Terre (fig. 7), de sorte que, en
définitive, la « Voie Royale » est identique à la « Voie du Ciel »9. D’ailleurs, le Wang
n’est réellement tel que s’il possède le « mandat du Ciel » (Tien-ming)10, en vertu
duquel il est reconnu légitimement comme son Fils (Tien-tseu)11 ; et ce mandat ne
peut être reçu que suivant l’axe envisagé dans le sens descendant, c’est-à-dire en sens
inverse et réciproque de celui dans lequel s’exercera la fonction « médiatrice »,
puisque c’est là la direction unique et invariable suivant laquelle s’exerce l’« Activité
du Ciel ». Or ceci suppose, sinon nécessairement la qualité d’« homme
transcendant », tout au moins celle d’« homme véritable », résidant effectivement
dans l’« Invariable Milieu », car c’est en ce point central seul que l’axe rencontre le
domaine de l’état humain12.
Cet axe est encore, suivant un symbolisme commun à la plupart des traditions,
le « pont » qui relie, soit la Terre au Ciel comme ici, soit l’état humain aux états
supra-individuels, ou encore le monde sensible au monde supra-sensible ; en tout
cela, en effet, c’est bien toujours de l’« Axe du Monde » qu’il s’agit, mais envisagé
dans sa totalité ou seulement dans quelqu’une de ses portions, plus ou moins étendue,
suivant le degré de plus ou moins grande universalité auquel ce symbolisme est pris
dans les différents cas ; on voit d’ailleurs par là que ce « pont » doit être conçu
comme essentiellement vertical 13 , et c’est là un point important sur lequel nous
reviendrons peut-être dans quelque autre étude. Sous cet aspect, le Wang apparaît
proprement comme le Pontifex, au sens rigoureusement étymologique de ce mot14 ;
plus précisément encore, du fait de son identification avec l’axe, il est à la fois « celui
qui fait le pont » et le « pont » lui-même ; et d’ailleurs on pourrait dire que ce
« pont », par lequel s’opère la communication avec les états supérieurs, et à travers
eux avec le Principe même, ne peut être vraiment établi que par celui qui s’y identifie

« personnellement » ce qu’eux-mêmes n’étaient que d’une façon symbolique et dans le seul exercice de la fonction
traditionnelle dont ils étaient investis.
9
À propos de la « Voie du Ciel », nous citerons ce texte du Yi-king : « Mettre debout la Voie du Ciel s’appelle
yin avec yang ; mettre debout la Voie de la Terre s’appelle mou (jeou) avec dur (jo) ; mettre debout la Voie de l’Homme
s’appelle humanité avec justice (ou bonté avec équité). » C’est, appliquée aux trois termes de la Grande Triade, la
neutralisation et l’unification des complémentaires, par laquelle s’obtient le retour à l’indistinction principielle. Ŕ Il est à
remarquer que les deux complémentaires qui se rapportent à l’Homme coïncident exactement avec les deux colonnes
latérales de l’arbre séphirothique de la Kabbale (Miséricorde et Rigueur).
10
Le mot ming, « mandat », est homophone de celui qui signifie « lumière », et aussi d’autres mots signifiant
« nom » et « destinée ». Ŕ « Le pouvoir du Souverain dérive de celui du Principe ; sa personne est choisie par le Ciel »
(Tchoang-tseu, ch. XII).
11
On se reportera ici à ce que nous avons exposé plus haut sur l’Homme comme « Fils du Ciel et de la Terre ».
12
On admet d’ailleurs que le « mandat du Ciel » peut n’être reçu directement que par le fondateur d’une
dynastie, qui le transmet ensuite à ses successeurs ; mais, s’il se produit une dégénérescence telle que ceux-ci viennent à
le perdre par défaut de « qualification », cette dynastie doit prendre fin et être remplacée par une autre ; il y a ainsi, dans
l’existence de chaque dynastie, une marche descendante qui, à son degré de localisation dans le temps et dans l’espace,
correspond d’une certaine façon à celle des grands cycles de l’humanité terrestre.
13
Cf. Eç-Çirâtul-mustaqîm dans la tradition islamique (voir Le Symbolisme de la Croix, ch. XXV) ; on peut
citer encore ici, entre autres exemples, le pont Chinvat du Mazdéisme.
14
Cf. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. IV.

82
lui-même d’une façon effective. C’est pourquoi nous pensons que l’expression de
« Roi-Pontife » est la seule qui puisse rendre convenablement le terme Wang, parce
qu’elle est la seule qui exprime complètement la fonction qu’il implique ; et l’on voit
ainsi que cette fonction présente un double aspect, car elle est à la fois, en réalité, une
fonction sacerdotale et une fonction royale15.
Ceci se comprend d’ailleurs facilement, car, si le Wang est, non pas même un
« homme transcendant » comme il doit l’être en principe, mais seulement un
« homme véritable », parvenu au terme des « petits mystères », il est, par la situation
« centrale » qu’il occupe dès lors effectivement, au delà de la distinction des deux
pouvoirs spirituel et temporel ; on pourrait même dire, en termes de symbolisme
« cyclique », qu’il est « antérieur » à cette distinction, puisqu’il est réintégré dans
l’« état primordial », où aucune fonction spéciale n’est encore différenciée mais qui
contient en lui les possibilités correspondant à toutes les fonctions par là même qu’il
est la plénitude intégrale de l’état humain16. Dans tous les cas, et même lorsqu’il n’est
plus que symboliquement l’« Homme Unique », ce qu’il représente, en vertu du
« mandat du Ciel » 17 , c’est la source même ou le principe commun de ces deux
pouvoirs, principe dont l’autorité spirituelle et la fonction sacerdotale dérivent
directement, et le pouvoir temporel et la fonction royale indirectement et par leur
intermédiaire ; ce principe peut en effet être dit proprement « céleste », et de là, par le
sacerdoce et la royauté, les influences spirituelles descendent graduellement, suivant
l’axe, d’abord au « monde intermédiaire », puis au monde terrestre lui-même18.
Ainsi, lorsque le Wang, ayant reçu le « mandat du Ciel » directement ou
indirectement, s’identifie à l’axe envisagé dans le sens ascendant, soit, dans le
premier cas, effectivement et par lui-même (et nous rappellerons ici les rites qui
représentent cette ascension et que nous avons mentionnés précédemment), soit, dans
le second cas, virtuellement et par l’accomplissement de sa fonction seulement (et il
est évident que, notamment, un rite tel que celui du sacrifice au Ciel agit dans une
direction « ascensionnelle »), il devient pour ainsi dire le « canal » par lequel les

15
On pourrait se demander pourquoi nous ne disons pas plutôt « Pontife-Roi », ce qui semblerait sans doute
plus logique à première vue, puisque la fonction « pontificale » ou sacerdotale est supérieure par sa nature à la fonction
royale, et qu’on marquerait ainsi sa prééminence en la désignant la première ; si nous préférons cependant dire « Roi-
Pontife », c’est que, en énonçant la fonction royale avant la fonction sacerdotale (ce qu’on fait d’ailleurs aussi
communément et sans même y penser quand on parle des « Rois-Mages »), nous suivons l’ordre traditionnel dont nous
avons parlé à propos du terme yin-yang, et qui consiste à exprimer l’« extérieur » avant l’« intérieur », car la fonction
royale est évidemment d’ordre plus extérieur que la fonction sacerdotale ; du reste, dans leurs rapports entre eux, le
sacerdoce est yang et la royauté yin, comme Ananda K. Coomaraswamy l’a fort bien montré dans son ouvrage Spiritual
Authority and Temporal Power in the Indian Theory of Government, et comme l’indique d’ailleurs, dans le symbolisme
des clefs, la position respectivement verticale et horizontale de celles qui représentent ces deux fonctions, ainsi que le
fait que la première est d’or, correspondant au Soleil, et la seconde d’argent, correspondant à la Lune.
16
Cf. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. I, et aussi, sur la « remontée » du cycle jusqu’à l’« état
primordial » dans les « petits mystères », Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXIX.
17
Il possède alors ce mandat par transmission, comme nous l’avons indiqué précédemment, et c’est ce qui lui
permet, dans l’exercice de sa fonction, de tenir la place de l’« homme véritable » et même de l’« homme transcendant »,
bien qu’il n’ait pas réalisé « personnellement » les états correspondants. Ŕ Il y a là quelque chose de comparable à la
transmission de l’influence spirituelle ou barakah dans les organisations initiatiques islamiques : par cette transmission,
un Khalîfah peut tenir la place du Sheikh et remplir valablement sa fonction, sans pourtant être parvenu effectivement
au même état spirituel que celui-ci.
18
Cf. Autorité spirituelle et pouvoir temporel, ch. IV.

83
influences descendent du Ciel vers la Terre 19 . On voit ici, dans l’action de ces
influences spirituelles, un double mouvement alternatif, ascendant et descendant tour
à tour, auquel correspond, dans l’ordre inférieur des influences psychiques ou
subtiles, le double courant de la force cosmique dont il a été question plus haut ; mais
il faut avoir bien soin de remarquer que, en ce qui concerne les influences spirituelles,
ce mouvement s’effectue suivant l’axe même ou la « Voie du Milieu », car, comme le
dit le Yi-king, « la Voie du Ciel est yin avec yang », les deux aspects complémentaires
étant alors indissolublement unis dans cette même direction « centrale », tandis que,
dans le domaine psychique qui est plus éloigné de l’ordre principiel, la différenciation
du yang et du yin détermine la production de deux courants distincts, représentés par
les divers symboles dont nous avons déjà parlé, et qui peuvent être décrits comme
occupant respectivement la « droite » et la « gauche » par rapport à la « Voie du
Milieu »20.

19
En parlant ici de « canal », nous faisons allusion à un symbolisme qui se rencontre expressément dans
différentes traditions ; nous rappellerons à cet égard, non seulement les nâdîs ou « canaux » par lesquels, suivant la
tradition hindoue, les courants de la force subtile circulent dans l’être humain, mais aussi et surtout, dans la Kabbale
hébraïque, les « canaux » de l’arbre séphirothique, par lesquels, précisément, les influences spirituelles se répandent et
se communiquent d’un monde à un autre.
20
La « Voie du Milieu » correspond, dans l’ordre « microcosmique », à l’artère subtile sushumnâ de la
tradition hindoue, qui aboutit au Brahma-randhra (représenté par le point où le mât du char sort du dais, ou le pilier
central du stûpa du dôme), et, dans l’ordre « macrocosmique », au « rayon solaire » appelé également sushumnâ et avec
lequel cette artère est en communication constante ; les deux courants contraires de la force cosmique ont pour
correspondance dans l’être humain, comme nous l’avons déjà dit, les deux nâdîs de droite et de gauche, idâ et pingalâ
(cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XX). Ŕ On pourra aussi faire un rapprochement avec la distinction
des deux « voies » tantriques de droite et de gauche dont nous avons parlé à propos du vajra, et qui, étant représentées
par une simple inclinaison du symbole axial dans un sens ou dans l’autre, apparaissent ainsi comme n’étant en réalité
que des spécifications secondaires de la « Voie du Milieu ».

84
CHAPITRE XVIII
Ŕ
L’homme véritable
et l’homme transcendant

Dans ce qui précède, nous avons parlé constamment de l’« homme véritable »
et de l’« homme transcendant », mais il nous faut encore apporter à cet égard
quelques précisions complémentaires ; et, tout d’abord, nous ferons remarquer que
l’« homme véritable » (tchenn-jen) a été lui-même appelé par certains « homme
transcendant », mais que cette désignation est plutôt impropre, puisqu’il est
seulement celui qui a atteint la plénitude de l’état humain, et que ne peut être dit
véritablement « transcendant » que ce qui est au delà de cet état. C’est pourquoi il
convient de réserver cette dénomination d’« homme transcendant » à celui qu’on a
appelé parfois « homme divin » ou « homme spirituel » (cheun-jen), c’est-à-dire à
celui qui, étant parvenu à la réalisation totale et à l’« Identité Suprême », n’est plus à
proprement parler un homme, au sens individuel de ce mot, puisqu’il a dépassé
l’humanité et est entièrement affranchi de ses conditions spécifiques1, aussi bien que
de toutes les autres conditions limitatives de quelque état d’existence que ce soit2.
Celui-là est donc devenu effectivement l’« Homme Universel », tandis qu’il n’en est
pas ainsi pour l’« homme véritable », qui est seulement identifié en fait à l’« homme
primordial » ; cependant, on peut dire que celui-ci est déjà tout au moins
virtuellement l’« Homme Universel », en ce sens que, dès lors qu’il n’a plus à
parcourir d’autres états en mode distinctif, puisqu’il est passé de la circonférence au
centre3, l’état humain devra nécessairement être pour lui l’état central de l’être total,
bien qu’il ne le soit pas encore d’une façon effective4.
L’« homme transcendant » et l’« homme véritable », correspondant
respectivement au terme des « grands mystères » et à celui des « petits mystères »,
sont les deux plus hauts degrés de la hiérarchie taoïste ; celle-ci comprend en outre
trois autres degrés inférieurs à ceux-là5, qui représentent naturellement des étapes

1
Nous renverrons ici à ce qui a été dit plus haut de l’espèce à propos des rapports de l’être et du milieu.
2
« Dans le corps d’un homme, il n’est plus un homme… Infiniment petit est ce par quoi il est encore un
homme (la « trace » dont nous parlerons plus loin), infiniment grand est ce par quoi il est un avec le Ciel » (Tchoang-
tseu, ch. V).
3
C’est ce que le Bouddhisme exprime par le terme anâgamî, c’est-à-dire « celui qui ne retourne pas » à un
autre état de manifestation (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXIX).
4
Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XXVIII.
5
Ces degrés se trouvent mentionnés notamment dans un texte taoïste datant du IV e ou Ve siècle de l’ère
chrétienne (Wen-tseu, VII, 18).

85
contenues dans le cours des « petits mystères »6, et qui sont, dans l’ordre descendant,
l’« homme de la Voie », c’est-à-dire celui qui est dans la Voie (Tao-jen), l’« homme
doué » (tcheu-jen), et enfin l’« homme sage » (cheng-jen), mais d’une « sagesse »
qui, tout en étant quelque chose de plus que la « science », n’est pourtant encore que
d’ordre extérieur. En effet, ce degré le plus bas de la hiérarchie taoïste coïncide avec
le degré le plus élevé de la hiérarchie confucianiste, établissant ainsi la continuité
entre elles, ce qui est conforme aux rapports normaux du Taoïsme et du
Confucianisme en tant qu’ils constituent respectivement le côté ésotérique et le côté
exotérique d’une même tradition : le premier a ainsi son point de départ là même où
s’arrête le second. La hiérarchie confucianiste, de son côté, comprend trois degrés,
qui sont, dans l’ordre ascendant, le « lettré » (cheu) 7 , le « savant » (hien) et le
« sage » (cheng) ; et il est dit : « Le cheu regarde (c’est-à-dire prend pour modèle) le
hien, le hien regarde le cheng, le cheng regarde le Ciel », car, du point-limite entre les
deux domaines exotérique et ésotérique où ce dernier se trouve placé, tout ce qui est
au-dessus de lui se confond en quelque sorte, dans sa « perspective », avec le Ciel lui-
même.
Ce dernier point est particulièrement important pour nous, parce qu’il nous
permet de comprendre comment il paraît se produire parfois une certaine confusion
entre le rôle de l’« homme transcendant » et celui de l’« homme véritable » : ce n’est
pas seulement, en effet, parce que, comme nous le disions tout à l’heure, ce dernier
est virtuellement ce que le premier est effectivement ni parce qu’il y a, entre les
« petits mystères » et les « grands mystères », une certaine correspondance que
représente, dans le symbolisme hermétique, l’analogie des opérations qui aboutissent
respectivement à l’« œuvre au blanc » et à l’« œuvre au rouge » ; il y a encore là
quelque chose de plus. C’est que le seul point de l’axe qui se situe dans le domaine de
l’état humain est le centre de cet état, de telle sorte que, pour qui n’est pas parvenu à
ce centre, l’axe lui-même n’est pas perceptible directement, mais seulement par ce
point qui est sa « trace » sur le plan représentatif de ce domaine ; cela revient, en
d’autres termes, à ce que nous avons déjà dit, qu’une communication directe avec les
états supérieurs de l’être, s’effectuant suivant l’axe, n’est possible que du centre
même ; pour le reste du domaine humain, il ne peut y avoir qu’une communication
indirecte, par une sorte de réfraction à partir de ce centre. Ainsi, d’une part, l’être qui
est établi au centre, sans s’être identifié à l’axe, peut jouer réellement, par rapport à
l’état humain, le rôle de « médiateur » que l’« Homme Universel » joue pour la
totalité des états ; et, d’autre part, celui qui a dépassé l’état humain, en s’élevant par
l’axe aux états supérieurs, est par là même « perdu de vue », si l’on peut s’exprimer
ainsi, pour tous ceux qui sont dans cet état et ne sont pas encore parvenus à son
centre, y compris ceux qui possèdent des degrés initiatiques effectifs, mais inférieurs
à celui de l’« homme véritable ». Ceux-là n’ont dès lors aucun moyen de distinguer
l’« homme transcendant » de l’« homme véritable », car, de l’état humain, l’« homme

6
On remarquera que, par contre, les étapes qui peuvent exister dans les « grands mystères » ne sont pas
énoncées distinctement, car elles sont proprement « indescriptibles » dans les termes du langage humain.
7
Dans ce degré est comprise toute la hiérarchie des fonctionnaires officiels, qui ne correspond ainsi qu’à ce
qu’il y a de plus extérieur dans l’ordre exotérique lui-même.

86
transcendant » ne peut être aperçu que par sa « trace »8, et cette « trace » est identique
à la figure de l’« homme véritable » ; de ce point de vue, l’un est donc réellement
indiscernable de l’autre.
Ainsi, aux yeux des hommes ordinaires, et même des initiés qui n’ont pas
achevé le cours des « petits mystères », non seulement l’« homme transcendant »,
mais aussi l’« homme véritable », apparaît comme le « mandataire » ou le
représentant du Ciel, qui se manifeste à eux à travers lui en quelque sorte, car son
action, ou plutôt son influence, par là même qu’elle est « centrale » (et ici l’axe ne se
distingue pas du centre qui en est la « trace »), imite l’« Activité du Ciel », ainsi que
nous l’avons déjà expliqué précédemment, et l’« incarne » pour ainsi dire à l’égard du
monde humain. Cette influence, étant « non-agissante », n’implique aucune action
extérieure : du centre, l’« Homme Unique », exerçant la fonction du « moteur
immobile », commande toutes choses sans intervenir en aucune, comme l’Empereur,
sans sortir du Ming-tang, ordonne toutes les régions de l’Empire et règle le cours du
cycle annuel, car « se concentrer dans le non-agir, c’est là la Voie du Ciel »9. « Les
anciens souverains, s’abstenant de toute action propre, laissaient le Ciel gouverner
par eux… Au faîte de l’Univers, le Principe influence le Ciel et la Terre, lesquels
transmettent à tous les êtres cette influence, qui, devenue dans le monde des hommes
bon gouvernement, fait éclore les talents et les capacités. En sens inverse, toute
prospérité vient du bon gouvernement, dont l’efficace dérive du Principe, par
l’intermédiaire du Ciel et de la Terre. C’est pourquoi, les anciens souverains ne
désirant rien, le monde était dans l’abondance10 ; ils n’agissaient pas, et toutes choses
se modifiaient suivant la norme 11 ; ils restaient abîmés dans leur méditation, et le
peuple se tenait dans l’ordre le plus parfait. C’est ce que l’adage antique résume
ainsi : pour celui qui s’unit à l’Unité, tout prospère ; à celui qui n’a aucun intérêt
propre, même les génies sont soumis »12.
On doit donc comprendre que, du point de vue humain, il n’y a aucune
distinction apparente entre l’« homme transcendant » et l’« homme véritable » (bien
qu’en réalité il n’y ait aucune commune mesure entre eux, non plus qu’entre l’axe et
un de ses points), puisque ce qui les différencie est précisément ce qui est au delà de
l’état humain, de sorte que, s’il se manifeste dans cet état (ou plutôt par rapport à cet
état, car il est évident que cette manifestation n’implique aucunement un « retour »
aux conditions limitatives de l’individualité humaine), l’« homme transcendant » ne
peut y apparaître autrement que comme un « homme véritable »13. Il n’en est pas
moins vrai, assurément, que, entre l’état total et inconditionné qui est celui de
l’« homme transcendant », identique à l’« Homme Universel », et un état conditionné

8
Cette « trace » est ce qu’on appellerait, en langage traditionnel occidental, vestigium pedis ; nous ne faisons
qu’indiquer ce point en passant, car il y a là tout un symbolisme qui demanderait encore d’amples développements.
9
Tchoang-tseu, ch. XI.
10
Il y a quelque chose de comparable à ceci dans la notion occidentale de l’Empereur suivant la conception de
Dante, qui voit dans la « cupidité » le vice initial de tout mauvais gouvernement (cf. notamment Convito, IV, 4).
11
De même, dans la tradition hindoue, le Chakravartî ou « monarque universel » est littéralement « celui qui
fait tourner la roue », sans participer lui-même à son mouvement.
12
Tchoang-tseu, ch. XII.
13
Ceci peut achever d’expliquer ce que nous avons dit ailleurs à propos des Çûfîs et des Rose-Croix (Aperçus
sur l’Initiation, ch. XXXVIII).

87
quelconque, individuel ou supra-individuel, si élevé qu’il puisse être, aucune
comparaison n’est possible lorsqu’on les envisage tels qu’ils sont vraiment en eux-
mêmes ; mais nous parlons seulement ici de ce que sont les apparences au point de
vue de l’état humain. Du reste, d’une façon plus générale et à tous les niveaux des
hiérarchies spirituelles, qui ne sont pas autre chose que les hiérarchies initiatiques
effectives, c’est seulement à travers le degré qui lui est immédiatement supérieur que
chaque degré peut percevoir tout ce qui est au-dessus de lui indistinctement et en
recevoir les influences ; et, naturellement, ceux qui ont atteint un certain degré
peuvent toujours, s’ils le veulent et s’il y a lieu, se « situer » à n’importe quel degré
inférieur à celui-là, sans être aucunement affectés par cette « descente » apparente,
puisqu’ils possèdent a fortiori et comme « par surcroît » tous les états
correspondants, qui en somme ne représentent plus pour eux qu’autant de
« fonctions » accidentelles et contingentes 14 . C’est ainsi que l’« homme
transcendant » peut remplir, dans le monde humain, la fonction qui est proprement
celle de l’« homme véritable », tandis que, d’autre part et inversement, l’« homme
véritable » est en quelque sorte, pour ce même monde, comme le représentant ou le
« substitut » de l’« homme transcendant ».

14
Cf. Les États multiples de l’être, ch. XIII. Ŕ « Dans toute constitution hiérarchique, les ordres supérieurs
possèdent la lumière et les facultés des ordres inférieurs, sans que ceux-ci aient réciproquement la perfection de ceux-
là » (saint Denys l’Aréopagite, De la Hiérarchie céleste, ch. V).

88
CHAPITRE XIX
Ŕ
Deus, Homo, Natura

Nous comparerons encore à la Grande Triade extrême-orientale un autre


ternaire, qui appartient originairement aux conceptions traditionnelles occidentales,
telles qu’elles existaient au moyen âge, et qui est d’ailleurs connu même dans l’ordre
exotérique et simplement « philosophique » : ce ternaire est celui qui s’énonce
habituellement par la formule Deus, Homo, Natura. On voit généralement dans ses
trois termes les objets auxquels peuvent être rapportées les différentes connaissances
que, dans le langage de la tradition hindoue, on appellerait « non-suprêmes », c’est-à-
dire en somme tout ce qui n’est pas la connaissance métaphysique pure et
transcendante. Ici, le terme moyen, c’est-à-dire l’Homme, est manifestement le même
que dans la Grande Triade ; mais il nous faut voir de quelle façon et dans quelle
mesure les deux autres termes, désignés comme « Dieu » et la « Nature »,
correspondent respectivement au Ciel et à la Terre.
Il faut bien remarquer, tout d’abord, que Dieu, dans ce cas, ne peut être
envisagé comme le Principe tel qu’il est en soi, car celui-ci, étant au delà de toute
distinction, ne peut entrer en corrélation avec quoi que ce soit, et la façon dont le
ternaire se présente implique une certaine corrélation, et même une sorte de
complémentarisme, entre Dieu et la Nature ; il s’agit donc nécessairement d’un point
de vue que l’on peut dire plutôt « immanent » que « transcendant » par rapport au
Cosmos, dont ces deux termes sont comme les deux pôles, qui, même s’ils sont en
dehors de la manifestation, ne peuvent cependant être considérés distinctement que
du point de vue de celle-ci. D’ailleurs, dans cet ensemble de connaissances qu’on
désignait par le terme général de « philosophie », suivant l’acception ancienne de ce
mot, Dieu était seulement l’objet de ce qu’on appelait « théologie rationnelle », pour
la distinguer de la « théologie révélée », qui, à la vérité, est bien encore « non-
suprême », mais qui du moins représente la connaissance du Principe dans l’ordre
exotérique et spécifiquement religieux, c’est-à-dire dans la mesure où elle est
possible en tenant compte à la fois des limites inhérentes au domaine correspondant
et des formes spéciales d’expression dont la vérité doit se revêtir pour s’adapter à ce
point de vue particulier. Or ce qui est « rationnel », c’est-à-dire ce qui ne relève que
de l’exercice des facultés individuelles humaines, ne saurait évidemment atteindre en
aucune façon le Principe même, et ne peut, dans les conditions les plus favorables1,

1
Ces conditions sont réalisées lorsqu’il s’agit d’un exotérisme traditionnel authentique, par opposition aux
conceptions purement profanes telles que celles de la philosophie moderne.

89
saisir que son rapport avec le Cosmos2. Dès lors, il est facile de voir que, sous la
réserve de la différence des points de vue dont il y a toujours lieu de tenir compte en
pareil cas, ceci coïncide précisément avec ce qui est désigné comme le Ciel par la
tradition extrême-orientale, puisque, de l’Univers manifesté, le Principe, selon celle-
ci, ne peut être atteint d’une certaine façon que par et à travers le Ciel3, car « le Ciel
est l’instrument du Principe »4.
D’autre part, si l’on entend la Nature dans son sens premier, c’est-à-dire
comme la Nature primordiale et indifférenciée qui est la racine de toutes choses (la
Mûla-Prakriti de la tradition hindoue), il va de soi qu’elle s’identifie à la Terre de la
tradition extrême-orientale ; mais ce qui apporte ici une complication, c’est que,
quand on parle de la Nature comme objet de connaissance, on la prend d’ordinaire en
un sens moins strict et plus étendu que celui-là, et on y rapporte l’étude de tout ce
qu’on peut appeler la nature manifestée, c’est-à-dire de tout ce qui constitue
l’ensemble même du milieu cosmique tout entier 5 . On pourrait justifier cette
extension, jusqu’à un certain point, en disant que cette nature est envisagée alors sous
l’aspect « substantiel » plutôt que sous l’aspect « essentiel », ou que, comme dans le
Sânkhya hindou, les choses y sont regardées proprement comme les productions de
Prakriti, en réservant pour ainsi dire l’influence de Purusha, sans laquelle, cependant,
aucune production ne pourrait être réalisée effectivement, car, à partir de la seule
puissance pure, rien ne saurait évidemment passer de la puissance à l’acte ; peut-être
y a-t-il en effet, dans cette façon d’envisager les choses, un caractère inhérent au
point de vue même de la « physique » ou « philosophie naturelle »6. Pourtant, une
justification plus complète peut être tirée de la remarque que l’ensemble du milieu
cosmique est regardé comme formant, par rapport à l’homme, le « monde
extérieur » ; en effet, il ne s’agit alors que d’un simple changement de niveau, si l’on
peut dire, répondant plus proprement au point de vue humain, car, d’une façon

2
Rapport de subordination du Cosmos à l’égard du Principe, bien entendu, et non pas rapport de corrélation ; il
importe de le remarquer pour éviter jusqu’à la moindre apparence de contradiction avec ce que nous avons dit un peu
plus haut.
3
C’est pourquoi, suivant la « perspective » de la manifestation, le Principe apparaît comme le « faîte du Ciel »
(Tien-ki), ainsi que nous l’avons dit précédemment. Ŕ Il est assez curieux de noter que les missionnaires chrétiens,
lorsqu’ils veulent traduire « Dieu » en chinois, le rendent toujours, soit par Tien, soit par Chang-ti, le « Souverain d’en
haut », qui est, sous une autre dénomination, la même chose que le Ciel ; cela semblerait indiquer, probablement sans
qu’ils en aient clairement conscience, que, pour eux, le point de vue « théologique » lui-même, au sens le plus propre et
le plus complet de ce mot, ne va pas réellement jusqu’au Principe ; ils ont d’ailleurs sans doute tort en cela, mais en tout
cas, ils montrent par là les limitations effectives de leur propre mentalité et leur incapacité à distinguer les différents
sens que le mot « Dieu » peut avoir dans les langues occidentales, à défaut de termes plus précis comme ceux qui
existent dans les traditions orientales. Ŕ Au sujet du Chang-ti, nous citerons ce texte : « Ciel et Souverain, c’est tout un :
on dit Ciel quand on parle de son être ; on dit Souverain quand on parle de son gouvernement. Son être étant immense,
on l’appelle Splendide Ciel ; le siège de son gouvernement étant en haut, on l’appelle Sublime Souverain »
(Commentaire du Tcheou-li).
4
Tchoang-tseu, ch. XI.
5
L’emploi du même mot « nature » dans les deux sens, dans les langues occidentales, tout en étant d’ailleurs
inévitable, n’est pas sans produire certaines confusions ; en arabe, la Nature primordiale est El-Fitrah, tandis que la
nature manifestée est et-tabiyah.
6
Nous prenons ici le mot « physique » au sens ancien et étymologique de « science de la nature » en général ;
mais, en anglais, l’expression natural philosophy, qui en était originairement synonyme, a servi longtemps dans les
temps modernes, et au moins jusqu’à Newton, à désigner même la « physique » au sens restreint et « spécialisé » où on
l’entend d’ordinaire à notre époque.

90
relative tout au moins, tout ce qui est « extérieur » peut être dit « terrestre », de même
que tout ce qui est « intérieur » peut être dit « céleste ». Nous pouvons encore nous
souvenir ici de ce que nous avons exposé au sujet du Soufre, du Mercure et du Sel :
ce qui est « divin », étant nécessairement « intérieur » à toutes choses 7 , agit, par
rapport à l’homme, à la façon d’un principe « sulfureux »8 , tandis que ce qui est
« naturel », constituant l’« ambiance », joue par là même le rôle d’un principe
« mercuriel », comme nous l’avons expliqué en parlant des rapports de l’être avec le
milieu ; et l’homme, produit du « divin » et de la « nature » tout à la fois, se trouve
situé ainsi, comme le Sel, à la limite commune de cet « intérieur » et de cet
« extérieur », c’est-à-dire, en d’autres termes, au point où se rencontrent et
s’équilibrent les influences célestes et les influences terrestres9.
Dieu et la Nature, envisagés ainsi comme corrélatifs ou comme
complémentaires (et, bien entendu, il ne faut pas perdre de vue ce que nous avons dit
tout d’abord sur la façon limitée dont le terme « Dieu » doit être entendu ici, afin
d’éviter, d’une part, tout « panthéisme », et, d’autre part, toute « association » au sens
du mot arabe shirk) 10 , apparaissent respectivement comme le principe actif et le
principe passif de la manifestation, ou comme l’« acte » et la « puissance » au sens
aristotélicien de ces deux termes : acte pur et puissance pure par rapport à la totalité
de la manifestation universelle11, acte relatif et puissance relative à tout autre niveau
plus déterminé et plus restreint que celui-là, c’est-à-dire toujours, en somme,
« essence » et « substance » dans les différentes acceptions que nous avons
expliquées en maintes occasions. Pour marquer ce caractère respectivement actif et
passif, on emploie aussi, d’une façon équivalente, les expressions de Natura naturans
et Natura naturata12, dans lesquelles le terme Natura, au lieu de ne s’appliquer qu’au
principe passif comme précédemment, désigne à la fois et symétriquement les deux
principes immédiats du « devenir » 13 . Ici encore, nous rejoignons la tradition
extrême-orientale, suivant laquelle c’est par le yang et le yin, donc par le Ciel et la
Terre, que tous les êtres sont modifiés, et, dans le monde manifesté, « la révolution
des deux principes yin et yang (correspondant aux actions et réactions réciproques

7
On pourra se rappeler à ce propos la parole de l’Évangile : « Regnum Dei intra vos est. »
8
Nous retrouvons ici le double sens du mot grec theion.
9
Naturellement, ces considérations, qui relèvent proprement de l’hermétisme, vont beaucoup plus loin que la
simple philosophie exotérique ; mais c’est que celle-ci a en effet besoin, par là même qu’elle n’est qu’exotérique, d’être
justifiée par quelque chose qui la dépasse.
10
C’est en ce sens que « Dieu » et la « Nature » se trouvent inscrits en quelque sorte symétriquement dans les
symboles du 14e degré de la Maçonnerie écossaise.
11
On voit par là que la définition bien connue de Dieu comme « acte pur » s’applique en réalité, non pas à
l’Être même comme certains le croient, mais seulement au pôle actif de la manifestation ; en termes extrême-orientaux,
on dirait qu’elle se rapporte à Tien et non à Tai-ki.
12
Les historiens de la philosophie ont assez généralement l’habitude d’attribuer ces expressions à Spinoza ;
mais c’est là une erreur, car, s’il est vrai que celui-ci les a employées en effet, en les accommodant d’ailleurs à ses
conceptions particulières, il n’en est certes pas l’auteur et elles remontent beaucoup plus loin en réalité. Ŕ Quand on
parle de Natura sans spécifier autrement, c’est presque toujours de la Natura naturata qu’il s’agit, bien que parfois ce
terme puisse aussi comprendre à la fois la Natura naturans et la Natura naturata ; dans ce dernier cas, il n’a pas de
corrélatif car il n’y a hors de lui que le Principe d’une part et la manifestation de l’autre, tandis que, dans le premier cas,
c’est proprement la Natura du ternaire que nous venons d’envisager.
13
Le mot natura en latin, de même que son équivalent phusis en grec, contient essentiellement l’idée de
« devenir » : la nature manifestée est « ce qui devient », les principes dont il s’agit ici sont « ce qui fait devenir ».

91
des influences célestes et terrestres) gouverne toutes choses »14. « Les deux modalités
de l’être (yin-yang) s’étant différenciées dans l’Être primordial (Tai-ki), leur
révolution commença, et la modification cosmique s’ensuivit. L’apogée du yin
(condensé dans la Terre), c’est la passivité tranquille ; l’apogée du yang (condensé
dans le Ciel), c’est l’activité féconde. La passivité de la Terre s’offrant au Ciel,
l’activité du Ciel s’exerçant sur la Terre, des deux naquirent tous les êtres. Force
invisible, l’action et la réaction du binôme Ciel-Terre produit toute modification.
Commencement et cessation, plénitude et vide15, révolutions astronomiques (cycles
temporels), phases du Soleil (saisons) et de la Lune, tout cela est produit par cette
cause unique, que personne ne voit, mais qui fonctionne toujours. La vie se
développe vers un but, la mort est un retour vers un terme. Les genèses et les
dissolutions (condensations et dissipations) se succèdent sans cesse, sans qu’on en
sache l’origine, sans qu’on en voie le terme (origine et terme étant l’un et l’autre
cachés dans le Principe). L’action et la réaction du Ciel et de la Terre sont l’unique
moteur de ce mouvement » 16 , qui, à travers la série indéfinie des modifications,
conduit les êtres à la « transformation » finale17 qui les ramène au Principe un dont ils
sont issus.

14
Lie-tseu.
15
Il s’agit proprement ici du « vide de forme », c’est-à-dire de l’état informel.
16
Tchoang-tseu, ch. XXI.
17
C’est la « sortie du Cosmos » à laquelle nous avons fait allusion à propos de l’extrémité du mât dépassant le
dais du char.

92
CHAPITRE XX
Ŕ
Déformations philosophiques modernes

Au début de la philosophie moderne, Bacon regarde encore les trois termes


Deus, Homo, Natura comme constituant trois objets de connaissance distincts,
auxquels il fait correspondre respectivement les trois grandes divisions de la
« philosophie » ; seulement, il attribue une importance prépondérante à la
« philosophie naturelle » ou science de la Nature, conformément à la tendance
« expérimentaliste » de la mentalité moderne, qu’il représente à cette époque, comme
Descartes, de son côté, en représente surtout la tendance « rationaliste »1. Ce n’est
encore, en quelque sorte, qu’une simple question de « proportions »2 ; il était réservé
au XIXe siècle de voir paraître, en ce qui concerne ce même ternaire, une déformation
assez extraordinaire et inattendue : nous voulons parler de la prétendue « loi des trois
états » d’Auguste Comte ; mais, comme le rapport de celle-ci avec ce dont il s’agit
peut ne pas sembler évident au premier abord, quelques explications à ce sujet ne
seront peut-être pas inutiles, car il y a là un exemple assez curieux de la façon dont
l’esprit moderne peut dénaturer une donnée d’origine traditionnelle, lorsqu’il s’avise
de s’en emparer au lieu de la rejeter purement et simplement.
L’erreur fondamentale de Comte, à cet égard, est de s’imaginer que, quel que
soit le genre de spéculation auquel l’homme s’est livré, il ne s’est jamais proposé rien
d’autre que l’explication des phénomènes naturels ; partant de ce point de vue étroit,
il est forcément amené à supposer que toute connaissance, de quelque ordre qu’elle
soit, représente simplement une tentative plus ou moins imparfaite d’explication de
ces phénomènes. Joignant alors à cette idée préconçue une vue tout à fait fantaisiste
de l’histoire, il croit découvrir, dans des connaissances différentes qui ont toujours
coexisté en réalité, trois types d’explication qu’il considère comme successifs, parce
que, les rapportant à tort à un même objet, il les trouve naturellement incompatibles
entre eux ; il les fait donc correspondre à trois phases qu’aurait traversées l’esprit
humain au cours des siècles, et qu’il appelle respectivement « état théologique »,
« état métaphysique » et « état positif ». Dans la première phase, les phénomènes
seraient attribués à l’intervention d’agents surnaturels ; dans la seconde, ils seraient
rapportés à des forces naturelles, inhérentes aux choses et non plus transcendantes par
rapport à elles ; enfin, la troisième serait caractérisée par la renonciation à la

1
Descartes aussi, d’ailleurs, s’attache surtout à la « physique » ; mais il prétend la construire par raisonnement
déductif, sur le modèle des mathématiques, tandis que Bacon veut au contraire l’établir sur une base tout expérimentale.
2
À part, bien entendu, les réserves qu’il y aurait lieu de faire sur la façon toute profane dont les sciences sont
déjà conçues alors ; mais nous parlons seulement ici de ce qui est reconnu comme objet de connaissance,
indépendamment du point de vue sous lequel il est envisagé.

93
recherche des « causes », qui serait alors remplacée par celle des « lois », c’est-à-dire
de rapports constants entre les phénomènes. Ce dernier « état », que Comte regarde
d’ailleurs comme le seul définitivement valable, représente assez exactement la
conception relative et bornée qui est en effet celle des sciences modernes ; mais tout
ce qui concerne les deux autres « états » n’est véritablement qu’un amas de
confusions ; nous ne l’examinerons pas en détail, ce qui serait de fort peu d’intérêt, et
nous nous contenterons d’en dégager les points qui sont en rapport direct avec la
question que nous envisageons présentement.
Comte prétend que, dans chaque phase, les éléments d’explication auxquels il
est fait appel se seraient coordonnés graduellement, de façon à aboutir en dernier lieu
à la conception d’un principe unique les comprenant tous : ainsi, dans l’« état
théologique », les divers agents surnaturels, d’abord conçus comme indépendants les
uns des autres, auraient été ensuite hiérarchisés, pour se synthétiser finalement dans
l’idée de Dieu3. De même, dans le soi-disant « état métaphysique », les notions des
différentes forces naturelles auraient tendu de plus en plus à se fondre dans celle
d’une « entité » unique, désignée comme la « Nature »4 ; on voit d’ailleurs par là que
Comte ignorait totalement ce qu’est la métaphysique, car, dès lors qu’il est question
de « Nature » et de forces naturelles, c’est évidemment de « physique » qu’il s’agit et
non point de « métaphysique » ; il lui aurait suffi de se reporter à l’étymologie des
mots pour éviter une si grossière méprise. Quoi qu’il en soit, nous voyons ici Dieu et
la Nature, considérés non plus comme deux objets de connaissance, mais seulement
comme deux notions auxquelles conduisent les deux premiers des trois genres
d’explication envisagés dans cette hypothèse5 ; il reste l’Homme, et il est peut-être un
peu plus difficile de voir comment il joue le même rôle à l’égard du troisième, mais
pourtant il en est bien ainsi en réalité.
Cela résulte en effet de la façon dont Comte envisage les différentes sciences :
pour lui, elles sont arrivées successivement à l’« état positif » dans un certain ordre,
chacune d’elles étant préparée par celles qui la précèdent et sans lesquelles elle
n’aurait pu se constituer. Or la dernière de toutes les sciences suivant cet ordre, celle
par conséquent à laquelle toutes les autres aboutissent et qui représente ainsi le terme
et le sommet de la connaissance dite « positive », science que Comte s’est lui-même
donné en quelque sorte pour « mission » de constituer, est celle à laquelle il a attribué
le nom assez barbare de « sociologie », passé depuis lors dans l’usage courant ; et
cette « sociologie » est proprement la science de l’Homme, ou, si l’on préfère, de
l’Humanité, envisagée naturellement au seul point de vue « social » ; d’ailleurs, pour
Comte, il ne peut y avoir d’autre science de l’Homme que celle-là, car il croit que

3
Ces trois phases secondaires sont désignées par Comte sous les noms de « fétichisme », de « polythéisme » et
de « monothéisme » ; il est à peine besoin de dire ici que, tout au contraire, c’est le « monothéisme », c’est-à-dire
l’affirmation du Principe un, qui est nécessairement à l’origine ; et même, en réalité, ce « monothéisme » seul a existé
toujours et partout, sauf du fait de l’incompréhension du vulgaire et dans un état d’extrême dégénérescence de certaines
formes traditionnelles.
4
Comte suppose d’ailleurs que, partout où il est ainsi parlé de la « Nature », celle-ci doit être plus ou moins
« personnifiée », comme elle le fut en effet dans certaines déclamations philosophico-littéraires du XVIIIe siècle.
5
Il est bien évident que ce n’est en effet qu’une simple hypothèse, et même une hypothèse fort mal fondée, que
Comte affirme ainsi « dogmatiquement » en lui donnant abusivement le nom de « loi ».

94
tout ce qui caractérise spécialement l’être humain et lui appartient en propre, à
l’exclusion des autres êtres vivants, procède uniquement de la vie sociale. Il était dès
lors parfaitement logique, quoi que certains aient pu en dire, qu’il aboutît là où il a
abouti en fait : poussé par le besoin plus ou moins conscient de réaliser une sorte de
parallélisme entre l’« état positif » et les deux autres « états » tels qu’il se les
représentait, il en a vu l’achèvement dans ce qu’il a appelé la « religion de
l’Humanité » 6 . Nous voyons donc ici, comme terme « idéal » des trois « états »
respectivement, Dieu, la Nature et l’Humanité ; nous n’y insisterons pas davantage,
car cela suffit en somme pour montrer que la trop fameuse « loi des trois états »
provient bien réellement d’une déformation et d’une application faussée du ternaire
Deus, Homo, Natura, et ce qui est plutôt étonnant c’est qu’il ne paraît pas que
personne s’en soit jamais aperçu.

6
L’« Humanité », conçue comme la collectivité de tous les hommes passés, présents et futurs, est chez lui une
véritable « personnification », car, dans la partie pseudo-religieuse de son œuvre, il l’appelle le « Grand Être » ; on
pourrait voir là comme une sorte de caricature profane de l’« Homme Universel ».

95
CHAPITRE XXI
Ŕ
Providence, Volonté, Destin

Pour compléter ce que nous avons dit du ternaire Deus, Homo, Natura, nous
parlerons quelque peu d’un autre ternaire qui lui correspond manifestement terme à
terme : c’est celui qui est formé par la Providence, la Volonté et le Destin, considérés
comme les trois puissances qui régissent l’Univers manifesté. Les considérations
relatives à ce ternaire ont été développées surtout, dans les temps modernes, par
Fabre d’Olivet1, sur des données d’origine pythagoricienne ; il se réfère d’ailleurs
aussi secondairement, à diverses reprises, à la tradition chinoise2, d’une façon qui
implique qu’il en a reconnu l’équivalence avec la Grande Triade. « L’homme, dit-il,
n’est ni un animal ni une intelligence pure ; c’est un être mitoyen, placé entre la
matière et l’esprit, entre le Ciel et la Terre, pour en être le lien » ; et l’on peut
reconnaître nettement ici la place et le rôle du terme médian de la Triade extrême-
orientale. « Que l’Homme universel3 soit une puissance, c’est ce qui est constaté par
tous les codes sacrés des nations, c’est ce qui est senti par tous les sages, c’est ce qui
est même avoué par les vrais savants… Les deux autres puissances, au milieu
desquelles il se trouve placé, sont le Destin et la Providence. Au-dessous de lui est le
Destin, nature nécessitée et naturée ; au-dessus de lui est la Providence, nature libre et
naturante. Il est, lui, comme règne hominal, la Volonté médiatrice, efficiente, placée
entre ces deux natures pour leur servir de lien, de moyen de communication, et réunir
deux actions, deux mouvements qui seraient incompatibles sans lui. » Il est
intéressant de noter que les deux termes extrêmes du ternaire sont désignés
expressément comme Natura naturans et Natura naturata, conformément à ce que
nous avons dit plus haut ; et les deux actions ou les deux mouvements dont il est
question ne sont pas autre chose au fond que l’action et la réaction du Ciel et de la
Terre, le mouvement alterné du yang et du yin. « Ces trois puissances, la Providence,
l’Homme considéré comme règne hominal, et le Destin, constituent le ternaire

1
Notamment dans son Histoire philosophique du Genre humain ; c’est de la dissertation introductive de cet
ouvrage (publié d’abord sous le titre De l’État social de l’Homme) que sont tirées, sauf indication contraire, les citations
qui suivent. Ŕ Dans les Examens des Vers dorés de Pythagore, parus antérieurement, on trouve aussi des vues sur ce
sujet, mais exposées d’une façon moins nette : Fabre d’Olivet semble parfois y regarder le Destin et la Volonté comme
corrélatifs, la Providence dominant à la fois l’un et l’autre, ce qui ne s’accorde pas avec la correspondance que nous
avons en vue présentement. Ŕ Signalons incidemment que c’est sur une application de la conception de ces trois
puissances universelles à l’ordre social que Saint-Yves d’Alveydre a construit sa théorie de la « synarchie ».
2
Il semble du reste n’en avoir guère connu que le côté confucianiste, bien que, dans les Examens des Vers
dorés de Pythagore, il lui arrive une fois de citer Lao-tseu.
3
Cette expression doit être entendue ici en un sens restreint, car il ne semble pas que la conception en soit
étendue au delà de l’état proprement humain ; il est évident en effet que, lorsqu’elle est transposée à la totalité des états
de l’être, on ne saurait plus parler de « règne hominal », ce qui n’a réellement de sens que dans notre monde.

96
universel. Rien n’échappe à leur action, tout leur est soumis dans l’Univers, tout,
excepté Dieu lui-même qui, les enveloppant de son insondable unité, forme avec elles
cette tétrade des anciens, cet immense quaternaire, qui est tout dans tous, et hors
duquel il n’est rien. » C’est là une allusion au quaternaire fondamental des
Pythagoriciens, symbolisé par la Tetraktys, et ce que nous en avons dit
précédemment, à propos du ternaire Spiritus, Anima, Corpus, permet de comprendre
suffisamment ce qu’il en est pour qu’il ne soit pas besoin d’y revenir. D’autre part, il
faut encore remarquer, car cela est particulièrement important au point de vue des
concordances, que « Dieu » est envisagé ici comme le Principe en lui-même, à la
différence du premier terme du ternaire Deus, Homo, Natura, de sorte que, dans ces
deux cas, le même mot n’est pas pris dans la même acception ; et, ici, la Providence
est seulement l’instrument de Dieu dans le gouvernement de l’Univers, exactement
de même que le Ciel est l’instrument du Principe selon la tradition extrême-orientale.
Maintenant, pour comprendre pourquoi le terme médian est identifié, non pas
seulement à l’Homme, mais plus précisément à la Volonté humaine, il faut savoir
que, pour Fabre d’Olivet, la volonté est, dans l’être humain, l’élément intérieur et
central qui unifie et enveloppe4 les trois sphères intellectuelle, animique et instinctive,
auxquelles correspondent respectivement l’esprit, l’âme et le corps. Comme on doit
d’ailleurs retrouver dans le « microcosme » la correspondance du « macrocosme »,
ces trois sphères y représentent l’analogue des trois puissances universelles qui sont
la Providence, la Volonté et le Destin5 ; et la volonté joue, par rapport à elles, un rôle
qui en fait comme l’image du Principe même. Cette façon d’envisager la volonté (qui
d’ailleurs, il faut le dire, est insuffisamment justifiée par des considérations d’ordre
plus psychologique que vraiment métaphysique) doit être rapprochée de ce que nous
avons dit précédemment au sujet du Soufre alchimique, car c’est exactement de cela
qu’il s’agit en réalité. Au surplus, il y a là comme une sorte de parallélisme entre les
trois puissances, car, d’une part, la Providence peut évidemment être conçue comme
l’expression de la Volonté divine, et, d’autre part, le Destin lui-même apparaît
comme une sorte de volonté obscure de la Nature. « Le Destin est la partie inférieure
et instinctive de la Nature universelle6, que j’ai appelée nature naturée ; on nomme
son action propre fatalité ; la forme par laquelle il se manifeste à nous se nomme
nécessité… La Providence est la partie supérieure et intelligente de la Nature
universelle, que j’ai appelée nature naturante ; c’est une loi vivante émanée de la
Divinité, au moyen de laquelle toutes choses se déterminent en puissance d’être7…
C’est la Volonté de l’homme qui, comme puissance médiane (correspondant à la
partie animique de la Nature universelle), réunit le Destin à la Providence ; sans elle,

4
Il faut se souvenir, ici encore, que c’est le centre qui contient tout en réalité.
5
On se rappellera ce que nous avons dit, à propos des « trois mondes », de la correspondance plus particulière
de l’Homme avec le domaine animique ou psychique.
6
Celle-ci est entendue ici au sens le plus général, et elle comprend alors, comme « trois natures dans une seule
Nature », l’ensemble des trois termes du « ternaire universel », c’est-à-dire en somme tout ce qui n’est pas le Principe
même.
7
Ce terme est impropre, puisque la potentialité appartient au contraire à l’autre pôle de la manifestation ; il
faudrait dire « principiellement » ou « en essence ».

97
ces deux puissances extrêmes non seulement ne se réuniraient jamais, mais elles ne se
connaîtraient même pas »8.
Un autre point qui est encore très digne de remarque, c’est celui-ci : la Volonté
humaine, en s’unissant à la Providence et en collaborant consciemment avec elle9,
peut faire équilibre au Destin et arriver à le neutraliser 10 . Fabre d’Olivet dit que
« l’accord de la Volonté et de la Providence constitue le Bien ; le Mal naît de leur
opposition 11 … L’homme se perfectionne ou se déprave selon qu’il tend à se
confondre avec l’Unité universelle ou à s’en distinguer »12, c’est-à-dire selon que,
tendant vers l’un ou l’autre des deux pôles de la manifestation13, qui correspondent en
effet à l’unité et à la multiplicité, il allie sa volonté à la Providence ou au Destin et se
dirige ainsi, soit du côté de la « liberté », soit du côté de la « nécessité ». Il dit aussi
que « la loi providentielle est la loi de l’homme divin, qui vit principalement de la vie
intellectuelle, dont elle est la régulatrice » ; il ne précise d’ailleurs pas davantage la
façon dont il comprend cet « homme divin », qui peut sans doute, suivant les cas, être
assimilé à l’« homme transcendant » ou seulement à l’« homme véritable ». Selon la
doctrine pythagoricienne, suivie d’ailleurs sur ce point comme sur tant d’autres par
Platon, « la Volonté évertuée par la foi (donc associée par là même à la Providence)
pouvait subjuguer la Nécessité elle-même, commander à la Nature, et opérer des
miracles ». L’équilibre entre la Volonté et la Providence d’une part et le Destin de
l’autre était symbolisé géométriquement par le triangle rectangle dont les côtés sont
respectivement proportionnels aux nombres 3, 4 et 5, triangle auquel le Pythagorisme
donnait une grande importance14, et qui, par une coïncidence très remarquable encore,
n’en a pas une moindre dans la tradition extrême-orientale. Si la Providence est
représentée 15 par 3, la Volonté humaine par 4 et le Destin par 5, on a dans ce
triangle : 32 + 42 = 52 ; l’élévation des nombres à la seconde puissance indique que
ceci se rapporte au domaine des forces universelles, c’est-à-dire proprement au

8
Ailleurs, Fabre d’Olivet désigne, comme les agents respectifs des trois puissances universelles, les êtres que
les Pythagoriciens appelaient les « Dieux immortels », les « Héros glorifiés » et les « Démons terrestres »,
« relativement à leur élévation respective et à la position harmonique des trois mondes qu’ils habitaient » (Examens des
Vers dorés de Pythagore, 3e Examen).
9
Collaborer ainsi avec la Providence, c’est ce qui s’appelle proprement, dans la terminologie maçonnique,
travailler à la réalisation du « plan du Grand Architecte de l’Univers » (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XXXI).
10
C’est ce que les Rosicruciens exprimaient par l’adage Sapiens dominabitur astris, les « influences astrales »
représentant, comme nous l’avons expliqué plus haut, l’ensemble de toutes les influences émanant du milieu cosmique
et agissant sur l’individu pour le déterminer extérieurement.
11
Ceci identifie au fond le bien et le mal aux deux tendances contraires que nous allons indiquer, avec toutes
leurs conséquences respectives.
12
Examens des Vers dorés de Pythagore, 12e Examen.
13
Ce sont les deux tendances contraires, l’une ascendante et l’autre descendante, qui sont désignées comme
sattwa et tamas dans la tradition hindoue.
14
Ce triangle se retrouve dans le symbolisme maçonnique, et nous y avons fait allusion à propos de l’équerre
du Vénérable ; le triangle complet apparaît lui-même dans les insignes du Past Master. Disons à cette occasion qu’une
partie notable du symbolisme maçonnique est dérivée directement du Pythagorisme, par une « chaîne » ininterrompue, à
travers les Collegia fabrorum romains et les corporations de constructeurs du moyen âge ; le triangle dont il s’agit ici en
est un exemple, et nous en avons un autre dans l’Étoile flamboyante, identique au Pentalpha qui servait de « moyen de
reconnaissance » aux Pythagoriciens (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XVI).
15
Nous retrouvons ici 3 comme nombre « céleste » et 5 comme nombre « terrestre », comme dans la tradition
extrême-orientale, bien que celle-ci ne les envisage pas ainsi comme corrélatifs, puisque 3 s’y associe à 2 et 5 à 6, ainsi
que nous l’avons expliqué plus haut ; quant à 4, il correspond à la croix comme symbole de l’« Homme Universel ».

98
domaine animique16, celui qui correspond à l’Homme dans le « macrocosme », et au
centre duquel, en tant que terme médian, se situe la volonté dans le « microcosme »17.

16
Ce domaine est en effet le second des « trois mondes », qu’on les envisage d’ailleurs dans le sens ascendant
ou dans le sens descendant ; l’élévation aux puissances successives, représentant des degrés d’universalisation
croissante, correspond au sens ascendant (cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XII, et Les Principes du Calcul
infinitésimal, ch. XX).
17
D’après le schéma donné par Fabre d’Olivet, ce centre de la sphère animique est en même temps le point de
tangence des deux autres sphères intellectuelle et instinctive, dont les centres sont situés en deux points diamétralement
opposés de la circonférence de cette même sphère médiane : « Ce centre, en déployant sa circonférence, atteint les
autres centres, et réunit sur lui-même les points opposés des deux circonférences qu’ils déploient (c’est-à-dire le point le
plus bas de l’une et le point le plus haut de l’autre), en sorte que les trois sphères vitales, en se mouvant l’une dans
l’autre, se communiquent leurs natures diverses, et portent de l’une à l’autre leur influence réciproque. » Ŕ Les
circonférences représentatives de deux sphères consécutives (intellectuelle et animique, animique et instinctive)
présentent donc la disposition dont nous avons signalé les propriétés à propos de la figure 3, chacune d’elles passant par
le centre de l’autre.
[Voici ce schéma (tiré de la revue La Gnose) :

99
CHAPITRE XXII
Ŕ
Le Triple Temps

Après tout ce qui vient d’être dit, on peut encore se poser cette question : y a-t-
il, dans l’ordre des déterminations spatiales et temporelles, quelque chose qui
correspond aux trois termes de la Grande Triade et des ternaires équivalents ? En ce
qui concerne l’espace, il n’y a aucune difficulté à trouver une telle correspondance,
car elle est donnée immédiatement par la considération du « haut » et du « bas »,
envisagés, suivant la représentation géométrique habituelle, par rapport à un plan
horizontal pris comme « niveau de référence », et qui, pour nous, est naturellement
celui qui correspond au domaine de l’état humain. Ce plan peut être regardé comme
médian, d’abord parce qu’il nous apparaît comme tel du fait de notre « perspective »
propre, en tant qu’il est celui de l’état dans lequel nous nous trouvons actuellement, et
aussi parce que nous pouvons y situer au moins virtuellement le centre de l’ensemble
des états de manifestation ; pour ces raisons, il correspond évidemment à l’Homme
comme terme moyen de la Triade, aussi bien qu’à l’homme entendu au sens ordinaire
et individuel. Relativement à ce plan, ce qui est au-dessus représente les aspects
« célestes » du Cosmos, et ce qui est au-dessous en représente les aspects
« terrestres », les extrêmes limites respectives des deux régions en lesquelles l’espace
est ainsi partagé (limites qui se situent à l’indéfini dans les deux sens) étant les deux
pôles de la manifestation, c’est-à-dire le Ciel et la Terre eux-mêmes, qui, du plan
considéré, sont vus à travers ces aspects relativement « célestes » et « terrestres ». Les
influences correspondantes s’expriment par deux tendances contraires, qui peuvent
être rapportées aux deux moitiés de l’axe vertical, la moitié supérieure étant prise
dans la direction ascendante et la moitié inférieure dans la direction descendante à
partir du plan médian ; comme celui-ci correspond naturellement à l’expansion dans
le sens horizontal, intermédiaire entre ces deux tendances opposées, on voit qu’on a
ici, en outre, la correspondance des trois gunas de la tradition hindoue1 avec les trois
termes de la Triade : sattwa correspond ainsi au Ciel, rajas à l’Homme, et tamas à la
Terre2. Si le plan médian est regardé comme un plan diamétral d’une sphère (qui doit
d’ailleurs être considérée comme de rayon indéfini, puisqu’elle comprend la totalité
de l’espace), les deux hémisphères supérieur et inférieur sont, suivant un autre
symbolisme dont nous avons déjà parlé, les deux moitiés de l’« Œuf du Monde », qui,
après leur séparation, réalisée par la détermination effective du plan médian,

1
Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. V.
2
On se souviendra de ce que nous avons indiqué plus haut au sujet du caractère « sattwique » ou « tamasique »
que prend la Volonté humaine, neutre ou « rajasique » en elle-même, suivant qu’elle s’allie à la Providence ou au
Destin.

100
deviennent respectivement le Ciel et la Terre, entendus ici dans leur acception la plus
générale3 ; au centre du plan médian lui-même se situe Hiranyagarbha, qui apparaît
ainsi dans le Cosmos comme l’« Avatâra éternel », et qui est par là même identique à
l’« Homme Universel »4.
Pour ce qui est du temps, la question peut sembler plus difficile à résoudre, et
cependant il y a bien là aussi un ternaire, puisqu’on parle du « triple temps » (en
sanscrit trikâla), c’est-à-dire que le temps est envisagé sous trois modalités, qui sont
le passé, le présent et l’avenir ; mais ces trois modalités peuvent-elles être mises en
rapport avec les trois termes de ternaires tels que ceux que nous examinons ici ? Il
faut remarquer tout d’abord que le présent peut être représenté comme un point
divisant en deux parties la ligne suivant laquelle se déroule le temps, et déterminant
ainsi, à chaque instant, la séparation (mais aussi la jonction) entre le passé et l’avenir
dont il est la limite commune, comme le plan médian dont nous parlions tout à
l’heure est celle des deux moitiés supérieure et inférieure de l’espace. Comme nous
l’avons expliqué ailleurs5, la représentation « rectiligne » du temps est insuffisante et
inexacte, puisque le temps est en réalité « cyclique », et que ce caractère se retrouve
même jusque dans ses moindres subdivisions ; mais ici nous n’avons pas à spécifier
la forme de la ligne représentative, car, quelle qu’elle soit, pour l’être qui est situé en
un point de cette ligne, les deux parties en lesquelles elle est divisée apparaissent
toujours comme situées respectivement « avant » et « après » ce point, de même que
les deux moitiés de l’espace apparaissent comme situées « en haut » et « en bas »,
c’est-à-dire au-dessus et au-dessous du plan qui est pris comme « niveau de
référence ». Pour compléter à cet égard le parallélisme entre les déterminations
spatiales et temporelles, le point représentatif du présent peut toujours être pris en un
certain sens pour le « milieu du temps », puisque, à partir de ce point, le temps ne
peut apparaître que comme également indéfini dans les deux directions opposées qui
correspondent au passé et à l’avenir. Il y a d’ailleurs quelque chose de plus :
l’« homme véritable » occupe le centre de l’état humain, c’est-à-dire un point qui doit
être vraiment « central » par rapport à toutes les conditions de cet état, y compris la
condition temporelle6 ; on peut donc dire qu’il se situe effectivement au « milieu du
temps », qu’il détermine d’ailleurs lui-même par le fait qu’il domine en quelque sorte
les conditions individuelles7, de même que, dans la tradition chinoise, l’Empereur, en
se plaçant au point central du Ming-tang, détermine le milieu du cycle annuel ; ainsi
le « milieu du temps » est proprement, si l’on peut s’exprimer ainsi, le « lieu »
temporel de l’« homme véritable », et, pour lui, ce point est vraiment toujours le
présent.

3
Ceci doit être rapproché de ce que nous avons dit des deux hémisphères à propos de la double spirale, et aussi
de la division du symbole du yin-yang en ses deux moitiés.
4
Cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XLVIII.
5
Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. V.
6
Il n’y a pas lieu de parler ici de l’« homme transcendant », puisque celui-ci est entièrement au delà de la
condition temporelle aussi bien que de toutes les autres ; mais, s’il arrive qu’il se situe dans l’état humain suivant ce que
nous avons expliqué précédemment, il y occupe a fortiori la position centrale à tous les égards.
7
Cf. Aperçus sur l’Initiation, ch. XLII, et aussi L’Ésotérisme de Dante, ch. VIII.

101
Si donc le présent peut être mis en correspondance avec l’Homme (et du reste,
même en ce qui concerne simplement l’être humain ordinaire, il est évident que ce
n’est que dans le présent qu’il peut exercer son action, du moins d’une façon directe
et immédiate)8, il reste à voir s’il n’y aurait pas aussi une certaine correspondance du
passé et de l’avenir avec les deux autres termes de la Triade, et c’est encore une
comparaison entre les déterminations spatiales et temporelles qui va nous en fournir
l’indication. En effet, les états de manifestation inférieurs et supérieurs par rapport à
l’état humain, qui sont représentés, suivant le symbolisme spatial, comme situés
respectivement au-dessous et au-dessus de lui, sont décrits d’autre part, suivant le
symbolisme temporel, comme constituant des cycles respectivement antérieurs et
postérieurs au cycle actuel. L’ensemble de ces états forme ainsi deux domaines dont
l’action, en tant qu’elle se fait sentir dans l’état humain, s’y exprime par des
influences qu’on peut dire « terrestres » d’une part et « célestes » de l’autre, dans le
sens que nous avons constamment donné ici à ces termes, et y apparaît comme la
manifestation respective du Destin et de la Providence ; c’est ce que la tradition
hindoue indique très nettement en attribuant l’un de ces domaines aux Asuras et
l’autre aux Dêvas. C’est peut-être, en effet, en envisageant les deux termes extrêmes
de la Triade sous l’aspect du Destin et de la Providence que la correspondance est le
plus clairement visible ; et c’est précisément pourquoi le passé apparaît comme
« nécessité » et l’avenir comme « libre », ce qui est bien exactement le caractère
propre de ces deux puissances. Il est vrai que ce n’est là encore, en réalité, qu’une
question de « perspective », et que, pour un être qui est en dehors de la condition
temporelle, il n’y a plus ni passé, ni avenir, ni par conséquent aucune différence entre
eux, tout lui apparaissant en parfaite simultanéité9 ; mais, bien entendu, nous parlons
ici au point de vue d’un être qui, étant dans le temps, se trouve nécessairement placé
par là même entre le passé et l’avenir.
« Le Destin, dit à ce sujet Fabre d’Olivet, ne donne le principe de rien, mais il
s’en empare dès qu’il est donné, pour en dominer les conséquences. C’est par la
nécessité seule de ces conséquences qu’il influe sur l’avenir et se fait sentir dans le
présent, car tout ce qu’il possède en propre est dans le passé. On peut donc entendre
par le Destin cette puissance d’après laquelle nous concevons que les choses faites
sont faites, qu’elles sont ainsi et non pas autrement, et que, posées une fois selon leur
nature, elles ont des résultats forcés qui se développent successivement et
nécessairement. » Il faut dire qu’il s’exprime beaucoup moins nettement en ce qui
concerne la correspondance temporelle des deux autres puissances, et que même il lui
est arrivé, dans un écrit antérieur à celui que nous citons, de l’intervertir d’une façon

8
Si l’« homme véritable » peut exercer une influence en un moment quelconque du temps, c’est que, du point
central où il est situé, il peut, à volonté, rendre ce moment présent pour lui.
9
À plus forte raison en est-il ainsi au regard du Principe ; remarquons à ce propos que le Tétragramme
hébraïque est considéré comme constitué grammaticalement par la contraction des trois temps du verbe « être » ; par là,
il désigne le Principe, c’est-à-dire l’Être pur, qui enveloppe en lui-même les trois termes du « ternaire universel »,
suivant l’expression de Fabre d’Olivet, comme l’Éternité qui lui est inhérente enveloppe en elle-même le « triple
temps ».

102
qui paraît assez difficilement explicable10. « La Volonté de l’homme, en déployant
son activité, modifie les choses coexistantes (donc présentes), en crée de nouvelles,
qui deviennent à l’instant la propriété du Destin, et prépare pour l’avenir des
mutations dans ce qui était fait, et des conséquences nécessaires dans ce qui vient de
l’être 11 … Le but de la Providence est la perfection de tous les êtres, et cette
perfection, elle en reçoit de Dieu même le type irréfragable. Le moyen qu’elle a pour
parvenir à ce but est ce que nous appelons le temps. Mais le temps n’existe pas pour
elle suivant l’idée que nous en avons 12 ; elle le conçoit comme un mouvement
d’éternité13. » Tout cela n’est pas parfaitement clair, mais nous pouvons facilement
suppléer à cette lacune ; nous l’avons déjà fait tout à l’heure, du reste, pour ce qui est
de l’Homme, et par conséquent de la Volonté. Quant à la Providence, c’est, au point
de vue traditionnel, une notion courante que, suivant l’expression qorânique, « Dieu a
les clefs des choses cachées »14, donc notamment de celles qui, dans notre monde, ne
sont pas encore manifestées15 ; l’avenir est en effet caché pour les hommes, du moins
dans les conditions habituelles ; or il est évident qu’un être, quel qu’il soit, ne peut
avoir aucune prise sur ce qu’il ne connaît pas, et que par conséquent l’homme ne
saurait agir directement sur l’avenir, qui d’ailleurs, dans sa « perspective »
temporelle, n’est pour lui que ce qui n’existe pas encore. Du reste, cette idée est
demeurée même dans la mentalité commune, qui, peut-être sans en avoir très
nettement conscience, l’exprime par des affirmations proverbiales telles que, par
exemple, « l’homme propose et Dieu dispose », c’est-à-dire que, bien que l’homme
s’efforce, dans la mesure de ses moyens, de préparer l’avenir, celui-ci ne sera
pourtant en définitive que ce que Dieu voudra qu’il soit, ou ce qu’il le fera être par
l’action de sa Providence (d’où il résulte d’ailleurs que la Volonté agira d’autant plus
efficacement en vue de l’avenir qu’elle sera plus étroitement unie à la Providence) ;
et l’on dit aussi, plus explicitement encore, que « le présent appartient aux hommes,
mais l’avenir appartient à Dieu ». Il ne saurait donc y avoir aucun doute à cet égard,
et c’est bien l’avenir qui, parmi les modalités du « triple temps », constitue le
domaine propre de la Providence, comme l’exige d’ailleurs la symétrie de celle-ci

10
Dans les Examens des Vers dorés de Pythagore (12e Examen), il dit en effet que « la puissance de la volonté
s’exerce sur les choses à faire ou sur l’avenir ; la nécessité du destin, sur les choses faites ou sur le passé… La liberté
règne dans l’avenir, la nécessité dans le passé, et la providence sur le présent ». Cela revient à faire de la Providence le
terme médian, et, en attribuant la « liberté » comme caractère propre à la Volonté, à présenter celle-ci comme l’opposé
du Destin, ce qui ne saurait aucunement s’accorder avec les rapports réels des trois termes, tels qu’il les a exposés lui-
même un peu plus tard.
11
On peut dire en effet que la Volonté travaille en vue de l’avenir, en tant que celui-ci est une suite du présent,
mais, bien entendu, ce n’est nullement la même chose que de dire qu’elle opère directement sur l’avenir lui-même
comme tel.
12
Cela est évident, puisqu’elle correspond à ce qui est supérieur à l’état humain, dont le temps n’est qu’une des
conditions spéciales ; mais il conviendrait d’ajouter, pour plus de précision, qu’elle se sert du temps en tant que celui-ci
est, pour nous, dirigé « en avant », c’est-à-dire dans le sens de l’avenir, ce qu’implique du reste le fait que le passé
appartient au Destin.
13
Il semble que ceci soit une allusion à ce que les scolastiques appelaient aevum ou aeviternitas, termes qui
désignent des modes de durée autres que le temps et conditionnant les états « angéliques », c’est-à-dire supra-
individuels, qui apparaissent en effet comme « célestes » par rapport à l’état humain.
14
Qorân, VI, 59.
15
Nous disons notamment, car il va de soi que ce n’est là en réalité qu’une partie infinitésimale des « choses
cachées » (el-ghaybu), qui comprennent tout le non-manifesté.

103
avec le Destin qui a pour domaine propre le passé, car cette symétrie doit
nécessairement résulter du fait que ces deux puissances représentent respectivement
les deux termes extrêmes du « ternaire universel ».

104
CHAPITRE XXIII
Ŕ
La Roue Cosmique

Dans certains ouvrages se rattachant à la tradition hermétique 1 , on trouve


mentionné le ternaire Deus, Homo, Rota, c’est-à-dire que, dans le ternaire que nous
avons envisagé précédemment, le troisième terme Natura est remplacé par Rota ou la
« Roue » ; il s’agit ici de la « roue cosmique », qui est, comme nous l’avons déjà dit
en diverses occasions, un symbole du monde manifesté, et que les Rosicruciens
appelaient Rota Mundi2. On peut donc dire que, en général, ce symbole représente la
« Nature » prise, suivant ce que nous avons dit, dans son sens le plus étendu ; mais il
est en outre susceptible de diverses significations plus précises, parmi lesquelles nous
envisagerons seulement ici celles qui ont un rapport direct avec le sujet de notre
étude.
La figure géométrique dont la roue est dérivée est celle du cercle avec son
centre ; au sens le plus universel, le centre représente le Principe, symbolisé
géométriquement par le point comme il l’est arithmétiquement par l’unité, et la
circonférence représente la manifestation, qui est « mesurée » effectivement par le
rayon émané du Principe3 ; mais cette figure, bien que très simple en apparence, a
pourtant de multiples applications à des points de vue différents et plus ou moins
particularisés4. Notamment, et c’est là ce qui nous importe surtout en ce moment,
puisque le Principe agit dans le Cosmos par le moyen du Ciel, celui-ci pourra être
représenté également par le centre, et alors la circonférence, à laquelle s’arrêtent en
fait les rayons émanés de celui-ci, représentera l’autre pôle de la manifestation, c’est-
à-dire la Terre, la surface même du cercle correspondant dans ce cas au domaine
cosmique tout entier ; d’ailleurs, le centre est unité et la circonférence multiplicité, ce
qui exprime bien les caractères respectifs de l’Essence et de la Substance

1
Notamment dans l’Absconditorum Clavis de Guillaume Postel. Ŕ On pourra remarquer que le titre de ce livre
est l’équivalent littéral de l’expression qorânique que nous avons citée un peu plus haut.
2
Cf. la figure de la Rota Mundi donnée par Leibnitz dans son traité De Arte combinatoria (voir Les Principes
du Calcul infinitésimal, Avant-propos) ; on remarquera que cette figure est celle d’une roue à huit rayons, comme le
Dharma-chakra dont nous parlerons plus loin.
3
Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. III.
4
En astrologie, c’est le signe du Soleil, qui est en effet, pour nous, le centre du monde sensible, et qui, pour
cette raison, est pris traditionnellement comme un symbole du « Cœur du Monde » (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch.
XLVII) ; nous avons déjà suffisamment parlé du symbolisme des « rayons solaires » pour qu’il soit à peine besoin de le
rappeler à ce propos. En alchimie, c’est le signe de l’or, qui, en tant que « lumière minérale », correspond, parmi les
métaux, au Soleil parmi les planètes. Dans la science des nombres, c’est le symbole du dénaire, en tant que celui-ci
constitue un cycle numéral complet ; à ce point de vue, le centre est 1 et la circonférence 9, formant ensemble le total
10, car l’unité, étant le principe même des nombres, doit être placée au centre et non sur la circonférence, dont la
mesure naturelle, d’ailleurs, ne s’effectue pas par la division décimale, ainsi que nous l’avons expliqué plus haut, mais
par une division suivant des multiples de 3, 9 et 12.

105
universelles. On pourra aussi se borner à la considération d’un monde ou d’un état
d’existence déterminé ; alors, le centre sera naturellement le point où l’« Activité du
Ciel » se manifeste dans cet état, et la circonférence représentera la materia secunda
de ce monde, qui joue, relativement à lui, un rôle correspondant à celui de la materia
prima à l’égard de la totalité de la manifestation universelle5.
La figure de la roue ne diffère de celle dont nous venons de parler que par le
tracé d’un certain nombre de rayons, qui marquent plus explicitement le rapport de la
circonférence à laquelle ils aboutissent au centre dont ils sont issus ; et il est bien
entendu que la circonférence ne saurait exister sans son centre, tandis que celui-ci est
absolument indépendant de celle-là et contient principiellement toutes les
circonférences concentriques possibles, qui sont déterminées par la plus ou moins
grande extension des rayons. Ces rayons peuvent évidemment être figurés en nombre
variable, puisqu’ils sont réellement en multitude indéfinie comme les points de la
circonférence qui en sont les extrémités ; mais, en fait, les figurations traditionnelles
comportent toujours des nombres qui ont par eux-mêmes une valeur symbolique
particulière, laquelle s’ajoute à la signification générale de la roue pour définir les
différentes applications qui en sont faites suivant les cas6. La forme la plus simple est
ici celle qui présente seulement quatre rayons divisant la circonférence en parties
égales, c’est-à-dire deux diamètres rectangulaires formant une croix à l’intérieur de la
circonférence7. Cette figure correspond naturellement, au point de vue spatial, à la
détermination des points cardinaux 8 ; d’autre part, au point de vue temporel, la
circonférence, si on se la représente comme parcourue dans un certain sens, est
l’image d’un cycle de manifestation, et les divisions déterminées sur cette
circonférence par les extrémités des branches de la croix correspondent alors aux
différentes périodes ou phases en lesquelles se partage ce cycle ; une telle division
peut naturellement être envisagée, pour ainsi dire, à des échelles diverses, selon qu’il
s’agira de cycles plus ou moins étendus 9 . L’idée de la roue évoque d’ailleurs
immédiatement par elle-même celle de « rotation » ; cette rotation est la figure du
changement continuel auquel sont soumises toutes choses manifestées, et c’est
pourquoi on parle aussi de la « roue du devenir »10 ; dans un tel mouvement, il n’y a
qu’un point unique qui demeure fixe et immuable, et ce point est le centre11.

5
Pour tout ceci, on pourra se reporter aux considérations que nous avons développées dans Le Règne de la
Quantité et les Signes des Temps.
6
Les formes qu’on rencontre le plus habituellement sont les roues à six et huit rayons, et aussi à douze et seize,
nombres doubles de ceux-là.
7
Nous avons parlé ailleurs des rapports de cette figure avec celle du swastika (Le Symbolisme de la Croix, ch.
X).
8
Voir plus haut, fig. 13 et 14.
9
On aura ainsi par exemple, dans le seul ordre de l’existence terrestre, les quatre moments principaux de la
journée, les quatre phases de la lunaison, les quatre saisons de l’année, et aussi, d’autre part, les quatre âges
traditionnels de l’humanité, aussi bien que ceux de la vie humaine individuelle, c’est-à-dire en somme, d’une façon
générale, toutes les correspondances quaternaires du genre de celles auxquelles nous avons déjà fait allusion dans ce qui
précède.
10
Cf. la « roue de la Fortune » dans l’antiquité occidentale, et le symbolisme de la 10 e lame du Tarot.
11
Le centre doit d’ailleurs être conçu comme contenant principiellement la roue tout entière, et c’est pourquoi
Guillaume Postel décrit le centre de l’Éden (qui est lui-même à la fois le « centre du monde » et son image) comme « la
Roue dans le milieu de la Roue », ce qui correspond à ce que nous avons expliqué à propos du Ming-tang.

106
Il n’est pas nécessaire ici d’insister davantage sur toutes ces notions ; nous
ajouterons seulement que, si le centre est d’abord un point de départ, il est aussi un
point d’aboutissement : tout est issu de lui, et tout doit finalement y revenir. Puisque
toutes choses n’existent que par le Principe (ou par ce qui le représente relativement à
la manifestation ou à un certain état de celle-ci), il doit y avoir entre elles et lui un
lien permanent, figuré par les rayons joignant au centre tous les points de la
circonférence ; mais ces rayons peuvent être parcourus en deux sens opposés :
d’abord du centre à la circonférence, et ensuite de la circonférence en retour vers le
centre12. Il y a donc là deux phases complémentaires, dont la première est représentée
par un mouvement centrifuge et la seconde par un mouvement centripète13 ; ce sont
ces deux phases qui sont comparées traditionnellement, comme nous l’avons dit
souvent, à celles de la respiration, ainsi qu’au double mouvement du cœur. On voit
que nous avons là un ternaire constitué par le centre, le rayon et la circonférence, et
dans lequel le rayon joue exactement le rôle du terme médian tel que nous l’avons
précédemment défini ; c’est pourquoi, dans la Grande Triade extrême-orientale,
l’Homme est parfois assimilé au rayon de la « roue cosmique », dont le centre et la
circonférence correspondent alors respectivement au Ciel et à la Terre. Comme le
rayon émané du centre « mesure » le Cosmos ou le domaine de la manifestation, on
voit encore par là que l’« homme véritable » est proprement la « mesure de toutes
choses » en ce monde, et de même l’« Homme Universel » l’est pour l’intégralité de
la manifestation14 ; et l’on pourra remarquer aussi à ce propos que, dans la figure dont
nous parlions tout à l’heure, la croix formée par les deux diamètres rectangulaires, et
qui équivaut d’une certaine façon à l’ensemble de tous les rayons de la circonférence
(tous les moments d’un cycle étant comme résumés dans ses phases principales),
donne précisément, sous sa forme complète, le symbole même de l’« Homme
Universel »15.
Naturellement, ce dernier symbolisme est différent, en apparence tout au
moins, de celui qui montre l’homme comme situé au centre même d’un état
d’existence, et l’« Homme Universel » comme identifié à l’« Axe du Monde », parce
qu’il correspond à un point de vue également différent dans une certaine mesure ;
mais, au fond, ils ne s’en accordent pas moins exactement quant à leur signification
essentielle, et il faut seulement prendre garde, comme toujours en pareil cas, de ne
pas confondre les sens divers dont leurs éléments sont susceptibles16. Il y a lieu de

12
On pourrait donc concevoir la réaction du principe passif comme une « résistance » qui arrête les influences
émanées du principe actif et limite leur champ d’action ; c’est d’ailleurs ce qu’indique aussi le symbolisme du « plan de
réflexion ».
13
Il faut avoir soin de remarquer que, ici, ces deux mouvements sont tels par rapport au Principe, et non par
rapport à la manifestation, ceci afin d’éviter les erreurs auxquelles on pourrait être conduit si l’on négligeait de faire
l’application du « sens inverse ».
14
Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. XVI.
15
Sur cette même figure, expliquée par les équivalences numériques de ses éléments, voir aussi L.-Cl. de
Saint-Martin, Tableau naturel des rapports qui existent entre Dieu, l’Homme et l’Univers, ch. XVIII. On désigne
habituellement cet ouvrage sous le titre abrégé de Tableau naturel, mais nous donnons ici le titre complet pour faire
remarquer que, le mot « Univers » y étant pris dans le sens de « Nature » en général, il contient la mention explicite du
ternaire Deus, Homo, Natura.
16
Pour donner de ceci un autre exemple qui se rapporte au même sujet, dans la tradition hindoue et quelquefois
aussi dans la tradition extrême-orientale, le Ciel et la Terre sont représentés comme les deux roues du « char

107
remarquer, à cet égard, que, en tout point de la circonférence et pour ce point, la
direction de la tangente peut être regardée comme l’horizontale, et, par conséquent,
celle du rayon qui lui est perpendiculaire comme la verticale, de sorte que tout rayon
est en quelque façon un axe virtuel. Le haut et le bas peuvent donc être considérés
comme correspondant toujours à cette direction du rayon, envisagée dans les deux
sens opposés ; mais, tandis que, dans l’ordre des apparences sensibles, le bas est vers
le centre (qui est alors le centre de la terre)17, il faut ici faire l’application du « sens
inverse » et considérer le centre comme étant en réalité le point le plus haut18 ; et
ainsi, de quelque point de la circonférence qu’on parte, ce point le plus haut demeure
toujours le même. On doit donc se représenter l’Homme, assimilé au rayon de la
roue, comme ayant les pieds sur la circonférence et la tête touchant le centre ; et en
effet, dans le « microcosme », on peut dire que sous tous les rapports, les pieds sont
en correspondance avec la Terre et la tête avec le Ciel19.

cosmique » ; l’« Axe du Monde » est alors figuré par l’essieu qui unit ces deux roues en leurs centres, et qui, pour cette
raison, doit être supposé vertical, comme le « pont » dont nous avons parlé précédemment. Dans ce cas, la
correspondance des différentes parties du char n’est évidemment pas la même que lorsque, comme nous l’avons dit plus
haut, ce sont le dais et le plancher qui représentent respectivement le Ciel et la Terre, le mât étant alors la figure de
l’« Axe du Monde » (ce qui correspond à la position normale d’un char ordinaire) ; ici, d’ailleurs, les roues du char ne
sont pas prises spécialement en considération.
17
Cf. L’Ésotérisme de Dante, ch. VIII.
18
Ce « retournement » résulte d’ailleurs du fait que, dans le premier cas, l’homme est placé à l’extérieur de la
circonférence (représentant alors la surface terrestre), tandis que, dans le second, il est à son intérieur.
19
C’est pour affirmer encore davantage cette correspondance, déjà marquée par la forme même des parties du
corps aussi bien que par leur situation respective, que les anciens Confucianistes portaient un bonnet rond et des souliers
carrés, ce qui est à rapprocher aussi de ce que nous avons dit plus haut au sujet de la forme des vêtements rituels des
princes.

108
CHAPITRE XXIV
Ŕ
Le Triratna

Pour terminer l’examen des concordances entre différents ternaires


traditionnels, nous dirons quelques mots du ternaire Buddha, Dharma, Sangha, qui
constitue le Triratna ou « triple joyau », et que certains Occidentaux appellent, fort
mal à propos, une « Trinité bouddhique ». Il faut dire tout de suite qu’il n’est pas
possible de faire correspondre exactement et complètement ses termes avec ceux de
la Grande Triade ; cependant, une telle correspondance peut être envisagée tout au
moins sous quelques rapports. Tout d’abord, en effet, pour commencer par ce qui
apparaît le plus clairement à cet égard, le Sangha ou l’« Assemblée »1, c’est-à-dire la
communauté bouddhique, représente évidemment ici l’élément proprement humain ;
au point de vue spécial du Bouddhisme, il tient en somme la place de l’Humanité
elle-même 2, parce qu’il en est pour lui la portion « centrale », celle par rapport à
laquelle tout le reste est envisagé3, et aussi parce que, d’une façon générale, toute
forme traditionnelle particulière ne peut s’occuper directement que de ses adhérents
effectifs, et non pas de ceux qui sont, si l’on peut s’exprimer ainsi, en dehors de sa
« juridiction ». En outre, la position « centrale » donnée au Sangha, dans l’ordre
humain, est réellement justifiée (comme pourrait d’ailleurs l’être également et au
même titre celle de son équivalent dans toute autre tradition) par la présence en son
sein des Arhats, qui ont atteint le degré de l’« homme véritable » 4 , et qui, par
conséquent, sont effectivement situés au centre même de l’état humain.
Quant au Buddha, on peut dire qu’il représente l’élément transcendant, à
travers lequel se manifeste l’influence du Ciel, et qui, par suite, « incarne » pour ainsi
dire cette influence à l’égard de ses disciples directs ou indirects, qui s’en
transmettent une participation les uns aux autres et par une « chaîne » continue, au
moyen des rites d’admission dans le Sangha. En disant cela du Buddha, nous pensons
d’ailleurs moins au personnage historique envisagé en lui-même, quoi qu’il ait pu être
en fait (ce qui n’a qu’une importance tout à fait secondaire au point de vue où nous

1
Nous évitons l’emploi du terme « Église », qui, bien qu’ayant étymologiquement à peu près la même
signification, a pris dans le Christianisme un sens spécial qui ne peut pas s’appliquer ailleurs, de même que le terme
« Synagogue », qui a encore plus exactement la même signification originelle, a pris de son côté un sens spécifiquement
judaïque.
2
On pourra se souvenir ici de ce que nous avons dit au début au sujet du rôle similaire du terme houei, ou de ce
qu’il représente, dans le cas de la Tien-ti-houei.
3
Nous avons déjà expliqué ce point de vue, dans un autre cas, à propos de la situation « centrale » attribuée à
l’Empire chinois.
4
Les Bodhisattwas, que l’on pourrait faire correspondre au degré de l’« homme transcendant », échappent par
là même au domaine de la communauté terrestre et résident proprement dans les « Cieux », d’où ils ne « reviennent »,
par voie de réalisation « descendante », que pour se manifester comme Buddhas.

109
nous plaçons ici), qu’à ce qu’il représente5 en vertu des caractères symboliques qui
lui sont attribués6, et qui le font apparaître avant tout sous les traits de l’Avatâra7. En
somme, sa manifestation est proprement la « redescente du Ciel en Terre » dont parle
la Table d’Émeraude, et l’être qui apporte ainsi les influences célestes en ce monde,
après les avoir « incorporées » à sa propre nature, peut être dit représenter
véritablement le Ciel par rapport au domaine humain. Assurément, cette conception
est fort loin du Bouddhisme « rationalisé » avec lequel les Occidentaux ont été
familiarisés par les travaux des orientalistes ; il se peut qu’elle réponde à un point de
vue « mahâyâniste », mais ce ne saurait être là une objection valable pour nous, car il
semble bien que le point de vue « hinayâniste » qu’on s’est accoutumé à présenter
comme « originel », sans doute parce qu’il ne s’accorde que trop bien avec certaines
idées préconçues, ne soit tout au contraire, en réalité, rien d’autre que le produit d’une
simple dégénérescence.
Il ne faudrait d’ailleurs pas prendre la correspondance que nous venons
d’indiquer pour une identification pure et simple, car, si le Buddha représente d’une
certaine façon le principe « céleste », ce n’est pourtant qu’en un sens relatif, et en tant
qu’il est en réalité le « médiateur », c’est-à-dire qu’il joue le rôle qui est proprement
celui de l’« Homme Universel »8. Aussi, en ce qui concerne le Sangha, avons-nous
dû, pour l’assimiler à l’Humanité, nous restreindre à la considération de celle-ci dans
le sens individuel exclusivement (y compris l’état de l’« homme véritable » qui n’est
encore que la perfection de l’individualité) ; et encore faut-il ajouter que l’Humanité
apparaît ici comme conçue « collectivement » (puisqu’il s’agit d’une « Assemblée »)
plutôt que « spécifiquement ». On pourrait donc dire que, si nous avons trouvé ici un
rapport comparable à celui du Ciel et de l’Homme, les deux termes de ce rapport sont
cependant compris dans ce que la tradition extrême-orientale désigne comme
l’« Homme » au sens le plus complet et le plus « compréhensif » de ce mot, et qui
doit en effet contenir en lui-même une image de la Grande Triade tout entière.
Pour ce qui est du Dharma ou de la « Loi », il est plus difficile de trouver une
correspondance précise, même avec des réserves comme celles que nous venons de
formuler pour les deux autres termes du ternaire ; le mot dharma a d’ailleurs en
sanscrit des sens multiples, qu’il faut savoir distinguer dans les différents cas où il est
employé, et qui rendent une définition générale à peu près impossible. On peut

5
Ce n’est d’ailleurs qu’à cet égard que le nom de Buddha lui est donné et qu’il lui convient réellement, puisque
ce n’est pas un nom propre individuel, lequel, au surplus, ne saurait plus s’appliquer véritablement en pareil cas (cf.
Aperçus sur l’Initiation, ch. XXVII).
6
Dire que ces caractères sont symboliques, bien entendu, ne veut nullement dire qu’ils n’aient pas été possédés
en fait par un personnage réel (et nous dirions même volontiers d’autant plus réel que son individualité s’efface
davantage devant ces caractères) ; nous avons déjà parlé assez souvent de la valeur symbolique qu’ont nécessairement
les faits historiques eux-mêmes pour qu’il n’y ait pas lieu d’y insister davantage (cf. notamment Le Symbolisme de la
Croix, Avant-propos), et nous rappellerons seulement encore une fois, à cette occasion, que « la vérité historique elle-
même n’est solide que quand elle dérive du Principe » (Tchoang-tseu, ch. XXV).
7
Pour plus de précisions à ce sujet, nous ne saurions mieux faire que de renvoyer aux divers travaux dans
lesquels Ananda K. Coomaraswamy a traité cette question, notamment ses Elements of Buddhist Iconography et The
Nature of Buddhist Art.
8
On pourra, à ce propos, se reporter à ce que nous avons dit plus haut sur l’« homme transcendant » et
l’« homme véritable », et sur les rapports des différents degrés des hiérarchies taoïste et confucianiste.

110
cependant remarquer que la racine de ce mot a proprement le sens de « supporter »9,
et faire à cet égard un rapprochement avec la Terre qui « supporte », suivant ce qui a
été expliqué plus haut ; il s’agit en somme d’un principe de conservation des êtres,
donc de stabilité, pour autant du moins que celle-ci est compatible avec les conditions
de la manifestation, car toutes les applications du dharma concernent toujours le
monde manifesté ; et, ainsi que nous l’avons dit à propos du rôle attribué à Niu-koua,
la fonction d’assurer la stabilité du monde se rapporte au côté « substantiel » de la
manifestation. Il est vrai que, d’autre part, l’idée de stabilité se réfère à quelque chose
qui, dans le domaine même du changement, échappe à ce changement, donc doit se
situer dans l’« Invariable Milieu » ; mais c’est quelque chose qui vient du pôle
« substantiel », c’est-à-dire du côté des influences terrestres, par la partie inférieure
de l’axe parcourue dans le sens ascendant10. La notion du dharma, ainsi comprise,
n’est d’ailleurs pas limitée à l’homme, mais s’étend à tous les êtres et à tous leurs
états de manifestation ; on peut donc dire que, en elle-même, elle est d’ordre
proprement cosmique ; mais, dans la conception bouddhique de la « Loi »,
l’application en est faite spécialement à l’ordre humain, de sorte que, si elle présente
une certaine correspondance relative avec le terme inférieur de la Grande Triade,
c’est encore par rapport à l’Humanité, toujours entendue au sens individuel, que ce
terme doit ici être envisagé.
On peut encore remarquer qu’il y a toujours dans l’idée de « loi », dans tous les
sens et dans toutes les applications dont elle est susceptible, un certain caractère de
« nécessité »11 ou de « contrainte » qui la situe du côté du « Destin », et aussi que le
dharma exprime en somme, pour tout être manifesté, la conformité aux conditions
qui lui sont imposées extérieurement par le milieu ambiant, c’est-à-dire par la
« Nature » au sens le plus étendu de ce mot. On peut dès lors comprendre pourquoi le
Dharma bouddhique a comme principal symbole la roue, d’après ce que nous avons
exposé précédemment au sujet de la signification de celle-ci12 ; et en même temps,
par cette représentation, on voit qu’il s’agit d’un principe passif par rapport au
Buddha, puisque c’est celui-ci qui « fait tourner la roue de la Loi »13. Il doit d’ailleurs

9
La racine dhri signifie porter, supporter, soutenir, maintenir.
10
La racine dhri est apparentée, comme forme et comme sens, à une autre racine dhru, de laquelle dérive le
mot dhruva qui désigne le pôle ; aussi peut-on dire que l’idée de « pôle » ou d’« axe » du monde manifesté joue un rôle
important dans la conception même du dharma. Ŕ Sur la stabilité ou l’immobilité comme reflet inversé de
l’immutabilité principielle au point le plus bas de la manifestation, cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps,
ch. XX.
11
Il peut s’agir en cela, suivant les cas, soit de nécessité logique ou mathématique, soit de nécessité
« physique », soit encore de nécessité dite « morale », assez improprement d’ailleurs ; le Dharma bouddhique rentre
naturellement dans ce dernier cas.
12
Le Dharma-chakra ou « roue de la Loi » est généralement une roue à huit rayons ; ceux-ci, qui peuvent
naturellement être mis en rapport, dans le symbolisme spatial, avec les quatre points cardinaux et les quatre points
intermédiaires, correspondent, dans le Bouddhisme même, aux huit sentiers de la « Voie Excellente », ainsi qu’aux huit
pétales du « Lotus de la Bonne Loi » (qu’on peut aussi comparer, d’autre part, aux huit « béatitudes » de l’Évangile).
Une disposition similaire se retrouve par ailleurs dans les huit koua ou trigrammes de Fo-hi ; on peut noter à ce propos
que le titre du Yi-king est interprété comme signifiant « Livre des mutations » ou « des changements dans la révolution
circulaire », sens qui présente un rapport évident avec le symbolisme de la roue.
13
Il joue donc en cela un rôle similaire à celui du Chakravartî ou « monarque universel » dans une autre
application du symbolisme de la roue ; il est d’ailleurs dit que Shâkya-Muni eut à choisir entre la fonction du Buddha et
celle du Chakravartî.

111
évidemment en être ainsi, dès lors que le Buddha se situe du côté des influences
célestes comme le Dharma du côté des influences terrestres ; et l’on peut ajouter que
le Buddha, par là même qu’il est au delà des conditions du monde manifesté, n’aurait
rien de commun avec le Dharma14 s’il n’avait à en faire l’application à l’Humanité,
de même que, suivant ce que nous avons vu plus haut, la Providence n’aurait rien de
commun avec le Destin sans l’Homme qui relie l’un à l’autre ces deux termes
extrêmes du « ternaire universel ».

14
Cette absence de rapport avec le Dharma correspond à l’état du Pratyêka-Buddha, qui, parvenu au terme de
la réalisation totale, ne « redescend » pas dans la manifestation.

112
CHAPITRE XXV
Ŕ
La Cité des Saules

Bien que, comme nous l’avons dit dès le début, nous n’ayons pas l’intention
d’étudier spécialement ici le symbolisme rituélique de la Tien-ti-houei, il s’y trouve
cependant un point sur lequel nous tenons à attirer l’attention, car il se réfère
nettement à un symbolisme « polaire » qui n’est pas sans rapport avec quelques-unes
des considérations que nous avons exposées. Le caractère « primordial » d’un tel
symbolisme, quelles que soient les formes particulières qu’il peut revêtir, apparaît
notamment par ce que nous avons dit au sujet de l’orientation ; et cela est facile à
comprendre, puisque le centre est le « lieu » qui correspond proprement à l’« état
primordial », et que d’ailleurs le centre et le pôle sont au fond une seule et même
chose, car il s’agit toujours en cela du point unique qui demeure fixe et invariable
dans toutes les révolutions de la « roue du devenir »1. Le centre de l’état humain peut
donc être représenté comme le pôle terrestre, et celui de l’Univers total comme le
pôle céleste ; et l’on peut dire que le premier est ainsi le « lieu » de l’« homme
véritable », et le second celui de l’« homme transcendant ». En outre, le pôle terrestre
est comme le reflet du pôle céleste, puisque, en tant qu’il est identifié au centre, il est
le point où se manifeste directement l’« Activité du Ciel » ; et ces deux pôles sont
joints l’un à l’autre par l’« Axe du Monde », suivant la direction duquel s’exerce cette
« Activité du Ciel » 2 . C’est pourquoi des symboles stellaires, qui appartiennent
proprement au pôle céleste, peuvent être rapportés aussi au pôle terrestre, où ils se
réfléchissent, si l’on peut s’exprimer ainsi, par « projection » dans le domaine
correspondant. Dès lors, sauf dans les cas où ces deux pôles sont expressément
marqués par des symboles distincts, il n’y a pas lieu de les différencier, le même
symbolisme ayant ainsi son application à deux degrés différents d’universalité ; et
ceci, qui exprime l’identité virtuelle du centre de l’état humain avec celui de l’être
total3, correspond aussi, en même temps, à ce que nous disions plus haut, que, du
point de vue humain, l’« homme véritable » ne peut être distingué de la « trace » de
l’« homme transcendant ».
Dans l’initiation à la Tien-ti-houei, le néophyte, après être passé par différentes
étapes préliminaires, dont la dernière est désignée comme le « Cercle du Ciel et de la
Terre » (Tien-ti-kiuen), arrive finalement à la « Cité des Saules » (Mou-yang-tcheng),

1
Pour ce qui concerne plus particulièrement le symbolisme du pôle, nous renverrons à notre étude sur Le Roi
du Monde.
2
Ce sont les deux extrémités de l’essieu du « char cosmique », lorsque les deux roues de celui-ci représentent
le Ciel et la Terre, avec la signification qu’ont ces deux termes dans le Tribhuvana.
3
Voir les considérations que nous avons exposées à ce sujet dans Le Symbolisme de la Croix.

113
qui est aussi appelée la « Maison de la Grande Paix » (Tai-ping-chouang) 4 . Le
premier de ces deux noms s’explique par le fait que le saule est, en Chine, un
symbole d’immortalité ; il équivaut donc à l’acacia dans la Maçonnerie, ou au
« rameau d’or » dans les mystères antiques5 ; et, en raison de cette signification, la
« Cité des Saules » est proprement le « séjour des Immortels »6. Quant à la seconde
dénomination, elle indique aussi clairement que possible qu’il s’agit d’un lieu
considéré comme « central »7, car la « Grande Paix » (en arabe Es-Sakînah)8 est la
même chose que la Shekinah de la Kabbale hébraïque, c’est-à-dire la « présence
divine » qui est la manifestation même de l’« Activité du Ciel », et qui, comme nous
l’avons déjà dit, ne peut résider effectivement que dans un tel lieu, ou dans un
« sanctuaire » traditionnel qui lui est assimilé. Ce centre peut d’ailleurs représenter,
d’après ce que nous venons de dire, soit celui du monde humain, soit celui de
l’Univers total ; le fait qu’il est au delà du « Cercle du Ciel et de la Terre » exprime,
suivant la première signification, que celui qui y est parvenu échappe par là même au
mouvement de la « roue cosmique » et aux vicissitudes du yin et du yang, donc à
l’alternance des vies et des morts qui en est la conséquence, de sorte qu’il peut être
dit véritablement « immortel »9 ; et, suivant la seconde signification, il y a là une
allusion assez explicite à la situation « extra-cosmique » du « faîte du Ciel ».
Maintenant, ce qui est encore très remarquable, c’est que la « Cité des Saules »
est représentée rituéliquement par un boisseau rempli de riz, et dans lequel sont
plantés divers étendards symboliques10 ; cette figuration peut sembler plutôt étrange,
mais elle s’explique sans peine dès qu’on sait que le « Boisseau » (Teou) est, en
Chine, le nom de la Grande Ourse 11 . Or on sait quelle est l’importance donnée
traditionnellement à cette constellation ; et, dans la tradition hindoue notamment, la
Grande Ourse (sapta-riksha) est regardée symboliquement comme la demeure des

4
Voir B. Favre, Les Sociétés secrètes en Chine, ch. VIII. Ŕ L’auteur a bien vu ce qu’est le symbole du boisseau
dont il sera question tout à l’heure, mais il n’a pas su en dégager les conséquences les plus importantes.
5
Cf. L’Ésotérisme de Dante, ch. V.
6
Sur le « séjour d’immortalité », cf. Le Roi du Monde, ch. VII et Le Règne de la Quantité et les Signes des
Temps, ch. XXIII.
7
Dans le symbolisme maçonnique, l’acacia se trouve aussi dans la « Chambre du Milieu ».
8
Cf. Le Roi du Monde, ch. III, et Le Symbolisme de la Croix, ch. VII et VIII. Ŕ C’est aussi la Pax profunda des
Rose-Croix ; et l’on se souviendra, d’autre part, que le nom de la « Grande Paix » (Tai-ping) fut adopté, au XIXe siècle,
par une organisation émanée de la Pe-lien-houei.
9
Ce n’est encore, pour l’« homme véritable », que l’immortalité virtuelle, mais qui deviendra pleinement
effective par le passage direct, à partir de l’état humain, à l’état suprême et inconditionné (cf. L’Homme et son devenir
selon le Vêdânta, ch. XVIII).
10
On pourrait faire ici un rapprochement avec les étendards du « Camp des Princes » dans le « tableau » du 32e
degré de la Maçonnerie écossaise, où, par une coïncidence plus extraordinaire encore, on trouve au surplus, parmi
plusieurs mots étranges et difficiles à interpréter, le mot Salix qui signifie précisément « saule » en latin ; nous ne
voulons d’ailleurs tirer aucune conséquence de ce dernier fait, que nous indiquons seulement à titre de curiosité. Ŕ
Quant à la présence du riz dans le boisseau, elle évoque les « vases d’abondance » des diverses traditions dont
l’exemple le plus connu en Occident est le Graal, et qui ont aussi une signification « centrale » (voir Le Roi du Monde,
ch. V) ; le riz représente ici la « nourriture d’immortalité », qui a d’ailleurs pour équivalent le « breuvage
d’immortalité ».
11
Il n’y a là aucun « calembour », contrairement à ce que dit B. Favre ; le boisseau est bien réellement ici le
symbole même de la Grande Ourse, comme la balance le fut à une époque antérieure, car, suivant la tradition extrême-
orientale, la Grande Ourse était appelée « Balance de jade », c’est-à-dire, selon la signification symbolique du jade,
Balance parfaite (comme ailleurs la Grande Ourse et la Petite Ourse furent assimilées aux deux plateaux d’une balance),
avant que ce nom de la Balance fût transféré à une constellation zodiacale (cf. Le Roi du Monde, ch. X).

114
sept Rishis, ce qui en fait bien un équivalent du « séjour des Immortels ». De plus,
comme les sept Rishis représentent la sagesse « supra-humaine » des cycles
antérieurs au nôtre, c’est aussi comme une sorte d’« arche » dans laquelle est
renfermé le dépôt de la connaissance traditionnelle, afin d’assurer sa conservation et
sa transmission d’âge en âge12 ; par là encore, c’est une image des centres spirituels
qui ont en effet cette fonction, et, avant tout, du centre suprême qui garde le dépôt de
la Tradition primordiale.
À ce propos, nous mentionnerons un autre symbolisme « polaire » non moins
intéressant, qui se trouve dans les anciens rituels de la Maçonnerie opérative : d’après
certains de ces rituels, la lettre G est figurée au centre de la voûte, au point même qui
correspond à l’Étoile polaire 13 ; un fil à plomb, suspendu à cette lettre G, tombe
directement au centre d’un swastika tracé sur le plancher, et qui représente ainsi le
pôle terrestre 14 : c’est le « fil à plomb du Grand Architecte de l’Univers », qui,
suspendu au point géométrique de la « Grande Unité »15, descend du pôle céleste au
pôle terrestre, et est ainsi la figure de l’« Axe du Monde ». Puisque nous avons été
amené à parler de la lettre G, nous dirons que ce devrait être en réalité un iod
hébraïque, auquel elle fut substituée, en Angleterre, par suite d’une assimilation
phonétique de iod avec God, ce qui d’ailleurs, au fond, n’en change pas le sens16 ; les
interprétations diverses qui en sont données ordinairement (et dont la plus importante
est celle qui se réfère à la « Géométrie »), n’étant pour la plupart possibles que dans

12
Le riz (qui équivaut naturellement au blé dans d’autres traditions) a aussi une signification en rapport avec ce
point de vue, car la nourriture symbolise la connaissance, la première étant assimilée corporellement par l’être comme
la seconde l’est intellectuellement (cf. L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. IX). Cette signification se rattache
d’ailleurs immédiatement à celle que nous avons déjà indiquée : en effet, c’est la connaissance traditionnelle (entendue
au sens de connaissance effective et non pas simplement théorique) qui est la véritable « nourriture d’immortalité », ou,
suivant l’expression évangélique, le « pain descendu du Ciel » (Saint Jean, VI), car « l’homme ne vit pas seulement de
pain (terrestre), mais de toute parole qui sort de la bouche de Dieu » (Saint Matthieu, IV, 4 ; Saint Luc, IV, 4), c’est-à-
dire, d’une façon générale, qui émane d’une origine « supra-humaine ». Ŕ Signalons à ce propos que l’expression ton
arton ton epiousion, dans le texte grec du Pater, ne signifie nullement « le pain quotidien », comme on a l’habitude de
la traduire, mais bien littéralement « le pain supraessentiel » (et non « suprasubstantiel » comme le disent certains, du
fait de la confusion sur le sens du terme ousia que nous avons indiquée dans Le Règne de la Quantité et les Signes des
Temps, ch. Ier), ou « supracéleste » si l’on entend le Ciel au sens extrême-oriental, c’est-à-dire procédant du Principe
même et donnant par conséquent à l’homme le moyen de se mettre en communication avec celui-ci.
13
La Grande Ourse est aussi, d’autre part, figurée actuellement encore au plafond de beaucoup de Loges
maçonniques, même « spéculatives ».
14
Nous signalons tout particulièrement ceci à l’attention de ceux qui prétendent que nous « faisons du swastika
le signe du pôle », alors que nous disons seulement que tel est en réalité son sens traditionnel ; peut-être ne pourront-ils
tout de même pas aller jusqu’à supposer que c’est nous qui avons « fait » aussi les rituels de la Maçonnerie opérative !
15
Ce même point est aussi, dans la Kabbale hébraïque, celui où est suspendue la balance dont il est question
dans le Siphra di-Tseniutha, car c’est sur le pôle que repose l’équilibre du monde ; et ce point est désigné comme « un
lieu qui n’est pas », c’est-à-dire comme le « non-manifesté », ce qui correspond, dans la tradition extrême-orientale, à
l’assimilation de l’Étoile polaire, en tant que « faîte du Ciel », au « lieu » du Principe lui-même ; ceci est également en
rapport avec ce que nous avons dit plus haut de la balance à propos de la Grande Ourse. Les deux plateaux de la
balance, avec leur mouvement alternatif de montée et de descente, se réfèrent naturellement aux vicissitudes du yin et
du yang ; la correspondance avec le yin d’un côté et le yang de l’autre vaut d’ailleurs, d’une façon générale, pour tous
les symboles doubles qui présentent une symétrie axiale.
16
La substitution du G au iod est indiquée notamment, mais sans que la raison en soit expliquée, dans la
Récapitulation de toute la Maçonnerie ou description et explication de l’Hiéroglyphe universel du Maître des Maîtres,
ouvrage anonyme attribué à Delaulnaye.

115
les langues occidentales modernes, ne représentent, quoi qu’en disent certains17, que
des acceptions secondaires qui sont venues accessoirement se grouper autour de cette
signification essentielle 18 . La lettre iod, première du Tétragramme, représente le
Principe, de sorte qu’elle est regardée comme constituant à elle seule un nom divin ;
elle est d’ailleurs en elle-même, par sa forme, l’élément principiel dont sont dérivées
toutes les autres lettres de l’alphabet hébraïque 19 . Il faut ajouter que la lettre
correspondante I de l’alphabet latin est aussi, tant par sa forme rectiligne que par sa
valeur dans les chiffres romains, un symbole de l’Unité20 ; et ce qui est au moins
curieux, c’est que le son de cette lettre est le même que celui du mot chinois i, qui,
comme nous l’avons vu, signifie également l’unité, soit dans son sens arithmétique,
soit dans sa transposition métaphysique21. Ce qui est peut-être plus curieux encore,
c’est que Dante, dans la Divine Comédie, fait dire à Adam que le premier nom de
Dieu fut I22 (ce qui correspond encore, d’après ce que nous venons d’expliquer, à la
« primordialité » du symbolisme « polaire »), le nom qui vint ensuite étant El, et que
Francesco da Barberino, dans son Tractatus Amoris, s’est fait représenter lui-même
dans une attitude d’adoration devant la lettre I 23 . Il est maintenant facile de
comprendre ce que cela signifie : qu’il s’agisse du iod hébraïque ou du i chinois, ce
« premier nom de Dieu », qui était aussi, selon toute vraisemblance, son nom secret
chez les Fedeli d’Amore, n’est pas autre chose, en définitive, que l’expression même
de l’Unité principielle24.

17
Il en est même qui semblent croire que ce n’est qu’après coup que la lettre G aurait été regardée comme
l’initiale de God ; ceux-là ignorent évidemment le fait de sa substitution au iod, qui est ce qui lui donne toute sa
véritable signification au point de vue ésotérique et initiatique.
18
Les rituels récents du grade de Compagnon, pour trouver cinq interprétations de la lettre G, lui donnent
souvent des sens qui sont plutôt forcés et insignifiants ; ce grade a d’ailleurs été particulièrement maltraité, si l’on peut
dire, par suite des efforts qui ont été faits pour le « moderniser ». Ŕ Au centre de l’Étoile flamboyante, la lettre G
représente le principe divin qui réside dans le « cœur » de l’homme « deux fois né » (cf. Aperçus sur l’Initiation, ch.
XLVIII).
19
On sait que la valeur numérique de cette lettre est 10, et nous renverrons, à ce propos, à ce qui a été dit plus
haut sur le symbolisme du point au centre du cercle.
20
Peut-être aurons-nous quelque jour l’occasion d’étudier le symbolisme géométrique de certaines lettres de
l’alphabet latin et l’usage qui en a été fait dans les initiations occidentales.
21
Le caractère i est aussi un trait rectiligne ; il ne diffère de la lettre latine I qu’en ce qu’il est placé
horizontalement au lieu de l’être verticalement. Ŕ Dans l’alphabet arabe, c’est la première lettre alif, valant
numériquement l’unité, qui a la forme d’un trait rectiligne vertical.
22
Paradiso, XXVI, 133-134. Ŕ Dans une épigramme attribuée à Dante, la lettre I est appelée la « neuvième
figure », suivant son rang dans l’alphabet latin, bien que le iod auquel elle correspond soit la dixième lettre de l’alphabet
hébraïque ; on sait d’autre part que le nombre 9 avait pour Dante une importance symbolique toute particulière, comme
on le voit notamment dans la Vita Nuova (cf. L’Ésotérisme de Dante, ch. II et VI).
23
Voir Luigi Valli, Il Linguaggio segreto di Dante e dei « Fedeli d’Amore », vol. II, pp. 120-121, où se trouve
la reproduction de cette figure.
24
Ces remarques auraient pu être utilisées par ceux qui ont cherché à établir des rapprochements entre la Tien-
ti-houei et les initiations occidentales ; mais il est probable qu’ils les ont ignorées, car ils n’avaient sans doute guère de
données précises sur la Maçonnerie opérative, et encore moins sur les Fedeli d’Amore.

116
CHAPITRE XXVI
Ŕ
La Voie du Milieu

Nous terminerons cette étude par une dernière remarque au sujet de la « Voie
du Milieu » : nous avons dit que celle-ci, identifiée à la « Voie du Ciel », est
représentée par l’axe vertical envisagé dans le sens ascendant ; mais il y a lieu
d’ajouter que ceci correspond proprement au point de vue d’un être qui, placé au
centre de l’état humain, tend à s’élever de là aux états supérieurs, sans être encore
parvenu à la réalisation totale. Lorsque cet être s’est au contraire identifié avec l’axe
par son « ascension », suivant la direction de celui-ci, jusqu’au « faîte du Ciel », il a
pour ainsi dire amené par là même le centre de l’état humain, qui a été son point de
départ, à coïncider pour lui avec le centre de l’être total. En d’autres termes, pour un
tel être, le pôle terrestre ne fait plus qu’un avec le pôle céleste ; et, en effet, il doit
nécessairement en être ainsi, puisqu’il est parvenu finalement à l’état principiel qui
est antérieur (si l’on peut encore employer en pareil cas un mot qui évoque le
symbolisme temporel) à la séparation du Ciel et de la Terre. Dès lors, il n’y a plus
d’axe à proprement parler, comme si cet être, à mesure qu’il s’identifiait à l’axe,
l’avait en quelque sorte « résorbé » jusqu’à le réduire à un point unique ; mais, bien
entendu, ce point est le centre qui contient en lui-même toutes les possibilités, non
plus seulement d’un état particulier, mais de la totalité des états manifestés et non-
manifestés. C’est seulement pour les autres êtres que l’axe subsiste tel qu’il était,
puisqu’il n’y a rien de changé dans leur état et qu’ils sont demeurés dans le domaine
des possibilités humaines ; ce n’est donc que par rapport à eux qu’on peut parler de
« redescente » comme nous l’avons fait, et il est dès lors facile de comprendre que
cette « redescente » apparente (qui est pourtant aussi une réalité dans son ordre) ne
saurait aucunement affecter l’« homme transcendant » lui-même.
Le centre de l’être total est le « Saint Palais » de la Kabbale hébraïque, dont
nous avons parlé ailleurs 1 ; c’est, pourrait-on dire en continuant à employer le
symbolisme spatial, la « septième direction », qui n’est aucune direction particulière,
mais qui les contient toutes principiellement. C’est aussi, suivant un autre
symbolisme que nous aurons peut-être l’occasion d’exposer plus complètement
quelque jour, le « septième rayon » du Soleil, celui qui passe par son centre même, et
qui, ne faisant à vrai dire qu’un avec ce centre, ne peut être représenté réellement que
par un point unique. C’est encore la véritable « Voie du Milieu », dans son acception
absolue, car c’est ce centre seul qui est le « Milieu » dans tous les sens ; et, quand
nous disons ici « sens », nous ne l’entendons pas seulement des différentes

1
Le Roi du Monde, ch. VII, et Le Symbolisme de la Croix, ch. IV.

117
significations dont un mot est susceptible, mais nous faisons aussi allusion, une fois
de plus, au symbolisme des directions de l’espace. Les centres des divers états
d’existence n’ont en effet le caractère de « Milieu » que par participation et comme
par reflet, et, par suite, ils ne l’ont qu’incomplètement ; si l’on reprend ici la
représentation géométrique des trois axes de coordonnées auxquels l’espace est
rapporté, on peut dire qu’un tel point est le « Milieu » par rapport à deux de ces axes,
qui sont les axes horizontaux déterminant le plan dont il est le centre, mais non par
rapport au troisième, c’est-à-dire à l’axe vertical suivant lequel il reçoit cette
participation du centre total.
Dans la « Voie du Milieu », telle que nous venons de l’entendre, il n’y a « ni
droite ni gauche, ni avant ni arrière, ni haut ni bas » ; et l’on peut voir facilement que,
tant que l’être n’est pas parvenu au centre total, les deux premiers seulement de ces
trois ensembles de termes complémentaires peuvent devenir inexistants pour lui. En
effet, dès que l’être est parvenu au centre de son état de manifestation, il est au delà
de toutes les oppositions contingentes qui résultent des vicissitudes du yin et du
yang 2 , et dès lors il n’y a plus « ni droite ni gauche » ; en outre, la succession
temporelle a disparu, transmuée en simultanéité au point central et « primordial » de
l’état humain 3 (et il en serait naturellement de même de tout autre mode de
succession, s’il s’agissait des conditions d’un autre état d’existence), et ainsi l’on peut
dire, suivant ce que nous avons exposé à propos du « triple temps », qu’il n’y a plus
« ni avant ni arrière » ; mais il y a toujours « haut et bas » par rapport à ce point, et
même dans tout le parcours de l’axe vertical, et c’est pourquoi ce dernier n’est encore
la « Voie du Milieu » que dans un sens relatif. Pour qu’il n’y ait « ni haut ni bas », il
faut que le point où l’être se situe soit identifié effectivement au centre de tous les
états ; de ce point part, s’étendant indéfiniment et également dans tous les sens, le
« vortex sphérique universel » dont nous avons parlé ailleurs4, et qui est la « Voie »
suivant laquelle s’écoulent les modifications de toutes choses ; mais ce « vortex » lui-
même, n’étant en réalité que le déploiement des possibilités du point central, doit être
conçu comme tout entier contenu en lui principiellement 5 , car, au point de vue
principiel (qui n’est aucun point de vue particulier et « distinctif »), c’est le centre qui
est le tout. C’est pourquoi, suivant la parole de Lao-tseu, « la voie qui est une voie
(pouvant être parcourue) n’est pas la Voie (absolue) »6, car, pour l’être qui s’est établi

2
Cf. Le Symbolisme de la Croix, ch. VII. Ŕ On pourrait, si l’on veut, prendre comme type de ces oppositions
celle du « bien » et du « mal », mais à la condition d’entendre ces termes dans leur acception la plus étendue, et de ne
pas s’en tenir exclusivement au sens simplement « moral » qu’on leur donne le plus ordinairement ; encore ne serait-ce
là rien de plus qu’un cas particulier, car, en réalité, il y a bien d’autres genres d’oppositions qui ne peuvent aucunement
se ramener à celui-là, par exemple celles des éléments (feu et eau, air et terre) et des qualités sensibles (sec et humide,
chaud et froid).
3
Cf. Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps, ch. XXIII.
4
Le Symbolisme de la Croix, ch. XX.
5
C’est encore ici un cas de « retournement » symbolique résultant du passage de l’« extérieur » à
l’« intérieur », car ce point central est évidemment « intérieur » par rapport à toutes choses, bien que d’ailleurs, pour
celui qui y est parvenu, il n’y ait plus réellement ni « extérieur » ni « intérieur », mais seulement une « totalité » absolue
et indivisée.
6
Tao-te-king, ch. Ier.

118
effectivement au centre total et universel, c’est ce point unique lui-même, et lui seul,
qui est véritablement la « Voie » hors de laquelle il n’est rien.

119
TABLE DES MATIÈRES

AVANT-PROPOS .............................................................................................................................. 2
CHAPITRE PREMIER – Ternaire et trinité .................................................................................. 7
CHAPITRE II – Différents genres de ternaires ............................................................................ 10
CHAPITRE III – Ciel et Terre ....................................................................................................... 15
CHAPITRE IV – Yin et yang .......................................................................................................... 19
CHAPITRE V – La double spirale ................................................................................................. 23
CHAPITRE VI – Solve et coagula .................................................................................................. 28
CHAPITRE VII – Questions d’orientation ................................................................................... 34
CHAPITRE VIII – Nombres célestes et nombres terrestres ....................................................... 39
CHAPITRE IX – Le Fils du Ciel et de la Terre ............................................................................ 44
CHAPITRE X – L’homme et les trois mondes ............................................................................. 48
CHAPITRE XI – Spiritus, Anima, Corpus ..................................................................................... 51
CHAPITRE XII – Le Soufre, le Mercure et le Sel ........................................................................ 56
CHAPITRE XIII – L’être et le milieu............................................................................................ 60
CHAPITRE XIV – Le médiateur ................................................................................................... 66
CHAPITRE XV – Entre l’équerre et le compas ........................................................................... 71
CHAPITRE XVI – Le Ming-tang ................................................................................................... 75
CHAPITRE XVII – Le Wang ou le Roi-Pontife ............................................................................ 80
CHAPITRE XVIII – L’homme véritable et l’homme transcendant........................................... 85
CHAPITRE XIX – Deus, Homo, Natura ........................................................................................ 89
CHAPITRE XX – Déformations philosophiques modernes ........................................................ 93
CHAPITRE XXI – Providence, Volonté, Destin ........................................................................... 96
CHAPITRE XXII – Le Triple Temps .......................................................................................... 100
CHAPITRE XXIII – La Roue Cosmique .................................................................................... 105
CHAPITRE XXIV – Le Triratna .................................................................................................. 109
CHAPITRE XXV – La Cité des Saules........................................................................................ 113
CHAPITRE XXVI – La Voie du Milieu ...................................................................................... 117

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