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T E L E v s 0 N

Car chez Marguerite Duras tout

Marguerile Dulas n'est jamais que recommencement,


ré~criture. Sa vie en Asie, cette en-
fance et ~dolescence de fille d'ensei-
gnante dans la .touffeur d'uri pays de

«Ecrire pouralle11dre » mousson et de folie, ri' est pas un sujet


nouve~u qu'elle aurait retrouvé, la
soix_antaine passée et exhumé. du ba-
gage des .souvenirs anciens.
Elle avait déjà consacré à sa mère et
Chez Marguerite Duras tout est recommencement. Avec à ses deux frères ses tôut premiers
~om,ans: Un barrageco,ntre l~ PlJcifique
L'Amant, son dernier roman, elle réinvente son enfance. Sùb~ ecnt en 1950 et tourne au cmema par
René Clément en 1957 évoquait déjà
tile combinaison de mots et de silences, d'images et de pages l'histoire de cette femme seule, vio-
blanches ou noires. Paysage intérieur confié dahs un souffle. leQte, forte ; passionnée et folle protè-
geant ses enfants, comme une femelle
sespetits.. • · . .
A 2 VENDREDI 28 SEPTEMBRE Cette feiilme-là, c'était déjàsa mère

"'J
APOSTROPHES 21 H 30
e voulais vous le dire à vous, si
j'étais jeune, si j'avais dix-huit
ans, si je ne connaissais rien
qu'on -retrouverait plü§ tard dans_un
autre récit, Des journé~s entières dans
(es arbres (1954}; et, 14 ans a~rès, sous
le même titre, aü ,théâtre. La, c'est la
figuré de son ft:ère a~né qu'elle ress~sci­
encore de la séparation entre talt sm;tout : JOueur, vqleur et aimé
les gens et la fixité quasi mathématique d'amour avelJgl~ pali sa ,mère qu'il
de cette séparation ·entre les gens, je trompait et pillmt... · ..
ferais pareillement que maintenant, je .Mère et frère sont au rend~z"vous dé
ferais les mêmes livres, le même cinéma L'Amantoli Maq~uerite :pur~s ~~Iio}Ie
(. .. ). Si j'étais morte hier je serais morte avec. une. au.to~10grapb1~ emiettee,
à dix-huit ans: Si je meurs dans dix ans je subtile .combmruson de ·mots -et de
serais morte aussi à dix-huit ans ... .» silence, d'ima~es ~t de pages blanches
avait écrit Marguerite Duras dans le ou noires. Rythme syncopé; interfé-
numéro que les Cahiers du cinéma lui rences, tép~titi~ns s'_çp~~aîn~nt' e!
ont consacré en lui donnant carte composent un pays~ge mter.1eur confie
blanche. dans uri .souffle,· telle une confidence.
Elle en a fait « Les yeux verts », une Tout l'art de Duras· e§t !à. ' -; -
succession de textes, fragments éclatés •. COmnie au'théâtre pour Ie,qùel elle a
d'une vie intérieure et d'une sensibi- ad~ptê ses propres te{Ct~$ e~ ~elJX ~·au­
lité. Méditation sur son œuvre et, à trui ((:le Henry·Jamës etlparticulier),
terme, encore une œuvre. élle ménage dans .ses romans les,si-
Aujourd'hui, elle publie un superbe l~nces, ·~es b.rmts et les· musiqûe~. ' Elle
roman , L'Amant, un chapitre de sa vie joue ·aveè. les noms ~.propres . qu'elle
en Asie, juste avant qu'elle n'atteigne réj)ète.à l'üifit;li comme urie incantation
sa matunté éternelle, ses fameux dix- ou une mélopée : l'H:élène Lagonelle
huit ans, elle reprend à nouveau une de L'Amant; camaradedeclasseenfer-
histoire anèienne, la sienne, qu'elle cc JI dix-huit ah$, à qidnze airs,j'ài eu mée, plus qu'elle, dans· ce lycée de
réhabite et réinvente. ce visage prémonitoire. " . Saïgon, .Hélèné dont elle module et

UN VISAGE EN AVANCE SuR LE TEMPS $age, prérit~nitoire de celui que ~'ai


attrapé ensuite avec l'alcool dans l'~ge
Très vite dans ina vie il a été trop tard. A par exemple au déroulement d'une moyen de ma vie. Valcool a rempb la
dix-huit ans il étaitdéjà trop tard. Entre lecture. Je savais aussi que .je ne me fonction que Dieu n'a pas eue; il aeu
dix-huit ans et vingt-cinq ans mon trp~pais pas, qu'uri jour ii·se ralenti- aussi celle de me.t uer, de tuer.Ce visage
viSage est parti dans une direction rmt et qu'il prendrait son couts normal: de l'alcool m'est venu avant l'alcool.
imprévue. A dix-huit ans j'ai vieilli. Je Les gens qui m'avaient connue à dix- L'alcoOl est verin le confllnier. J'avais
ne sais pas si c'est tout le monde, je n'ai sept ans lors de mon voyage en France · énmoilaplacedeça,jei'ai.sucommeles
jamais demandé. n me semble qu'on ont été impressionnés quand ils m'ont âutres mais, curieusement, avant
m'a parlé de cette poussée du temps qui revue, deux ans après, à dix-neuf ~ns. l'heure. De même quèj'avrus en nioi la
vous frappe .quelquefois alors qu'on Ce visage-là, nouveau, je 1'ai gardé. n a place du désir. J'avais à ql)jnze ans le
traverse les âges les plus jeunes, les plus été mon visage. Il a vieilli encore, bien viSage de .la jouissance et je,ne connais-
célébrés de la vie. Ce vieiUissement a été sûr' mais . relativement moins .qu'il sais pas la' jouissance. ·Ce visage se
brutal. Je l'ai vu gagner mes traits un à n'aurait dû. J'ai un visage lacéré de voyait très fort. Même ma mère devait
un, changer le rapport qu'il y avait rides sèches et profondes, à la pea.,. le voir. Mes frères le voyaient. Tout a
entre eux, faire les yeux plus grands, le cassée. n ne s'est pas affaiss.é comme commencé de cette façon pour moi, par
regard plus triste, la bouche plus défmi- certains visages à traits fms, il a gardé ce visage voyant, . exténué, ces y~ux
tive, marquer le front de cassures pro- les mêmes contours mais sa 111atière est cernés en avance stir le temps, les fru.ts.
fondes. Au contraire d'en être effrayée, ·détruite. J'ai un visage détruit; · .
j'ai vu s'opérer ce vieiUissement de mon Maintenant je vois que très jeune, à L'AmœrJ (Marguerite Duras, Editiom de Minuit,
visage avec l'intérêt que j'aurais pris dix-huit ans, à quinze ans, j'ai eu ce 142 p., 49 F). .

54 TELERAMA N° 1810 - 19 SEPTEMBRE 1984


T E L E v s 0 N

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Pour Marguerite Duras, un livre est " conune la vie, ü a besoin de douleur et èle lenteur, de silence et de nuit "·
caresse le nom aérien du bout des l'écrit. On prend goût à ce malheur cette jeune· fille provocante et son
lè~res, du bout de ,la plume et du merveilleux. » · chapeau rose de garçon et ses souliers
trefonds de sa sensualité. Et, dans Pour écrire des livres, faire des films lamés, la limousine noire de L 'Amant
d 'autres textes, dans d'autres films, et monter des pièces de théâtre, elle a, chinois, les cérémonies quasi reli-
toyj~u~s ces femm~s dont, ridentit~ depuis 41 ans, joué sa santé, sa beauté gieuses:de ses amours clanaestines ...
dechiree ressemble a un poeme et qm et presque sa vie en allant au bout de ses . « Ecrire, c'est aller chercher hors de
les définit plus et mieux qu'une photo- désirs , de ses passions, de ses déses- soi ce qui est déjà au-dedans de soî »,
graphie : Aurelia Steiner, Anne-Marie poirs et de sa création. Tou tau long du écrit-elle, d'où cette manière si particu-
Stretter. .. et les autres. chemin, l'al.c ool en. guise de béquille lière, si « durassienne » de reprendre,
Pour Marguerite Duras, pourtant, d'abord, pms d'habitude et de pmson . un récit, une idée, un souvenir, un
l'exotique, le frivole, l'extériorité, Entre La Maladie de la mort (1982) et personnage, un lien. D 'où ce travail si
n'existent pas, tout doit être saisi de Théâtre III et L'Amant (1984), il y eut spécifique du mot et de l'image: un
l'intérieur. Un livre c'est la vie, et, le naufrage , et le difficile sauvetage de livre sera à la fois texte, pièce de théâtre
«comme la vie, il a besoin de toutes les la désintoxication avec ses gouffres de et film sans que jamais le bégaiement
contraintes, d'étouffement, de douleur, démence et ses relents d'au-delà, Et nuise à la création, parce que créer est
detenteur, de souffrances, d'entraves de puis, ce retour presque étouffé à la vie , «une demande d'amour ». L'écriture
toutes sortes, de silence et de nuit. Il en a elle-même: visage détruit qu'elle est, chez Marguerite Duras, l'expres-
passe d'abord par l~ dégoût .de nqître, contemple dans un miroir, à travers sion dU désir et comme elle le dit de la
l'horreur de grandtr, de votr le JOUr. lequel elle retrouve la voix ancienne de trahison à l'égard de l'amour, c'est
( ...) Il faut subir ce voyage avec le livre la mémoire, les halètements, les ho- aussi << ce qui permet d'attendre».
naissant, ce bagne tout le temps de quets et les images vernissées du passé: Michèle Gazier

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