Vous êtes sur la page 1sur 298

DANS LE SILENCE

DE L'INSONDABLE

au delà de tous les dogmes


Salim Michaël est également l'auteur de:
-S'ÉVEILLER, UNE QUESTION DE VIE OU DE MORT (2002)
-LES FRUITS DU CHEMIN DE L'ÉVEIL (1997)
-LES OBSTACLES À L'ILLUMINATION ET À LA LIBÉRATION (1993)
-LA QU~TE SUPRÊME (1991)
-PRATIQUE SPIRITUELLE ET ÉVEIL INTÉRIEUR (1990)

- LA VOIE DE LA VIGILANCE INTÉRIEURE (1983-1998 4ème édition)

ainsi que de :

-LUMIÈRES DANS LA NUIT - 27 contes symboliques et spirituels (1985 épuisé)

Et aussi, en collaboration avec Michèle Michaël, traduction de l'anglais


du célèbre texte bouddhique : LE DHAMMAPADA

Après avoir recueilli ses souvenirs et ses réflexions, sa femme Michèle Michaël a
rédigé sa biographie sous le titre : LE JEU D'UN ÉTRANGE DESTIN (1994)

Tous ces ouvrages sont publiés aux Editions Guy Trédaniel.

site internet : salim-michael.org

© GUY TRÉDANIEL ÉDITEUR - 2006

Tous droits de reproduction, traduction ou adaptation,


réservés pour tout pays

tredaniel-courrier.corn
info@guytredaniel.fr

ISBN: 2-84445-677-4
Salim Michaël

DANS LE SILENCE

DE L'INSONDABLE

au delà de tous les dogmes

Préface de Michel Cazenave

Guy Trédaniel Éditeur


19 rue Saint Séverin 75005 Paris
Salim Michaël 2001,
SOMMAIRE

Préface de Michel Cazenave............................................. 9

Introduction ... ..... ..... ..... ... .............. ....... .. ..... .. ...... ...... ...... 17

Avant-propos avec un conte spirituel de l'auteur.. ........... 27

1 - Les différents niveaux de conscience dont


l'homme ignore l'existence...................................... 39
Histoire bouddhiste de l'anneau du roi..................... 45

2 - L'appel et le rappel.................................................... 59
Comprendre l'importance de l'appel .................... .. .. . 64
La raison d'être de la Création ................................. 69
L'importance de l'aspect féminin de la Création....... 72
Le Pêcheur Divin...................................................... 75
Comment répondre à l'appel intérieur .. ................... . 80

3 - Centre de gravité et obéissance ... .......................... .. 85


L'influence grandissante et adverse des machines.... 90
Deux erreurs importantes à éviter .. ..... .. .. ................. . 93
Histoire indienne de la pépite d'or............................ 96
L'importance du sentiment dévotionnel .................. .. 99

4 - La passivité intérieure ..... ...... ....... .. ....... ................. .. 103


Histoire indienne de l'arbre à souhaits ..................... 107

5 - Le problème des pensées tenaces qui harcèlent


l'aspirant. ................................................................... 109
Histoire indienne du singe, du martin-pêcheur
et du lapin .................................................................. 110
Histoire bouddhiste des quatre moines ...................... 116
6 - Le but .................. ............ ... .. ....... ... .. ..... .. ... ... ..... ..... .. 121
Conscience de soi et rappel
du But sont inséparables .......................................... 129

7- Le rappel de l'impermanence comme pratique


spirituelle................................................................. 137
Conscience Lumineuse ne signifie pas lumière
tangible... ................................................................... 143

8- La mémoire.............................................................. 147
L'obstacle de la mémoire ordinaire ............ ........ ... .. . 150
Histoire soufie du lion .............................................. 153
La mémoire de l'Univers en l'être humain .............. 156
Il existe un autre type de mémoire........................... 160

9 - Potentialités et sécurité intérieure .. ... .. .. ... ... .. ... ..... 165


Le mystère des potentialités infinies dans la
création musicale ... ....... .. ... .. ..... ... .. .. ... .. ... .. ... .. ... .... 167
Histoire indienne du roi et du premier ministre ........ 174
Détente physique et don de soi .................................. 177
Le danger de l'apathie et de la routine ... ....... ....... ..... 180
Sécurité intérieure .................................................... 183

10- La mort...... ............................................................. 193


L'énigme de l'apparition de la Création ........ ... ... .. ... 200
Pourquoi 1' aspirant a le choix de faire ou
non des efforts ............ ............ ....... .. ... .. ... .. ..... ...... ... . 203

11 - Karma et souffrance ... .. ..... ....... ....... ... .. ..... ... ... ...... 207
La grandeur de Gandhi ... .. ... .. .. ... .. ... .. ... .. .. ........ ... ..... 210
Interdépendance ...... .. ....... ... .. ..... .. ... .. ... .. .. ... ... .. ... .. .. 214
Pourquoi la souffrance?............................................ 219

12 - Le présent ........ ....... ..... .. ..... .. ..... .. ... ... .. .. ... .. ... ... ...... 223
Le don inconditionnel de soi dans le présent ........... 225
Histoire bouddhiste des deux moines....................... 231
Partager les fruits spirituels acquis ........................... 233
13- L'aspirant et le mystère de l'existence
phénoménale.......................................................... 237
Histoire soufie des éléphants volants .................... 242
Le danger de se fier aux sens ... .. .. ..... .. ... .. .. .......... .. 247

14- L'empêchement majeur à la libération............... 249


De quoi doit-on se libérer?.................................... 254
L'identification au corps ......................................... 259
Histoire soufie du scorpion ............ .. .. ..... .. .......... ... 262

15 - Causes et conditions de la récurrence ............. ... 267


Le poids de l'habitude et la récurrence .................. 275

En guise de conclusion avec un conte spirituel


de 1' auteur................................................................. 279

Instructions pour aider un mourant au moment


critique de son départ de ce monde ............................... 295
À Michèle,
ma femme bien aimée
PREFACE
de Michel Cazenave

Je le dis humblement, mais avec toute la certitude dont je


suis habité : c'est un privilège dans sa vie que d'avoir
rencontré Salim Michaël. Non que j'aie été de ses élèves ou,
comme il aime les appeler, de ces aspirants spirituels qui
suivaient ses enseignements ; non que je sois en tout d'accord
avec l'expression de sa pensée ou certaines de ses assertions
qui sont, volens nolens, de nature métaphysique, ou mieux :
théologique - mais parce qu'ayant eu la chance de pouvoir
converser avec lui et de le fréquenter durant de longs après-
midi, j'ai pu me convaincre de l'évidente vérité de ce que
j'avais ressenti devant lui dès la première minute : je me
trouvais en face d'un maître spirituel absolument authentique.

Il faut pourtant, sur ces mots, s'expliquer sur le champ.

Dans un Occident plongé dans le plus profond des


désarrois, soumis aux tentations conjuguées, et souvent
complémentaires, d'un nihilisme inavoué et d'un
consumérisme à tout va, on sait comme les gourous se sont
multipliés depuis quelques années. Guides autoproclamés de
personnes à la dérive, parfois même (cela arrive !), lamas,
moines bouddhistes ou méditants indiens qui bradent leurs
traditions et cèdent si facilement aux prestiges inventés de
notre société actuelle : amour immodéré du pouvoir- fût-ce
un pouvoir spirituel, et plus généralement purement
psychique fascination de 1' argent
et d'une gloire à bon compte ; pièges d'une sexualité dans
10 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

lesquels se font prendre tant de pseudo-disciples en


croyant emprunter 1' une des voies de 1' extase !
(Dira-t-on jamais assez les ravages qu'a pu faire un tantrisme
mal compris, détaché de son contexte, et malgré toutes les
protestations de bonne foi, en fin de compte laïcisé sous les
oripeaux religieux ou mystiques dont on veut le recouvrir ?).
De fait, et voici plus d'un siècle que cela dure, on voit
bien comment nous avons si souvent construit un Orient
imaginaire, fruit de nos fantasmes et de nos compensations
psychologiques, pour pallier les carences, les abîmes évidents,
les faillites d'une culture qui nous entraîne inéluctablement,
sous couleur de l'exaltation de l'individu et de la loi du
marché, dans un désert spirituel où nous mourons de soif,
vers un néant des consciences où le moi disparaît - non pas
en se dépassant, non pas en faisant advenir 1'expérience de sa
profonde relativité et peut-être, en dernière analyse, de son
caractère illusoire ; mais dans une régression collective où
s'impose peu à peu un NOUS totalitaire, et où les seules
appétences de 1' ego se concentrent aux satisfactions immé-
diates, aux plaisirs passagers, à des jouissances éphémères
dont le vertigineux kaléidoscope nous fait perdre la tête !
En plein milieu du XIXème siècle, ce merveilleux poète
et ce grand humoriste qu'était à la fois Henri Heine (mais
l'humour n'est-il pas une vertu spirituelle ? ll faudrait relire sur
ce point certaines des plus belles pages de Saint François de
Sales), ce romantique lucide qu'était donc Henri Heine écrivait:
"Nous sommes partis à la conquête des Indes matérielles, et nous
avons découvert l'Amérique. Aujourd'hui, nous partons à la
découverte de l'Inde spirituelle - qu'allons-nous donc trouver ?"
Hélas ! On dirait que le bateau de 1' esprit s'est dérouté
malgré lui, et qu'au lieu d'une Amérique qui existait réelle-
ment, nous avons plutôt accosté à un pays de rêves où nous
croyons nous soigner de nos blessures ontologiques ...
PRÉFACE 11

Pourtant, il est vrai que nous avons aussi exhumé la Kena


ou la Mundaka Upanishad, accompagnées des commentaires
de Sankaraçarya, nous avons découvert l'ultime prédication
de la Chandogya Upanishad ("Ainsi, mon cher, tu ne vois
pas l'Etre. Il est là cependant, il est cette essence subtile. Et
l'univers tout entier s'identifie à elle, qui n'est autre que
l'Ame ! Et toi aussi, tu es Cela, Shvétakétu !"), nous avons
découvert la protestation radicale du gautama Bouddha contre
le brahmanisme de son temps, y compris la négation de 1' âme
et l'appel à un nirvana, une vacuité qui n'est certes pas néant,
mais état indicible, irreprésentable, impensable, au-delà de
l'opposition même de l'être et du non-être ; nous avons
découvert les mandalas et les techniques de visualisation du
bouddhisme tibétain dans ses différentes traditions ; nous avons
découvert le shingon et les satori du zen, ces illuminations de
l'instant que traduisent les haï-kus, et qu'ont si parfaitement
illustrés, après les méditations de Dogen ou de Kukaï, des
poètes comme Issa, comme Buson, comme Basho - sans
parler de Ryokan et de sa folle errance (de 1' errance de sa
folie?), au moment que s'affirme l'aube du Japon médiéval ...
Bien entendu, tous ces trésors sont là, à portée de notre
main pour peu que nous voulions réellement les chercher
- et combien d'autres encore, qui dorment toujours dans les
temples de l'Inde, de Ceylan, de la Chine, du Tibet, du Japon?
Mais combien d'entre nous les recherchent vraiment ? Et
combien d'entre nous, en en ayant pris connaissance, se
rendent compte à quel point un Sankara, si souvent, est proche
de Plotin ? Certains traités du bouddhisme, de la Déité de
maître Eckhart - ou certaines considérations de l' Advaïta-
Vedanta, de mystiques musulmans comme le grand Ibn' Arabi,
comme Ruzbehan Baqli ou comme Abu Ya'qub Sejestani?
Comme si l'Orient, d'une certaine façon, nous renvoyait
à nos propres traditions que nous ignorons aujourd'hui si
12 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

superbement - (je parle bien entendu de l'Orient réel et de


nos traditions réelles) - tant il est patent que la structure de
1' humain est partout fondamentalement la même et que
l'approche du divin au-delà de tout concept, de toute image
idolâtre, doit se ressembler à elle-même dans son expérience
assumée.
Non point d'ailleurs, que je veuille ici me livrer à un
syncrétisme facile, ou céder aux tentations d'une philosophia
perennis qui gommerait les différences : que nous le regrettions
ou que nous nous en réjouissions, nous sommes aussi des
êtres incarnés, et nous devons assumer le poids de notre
enracinement sans en devenir pour autant les prisonniers
consentants. Alors, je sais bien que Nagarjuna pense que l'âme
est un mot vide de sens quand maître Eckhart, au contraire, la
pose comme incréée dans sa partie la plus haute ; je sais bien
que Saigyo vit un intense sentiment de la nature quand le
Theravada la considère au contraire comme une pure illusion :
et il resterait à faire venir à jour les influences secrètes des
premiers chamanismes sur les plus hautes expressions des
spiritualités orientales (que ce soit le culte des kamis dans
l'ésotérisme japonais, que ce soit la circulation des souffles
dans les écoles de yoga ou de 1' alchimie taoïste, la religion
bon dans le Vajrayana ou le surmonde des esprits dans les
soufismes ouzbek ou kazakh) ...

Or, ce qui frappe à l'instant chez Salim Michaël - peut-être


est-ce parce qu'il est anglo-indien d'origine?- c'est qu'il ne cède
à aucun fantasme, à aucune illusion sur un Orient habité, et par
contre-coup idéalisé de toutes les frustrations que nous projetons
sur lui, en lui demandant en retour de bien vouloir les soigner.
En vérité, si je voulais caractériser Salim Michaël, ce serait
par ces trois mots, ou ces trois expressions : une rigueur
toujours en éveil, une exigence insatiable, une expérience
PRÉFACE 13

intérieure indubitable, et sans doute menée jusqu'aux limites


de l'humainement supportable. Car à vouloir s'approcher du
divin que nous sommes en l'ayant oublié, ou qui nous fonde
au plus profond, ou qui nous a créés dans son incompréhensible
gratuité (je laisse le soin à chacun de choisir selon ses convic-
tions, sa croyance ou sa foi), on ne peut barguigner : il ne
peut y avoir sur ce chemin de demi-mesure, d' abandon, de
négligence ou même d'inattention - et la leçon que Salim
Michaël rappelle inlassablement, c'est qu'il s'agit du trajet
de toute une vie, que la tiédeur n'y a pas sa place, et que c' est
déjà trahir sa quête que de ne pas tendre de tout soi vers ce
qu' elle s'est ordonnée.
Là-dessus, il n'y a pas de négociation possible, et j'en
connais qui se sont enfuis tant la voie escarpée leur semblait
difficile. Est-ce un signe des temps? Qu' on me permette sur
ce point une métaphore facile : pour gagner le sommet du
Mont Blanc, ce n' est pas du tout la même chose de s'encorder
et de gravir ses pentes, ou de louer un hélicoptère et de se
faire déposer tranquillement tout en haut ... De stages spirituels
bâclés en un week-end (généralement très chers), à des
sessions de méditation qui ménagent des haltes dans notre
vie quotidienne, combien d'hommes et de femmes ne
résistent pas aujourd'hui au vol de l'hélicoptère ! Quand
Salim Michaël invite à prendre le chemin, à savoir éviter les
congères ou les moraines, et à grimper peu à peu les versants
où, de se purifier et de s' alléger à mesure, 1' air se raréfie
d'autant ...
Car il y a, chez Salim, une force d'évidence: il n'invite à
rien qu'il n'ait d'abord expérimenté lui-même- et quand on
le voit assis en lotus devant soi, tout pétri de concentration
et d'une attention soutenue au plus petit des détails, quand
on voit comme il hésite quelquefois sur le mot qu'il lui faut
prononcer tant il a peur de le mal choisir, de trahir ainsi le
14 DANS LE SIT..ENCE DE L'INSONDABLE

fond de son message et de vous induire malgré lui sur la


voie de 1' erreur, on ne doute pas un instant de ces moments
d' enstase qu'il rapporte avoir vécus. Moments qui lui créent
un devoir, la plus impérieuse des obligations : guider avec
rigueur - ce qui ne veut pas dire sans compassion - chacun de
ses élèves sur ce royal chemin qu'il a lui-même balisé.

Alors, qu'importe en vérité qu'on ne soit pas toujours


d'accord avec lui ? Je ne comprends certainement pas de la
même façon que lui, par exemple, la figure de Jésus-Christ.
Mais, qu'importe vraiment? De Jésus de Nazareth, il a bien
senti quelle était l'immense exigence de tout amour divin, et
quelle brûlure il y avait à s'accorder à la Providence ! Il a
bien senti qu'il se situait à un autre plan que les grands maîtres
bouddhistes - et il en parle de telle façon qu'un pont peut
s'établir entre l'Orient et l'Occident ; qu'un bouddhiste,
peut-être, peut comprendre quel est le sens de cet amour
universel, de cette agapè que prêche Jésus ; et qu'un chrétien
peut comprendre, au-delà des différences par ailleurs indé-
niables, dans ce que j'appellerai la psychologie métaphysique
du bouddhisme, la part de vérité, 1' authenticité de l'attitude
qui n'est pas si loin, parfois, de nos Pères du désert .. . Or,
c'est cela qui compte : cette démarche assurée, si souvent
périlleuse, à la fois héroïque et d'une absolue confiance, dans
cet insondable dernier qui sous-tend l'univers.
Au fond, les dogmes n'intéressent pas Salim Michaël.
Non point qu'il les rejette par haine de la pensée (le canon
pali du bouddhisme représente, après tout, l'un des sommets
de la puissance logique et rationnelle de l'homme !), mais
qu'il veut les dépasser comme autant d'expressions limitées-
parce que cataphatiques - de ce divin tellement pur que le
silence peut seul en rendre compte ; ou si nous voulons en
communiquer la moindre idée, le seul usage répété de la
PRÉFACE 15

négation qui a au moins l'avantage de nous faire pressentir


le mystère.
Sur ce point, je ne peux m'empêcher de me souvenir tout
d'un coup des Noms divins de Denys l' Aréopagyte : "Dieu
est connu à la fois par mode de connaissance et par mode
d'inconnaissance (... ) Il n'est rien de ce qui est et on ne peut
donc le connaître à travers rien de ce qui est, et il est pourtant
tout en tout. Il n'est rien en rien et il est pourtant connu par
tout en tout, en même temps qu'il n'est connu par rien en rien."
A quoi répondait, on le sait, deux siècles auparavant : "Ce
qui est saisi (de Dieu) à chaque instant est certes beaucoup
plus grand que ce qui 1' avait été auparavant, mais comme ce
qui est cherché ne comporte pas de limite, le terme de ce qui
a été découvert devient pour ceux qui montent le point de
départ pour la découverte de réalités plus élevées. Ainsi,
celui qui monte ne s'arrête jamais, allant de commencement
en commencement par des commencements qui n'ont jamais
de fin. Jamais celui qui monte n'arrête son désir à ce qu'il
connaît déjà, mais s'élevant par un désir plus grand à un
autre supérieur encore, il poursuit sa route dans l'infini par
des ascensions toujours plus hautes." (Saint Grégoire de
Nysse, Huitième homélie sur le Cantique des Cantiques).

Il resterait simplement à rappeler que l'abîme a deux sens


en français : 1' abîme des profondeurs où 1' on plonge, et
l'abîme des hauteurs où l'on s'envole. Avec cette lancinante
question : la transcendance n'est-elle pas immanente à nos
coeurs, et à plonger jusqu'à plus profond que soi, ne se
retrouve-t-on pas dans ce ciel dont la caractéristique évidente
est qu'il n'est pas le ciel sensible ? Extase, enstase : deux
façons de désigner l'expérience authentique de l'au-delà de
tout.
16 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Et je voudrais ajouter cette remarque (apparemment)


incongrue : Salim Michaël a été en son temps un très grand
musicien. Cela me rassure infiniment. Car sans doute la
musique est la seule traduction possible de ce silence essentiel
d'où nous sommes issus. Et pour revenir dans la tradition
chrétienne, il me plaît de penser que 1' ange gardien de Salim
est un ange musicien.

Michel Cazenave
INTRODUCTION

de Michèle Michaël

Ce livre est réellement un miracle, car il a vu le jour dans


des conditions impensables. Déjà, son ouvrage précédent*
avait été écrit alors que Salim souffrait le martyre pour un
cancer du côlon non diagnostiqué. Ce calvaire a duré plus de
quatre ans avant qu'il ne soit opéré en urgence lorsqu'il en
fut arrivé à l'occlusion totale. Quelques mois plus tard, il lui
fallut subir une seconde intervention. Deux anesthésies
générales, un corps éprouvé au delà du supportable, un état
de faiblesse inimaginable représentaient, à l'âge de quatre-
vingt-deux ans, une telle épreuve, et cela après une existence
tellement dure, qu'il paraissait impossible d'envisager une
perspective autre qu'une délivrance finale de ce corps qui
était une telle source de souffrance.
Malgré de graves complications qui lui rendent extrême-
ment pénible la vie au quotidien, Salim a néanmoins réussi à
trouver la force de rédiger de nouveaux textes destinés à ses
élèves, des textes qui, au fil des mois, ont progressivement
constitué le livre qui suit. Aussi, pour moi qui 1' ai vu naître,
je peux vraiment affirmer que ce dernier ouvrage est un
miracle, un miracle de volonté et de force intérieure puisées
ailleurs que dans les capacités humaines ordinaires.
Que ce soit en Occident ou en Inde, où il a séjourné sept
ans, Salim a rencontré, du fait qu'il était continuellement

*«S'éveiller, une question de vie ou de mort» (Éd. Guy Trédaniel)


18 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

malade, tant d'incompréhension autour de lui. Toute sa vie,


il a été affligé d'une grave allergie au gluten, identifiée
très tardivement, alors qu'il avait près de soixante-dix ans,
et qui a été la cause du cancer de l'intestin qui l'a frappé
ces dernières années. Il est arrivé que des personnes qui le
voyaient très malade lui déclarent avec désinvolture et avec
un manque de réflexion qu'elles avaient pourtant entendu
dire qu'il suffisait de réaliser le Soi, autrement dit d'atteindre
l'illumination, pour ne plus être malade et ne plus souffrir de
son enveloppe chamelle.
Or, Ramana Maharshi est mort d'un cancer qui l'a atroce-
ment fait souffrir. D'ailleurs, les dernières images que l'on
possède de lui le montrent courbé et terriblement diminué
physiquement. Quant au Karmapa, le grand maître tibétain,
lui aussi est décédé à la suite d'une longue et douloureuse
maladie. Bien entendu, le degré de réalisation spirituelle de
ces deux grands êtres ne peut être mis en question.
Le Bouddha disait que l'homme non illuminé, le disciple
inexpérimenté, subit la douleur de deux dards, tandis que le
disciple expérimenté, illuminé, n'est touché que par une seule
flèche. Les deux dards sont l'esprit et le corps, et l'unique
flèche est le corps. En d'autres termes, contrairement à ce
que l'on aimerait croire, quel que soit l'avancement spiri-
tuel auquel on est parvenu, on reste toujours tributaire des
besoins du corps et on continue de subir l'accablement de la
maladie et de la vieillesse. Le Bouddha historique - et non
légendaire- tomba lui-même malade à plusieurs reprises au
long des années où il enseigna, jusqu'au moment où il finit
par contracter une grave dysenterie qui 1' emporta.
C'est un mythe auquel on aime accorder crédit - et qui
n'a d'autre fondement que la force de nos propres désirs -
que de croire qu'un être avancé spirituellement n'est plus
soumis aux lois physiologiques qui gouvernent tous les êtres
INTRODUCfiON 19

incarnés. Il existe toutes sortes de contes merveilleux, qui


fascinent notre imaginaire, sur des maîtres détachés de toutes
les contraintes du corps et affranchis du poids de la maladie et
de la vieillesse, ou, en tout cas, passés au delà de la souffrance
corporelle, et qui meurent en quittant leur enveloppe chamelle
selon leur propre volonté, sans difficulté ni douleur.
Ainsi, entend-on des gens affirmer avec conviction que
l'homme libéré est au delà de toute peur, y compris la crainte
de la souffrance physique. Ne faut-il pas alors se souvenir
de la prière du Christ dans le Jardin des Oliviers, prière
dans laquelle Il demandait à être épargné* du supplice qui
l'attendait ? - car, contrairement à un individu ordinaire, Il
savait ce qui allait lui arriver. Or, on ne peut certainement pas
dire que le Christ n'était pas un être libéré ! Pourtant, même
Lui a éprouvé de la peur devant la terrible épreuve de la
crucifixion qui était une mort infamante, abominablement
longue et douloureuse.
Comme mon mari le rappelle dans tous ses livres, nous
sommes tous tragiquement humains ; face à la dureté de
l'existence, il est toujours tentant d'imaginer des mythes qui
satisferaient nos désirs. Au lieu de nourrir des fables qui nous
détournent de la réalité, il est préférable et même nécessaire
d'ouvrir les yeux et de comprendre que la souffrance constitue
une motivation essentielle pour se lancer dans une voie spiri-
tuelle, et que la possibilité d'y échapper ne relève pas du
tangible.
* * *

* Dans l'Évangile selon St Matthieu, le Christ dit : << Mon âme est triste à en
mourir », puis : « Mon Père, s'il est possible, que cette coupe passe loin de
moi ! », et encore, dans Saint Luc : « Entré en agonie, il priait de façon plus
instante, et sa sueur devint comme de grosses gouttes de sang qui tombaient à
terre. »
20 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Ainsi, malgré ses douleurs physiques qui ne lui laissent


aucun répit, Salim a écrit ces nouveaux textes à l'intention
de ses élèves et de toute autre personne qui cherche et qui
est ouverte à son enseignement. Il reprend ici quelques
thèmes déjà abordés dans ses autres ouvrages, mais avec un
éclairage supplémentaire et de nouveaux développements.
Pour lui, tout est toujours neuf, car ille vit dans le présent,
au moment même où il le formule. Il expose avec simplicité,
force et clarté les vérités spirituelles qu'il expérimente et qui
sont le fruit de plus de cinquante années de pratique spirituelle
intensive.
Parce qu'il était musicien dans l'âme, Salim a toujours été
un être exceptionnellement intériorisé. De par son métier
de compositeur de musique symphonique (auquel il renonça
il y a une trentaine d'années, pour se consacrer entièrement
à son travail spirituel), il connaissait déjà des sentiments
d'élévation propres à l'artiste, qui se situent au delà de ce que
peut ressentir le commun des mortels ; aussi, lorsqu'il
se lança dans sa quête à l'âge de vingt-neuf ans, aidé par la
concentration développée à la faveur de la création musicale
et par une sensibilité extrême, il éprouva rapidement de
puissantes expériences spirituelles et, par la suite, sans jamais
les chercher, de nombreuses expériences phénoménales des
plus troublantes qui lui ont apporté des compréhensions et
une vision du monde qu'il lui est très difficile de faire partager
à des personnes encore largement tournées - même si elles
souhaitent le contraire - vers des préoccupations terrestres.
C'est pourquoi il faut que Salim trouve encore et encore de
nouvelles manières de transmettre l'incommunicable.
A maintes reprises dans le passé, il a eu 1' occasion de
constater que ses élèves revenaient le voir en ayant soit
déformé, soit oublié l'essentiel ; généralement, on ne
comprend que ce que 1' on veut, ou plutôt, que ce que 1' on
INTRODUCfiON 21

peut comprendre, et, de toute façon, emporté dans cet état


d'absence intérieure qui est la condition habituelle de l'être
humain, on l'oublie, d'où la nécessité vitale des répétitions
dans un enseignement et, par conséquent, dans le présent
ouvrage.
D'ailleurs, même si l'on connaît intellectuellement certaines
vérités spirituelles, on ne les a, le plus souvent, pas suffisam-
ment saisies en profondeur pour avoir la force de les mettre
en pratique comme ille faudrait, d'où, à nouveau, l'importance
d'entendre l'essentiel répété de multiples fois, de manière
quelque peu différente, pour arriver à traverser 1' épaisseur de
l'oubli.
* * *
Depuis sa jeunesse, Salim Michaël a toujours été fasciné
par le mystère du Cosmos et par celui de l'existence ; c'est
toujours une surprise douloureuse pour lui de voir que la
plupart des gens ne s'interrogent sur rien. L'exigence qui
1' anime 1' a constamment poussé à tout mettre en question,
aussi bien en lui qu'autour de lui. Des circonstances difficiles
l'ont placé, dès l'enfance, à la frontière de l'Orient et de
1' Occident, sans religion ni langue maternelle ; il ne lui a en
outre pas été possible d'aller à l'école. N'ayant pas de culture
livresque, il n'a pas pu chercher dans des écrits les réponses
aux questions primordiales qu'il se posait. D'ailleurs, il n'a
jamais accepté de croire quoi que ce soit, mais il a toujours
voulu découvrir par expérience les réponses aux interroga-
tions métaphysiques qui le hantaient, afin de trouver une
vérité au delà des dogmes, une vérité que 1' on ne peut pas
perdre*.

* << Concernant les choses divines, la croyance ne convient pas. La certitude


seule convient. Tout ce qui est au-dessous de la certitude est indigne de Dieu. >>
Simone Weil (Attente de Dieu)
22 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Par son constant questionnement sur le monde existentiel,


le sens de la vie, de la souffrance et de la mort, Salim est un
véritable penseur, un penseur qui veut inciter ses lecteurs à
penser. Il a toujours refusé l'attitude passive généralement
admise, consistant à se dire que, de toute façon, il est inutile
de chercher puisqu'il est impossible d'obtenir des réponses
satisfaisantes à pareilles énigmes.
Et, parce qu'il s'appuie sur ses propres expériences et non
sur un conditionnement religieux, il a la liberté de reconnaître
l'authenticité des témoignages mystiques présents dans toutes
les traditions religieuses ; c'est pourquoi il cite aussi bien
les Évangiles, le Dhammapada, la Bhagavad Gîtâ ou des
mystiques soufis. En effet, ce n'est qu'à travers une expérience
personnelle directe de la Transcendance que 1' on peut dépasser
les différences de dogmes et parvenir à la véritable tolérance.
* * *
C'est justement parce que les religieux restent le plus
souvent au niveau des croyances et des rituels au lieu de viser
à 1' expérience intérieure directe que, lors des nombreuses
rencontres interconfessionnelles organisées en vue de faire
naître plus de compréhension, ils affectent une sympathie
les uns pour les autres, mais chacun dans son cœur demeure
persuadé non seulement de la supériorité de sa religion, mais
aussi de 1' égarement des autres.
Ainsi, entre christianisme et bouddhisme, l'existence d'un
Dieu Créateur, la réincarnation, la notion du moi sont des
sujets qui dressent des barrières apparemment infranchissables
entre les pratiquants.
Les bouddhistes insistent avant tout sur la maîtrise de
1' esprit, sans s'appuyer sur la dévotion envers une puissance
supérieure ; or, on ne peut nier les sommets spirituels atteints
par certains grands mystiques chrétiens, soufis ou hindous
pratiquant exclusivement la voie de la dévotion.
INTRODUCTION 23

D'ailleurs, un chrétien pieux qui a connu des moments de


lumière intérieure et d'élévation se sentira étranger aux
formulations bouddhistes de type apparemment purement
psychologique sur le fonctionnement de 1' esprit,·qui semblent
ignorer la Transcendance et le Sacré.
Le christianisme demande à ses fidèles un changement
intérieur, mais sans mettre en cause les racines mêmes de la
croyance en un « moi » individuel, autonome et permanent,
tandis que le bouddhisme insiste avec force sur l'irréalité de
ce que l'on appelle ordinairement le « moi ».
Par ailleurs, un bouddhiste familiarisé avec le phénomène
des tulkus et qui s'intéresse aux recherches menées de façon
scientifique depuis quelques dizaines d'années sur les enfants
se souvenant de vies antérieures* ne peut que regarder comme
irréaliste le refus du christianisme de considérer la possibilité
de la réincarnation.
Ainsi, chacun reste sur ses positions, sans arriver à réel-
lement comprendre le cheminement spirituel de 1' autre. Or, à
notre époque, beaucoup de personnes en recherche ne veulent
pas se laisser enfermer dans les positions doctrinales des uns
et des autres; c'est en cela que l'approche de Salim Michaël
répond tout particulièrement aux besoins de notre temps.
Comme dit précédemment, son destin 1' a préservé des
conditionnements religieux ; aussi, a-t-il emprunté une voie
fondée sur la reconnaissance expérimentale d'un autre état
d'être en soi-même. C'est ce qui fait la spécificité de son
enseignement et qui lui permet de dépasser les approches
dogmatiques qui séparent les différentes religions.

* Travaux menés par un psychiatre américain, lan Stevenson, qui a publié de


nombreux ouvrages, dont, traduits en français : Les enfants qui se souviennent
aux Éditions Sand et Réincarnation et Biologie aux Éditions Dervy. Voir
également le livre de Jean-Pierre Schnetzler De la Mort à la Vie aux Éditions
Dervy.
24 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Salim met avant toute chose 1' accent sur la nécessité de


parvenir, par des exercices de concentration spécifiques, à
faire clairement la distinction entre les longs moments où
1' on est englouti dans un état qu'il qualifie de « sommeil
diurne » et les brefs instants où l'on réussit à se décoller de
ce que l'on est habituellement et à être conscient de soi-même
d'une manière tout autre que celle qui est ordinairement la
nôtre. Tant que l'on n'a pas nettement senti cette différence,
cet autre état d'être, on tâtonne.
Avoir distinctement reconnu cette différence et savoir
comment retrouver cet état représentent des clés essentielles
qui raccourcissent le chemin du chercheur.
Salim fournit encore une autre clé vitale : ce retour à soi,
c'est le tout début du retour à l'Inconditionné, qu'on l'appelle
sa Nature-de-Bouddha, l'Infini ou Dieu ; il s'agit là d'un
mystère qui donne le vertige et qu'il faut arriver à saisir par
soi-même, comme résultat de sa propre pratique.
Si, par une concentration rigoureuse et soutenue durant la
méditation, on parvient à se détacher des préoccupations
extérieures, et que 1' on réussit à demeurer dans cet autre état
d'être et de conscience, il est possible d'arriver à connaître
au moins un aperçu de ce que Salim appelle une immense
étendue d'Êtreté-Conscience Impersonnelle, autrement dit,
de l'Absolu, de l'Infini en soi. Alors, la question du moi* et
du non-moi (anatta) ne se pose plus, elle est résolue par
l'expérience directe. Dans le silence de l'Insondable, on saisit
le langage des grands mystiques de toutes les religions et les
barrières de 1' incompréhension et de la division tombent.
* * *
* « Dieu doit être si près de moi, et moi si près de Lui, que ce moi et ce Lui ne
fassent qu'un seul, car tant que ce Lui et ce moi, c'est-à-dire Dieu et l'âme, ne
sont pas unique ici et maintenant, le moi ne pourra jamais opérer ni devenir un
avec Lui. » Maître Eckhart
INTRODUCTION 25

Lorsque 1' on s'engage dans une voie spirituelle, on est au


départ porté par 1' enthousiasme de la nouveauté, un enthou-
siasme qui, tôt ou tard, finit par se faner ; on se retrouve alors
confronté à la difficulté de ne pas se décourager et de
toujours recommencer, avec davantage de compréhension et
de détermination. C'est pourquoi il est tellement nécessaire
de re-stimuler notre pratique par la lecture d'écrits spirituels
inspirants.
Au sujet de cette difficulté immense de poursuivre le
chemin avec la ténacité nécessaire, Tenzin Palmo, une très
remarquable enseignante dans la tradition du bouddhisme
tibétain, écrit* :
« Être conscient pendant quelques minutes, c'est
déjà beaucoup. Si "vigilance" est synonyme de "se
souvenir", il en résulte que l'ennemi de la conscience
éveillée est l'oubli, la distraction. On est capable d'être
conscient pendant quelques brefs instants, puis on
oublie. Comment se souvenir d'être conscient ? C'est
là tout le problème. Car nous avons cette colossale
inertie. Nous n'avons tout simplement pas l'habitude
d'être conscients. (. .. )
Le problème de fond, c'est qu'on veut et qu'on ne veut
pas l'Éveil. La peur et la léthargie nous arrêtent. ( ... )
En dépit de toutes nos allégations de vouloir parvenir à
l'Éveil afin d'aider les êtres, on ne le veut pas vraiment.
On aime surtout rêver. »
Salim Michaël, qui a compris avec une telle acuité le
drame de ce sommeil diurne dans lequel on passe générale-
ment sa vie sans le savoir, nous livre, avec une immense
compassion, dans ce nouvel ouvrage, dans ce testament
spirituel, des moyens, des indications, des incitations et des

* dans sa biographie écrite par Vickie Mackenzie, parue sous le titre " Un ermitage
dans la neige » aux Éditions Nil.
26 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

réflexions afin de nous aider à aller au delà de notre inertie. Il


ne peut que nous montrer la voie : après, c'est à chacun de
trouver en lui-même les ressources requises pour s'y engager.
À notre époque, où l'on pense pouvoir tout obtenir rapide-
ment et sans effort, son enseignement peut paraître rigoureux
et sévère. Or, il ne propose jamais à des chercheurs quelque
chose qu'il n'ait d'abord pratiqué lui-même ; et c'est cette
exigence qui lui a permis de connaître des expériences
spirituelles déterminantes qui lui ont apporté une connaissance
directe des plus précieuses dans un domaine où il est si
courant de s'égarer dans des dogmes ou de simples spécula-
tions intellectuelles. C'est cette même exigence qui se
retrouve dans les grands textes mystiques des différentes
traditions du monde, textes qui ont nourri des générations
d'aspirants en quête d'une paix et d'une sagesse qui ne
passent pas. Et c'est bien sous cet angle qu'il faut lire cet
ouvrage, en le considérant comme une nourriture, en vue de
faire croître en soi "le grain de sénevé*", de découvrir le sens
de la vie et de trouver la force d'affronter les turbulences de
notre société devenue tellement matérialiste.

* "Il dit encore: À quoi le Royaume de Dieu est-il semblable, et à quoi le


comparerai-je? Il est semblable à un grain de sénevé qu'un homme a pris et
planté dans son jardin; il pousse, devient un arbre, et les oiseaux du ciel habitent
dans ses branches." Évangile selon Saint Luc, 13,18-2.
AVANT-PROPOS

Il est inhabituel de commencer un livre consacré à un


enseignement spirituel par une histoire - qui est en fait un
conte symbolique que j'ai écrit à l'intention de mes élèves.
La raison pour laquelle j'ai décidé de placer ce récit au début
de cet ouvrage est que j'ai constaté, non seulement chez mes
élèves, mais aussi chez d'autres personnes venues me voir,
une incompréhension au sujet du sacrifice intérieur auquel il
faut consentir afin de pouvoir atteindre le Nirvâna ou ce que
le Christ appelait « le Royaume des Cieux ». On veut rester
tel que l'on est habituellement, avec tous les bagages de désirs
et de penchants indésirables que l'on porte en soi-même, et
être tout de même admis dans des Territoires Sacrés Invisibles
- ce qui est irréaliste !
Ce conte, intitulé« Damma et la Montagne Sacrée», qui,
comme je viens de le dire, a été originellement inventé pour
aider mes élèves, illustre la nécessité de ce sacrifice ; et,
comme j'ai pensé que les symboles qu'il contient peuvent
être utiles à d'autres chercheurs sur la Voie, je 1' ai finalement
incorporé dans ce livre.
Le thème en est donc une transformation très particulière
qui doit s'effectuer en 1' aspirant, mais qui semble générale-
ment inacceptable, car elle implique de passer par une mort
intérieure pour se défaire de ce que 1' on croit posséder
comme individualité - une mort intérieure sans laquelle on
ne peut parvenir à une véritable illumination, et à laquelle j'ai
fait référence dans quasiment chaque chapitre de cet ouvrage.
Le renoncement, dont le Bouddha ne cesse de parler dans
le Dhammapada, en tant que condition préalable pour
atteindre le Nirvâna, implique nécessairement cette mort
28 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

intérieure. Et, lorsque le Christ parle de « renaître » pour entrer


dans le Royaume des Cieux, cette renaissance ne signifie-t-elle
pas également qu'il faut mourir à ce que 1' on est ordinairement
pour pouvoir être admis dans le Royaume?
Le désert figurant dans ce conte symbolise le monde mani-
festé, dans lequel l'unique intérêt de la majorité des hommes
et des femmes est centré à l'extérieur d'eux-mêmes. Sans en
avoir conscience, ils sont dévorés par leurs soucis, leurs désirs
irréalistes et leurs tourments, et ne se préoccupent jamais du
sens de leur existence ; leur vie se passe dans ce que, du point
de vue spirituel, on peut appeler un désert. Or, lorsque l'heure
incontournable de la mort survient, qu'y a-t-il de plus drama-
tique pour un être humain que de partir sans avoir connu la
raison de son incarnation dans cette forme d'existence ni
appréhendé la finalité, qui demeure généralement obscure,
de cette gigantesque manifestation de vie et de création dans
l'Univers !
Les enseignements spirituels traditionnels ont toujours fait
référence, soit directement, soit indirectement, à cette mort à
soi-même. Un noyau de datte peut servir pour illustrer la
nécessité de cette mort particulière à travers laquelle il faut
passer. En effet, ce n'est que lorsqu'il est planté et meurt à
son individualité en tant que noyau qu'il peut être transmuté
en un magnifique palmier qui, chaque année, produira des
centaines de dattes contenant chacune un noyau ; et, si l'on
plante ces noyaux, ceux-ci donneront à leur tour naissance à
une multitude d'autres palmiers qui, eux aussi, produiront un
nombre incalculable de fruits, et ce, à l'infini ! On ne peut
qu'être stupéfait lorsque l'on considère ce qu'un seul noyau
recèle en lui comme potentialités - qui demeureront non
réalisées s'il ne passe pas par cette mort à lui-même. Il en est
de même pour le chercheur. La Lumière spirituelle qu'il peut
atteindre en lui à la suite de cette mort intérieure représente
une nourriture céleste qu'il pourra apporter à d'autres et qui
AVANT-PROPOS 29

est d'un tout autre niveau que ce que le monde leur offre
comme richesses matérielles qui, elles, ne peuvent qu'être
éphémères, les laissant par la suite toujours insatisfaits et
affamés.
Je me dois de préciser, pour les personnes qui ne connais-
sent pas mes ouvrages précédents, que, bien que né en
Angleterre, j'ai passé toute mon enfance en Orient, et que les
continuels déplacements de mon père dans différents pays de
cette région du globe en vue de trouver du travail ne m'ont
pas permis d'aller à l'école, en conséquence de quoi, à l'âge
de dix-neuf ans, je ne savais ni lire ni écrire. De surcroît,
toujours à cause des incessantes pérégrinations subies par ma
famille, je ne possède même pas de langue maternelle ; je
n'ai appris le français que d'oreille. En raison de mon manque
d'instruction, j'éprouve les plus grandes difficultés à lire; en
fait, à part le Dhammapada, la Bhagavad-Gîtâ et les Évangiles,
je n'ai lu que très peu d'ouvrages durant toute ma vie et,
souvent même, sans pouvoir les terminer, ce qui fait que je
n'ai aucune culture livresque. Je ne me considère nullement
comme un écrivain et, comme je ne suis que trop conscient de
mes limites, je prie mes lecteurs de me pardonner toutes les
imperfections qu'ils pourront trouver dans mes textes.
J'aimerais ajouter que le fait que ma grand-mère maternelle
était originaire de l'Inde peut expliquer mon intérêt pour ce
pays et pour le bouddhisme.
Je me trouve dans la nécessité d'expliquer que les répétitions
existant dans les différents chapitres de cet ouvrage sont
malheureusement inévitables. En effet, on est, à notre époque,
tellement conditionné par des influences qui ne cessent d'en-
vahir le monde de partout, et qui se révèlent adverses à toute
quête spirituelle, qu' il est devenu presque impossible pour
des personnes qui abordent ce travail de saisir ce que signifie
une présence à soi-même très particulière et une conscience
30 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

de soi tout autre que celle que 1'on connaît habituellement, et


qui sont vitales pour le But qu'elles cherchent à atteindre. Il
leur faut du temps et des exercices spécifiques, tels que ceux
que j'ai donnés dans plusieurs de mes ouvrages*, pour qu'elles
arrivent à comprendre 1' importance capitale de cette présence
et de cette conscience de soi inaccoutumée - si elles espèrent
parvenir un jour à une illumination réelle et non pas se
contenter d'une simple connaissance intellectuelle à propos
d'une expérience si difficile à appréhender ordinairement.
Je ne peux jamais suffisamment remercier ma bien-aimée
femme Michèle pour ses encouragements continuels et pour
avoir, avec patience, corrigé mes erreurs de grammaire, mes
tournures de phrases incorrectes et mes fautes d'orthographe,
ce qu'elle a fait avec grands scrupules pour ne pas déformer
ma pensée. Elle a été témoin de ma difficulté pour coucher
sur le papier ce qui appartient à un domaine au delà du
langage ordinaire, et de ma douleur pour être aussi exact et
rigoureux que possible pour éviter d'égarer les autres. Mes
lecteurs ne sauront jamais à quel point ils lui sont redevables
pour le texte qu'ils vont découvrir ici ainsi que pour tous mes
autres ouvrages.
Je remercie aussi Jacques Godet qui, avec fidélité, a consa-
cré du temps à relire ces écrits et à me faire des suggestions
en vue d'améliorer mon style et mon vocabulaire, ce pourquoi
je lui suis très reconnaissant.
Je laisse à présent mes lecteurs avec « Damma et la
Montagne Sacrée », qui constitue une sorte d'introduction
aux chapitres qui suivent.
Salim Michaël

* La Voie de la Vigilance intérieure, Pratique spirituelle et Eveil intérieur, La


Quête Suprême, Les obstacles à l'Illumination et à la Libération.
DAMMA ET LA MONTAGNE SACRÉE

Il était une fois, en des jours très anciens, une belle rivière
dénommée Damma. Elle avait beaucoup voyagé, parcourant
d'énormes distances et luttant souvent contre toutes sortes
d'obstacles qui se dressaient sur sa route et qu'il lui fallait
franchir avec difficulté ou contourner pour pouvoir poursuivre
son chemin.
Ici et là, des ruisseaux qu'elle rencontrait sur son passage
voulaient, en raison de sa beauté, se fondre en elle avec
allégresse, ce qui lui faisait très plaisir, car cela la rendait
encore plus imposante et plus belle. Parfois, elle arrivait face
à d'immenses ravins qui, curieusement, ne 1' effrayaient
nullement ; au contraire, elle éprouvait même une grande joie
à chuter librement dans le vide, ses eaux se jetant en cascade
sur les rochers dans un grand tourbillonnement d'écume
blanche. C'était pour Damma des jeux dont elle ne se lassait
pas, car, outre le plaisir qu'elle prenait dans le surgissement
continu des vagues qui s'élançaient sans cesse les unes contre
les autres, elle était tout à fait consciente de susciter l'admi-
ration de tout le monde, tandis que ses flots se précipitaient
de façon grandiose de ces falaises abruptes.
Elle poursuivait résolument sa route qui, en vertu de
l'implacable loi de la pesanteur, la menait toujours plus bas
jusqu'au jour où elle se trouva, à sa surprise et à sa grande
consternation, face à un immense désert dénué de toute trace
de vie et qui s'étendait à perte de vue !
Devant ce vaste espace inhospitalier qui se présentait à
elle, dont la sécheresse lui paraissait si menaçante, Damma ne
savait pour quelle raison elle éprouvait un étrange sentiment
de malaise, qu'elle ne pouvait écarter.
32 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Tandis qu'elle continuait à contempler 1' immensité dénudée


qui s'étalait aussi loin que pouvait porter le regard, une éten-
due désertique qui lui donnait l'impression d'une effroyable
solitude inquiétante, elle prit tout à coup conscience de la
présence lointaine, à l'autre extrémité de ce désert, d'une
mystérieuse montagne qui se dressait majestueusement à
l'horizon, auréolée d'une Lumière Surnaturelle, et d'une
beauté si éclatante qu'elle en demeura figée de stupeur et
d'émerveillement!
Alors qu'elle fixait son regard sur cette montagne dont la
splendeur ne cessait de la fasciner, Damma eut soudain la
sensation troublante, qu'elle ne pouvait expliquer, que la
montagne l'appelait à elle et que, d'une manière incompréhen-
sible, son destin se trouvait lié à cette montagne énigmatique.
De surcroît, elle devint consciente d'un pressentiment des
plus inexprimables qui se manifestait en elle, comme si elle
voulait se rappeler de quelque chose qui avait un rapport avec
cette montagne mystérieuse, mais qui demeurait insaisissable.
Des émotions, trop obscures pour qu'elle puisse appréhender
leur signification, 1' envahissaient avec une telle insistance,
comme pour l'inciter à découvrir ce que cette montagne
recelait si énigmatiquement, quelque chose dont il lui fallait
se souvenir. Damma fut tout à coup frappée par une étrange
pensée : était-il possible que cette montagne porte en elle le
secret de son origine, qu'illui fallait dévoiler?
Après un moment d'hésitation, elle prit sa décision et
fonça dans le désert en direction de la montagne. Mais, ô
horreur ! À sa stupéfaction, d'une façon inattendue, elle
commença à s'enfoncer dans les sables et à être dévorée par
le désert ! Terrorisée, la rivière appela les dieux à son
secours. Elle les invoqua désespérément, avec une telle
intensité que, soudain, elle entendit une voix extraordinai-
rement belle et pleine de compassion, qui lui demanda ce
AVANT-PROPOS 33

qu'elle voulait. Soulagée, Damma répondit qu'elle désirait


rejoindre la montagne qui se trouvait à l'autre bout du désert,
mais qu'aussitôt qu'elle s'y aventurait, le sable se mettait à
l'avaler; et elle ajouta qu'elle réalisait, avec un sentiment de
profonde tristesse, qu'à moins d'avoir le moyen de vaincre ce
monstre, jamais elle ne pourrait parvenir à cette précieuse
montagne pour laquelle elle ressentait un attrait irrésistible.
Elle supplia la voix de lui expliquer comment faire pour se
rapprocher de la montagne sans devenir la victime de cette
implacable créature.
La Divinité fut tellement touchée par l'ardeur et la sincé-
rité de Damma qu'Elle reprit la parole pour lui indiquer
comment, sans être détruite en route par le désert, atteindre
son objectif qui, lui déclara-t-Elle, était effectivement une
Montagne Sacrée.
En percevant cette voix surnaturelle - qui, de la manière
la plus surprenante et inexplicable ordinairement, résonnait
directement en elle, sans aucun son extérieur audible - ,
Damma réalisa qu'en raison de la particularité de sa Nature,
la Divinité ne pouvait ni se faire entendre, ni se révéler à elle
de façon tangible !
Après un moment de silence, la Divinité reprit la parole
pour lui dire que la Montagne Sainte était en toute vérité la
Source d'où elle avait originellement surgi et qu'Elle compre-
nait son désir de La rejoindre, mais que la seule possibilité
pour elle d'accomplir son souhait consistait à accepter au
préalable de perdre son individualité en tant que rivière pour
être transformée en quelque chose de beaucoup plus fin qui,
seul, pourrait traverser ce désert sans être dévoré par lui.
Parmi ses innombrables fidèles serviteurs, il y en avait deux,
le Soleil et le Vent, qui, justement, possédaient les pouvoirs
nécessaires pour aider Damma à réaliser son vœu.
34 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Elle lui expliqua qu'Elle pouvait donner au Soleil l'ordre


d'augmenter le feu de ses rayons au point que la chaleur
dégagée l'évapore complètement ; puis, Elle ordonnerait au
Vent de souffler avec vigueur afin qu'il la transporte sur la
Montagne Sacrée.
Mais, quand Damma apprit qu'il lui fallait perdre son
individualité en tant que rivière et être transmutée en simple
vapeur, elle fut saisie de terreur, car la perte de son individua-
lité signifiait pour elle une véritable mort, la mort de
ce qu'elle prenait pour être elle-même ! De plus, si elle
se laissait consumer par cette terrible chaleur, pareille à
celle d'une fournaise, pour être métamorphosée en vapeur,
comment pourrait-elle se reconnaître par la suite ? Cette
interrogation ajoutait à son effroi de passer par une épreuve
aussi redoutable ! Elle essaya alors d'expliquer à la Divinité
l'horrible peur qu'elle ressentait, lui disant qu'elle voulait
rester telle qu'elle était, sans subir ce qui lui paraissait la mort
de son être et qui lui semblait inacceptable, et tout de même
atteindre la Sainte Montagne pour laquelle elle éprouvait un
si fort attrait.
La Divinité l'écouta avec beaucoup de compassion, puis,
après quelques instants, Elle reprit la parole et, d'une voix
douce, pleine de bienveillance pour Damma, Elle lui dit qu'Elle
comprenait son dilemme et, surtout, sa crainte de l'inconnu,
mais que, dans ce cas, Elle se trouvait dans l'impossibilité de
1' aider. Après une pause qui sembla très longue à Damma, la
Divinité prit congé d'elle. En n'entendant plus sa voix, elle
eut le sentiment douloureux d'être abandonnée. Elle resta
ainsi seule, profondément abattue, ne sachant que faire !
Tout le temps qu'elle regardait le désert, elle avait 1' étrange
impression que lui aussi l'observait, mais avec un air narquois,
comme pour la défier de le traverser. Il lui semblait tellement
immense et incroyablement hostile et menaçant. Elle apercevait
AVANT-PROPOS 35

à l'horizon la silhouette lumineuse de la Sainte Montagne


qui, précisément parce qu'Elle lui paraissait si difficile à
atteindre, en était devenue d'autant plus attirante et chère à
ses yeux.
Chaque fois que son regard se posait sur cette Montagne,
sa vue faisait surgir en elle le sentiment indéfinissable d'un
curieux souvenir silencieux qui lui semblait lié à un passé
inscrutable, et pour lequel elle ne pouvait trouver aucune
explication. Elle resta encore quelque temps face au désert
qu'elle regardait comme un ennemi sur sa route vers cette
Montagne à l'apparence si mystérieuse et pourtant étrangement
familière!
Comme elle ne voulait pas mourir à son identité en tant
que rivière, identité à laquelle elle était très attachée, elle
décida d'effectuer une nouvelle tentative pour traverser
l'immensité désertique qui s'étendait devant elle. Mais, à
peine eût-elle commencé à s'avancer qu'elle se retrouva à
nouveau engloutie par ce monstre. Elle reconnut alors son
incapacité à rejoindre la Montagne par ses propres moyens.
Accablée par sa défaite, elle finit par réaliser que, si elle
voulait atteindre son but, elle n'avait d'autre alternative que
d'accepter ce que la Divinité lui avait proposé. Elle Lui lança
alors un cri désespéré, La suppliant de venir à son secours et
Lui demandant de la pardonner de ne pas avoir compris la
sagesse de sa proposition.
Après ce qui lui sembla être une assez longue attente,
Damma sentit soudain un mystérieux remous dans l'air envi-
ronnant et, presque simultanément, elle entendit la voix divine
qui s'adressait à elle, comme précédemment, directement
dans son esprit.
Sans hésitation, Damma lui déclara qu'elle avait pris
conscience que son désir de rejoindre la Montagne était plus
grand que la peur qu'elle éprouvait à l'idée de mourir à son
36 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

individualité. Elle avait vu l'impossibilité pour elle de vaincre


le désert, et le tourment qui 1' affligeait de ne pouvoir le
franchir lui était devenu intolérable ; elle implora la Divinité
de faire le nécessaire pour 1' aider à réaliser son vœu.
La Divinité écouta Damma avec beaucoup d'intérêt et
d'amour compatissant, et, de sa douce et belle voix, Elle lui
assura que son souhait de rejoindre la Montagne serait exaucé,
qu'elle ne devait pas craindre la métamorphose qu'il lui
fallait subir préalablement, et que ce n'était pas si effroyable
qu'elle se l'imaginait.
Un changement impressionnant se produisit alors dans la
voix de la Divinité. Elle appela avec une autorité majestueuse
le Soleil à qui Elle donna l'ordre d'augmenter l'intensité de
son feu jusqu'au degré nécessaire pour évaporer complètement
Damma, laquelle, réalisant qu'elle allait être transformée en
quelque chose qui la rendrait méconnaissable, ne put éviter
d'être saisie d'appréhension.
Le Soleil, heureux de l'opportunité d'être utile, se mit
immédiatement à 1' œuvre ; il brilla avec une telle force
qu'en peu de temps, Damma fut totalement transmutée en
vapeur, ce qui ne lui fut possible qu'au prix d'une certaine
souffrance - qu'elle accepta sans regimber, puisqu'il
s'agissait d'atteindre son but, devenu tellement vital pour
elle.
Puis, la Divinité convoqua le Vent, à qui Elle ordonna
d'emporter ce que Damma était devenue, par delà le désert,
jusqu'à la Montagne. Très content de l'occasion qui lui était
offerte de rendre ce service, le Vent se mit à souffler avec une
telle ardeur qu'il ne fallut pas longtemps pour que Damma se
retrouve sur la Montagne Sainte, qu'elle reconnut alors, avec
une joie inexprimable, comme étant la Source même d'où
elle avait originellement surgi.
AVANT- PROPOS 37

Elle fut tout à coup saisie par un sentiment de reconnais-


sance si profond lorsqu'elle réalisa qu'au fond, non seulement
elle n'avait rien perdu en mourant à son individualité, mais,
tout au contraire, elle avait, en échange de cette perte, gagné
le trésor le plus sublime qui soit : elle s'était retrouvée ; en
d'autres termes, elle avait retrouvé son Origine Primordiale,
qui est Divine !
Oh miracle, Oh merveille incomparable ! Elle se sentit
comblée par la Lumière éblouissante de sa Véritable Nature,
de sa Nature-de-Bouddha, que rien jamais ne pouvait plus lui
dérober!
I non-formé.
l existe, ô disciples, un non-né, non-produit, non-créé,

S'il n'y avait pas, ô disciples, ce non-né, non-produit,


non-créé, non-formé, il n'y aurait pas d'issue pour le
né, le produit, le créé, le formé.
Mais, puisque, ô disciples, il existe un non-né, non-
produit, non-créé, non-formé, à cause de cela, il existe
une issue pour le né, le produit, le créé, le formé.
(Udhâna, VIII).
CHAPITRE 1

LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE


CONSCIENCE
DONT L'HOMME IGNORE L'EXISTENCE

En dépit de toutes les investigations que les êtres humains


effectuent sur le Cosmos et la Création, comme ils ne cherchent
généralement pas à se connaître, c'est-à-dire, à se connaître du
point de vue spirituel, ils ne peuvent que demeurer tels qu'ils
sont habituellement, avec leur regard tourné uniquement vers
l'extérieur, vers ce que leurs organes sensoriels (pourtant très
limités) leur transmettent - et qu'ils considèrent comme
étant la seule réalité existante. Aussi, le fonctionnement de
leur psyché n'est, en raison même de son évidence, pas mis
en question, alors que c'est justement le changement de cet
aspect de leur nature qui constitue le moyen par lequel il leur
est possible d'évoluer à un plan d'être tout autre que celui
qui est le leur d'ordinaire.
En fait, l'homme ne semble pas réaliser que sa possibilité
d'évolution se situe non pas, comme ille pense communément,
sur un plan purement physique, mais sur un plan psychique
qui est hors du temps et du tangible, et qui est lié au change-
ment de la qualité de sa conscience.
C'est la raison pour laquelle 1'étude des différents niveaux
de conscience possibles à l'être humain se révèle vitale pour
40 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

le chercheur, s'il en saisit les implications réelles pour le


travail spirituel qu'il tente d'accomplir sur lui-même.
Il s'avère indispensable pour lui de savoir qu'à part la
forme de conscience dans laquelle 1'homme ordinaire passe
sa vie et que, dans son ignorance, il prend pour être la seule
concevable, il existe toute une gamme de différents niveaux
de conscience qui s'élèvent jusqu'à la Conscience Suprême,
autrement dit, Divine, une Conscience Inconditionnée, des
plus Pures, qui est en fait sa vraie nature, sa Nature-de-
Bouddha - qu'il lui faut arriver à reconnaître et dans
laquelle il lui est nécessaire d'apprendre à se tenir pour être
en mesure d'affronter sa mort de la manière dont il doit le
faire le jour où il sera appelé à quitter ce monde.
Il lui est possible, suite à une pratique sérieuse de la
méditation, de rejoindre cette Pure Conscience Lumineuse
sur laquelle repose son espoir de libération et grâce à laquelle
il peut commencer à percevoir, avec suffisamment de clarté,
le drame du labyrinthe mental dans lequel il se trouve piégé
- labyrinthe qu'à son insu, il a lui-même bâti avec ses
pensées indisciplinées qui ne cessent de tournoyer dans son
esprit, sans but défini.
L'aspirant doit comprendre que, dans certaines circons-
tances, il peut arriver à un homme de toucher un état de
conscience plus élevé que celui dans lequel il vit habituelle-
ment ; toutefois, même s'ille remarque, du fait qu'il ne saisit
pas la signification pour lui de cette transformation dans la
qualité de sa conscience - et qui est en fait un appel de sa
Nature Supérieure -, il n'est pas à même d'en apprécier la
valeur. Et, pareillement, il peut se produire, durant la pratique
de méditation du chercheur, une légère ou, parfois, une assez
grande modification de sa conscience, mais, le plus souvent,
ce changement dans sa conscience lui échappe ou, même s'il
s'en rend compte, il n'est, généralement, pas suffisamment
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 41

prêt pour en appréhender 1' importance pour ce qu'il tente


d'atteindre spirituellement.
Normalement, 1'être humain ne connaît que deux sortes de
consciences, l'une lorsqu'il dort la nuit et l'autre dès qu'il
s'éveille le matin. Lorsqu'il sombre dans son sommeil
nocturne, la qualité de sa conscience change, elle subit une
modification significative. En effet, elle est réduite au point
que le dormeur n'a aucun contrôle ni sur son esprit, ni sur
les différents rêves qui surgissent continuellement en lui, sa
conscience prenant la forme même de chacune des images qui
se succèdent dans son mental. De plus, ce que l'on appelle
communément « la conscience de soi » - qui existe en 1'être
humain, mais que 1' animal ne possède pas - se trouve alors
quasiment oblitérée.
Tel qu'il est d'ordinaire, en raison d'un très curieux état
d'absence à lui-même dans lequel se déroule généralement sa
vie, il est impossible à l'homme de soupçonner que, lorsqu'il
sort de son sommeil nocturne, il continue pourtant de dormir,
mais d'une autre manière, qui lui échappe.
En effet, tout comme sa conscience subit d'incessants
changements au cours de ses rêves nocturnes (selon les sortes
de pensées et d'imaginations qui s'élèvent et s'évanouissent
en lui sans contrôle de sa part), de même, durant la journée,
il est, à son insu, la proie de processus mentaux tout aussi
incontrôlés et désordonnés ; toutefois, comme il vient d'être
dit, en raison de son état coutumier d'absence à lui-même, il
n'en est pas conscient. Et c'est précisément à cause de ce
dramatique état de sommeil diurne dans lequel vit l'homme
du commun que 1'humanité se trouve plongée dans un tel
chaos et subit tant de souffrances.
Quand quelqu'un est perdu dans son sommeil nocturne,
il ne sait pas qu'il dort ! Ce n'est qu'à son réveil qu'il peut
42 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

prendre conscience du fait qu'il était endormi l'instant d'avant.


Il en est de même pour le chercheur ; ce n'est que lorsqu'il
arrive, grâce à un exercice de concentration spécifique*, à se
décoller un peu de son état habituel d'absence intérieure qu'il
peut se rendre compte qu'il était effectivement endormi en
lui-même le moment précédent.
C'est justement le fait d'avoir clairement vu la différence
existant entre son état coutumier d'absence intérieure, ou, en
d'autres termes, de sommeil diurne, dans lequel il était enseveli
le moment d'avant, et le court instant où il est parvenu à
s'éveiller un peu qui constitue le pas décisif et 1' essence
même de tout le travail spirituel qu'il doit accomplir sur lui-
même.
Il s'avère nécessaire de rappeler à l'aspirant qu'il est de
la plus haute importance pour le but qu'il cherche à atteindre
spirituellement de comprendre que, comme mentionné ci-
dessus, une fois qu'il est emporté dans son sommeil nocturne,
il lui est impossible de savoir qu'il dort ; de même, tout le
temps au cours duquel il est englouti dans son sommeil diurne,
il ne peut pas, non plus, réaliser qu'il dort. Ce n'est que s'il
lui arrive soudainement de s'éveiller intérieurement qu'il
peut se rendre compte, avec surprise, qu'il était en train de
dormir en lui-même l'instant précédent.
L'écrasante majorité des chercheurs semblent ignorer ce
problème - qui est 1'obstacle principal leur fermant la porte
à la Lumière dont ils ont un besoin impérieux pour leur
émancipation.
On entend souvent des aspirants dirent que leur but est de
devenir un Bouddha. Mais le mot Bouddha ne signifie-t-il pas
un "Éveillé" ? Et si l'on parle de quelqu'un d'Éveillé, n'est-
ce pas parce qu'il est le contraire d'un endormi ? C'est une

*comme ceux que j'ai donnés dans plusieurs de mes ouvrages.


LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 43

question qui doit fortement interpeller le chercheur, au point


de lui faire sentir 1'urgence de ce qui est en jeu pour lui dans
une quête spirituelle et, ainsi, de lui faire mieux saisir la sorte
d'efforts - qui n'ont aucun rapport avec ceux que 1'on est
habitué à fournir dans la vie ordinaire - qu'illui faut effectuer
s'il veut parvenir un jour à être un Bouddha, en d'autres
termes, un Éveillé !
* * *
Dès qu'un nouveau-né ouvre les yeux au monde phénomé-
nal, à moins qu'il n'ait la chance de naître dans une famille
hautement éveillée spirituellement - ce qui est de 1'ordre du
rarissime -, il subit une terrible pression, quasi irrésistible,
de son entourage et finit rapidement par oublier la Source
Mystérieuse d'où il a émergé à l'instant de sa naissance. On
ne peut qu'être saisi d'une profonde compassion en constatant
qu'au fur et à mesure qu'il grandit, en raison de son extrême
vulnérabilité, il est impossible à l'enfant d'échapper à
l'influence prégnante de ses aînés ; aussi imite-t-il à son
détriment tout ce qu'ils font dans la vie ainsi que leur manière
d'être avec les autres. De cette façon, son destin se trouve déjà
tragiquement scellé : il devient, comme eux, un endormi !
Une fois qu'il a sombré dans ce pitoyable état, il est très
difficile à un être humain d'en sortir, car la force de la pesan-
teur et de l'habitude en lui est telle qu'il ne peut éviter de
s'attacher toujours davantage à cet état d'être particulier, qui
lui est devenu coutumier et dans lequel il se trouve à son insu
continuellement bercé - comme un enfant est bercé pour
qu'il s'endorme. En outre, les plaisirs sensoriels ne font que
renforcer son attachement à ce qu'il regarde désormais
comme étant lui-même, le maintenant ainsi prisonnier dans ce
dramatique sommeil diurne où il ne peut qu'être la proie de
n'importe quelle pensée ou de n'importe quel désir s'élevant
en lui, ou encore la victime de situations déplaisantes ou
44 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

même dramatiques - qu'il aurait peut-être pu éviter s'il


avait été plus présent à lui-même.
Si une personne qui, grâce aux efforts spirituels qu'elle
a fournis, a réussi à sortir de ce tragique état de sommeil
intérieur cherche, par compassion, à aider ses semblables à
s'en éveiller, ceux-ci rejettent, avec parfois même de l'hosti-
lité ouverte, tout ce qui peut déranger la tranquillité de leur
sommeil diurne, tout comme quelqu'un qui dort la nuit, non
seulement ne veut pas qu'on le réveille, mais encore se fâche
contre celui qui persiste à oser le faire !
Tant que l'homme demeure tel qu'il est habituellement,
avec son regard tourné uniquement vers le monde des sens
qui accapare toute son attention et retient tout son intérêt, il
ne peut que rester un endormi et, par conséquent, un être
tragiquement inachevé ! Il ne sera jamais en mesure de réaliser
que beaucoup de ses problèmes dans la vie - qu'il subit
souvent avec impuissance - ainsi que son ignorance du sens
de 1'existence phénoménale sont dus à la qualité de sa
conscience coutumière qui est beaucoup trop limitée pour
pouvoir dissoudre les épaisses ténèbres de son moi profane
afin que la Lumière qu'il porte dans le tréfonds de son être
puisse surgir à la surface de lui-même et l'éclairer.
Aussi, ne peut-il, dans son aveuglement, que continuer à
se traîner misérablement dans la vie, cherchant en vain en
dehors de lui-même des solutions à tout ce qui le tracasse et le
fait souffrir, sans jamais comprendre que tout ce qui se trouve
soumis au mouvement du temps ne peut que fatalement changer
d'un instant à l'autre ; ainsi, il se fait systématiquement dérober
le petit bonheur qu'il croyait avoir trouvé à un moment donné
et dont il espérait, naïvement, qu'il dure éternellement.
Il est très difficile pour un homme non illuminé de com-
prendre que, dans sa grande sagesse, la Nature ne permet
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 45

absolument pas que quoi que ce soit dans la Création demeure


statique. En effet, si une rivière cesse de couler, son eau stagne
inévitablement ; c'est la raison pour laquelle rien dans le
courant de la vie manifestée ne peut rester immobile, tout
doit être en continuel mouvement et en perpétuel changement.
Par conséquent, le bonheur qu'un être humain peut parfois
goûter ne peut, lui non plus, en vertu de cette même loi, être
permanent, -pas plus d'ailleurs que son malheur, son corps,
ni même la planète sur laquelle il vit. C'est une vérité dont le
chercheur doit se rappeler toute l'importance, comme l'ensei-
gne 1'histoire bouddhiste qui suit :
Histoire bouddhiste de 1'anneau du roi :
Il était une fois, en des temps très reculés, un jeune
roi qui avait dû endosser trop tôt le fardeau du pouvoir.
Il était accablé par les problèmes qu'il lui fallait
continuellement résoudre et ne trouvait un peu de
tranquillité et de paix que pour quelques moments qui ne
duraient pas. Il n'arrivait pas à comprendre pourquoi
la vie est si imprévisible et si difficile à assumer. Un
jour, il apprit que, non loin de son palais, vivait un
vieux sage qui gagnait sa vie comme orfèvre. Comme
on lui en avait dit beaucoup de bien, il décida d'aller le
voir et fut très impressionné par la sérénité rayonnante
qui se dégageait de sa personne.
Il lui expliqua sa perplexité face à l'existence et lui
demanda s'il daignerait inscrire sur son anneau quelques
mots propres à le soutenir en toutes circonstances.
«C'est bien, Sire, dit le vieux sage, revenez demain,
je vous aurai gravé ce qu'il faut pour répondre à votre
besoin.»
Le jeune roi, tout heureux, passa la nuit dans l'impa-
tience de découvrir ce que le sage allait écrire sur sa
bague pour l'aider à affronter ce que chaque jour lui
apporterait comme difficultés.
46 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Le lendemain, lorsque le vieil orfèvre lui remit son


anneau, le souverain s'empressa d'y lire l'inscription. Il
s'attendait à quelque citation érudite et profonde, mais
quelle ne fut pas sa surprise de trouver simplement les
mots : cela va passer.
« Mais, qu'est-ce que cela veut dire ? » demanda-t-il,
désappointé.
«C'est très simple, Majesté, lorsque vous rencon-
trerez l'adversité, ne désespérez pas. Lire ce qui est
inscrit sur votre bague vous rappellera que, si difficile
que cela vous paraisse sur le moment, cela passera ;
et, quand vous serez dans la prospérité, cette maxime
vous permettra de ne pas oublier que cela aussi
passera, que tout est éphémère et impermanent dans
cette existence. Être conscient de cette loi incontournable
vous aidera à vous établir dans l'état d'esprit le plus
souhaitable qui soit : l'équanimité, en laquelle seule
vous pourrez trouver la paix. »
Et le jeune monarque réalisa alors qu'il avait reçu
du vieux sage un trésor dont la valeur se situait au delà
de toutes les richesses que la vie pouvait lui offrir.
* * *
Afin que le travail spirituel que l'aspirant effectue sur lui-
même demeure vivant, il faut qu'il se souvienne constamment
que ce n'est que lorsque son esprit s'éveille de sa torpeur
coutumière et devient activement présent qu'une modifica-
tion dans la qualité de sa conscience peut se produire. Ce
changement dans sa conscience peut, au commencement de
sa manifestation en lui, passer inaperçu, ou, même s'il l'a
remarqué, il peut ne pas en appréhender l'importance capitale
pour son émancipation ni réaliser à quel point il en a besoin
pour pouvoir sortir de la prison mentale dans laquelle - sans
qu'en général, il ne s'en rende compte -il se trouve cruelle-
ment enfermé et perdu à lui-même.
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 47

S'il est suffisamment avisé et assez attentif, il ne peut


manquer de remarquer que, chaque fois que ce changement se
produit dans la qualité de sa conscience, celui-ci s'accompagne
d'un changement du sentiment qu'il a de lui-même. En outre,
il constatera que ce changement dans la qualité de sa cons-
cience est non seulement accompagné d'un autre sentiment
et d'un autre goût de lui-même qui lui sont inhabituels, mais
aussi d'une expansion de sa conscience. Il est vital pour lui
de comprendre le rôle que cette expansion de sa conscience
ainsi que cet autre sentiment et cet autre goût de lui-même
qui lui sont associés jouent pour son illumination et son Éveil
Intérieur.
Il est très difficile pour 1'homme du commun de concevoir
qu'en dépit du fait que le niveau de sa conscience soit supérieur
à celui d'un animal, il se situe néanmoins en bas d'une échelle
comportant, comme dit auparavant, toute une gamme de
différents niveaux de conscience, jusqu'au degré le plus
élevé : la Conscience Suprême - qu'il est possible à un
chercheur de rejoindre s'il se donne la peine de s'engager
avec le sérieux requis dans une pratique de méditation.
En fait, entre sa conscience ordinaire et cet État de
Conscience Supérieur, il y a tout un éventail de niveaux
de conscience dont 1'homme de la rue ignore totalement
1'existence, quand bien même il lui arrive, dans des circons-
tances très particulières de sa vie, d'en expérimenter certains
à un degré plus ou moins élevé ; mais, à moins qu'il ne se
trouve à ses côtés quelqu'un de plus éveillé que lui pour lui
expliquer le rôle que cette transformation dans sa conscience
joue pour son évolution à un autre plan d'être, il passe géné-
ralement par ces expériences sans les comprendre.
Ainsi, s'il se trouve soudainement placé dans une situation
périlleuse qui le force à demeurer dans le présent d'une
48 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

façon qui lui est tout à fait inhabituelle, il touche par là


même un autre état de conscience que celui dans lequel il est
généralement quand il est perdu dans son sommeil diurne ;
néanmoins, comme il n'en reconnaît pas la valeur, dès que le
danger est écarté, il glisse à nouveau, avec soulagement
même, dans son état d'inertie intérieure coutumière - qui,
pour lui, représente un terrain familier, donc un terrain sûr,
dans lequel il peut recommencer à dormir en lui-même et
rêvasser en toute tranquillité.
En d'autres occasions, il se peut qu'un auditeur qui écoute
un chef-d'œuvre musical vienne à goûter, s'il est suffisamment
réceptif, un sentiment si exalté que, sans nécessairement
en percevoir la raison, il cherche, malgré lui, à ré-écouter
continuellement cette musique afin de retrouver ce sentiment
- qui est en fait lié à un autre niveau d'être et de conscience -
qui l'a élevé et qu'il a tant aimé!
En outre, il arrive à de rares grands compositeurs ou peintres
de connaître, au plus fort de leur processus de création, de
très hauts niveaux de conscience (comme c'était le cas pour
Mozart), des niveaux de conscience extrêmement élevés qui
sont tout à fait hors de portée de l'homme du commun; c'est
également vrai, mais dans une moindre mesure, pour certains
scientifiques, alors qu'ils sont concentrés sur leurs travaux.
Par ailleurs, il se peut aussi qu'un aspirant éprouve, durant
ses séances de méditation, des états qui, bien que n'étant pas
encore le degré le plus élevé de la conscience, se situent
néanmoins au-dessus du niveau de sa conscience coutumière.
On peut ainsi constater qu'il est possible à l'homme de
toucher, à des moments privilégiés, des états de conscience
supérieurs à celui qu'il connaît habituellement, mais,
malheureusement, en raison du fait que, d'ordinaire, il
n'accorde d'importance qu'au tangible, la valeur de cette
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 49

subtile élévation de sa conscience n'est pas du tout comprise


et, par conséquent, il ne cherche pas à la cultiver.
* * *
Il faut revenir sur la question de cette Conscience Supé-
rieure - grâce à laquelle seule 1'être humain peut évoluer à
un plan d'être tout autre que le plan physique avec lequel il
est familiarisé -, une Conscience Inconditionnée, des plus
immaculées, qu'il est possible au chercheur de rejoindre et
au sujet de laquelle il s'avère nécessaire de lui apporter
quelques éclaircissements supplémentaires afin de 1' aider à
mieux trouver son chemin dans des territoires inconnus de
son être, qui, en raison de leur invisibilité, sont tellement
difficiles à appréhender.
A part les deux sortes de consciences que 1'homme de ce
monde connaît communément, c'est-à-dire celle de son état
diurne et celle qu'il expérimente au cours de son sommeil
nocturne, il existe, comme dit auparavant, une tout autre
forme de conscience, dont l'existence est généralement
totalement ignorée de l'humanité, une conscience supérieure
aussi différente et éloignée de la conscience habituelle que
cette dernière 1'est de 1'état de sommeil nocturne.
Afin de parvenir un jour à expérimenter cette autre
conscience qui, en raison même de sa Nature Inconditionnée,
est libre de tout ce qui est lié au temporel, c'est-à-dire à la
naissance et à la mort, il faut que l'aspirant fasse preuve d'une
sincérité extrême. Il doit, avant tout, prendre garde à ne pas
simplement s'imaginer avoir atteint une telle réalisation, ce
qui reviendrait à prendre ses désirs pour des réalités ou,
comme on dit en anglais : to have wishjul thinking
Il doit comprendre que c'est seulement dans la mesure où il
sera réellement arrivé à reconnaître l'Infini en lui que l'Infini
le reconnaîtra en retour. Et, afin qu'un pareil événement,
50 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

tellement hors de 1'ordinaire, puisse avoir lieu, il faut qu'un


changement radical s'effectue dans la qualité et le niveau de
sa conscience. Il lui est nécessaire de réaliser à quel point la
conscience joue un rôle prépondérant pour 1' élever au dessus
de la condition humaine !
D'ailleurs, ce n'est que lorsqu'il commence à être conscient
de lui-même d'une manière tout autre que celle dont il l'est
habituellement qu'il peut commencer à sentir la Présence
Divine, à la fois en lui-même ainsi qu'autour de lui*.
Ce n'est que par une pratique assidue de méditation - à
laquelle s'ajoutent divers exercices de concentration qu'il
doit, malgré le refus qu'il va rencontrer en lui, consentir à
effectuer dans le mouvement même de sa vie active - qu'il
lui est possible d'aller au delà de lui-même et de toucher
cette autre forme de conscience dont on ignore d'ordinaire
1'existence, une Étendue de Conscience Immaculée par
rapport à laquelle sa conscience coutumière, qu'il prenait
jusqu'alors pour être la seule concevable, peut être comparée
à celle d'un simple insecte ou, au mieux, à celle d'un singe !
S'il est vraiment parvenu à expérimenter en lui cette
Conscience Lumineuse - qui, jusqu'alors, demeurait dans la
pénombre, dissimulée par les brumes de son moi profane -,
il se produira alors en son être et dans sa vie un renversement
tel que tout ce qu'il considérait dans le passé comme étant si
important et cher à ses yeux, et qui accaparait tout son être et
toute son attention, sera désormais envisagé sous un autre
éclairage et perdra du coup son emprise sur sa psyché. Mais,
comme conséquence de ce bouleversement en lui, il se
sentira soudainement comme un étranger dans ce monde,
incompris de ses proches et de ses amis. Toutefois, en

*« Dieu est là, présent à qui peut le toucher, absent pour qui en est incapable. »
Plotin
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 51

compensation de la solitude qu'il subira extérieurement, il ne


sera plus seul intérieurement.
Il s'avère néanmoins nécessaire de préciser qu'avant
d'accéder à une telle réalisation, il peut arriver à un aspirant
de toucher, durant les efforts qu'il fournit pour demeurer
concentré, un avant-goût de cette autre qualité de conscience,
un avant-goût qui, s'il n'est pas assez avisé, peut lui faire
croire qu'il a atteint le but de sa quête - ce qui, d'ailleurs, est,
pour de nombreux chercheurs, 1' origine de bien des illusions
et la cause d'égarements. En effet, ce n'est pas parce qu'il a
pu goûter un petit changement de conscience qui 1'a élevé que
l'aspirant peut s'autoriser à le prendre pour un fait accompli
et à s'installer sur ce qu'il pense avoir acquis.
Cette modification de sa conscience, si vitale pour lui
permettre de découvrir qui il est réellement - c'est-à-dire de
connaître sa Véritable Nature-, ne peut se produire en lui
avant qu'au moins un certain degré d'unification ne s'opère
entre son esprit, son sentiment et son corps, une trinité qui,
d'ordinaire, se trouve pitoyablement désunie en l'homme,
chaque partie vivant dans le monde qui lui est propre et,
d'une certaine manière, ignorant même l'existence des deux
autres!
Afin que cette unification des trois constituants de son être
puisse se réaliser, c'est précisément l'esprit qui doit d'abord
s'éveiller de sa torpeur coutumière et commencer à devenir
activement présent - alors que, généralement, il n'est que
passivement présent-, car ce n'est que lorsque l'esprit est
devenu suffisamment éveillé et activement présent qu'il peut
se relier avec le sentiment. Or, comme la plupart de ses
semblables, le chercheur vit trop dans sa tête et, par consé-
quent, il est coupé de son sentiment, alors qu'il en a un
besoin impératif pour 1' élever et le soutenir dans les efforts
qu'il lui faut nécessairement exercer sur lui-même s'il espère
52 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

pouvoir un jour découvrir ce qui se trouve enfoui au fond de


son être, sa Nature-de-Bouddha, qui est en réalité l'Infini en
lui.
Il a en outre un besoin impérieux de la troisième partie de
cette trinité qui compose son être, à savoir son corps ! Car
c'est effectivement sur la sensation corporelle - qui, chez
l'homme du commun, est dramatiquement absente - que
l'aspirant doit s'appuyer pour être aidé, non seulement durant
sa méditation, mais aussi lorsqu'il tente de mettre en pratique
l'un des divers exercices de concentration qu'il lui faut sans
faute effectuer dans la vie active.
En outre, la sensation globale du corps représente un
support inestimable pour lui permettre de commencer à sentir
qu'il existe, et cela, indépendamment des stimulations
extérieures dont il est habituellement tributaire pour avoir le
sentiment de lui-même.
* * *
Il arrive souvent qu'au début de leur engagement dans une
voie spirituelle, les chercheurs ne se rendent pas compte des
difficultés qu'ils devront affronter pour rester concentrés,
surtout durant leurs séances de méditation. Ils ont l'impression
que, puisqu'ils sont motivés, en peu de temps et avec peu
d'efforts, l'illumination leur sera accordée. Mais, lorsque des
obstacles auxquels ils ne s'attendaient pas - et avec lesquels
il leur faudra obligatoirement lutter - commencent à se
manifester, ils se découragent, sans réaliser que, dans une
telle entreprise, qui n'a aucun rapport avec ce qu'ils connaissent
ordinairement dans la vie, il leur faut continuellement ré-
alimenter, re-stimuler et ranimer leur intérêt afin qu'il reste
suffisamment vivant pour leur donner la force dont ils ont
besoin. Ils ne voient pas que, sans qu'ils n'en aient conscience,
c'est principalement leur intérêt qui s'est affaibli et que c'est
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 53

cet affaiblissement de leur intérêt qui constitue le cœur du


problème qu'ils doivent résoudre pour pouvoir progresser. Il
leur faut en effet comprendre que, dans ce domaine, si on
cesse d'avancer, on retombe en arrière.
A ce propos, il existe dans la nature un phénomène très
frappant, obéissant à une loi qui a son équivalent sur le plan
psychique de l'être humain, à savoir que, si un paysan ne
s'évertue pas à travailler son champ en y plantant de bonnes
semences, en 1' arrosant et en le soignant quotidiennement,
ce seront alors les mauvaises herbes qui, inévitablement,
envahiront sa terre et en prendront possession ; et, une fois
installées, il lui sera très difficile de les arracher par la
suite ! Il en est de même pour le chercheur, mais, dans ce cas,
il s'agit du domaine de 1'esprit.
S'il ne s'applique pas avec zèle à semer dans le champ
invisible de son être des graines de valeurs spirituelles et s'il
n'en prend pas continuellement soin, ce seront alors des
pensées sans intérêt, d'interminables bavardages intérieurs
ainsi que la soif inextinguible pour les plaisirs des sens qui
prendront possession de lui et causeront leurs ravages dans
ce qui doit être la chose la plus importante dans sa vie : sa
pratique spirituelle ; et, tout comme les mauvaises herbes qui
ont enfoncé leurs racines dans le sol, une fois ces pensées,
ces bavardages intérieurs et ces désirs installés en lui, il lui
sera extrêmement difficile de s'en débarrasser. Aussi, tant
qu'il n'aura pas acquis une certaine maîtrise de son mental, il
ne pourra que rester à la merci de toutes ces entraves qui lui
barreront la route menant à sa Patrie Céleste dans laquelle,
sans le savoir, il a un besoin douloureux de se réfugier.
En fait, 1' obstacle majeur qui comprend tous les autres
est ce qui constitue désormais son individualité coutumière,
une identité secondaire qui, dès sa naissance, a commencé à
54 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

croître, se forgeant petit à petit au contact du monde extérieur


jusqu'à devenir un voile épais recouvrant sa Véritable Identité
- qui est Divine -,au point qu'il considère dorénavant son
moi ordinaire comme étant lui-même, avec pour conséquence
qu'il oublie complètement l'Aspect Supérieur de sa double
nature. Et c'est précisément avec cette individualité illusoire,
qui lui est devenue habituelle, que le chercheur devra lutter
toute sa vie si nécessaire, car il lui faut faire ce qui lui semble
au premier abord inacceptable, la sacrifier ou, en d'autres
termes, mourir à elle pour laisser la place libre dans 1'espace
intérieur de son être, afin que celle-ci soit occupée par l'Infini
- qui ne peut coexister avec l'aspect inférieur de lui-même.
Or, son individualité coutumière est si tenace qu'à peine
croit-il s'en être libéré qu'à son grand chagrin, elle relève la
tête, car elle ne veut ni mourir, ni céder la place à la Lumière
Sainte dont l'éclat lui est insupportable ; et, pourtant, ce
sacrifice s ' avère indispensable pour 1'émancipation de
1'aspirant.
Et, justement, un piège qui le guette - et dans lequel il
arrive fréquemment que les chercheurs tombent - consiste à
croire que, parce qu'il a goûté quelques moments d'élévation
qui 1'ont ébloui, il a atteint le but de sa quête, qu'il a, une fois
pour toutes, compris l'essence de ce qu'il voulait connaître,
qu'il n'a plus rien à questionner ni à chercher. Et, vu la ten-
dance à 1' inertie intérieure inhérente à la nature humaine (et
dont 1'aspirant ne peut se considérer exempté), il commence
à s'installer sur ce qu'il pense avoir acquis comme connais-
sance spirituelle, avec pour résultat qu'en peu de temps, cette
connaissance se transforme en un simple savoir intellectuel
automatique - inutile pour lui et pour toute personne à qui il
voudrait le transmettre !
C'est étrange comment l'être humain oublie à quel point il
est microscopique et insignifiant dans l'immensité vertigineuse
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT. .. 55

du Cosmos et que, dans tout ce qui relève du domaine de


1'Infini, il y a toujours plus à découvrir et plus à comprendre !
Aussi, le chercheur doit-il chaque jour re-découvrir, re-
reconnaître et re-comprendre ce qu'il a découvert, reconnu et
compris la veille, et cela pour le reste de sa vie. Il ne lui faut
pas laisser ce qu'il a pu gagner comme connaissance spirituelle
sombrer dans 1'automatisme. En effet, à cause de la force
quasi irrésistible de la pesanteur, tout ce que 1'homme du
commun apprend devient aussitôt machinal ; aussi, ce qu'il
fait dans la vie - marcher, parler, manger, se laver, etc. - est,
sans que jamais il ne le réalise, effectué de façon automatique,
dans ce triste état de passivité intérieure et d'inertie qui le
caractérise, ce qui lui évite d'avoir à faire l'effort de réfléchir
à ce qu'il fait à chaque instant ainsi qu'à son comportement
avec ses semblables.
Si l'aspirant souhaite être un chercheur dans le vrai sens
du terme, il lui faut constamment veiller à ce qu'aucune de
ses activités quotidiennes ne soit, par inertie ou par paresse,
exécutée dans un état de passivité et d'automatisme incons-
cient, car cela lui fermerait la porte à tout ce qu'il espère
atteindre spirituellement ; et, par conséquent, des Territoires
Sacrés Invisibles lui resteraient interdits.

* * *
Il est nécessaire de revenir sur la question des pensées
incontrôlées qui, si le chercheur n'a pas acquis une certaine
maîtrise de son esprit, continueront à le harceler, aussi bien
durant ses séances de méditation que dans sa vie de tous les
jours. S'il veut se donner la peine de s'étudier avec sérieux, il
ne manquera pas d'être consterné en constatant son impuis-
sance face à son mental et à toutes les pensées qui ne cessent
de s'élever et de s'évanouir en lui - des pensées qui sont le
plus souvent sans valeur, et parfois même stupides ! Il verra
56 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

qu'à peine une pensée a-t-elle surgi dans son esprit, qu'elle
se trouve, sans même parvenir au bout de son discours,
renversée par une autre qui règne à sa place un moment
avant d'être, à son tour, éliminée par une autre, et cela,
indéfiniment. S'il veut être réellement sincère avec lui-
même, il ne peut qu'être profondément chagriné en réalisant
le drame de la situation dans laquelle il est placé, une
situation dans laquelle, à moins qu'il ne décide de s'engager
dans la pratique de certains exercices de concentration spéci-
fiques, il passera le reste de sa vie, avec pour conséquence,
de se retrouver non préparé quand il lui faudra affronter
1'événement inévitable de son départ de ce monde et lâcher
tout ce dont - dans son ignorance de quelque chose de plus
élevé qu'il porte en lui - il était devenu dépendant pour
avoir le sentiment de son existence.
Afin que 1' aspirant arrive à mieux saisir ce qui lui est
demandé dans un domaine qui dépasse l'ordinaire, il est
important pour lui de comprendre que l'évolution de la
conscience en 1'être humain, telle qu'on la connaît habituel-
lement, n'est que le résultat d'un processus automatique que
la Grande Nature a mis en œuvre sans participation consciente
de sa part et qui s'avère très limité, car le niveau de conscience
que 1'homme possède ordinairement correspond seulement
au strict nécessaire pour assurer sa survie physique. Or, il a la
possibilité de dépasser cette limite et de rejoindre un état de
conscience au delà du temporel ; toutefois, cette évolution
- qui est en fait une évolution intérieure, tellement différente
de ce que 1' on imagine généralement - nécessite des efforts
conscients et continuels de sa part.
En vue d'éviter toute illusion au sujet d'une matière aussi
délicate et hors du commun, le chercheur doit réaliser que le
but qu'il tente d'atteindre est si immense que, par conséquent,
le prix qu'illui faut payer pour le gagner ne peut qu'être très
LES DIFFÉRENTS NIVEAUX DE CONSCIENCE DONT... 57

élevé ! Et c'est pour cette raison qu'il ne peut éviter de se


trouver, tôt ou tard, confronté à une question troublante : est-
il prêt à payer le prix exigé pour pouvoir entrer et demeurer
dans le Royaume de son Être Céleste - le Nirvâna ?
parfois, il y a l'opportunité,
mais pas les ressources ;

parfois, il y a les ressources,


mais pas l'opportunité.

Rarement, si rarement,
se présentent à la fois
l'opportunité et les ressources ;
mais, hélas, à ce moment-là,

je ne suis pas là moi-même.


Ah, ce monde !

Mamya Roshi (maÎtre zen)


CHAPITRE 2

L'APPEL ET LE RAPPEL

Le chercheur commettrait une erreur en croyant que, parce


qu'il a des aspirations spirituelles, c'est lui qui a choisi de
se lancer dans sa quête. En fait, sans qu'il ne le réalise, il
a été appelé ! Peut-être, le moment venu, d'une manière
qui échappe à sa compréhension, un mystérieux souvenir
silencieux, libre de toute image, de toute pensée et de toute
parole - résultant d'une pratique spirituelle accomplie dans
une vie passée* - s'est-il manifesté soudainement en lui, le
poussant à répondre à cet appel et à s'engager dans une
pratique spirituelle. Néanmoins, afin d'éviter qu'un sentiment
d'orgueil ne s'installe en lui à son insu et qu'il ne s'imagine
être quelqu'un de« spécial», il ne lui faut, en aucune circons-
tance, oublier qu'il n'est que, et reste seulement, un appelé ;
il se peut même qu'il soit encore loin de pouvoir approcher
du Nirvâna - ou d'être, comme le disait le Christ, un« élu».
Au fond, sans jamais le savoir d'ordinaire, tout le monde
est appelé. Ce qui ne permet pas à la majorité de l'humanité de
reconnaître cet appel, c'est que le niveau de leur conscience
et de leur être est, du point de vue spirituel, trop bas - en
dépit du fait qu'ils pensent posséder, en tant qu'êtres humains,
le plus haut degré de conscience possible - et, sans qu'ils

* Voir le chapitre 8 sur la mémoire.


60 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

ne s'en rendent compte, cette limitation de leur conscience


et de leur être induit en eux une forme d'insensibilité très
particulière qui les rend incapables de sentir la subtilité de cet
appel, lequel, en raison de la singularité de sa nature, ne peut
se manifester de façon tangible. De surcroît, là où ils laissent
leur attention être attirée, c'est là qu'inévitablement va se
trouver leur intérêt ; or, comme celui-ci est généralement
tourné uniquement vers l'extérieur, vers le monde des sens
(avec tout ce qu'il comporte comme bruit et agitation), ils
sont d'autant moins aptes à sentir en eux cet appel silencieux.
Et même si, par hasard, certains parviennent à être conscients
de cet appel, combien parmi eux vont-ils accepter de sacrifier
ce qui leur tient à cœur extérieurement pour pouvoir y
répondre ? Et quand bien même ils veulent y répondre, ils
ignorent comment le faire.
Il faut prendre en considération un autre facteur qui joue un
rôle considérable dans la vie de quasiment tous les hommes
et toutes les femmes habitant cette Terre, et qui les empêche
d'être réceptifs à cet appel. A cause d'une très curieuse inertie
inhérente à leur nature, tout ce qu'ils font dans l'existence est,
à leur insu, soutiré d'eux. Et, par conséquent, ils ne peuvent
pas comprendre que, contrairement à ce qui se passe dans la
vie courante, les efforts qu'ils devraient fournir dans une
voie spirituelle - si jamais certains venaient à en saisir la
nécessité - ne peuvent pas être soutirés d'eux. Et c'est
précisément en cela que réside le mystère du libre arbitre de
l'être humain. D'ailleurs, à moins qu'un aspirant n'ait réussi
à atteindre un niveau d'être assez élevé, il ne peut s'autoriser
à se croire épargné de cette tendance à attendre que les efforts
qu'illui faut effectuer dans une pratique spirituelle se fassent
automatiquement - alors que, tout au contraire, ceux-ci ne
pourront se révéler fructueux que s'il les accomplit de son
plein gré, avec sa participation consciente.
* * *
L'APPEL ET LE RAPPEL 61

L'auteur, qui a passé plusieurs années en Inde, a souvent été


très surpris d'entendre des Occidentaux répéter machinalement
des discours spirituels impressionnants dont ils croyaient avoir
saisi le sens profond, des discours qu'ils tenaient de la bouche
d'Indiens qui, pour les éblouir, ne faisaient que répéter des
paroles édifiantes qu'eux-mêmes avaient entendues tomber de
la bouche d'autres Indiens, sans en avoir perçu la signification
réelle ; et, étonnamment, tout comme eux, ces Occidentaux
commençaient à enseigner, égarant ainsi tous ceux qui, dans
leur ignorance, les suivaient.
L'un des moyens favoris que ces swamis employaient pour
séduire des disciples occidentaux était de leur faire sentir
combien ils étaient « spéciaux ». Ainsi, 1' auteur eut plusieurs
fois le « privilège » d'être accueilli par 1' un de ces soi-disant
maîtres qui, tout en le dévisageant avec une intensité farouche
et en lui ouvrant les bras d'un geste théâtral, lui déclarait :
« Where have you beeeen ! 1 have been impatiently waiti-ing
for you, 1 could not sleeeep !! »(Où étais-tûu, je t'attendais
avec impatien-ence ! je ne pouvais pas dormî-ir !! )
Dès que 1'auteur entendait de pareilles déclamations pas-
sionnées, il partait aussitôt, car c'était pour lui la preuve que
1'enseignant ne valait rien*. En effet, un semblable accueil ne
peut avoir pour effet que de nourrir l'ego de celui qui en est
l'objet et qui est assez naïf pour tomber dans le piège d'un tel
«honneur». L'auteur a vu bien des chercheurs se gonfler d'aise
face à une réception aussi exaltée, persuadés qu'enfin, ils
avaient trouvé « leur » gourou, celui qui les attendait depuis
le commencement des temps ! Or, un vrai guide spirituel ne
peut se permettre d'agir de la sorte. Il suffit de se souvenir de

* Il faisait partie de ce qu'Alexandra David-Nee!, qui a vécu longtemps en Inde


(voir L'Inde où j'ai vécu Éd. Plon), appelait« des mystiques professionnels>>.
62 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

la manière dont Marpa, le grand maître tibétain, imposa à


Milarepa* de très dures épreuves avant de l'accepter comme
disciple. Des histoires similaires existent aussi bien dans le
bouddhisme Théravada** que dans le Zen. S'il est réellement
sincère, plus grandes sont les épreuves, plus déterminé sera
1' adepte qui va ainsi se montrer digne de 1'enseignement du
maître qu'il cherchait et du temps que celui-ci va devoir lui
consacrer.
* * *
Un aspirant sérieux doit réaliser qu'en raison des innom-
brables dangers que cette forme d'existence ne cesse de lui
réserver et qu'illui est impossible d'éviter, il est continuelle-
ment menacé d'avoir son attention accaparée par des problèmes
de toutes sortes (ou même par quelque chose de séduisant),
des problèmes survenant parfois de façon si inattendue qu'il
risque, s'il ne se tient pas sur ses gardes, d'en arriver à oublier
son but - un but qui doit être le trésor le plus précieux de sa
vie.
Il lui faut ainsi toujours se rappeler que, comme dit précé-
demment, il n'est encore qu'un simple appelé ; aussi, doit-il
veiller, avec le plus grand zèle, à ce que son objectif spirituel
reste vivant en lui.
* * *
En raison du fait qu'on l'oublie continuellement, il faut
répéter qu'aussitôt né dans cette forme d'existence, l'être
humain se trouve inexorablement assujetti à la loi de la

* Le plus célèbre yogi du bouddhisme tibétain, de la branche Kargyupta. Voir sa


biographie traduite par le lama Kazi Dawa-Samdup et Evans-Wentz, et publiée
aux Éditions Adrien Maisonneuve.
** L'auteur a connu un enseignant indien du Théravada dont le maître, en Birmanie,
lui avait imposé de rester son serviteur pendant quinze ans avant d'accepter qu'il
rejoigne ses autres disciples et commence à pratiquer la méditation.
L'APPEL ET LE RAPPEL 63

nécessité ; il lui est par conséquent impossible de ne pas


répondre aux exigences, parfois même très pressantes, que la
vie manifestée ne cesse de lui imposer, aussi bien pour la
protection et le maintien en vie de son corps planétaire que
pour accomplir ses devoirs envers le monde qui l'entoure.
L'aspirant se voit ainsi placé face à un terrible dilemme, car
il lui faut trouver le moyen de donner satisfaction à la fois à
l'existence phénoménale, avec tout ce que celle-ci lui réclame
et qu'il ne peut en aucune façon éluder, ainsi qu'à ce qui
l'appelle spirituellement - et qui est la chose la plus vitale
qui soit pour lui.
Il lui est nécessaire de comprendre qu'il ne peut nier un
monde sans que ce ne soit au détriment de l'autre. Il a un
besoin vital des deux mondes pour son évolution spirituelle ;
car chacun d'eux a quelque chose d'essentiel à lui apprendre,
faute de quoi son accomplissement spirituel restera limité et,
par conséquent, inachevé - comme cela se produit pour
beaucoup de chercheurs qui, peut-être par manque de compré-
hension, se réfugient dans des ashrams ou des monastères
afin de s'y abriter de tout souci matériel. De cette façon,
certaines de leurs tendances qui leur barrent la route vers le
Grand Éveil auquel ils aspirent ne seront pas exposées à la
lumière des différentes conditions de l'existence pour être
reconnues et, dès lors, resteront non transformées, continuant
ainsi à les appesantir.
Aussi, est-il impératif pour l'aspirant d'apprendre à vivre
dans les deux mondes à la fois, afin de permettre sa croissance
à un tout autre plan d'être, dont J'homme du commun ignore
totalement la possibilité.
Afin de pouvoir répondre aux exigences du monde extérieur
et à ce qui l'appe1le d'un autre univers, un univers silencieux
en lui, il lui faut trouver la force de demeurer profondément
64 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

conscient de lui-même - conscient d'une manière très


différente de celle qui lui est habituelle - dans tout ce qu'il
lui est demandé d'effectuer dans sa vie quotidienne, faute
de quoi, il ne pourra s'empêcher, tandis qu'il remplit son
rôle vis-à-vis de la vie existentielle, de sombrer dans son
état habituel de sommeil diurne dans lequel aucune pratique
spirituelle valable ne peut s'accomplir.
Comprendre l'importance de l'appel
Lorsqu 'une soudaine reprise de conscience le saisit et
que, s'il est réellement sérieux, le chercheur constate avec
consternation qu'il était une fois encore en train de rêver,
perdu dans les brumes de son état ordinaire d'absence à lui-
même, réalise-t-il que ce n'est pas lui qui s'est tiré du sommeil
diurne dans lequel il était plongé l'instant précédent, mais
qu'il a été appelé? - ce qui le met face à une responsabilité
à laquelle il ne s'attendait pas !
Quand, après avoir été englouti dans son état coutumier
d'absence à lui-même, une reprise de conscience se produit
soudainement en lui, fournit-il l'effort indispensable pour
approfondir ce précieux état de présence à lui-même ?
Même s'il a pu accomplir l'effort requis pour rendre plus
intense cet état de conscience de lui-même- qui, à un moment
donné, l'a pris par surprise afin qu'il voie plus clairement en
quoi il était enseveli l'instant d'avant et à quel autre état il
est appelé à accéder en lui-même -, essaie-t-il réellement
de rester dans cet état de présence à lui-même qui est vital
pour lui, ou bien, à son insu, le lâche-t-il aussitôt, pour se
retrouver tel qu'il se connaît habituellement?
En fait, il lui est pratiquement impossible, au début de ce
travail qu'il lui faut effectuer sur lui-même, de mesurer
l'importance de ces appels - qui lui viennent d'une manière
si inattendue dans la journée pour lui rappeler de se
L'APPEL ET LE RAPPEL 65

reprendre et de devenir conscient de 1ui-même d'une tout


autre façon que celle qui lui est habituelle ; aussi, lorsqu'ils
surviennent, que ce soit subtilement ou de manière assez
évidente, il se peut qu'il soit tenté, faute de réellement com-
prendre l'urgence qu'il y a pour lui d'y répondre, de se dire :
«Tout à l'heure, je suis trop sollicité pour l'instant par des
choses qui ne peuvent attendre et, lorsque j'aurai terminé la
tâche en cours, je serai mieux disposé pour répondre à cet
appel. »
Mais ces « tout à 1'heure » n'en finiront jamais dans cette
forme d'existence, car il y aura toujours autre chose à faire.
Ne lui faut-il pas se demander si, lorsque le moment inévitable
arrivera pour lui de quitter ce monde, il pourra dire à la
mort : « Venez tout à l'heure, s'il vous plaît, je suis trop
occupé en ce moment ; mon esprit n'est pas assez libre pour
me donner à vous comme il faut » ?
Il doit s'examiner scrupuleusement pour savoir si, derrière
ces« tout à l'heure», ne se cache pas le refus inconscient (ou
même conscient) de renoncer à une rêverie agréable dans
laquelle il était en train de se complaire, à des plans qu'il
échafaudait pour un avenir proche ou lointain et qui peuvent
attendre, à des soucis pour des choses qu'au fond de lui-même,
il sait être hors de son pouvoir de changer, etc. - un lâcher-
prise pourtant indispensable pour lui permettre de répondre à
ce qui 1' appelle intérieurement.
Il s'avère vital pour le but spirituel qu'il cherche à atteindre
qu'il apprenne à se rendre disponible intérieurement pour
pouvoir répondre à ces appels dès qu'il sent leur manifestation
en lui - sans nécessairement interrompre le travail extérieur
auquel il se livre à cet instant où son destin est en balance.
Faute de quoi, chaque fois qu'il se remettra à méditer, il
recommencera, pour ainsi dire, « d'en bas » ! Aussi, afin
d'éviter que sa méditation ne stagne, il faut que la manière
66 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

dont il passe ses journées soit compatible avec ce qu'il tente


d'atteindre spirituellement.
Par ailleurs, chaque fois que ce retour à lui-même se produit
et qu'il retrouve, après qu'il ait été enseveli dans son sommeil
diurne coutumier, cet état inhabituel de conscience de lui-
même, il faut insister sur le fait qu'il ne doit, en aucune
circonstance, éprouver du ressentiment envers lui-même ou
encore envers les conditions ou les personnes qui ont provoqué
sa chute ; il doit, tout au contraire, se reprendre tranquillement,
mais avec zèle, pour devenir aussi profondément présent et
conscient de lui-même que possible. Il lui faut réaliser que le
fait d'avoir vu la différence existant entre les moments où il
dort dans son état ordinaire d'absence à lui-même et ceux où
il sort de son sommeil diurne et redevient présent représente
une véritable bénédiction, car c'est le chemin le plus direct
qui soit vers l'Illumination et le Grand Éveil. Or, durant les
années que 1' auteur a passées en Inde, il n'a jamais rencontré
un swami, un gourou indien ou un maître bouddhiste qui lui ait
parlé de ce terrible sommeil intérieur auquel un aspirant doit
se mesurer.
Un chercheur qui a réellement compris le drame que
représente ce sommeil diurne dans lequel il sombre tout le
temps (et dans lequel l'humanité passe si tragiquement son
existence) et qui, suite à des efforts répétés pour s'en dégager,
a réussi à reconnaître, sans erreur possible, le début de cet
éveil qui survient en lui à certains moments - éveil qu'il
doit tenter avec toutes ses forces d'établir en lui - a gagné
le trésor le plus précieux qui soit ; il doit éprouver une
reconnaissance sans bornes envers le destin qui l'a conduit
vers un enseignement grâce auquel il a pu saisir en quoi
consiste cet état d'absence à soi-même et qui lui a montré le
chemin pour en sortir et atteindre l'illumination.
L'APPEL ET LE RAPPEL 67

Il lui faut continuellement se demander comment se serait


déroulée sa vie sans ce But Spirituel, un But dont la valeur
est sans prix, et qui se situe au delà de tout ce que 1'on peut
concevoir ordinairement. C'est une interrogation qui, lorsqu'il
en perçoit les conséquences décisives pour son émancipation,
ne peut qu'ébranler quelqu'un qui est réellement sincère. Il
s'agit d'une question qu'illui faut se poser et se reposer chaque
jour qui passe ! - en prévoyant le sort qui, après la mort,
attend les êtres humains, quand ils se trouveront subitement
plongés dans des conditions si différentes de celles qu'ils
connaissent de leur vivant dans le monde des sens, et face
auxquelles, faute d'avoir effectué le nécessaire pour se préparer,
ils seront totalement perdus.
* * *
Comme déjà spécifié précédemment, les appels qui viennent
à 1'aspirant durant la journée peuvent, en fonction de ses
niveaux d'être et de conscience, se manifester en lui soit
faiblement (passant même parfois inaperçus), soit suffisam-
ment fortement pour qu'il en soit conscient. Mais, qu'ils
soient faibles ou intenses, il ne faut en aucune manière qu'il
se permette d'être satisfait d'avoir simplement senti leur
présence en lui ; il lui faut toujours se rappeler son but, qui
est tellement difficile à atteindre, et 1' urgence de ce qu'il
tente de réaliser avant que la Mort ne l'entraîne. Aussi, doit-
il faire de son mieux pour se décoller de toute pensée, quelle
qu'elle soit, et de toute imagination dans laquelle il se rend
compte qu'il était, à son détriment, perdu l'instant précédent,
et répondre aussitôt, avec toute sa sincérité, à ce qui 1'a
sollicité intérieurement - sans, comme dit auparavant, être
irrité envers lui-même pour avoir sombré une fois de plus
dans ce qu'il a reconnu comme étant un état d'absence à lui-
même autodestructeur.
68 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

C'est en cherchant à devenir aussi conscient et présent à


lui-même intérieurement qu'il en est capable qu'il pourra
commencer à sentir intuitivement qu'il a un devoir sanctifié
envers son Créateur - devoir qu'il ne peut accomplir s'il
demeure un être endormi. Ce qui lui est demandé, c'est
d'évoluer à un plan d'être hors du Temps et du tangible, depuis
lequel seul il sera en mesure de reconnaître le besoin énigma-
tique qu'a 1' Infini, et qui reste un mystère indéchiffrable pour
le commun des mortels.
Le chercheur doit réaliser - sans s'esquiver ou se donner
de quelconques excuses - qu'il ne suffit pas qu'il réponde
deux, trois ou quatre fois à cet appel, puis 1'oublie. Il est
possible de tricher dans le monde extérieur et d'obtenir ce
que l'on veut, comme cela arrive parfois (et peut-être même
souvent), mais cela s'avère tout à fait impossible et impensable
dans un domaine où seul un travail sur soi d'une rigueur
mathématique absolue est acceptable.
Il faut que 1'aspirant se rappelle ce qui est en jeu pour lui
et qu'il tente, de toutes ses forces, de se rendre disponible
intérieurement à cet appel dès qu'ille ressent en lui, quelles
que soient les situations dans lesquelles il est placé ou les
tâches qu'illui faut exécuter dans sa vie quotidienne.
S'il est réellement sérieux, il ne peut que se rendre compte
qu'il ne se donne jamais assez à ce qui lui est réclamé dans ce
travail sur lui-même d'ordre spirituel. Ce n'est que lorsqu'il
acceptera de voir avec sincérité la non-véracité de son être
coutumier que quelque chose de réel pourra commencer à se
manifester en lui au cours même des efforts de concentration
qu'il doit continuellementfournir - s'il souhaite pouvoir
atteindre un jour son but et découvrir ce qui est le plus vital
pour lui, sa Nature Originelle, sa Nature-de-Bouddha, qui se
révélera, en toute vérité, être Divine.
L'APPEL ET LE RAPPEL 69

La raison d'être de la Création


Afin d'aider le chercheur à élucider le mystère de sa propre
apparition sur Terre ainsi que la raison d'être du Cosmos
- dans lequel il se trouve sans savoir si c'est par un simple
hasard fortuit, par accident ou intentionnellement -, il lui
faut continuellement porter en lui un état de questionnement
silencieux en refusant de se laisser influencer par 1'idée
généralement admise qu'il est impossible d'obtenir des
réponses valables à des interrogations énigmatiques aussi
vitales.
Il doit commencer par comprendre qu'avant que la Création
ne fut, le « Grand Tout » dormait, pour ainsi dire, dans un état
de paisible félicité. Mais alors, pour quelle étrange raison
fallait-il arracher ce « Tout » de la tranquillité de son paradis
et Le plonger dans la matière et le tourbillon d'une forme
d'existence qui appelle fatalement la confrontation à la dualité
- et, par conséquent, à 1' impermanence et à la mort ?
Peut-être, la dualité, qui implique inévitablement la souf-
france, est-elle nécessaire dans la Création afin que, lorsque
la fin du Temps surviendra pour ce « Grand Tout » et qu'il
Lui faudra faire ses adieux à 1'existence manifestée, Il soit
réabsorbé dans la Source d'où Il a originellement émergé,
équipé d'une certaine connaissance sur Lui-même qui lui
était indispensable, mais qu'il Lui a fallu acquérir dans la
douleur... afin qu'Ill' apprécie.
Toutefois, cela n'explique pas suffisamment la raison, qui
demeure ordinairement trop obscure pour être appréhendée,
pour laquelle la Vie elle-même a fait son apparition. En outre,
qu'en est-il de la mystérieuse faculté de la conscience ?
Peut-être que, derrière cette incommensurable manifes-
tation de Création, se dissimule un besoin, ordinairement
impénétrable, qu'a l'Infini que des êtres munis d'un niveau
70 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

de conscience tout à fait particulier et hors du commun


surgissent de ce gigantesque océan de vie et soient capables
de reconnaître sa Sainte Présence dans l'Univers.
Il faut comprendre, par analogie, que, s'il ne se trouve pas
sur Terre des êtres dont la conscience est suffisamment élevée
pour pouvoir reconnaître le Soleil, alors, c'est comme si cet
astre n'existait pas ! Il en est de même pour l'Infini. S'il
n'émerge pas de ce Grand Tout qu'Il a créé des êtres ayant
acquis le degré de conscience nécessaire pour leur permettre
de reconnaître Sa Sainte Présence, à la fois dans le Cosmos
et en eux-mêmes, n'est-ce pas comme s'Il n'existait pas?
Le chercheur doit réaliser qu'il fait partie (comme toutes
les autres créatures vivantes) d'une mystérieuse expérimen-
tation que la Grande Nature est en train d'effectuer pour obéir
à la volonté de l'Infini, qui est insaisissable pour l'homme du
commun- une expérimentation qui, vu les sortes d'intérêts
qui animent les êtres habitant cette planète, n'est pas certaine
d'aboutir !
Or, c'est justement en répondant à ce qui le rappelle à lui
intérieurement, qu'il sera un jour possible à l'aspirant d'arriver
à s'établir dans un état de conscience beaucoup plus élevé que
celui qu'il connaît en lui habituellement, et de pouvoir ainsi
répondre au dessein de son Créateur - un dessein insondable,
impossible à appréhender par le commun des mortels, pour
lequel le chercheur se trouve si mystérieusement projeté dans
cette forme d'existence.
Il ne faut jamais que 1' aspirant oublie qu'il a un devoir
Sacré envers 1'Infini, le devoir de parvenir à Le reconnaître, par
une expérience réelle, une expérience intérieure véritablement
vécue. Il doit se rappeler que ce n'est que par les efforts de
concentration soutenue qu'illui faut nécessairement fournir
durant ses pratiques de méditation qu'il peut un jour parvenir
à découvrir 1'Être Énigmatique, sans forme, de l'Absolu.
L'APPEL ET LE RAPPEL 71

À ce moment suprême, un miracle se produira : il y aura


reconnaissance réciproque entre le Créateur et le créé. Et
le chercheur sera ébloui de découvrir ce qui lui avait échappé
jusqu'alors, tant qu'il était plongé dans son état d'être coutu-
mier : la Sainte Présence de l'Infini, qui traverse et inonde
l'Univers entier, une Présence Immaculée des plus lumineuses,
constituée d'un immense Océan d' Êtreté-Conscience sans
commencement ni fin. L'aspirant ne pourra alors qu'être
stupéfait de se sentir envahi malgré lui par un état de profond
respect dévotionnel qu'il n'aura pas cherché délibérément, un
état dévotionnel qui demeurera vivant en lui pour le reste de
son séjour sur Terre, le soutenant dans tout ce qu'il fait et
quelles que soient les situations dans lesquelles il se trouve.
* * *
Enseveli dans son état coutumier d'absence à lui-même, il
est impossible à 1'être humain d'être conscient du fait qu'il
vit dans un Univers où tout lui est donné: l'air qu'il respire,
l'eau qu'il boit, la nourriture qu'il consomme et même son
propre corps. Au lieu de s'interroger sur l'Origine énigmatique
de ces dons, dans son ignorance, il ne fait que passer son
temps à les gaspiller, ou même, si ses intérêts du moment
sont en jeu, à les détruire ; et il se plaint quand il lui faut en
récolter les conséquences !
Il est ironique - ou, peut-être, serait-ce plus exact de dire
tragiquement comique - d'entendre les gens toujours prier
Dieu pour qu'Il leur octroie quelque chose : la santé, le
bonheur, la richesse, la tranquillité d'esprit, et ainsi de suite.
Mais se demandent-ils jamais si ce Dieu a Lui aussi des
besoins? Cherchent-ils à offrir à l'Infini ce qui Lui manque :
le don d'eux-mêmes ?
Dans certaines parties du monde, les gens sacrifient des
animaux avec une incroyable insensibilité à leur souffrance
afin que la divinité qu'ils implorent leur accorde une bonne
72 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

moisson, de la pluie en période de sécheresse, un riche et beau


mari, une jolie femme bonne cuisinière, ou encore, ce qui est
véritablement grotesque, pour qu'elle leur donne un fils et
non une fille ! Heureusement que ce dieu est trop occupé à
résoudre les innombrables problèmes que ces êtres endormis
ne cessent de lui causer pour répondre à pareille demande !
Car, il est difficile d'imaginer ce que serait le monde si les
prières de ces ignorants étaient réellement exaucées et que la
Terre n'était plus habitée que par des hommes ; et, comme
ceux-ci ne peuvent pas concevoir, cela signifierait l'extinction
définitive de l'espèce humaine sur cette planète ! En Chine et
en Inde, il y a déjà aujourd'hui un surplus de plus de cent
millions d'enfants de sexe masculin. Si, dans son ignorance,
l'être humain continue d'intervenir avec la sagesse de la
Grande Nature et détruit l'équilibre de la Création avec ses
technologies et ses désirs insensés, que feront ces garçons
quand ils deviendront adultes et qu'ils ne trouveront pas de
femme pour soulager leur besoin du sexe opposé ? Il y a une
seule réponse possible à cette question, qui fait frémir : ils
vont s'entretuer !
L'importance de l'aspect féminin de la Création
Il est étrange de voir combien les hommes, quand il s'agit
de satisfaire leurs intérêts personnels, oublient l'importance de
1'aspect féminin de la Création qui, en fait, est plus important
que 1'aspect masculin, notamment en raison de son rôle décisif
dans la formation de la psyché des nouvelles générations.
D'ailleurs, n'est-il pas vrai que, lorsqu'un enfant est malade,
blessé ou apeuré, c'est généralement vers sa mère qu'il court
pour être protégé ou soulagé ? Quand 1' auteur était soldat
durant la seconde guerre mondiale, ou même en d'autres
occasions, il n'a jamais entendu un blessé ou un mourant qui,
dans son agonie ou son délire, appelait son père, mais toujours
sa mère.
L'APPEL ET LE RAPPEL 73

Par ailleurs, durant ses séjours en Inde, il n'a, à aucun


moment, entendu parler de « Dieu le Père de 1'Univers »
(comme on le considère dans les religions se référant à
l'Ancien Testament), mais de la « Mère de 1'Univers »
- étant entendu que, dans la philosophie mystique indienne,
le Suprême (le Brahman inconditionné) est au delà de toute
distinction, et qu'on y fait référence en l'appelant« Cela».
* * *
Au Népal et dans certaines parties de l'Inde, par ignorance
et pour satisfaire les désirs insensés des êtres humains pour les
biens de ce monde, on continue malheureusement à immoler
des animaux. La déesse Kali a apparemment besoin qu'on
répande pour elle beaucoup de sang afin qu'elle accorde ce
que ses dévots souhaitent obtenir d'elle. Aussi, chaque année,
plus de trois cents buffles sont-ils égorgés en une journée
pour cette divinité sanguinaire à qui, comme il fait très chaud
dans cette région du globe, il faut, par conséquent, donner
une énorme quantité de sang pour étancher sa soif et ainsi
bénéficier de ses faveurs ! L'auteur, qui a eu une fois l'occasion
d'assister à ce sacrifice sanglant, était bouleversé de voir ces
pauvres créatures se tordre dans leur agonie pendant au moins
quinze minutes, tandis que le sang coulait de leur gorge
tranchée comme un ruisseau écarlate !*Quand il s'efforça de
faire comprendre à celui qui dirigeait la « cérémonie »
l'horreur d'un tel massacre, celui-ci lui répondit avec colère :
« You are an ignorant, it' s a ritual, it' s a ritual ! » ( « Vous
êtes un ignorant, c'est un rituel, c'est un rituel ! »)
N'est-ce pas ironique que des hommes dotés d'un certain
degré d'intelligence (qu'ils n'utilisent apparemment pas)
inventent des dieux aussi capricieux, changeants et coléreux

* Dans son journal de voyage, Alexandra David Neel rapporte qu'alors qu'elle
était en Inde, on avait procédé à tant de sacrifices d'animaux qu'elle avait marché
dans une mare de sang qui lui arrrivait à la cheville !
74 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

qu'eux-mêmes, puis se mettent à les adorer, oubliant que,


puisque ce sont eux qui ont créé ces divinités, ils sont, ou
devraient être, eux-mêmes les dieux de ces déités qu'ils ont
fabriquées ; et, étonnamment, ils n'hésitent pas par la suite à
persécuter ceux qui ne partagent pas leurs croyances !
À ce sujet, n'est-il pas paradoxal que l'Inde soit à la fois
le pays de la plus haute spiritualité au monde et le lieu des
pires superstitions et du fanatisme le plus obtus ? Face à une
telle ignorance spirituelle, il faut se souvenir des paroles du
Bouddha:
« Les mauvaises actions nous souillent dans ce
monde et dans l'autre. Mais il est une souillure pire
que toutes les autres, l'ignorance est la pire des
souillures.» (Dhammapada, 242,243)
L'Occidental peut toujours se dire : « Mais nous ne prati-
quons pas de tels sacrifices ici. » Il ne voit pas qu'en Occident,
on procède continuellement à d'autres sortes de sacrifices : le
sacrifice d'autres peuples au nom d'idéologies matérialistes
et même racistes, le sacrifice de 1'équilibre de la Terre pour
satisfaire des intérêts économiques éphémères, ou encore le
sacrifice d'innombrables animaux au nom de la recherche,
médicale ou autre - effectué avec une scandaleuse insensi-
bilité par des gens qui se prennent pour des êtres civilisés.
On peut encore citer le sacrifice annuel de millions de
mammifères et d'oiseaux assassinés par des chasseurs pour
leur simple plaisir - le plaisir de prendre la vie au lieu de la
donner-, sans oublier la manière honteuse dont on élève et
traite les animaux destinés à être mangés par des gens qui ne
se posent aucune question sur l'agonie qui aboutit dans leur
assiette ! Celui qui, pour satisfaire les instincts de primate
qu'il porte encore en lui, n'hésite pas à tuer un animal ou à
le faire souffrir pour son plaisir ou pour un profit matériel,
L'APPEL ET LE RAPPEL 75

n'aura aucune compassion pour ses semblables non plus si


ses intérêts personnels sont en cause.
On ne peut éviter de se demander avec consternation :
Mais, dans toute cette horrible souffrance et cette incroyable
ignorance qui accable le monde, où se trouve Dieu ?
Le Pêcheur Divin
C'est là que se situe le plus extraordinaire de tous les
mystères : ce pauvre Dieu - dont la particularité de sa
Nature (qui est impersonnelle et sans forme) ne Lui permet
pas de Se manifester de manière tangible dans le monde
incarné et qui, par conséquent, reste inconnu des hommes -
en est réduit à devenir, par compassion, un pêcheur, un pêcheur
de poissons humains ! Aussi, de temps à autre, lance-t-Il son
filet dans 1' océan grouillant d'innombrables espèces de ces
poissons humains, et parvient-Il à en attraper une petite
poignée. Mais, malheureusement, comme certaines de ces
créatures prises dans le filet ne savent pas que c'est pour leur
bien que ce Divin Pêcheur cherche à les attraper, beaucoup
d'entre elles s'en échappent, soit parce qu'elles demeurent
trop attachées au monde des sens et obnubilées par la
fascination que celui-ci exerce sur leur psyché, soit parce
qu'elles sont trop faibles pour pouvoir fournir les efforts
indispensables qui leur sont réclamés pour les éveiller de la
malheureuse torpeur mentale dans laquelle elles dorment et
se complaisent, à leur détriment.
Finalement, seule une infime partie reste dans le filet et
lutte pour répondre à ce que l'Infini attend d'eux, qui est de
Le reconnaître, Le reconnaître par une perception intérieure
directe et vivante !
Ainsi, bien peu parviennent au terme de ce mystérieux
voyage spirituel et accomplissent le destin que 1'Infini leur a
réservé. Mais le Christ lui-même n'a-t-il pas dit : « Beaucoup
76 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

sont appelés, peu sont élus » ? Quant à la Bhagavad-Gîtâ,


elle est encore plus extrême dans son exigence lorsque le
Maître Divin dit à Arjuna, son disciple :
« Parmi des milliers d'hommes, un seul çà et là
s'efforce vers la perfection et, parmi ceux qui s'efforcent
vers la perfection et l'atteignent, un seul çà et là Me
connaît dans tous les principes de Mon existence. »
(chap. 7, 3)
On peut, avec étonnement, se demander, puisque certains
sont parvenus à la perfection, que leur reste-t-il encore à
accomplir ? La réponse est : « Me connaître dans tous les
principes de Mon existence.»
A propos de ce qui semble être une sélection si sévère, on
peut encore évoquer les paroles suivantes du Christ :
«Large, en effet, et spacieux est le chemin qui mène
à la perdition, et il en est beaucoup qui s'y engagent;
mais étroite est la porte et resserré le chemin qui mène
à la Vie, et il en est peu qui le trouvent.» (Matt. 6, 13-14)
Et le Bouddha n'a-t-il pas lui aussi déclaré:
« Ce monde est enveloppé de ténèbres. Rares sont
ceux qui y voient clair. Peu d'oiseaux échappent au filet.
Seuls quelques-uns parviennent à la lumière céleste.»
(DhamTIUlpada, 174)
* * *
N'est-ce pas paradoxal que l'homme tente fébrilement
de découvrir de quoi sont constitués les galaxies, les étoiles
et les autres corps célestes, d'analyser la composition et le
fonctionnement de la Terre sur laquelle il vit, d'étudier
les animaux qui partagent cette planète avec lui ainsi que
d'inventorier l'incroyable variété des différentes cellules
microscopiques qui sont nécessaires au maintien de sa propre
existence et de celle des autres créatures vivantes, mais qu'à
aucun moment il ne cherche à se connaître, à connaître (d'une
L'APPEL ET LE RAPPEL 77

façon très particulière, sans aucun rapport avec le tangible)


sa véritable nature, à retrouver la Source Insondable d'où
il a surgi et à appréhender 1'état dans lequel il se trouvera si
mystérieusement immergé quand le moment fatidique viendra
pour lui de faire ses adieux à l'existence phénoménale?
En raison du fait que son intérêt dans la vie est tourné uni-
quement vers le visible, il ne peut concevoir de quelle manière
ni à quel point il est lui-même invisible ! Peut-on jamais voir
les pensées d'un autre, les images qui se déroulent dans son
esprit, sentir ses émotions, ou encore, connaître les désirs
les plus intimes qui 1'habitent ? Les sages du monde antique
enseignaient cette célèbre maxime : « Homme, connais-toi
toi-même et tu connaîtras l'Univers et les Dieux». S'il par-
vient à réellement se connaître, l'homme connaîtra l'Univers
également, parce que 1'Univers se trouve aussi en lui, et pas
seulement à l'extérieur de lui.

* * *
Comme les progrès scientifiques que 1'être humain a effec-
tués d'une manière si remarquable n'ont eu aucun effet pour
1'élever à un plan d'être et de conscience tout autre que celui
auquel se déroule habituellement son existence, il a parfois
(et même, dans certains cas, souvent, quand cela lui profitait)
utilisé ses découvertes à des fins peu honorables, voire
destructrices.
L'homme se montre tellement fier de ses exploits - notam-
ment d'avoir trouvé le moyen prodigieux de quitter sa planète,
de voyager dans l'espace, d'atteindre la Lune pour l'explorer,
de fouler son sol dans des conditions extrêmement difficiles et
de revenir sur Terre sain et sauf, muni de quelques échantillons
de roches ramassés à sa surface pour les étudier - que, dans
son extraordinaire orgueil et dans son rêve conscient ou
inconscient de devenir maître de la nature (sans qu'il ne lui
78 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

vienne jamais à l'esprit qu'il a plutôt besoin d'apprendre à


être maître de lui-même pour contrôler ses pulsions indési-
rables), il ne pense pas ou ne peut pas réaliser que c'est peut-
être la Lune qui a joué un rôle mystérieux en 1'appelant à
elle, parce que, d'une façon qui échappe à la compréhension
limitée de 1'être humain, elle veut la vie ! Et, comme, juste-
ment, la vie existe sur la Terre qui est le corps céleste le plus
proche d'elle, elle espère qu'en attirant l'homme, il pourra
peut-être lui apporter la vie, à l'égard de laquelle, d'une
manière impossible à appréhender ordinairement, elle éprouve
un besoin aigu.
En allant sur la Lune, 1'être humain a pu, à son insu, appor-
ter avec lui des bactéries et d'autres cellules microscopiques
parmi lesquelles certaines finiront peut-être, d'une façon tout
à fait inconcevable communément, par trouver les moyens de
s'adapter à l'environnement lunaire, où il n'y a ni atmosphère,
ni oxygène, ni aucune des conditions qui prévalent sur Terre,
qui permettent le développement de la vie.
Sur la face de la Lune qui n'est jamais exposée au Soleil,
on a, semble-t-il, trouvé de la glace. Peut-être, un genre de
vie très différent de celui que 1'on connaît sur Terre arrivera-
t-il à survivre et à croître dans la glace.
Il ne faut pas oublier qu'au fond des océans terrestres, on a
découvert de nombreuses formes de vie qui se sont développées
autour de cheminées volcaniques d'où s'échappent des laves
brûlantes et de terribles vapeurs de soufre. Cette conjoncture
de températures extrêmement élevées et d'absence totale de
lumière s'avère si hostile que les scientifiques ne pouvaient
imaginer, en l'état de leurs connaissances, que la vie pouvait
non seulement réussir à s'y adapter, mais même à se multi-
plier!
L'APPEL ET LE RAPPEL 79

On ne peut qu'être saisi d'émerveillement lorsque l'on


constate avec quel étrange acharnement mystérieux la Vie
cherche à apparaître. Quelles que soient les conditions - si
adverses qu'elles puissent sembler à l'homme, qui les
rapporte à ses propres capacités physiologiques -, elle arrive,
comme par miracle, à s'adapter aux situations les plus extrêmes
et à réaliser son désir d'exister, exister pour accomplir quel
dessein de l'Infini, qui demeure généralement inconnaissable?
L'être humain est tellement minuscule et négligeable dans
l'immensité vertigineuse de l'Univers qu'à l'échelle gigan-
tesque du Cosmos, il n'est même pas un virus ; comment
peut-il dès lors avoir l'audace d'affirmer qu'il connaît tout ce
qu'il y a à connaître sur la Création et de réduire les possibilités
infinies de la Vie à ses propres limites?
Ce n'est que lorsqu'un chercheur parvient à fournir des
efforts de concentration suffisamment intenses et soutenus
durant la méditation qu'il lui devient possible de se dépasser
et de découvrir, depuis un tout autre état d'être que celui qui
est habituellement le sien, que la Terre et la Lune ont une
forme de conscience très spéciale que 1'homme du commun
ne peut appréhender depuis son état d'être coutumier. Seul un
aspirant avancé qui parvient à être plongé dans un profond état
mystique peut rejoindre et comprendre la sorte de conscience
particulière que possèdent ces deux astres. En outre, il
découvrira que la Terre est dotée d'une forme d'intelligence
tout à fait étonnante. Quelle est la Source Insondable d'où elle
tire cette intelligence par rapport à laquelle celle que 1'être
humain possède ordinairement se révèle si étroite et limitée !
Si quelqu'un accepte de s'étudier avec sincérité, il ne peut
éviter de constater que sa vie ne se déroule que par réaction.
Dans son état habituel d'être, il ne voit pas à quel point il ne
fait que réagir intérieurement et extérieurement aux différentes
impressions qui ne cessent de 1'envahir du dehors. Et, à moins
80 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

qu'il ne s'engage dans une pratique sérieuse de la méditation


et n'effectue, dans sa vie active également, divers exercices
spirituels de concentration, il ne peut qu'être et demeurer une
créature de réaction et, par conséquent, se révéler psychique-
ment faible et très influençable.
Peut-être cela peut-il paraître absurde de parler de l'influence
que la Lune exerce sur 1'esprit de 1'homme - une influence
qui l'a incité à fabriquer des engins d'une extrême complexité
lui permettant de voyager dans 1'espace et de se poser sur son
sol ; mais n'est-il pas vrai que la Lune exerce une immense
force sur les océans en provoquant les marées, sur les diffé-
rentes créatures qui habitent cette Terre ainsi que sur les
molécules et les cellules invisibles à l'œil nu qui composent
l'être humain. Comment dès lors celui-ci peut-il prétendre
échapper au pouvoir qu'elle a également sur lui ?
Il est néanmoins important pour le chercheur de réaliser
que toutes les pratiques spirituelles qu'il effectue ont précisé-
ment pour but de le libérer des influences extérieures, quelles
qu'elles soient, qui l'appesantissent et lui barrent la route vers
le Grand Éveil qu'il aspire à atteindre.
Comment répondre à l'appel intérieur
Il faut que 1'aspirant se rappelle toujours que, comme
expliqué au tout début de cet exposé, il a été appelé à entre-
prendre une quête spirituelle, et que ce n'est pas lui qui a, par
un hasard fortuit ou une simple envie irréfléchie, décidé de se
lancer dans une entreprise d'une telle importance*.
Il arrive un moment dans la vie d'un homme où, pareil à
un fruit devenu prêt à être cueilli, il rencontre, de manière
inattendue, des circonstances favorables qui vont lui permettre
de devenir conscient de cet appel ; ainsi, peut-être un livre

* «Je T'appelle... non c'est Toi qui m'appelles à Toi ! Comment t'aurais-je
parlé à Toi, si Tu ne m'avais pas parlé à moi... » Ibn Mansour Al-Hallaj
L'APPEL ET LE RAPPEL 81

évoquant la vie de grands mystiques va-t-il lui tomber entre


les mains, ou encore va-t-il être entraîné par un ami dans un
lieu religieux, et il peut alors lui arriver de se trouver, d'une
façon qui le dépasse, subitement plongé dans un état d'étrange
silence intérieur qui lui est tout à fait inhabituel, comme s'il
voulait se rappeler de quelque chose qui lui demeure trop
obscur pour qu'il puisse en comprendre le sens véritable.
En fait, il ne réalise peut-être pas encore que ce qui lui
est survenu est un appel. Il est en vérité appelé, mais appelé
à quoi ? Personne, pas même l'Infini, ne peut le forcer à
répondre à cet appel ; il faut qu'il se décide, de sa propre
volonté, à tenter de saisir le sens obscur de ce mystérieux
sentiment qu'il éprouve afin de se lancer sur la Voie sans
contrainte extérieure et, s'il a réellement compris ce qui est
en jeu pour lui dans une telle entreprise, de commencer une
pratique sérieuse de la méditation.
Il faut à nouveau répéter que c'est dans son choix de
répondre ou non à· cet appel que se situe le libre arbitre de
l'être humain. Les efforts intérieurs qui lui seront demandés
pour obéir à cet appel ne peuvent pas être soutirés de lui
- comme c'est le cas pour pratiquement tout ce qu'il fait
dans sa vie de tous les jours.
A partir du moment décisif où il s'engagera sur le chemin
menant à son émancipation, son existence prendra une tout
autre direction, tout comme une rivière qui a trouvé un
meilleur tracé pour ses flots. Toutefois, rien n'est encore
gagné, car la façon dont il passera ses journées va incontes-
tablement décider de la qualité de sa concentration durant
sa méditation, laquelle déterminera à son tour ses chances
d'atteindre ou non son but. Il verra que, comme tout est inter-
connecté, dans ce travail sur lui-même, il y a par conséquent
énormément de facteurs qu'il doit prendre en considération
82 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

et qu'il ne peut en aucune manière négliger dans un tel enga-


gement spirituel : l'étude de soi et des obstacles intérieurs ou
extérieurs que l'on rencontre, la mise en œuvre de différents
moyens de travail sur soi, et ainsi de suite.
Il ne faut jamais que l'aspirant oublie que l'essence de
toute pratique spirituelle réelle est d'obéir - obéir chaque
fois qu'il sent cet appel en lui dans le courant de /ajournée,
autrement dit, répondre en se détachant immédiatement de
tout ce qui est sans valeur qui occupe son esprit, et s'efforcer
de devenir aussi conscient de lui-même qu'ille peut.
Chaque soir, il doit se demander, avec le maximum de
sincérité et d'honnêteté, combien de fois durant la journée il
a obéi et répondu à cet appel comme ille fallait, c'est-à-dire
avec tout ce qu'il peut amasser comme force en lui - de
nombreuses fois ? quelquefois ? pas du tout ? Il faut qu'il se
rappelle constamment que c'est la fréquence à laquelle il
obéit à cet appel et fait le nécessaire pour se rendre disponible
intérieurement et aussi conscient de lui-même que possible
qui déterminera l'écart entre les moments où il est absent et
perdu dans ses rêveries coutumières, et les moments où il se
reprend et redevient présent et conscient de lui-même.
Le chercheur doit se souvenir de la mise en garde que le
Bouddha a adressée à ses disciples :
« La Vigilance est le sentier qui mène à la Vie
Eternelle. L'inattention est le sentier qui mène à la
mort. Ceux qui sont vigilants ne meurent pas, ceux qui
sont inattentifs sont déjà morts. » (Dhammapada, 21)
L'aspirant ne doit-il pas se demander s'il ne fait pas, lui
aussi, partie de ceux qui sont "déjà morts" ?
Il faut qu'il essaie de saisir l'importance de cette stance
pour sa propre quête et pour le but spirituel qu'il tente
d'atteindre, qui est de s'éveiller de cet effroyable sommeil
L'APPEL ET LE RAPPEL 83

diurne dans lequel 1'humanité passe si tragiquement son


existence - s'éveiller et parvenir un jour à rester Éveillé !
Il faut qu'il se rappelle constamment et pour toujours que
l'obéissance continuelle et sans faille à ce qui l'appelle
intérieurement est véritablement pour lui une question de vie
ou de mort!
L es objets qui ne comblent aucun de nos espoirs
concernent ce corps et se trouvent en lui.
Les illusions que l'on entretient au sujet des êtres et
des formations sont des illusions concernant ce corps.
L'attachement que l'on éprouve envers les êtres et les
formes est l'attachement à ce corps.
La séparation que l'on ressent vis-à-vis des êtres et
des choses est la séparation d'avec ce corps.
L'engouement d'amour et de haine est l'engouement
pour ce corps.
Refuser la mort est l'anxiété au sujet de ce corps.
Et quand on meurt, les pleurs et les lamentations de
l'entourage et des amis ont pour objet ce corps.
La détresse et la souffrance que l'on subit depuis
l'instant de la naissance jusqu'à l'heure de la mort ont
encore pour cause ce corps.
Jour et nuit, les gens courent fébrilement en foule,
cherchant de la nourriture et un abri, toujours en
raison de la nature de ce corps.
En bref, la totalité de l'histoire de ce monde est
l'histoire de ce qui, seul, concerne ce corps.
(texte bouddhique)
CHAPITRE3

CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE

Il est des plus difficiles de faire comprendre à quelqu'un


qui ne s'est jamais donné à une quête spirituelle que, tant qu'il
n'a pas acquis une certaine maîtrise de son mental - maîtrise
qui ne peut être atteinte sans une pratique rigoureuse de la
méditation -, il restera toujours sous l'emprise de ses pen-
chants et désirs défavorables, non mis en question, qui le
poussent impulsivement vers tout ce qui attire et retient son
intérêt extérieurement, et, ce faisant, son centre de gravité ne
peut qu'inévitablement se trouver en dehors de lui-même.
Quand le centre de gravité d'un chercheur se situe à
l'extérieur de lui, il ne peut pas être libre intérieurement et
conscient de lui-même de la manière qui est exigée de lui
spirituellement ; il est inévitablement habité par une foule de
pensées incontrôlées qui se bousculent en lui, et préoccupé
avec ce qu'il aime et n'aime pas subjectivement dans la vie,
en conséquence de quoi, il lui est impossible de pouvoir
obéir à 1'autorité de son Être Supérieur lorsque Celui-ci
réclame son attention.
Tant qu'un homme n'est pas conscient de lui-même de la
façon dont il doit réellement 1'être, il ne peut que demeurer
faible intérieurement et influencé par ce qui lui plaît et ne
lui plaît pas de façon subjective, et, par conséquent, il reste
assujetti à ce que le monde existentiel lui offre comme
86 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

plaisirs : le plaisir de posséder quelque chose qui lui tient à


cœur, celui d'être reconnu ou même admiré des autres, et
surtout la jouissance sexuelle sur laquelle il se jette généra-
lement à 1' aveuglette.
Le chercheur doit réaliser à quel point il lui est indispensable
d'être vigilant à l'égard de ce à quoi il se permet de céder,
s'il ne désire pas se trouver par la suite enchaîné aux objets
de ses plaisirs - des attachements qui constitueront autant
d'entraves sur sa route vers son but. Il n'y a que lorsque son
centre de gravité est fermement établi en lui qu'il lui devient
possible d'être conscient de lui-même d'une manière tout
autre que celle qui est la sienne habituellement et, par là
même, d'être protégé, à la fois des désirs impulsifs de son
moi ordinaire et de ce que la vie existentielle lui propose
comme plaisirs des sens - qui, le plus souvent, ne sont
même pas nécessaires à la survie de son corps planétaire et
s'avèrent contraires à ce qu'il lui faut pour atteindre la
Libération.
* * *
En raison des étonnantes découvertes concernant le Cosmos,
la Vie, les particules subatomiques, les énergies, les radiations
spatiales, etc., que les scientifiques ne cessent de faire, sans
en être conscients, ceux-ci sont constamment en train, pour
ainsi dire, de suggérer à leurs semblables que, puisqu'à travers
les extraordinaires et puissants instruments qu'ils ont inventés
pour scruter l'espace du Cosmos ainsi que pour étudier ce
qui est invisible à 1' œil nu (comme molécules, atomes,
électrons, etc.), ils n'ont trouvé aucune trace d'un Créateur de
ce déploiement de phénomènes physiques, il n'y a donc que
ce qui est perceptible - qu'ils peuvent mesurer, analyser,
disséquer - qui possède une réalité, et ils n'accordent crédit
à rien d'autre. Leur centre de gravité se trouve ainsi en dehors
d'eux-mêmes, dans ce qui est tangible et peut leur être utile
matériellement.
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 87

Au lieu de concentrer toutes leurs recherches sur 1'étude


des mécanismes qui gouvernent la matière, ne devraient-ils
pas plutôt se poser les questions les plus vitales qui soient,
pour eux comme pour tout être humain : d'où cette masse de
matière a-t-elle si mystérieusement surgi ? pour quelle raison
obscure s'est-elle manifestée ? et d'où proviennent toutes ces
lois mathématiques qui règnent sur l'Univers et sur tout ce qu'il
contient comme vie ? - des lois si étonnantes et si complexes
qu'aucune intelligence humaine n'aurait pu les concevoir !
Comme leur centre de gravité se situe toujours à l'extérieur
d'eux-mêmes, ils ne peuvent pas être ouverts de la manière
dont ils le devraient à tous ces mystères insondables qui
régissent la Création; aussi, pensent-ils qu'il est impossible de
les résoudre et, par conséquent, ils se privent des richesses que
l'existence phénoménale leur apporterait s'ils étaient plus
réceptifs spirituellement aux extraordinaires manifestations
de la Création - comme un aspirant doit 1' être s'il veut être
soutenu dans son cheminement vers son but.
Il est difficile à un homme non illuminé de réaliser qu'en
raison de la particularité de Sa Nature, il est impossible à
l'Infini de descendre au niveau limité et grossier de l'être
humain pour Se manifester à lui de façon visible. C'est à
l'homme de fournir les efforts requis pour s'élever à un autre
état d'être et de conscience qui seul peut lui permettre, à
travers d'autres sens, très subtils, qu'il aura acquis - et
qui sont inconnus à l'homme de la rue -,de reconnaître la
Présence de 1' Absolu à la fois en lui et autour de lui.
Mais il attend que tout lui soit donné, et même gratuitement,
que l'Infini vienne à lui sans efforts de sa part, comme s'il
n'avait pas déjà reçu de la vie tant de cadeaux - pour lesquels
d'ailleurs, vu la manière dont il se conduit dans l'existence, il
ne se montre même pas reconnaissant !
Pense-t-il jamais au cadeau de ses jambes quand il veut
se déplacer ? à celui de ses yeux pour voir s'il n'y a pas un
88 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

obstacle sur son chemin ou pour admirer la beauté d'un


paysage ? à ses oreilles grâce auxquelles il peut entendre
les paroles d'un autre, apprécier le chant des oiseaux ou la
musique ? à sa langue qui peut goûter et identifier les saveurs
des différents aliments qu'il consomme ? à son nez qui est doté
de la capacité de distinguer le parfum particulier de chaque
espèce de fleur ? à son estomac qui, d'une façon étonnante,
transforme en énergie la nourriture qu'il lui donne ? On peut
encore énumérer toutes sortes d'autres processus qui se
déroulent en lui et autour de lui, et qui sont autant de
miracles sans que, généralement, il n'y prête la moindre
attention !
* * *
Une fois incarné, à moins qu'il n'ait la rare chance de naître
dans une famille illuminée spirituellement, l'être humain ne
peut éviter que son intérêt ne soit dirigé exclusivement vers
l'extérieur, en vue de trouver le nécessaire à la survie de son
corps ; à aucun moment, il n'essaie de savoir pourquoi il est
si mystérieusement vivant ni de saisir la raison d'être de cette
gigantesque et étonnante création cosmique. Aussi, quand
survient 1' heure fatidique de son départ de ce monde, il le
quitte sans avoir fait quoi que ce soit pour se connaître réelle-
ment, c'est-à-dire sans avoir découvert ce qui aurait dû être
le plus essentiel pour lui : la Source Insondable d'où il a surgi,
qui n'a aucun rapport avec le tangible et, par conséquent,
n'est pas concernée par la mort.
Tant que le centre de gravité de 1'homme se situe en dehors
de lui, il ne peut qu'être entraîné aveuglément vers tout ce qui
sollicite et retient son attention extérieurement ; et, comme il
ne cherche rien en lui de plus élevé à qui obéir pour être
éclairé et guidé spirituellement, il se perd dans ce qu'il croit
susceptible de lui apporter le bonheur qui lui manque, auquel il
aspire si douloureusement, mais qui, étant par nature précaire
et impermanent, le laisse toujours insatisfait et frustré.
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 89

Il faut que le chercheur comprenne qu'il a un devoir sacré


envers son Créateur, celui de Le découvrir - grâce à ses
différentes pratiques spirituelles auxquelles il doit s'appliquer
avec sérieux - et de Le reconnaître comme étant 1'Aspect
Sanctifié de sa propre nature, à qui il lui faut ensuite apprendre
à obéir avec confiance et humilité. Il doit réaliser que, plus il
se plie à la volonté de cet Aspect de son être ainsi qu'aux lois
universelles qui gouvernent la Création, plus il s'approche de
la Grande Libération.
Mais, pour qu'un tel accomplissement soit possible, il faut
que son centre de gravité soit en lui-même et non plus à
l'extérieur. Des potentialités et des talents extraordinaires
qu'il ne soupçonnait pas posséder se révéleront alors en lui, à
son étonnement. Il deviendra même créatif dans le vrai sens
du mot.
Inversement, plus il cède à ses pulsions ordinaires et à ses
désirs irrationnels, plus son centre de gravité se trouve en
dehors de lui et, par conséquent, plus il s'enchaîne au monde
tangible qui le fascine tant, mais qui, en raison de son imper-
fection, le rend pauvre et limité.
À ce propos, il est intéressant de noter que ce qui a fait de
Beethoven un grand compositeur, c'est que, précisément,
comme on peut le percevoir dans les quelques portraits de lui
peints de son vivant, son centre de gravité se trouvait bien en
lui et non à l'extérieur, sans oublier non plus le fait qu'il a,
dans toutes ses œuvres musicales, scrupuleusement respecté
les lois qui régissent 1'harmonie.
Il existe également une étonnante photo du génie qu'était
César Franck. Le visage et le regard très frappants de ce
compositeur montrent bien que, lui aussi, avait son centre
de gravité situé en lui ; et, comme Beethoven, il a écrit sa
musique, qui est si noble et pleine d'amour, en parfaite
conformité avec les règles rigoureuses de 1'harmonie. (Il faut
90 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

d'ailleurs ajouter qu'en raison de son extrême bonté, il était


surnommé « le Séraphique. »)
On peut ainsi voir que, plus un homme arrive à établir son
centre de gravité en lui-même, plus il lui devient possible de
s'effacer ; et, plus il s'efface, mieux il peut se soumettre aux
lois qui régentent si mystérieusement le Cosmos ; et, mieux il
se conforme à ces lois, plus ses accomplissements seront
prodigieux et éblouiront le monde.
L'influence grandissante et adverse des machines
Ce qui va être exposé ci-dessous ne doit en aucune manière
être considéré comme une mise en question de la sincérité
des scientifiques dont les recherches ont permis une tout autre
vision de l'Univers et de sa genèse*. Il est toutefois nécessaire
de comprendre que, du fait que leur intérêt n'est pas tourné
vers une quête spirituelle, mais uniquement vers 1'étude de la
matière, leur centre de gravité se trouve, comme dit précédem-
ment, à l'extérieur d'eux-mêmes, et, par conséquent, sans
qu'ils n'en soient conscients, toutes leurs découvertes sont
incomplètes, dans le sens qu'ils ne peuvent les utiliser comme
ils devraient réellement le faire, afin qu'elles soient spiri-
tuellement profitables aux êtres humains et pas seulement

* A ce propos, il faut souligner que les grands sages qui ont transmis leur
connaissance spirituelle dans le texte hindou de la Bhagavad-Gîtâ, vieux de
plusieurs milliers d'années, savaient déjà ce que les scientifiques n'ont découvert
que très récemment (que l'Univers est en constante évolution et que tout est
impermanent) et encore beaucoup plus comme le démontre le passage suivant :
« Ceux qui connaissent le jour de Brahmâ, qui dure mille âges, et sa nuit, qui ne
prend fin qu'après mille âges, ceux-la connaissent le jour et la nuit.
Avec la venue du jour, toutes les manifestations naissent à l'existence hors du
non-manifesté; à la venue de la nuit, tout se dissipe ou se dissout en lui.
Cette multitude d'êtres, inévitablement, entre sans cesse dans le devenir, se
dissout à la venue de la nuit, ô Partha, et naît à l'existence à la venue du jour.
Mais ce non-manifesté n'est pas la Divinité Originelle de l'être; il y a un autre
état de son existence, un non-manifesté supra-cosmique par delà cette non-
manifestation cosmique, qui n'est pas contraint de périr quand périssent toutes
ces existences. >> (VIII 17-20)
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 91

matériellement utiles. Tout au contraire, les fruits de leurs


travaux tombent souvent entre les mains de personnes qui en
font malheureusement mauvais usage - comme le démontre
la fission nucléaire, qui a abouti à la prolifération du péril
atomique.
Un autre exemple frappant concerne le développement,
tout à fait extraordinaire, des machines, qui sont des applica-
tions directes des progrès scientifiques et qui étaient supposées
être au service de l'homme ; or, c'est l'inverse qui s'est produit,
c'est l'homme qui se trouve au service des machines qu'il a
inventées!
Chaque nouvelle machine que l'on élabore est plus perfor-
mante et, par conséquent, plus complexe, captivant l'esprit
de ceux qui la conçoivent, de sorte que leur centre de gravité
se trouve plus que jamais à l'extérieur d'eux-mêmes. L'être
humain est tellement fier de ses inventions, auxquelles il
s'identifie si dramatiquement, que l'on peut, peut-être sans
exagération, dire qu'il finit par leur ressembler à beaucoup
de points de vue. Effectivement, il agit dans la vie comme
une machine, marche, pense et parle machinalement, et
même, si l'on ose dire, mange aveuglément, comme une
machine à qui l'on fournit la forme d'énergie dont elle a
besoin pour son fonctionnement.
Les machines ont certainement leur utilité dans 1'existence,
mais, comme ils sont coupés de leur Essence Divine, leurs
concepteurs deviennent, sans en avoir conscience, esclaves
de leurs propres inventions, pour lesquelles ils éprouvent
tant de fascination ! Si 1'être humain était relié à l'Aspect
Supérieur de sa nature, ses réalisations techniques pourraient
être utilisées tout autrement que ce qu'il en a fait jusqu'à
présent, c'est-à-dire d'une manière qui apporterait un réel
bénéfice à l'humanité, au lieu de l'assujettir et de convertir
des hommes et des femmes en robots.
92 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Il est extrêmement important pour tout aspirant sérieux de


prendre conscience du problème dramatique que constitue,
pour quasiment la majorité des personnes habitant cette
planète, l'influence sur leur psyché, adverse du point de vue
spirituel, de pratiquement toutes les découvertes scientifiques
récentes - précisément parce que celles-ci sont tout à fait
remarquables.
En effet, en raison du prestige immense que les scientifiques
en retirent, ils s'arrogent le droit d'affirmer que toute cette
extraordinaire Création Cosmique ainsi que 1'étonnante
manifestation de la Vie ne sont que le produit du hasard*
- ce qui a pour conséquence de modeler la pensée des gens,
de sorte à engendrer en eux un grave obstacle psychique les
empêchant de se poser des questions essentielles sur le sens
de leur existence ainsi que de pouvoir réaliser à quel point
celle-ci est futile, sans autre but, dans leur ignorance de la
Lumière Sainte qu'ils recèlent en eux, que ceux qu'ils se
donnent extérieurement.
En fait, sans le réaliser, l'homme a, dans sa tragique igno-
rance, tué Dieu, et, ce faisant, il s'est tué lui-même aussi !
Au lieu de prendre les perceptions de ses organes sensoriels
- qui, sans qu'il ne s'en rende compte ordinairement, sont
extrêmement limités - comme la seule réalité existante, le
chercheur doit s'efforcer, au moyen de pratiques spirituelles
sérieuses, de découvrir une tout autre Réalité, au delà du
tangible. Ainsi, il pourra devenir un point de rencontre entre
deux mondes, entre celui d'en haut, qui est au delà du temps
et de l'espace, et celui d'en bas, le monde matériel, autrement
dit, entre l'Infini et l'existence manifestée ; de cette façon, il
lui sera possible d'être un canal entre l'Absolu et Sa création,
afin que le créé puisse devenir conscient de la Source Sainte

* Un astrophysicien anglais très connu s'est même permis de déclarer : " Dieu
n'existe pas, c'est l'homme qui est Dieu !" :
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 93

d'où il a émergé et, ainsi, essayer de répondre à ce qu'Elle


attend de lui. Or, pour qu'un tel accomplissement spirituel,
tellement hors du commun, soit possible, il faut que le centre
de gravité de l'aspirant ne se trouve plus à l'extérieur, dans le
domaine matériel et grossier, mais en lui.
Deux erreurs importantes à éviter
Afin qu'il n'y ait aucune incompréhension dans l'esprit
du chercheur sur un sujet d'une importance capitale pour ce
qu'il s'efforce d'atteindre spirituellement, il est nécessaire de
préciser que, contrairement à ce qu'il pourrait être tenté de
croire, le fait d'avoir son centre de gravité situé entièrement
en lui, et non plus à l'extérieur, n'implique nullement de
devenir égocentrique ; c'est tout à fait l'inverse qui se produit.
Il lui faut comprendre que, lorsque son centre de gravité se
trouve en dehors de lui-même, la pression du monde existen-
tiel est trop forte pour qu'il lui soit possible de se relier à
l'Aspect Supérieur de son être qui seul peut le protéger et lui
donner la force de ne pas céder aux diktats de son moi profane
qui ne veut que s'affirmer et tout ramener à lui. Tant qu'il
n'est pas guidé par cet Aspect Élevé de sa nature, il ne peut
s'empêcher d'obéir à 1' aspect inférieur de son être en vue de
satisfaire ses désirs irraisonnables, à la fois à son détriment
ainsi qu'à celui d'autrui.
La deuxième erreur qu'il pourrait commettre serait
d'imaginer que, si son centre de gravité se situe uniquement
en lui, il ne pourra plus agir dans la vie, à la fois pour obtenir
les moyens nécessaires à sa subsistance et pour remplir son
devoir envers sa famille et envers les autres. Il lui est difficile
de réaliser au commencement que c'est précisément quand son
centre de gravité est bien établi en lui qu'il peut considérer
1' existence manifestée avec le recul indispensable non
seulement pour pouvoir devenir conscient de la souffrance de
ses semblables et se conduire envers eux avec compassion
94 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

(afin de ne pas causer de mal à qui que ce soit), mais aussi,


du fait qu'il ne sera plus identifié avec l'agitation du monde
extérieur ni perdu dans ses actions comme par le passé, pour
être capable de se comporter avec beaucoup plus de sagesse,
et même d'accomplir des choses qu'il n'aurait jamais pensé
pouvoir faire auparavant !
S'il est assez avisé, l'aspirant ne manquera pas de découvrir
que, quand son centre de gravité est bien ancré en lui, il est,
par là même, dans la paix du présent, connecté à quelque
chose de plus élevé en lui qui lui permet, à tout moment, de
regarder la vie de manière neuve et, par conséquent, d'agir
avec discernement. Et, dès que son centre de gravité se
retrouve à l'extérieur, les soucis recommencent à le harceler
et toutes ses actions ne peuvent qu'inévitablement être
influencées par ses expériences du passé, et il n'est dès lors
plus en mesure de percevoir la réalité de chaque instant de
façon nouvelle.
De surcroît, ce n'est que lorsque son centre de gravité cesse
d'être à l'extérieur de lui que le chercheur peut parvenir à
connaître ce qui est le plus vital pour son but spirituel :
l'équanimité. Il lui faut comprendre l'importance pour lui de
demeurer équanime quelle que soit la situation dans laquelle
il se trouve, car, que celle-ci soit pénible ou agréable, adverse
ou favorable, hostile ou propice, etc., elle ne peut durer. S'il
souhaite que sa pratique spirituelle ne souffre pas, il doit,
en se rappelant la loi de l' impermanence, apprendre à rester
égal et non affecté en toutes circonstances ; peut-être ne
l'appréhende-t-il pas, mais il s'agit là d'un apprentissage
essentiel, nécessaire à son émancipation. Toutefois, il faut ré-
insister sur le fait qu'un tel objectif n'est envisageable que si
son centre de gravité est situé en lui et non plus à l'extérieur.
Par ailleurs, quand son centre de gravité est bien établi en
lui-même, l'aspirant peut constater qu'il se produit en lui le
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 95

début d'une expansion de sa conscience, grâce à laquelle il


lui devient possible de regarder la vie et tout ce qui 1'entoure
d'une manière neuve et, par là même, beaucoup plus vivante ;
tandis que, lorsque son centre de gravité se retrouve à nouveau
à l'extérieur, il est fatalement identifié avec le monde du
dehors, qui lui paraît si étrangement menaçant et hostile qu'il
s'enferme dans ses soucis, ses problèmes et ses craintes, et,
aussitôt, sa conscience se rétrécit à son insu.
* * *
Il est important pour le chercheur de réaliser que tout ce
qui a été dit au sujet du centre de gravité ainsi que d'autres
conseils spirituels qui seront exposés par après ne doivent, en
aucune façon, être simplement acceptés intellectuellement, de
façon passive, sans qu'il ne les ait lui-même expérimentés et
compris, en conséquence de ses propres pratiques spirituelles.
Il lui faut, suite à tous les efforts qu'il fournit pour rester
présent et concentré pendant la durée de sa méditation ainsi
que lorsqu'il essaie de demeurer conscient de lui-même au
cours de ses différentes activités de la journée, en venir à
constater que, chaque fois qu'il se perd dans ce terrible état
d'absence et de rêvasserie intérieure qui lui est coutumier, il
se trouve, d'une manière très particulière, en dehors de lui-
même, et, ainsi, son centre de gravité est à l'extérieur, dans
ce qui a attiré et retenu son attention ; et, lorsqu'une soudaine
reprise de conscience s'opère en lui, celle-ci se caractérise
par un mouvement de retour vers lui-même - un mouvement
intérieur si fugace qu'il lui est impossible de le percevoir au
commencement de ce travail sur lui-même.
Il découvrira un jour, suite à ces continuelles pertes et
retrouvailles de lui-même, que cet énigmatique mouvement
intérieur est, en toute vérité, le retour à l'Infini en lui, le retour
de « l'enfant prodigue » vers la Source Sanctifiée d'où il a
originellement émergé
96 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Il s'avère nécessaire de rappeler à nouveau à l'aspirant


qu'il ne lui faut en aucune manière se contenter d'avoir
simplement lu ce qui vient d'être exposé sans chercher, en
conséquence de ses propres efforts, à le comprendre et à le
vivre par expérience personnelle ; sinon, tout ce qui lui a été
dit sur un sujet tellement hors du commun sera machinalement
emmagasiné dans son intellect, puis, en peu de temps, oublié.
L'histoire indienne qui suit montre bien l'inutilité pour un
chercheur de se satisfaire d'amasser de façon intellectuelle
beaucoup de savoir sur le But auquel il aspire en croyant que
cela suffira pour faire de lui un illuminé. Sans qu'il ne le
réalise, toute la connaissance qu'il a accumulée dans son
esprit et qui lui est seulement venue de l'extérieur, sans qu'il
ne l'ait gagnée par ses propres efforts, ne lui est d'aucune
utilité.
Histoire indienne de la pépite d'or :
Il était une fois un homme qui possédait une très
grosse pépite d'or à laquelle il tenait par-dessus tout. Il
1'avait enterrée en un lieu éloigné de toute habitation
et, chaque matin, très tôt, il se rendait à l'endroit où il
l'avait cachée, scrutant de tous côtés pour être certain
que personne ne le voyait. Une fois rassuré, il déterrait
son précieux bloc d'or qu'il regardait avec amour et
admiration avant de l'enfouir à nouveau dans le sol.
Comme il revenait tous les jours à cette même place
et que, tout en marchant, il ne cessait de regarder à
droite et à gauche avec suspicion, son manège finit par
attirer l'attention d'un brigand qui, intrigué par son
étrange comportement, le suivit en se dissimulant der-
rière des buissons. Ille vit s'arrêter brusquement, jeter
un dernier coup d'œil inquiet aux alentours avant de
déterrer quelque chose qu'il posa devant lui et contempla
pendant un long moment avec vénération. Puis, ille vit
enterrer à nouveau l'objet mystérieux, avec le même
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 97

luxe de précautions pour s'assurer qu'il n'était pas vu.


Dès que l'homme s'éloigna, il ne fallut pas longtemps
au malfaiteur pour trouver l'objet de l'adoration de son
propriétaire, avec les conséquences que l'on devine!
Lorsque, le matin suivant, l'homme arriva devant sa
cachette, il constata avec effroi que la terre avait été
remuée par quelqu'un d'autre et comprit tout de suite
qu'il avait été dépouillé de son cher trésor. Bouleversé,
il hurla et pleura longuement avec un tel déchirement
qu'il finit par ameuter tout le voisinage à qui il fit part
de son malheur. Parmi la foule se tenait un vénérable
yogi qui lui demanda : « Pourrais-tu trouver par ici
une pierre qui soit de la même taille que ton morceau
d'or ? » L'homme chercha autour de lui et répondit :
« Celle-là, elle est à peu près aussi grosse. » « Très bien,
reprit le sage, maintenant, creuse la terre, enfouis-la et,
comme tu le faisais auparavant, viens tous les matins
la contempler avec la même vénération que tu montrais
pour ta pépite d'or qui restait inutilisée et inutile pour
toi. Quant afJ. voleur, lui au moins, il profitera de cette
richesse. »
L'or de cette histoire symbolise un enseignement spirituel.
Si un aspirant accumule tout un savoir intellectuel sur le But,
sans fournir les efforts requis pour le mettre en pratique, il ne
diffère pas de cet ignorant qui se contente de simplement
regarder son trésor sans rien en faire d'utile pour lui.
Aussi, ne peut-on suffisamment insister sur le fait que,
comme il vient d'être dit, le chercheur ne doit pas se satisfaire
de croire passivement ce qui lui a été expliqué à propos de
réalités qui concernent le but le plus précieux qui soit dans
l'existence :le Grand Éveil. Il lui faut arriver, comme résultat
de son propre travail spirituel, à connaître la véridicité de ce
qui a été exposé - qui ne doit pas demeurer pour lui une
simple croyance, ce qui ne lui servirait à rien !
98 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Lorsque son centre de gravité sera bien établi en lui, et s'il


est réellement parvenu à expérimenter par lui-même tout ce
qui vient d'être expliqué ci-dessus, l'aspirant aura trouvé en
lui l'Autorité Sanctifiée à laquelle il lui faudra par la suite
apprendre à se soumettre - se soumettre inconditionnel-
lement, sans rien désirer qui ne lui soit accordé par la Grâce.
Cette obéissance implique inévitablement qu'il devienne
impitoyable envers lui-même et qu'il ne cède plus, comme
par le passé, à tout ce que son moi profane veut et ne veut
pas, avec son impulsivité autodestructrice coutumière. La
transformation qui s'ensuivra, à la fois en lui ainsi que dans
sa manière d'être dans la vie, touchera mystérieusement ses
semblables, faisant naître en eux le souhait de suivre son
exemple.
* * *
Par ailleurs, il faut avertir le chercheur qu'en aucune
circonstance, il ne doit être tenté d'utiliser ses pratiques
spirituelles simplement pour « se sentir mieux dans sa peau »
ou pour favoriser son succès professionnel, ou encore pour
obtenir la considération des autres. Ce serait un sacrilège,
car, sans que peut-être il ne le réalise, il serait en train d'agir
depuis son moi profane, avec son centre de gravité situé en
dehors de lui, cherchant, pour son gain personnel, à faire
descendre dans le monde grossier des sens ce qui relève du
domaine du Sacré.
C'est, en fait, tout le contraire qu'il lui faut faire ; il doit
utiliser le travail qu'illui faut effectuer extérieurement en
tant que pratique spirituelle. Il doit s'efforcer d'accomplir de
son mieux, et avec toute sa sincérité, les différentes tâches
qui lui incombent dans la vie, afin que ses agissements dans
le monde extérieur soient compatibles avec la Lumière Sainte
qu'il désire rejoindre en lui-même.
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 99

L'importance du sentiment dévotionnel


Il faut qu'il garde constamment en lui un respect dévotion-
net, ce qui l'aidera à se relier à l'Aspect Sanctifié de son être
à qui il doit apprendre, comme dit précédemment, à obéir ;
de cette manière, il trouvera la force de ne plus céder sans
réfléchir aux diktats de son moi inférieur, comme ille faisait
par le passé.
Faute de porter en lui un état dévotionnel, quelque chose
lui manquera toujours pour l'aider à rester concentré tout
le temps qu'il consacre à sa méditation ainsi que pour le
soutenir dans les turbulences de l'existence phénoménale,
lorsqu'il tente de demeurer présent à lui-même au cours
même de ses activités journalières.
En outre, ce sentiment dévotionnel qu'il lui faut continuel-
lement maintenir en lui contribuera à ce que son centre de
gravité s'établisse en lui. Il verra, suite à de nombreuses
expériences amères, qu'aussitôt qu'illâche ce support spirituel,
son centre de gravité se retrouve à l'extérieur, et, par là même,
il perd la force qui lui est nécessaire pour ne pas redevenir la
proie des pulsions intempestives de son moi coutumier - qui
ne cherche qu'à s'affirmer dans la vie pour avoir le sentiment
d'exister et qu'à satisfaire ses désirs dont la plupart sont sans
valeur et constituent des handicaps sur le chemin de l'aspirant.
L'homme de ce monde, dont l'intérêt se porte exclusivement
en dehors de lui, est, sans qu'il ne le soupçonne jamais, un
être incomplet. Il erre tristement dans l'existence comme un
somnambule ou, peut-être serait-il plus exact de dire, comme
un mort vivant, à la recherche d'il ne sait quoi pour lui apporter
le bonheur qui lui manque. Et, même s'il lui arrive par
moments d'obtenir une satisfaction qui lui procure un peu de
joie, en raison du mouvement incessant du temps, celle-ci ne
peut durer ; il met alors tout en œuvre pour retrouver cet
100 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

instant de plaisir, sans comprendre qu'aucun contentement


durable ne peut exister à l'extérieur de lui. Tant que son
centre de gravité est situé en dehors de lui, il ne peut que
demeurer un être inachevé et, par conséquent, limité,
cherchant en vain dans le monde éphémère quelque chose
qui puisse le compléter et le rendre heureux. Et, comme il n'a
pas de but spirituel pour donner un sens à sa vie, inconsciem-
ment, il obéit à tout ce qui sollicite et retient son attention de
l'extérieur, espérant toujours trouver ce qui lui fait défaut,
mais qui, en raison de la loi de 1' impermanence, ne cesse de
le fuir.
L'être humain semble oublier ou ne pas suffisamment
comprendre les paroles tellement pleines de signification que
le Christ a adressées à Ponce Pilate : « Mon Royaume n'est
pas de ce monde», ou encore, à ses disciples : «Le Royaume
des Cieux est dedans».
Cela rejoint la déclaration du Bouddha qui reste ordinaire-
ment si incomprise :
"Il existe, ô disciples, un non-né, non-produit, non-
créé, non-formé. S'il n'y avait pas, ô disciples, ce non-
né, non-produit, non-créé, non-formé, il n'y aurait pas
d'issue pour le né, le produit, le créé, le formé. Mais,
puisque, ô disciples, il existe un non-né, non-produit,
non-créé, non-formé, à cause de cela, il y a une issue
pour le né, le produit, le créé, le formé." (Udhâna, Vlll)
En d'autres termes, le chercheur doit tenter de dépasser sa
dépendance envers le tangible et 1'éphémère pour atteindre le
« non-né, non-produit, non-créé, non-formé », autrement dit,
le Nirvâna, qui est en réalité sa Patrie Céleste ou, comme le
Christ l'a appelé,« le Royaume des Cieux».

* * *
Du fait que les gens passent à leur insu leur existence dans
un état de constant sommeil diurne, ils ne savent pas qu'ils
CENTRE DE GRAVITÉ ET OBÉISSANCE 101

ne font que rêver leur vie et les événements qui leur arrivent.
Ils ne comprennent pas de quoi ils doivent s'éveiller pour
pouvoir vivre consciemment dans le présent.
Afin que l'être humain puisse être en contact avec quel-
que chose de plus élevé en lui, il faut d'abord qu'il s'éveille
au moins un peu pour pouvoir constater que, tel qu'il est
habituellement, il est pareil à une marionnette sans vie, mani-
pulée de 1'extérieur par des fils invisibles qui le font tourner
à droite, à gauche, marcher, parler, se coucher, etc., le tout
passivement, sans aucun choix de sa part. En fait, sans jamais
le réaliser, il ne fait que réagir dans l'existence ; toutes ses
actions sont soutirées de lui soit par nécessité, soit par les
désirs irraisonnés de son moi ordinaire.
L'aspirant peut ainsi comprendre 1' importance capitale
pour lui d'établir son centre de gravité en lui, s'il espère
parvenir de son vivant à découvrir son Être Princier à qui il
devra se soumettre et apprendre à obéir pour être guidé dans
ce monde obscur où ne règnent que l'ignorance et l'incerti-
tude du lendemain, et ainsi arriver, après qu'il ait quitté son
corps, à retrouver l'État Sanctifié qu'il aura été privilégié de
connaître durant sa méditation, et à y demeurer. Il aura alors
remporté la plus grande de toutes les victoires, la victoire sur
lui-même qui, en toute vérité, se révèle être aussi la victoire
sur la mort!
D qu'un
ès qu'on découvre qu'une autre vie est possible,
autre état d'être est possible et qu'on tend
dans cette direction, on voit qu'on n'est pas libre, on
rencontre des obstacles ....
Quiconque a tenté la méditation a rencontré comme
obstacle le cours incessant des associations d'idées,
si difficiles à contrôler.
Quiconque cherche l'unité en lui découvre
immédiatement des forces de dispersion, de
contradiction intérieure.
Quiconque veut aller, non plus seulement vers l'unité
intérieure, mais vers l'unité totale, l'union avec tout
ce qui est, rencontre en lui les forces de distinction,
de séparation, qui le maintiennent dans son ego,
dans sa particularité, qui le privent de l'accès à
l'Universel, à la Totalité.
Dudjom Rimpoche
CHAPITRE4

LA PASSIVITÉ INTÉRIEURE

(qui, du fait de son extrême subtilité,


est d'autant plus méconnue et dangereuse
que la passivité extérieure visible)

Tel qu'il est habituellement, 1'être humain ne voit pas à


quel point il est passif intérieurement ; et, tant que ce qu'il
dit et fait dans la vie est effectué dans cet état de passivité
intérieure, sans qu'il ne le réalise, ses actes et ses paroles ne
peuvent qu'être animés par 1' intérêt personnel du moment de
son moi ordinaire et, fatalement, rester pauvres et insatisfai-
sants. En d'autres termes, s'il n'est pas activement présent à
lui-même intérieurement, tout ce qu'il dit et fait extérieurement
ne peut avoir aucune valeur ni pour lui, ni pour les autres.
Ce qui vient d'être dit doit être pris au sérieux par un
aspirant. En effet, il lui est difficile de constater au commen-
cement de ce travail sur lui-même à quel point ses pratiques
spirituelles peuvent, à son insu, devenir peu à peu routinières ;
sans s'en apercevoir, il risque de retomber dans son état
habituel de passivité intérieure quasiment tout le temps au
cours duquel il essaie d'exécuter un exercice spirituel ou
de méditer - ce qui explique la raison pour laquelle, à
part lui procurer peut-être un peu de bien être fugitif, le
travail spirituel qu'il croit accomplir reste le plus souvent
infructueux.
104 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Par leur constante répétition, les activités quotidiennes


auxquelles 1'homme se livre deviennent, au fil du temps,
banales pour lui jusqu'à ce qu'il finisse par les effectuer
passivement- et souvent même sans s'y intéresser. Or, sans
en avoir conscience, le chercheur peut emmener avec lui
cette même attitude de passivité intérieure dans ses pratiques
spirituelles ; 1'habitude étant très dure à changer, il peut ne
pas voir qu'il approche 1'enseignement qui lui est transmis
d'une façon qui n'est pas juste parce que, sans le réaliser, il
s'adonne à la méditation et à ses divers exercices spirituels
avec la même passivité intérieure inconsciente que lorsqu'il
fait ce qui est exigé de lui dans sa vie de tous les jours.
Il doit comprendre qu'il s'agit pour lui de s'éveiller à un
tout autre état d'être, un état d'être qui lui demeure inaccessible
s'il reste passif en lui-même ; il lui faut s'animer consciemment
s'il veut arriver un jour à reconnaître un monde au delà du
temps et de 1'espace, qu'il porte en lui à son insu - un
monde sanctifié et sans forme, où règnent la Lumière et le
Silence de l'Infini.
Ce n'est qu'après avoir franchi ce seuil en lui-même que
ce qu'il dira et fera dans la vie pourra avoir de la valeur, à la
fois pour lui et pour les autres.
En outre, ce qu'il aura reconnu comme un état d'être
supérieur en lui (n'ayant aucun rapport avec le monde des
sens qui lui est familier) lui permettra d'appréhender en quoi
réside réellement 1'évolution de 1'être humain. Cette évolution
ne se situe pas seulement sur le plan physique (comme celle
que Darwin a découverte et que 1'humanité dans son ensemble
considère comme la seule possible*), mais sur le plan de la
conscience ; il s'agit d'un changement intérieur radical par
lequel le chercheur s'ouvre à un tout autre état de conscience,

* et qui, d'ailleurs, est un processus que les scientifiques ne font que décrire sans
en appréhender la cause énigmatique qui se situe au delà du tangible.
LA PASSIVITÉ INTÉRIEURE 105

une conscience des plus immaculées qui demeure inconnue à


1'homme de la rue.
C'est seulement après avoir eu le privilège de connaître
cette étendue de Conscience Lumineuse en soi-même qu'il
devient possible de parler d'illumination dans le vrai sens du
terme et de commencer à appréhender en quoi consiste la
libération, c'est-à-dire à comprendre de quoi on doit se libérer,
et ce que pourrait être le salut, le Nirvâna, autrement dit, le But
Suprême.
Ce que l'homme de ce monde ne voit généralement pas,
c'est que tout ce qu'il a fait et va faire durant le temps qui lui
est accordé de vivre est, en dépit de tout ce qu'il peut croire,
accompli avec cette incompréhensible passivité intérieure
pesante. Ses activités, ses inventions et sa technologie ne sont
que soutirées de lui, par nécessité. En réalité, il n'y a en lui
que réaction, aussi bien intérieurement qu'extérieurement.
Sans jamais le réaliser, l'homme lui-même n'est jamais
intérieurement derrière ce qu'il dit et fait. Il n'y a pas «Êtreté»
en lui pendant qu'il parle ou agit extérieurement.
La plupart des êtres humains demeurent passifs en eux-
mêmes, attendant que quelque chose - ils ne savent même pas
quoi - se produise en leur faveur. Et beaucoup d'aspirants
engagés dans une voie spirituelle ne voient apparemment pas
qu'une fois l'enthousiasme du départ fané, ils en viennent
petit à petit, et sans en avoir conscience, à effectuer leurs
pratiques de façon routinière, dans ce même dramatique état
de passivité intérieure.
Si un chercheur veut se donner la peine de réfléchir avec
détachement, il ne peut manquer de constater que tout ce qu' il
a appris (et continue d'apprendre) à faire dans la vie devient
en peu de temps automatique, et qu'il peut même exécuter
machinalement un travail quelconque en étant engagé dans
une conversation avec quelqu'un ou en pensant à autre chose.
106 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Cette tendance à 1' automatisme constitue un risque sérieux


pour ses pratiques ; aussi, s'il veut être réellement sincère
avec lui-même, il lui faut comprendre qu'il devra peut-être
lutter tout au long de sa vie pour ne pas se laisser subrepti-
cement gagner par cet état de passivité intérieure quand il se
consacre à la méditation ou à un exercice spirituel. Et, pour
cela, il lui faut apprendre à être intensément présent à lui-
même (ce que le bouddhisme appelle « to be mindful ») dans
tout ce qu'il fait extérieurement.
S'il arrive à être réellement - c'est-à-dire activement -
concentré, et pendant suffisamment longtemps, il peut lui
arriver de toucher un état d'étonnant éveil intérieur accompagné
d'une paix et d'un silence éclatants. Mais, en raison de la force
de l'habitude en lui, cet état ne pourra, au commencement,
que durer peu de temps avant qu'il ne retombe dans la
condition de passivité intérieure qui lui est coutumière.
Toutefois, le fait d'avoir connu un autre état d'être en lui-
même et de pouvoir constater la différence avec son état
habituel représente un miracle et le début d'une véritable
réalisation.
Chaque fois qu'il remarque qu'il a à nouveau sombré à
son insu dans son état ordinaire de passivité intérieure, il a
la possibilité de mieux appréhender le travail spirituel qui
lui incombe pour le reste de son existence - ce qui doit
1'encourager, en dépit des difficultés qu'il continuera
d'éprouver avant que cette nouvelle manière d'être, c'est-à-
dire d'être activement présent à lui-même, ne devienne
permanente en lui. Et, pour parvenir à un but aussi élevé, il
doit continuellement se rappeler d'utiliser la sensation
corporelle globale qui constitue un précieux support.
Si un aspirant s'étudie avec sérieux pour voir comment
il est habituellement en lui-même, il ne peut manquer de
constater à quel point il est victime des pensées futiles qui ne
cessent de s'élever dans son esprit et de se succéder de façon
LA PASSIVITÉ INTÉRIEURE 107

désordonnée, sans jamais aboutir nulle part. Il découvrira que


le terrain où il est possible à ce cortège de pensées brouillonnes
de se manifester est précisément cette condition de passivité
intérieure, qui lui échappe généralement, en raison de son
extrême subtilité. Il faut qu'il réalise que, dans cet état, il n'a
aucun contrôle sur lui-même ni sur ce qui lui arrive. Il verra
que, le plus souvent, il accepte aveuglément ce que ses
pensées confuses lui proposent de faire ou de dire, avec,
pour conséquences, des déceptions, des ennuis et parfois
même des drames, aussi bien pour lui que pour les autres.
L'histoire indienne suivante illustre la puissance que peut
avoir la pensée et montre de quelle façon 1' être humain, tel
qu'il est ordinairement, vit dans un univers mental sur lequel
il n'a aucun contrôle et où tout peut lui arriver:
Histoire indienne de l'arbre à souhaits:
« Un jour qu'il marchait dans une plaine sous une
chaleur écrasante, un pauvre homme aperçut non loin
de lui un grand arbre, exceptionnellement imposant,
qui se dressait, solitaire, sur une petite colline. Il dirigea
ses pas vers cet abri providentiel. Or, il ne savait pas
qu'il s'agissait d'un arbre doté d'un pouvoir magique:
un arbre à souhaits !
Épuisé, il s'assit sous la voûte de feuillage pour se
reposer. « Ah, se dit-il, comme j'aimerais boire un peu
d'eau fraîche!» À peine avait-il pensé cela qu'un grand
verre d'eau apparut sur le sol devant lui. Il s'en saisit
et but avidement.
« On est vraiment bien ici, se dit-il, cette petite colline
offre une très jolie vue ; comme ce serait agréable
d'avoir une petite maison sous cet arbre majestueux!»
Aussitôt, une charmante maisonnette surgit de terre.
Tout heureux, il s'installa sous le porche et pensa: «J'ai
faim, si seulement j'avais un serviteur qui m'apporte
quelque chose à manger, je serais comblé. » À peine
108 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

avait-il formulé ce souhait qu'un domestique sortit de


la maison pour lui servir un plantureux repas qu'il
savoura avec grand plaisir. Tout en mangeant, il se dit :
« Pour que mon bonheur soit parfait, il ne me manque
plus qu'une douce et jolie femme ». Et, sur le champ, il
entendit dans la maison une voix ravissante qui lui
chantait une chanson d'amour.
Il se détendit, tout heureux, quand, soudain, une
pensée inquiétante lui traversa l'esprit:« Comme c'est
étrange, dès que je songe à quelque chose, cela se
matérialise! Et si c'était l'œuvre d'un mauvais génie?
Il doit être caché derrière l'arbre à me guetter; je suis
sûr qu'il va se jeter sur moi et me dévorer d'un seul
coup!»
Et, effectivement, un mauvais génie surgit brusque-
ment de derrière l'arbre, bondit sur lui et le dévora d'un
seul coup ! »
Ainsi, un chercheur qui a commencé à pratiquer la
méditation ne peut manquer de constater la difficulté qu'il
éprouve pour rester concentré : à chaque instant, il est
englouti par une pensée ou par une autre qui, comme dans
l'histoire ci-dessus, se révèle être un « mauvais génie ». En
raison de cette tendance à la passivité intérieure qui
caractérise 1'être humain, il ne peut que demeurer à la merci
de toutes sortes d'imaginations, souvent même négatives, qui
l'empêchent de saisir la réalité de 1'instant et de vivre dans le
présent.
Il lui faut dès lors utiliser tous les moyens dont il peut
disposer pour ne plus se laisser sombrer dans ce triste état de
passivité intérieure qui lui barre la route de son émancipation.
CHAPITRE 5

LE PROBLÈME DES PENSÉES TENACES


QUI HARCÈLENT L'ASPIRANT

Il est indispensable pour un chercheur engagé dans une


voie spirituelle de se demander, avec toute sa sincérité, quel
est son sentiment lorsqu'il (ou elle) cesse de méditer ou
d'effectuer l'un des divers exercices de concentration qu'il lui
faut faire dans le courant même de ses activités extérieures et
qui, il faut 1' admettre, sont très difficiles à soutenir lorsqu'il
est en mouvement.
Il doit être honnête envers lui-même et voir s'il se sent
soulagé de ne plus avoir à se concentrer ; si tel est le cas, il
doit alors se rendre compte qu'il n'a pas encore compris
qu'au moins quelque chose de l'état qu'il touche dans sa
méditation doit finir par rester en lui quand il retourne à ses
activités de la vie courante, et cela ne peut se produire sans
une participation consciente de sa part !
Il lui faut réaliser que l'espace intérieur de son être ne
peut demeurer inoccupé ; or, si quelque chose de plus fin et
de plus élevé ne le remplit pas, ce sera alors tout ce qui est
ordinaire, sans valeur ou même grossier qui, à 1' insu de
1' aspirant, 1' occupera immédiatement, troublant et obscur-
cissant son esprit à son détriment.
110 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Par ailleurs, il doit comprendre que, lorsqu'il cesse de


méditer ou d'exécuter un exercice spirituel alors qu'il est
plongé dans l'agitation même de la vie existentielle, s'il y a
en lui la plus petite trace de contentement de se retrouver tel
qu'il est habituellement pour pouvoir revenir à quelque chose
qu'il aime faire, alors cela signifie qu'il est, sans peut-être en
avoir conscience, divisé en lui-même et qu'il a abordé ses
pratiques spirituelles avec tiédeur, comme une routine, ou
même à contrecœur !
L'histoire indienne suivante illustre la nécessité pour le
chercheur d'apprendre, lorsqu'il s'agit d'une voie spirituelle,
à devenir un « être extrême » :
Histoire indienne du singe, du martin-pêcheur et du
lapin:
Un jour, un singe, un martin-pêcheur et un lapin se
rencontrèrent près du temple où siégeait le puissant
Dieu Rama. Après avoir échangé quelques mots, le
singe proposa aux autres : « Et si nous revenions demain
à l'aube pour faire une offrande au Dieu ? » « Oh oui !
s'exclamèrent les autres, retrouvons-nous ici demain
matin, avec une offrande pour Rama. » Et chacun
partit de son côté, en quête d'un présent digne de cette
Grande Divinité.
Le singe partit dans la forêt pour y cueillir les plus
beaux fruits qu'il put trouver et qu'il disposa joliment
dans une corbeille ornée de fleurs exquises aux couleurs
vives. L'oiseau se rendit au bord d'un étang qu'il savait
poissonneux ; il s'activa fébrilement et, bientôt, il eut
un panier plein de magnifiques poissons brillants. Le
lapin, quant à lui, réfléchit longuement, puis, à l'éton-
nement du singe qui 1'observait avec curiosité depuis
les frondaisons, il se mit à rassembler des brindilles
sèches dont il .fit un gros fagot.
LE PROBLÈME DES PENSÉES TENACES QUI HARCÈLENT... 111

Lorsque les trois amis se rejoignirent au temple le


lendemain matin, le singe et le martin-pêcheur échan-
gèrent un regard moqueur en voyant le lapin qui ployait
sous un énorme tas de bois ; ils se mirent à rire et se
dirent : « Quelle misérable offrande pour un Dieu
qu'un paquet de bois mort!»
Le singe entra le premier dans le temple ; il s'age-
nouilla et déposa devant Rama sa corbeille débordante
de fruits splendides. Le Dieu lui fit un petit sourire, et
le singe, fier, se retira, très content de lui-même. Puis,
le martin-pêcheur s'avança à son tour, s 'inclina en
signe de respect dévotionnel et plaça devant la Divinité
son panier empli de superbes poissons argentés ; il
reçut en retour, comme le singe, un petit sourire. Ravi
et tout à fait satisfait de lui-même, il recula et regarda
avec commisération le lapin qui lui succédait, courbé
sous son fardeau. Celui-ci se prosterna devant Rama,
posa le bois sec à terre, y mit le feu et, sans hésiter, se
jeta dedans, en ultime offrande de lui-même.
Cette histoire saisissante signifie que ce qui est demandé
d'un chercheur n'est pas une simple offrande extérieure,
qui ne ferait que nourrir une image flatteuse de sa personne,
mais le sacrifice de lui-même, en d'autres termes, le don
inconditionnel de soi.
Si l'aspirant souhaite atteindre le but de sa quête, un but
tellement élevé et hors du commun, il lui est demandé de se
donner à ses pratiques spirituelles avec le tout de lui-même et
sans réserve. Il ne peut s'engager dans une entreprise aussi
capitale pour lui en restant partagé intérieurement. S'il veut
vraiment être sincère avec lui-même, il ne peut manquer de
découvrir qu'au fond, il préfère faire autre chose plutôt que
de fournir 1'effort requis pour demeurer concentré lors de ses
divers exercices spirituels.
112 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

En effet, depuis le jour où il a ouvert les yeux au monde


tangible, il est devenu tellement habitué à tout ce qu'il peut
voir, toucher et sentir de façon concrète que, sans qu'il n'en
ait conscience, ce qui ne peut, de par sa nature, que relever
d'un domaine invisible le déroute.
Il faut que le chercheur parvienne à effectuer les efforts
indispensables pour rester concentré, non par la contrainte
(comme on risque de le faire au commencement), mais par
un véritable désir de les faire ; en d'autres termes, il lui faut
arriver à ce que 1'effort de tenir sa concentration devienne un
véritable plaisir - comme c'est le cas chez certains rares
grands peintres et compositeurs de musique. Il doit réaliser
que, dans ce domaine, tout résultat obtenu par la contrainte ne
peut, à la longue, qu'être insatisfaisant ou même frustrant, et
peut, dans certains cas, le perturber au point qu'il ne voudra
peut-être plus méditer.
Si, durant ses séances de méditation, l'aspirant arrive à ce
que sa concentration devienne vraiment soutenue et sans
fluctuation pendant un temps suffisamment long, il se sentira
alors saisi d'une étrange et subtile joie qui inondera son être et
1'éblouira, une joie qui n'est pas de ce monde accompagnée
d'une tranquille félicité, qui 1' aideront et le soutiendront dans
tous ses futurs efforts pour rester concentré, quelle que soit la
pratique spirituelle à laquelle il se consacre.
S'il réussit un jour à dépasser un certain seuil en son être,
un seuil crucial qui lui permettra de rejoindre le Sublime en lui,
il sera, à ce moment privilégié, conscient du « Nada » - ce
son énigmatique audible à l'intérieur des oreilles et de la tête,
et qu'en Inde, on appelle le Son Primordial, le « Aum » - qui
vibrera en lui avec un tel éclat qu'illui semblera être le chant
même de l'Univers ; il se trouvera alors, malgré lui, envahi
par un sentiment d'émerveillement et d'intense révérence !
LE PROBLÈME DES PENSÉES TENACES QUI HARCÈLENT... 113

En s'engageant dans une recherche de cet ordre, 1'aspirant


ne peut réaliser au début qu'il est, en fait, en quête de lui-
même - de sa nature véritable, qu'il va, petit à petit, décou-
vrir et reconnaître comme étant une immense étendue de
Conscience Impersonnelle et Immaculée, libre de tout condi-
tionnement et de toute dépendance extérieure.
Il s'avère toutefois nécessaire de spécifier qu'une telle
réalisation, qui dépasse toutes les merveilles que 1'on
peut contempler avec les yeux et tous les plaisirs des sens
(merveilles et plaisirs qui, par nature, ne peuvent qu'être
passagers et donc que devenir sources de regrets et de
douleur), ne peut, en aucune manière, être le résultat d'une
simple spéculation ou d'une construction mentale, quels que
soient les mots impressionnants utilisés pour l'expliquer. Il
s'agit là d'une connaissance tout à fait hors du commun, qui
relève d'un monde non tangible et qui, par conséquent, ne
peut être que le fruit d'une véritable expérience intérieure
vécue et directe !
Cependant, pour parvenir à connaître une expérience aussi
inhabituelle, qui reste hors d'atteinte ordinairement, il est
indispensable de calmer le mental qui ne cesse de tourbillon-
ner, occupé par une foule de pensées confuses et décousues,
et par d'interminables bavardages intérieurs sans but qui, dans
leur sillage, donnent naissance à des émotions d'ordre le plus
souvent négatif, aveuglant ainsi le chercheur et 1'empêchant
de pouvoir se donner à sa quête de la manière dont il doit
réellement le faire.
Aussi, pour trouver la force de se décoller suffisamment
de lui-même afin d'être capable de regarder le cortège de ses
pensées incohérentes et de ses bavardages intérieurs perturbants
sans s'y identifier ni s'y perdre, il lui est nécessaire de susciter
en lui une conscience de soi particulière, qui doit s'accompa-
gner d'au moins un certain degré d'éveil intérieur.
114 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

En effet, cette conscience de soi si inhabituelle lui permet-


tant de voir ce qui se passe dans son mental doit forcément
lui procurer le sentiment d'être soudainement plus éveillé
intérieurement ; si ce n'est pas le cas, cela signifie qu'il est
resté à son insu dans son état de conscience coutumier, dans
lequel il ne peut être protégé des pensées désordonnées dont
il tente de se détacher.
Il faut insister sur le fait que cette conscience de soi parti-
culière, accompagnée d'un certain degré d'éveil intérieur, est
la seule arme dont 1'aspirant dispose pour pouvoir se libérer
de tous les processus mentaux indésirables qui se déroulent
généralement dans son esprit à son détriment.
Il est courant d'entendre dire qu'il suffit simplement
d'observer ce qui se passe dans le mental pour en être délivré.
Mais, si le chercheur essaie de suivre le fonctionnement de son
mental rebelle depuis son état de conscience coutumier (qui,
sans qu'il ne Je réalise d'ordinaire est un état de conscience
passif), alors, avant qu'il ne réa1ise ce qui lui est arrivé, il se
trouvera pris en otage et enchaîné par ces pensées mêmes qui
le harcèlent.
Il faut une fois encore préciser que si cette conscience
de soi très spéciale n'est pas soutenue par un certain degré
d'éveil intérieur, il est impossible à l'aspirant d'arriver à se
décoller du désordre qu'il constate dans son esprit et qui lui
barre la route vers son émancipation. Il doit comprendre que
ce début d'éveil intérieur et la conscience de soi doivent aller
de pair s'il veut pouvoir se distancier de ce qui se passe en
lui, l'un étant aussi nécessaire que l'autre ; autrement dit, il
ne peut y avoir de véritable éveil intérieur sans conscience de
soi et, réciproquement, il ne peut y avoir de réelle conscience
de soi sans au moins un certain degré d'éveil intérieur.
C'est précisément parce que, souvent, une personne
engagée dans une voie spirituelle ne perçoit pas ce qui lui
LE PROBLÈME DES PENSÉES TENACES QUI HARCÈLENT... 115

manque dans la manière dont elle aborde sa pratique qu'elle


n'arrive pas à voir ses pensées indésirables sans s'y perdre ;
aussi, se décourage-t-elle rapidement, croyant qu'il s'agit
d'une démarche qui n'est pas à sa portée.
Ce voyage vers l'inconnu ou le Grand Vide - qui est
la vraie nature de l'homme et qui, comme le chercheur
parviendra éventuellement à le découvrir, est constitué d'une
Conscience Céleste des plus subtiles - s'effectue pas à pas,
par un travail ardu sur soi.
Il ne faut pas que 1'aspirant se désespère devant les
obstacles qu'il va, au départ, inévitablement rencontrer sur
son chemin, mais il doit poursuivre sa route avec même plus
de fermeté et de ténacité que jamais !
Il faut qu'il comprenne que c'est précisément dans les
moments où il est harcelé par d'interminables problèmes
extérieurs (ou de santé) qu'il ne doit pas lâcher ses efforts,
car, sans peut-être qu'il ne le réalise, à ces instants cruciaux,
son destin est en jeu.
Il ne lui faut jamais oublier la fâcheuse tendance à la
passivité et à l'habitude inhérente à la nature de 1'être humain,
qui a pour conséquence qu'une fois que celui-ci a pensé, dit
ou fait quelque chose, il ne peut plus, par faiblesse et par
paresse, s'empêcher de le répéter machinalement, sans se
soucier que cela corresponde ou non à la réalité du moment.
Aussi, s'avère-t-il nécessaire pour le chercheur - qui n'est
pas exempté de ce problème (cause de tous les drames et
malheurs qui écrasent ce monde) - de veiller avec le maxi-
mum de soin et de vigilance à ce que ses pensées, ses paroles
et ses actions soient de nature à lui procurer une vie future qui
soit meilleure spirituellement. Il sera ainsi aidé, par le travail
sérieux qu'il aura effectué sur lui-même, à avancer toujours
plus loin dans le perfectionnement de son être afin d'être un
jour en mesure de transmettre à ses semblables, pour soulager
116 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

leurs souffrances, la précieuse connaissance spirituelle qu'il


aura gagnée - et sans laquelle 1'humanité ne peut que
demeurer victime de sa tragique ignorance !
Il est important pour le chercheur de réaliser que la manière
dont il vit dans le présent, la sincérité avec laquelle il aborde
ses pratiques spirituelles et les sortes d'efforts qu'il fournit
vont le retrouver dans une future existence, (si une future
existence lui est destinée), et rendront encore plus fructueux
le travail spirituel qu'il poursuivra sur lui-même.

* * *
Il y a justement un aspect particulier de ce travail sur soi
qui mérite particulièrement l'attention de l'aspirant ; il s'agit
de la tendance à extérioriser aussitôt une pensée qui lui traverse
1'esprit, sans contrôle de sa part. L'histoire bouddhiste
suivante illustre combien ce trait de la nature humaine est
universellement répandu :
Histoire bouddhiste des quatres moines :
Quatre jeunes moines avaient décidé de se rendre dans
une grotte située non loin de leur monastère pour y
faire une retraite silencieuse en commun.
A peine étaient-ils assis depuis quelques minutes que
l'un d'eux s'exclama:
- Qu'est-ce qu'ilfaitfroid et humide ici!
Le deuxième protesta aussitôt :
-Nous avions décidé de ne pas parler!
Le troisième le reprit avec vivacité :
- Mais c'est justement ce que tu viens de faire, de
parler!
Et le quatrième d'ajouter avec satisfaction:
- Moi, je n'ai rien dit !
* * *
LE PROBLÈME DES PENSÉES TENACES QUI HARCÈLENT... 117

Il faut que le chercheur apprenne à accueillir chaque jour


qui se lève avec un profond respect révérentiel (ou, comme
on dit en anglais, « with awe ») devant le fait qu'une nouvelle
opportunité de travail spirituel sur lui-même lui est offerte,
mais que cette opportunité est toutefois limitée en raison de
la loi de 1' impermanence ainsi que de la mort inévitable qui
l'attend. Dans le décompte des jours qui lui restent à vivre,
cela signifie encore un de moins - et il ignore combien il lui
en reste dans le sablier du Temps !
Comment aimerait-il vivre cette journée de manière à
pouvoir affronter avec confiance 1'heure inéluctable de
son départ de ce monde ? La vie existentielle est tellement
fascinante - avec tout ce qu'elle contient comme plaisirs des
sens, couleurs, sons, mouvements et même drames - qu'elle
lui fait oublier la mort qui se rapproche de lui de jour en
jour. Il lui faut réaliser qu'à cet instant fatidique, l'existence
phénoménale (ou samsara) se révèle finalement n'être qu'une
illusion, un rêve, alors que c'est la mort elle-même qui est la
réalité, puisque toute la Création s'achemine inexorablement
vers elle.
Si, durant sa méditation, 1' aspirant parvient, suite à des
efforts soutenus, à dépasser un certain seuil en son être, il
découvrira que la mort est en vérité une forme d'initiation très
particulière en vue de laquelle il doit se préparer spirituelle-
ment toute sa vie durant s'il veut être en mesure de faire face
à cet événement capital où la porte menant à 1' Infini s'ouvrira
devant lui.
Il faut rappeler ici les paroles frappantes figurant dans
le Livre des Morts Tibétain, destinées à faire comprendre
au mourant qu'à cet instant crucial où son souffle est sur le
point de cesser, il va se trouver «face à face avec la Claire
Lumière qu'il va expérimenter dans sa Réalité, dans l'état
118 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

du Bardo où son intellect immaculé et nu est pareil à une


vacuité translucide sans circonférence ni centre.* » Puis, le
texte exhorte le moribond avec insistance : « A ce moment,
connais-toi toi-même et demeure dans cet état. » En d'autres
termes, il doit, à cet instant monumental, trouver en lui la
force de rester dans 1'état même auquel la mort cherche si
mystérieusement à l'initier - et qu'en réalité, il lui faut
avoir connu précédemment au cours de ses méditations, s'il
souhaite être capable de le reconnaître et de s'y établir.
En fait, au moment même où, après avoir été enseveli dans
son identification avec le monde phénoménal, une rapide
reprise de conscience s'effectue soudainement en lui, le
chercheur touche, à son insu, un avant-goût de cet état ; cette
reprise de conscience, qui est un mouvement vers lui-même,
est en vérité un mouvement vers l'Infini en lui, mais comme
il ne le comprend pas au commencement de sa manifestation
en lui, il n'en apprécie pas la valeur pour son émancipation.
Comme il vient d'être expliqué, ce mouvement vers lui-
même, qui se produit si rapidement après qu'il ait été emporté
et englouti par le monde extérieur, est en fait un mouvement
de retour à lui-même, le retour à l'Absolu qui l'habite et qui
se révèle être sa véritable nature, sa Nature-de-Bouddha.
C'est sans aucun doute de ce retour vers le Père intérieur
dont il est question dans la « parabole de 1'enfant prodigue »
rapportée dans les Évangiles et que, cinq cents ans auparavant,
le Bouddha avait lui aussi exposée à ses disciples de manière
quasiment analogue.
Aussi, c'est la raison pour laquelle 1' aspirant doit prendre
tellement au sérieux ces subites reprises de conscience qui

*The Tibetan Book of the Dead (3ème édition) dans la traduction de W. Y. Evans-
Wentz et du lama Kazi Dawa Samdup, Oxford University Press. Traduction de
l'anglais p. 91
LE PROBLÈME DES PENSÉES TENACES QUI HARCÈLENT... 119

surviennent en lui comme conséquence de tout le travail


spirituel qu'il a effectué sur lui-même précédemment, et dont
il n'appréhende peut-être pas encore suffisamment la valeur;
il doit réaliser que la manière dont il les accueillera détermi-
nera la fréquence de ces appels intérieurs, qui sont en réalité
les appels d'un messager céleste qui lance un hameçon de
grâce pour 1'extraire du marécage de 1'oubli dans lequel il est
d'ordinaire si dramatiquement enseveli.
Il lui faut toujours garder à l'esprit que l'ami précieux de la
conscience de soi, c'est le rappel et que, par contre, l'ennemi
mortel de cette conscience de soi, c'est l'oubli.
A u milieu de la caverne du cœur,
en forme de Moi, en forme de Soi,
unique et solitaire,
tout droit de soi à soi,
le Brahman resplendit !
Pénètre toi-même en ce dedans,
Ta pensée perçant jusqu'en sa Source,
Ton esprit plongé en soi,
Souffle et sens au tréfonds recueillis,
Tout de toi en toi fixé,
Et là, simplement, SOIS!
Ramana Maharshi

D ieu n'attend de toi qu'une chose, c'est que tu


sortes de toi-même, pour autant que tu es un
être créé, et que tu permettes à Dieu d'être Dieu
en toi.
Maître Eckhart
CHAPITRE 6

LE BUT

Un homme qui a passé sa vie sans avoir en lui de but


spirituel - le but le plus vital qui soit, qui consiste à tenter
de découvrir qui il est réellement, à l'inverse de ce qu'il est
devenu habitué à accepter comme étant lui-même, et de quelle
Source Énigmatique il a si mystérieusement surgi, et qu'il va
retrouver après sa mort - a vécu son existence dans une
obscurité pathétique, pareil à un mort vivant ; et, quelles que
soient les réussites extérieures auxquelles il a pu arriver, en
fait, il est et demeure un être inachevé !
Cela peut paraître très sévère, mais une autorité spirituelle
incontestable a exprimé le même tragique constat par les
paroles suivantes à ses disciples : « Laissez les morts enterrer
leurs morts. » (Évangile selon St Matt. 8,22) Et aussi : « Celui
qui n'a pas connu Dieu de son vivant a vécu en vain. » Le
Christ, qui choisissait soigneusement ses mots, utilise ici le
verbe connaître et non croire, car la croyance ne permet pas
à l'aspirant d'atteindre le but évoqué ci-dessus.
Il est difficile de faire comprendre à l'homme de la rue que,
faute d' avoir un objectif plus élevé que ceux qu'il poursuit
ordinairement, il ne peut que se couper de la Lumière de
122 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

l'Infini et, par là même, de la Vraie Vie à laquelle il était


originellement destiné par son Créateur.
Si l'on demande aux hommes de ce monde s'ils ont un but
dans la vie, ils répondent automatiquement par l'affirmative. Ils
ne réalisent apparemment pas que, quel que soit le but auquel
ils aspirent, celui-ci se situe toujours à l'extérieur, c'est-à-dire
en dehors d'eux-mêmes ; et, comme les circonstances dans
lesquelles ils se trouvent dans cette forme d'existence ne
peuvent, par une loi incontournable, demeurer statiques, leur
but lui non plus ne peut qu'être affecté et s'altérer au fil du
temps. Et, même s'ils parviennent à certains moments à toucher
l'objectif qu'ils s'étaient fixés, souvent, d'une manière qui
leur échappe, ils restent insatisfaits et se mettent à la recherche
d'autre chose pouvant leur procurer le contentement souhaité,
ce qui, en raison des conditions éternellement changeantes de
la vie manifestée, s'avère chimérique.
Et, quand bien même ils décident de s'appliquer à résoudre
1'énigme de leur présence sur Terre, c'est en regardant dans
un microscope, pour connaître les différents types de cellules
qui composent leur corps - ce qui ne peut évidemment pas
leur apporter 1'unique réponse valable, par laquelle seule ils
pourraient découvrir leur réelle identité qui n'a aucun rapport
avec la matière. Pour résoudre ce mystère, il leur faut chercher
dans une tout autre direction, qui est indépendante du tangible.
Lorsqu'un être humain n'a pas d'aspirations spirituelles,
son but, comme il vient d'être dit, se situe inévitablement à
l'extérieur de lui, dans ce qu'il peut obtenir comme confort,
comme biens matériels, comme prestige, comme situation
d'autorité, et ainsi de suite. Et, même s'il a réussi à acquérir
ce qu'il désirait, au lieu d'être satisfait avec ce qu'il a obtenu,
de la manière la plus étrange, il en veut encore davantage,
sans comprendre que la satiété ultime qu'il cherche incons-
ciemment ne se trouve jamais à 1'extérieur de lui-même, mais
LE BUT 123

dans le fond de son être - ou, comme ce maître incomparable


qu'était le Christ disait :
« Si ceux qui vous guident vous disent : voici, le
Royaume est dans le ciel, alors les oiseaux du ciel vous
devanceront, s'ils vous disent qu'il est dans la mer,
alors les poissons vous devanceront. Mais le Royaume
est le dedans de vous.» (Évangile selon Thomas, 3, 1-8)
Le bouddhisme ne cesse d'insister sur l'importance
essentielle de l'illumination. En effet, ce n'est que lorsqu'un
homme se consacre au Précieux Dharma et parvient, de
son vivant, à découvrir et à reconnaître, suite à une pratique
sérieuse de la méditation, sa Véritable Nature, qui est Divine,
que son incarnation peut avoir un sens pour lui ; sinon, sa vie
se sera, à son insu, déroulée uniquement par réaction machinale
à tout ce qui s'infiltre en lui et l'atteint de l'extérieur - une
réaction machinale qui 1' appauvrit et, ce qui est terrible,
l'empêche d'Être, le rendant, d'une certaine façon, non
existant!
Tout homme et toute femme qui, durant leur séjour sur
Terre, ne se sont pas voués à un dessein plus élevé que ceux
que 1'humanité connaît ordinairement ont vécu une existence
qu'on ne peut que qualifier de futile, une existence éphémère
qui les rend incapables d'appréhender l'état dans lequel ils se
trouveront aspirés avec impuissance quand la mort les
emportera.
Dans 1'Évangile selon Saint Thomas, il existe un passage
d'un intérêt capital pour aider un chercheur sérieux, s'il arrive
à saisir le sens caché derrière les paroles énigmatiques que le
Christ a adressées à ses disciples en réponse à une question
que ces derniers lui avaient posée :
« Les disciples dirent à Jésus : Dis-nous comment
sera notre fin ? Jésus dit: Avez-vous donc dévoilé le
commencement pour que vous vous préoccupiez de
124 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

la fin, car là où est le commencement, là sera la fin.


Heureux celui qui se tiendra dans le commencement,
et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas de la mort. »
(log. 18)
En fait, les propos ordinairement impénétrables du Christ
à ses compagnons sont indirectement en train d'évoquer le but
qui leur manque - qui est de découvrir la Source Première
d'où ils ont surgi et dans laquelle ils seront inévitablement
immergés après leur mort physique.
Le Christ leur demande : « Avez-vous donc dévoilé le
commencement», c'est-à-dire la Source d'où vous avez
émergé originellement, « pour que vous vous préoccupiez de
la fin ? », en d'autres termes, pour que vous vous souciiez
d'une fin dont vous ignorez la nature ? Puis, Il poursuit en
disant : « Car là où est le commencement, là sera la fin »,
autrement dit, là où est la Source d'où vous avez surgi, c'est
en Cela que vous serez réabsorbés à la fin. Ensuite, Il ajoute :
« Heureux celui qui se tiendra dans le commencement, et il
connaîtra la fin », en d'autres termes, celui qui, après avoir
eu la chance de découvrir sa Source Originelle, est parvenu à
y demeurer (ce qui implique un travail sur soi gigantesque)
connaîtra par là même la fin, qui est cette même Source
Primordiale en laquelle il se trouvera immergé en quittant
son corps mortel*. Et Il conclut par ces étonnantes paroles :
« Et il ne goûtera pas de la mort. » En effet, comment la
mort pourrait-elle affecter quelqu'un qui est devenu Un avec
l'Infini !
* * *

*C'est bien dans ce même sens qu'il faut comprendre les autres paroles du Christ
dans l'Évangile selon Jean : « Bien que je me rende témoignage à moi-même, mon
témoignage est valable, parce que je sais d'oùje suis venu et où je vais.>> (8, 12-14)
LE BUT 125

Lorsqu'il est harcelé par les problèmes, surtout inattendus,


que la vie existentielle ne cesse de lui infliger, il est vital pour
l'aspirant de porter continuellement en lui le rappel du but
qu'il souhaite ultimement atteindre, qui est de devenir un
Éveillé - un Éveillé dans le vrai sens du mot ! Pourquoi
faut-il dire: dans le vrai sens du mot? En raison de la tendance
existant chez quasiment la plupart des chercheurs à croire
que, du fait qu'ils y pensent, ils connaissent évidemment ce
dont il s'agit ; aussi, leur quête ne peut, à leur insu, que
demeurer inefficace, sans les rapprocher de 1'objectif espéré.
Il faut que 1'aspirant réalise que la différence entre penser
cet Éveil et le connaître, par une véritable expérience vécue,
est aussi importante qu'entre la nuit et le jour ! En outre, il
ne doit pas oublier la lutte qu'il lui faut mener contre 1'aspect
de lui-même qui, en dépit de ce qu'il peut croire, ne désire pas
cet éveil, tout comme quelqu'un qui dort la nuit se montre fort
mécontent si on se permet de le réveiller et de 1'empêcher de
redormir!
Par ailleurs, le rappel de ce but (qu'il faut constamment
garder en soi) implique d'autres rappels qui doivent l'accom-
pagner, à savoir que, pour devenir un Éveillé, le chercheur
doit sans cesse lutter pour se souvenir d'être conscient de lui-
même d'une tout autre manière que celle dont il l'est habituel-
lement. Et, pour arriver à être conscient de lui-même de la
façon dont il doit réellement 1'être, il lui faut continuellement
se rappeler de lâcher toute pensée et tout désir sans valeur qui
font obstacle à cette conscience inaccoutumée de lui-même.
Et, afin de parvenir à abandonner tout ce qui s'oppose à cette
conscience inhabituelle de lui-même, il doit constamment se
rappeler d'être vigilant, à la fois pour se protéger ainsi que
pour préserver ses pratiques spirituelles de tout ce qui peut
s'infiltrer subrepticement en lui d'indésirable en provenance
du monde extérieur, qui le perturbe ou le tente avec quelque
126 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

chose qui lui fait plaisir, mais qui, par la suite, se transforme
en une source d'attachement supplémentaire qu'il lui faudra
combattre.
Dans la Bhagavad-Gîtâ, le Maître Divin dit à son disciple
Arjuna : « À tout moment, souviens-toi de Moi et lutte. » On
peut, pour aider l'aspirant dans les efforts qu'illui faut fournir
pour s'éveiller spirituellement, transformer cette injonction
de la manière suivante : « À tout moment, souviens-toi de ton
But et lutte. »
Il faut comprendre que tout homme et toute femme qui
habitent un corps fragile, à la merci des menaces qui les
guettent de toutes parts, et qui n'ont pas un but spirituel
pour donner sens à leur existence ne peuvent que rester des
êtres tragiquement incomplets. Ils demeurent enterrés dans
le monde obscur que, dans leur ignorance, ils ont créé pour
eux-mêmes, en conséquence de quoi, leurs potentialités
supérieures resteront à l'état latent. Le Bouddha parle de cette
ignorance spirituelle dans laquelle les êtres non illuminés
sont engloutis en ces termes :
« Les mauvaises actions nous souillent dans ce
monde et dans l'autre. Mais il est une souillure pire
que toutes les autres, l'ignorance est la pire des
souillures.» (Dhammapada, 242-243)
Le Livre des Morts Tibétain comporte un passage des plus
intéressants faisant justement référence à ce but vital qu'il
faut toujours porter en soi-même tandis qu'on est encore
vivant, ainsi qu'à 1' état qui est la Source Originelle d'où
1'on a surgi et dans lequel on doit se tenir si l'on espère être
en mesure d'affronter victorieusement le moment dramatique
de la mort qui attend tout être incarné :
« ... le temps est à présent venu pour toi de chercher
le Sentier. Ton souffle est sur le point de cesser. Dans le
passé, ton Guru t'a placé face à face avec la Claire
LE BUT 127

Lumière. Et maintenant, tu es sur le point de l'expéri-


menter dans sa Réalité dans l'état du Bardo ; dans cet
état du Bardo, toutes choses sont comme le ciel sans
nuages et l'intellect immaculé et nu est pareil à une
vacuité translucide sans circonférence ni centre. À ce
moment, connais-toi toi-même et demeure dans cet
état*. »
Lorsque le texte incite le mourant à « chercher le Sentier »,
n'est-il pas en fait en train de lui rappeler de retrouver le
chemin qui mène à ce qui doit être le plus important pour
lui, son But ? Puis, lorsqu'il parle de « la Claire Lumière »,
n'est-il pas en train d'évoquer la Source Originelle d'où
l'homme a surgi, la Source Énigmatique dont il a pu avoir
un aperçu par le travail spirituel accompli sur lui-même et
qu'il va « expérimenter dans sa Réalité », dans l'état où il
va se trouver soudainement plongé après son départ de ce
monde ? Cet état est décrit comme « une vacuité translucide »
qu'il est extrêmement difficile d'appréhender ordinairement,
car, pour quelqu'un qui n'a effectué aucune pratique sérieuse
de méditation, il est synonyme de néant, tandis que celui qui
a atteint un degré d'illumination suffisamment élevé et l'a
éprouvé le reconnaît comme étant sa Véritable Nature, son
Essence Primordiale, sa Nature-de-Bouddha. Autrement dit,
cette Vacuité qui est ténèbres et mort pour 1' ignorant est
Clarté et Vie pour l'illuminé ! Et, ce qui est capital, c'est qu'à
la fin, le texte exhorte le mourant par ces mots : « À ce moment,
connais-toi toi-même », en d'autres termes, connais ta Vraie
Nature qui est la Source d'où tu as surgi, et« demeure dans
cet état », l'état dans lequel tu seras réabsorbé en quittant
cette existence.

*The Tibetan Book of the Dead (3ème édition) dans la traduction de W.Y. Evans-
Wentz et du lama Kazi Dawa Samdup, Oxford University Press. Traduction de
l'anglais p. 91
128 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Il y a là un parallèle incontestable avec les paroles du Christ


à ses disciples citées précédemment : « Heureux celui qui se
tiendra dans le commencement »,c'est-à-dire qui restera dans
l'état d'où il a surgi, « et il connaîtra la fin », autrement dit,
il connaîtra 1'état dans lequel il se trouvera après avoir aban-
donné son corps planétaire, « et il ne goûtera pas de la mort »
- à condition que, comme le Livre des Morts Tibétain le
stipule également, il puisse demeurer dans cet état.
Mais, si quelqu'un n'a pas consacré sa vie à chercher à se
connaître (autrement dit à connaître qui il est réellement), s'il
n'est pas, suite à une intense pratique de méditation, parvenu
à découvrir et à comprendre ce que le Christ appelle « le
commencement», en d'autres termes, la Source Originelle d'où
il a émergé, et si, en outre, il n'a pas lutté, toute sa vie durant
si nécessaire, pour pouvoir y rester relié, il n'acceptera pas
d'être absorbé dans ce qui lui paraîtra être un vide effrayant,
mais qui est en fait une vacuité emplie d'une Immense
Étendue d'Êtreté-Conscience d'une Perfection Absolue*,
impossible à appréhender depuis le niveau de conscience
ordinaire de l'homme de la rue.
L'état qui vient d'être décrit comme étant une Immense
Étendue d'Êtreté-Conscience - ce qui n'est qu'une description
inévitablement inadéquate de 1'Être de 1'Infini - est d'autant
* « Alors 1' esprit est transporté au-dessus de toutes les puissances dans une
sorte de solitude immense dont nul ne peut rien dire convenablement. C'est la
mystérieuse ténèbre où se cache le Bien sans bornes. On est pris et absorbé dans
quelque chose de simple, de divin, d'illimité, tellement que, semble-t-il, on ne
s'en distingue plus (...) Dans cette unité, le sentiment du multiple s'efface. (... )
J'appelle cet état l'obscurité indicible, et, pourtant, c'est la vraie lumière de
l'essence divine. On peut aussi l'appeler justement une solitude immense et
incompréhensible parce qu'on n'y trouve ni voie, ni pont, ni manière d'être
particulière : c'est au-dessus de tout cela (... ) Cette obscurité est une lumière à
laquelle nulle intelligence créée ne peut arriver par sa nature. C'est aussi une
solitude, parce que nul ne peut y aborder( ... ) Par moments, l'on s' abîme et
disparaît dans les grandes profondeurs de Dieu. >> Johann Tau/er (dominicain
allemand du Xlvème siècle), premier sermon pour le deuxième dimanche après
l'Épiphanie.
LE BUT 129

plus difficile à saisir si 1'on ne comprend pas qu'en raison de


son essence même, 1'Absolu, 1'Infini, Dieu (appelons-Le
comme on veut) ne peut se manifester à sa Création de
manière tangible, car Il serait alors mortel, comme tout ce
qui a pris forme dans la matière, ce qui mettrait l'être humain
dans une situation véritablement dramatique, sans aucune
possibilité d'appréhender le sens de sa propre apparition sur
Terre ni la finalité en vue de laquelle le Cosmos a été créé.
On voit les branches des arbres bouger, mais on ne voit
jamais la cause de ces mouvements, qui est le vent ; toutefois,
en dépit du fait qu'on ne le voit pas, peut-on nier qu'il existe?
Et qu'en est-il pour le Cosmos et tout ce qu'il contient comme
astres et vie ? N'est-il pas, lui aussi, un effet, un effet dont on
ne voit jamais la cause invisible, qui est le Principe de cette
gigantesque Création !
Conscience de soi et rappel du But sont inséparables
Il faut que le rappel de son but ainsi que celui de rester
conscient de lui-même durant toutes ses activités extérieures
deviennent naturels chez 1' aspirant, c'est-à-dire que ces
rappels doivent finir par faire partie intégrante de sa nature,
s'il souhaite pouvoir s'émanciper de son enchaînement à une
forme d'existence qui, en lui offrant quelques moments de
plaisirs sensoriels et de jouissance sexuelle éphémère, lui fait
oublier la maladie, la souffrance, la vieillesse et la mort - qui
1'attendent inexorablement.
S'il est assez sérieux et avisé, le chercheur ne pourra
certainement pas manquer de constater qu'il suffit, à un
moment où il est absent à lui-même, qu'une seule pensée lui
traverse l'esprit pour entraîner dans son sillage un cortège
d'associations d'idées dans lesquelles il se perd à son insu.
Puis, peut-être cinq, dix ou même parfois trente minutes plus
tard, lorsqu'une soudaine reprise de conscience se produit
130 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

soudainement en lui, il mesure, avec consternation, le drame


de son manque de vigilance et la nécessité pour son but de
demeurer continuellement présent intérieurement et profon-
dément conscient de lui-même.
Il comprendra alors le besoin impérieux pour lui de trouver
des moyens lui permettant de garder sans cesse le souvenir
de son but, comme, si 1'on ose dire, attaché à 1'intérieur du
centre de son front, pour ne plus 1'oublier.
Dans l'Imitation de Jésus-Christ, un texte ancien écrit à
1'intention des contemplatifs chrétiens, 1' aspirant est exhorté
de façon pressante à réaliser l'urgence pour lui de ne jamais
oublier son but spirituel :
«Il est étrange qu'il faille sans cesse redire à
l'homme: Pense à ton âme, le temps fuit, l'éternité
s'avance; demain, aujourd'hui peut-être, elle aura
commencé pour toi ; et cependant il est vrai que si on
ne lui rappelait à chaque heure cette vérité formidable,
à chaque heure il l'oublierait : tant est puissante la
fascination du monde sur cette créature tombée.
Réveillez-vous, sortez de votre sommeil, ne différez
pas davantage le soin de l'unique chose nécessaire;
hâtez-vous de mettre la main à l'œuvre tandis que le
jour luit encore : la nuit vient pendant laquelle nul ne
peut travailler. »(Livre III, chapitre LVI)
S'il est réellement motivé, en lisant ces mots, le chercheur
ne peut éviter d'être ébranlé en sentant ce qui est en jeu pour
lui dans une entreprise aussi importante !
Le Livre des Morts Tibétain insiste également sur la
nécessité pour l'aspirant de se consacrer avec sérieux à sa
quête, qui doit être primordiale pour lui :
« Ô toi qui temporises et ne penses pas à la venue de la
mort,
Te consacrant aux choses inutiles de la vie,
LE BUT 131

Imprévoyant es-tu, toi qui gaspilles ta plus grande


opportunité.
Quelle erreur auras-tu commise si maintenant tu reviens
(de la vie) les mains vides.
Puisque tu reconnais le Saint Dharma comme ta seule
nécessité,
Ne vas-tu pas, même à présent, te vouer à sa pratique ?* »
Bien qu'il s'agisse de traditions religieuses différentes et de
langages très éloignés, la flamme qui les anime est néanmoins
la même : elle brûle pour le même but ! Aussi, le chercheur
doit-il pressentir au tréfonds de lui-même que ce qui est en
jeu pour lui est véritablement une question de vie ou de mort !
* * *
Si un homme n'a pas de but réel dans sa vie, de but qui
soit supérieur à ceux que le monde connaît ordinairement,
son existence ne peut, d'une manière qui le dépasse, qu'aller
à la dérive. Il est pareil à un oiseau privé d'ailes ou à un
bateau sans gouvernail : tout peut lui arriver ! Et, comme
il pressent intuitivement qu'il lui manque 1'essentiel pour
donner sens à sa vie, il ne peut s'empêcher, pour remplir
un vide qu'il ressent en son être et qui lui est insupportable,
de se dévouer à n'importe quelle cause, des causes non
seulement dépourvues de valeurs spirituelles, mais souvent
même nuisibles et qui se soldent par des drames à 1'échelle
mondiale - comme 1'histoire 1' a démontré à maintes
reprises!
D'ailleurs, du fait que la politique est devenue une forme
de« religion »,ceux qui s'y consacrent en font le but de
leur existence, pour servir leurs intérêts personnels au nom
d'une utopie irréalisable sur cette planète qui est en constant
changement et, de surcroît, vouée à disparaître un jour.

*traduit de l'anglais: p. 204


132 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

En outre, au fur et à mesure que la société devient plus


matérialiste, tout ce qui est de 1'ordre du religieux est déformé
et récupéré par des ignorants ou des gens sans scrupules à
des fins peu honorables.
On ne peut que ressentir une profonde tristesse et une
immense compassion en constatant que l'être humain,
lorsqu'il ne poursuit pas un but spirituel réel, ne peut, dans
son ignorance, faire autrement que chercher sa raison d'être
en dehors de lui-même ; et, par là même, sans le réaliser, il
est réduit à n'être qu'une machine au service des machines
toujours plus sophistiquées qu'il ne cesse d'inventer. En
outre, quel que soit son domaine d'activités, comme son
centre de gravité ne se situe pas en lui-même, mais dans
le monde extérieur, il ne peut s'empêcher de vouloir être
reconnu par les autres comme quelqu'un de spécial (ou,
parfois même, comme un grand homme) et, s'il n'obtient
pas cette reconnaissance, il passe alors ses journées (ou peut-
être même sa vie entière) dans un état de mécontentement.
Et, paradoxalement, sans jamais s'en rendre compte, il prend
un curieux plaisir à demeurer dans ces états négatifs dans
lesquels il se perd à son détriment.
Il ne pense pas un instant que, tout comme il ignore
1'existence des milliards de cellules qui ne cessent de naître
et de mourir à l'intérieur de son corps, de même, il est, pour
ainsi dire, totalement inexistant dans l'immensité vertigineuse
du Cosmos ! Aussi, combien est-il puéril de sa part de
gaspiller sa vie à rechercher l'admiration de ses semblables,
qui, à l'échelle de l'Univers, sont tout aussi insignifiants et
éphémères que lui !
Et, ce qui est dramatique pour lui, il ne cesse de courir
fébrilement après des biens futiles et transitoires, mais jamais
il ne trouve le temps de se poser des questions sur le sens de
son incarnation. Ce comportement pathétique de l'être humain
LE BUT 133

n'est pas nouveau, l'Imitation de Jésus-Christ, déjà évoquée


et qui date de plusieurs siècles, 1'exprime dans les termes
suivants:
« Le monde promet peu de choses et des choses qui
passent, et on le sert avec une grande ardeur ; Je
promets des biens immenses, éternels, et le cœur des
hommes reste froid. Qui me sert et m'obéit en toutes
choses avec autant de soin qu'on sert le monde et les
maîtres du monde ? ( ... )
Pour un petit avantage, on entreprend une longue
route, et pour la vie éternelle à peine en trouve-t-on qui
veuillent jaire un pas. On recherche le plus vil gain, on
plaide honteusement quelquefois pour une pièce de
monnaie ; sur une légère promesse et pour une chose
de rien, on ne craint pas de se fatiguer le jour et la
nuit.
Mais ô honte! pour un bien immuable, pour une
récompense infinie, pour un bonheur suprême et une
gloire sans fin, on ne saurait se résoudre à la moindre
fatigue.» (Livre III, chap. Ill)
Ce n'est que si 1'homme se consacre à une quête spirituelle
et parvient, dans un moment d'intense concentration dans sa
méditation, à découvrir qui il est réellement, à découvrir 1'État
Primordial d'où il a émergé originellement et dans lequel il
sera réabsorbé lorsqu'il quittera son corps matériel, qu'une
reconnaissance réciproque peut se produire entre 1'Infini et
lui-même. S'il réussit, suite aux efforts qu'il aura fournis
durant sa vie, à demeurer dans cet État lorsque surviendra
l'heure de son départ de ce monde, alors, le scorpion de la
Mort aura perdu son dard, car 1'état dans lequel il se trouvera
métamorphosé à cet instant fatidique est immatériel. Par
conséquent, la Mort ne pourra toucher un être qui est fondu
pour l'éternité dans son Essence Originelle, qui est intangible.
* * *
134 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Il ne faut jamais que 1' aspirant oublie que tous les efforts
qu'il fournit dans le domaine spirituel (ou même dans ses
activités extérieures) doivent être effectués inconditionnelle-
ment. En considérant 1'état ténébreux et végétatif dans lequel
1'homme de ce monde passe si tragiquement son existence,
cherchant toujours la reconnaissance pour ce qu'il fait dans
la vie, les efforts que l'aspirant accomplit sont déjà, sans
peut-être qu'il ne le réalise au commencement, la récompense
la plus haute qu'il puisse souhaiter obtenir - des efforts qui
doivent être exécutés seulement pour 1' amour de les faire et
pour aucun autre mobile. Il faut qu'en se souvenant de ce qui
est en jeu pour lui dans un engagement de cet ordre - où son
destin est en balance -, les efforts qu'il fournit finissent par
devenir son seul plaisir dans l'existence.
Un chercheur réellement sérieux, qui voit 1'importance
capitale pour lui de tenter à tout moment de rester dans le
présent, et qui s'applique de toutes ses forces à demeurer
conscient de lui-même dans tout ce qu'il fait dans la vie
extérieure - parler, manger, se laver, marcher, etc. -,ne
manquera pas de constater, avec la plus profonde tristesse,
que, comme dit précédemment, s'il n'est pas assez vigilant
et suffisamment sur ses gardes, la moindre pensée agréable
ou désagréable qui lui traverse 1'esprit, la moindre image
plaisante ou déplaisante, le moindre souvenir d'un événe-
ment heureux ou malheureux 1' entraîne dans un courant
d'interminables associations d'idées, qui en appellent encore
d'autres dans leur sillage, et cela indéfiniment. Et, lorsqu'il
revient soudainement à lui-même, il ne peut que se rendre
compte que son attention a été captée et emportée par un
fleuve de pensées associatives, au fil duquel elle a continuel-
lement changé de direction, en conséquence de quoi son but
a été oublié !
LE BUT 135

Il ne pourra éviter d'être profondément consterné en


constatant son incapacité à se rappeler son but et il réalisera
d'autant plus la nécessité, pour ce qu'il s'efforce d'atteindre
spirituellement, de continuer à lutter, sa vie durant s'ille faut,
pour arriver à s'établir dans l'État qu'il retrouvera après
son départ de ce monde - à condition qu'il soit réellement
parvenu à le reconnaître pendant sa méditation. Quand il
sera immergé dans cet État d'où il a originellement surgi, à
ce moment capital où des Forces Divines entrent en jeu,
qu'est-ce que la Mort pourra lui faire?
C'est bien de cette éventualité prodigieuse dont parlait le
Christ quand il disait : « Heureux celui qui se tiendra dans le
commencement et il connaîtra la fin, et il ne goûtera pas de
la mort.»
Quel extraordinaire espoir pour l'humanité qui, perdue
dans les brumes de son ignorance, en a un tragique besoin !
M édite, ô Bikkhu, ne sois pas
négligent.
Ne laisse pas tes pensées tourbillonner sur
les plaisirs des sens.
Ne sois pas irréfléchi, de crainte que tu ne
doives avaler une boule de fer chauffée au
rouge, et qu'une fois brûlé, tu ne te
lamentes : Ceci est souffrance.
Dhammapada, 371
CHAPITRE 7

LE RAPPEL DE L'IMPERMANENCE COMME


PRATIQUE SPIRITUELLE

L'être humain passe sa vie, consciemment ou incons-


ciemment, à chercher à se libérer de la souffrance pour
être heureux ; mais, comme il croit que celle-ci provient
uniquement du dehors, il est poussé à lutter sans répit
pour modifier les conditions extérieures seulement, sans
comprendre que c'est lui-même qui doit changer d'abord,
c'est-à-dire que ce sont le niveau et la qualité de sa conscience
qui doivent changer s'il veut réellement pouvoir échapper à
la douleur que le monde existentiel ne cesse de lui infliger. Et
ce changement de sa conscience ne peut se produire sans
l'étude constante de lui-même et une pratique assidue de la
méditation.
Si un aspirant peut trouver en lui la force de s'étudier avec
sérieux pour voir, sans se condamner ni être irrité avec lui-
même, avec quoi il était occupé intérieurement 1' instant
d'avant et, également, dans quel état émotionnel il était
perdu, il ne peut manquer de s'apercevoir qu'il était identifié
avec une pensée liée soit au passé, soit au futur. Il constatera,
à sa surprise, qu'il ne vit jamais dans le présent !
Il verra que les pensées qui se rapportent au passé sont
souvent relatives à des événements pénibles qu'il a vécus, ou
encore à des personnes qui ont été désagréables avec lui ; il
peut ainsi passer la plus grande partie de son temps à ruminer
le souvenir de ces situations ou de ces personnes - souvent
138 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

même au cours de ses diverses occupations quotidiennes -,


englouti parfois dans un état de ressentiment qui, à son insu, ne
peut que drainer ses énergies qui devraient être mises à la
disposition de quelque chose d'infiniment plus élevé et vital
pour lui.
Si, par contre, les pensées dans lesquelles il était absorbé
1' instant précédent concernent une rencontre importante qui
1' attend ou quelque chose qu'il doit faire dans 1'avenir et
qui lui tient à cœur, il peut alors découvrir que, derrière ces
pensées, se cache un état d'anxiété lié à la peur que ses projets
ne se réalisent pas.
Par ailleurs, il peut être enseveli dans des rêveries futiles
ou des imaginations qui n'ont aucun rapport avec la réalité de
la situation dans laquelle il se trouve actuellement ni même
avec ce qui 1' attend dans un futur proche ou lointain.
Tant qu'un homme ne fournit pas les efforts nécessaires pour
lui permettre de découvrir et de s'unir à l'Aspect Supérieur
de son être - qui est une Conscience Lumineuse des plus
immaculées qui n'a aucun rapport avec le niveau de sa
conscience coutumière soumise au tangible et à 1'éternelle
course du temps -, il ne peut que rester la proie de tourments
liés au passé ou au futur. Et le présent, qui est le seul moyen
dont il dispose pour s'émanciper de la douleur que cette
forme d'existence ne cesse de lui infliger, lui échappe, soit
parce qu'il se laisse engloutir dans de vaines rancœurs du
passé ou dans de futiles sentiments nostalgiques pour des
moments agréables qu'il a connus autrefois, soit parce qu'il
se perd dans une appréhension constante de l'avenir.
Il faut insister sur le fait que, même après avoir déjà consa-
cré un temps assez long à leurs pratiques, certains chercheurs
ne semblent pas réaliser que le premier objectif de la méditation
est de leur apprendre à être et à vivre dans le présent ; ce
n'est qu'ainsi qu'ils peuvent espérer trouver en eux-mêmes
LE RAPPEL DE L'IMPERMANENCE COMME ... 139

la force dont ils ont besoin pour pouvoir atteindre le But


Suprême souhaité - la Libération. Aussi, il est de la plus
grande importance pour eux de comprendre, dès le départ de
leur quête, qu'être dans le présent est étroitement lié à la
conscience de soi. C'est la clé qui ouvre la porte à une
pratique spirituelle réelle.
On trouve dans le Livre des Morts Tibétain 1'injonction
suivante adressée au mourant : « À ce moment, connais-toi
toi-même et demeure dans cet état.* » En d'autres termes :
ton Véritable Être est cet état, qui existe indépendamment de
ton corps que tu es sur le point de perdre, aussi, demeure
dans cet état, et tu seras libéré de la souffrance qu'implique
la naissance dans le monde des sens.
Mais l'homme de la rue, qui n'a connu aucun enseignement
spirituel, ignore qu'il lui est possible d'exister (ou, comme
on dit en anglais : « to have self-existence ») indépendamment
de son enveloppe corporelle - avec laquelle, généralement, il
est totalement identifié.
Toutefois, pour parvenir à acquérir une telle connaissance
qui ne relève pas du tangible, il faut se consacrer à la médita-
tion et à divers exercices spirituels exécutés au cours même
de la vie active avec un sérieux qui est au delà de ce que l'on
est habitué à connaître ordinairement. Il est nécessaire pour
l'aspirant d'accéder à un État de Conscience tout à fait hors
du commun afin de pouvoir reconnaître, par une véritable
expérience directe, et non par une croyance aveugle ou une
simple spéculation intellectuelle, qu'il peut y avoir Existence
de Soi, « Self-existence », indépendamment du corps
physique. Ce n'est qu'après une telle réalisation qu'il pourra
se permettre de se dire qu'il commence à se libérer de son
identification avec le monde des sens - un monde tissé de
souffrances, d'incertitudes et de problèmes.

*voir note p . 127


140 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

En fait, sans qu'apparemment, ils ne le réalisent, à part


leur permettre de découvrir la Source Insondable d'où ils ont
surgi et dans laquelle ils seront réabsorbés après leur départ
de ce monde - une Connaissance Sainte qui est capitale
pour leur émancipation et qui doit donc prendre la première
place dans leur quête -, toutes les pratiques de méditation
ainsi que les divers exercices de concentration que les cher-
cheurs effectuent pour être présents à eux-mêmes et, surtout,
pour être conscients d'une manière tout autre que celle qui
leur est habituelle ont aussi pour but de les préparer à pouvoir
affronter l'heure décisive qui les attend lorsque la Mort les
appellera à Elle.
Afin que leurs efforts ne faiblissent à aucun moment, il
leur faut continuellement garder à 1'esprit 1' impermanence de
leur existence physique et utiliser tout ce qu'ils font dans la
journée (méditation et activités ordinaires) comme des moyens
pour les aider à dévoiler le mystère qui règne derrière cette
étrange et gigantesque manifestation cosmique dont ils font
partie ; ils pourront ainsi appréhender la raison pour laquelle
cette force énigmatique existant chez tous les êtres vivants
les pousse, malgré eux, avec même une incompréhensible
frénésie, à vouloir perpétuer leur espèce. Et 1'aspirant, qui
se trouve là par il ne sait quel hasard, dans un monde qui
le dépasse, où naissance et mort se succèdent indéfiniment
- un monde en perpétuel changement qui 1' oblige à lutter
sans répit afin de s'adapter aux conditions imprévues qui
surgissent sans cesse pour simplement pouvoir rester en
vie -, sait-il ce qui lui est demandé par son Créateur avant
que son existence n'arrive à son terme ? Chaque chercheur
doit constamment porter en lui cette interrogation troublante
afin d'être stimulé dans ses tentatives pour aller toujours plus
loin dans sa quête en vue de se connaître et de découvrir son
Origine.
LE RAPPEL DE L'IMPERMANENCE COMME... 141

Lorsque 1'on parle de 1' impermanence de tout ce qui a pris


forme dans la matière et du caractère inévitable de la mort,
on peut comprendre le sentiment de l'homme du commun
qui ne connaît rien d'autre que le monde des sens, et qui réagit
avec effroi et désespoir. En ce qui concerne l'aspirant, s'il est
assez avisé et ouvert, il lui sera possible de considérer cette
question avec suffisamment de recul pour réaliser que tout ce
qui a eu un commencement - y compris le Cosmos et tout
ce qu'il contient comme galaxies, étoiles et autres corps
célestes - ne peut que fatalement être soumis à l'usure du
temps, et que, lorsque le moment viendra pour lui de quitter
son enveloppe physique, sa propre disparition du monde
visible ne signifiera pas nécessairement qu'il n'existera plus.
S'il peut rester assez présent à lui-même, il trouvera dans
1'existence manifestée les réponses aux questions qui le
déroutent et le rendent perplexe. Il verra que, dans cette vie,
tout est confronté à son opposé : le blanc au noir, le bien au
mal, l'amour à la haine, et ainsi de suite. Et qu'en est-il de
l'impermanent ? N'appelle-t-il pas, lui aussi, son contraire, le
« Permanent » ?
En réalité, la mort (qui effraie 1'homme non illuminé)
occupe une place essentielle dans la Création, car elle permet
le renouveau qui peut offrir au chercheur la possibilité de
reprendre le travail spirituel qu'il a pu entreprendre autrefois,
mais qui, en raison de la brièveté de la vie humaine, s'était
trouvé prématurément interrompu, avant qu'il n'ait pu le mener
à son terme. Au cours de cette nouvelle existence, il peut
survenir un moment où un souvenir silencieux (sans images ni
mots) s'éveille mystérieusement en lui, et le conduit vers les
conditions dont il a nécessairement besoin pour sa croissance
vers un plan d'être plus élevé, depuis lequel il pourra rejoindre
en lui une forme de conscience très particulière, inconnue au
niveau ordinaire de l'existence ; il s'agit d'une Conscience
142 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Impersonnelle, libre des sens et des limitations du temps, et


où les opposés n'existent pas.
En fait, dans des situations d'extrême péril où un homme
est confronté à la mort, durant ces moments où il connaît la
peur, il se décolle de ce qu'il est habituellement et touche un
peu, à son insu, cette forme de conscience qui sort du commun,
mais sans la reconnaître. Et, dès qu'il est délivré de ce danger,
il retombe immédiatement dans son état de conscience et
d'être coutumier où il se croit - à tort - en sécurité.
C'est la raison pour laquelle, si l'aspirant utilise avec
sagesse - c'est-à-dire sans se laisser sombrer dans le pessi-
misme - le rappel constant de son impermanence et de
1'inévitabilité de sa. mort comme pratique spirituelle, cela
peut faire resurgir en lui cet état de conscience lumineuse
qu'il a pu connaître lors de ses séances de méditation, et
1' aider à y rester davantage.
Comme il vient d'être expliqué ci-dessus, le fait même de
garder continuellement à l'esprit l'impermanence qui règne
sur toute la Création et à laquelle lui-même ne peut échapper
constitue pour le chercheur une arme précieuse lui donnant la
possibilité de demeurer toujours plus vigilant et présent à lui-
même, non seulement pendant sa méditation, mais aussi dans
toutes les activités extérieures auxquelles il doit se livrer. Il
lui faut un jour arriver à dépasser un certain seuil en son être,
un seuil crucial très difficile à franchir, s'il veut rejoindre un
autre monde en lui, où règne une Étendue de Conscience
Lumineuse des plus Pures, en comparaison de laquelle la
conscience qu'il connaît habituellement en lui se révèle n'être
que ténèbres - une Étendue de Conscience Immaculée qui
n'est pas soumise au mouvement dévorant du Temps, et qui
seule peut lui permettre de commencer à regarder le monde
et la vie avec détachement. Avec cette nouvelle manière de
contempler 1' existence phénoménale, tout ce qui 1'entoure
LE RAPPEL DE L'IMPERMANENCE COMME... 143

deviendra soudainement beaucoup plus vivant et plus riche


à ses yeux - contrairement à ce qu'il pouvait penser
auparavant -, et sa vie prendra également une tout autre
signification pour lui. De surcroît, il se trouvera animé d'une
étrange force qu'il ne ressentait pas en lui lorsqu'il était
encore perdu dans son identification avec tout ce que
rencontre son regard.
Conscience Lumineuse ne signifie pas lumière tangible
Lorsque l'on évoque le terme de « Lumineux » au sujet
de cette Conscience Impersonnelle, il ne faut pas qu'il y ait
confusion ou incompréhension dans l'esprit de l'aspirant.
Le mot "Lumineux" n'a, dans ce cas, aucun rapport avec la
lumière telle qu'on la connaît habituellement, qui est d'ordre
physique et qui provient du Soleil ou de toute autre source
relevant du tangible. On doit plutôt l'entendre comme signi-
fiant clair, autrement dit, il s'agit d'une Conscience Claire et
Pure, emplie du Silence de l'Absolu et libre de toutes les
pensées contradictoires et exténuantes qui, d'ordinaire, défilent
sans cesse dans le mental de 1'être humain.
Si le chercheur parvient à rejoindre cet état de conscience
lumineux - une conscience très particulière qu'il ne peut
connaître en lui communément - et à y demeurer, il va se
trouver, malgré lui, saisi par un profond et tranquille sentiment
dévotionnel, et plongé dans une paix qui dépasse toute
description. Il doit arriver à comprendre que cette Conscience
Immaculée et Impersonnelle est en réalité sa Véritable Nature,
que l'on peut aussi appeler le Nirvâna, le Brahman, l'Infini
ou Dieu en lui. C'est en Cela, et en Cela seul, que réside la
délivrance de toutes les absurdes querelles, de la haine et de la
souffrance qui affligent sempiternellement cette malheureuse
humanité qui vit dans les ténèbres de 1' ignorance de tout ce
qui est d'ordre spirituel et Sanctifié.
144 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Et, ce n'est que dans cet État d'Être particulier, qui ne lui
est pas habituel, qu'il est possible à 1' aspirant de sentir ce
que pourrait être un véritable amour. A ce propos, un jour
que l'auteur était en train d'écouter une oeuvre musicale
d'une sublime beauté, il fut frappé par l'extraordinaire
sentiment d'amour qui s'en dégageait. Sans qu'il ne l'ait su,
le compositeur, qui devait être plongé dans un profond
silence intérieur au moment où il avait écrit cette musique,
avait capté un amour provenant d'un autre univers, inconnu à
l'homme de ce monde, un amour inconditionné qui, comme
le Soleil, n'attend rien en retour de ce qu'il donne.
Ce don inconditionnel constitue un enseignement sans
paroles pour un chercheur qui doit apprendre à le cultiver
dans sa méditation. Il découvrira alors que, s'il accède à cette
Conscience Lumineuse, il se sent propre et plus vrai en
lui-même. Et, dès qu'il La perd, il se sent sali et son être
redevient mensonge !
Par ailleurs, il lui faut comprendre qu'en dépit du fait qu'il
pourra, à certains moments de ses pratiques, toucher des états
d'élévation spirituelle si élevés qu'il en sera transporté et
émerveillé, tant qu'il habite encore un corps fragile et mortel,
ces états resteront plus ou moins à la merci des conditions
extérieures, des problèmes de santé, des variations climatiques,
etc., et qu'il n'obtiendra sa véritable récompense qu'après la
mort, quand le mouvement du temps, avec tout ce qu'il
entraîne dans son sillage, n'aura plus de pouvoir et ne pourra
plus ni lui voler, ni réduire ce qu'il aura acquis spirituellement.
* * *
Il est nécessaire de revenir sur la question de 1' imperma-
nence qui concerne tout ce qui a pris naissance dans la matière.
Il viendra certainement un moment dans la vie du chercheur
où, avec la vieillesse, il commencera à sentir la faiblesse
physique, le mauvais fonctionnement de certains organes et
LE RAPPEL DE L'IMPERMANENCE COMME... 145

1' apparition de douleurs qui lui feront soudainement prendre


conscience que la fin approche pour lui. Tant qu'on est encore
jeune, on a toujours l'espoir de récupérer ses forces après une
maladie, quelle qu'elle soit, mais, lorsque la vieillesse sera là,
il réalisera qu'on ne peut lutter contre l'inévitable. Quel sera
alors son sentiment dans cette situation incontournable face à
laquelle il se sentira si impuissant ? Il se pourrait qu'il soit
atteint de graves affections qui le diminueront considérable-
ment et le rendront même extrêmement dépendant. Quoi
qu'il arrive, il ne faut, en aucune circonstance, qu'il se permette
de sombrer dans un état de dépression qui affecterait ses
pratiques spirituelles.
Il lui faut, au contraire, faire tout ce qui est en son pouvoir
pour tenir ce qu'il a pu gagner spirituellement jusqu'alors et
continuer de lutter avec espérance.
* * *
Le fait même d'entretenir en lui le rappel de son imperma-
nence va faire naître chez l'aspirant une intense compassion
pour ses semblables et pour toutes les autres créatures vivantes.
Il ressentira le drame d'être incarné dans la matière et le triste
sort de certaines formes de vie particulièrement infortunées
-quel malheur par exemple d'être né ver de terre!
Avec ce nouveau sentiment de compassion qu'il éprouvera
pour autrui, le chercheur réalisera qu'il a un devoir - que
1'on peut même qualifier de sacré - envers ses semblables
et qu'il ne peut absolument pas se couper d'eux. On ne
s'engage pas dans une quête spirituelle pour garder pour soi-
même seul les fruits de son travail - fruits dont le monde a
un tragique besoin.
Si 1'on se donne la peine de réfléchir quelque peu, on ne
peut nier le fait qu'on est très dépendant des autres et qu'on
leur est redevable. Il y a en effet beaucoup de choses dans la
vie que l'on est incapable de faire pour soi-même ; on ne
146 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

peut exister dans ce monde sans 1'aide des autres. On ne peut


échapper au fait que 1'on est endetté à leur égard, surtout
envers les personnes avec qui on partage sa vie, et à plus
forte raison si elles sont animées par les mêmes aspirations
spirituelles !
* * *
Par une vision pénétrante résultant de tout le travail spirituel
qu'il aura effectué sur lui-même, l'aspirant verra, avec une
lucidité aiguë, l'esclavage de l'humanité qui ne connaît que
l'attraction et la répulsion, les « j'aime, je n'aime pas ». Il
cessera de ne voir que les défauts des autres - ce que 1'on
fait généralement ; au contraire, il cherchera plutôt à les aider
à se libérer de leur souffrance, tout comme lui-même
souhaite s'affranchir de la douleur que la naissance dans la
matière lui inflige.
CHAPITRE 8

LA MÉMOIRE

La mémoire peut se révéler être un témoin impitoyable


pour l'homme, un témoin de tout ce qu'il a fait autrefois et
qu'il n'aurait pas dû faire, que ce soit satisfaire un intérêt
personnel aux dépens des autres, dire (pour se soulager)
quelque chose de blessant à quelqu'un, céder aveuglément à
un désir sexuel sans se soucier des dégâts qu'il peut infliger à
autrui, etc. Et, en revanche, tout ce qu'il aurait dû faire et que
- par manque de courage, par inertie ou, tout simplement,
par faiblesse face à des impulsions aussitôt gratifiées - il a
négligé d'accomplir se trouve également inscrit dans sa
mémoire. C'est ainsi qu'en raison de la loi inexorable du
karma, sa manière d'être, de penser et d'agir dans le passé a
inévitablement fait de lui ce qu'il est devenu dans le présent!
L'être humain ne réalise pas à quel point la mémoire de
tout ce qu'il n'aurait pas dû faire ou qu'il a négligé de faire
subsiste quelque part dans son subconscient et l'appesantit à
son insu ! Il se plaint souvent des autres ou de la situation dans
laquelle il est placé sans comprendre (dans son ignorance
des lois incontournables qui régissent la Création) que c'est
précisément la façon dont il vibre en lui-même dans le présent
- en conséquence de son comportement passé - qui attire à
lui les conditions qui lui correspondent et qu'illui est impos-
sible de fuir ou de modifier sans se changer au préalable.
148 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Il ne faut jamais oublier que le passé vit toujours et, de la


manière la plus énigmatique et insaisissable ordinairement,
influence continuellement le présent et le futur pour le
meilleur ou pour le pire - en fonction de ce que 1'on a semé
en soi-même autrefois et que l'on ne peut éviter de récolter
par la suite.
En outre, il est nécessaire de prendre en considération un
fait qu'on oublie souvent, à savoir que chaque être incarné
porte à son insu le souvenir - trop obscur pour que, depuis
ses niveaux d'être et de conscience coutumiers, il puisse en
saisir l'impact sur le présent - de tout ce qui lui a été transmis
par ses parents, grands-parents et ancêtres les plus éloignés,
et qui plonge ses racines dans un temps si reculé qu'il est
inconcevable d'en embrasser 1' étendue. Il lui est difficile de
voir que l'influence sur le présent de toute cette mémoire qui
l'habite secrètement l'empêche de pouvoir vivre et de regarder
1'existence manifestée à chaque instant qui passe de façon
nouvelle.
Par ailleurs, il s'avère vital pour l'aspirant de savoir qu'il
existe deux sortes de mémoires et que le monde n'en connaît
qu'une, celle qui est commune à tous les êtres vivant sur cette
planète. C'est une mémoire qu'on peut appeler ordinaire, et
qui, comme le chercheur le découvrira, peut se révéler être un
terrible handicap sur son chemin, faisant obstacle à son désir
de rejoindre l'Infini et de s'unir à Lui.
A moins qu'il ne parvienne à acquérir une certaine maîtrise
de lui-même pour pouvoir rester continuellement dans le
présent, il va se trouver sans cesse emporté, tantôt dans les
souvenirs de tout ce qu'il a connu ou qui lui est arrivé autre-
fois, tantôt dans l'anticipation de ce qu'il doit ou veut faire
dans l'avenir. Et, tant qu'il n'a pas appris à contrôler son
mental - qui est le terrain où se déroulent toutes ces images,
LA MÉMOIRE 149

pensées et souvenirs -, 1' aspirant ne pourra éviter d'être


constamment ballotté entre le passé et le futur.
Habituellement, on ne réalise jamais à quel point le passé
et, d'une façon qui échappe à la compréhension courante,
1'avenir aussi pèsent sur le présent et influencent tout ce
qu'un homme fait dans l'immédiat, le rendant, en raison de
son absence à lui-même coutumière et de sa tendance à une
certaine forme d'inertie intérieure, incapable d'être neuf dans
ce qu'il dit, dans son attitude envers autrui ainsi que dans ce
qu'il tente d'accomplir dans la vie. Sans en avoir conscience,
il n'agit que par réaction machinale. C'est la raison pour
laquelle tout ce qu'il fait est généralement soit inefficace,
soit seulement partiellement satisfaisant - aussi bien pour
lui-même que pour son entourage.
L'être humain, tel qu'il est communément, ne voit pas
qu'il n'est pratiquement jamais intéressé par ce qu'il fait
extérieurement. Il travaille presque toujours pour ce qu'il
peut recevoir en contrepartie.
Tout ce qui vient d'être dit ne peut manquer de concerner
le chercheur. Ne doit-il pas s'interroger sur la manière dont il
approche ses pratiques spirituelles ? Guette-t-il constamment
un résultat en retour des efforts qu'il fournit, ou bien les
effectue-t-il seulement pour l'amour de les faire ? Il lui faut
savoir que, tant qu'il escompte une récompense pour sa peine,
il fait obstacle à la Lumière de 1'Infini, empêchant Celle-ci
de 1' atteindre. Dans la Bhagavad-Gîtâ, Krishna rappelle à son
disciple Arjuna 1' importance de ce détachement par les mots
suivants:
« Tu as droit à l'action, mais seulement à l'action,
et jamais à ses fruits ; que les fruits de tes actions ne
soient point ton mobile ; et pourtant ne permets en toi
aucun attachement à l'inaction.» (chap. 2,47)
150 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Or, précisément, la seule façon pour l'aspirant d'arriver à


renoncer aux fruits de ses actions, c'est de rester très présent
et conscient de lui-même tout le temps qu'il/es accomplit.
L'obstacle de la mémoire ordinaire
Afin de permettre au chercheur de mieux comprendre les
problèmes (parfois même écrasants) que la mémoire peut lui
poser quand c'est elle qui le contrôle et non l'inverse, il est
nécessaire de lui donner quelques explications supplémentaires
qui, à cause de la difficulté à traiter de questions aussi délicates
et inhabituelles, ne pourront néanmoins suffire. C'est à lui de
tenter de saisir - en s'étudiant avec assiduité - la manière
dont elle peut l'empêcher d'être neuf et ouvert à la réalité du
moment, non seulement durant ses activités extérieures, mais
aussi, et surtout, au cours même de ses pratiques spirituelles.
Il est très difficile à 1'homme du commun de concevoir
la façon mystérieuse dont les échecs qu'il a essuyés au cours
de son existence et les rares fois où il a, par hasard, réussi à
faire quelque chose qui lui a donné satisfaction sont tous, à
son insu, imprimés de manière indélébile dans sa mémoire !
Et, à moins qu'il ne soit parvenu - suite aux innombrables
chocs et aux souffrances que la vie manifestée lui a infligés -
à sortir de la torpeur mentale dans laquelle se déroule géné-
ralement si tristement sa vie, tout ce qui se trouve enfoui
dans les couches profondes de sa mémoire a, à son insu, déjà
décidé de la façon dont il sera et agira dans le futur, des
sortes d'intérêts vers lesquels il continuera d'être attiré,
ainsi que du destin qui l'attend!
C'est ainsi que, lorsqu'il décide de se lancer dans une
nouvelle entreprise qui, peut-être, ressemble quelque peu (ou
même beaucoup) à une qu'il a essayé de réaliser autrefois et
qui s'est mal terminée, afin de ne pas commettre les mêmes
erreurs, il s'évertue avec entêtement à approcher ce nouveau
LA MÉMOIRE 151

projet de manière arbitrairement différente, sans prendre en


considération le fait qu'à cause de l'incessant mouvement du
temps, qui entraîne dans son sillage des changements impré-
visibles, les conditions dans lesquelles il est placé actuellement
ne peuvent qu'inévitablement être autres que celles qu'il a
connues dans le passé, et que, peut-être, ce qu'il tente à tout
prix d'éviter se révèle justement être ce qu'illuifaudraitfaire
pour la réussite de son dessein. Aussi, en raison de son
ignorance de la loi de l'impermanence et de son incapacité
à voir avec suffisamment de recul ce que le présent lui offre
-ce qui lui aurait permis de regarder les choses d'une façon
neuve -, il laisse échapper une opportunité qui lui aurait
peut-être apporté le succès souhaité !
Par ailleurs, si ce qu'il a entrepris naguère s'est révélé
fructueux, il s'applique alors à répéter la même démarche,
oubliant dans sa hâte que, comme tout dans 1'existence
manifestée change d'un instant à l'autre, rien ne peut jamais
demeurer identique ; et voilà que survient le drame : cette
fois, son plan a pris une mauvaise tournure ! Aveuglé par sa
contrariété et les pertes subies, il ne comprend pas la raison
de ce revers.
L'aspirant commettrait une erreur de croire que, puisque
ses intérêts sont tournés vers une quête spirituelle, ce qui
vient d'être exposé ne s'applique pas à lui aussi. En effet, si
le souvenir d'un échec qu'il a subi la veille au cours de ses
pratiques spirituelles lui revient, associé au sentiment de
malaise que cet insuccès a suscité en lui, il va, à son insu,
aborder ses pratiques de méditation et les divers exercices de
concentration qu'il doit effectuer dans la vie active dans un
état de souci conscient ou inconscient, qui ne peut que rendre
ce travail sur lui-même plus difficile.
Par contre, si, ayant connu un moment d'élévation durant
sa méditation, il cherche avec avidité à ré-expérimenter cet
152 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

état le lendemain, en raison du fait que les conditions exté-


rieures ainsi que lui-même auront changé, il échouera dans sa
tentative. De plus, le fait même de s'accrocher à ce qu'il avait
goûté le jour précédent et de vouloir le retrouver - désir qui,
sans qu'il ne le réalise, provient de son moi profane - ne
peut qu'inévitablement y faire obstacle et même l'empêcher
d'éprouver par la suite des expériences plus importantes, qui
sont nécessaires pour le rapprocher du but vers lequel il tend.
L'erreur que commettent généralement les chercheurs
consiste à croire que, puisqu'ils ont, un jour, touché un état
de grande élévation spirituelle durant leur méditation, ils
savent désormais quel chemin y conduit ; ils pensent qu'il
leur suffit de reproduire la même démarche et cet état sera à
leur portée. Or, lorsque, le lendemain, ils essaient de mettre
en pratique la même approche, ils sont surpris et déconcertés
de voir que, cette fois, cet état, qui les avait éblouis la veille,
leur échappe. Ils ne voient pas que, dans un travail aussi
subtil et hors du commun, ils doivent oublier toute réussite et
de tout échec par lesquels ils sont passés à un moment donné,
et poursuivre leur pratique spirituelle en étant neufs, comme
s'ils ne connaissaient rien !
Mais, pour être neuf, il faut être disponible intérieurement,
et, pour être disponible intérieurement, il faut que l'aspirant
renonce à tous les désirs et toutes les pensées futiles qui
occupent communément son esprit. Et, pour se défaire de tout
ce qui est indésirable en lui, qui attire et retient son attention,
il faut que, comme déjà dit dans des chapitres précédents, il soit
présent et conscient de lui-même d'une manière tout autre que
celle qui lui est habituelle.
Il est important pour lui de comprendre les problèmes
que la mémoire peut lui causer s'il ne trouve pas la force
de se détacher des souvenirs qui, d'ordinaire, surgissent
continuellement en lui, souvenirs de ce qu'il a fait autrefois
LA MÉMOIRE 153

(qui déclenchent des pensées d'anticipation de ce qu'il doit


faire ou ne pas faire dans le futur) et, surtout, des événements
agréables ou désagréables qui ont parsemé sa vie - y compris
ce qui lui est arrivé au cours de ses pratiques spirituelles.
Autrement dit, s'il ne réussit pas à arrêter le cours incessant
des associations d'idées liées à tout ce qu'il a vécu précédem-
ment, il ne parviendra pas à être suffisamment présent et
disponible intérieurement pour pouvoir regarder la vie de
manière neuve et, par conséquent, il laissera échapper les
richesses que l'existence phénoménale peut lui apporter
- richesses qui sont nécessaires à son évolution à un autre
plan d'être qui, hélas, demeure inconnu et incompréhensible
à 1'homme du commun.
Généralement, toutes les impressions provenant du monde
extérieur qui s'infiltrent en l'homme ordinaire par le biais de
ses organes sensoriels sont reçues par lui passivement, dans
son état coutumier d'absence à lui-même. Ces impressions
restent enfouies dans sa mémoire et quand, à certains moments,
elles sont stimulées par des conditions analogues, elles
resurgissent en lui, sans contrôle de sa part ; elles le replongent
dans 1'état dans lequel il était lorsqu'elles 1'ont envahi
originellement, lui ôtant, par là même, la possibilité de voir les
différentes situations dans lesquelles il se trouve de manière
neuve, dans leur réalité, et non pas mêlées à ses réactions
subjectives habituelles - ce qui lui arrive tout le temps à son
insu, avec, pour effet, qu'il n'entend que ce qu'il veut entendre
et ne voit que ce qu'il veut voir, et ainsi, il se coupe de la
réalité du moment. L'histoire soufie suivante souligne de
façon amusante combien cela peut avoir des conséquences
fâcheuses:
Histoire soufie du lion :
Un jour, Mulla Nasrudin se promenait au marché,
tirant derrière lui un lion qu'il tenait en laisse. Comme
154 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

l'animal provoquait la frayeur de tout le monde, un


ami qui se trouvait là vint lui dire : « Voyons, Mulla,
qu'est-ce que tu fais ici avec ce lion, il faut le conduire
au zoo. »
« C'est une très bonne idée, répondit Mulla, je te
remercie.»
Le lendemain, à sa surprise, l'ami de Mulla rencontra
celui-ci au marché, toujours accompagné de son lion.
« Enfin, Mulla, je t'avais dit de 1'emmener au zoo ! »
« Mais, je l'y ai emmené, dit Mulla, et ça lui a beaucoup
plu!»
* * *
En constatant 1'état pitoyable dans lequel 1'homme du
commun passe sa vie, le chercheur doit éprouver la plus
grande compassion à son égard et se doit de sélectionner
avec une vigilance extrême et continuelle ce qu'il laisse
s'immiscer en lui au travers de ses organes sensoriels comme
impressions extérieures - qui vont occuper la place en son
être et encombrer sa mémoire -, de crainte que, lorsque la
mort 1' appellera soudainement à elle, il ne se retrouve trop
harcelé par les souvenirs que ces impressions ont laissés en
lui pour être capable d'y faire face.
À ce propos, les paroles suivantes du Bouddha doivent
servir de stimulants pour inciter 1' aspirant à sentir le sérieux
de ce qui vient d'être exposé et la gravité de ce qui est en jeu
pour lui:
« La Vigilance est le sentier qui mène à la Vie Éternelle.
L'inattention est le sentier qui mène à la mort. Ceux qui
sont vigilants ne meurent pas, ceux qui sont inattentifs
sont déjà morts.»
« Vigilant parmi les négligents, éveillé parmi les
endormis, le sage avance comme un fier destrier qui
distance une haridelle. »
LA MÉMOIRE 155

« Un Bikkhu qui fait ses délices de la vigilance, qui


voit le danger de la négligence, avance comme un feu
qui consume tous ses liens, petits ou grands (... ) il est
proche du Nirvâna. » (Dhammapada, 21,29, 31-32)
C'est par la pratique de la vigilance seule que le chercheur
peut se protéger de tout ce qui est indésirable qui peut s'infiltrer
en lui de 1' extérieur et rendre sa méditation et ses divers
exercices de concentration dans la vie active infructueux. En
restant vigilant, il lui sera possible - tout dépend du degré et
de la profondeur de sa vigilance - de choisir (parmi toutes
celles qui l'envahissent continuellement du dehors) les sortes
d'impressions qu'il peut se permettre de laisser s'accumuler
dans le « grenier» invisible de sa mémoire, c'est-à-dire
seulement celles qui peuvent lui apporter 1' aide et la compré-
hension dont il a besoin pour le travail spirituel qu'il effectue
sur lui-même.
S'il réalise vraiment 1' importance de la vigilance pour le
but qu'il cherche à atteindre et s'il parvient à réellement
demeurer attentif dans ce qu'il dit et fait dans la vie, il com-
mencera non seulement à être plus ouvert intérieurement
pour voir différemment d'auparavant la réalité des situations
dans lesquelles il se trouve placé, telles qu'elles se présentent
à lui, mais aussi, et surtout, il vivra chaque instant qui vient
et qui passe de manière neuve, c'est-à-dire non mêlé avec
tout ce qu'il a pu subir dans le passé comme échecs, drames,
perte d'un être aimé, luttes pour résoudre des problèmes
inattendus qui ne cessent de surgir et de le harceler, et ainsi
de suite.
De surcroît, même les souvenirs d'événements agréables
qu'il lui est arrivé de connaître, auxquels il reste attaché,
peuvent l'empêcher d'être disponible à de nouvelles expérien-
ces qui lui sont nécessaires pour lui procurer des connaissances
précieuses, à la fois sur lui-même ainsi que sur le mystère du
Cosmos et de la Création.
156 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

La mémoire de l'Univers en l'être humain


La mémoire est une faculté des plus étonnantes et des
plus extraordinaires que la Vie ait produites. Qu'on veuille
1'admettre ou non ne change rien au fait que chaque homme
et chaque femme qui naissent et meurent sur cette planète,
sans qu'ils ne le réalisent d'ordinaire, portent dans les couches
les plus profondes et les plus obscures de leur conscience et
dans chaque atome qui compose leur corps le souvenir,
jusqu'au moindre détail, de tout ce qui est survenu dans le
Cosmos, souvenir qui se perd dans un temps si reculé que
vouloir en retrouver l'origine ne peut que donner le vertige à
1'esprit trop limité de 1' être humain !
En fait, bien que cela puisse paraître présomptueux aux
yeux de personnes non illuminées d'avancer une pareille
assertion, il faut néanmoins dire que tout ce que les astronomes
croient avoir appris sur 1'Univers et sur les innombrables
galaxies et corps célestes qu'il contient était, sans qu'ils
n'en aient eu conscience, mystérieusement enfoui dans les
profondeurs de leur être ; au fond, ils n'ont fait que s'en
souvenir ! Il s'agit d'une question des plus difficiles et des
plus délicates, qui ne peut trouver de confirmation qu'en
celui qui, suite à une intense pratique de la méditation, est
parvenu à s'arracher de son moi profane et à rejoindre
1'Éternel en qui existent tous les secrets insondables de la
Création depuis le tout début de sa manifestation.
La mise au point de télescopes géants, extrêmement sophis-
tiqués, ainsi que de puissants microscopes a permis aux
scientifiques d'accomplir d'étonnantes découvertes, depuis
les astres immenses qui habitent le Cosmos jusqu'aux plus
infimes particules. Mais, sans en être conscients, ils n'ont fait
que re-connaître ce qu'ils ont découvert, autrement dit, ils ont
re-trouvé une connaissance qui existait à leur insu au tréfonds
de leur être.
LA MÉMOIRE 157

Contrairement à ce qu'il croit habituellement, rien de ce


que l'homme pense avoir inventé ou créé n'est sien. En fait,
il ne fait que re-connaître ce qu'il découvre, c'est-à-dire re-
connaître ce qui existe déjà en lui à 1'état latent. Ceci est vrai
aussi bien pour les lois physiques qui gouvernent l'Univers, les
progrès technologiques dans les domaines les plus complexes,
les systèmes philosophiques, que pour les créations artistiques ;
et cela concerne également une pratique spirituelle.
A moins qu'il ne réussisse à atteindre un niveau d'être très
supérieur à celui du commun des mortels, il est impossible
à l'être humain de comprendre que l'Univers, avec tout ce
qu'il englobe, se trouve non seulement en dehors de lui, mais
aussi en lui ; en fait, il est l'Univers en miniature.
Sans parler des souvenirs appartenant à 1'époque si lointaine
où la Création est apparue, 1'homme recèle en lui toutes les
expériences qu'il a traversées depuis l'instant où il a ouvert
les yeux au monde jusqu'à l'heure de sa mort, des expériences
qui, en fait, ne font, pour ainsi dire, que dormir temporairement
en lui, attendant des stimuli nécessaires pour remonter à la
surface de son être. En fait, rien n'est jamais perdu dans
l'existence manifestée ou dans la vie d'un être humain ; tout
existe, et il suffit parfois de peu pour retrouver un souvenir
que l'on croyait totalement oublié ! Ainsi, il peut arriver qu'à
des moments des plus imprévus, le souvenir d'une personne
perdue de vue depuis longtemps ou d'un événement survenu
dans son enfance revienne soudainement à l'esprit de quelqu'un
d'une manière si inexplicable ordinairement qu'il en reste
songeur!
Au fond, puisque la médecine admet que tous les éléments
qui composent le corps humain meurent et se renouvellent
constamment, la mémoire - qui ne cesse d'être et de croître -
ne peut, par conséquent, se trouver stockée dans les cellules
elles-mêmes ; où donc alors, ou plutôt en quoi, toute cette
158 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

inconcevable accumulation de souvenirs se trouve-t-elle


enfouie ? En 1'esprit ? Dans la conscience ? Dans le sub-
conscient ? Ou en quel autre terrain invisible qui demeure
impossible à discerner ou à déchiffrer communément ? En
outre, qu'est-ce que la conscience? Peut-on jamais la décrire?
Vu la fragilité de sa situation dans le monde physique -qui,
de par sa nature, ne peut qu'être en changement continuel et
s'avère donc imprévisible-, l'aspirant ne doit-il pas être
extrêmement attentif à ce qu'il peut laisser s'infiltrer et
s'installer dans le domaine invisible de sa mémoire, afin d'être
soutenu, non seulement dans sa vie présente, mais aussi et
surtout dans une future existence - si celle-ci lui est destinée.
En effet, il doit comprendre qu'il transportera avec lui dans
la mort la mémoire de tout ce qui lui tenait à cœur, qui, de la
façon la plus énigmatique et insaisissable pour l'homme de la
rue, le retrouvera dans un avenir indiscernable !
Il ne faut pas qu'il oublie que, comme déjà expliqué par
ailleurs, le présent ne peut en aucune manière être autre que
ce qu'il est, en raison de la façon dont il a vécu le passé, et
que le futur qui l'attend sera, lui aussi, indubitablement
déterminé par la manière dont il vit le présent. Contrairement
à ce que l'être humain peut penser, le passé existe toujours et
ne cesse d'influencer aussi bien le présent que le futur
(considéré généralement comme non existant), lequel, lui
aussi, de la façon la plus étrange, exerce un pouvoir invisible
mais déterminant sur le présent et conditionne celui-ci sans
que l'homme ne le soupçonne jamais d'ordinaire. Le
chercheur peut ainsi comprendre que la pratique spirituelle
qu'il effectue dans le présent est véritablement, et sans
nécessairement qu'il n'en ait conscience, en train de changer
le passé ainsi que l'avenir pour lui, lui promettant, par là
même, une future incarnation plus fructueuse et plus riche
spirituellement.
* * *
LA M~MOIRE 159

Il peut arriver à quelqu'un sur le point de se noyer qu'à


l'instant où il commence à perdre conscience, sa vie tout
entière se déroule devant lui, jusque dans les incidents les
plus infimes, comme dans un étrange rêve fantasmagorique, et
qu'en raison du fait que, dans des conditions aussi dramatiques,
le temps n'existe plus, il la revive à une vitesse si fulgurante
qu'après avoir été sauvé, chaque fois que lui revient le souvenir
de cette expérience, il en demeure bouleversé et saisi de crainte
révérentielle* (crainte révérentielle qui ne traduit qu'imparfai-
tement le mot anglais plus exact "awe" ). En fait, ce phénomène
est une anticipation de ce qui attend tout être humain quand il
meurt ; il revoit sa vie défiler devant lui dans ses moindres
détails, comme un étonnant songe irréel qu'il parcourt avec
une rapidité stupéfiante !
Il voit, dans ce que le Livre des Morts Tibétain appelle
«le miroir du karma», tout ce qu'il a, par intérêt personnel,
fait et omis de faire au détriment des autres. Il ne peut alors
qu'éprouver un profond sentiment de remords ; puis, fatigué
du contenu, devenu confus, de son mental, il commence à
sombrer dans le sommeil de la mort, laissant derrière lui sa
vie passée qui devient de plus en plus vague et lointaine,
jusqu'à s'évanouir dans un apparent oubli miséricordieux
afin qu'il récupère des tourments, des souffrances et des
problèmes qu'il a subis tout au long de son existence.
En ce qui concerne 1' aspirant, si sa pratique spirituelle lui
tenait réellement à cœur, il va, après son départ de ce monde,
la« ressasser » mystérieusement, ce qui va, d'une manière
impossible à comprendre ou à expliquer ordinairement, la
faire secrètement croître en lui. Aussi, s'il revient à la vie
phénoménale, il sera animé d'une plus grande détermination
pour poursuivre ce travail sur lui-même et pour transformer

*Comme cela s'est produit pour un ami de l'auteur.


160 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

toute tendance indésirable qui pourrait encore subsister en lui


et l'appesantir, jusqu'à ce qu'il parvienne à mener à terme la
quête spirituelle entreprise jadis et restée inachevée quand la
mort l'avait emporté.
Ceci dit, il ne faut, en aucune circonstance, que le chercheur
se permette de penser, consciemment ou inconsciemment,
que, puisque d'autres existences sont envisageables pour lui
et qu'il a trop de difficultés dans la vie présente, il peut donc
aborder plus tranquillement ses pratiques spirituelles actuelles
et attendre de bénéficier, dans une future incarnation, de
meilleures conditions pouvant lui faciliter ce travail sur lui-
même.
Il commettrait une erreur en ne prenant pas en considé-
ration le fait que la vie phénoménale est si changeante et
incertaine qu'il ne sait jamais ce qui peut survenir dans une
nouvelle existence comme maladie incurable, grave accident,
drame familial, etc. qui peuvent rendre impossibles toutes ses
pratiques spirituelles - que, dès lors, il vaut mieux pour lui
accomplir dans l'immédiat, s'il ne veut pas risquer de perdre
la possibilité de rejoindre son but. Il lui faut réaliser qu'il est
vital pour lui de rejeter la tentation d'escompter des circons-
tances plus favorables pour continuer ce travail sur lui-même,
et se donner, dans le présent, à ses pratiques spirituelles avec
le tout de lui-même et une détermination inlassable !
Il existe un autre type de mémoire
Le deuxième type de mémoire évoqué au tout début de cet
exposé peut se manifester chez un aspirant très tôt dans sa vie
(ce qui est exceptionnel), alors qu'il est à peine adolescent
(comme cela s'est produit pour Ramana Maharshi, quelques
rares maîtres bouddhistes, mystiques chrétiens et soufis) ou
- tout dépend du degré d'évolution spirituelle et du niveau
d'être qu'il a atteints dans son existence précédente - plus
LA MÉMOIRE 161

tard, à l'âge adulte, ou même parfois à un âge avancé, ce qui


rendra ce travail sur lui-même plus ardu, en raison de certaines
tendances trop cristallisées en lui.
Dans le domaine artistique, Mozart, Beethoven, Schubert,
Michel-Ange et quelques rares grands artistes furent, depuis
leur plus tendre enfance, de tels prodiges qu'ils demeurent
pour le monde une énigme impossible à appréhender ou à
élucider - à moins que 1' on ne prenne en considération cette
mémoire particulière qui s'est éveillée en eux à un âge extra-
ordinairement précoce (chez Mozart surtout) et qui était
forcément le résultat d'un entraînement effectué dans d'autres
existences.
Ce qui distingue cette forme de mémoire de celle que
l'homme connaît ordinairement- emplie d'images, de paroles,
de pensées et de souvenirs d'événements au travers desquels
il est passé-, c'est qu'elle est nue, silencieuse et libre de
tout support visuel, verbal ou sonore.
Afin d'éviter toute incompréhension à propos d'un sujet
aussi délicat, il faut préciser que 1'éveil de cette mémoire peut
être plus ou moins manifeste, en fonction, comme il vient d'être
dit, des niveaux d'être et d'évolution atteints par l'aspirant ;
il peut même arriver que cet éveil soit particulièrement
marquant, ce qui reste toujours une exception et qui signifie
qu'une trace profonde a été creusée en l'être du chercheur par
un travail spirituel intense accompli dans une vie précédente.
Tout comme des signes prémonitoires se font sentir chez la
mère, lui annonçant que 1' enfant qu'elle porte est prêt à naître,
de même, le moment venu, d'étranges et subtils sentiments
commencent à surgir en l'aspirant, le plongeant dans un état
de malaise inexplicable qui ne lui est pas habituel et dont la
nature lui échappe. Cet état n'est que très inadéquatement
comparable à celui que 1' on ressent en sortant de son sommeil
nocturne, après un rêve qui a laissé une impression très
162 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

troublante, mais dont on n'arrive pas à se souvenir ; et, bien


que l'on ne cesse d'essayer de s'en rappeler, le contenu de
ce rêve reste toujours hors de portée ! L'état dans lequel on
est tout le temps que 1'on tente de le retrouver ressemble,
mais, comme il vient d'être dit, très relativement, à ce qui
arrive à un chercheur lorsque le souvenir d'un passé lointain,
trop obscur pour être discernable, commence à s'éveiller
silencieusement en lui, créant en son être un sentiment de
trouble incompréhensible.
Il peut alors passer ses journées dans un état d'insatisfaction
diffuse, et, sans en appréhender la raison véritable, en étant de
plus en plus mécontent de sa vie présente, avec le sentiment
qu'il lui manque quelque chose d'indéfinissable - ce qui le
rend morose et le pousse même à éviter la compagnie des
autres.
Sans qu'il ne le réalise, la façon dont il vibre en lui-même
ainsi que le désir inconscient qu'il porte continuellement en
lui de se remémorer quelque chose qui lui échappe vont petit
à petit attirer à lui les conditions favorables ainsi que les
personnes qui, à leur insu, joueront un rôle décisif pour
permettre à cette mémoire énigmatique de se manifester
secrètement en lui.
Il arrive alors, à des moments des plus inattendus, que
quelqu'un lui dise un mot apparemment sans importance
particulière, mais qui le touche, ou qu'il voie un objet religieux,
une statue de Bouddha, une icône, et - de la même manière
qu'un enfant sort de la matrice de sa mère et s'ouvre à la vie
quand vient le moment de sa délivrance - le souvenir
indéfinissable d'un passé obscur surgit soudainement et
silencieusement en 1' aspirant, le poussant d'une façon
irrésistible, qui étonne son entourage, à se lancer dans une
quête spirituelle. Il se peut même qu'il se trouve, d'une
manière tout à fait inexplicable ordinairement, en train de
LA MÉMOIRE 163

mettre en pratique avec opiniâtreté des exercices de concen-


tration de toutes sortes dont il ressent le besoin selon les
conditions du moment, et dont il ne sait par quel mystère il
les connaît* !
En voyant l'intensité avec laquelle il poursuit ce travail sur
lui-même, les personnes de son entourage qui, le plus souvent,
n'ont que peu ou pas d'intérêt spirituel, ne comprennent pas
à quel point sa quête est vitale pour lui. Il ne peut en effet
écarter de lui le sentiment que son destin est en balance - ce
qui lui fait pressentir 1' urgence cachée derrière les paroles
si lourdes de conséquences que le Christ a adressées à ses
disciples : « Celui qui n'a pas connu Dieu de son vivant a
vécu en vain ! »
Si 1'aspirant est suffisamment avisé, il ne manquera certai-
nement pas de noter que le Christ, dans cet avertissement
lancé à ses compagnons, n'a pas parlé de croire - ce qui
semble être l'attitude passive dont le monde se satisfait, à
son détriment -, mais de connaître !
* * *
Ce n'est que lorsqu'on est absorbé dans une profonde
méditation que 1'on peut se perdre ; et, en se perdant, de la
manière la plus étonnante, on se RETROUVE ! Oh, Merveille
des Merveilles !
En outre, c'est seulement quand on est plongé dans une
intense méditation que 1'on parvient à mourir à soi-même ;
et, en mourant à soi-même, à ce que 1'on est ordinairement,
on renaît et, par là même, on rejoint et on CONNAÎT l'Infini,
Dieu, 1'Absolu, le Nirvâna en soi ! Oh, Merveille des
Merveilles !
De plus, ce n'est que durant une profonde méditation que
l'on peut arriver à perdre la fausse identité qui s'est greffée

*comme cela est arrivé à l'auteur.


164 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

en soi-même ; et, en perdant cette fausse identité, on s'immerge


en l'Infini et on devient UN AVEC LUI ! Oh, Merveille des
Merveilles !
Enfin, ce n'est que lorsqu'on s'abîme dans une intense
méditation que 1' on en vient à perdre ce que 1'on possède
comme savoir, comme désirs obsédants, comme croyances,
et que 1'on devient vide ; et, en devenant vide, on devient par
là même le TOUT ! Oh quelle Espérance ! Oh, Merveille des
Merveilles ! Oh Miracle !
CHAPITRE 9

POTENTIALITÉS

ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE

Tout enfant qui naît en ce monde est éminemment vulnérable.


Au début, il ne peut faire autrement qu'apprendre par imitation.
Aussi, influencé par ses aînés, il grandit avec son regard et
ses intérêts tournés uniquement vers l'extérieur, vers le
domaine du tangible. Et, une fois adulte, comme la plupart
de ses semblables, il considère la Création comme n'étant
qu'un simple produit du hasard, qu'une combinaison d'atomes
et d'éléments chimiques de toutes sortes qui se sont rassemblés
de façon accidentelle pour produire la vie.
D'ailleurs, pour la majorité des scientifiques, l'Univers,
avec tout ce qu'il contient comme galaxies, étoiles et autres
corps célestes, n'est qu'une manifestation fortuite ; en effet,
s'il y en a un, où se trouve « 1'Architecte » ? En dépit des
impressionnants télescopes gigantesques ou encore des
puissants microscopes sophistiqués qu'il a inventés, nulle
part, 1'homme ne détecte la présence du « Concepteur » de
cette prodigieuse activité cosmique.
Pour l'Occidental en général, l'esprit n'est que le résultat
de 1' association de certaines molécules qui se sont acciden-
tellement combinées pour former un cerveau extrêmement
complexe, et il n'y a rien d'autre dans le corps humain que
de la matière qui, par un extraordinaire coup de chance, s'est
166 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

structurée de façon intelligente afin de permettre à ce corps


matériel de prendre connaissance du monde qui 1'entoure, de
raisonner, de sentir, d'éprouver du plaisir, de la tristesse, et
ainsi de suite. Il n'y a que ce qui est perceptible qui soit réel
pour lui et, par contre, tout ce qui ne l'est pas - en d'autres
termes, qui n'a pas une forme tangible - ne peut avoir
d'existence.
Tant qu'il reste coupé de sa Nature Primordiale (qui ne
connaît ni la naissance dans la chair, ni la mort), l'être humain
ne peut que subir 1'emprise que les conditions extérieures
exercent sur sa psyché - des conditions qui, à la fois, le
fascinent et 1' enchaînent au monde visible, et dont il ne peut,
par accoutumance, que demeurer le jouet. Aussi, regarde-t~il
la vie comme un phénomène dû au hasard, qui n'a d'autre
sens que celui qu'illui donne. Il est incapable de réaliser que,
tel qu'il est ordinairement, il est très limité et, par conséquent,
il ne peut, à son insu, que réduire l'étonnant mystère de la
Création à son propre niveau d'être et de compréhension ; et,
par là même, sans en avoir conscience, il se ferme la porte à
toutes les potentialités qu'il recèle dans le fond de son être.
Du fait qu'il n'a pas en lui de but élevé auquel il peut
consacrer son existence, il ne peut faire autrement que de
chercher, en dehors de lui, à le remplacer par ce qu'il peut
accomplir dans le monde phénoménal, oubliant que toutes ses
réussites terrestres, si spectaculaires qu'elles puissent être, ne
peuvent, comme lui-même d'ailleurs, qu'être impermanentes.
À 1'heure de sa mort, que pourra-t-il emporter avec lui de ses
réalisations extérieures - qui, de son vivant, lui tenaient tant
à cœur et lui procuraient 1'admiration des autres - qui lui
sera d'une quelconque utilité à cet instant fatidique où son
destin sera en balance ?
Il est difficile pour l'être humain d'appréhender, depuis
son état d'être et de conscience coutumier étriqué, que la
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 167

réponse à l'énigme de sa vie et du Cosmos, ainsi que la


possibilité de 1'accomplissement de toutes ses potentialités
supérieures (qui lui sont inconnues ordinairement) sont déjà
présentes en lui. On peut en trouver des exemples tout à fait
étonnants dans les créations musicales de certains grands
compositeurs.
Le mystère des potentialités infinies dans la création
musicale
Si de très rares hommes remarquables n'avaient pas, par
leur extraordinaire talent, démontré que non seulement ces
potentialités existent, mais aussi qu'elles sont accessibles
à l'être humain, on n'aurait jamais cru en la possibilité de
leur manifestation. On ne peut ainsi que demeurer stupéfait
lorsqu'on sait que la gamme qu'un compositeur utilise dans
ses créations musicales ne contient que sept notes ! De plus,
il ne dispose que de deux accords : majeur et mineur, qui
sont la base de toutes les différentes harmonies qu'il utilise
dans ses oeuvres musicales. Et c'est avec ces mêmes sept
notes et ces mêmes deux accords uniquement qu'un génie,
plongé dans ses inspirations, crée des prodiges qui, si ses
auditeurs sont assez réceptifs, suscitent en eux des sentiments
très élevés qui ne leur sont pas habituels.
Les chefs-d' œuvre que Claude Debussy a réalisés avec
seulement sept notes et deux accords sont tellement différents
de ceux que Mozart a composés avec ces mêmes sept notes et
ces deux accords ! En outre, 1' étonnante musique de Rimski-
Korsakov diffère tellement de celle de Respighi ou de Puccini
qui, eux aussi, n'ont fait que recourir à ces seules sept notes
et à ces deux seuls accords dans leurs compositions qui ne
cessent d'émouvoir et de transporter ceux qui les écoutent.
Haydn, quant à lui, a écrit plus de cent symphonies - sans
compter une invraisemblable quantité d'autres œuvres - en
n'employant que ces sept notes et ces deux accords ! On ne
168 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

peut que rester confondu devant une telle incroyable variété


de musique, de couleurs d'harmonies traduisant autant de
sentiments différents, que tous ces grands musiciens sont
parvenus à produire avec simplement les sept notes et les
deux accords qui étaient à leur disposition !
De quelle Source mystérieuse ont-ils tiré ces étonnantes
possibilités musicales ? N'y a t-il pas quelque chose de pro-
prement miraculeux dans les extraordinaires potentialités qui
se trouvent cachées dans ces simples sept notes et ces deux
accords?
Un aspirant sérieux peut ainsi comprendre que, tout comme
il existe des possibilités véritablement infinies dans la création
d'une œuvre musicale, de même, chaque être humain recèle
en lui, sur un autre plan, des potentialités prodigieuses qui
attendent de rencontrer les conditions nécessaires à leur
actualisation.
En ce qui concerne les« musiques» rock, pop, etc., l'auteur,
qui a étudié les lois qui régissent l'harmonie dans la musique
sérieuse, se voit obligé, avec tristesse, de les appeler des
mensonges. Elles sont un véritable drame pour les jeunes
qui, à cet âge tendre, sont si vulnérables et, par conséquent,
extrêmement influençables. On ne peut qu'être consterné
de constater que ces « musiques », imprégnées de toute la
sensualité et de la violence qui habitent leurs interprètes,
accompagnées de gestes et de paroles souvent obscènes,
incitant même parfois au viol ou au meurtre, s'infiltrent
malheureusement dans la psyché des enfants et des adolescents,
abaissant leur niveau d'être et détruisant en eux pratiquement
toute chance de pouvoir se donner un jour à une quête
spirituelle, si jamais ils ont l'opportunité d 'entrer en contact
avec quelqu'un qui puisse les guider spirituellement.
Quand le grand compositeur Rimsky-Korsakov était jeune,
avant de quitter définitivement la marine pour se consacrer
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 169

entièrement à la musique, ses supérieurs, qui étaient des


officiers, voulaient, selon la coutume, lui apprendre à jurer ;
il refusa catégoriquement. La noblesse qui se dégage de sa
célèbre symphonie intitulée « Antar » correspond à celle qui
habitait l'âme de ce grand musicien ! Les jeunes générations
pourraient tirer grand profit de l'écoute de ce chef-d'œuvre,
au lieu de se laisser influencer par la manière d'être et de se
conduire de ces « artistes » de rock et autres.
Rien que dans 1'harmonie, il existe plus de quatre cents
règles à assimiler, sans oublier les nombreuses autres lois qui
gouvernent la fugue, le contrepoint, les modulations, etc.
- des règles rigoureuses et extrêmement compliquées que
les grands compositeurs comme Beethoven, Brahms, César
Franck, Gustav Mahler et d'autres génies connaissaient à
fond, et auxquelles ils ont obéi dans leurs créations musicales,
sans jamais passer outre.
Par contre, ces « musiciens » de rock, pop, etc. qui, de
toute évidence, n'ont jamais appris leur grammaire musicale,
ne font, dans leur tragique ignorance, que tourner autour de
trois ou quatre notes et de trois ou quatre accords, avec, en
outre, des fautes d'harmonie qui ne cessent, pour ainsi dire,
de suggérer à 1'auditeur que deux et deux font cinq ; et, sans
en avoir conscience, celui-ci finit par accepter ce mensonge !
De surcroît, comme ils ne savent pas comment moduler, il en
résulte une monotonie d'harmonie aggravée par les martèle-
ments répétitifs assourdissants produits au moyen de leurs
instruments de percussion électroniques qui détruisent, à leur
insu, à la fois leur ouïe et leur psyché, ainsi que celles de
leurs auditeurs - comme le pas cadencé d'une colonne de
soldats peut, par son battement rythmé, faire s'écrouler un
pont, même en béton.*

* Un risque que l'auteur a connu quand il était soldat durant la seconde guerre
mondiale.
170 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

On peut ajouter que, vu leur manque de connaissance des


étonnantes possibilités qui existent dans la musique sérieuse,
ils ne font que s'imiter l'un l'autre, aussi bien« musicalement»
que dans leur façon d'être, de parler, de s'habiller, etc. - qui
est tristement sans dignité.
Il ne faut pas oublier que l'homme se transforme à son
insu en ce vers quoi son intérêt gravite et sur quoi son esprit
demeure fixé - pour son bien ou à son détriment. En effet, il
est et ne peut être que le résultat de la sorte de pensées qu'il
nourrit continuellement en lui et de ce que sont ses désirs dans
la vie, qu'ils soient spirituellement nobles et l'élèvent, ou qu'ils
soient de basse qualité, rendant son être pauvre, insensible, ou
même parfois, pareil à celui d'un animal de proie - comme
le monde a eu le malheur de l'expérimenter à de nombreuses
reprises au cours de son histoire.
De surcroît, dans pratiquement le monde entier, la tech-
nologie est devenue tellement puissante et les moyens de
diffusion si redoutables que l'écrasante majorité des gens
n'ont plus aucune chance de pouvoir échapper à un condi-
tionnement collectif tendant à les soumettre à quasiment une
seule influence ! Ce, d'autant plus que, comme les personnes
qui contrôlent 1'ensemble des médias ont elles-mêmes été,
sans le savoir, conditionnées par ce qu'elles ont reçu de leurs
aînés et de leur environnement, elles ne savent pas proposer
au public autre chose que tout ce qui est banal et sans valeur,
aux dépens de ce qui est fin, noble et élevé ! Dans leur tragique
aveuglement, elles ne font qu'entraîner leurs semblables avec
elles dans un monde illusoire qui les coupe de la réalité, les
empêchant de soupçonner qu'il existe une possibilité non
seulement de découvrir le sens de leur incarnation sur Terre,
mais aussi de s'élever à un tout autre plan d'être que celui
qui est habituellement le leur.
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 171

Tout homme qui n'a pas consacré son existence à tenter


de découvrir la Source d'où il a émergé originellement et
dans Laquelle, de bon ou de mauvais gré, il sera réabsorbé
après sa mort, sera, à cette heure critique, pris au dépourvu !
Il ne réalisera pas ce qui vient de lui arriver lorsqu'il se
retrouvera dépouillé de son enveloppe corporelle qui était
pour lui le seul moyen dont il disposait pour avoir le sentiment
d'exister. L'état dans lequel il sera, malgré lui, plongé à cet
instant dramatique lui semblera affolant, car il n'aura plus
les supports matériels qui constituaient tout son univers de
son vivant. Il ne pourra ainsi que graviter avec impuissance
au niveau d'être et de conscience qu'il aura connu en lui
juste avant de quitter cette vie ; en d'autres termes, il
s'emportera lui-même tel qu'il sera devenu au moment de se
séparer de son corps planétaire. Or, il ne faut pas oublier
qu'après la mort, il n'est plus possible pour l'être humain de
changer quoi que ce soit en lui-même, car il a pour cela
besoin des conditions que seul le monde existentiel peut lui
procurer.
Il faut encore expliquer, ainsi qu'il est mentionné dans le
Livre des Morts Tibétain, qu'immédiatement après son départ,
le défunt est mis face à la Conscience Suprême, dans toute sa
Pureté Éclatante. Mais, faute de la comprendre, il en a peur
et, pour la fuir, il commence à descendre à des niveaux de
plus en plus bas en lui-même, jusqu'à se retrouver ballotté
dans un monde hallucinatoire, empli d'images des plus
étranges et impressionnantes, se déployant en son esprit
d'une manière si spectaculaire et troublante que, par ignorance,
il croit en leur réalité et cherche, en vain, à y échapper. Il ne
peut concevoir que ces visions incohérentes qui le terrifient
proviennent de son propre mental - comme cela se produisait
déjà de son vivant, mais à une moindre échelle, lors de ses
rêves nocturnes.
172 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Dans un autre passage de ce même ouvrage tibétain, figure


l'injonction suivante déjà citée :
« Ô toi qui temporises et ne penses pas à la venue
de la mort, te consacrant aux choses inutiles de la vie,
imprévoyant es-tu, toi qui gaspilles ta plus grande
opportunité. Quelle erreur auras-tu commise si
maintenant tu reviens (de la vie) les mains vides.»
Pour revenir aux chanteurs de rock, pop, etc., combien
dès lors doit-on éprouver de compassion pour eux qui, sans
réaliser les dégâts qu'ils auront causés à leur propre être,
partiront de ce monde les mains vides ; ils se trouveront alors
dans un univers mental qui correspondra aux états et aux
sortes de pensées qu'ils auront nourris en eux tout au long
de leur existence.
Quand on entend la beauté qui se dégage de la musique
de certains grands compositeurs - comme la Troisième
Symphonie de Camille Saint-Saëns, Psyché de César Franck,
La Crèche de Pablo Casals*, Les Pins de Rome de Respighi,
L'Hymne de Jésus pour chœurs et orchestre de Gustav Holst
(une œuvre gigantesque), etc. -,on se demande comment il
est possible d'accepter d'écouter les« musiques» rock, pop et
autres. Or, ce sont malheureusement ces sortes de« musiques»
qui sont largement diffusées dans le monde, au détriment de
la grande musique ; aussi, les gens ne connaissent-ils prati-
quement plus 1'existence de pareils trésors.
Quel cadeau inestimable les nouvelles générations rece-
vraient pour la croissance de leur être si, dès leur plus jeune
âge, elles apprenaient à 1' école un instrument en vue de jouer
de la musique sérieuse !

* Connu uniquement comme interprète, mais qui était également un grand


compositeur.
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 173

Il est d'ailleurs à noter que l'âge d'or de la musique


européenne (fin XIXème, début XXème siècles) correspond à
l'époque où l'intérêt et l'éducation musicale du public étaient
à leur apogée. A l'heure actuelle, les personnes qui apprécient
la musique classique ne font que diminuer en nombre et leur
niveau de culture musicale ne cesse de s'appauvrir, d'autant
plus que la musique contemporaine, devenue atonale et
dodécaphonique, est dépourvue de beauté et de tout sens
esthétique.
* * *
Pour reprendre cette importante question des potentialités,
le chercheur doit comprendre que, pour permettre leur
manifestation en lui, il faut qu'il accepte les conditions dans
lesquelles il se trouve placé, quelles qu'elles soient - et dont
il ne sait généralement pas que c'est lui-même qui, par la
manière dont il a vécu dans un passé proche ou lointain, en
est à l'origine.
S'il fait l'effort de se distancier de lui-même pour s'exami-
ner avec honnêteté, il finira, en toute probabilité, par découvrir
que ces conditions sont précisément celles qu'il lui faut pour
la transmutation de certaines de ses tendances indésirables
qui étaient demeurées jusqu'alors dans la pénombre, et que,
sans cette transformation, les potentialités qui existent en lui
demeureront à l'état latent, sans jamais voir le jour.
Lorsqu'un aspirant est engagé dans une quête spirituelle,
il lui arrive parfois de rencontrer des problèmes et des tribu-
lations difficiles à surmonter et qui lui causent beaucoup de
souffrance. Sans qu'il ne le réalise, au moment même où il
affronte ces difficultés, celles-ci peuvent lui permettre de
lâcher-prise d'une façon qui n'aurait pas été possible autrement
et, par la suite, lorsqu'il regardera avec recul ce qui lui est
arrivé, si douloureux que cela ait pu être, il comprendra que
174 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

c'était pour son bien, comme l'enseigne l'histoire indienne


suivante:
Histoire indienne du roi et du premier ministre :
« Il était une fois un roi dont le premier ministre
avait toujours pour habitude, quoiqu'il arrivât, de
déclarer : « C'est pour le bien ». Le souverain, qui
l'aimait beaucoup et appréciait la grande sagesse dont
il faisait preuve pour 1'aider à gouverner le pays ne se
séparait jamais de lui un instant et 1'emmenait partout
avec lui.
Un jour, alors qu'ils étaient partis ensemble chasser
dans la jungle, escortés de trois ou quatre gardes, le roi
aperçut soudain un magnifique tigre et tendit rapidement
son arc. La flèche atteignit l'animal au flanc ; celui-ci,
furieux, bondit sur le roi, et réussit à lui arracher le
petit doigt de la main gauche avant de disparaître dans
les fourrés. Le premier ministre regarda en silence le
monarque pendant un moment, puis, comme à son
ordinaire, il prononça sa fameuse maxime : « C'est
pour le bien. » « Ah non, s'écria le roi en colère, un
tigre vient de me sectionner le doigt et vous osez me
dire que c'est pour mon bien!» Tout en se bandant la
main, il ordonna à ses soldats de jeter le premier
ministre dans un puits qui se trouvait en bordure du
sentier. Il se sentit encore plus exaspéré d'entendre la
voix de son premier ministre, qui, du fond du trou,
disait comme à son habitude : « C'est pour le bien ! »
Toujours fâché, le monarque distança son escorte
pour se retrouver un peu seul. Alors qu'il chevauchait
sans sa protection, des adorateurs du Soleil qui cher-
chaient une offrande pour faire à leur divinité lui
bondirent dessus, le ligotèrent et le ramenèrent à leur
grand prêtre. Lorsque celui-ci vit les vêtements royaux
du captif, il s'exclama, enchanté:« Mais, quel magni-
fique sacrifice pour notre dieu que celui d'un roi! »
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 175

Le souverain fut allongé sur la pierre sacrificielle. Le


grand prêtre s'apprêtait à lui plonger une dague dans
le cœur quand il aperçut sa main gauche tachée de sang,
avec le doigt amputé.« Ah, s'écria-t-il, désappointé, ce
n'est pas une offrande digne du Soleil, il lui manque un
doigt. Nous ne pouvons sacrifier un homme mutilé à
notre dieu, même si c'est un roi, relâchez-le».
Tout étourdi de son aventure, le monarque pensa alors
avec remords à son premier ministre qu'il avait, pour
le punir, précipité dans un puits et laissé sans secours.
Il retrouva ses gardes et retourna en hâte au puits dont
ils sortirent le premier ministre heureusement indemne.
Il lui raconta ce qui lui était arrivé et de quelle étrange
façon il avait échappé à la mort, puis il ajouta : « En
fin de compte, c'était pour mon bien que j'ai eu ce petit
doigt arraché par le tigre, sinon j'aurais sûrement été
exécuté, mais vous, pour quelle raison avez-vous dit
que c'était pour le bien quand je vous ai fait jeter dans
ce trou?»
« C'est très simple Sire, répondit le ministre. Vous
êtes le personnage le plus puissant du royaume, ils n'ont
pas pu vous sacrifier grâce à cet heureux concours de
circonstances ; mais si nous avions été ensemble, vu que
je suis, après votre Majesté, l'homme le plus important
du pays, c'est moi, votre premier ministre, qui aurait
été immolé à votre place ! »
Cette histoire a pour but de montrer aux chercheurs qu'il
y a toujours quelque chose de bien à retirer d'une situation,
quels que soient les difficultés ou les drames inattendus que
l'on peut subir.
Or, justement, on entend souvent des aspirants se plaindre
que le contexte dans lequel ils se trouvent est trop dur pour
eux et que, s'ils ne bénéficient pas de conditions un peu plus
favorables, il leur est très difficile de fournir les efforts qui leur
176 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

sont demandés, que ce soit pour pratiquer quotidiennement la


méditation, ou encore pour effectuer divers exercices de
concentration dans le cours même de la vie active.
Pendant les quatre-vingt-trois ans que l'auteur a vécu sur
cette Terre, il n'a connu que des conditions effroyables pour
accomplir ses pratiques spirituelles : maladies continuelles,
déracinement dès 1'enfance, absence de langue maternelle,
terribles difficultés pour gagner sa vie dues au handicap de
son manque d'instruction (car n'ayant jamais pu aller à
1'école). Aussi, peut-il se permettre d'affirmer que c ' est
précisément dans ces conditions, mêmes infernales, que ce
travail sur soi doit être accompli. D'ailleurs, si, comme il le
souhaite, l'aspirant était réellement placé dans un contexte
qui lui plaît pour consentir à se donner à sa quête, il peut être
certain qu'en peu de temps, avant de se rendre compte de
ce qui lui arrive, il dormirait tranquillement en lui-même,
au détriment de sa recherche spirituelle.
Quand l'auteur était en Inde, il a vu tellement de gens se
débattre dans une misère tragique, tout leur intérêt étant
exclusivement tourné vers la nécessité de se procurer, jour
après jour, de quoi survivre. Et même, une fois où il se
trouvait sur le quai de la gare de Calcutta, il aperçut un
homme squelettique, allongé dans ses propres excréments,
les yeux fermés, la bouche ouverte, couvert de centaines de
mouches, en train d'agoniser dans l'indifférence générale !
Est-ce qu'en comparaison de pareille détresse, les chercheurs
qui se plaignent des conditions dans lesquelles ils se trouvent
ne sont pas dans une situation infiniment plus favorable pour
poursuivre une pratique spirituelle?
Beaucoup d'aspirants ne semblent pas réaliser qu'un
engagement de cet ordre a toujours été et demeure toujours
un défi - comme 1' atteste la vie de certains grands
mystiques en Orient aussi bien qu'en Occident. La vie de
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 177

Milarepa* en est un exemple des plus frappants et émouvants.


Les terribles difficultés auxquelles il lui fallut faire face et
qu'il dut surmonter pour atteindre son but sont au delà de ce
que l'on peut imaginer, et témoignent d'une ténacité extra-
ordinaire qui doit constituer un encouragement pour les
chercheurs.
Tout aspirant sérieux doit comprendre que le refus qu'il
ressent, consciemment ou inconsciemment, d'une situation
qu'il n'aime pas et qu'il ne peut pas changer, d'une tâche qu'il
lui faut accomplir et qui n'est pas à son goût, ou encore, d'une
rencontre qu'il appréhende et qu'illui est difficile d'éviter, se
traduit - à un degré plus ou moins grand - par une tension
physique et émotionnelle.
Or, il doit toujours se rappeler que, pour parvenir à
1' aboutissement de sa quête, outre la pratique régulière de la
méditation qu'il ne lui faut jamais négliger, ce n'est pas ce
qu'il fait dans la vie qui compte, mais bien la manière dont il
est en lui-même pendant qu'il exécute ce qui est exigé de lui.
Il lui faut réaliser qu'une tension corporelle qui commence
à s'installer en lui est, sans que peut-être il n'en soit conscient,
un signe de non-acceptation, petit ou grand - non-acceptation
de lâcher ce avec quoi il est occupé dans son esprit, pour
pouvoir rester concentré comme il doit réellement l'être.
Détente physique et don de soi.
La détente physique est indispensable, en particulier durant
le temps que le chercheur désire consacrer à sa méditation. Il
doit se rendre compte que, sans une profonde détente de son
corps, il ne pourra pas s'abandonner à l'Aspect Supérieur de
son être lorsque Celui-ci cherchera à se révéler à lui.
Afin de 1'aider dans ses luttes pour se libérer de son état
d'être et de conscience coutumier, il faut ré-insister sur le fait

* voir note p. 62.


178 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

que toute résistance qu'il ressent en lui pendant qu'il essaie


de méditer ou de mettre en pratique ses divers exercices
spirituels dans la vie extérieure signifie refus ! - le refus de
consentir à se donner à ce qui l' appelJe intérieurement depuis
un autre monde en lui, au delà du tangible. Car, dans le fond de
lui-même, il ne peut pas ne pas pressentir avec appréhension
que ce don de lui-même implique de mourir à ce qu'il est
habituellement !
Et c'est justement le don total de lui-même qui lui est récla-
mé dans une démarche spirituelle réelle ; en d'autres termes,
il lui est demandé d'accepter l'inacceptable - qui, pour lui,
signifie la mort de ce qu'il est devenu accoutumé à regarder
comme étant lui-même - s'il souhaite pouvoir rejoindre la
Lumière Sainte de son Être Princier et s'y immerger.
Afin que ce don de lui-même puisse lui apporter un résultat
valable, il doit être accompli non seulement de tout son être,
mais aussi, et surtout, inconditionnellement. Par ailleurs, il ne
faut pas qu'il croie qu'illui suffit d'effectuer cette démarche
capitale une, deux ou trois fois, puis cesser de la pratiquer, en
pensant qu'il a fait le nécessaire pour gagner le Nirvâna ou
ce que le Christ nomme« le Royaume des Cieux».
Il doit comprendre que ce don de soi est des plus difficiles
à réaliser. S'il est vraiment sincère, la résistance qu'il rencon-
trera en lui-même pour le mettre en pratique ne peut pas ne
pas le faire souffrir au commencement. Mais cette souffrance
-qui n'a aucun rapport avec le genre de souffrance que la vie
lui inflige - 1' aidera à constater plus clairement que quelque
chose manque encore dans la manière dont il aborde sa
quête ; en effet, il lui faut arriver à devenir ce que l'on peut
appeler« un être extrême».
S'il parvient un jour à effectuer ce don de lui-même comme
il doit réellement le faire, c'est-à-dire avec toute sa force et
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 179

avec une sincérité extrême, quelque chose d'inexprimable se


fera subitement sentir en lui. Mais il se peut qu'au début de
cette expérience, si inhabituelle et inattendue, qui lui donne
l'étrange sensation de perdre ce qu'il croyait être son identité
- et, en conséquence de quoi, de ne plus se reconnaître -,il
soit saisi d'appréhension ! L'habitude en l'être humain est telle-
ment tenace que le sentiment soudain de ne pas se reconnaître
risque de lui faire très peur au commencement. Toutefois,
s'il parvient à surmonter cette crainte pour pouvoir découvrir
sa Nature Supérieure - qui, comme ille reconnaîtra, est
Divine - et se métamorphoser en Elle, il se sentira inondé
d'une mystérieuse paix, inconnue de ce monde, à laquelle
s'ajoutera la joie indicible d'avoir enfin identifié 1' aspect
ordinaire de lui-même pour ce qu'il est réellement : un tissu
de mensonges qui, par ses impulsions incontrôlées et ses
désirs insatiables pour les plaisirs des sens, se révèle n'être
qu'une source de souffrances !
Il faut revenir sur la question de la détente et spécifier
avec insistance que la relaxation corporelle et le don de soi
ne peuvent en aucune façon être séparés ; ils doivent aller de
pair. L'aspirant doit finir par réaliser, suite aux nombreux
échecs qu'il aura essuyés, que la détente de son corps est
absolument essentielle s'il souhaite pouvoir accomplir ce
don de lui-même d'une manière satisfaisante. Toute tension
physique qu'il découvre en lui doit le mettre immédiatement
sur ses gardes, car cela signifie un refus, le refus (le plus
souvent inconscient) d'accepter de se donner à ses pratiques
spirituelles (méditation et autres) avec la rigueur et la sincérité
qu'une entreprise aussi importante réclame de lui.
Le chercheur doit en outre comprendre que les efforts qu'il
lui faut fournir ne doivent jamais être faits par la contrainte,
mais parce qu'il veut les jaire. Il doit en venir à aimer effec-
tuer ces efforts, car, en se forçant, il suscitera indubitablement
180 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

en lui une résistance, et cette résistance entraînera une tension


physique et émotionnelle. C'est la raison pour laquelle il faut
une fois encore insister sur le fait que les efforts qu'il lui est
impossible d'éviter d'accomplir dans une voie spirituelle
sérieuse doivent non seulement être consentis sans réticence,
mais qu'il lui faut, de plus, en arriver à les faire avec plaisir.
Il est nécessaire pour le chercheur de réaliser que la détente
et le don de lui-même doivent finir par constituer des parties
intégrantes de son être. Il doit les mettre en pratique dans tout
ce qu'il fait dans sa vie extérieure et pas seulement lors de ses
séances de méditation et de ses divers exercices de
concentration.
Par ailleurs, il doit comprendre que, s'il ne continue pas à
effectuer les efforts indispensables pour pouvoir aller toujours
plus loin vers son but, en raison du fait que rien dans 1'exis-
tence phénoménale ne peut, par une loi inviolable, demeurer
statique, la pesanteur se mettra immédiatement en branle et
1'attirera vers le bas ; il lui sera très difficile par la suite de
recommencer à fournir les efforts requis pour se remettre en
route*. Il lui faut toujours garder à l'esprit que, tant qu'il
habite un corps matériel vulnérable, il ne peut que rester à la
merci de la force de la pesanteur. C'est la raison pour laquelle,
pour tout le temps qui lui reste à vivre dans ce monde, il ne
lui faut pas se permettre de relâcher ses efforts spirituels ; ce
n'est qu'après la mort, quand il n'aura plus de forme tangible,
que la pesanteur ne pourra plus l'affecter !
Le danger de l'apathie et de la routine
Suite à tout ce qui a été expliqué sur l'importance de la
détente corporelle pour rendre possible un véritable abandon

* « Celui qui interrompt le cours de ses exercices spirituels et de ses prières est
pareil à un homme qui laisse échapper un oiseau qu'il tient dans sa main; il ne
peut guère le rattraper. » (Saint Jean de la Croix)
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 181

de soi, il faut à présent mettre 1' aspirant en garde contre deux


dangers dont il peut, sans s'en apercevoir, devenir la proie.
Le premier le guette précisément quand il essaie de se
détendre physiquement durant ses pratiques de méditation.
En effet, tandis qu'il continue de méditer et qu'il tente de
rester détendu, cette détente qu'il cherche à maintenir en lui
peut, petit à petit, se transformer, à son insu, en un subtil état
d'apathie qui est une tendance de la nature humaine contre
laquelle le chercheur devra lutter sa vie durant si nécessaire.
Le deuxième danger auquel il se voit confronté est plus
subtil, car 1' aspirant peut, sans qu'il n'en soit conscient, finir
par prendre l'apathie elle-même pour une détente physique,
en conséquence de quoi, il dormira en lui-même en pensant
qu'il est en train de travailler spirituellement.
Comme le chercheur pourra le constater, sa pratique doit
non seulement être continuellement protégée de tout ce qui la
menace du dehors comme distractions futiles, mais aussi
préservée d'un autre péril qui la guette : la routine. En effet,
s'il n'est pas suffisamment sur ses gardes, sa pratique risque,
avec le passage du temps, de devenir routinière ; or, cette
routine représente un véritable ennemi pour sa quête - ainsi
que, d'ailleurs, pour tout ce qu'il lui faut accomplir dans la
vie extérieure.
Pour échapper à la routine et à 1' apathie - dont il lui faut
sans cesse se méfier et qui, en raison de leur subtilité, sont
d'autant plus dangereuses -, chaque fois que 1'aspirant
commence sa méditation, il doit 1'aborder de manière neuve,
c'est-à-dire qu'il lui faut oublier les petites réussites qu'il a
été privilégié de goûter tout autant que les échecs qu'il a pu
subir lors de méditations précédentes, et il doit s'appliquer à
sa pratique en étant aussi présent et aussi neuf en lui-même
qu'il en est capable.
182 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Après cette mise en garde, il faut encore ajouter que l'apa-


thie et la routine fermeront la porte à toutes les potentialités
que le chercheur recèle en son être, des potentialités extraor-
dinaires qui ne pourront voir le jour s'il ne s'efforce pas de
demeurer continuellement présent et activement conscient de
lui-même - le fait d'être activement conscient étant le
contraire d'un état d'apathie!

* * *
Il est ordinairement si difficile de comprendre la raison
pour laquelle, dès qu'un être humain s'incarne en ce monde,
la nécessité commence immédiatement à imposer sa loi à son
existence et l'assujettit. Il faut constamment se rappeler que
toute la Création est soumise à une force que l'on ne peut
contourner : la pesanteur - qui, comme dit précédemment,
exerce sur l'homme une emprise quasiment insurmontable,
et qui est la cause de sa tendance à l'inertie. Aussi, s'il n'était
pas contraint de fournir des efforts pour trouver les moyens
indispensables à sa survie, en raison de cet irrésistible penchant
à 1' indolence inhérent à sa nature, il ne ferait rien d'autre que
manger, jouir sexuellement et dormir - ce qui finirait non
seulement par détruire son être, mais, de surcroît, ses
possibilités spirituelles également.
En outre, comme la chute dans la matière provoque en
l'être humain l'oubli de la Source d'où il a originellement
émergé, qui existe indépendamment de tout support tangible,
son corps devient par conséquent extrêmement précieux à
ses yeux. En raison du fait qu'il ne sait plus que sa Véritable
Nature n'a aucun rapport avec son enveloppe corporelle, il ne
ressent son existence qu'à travers les différentes sensations
que son corps planétaire lui procure : sensations de plaisir, de
douleur, de chaleur, de froid, de peur, de fatigue, de bien-être
et, particulièrement, de jouissance sexuelle.
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 183

La préoccupation impérieuse de trouver le nécessaire pour


assurer la subsistance de son corps physique, devenue priori-
taire dans sa vie, l'oblige à faire des efforts qu'il n'aurait
pas accepté d'effectuer autrement ; on peut, par conséquent,
dire que, puisque les efforts qu'il fournit sont faits sous la
contrainte, ils sont soutirés de lui et, par là même, il est, sans
le réaliser, en train de faire ce que l'on peut appeler, faute
d'autres termes, une sorte de « yogaforcé », lequel, malheu-
reusement, au lieu d'être dirigé vers lui-même, dans la
perspective d'une quête spirituelle, n'a pour seul objectif que
de l'aider à faire face aux problèmes que la vie extérieure ne
cesse de lui occasionner, ce qui ne lui permettra pas d'arriver
à connaître un jour la Source Énigmatique d'où lui et toute la
Création ont surgi. De cette façon, les potentialités qu'il porte
en son être restent à 1'état latent ; il demeure ainsi pauvre et
privé des richesses extraordinaires qui existent dans l'Univers
aussi bien qu'en lui-même, sans pouvoir comprendre par
quel hasard impénétrable qui le dépasse il se trouve si
mystérieusement vivant, ni appréhender la raison d'être de
cette existence qui lui semble si étrange et inquiétante. Et,
comme il pressent dans le tréfonds de son être qu'illui manque
un ·but pour insuffler un sens à sa vie, il ne peut, en raison de
son conditionnement, que le chercher en dehors de lui-même,
dans tout ce qui attire et retient son attention.
Sécurité intérieure
Une fois incarné, 1'être humain perd une forme de sécu-
rité très particulière qui n'a aucun rapport avec la sécurité
extérieure - qui, quoi qu'il en soit, ne peut exister dans un
monde qui, lui-même, s'avère tellement incertain et est voué à
disparaître un jour ! Il s'agit d'une sécurité intérieure inconnue
à l'homme de la rue, et que l'aspirant ne peut trouver qu'en
lui, s'il réussit à rester activement présent et conscient d'une
manière tout autre que celle qui est habituellement la sienne.
184 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

De cette façon, il peut être protégé de toute impression


indésirable provenant de son environnement, qui peut
s'infiltrer subrepticement en lui, ainsi que de lui-même - à
savoir de ce qu'il peut penser, dire ou faire qui se révélerait
regrettable par la suite.
A propos de la question de l'insécurité extérieure, il faut
reconnaître que, malgré les soucis continuels qu'elle apporte
à 1'homme durant sa vie sur Terre, elle tient toutefois une place
importante dans l'existence ; c'est en effet grâce à elle que
tous les êtres vivants qui peuplent cette planète ont pu dévelop-
per une certaine forme d'intelligence - une intelligence qui
est particulière à chaque espèce, correspondant à son niveau
d'évolution et à son genre de besoins.
C'est précisément en raison des dangers incessants qui
guettent toutes les créatures habitant un corps fragile qu'il
leur a fallu chercher comment se protéger de leurs prédateurs,
des aléas climatiques et des catastrophes naturelles, ainsi
qu'assurer leur subsistance et la perpétuation de leur espèce.
Ce mode d'intelligence qui s'est developpé chez les animaux
et les plantes est une forme d'intelligence de l'espèce et non de
l'individu ; et c'est justement en cela que ce type d'intelligence
peut être qualifié, si l'on ose dire, d'inconscient, car chaque
individu d'une espèce donnée ne peut pas en faire consciem-
ment usage.
Que ce soit dans le règne animal ou végétal, chaque espèce
a développé, d'une manière des plus mystérieuses, des moyens
spécifiques pour garantir sa survie : griffes pour se défendre,
fourrure pour se protéger du froid, épines pour dissuader les
ennemis, poison pour les éliminer, et ainsi de suite. On ne
peut qu'être saisi d'admiration face à 1' ingéniosité stupéfiante
et à la diversité extraordinaire des procédés mis en œuvre par
les animaux et les végétaux pour répondre à leurs besoins
vitaux ; néanmoins, comme il vient d'être dit, cette intelligence
n'est pas le fait d'un individu, mais de 1' espèce tout entière.
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 185

On en trouve des exemples qui laissent confondu ; ainsi,


il existe une variété d'orchidée dont un pétale est 1'exacte
reproduction de l'abdomen de la femelle d'un certain insecte.
Le mâle, trompé par le leurre, vient s'accoupler avec le pétale,
puis apercevant plus loin un autre leurre, il se précipite sur
lui et, ce faisant, il transporte le pollen d'une fleur à l'autre,
accomplissant ainsi ce que la plante voulait de lui pour sa
reproduction !
On peut encore citer une plante africaine qui, lorsqu'un
herbivore commence à la dévorer, avertit, par le biais d'une
émanation chimique, ses congénères poussant dans les
environs, qui, pour ne pas subir le même sort, commencent
immédiatement à fabriquer un poison qui imprègne leurs
feuilles !
Parmi les animaux, 1'exploit que représente la migration des
oiseaux, tant sur le plan physiologique que pour leur aptitude
à retrouver leur chemin sur des milliers de kilomètres, est un
phénomène proprement extraordinaire. Il faut néanmoins
souligner à nouveau, avec beaucoup de précautions et de
réserves afin d'éviter toute incompréhension sur un sujet
aussi délicat, qu'il s'agit là d'une forme d'intelligence qui est
instinctive et, par conséquent, inconsciente, c'est-à-dire une
intelligence de l'espèce elle-même et non de l'individu ; en
d'autres termes, contrairement à l'homme, comme expliqué
auparavant, il est impossible pour un individu, animal ou
végétal, d'en faire consciemment usage.
En ce qui concerne l'être humain en revanche, celui-ci
possède l'étonnante capacité de pouvoir utiliser son intelli-
gence de manière consciente - pour autant qu'il le veuille !
Toutefois, comme, malheureusement, il est coupé de son
Origine Céleste qui seule peut le protéger de lui-même (de
ce qu'il risque de faire à son détriment et à celui des autres),
il fait, le plus souvent, un mauvais usage du don de cette
186 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

intelligence ; en effet, il n'hésite pas, pour satisfaire ses


intérêts du moment, à exploiter ses semblables, à saccager
son environnement, à supprimer certains animaux qui sont
vitaux pour l'équilibre de la nature, à partir en guerre contre
d'autres peuples pour s'approprier leurs biens, et ainsi de
suite. Or, comme, dans son ignorance, il ne réalise pas qu'il
fait partie intégrante d'un Tout, en annihilant les autres, il se
détruit lui-même également !
* * *
Pour revenir à cette importante sécurité intérieure, il
faut que l'aspirant en arrive à découvrir par lui-même que ce
n'est que lorsqu'il fournit l'effort de demeurer activement
conscient de lui-même - au lieu d'être passivement conscient,
comme il est accoutumé à l'être durant ses activités de la
vie courante -, activement conscient et relié à 1'Aspect
Supérieur de sa nature (à condition qu'il soit déjà parvenu à
Le reconnaître), qu'il peut se sentir en sécurité intérieurement.
Il faut insister sur le fait qu'il s'agit d'une sécurité intérieure
très particulière dont 1'homme du commun ne peut soupçonner
la possibilité. L'être humain passe une grande partie de sa vie
à essayer de se mettre à 1'abri des dangers qui le guettent
constamment et menacent son corps, lequel, comme dit
précédemment, est devenu, sans qu'il n'en ait conscience,
extrêmement précieux pour lui. Et, lorsque l'inattendu
survient soudainement et qu'il se retrouve en situation
d'insécurité, il se met aussitôt à chercher fébrilement les
moyens dont il espère qu'ils vont lui procurer la sécurité
extérieure définitive à laquelle il aspire, mais qui s'avère
irréaliste dans cette forme d'existence - une existence qui, de
par sa nature, ne peut qu'être instable et imprévisible. Il reste
ainsi, sans le réaliser, dans un état d'inquiétude inconscient,
qui est toujours là, à l'arrière-plan de son esprit, même quand
il est occupé à se délecter des différents plaisirs sensoriels que
le monde phénoménal lui offre.
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 187

En outre, au fond de lui-même, il ne peut pas ignorer que,


quoi qu'il fasse, il lui est impossible de contourner l'inévitable
qui l'attend : les ravages que la vieillesse va indubitablement
causer à son corps, avec toute la souffrance qui en résultera
pour lui et qu'il sera contraint de subir avant que la mort ne
vienne à son secours et ne le délivre de son enveloppe physique
devenue inhabitable - une perspective qui le remplit d'effroi.
Pour se rassurer et se donner le sentiment de sécurité qui
lui manque, l'homme de la rue, perdu dans sa dramatique
absence à lui-même et dans son ignorance spirituelle, ne
s'intéresse et ne donne crédit qu'au tangible, c'est-à-dire
à ce qu'il peut voir et toucher concrètement ; il oublie, ou
peut-être serait-il plus exact de dire qu'il préfère oublier,
que tout ce qui est visible et palpable ne peut que fatalement
être assujetti à l'usure du temps et, par conséquent, être
impermanent ! Il ne réalise pas qu'il ne peut trouver la
vraie permanence et la véritable sécurité auxquelles il aspire
si douloureusement que dans le fond de son propre être
- une permanence et une sécurité qui ne relèvent pas de
l'existence phénoménale et sans lesquelles l'être humain,
aveuglé par tout ce qui le fascine extérieurement, ne peut que
rester perdu dans un univers mental où règne l'obscurité qu'il
ne cesse, à son insu, de créer pour lui-même.
* * *
Les indications détaillées suivantes peuvent aider l'aspirant
à mieux saisir comment trouver le chemin menant à cette
sécurité intérieure qu'il lui faut arriver à connaître avant que
la mort ne l'emporte - une sécurité intérieure qui, sans qu'il
ne le sache au commencement, est intimement liée à sa
Véritable Nature, sa Nature-de-Bouddha. Il faut toutefois
insister sur le fait que la possibilité pour lui d'expérimenter
ce qui va être exposé dépend entièrement du degré de sa
sincérité.
188 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Aussitôt incarné, en raison des soucis continuels qu'il subit


pour assurer sa survie, l'homme en est venu à ne vivre, pour
ainsi dire, que dans sa tête - ce qui, indéniablement, a eu
pour effet de développer en lui une sorte d'intelligence lui
permettant d'affronter les difficultés matérielles de toutes
sortes que le monde existentiel ne cesse de dresser sur sa
route, mais qui, en revanche, est loin d'être ce qu'il faut pour
rendre possible son évolution sur le plan spirituel. De
surcroît, en ne vivant que dans sa tête, il s'est coupé de son
sentiment. Il est donc très important pour le chercheur, qui
n'est pas exempté de ce problème, d'apprendre à effectuer
une délicate descente en lui-même, c'est-à-dire une descente
à l'intérieur de sa poitrine, pour s'éloigner de son mental
qui, par son agitation incessante, lui barre continuellement
l'accès à un état d'être et de conscience tout autre que celui
qu'il connaît habituellement, et qui est vital pour 1' aider à
retrouver sa Nature Céleste et à s'y intégrer.
Lorsqu'on écoute la musique d'un grand compositeur
comme Ottorino Respighi*, si 1'on est assez réceptif à ce
qu'elle transmet, on se retrouve, sans en avoir conscience,
descendu dans la poitrine, d'où l'on commence à éprouver
des états d'élévation que 1'on ne connaît pas habituellement
- des états que le compositeur lui-même ressentait dans les
moments où il était plongé dans l'écriture de son œuvre.
Généralement, l'auditeur ne comprend pas la raison pour
laquelle il cherche à ré-écouter cette musique ; tout ce qu'il
sait, c'est qu'il l'aime. Il ne réalise pas que, pendant qu'il
était occupé à l'écouter, cette œuvre l'a éloigné de son mental
et de ses préoccupations exténuantes, et l'a placé quelque

* un compositeur insuffisamment apprécié. Quand on regarde sa photo, si 1'on est


capable de réellement voir, on est saisi par l'intensité de son regard qui exprime
cette descente dans la poitrine grâce à laquelle il a pu recevoir ses extraordinaires
inspirations musicales, comme on peut l'entendre dans ses oeuvres : Les pins de
Rome, les fontaines de Rome, le tryptique Boticelli, Vitraux d'église, etc.
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 189

part dans sa poitrine où il ne se trouve jamais ordinairement.


Il ne faut pas oublier que ce n'est certainement pas avec la
tête que 1'on éprouve des sentiments de nature transcendante.
C'est pourquoi la grande musique a un rôle important à jouer
dans la vie, car elle peut mettre l'homme en rapport avec un
univers au delà du tangible, qui lui demeure habituellement
inaccessible.
Dans le même ordre d'idées, certaines anciennes statues de
Bouddha ont été sculptées de façon à indiquer cette descente
dans la poitrine, une descente essentielle qui se traduit sur leur
visage par une intériorisation très particulière d'où émanent
la paix et l'immobilité d'un éternel présent.
Si, durant sa méditation, le chercheur parvient, en dirigeant
son attention vers l'intérieur de sa poitrine, à effectuer cette
descente comme il faut, il peut rejoindre un centre psychique
qui est en fait le véritable foyer de son Être Spirituel. Ce
centre psychique se situe non pas au milieu de la poitrine, mais
très légèrement à droite*. Afin que l'aspirant puisse mieux
saisir ce qui vient d'être expliqué, il peut, en même temps
qu'il dit« moi »,Jaire un geste vers lui-même avec sa main
droite. Il découvrira que le bout de ses doigts va toucher un
endroit de sa poitrine qui se trouve un petit peu sur la droite,
à hauteur du plexus solaire. S'il réussit à accomplir cette
descente en lui-même de manière juste, une très étrange
sensation va, d'une façon qu'il n'aura pas délibérément
cherchée, se faire sentir dans cette région de sa poitrine et,
en même temps, le centre de son front va, pour ainsi dire,
s'ouvrir de l'intérieur; il se mettra alors à regarder la vie et
tout ce qui 1' entoure non plus depuis la surface de ses yeux,
comme il le fait habituellement, mais de derrière les yeux,
profondément depuis l'intérieur de la tête.

* Il s'agit en fait du "coeur spirituel" auquel se réfèrent les mystiques et qui n'a
pas de rapport avec le coeur physique qui, lui, est légèrement à gauche.
190 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Si, après avoir opéré cette descente en lui-même, il arrive à


demeurer dans cet endroit de sa poitrine (comme ces statues
de Bouddha en donnent l'impression), il expérimentera, par
là même, le début de l'Éveil auquel il aspire ainsi que cette
mystérieuse sécurité intérieure qui vont 1'aider à pouvoir
faire face à la fois aux épreuves que la vie existentielle ne
cesse de lui infliger ainsi qu'à ce qui l'attend après la mort.
Il faut néanmoins mettre à nouveau le chercheur en garde
afin que, comme dit précédemment, il ne se laisse pas emporter
par des imaginations qui lui feraient croire qu'il a tout compris
sur une démarche tellement hors du commun, qui, en raison
de son extrême subtilité, est très difficile à mettre en pratique.
Même s'il a eu le privilège, au cours de sa méditation, de
goûter dans toute sa pureté lumineuse 1'état mystique que cette
descente en lui-même peut lui procurer, il verra qu'au début,
il ne peut pas le garder plus de quelques instants avant qu'il
ne commence à se dégrader et à se mêler à son individualité
ordinaire, pour finir par n'être plus qu'un simple souvenir.
S'il n'est pas encore parvenu à connaître cet état, il ne faut
toutefois pas qu'il se décourage, mais qu'il continue d'essayer
d'effectuer cette délicate descente en lui-même, jusqu'au jour
où il pourra sentir l'endroit de son plexus solaire dans lequel
il lui faut apprendre à se tenir - ce qui le mettra en rapport
avec 1'Aspect Supérieur de son être, qui seul peut lui apporter
cette sécurité intérieure à laquelle il tend et dont 1'homme de
la rue ignore totalement la possibilité.
Il en viendra à découvrir que cette descente dans la poitrine
constitue un support particulièrement précieux pour 1'aider à
rester plus conscient de lui-même au sein même des turbulences
de la vie extérieure. Par la suite, il lui faudra en arriver à ce
que ses efforts deviennent de plus en plus subtils, afin
d'appréhender dans quelle mesure il est et demeure toujours
responsable pour le travail spirituel qu'il doit continuer à
POTENTIALITÉS ET SÉCURITÉ INTÉRIEURE 191

accomplir sur lui-même, et dans quelle mesure il doit, en


même temps, laisser la place libre en lui, pour éviter d'inter-
férer avec la Lumière et la Connaissance Sainte que son Être
Princier tente de lui apporter.
Il faut encore ajouter que, s'il réussit réellement à opérer
comme il faut cette descente dans la région de sa poitrine
évoquée précédemment et à y rester, en plus de ressentir cette
mystérieuse sécurité intérieure, il se trouvera aussi, sans 1' avoir
cherché, dans un intense état dévotionnel, avec 1' étrange
sentiment que ses mains se rejoignent intérieurement en un
geste d'adoration. Il comprendra alors la vérité sublime de
ces paroles suivantes de la Bhagavad-Gîtâ :
« Leur conscience pleine de Moi, leur vie entière-
ment donnée à Moi, s'illuminant les uns les autres, ne
s'entretenant que de Moi, ils sont à jamais satisfaits. À
ceux qui sont ainsi en union constante avec Moi, Je
donne le yoga de la compréhension, par lequel ils
viennent à Moi.
Par compassion pour eux, logé en leur moi, Je détruis
par la lampe resplendissante de la connaissance, les
ténèbres nées de l'ignorance.»
(chapX 10,11)
L a libération ne peut être réalisée, si ce n'est par
la perception de 1' identité de 1' esprit individuel
et de 1'Esprit universel.
Elle ne peut être réalisée ni par l'entraînement
physique (hatha-yoga), ni par la philosophie
spéculative (Sankhya), ni par la pratique des
cérémonies religieuses, ni par le simple savoir...
La maladie ne se guérit point en prononçant le nom
du médicament, mais en prenant le médicament.
La délivrance ne se réalise point en répétant le mot
« Brahman »,mais en éprouvant directement
l'expérience du Brahman ..... .
Shankara, Viveka-Chudamani
CHAPITRE 10

LA MORT

Afin que la pratique spirituelle de 1' aspirant ne se fane à


aucun moment, il lui faut toujours garder à l'esprit qu'il est,
dès sa naissance, non seulement destiné à la mort, mais plus
encore, que la mort l'attendait avant même qu'il ait ouvert
les yeux à la vie.
Ce qui vient d'être dit ne doit pas être regardé avec pessi-
misme, mais avec lucidité, pour être aidé spirituellement ;
c'est une réalité que, de toute façon, on ne peut contourner.
Toutefois, pour l'homme non illuminé, une telle idée repré-
sente une perspective si effrayante qu'il ne veut même pas y
penser.
La mort, qui attend tout ce qui a pris forme dans la matière,
est 1'événement le plus significatif de la vie de 1'être humain
dans le sens qu'à moins que le mourant ne soit parvenu, de
son vivant, à découvrir la Source Primordiale d'où il a surgi
(qui est son Essence Divine) et à s'y intégrer, il se sentira
soudainement perdu et atrocement seul après avoir quitté son
corps planétaire, incapable de réaliser ce qui lui est arrivé. Il
sera submergé par le désir douloureux de retrouver les
conditions qui prévalent dans le monde tangible ainsi que les
sensations physiques qu'il connaissait - conditions
existentielles et sensations physiques qui étaient les stimulis
dont il avait besoin pour avoir le sentiment de son existence.
194 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

C'est la raison pour laquelle la mort doit être considérée


par le chercheur avec respect, car ce qu'il aura fait de lui-
même durant le temps qu'il lui aura été accordé de vivre dans
l'existence phénoménale va indubitablement déterminer le
sort qui l'attend au moment critique où il sera appelé à faire
ses adieux à la vie terrestre.
À cet instant monumental, il sera confronté à une question
troublante : qu'a-t-il fait du don de réflexion qui lui avait été
octroyé ? A-t-il utilisé ce précieux cadeau pour se poser des
questions sur le sens de son incarnation ? En outre, à quoi a-t-
il consacré son intérêt pendant tout son séjour sur Terre ? Et
qu'est-ce que les pensées qui l'ont occupé ont nourri en lui ?
En d'autres termes, qu'a-t-il semé avec ses pensées dans le
champ de son être depuis 1' instant où il a inspiré son premier
souffle et ouvert les yeux au miracle de la vie phénoménale ?
Les états mentaux qu'il a laissés croître en lui tout au long de
son existence pourront-ils lui être d'un quelconque secours à
l'heure où il devra, de bon ou de mauvais gré, partir de ce
monde ? Il lui faudra alors rendre compte de ce qu'il aura fait
du don de sa vie - qui, au fond, ne lui était que prêtée pour
un temps déterminé, avant de lui être reprise.
Quand on dit qu'illui faudra rendre compte de ce qu'il
aura fait du « capital » qui lui a été confié, autrement dit,
de sa vie, il faut comprendre que ce n'est pas à une divinité
personnelle qu'il devra le faire, mais c'est à lui-même que,
d'une manière impossible à appréhender ordinairement, il
lui faudra répondre. En effet, lorsqu'il quittera son corps, il
ne pourra, par la loi de la pesanteur, que graviter à un état
d'être - que cet état soit béatifique, ordinaire, morne, misé-
rable, ou même, dans certains cas, infernal - correspondant
à ce qu'il aura fait de lui-même au cours du temps qu'aura
duré sa vie.

* * *
LA MORT 195

Afin qu'il soit soutenu dans sa quête, il est vital pour


l'aspirant d'arriver à reconnaître que, chaque fois qu'il se met
à méditer, il touche, au tout début de sa méditation, un état
très particulier qui, sans qu'il ne le réalise au départ, est un
avant-goût de ce qui l'attend au moment où il abandonnera son
corps planétaire. Cet état, qu'il rejoint en lui au commencement
de chacune de ses séances de méditation, ne dure que trois ou
quatre secondes (et parfois moins) avant de s'évanouir ; puis,
en dépit du fait qu'il continue de méditer, cet état perd sa
vérité initiale et se trouve mêlé, à un degré plus ou moins
grand, à son état de conscience coutumier.
Pour l'écrasante majorité des chercheurs, cet état, qu'ils
expérimentent au tout début de leur méditation, leur paraît,
si même ils le remarquent, n'être qu'un vide sans valeur
particulière. L'importance que ce vide revêt pour leur éven-
tuelle émancipation leur échappe en raison même de son
extrême subtilité! Or, en réalité, ce vide n'est pas un« rien» ;
il consiste en une immense étendue d' Êtreté-Conscience sans
forme d'où - ce qu'ignore l'homme du commun - a surgi
toute la Création.
En fait, chaque fois que l'aspirant se met à méditer, il est,
sans s'en rendre compte, en train d'apprendre à mourir, à
mourir pour, d'une manière qu'il ne peut pas comprendre au
départ, vivre - c'est-à-dire pour trouver la vraie vie en lui.
Lorsque 1'on essaie, toutefois très inadéquatement, de
décrire cet état comme étant une étendue d'Êtreté-Conscience
sans forme, l'homme non illuminé est saisi d'effroi, car, du
fait qu'il s'est habitué depuis sa naissance à ne sentir son
existence qu'au travers des différentes sensations que son
enveloppe corporelle lui procure - sensations agréables,
désagréables, de chaleur, de froid, de douleur, de bien-être,
de jouissances de toutes sortes, etc. -, 1'expression « sans
forme » est pour lui synonyme de non-existence !
196 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Et, de la manière la plus étrange, même l'horreur, la laideur,


les conflits, les drames qui sévissent dans ce monde ainsi que
les continuelles guerres qui affligent l'humanité lui sont
devenus nécessaires pour lui donner des émotions toujours
plus fortes afin qu'il puisse sentir qu'il existe.
Il est intéressant de noter que le Livre des Morts Tibétain
décrit l'état particulier, cité précédemment, que le chercheur
touche chaque fois qu'il commence à méditer comme « un
vide sans circonférence ni centre», ce qui est non seulement
déroutant pour 1'homme de la rue, mais même effrayant ; puis,
le texte recommande au mourant : « À ce moment, connais-toi
toi-même et demeure dans cet état », autrement dit, il est
demandé au mourant de se tenir dans ce même état de vide
qui, pour quelqu'un qui n'a pas connu en lui autre chose qui
soit au delà du temps et du visible, s'avère inacceptable, car
plonger dans ce vide signifierait pour lui la perte de ce qu'il
croit être son identité, en conséquence de quoi, il disparaîtrait
en ce qui lui semble être une vacuité obscure, sans rivages,
dans laquelle il ne se reconnaîtrait plus.
Et c'est précisément ce qui est réclamé de 1'aspirant durant
sa méditation, c'est-à-dire d'accepter cette plongée dans
l'inconnu, où règne un silence absolu- une plongée dans ce
qui paraît être un vide incommensurable dans lequel il lui est
demandé de perdre son individualité ordinaire afin de trouver
sa Véritable Identité, qui est Divine, et d'être métamorphosé
en Elle. De cette manière, la mort n'aura plus de pouvoir sur
lui, car comment pourrait-elle toucher celui qui se trouve dans
un état au delà du temporel, et dont l'esprit et l'intérêt ne
sont plus centrés sur les choses terrestres, qui appartiennent
au domaine du tangible !
* * *
Si le fait de lui rappeler l'impermanence de tout ce sur
quoi se pose son regard ainsi que l'inévitabilité de sa propre
LA MORT 197

mort (sans oublier non plus que, tout le temps qu'il tente
de méditer, il est, sans nécessairement le réaliser, en train
d'apprendre à mourir) est considéré par le chercheur comme
une approche pessimiste d'une pratique spirituelle*, cela doit
signifier pour lui qu'il est beaucoup trop attaché à l'existence
physique ainsi qu'aux jouissances qu'elle lui procure - par
le regard, 1'écoute, le goût et, surtout, par le sexe, sur lequel
sa vie (comme celle de tous les autres êtres vivants, y compris
les plantes) est basée. En effet, à moins qu'il n'atteigne l'illu-
mination, il restera sous la domination de l'aspect sexuel de
son être - que la Grande Nature a implanté dans toutes les
créatures et rendu irrésistible afin de s'assurer que la perpé-
tuation des espèces ne s'arrête à aucun moment.
Dès sa naissance dans le monde tangible, en raison du
pouvoir impérieux que tous les plaisirs des sens exercent sur sa
psyché, l'être humain oublie rapidement la Source Primordiale
d'où il a originellement surgi ; aussi, n'a-t-il confiance qu'en
ce que lui transmettent ses organes sensoriels, lesquels, vu
leur extrême limitation, ne peuvent capter qu'unefraction de
la Réalité qui 1'entoure et, par conséquent, lui communiquent
une perception de la vie phénoménale qui est inévitablement
dénaturée et incomplète. Ainsi, le trésor des potentialités
supérieures qu'il porte à son insu dans le tréfonds de lui-même
reste non réalisé ; et, par là même, 1'homme demeure un être
inachevé.
Comme, en raison de l'implacable course du temps, tout
est en constant changement, il n'y a par conséquent rien de
certain dans 1' existence, sauf une chose : la Mort - à laquelle
nul ne peut échapper, pas même le Cosmos !

* Il faut rappeler ici que le Bouddha qui enseignait que les principaux obstacles à
l'Eveil et à la libération de la souffrance sont l'attachement au monde des sens et
l'oubli de l'impermanence de tout chose créée donnait pour pratique à ses
disciples de méditer devant des cadavres à différents stades de décomposition.
198 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Le temps, qui ne cesse d'être en mouvement, rend inévi-


tablement tout dans la Création changeant et, par conséquent,
impermanent ; en d'autres termes, le fait même que le temps
ne connaisse aucun repos a pour résultat que rien de ce qui
est manifesté dans l'Univers ne peut, d'un moment à l'autre,
demeurer le même - ce qui, nécessairement, implique la
mort à plus ou moins brève échéance.
En outre, il ne faut pas oublier que, dans le déroulement
du temps lui-même, chaque instant qui naît et meurt est sans
répit remplacé par un autre qui, lui non plus, ne peut que subir
le même sort, c'est-à-dire être la proie de l'impermanence, et
cela, indéfiniment.
Afin que, comme résultat de tout le travail spirituel effec-
tué sur lui-même, le chercheur puisse s'élever à un plan d'être
au delà du tangible et briser les chaînes qui 1'attachent au
monde sangsarique, il s'avère vital pour lui d'accepter, sans se
permettre de sombrer dans un état de pessimisme, le caractère
inexorable de la mort - qui exerce un pouvoir absolu sur
tout ce qui a pris forme dans la matière. Il lui est nécessaire
de faire face à cette réalité, non pas, il faut le répéter, avec
accablement, mais pour donner force à ses pratiques spiri-
tuelles*.
S'il est assez avisé, il ne manquera pas de constater que le
fait même de porter constamment en lui la pensée de la mort
a pour effet de l'aider à le rendre conscient de lui-même d'une
tout autre manière que celle dont il l'est habituellement. Il
découvrira que la qualité de sa conscience change de façon à
lui permettre de se rapprocher de l'Aspect Supérieur de sa
double nature. De surcroît, il réalisera que, plus il est conscient

* Afin de ne pas oublier l'urgence de s'appliquer à leur pratique, il était d' usage
chez certains ordres contemplatifs chrétiens du passé de se saluer par ces seuls
mots : "Tu vas mourir" ; et, plus encore, nombre de nonnes et de moines
dormaient, non dans un lit, mais dans leur propre cercueil déjà préparé pour eux.
LA MORT 199

de lui-même, plus il sent la Présence de l'Absolu en lui ;


autrement dit, il verra avec émerveillement qu'être conscient
de lui-même (si cette conscience est réellement profonde et
soutenue), c'est être, en même temps, conscient de l'Infini.
Quel plus grand trésor peut-on espérer être privilégié d'obtenir
tandis que l'on porte encore le poids d'un corps mortel !
* * *
Chaque fois que l'aspirant se met à méditer, si sa concen-
tration est intense et sans fluctuation, il est, à son insu, tout le
temps que dure sa méditation, en train de mourir à lui-même,
à ce qu'il est habituellement, et, par là même, il se trouve
immergé dans un état de paix qui n'est pas de ce monde - une
paix si étrange et si subtile qu'elle échappe à toute description.
Lorsque certains grands compositeurs sont absorbés par
leur travail musical, tandis que leur attention reste fermement
maintenue sur leur création artistique, eux aussi, sans en
avoir conscience, ne cessent de mourir à eux-mêmes ; et
c'est précisément cette mort à ce qu'ils sont ordinairement
qui leur permet de dépasser un certain seuil en leur être et,
sans qu'ils ne le sachent consciemment, de rejoindre des
dimensions supérieures, non tangibles, hors de portée de
l'homme du commun, d'où ils tirent leurs étonnantes inspira-
tions qui élèvent et éblouissent par la suite ceux qui écoutent
leurs chefs-d' œuvre.
Pendant que ces musiciens prodigieux sont intensément
concentrés sur leurs créations, quelle place y a-t-il en eux
pour que quelque chose d'autre puisse l'occuper- que ce
soit une pensée futile, un désir sans valeur, l'état de leur corps
ou même la peur de la mort ? À ce propos, il est intéressant
de noter que Puccini a écrit son dernier opéra « Turandot »
tandis qu'il était atteint d'un cancer de la gorge dont il souffrait
atrocement. D'ailleurs, il est mort sans avoir achevé le dernier
acte de cette oeuvre extraordinaire !
200 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Ce n'est que parce que ce compositeur remarquable a lutté


contre lui-même pour ne pas céder à ses douleurs physiques,
qui constituaient une source sérieuse d'empêchement, qu'il a
pu laisser derrière lui, après sa disparition, un trésor venant
d'une dimension hors du monde tangible, qui éblouit et élève
à la fois les auditeurs et les exécutants, chaque fois que cette
oeuvre est interprétée sur scène. Quel exemple édifiant, la
ténacité de ce grand musicien peut-elle représenter pour un
aspirant si celui-ci veut atteindre le but de sa quête et aider le
monde par la suite !
Le chercheur peut ainsi constater 1' importance du rôle que
joue 1' attention dans une quête spirituelle. En effet, ce n'est
que lorsque son attention est dirigée consciemment dans une
direction déterminée et fixée sur un but précis que l'aspirant
peut être à 1'abri de tout ce qui peut 1' atteindre d'indésirable
comme pensées négatives, comme ressentiment, comme
obsessions pour des plaisirs éphémères, ou comme impulsions
de commettre des actes qui se révèleraient regrettables par la
suite et dont il lui faudrait tôt ou tard récolter les conséquences
karmiques.
Là où l'attention de l'homme est attirée, c'est là que se
trouve son intérêt - pour son bien ou à son détriment.
Autrement dit, quelle que soit la chose qui capte et retient
son attention, c'est là que son être va également se trouver,
et, par là même, son sort sera déjà décidé : soit il sera élevé à
un plan d'être au delà du temporel, soit il descendra vers des
états inférieurs qui renforceront son attachement au samsara.
L'énigme de l'apparition de la Création
S'il souhaite véritablement comprendre 1'énigme de sa
propre vie ainsi que la place qui lui échoit dans cet Univers
dont 1' incommensurable immensité le laisse déconcerté et
stupéfié, il est important pour le chercheur d'essayer de
LA MORT 201

pénétrer le mystère de la raison pour laquelle l'existence


phénoménale est apparue.
Avant le commencement du Temps, comme déjà dit dans
un chapitre précédent, le « Grand Tout » dormait, pour ainsi
dire, dans un état de paisible félicité. Puis, quelque chose
d'extrêmement subtil et de quasiment imperceptible a
commencé à troubler la paix de ce « Tout » : Il voulait Se
connaître ! Mais, pour pouvoir Se connaître, il Lui fallait être
confronté à la dualité. On ne peut en effet concevoir le blanc
que parce que son contraire, le noir, existe, le jour que grâce
à la nuit, 1' affirmation que par la négation, et ainsi de suite.
Le désir de se connaître a eu pour conséquence une drama-
tique chute dans la matière, qui a engendré les conditions
dont le Temps avait besoin pour naître et se manifester ; et,
aussitôt que le Temps s'est mis en branle, le spectre de la
Mort a fait son apparition !
Dès que la Vie a vu le jour, elle s'est trouvée indissoluble-
ment liée à l'incertitude, à la dégradation et à la souffrance ;
et l'homme, qui aspire désespérément à retrouver son paradis
perdu, son Nirvâna, le cherche, par ignorance, dans le tangible
- en dépit du fait qu'il ne cesse d'être confronté aux ravages
que l'usure du temps occasionne sans répit à tout ce qui a
revêtu un aspect visible. Il espère toujours, contre toute
évidence, que la science ne tardera pas à faire une découverte
spectaculaire qui non seulement résoudra tous les problèmes
qui affligent l'humanité depuis l'aube des temps, mais peut-
être même le rendra immortel, oubliant que la Terre elle-même
n'est pas permanente ; elle sera volatilisée par le Soleil dans
quelques milliards d'années, lorsque celui-ci commencera à
gonfler, devenant une« géante» rouge, avant de mourir et de
finir par n'être qu'une minuscule « naine » noire qui flottera
sans vie dans 1'espace intersidéral.
202 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Vu la fin inévitable qui attend la Vie et tout ce qui a pris


forme dans la matière, il est impossible de ne pas se deman-
der, avec un sentiment de trouble et de perplexité, pourquoi
l'existence phénoménale s'est-elle manifestée d'une manière si
mystérieuse et ordinairement inexplicable, puisqu'elle semble,
de toute façon, destinée à disparaître, sans apparemment
avoir accompli un dessein qui pourrait justifier la souffrance
que cette descente dans le monde matériel a entraîné dans son
sillage.
Il s'agit là d'une interrogation à laquelle l'aspirant ne peut
trouver de réponse qu'en lui-même, s'il arrive à évoluer à un
plan d'être autre que celui que l'on connaît habituellement ;
il s'agit d'une évolution très particulière qui seule peut lui
permettre de comprendre, au moins en ce qui le concerne
personnellement, qu'il s'est incarné pour se connaître et pour
connaître, par une expérience vécue et directe, 1'Esprit
Énigmatique qui est la cause première de cette gigantesque
manifestation disséminée dans l'immensité du Cosmos. S'il
parvient réellement à réaliser une découverte aussi extraordi-
naire, il quittera cette forme d'existence en emportant avec
lui la Connaissance Sainte qu'il aura acquise (car elle sera
désormais partie intégrante de lui-même) et pour laquelle il
aura payé le prix par tant de labeur.
Cette interrogation vitale à propos du sens de 1'existence
mène à une autre : pour quelle raison la Création s'est-elle
déployée avec une abondance aussi impressionnante, une
abondance qui donne même une impression de démesure ?
Pour tenter de dévoiler le mystère qui, d'ordinaire, demeure
caché derrière ce qui paraît être un tel excès, il faut prendre
en considération le fait que, vu la très curieuse sorte de psyché
qui habite et anime les êtres humains qui peuplent cette
planète, lorsqu'il s'agit de quelque chose de visible qui leur
tient à cœur et qu'ils veulent posséder, ils sont prêts à détruire
LA MORT 203

leurs semblables ou encore à faire n'importe quel sacrifice


pour 1' obtenir ; mais, par contre, quand on leur parle de
1'importance de chercher à connaître la Source Primordiale
d'où eux et l'Univers entier tirent leur Origine, il n'y en a
qu'une infime poignée qui acceptent de se donner la peine de
se lancer dans une telle quête. Aussi, faut-il une manifestation
de Création gigantesque, avec même ce qui semble être une
surabondance de vie, afin qu'éventuellement, émergent ici et
là quelques êtres qui, suite aux efforts assidus de méditation
qu'ils ont fournis, réussissent à accéder au ni veau de
conscience requis pour leur permettre de rejoindre 1'Infini et
de reconnaître sa Présence, à la fois en eux-mêmes et dans
l'Univers- l'Infini qui, en raison de la particularité de sa
nature, ne peut absolument pas leur apparaître de façon
tangible. C'est à l'homme d'effectuer les efforts spirituels
indispensables pour mériter un privilège tellement hors du
commun et s'élever à un plan d'être au delà du temporel, à
partir duquel il aura la possibilité d'entrer en contact avec
l'Absolu et de s'immerger en Lui*.
Pourquoi l'aspirant a le choix de faire ou non des
efforts
Il s'avère nécessaire d'apporter à un aspirant sérieux
quelques éclaircissements supplémentaires pour 1' aider à
mieux saisir pourquoi l'Infini, Dieu, ou appelons-Le comme
on veut, ne peut imposer sa volonté à qui que ce soit pour le
forcer à Le reconnaître.
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de réaliser
que tout ce que 1'on cherche à obtenir par la contrainte appelle
fatalement son contraire, à savoir une résistance, et, par
conséquent, ne peut produire qu'un résultat insatisfaisant.

*«Dieu est esprit, et ceux qui l'adorent, c'est dans l'esprit et la vérité qu'ils
doivent l'adorer. » (St Jean 4,24)
204 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

C'est pourquoi l'être humain doit s'appliquer de sa propre


volonté à tenter de découvrir l'Infini, à la fois en lui et dans
tout ce qui est manifesté, en comprenant que, s'il ne surgit pas
dans le Cosmos des êtres hautement évolués spirituellement
et ayant atteint une forme de conscience particulièrement
élevée pour pouvoir reconnaître Sa Sainte Présence dans
l'Univers et dans la Création, alors, c'est comme si l'Infini
n'existait pas! Ou, pire encore, c'est comme si, d'une manière
impossible à expliquer communément, Il était crucifié, atten-
dant que 1'on fasse les efforts indispensables pour que Son
Existence soit, non pas, comme c'est généralement le cas,
affirmée à travers une croyance aveugle - qui a été et est
toujours source de fanatisme dans quasiment toutes les religions
(sauf le Bouddhisme) -, mais avérée par une connaissance
véritable, résultant d'une expérience directe, qui Le décrucifie.
On peut ainsi se rendre compte du poids de la responsabilité
que tout chercheur sincère doit assumer s'il veut assister son
Créateur dans 1'accomplissement du but mystérieux pour
lequell 'humanité a vu le jour*.
Mais ce qui vient d'être exposé débouche encore sur une
autre question. Si, en conséquence des durs efforts qu'il a
fournis, un aspirant arrive à acquérir une connaissance telle-
ment hors de l'ordinaire sur le Cosmos et la Création, que
peut-il encore lui rester à découvrir ? La réponse à cette
interrogation appartient à l'Infini seul qui, le moment venu,
donnera au disciple qu'il juge le mériter une connaissance
qui est beaucoup trop sacrée pour être révélée, même à ceux
qui sont parvenus à un très haut degré d'évolution spirituelle,
mais qui n'ont pas la force nécessaire pour avancer plus loin

* L'histoire hassidique suivante exprime de façon très touchante ce que l'Infini


attend de sa Création : Un enfant joue à cache-cache, il pleure dans un coin parce
qu'on ne l'a pas trouvé. Ah! s'écrie le rabbin, Dieu est comme cet enfant, Il s'est
caché et Il pleure parce qu'on ne Le trouve pas!
LA MORT 205

- une élection ultime que la Bhagavad-Gîtâ expose dans les


termes suivants : «Parmi des milliers d'hommes, un seul çà
et là s'efforce vers la perfection, et parmi ceux qui s'efforcent
vers la perfection et l'atteignent, un seul çà et là Me connaît
dans tous les principes de Mon Existence.» (chap. VII,3)
* * *
Il faut rappeler aux chercheurs que, comme il a déjà été
dit, chaque fois qu'ils se mettent à méditer, tout le temps que
dure leur concentration, si celle-ci est réellement intense et
soutenue, ils sont, à leur insu, en train, à un degré plus ou
moins grand, d'expérimenter la mort ; de cette manière, ils se
familiarisent déjà avec elle de leur vivant, et, par là même,
ils seront mieux équipés, le jour où il leur faudra quitter ce
monde pour le grand voyage dans l'inconnu qui les attend.
Afin qu'il soit encouragé, il est important pour tout aspirant
sérieux de réaliser que les efforts spirituels qu'il fournit dans
le présent le retrouveront dans une existence future, où il sera
aidé pour reprendre plus tôt le travail spirituel encore inachevé
qu'il aura dû laisser derrière lui.
Il doit comprendre que tout ce qu'il sème durant sa vie
dans le champ invisible de son être comme pensées nobles,
comme sentiments d'amour compatissant envers tout ce qui
souffre, et comme désirs sincères d'alléger les douleurs morales
de ses semblables va indubitablement le rendre digne de
rejoindre et de s'unir au Sublime en lui.
N e croyez pas sur la foi des traditions quoiqu'elles
soient en honneur depuis de nombreuses
générations et en beaucoup d'endroits.
Ne croyez pas une chose parce que beaucoup en
parlent.
Ne croyez pas sur la foi des sages des temps passés.
Ne croyez pas ce que vous vous êtes imaginé, pensant
qu'un dieu vous l'a inspiré.
Ne croyez rien sur la seule autorité de vos maîtres ou
des prêtres.
Après examen, croyez ce que vous-même aurez
expérimenté et reconnu raisonnable, qui sera
conforme à votre bien et à celui des autres.
Kalama sutta
CHAPITRE 11

KARMA ET SOUFFRANCE

Il est nécessaire d'aborder ici une question extrêmement


délicate ; il s'agit du karma et de la notion que 1'on a généra-
lement de ce mot, car ce terme est le plus souvent utilisé de
façon irréfléchie pour, en quelque sorte, justifier la souffrance
et l'injustice qui accablent tant de gens.
Il faut préciser que la doctrine du karma est originaire de
l'Inde et antérieure au bouddhisme ; elle imprègne toute la
philosophie hindoue. Il s'agit d'une loi impersonnelle de
causalité, reprise par le Bouddha, et qui n'a aucun rapport
avec une quelconque rétribution morale.
Partout dans le monde, les êtres humains ont toujours
cherché à connaître la raison des injustices et de la souffrance
qu'ils subissent et qu'ils voient autour d'eux. L'Occident a
répondu à cette interrogation troublante en les attribuant à
la volonté de Dieu, une volonté qui reste incompréhensible
pour l'homme, mais que celui-ci doit accepter. L'Inde mystique,
quant à elle, a reconnu la loi de 1'enchaînement des causes
et des effets, un enchaînement infini, trop impersonnel pour
pouvoir satisfaire à la soif populaire de justice ; aussi, la doc-
trine originelle a-t-elle été déformée en une notion de faute et
de mérite. C'est précisément cette idée qui, actuellement, est
couramment véhiculée en Occident, avec son dangereux
corollaire de condamnation et de dureté à 1' égard de 1' autre.
208 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Bien qu'il soit vrai, comme expliqué à plusieurs reprises


dans cet ouvrage, que chaque être humain est et ne peut être
que le résultat de ce qu'il a fait de lui-même dans un passé
proche ou lointain (c'est-à-dire de la façon dont il a agi et de
ce qu'étaient ses principaux intérêts dans la vie) et qu'il se
trouve parfois placé dans des situations qui lui paraissent
excessivement dures, mais que, sans peut-être qu'il ne le
réalise, il a attirées à lui par la manière dont il vibre en lui-
même, cela ne signifie pas pour autant que tout ce qui lui
arrive comme drames ou comme difficultés soit la conséquence
de mauvaises actions commises autrefois. Il ne faut en effet
pas oublier que tout homme subit, dès l'enfance (alors qu'il
est encore très vulnérable), le conditionnement de son
entourage et de son époque ainsi que le destin du pays dans
lequel il est né - destin parfois terrible, comme on 1'a vu au
Rwanda, en Bosnie, au Cambodge, au Tibet, ou encore durant
la seconde guerre mondiale -,et cela, sans qu'il n'ait une
quelconque« faute karmique »à expier.
Il existe certainement des causes à tous ces drames, et ces
causes ont produit des effets (ce qui est la stricte définition de
la loi du karma proclamée par le Bouddha, à savoir : « Il n'y
a pas d'effets sans cause»), mais la cause n'est pas forcément
imputable à celui qui en subit l'effet. C'est cette constante
confusion entre Ja cause de la souffrance et la responsabilité
de celui qui la subit qui fait que le mot « karma » est jeté
sans réfléchir au yisage de malheureux d'une façon que l'on
ne peut que qualifier d'intolérable - comme c'est le cas pour
les intouchables en Inde !
Ces pauvres gens sont constamment traités avec mépris,
car la croyance populaire hindoue attribue le fait de naître
intouchable à des fautes commises dans d'autres existences.
C'est ainsi, par exemple, que, quand un brahmane a besoin
de faire réparer ses sandales endommagées, comme ce serait
KARMA ET SOUFFRANCE 209

se souiller que de manipuler du cuir - la peau d'un animal


mort* -, il s'adresse à un intouchable. Il reste à une certaine
distance de celui-ci, pour ne pas être souillé par lui, et lui
jette les chaussures que le cordonnier ramasse humblement
et s'empresse de réparer. Un fois le travail accompli, il serait
irrespectueux de sa part de lancer les sandales à leur proprié-
taire, aussi, les dépose-t-il à terre, puis il s'éloigne suffisam-
ment pour que le brahmane puisse les récupérer ; ce dernier
laisse sur le sol une somme dérisoire, qui est, selon lui, tout ce
que cet homme mérite - vu son mauvais karma, cause de sa
naissance en tant que hors caste -, et avec laquelle ce pauvre
hère doit nourrir sa famille qui vit dans une misère effroyable !
Ce brahmane se demande-t-il jamais quel peut être le
sentiment de ce malheureux, constamment traité avec un tel
mépris ? Songe-t-il un instant à la terrible prison mentale
dans laquelle ce paria est enfermé, une prison mentale qui est
pire que la prison physique - de laquelle il est parfois
possible de s'échapper.
Mais n'est-il pas vrai que, sans en avoir généralement
conscience, l'homme non illuminé enferme tout le temps,
d'une façon ou d'une autre, les personnes avec qui il entre
en contact dans l'impression qu'il se forme d'elles et qu'il
n'arrive plus à lâcher, parce qu'il est incapable d'être suffi-
samment présent et libre intérieurement pour pouvoir les
regarder toujours d'une manière neuve? Et, ce faisant, d'une
façon très particulière, il s'enferme lui aussi dans la prison
dans laquelle il met les autres !
Un brahmane est censé apporter aux autres une nourriture
spirituelle, mais les intouchables sont exclus d'un tel privilège.
Gandhi dut entreprendre des jeûnes sévères pour qu'on les

* mais que, paradoxalement, il ne se considère pas comme souillé de


porter aux pieds !
210 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

laisse pénétrer dans les temples dont 1'accès leur était interdit.
Pendant des années, il lutta de toutes ses forces pour modifier
1'attitude de la société indienne à leur égard ; il refusa
l'appellation, si péjorative, d'intouchable et y substitua le mot
« Harijan » qui signifie «Enfant de Dieu».
La grandeur de Gandhi
Cet être d'exception fit même célébrer à son ashram des
mariages entre intouchables et hindous de caste - brahmanes
(prêtres), kshatriyas (guerriers), vaisyas (marchands), sudras
(serviteurs) -,bravant par là même un interdit absolu de la
société hindoue.
Gandhi était authentiquement religieux ; en tant qu'hindou,
il se référait généralement, pour être soutenu, à la Bhagavad-
Gîtâ, mais cela ne 1'empêchait pas de lire souvent le Coran et
les Évangiles qu'il connaissait bien. Il tomba sous les balles
d'un fanatique hindou, avec le nom de Dieu sur les lèvres.
Qu'il ait pu, à ce moment dramatique et tellement inattendu,
réagir de la sorte signifie que, pour lui, le Divin était une
présence constante qui le soutenait à chaque instant.
Comme les Indiens sont religieux d'une manière unique
au monde, ils pouvaient répondre à 1'exigence spirituelle de
Gandhi qu'ils comprenaient et admiraient. Peut-on imaginer
un autre pays où il aurait été possible de demander aux gens
d'accepter de recevoir de terribles coups sans les rendre
- comme cela s'est produit à plusieurs reprises au cours de
ses luttes ? Parce qu'il était animé d'une exigence extrême
vis-à-vis de lui-même, Gandhi possédait l'extraordinaire
capacité d'éveiller, par son exemple, ce qu'il y a de meilleur
en l'être humain - au contraire des dictateurs sans scrupules
qui stimulent chez celui-ci ce qu'il y a de pire.
Il ressentait l'injustice avec une telle intensité qu'il était
prêt à mourir pour aider ses semblables, mais sans jamais
KARMA ET SOUFFRANCE 211

utiliser la violence à l'encontre de ses adversaires - qu'il ne


considérait jamais comme des ennemis. Il a ainsi mis en
pratique l'injonction du Christ d'aimer ses ennemis et celle
du Bouddha de répondre à la haine par l'amour.* Quel exemple
à suivre pour un aspirant sérieux !
Les dernières années de sa vie furent un véritable calvaire
intérieur, lorsqu'après toute une vie de combat pour l'indépen-
dance, il vit, au moment de la partition du pays entre l'Inde
et le Pakistan, musulmans et hindous se massacrer de façon
épouvantable. C'est encore grâce à son courage et sa détermi-
nation qu'il réussit, par un jeûne qui l'amena au bord de la
mort, à faire cesser les pires tueries à Calcutta.
En réussissant l'exploit unique de mettre en pratique l'idéal
spirituelle plus élevé au cœur même du combat politique,
Gandhi a donné au monde un exemple inoubliable au point
qu'Einstein déclara à l'occasion de ses funérailles : « Les
générations à venir auront peine à croire qu'un tel homme
ait jamais existé en chair et en os sur cette Terre. »
* * *
Toute la vie de 1'hindou est régie par la peur de la souillure.
Si, comme c'est arrivé dans un célèbre ashram que l'auteur a
connu, un hors caste (les Occidentaux sont considérés comme

* « Vous avez entendu qu'il a été dit : Oeil pour oeil et dent pour dent.
Eh bien ! moi je vous dis de ne pas tenir tête au méchant ; au contraire,
quelqu 'un te donne-t-il un soufflet sur la joue droite, tends-lui encore
l'autre (... )Vous avez entendu qu'il a été dit: tu aimeras ton prochain et
tu haïras ton ennemi. Eh bien ! moi je vous dis : Aimez vos ennemis et
priez pour vos persécuteurs, afin de devenir fils de votre Père qui est aux
cieux, car il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber
la pluie sur les justes et les injustes. Car si vous aimez ceux qui vous aiment,
quelle récompense aurez-vous ? les pécheurs n'en font-ils pas autant?»
(St Matthieu, 5, 38-45)
«En ce monde, jamais l'inimitié n'est apaisée par la haine; l'inimitié est
toujours apaisée par l'Amour. Ceci est la Loi Éternelle. » (Dhammapada, 5)
212 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

des hors castes) effleure, par mégarde, de son ombre le repas


qu'un brahmane est en train de manger, celui-ci, furieux,
insulte le « fautif » et jette sa nourriture devenue impure
- sans même penser à la donner aux miséreux qui sont
légion dans son pays !
Lors de l'un de ses séjours en Inde, la célèbre Alexandra
David-Nee) s'était amusée à proposer un bonbon à un brah-
mane, gardien d'un sanctuaire, sachant d'avance qu'il allait
le refuser, car, du fait qu'il était offert par une Occidentale, il
était forcément« impur»; effectivement, l'homme n'accepta
pas la friandise, mais quand, par contre, elle lui présenta
quelques piécettes, il s'en saisit avec avidité. Elle s'étonna et
lui dit : « Mais, n'est-ce pas impur aussi, puisque c'est moi
qui vous ai donné cet argent ? » Et 1'homme lui répondit
avec une candeur comique : « Oh, mais l'argent n'est jamais
impur!»
Cette notion de souillure tient une si grande place dans la
religion hindoue que le Bouddha y a souvent fait référence
dans son enseignement, en soulignant que la vraie souillure
est intérieure ; ainsi, a-t-Il déclaré :
« Les mauvaises actions nous souillent dans ce monde
et dans l'autre. Mais il est une souillure pire que toutes
les autres, l'ignorance est la pire des souillures.
Éliminez cette souillure ô Bikkhus et devenez purs. »
(Dhammapada, 242,243)
* * *
La notion de karma est à présent très populaire en Occident.
On 1'emploie facilement, comme en Inde, pour expliquer
l'inexplicable. Il est arrivé à l'auteur, qui était un jour invité
chez une chrétienne très pieuse, d'évoquer la terrible tragédie,
dont l'horreur dépasse tout ce que 1'on peut imaginer, de
l'extermination méthodique de six millions de Juifs et de
centaines de milliers de Tziganes (hommes, femmes et enfants)
KARMA ET SOUFFRANCE 213

durant la seconde guerre mondiale, un génocide programmé


avec une cruauté froide qui glace le sang ; son interlocutrice,
entourée de sa famille et de ses invités, laissa alors tomber de
ses lèvres, avec une sorte de mépris et une indifférence qui
laissent sans voix : «C'était leur karma ! »
Cette personne, respectée pour sa piété - qui était même
allée à Rome baiser la main du pape ! -, ne semble pas avoir
saisi le sens profond des paroles que le Christ a adressées à
ses disciples : « Ce n'est pas ce qui entre dans la bouche qui
souille l'homme, mais ce qui sort de sa bouche, voilà ce qui
souille l'homme.» (Matt. 15,11)
Elle lança ainsi le mot « karma » sans réfléchir à ce que
pareil propos semait dans 1'esprit de ses hôtes qui 1'estimaient
et qui allaient peut-être, à leur tour, répéter autour d'eux cette
condamnation inadmissible. On jette de cette manière le terme
« karma », sans comprendre ce qu'il signifie réellement, et,
par là même, on se débarrasse de la responsabilité collective
en laissant entendre que ce sont les victimes qui sont les
coupables ! Quelle ironie !
Dans cette perspective absurde, doit-on déduire que le
Christ a été crucifié en raison de mauvaises actions qu'Il
aurait commises dans une vie antérieure ? - autrement dit,
parce qu'Il subissait un« mauvais karma »?L'auteur n'a pu
éviter de se demander comment il est possible d'être pieux et
de montrer une telle insensibilité face à la souffrance des
autres. C'est une attitude inacceptable, surtout de la part de
quelqu'un qui se réclame d'une religion dont le fondement
est l'amour de Dieu et de son prochain.
C'est précisément cet aspect dévotionnel du christianisme
ainsi que l'importance qu'il accorde à la charité envers autrui
qui ont toujours touché 1'auteur ; d'ailleurs, en dépit des
différences de langage entre la voie du Bouddha (dont il se
214 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

sent particulièrement proche) et celle du Christ, il fut boule-


versé lorsqu'à l'âge de trente-trois ans, il lut pour la première
fois les Évangiles dont il reconnut l'extraordinaire sagesse
spirituelle - le récit du terrible drame de la crucifixion restant
à jamais gravé en son être*.
Ces deux grands maîtres spirituels que 1'humanité a eu le
privilège de connaître, le Bouddha et le Christ, furent obligés
d'utiliser des mots ordinaires, ce qui ajoutait à leur difficulté
pour transmettre la lumière de leur enseignement à un monde
ignorant, plongé dans de tragiques ténèbres spirituelles ; mais,
derrière le langage auquel, faute d'autres moyens, Ils ont été
contraints de recourir, se cachent des énigmes qu'il faut faire
1'effort de dévoiler et de comprendre par soi-même, au lieu de
se contenter d'emmagasiner passivement en soi des réponses
toutes faites, qui finissent par se transformer en croyances
dangereuses, aboutissant, comme c'est arrivé à une certaine
époque dans le christianisme, à la persécution de tous ceux
qui n'adhèrent pas aux mêmes dogmes.
Interdépendance
Lorsque quelqu'un ne cesse de s'entendre répéter, dès
sa plus tendre enfance, qu'il est un être inférieur, qu'il est
coupable de son malheur, il finit par croire en cette image

*Jamais un Emissaire Divin (ou comme l'appelle l'Inde: un Avatar) n'a subi un
sort aussi terrible pour apporter la Lumière à une humanité qui en avait un si
dramatique besoin. A cette époque, il n'y avait pas de contrôle aux frontières
comme actuellement ; Il lui aurait donc été si facile de fuir. Mais Il savait qu'illui
fallait accepter de passer par ce supplice afin que ce qu'Il essayait d'apporter au
monde ne soit pas perdu. Le choc de la crucifixion sur ses disciples et sur tous
ceux qui l'ont connu a été si foudroyant qu'ils en ont été transformés au point
d'accepter de risquer continuellement leur vie pour répandre Son précieux
enseignement. D'ailleurs, beaucoup sont morts en martyrs, comme Saint Pierre,
crucifié la tête en bas ou Saint Thomas, assassiné dans le Sud de l'Inde où il avait
fondé une communauté qui existe toujours. Si le Christ n'avait pas consenti à
passer par cette horrible souffrance, Son enseignement n'aurait pas atteint - et
continué d'atteindre - des millions d'hommes et de femmes dont la vie en a été
profondément changée.
KARMA ET SOUFFRANCE 215

négative de lui-même qui marque profondément sa psyché


et dont il lui devient impossible de se libérer. C'est pourquoi,
même si de nombreux intouchables ont embrassé le boud-
dhisme qui leur redonne leur dignité d'êtres humains, la
majorité, imprégnés de la croyance en un karma rétributif,
restent enchaînés à leur sort, avec amertume et avec un
sentiment écrasant de culpabilité, qui, comme dit précédem-
ment, les maintient enfermés dans une prison mentale sans
issue, à moins que ceux qui leur jettent à la figure le mot
«karma» ne réalisent le mal qu'ils font et cessent d'employer
à la légère un terme dont la signification réelle leur échappe.
On est tellement dépendants les uns des autres pour survivre
dans cette forme d'existence qui est pleine de dangers, si
précaire et incertaine. Chaque homme et chaque femme sont
dotés de capacités qui leur sont propres et que quelqu'un
d'autre ne possède pas - qu'il s'agisse de cultiver la terre et
de préparer la nourriture sans laquelle on ne peut subsister,
de fabriquer et de distribuer toutes sortes de biens matériels
nécessaires pour répondre aux besoins de la vie quotidienne,
de prendre soin des malades et des personnes âgées, ou encore
de transmettre les connaissances pratiques, scientifiques,
artistiques et, surtout, spirituelles qui constituent le patrimoine
de 1'humanité.
Si l'on saisit réellement l'importance de cette interdépen-
dance, et que 1'on comprend à quel point on est redevable
aux autres, sans lesquels on ne pourrait vivre, on ne peut
qu'éprouver du respect à leur égard ; il est donc totalement
inadmissible de les traiter avec mépris, comme le sont les
intouchables - dont, paradoxalement, toutes les castes de la
société indienne ont grandement besoin. En Occident aussi,
il faut déplorer cette malheureuse tendance à 1' indifférence
envers des personnes dont on reçoit, même quotidiennement,
les différents services dont on a une constante nécessité.
216 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Lorsque l'on veut distinguer un homme d'un animal, on


dit: «c'est un être humain». L'auteur a souvent pensé que le
mot « être » contient implicitement une incitation qui peut se
traduire par« soyez», en d'autres termes : « soyez humain ».
Pourquoi ? Parce que, vu 1' incroyable cruauté dont il fait
preuve partout dans le monde ainsi que son étonnante
insensibilité à la souffrance des autres, on peut dire que
1'homme n'est pas encore un être humain ; il reste mû par
ses instincts de primate - qu'à son insu, il a nourris et
rendus pires par le mauvais usage du don de son mental -
qui nécessitent d'être transmutés par une étude sérieuse de
lui-même et une pratique spirituelle rigoureuse.

* * *
Les hindous ne sont pas les seuls à employer à tort le mot
«karma». Celui-ci est utilisé dans pratiquement toute l'Asie,
notamment dans les milieux bouddhistes, avec la même
connotation morale. Ainsi, dans les différentes traditions
bouddhistes, les femmes s'entendent dire par les moines
qu'elles sont nées femmes en raison d'un "mauvais karma"
qu'elles ont engendré pour elles-mêmes dans des vies anté-
rieures, et que, par conséquent, elles ne peuvent prétendre à
une réalisation spirituelle aussi élevée que celle d'un homme ;
par contre, ajoutent-ils, si elles accumulent des mérites dans
leur vie présente, elles "se créeront un bon karma", qui leur
permettra peut-être de renaître en homme dans une future
existence* ! Ainsi, les femmes sont-elles conditionnées à
douter de leurs possibilités spirituelles, ce qui représente un
obstacle majeur à leur engagement sur la Voie. Par conséquent,
contrairement au christianisme où la tradition monastique
féminine est forte et les grandes mystiques reconnues et
vénérées, les nonnes bouddhistes sont beaucoup moins
nombreuses et moins respectées que les moines.

*doit-on comprendre par cela que le Nirvâna serait réservé au seul sexe masculin ?
KARMA ET SOUFFRANCE 217

Comme elles ne disposent pas des mêmes conditions de


pratique ni du même soutien de la part des laïques, il n'est donc
pas surprenant que les réalisations spirituelles des femmes
soient plus rares en Asie, et, le plus souvent, non reconnues
et non relatées, ce qui ne fait que renforcer chez elles, comme
chez les moines qui leur tiennent ce discours, la croyance en
leur incapacité d'atteindre 1' accomplissement ultime. Ainsi,
la croyance crée l'obstacle qui justifie la croyance ... Heureu-
seme nt, les mentalités sont en train d'évoluer quelque peu
sous l'influence des bouddhistes occidentales.
Comme dit précédemment, il est courant d'entendre des
moines bouddhistes employer le mot « karma » dans le sens
de rétribution morale. Pourtant, cette acception est en totale
contradiction avec l'un des piliers de l'enseignement du
Bouddha: le concept d'« anatta »,le non-soi.
S'il n'y a pas de« moi» cohérent et persistant d'une vie à
l'autre, mais un simple flux psychique qui, si la personne n'a
pas travaillé sur elle-même spirituellement, se désagrège à sa
mort et se recombine de façon aléatoire dans une nouvelle
incarnation, que signifie alors la notion de karma telle qu'elle
est utilisée couramment? S'il n'y a pas continuité d'un« moi»
d'une existence à l'autre, qui donc récolte les fruits des
séjours terrestres antérieurs ? Seule une vision strictement
impersonnelle de la loi de causalité peut être en accord avec
la compréhension de l'impermanence d'un« moi »,mais
cette approche reste étrangère à la majorité des bouddhistes.
D'ailleurs, la notion d'« anatta » est elle-même trop souvent
incomprise, car cela ne signifie nullement la non-existence
de 1' être, mais, tout au contraire, que le « moi » humain,
personnel, faillible, changeant et souffrant, doit céder la place
à la Perfection Divine du Nirvâna, à un autre état d'être, un
État Lumineux, Impersonnel et Éternel !
* * *
218 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Ce mauvais usage constant du terme « karma »pour


justifier tous les drames et tous les maux qui accablent ce
monde permet de se soustraire à son devoir d'aide envers
ses semblables. C'est si facile de tout expliquer par le mot
« karma», y compris dans le cas des infirmes, des handicapés,
des malades (et tout particulièrement des lépreux qui subissent,
en Inde ou ailleurs, un sort effroyable), au lieu de faire preuve
de compassion à 1'égard de tous les êtres, dans une existence
emplie de douleurs et qui s'avère tellement incertaine et
imprévisible.
Le désir de trouver une raison logique au malheur provoque
en Occident également des réactions cruelles, stupides et
inacceptables. Ainsi, Denise Legrix, une femme tout à fait
remarquable, née dramatiquement infirme, avec seulement
des moignons de bras et de jambes, qui réussit néanmoins à
trouver en elle la volonté indomptable d'apprendre à écrire
et même à peindre avec talent, en tenant ses crayons et ses
pinceaux avec la bouche, et qui fonda même une association
de peintres handicapés comme elle, s'entendit dire, lorsqu'elle
fut suffisamment âgée, que son malheur venait du fait que son
père aurait, dans un moment d'ivresse, tiré sur un crucifix !
Elle souffrit beaucoup de cette soi-disant cause de son malheur
- cause évidemment totalement irréelle et absurde, pourquoi
aurait-elle dû payer l'acte de son père ? -,jusqu'au jour où
elle vit un veau atteint de graves malformations et qu'elle
comprit que la nature fait parfois des erreurs !
Au sujet des guerres et des crimes qui ensanglantent
l'histoire de l'humanité, s'il est indécent de lancer au visage
des victimes le mot « karma », par contre, on peut affirmer
que les bourreaux, eux, récoltent instantanément les fruits de
leurs actes qui s'inscrivent non seulement en leur être, mais
aussi sur leur physionomie, et qui les appesantissent. Si
jamais certains d'entre eux veulent un jour entreprendre une
KARMA ET SOUFFRANCE 219

pratique spirituelle, en raison de 1' abaissement du niveau de


leur être, résultat de la façon dont ils se sont forgés par leur
comportement passé, ils éprouveront des difficultés
particulières sans nécessairement en comprendre la raison ;
c'est en ce sens que l'on peut peut-être se permettre de parler
de dettes karmiques à payer. Mais, même dans ce cas, il faut
se montrer prudent et aborder cette question avec une certaine
réserve et en étant empreint de compassion pour éviter, dans
la mesure du possible, de condamner quiconque arbitrairement.
Pourquoi la souffrance ?
Pour revenir à la question si troublante de l'injustice criante
qui règne partout dans le monde, ne faut-il pas s'interroger
sur le fait qu'en dépit des maux qui affligent 1'humanité, il y
ait si peu d'hommes et de femmes qui cherchent à connaître
la véritable raison de leur présence sur Terre ? La plupart
restent sous 1' emprise hypnotique du monde visible et demeu-
rent passivement asservis aux plaisirs sensoriels qu'ille ur
offre.
Vu que seule une infime poignée tente de répondre à un
appel intérieur qui relève du Sacré, et cela bien que 1' existence
manifestée soit tellement insatisfaisante et parfois même
révoltante, qu'adviendrait-il si celle-ci était à jamais agréable,
paisible et dénuée de toute lutte et de toute douleur ? Il n'y
aurait alors plus aucune chance qu'un seul être humain se
souciât de dévoiler le sens mystérieux de 1'apparition de la
Vie sur cette planète. Dès lors, il est peut-être permis d'affirmer
que l'imperfection, le désordre et l'injustice ont, dans un certain
sens, leur place dans 1'existence ; ils ont un rôle mystérieux à
jouer dans la Création et sont, paradoxalement, nécessaires
pour inciter 1'homme à essayer de trouver une réponse à
1'énigme de sa propre vie et d'appréhender la raison de la
souffrance inhérente à toute incarnation.
* * *
220 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

En constatant que la souffrance que 1' on subit dans la vie


- et que 1'on ne peut en aucune manière éviter - est souvent
innocente et qu'elle est la conséquence incontournable de la
manifestation dans le tangible, avec tout ce que celle-ci
comporte comme dangers, drames, maladies, catastrophes,
etc., le chercheur (qui habite un corps fragile et qui n'est pas
lui-même à l'abri de ces menaces) ne doit-il pas prendre
conscience de la nécessité de cultiver la compassion à l'égard
de tous les êtres qui, comme lui, sont emprisonnés dans le
filet du samsara ? D'ailleurs, s'il souhaite atteindre son but
spirituel, il lui faut en arriver à ce que la compassion émane
de lui aussi naturellement que la lumière du Soleil !
Il doit réaliser que la seule possibilité d'échapper à la
souffrance morale, sinon physique - qui reste le lot de tous,
jusqu'à ce que la mort les libère du poids de leur enveloppe
chamelle -, réside dans un engagement spirituel auquel il
lui faut se consacrer avec sérieux.
Si, grâce à une pratique assidue de la méditation, un aspirant
commence à réellement s'éveiller intérieurement, il sera, par
là même, en contact avec un aspect supérieur de sa nature qui
ne lui est pas habituel, au travers duquel il ne sera plus tenté
d'abaisser son prochain. Au contraire, il ne pourra que lui
vouloir du bien et chercher, par tous les moyens et de toutes
ses forces, à alléger sa peine, car le fait d'être né dans un corps
de chair, constamment menacé par toutes sortes de prédateurs
(humains inclus), comporte déjà suffisamment de douleur
sans en rajouter en 1'enfermant dans la prison psychique
d'une condamnation arbitraire.
Comme dit précédemment, si, devant 1' infortune des
autres, un chercheur entretient 1' idée que tout ce qui leur
arrive résulte de fautes qu'ils auraient commises autrefois, il
peut très facilement devenir insensible à leur détresse. Dans
cette même logique, il risque de nourrir en lui le sentiment,
KARMA ET SOUFFRANCE 221

conscient ou inconscient, d'avoir mérité toutes les circons-


tances favorables dont il a pu bénéficier au cours de son
existence, en les attribuant aux bonnes actions qu'il aurait
accomplies jadis. Ce faisant, il tomberait dans le piège de
1'autosatisfaction qui le maintiendrait emprisonné à son
détriment dans une image flatteuse de lui-même et lui
barrerait la route vers la réalisation de ses aspirations
supérieures.
Si un aspirant est sérieusement engagé dans une voie
spirituelle, quels que soient les drames (physique ou moraux)
qui 1' affligent, il lui faut utiliser ces situations, si adverses
soient-elles, comme des moyens de travail sur lui-même pour
se détacher de 1'emprise du tangible et lâcher prise encore
davantage. De surcroît, il est important pour lui de toujours
se rappeler que nourrir en lui du ressentiment à 1'égard des
personnes qui lui ont fait du tort s'avère non seulement
autodestructeur, mais se révèle aussi être un obstacle majeur
vers le but qu'il tente d'atteindre.
Par ailleurs, une prise de conscience aiguë de la précarité
de 1'existence et de ses innombrables risques constitue égale-
ment une condition nécessaire pour lui faire sentir 1' urgence
pour lui de se consacrer, sans tarder, à ses pratiques spirituelles.
Il devient ainsi possible de mieux comprendre que, derrière
1' apparente imperfection du monde, se dissimule une sagesse
ordinairement insaisissable.

* * *
Pour conclure, face à la souffrance d'un autre, on doit
toujours faire preuve de compassion et ne jamais s'autoriser
à condamner quiconque pour le malheur qu'il ou elle est en
train de subir - et cela, même s'il est évident que ce sont ses
propres actes qui sont à 1' origine de sa souffrance, car qui
peut se permettre de juger ? Comme le Christ 1' a déclaré face
222 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

à la foule qui allait lapider une femme adultère : « Que celui


d'entre vous qui est sans péché lui jette la première pierre.*»
(Jean 8,7) Quelles paroles ! Des paroles d'une sagesse supra-
humaine qui laissent en soi une trace ineffaçable et, mieux
encore, qui doivent inciter tout chercheur sincère à continuel-
lement se mettre en question.

* « Mais eux, entendant cela, s'en allèrent un à un, à commencer par les
plus vieux. »
CHAPITRE 12

LE PRÉSENT

Quand un chercheur s'engage dans une quête spirituelle,


sans qu'il ne s'en rende compte au commencement (ou peut-
être même longtemps après), il peut porter inconsciemment
en lui la pensée que, puisque le but est difficile à atteindre, il
se situe par conséquent dans un lointain avenir, ce qui a pour
résultat de rendre à son insu tièdes les efforts qu'il fournit.
Croire que le but vers lequel on tend est éloigné et qu'il
faut du temps pour y accéder risque de donner à l'aspirant
l'impression qu'il peut régler d'abord dans sa vie extérieure
des questions qui ne peuvent pas attendre, ainsi que résoudre
dans l'immédiat des problèmes urgents, ce qui a pour consé-
quence, comme il vient d'être dit, de rendre pauvres les
efforts qu'il doit vouer à sa quête.
Il est très difficile pour un débutant de comprendre que
le but auquel il aspire est plus proche de lui que le sang de
ses propres veines ; il se trouve en vérité en lui, et dans le
présent! Il suffit qu'il se consacre avec une sincérité extrême
à ses pratiques spirituelles pour rejoindre le Sublime en lui ;
mais, même s'il est parvenu à L'atteindre, cela ne signifie
pas qu'il sera capable par la suite de rester uni à Lui.
On ne devient pas un éveillé simplement parce qu'on le
224 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

souhaite. Il y a un terrible prix à payer pour parvenir à un tel


accomplissement - comme la vie du Bouddha 1' a démontré.
Généralement, on croit qu'on est effectivement en train de
faire le nécessaire pour réussir un jour à toucher au but. On
rencontre tellement de gens, en Inde, en Occident et ailleurs
dans le monde, qui ne réalisent pas que c'est précisément la
façon dont ils abordent, dans le présent, une entreprise aussi
inhabituelle qui peut soit accélérer leurs progrès, soit les
retarder au point qu'ils peuvent en arriver à abandonner leur
quête.
Le piège principal dans lequel tombent certains chercheurs
réside dans le fait que, comme ils sont habitués à toujours
attendre une récompense pour le travail qu'ils fournissent
dans la vie courante, sans en avoir conscience, ils emportent
cette même attitude avec eux dans leur quête spirituelle. Et,
si leurs efforts ne leur apportent pas rapidement les fruits
espérés, ils se découragent et se lassent de continuer à les
effectuer.
Il faut que le chercheur comprenne que, chaque fois
qu'il s'assied pour méditer ou qu'il exécute un exercice de
concentration dans 1'agitation de la vie existentielle, il doit
s'occuper uniquement du présent, c'est-à-dire accomplir son
devoir spirituel dans 1' immédiat, sans le désir conscient ou
inconscient d'obtenir un quelconque résultat compensatoire
pour les efforts qu'il fournit. Il lui faut savoir que toute
pensée d'être récompensé pour le travail spirituel qu'il
accomplit sur lui-même a pour conséquence d'empêcher
l'Infini de Se manifester à lui en Son Temps et comme Ille
veut, autrement dit, quand Il sent que 1'aspirant est prêt à
porter la responsabilité d'une révélation aussi sainte.
Il est nécessaire pour le chercheur de réaliser que 1'homme
peut, d'une certaine façon, être comparé à la Terre qui attend
toujours quelque chose en retour pour ce qu'elle offre aux
LE PRÉSENT 225

différentes créatures qui l'habitent, ou plutôt, qui reprend


presque aussitôt ce qu'elle leur a donné. En fait, elle est
devenue au fil du temps un immense cimetière contenant les
cendres des innombrables créatures qu'elle a nourries depuis
l'apparition de la vie - les êtres humains inclus.
Il faut que se produise en 1'aspirant une transformation
telle qu'il devienne, pour ainsi dire, comme le Soleil qui n'a à
aucun moment repris ce qui, depuis des temps immémoriaux,
a émané de lui et, mieux encore, ne désire rien en contre-
partie pour le bien qu'il continue de répandre autour de lui
dans 1'espace.
C'est peut-être la raison pour laquelle certaines peuplades
en Inde et dans d'autres civilisations regardaient le Soleil
comme une divinité qu'ils adoraient pour le don de sa
lumière et de sa chaleur.
Il faut que la tendance inhérente aux êtres humains à
toujours vouloir prendre et garder pour eux ce qu'ils obtien-
nent se transforme en 1' aspirant en son contraire, en un désir
de se donner et de partager ses gains avec autrui.
Il doit comprendre que cet aspect de lui-même qui guette
un résultat en échange des efforts qu'il fournit spirituellement
doit nécessairement disparaître afin de laisser la place libre
pour que quelque chose de Sanctifié puisse commencer à se
manifester en son être et l'inonde de sa Lumière, après quoi,
il pourra apporter la vie aux autres.
Le don inconditionnel de soi dans le présent
Il faut que, quelles que soient les tâches qui sont exigées
de lui dans la vie et auxquelles il s'adonne, le chercheur
revienne toujours au présent et tente d'y demeurer pendant
qu'il les effectue, car ce qu'il s'efforce de rejoindre spirituel-
lement ne se trouve pas en dehors du présent, mais au coeur
même de celui-ci ! Il doit réaliser que l'Éternité se trouve en
226 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

lui et dans un présent immuable. C'est la raison pour laquelle


toute pratique spirituelle à laquelle il se consacre (que ce soit
la méditation ou un exercice de concentration qu'il exécute
dans la vie active) a précisément pour fonction de le ramener
au présent - dans lequel, s'il veut bien se donner la peine de
s'étudier et d'être honnête envers lui-même, il ne peut nier
qu'il n'est pratiquement jamais (sauf dans des situations
extrêmes où sa vie est menacée).
Quand un aspirant s'engage dans une voie spirituelle, quelle
qu'elle soit, c'est ou bien parce qu'il souffre moralement et
cherche à connaître le sens obscur de cette forme d'existence
dans laquelle il se trouve il ne sait par quel hasard mystérieux,
ou parce qu'il a entendu parler du bonheur inestimable auquel
on peut accéder lorsqu'on atteint 1'Illumination, la Libération,
le Nirvâna.
Il est tout à fait légitime qu'on se lance dans une démarche
spirituelle en pensant au commencement à soi-même et au
profit que 1'on peut espérer obtenir en se libérant de 1'escla-
vage que constitue 1' identification à une forme d'existence
qui, de par sa nature, ne peut qu'être précaire, incertaine et,
par conséquent, insatisfaisante. Il faut néanmoins dépasser
cette façon d'aborder une quête spirituelle et vouloir l'entre-
prendre aussi pour les autres, pour, dans la mesure du possible,
soulager leurs souffrances et leur donner un but plus élevé
pour vivre. Autrement, le désir, conscient ou inconscient, de
poursuivre une pratique spirituelle uniquement pour soi-même
se révèlera inacceptable dans un domaine qui relève du Sacré,
car il gardera 1'aspirant enfermé dans la prison de son moi
profane, l'empêchant par là même de découvrir la clé qui
pourrait lui permettre d'en sortir.
Le don inconditionnel de soi-même est impératif si
on souhaite pouvoir atteindre un jour 1' illumination, une
illumination véritablement vécue, et non pas de petits aperçus
LE PRÉSENT 227

qu'il peut arriver au chercheur de toucher à certains moments


et qui sont largement insuffisants. Il est nécessaire de com-
prendre que ce don de soi ne peut être accompli comme il
doit réellement 1'être que si 1' aspirant réussit à être pleinement
dans le présent, car ce n'est qu'en demeurant dans le présent
qu'il lui sera possible de se mettre à 1'abri des pensées
troublantes liées au passé ou à l'anticipation du futur, qui
accaparent habituellement son attention et le maintiennent
dans un état d'anxiété.
Ce n'est que parce que le Bouddha et le Christ étaient
profondément immergés dans un présent continuel, un présent
inconnu à l'homme du commun, qu'ils ont pu fournir à leurs
interlocuteurs qui voulaient les piéger des réponses d'une
sagesse tellement étonnante qu'elles les ont, par la suite,
laissés perplexes et troublés.
L'aspirant peut ainsi saisir le rôle vital que joue le présent
pour lui permettre de trouver son chemin dans un domaine
aussi inhabituel et ordinairement insaisissable.
Comme dit précédemment, ce n'est que dans le présent,
s'il parvient à y demeurer, que le chercheur peut effectuer ce
don de lui-même, qui doit se faire avec une sincérité extrême
grâce à laquelle il lui sera possible de faire preuve d'une
véritable abnégation - une abnégation qui s'avère indis-
pensable s'il veut pouvoir aider les personnes que le destin
met sur son chemin, qui, tant qu'elles portent le poids d'un
corps mortel fragile, ne peuvent qu'inévitablement souffrir,
d'une manière ou d'une autre.
Il faut que, par une étude sincère de lui-même, l'aspirant
arrive à voir que, durant tout le temps qu'il demeure absent
intérieurement, occupé à ruminer quelque chose qui lui a plu
ou déplu dans le passé, ou encore à imaginer ce qu'il souhaite
obtenir dans 1' avenir ou à appréhender un événement futur
qu'il veut éviter, le présent ne peut pas exister pour lui !
228 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

La réponse à toutes les questions sur l'énigme de la Vie,


sur le sens de 1'existence et sur la mystérieuse faculté de la
conscience - qui, depuis un temps si reculé, ont troublé
1'être humain, le laissant perplexe et dérouté - se trouve
dans le présent seul ; en effet, ce n'est que si le chercheur
arrive à se détacher de lui-même et de ses préoccupations
coutumières pendant un temps suffisamment long qu'il lui
sera possible de créer en son esprit le silence requis pour
pouvoir comprendre les réponses qui lui seront données
depuis un domaine sanctifié - un domaine au delà du
tangible qui demeure inaccessible à 1'homme du commun.
* * *
Contrairement à ce que 1'on peut penser d'ordinaire, il
est extrêmement difficile de savoir ce que pourrait être un
véritable don de soi et ce que signifie être dans le présent.
Il est généralement impossible à 1'être humain de réaliser à
quel point il est divisé en lui-même ! L'homme, tel qu'il est
ordinairement, est un être très fragmenté ; il ne sait pas ce
que c'est que d'être entier. L'aspirant peut croire avoir réussi
à certains moments à se vouer à ses pratiques spirituelles
comme il le faut, mais, même si cela a été vrai à un certain
degré, en raison de la tendance à 1'inertie inhérente à la
nature humaine, il court le danger de commencer à son insu à
s'installer sur le souvenir de sa réussite et, avant qu'il ne
soupçonne ce qui lui arrive, la pesanteur lui aura rendu le
service de l'attirer vers le bas.
Il ne lui faut pas oublier que, tant qu'il est en vie, il ne
peut que rester tragiquement humain et, par conséquent,
vulnérable; aussi, ne peut-il se permettre de se reposer sur ce
qu'il a pu acquérir ou comprendre. Il lui faut réaliser qu'en
ce qui relève du domaine de l'Infini, il y aura toujours plus
pour lui à découvrir, plus à connaître, plus à comprendre et
plus loin à aller. Ce n'est qu'après la mort qu'il pourra
LE PRÉSENT 229

s'autoriser à s'installer sur ce qu'il aura acquis, quand le


mouvement du temps, cause de changements incessants,
n'existera plus.
Afin que ce don de lui-même - que ce soit pendant ses
séances de méditation ou même dans le courant de la vie
extérieure - soit réel, il faut qu'il soit accompli, comme
dit précédemment, sans condition aucune. Tout effort que
1' aspirant fournit ne doit être fait que pour l'amour de le
faire. Il doit comprendre que, tant qu'il guette une récompense
quelconque pour les efforts qu'il effectue, il est, sans le
savoir, en train de faire obstacle à 1'Infini, L'empêchant de
pouvoir se révéler à lui.
On ne peut jamais suffisamment insister sur le fait que
toute pratique spirituelle que 1'aspirant tente d'accomplir
ainsi que le bien qu'il veut apporter aux autres doivent être
faits de manière désintéressée, sans le désir (conscient ou
inconscient) d'obtenir quoi que ce soit en retour. Il doit se
rendre compte que l'amour (si celui-ci est réellement sincère)
avec lequel il s'adonne à ses pratiques ou procure du bien à
autrui constitue déjà une récompense qu'en outre il ne peut
pas perdre - contrairement aux récompenses ou à la recon-
naissance des hommes de ce monde, qui sont transitoires et
peuvent à tout moment se changer en leur contraire.
Si, alors qu'il est occupé à exécuter un exercice spirituel
et à tenter de pratiquer ce don de lui-même, le chercheur est,
en même temps, en train de faire, à 1' arrière-plan de son
esprit, des projections dans 1' avenir pour satisfaire un désir
qui le taraude (qu'il soit matériel, affectif ou même spirituel),
il peut être certain qu'il n'est pas dans le présent.
Il ne peut y avoir de cadeau plus précieux que 1'on puisse
recevoir dans la vie que celui d'être engagé dans une quête
spirituelle. En voyant autour de lui les gens qui courent
230 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

partout fébrilement, sans but plus élevé que celui de chercher


comment survivre et comment s'amuser (toujours banalement)
pour leur permettre de supporter le poids d'une existence
pleine de problèmes impossibles à résoudre sans que d'autres
ne surgissent à leur place, 1' aspirant doit sans cesse porter en
lui une gratitude sans bornes envers la personne qui l'a mis
sur la Voie. Il ne réalise peut-être pas à quel point il lui est et
demeure redevable.
En fait, il ne peut lui manifester sa reconnaissance de
meilleure façon qu'en se consacrant avec sincérité à sa quête
et à ses pratiques spirituelles, sans à aucun moment désirer
quelque chose pour les efforts qu'il fournit, car le fait même
d'être sur la Voie représente déjà la récompense la plus haute
qu'il puisse espérer obtenir s'il considère comment sa vie se
serait déroulée autrement !
C'est la raison pour laquelle, quoi qu'illui arrive - drames
familiaux, maladie, perte de biens, etc. -, il doit, malgré
tout, être continuellement reconnaissant pour le trésor
spirituel qui a été mis sur son chemin et qui a radicalement
changé la direction que sa vie a prise.
* * *
N'est-il pas étrange que les gens se plaignent toujours
du monde et des conditions dans lesquelles ils se trouvent
placés, sans qu'il ne leur vienne à 1'esprit que c'est eux-
mêmes qui ont rendu le présent tel qu'il est, par la manière
dont ils ont vécu le passé. Il s'avère par conséquent vital
pour 1' aspirant de comprendre 1' importance pour lui de
surveiller, avec le maximum de soin, la façon dont il vit
chaque instant qui passe, car les sortes de pensées qu'illaisse
s'installer en lui, le genre de désirs qu'il se permet de nourrir
et la manière dont il se comporte dans le présent ont, malgré
lui, déjà décidé de ce que 1' avenir sera pour lui - tout
LE PRÉSENT 231

comme la façon dont il a vécu dans le passé a incontestable-


ment fait du présent ce qu'il est pour lui.
L'histoire bouddhiste suivante illustre ce qui vient d'être
expliqué et l'importance pour le chercheur de ne pas laisser
par faiblesse son esprit être occupé par une pensée qui le
détourne de son but :
Histoire bouddhiste des deux moines :
Deux moines étaient en train de méditer en
marchant. Leurs pas les conduisirent à proximité d'une
petite rivière. Une jeune femme se trouvait là, son
regard fixé sur l'autre rive, l'air perdu. Dès qu'elle les
vit, elle les interpella et leur demanda s'ils voulaient
bien l'aider à traverser cette rivière. Elle avait peur
d'entrer dans l'eau, d'autant plus qu'elle ne voulait
pas mouiller ses vêtements.
Sans hésitation, l'un des moines s'avança vers elle,
la souleva dans ses bras, traversa la rivière et la
déposa de l'autre côté, puis il rejoignit rapidement son
compagnon et se remit à marcher avec lui.
Trois jours plus tard, l'autre moine rompit soudain
le silence en s'exclamant d'un ton de reproche:
- L'autre jour, tu as fait quelque chose de très mal,
quelque chose de contraire à la règle !
- Qu'est-ce que j'ai fait ? demanda son compagnon
avec surprise.
- Tu as porté une jeune femme dans tes bras !
- Ah oui, c'est vrai, mais moi, j'ai porté cette jeune
femme pendant trois minutes seulement, tandis que toi,
mon ami, tu 1'as porté en toi pendant trois jours !

* * *
Malgré sa capacité de réflexion, au fond, l'homme, tel
qu'il est ordinairement, ne se différencie guère de l'animal.
À moins qu'il ne se lance dans la seule chose qui doit compter
232 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

pour lui, chercher à connaître la Source Sainte d'où il a


émergé originellement, sa vie est, sauf exception, en quelque
sorte analogue à celle des singes qui, manipulés par la Grande
Nature, ne pensent qu'à manger et à jouir sexuellement.
En réalité, ces primates sont et resteront toujours - et il
en est également ainsi pour 1'homme - de simples instru-
ments de reproduction aveugles entre les mains de la Grande
Nature, destinés à perpétuer leur espèce. De surcroît, celle-ci
a impitoyablement implanté dans toutes les créatures vivantes
la nécessité la plus implacable qui soit, celle de devoir manger
pour survivre.
Il est effrayant de voir comment un carnassier bondit sur
sa proie et chasse avec agressivité tout intrus, même de son
espèce, pour qu'il ne touche pas la nourriture qu'il veut garder
pour lui. Il y a en lui une irrésistible pulsion inconsciente :
« c'est à moi, et à moi seul ! ». En fin de compte, le compor-
tement social de l'homme du commun diffère-t-il beaucoup
lorsqu'il s'agit de son intérêt personnel du moment, que ce
soit pour s'alimenter afin de rester en vie, pour assouvir un
désir sexuel ou encore pour réaliser son ambition d'être
reconnu et admiré, même s'il lui faut pour cela faire souffrir
ou détruire ses semblables ?
Il ne faut pas que le chercheur emporte avec lui, dans sa
quête de 1'Infini, la pensée consciente ou inconsciente que la
vie des autres ne l'intéresse pas et, comme il vient d'être dit
au sujet des animaux, qu'il n'y a que sa propre satisfaction
qui compte.
Comme lui, les autres souffrent aussi des incertitudes et
des tribulations de l'existence manifestée ; c'est son devoir
spirituel de chercher à leur apporter ce qu'il peut dans le
présent pour soulager leurs douleurs morales et, si cela lui est
possible, physiques également.
LE PRÉSENT 233

Il lui faut se souvenir du Bouddha qui, après son illumina-


tion, a voué les quarante années qui lui restaient à vivre à
donner à l'humanité une Lumière spirituelle dont elle avait,
sans le savoir, désespérément besoin. Du fait même que
l'aspirant a entrepris une quête spirituelle, ne doit-il pas, lui
aussi, sentir qu'il a des obligations envers ses semblables qui,
par ignorance, cherchent vainement dans des biens extérieurs
éphémères un bonheur qui leur échappe continuellement, ou
croient même insuffler un sens à leur existence avec des
doctrines politiques qui deviennent pour eux une forme de
religion pour laquelle ils sont prêts à sacrifier leur vie ainsi
que celle des autres. Et, comme ils ne peuvent que demeurer
insatisfaits et affamés, ils poursuivent leurs rêves d'une
utopie terrestre dans d'autres combats idéologiques tout aussi
transitoires.
Il faut que le chercheur porte en lui un sentiment de pro-
fonde compassion en constatant le désespoir dans lequel tant
de gens passent leur vie et qu'il souhaite ardemment trouver
la force de leur venir en aide.
Partager les fruits spirituels acquis
Lorsque l'on dit aux aspirants qui, grâce à leur pratique
spirituelle, ont atteint un certain degré d'éveil de conscience
qu'il leur faut se consacrer aux autres - qui, sans qu'ils ne
le réalisent, sont affamés spirituellement- pour, en partageant
avec eux les richesses spirituelles qu'ils ont été privilégiés de
recevoir, les aider à découvrir le sens de leur existence et
ainsi leur donner un but dans la vie, nombre d'entre eux
répondent : « À quoi bon, les gens ne veulent pas entendre
parler de spiritualité ! »
Ils ne semblent pas comprendre qu'il ne s'agit pas néces-
sairement de discourir sur la spiritualité, surtout avec des
interlocuteurs qui n'en veulent rien savoir, mais c'est plutôt
234 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

l'intérêt qu'ils leur montrent, la manière dont ils se comportent


devant eux et la finesse avec laquelle ils les approchent qui
peuvent constituer un exemple, lequel jouera parfois un rôle
étonnant pour soutenir ces personnes dans les difficultés
qu'elles ne peuvent éviter de rencontrer dans une existence qui,
en raison du mouvement incessant du temps, est tellement
changeante et incertaine. Et cela peut même, d'une façon
mystérieuse, susciter chez certaines d'entre elles quelque
chose qui les incitera à commencer à se poser des questions,
permettant alors au chercheur de pouvoir évoquer délicate-
ment des sujets d'ordre spirituel sans les rebuter. Au fond,
sait-on jamais ce qu'un homme recèle dans le tréfonds de son
être, qui attend d'être stimulé pour remonter à la surface de
lui-même et changer sa vie?
Il faut que l'aspirant soit honnête envers lui-même et se
rappelle qu'autrefois, lui non plus ne voulait peut-être pas
entendre parler de spiritualité ; souvent même, il y en a qui,
en raison de préjugés dus aux conditionnements de la société
profondément matérialiste dans laquelle ils ont grandi, se
méfient farouchement de tout ce qui se réfère à l'au delà,
avant de se retrouver, d'une manière si étrange et apparem-
ment inexplicable, soudainement attirés par une quête
spirituelle.
Il est nécessaire de comprendre que ce ne sont pas forcé-
ment les paroles qui comptent, mais c'est plutôt l'exemple
que l'on donne aux autres qui peut avoir sur eux un effet
beaucoup plus déterminant qu'on ne le soupçonne - comme
l'atteste la vie des deux êtres inégalés qu'étaient le Bouddha
et le Christ, dont l'authenticité était si éclatante que l'impact
de leur comportement et de leur amour compatissant envers
leurs semblables a transformé la vie de millions d'hommes et
de femmes affamés de lumière spirituelle, qui ont, par la
suite, perpétué leurs enseignements jusqu'à ce jour.
LE PRÉSENT 235

Ainsi, tout en luttant pour sa propre émancipation, le


chercheur mettra en pratique, dans le présent, 1' altruisme du
Bodhisattva, au lieu de se contenter, comme c'est devenu la
mode de nos jours, d'émettre un simple vœu pieux, issu de la
sentimentalité populaire (qui consiste à se refuser l'Éveil tant
que tous les êtres vivants ne l'auront pas atteint).
Il faut que l'aspirant ouvre les yeux et regarde réellement
les personnes avec qui il entre en contact. Y en a-t-il parmi
elles qui soient vraiment heureuses ? Ne portent-elles pas sur
leur visage 1'empreinte, plus ou moins accusée, de la crainte
pour le lendemain, de la tristesse ou encore du souci pour
leur famille ? Quel sort pitoyable que le leur ! Elles sont
toutes, sans le savoir, avides de nourriture spirituelle, une
nourriture qui n'a aucun rapport avec les aliments terrestres
qui, une fois ingérés, ne les soulagent que temporairement et
qu'illeur faut quotidiennement reprendre pour pouvoir rester
en vie. Après la mort, que pourront-elles emporter avec elles
pour faire face aux conditions qui les attendent, des conditions
qui leur sont inconnues et dans lesquelles elles vont se trouver
démunies ? Pour autant qu'elles en aient été nourries de leur
vivant, il leur est possible, en quittant ce monde, d'emporter
avec elles la manne céleste qui, contrairement aux nourritures
terrestres impermanentes qui ne peuvent jamais les rassasier,
est éternelle.
C'est la raison pour laquelle le chercheur ne doit pas garder
pour lui seul la connaissance spirituelle qu'il a reçue ; c'est son
devoir de la partager avec les autres qui, sans même qu'ils ne
le sachent consciemment, pleurent intérieurement pour elle !
A yant pris conscience de son propre moi
comme le Soi, un homme se dépouille
du moi ; et en vertu de cette absence du
moi, il doit être conçu comme non
conditionné.
C'est là le mystère suprême, annonçant
l'émancipation ; par l'absence du moi, il ne
participe plus au plaisir ni à la douleur,
mais atteint à 1'Absolu.
Maitry Upanishad

A insi je suis cause de moi-même selon


mon essence, qui est éternelle, et non
selon mon devenir qui est temporel.
C'est pourquoi je suis non-né et par là je
suis au-delà de la mort. Selon mon être
non-né, j'ai été éternellement, je suis
maintenant et demeurerai éternellement.
Ce que je suis selon ma naissance mourra
et s'anéantira de par son aspect temporel.
Mais dans ma naissance éternelle, toutes
les choses naissent et je suis cause de
moi-même et de toute chose.
Maitre Eckhart
CHAPITRE 13

L'ASPIRANT ET LE MYSTÈRE DE
L'EXISTENCE PHÉNOMÉNALE

C'est avec une clarté de vision insurpassable que le Bouddha


a vu que tout ce qui est manifesté dans la matière est condi-
tionné et, par conséquent, ne peut qu'être impermanent.
En dépit du fait que les êtres humains sont constamment
confrontés à cette réalité, de la manière la plus étrange et
incompréhensible, ils ont pourtant continuellement leur
attention fixée extérieurement, cherchant en vain dans le
monde des sens ce qui pourrait leur apporter un contentement
durable.
Au lieu de courir aveuglément vers ce qui, par nature, est
soumis à l'usure du temps et ne peut qu'inévitablement être
périssable, ils feraient mieux de tourner leur regard vers
l'intérieur d'eux-mêmes, vers ce qui est éternel, qu'ils portent
mystérieusement dans le tréfonds de leur être et qui ne peut
leur être dérobé !
Si, par compassion, quelqu'un tente de leur faire comprendre
leur erreur et de les éclairer, tant qu'ils ne peuvent pas voir
concrètement ce qui relève d'un Domaine Sacré, ils préfèrent
continuer à consacrer tout leur intérêt et toute leur énergie au
seul visible. Ils veulent pouvoir tout mesurer, classer et
étiqueter selon leurs propres critères, en n'accordant de crédit
qu'à ce que leurs organes sensoriels - dont ils semblent ne
238 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

pas savoir qu'ils sont limités - leur présentent comme étant


la seule réalité concevable.
Or, il y a dans l'existence des mystères qui ne peuvent être
saisis depuis l'état coutumier d'être et de conscience dans
lequel 1'homme passe ordinairement sa vie. Il faut qu'un
changement radical s'opère en lui pour qu'il puisse s'élever
à un tout autre niveau d'être, qui seul peut lui permettre de
rejoindre la Lumière Sainte de sa Nature Principielle et donner
un vrai sens à son existence ; mais un accomplissement aussi
extraordinaire ne peut s'effectuer sans efforts conscients de
sa part.
Tant de choses lui sont données sans qu'illui soit nécessaire
de se soucier de les acquérir : l'air qu'il respire, l'eau qu'il
boit, des yeux pour voir, des oreilles pour entendre, un cerveau
pour réfléchir, des organes internes munis d'une étonnante
forme d'intelligence pour lui fournir l'énergie dont il a besoin,
etc. ; aussi, sans le penser explicitement, au fond de lui-même,
il se dit : « Alors, pourquoi pas le Sacré aussi ? » Il lui est
difficile de comprendre qu'illui faut mériter ce qui relève d'un
Domaine qui transcende 1'ordinaire. Il porte en lui tellement
d'impuretés qui doivent, au préalable, être nettoyées avant
qu'il puisse être admis dans des lieux où règne la Sainte
Lumière de 1' Absolu - une purification qui ne peut
s'accomplir sans efforts de sa part. Le Christ disait à ses
disciples : «Le Royaume des Cieux se gagne par le glaive. »
Le glaive n'implique-t-il pas un combat ? Le Bouddha
également ne cessait de répéter à ses disciples : « Faites
l'effort le plus soutenu dont vous soyiez capables », ce qui
signifie une lutte dans laquelle le chercheur doit s'engager,
sans s'esquiver, s'il veut atteindre le Nirvâna.
D'une façon générale, l'être humain considère comme
allant de soi qu'il possède déjà le plus haut niveau de cons-
cience auquel il lui est possible d'accéder, ce qui l'empêche
L'ASPIRANT ET LE MYSTÈRE DE L'EXISTENCE... 239

de déployer les efforts nécessaires pour découvrir qu'il


existe, comme il a été dit dans le premier chapitre, toute une
échelle de niveaux de conscience, de plus en plus élevés,
jusqu'à la Conscience Suprême, autrement dit Divine, grâce à
laquelle seule il peut pénétrer les profonds mystères enfouis
au sein de l'Univers - des mystères insondables qui n'ont
aucun rapport avec les découvertes de la science, qui, elles,
concernent seulement le domaine de la matière, laquelle
semble être l'unique chose qui suscite la soif de connaître de
la majorité des scientifiques.
L'homme est entouré d'énigmes qui, tant qu'il demeure
tel qu'il est ordinairement, coupé de son Essence Divine,
vont toujours lui échapper, ce qui ne peut qu'inévitablement
rendre son existence banale, vide et sans intérêt. Sait-il que
chaque arbre possède sa forme de conscience et connaît la
peur quand sa vie est menacée ? Par ailleurs, soupçonne-t-il
ce que signifie pour une plante d'être regardée par quelqu'un
qui est intensément présent à lui-même de manière à lui
donner existence et à sympathiser avec elle en appréhendant
la sorte de souffrance qui lui est propre ?
N'est-ce pas un phénomène des plus étranges qu'après le
sommeil de l'hiver, une glycine sente que le moment est
venu pour elle de faire pousser un nouveau feuillage ainsi
que des fleurs dont la beauté exquise, la couleur délicate et le
parfum délicieux manifestent une forme d'intelligence tout à
fait extraordinaire qui ne peut que remplir d'émerveillement
quelqu'un d'assez sensible pour pressentir le mystère qui
s'offre à ses yeux.
Comme l'homme ne sait pas comment créer en lui le silence
intérieur nécessaire pour lui permettre de voir tout ce sur quoi
se pose son regard de façon neuve, sans en avoir conscience,
il ne fait que prendre tout pour un fait accompli, et, par là
même, les mystères qui existent dans ce qu'il contemple lui
240 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

restent inconnus - ce qui a pour conséquence que les éton-


nantes richesses que la vie peut lui transmettre demeurent
toujours hors de sa portée.
Quand 1'être humain étudie le Cosmos, il est fasciné devant
l'incroyable quantité de galaxies, d'étoiles et d'autres corps
célestes qu'il contient ; mais, malheureusement, son intérêt
est uniquement dirigé vers 1'étude de la matière qui compose
cette manifestation étourdissante. Il ne se demande apparem-
ment pas d'où cette gigantesque masse de matière a surgi ;
or, c'est une question essentielle qui devrait préoccuper ceux
qui passent leur existence à analyser les composants de cette
matière, mais qui négligent de percer l'énigme de son origine.
Ce n'est que si un aspirant parvient à atteindre un certain
degré d'illumination et d'éveil intérieur qu'illui devient
possible de reconnaître, avec un étonnement indicible, que
d'étranges souvenirs impénétrables se rapportant à la genèse
de ce mystérieux Cosmos se trouvent enfouis dans les profon-
deurs de son être, et qu'il peut les retrouver dans des états
mystiques très particuliers. Il découvrira alors avec stupéfaction
qu'il existe en l'être humain des possibilités, inconcevables
ordinairement, d'obtenir des réponses aux interrogations qui,
habituellement, le laissent désemparé !
Mais il y a au préalable un prix à payer pour de telles
révélations, qui consiste en efforts de concentration inlassables
qu'il lui faut fournir durant sa méditation et ses divers
exercices spirituels afin de pouvoir se dépasser et rejoindre
1'Aspect Sacré de sa nature.
Si le sens du mystère n'est pas continuellement présent à
l'esprit du chercheur pour l'animer, quelque chose de vital
lui manquera toujours pour donner force au travail spirituel
qu'il effectue sur lui-même, rendant ainsi sa pratique sèche
et incomplète.
L'ASPIRANT ET LE MYSTÈRE DE L'EXISTENCE... 241

D'où a surgi la loi qui a déterminé que deux et deux font


quatre? Et qu'en est-il des règles mathématiques d'une extrême
complexité qui attendaient d'être découvertes par certains
grands scientifiques et qui laissent songeur ? Est-il possible
que ces étonnantes lois qui maintiennent en équilibre tout ce
qui existe dans le Cosmos soient simplement la manifestation
du hasard et que rien ne permette de les attribuer à un Créateur
Divin?
Si tel est le cas, alors, cela signifierait que la matière elle-
même recèle des potentialités tout à fait extraordinaires qui
feraient d'elle un dieu, le seul dieu qui soit. Ainsi, on passe
d'une énigme à une autre, et cette dernière prive en outre
l'homme de tout espoir de parvenir à connaître ce qu'il porte
dans le tréfonds de lui-même, qui est Éternel : 1'Aspect
Sanctifié de sa Nature, qui n'a eu aucun commencement et
face auquel la mort est impuissante. Lorsque le Bouddha
parle du «non-né, non-créé, non-formé », n'est-Il pas en fait
en train d'évoquer ce qui est Immuable en l'être humain et
que la mort ne peut atteindre ?
Si la matière possédait réellement un pouvoir aussi remar-
quable que celui de créer la vie, alors 1'homme devrait prendre
une pierre, la placer sur un autel, s'agenouiller devant elle, la
saluer les mains jointes et l'adorer comme son créateur !
Il est étrange de voir comment 1'être humain prend un
curieux plaisir à préférer tourner son regard vers tout ce qui
est négatif dans la vie plutôt que vers ce qui est positif et qui
pourrait donner un sens à son existence. Il y a en lui une
tendance incompréhensible à vouloir toujours nier plutôt que
d'affirmer, autrement dit, il se comptait à ne voir que l'aspect
négatif de la vie, ce qui a pour conséquence qu'il vit à son
insu dans un état de mécontentement quasi permanent (que,
d'une manière incompréhensible, qui paraît même absurde, il
semble aimer !), sans s'apercevoir des dégâts qu'il cause à
242 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

son propre être. Ainsi, il nie machinalement, par un réflexe


insensé, tout ce qui pourrait lui apporter 1' aide dont il a
besoin pour dépasser sa condition humaine limitée, rejetant
par ignorance la lumière que les sages du passé ont tenté de
lui transmettre.
Tout comme le poison, la négation possède une étrange
force qui fascine l'homme et, tant qu'il continue de lui donner
la primauté par rapport aux énigmes qui 1'entourent - que,
dans son aveuglement, il considère même avec indifférence -,
il restera un pauvre être inachevé, sans jamais réaliser qu'il a
précisément un besoin aigu de s'ouvrir à ces mystères pour
pouvoir évoluer à un autre plan d'être et de conscience au
delà du temporel. L'histoire soufie suivante illustre de façon
frappante ce qui vient d'être expliqué :
Histoire soufie des éléphants volants :
« Un jour, Mulla Nasrudin marchait dans la cam-
pagne avec safemme; il faisait une chaleur torride.
Apercevant un arbre, il lui proposa de s'y arrêter un
moment pour se rafraîchir à son ombre. Il retira son
turban, essuya la transpiration qui inondait son visage,
puis il s'allongea sous le feuillage et ne tarda pas à
s'endormir.
Le temps passa ; sa femme, qui s'ennuyait à ne rien
faire, leva rêveusement la tête et aperçut soudain un
éléphant qui volait dans le ciel en battant vigoureuse-
ment ses grandes oreilles comme le font les oiseaux
avec leurs ailes !
Suffoquée, elle réveilla aussitôt son mari et lui dit
d'une voix tout excitée : « Regarde, regarde, il y a un
éléphant qui vole dans le ciel ! » Sans ouvrir les yeux,
Mulla murmura quelque chose d'une voix paresseuse,
et se remit à dormir.
L'ASPIRANT ET LE MYSTÈRE DE L'EXISTENCE... 243

A peine quelques minutes plus tard, elle vit deux


éléphants dans le ciel. Encore plus éberluée, elle secoua
son époux en lui criant:« Mais regarde, il y a mainte-
nant deux éléphants qui volent dans le ciel ! » Mulla
entrouvrit les yeux et, toujours d'une voix paresseuse,
dit : « Ah oui ? », puis il baissa les paupières et sombra
à nouveau dans un profond sommeil.
Mais voilà que, cette fois, sa femme voyait cinq élé-
phants qui volaient en formation triangulaire, le plus
gros en tête, pareils à des oiseaux en migration!
Incapable de se retenir, elle prit son mari par les épaules
et s'écria : « Mais regarde donc ! Il y a cette fois cinq
éléphants qui volent dans le ciel ! » Mulla leva légère-
ment la tête, les yeux à moitié ouverts, resta silencieux
pendant un moment, puis déclara : « Eh oui, il doit y
avoir un nid quelque part, pas loin d 'ici. » Puis, il laissa
tomber la tête, referma les yeux et se mit à ronfler... »
Ce qui fait rire dans cette curieuse histoire, c'est le manque
de surprise de Mulla devant ce fait absolument extraordinaire ;
il dort pour ainsi dire en lui-même, sans s'étonner le moins du
monde de quelque chose qui, pourtant, est si incroyablement
inattendu. Au fond, sans le savoir, les êtres humains ne sont-
ils pas pareils à lui ? Ils veulent continuer à dormir tranquil-
lement dans leur état coutumier d'absence à eux-mêmes, ne
s'intéressant à aucune des énigmes qui les entourent - et qui
ne leur seront révélées que s'ils acceptent d'effectuer 1'effort
de s'ouvrir intérieurement pour pouvoir tout regarder d'une
façon neuve.
Dans une voie spirituelle, il y a tant de mystères indicibles
qui ne peuvent être communiqués à d'autres. C'est la raison
pour laquelle chaque aspirant doit, grâce à des pratiques de
méditation rigoureuses, fournir les efforts nécessaires pour les
découvrir par lui-même. Le Bouddha a d'ailleurs explicitement
244 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

témoigné de sa connaissance de mystères incommunicables


dans le sutra suivant:
« Un jour, le Bhagavad séjournait à Kôsambi, dans le
bois de sinsapâs. Et le Bhagavad prit dans sa main
quelques feuilles de sinsapâ et dit aux disciples :
- « Lesquelles pensez-vous, ô disciples, sont les plus
nombreuses, ces quelques feuilles de sinsapâ que j'ai
prises dans ma main, ou les autres feuilles, au-dessus
de nous, dans le bois de sinsapâs ? »
-«Ces quelques feuilles, ô Maître, que le Bhagavad a
prises en sa main sont peu nombreuses et beaucoup
plus grand est le nombre de celles qui sont au-dessus
de nous dans le bois de sinsapâs. »
-«De même, ô disciples, les choses que j'ai découvertes
et ne vous ai pas annoncées sont-elles plus nombreuses
que celles que je vous ai annoncées. Et pourquoi, ô
disciples, ne vous les ai-je pas annoncées ? Parce que
ces choses ne vous apportent aucun profit, ne vous
avancent pas dans la sainteté, ne vous conduisent pas à
l'éloignement des choses terrestres, à l'extinction de
tout désir, à la cessation du périssable, à la paix, à la
connaissance, au Nirvânâ. Que vous ai-je donc annoncé,
ô disciples ? - Ce qu'est la douleur, ce qu'est l'origine
de la douleur, ce qu'est la délivrance de la douleur, ce
qu'est le chemin qui conduit à la délivrance de la dou-
leur, voilà, ô disciples, ce que je vous ai annoncé. »
(Samyutta-Nikâya)
Il est important de comprendre que la raison pour laquelle
le Bouddha ne voulait pas révéler à ses disciples certaines
des connaissances d'ordre mystique qu'il avait acquises,
c'est qu'en Inde, l'intérêt pour les questions spirituelles était
à cette époque (et même encore de nos jours à un certain
degré) si fort qu'il préférait ne pas alimenter des discussions
inutiles et s'en tenir à 1'essentiel seulement ; alors que, tout
L'ASPIRANT ET LE MYSTÈRE DE L'EXISTENCE... 245

au contraire, l'Occidental contemporain, qui est plongé dans


un environnement devenu tellement matérialiste, qui est
encombré d'une multitude de besoins qui n'existaient pas du
temps du Bouddha, et qui est conditionné à ne croire qu'en la
toute puissance de la science moderne, a absolument besoin
de s'ouvrir à des interrogations métaphysiques s'il veut nourrir
quelque espoir de s'arracher de l'emprise écrasante du monde
matériel.

* * *
Quel étrange mystère que la Vie ! Si un chercheur
pratique l'art d'être présent intérieurement et activement
conscient de lui-même pendant qu'il regarde ce qui se
présente à lui, il ne cessera de découvrir partout des mystères
dont il ne soupçonnait pas l'existence lorsqu'il était perdu dans
son état coutumier d'absence à lui-même, un état brumeux qui
le prive de richesses particulières, indispensables pour sa
croissance à un tout autre plan d'être et de conscience.
N'est-ce pas encore un mystère, le plus grand de tous, que
l'Infini, Immuable et Éternellement Parfait, réside dans cette
insignifiante et éphémère étincelle de vie que représente l'être
humain ? - un mystère que, sans jamais le réaliser, celui-ci
porte en lui tout au long de son bref séjour mouvementé sur
cette planète.
Dans son ignorance d'un autre état d'être et de conscience
auquel il lui est possible d'accéder, à partir duquel il pourrait
avoir une tout autre vision du monde et de l'existence, l'homme
ordinaire n'a, à son insu, qu'une conception extrêmement
étroite et incomplète de la Création et de sa propre vie. En
effet, dans son aveuglement, il accepte tout ce que ses organes
sensoriels lui transmettent comme étant la seule réalité, sans,
à aucun moment, mettre celle-ci en question ; et, du fait qu'il
est coupé de sa Nature Divine, qui n'est pas liée au temps et
246 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

au tangible, sans le réaliser, il considère la matière comme


étant auto-cause d'elle-même, en d'autres termes, comme
s'étant créée elle-même - ce qui, si l'on se donne la peine
de réfléchir avec acuité, s'avère non seulement irréaliste, mais
tout à fait illogique et absurde. Cette approche matérialiste
a pour conséquence de détruire en lui le sens du mystère
- mystère présent derrière tout ce qui s'offre à son regard.
Quand l'aspirant se met à méditer, réalise-t-il réellement
qu'il est en quête de lui-même, de sa Véritable Nature, de
la Source Mystérieuse d'où lui et toute la Création ont origi-
nellement émergé, et dans laquelle, lorsque la fin du temps
surviendra pour chaque forme de vie manifestée dans cet
Univers, tout se trouvera réabsorbé?
Quel mystère ! Quel étonnant mystère auquel le chercheur
est confronté et qu'il lui faut dévoiler grâce à une pratique
spirituelle sérieuse. C'est un mystère au delà de tout ce que
l'esprit de l'homme est capable d'embrasser depuis son état
d'être coutumier, et qui fait toujours penser et repenser aux
paroles si troublantes de l'Évangile selon Thomas (déjà cité
dans un autre chapitre), que le Christ a adressées à ses
disciples en réponse à la question qu'ils lui posaient : « Dis-
nous comment sera notre fin ? Jésus dit: Avez-vous donc
dévoilé le commencement pour que vous vous préoccupiez de
la .fin ?... »
Découvrir ce que recèle l'énigme du «commencement»,
ou, en d'autres termes, de la Source Primordiale d'où tout ce
qui est créé a si mystérieusement surgi, est 1'entreprise la plus
vitale qui soit, mais, malheureusement, les êtres humains ne
semblent pas vouloir s'y employer - une quête qui, pourtant,
est la seule chose qui leur donnerait une raison valable d'exister
et leur permettrait de comprendre ce que l'Infini attend d'eux.
Le véritable but de la méditation n'est pas de simplement
profiter de temps à autre de quelques moments de tranquillité
L'ASPIRANT ET LE MYSTÈRE DE L'EXISTENCE... 247

d'esprit, comme cela paraît être l'objectif de nombre d'aspi-


rants ; il est beaucoup plus immense et plus important que l'on
ne se l'imagine d'ordinaire. Si le chercheur parvient, durant
ses pratiques de méditation, à réellement dévoiler le mystère
de son Origine, il aura trouvé en lui une paix qui n'est pas
de ce monde et la consolation la plus précieuse qui soit, en
compensation de tous les soucis et de toute la souffrance
qu'il ne peut éviter de subir dans cette forme d'existence.
Le danger de se fier aux sens
Sans que l'homme ne le réalise, les sens chez lui constituent
l'aspect le plus bas et le plus irrationnel de sa nature. Ils ne
peuvent lui procurer qu'une vue très superficielle et étroite de
l'existence; et, contrairement à ce qu'il croit communément, en
raison de leurs limitations, ils lui transmettent une connaissance
extrêmement incomplète de la vie et de tout ce qu'il étudie
dans ce domaine.
N'est-il pas vrai que, comme la science l'a découvert, ses
oreilles n'entendent qu'une fraction limitée de toutes les
vibrations sonores qui l'entourent ? Ou encore, ses yeux
peuvent-ils capter la totalité du spectre de la lumière ? Et, dans
le domaine plus spécifique de la musique, quand quelqu'un
écoute un chef-d'œuvre musical, réalise-t-il que chaque note
qu'il entend contient une infinité d'autres notes, qui lui sont
inaudibles ordinairement, qui vibrent à l'octave, la quinte, la
quarte, la tierce majeure, la tierce mineure, la seconde majeure,
la seconde mineure, à des intervalles de plus en plus serrés,
jusqu'à ce que même l'appareille plus sophistiqué ne puisse
plus les capter ?
Il ne faut pas oublier qu'en dépit des extraordinaires ins-
truments qu'il a inventés pour dépasser les limitations de ses
sens, la perception que l'homme a du monde phénoménal et du
Cosmos est nécessairement déterminée et demeure déterminée
par ce que ses organes sensoriels lui communiquent.
248 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

C'est la raison pour laquelle l'aspirant ne doit jamais


accorder un crédit absolu à ce que ses sens lui font prendre
pour être la réalité - une réalité qui ne cesse de changer avec
les conditions dans lesquelles il se trouve, qui, elles aussi,
sont en continuel changement avec le mouvement du temps.
La prééminence que, sans en avoir conscience, il attribue aux
impressions sensorielles qu'il reçoit le pousse à ne juger que
sur l'apparence des choses, selon ce qui lui semble sur le
moment être bon ou mauvais, et, par conséquent, il ne fait
que déformer à son insu tout ce qui se présente à lui.
S'il l'a déjà reconnu, il lui faut sans cesse se tourner vers
l'aspect le plus élevé de sa nature, auquel seul il peut faire
confiance, sans être induit en erreur. Les mystères cachés
derrière les apparences ne peuvent être saisis et compris que
par l'esprit et le sentiment, jamais par les sens qui, comme il
vient d'être dit, se résument au côté le plus pauvre et le plus
limité de 1' être humain.
Toutefois, même s'il a connu de hautes expériences
spirituelles qui lui ont permis d'entrevoir l'existence d'une
réalité au delà du tangible, en raison du conditionnement qu'il
a subi depuis son enfance, le chercheur ne pourra s'empêcher,
- 1'habitude en lui étant tellement forte -, de continuer à se
fier, à son insu, à ce que ses organes sensoriels lui transmettent.
Il lui faudra lutter constamment pour ne pas se laisser
emporter par 1'évidence des impressions incomplètes qu'ils
lui communiquent - une évidence qui, s'il n'est pas assez
vigilant, le prive du sens du mystère de ce qui se trouve
caché derrière tout ce qui est manifesté tangiblement, et qui
attend d'être dévoilé.
CHAPITRE 14

L'EMPÊCHEMENT MAJEUR
À LA LIBÉRATION

Afin de mieux aider le chercheur à appréhender le but


qu'il tente d'atteindre, il faut reprendre, avec quelques
explications supplémentaires, un sujet déjà abordé dans un
chapitre précédent, à savoir que tout ce qui a pris forme dans
la matière ne peut qu'être la proie de l'usure du temps, et, par
conséquent, a perdu une perfection tout à fait particulière qui
était sienne avant sa descente dans l'existence phénoménale
- une perfection qui n'est pas de ce monde et que l'aspirant
ne peut retrouver qu'en lui-même, pour autant qu'il parvienne,
durant ses pratiques de méditation, à découvrir sa Véritable
Identité, qui, en réalité, est Divine.
S'il veut se donner la peine de réfléchir avec sérieux à
l'énigme de l'apparition de la Vie dans le monde manifesté,
il se trouve face à un bien étrange mystère qu'il lui est
nécessaire d'élucider pour pouvoir se connaître ainsi que
pour connaître la raison de sa propre venue dans ce monde.
Si, effectivement, tout était dans un état de Perfection Céleste
avant la Création, pourquoi fallait-il cette plongée dans la
matière, qui a eu pour conséquence la perte à la fois de cette
Perfection Sainte et d'une forme de sécurité introuvable dans
l'existence phénoménale ?
250 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

La chute dans la matière implique inévitablement la dualité ;


or, la dualité signifie le monde des opposés; et le monde des
opposés nécessite des choix à opérer continuellement ; et tout
choix réclame des sacrifices ; et un sacrifice ne peut se faire
sans douleur - petite ou grande.
On se trouve alors ramené à cette question troublante :
puisqu'au départ, le Grand Tout jouissait d'un État de Félicité
et de Paix Sublime, pourquoi fallait-il Le réveiller et Le plonger
dans la matière qui est indissolublement liée à la souffrance ?
Peut-être faut-il passer par ces épreuves pour pouvoir
réaliser que, lorsque l'on était immergé dans cette Perfection
Sainte, on n'en était pas conscient- tout comme quelqu'un
qui dort paisiblement ne le sait que s'il se réveille subitement.
Une fois éveillé, il sent qu'il a perdu l'état de bien-être dans
lequel, sans en avoir eu conscience, il baignait pendant son
sommeil.
Il en est de même pour toute la Création et pour tout
chercheur qui aspire à pénétrer le mystère de sa propre
apparition dans un corps matériel périssable, qui est indis-
solublement lié à la souffrance. On comprend ainsi qu'il
fallait que le bonheur que l'on connaissait soit confronté à
son opposé, la douleur, afin de pouvoir apprécier ce que l'on
a perdu.
La parabole de l'enfant prodigue dans l'Évangile selon
Saint Luc illustre de manière très frappante ce besoin fonda-
mental que chaque être humain porte douloureusement en lui
sans le savoir :
« Un homme avait deux fils. Le plus jeune dit à son
père : « Père, donne-moi la part de fortune qui me
revient. » Et le père leur partagea son bien. Peu de
jours après, rassemblant tout son avoir, le plus jeune fils
partit pour un pays lointain et y dissipa son bien en
vivant dans l'inconduite.
L'EMP&:HEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 251

Quand il eut tout dépensé, une famine sévère survint


en cette contrée et il commença à sentir la privation. Il
alla se mettre au service d'un des habitants de la contrée,
qui l'envoya dans ses champs garder les cochons. Il
aurait bien voulu se remplir le ventre des caroubes que
mangeaient les cochons, mais personne ne lui en donnait.
Rentrant alors en lui-même, il se dit : « Combien de
serviteurs de mon père ont du pain en surabondance, et
moi, je suis ici, à périr de faim ! Je veux partir, aller
vers mon père et lui dire : « Père, j'ai péché contre le
Ciel et envers toi ; je ne mérite plus d'être appelé ton
fils, traite-moi comme l'un de tes serviteurs. » Il partit
donc et s'en alla vers son père.
Tandis qu'il était encore loin, son père l'aperçut et fut
pris de pitié ; il courut se jeter à son cou et l'embrassa
tendrement. Le fils alors lui dit : « Père, j'ai péché contre
le Ciel et envers toi, je ne mérite plus d'être appelé ton
fils. » Mais le père dit à ses serviteurs : « Vite, apportez
la plus belle robe et l'en revêtez, mettez-lui un anneau
au doigt et des chaussures aux pieds. Amenez le veau
gras, tuez-le, mangeons et festoyons, car mon fils que
voilà était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu
et il est retrouvé! » Et ils se mirent à festoyer.
Son fils aîné était aux champs. Quand à son retour,
il fut près de la maison, il entendit de la musique et des
danses. Appelant un des serviteurs, il s'enquit de ce
que cela pouvait bien être. Celui-ci lui dit:« C'est ton
frère qui est arrivé et ton père a tué le veau gras, parce
qu'il l'a retrouvé en bonne santé. » Il se mit alors en
colère et il refusait d'entrer. Son père sortit l'en prier.
Mais il répondit à son père : « Voilà tant d'années que
je te sers, sans avoir jamais transgressé un seul de tes
ordres, et jamais tu ne m'as donné un chevreau à moi,
pour festoyer avec mes amis, et puis ton fils que voilà
revient-il, après avoir dévoré ton bien avec des prosti-
tuées, et tu fais tuer pour lui le veau gras ! »
252 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Mais le père lui dit : « Toi, mon enfant, tu es toujours


avec moi, et tout ce qui est à moi est à toi. Mais il fallait
bien festoyer et se réjouir, puisque ton frère que voilà
était mort et il est revenu à la vie ; il était perdu et il
est retrouvé. » (Luc, 15, 11-31)
Le retour de 1'enfant prodigue dans cette célèbre parabole
(que le Bouddha a également racontée à ses disciples de façon
presque identique environ cinq cents ans avant le Christ)
signifie le retour à l'Infini en soi et, par conséquent, à la Vraie
Vie et à la Perfection Divine que 1' on a connues autrefois.
Le fils aîné, qui est resté avec le père, ne peut pas apprécier
le bonheur et la sécurité particulière dont il jouit de la même
manière que son jeune frère qui a connu les privations et la
souffrance que 1'éloignement du foyer paternel lui a causées.
On peut peut-être ainsi mieux comprendre pourquoi la chute
dans la matière a sa place dans la Création, afin que, lorsque
1'on retrouve le Bonheur Céleste dans lequel on était baigné
au départ, on le ressente d'une tout autre façon, en ayant
expérimenté les conséquences douloureuses qui résultent de
sa perte.
Ainsi, toutes les pratiques de méditation et les divers
exercices de concentration que 1' aspirant accomplit dans la
vie active sont-ils destinés à l'aider à retrouver son Foyer
Originel, qui est en fait la Source Sainte d'où il a émergé au
départ, et à s'y intégrer consciemment - car il aura réalisé,
comme l'enfant prodigue, que s'en éloigner ne peut que lui
apporter de la douleur.
Le problème majeur auquel le chercheur est confronté est
qu'une fois incarné, il est devenu, comme tout autre être
humain, la proie de la fascination quasi insurmontable que
le monde des sens exerce sur sa psyché et, par là même, le
drame de 1' oubli a commencé à causer ses ravages en son
être, l'attachant de plus en plus à l'existence phénoménale
L'EMPêcHEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 253

et lui rendant extrêmement difficile de pouvoir se donner


à ses pratiques de méditation et à ses divers exercices de
concentration comme il doit le faire.
Il se trouve par conséquent continuellement placé devant
des choix à effectuer qui, comme dit précédemment, impliquent
des sacrifices qui sont souvent durs à accepter, mais que, s'il
est réellement sérieux, il ne peut pas ne pas reconnaître
comme indispensables pour lui permettre de retrouver la
Perfection Divine qu'il a perdue à l'heure de sa naissance.
La descente dans la chair est un mystère qu'il lui faut
élucider s'il souhaite se libérer de la force hypnotique que le
monde existentiel exerce sur son être, et rejoindre la Source
Sainte de son Origine ainsi que la Perfection Céleste dont il
jouissait avant de se retrouver plongé dans la matière - une
Perfection Sainte dans laquelle il baignait, mais sans en avoir
conscience, de même que, comme dit précédemment,
quelqu'un qui dort paisiblement ne peut être conscient du
bien-être qu'il ressent tant qu'il reste endormi.
* * *
Il est intéressant de noter que, dans le domaine artistique, il
y avait dans le passé une tentative des artistes authentiques de
s'approcher de cette Perfection Sanctifiée qu'ils pressentaient
intuitivement exister en eux. Ainsi, en dépit du fait qu'il était
déjà reconnu comme un très grand compositeur, Maurice Ravel
a néanmoins continué d'apporter des exercices d'harmonie
à son maître Gabriel Fauré jusqu'à la mort de celui-ci, car,
à son insu, il cherchait toujours cette perfection impossible
à atteindre dans la vie ordinaire. On peut encore citer la
passion de Beethoven pour la perfection qui l'a hanté toute
son existence, au point qu'il n'a pas hésité à composer
successivement trois différentes ouvertures pour son unique
opéra« Eléonore », parce qu'il n'était pas satisfait des deux
premières versions - qui, en fait, sont considérées comme des
254 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

chefs-d'œuvre et sont souvent jouées en concert. D'ailleurs,


après sa disparition, on a trouvé sur sa table cette étonnante
prière : « Mon Dieu, ne te lasse pas de me pousser à me
perfectionner.»
Il faut aussi se souvenir des innombrables études du corps
humain et de la nature auxquelles se sont astreints des génies
comme Michel-Ange, Léonard de Vinci et d ' autres grands
peintres qui n'ont cessé de lutter toute leur vie durant pour se
perfectionner - une quête de perfection qui, sans qu'ils n'en
aient été conscients, était l'expression du désir qu'ils portaient
en eux de retrouver cette Perfection Sainte dont ils avaient la
nostalgie.
Le vrai but de la quête spirituelle qu'entreprend 1' aspirant
est précisément de découvrir, à travers ses pratiques de médi-
tation, cette Perfection Divine qui est sa Nature Originelle,
la Source Sanctifiée d'où il a surgi et dans laquelle il devra
consciemment accepter d'être réabsorbé à son heure de mort,
sans regretter le monde des sens qu'il sera sur le point de
laisser derrière lui.
De quoi doit-on se libérer ?
Ce qui vient d'être exposé mène à un autre mystère à
élucider. On entend souvent parler de la « Libération »qu'il
faut atteindre. Cependant, les chercheurs ne semblent pas
appréhender, ou tout du moins pas suffisamment, en quoi
consiste réellement la Libération. C ' est comme si le fait
même de prononcer ce mot suffisait à concrétiser leur espoir
de se rapprocher de cet objectif tellement difficile à saisir et à
atteindre ordinairement !
Il est essentiel pour tout aspirant sérieux de parvenir à
découvrir, suite à des efforts d'intense concentration effectués
durant sa méditation, de quoi il doit se libérer. S'il veut obtenir
la réponse à cette question, qui est fondamentale pour lui, il
L'EMPêcHEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 255

lui est nécessaire de comprendre qu'aussitôt né dans cette


forme d'existence, l'être humain ne peut s'empêcher, en
raison de 1'emprise que les sens exercent sur sa psyché, de
s'identifier à son corps, qui devient la cause principale de
l'oubli de la Perfection Sainte qui était sienne avant qu'il ne
se trouve projeté si mystérieusement dans le monde tangible
- une identification qui, au fur et à mesure qu'il grandit, ne
cesse de s'accentuer, jusqu'à lui faire croire qu'effectivement,
il est constitué seulement de son corps matériel !
Tout l'intérêt de l'homme non illuminé demeure ainsi centré
sur son seul aspect physique. Il n'est préoccupé que par ce qui
est indispensable à la survie de son corps, par le besoin de le
protéger des intempéries et des différents prédateurs visibles et
invisibles qui le menacent (y compris les prédateurs humains),
par le souci de lui procurer certaines conditions de confort dont
il a besoin, de le laver, de le vêtir, de l'exercer, de le soigner
quand il est malade et, surtout, de satisfaire les désirs sexuels
insatiables qui le rongent, ce qui a pour conséquence que,
lorsqu'il quitte le monde des sens, il croit qu'il possède
toujours son enveloppe chamelle. En effet, au début, comme
il est dit dans certains traités mystiques, il ne sait pas qu'il est
mort et, comme il n'a pas cherché de son vivant à se connaître
ni à acquérir un minimum de maîtrise des vagabondages de
son mental, il se trouve, comme dit dans d'autres chapitres,
plongé dans un étrange univers irréel et hallucinatoire, empli
d'images des plus fantasmagoriques qui ne cessent de s'élever
et de s'évanouir en son esprit - tout comme cela lui arrive
déjà de son vivant, (mais à une autre échelle) lorsqu'il est
perdu dans son sommeil nocturne qui, contrairement à la
mort, ne dure que quelques heures avant qu'il ne s'éveille !
En fait, sans le réaliser, dans l'état d'après la mort, le défunt
transporte avec lui toutes les illusions, toutes les pensées
chaotiques et toutes les discordances, petites ou grandes, qui
256 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

existaient en lui quand il habitait encore son corps planétaire,


et qui sont la cause même des visions irréelles et confuses
qu'il subit après son départ de ce monde.
A ce propos, il faut que le chercheur comprenne que, quelles
que soient les réalisations extraordinaires qu'il aura pu accom-
plir extérieurement durant son bref séjour sur Terre, celles-ci
ne lui seront d'aucune utilité après la mort. Quand il quittera
le monde des sens, seul ce qu'il aura pu atteindre spirituelle-
ment pourra l'aider à discerner son chemin dans des conditions
qui lui seront totalement inconnues, alors qu'il se trouvera
précipité dans un étrange monde obscur où règne un immense
et profond silence troublant, un monde sans forme, qui n'a
aucun rapport avec l'environnement tangible qu'il connaissait
avant de quitter son enveloppe corporelle. En fait, il sera mis
face à ce qui lui paraîtra être un incommensurable vide dans
lequel il aura le sentiment de se perdre, sans comprendre ce
qui lui arrive - à moins que, durant des moments d'intense
concentration pendant sa méditation, il ne soit parvenu à
reconnaître que cette vacuité, dans laquelle il lui faut
s'immerger, n'est pas un néant, mais qu'elle est constituée
d'une vaste étendue d' Êtreté-Conscience Impersonnelle sans
commencement ni fin, impossible à concevoir pour l'esprit
humain limité, et qui se révèle être la Source même de tout
ce qui est créé.
Si l'on essaie de faire comprendre à un homme non illuminé
ce qu'est ce mystérieux vide dans lequel il sera réabsorbé
après sa mort, non seulement cela va le dépasser, mais il sera
affolé à l'idée de s'y trouver projeté, car il est tellement habitué
aux différents supports matériels que le monde visible lui
fournit pour avoir le sentiment d'exister que ce vide- qu'il
lui faudra, de bon ou de mauvais gré, affronter après avoir
quitté 1'existence manifesté - lui semblera être un véritable
néant ne contenant que des ténèbres sans fin.
L'EMPÊCHEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 257

Comme, pour l'homme de la rue, la perspective d'être


confronté à ce vide est inacceptable, il a préféré, tout au long
des siècles et dans toutes les religions, imaginer des paradis
dans lesquels, s'il l'a mérité bien entendu, il ira après la
mort, des paradis peuplés d'anges qui, selon lui, possèdent,
curieusement, des corps en tous points semblables à ceux des
humains, mais équipés, pour les distinguer de ces créatures
insignifiantes, d'ailes leur permettant, dans ce lieu immatériel
- qui, apparemment, possède, comme il en est pour la Terre,
un ciel géographique et est, par conséquent, soumis à la loi
de la gravitation- de voler comme des oiseaux. Le fait qu'il
existe, paraît-il, des angelots (bébés anges), qui, eux également,
sont munis d'ailes pour pouvoir voler dans l'espace, signifie-
t-il que les anges font eux aussi - comme les êtres humains
- le « nécessaire » pour perpétuer leur espèce ? Avec le
risque que, comme il en est sur Terre, le paradis devienne un
jour dangereusement surpeuplé, avec des conséquences
dramatiques pour le Cosmos. C'est une perspective qui fait
trembler!
Lorsque l'auteur était en Inde, il a souvent entendu dire,
même de la part de saddhus et de swamis, que le paradis est
orné de fleurs d'une beauté inimaginable et de gentils
animaux qui n'ont plus de prédateurs - avec pour corollaire,
là aussi, une inévitable surpopulation - tandis qu'il est
possible de s'y délecter de toutes sortes de nourritures
exquises que l'on peut partager avec le dieu Krishna lui-
même!
Dans d'autres religions également, le paradis revêt des
couleurs tout à fait terrestres, avec des jardins fantastiques
aux fontaines jaillissantes, peuplés de créatures éternellement
jeunes - féminines évidemment, destinées à satisfaire
1'appétit sexuel des hommes qui, naturellement, auront gagné
le droit d'y séjourner!
258 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

En réalité, ni le paradis ni 1' enfer ne sont des lieux géogra-


phiques situés quelque part au loin dans le Cosmos, mais des
états d'être (paradisiaques ou infernaux) que les êtres humains
connaissent déjà de leur vivant, à un degré plus ou moins
grand.
On reste confondu devant de telles naïvetés et croyances
aveugles (que l'on qualifie en anglais de « wishful thinking »,
autrement dit, prendre ses désirs pour des réalités) qui ferment
la porte à toute interrogation véritable devant le mystère de la
vie et de la mort. On ne peut que se souvenir, avec tristesse,
des extraordinaires paroles du Bouddha, déjà citées :
« Les mauvaises actions nous souillent dans ce monde
et dans l'autre. Mais il est une souillure pire que toutes
les autres, l'ignorance est la pire des souillures. »
(Dhammapada, 242,243)
Il faut encore ajouter qu'il arrive parfois que des gens qui
ont connu une expérience de mort imminente (suite à un
grave accident, une défaillance cardiaque, une intervention
chirurgicale, etc.) rapportent être allés en des lieux paradi-
siaques et même s'être trouvés en présence d'une grande
figure religieuse. Il faut comprendre que le franchissement
temporaire et subit de la frontière entre la vie et la mort se
traduit par une intensification d'images mentales corres-
pondant aux croyances enracinées dans le subconscient de
ces personnes. La meilleure preuve en est que si 1'une est
chrétienne, elle dira avoir vu le Christ, un saint, des anges ou
des démons, tandis qu'une hindoue aura une vision de Shiva,
de Vishnou ou du dieu qui règne sur le royaume des morts, et
qu'une autre encore, qui n'est pas croyante, aura rencontré
des êtres bienveillants, mais parfois aussi malveillants (dont,
généralement, on préfère ne pas parler), le tout dépendant
des contenus mentaux activés de façon intense lors de la
séparation temporaire d'avec le corps. Or, malheureusement,
L'EMPOCHEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 259

faute d'une pratique spirituelle sérieuse qui les aiderait à se


rendre compte que ce qu'ils ont vu émane de leur mental, la
plupart de ceux qui ont vécu ces phénomènes inhabituels en
sortent renforcés dans leurs croyances !
L'identification au corps
L'identification à son corps, qu'il croit être lui-même, et
sans lequel il s'imagine ne plus pouvoir se reconnaître, se
révèle être pour le chercheur le plus important empêchement
à la Libération - ou, il serait plus exact de dire que c'est
1'identification avec son corps qui est précisément ce de quoi
il doits' émanciper.
Il peut ainsi réaliser la nécessité de se consacrer, avec
toute sa sincérité, à ses pratiques de méditation et à ses divers
exercices de concentration à effectuer au cours même de ses
activités extérieures afin de se libérer de son identification
avec son aspect physique, pour trouver en lui la Source
Énigmatique d'où il a initialement émergé, qui est emplie
d'une Mystérieuse Présence Sainte qui se répand à l'Infini !
Il est vital pour 1' aspirant de comprendre qu'il ne lui suffit
pas simplement de se dire qu'il n'est pas son corps -comme
on l'entend si couramment en Inde ! Il doit savoir que, dans
ce domaine, aucun raisonnement intellectuel ne lui permettra
de se détacher de la croyance - qui s'est profondément
cristallisée en son subconscient depuis le jour où il a ouvert
les yeux à 1'existence phénoménale, mais aussi, et surtout,
qui lui a été transmise génétiquement depuis ses ancêtres les
plus éloignés dans le temps - qu'il est le corps qu'il habite,
s'il n'est pas parvenu, suite à des pratiques de méditation
intenses, à se « dés-identifier » de son enveloppe corporelle
pour trouver 1'Impersonnel en lui, qui est libre du temps et du
tangible, et se révèle être sa Véritable Nature, que la mort ne
peut atteindre. En effet, comment la mort pourrait-elle détruire
ce qui est immatériel et qui, d'ailleurs, demeure toujours,
260 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

même pour un chercheur avancé, un mystère à redécouvrir


continuellement !
A ce propos, il est tout à fait intéressant de citer les paroles
de Socrate (rapportées par Platon) lors du dernier entretien
qu'il eut avec ses disciples au sujet de l'âme, avant de boire
la ciguë - poison qu'on lui avait apporté pour exécuter la
sentence de mort à laquelle il avait été condamné. (Le terme
« philosophie » doit être pris ici comme recherche de la
sagesse, autrement dit, une recherche spirituelle) :
« Si, en quittant le corps, l'âme est pure et n'entraîne
rien du corps avec elle, parce que pendant la vie elle
n'avait avec lui aucune communication volontaire et
qu'au contraire elle le fuyait et se recueillait en elle-
même, par un continuel exercice; et l'âme qui s'exerce
ainsi ne fait pas autre chose que philosopher au vrai
sens du mot et s'entraîner réellement à mourir aisément,
ou bien crois-tu que ce ne soit pas s'entraîner à la mort ?
-C'est exactement cela.
- Si donc elle est en cet état, l'âme s'en va vers ce
qui est semblable à elle, vers ce qui est invisible, divin,
immortel et sage, et quand elle y est arrivée, elle est
heureuse, délivrée de l'erreur, de la folie, des craintes,
des amours sauvages et de tous les autres maux de
l'humanité( ... ) Est-ce là ce que nous devons croire,
Cébès?
-C'est cela, par Zeus, dit Cébès.
- Mais si, je suppose, l'âme est souillée et impure
en quittant le corps, parce qu'elle était toujours avec
lui, prenait soin de lui, l'aimait, se laissait charmer par
lui, par ses désirs, au point de croire qu'il n'y a rien de
vrai que ce qui est corporel, ce qu'on peut toucher, voir,
boire, manger, employer aux plaisirs de l'amour, et si
elle est habituée à haïr, à craindre et à éviter ce qui est
obscur et invisible aux yeux, mais intelligible et saisis-
sable à la philosophie, crois-tu qu'une âme en cet état
L'EMPÊCHEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 261

sera seule en elle-même et sans mélange, quand elle


quittera le corps ?
- Pas du tout, dit-il.
- Je crois au contraire qu'elle sera toute pénétrée
d'éléments corporels, qui ont crû avec elle par suite de
son commerce et de sa communion avec le corps, dont
elle ne se sépare jamais et dont elle prend grand soin.
- Cela est certain.
- Mais ces éléments, mon ami, tu dois bien penser
qu'ils sont lourds, pesants, terreux et visibles. L'âme
où ils se trouvent est alourdie et tirée en arrière vers le
monde visible, par la crainte de l'invisible() ...
Et alors, ces âmes sont, comme il est naturel, empri-
sonnées dans les natures qui correspondent à la conduite
qu'elles ont eue pendant la vie ( )...
Voilà pourquoi Cébès ceux qui ont quelque souci de
leur âme et ne vivent pas dans le culte de leur corps
tournent le dos à tous ces gens-là et ne tiennent pas le
même chemin, parce que ces gens ne savent pas où ils
vont ; mais persuadés eux-mêmes qu'il ne faut rien faire
qui soit contraire à la philosophie, ni à l'affranchisse-
ment et à la purification qu'elle opère, ils prennent le
chemin qu'elle leur indique et le suivent.
- Comment Socrate ?
- Je vais te le dire, répartit Socrate. Les amis de la
science, dit-il, savent que, quand la philosophie a pris la
direction de leur âme, elle était véritablement enchaînée
et soudée à leur corps et forcée de considérer les réalités
au travers des corps comme au travers des barreaux
d'un cachot, au lieu de le faire seule et par elle-même,
et qu'elle se vautrait dans une ignorance absolue.
Et ce qu'il y a de terrible dans cet emprisonnement,
la philosophie l'a fort bien vu, c'est qu'il est l'oeuvre
du désir, en sorte que c'est le prisonnier lui-même qui
contribue le plus à serrer ses liens ...
* * *
262 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Pour revenir à cette question essentielle des obstacles qui


s'opposent à la Libération, 1' aspirant doit réaliser que, s'il ne
trouve pas la force de lutter contre les tendances indésirables
qu'il voit en lui, celles-ci vont, avec le passage du temps,
s'accentuer et devenir toujours plus difficiles à transformer,
tout comme, lorsque le tronc d'un arbre se développe de
façon difforme, il devient impossible à redresser par la suite.
L'histoire soufie suivante illustre de façon frappante la
force des tendances et de l'habitude en l'être humain :
Histoire soulie du scorpion :
« Un jour, un scorpion arriva devant une rivière
qu'il désirait traverser ; comme il ne savait pas nager,
il regarda autour de lui pour trouver un moyen de
mettre son projet à exécution. Il vit non loin de là un
crapaud qui dormait tranquillement au soleil ; il le
réveilla et lui dit : « Ami crapaud, j'ai besoin de ton
aide pour traverser cette étendue d'eau, ce qui est si
facile pour toi et impossible pour moi. Laisse-moi
grimper sur ton dos et dépose-moi de l'autre côté. »
Le crapaud, qui se méfiait du scorpion, lui rétorqua :
« Mais une fois sur mon dos, tu vas me piquer, et je
vais mourir, tu es trop dangereux, je ne veux pas prendre
ce risque. Le scorpion lui répondit : « Mais, voyons,
réfléchis, si je te piquais, n'est-ce pas que je mourrais
avec toi ? » « Ah, c'est vrai, dit le crapaud rassuré,
alors, monte sur mon dos.»
Une fois le scorpion installé, le crapaud entra dans
l'eau et se mit à nager. Au milieu de la rivière, le courant
devenu un peu plus fort l'obligea à redoubler d'efforts,
ce faisant, il fit un mouvement brusque et sentit aussitôt
le dard du scorpion s'enfoncer dans son dos.
« Qu'as-tufait, cria-t-il affolé, tu m'as piqué et je vais
mourir!
L'EMPêCHEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 263

« Ah, dit le scorpion, ce mouvement inattendu de ta


part m'a fait peur, je suis désolé, mais c'est dans ma
nature, je n'ai pas pu faire autrement... »
On voit ainsi que la force de 1'habitude est telle que, même
si l'on sait qu'on a une tendance particulière qui cause du
mal aux autres et à soi-même, on ne peut s'empêcher d'y céder
- à moins de lutter consciemment pour la transformer.
Aussi, le chercheur doit-il se rappeler que, si, dès le départ,
il ne fournit pas les efforts nécessaires pour éradiquer les
penchants dont il a vu qu'ils constituent des obstacles à son
émancipation, il lui sera très dur, sinon impossible, de s'en
libérer à mesure que le temps passe.
Toute tendance indésirable qui s'installe en l'homme
entraîne petit à petit un état d'apathie et de passivité intérieure
qui l'endort. Et, dans cet état d'absence à soi-même ou de
sommeil diurne dans lequel il est tragiquement plongé à son
insu, les mystères de la Création ne peuvent exister pour lui.
Tout se déroule d'une manière routinière et banale dans sa
vie. Il peut, de la sorte, passer toute son existence sans jamais
comprendre ce qui lui arrive ni ce qu'il perd, qui pourrait
donner sens à son existence.
* * *
Il faut que l'aspirant se rappelle toujours que ce n'est que
lorsqu'il reste relié à 1'aspect supérieur de son être qu'il peut
être protégé de lui-même - de tout ce qu'il peut penser, dire
et faire dans la vie, qui se révèle être un obstacle pour le but
vers lequel il tend. Il doit en venir à voir que son seul espoir
d'être à l'abri de tout ce qui est indésirable en lui réside dans
1'acte de tourner continuellement son regard intérieurement
vers ce qu'il a reconnu être plus élevé en lui-même durant sa
méditation - ce qui ne peut se faire sans efforts conscients
de sa part.
264 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Contrairement à ce qu'il peut imaginer, il ne sait pas ce


que veut dire «fournir des efforts conscients ». D'habitude,
il est, sans le réaliser, passivement conscient, et les efforts
qu'il accomplit ordinairement dans ses activités quotidiennes
sont tous, sans qu'il ne s'en aperçoive, effectués dans ce
même état de passivité intérieure - qui lui est habituel et le
prive des extraordinaires richesses que la vie existentielle
peut lui apporter. Il ne lui sera jamais possible d'atteindre le
Grand Éveil auquel il aspire s'il demeure dans son état d'être
et de conscience coutumier. Il lui faut parvenir à découvrir,
par une expérience véritablement vécue, ce que peut signifier
pour lui être activement conscient, à la fois de lui-même et de
tout ce qu'il fait extérieurement.
A ce propos, il ne faut jamais que le chercheur se laisse
influencer par ce que l'on entend souvent dire : « Il n'y a pas
d'effort à faire, Tout est là, l'effort vient de l'ego qui veut tout
s'approprier». Cela va totalement à l'encontre des propos du
Bouddha, qui exhortait ses disciples par l'injonction suivante,
déjà citée : «Faites l'effort le plus soutenu dont voussoyiez
capables », ou encore des paroles du Christ à ses disciples :
«Le Royaume des Cieux se gagne par le glaive. »Le glaive
implique inévitablement une lutte ; or, une lutte est-elle
concevable sans efforts ? Il ne faut pas oublier non plus, dans
la Bhagavad-Gîtâ, les paroles du Maître Divin adressées à
son disciple Arjuna : « À tous moments, souviens-toi de Moi
et lutte. »
Le chercheur doit comprendre que les efforts qu'illui faut
fournir durant ses pratiques spirituelles sont indispensables,
car, autrement, il lui sera impossible de s'arracher de l'aspect
ordinaire et tenace de sa nature pour découvrir précisément
ce « Tout» qui est déjà là en lui - son Être Princier !
N'est-ce pas étrange que l'on préfère retenir les incitations
à ne rien faire plutôt que les précieuses paroles des deux plus
L'EMP~HEMENT MAJEUR À LA LIBÉRATION 265

grands maîtres que le monde ait jamais connus, le Christ et le


Bouddha, sans oublier non plus l'étonnant exemple que certains
mystiques hors du commun ont donné par les efforts qu'ils ont
déployés pour atteindre leur but - et non pour« s'approprier»
ce but!
Il ne faut pas que le chercheur oublie que, s'il ne fait pas
des efforts pour s'élever, alors, la descente est inévitable.
C'est une loi impitoyable dans la Création que rien ne puisse
rester statique : s'il n'y a pas croissance, il ne peut y avoir, en
raison de la force de la pesanteur, que décroissance.
Durant le temps qui lui reste encore à vivre, que va-t-il
semer dans le champ de son être ? - un champ mystérieux
qu'il lui faut arroser continuellement avec l'eau de ses
pratiques spirituelles afin que ce qu'il a implanté en lui-
même puisse lui apporter des fruits lumineux, inconnus de ce
monde, des fruits impérissables qui ne le quitteront jamais.
S emblables aux bêtes peinant à la meule, nous
tournons en rond, les yeux bandés, dans la meule
de cette vie ... Je vais te dire cette ronde: faim,
satiété, sommeil, veillée, évacuation, remplissement,
toujours l'un suit l'autre, et l'autre suit l'un, et de
nouveau l'autre, et jamais la ronde ne prend fin,
jusqu'à ce que nous échappions à cette meule.
Grégoire de Nysse
(Père de l'Eglise, [yème siècle)
CHAPITRE 15

CAUSES ET CONDITIONS
DE LA RÉCURRENCE

Il arrive parfois qu'un aspirant se dise, avec un sentiment de


désespoir : « À quoi bon se lancer dans une quête spirituelle
aussi difficile, puisque, vu la brièveté de la vie humaine, je
ne pourrai la mener à son terme. » Il lui faut comprendre que,
si le sort de 1'être humain était réellement déterminé par une
seule existence, ce serait une situation intolérable. Si le
chercheur ne porte pas, quelque part en son être, 1' étrange
conviction que la vie est beaucoup plus mystérieuse qu'on ne
le pense d'ordinaire, et qu'elle comporte des possibilités
incompréhensibles pour l'homme de la rue, il risque de finir
par ne plus rien vouloir faire.
Peut-être que, contrairement à ce que l'on imagine généra-
lement, dans certains cas, le temps ne se déroule pas de façon
linéaire, mais circulaire ; or, à l'intérieur de cette trajectoire
circulaire du temps, est-il possible de savoir où se situe le
commencement et où se trouve la fin ? Aussi, ce que 1' on
considère comme étant la fin peut se révéler être en fait un
recommencement. Par conséquent, dans ce mouvement circu-
laire du temps, l'aspirant ne peut qu'inévitablement retrouver
ce qu'il appelle « hier » en tant que « demain » et, par là
même, il se trouve enchaîné à un perpétuel recommencement,
268 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

cherchant, par la force de 1'habitude installée en lui, à retrouver


les mêmes conditions de vie que celles qu'il a connues
autrefois, à faire les mêmes activités auxquelles il s'est déjà
livré, à satisfaire les mêmes désirs, et ainsi de suite ...
Que le temps puisse être circulaire dans son déroulement
peut, pour l'homme du commun, paraître une simple théorie,
qu'il rejette a priori parce que, pour lui, cela ne peut être
vérifié concrètement ; mais, pour l'illuminé, il s'agit d'une
réalité vécue à travers des expériences directes.
Tout ce qui se trouve soumis au mouvement linéaire du
temps a un commencement et une fin ; et l'être humain qui
ne peut échapper à cette loi disparaît parce qu'il ne peut pas
joindre la fin au commencement - ce qui n'est possible que si
le temps adopte pour lui un cours circulaire, comme résultat
d'une vie dédiée à des intérêts prédominants. Mais il devient
alors prisonnier d'un continuel retour dont il ne pourra se
libérer que si la trajectoire circulaire du temps se transforme,
suite à une pratique spirituelle rigoureuse, en spirale.
Après ce qui vient d'être dit, il est important de comprendre
que le déroulement du temps n'est pas le même pour tout le
monde, qu'il se modifie en fonction du degré d'évolution de
l'homme lui-même, qui doit un jour arriver, grâce aux efforts
spirituels qu'il fournit, à découvrir 1'Aspect Impersonnel de
sa nature qui seul peut lui permettre de briser les chaînes qui
le maintiennent assujetti au temps. D'ailleurs, le chercheur
découvrira que, plus sa méditation s'approfondit, plus le temps
se ralentit, jusqu'à cesser d'exister dans l'état de Nirvâna,
- qui est 1'état d'avant la Création !
L'aspirant doit veiller à ne pas se contenter d'emmagasiner
en lui une simple connaissance intellectuelle sur ce qui vient
d'être exposé à propos d'une question aussi mystérieuse qui
dépasse l'entendement. Un savoir intellectuel ne lui serait
d'aucune utilité pour ce qu'il essaie d'atteindre spirituellement.
CAUSES ET CONDITIONS DE LA RECURRENCE 269

Il lui faut plutôt lutter pour parvenir à dévoiler et à appréhender,


par ses propres efforts, effectués durant sa méditation, les
Vérités Saintes qui lui sont transmises et qui ne relèvent pas
du domaine du tangible.

* * *
Le chercheur doit réaliser que son évolution à un autre plan
d'être et de conscience est, de la manière la plus étrange et
ordinairement incompréhensible, étroitement liée à un mysté-
rieux rappel, libre de toute image, mot ou pensée, qui s'éveille
en lui à un moment donné de son existence et qui provient
d'un passé insaisissable.
Il est important pour lui de comprendre que le sentiment
que suscitent en lui les souvenirs d'un passé trop obscur pour
qu'il puisse les traduire en mots ou en images est extrêmement
nécessaire pour le soutenir et donner force à ses pratiques
spirituelles. Ces souvenirs silencieux qui s'éveillent en lui de
façon si subite et étrange sont le résultat d'un travail sur lui-
même (ou parfois, pour certaines personnes, d'un engagement
sérieux dans un domaine artistique ou scientifique) entrepris
jadis et qui a laissé une mystérieuse trace en son être. Ces
souvenirs silencieux sont non seulement vitaux pour sa quête,
mais aussi pour son évolution à un autre plan de conscience ;
et, plus intense sera le sentiment de ces souvenirs, plus rapide
sera son avancement vers le but désiré. A 1'inverse, plus
grand sera l'oubli, d'autant plus inévitable sera la descente ;
autrement dit, le rappel est indissolublement lié à 1' évolution,
et 1' oubli à 1' involution.
Il faut rappeler que, sur un autre plan, sans jamais s'en
douter d'ordinaire, 1'aspirant porte dans les profondeurs de son
être, comme dit dans des chapitres précédents, les souvenirs
les plus reculés dans le temps, depuis le début même de la
Création et la genèse de l'Univers. Il ne faut pas perdre de
vue le fait que son corps est constitué d'éléments venus de
270 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

l'espace, issus d'explosions d'étoiles gigantesques, et que,


d'une manière qui dépasse l'entendement, chaque atome de
son corps recèle en lui la mémoire de tout ce qui est arrivé
dans le Cosmos depuis un temps vertigineusement lointain.
Quelles que soient les formules mathématiques, les lois
biologiques, les principes de l'harmonie dans la musique, ou
toute autre règle gouvernant la Création, que des scientifiques
ou des artistes croient avoir découverts, en réalité, sans en
être conscients, ceux-ci n'ont fait que s'en rappeler. Sans
qu'ils ne le soupçonnent, la mémoire de toutes ces lois était
déjà présente en eux, dans chaque atome qui compose leur
corps.
Il faut aussi prendre en considération le fait que toutes les
extraordinaires découvertes que les hommes ont faites
jusqu'à présent et toutes celles qu'ils vont faire dans le futur
existent déjà, dans leurs moindres détails, en l'Etre énigmatique
de 1'Eternel - que chaque homme et chaque femme portent
mystérieusement en eux à leur insu.
C'est la raison pour laquelle, contrairement à ce qu'il
imagine et aime croire, 1'être humain n'invente jamais rien.
Il ne fait, d'une manière qui lui demeure inexplicable ordi-
nairement, que découvrir et comprendre des lois et des
processus qui existent dans d'autres dimensions. Même les
applications pratiques de ses découvertes ne sont que la
concrétisation de potentialités qui attendaient les conditions
permettant leur manifestation.
Il arrive un moment dans la vie d'un homme où ce qu'il
cherche ardemment à connaître, et qu'il porte à son insu au
tréfonds de lui-même, monte soudainement à la surface de son
être d'une manière mystérieuse qui lui échappe, et il pense
alors l'avoir trouvé, tandis que, sans en avoir conscience, il
n'a fait que s'en souvenir.
CAUSES ET CONDITIONS DE LA RECURRENCE 271

Il en est de même dans le domaine spirituel. En fait, sans


que peut-être il ne le réalise, un maître spirituel se rappelle
d'une façon énigmatique les vérités saintes qu'il expose à ses
disciples. Il s'incarne en ce monde en apportant avec lui le
souvenir de ce qu'il tente de transmettre à ceux qui viennent
le voir, en quête de cette Connaissance Divine.
Il faut encore ajouter au sujet de cette mystérieuse mémoire
présente en tout être humain que, lorsqu'il est encore dans le
sein de sa mère, avant que son corps ne prenne une forme
humaine, il passe, en tant qu'embryon, par tous les stades
d'évolution de la vie sur Terre : cellule, poisson, amphibien
et mammifère ; il porte même la trace d'une queue, vestige
de l'époque où il appartenait encore au règne des singes.
Chaque fois qu'un homme s'unit à une femme, il émet au
moins trois cents millions de spermatozoïdes ; quand on y
songe, n'est-il pas des plus étonnants que, dans chacun de ces
spermatozoïdes et dans chaque ovule, se trouve enfouie la
mémoire de l'évolution de l'humanité et de tout ce que le
monde a traversé comme drames depuis un temps si incroya-
blement éloigné qu'essayer de l'imaginer donne le vertige !
Dans cette perspective, on peut comprendre que, comme
cela a déjà été dit précédemment, chaque individu recèle au
fond de son être, d'une manière des plus énigmatiques et
habituellement insaisissable, le souvenir de tout ce qui est
survenu dans le Cosmos depuis son origine. C'est ainsi qu'il
est possible d'appréhender un peu mieux de quelle façon
l'Univers n'est pas seulement à l'extérieur de l'être humain,
mais se situe également en lui - une perception difficile à
saisir communément, qu'il est toutefois possible de connaître
par une expérience directe lors de profonds états mystiques
incommunicables ordinairement. Quel mystère ! Quel extra-
ordinaire mystère !
* * *
272 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Il faut revenir sur cette énigmatique et troublante question


d'un perpétuel retour à la vie. Dans l'éventualité d'un conti-
nuel recommencement dû au mouvement circulaire du temps,
si « hier » reparaît pour le chercheur en tant que « demain »,
ne doit-il pas alors être sur ses gardes à propos de ce qu'il
peut se permettre de penser et de faire - des pensées et des
actes qui, inéluctablement, le retrouveront dans un avenir
indéterminé et décideront de son sort, pour son bien ou à son
détriment.
Si, effectivement, à l'intérieur du déroulement cyclique
du temps, la fin constitue un recommencement, et que le
retour à 1'existence phénoménale est destiné à 1'aspirant,
s'il est réellement sérieux et qu'il l'a mérité, les conditions
nécessaires pour lui permettre d'aller plus loin dans sa quête
entreprise autrefois, et que la mort a interrompue prématuré-
ment, lui seront accordées. Et, d'une manière qui peut même
sembler miraculeuse, des événements apparemment sans liens
entre eux se produiront dans sa vie - ou peut-être serait-il
plus exact de dire qu'il les attirera à lui à son insu, par la
façon dont il vibre en lui-même -, contribuant, de la manière
la plus mystérieuse, à éveiller en lui d'étranges souvenirs
silencieux indéfinissables qui, sans qu'il n'en perçoive la
raison, le plongeront dans un état d'insatisfaction avec sa vie
présente, créant en lui le sentiment inexplicable que quelque
chose lui manque !
Afin de pouvoir appréhender, ne serait-ce qu'un peu,
1'étrange énigme de la récurrence, il est nécessaire de prendre
en considération le fait que, comme dit auparavant, vu que
1'existence d'un être humain est beaucoup trop brève pour
qu'il puisse atteindre en une seule incarnation un accomplis-
sement significatif sur un plan spirituel, artistique ou autre,
lorsque la mort l'interrompt, s'il a effectivement commencé
quelque chose d'essentiel qui lui tient ardemment à cœur, il
CAUSES ET CONDITIONS DE LA RECURRENCE 273

sera habité par un douloureux désir de retrouver les conditions


et les moyens qui lui donneront la possibilité de le mener à
son terme.
N'est-il pas vrai que, déjà de son vivant, un homme peut
parfois se plaindre que la journée est beaucoup trop courte
pour pouvoir terminer un travail qui le passionne et qu'il est
contraint, par excès de fatigue, d'arrêter pour aller dormir? Il
sombre ainsi dans son sommeil, en portant en lui le fervent
désir de se relancer dès son réveil dans ce qu'il a entrepris la
veille, avec 1'espoir de pouvoir le terminer.
De façon analogue, que ce soit dans le domaine spirituel,
artistique ou scientifique, quelqu'un peut revenir à la vie,
poussé par une impulsion si irrésistible de s'engager dans une
activité qui lui est chère (mais dont il ignore qu'il l'avait déjà
commencée dans une vie passée, et que la mort, que nul ne
peut contourner, avait arrêtée prématurément) que tous ceux
qui le côtoient sont troublés par son comportement - qui leur
demeure incompréhensible. Il arrive ainsi dans 1'existence de
certains grands êtres que des circonstances se présentent
d'une manière qui reste un mystère pour leur entourage, et
leur permettent, soit seuls, soit avec l'aide de quelqu'un qui,
par un hasard apparemment fortuit, se trouve à leur côté, de
réaliser leurs aspirations.
La vocation du grand compositeur Berlioz est un exemple
frappant de ce phénomène de « souvenir silencieux » qui
s'éveille chez certaines personnes de façon tout à fait inexpli-
cable ordinairement et qui les pousse, malgré toutes les
oppositions qu'elles rencontrent, à s'engager résolument
dans des entreprises dont on n'aurait jamais pensé qu'il leur
soit possible de les réaliser.
Le père de Berlioz, qui était médecin, s'attendait à ce que
son fils suive le même chemin. Or, quand le jeune homme
arriva à Paris en vue d'y effectuer ses études de médecine,
274 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

une nuit, de manière inattendue, il découvrit l'opéra qui eut


sur lui un effet foudroyant. Relatant cet événement dans ses
mémoires, il écrivit : « Je jurai en sortant de l'Opéra que,
malgré père, mère, oncles, tantes, grands-parents et amis, je
serais musicien ! J'osai même, sans plus tarder, écrire à mon
père pour lui jaire connaître ce que ma vocation avait d'irré-
sistible. »
Passant outre à la désapprobation totale de sa famille, le
jeune Berlioz se lança avec passion dans l'étude et la création
musicale, prêt à accepter n'importe quelle difficulté ; et,
effectivement, tout le reste de son existence, il traversa des
moments extrêmement durs, aussi bien moralement que
matériellement.
L'étonnante détermination du grand mystique tibétain
Milarepa, qui, en dépit des terribles obstacles dressés sur sa
route, n'en réussit pas moins à atteindre son but, représente
un autre exemple saisissant de l'éveil de ce mystérieux
souvenir silencieux, sans oublier non plus celui de Ramana
Maharshi qui, à l'âge de seize ans, entendit parler d' Aruna-
chal a, un haut lieu spirituel dont le nom éveilla en lui un
sentiment si troublant qu'après avoir connu une puissante
expérience mystique, il abandonna ses études et, fuyant la
maison familiale, partit se consacrer à la méditation, précisé-
ment en ce site sacré - qu'il ne devait plus jamais quitter !
Afin de pouvoir pénétrer l'énigme de la vie de certains êtres
exceptionnels, il faut commencer par comprendre qu'à l'insu
de l'homme, le passé existe toujours ! Il est, d'une manière
qui dépasse l'entendement coutumier, vivant, enfoui dans la
psyché collective de l'humanité (et dans celle de chaque
individu également), déterminant de façon implacable ce que
le futur sera pour le monde, aussi bien sur le plan psychique
que physique et matériel.
CAUSES ET CONDITIONS DE LA RECURRENCE 275

Il en est de même pour le chercheur. Sans que nécessaire-


ment il n'en soit conscient, tout ce qu'il a fait dans un passé
obscur et apparemment oublié est toujours actif en lui et
décide, d'un instant à l'autre, de ce que l'avenir lui réserve.
Le travail spirituel avec lequel il était occupé autrefois, qui
était si important pour donner sens à son existence et qui était
demeuré inaccompli lorsque la mort l'avait emporté, influence
sans cesse son présent qui, à son tour, sans qu'il n'en soit
conscient, a déjà tracé le chemin que prendra son avenir.
Le poids de l'habitude et la récurrence
En raison de son importance pour l'aspirant, il est nécessaire
de reprendre la question de la récurrence qui, ordinairement,
reste un mystère difficile à accepter. Sans jamais les avoir
cherchées, 1' auteur a connu, à des moments des plus inattendus
de sa vie, et de façon répétée, des expériences à ce sujet si
déroutantes qu'il a été poussé à tenter d'appréhender les
causes de ce phénomène et ses conséquences sérieuses pour
la pratique d'un chercheur.
Il est essentiel pour 1' aspirant de comprendre que, sans
qu'il ne le réalise, sa manière d'être, d'agir, de penser, de se
sentir, de voir la vie, sans oublier non plus les sortes de désirs
qu'il porte en lui, qui ne sont généralement jamais mis en
question, deviennent tous, par leur répétition, des habitudes
qu'à son insu, il emportera avec lui dans la mort - des
habitudes difficiles à transformer sans une pratique spirituelle
rigoureuse.
S'il est destiné à se réincarner, il reviendra à l'existence
en apportant avec lui ses habitudes du passé qui, par leur
constante répétition, engendreront les conditions mêmes de la
récurrence. Il se retrouvera ainsi dans les mêmes situations
d'une incarnation à l'autre, habité par les mêmes sortes de
désirs, attiré irrésistiblement vers les mêmes personnes (ou
276 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

types de personnes), s'adonnant aux mêmes activités qui lui


tenaient jadis à cœur, etc., le tout le maintenant prisonnier de
la récurrence - dont il lui faut précisément se libérer s'il
souhaite pouvoir atteindre le Nirvâna ou le « Royaume des
Cieux».
Si l'aspirant veut être objectif, il ne peut nier que, même
dans sa vie actuelle, rien n'est réellement nouveau, que les
événements se répètent, qu'il se retrouve continuellement
dans des situations quasi identiques, qu'il se comporte de la
même façon, qu'il effectue encore et toujours les mêmes genres
d'activités au cours d'une journée, sans que, la plupart du
temps, il ne prenne conscience du caractère répétitif de tout
ce qu'il vit.
Par ailleurs, il lui faut également prendre en considération
une tendance singulière, inhérente à 1'être humain, qui est
qu'une fois qu'il a pensé, dit ou fait quelque chose, il ne peut
plus s'empêcher de vouloir le répéter ; et, par leur continuelle
répétition, ses pensées, ses paroles et ses actes finissent par
devenir des habitudes profondément enracinées en son être,
des habitudes qui, sans que jamais il ne le réalise, engendrent
les conditions mêmes dont la récurrence a besoin pour pouvoir
se manifester.
Avant d'espérer atteindre la Libération, le chercheur doit,
au préalable, avoir connu au moins un certain degré d'illu-
mination, ce qui implique d'avoir clairement expérimenté,
durant ses pratiques de méditation, un état de conscience tout
autre que celui qui lui est habituel - un état de conscience
limpide accompagné du début d'un éveil intérieur. C'est
l'intensification de sa conscience qui est d'une importance
capitale pour l'aider à se libérer, à la fois de son identification
avec son corps matériel et de la fascination que le monde
tangible exerce sur sa psyché.
CAUSES ET CONDITIONS DE LA RECURRENCE 277

Sans cette intensification de sa conscience, il ne pourra se


détacher de son état d'être coutumier dont il restera prisonnier,
errant à la dérive dans l'existence phénoménale, sans jamais
connaître autre chose que les manifestations tangibles qu'il
regarde comme étant la seule réalité possible.
Celui qui n'a pas encore tenté de se mesurer à l'aspect
ordinaire de sa nature ne peut avoir aucune idée de la difficulté
que représente cette confrontation. En effet, le moi profane
en lui est si tenace qu'au commencement, il lui faudra fournir
un sur-effort pour parvenir à s'en décoller. C'est précisément
de cet aspect de son être, qui fait écran à la Lumière Sainte
en lui, qu'illui faut s'arracher pour pouvoir découvrir en
quoi peut réellement consister la Libération, ou plutôt,
comme dit dans un autre chapitre, de quoi en lui il doit se
libérer.
Dès qu'il commencera à briser les chaînes qui l'attachent
à cet aspect pesant de sa nature, l'aspirant découvrira des
mystères dans tout ce sur quoi se pose son regard, y compris
dans ce qu'il considérait auparavant comme insignifiant
- des mystères qui n'existaient pas pour lui lorsqu'il était
encore identifié avec son moi profane et enseveli dans son
état habituel d'absence à lui-même, en train de rêvasser.
Toutefois, contrairement à ce que l'on imagine générale-
ment, se détacher de cet aspect indésirable de lui-même, qui
lui barre l'accès à son Être Princier, réclame du chercheur,
comme il vient d'être dit, un effort hors du commun dont, au
départ, il ne soupçonne pas la difficulté.
Il faut que la qualité de sa conscience change. Or, ce
changement ne peut se produire en lui que grâce aux efforts
de concentration tenaces qu'il fournit durant ses séances de
méditation. C'est précisément l'intensification de sa
conscience qui peut lui donner la force de se décoller de lui-
278 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

même pour atteindre un jour la Perfection Sainte à laquelle il


aspirait à son insu - sans savoir qu'il La portait déjà en lui
et qu'Elle est sa Véritable Nature, sa Nature Divine, sa
Nature-de-Bouddha!
Que peut-il y avoir de plus extraordinaire que d'avoir
dévoilé le secret de son origine - qu'avec un émerveillement
indicible, l'aspirant reconnaîtra comme étant la Source même
d'où le Cosmos et toute la Création ont surgi !
C'est un mystère qui, depuis un temps immémorial, demeure
une énigme insondable pour l'être humain - qui ne cesse de
chercher à la résoudre à l'extérieur de lui, dans la matière,
sans jamais réaliser que la réponse tant souhaitée se trouve
précisément en lui-même, dans le tréfonds de son propre être !
EN GUISE DE CONCLUSION :

L'AUTEUR À SES LECTEURS

Tout comme il n'est pas courant de commencer un livre


traitant de questions spirituelles par une histoire (qui, néan-
moins, se rapporte à un but spirituel), de même, il est inhabituel
de le terminer par une autre histoire qui, comme la première,
est aussi un conte initiatique écrit il y a longtemps à l'intention
de mes élèves et qui, je 1' espère, pourra intéresser d'autres
chercheurs sur la voie.
Durant toute la conception de ce récit, il a fallu que je me
débatte avec la difficulté de trouver comment faire progresser
1' action de manière à mettre en lumière le rôle que joue
l'attention dans la formation de la psyché et de 1'être de
l'homme. Car, sans qu'il ne le réalise, la mystérieuse faculté
de l'attention (qui est un don précieux) est, sauf en cas de
danger imminent, utilisée par lui de façon passive. Générale-
ment, 1'être humain n'est jamais réellement intéressé par ce
qu'il fait; sans en avoir conscience, il accomplit tout en hâte,
comme pour s'en débarrasser ! Et, du fait qu'il ne possède
pas de continuité d'être- qui n'est possible que s'il parvient
à découvrir et à se relier à 1' Aspect Supérieur de sa double
nature -, il est incapable de canaliser et de maintenir son
attention et son intérêt dans une direction déterminée, ce qui
constitue la condition indispensable à de grands accomplis-
sements, aussi bien en soi-même qu'extérieurement.
En fait, l'homme ne réalise pas à quel point il est et ne
peut être que le résultat de la manière dont il a, dans le passé,
employé son attention - qui, à son insu, est ordinairement
soutirée de lui, en réponse aux exigences de la vie extérieure,
sans choix délibéré de sa part.
280 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Comme il n'est jamais conscient de lui-même de la façon


dont il doit réellement l'être, il ne voit pas dans quelle mesure
la manière dont il a fait usage de son attention dans le passé
l'a forgé en ce qu'il est devenu dans le présent ! Quelle que
soit la chose qui attire et retient son attention, celle-ci finit,
par l'intérêt constant qu'il lui accorde, par occuper toute la
place en son être, déterminant son destin, pour son bien ou à
son détriment.
Je n'ai cessé d'insister auprès de mes élèves sur la nécessité
pour eux d'être sur leurs gardes à propos de la façon dont ils
utilisent leur attention et de ce sur quoi ils la fixent, de crainte
que ce qui captive leur intérêt se révèle à la longue être non
profitable pour le but qu'ils aspirent à atteindre.
J'ai essayé de leur faire comprendre combien il est vital
pour eux de veiller à ce que leur attention et leur intérêt soient
maintenus uniquement sur ce qui peut leur apporter l'aide
spirituelle dont ils ont besoin, s'ils espèrent parvenir un jour
à connaître, par une véritable expérience directe, la Source
Sainte d'où eux-mêmes ainsi que toute la Création tirent leur
origine.
J'aurais aimé écrire quelques chapitres supplémentaires
traitant de sujets spirituels importants, mais ayant subi, à
quelques mois d'intervalle, deux très graves opérations
chirurgicales pour un cancer des intestins, suivies encore de
deux autres un an plus tard avec de pénibles complications
qui n'ont cessé de s'aggraver, je me trouve aujourd'hui, à
l'âge de quatre-vingt-trois ans, affaibli physiquement à
l'extrême. Je n'ai par conséquent plus la force de continuer à
écrire, aussi, je conclus cet ouvrage avec « L'étrange histoire
de Gohar et de la statue de Bouddha », que je laisse le
lecteur découvrir après ces lignes.
L'ÉTRANGE HISTOIRE DE GOHAR
ETDE
LA STATUE DE BOUDDHA

Il était une fois une famille très pauvre qui vivait dans un
village en bordure de la jungle. Elle n'avait qu'un seul fils,
nommé Gohar. Il était d'une telle laideur que personne ne
pouvait l'approcher sans être saisi d'un sentiment d'horreur
et de répulsion. Partout où il passait, il inspirait 1'effroi aux
autres enfants qui, non seulement ne voulaient pas jouer avec
lui, mais, pire encore, s'enfuyaient pleins de dégoût aussitôt
qu'ils le voyaient. Étrangement, les animaux que Gohar
aimait tant ne supportaient pas non plus sa présence ; et, pour
mettre un comble à sa détresse, même son père et sa mère
n'éprouvaient qu'aversion à son égard chaque fois qu'il
s'approchait d'eux.
Avec le temps, Gohar devint plus laid encore, si laid que,
lorsqu'il atteignit l'âge de quatorze ans, ses parents ne purent
plus tolérer le fait de posséder un fils aussi hideux. Vint un
jour où ils chassèrent sans pitié le malheureux de leur masure,
lui interdisant de jamais reparaître devant eux.
Le pauvre Gohar ne savait que faire ni où aller. Il ignorait
même comment se procurer de la nourriture pour apaiser la
faim qui le tenaillait. Tandis qu'il errait comme une âme en
peine dans les rues du village, affamé, accablé, pleurant toutes
les larmes de son corps, personne ne s'intéressait à son sort.
Les adultes, tout autant que les enfants, ne cessaient de lui
lancer des pierres pour le tenir à distance, comme s'il était un
lépreux, sans qu'à aucun moment, la pensée de son chagrin
et de sa souffrance ne leur vienne à 1'esprit.
282 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Finalement, touchant le fond du désespoir, Gohar conclut


que le seul endroit où il pourrait peut-être trouver un peu de
paix était la jungle. Il parvint à surmonter la peur qui l'assaillait
lorsqu'il se représentait les créatures effrayantes tapies dans
ses profondeurs et, tournant le dos au village, il se promit de
ne plus jamais y revenir. Sans plus réfléchir, il s'enfonça
dans la végétation dense qui se referma mystérieusement
derrière lui, comme pour clore une partie douloureuse de sa
vie et lui ouvrir la voie à un autre destin qui l'attendait.
Il marcha longtemps, s'avançant toujours plus loin dans la
jungle, en proie au chagrin et à l'angoisse, redoutant à chaque
instant les pires dangers, mais poursuivant néanmoins
vaillamment sa route. Enfin, à bout de forces, il déboucha
tout à coup dans une clairière où il découvrit, à sa surprise,
les ruines d'un vieux temple. Près de ce sanctuaire, coulait
un ruisselet d'eau claire. Se jetant immédiatement à terre,
Gohar, qui souffrait d'une soif intense, en but en abondance,
puis il se lava pour se rafraîchir de la chaleur accablante.
Affamé, il regarda autour de lui et aperçut un bananier que
la providence semblait avoir mis sur son chemin, comme par
compassion à son égard. Il vit aussi des singes qu'il observa
soigneusement pour apprendre d'eux à se nourrir de diverses
noix et de fruits de la forêt. Il réussit même à prélever un peu
de miel d'une ruche qui se trouvait miraculeusement là.
Lorsqu'il fut désaltéré et rassasié, intrigué par ce temple, il
décida de 1'explorer.
Déambulant parmi les ruines, il traversa une grande cour,
à l'extrémité de laquelle quelques marches menaient à une
vaste salle où trônait une énorme statue de Bouddha. Confondu
par la beauté sublime et extatique émanant de ce Bouddha
- qui, par contraste, lui rappelait encore davantage sa
laideur -, Gohar ne parvint plus à en détacher les yeux. Il
était si bouleversé et fasciné par l'étrange beauté qui irradiait
EN GUISE DE CONCLUSION 283

de la face de cette imposante sculpture qu'il prit la résolution


de ne plus quitter les lieux et de consacrer le reste de son
existence à y contempler, dans le silence, ce merveilleux
Bouddha qui lui semblait plus vivant que les êtres humains
qui l'avaient rejeté. Il ne cessait de se répéter combien il
aimerait ressembler à cette statue. «Ah, se disait-il avec une
douloureuse tristesse, si seulement je pouvais être comme
lui ! »
C'est ainsi que Gohar s'installa dans le vieux temple pour
y demeurer auprès de la statue. Si, d'aventure, des gens
parvenaient à cet endroit reculé - ce qui se produisait à vrai
dire très rarement -,dès qu'illes entendait arriver, Gohar se
précipitait à l' intérieur du temple et se dissimulait derrière la
gigantesque statue afin de ne pas leur infliger la vue de son
horrible face. Il était si conscient de sa disgrâce qu'il évitait
même, dans la mesure du possible, de se montrer aux singes
et à tous les autres habitants de la jungle.
Sept ans s'écoulèrent, sept années au cours desquelles
Gohar passa de l'enfance à l'âge adulte. Il devint un véritable
sauvage qui allait tout nu, ne se laissant approcher ni par les
hommes, ni par les animaux.
En dehors des moments où la faim et la soif le poussaient
hors du temple, il restait assis devant la statue de Bouddha,
dans la même posture de lotus (qu'à sa surprise, il était parvenu
à adopter), sans se lasser d'admirer son étonnante beauté. Du
lever au coucher du soleil, il fixait intensément ce visage aux
yeux clos, aux lèvres d'un dessin parfait, qui esquissaient le
plus étrange et le plus impénétrable des sourires. La statue
paraissait contempler, derrière ses paupières baissées, quelque
être mystérieux qu'elle portait en elle, un énigmatique témoin
intérieur, une sorte de sublime spectateur silencieux dont elle
semblait tenir sa beauté surnaturelle. Gohar se demandait
souvent qui était le yogi hors du commun auquel il devait
284 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

cette oeuvre extraordinaire, devenue son unique et bienveillante


compagne durant toutes ces années solitaires dans ce sanctuaire
coupé du monde.
D'autres années s'écoulèrent encore jusqu'au jour où, de la
façon la plus inattendue, le roi de Mahashéva, accompagné de
son escorte et de sa fille - la plus ravissante des créatures -,
traversa la jungle au moment même où Gohar était sorti, en
quête de nourriture.
Pris de court, le malheureux s'enfuit à toutes jambes, ne
songeant qu'à dissimuler son épouvantable figure au roi et à
la princesse qui suivaient des yeux avec stupéfaction la course
effrénée de ce sauvage nu. Dans sa hâte à les éviter, Gohar
trébucha, tomba à plusieurs reprises et se redressa aussitôt
pour filer encore plus vite vers d'épais fourrés dans lesquels
il disparut, comme un étrange fantôme, incroyablement
farouche.
Quand le monarque eut regagné son palais, il trouva à sa
fille un comportement tout à fait inhabituel et inexplicable.
Elle ne parlait plus ; elle affectait une mine triste et songeuse
qui surprenait chez une nature d'ordinaire très gaie et pleine
de vie. Inquiet, le roi 1' interrogea gentiment sur la cause de
son chagrin, mais elle refusa de la lui confier.
L'état de la princesse ne s'améliora pas au cours des jours
suivants. Tandis qu'elle continuait à garder le silence, elle en
vint même à ne plus manger, ne plus boire et ne plus dormir.
L'inquiétude du roi et de la reine se mua en affolement ;
ils insistèrent auprès de leur fille et allèrent même jusqu'à lui
promettre de lui accorder tout ce qu'elle désirait si elle leur
ouvrait son cœur et leur avouait la raison de son tourment.
Dès que la princesse entendit cette promesse, elle sortit de
son mutisme pour demander à son père, non sans beaucoup
l'étonner, s'il se souvenait de l'homme qu'ils avaient aperçu
EN GUISE DE CONCLUSION 285

dans la jungle. «Certainement», répondit le roi. Alors, à la


stupéfaction de tous, la princesse fit part de son désir de
l'épouser, ajoutant que, si on ne le lui donnait pas pour époux,
elle ne voulait plus vivre. Elle expliqua à son père médusé
qu'elle pressentait que son destin était lié à cet inconnu et
qu'elle ne pourrait vivre avec personne d'autre. Elle fit même
le vœu de ne plus prendre aucune nourriture ni boisson tant
que son souhait ne serait pas exaucé.
Le monarque, ébahi, resta d'abord sans voix. Quand, enfin,
il se ressaisit, il tenta de raisonner la princesse. Comment une
fille de souverain, dotée par ailleurs d'une très rare beauté,
pouvait-elle envisager de partager sa vie avec un tel sauvage ?
Non, son père la destinait à un roi, ou du moins à un prince
beau et intelligent qui régnerait à sa place après sa mort. Il
ajouta que, même s'ille voulait, il lui était impossible d'accéder
à sa requête. Imaginait-elle la réprobation qu'une décision
pareille lui attirerait ? Ses ministres et ses sujets le croiraient
devenu fou. Aussi, le monarque la supplia-t-il de songer aux
conséquences d'une union aussi absurde. Il lui expliqua
encore que, partout, on le tenait pour un grand et puissant
souverain, et qu'il avait déjà refusé sa main à plus d'un roi et
d'un prince venus le solliciter.
Non seulement la princesse se montra inflexible, n'acceptant
aucunement de réfléchir aux propos de son père, mais elle ne
daigna même pas prêter davantage 1'oreille à ses arguments ni
à ses prières. Voyant cela, le roi se retrancha derrière un refus
catégorique. La princesse courut alors au sommet de la plus
haute tour du palais, avec l'intention de se précipiter dans le
vide si son père ne consentait à revenir sur sa position.
Horrifié, le monarque dut se rendre à l'évidence : s'il ne
cédait pas, sa fille comptait réellement mettre sa menace à
exécution. Déchiré, plutôt que de perdre son enfant bien-
aimée, il n'eut d'autre choix que d'accepter. Le cœur lourd,
286 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

il souscrivit aux exigences de la princesse, ordonnant qu'on


allât, selon sa volonté, immédiatement chercher ce sauvage
dans la jungle.
Il ne fallut pas longtemps aux soldats de la garde pour
retrouver Gohar. Comme quelques jours plus tôt, le malheureux
essaya de s'enfuir, mais ils le poursuivirent jusqu'à ce qu'ils
réussissent, avec beaucoup de difficultés, à le capturer. Alors
même qu'il se débattait désespérément pour leur échapper,
Gohar, qui ne voulait pas que l'on voie sa figure, ne cessait
de la dissimuler derrière ses mains.
En dépit de tous ses efforts, les soldats parvinrent finalement
à l'immobiliser et lui lièrent pieds et poings. Ils le portèrent
au palais, attaché de cette façon pitoyable, tandis qu'il pleurait
amèrement sur son infortune.
Pourquoi ne le laissait-on pas tranquille ? Il ne dérangeait
personne au fond de la jungle. Que lui voulaient ces gens ?
Pour quelle raison venaient-ils troubler la solitude et la paix
d'un pauvre hère que sa laideur rendait insupportable à ses
semblables ?
Après qu'on 1'eût débarrassé de ses liens et qu'on lui eût
rasé la barbe, il fut amené devant le souverain qui se désolait
doublement, d'abord à cause du comportement ridicule de
cet ahuri qui gardait tout le temps son visage enfoui entre ses
mains et, d'autre part, en raison du coup funeste qui frappait
son royaume.
Quant au pauvre Gohar, il ne comprenait pas ce que l'on
attendait de lui. Apprenant enfin qu'il avait été choisi pour
devenir l'époux de la princesse, il se dit avec douleur :
« Comment me serait-il possible, eu égard à ma terrible
laideur, de poser les yeux sur le visage de cette princesse à la
beauté incomparable - sans même parler de 1'éventualité de
1'épouser ? » S'affolant, il se mit à protester avec véhémence.
À bout de patience, le monarque entra dans une terrible colère
EN GUISE DE CONCLUSION 287

et l'avertit qu'illui ferait trancher la tête s'il continuait à


s'opposer à ses ordres.
Dès le lendemain, les tailleurs, qui avaient travaillé toute
la nuit, vinrent revêtir Gohar des habits que le roi avait
commandés pour lui. Ils étaient magnifiques et lui seyaient à
la perfection. Toujours sur l'injonction du roi, ils lui passèrent
autour de la taille une ceinture incrustée de diamants dans
laquelle ils glissèrent une dague à la poignée richement
travaillée ; et, pour finir, ils le coiffèrent d'un turban de soie
orné de splendides rubis. Lorsqu'ils s'approchèrent de Gohar
avec un miroir pour lui permettre d'apprécier leur œuvre, le
malheureux esquissa, avec effroi, un mouvement de recul.
Une angoisse sans nom l'étreignit à l'idée de revoir sa
détestable face, et il dut accomplir un douloureux effort sur
lui-même afin de se contraindre à se regarder.
Le reflet que lui présentait le miroir l'emplit de stupeur
et d'incrédulité. En effet, au lieu de son affligeante figure,
il découvrait, trait pour trait, le Bouddha qu'il avait tant
contemplé!
Au fil de ces longues années, peu à peu, Gohar avait pris,
sans s'en être jamais douté, et jusque dans leurs moindres
détails, 1' expression même et les traits sublimes du Bouddha.
Croyant qu'il rêvait, il ferma les yeux, les rouvrit, les referma
et les rouvrit encore. Il se mordit même la main jusqu'au sang
afin de s'assurer qu'il était bien éveillé. Soudain, incapable de
se contrôler, il fondit en larmes, offrant, avec ses joues inondées
de pleurs et son corps secoué de sanglots, un curieux spectacle
au monarque et à tous les gens qui 1'entouraient.
Lorsqu'il se calma, saisi par un intense sentiment de grati-
tude envers tout le monde, il se jeta aux pieds du souverain
stupéfait, le suppliant de lui pardonner sa conduite inconve-
nante. Ce changement de comportement subit et imprévisible
288 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

réservait encore d'autres surprises au monarque. Ayant


ensuite enveloppé la princesse d'un regard plein de tendresse,
Gohar posa le front à terre devant le roi et fit le serment de le
servir de son mieux et avec une fidélité absolue jusqu'à la fin
de ses jours.
Le lendemain, le monarque, heureux, l'éleva au rang de
prince, après quoi le mariage fut célébré dans l'allégresse.
Quelque temps plus tard, songeant à sa mère et à son père,
le nouveau prince se demanda ce qu'il était advenu d'eux. Il
réalisa que, d'une certaine manière, il avait une grande dette
à leur égard. En effet, s'ils ne l'avaient pas chassé, jamais il
n'aurait connu cet extraordinaire destin. Aussi, un matin, se
mit-il en route, accompagné de quelques soldats, pour le
village de ses parents.
Une fois sur place, il ne réussit pas à retrouver leur pauvre
chaumière là où elle se dressait naguère et, en questionnant
les villageois, il apprit que les deux vieillards étaient morts
depuis plusieurs années déjà. En leur mémoire, il fit édifier
un petit autel à l'endroit où ils avaient vécu et il y revint
régulièrement pour s'y recueillir, sans jamais être reconnu
par ceux-là mêmes qui lui avaient autrefois jeté des pierres.
Le prince Gohar servit le roi de Mahashéva avec autant de
loyauté que d'intelligence ; son aptitude à s'acquitter parfai-
tement de ses devoirs les plus divers et sa grande sagesse,
acquise mystérieusement au fil de ces années de contemplation
constante du Bouddha, lui valurent l'admiration de tous.
À la mort du vieux souverain, il fut appelé à lui succéder.
La justice et la prospérité marquèrent son règne et, jamais, le
profond respect ni l'amour de ses sujets ne se démentirent.
Il n'oublia pas à quel point il était redevable à sa femme
bien-aimée pour avoir été, sans qu'elle ne l'ait soupçonné,
l'instrument par lequel il avait pu prendre conscience de la
EN GUISE DE CONCLUSION 289

transformation qui s'était opérée en lui. Sans elle, il serait


resté prisonnier de la malheureuse image qu'il s'était forgée
de lui-même.
Le roi Gohar garda toujours pour lui seul le secret de sa
fabuleuse métamorphose, car personne, pensait-il, n'aurait
cru à son histoire. Et nul ne se douta jamais que le grand et
beau roi de Mahashéva ne faisait qu'un avec le pauvre hère
hideux qui avait dû chercher refuge dans la jungle à l'âge de
quatorze ans !

En raison de son importance, il s'avère nécessaire d'insister


sur le pouvoir de l'attention qu'illustre l'histoire ci-dessus.
Tout ce qui est accompli de grand dans la vie, que ce soit
dans le domaine spirituel, l'art pictural ou la création musicale,
est le produit d'une attention dirigée vers un but précis, sur
lequel elle est maintenue focalisée avec une détermination
farouche - comme cela a été le cas pour Michel-Ange,
Gustav Mahler, Claude Debussy et quelques rares autres
êtres exceptionnels, et, dans le domaine spirituel, pour
Milarepa, Thérèse d'Avila et d'autres grands mystiques.
Par ailleurs, la douleur que Gohar éprouve quand il est
arraché du temple et de la contemplation de son précieux
Bouddha devrait être celle de l'aspirant lorsqu'après être
parvenu, durant ses pratiques de méditation, à toucher l'Aspect
Supérieur de sa nature, il s'en trouve à nouveau éloigné.
Contrairement à ce qu'il croit ordinairement, l'homme ne
possède pas de continuité d'être - une continuité d'être qu'il
ne lui est possible de connaître que s'il réussit à découvrir
en lui son Essence Divine, qui est « Conscience-itreté »
Impersonnelle, et à y rester relié. Aussi, si l'aspirant a
réellement compris combien il est vital pour lui de demeurer
290 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

connecté à cet Aspect de sa Nature, il lui faut arriver au point


que, chaque fois qu'il s'en retrouve séparé, cela lui devienne
insupportable ! Il verra que, lorsqu'il s'en est éloigné, il ne
peut que penser, dire et faire des choses fâcheuses - qui, par
la suite, lui apporteront regrets et chagrins.
Habituellement, sans qu'il n'en ait jamais conscience, 1'être
de l'homme change d'un instant à l'autre, en fonction des
conditions dans lesquelles il se trouve. Tant qu'il n'a pas
acquis une certaine maîtrise de lui-même, il ne peut trouver
en lui la force qui lui permettrait de rejoindre la Perfection
Divine qu'il porte dans le tréfonds de son être, en consé-
quence de quoi, il reste soumis au mouvement incessant du
temps et, par là même, assujetti à un perpétuel devenir.
En outre, en vertu du phénomène de la récurrence, s'il est
destiné à revenir à 1'existence phénoménale, il ne pourra
qu'apporter avec lui les mêmes sortes de pensées qu'autrefois,
les mêmes désirs, les mêmes intérêts dans la vie, les mêmes
tendances, et ainsi de suite, le tout, dans exactement le même
temps que celui dans lequel son existence s'était déroulée
précédemment, et cela, indéfiniment - à moins qu'un
événement ne survienne pour lui faire prendre conscience du
drame de sa situation et que, par des efforts accomplis dans
une direction déterminée, il n'arrive à modifier le cours de
son destin et à briser le cercle de la répétition, amorçant ainsi
une transformation intérieure indispensable pour lui ouvrir la
porte menant à la Libération et à l'Éveil Ultime.
* * *
Il faut encore ajouter qu'en raison de l'accélération exces-
sive de la vie contemporaine que les êtres humains subissent
si tragiquement, il faut que le chercheur s'efforce de ralentir,
ne serait-ce qu'un peu, dans tout ce qu'il/ait extérieurement.
Il ne faut pas qu'il laisse s'installer en lui l'habitude de
parler, d'agir, de travailler, etc. rapidement, comme tout le
EN GUISE DE CONCLUSION 291

monde autour de lui - une rapidité devenue une tendance


profondément enracinée dans la société actuelle et qui se
révèle être un véritable fléau, difficile à enrayer. D'ailleurs,
en dépit des moyens de transport toujours plus rapides qu'il
a inventés pour« gagner du temps »,l'homme d'aujourd'hui
a moins le temps que jamais, ce qui a pour résultat qu'il
travaille avec une précipitation autodestructrice, sans quasi-
ment jamais s'intéresser à ce qu'il fait. Il parle avec une telle
rapidité et une telle agitation qu'il ne prend même pas le temps
de sentir ni de vivre les mots qu'il adresse à son interlocuteur,
qui, lui non plus, n'a, le plus souvent, pas écouté ou n'a
entendu que partiellement ce qu'on lui disait - ce qui aboutit
généralement à une tragique incompréhension entre les gens.
Il est par conséquent indispensable que, comme il vient
d'être dit, le chercheur s'efforce de ralentir, même un peu,
dans ses paroles et ses actes, pour être aidé dans sa quête du
Grand Éveil auquel il aspire.
* * *
Pour terminer, je demande une fois encore à mes lectrices
et à mes lecteurs de ne pas accepter passivement tout ce
qui a été dit dans ce livre - et qui est le fruit de mes propres
pratiques - sur des questions trop énigmatiques pour pouvoir
être appréhendées à un niveau de conscience ordinaire. Ils ne
pourront en tirer profit que s'ils le retrouvent et le comprennent
par eux-mêmes, comme résultat de leur propre travail spirituel.
Dans ce domaine, connaître intellectuellement ne suffit pas ;
d'ailleurs, la croyance aveugle dans les dogmes des différentes
religions du monde se révèle constituer un obstacle sérieux,
car elle s'interpose entre la Réalité Divine et l'homme lui-
même, l'empêchant d'accomplir des efforts d'une nature très
spécifique qui sont nécessaires pour atteindre une véritable
illumination. L'histoire soufie suivante souligne le danger
d'établir de façon arbitraire des distinctions entre ce que
292 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

1'on croit être vrai ou faux - ce qui est précisément le


fondement même de tout dogme.
Un jour, il y a bien longtemps, le roi de Samarcande
décida qu'il y avait trop de menteurs dans son royaume
et qu'il fallait y mettre un terme.
Il fit donc édifier une potence à la porte principale
de la capitale et fit une proclamation que toute personne
entrant dans la ville serait questionnée et, s'il jugeait
qu'elle mentait, elle serait pendue sur-le-champ !
Le lendemain matin, le souverain se rendit au poste
de contrôle avec son escorte, et quelle ne fut pas sa
surprise de voir arriver à la porte son premier ministre,
Mulla Nasredin !
- Mais Mulla, que fais-tu ici ? lui demanda le roi.
- Je viens me jaire pendre votre Majesté.
-Te faire pendre, cher Mulla, mais pourquoi?
- Parce que je suis un menteur !
Muet de stupeur, le roi réalisa qu'il était pris dans
un piège : en effet, si son premier ministre était effecti-
vement un menteur, il fallait le pendre, mais, en même
temps, puisqu'il avait dit la vérité, il lui était impossible
de mettre sa sentence à exécution.
Après un moment de silence, Mulla, qui avait
délibérément placé le roi dans un dilemme sans
échappatoire, lui déclara d'un air grave:
Voyez-vous, votre Majesté, j'ai voulu vous montrer
ce que vaut votre sorte de vérité !
Ainsi, on ne peut que constater les conséquences drama-
tiques que peuvent entraîner de simples croyances non mises
en question.
* * *
C'est mon désir le plus ardent que toutes celles et tous ceux
qui liront cet ouvrage parviennent, en résultat du travail qu'ils
EN GUISE DE CONCLUSION 293

auront effectué sur eux-mêmes, à l'accomplissement de leurs


aspirations spirituelles les plus élevées. Il ne peut exister de
but plus important dans la vie.
Je leur souhaite de découvrir et de demeurer dans la paix
qui règne au coeur même du Silence de l'Insondable, un
Silence Sacré au delà de tous les dogmes !
Q uiconque abandonne son corps et s'en va
pensant à Moi au moment de sa fin, vient en
Ma condition d'être; on n'en saurait douter.

Q uiconque à la fin abandonne le corps, attachant


sa pensée sur quelque forme d'être, celui-là
atteint, ô Kaunteya, à la forme dans laquelle l'âme
croissait intérieurement, à chaque instant, durant la
vie physique.
Aussi, à tout moment, souviens-toi de Moi et lutte ;
car si ton mental et ton entendement sont toujours
fixés sur Moi et donnés à Moi, à Moi sûrement tu
viendras."

C ar c'est en pensant toujours à Lui, la conscience


unie à Lui en un yoga sans défaillance et de
pratique constante que l'on vient au divin et
suprême Purusha, ô Partha.

C elui qui se souvient de Moi sans cesse, ne


pensant à nul autre, le yogin qui est en union
constante avec Moi, ô Pârtha, Me trouve facile à
atteindre.
Bhagavad-Gîtâ (chap. 8)
Instructions pour aider un mourant
au moment critique
de son départ de ce monde

Ce qui suit peut être adressé à toute personne, qu'elle soit


ou non engagée dans une voie spirituelle :
Il faut, en l'appelant par son nom, lui dire d'une voix
tranquille :
"Untel, quand le moment arrive pour toi de
quitter ce monde, ne regrette pas de le laisser
derrière toi, il est éphémère, irréel, ce n'est qu'un
songe. Pense avec bienveillance et compassion à
tous les êtres qui habitent cette Terre ; ils souffrent.
À ce moment, si important pour toi, reste dans un
état d'esprit confiant et paisible."
Répéter cela à plusieurs reprises.
Il est capital pour le mourant qu'il parte animé d'un
sentiment de bienveillance, sans ressentiment envers qui que
ce soit, aussi, faut-il éviter d'employer le terme« pardonner»,
qui évoquerait immédiatement en lui le souvenir des choses
douloureuses qu'il y aurait à pardonner.
Lorsque 1' on sent que 1' instant crucial est venu pour lui, il
faut alors lui dire lentement, toujours en 1' appelant par son
nom:
"Untel, abandonne-toi. Abandonne-toi avec
confiance. Ne résiste pas. Accepte. Ne résiste
,
pas...
296 DANS LE SILENCE DE L'INSONDABLE

Même si la personne est dans le coma*, il faut tranquille-


ment continuer à répéter ces paroles, en les prononçant
lentement, sans oublier d'appeler la personne par son nom de
temps en temps, et, surtout, sans rien ajouter d'autre.
À moins qu'elle veuille prendre la main, il ne faut pas la
toucher.
Si l'on est soi-même en train de mourir et que l'on appré-
hende ce départ sans avoir près de soi quelqu'un qui puisse
nous assister, il faut alors s'appeler soi-même intérieurement
par son propre nom et, sans cesse, se répéter silencieusement
les paroles ci-dessus.
*****
Après que la personne ait quitté cette vie, il est important
pour elle et pour ses proches, chaque fois que la pensée du
défunt leur revient, de toujours le visualiser souriant, radieux,
en paix et baigné de lumière, sans jamais laisser la pensée
s'égarer sur la détérioration de son enveloppe corporelle.
Comme il faut parfois un certain temps pour que celui qui
a abandonné son corps comprenne ce qui lui est arrivé, il est
souhaitable de ne pas enterrer la dépouille avant trois jours et
demi. De toute façon, l'incinération s'avère toujours préférable
pour aider celui qui vient de faire ses adieux au monde tangible
à ne pas se cramponner inutilement à son enveloppe physique.
Salim Michaël

* Il est arrivé à l'auteur d'aider de cette façon l'un de ses élèves qui est mort assez
jeune d'une grave maladie. Il était à l'hôpital, plongé dans le coma. L'auteur, qui
était lui-même très malade, ne pouvait pas se déplacer, mais il demanda à la
personne qui était aux côtés du mourant de placer le combiné du téléphone près de
son oreille afin qu'il puisse lui dire les phrases indiquées ci-dessus. Le mourant
ouvrit alors soudainement les yeux. Par la suite, la personne qui restait près du lit
continua à répéter au mourant les mêmes paroles jusqu'à la fin qui, à l'étonnement
des médecins, fut particulièrement paisible.
"Je le dis humblement, mais avec toute la certitude dont je suis
habité : c'est un privilège dans sa vie que d'avoir rencontré Salim
Michaël. Non que j'ai été de ses élèves, mais parce qu'ayant eu la
chance de pouvoir converser avec lui et de le fréquenter durant de
longs après-midi, j'ai pu me convaincre de l'évidente vérité de ce que
j'avais ressenti devant lui dès la première minute :je me trouvais en
face d'un maître spirituel absolument authentique.
En vérité, si je voulais caractériser Salim Michaël, ce serait par ces
trois mots, ou trois expressions : une rigueur toujours en éveil, une
exigence insatiable, une expérience intérieure indubitable, et sans
doute menée jusqu'aux limites de l'humainement supportable.
Il y a chez lui une force d'évidence : il n'invite à rien qu'il n'ait
d'abord expérimenté lui-même -et quand on le voit assis en lotus
devant soi, tout pétri de concentration et d'une attention soutenue au
plus petit des détails, quand on voit comme il hésite quelquefois sur le
mot qu'il lui faut prononcer tant il a peur de le mal choisir, de trahir
ainsi le fond de son message et de vous induire malgré lui sur la voie
de l'erreur, on ne doute pas un instant de ces moments d'enstase qu'il
rapporte avoir vécu. Moments qui lui créent un devoir, la plus impé-
rieuse des obligations : guider avec rigueur - ce qui ne veut pas dire
sans compassion - chacun de ses élèves sur ce royal chemin qu'il a
lui-même balisé." Michel Cazenave

Né en 1921 en Angleterre, Salim Michaël a passé sa jeunesse dans


différents pays d'Orient et vécu longtemps en Inde, pays de sa grand-mère.
Après plusieurs années d'une pratique assidue de la méditation, il connut à
l'âge de trente-trois ans, une expérience d'éveil extrêmement puissante à ce
que l'on peut appeler aussi bien la Nature-de-Bouddha que l'Infini en soi.
Son enseignement est proche du bouddhisme, mais, comme tous ses écrits
sont issus d'expériences spirituelles directes, il n'hésite pas, pour illustrer
son propos, à citer la Bhagavad-Gîtâ, les Evangiles, ou encore des mystiques
chrétiens ou soufis.

ISBN : 2-84445-677-4

18 €
11111 1>
9 782844 456779

Vous aimerez peut-être aussi