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Juin 2012
MEMBRES DU JURY
Madame Françoise Denoyelle, Professeur des Universités
Monsieur Pascal Martin, Maître de conférences
Monsieur Samuel Bollendorff, Photographe et enseignant à l’E.N.S Louis-Lumière
Monsieur Christophe Caudroy, Enseignant à l’E.N.S. Louis-Lumière
REMERCIEMENTS
Je souhaite tout d’abord remercier les membres du jury pour leur lecture attentive,
Madame Françoise Denoyelle, Monsieur Pascal Martin et Monsieur Christophe Caudroy.
J’exprime toute ma gratitude envers Monsieur Samuel Bollendorff pour son regard, ses
conseils et sa générosité.
Je tiens également à remercier Madame Claire Bras et Monsieur Florent Fajole pour
leurs recommandations. Je ne peux tous les nommer mais je souhaite remercier tous les
enseignants et intervenants qui ont contribué à ma formation au cours de ces trois années.
Je remercie Pascale Fulghesu et l’ensemble du personnel administratif de l’école.
Je remercie les neuf concierges qui m’ont ouvert la porte de leur loge et ont accepté
de me consacrer de leur temps.
Je remercie tout particulièrement mes parents, Muriel Abadie et Éric Abadie, pour
nos échanges, pour leur confiance, leur finesse d’esprit, leur générosité et leur dévouement.
Je remercie également ma sœur Audrey Abadie que j’admire.
1
RÉSUMÉ
2
ABSTRACT
Emergency has become the time of the medias. Everyday, we are constantly faced
to a continuous flow of visual and textual informations. Indeed, photography has to be
spectacular, caught as the paroxysm of an event. It has to leave its mark on the viewer. But,
nowadays, what could still tell us the photographs taken as instants décisifs ?
Towards the exhaustion of our look and the weariness seeing images quickly forgotten, a
photography of a different time, of a slow time, resists and expands itself. Some
photographers question the daily life, the ordinary, the commonplace, the infra-ordinary…
trough a documentary approach. Our reflexion will be about a specificity of the
photographic documentary : the serial form, because the expressiveness of this form tends
to look like the monotonous rhythm of the ordinary.
The purpose of this work is to introduce a reflexion on the interest and the
pertinence of the serial form in photographic documentary ; according to the established
temporality serving the ordinary as well as the scenography and the reception of serial
photographic documentaries.
3
TABLE DES MATIÈRES
REMERCIEMENTS ............................................................................................................. 1
RÉSUMÉ ............................................................................................................................... 2
ABSTRACT .......................................................................................................................... 3
INTRODUCTION ................................................................................................................. 7
4
c. « L’œil écoute » .................................................................................................................... 53
C. L’IMAGE MOMENT ................................................................................................................ 55
a. Entre instant et durée : le présent .......................................................................................... 55
b. Le rythme poétique de la série .............................................................................................. 56
c. Prendre le temps.................................................................................................................... 58
CONCLUSION ................................................................................................................... 82
ANNEXES......................................................................................................................... 103
5
« Ce qui nous parle, me semble-t-il, c'est toujours l'événement, l'insolite, l'extra-
ordinaire : cinq colonnes à la une, grosses manchettes. Les trains ne se mettent à exister
que lorsqu'ils déraillent, et plus il y a de voyageurs morts, plus les trains existent […] Il
faut qu'il y ait derrière l'événement un scandale, une fissure, un danger, comme si la vie
ne devait se révéler qu'à travers le spectaculaire, comme si le parlant, le significatif était
toujours anormal […]
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste, où est-il ? Ce qui se
passe chaque jour et qui revient chaque jour, le banal, le quotidien, l'évident, le
commun, l'ordinaire, l'infra-ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre
compte, comment l'interroger, comment le décrire ?
Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l'interrogeons
pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y
penser, comme s'il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur
d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement, c'est de l'anesthésie.
Nous dormons notre vie d'un sommeil sans rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est
notre corps ? Où est notre espace ?
Comment parler de ces "choses communes", comment les traquer plutôt, comment les
débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur
donner un sens, une langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes.
Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie: celle qui parlera de nous,
qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus
l'exotique, mais l'endotique.
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l'origine.
Retrouver quelque chose de l'étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou ses
lecteurs en face d'un appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a
existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui nous ont modelés.
Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos
ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir
cessé à jamais de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous
marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons
à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ?
Quand ? Pourquoi ?
Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l'inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance,
l'usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.
Questionnez vos petites cuillers. » 1
1
PEREC Georges, « Approches de quoi ? », L’infra-ordinaire, Éditions du Seuil, La Librairie du XXIème siècle,
pp. 9-13. (Annexe 1 pp. 103-105).
6
INTRODUCTION
7
s’adaptent, et se mettent à photographier l’à côté parce que l’apport du texte, du son, de la
vidéo ou encore de la mise en espace des photographies vient compléter un éventuel
manque dans l’image. C’est ce que nous appellerons ici le documentaire photographique.
C’est sur une spécificité du documentaire photographique que portera notre réflexion :
celle de la forme sérielle. Nous entendons ici la série en tant que processus pensé en amont
de la production, présentant un traitement protocolaire et systématique d’un même sujet,
empreint d’une logique narrative lui évitant l’écueil de l’indexation ou de l’inventaire.
Parce que la série est une forme photographique pensée à priori, élaborée sur un
modèle prédéfini, présentant une unité, construisant un tout cohérent, empreinte d’un
rythme répétitif, caractérisée par des variations successives ; nous pensons que cette forme
visuelle peut donner à voir de l’ordinaire, ce temps monotone qui lui est rythmiquement
similaire.
La question se pose alors de cerner, déterminer et identifier comment et en quoi la série, au
sein du documentaire photographique contemporain, parvient-elle à mettre en évidence, à
raconter et à révéler l’ordinaire de nos vies, de nos corps, de nos espaces ?
8
I. QUAND LE SYSTÉMATISME DE LA SÉRIE RÉVÈLE UNE POÉSIE DU
REGARD
Nous essayerons donc de définir en quoi la série photographique est une forme contrainte
et contraignante qui paradoxalement libère les regards. Nous verrons ensuite comment elle
devient une forme particulièrement intéressante et adaptée à montrer et monter « les temps
faibles »1. Enfin, comment et par quels moyens ce rythme et cet intérêt pour le banal est re-
construit au sein de ces images.
1
DEPARDON Raymond, « Raymond Depardon. Pour une photographie des temps faibles », propos recueillis par André
ROUILLÉ, Emmanuel HERMANGE et Vincent LAVOIE, La Recherche photographique, « Les choses », n°15, automne
1993, p. 80.
9
professionnel tout autant que comme auteur, et qu’apparaissent
dans les photographies la répétition, la série, le semblable. »1
En effet, parallèlement aux propos de Dominique Baqué qui insiste sur la relation étroite
entre œuvres et évolutions techniques, Évelyne Rogniat souligne le fait qu’après
« l’autonomisation de la composition dans la photographie de l’entre-deux-guerres »2, « la
recherche d’un principe formel […], trouve un riche terrain d’application dans la
sérialité »3. Les photographies d’une série sont alors considérées en tant que véritables
« unités lexicales […] comme les signes dans la phrase. »4 : nous pouvons donc définir la
photographie sérielle en tant que collection d’unités. « La photographie sérielle appelle
plus précisément un trajet pour dénombrer »5 donc il s’agit de déterminer le nombre des
éléments photographiques composant cet ensemble qu’est une série.
Dès lors, à partir de combien de photographies présentées peut-on dire d’un travail qu’il est
sériel ? Peut-être qu’au-delà de trois photographies nous pouvons parler de série, étant
donné qu’au sein d’un diptyque ou d’un triptyque ne s’établit pas une suite de
photographies mais plus une composition visuelle où deux, voire trois photographies se
répondent. Cependant, est-ce qu’une série n’existe que parce que la totalité des parties qui
la composent sont présentées simultanément ? À cette question, Stéphanie Solinas nous
propose une réponse, au regard de son travail actuel au cimetière du Père Lachaise, que
c’est peut-être plus l’idée de la série, c’est-à-dire que l’on conçoive le fait qu’elle existe,
qui prédomine sur la présence réelle de tous ces éléments : « Est-ce que c’est l’idée de la
1
BAQUÉ Dominique, « Les temps modernes de la photographie », La Recherche photographique, n°2, mai 1987, p. 27.
2
ROGNIAT Évelyne, André Kertész : Le photographe à l’œuvre, PUL, Collection Regards et écoutes, 1997, p. 91.
3
Ibid.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 92.
10
série et de savoir qu’elle existe qui peut simplement suffire aussi ? […] J’ai essayé de
préserver les dernières identités des personnes disparues, donc avec leurs photographies sur
leurs tombes. […] Ça fait presque quatre cents images ! Et je me dis, je vais seulement en
montrer trois ! Et parce qu’il y a la série chaque image n’est pas intéressante en soi, on ne
va pas en apprendre plus en les voyant toutes mais en en voyant trois et en sachant qu’il y
en a quatre cents cela me semble important, l’idée de la série sans qu’elle ne soit là
physiquement et présentement. »1. Le choix de créer une série peut se décider a priori ou a
posteriori de sa production.
Si l’on considère en premier lieu la série par sa capacité à évaluer une pluralité, nous
souhaitons préciser que nous ne développerons pas ce que l’on pourrait qualifier
d’inventaires ou d’accumulations de photographies comme le montrait l’exposition
Reading the city en 2002 à la Fondation Cartier, où le collectif allemand SBA Scheppe
Böhm Associates présentait son inventaire de soixante mille photographies de New York,
répertoriées en quelques grandes catégories : « portières de voitures », « bouches à
incendie », « poubelles » « enseignes à lettres manquantes ». Ces photographies avaient été
collectées a posteriori, dans le but de créer cet inventaire. Nous ne parlerons donc pas ici
des séries sur ayant pour principe de regrouper des photographies présentant des
similitudes de sens, formelles, techniques, etc. Nous interrogerons le principe de série en
tant que choix effectué avant la prise de vue ; la série en tant que contrainte formelle
s'inscrivant dans un processus photographique pensé à l'avance, qu’ensemble composé de
photographies de même nature et qui présentent une unité ordonnée selon une ou plusieurs
variables (le temps, le cadre, la fonction du sujet, etc.). Cette unité n’implique pas
nécessairement une uniformité. Il s'agit de former un tout cohérent.
Le type de séries que nous souhaitons étudier s’apparente plus au travail d'Andrew Bush,
66 drives, où ce dernier a photographié des conducteurs dans leur voiture, toujours du
même côté, de face, au flash et ce sur plusieurs années ; documentant très précisément la
date de prise de vue, le lieu, la vitesse à laquelle roulait la voiture photographiée et
décrivant de façon succincte son passager. Ce « trajet » permet ainsi de « dénombrer » un
tout et instaure un rythme visuel sur lequel nous reviendrons plus tard ; mais surtout, au
1
SOLINAS Stéphanie, entretien réalisé par Nadège ABADIE le 2 avril 2012, Annexe 4 p. 112.
11
regard du titre de cette série 66 drives, et à la vue de l’ensemble, on mesure l’importance
du nombre pour qualifier et définir une série. Chaque photographie est un fragment d'une
suite plus grande, il y a parfois un ordre, toujours une cohérence et une harmonie. Une
succession et une répétition dans le processus, comme une suite numérique. Mais chaque
fragment est différent ; chaque photographie appartenant à une série existe séparément de
cette dernière ; elle ne prend pas la même valeur, ne véhicule pas le même discours :
« C’est un engrenage des parties entre elles. Tout est lié mais il n’y a pas de dépendance. »1
Cependant, l'intérêt de la série réside dans le rythme instauré par cette succession de
nombres, de photographies... « Le rythme visuel modèle la perception comme une
musique »2 : il y a donc une spatialisation du temps et c’est également une des
caractéristiques de la photographie sérielle.
Pour le photographe s’opèrent donc des choix à l’avance. Nous parlerons ici plutôt de
choix que de contraintes, car la contrainte n’est pas imposée au photographe, il la choisie.
Pour cette raison, nous pouvons nuancer notre propos et évoquer une contrainte ordonnée
par décision lors de la prise de vue.
1
SOLINAS Stéphanie, entretien réalisé par Nadège ABADIE le 2 avril 2012, Annexe 4 p. 111.
2
ROGNIAT Évelyne, André Kertész : Le photographe à l’œuvre, op. cit., p. 92.
12
Dans un premier temps il s’agit de choix propres à chaque travail photographique : le
format, le temps de pose, le sujet ; et d'autres choix spécifiques de l'élaboration d'un travail
sériel : le protocole, le cadre, la focale de l'objectif, les distances.
Pour le regardeur il s'agit à la fois d'une déambulation et d'un parcours avec sans cesse ce
vas-et-viens entre l'appréhension du particulier photographique et le retour à une vision
plus globale, de l'ensemble du travail. Il y a une gymnastique de vision et de regard qui
n'est pas linéaire contrairement aux reportages ou aux histoires construites
chronologiquement par exemple. Les possibilités de lecture sont infinies et pourtant, au
premier abord, la forme contraignante semble instaurer une distanciation entre le regardeur
et les sujets représentés sur les photographies ; ceci étant lié à la nature protocolaire, quasi-
scientifique et répétitive de la série ; la rigidité formelle impliquant une monotonie
potentielle. « Je vois ça [la série] comme un lien, comme une constellation où l’œil voit
l’ensemble des éléments et pense le lien entre chaque étoile. Quelque chose de l’ordre du
lien dynamique : ce n’est pas du tout quelque chose de posé, d’immuable, de figé. Après
dans l’idéal, une série est appréhendée de façon différente par chaque spectateur, il y a une
certaine souplesse à l’intérieur. »1. La contrainte formelle donne accès à une certaine
liberté de réception.
Cependant, en s'appuyant sur cette dimension scientifique, sur cette procédure de type
mécanique, s'opère dès lors une possibilité de comparaison, de retour à l'image précédente,
de définition de points analogues, etc. Comme le soulignent Nick Hopwood, Simon
Schaffer et Jim Secord, la sérialité pose le problème de la continuité et de la discontinuité
« Nous préfèrerons parler de la sérialité en tant qu’éventail de pratiques, du même ordre
peut-être que celles de normalisation, et qui posent de nombreuses questions à la fois
importantes et problématiques sur la continuité et la discontinuité. »2. Le regardeur doit
toujours faire l’effort de voir et de distinguer car si à première vue la série apparaît en tant
que logique fermée, elle ouvre pourtant un champ de possibilités de lecture et de vision
quasi infini.
1
SOLINAS Stéphanie, entretien réalisé par Nadège ABADIE le 2 avril 2012, Annexe 4 p. 111.
2
« We would rather understand seriality as a range of practices, of the same order perhaps as those of standardization,
that pose a set of pervasive and prominent questions about continuity and discontinuity», HOPWOOD Nick, SCHAFFER
Simon et SECORD Jim, « Seriality and scientific objects in the nineteenth century », History of Science, Academic
journal of the University of Cambridge, vol. 48, issue ¾, septembre 2010, p. 252.
13
Si le nombre et la spatialisation temporelle caractérisent une série en photographie, l’unité
de celle-ci et la singularité de chacun de ces éléments complètent cette tentative de
définition. Il y a une construction sur le même modèle ; une routine et une répétition
s’installent au travers du successif et du continu, mais peut surgir également de la rupture
et du discontinu. La série ne se limite pas à une indexation, à un inventaire ou un
classement typologique puisqu’il existe une unité en son sein, « une seule forme »1 mais
aussi une singularité et une indépendance propre à chaque photographie « et pourtant
autant d'œuvres autonomes […] »2. C’est ce que le philosophe Giorgio Agamben appelle
« la singularité quelconque »3 et qui reste au cœur du processus photographique de
Stéphanie Solinas : « C’est à la fois quelqu’un de très uniforme mais à chaque fois
l’identité et la singularité est toujours irréductible. Et du coup c’était à la fois un et les
autres. »4. De l’uniformité surgit la diversité.
La richesse de la série résiderait dans le fait qu’au sein même de chaque photographie,
donc de chaque élément de la série réside l'essence de cette dernière. Chaque élément de ce
tout le contient entièrement : la série est présente dans chacune de ses parties, donc de ses
photographies.
Il ne s'agit pas ici que de comparaisons entre chaque photographie ou de voir les
variations entre chaque élément de cette série, du va-et-vient que nous évoquions
précédemment mais bien de s'extraire de tous les aléas de la prise de vue non protocolaire
et, grâce à la contrainte formelle, de parvenir à se concentrer sur ce à quoi on prête moins
1
LUGON Olivier lors du colloque « Le statut de l’auteur dans l’image documentaire : la signature du neutre », au Jeu de
Paume, sous la direction de Marie MURRACIOLE, le 3 décembre 2005, Paris, Éditions du Jeu de Paume, p. 13.
2
Ibid.
3
AGAMBEN Giorgio, La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène RAIOLA,
Paris, Éditions du Seuil, 1990, 118 p.
4
SOLINAS Stéphanie, entretien réalisé par Nadège ABADIE le 2 avril 2012, Annexe 4 p. 110.
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attention. La photographie est par essence et paradoxalement fragmentaire et autonome, et
ce, d'autant plus au sein d'une série, où le passage de l’un au multiple y est fondamental.
D'autre part, s'opère un rythme visuel qui exacerbe la visibilité de par cette régularité de
forme. C’est donc cette forme homogène qui permet à la fois au photographe et au
regardeur de se focaliser sur le sujet, de mieux voir.
Il ne s'agit pas d'essayer de raconter une histoire au travers d'une série ou au sein même de
chaque élément de celle-ci mais bien de s'extraire de l’intention attachée au récit pour créer
« une sorte de poésie plutôt [qu'] une histoire »1. Mais ce n'est pas pour autant que cette
photographie perd sa dimension discursive : elle demeure spécifique, méthodique et
développée. C’est ici que nous pouvons parler d’analogie entre les choix que le
photographe s’impose et les contraintes de la versification pour un poète, en cela la poésie
diffère du récit.
Au sein d’une série photographique, on trouve des contraintes formelles de prise de vue,
une répétition d’images, de motifs et une différenciation de chacune : la série privilégie
l’expressivité de la forme et c’est en cela que nous l’apparentons à une poésie du regard.
Poésie du regard, dans le sens où il existe une régularité et une musicalité visuelles, un
rythme, une force suggestive créés par le photographe ; de la forme et des contraintes
surgit du sens. La contrainte devient créatrice. Photographie et poésie sont donc à la fois
figures de sens et de forme : par le choix d’une forme fixe, du sens se déploie. Il y a donc à
la fois artifice et création, le photographe donne à voir en transformant le réel.
Donc il ne s'agit absolument pas d'une esthétique du neutre ici, il n'y pas de recherche
d'objectivité mais bien un angle de champ choisi, un rythme, un nombre de, des césures,
des temps morts appliqués à toutes les photographies. S’extirpant du caractère méthodique
et scientifique de la répétition, le rythme spatio-temporel crée n'est alors pas de l'ordre du
récit mais bien d'une logique poétique, c’est une autre narration, plus suggestive, plus
elliptique et réfléchie pouvant s’appliquer à donner à voir des moments auxquels on ne
1
LUGON Olivier lors du colloque « Le statut de l’auteur dans l’image documentaire : la signature du neutre », op. cit.,
p. 33.
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prête pas ou plus attention. C’est cette forme de juxtaposition qui permet de créer une
méta-harmonie.
Cependant, si la série est crée à partir de contraintes formelles décidées par le photographe,
ces choix se traduisent par le fait de cadrer et donc de couper dans le réel. Ce sont ainsi ces
contraintes formelles qui permettent de stimuler l’imagination du regardeur. Comme la
versification en poésie qui règle la pratique du vers, le regroupement en strophes, le jeu des
rythmes et des sonorités… se développe un imaginaire et un ressenti propre à chacun.
C’est cette capacité à recevoir, éprouver, distinguer qui est la conséquence de la coupe
maitrisée du photographe dans le réel.
Mais ce moment ne lui appartient pas et dépend de ce que le sujet décide de lui donner ou
pas.
Car l'individu photographié participe à la prise de vue photographique : en effet, « Dans la
photographie documentaire, le sujet de l'image contrôle dans une large mesure la
16
photographie. »1. La question du don et de l'échange s'installe entre l'individu photographié
et le photographe puis par extension et contagion entre l'individu et le spectateur. Car du
point de vue du récepteur de ces images, la liberté s'opère à un autre niveau. Mais nous
développerons ce point plus loin.
La maîtrise de la forme dont nous parlions précédemment se trouve ainsi complétée par la
faculté de don qui réside chez le sujet photographié. C'est finalement lui qui permet de
« libérer » ou non les regards du photographe et du regardeur.
Et si l’on parvient à maitriser la forme pour libérer le regard du récepteur, comment peut-
on qualifier ce regard aujourd'hui ? Comment susciter de l'intérêt chez le regardeur quand
le flot d'images auquel nous sommes quotidiennement confrontés ne cesse de se
renouveler ? Nous n'arrivons plus à voir. Comment re-susciter de l'intérêt au sein de ce flot
d’images qui engendre une certaine saturation de la part des récepteurs ? Nous avons de
plus en plus accès à l'information : face à ce flux continu, les images et informations
« glissent » sur nous, il n'y a que peu de manifestation d'intérêt... Nous nous sommes
fabriqués une défense contre cette abondance d'informations, de brèves, d'images
1
ABBOTT Berenice, Proceedings of the Conference on Photography, New York, The Institute of Women's Profesionnal
Relations, 1940, p. 156.
17
anecdotiques. Ne faut-il pas libérer une seconde fois ce regard ? Comment ? Nous avons
atteint un niveau de saturation qui a tendance à gommer la sensation de contraste et donc il
y a une surenchère, abondance, accélération de ce rythme visuel. À quand une
décélération ?
Ainsi, le photographe, par la contrainte formelle, peut-il donner à voir ce à quoi on ne prête
plus attention ? Faut-il donner de l’écho à la thèse de Dominique Baqué dans Pour un
nouvel art politique. De l'art contemporain au documentaire lorsqu’elle écrivait en 2004,
qu'il devient nécessaire de privilégier le documentaire qui refuse le scoop et la dévotion à
l'évènement violent pour privilégier les « temps faibles », la proximité du sujet,
l'imprégnation. La contrainte formelle de la répétition imposant une sorte de forme a
minima en opposition à la profusion et qui favorise l’émergence des nuances…
1
JOST François, Le culte du banal, De Duchamp à la télé-réalité, CNRS Éditions, 2007, p. 56.
18
Si nous avons vu que Dominique Baqué prône un documentaire en substance
privilégiant « les temps faibles »1, nous devons tout de même nous questionner sur l'intérêt
à montrer cet ordinaire, ce banal, ce quotidien comme le souligne justement François Jost.
Comment cette banalité, véritable défaut pour Baudelaire, est-elle devenue une qualité un
siècle plus tard ?
Pourquoi dans notre société actuelle, accorde-t-on de plus en plus d'importance à
l'ordinaire ? En quoi la série présente-t-elle des qualités particulières pour donner à voir ces
« temps faibles » ? Comment du banal, du quotidien, de l'ordinaire peut-il se montrer et se
monter en photographie ?
« L'infra-ordinaire » est une notion développée par Georges Perec dans la revue
Cause commune n°5 de février 1973 permettant d'introduire un nouveau mode
d'exploration de la réalité afin « d'instaurer une nouvelle relation de l'homme au monde et,
1
DEPARDON Raymond, « Raymond Depardon. Pour une photographie des temps faibles », propos recueillis par André
ROUILLÉ, Emmanuel HERMANGE et Vincent LAVOIE, La Recherche photographique, op. cit., p. 80.
2
JOST François, Le culte du banal, De Duchamp à la télé-réalité, op. cit., p. 7.
19
même, de penser la réalité. »1 Dans ce texte, Georges Perec déplore que les médias de son
époque ne parlent que des évènements insolites, hors du commun, extra-ordinaires qui
marquent et qui nous marquent nécessairement, souvent de façon violente. Cette même
violence qu'évoque Dominique Baqué trente ans plus tard, en 2004 permet d’insister sur la
pertinence intemporelle des propos de Georges Perec.
Mais François Jost ajoute qu’« à l'orée des années 1980, Certeau déplorait que "les grands
récits de la télé écrasent ou atomisent les petits récits de la vie". Depuis quinze ans, ils ont
pris le pouvoir dans les petits écrans. »2. En effet, si le sensationnel fait la une de l’actualité
quotidienne et mondiale, il existe un développement sans précédent de la « banalisation du
banal »3 depuis les années 1970 et l’émission télévisée Aujourd'hui, Madame mais surtout,
en France, depuis la privatisation de TF1 en 1987 et l’arrivée des reality shows où des
anonymes viennent témoigner, raconter leur histoire. Ces « Français moyens »4 que l’on
voit au cours d’émissions comme Vis ma vie ou C'est mon choix participent à une
glorification de la banalité. Cet intérêt pour le banal, l’ordinaire et le quotidien se retrouve
d’autant plus qu’en 2001, Loft Story fut classé dans le palmarès des dix meilleurs film de
l'année par les Cahiers du cinéma, « Sans doute, à la lumière des différents mouvements
voués au culte du banal est-ce un peu moins surprenant. »5.
Certes la télévision s’intéresse depuis des décennies à l’ordinaire et au quotidien, mais l’on
retrouve également cet intérêt pour le banal chez Andy Warhol réalisant un film de six
heures d’un homme endormi, Sleep et chez Fernand Léger qui en 1931 évoquait le scénario
suivant « 24 heures d’un couple quelconque au métier quelconque… Des appareils
mystérieux et nouveaux permettent de les prendre « sans qu’ils le sachent », avec une
inquisition visuelle aigüe pendant les 24 heures sans rien laisser échapper ; leur travail, leur
silence, leur vie d’intimité et d’amour. »6
1
Ibid., p. 65.
2
Ibid., p. 118.
3
Ibid., p. 105.
4
Ibid.
5
Ibid., p. 90.
6
LÉGER Fernand, « À propos du cinéma », Plans, janvier 1931, repris dans Intelligence du cinématographe, Anthologie
de Marcel LHERBIER, Paris, Corréa, 1946, p. 340.
20
Illustration 2 : Andy Warhol, image extraite de Sleep, 1963, [En ligne], disponible sur
http://hyperallergic.com/18994/andy-warhols-films/
Les photographes s’intéressent aussi à cet ordinaire, « Quand je rencontre une fenêtre,
j'irais bien voir ce que l'on voit à travers ! »1. D’autant plus que ces derniers développent
des séries sur les à côté, les temps faibles, les non-évènements, privilégiant la stratégie du
retrait pour raconter un événement. Nous redécouvrons ainsi une esthétique à la fois
frontale et du décalée. Décalée dans le sens où le photographe fait un pas de côté par
rapport à ce qui s’impose à sa vue. C’est un réel désir de photographier des personnes
« non héroïsables »2. Mais quel est l’intérêt de photographier ces temps de façon sérielle ?
Le caractère répétitif qu'évoque François Jost est présent à plusieurs niveaux dans le
documentaire sériel photographique : dans le processus de prise de vue systématique et
protocolaire, dans la restitution formellement identique et dans la réception
1
DEPARDON Raymond, L’être photographe, entretiens avec Christian CAUJOLLE, Éditions de l’Aube, 2007, p. 29.
2
BAQUÉ Dominique, Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, Flammarion, Collection
Champs arts, 2004, p. 186.
21
contextuellement similaire pour chaque photographie. L’intérêt de cette répétition est
qu’elle se met au service de cet « infra-ordinaire » : elle donne à voir le quotidien, le rien,
le monotone en utilisant sa forme rythmique régulière.
Nous pouvons trouver cette rythmique formelle et de sens dans les travaux du photographe
anglais Tom Hunter, Holly Street Residents Series (Annexe 2 pp. 106-107), et de la
française Stéphanie Lacombe, La Grande Borne. Ils ont tout deux, respectivement en 1997
et en 2001, lui, choisi une rue dans le quartier d’Hackney à Londres et elle, une cité HLM
de trois mille sept-cent logements à Grigny, en banlieue parisienne. Nous analyserons le
travail de Tom Hunter plus tard mais il nous semble important de souligner certains points
analogues : ce sont deux travaux de commandes l’un pour le Hackney Building
Exploratory, l’autre pour la Caisse des Dépôts ; ils opèrent avec la même distance, le
cadrage est frontal, identique et systématique, et un temps de pose qui donne à voir des
flous de mouvement sur quelques photographies. Mais alors que Tom Hunter ne nomme
pas ses photographies, n’y appose aucune légende ou information à part l’année de prise de
vue et la technique ; Stéphanie Lacombe documente beaucoup plus ses photographies en
présentant les personnes qui y figurent et en leur donnant la parole au travers de bribes
d’histoires, de citations, d’informations. D’autre part, alors que les habitants d’Holly Street
posent systématiquement assis dans leur salon, les habitants de la Grande Borne sont
d’avantage en situation. Dans les deux cas, les photographes effectuent leurs photographies
sur pied, de façon lente, ils attendent. La tension passe, le sujet se livre, l’empathie fait son
travail et libère le moment. C’est cette attente qui leur permet d’atteindre cet ordinaire, cet
« infra-ordinaire » : « c'est la brique, le béton, le verre, nos manières de table, nos
ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. […] Décrivez votre rue.
Décrivez-en une autre. Comparez. »1. Ce ne sont pas des instants mais bien des moments
endotiques, il s’agit d’une autre dimension temporelle qui s’étend. Nous développerons
cette opposition entre l’instant et le moment plus tard au cours de notre réflexion.
1
PEREC Georges, « Approches de quoi ? », L’infra-ordinaire, Éditions du Seuil, La Librairie du XXIème siècle, p. 12.
22
Illustration 3 : Stéphanie Lacombe, image extraite de la série La Grande Borne, [En ligne],
disponible sur http://www.myop.fr/fr/archives-serie/detail?q=873&photo=32358
Francine reçoit les enfants du quartier et recrée une ambiance antillaise avec la musique. Elle
est arrivée du XVIIIème parisien, en 1989. Elle voulait un appartement plus grand pour que
ses enfants aient chacun leur chambre. Au fil des années, Francine a découvert la solidarité de
la Grande Borne : « A Paris, on est tous isolés. Ici, s’il y a le moindre problème, on est mis au
courant. Partir ? Elle n’y compte pas, sauf pour la Guadeloupe.»
23
b. Analyse de ces temps : entre répétition et variation, Holly Street Residents
Series de Tom Hunter
Or, le photographe n’est-il pas le premier observateur ? Celui qui voit, doit
distinguer, capter, enregistrer pour donner à voir. Et c’est cette ascèse que nous évoquons
ici qui consiste bien à distinguer l’« infra-ordinaire » pour le donner à voir. Mais comme le
soulignent François Jost et Georges Perec, il existe bien une réelle difficulté à résister à
l’attrait du sensationnel, de l’éblouissement, de l’insolite. Ces difficultés se rencontrent à
plusieurs niveaux : tout d’abord, « malgré soi, on ne note que l’insolite, le particulier, le
misérablement exceptionnel : c’est le contraire de ce qu’il faut faire »2. Ensuite la
deuxième difficulté réside dans le fait de « saisir la différence dans la répétition »3, enfin il
est parfois difficile de saisir l’ordinaire dans des objets ou des personnes qui ne le sont pas
« Tout n’est pas également banal dans le banal : le passage d’un autobus est plus prévisible
que la manœuvre d’une voiture, deux bonnes sœurs plus remarquables que deux passants,
et deux personnes qu’on connaît plus remarquables que des anonymes. »4.
Après avoir énoncé ces difficultés, il nous semble intéressant d’analyser les travaux du
photographe Tom Hunter. En effet, ce photographe anglais travaille exclusivement sur les
personnes habitants dans son quartier de Londres, Hackney, et ce depuis plus de vingt ans.
Il réalise des Series, systématiquement : Prayer Places Series, Ridley Road Market Series,
The Ghetto Series, East End Business Series, etc. Nous avons décidé d’analyser son travail
sériel photographique sur les habitants d’une même rue, réalisé en 1997 pour une
1
JOST François, Le culte du banal, De Duchamp à la télé-réalité, op. cit., p. 58.
2
PEREC Georges, Espèces d’espaces, Galilée, 1974/2000, p. 105.
3
JOST François, Le culte du banal, De Duchamp à la télé-réalité, op. cit., p. 58.
4
Ibid., p. 59.
24
commande du Hackney Building Exploratory : Holly Street Residents Series (Annexe 2
pp. 106-107)
Nous ne nous attarderons pas sur le cadrage frontal qui demeure le même, la distance de
prise de vue, la position et la place qu’occupent les Residents dans le cadre… tous ces
paramètres sont maitrisés par le photographe. Ce qui nous intéresse ici, c’est le temps
déployé au sein de chaque photographie et les liaisons qui s’opèrent au sein de la série.
D’abord, le temps de pose choisi par le photographe permet de donner à voir, sur certaines
photographies, des flous de mouvement, cela équivaut à un temps lent et à une
spatialisation du temps qui passe. Ce choix technique effectué lors la prise de vue n’est pas
uniquement de l’ordre de l’instantané mais bien du moment qui s’étire, qui se déploie.
Ensuite, grâce au principe sériel, la répétition est au « service de la liaison, de la
secondarité, du lisible »1, elle permet d’associer, de lier ; c’est une forme « discursive,
affirmative, univoque »2. Il existe donc une tension entre le temps lent de chaque
photographie et le rythme répétitif de la série. Cependant, ce rythme n’est pas
nécessairement cadencé et peut prendre un aspect lancinant, monotone.
Cette série est également « synonyme d’interruption, d’arrêt, de dilatation temporelle pour
mieux retenir l’attention »3 puisque entre chaque photographie un temps d’arrêt est
marqué. Et ce sont ces arrêts et la répétition de la même forme, du même sujet qui
permettent de créer des liaisons entre chaque élément.
Enfin, ce principe de récurrence souligne les variations observables dans ces
photographies. En ce sens, parce que le regardeur s’attend à voir le même cadre, la même
distance, le même contexte de prise de vue, il s’attache au détail de chaque photographie, à
la personne assise, à l’aménagement intérieur. C’est grâce à la rigidité du processus que
surgit la « singularité quelconque »4 de chaque Resident.
1
KUNTZEL Thierry, Title TK, Coédition Presses du réel / Musée des Beaux Arts de Nantes, Collection Anarchives,
2006, p.119.
2
FAUCON Térésa, Penser et expérimenter le montage, Presses Sorbonne Nouvelle, Collection Les Fondamentaux de la
Sorbonne Nouvelle, 2009, p. 106.
3
Ibid.
4
AGAMBEN Giorgio, La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène RAIOLA,
op. cit.
25
c. Le(s) temp(s) de la série comme ponctuation de l'ordinaire : de l’instant au
moment
Cette insertion du temps dans la sérialité dont parle Evelyne Rogniat se situe dans
la répétition du même procédé de prise de vue : il y a reproduction du temps singulier à
chaque photographie, comme nous l’avions vu au début lorsque nous évoquions le fait que
chaque fragment d’une série est une œuvre autonome, et il y a également ponctuation par
la répétition de la même forme ; ce rythme n’est pas soutenu, il est régulier mais lent et
monotone caractérisant ces non-évènements.
Ainsi, un temps différent est présent dans la multiplicité et la succession des photographies
et dans chacune d’elle. Le temps spatialisé par la régularité du dispositif sériel permet
d’exprimer, de traduire le quotidien, le banal, la répétition, l’ordinaire. C’est cet aspect
rythmique qui selon moi s’accorde avec le désir et la possibilité de montrer les « temps
faibles » d’un point de vue de la forme et du sens : « Dans une photographie du temps
faible, rien ne se passerait. Il n'y aurait aucun intérêt, pas de moment décisif, pas de
couleurs ni de lumières magnifiques, pas de petit rayon de soleil, pas de chimie bricolée
[…]. L'appareil serait une espèce de caméra de télésurveillance »2.
C’est cette absence d’événement, ce moment ordinaire qui tend à s’opposer à l’instant
décisif qu’Henri Cartier Bresson définit en préface de son recueil Images à la sauvette.
Une photographie pour ce dernier est « la reconnaissance simultanée, dans une fraction de
seconde, d’une part, de la signification d’un fait, et de l’autre, d’une organisation
1
DELEVOY Robert-L., Dimensions du XXème siècle, Édition d’Art Albert Skira, 1965, p. 97.
2
DEPARDON Raymond, « Raymond Depardon. Pour une photographie des temps faibles », propos recueillis par André
ROUILLÉ, Emmanuel HERMANGE et Vincent LAVOIE, La Recherche photographique, op. cit., p. 82.
26
rigoureuse des formes perçues visuellement qui expriment ce fait »1. Il s’agit bien d’une
composition de formes, à un instant t, signifiante d’un fait.
L’instantanéité repose sur le fait qu’il s’agit d’un point du temps qui ne présente aucune
durée, et Henri Cartier Bresson le définit bien en « fraction de seconde » : c’est le point
culminant d’un évènement. En cela, nous pensons que les temps faibles sont de l’ordre du
moment dans le sens où c’est un espace de temps, et qui fait donc écho à cette
« spatialisation du temps » évoquée par Robert-L. Delevoy. En effet, étymologiquement, le
moment est issu du mot latin momentum, lui-même dérivé de movimentum et qui signifie
mouvement. Le moment photographié, grâce au temps de pose plus long, a été l’épreuve
d’une patience de la part du photographe et pour le regardeur, il permet une « perception
attentive, lente »2 ; d’autant plus lorsque ces moments sont présentés en série.
Nous pouvons dire que « l’instant décisif » est perçu comme un point d’arrivée
contrairement au moment du temps faible qui devient le point de départ d’une nouvelle
dimension temporelle et réflective pour le regardeur. Ce refus de la vitesse est relayé par
l’ouvrage de Paul Virilio, L’art du moteur, dans lequel l’urbaniste et philosophe français
insiste sur le fait qu’il est urgent de prendre le temps3.
Cette capacité de photographier les temps faibles et lents, cet ordinaire qui tend à s'opposer
à « l'instant décisif », ne s'est-il pas développé parce que justement l’objet documentaire
qu’est la série pouvait donner à voir autre chose de par l'alliance de différents media : son
et photographie, photographie et vidéo, etc. Le son par exemple ne vient-il pas compléter
un manque dans l'image ? Alors qu’avant une photographie devait tout raconter, tout
contenir en elle-même et elle seule, elle devait pouvoir être lue, comprise rapidement et se
suffire à elle-même. Désormais s’est installé une dépendance de la photographie par
rapport au son notamment, mais une dépendance qui n’est pas aliénante : au contraire,
grâce à cette complémentarité le photographe peut photographier différemment car c'est
l'objet documentaire qui raconte et pas uniquement la photographie seule. Ces « temps
faibles » ont vocation à interpeller le regard.
1
CARTIER BRESSON Henri, « L’instant décisif », Les Cahiers de la Photographie, n°18, 1986, p. 20.
2
BAQUÉ Dominique, Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, op. cit., p. 105.
3
VIRILIO Paul, L'art du moteur, Éditions Galilée, Collection L'espace critique, 1993, 198 p.
27
La série est prise en tant qu'itinéraire où chaque photographie constitue un échantillon d'un
parcours plus vaste. Il n'est pas uniquement question d'instantanéité.
Mais « la photographie "sérielle" n'est pas non plus une simple suite technique. »1, parce
que répondant à des critères de prises de vue établis au préalable. Il convient de développer
« les temps lents » qu’y sont contenus à la fois dans le photographique mais également
dans le parcours effectué par le spectateur dont le regard est interpellé par le parcours
(spatial et temporel) qu’il effectue.
Il n’y a pas que restitution mais bien représentation, recomposition et surtout re-
construction du réel à partir des réels ; il s’agit « [d’] élargir la vision, [de] donner à voir et
à penser le hors-champ »2.
Ici, Jean Baudrillard insiste sur le fait que photographier ne signifie pas restituer le
monde tel qu’il est mais bien le donner à voir une seconde fois (le re-présenter) mais en le
fabriquant, en créant, en le façonnant, en le formant. Il s’agit de le révéler en le faisant
devenir objet. Se pose donc la question sur la nature du travail d’auteur, voire presque
d’artisan qui va fabriquer cet objet à partir du réel et des réels (image, son, texte, vidéo,
etc.).
1
TARDY Cécile, « La photographie, outil documentaire : des musées aux paysages », Recherches en communication,
volume 27, 2007, p. 153.
2
BAQUÉ Dominique, Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, op. cit., p. 186.
3
BAUDRILLARD Jean, Car l’illusion ne s’oppose pas à la réalité…, Paris, Descartes & Cie, 1998, p. 62.
28
N’a-t-on pas la sensation que tout a déjà été montré ? Le fait de montrer encore a-t-il de
l'intérêt ? Comment se positionne l’auteur-photographe par rapport à cette problématique ?
Comment peut-il s’extraire de ce flux d’images et adopter son point de vue ?
Afin de répondre à ces questions nous tâcherons de comprendre comment peut-on re-
construire du réel avec les réels ; comment également penser puis fabriquer cet objet
documentaire. Puis, nous verrons si cette re-construction s’effectue à différents niveaux :
pendant la réalisation, lors du montage de l’objet et par la suite, lors de sa réception.
Il y a donc toujours re-construction avec les éléments choisis, avec ces « matériaux » que
nous appelons ici les réels que sont les photographies, les textes, les sons, les vidéos. La
composition s’opère lors de la prise de vue puis la construction lors du montage et de
l’assemblage des différents réels dont disposent l’auteur-photographe et enfin, la re-
construction s’opère lorsque le travail photographique et documentaire est montré, exposé,
diffusé à un public.
Étant donné qu’il est impossible de restituer le réel de façon parfaitement fidèle, c’est
paradoxalement dans le montage que réside cette garantie de vérité que Thierry Garrel
annonce : « Finalement c’est le montage qui s’avère être le garant de la vérité. Garant
paradoxal, parce que le montage est quand même le reflet d’un auteur. »3. Mais justement,
1
PAINI Dominique, introduction de l’interview de Thierry GARREL, « Le documentaire, machine à penser », Art Press,
n°264, janvier 2001, p. 47.
2
Ibid., pp. 47-48.
3
GARREL Thierry, « Le documentaire, machine à penser », Art Press, n°264, janvier 2001, p. 48.
29
étant donné que la photographie seule échoue à montrer la complexité d’une certaine
réalité, il faut peut-être se tourner vers le montage afin d’approcher la vérité de ce dont le
photographe a été témoin et qu’il désir représenter.
Dès lors s’opère, dans la continuité de ce que nous avons développé précédemment, une
poésie du regard et c’est au travers de cette re-construction qu’émerge la poésie qui permet
de donner à voir le monde comme le souhaite un auteur et non pas tel qu’il est, seulement.
C’est cette conjugaison de « l’objectivité d’un matériau enregistré et [de] la subjectivité
d’un assemblage, [qui] brouille les frontières entre l’observation et la poésie. C’est peut-
être de ce côté de la poésie qu’il y a de la vérité sur le monde »4. La poésie est ici comprise
comme une passerelle entre la représentation d’un réel et l’imaginaire de celui qui regarde :
la photographie ne raconte pas tout, elle évoque et c’est ce qui permet à l’auteur-
photographe d’extraire le regardeur du flux d’informations. La photographie n’est pas
comprise comme un accomplissement : on prend appui sur elle pour pouvoir accéder à de
la réflexion. Se succèdent la représentation puis la sensation et enfin la réflexion.
1
ARDENNE Paul, DURAND Régis, Images-monde : de l'évènement au documentaire, Blou, Monografk Éditions, 2007,
p.15.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
GARREL Thierry, « Le documentaire, machine à penser », Art Press, op. cit., p. 48.
30
photographique sous entend une prise de vue élaborée et donc construite comme le fait
remarquer Michel Frizot lors de sa conférence à l’Université de tous les savoirs : « Un fait
photographique entièrement construit »1. Ainsi, lorsque le photographe cadre, il définit du
hors-champ : il a l’intention de et choisit. Il choisit de signifier et de fabriquer à partir du
réel : « les formes de représentation disponibles à un moment donné construisent
littéralement l’événement, et le rendent accessible à la perception »2.
Paradoxalement, même si le photographe coupe dans le réel par le fait même de cadrer,
l’on peut définir cette photographie re-construite comme étant un objet ouvert ; au travers
de cette représentation construite, est permise la communication et la diffusion entre le
sujet photographique et l’espace extérieur, le récepteur. Les regardeurs ont ainsi accès à
une réalité. C’est en ce sens que « l’art ne reproduit pas le visible, il rend visible »3.
b. La distanciation
1
FRIZOT Michel, « L’image photographique », conférence de l’Université de tous les savoirs, dimanche 11 juillet 2004,
[En ligne], mis en ligne le 30 juin 2004 [sic]. URL : http://www.lemonde.fr/savoirs-et-
connaissances/article/2004/06/30/michel-frizot-l-image-photographique_371095_3328.html. Consulté le 22 février 2012.
2
ARDENNE Paul, DURAND Régis, Images-monde : de l'évènement au documentaire, op. cit., p. 14.
3
KLEE Paul, Théorie de l’art moderne, Paris, Gallimard, 1998, p. 34.
4
DEPARDON Raymond, « Raymond Depardon. Pour une photographie des temps faibles », propos recueillis par André
ROUILLÉ, Emmanuel HERMANGE et Vincent LAVOIE, La Recherche photographique, op. cit., p. 82.
31
Paradoxalement, cette distance et cette attente lui donne accès à ce qu’il y a de plus
opaque, d’évident et souvent d’invisible à nos yeux : l’ordinaire.
En effet, lors de cet entretien dans La Recherche Photographique, il analyse la façon dont
il opère et en déduit qu’il travaille en trois temps principaux durant lesquels sa position
varie en fonction de l’action qu’il effectue : il intervient systématiquement avant la prise de
vue, par rapport aux questions qu’il se pose par exemple, puis il intervient aussi après la
prise de vue sur l'utilisation, le montage, la sélection des photographies... mais par contre
pendant la prise de vue, il se tient toujours en retrait, il doit trouver la bonne distance
spatiale et physique pour photographier son sujet mais également par rapport à la relation
qu’il entretien avec ce dernier.
Il faut donc cependant nuancer le propos de Raymond Depardon lorsqu’il souhaite que
l’appareil photographique soit « une espèce de caméra de télésurveillance »1 car lorsqu’il
parle de retrait, il ne s’agit en aucun cas d’un effacement total de la personne du
photographe qui se doit d’être présent pour prendre la photographie, de choisir le cadre. Il
s’agit donc d’une recherche de la bonne distance afin d’influer le moins possible sur ce qui
est photographié et de permettre l’émergence des choses, du réel, de ce à quoi on ne prête
pas attention ; l’intervention du photographe s’opérant avant et après la prise de vue.
1
Ibid., p. 81.
2
Ibid., p. 80.
32
photographe de s’extraire et d’extraire le regardeur du flux d’images ayant déjà été
produites sur un sujet.
C’est parce que Raymond Depardon photographie ce qui est proche de lui qu’il peut se
permettre de rechercher, d’instaurer et de privilégier cette distanciation au sein même de
ses pratiques. Paradoxalement, la proximité du sujet, de l’homme, du lieu et l’apparente
connaissance que l’on en a s’oppose avec l’idée que nous nous faisons des sujets lointains
et inconnus. La distanciation, dans le sens « prendre de la distance » est possible lorsque
l’on a été proche du sujet photographié pour ensuite, prendre de la distance et reculer afin
de donner à voir autrement, d’élargir son champ de vision et par extension, le champ
photographique.
Enfin, cette prise de distance est également présente dans le rapport qu’entretient la
photographie prise avec la représentation qu’elle fait du réel : « La photographie est
justement une prise de distance, elle suspend le vol du temps, elle condense la durée, elle
contracte ou elle dilate l’espace et à ce titre elle offre au photographe comme au regardeur
du cliché une vision obligatoirement distanciée et distanciatrice du réel »1. C’est cette
distanciation au second degré qui permet au regardeur de voir autrement et d’entamer une
réflexion : parce qu’il est à la fois éloigné et proche de ce qu’il voit, il n’est pas passif. La
distanciation impulse un élan de réflexion de la part de celui qui reçoit et regarde la
photographie : il fait une expérience, il fait l’expérience du monde.
1
MICHEL Jean-Luc, La distanciation, Essai sur la société médiatique, Éditions L’Harmattan, 2000, p. 104.
2
GARREL Thierry, « Le documentaire, machine à penser », Art Press, op. cit., p. 50.
33
photographie documentaire et le documentaire photographique donneraient-ils plus qu’à
voir ?
Ainsi, photographier les « temps faibles » dans une optique de créer un objet documentaire
permet l’instauration d’un nouveau temps, un temps plus lent, et surtout permet d’ouvrir le
champ de réflexion de ceux qui regardent et de donner à voir pour donner à penser.
Parce que les photographies montrent des « temps faibles » où les différentes informations
ne parviennent pas directement au regardeur, ne sont pas visibles instantanément, ne le
pointent pas immédiatement, s’instaure ce temps différent, lent, où la photographie donne à
penser au regardeur puisque ce dernier doit faire l’effort d’aller vers le sujet pour en tirer sa
substance. Il est actif car l’image montre différemment, moins, ou loin… C’est le regardeur
qui va vers elle et qui, par conséquent, choisit de voir. C’est cette « stratégie du retrait, du
silence, voire de l’invisible : une part non négligeable des productions artistiques
contemporaines choisissent ainsi de donner à penser plus qu’à voir, et, loin des assertions
néo-avant-gardistes comme de l’illusion relationnelle, s’essayent au plus risqué, au plus
1
Ibid., p. 195.
34
fragile – au plus riche aussi, peut-être. »1. C’est par cette réserve, cette pudeur, cette
apparente lenteur photographique et par extension humaine que « quelque chose comme de
la pensée [peut], enfin, se formuler de nouveau. »2. Le regardeur exerce donc son esprit, il
construit un jugement, élabore sa pensée et met en œuvre sa conscience ; en cela, on peut
dire qu’il fait l’expérience du monde : il développe sa connaissance du monde par les sens
(en l’occurrence, ici, la vue) en étant confronté à une certaine représentation de celui-ci.
Cette expérience du regardeur peut ainsi être comparée à celle du lecteur d'un livre, seul, il
est caractérisé par une certaine « solitude interprétative »3 : il cherche à rendre
compréhensible ce qui est dense, caché, compliqué, ambigu. C’est en ce sens que nous
pensons que cette photographie documentaire privilégiant les « temps faibles » permet au
regardeur de s’extirper d’une léthargie due à l’information quotidienne en exerçant son
regard sur des sujets proches, en apparence opaques et évidents.
1
BAQUÉ Dominique, Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, op. cit., pp. 188-189
2
Ibid., p.195.
3
GARREL Thierry, « Le documentaire, machine à penser », Art Press, op. cit., p. 50.
35
_
1
GARREL Thierry, « Le documentaire, machine à penser », Art Press, op. cit., pp. 50-51.
2
CHION Michel, L’audio-vision : son et image au cinéma, Nathan, Collection Nathan Cinéma dirigée par Michel
MARIE, 2002, p. 60.
36
II. RE-CONSTRUIRE AVEC LE TEMPS ET LE MOUVEMENT : UNE
NOUVELLE TEMPORALITÉ AU SERVICE DE L’ORDINAIRE
1
PERESS Gilles, propos recueillis par Michel GUERRIN, 6Mois, n°3, printemps/été 2012, Éditions 6Mois, p. 153.
37
A. LE SON PARTICIPE
1
PHILIBERT Nicolas, « Sur le travail du son », propos recueillis par Daniel DESHAYS, revue Images documentaires,
n°59/60, 4ème trimestre 2006 / 1er trimestre 2007, p. 1, [En ligne], mis en ligne en janvier 2007. URL :
http://www.nicolasphilibert.fr/. Consulté le 17 février 2012.
38
One in 8 million a gagné un Emmy Award dans la catégorie « New approaches to
documentary »1 en 2010, outre cette distinction décernée par la profession, cela souligne le
fait que l’alliance du son et de la photographie pour créer des objets documentaires
pouvant être largement diffusés sur Internet témoigne de l’émergence d’une nouvelle
forme de documentaire photographique ainsi que d’une autre manière de donner à voir et à
penser le proche, l’ordinaire, le quotidien.
Illustration 5 : Todd Heisler, image extraite de la série One in 8 million, Orrin Harris : The Night Keeper, 2009, [En
ligne], disponible sur http://www.nytimes.com/packages/html/nyregion/1-in-8-million/#/orrin_harris
1
« Nouvelles approches du documentaire », traduction de Nadège ABADIE.
39
ce projet d’une manière élégante et présenter ces personnes dignement. »1. Il n’est donc pas
uniquement question du regard du photographe, ce genre d’expérience multimedia et
humaine engendre une participation active et plus étendue de celui qui est photographié, au
travers de sa parole. S’opère alors un deuxième niveau dans le don, dont nous parlions
précédemment : le sujet photographié dont les mots sont enregistrés choisit, ou non, de
délivrer certaines informations, temps lents, soupirs, anecdotes… Certes, les auteurs
interagissent avec lui lors des prises de vue et de son mais c’est à lui seul que revient le
choix de donner et traduire ce qu’il souhaite.
Mais la photographie n’échoue-t-elle pas à son dessein lorsqu’elle fait appel au son ? Cette
question fait écho aux propos de Walker Evans lorsqu’il dit « Pictures speak by
themselves, wordlessly, visually or they fail. »2. Il faut donc nuancer et mieux définir
l’utilisation de l’audio en photographie. Ainsi, lorsque le son participe aux photographies,
il ne répète jamais ce que l’on voit, il ne s’agit pas de souligner voire de surligner certains
aspects du sujet mais bien de développer et d’étendre le champ de réflexion du spectateur
au moyen de la conjugaison et du dialogue de ces deux media. Inversement, les
photographies ne font pas qu’illustrer ce que l’on entend et cet écueil est difficile à
contourner, surtout lorsque le matériau sonore a été enregistré au préalable. C’est par et
grâce à la conjugaison de ces deux matériaux que la photographie s’étend, dans le sens où
le spectateur est immergé dans un certain contexte par le son et qu’il ne cesse de se
promener à la fois dans l’image seule et dans l’entre image-son ; entre évoquant le hors-
champ et ce que le cadre de la photographie à couper dans le vif.
Ici, la recherche de « l’instant décisif » semble loin : il peut y avoir un manque dans la
photographie qui se trouve complété par l’apport sonore. Cependant, il faut que
constamment, l’utilisation de l’audio soit choisie pour compléter sans compenser la
1
« It’s people telling their story to you in their own words. We wanted to do it in a way that was elegant and present the
people in a dignified manner. », traduction de Nadège ABADIE, ESTRIN James, « One in 8 million wins an Emmy »,
The New-York Times, septembre 2010, [En ligne], mis en ligne le 29 septembre 2010. URL :
http://lens.blogs.nytimes.com/2010/09/29/one-in-8-million-wins-an-emmy/. Consulté le 3 mars 2012.
2
« Les images parlent d’elles-mêmes, silencieusement, visuellement ou bien c’est un échec. », cité par Anne
BIROLEAU, « L’évidence de la case vide », 70’s : le choc de la photographie américaine, Anne BIROLEAU, Gilles
MORA, Paris, BnF, 2008, p. 24.
40
photographie. Leur conjugaison doit « faire sens »1 afin de faire exister ces photographies
dans le temps, pour qu’elles ne soient pas uniquement des « frozen moments »2.
C’est également une occasion pour les photographes de travailler en équipe, du moins à
plusieurs : avec un ingénieur son par exemple, effectuant les prises de son ou sinon, si le
photographe souhaite vraiment être seul, pour le mixage lors du montage de l’objet
documentaire. Cette façon de travailler tend à s’opposer à l’idée que l’on se fait (et qui
certes, est vraie) du photographe solitaire, travaillant toujours seul. Or pour produire ce
type d’objet documentaire, il est nécessaire de faire équipe : « Même au New York Times
la charge de travail peut-être très décourageante "Beaucoup de nos photographes sont
équipés de leur propre matériel audio, mais c’est beaucoup de travail demandé à une seule
et même personne," souligne Looram. "Ils ont beaucoup de pression. Un des media
pourraient pâtir du désir de tout faire à la fois. Je pense qu’il est préférable de travailler à
deux : un photographe avec un journaliste ou un ingénieur du son – ainsi chacun peut se
concentrer sur ce qu’il sait faire de mieux." »3.
Enfin, l’écueil et la crainte de « faire du cinéma » ne se pose pas ici, hormis quelques
exceptions, le son n’est pas direct. Il est off à deux niveaux : soit par rapport à ce que
montre la photographie, c’est ce qu’évoque Gilles Peress, soit parce qu’il n’a pas été
enregistré en même temps. Il s’agit bien d’un montage, de la création d’un objet
documentaire par la conjugaison de différents réels. Mehdi Ahoudig distingue bien la
différence entre le son utilisé au cinéma et celui qui sert l’image fixe : « Je crois justement
que la redondance est justement dans le son direct […] le son a tendance à courir après
l’image ou à être au service de, plus exactement […] Alors qu’en photographie, non. La
prédominance de la photographie sur le son n’est pas évidente et c’est cela qui est
intéressant : ce crée un espèce de dialogue entre les deux qui a souvent du mal à s’instaurer
1
LOORAM Meaghan, « Listening in : The use of audio in photography », British Journal of Photography, août 2011,
[En ligne], mis en ligne le 30 août 2011. URL : http://www.bjp-online.com/british-journal-of-
photography/report/2105095/listening-audio-photography. Consulté le 12 mars 2012.
2
MEYER Sebastian, « Listening in : The use of audio in photography », British Journal of Photography, août 2011, [En
ligne], mis en ligne le 30 août 2011. URL : http://www.bjp-online.com/british-journal-of-
photography/report/2105095/listening-audio-photography. Consulté le 12 mars 2012.
3
« Even at The New York Times, the workload can be too daunting. "Many of our photographers are equipped to do their
own audio gathering, but it's a lot of demands for one person," says Looram. "It's a lot of pressure to put on them. One
thing might suffer if you try to do everything at once. I think it's better if you try to pair a photographer with a reporter or
an audio producer - everyone can focus on what they're best at." », traduction de Nadège ABADIE, op. cit.
41
en cinéma ; c’est très rare, surtout en cinéma documentaire. […] Pour la photographie, ce
que je trouve intéressant c’est que l’on est sur deux temps différents qui se complètent
beaucoup. C’est un peu comme un Lego. C’est-à-dire que l’image fixe joue sur de
l’instantané alors que le son a besoin que les choses se déroulent. »1
La parole selon Henri Lefebvre participe à traduire cette complexité du réel et à rendre
compte de ce que le photographe souhaite restituer. Là où le texte, les légendes
accompagnant une exposition de photographies échouent pour rendre compte d’une réalité
de l’ordinaire, la voix et le discours audible permettent au spectateur de se rapprocher de
cette « trivialité ». Stéphanie Solinas évoque la sacralisation de certains textes ou légendes
lors d’expositions qui instaurent une distance entre l’image, les mots et le regardeur :
« […] d’avoir le texte imprimé, de l’avoir en élément visuel ça devient tout de suite
quelque chose de sérieux, d’officiel, de sacré… et que là [avec le son] cela reste plus des
histoires, des bribes d’histoires. »3
1
AHOUDIG Mehdi, entretien réalisé par Nadège ABADIE, le 9 avril 2012, Annexe 5 p. 120.
2
LEFEBVRE Henri, Critique de la vie quotidienne, introduction, tome I, L'Arche, 1947, p. 72.
3
SOLINAS Stéphanie, entretien réalisé par Nadège ABADIE le 2 avril 2012, Annexe 4 p. 115.
42
Ainsi, le recours au son permet de délivrer la photographie de ces temps de lecture et si les
images sont issues d’une série systématique, la répétition visuelle instaure un rythme
spatial et temporel traduisant un certain quotidien. Cependant, cette succession de
moments ordinaires et de paroles « triviales » sont pourtant empreintes de cette
« singularité quelconque »1 qui, par les variations perceptibles entre chaque sujet, rejette
toute redondance dans la conjugaison de la photographie et de la parole qui lui est
attribuée.
La prise de son est également une coupe dans le réel, et le preneur de son choisit ce qu’il
enregistre, du moins il hiérarchise ses sons en tenant compte de ce que le spectateur pourra
entendre. Nous pensons dès lors qu’il s’agit de la construction d’un objet « audio-logo-
visuel » comme l’évoque Michel Chion dans son ouvrage L’audio-vision : son et image au
cinéma. Au travers de la corrélation entre le son et l’image fixe, s’articule un véritable
discours qui participe à donner à penser cet ordinaire, comme l’a réalisé le photographe
Todd Heisler avec son projet One in 8 million. C’est cette « parole-texte »2 qui conduit la
narration au cours de ces portraits et instaure une tension entre la parole et l’image ; car
certes elle suscite « la présence des choses dans l’esprit, mais [également] devant les yeux
et les oreilles »3 mais l’image en elle-même crée aussi une autre forme de discours,
appuyant sur le fait que le son n’est pas capable de la raconter en entier. C’est cet équilibre,
cette conjugaison, cette complémentarité qui fait la richesse d’objets documentaires alliant
photographie et son. Le son peut-être entendu comme un trait d’union entre la
photographie et son récepteur.
La parole, associée à une ou plusieurs images, permet donc de signifier sans appuyer et de
prendre le relais de l’image. Et elle peut, sans être aussi didactique ou descriptive que la
« parole-texte », signifier et devenir une sorte « [d’] émanation des personnages, au même
titre que leur silhouette »4. Cette parole n’est pas nécessairement attachée au cœur de
l’image, c’est pour cette raison que Michel Chion l’a définit comme « parole-émanation ».
1
AGAMBEN Giorgio, La communauté qui vient : théorie de la singularité quelconque, traduit par Marilène RAIOLA,
op. cit.
2
CHION Michel, L’audio-vision : son et image au cinéma, op. cit., p. 147.
3
Ibid.
4
Ibid., p. 150.
43
Le son procède ainsi de ce qui est représenté mais de manière plus diffuse que pour du
cinéma direct par exemple : le son se dégage de l’image fixe.
Pour cette raison, le son fait relativiser l’importance de cette parole et parallèlement de la
sérialité photographique pour traduire cet ordinaire et ce quotidien. Il faut néanmoins
accorder de l’importance aux sons d’ambiance, aux situations, aux contextes, aux « fonds
d’air » qui parfois peuvent en dire plus que n’importe quelle parole : « J’aime travailler sur
les petites situations, sur l’inutile […] ce qui m’intéresse ce sont les accidents. C’est ce qui
va glisser vers un réel plus complexe et peut-être plus direct aussi […] on peut faire parler
les gens pendant des heures sans savoir réellement qui ils sont, quelle est la problématique,
etc. de ce fait les avoir en situation c’est toujours très instructif. Peut-être que ça, c’est une
part de hors-champ. »1. Il faut ainsi pouvoir trouver un certain équilibre entre le discours et
l’autour, « Techniquement, cela peut consister encore à amalgamer la parole au bruit »2.
Et cette capacité à saisir une ambiance, Mehdi Ahoudig la retrouve aussi chez les
photographes avec qui il travaille : « les photographes enregistrent très bien tout ce qui est
de l’ordre de l’atmosphère, de l’ambiance parce qu’ils n’ont pas peur de se poser, d’être à
l’écoute, de regarder et j’imagine que lorsque l’on pose son regard en tant que
photographe, les autres sens sont aussi ouverts et de ce fait ils rapportent souvent des
ambiances relativement longues où ils ont attendu qu’il se passe quelque chose et ainsi de
suite. Il y a une espèce d’épreuve de la patience d’aborder le réel en se disant que le réel
n’est pas seulement intéressant parce qu’on le capte »3.
Il faut donc nuancer les propos d’Henri Lefebvre sur cette capacité des voix à traduire le
quotidien. Oui, les voix peuvent émettre et faire entendre ce quotidien, cet ordinaire mais
les riens, les vides, les atmosphères, les ambiances, les « fonds d’airs » participent aussi à
cette totalité visuelle, rythmique et donc poly-sensorielle.
1
AHOUDIG Mehdi, entretien réalisé par Nadège ABADIE, le 9 avril 2012, Annexe 5 p. 121.
2
CHION Michel, L’audio-vision : son et image au cinéma, op. cit., p. 150.
3
AHOUDIG Mehdi, entretien réalisé par Nadège ABADIE, le 9 avril 2012, Annexe 5 p. 118.
44
c. Création d'un « corps-parole » authentique dans l'image
Nous pouvons même dire que cette émanation sonore au sien d’une image permet à la
parole de s’incarner d’après les mots de Dominique Baqué et en écho aux propos de Marc
Pataut : c’est cette parole qui permet la re-construction de l’objet documentaire puisqu’elle
prolonge le temps de la photographie et instaure « du temps, mais un temps long, une durée
qui est aussi une plongée, une immersion, un "vivre-avec". »3. Le son ne fait pas qu’animer
la photographie, il la prolonge dans le sens où il permet à l’objet documentaire de
s’incarner.
Ce montage engendre une instantanéité entre voir la photographie et entendre les sons qui
lui correspondent. C’est en cela que l’apport du son est intéressant par rapport au texte
d’un magazine ou aux légendes d’une exposition : il n’y a pas d’aller-retour entre le visuel
et l’auditif, ils opèrent au même moment. Certes, parfois lorsque le spectateur lit les
légendes, une part de son imagination est sollicitée mais souvent, nous lisons les légendes
en premier ou nous voyons la photographie qui demeure opaque et nous nous référons
rapidement à son texte explicatif. Dans ces cas, il me semble que la photographie devient
1
PATAUT Marc, « Procédures et forme documentaire, sculpture et langue », Communications, n°11, 2001 p. 302, [En
ligne], mis en ligne le 23 janvier 2006. URL : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-
8018_2001_num_71_1_2089. Consulté le 22 février 2012.
2
BAQUÉ Dominique, Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, op. cit., p. 235.
3
Ibid., p. 221.
45
pour un moment illustration. Alors que, lorsqu’au même moment les deux sens que sont
l’ouïe et la vue sont sollicités, se crée un équilibre au sein de l’objet documentaire et au
travers de celui qui en fait l’expérience. C’est à ce moment là que se crée ce « corps-
parole ».
« La parole est le réel de l’homme, le réel des corps qui se rencontrent. »1, c’est bien à
l’aide du son qui se déploie et qui prolonge le temps que se crée une enveloppe à partir de
la dimensionnalité de l’image plane. Et ce « corps-parole » permet, parce qu’il affecte les
sens de celui qui regarde et écoute, la rencontre du corps du spectateur avec ces paroles
incarnées, avec l’objet documentaire dans sa totalité.
Car l’écoute permet à celui qui regarde de trouver un certain équilibre. En effet, si l’oreille
est l’organe de l’audition, elle permet également de se maintenir en équilibre grâce à
l’oreille interne, ou labyrinthe, qui contient les organes « qui donnent le sens de l’équilibre,
coordonnent les mouvements de la tête et des yeux et les ajustements de la posture du
corps. »2. Ce sont les récepteurs vestibulaires qui informent le cerveau sur les différentes
positions de la tête et ses déplacements. En cela, le regardeur peut atteindre un équilibre
grâce à l’écoute de l’audio et cet équilibre est susceptible de s’étendre à la vue : la
réception de l’image et du « corps-parole » en devient plus facile.
« Particulièrement dans les cas où les gens sont devenus blasés de voir des images - "ils
voient des images d’une explosion et y réagissent à peine" souligne Meyer – l’utilisation
de l’audio, et plus largement de la vidéo, peut aider à ressusciter une forme d’engagement
de la part du public. "Désormais nous sommes devenus insensibles à la plupart des images
auxquelles nous sommes confrontés, et je pense qu’il est important de trouver un autre
niveau sensoriel pour raconter des histoires" dit-il. "Nous nous devons de surprendre notre
public afin qu’il ne sombre pas dans une sorte de léthargie." »3. Il s’agit bien de
1
CHAGNARD Patrice, Cinéma documentaire. Manières de faire, formes de pensée, chapitre 1 : « Mise en scène de la
parole », Addoc, Yellow Now-Côté cinéma, 2002, p. 21.
2
http://www.neuroreille.com/levestibule/chapa/f_parents-chapa.htm. Consulté le 26 avril 2012.
3
« Especially in cases when people have become blasé about images - "they see the pictures of an explosion and barely
react to it," says Meyer - the use of audio, and to a greater extent video, can help bring back engagement from audiences.
"I think it's important in an age where we've become numb to a lot of visual images to find another sensory level to tell
stories at," he says. "We have to keep surprising our audiences so they don't fall in a state of lethargy." », traduction de
Nadège ABADIE, LAURENT Olivier, « Listening in : The use of audio in photography », British Journal of
46
contextualiser la photographie et de placer le spectateur dans un état d’écoute et de ressenti
grâce à l’audio, à la parole directe et vivante, mais également au rapport au mouvement
dans l’image. Le texte cadre, le son dé-cadre.
Photography, août 2011, [En ligne], mis en ligne le 30 août 2011. URL : http://www.bjp-online.com/british-journal-of-
photography/report/2105095/listening-audio-photography. Consulté le 12 mars 2012.
1
FRIZOT Michel, « Un instant, s’il vous plaît… », Le Temps d’un mouvement. Aventures et mésaventures de l’instant
photographique, Paris, Centre National de la photographie, 1987, p. 7.
2
CHIK Caroline, L'image paradoxale, Fixité et mouvement, préface d'André GAUDREAULT, Septentrion Presses
Universitaires, Collection Arts du spectacle, sous collection Images et sons, 2011, p. 45.
47
chronophotographie : « un rapport de l’espace parcouru au temps employé à le
parcourir »1.
Peut-être qu’il existe des éléments de réponse dans le traitement du mouvement au sein de
l’image fixe mais également par l’intégration, dans ces documentaires photographiques de
l’image animée. Il convient alors de questionner les rapports temps/espace au sein de ces
images et par conséquent l’utilisation du mouvement au sein de l’image fixe et de la quasi-
fixité au sein de l’image animée. Ce sont ces pratiques qui serviront la captation puis la re-
construction d’un réel et la contemplation du regardeur de ces temps faibles et lents.
Mais plutôt qu’une « fixation » comprise dans le sens de la perte du mouvement ou d’un
échec systématique à le reproduire, il nous semble important de définir la photographie
comme le lieu de la re-construction du mouvement. Ainsi, elle permet de le spatialiser, de
le décomposer, etc. Et ce mouvement s’étend et s’émancipe de la surface bidimensionnelle
de la photographie puisqu’il se re-construit aussi dans la relation entre le sujet
1
MAREY Étienne-Jules, Le Mouvement, Paris, Masson, 1894, cité par Michel FRIZOT dans « Un instant, s’il vous
plaît… », Le Temps d’un mouvement. Aventures et mésaventures de l’instant photographique, Paris, Centre National de
la photographie, 1987, p. 7.
48
photographié, le photographe et le regardeur. C’est cette trace du mouvement qui permet
d’instaurer un temps faible, un moment endotique, comme nous l’avons fait remarquer
précédemment qui donne à voir ce à quoi on ne fait pas attention. Nous pouvons ainsi nous
référer aux photographies de Tom Hunter et Stéphanie Lacombe qui par un temps de pose
plus long, donne à voir et à penser le « mouvementé » de certains enfants.
Mais ce qui retient particulièrement notre attention ici, c’est surtout lorsqu’un mouvement
est rajouté par dessus l’image fixe notamment dans le documentaire photographique ;
c’est-à-dire, lorsque le photographe instaure un dispositif de restitution de son image sur un
support de type écran et qu’il crée une animation au sein de celle-ci : le déplacement de
gauche à droite dans un panorama, un zoom numérique au sein d’une image fixe, etc. Ici
« le processus d’animation se substitue à une mise en suspens du mouvement »1, c’est un
déplacement de l’image entière dans le cadre. Et c’est à ce moment que « la fixité apparaît
clairement photographique »2. Ces actions de zoom, de dé-zoom ou de déplacement
panoramique au sein d’une image immobile instaurent un temps lent : le photographe
instaure « un espace aussi "long" que le temps employé à le percevoir »3. Ce sont ces deux
notions et actions antinomiques, la fixité de l’image immobile et le mouvement en son
sein, qui provoque chez celui qui regarde un début de réflexion.
Et ce sont ces animations qui permettent d’éviter l’écueil des diaporamas qui fleurissent
sur Internet et dans certains lieux d’expositions, où ne sachant pas comment monter les
images et créer une narration linéaire, ils se font suivre plusieurs photographies de façon
successive mais sans instaurer de véritables moments pour les regarder.
1
CHIK Caroline, L'image paradoxale, Fixité et mouvement, op. cit., p. 165.
2
Ibid.
3
Ibid., p. 225.
4
Ibid., p. 16.
49
photographie est « rendue par le son plus ou moins fine, détaillée, immédiate, concrète –
ou au contraire vague, flottante et large. »1.
Lorsque que nous parlons d’utiliser la vidéo photographiquement, nous nous referons à la
pratique qui consiste à filmer des sujets fixes, des paysages aux personnes réelles, et de ne
pas modifier le cadre pendant l’enregistrement. Le cadre est par conséquent semblable à
celui d’une photographie, la présentation aussi : le photographe joue sur l’ambiguïté de ce
medium et sur son dispositif de restitution.
Afin d’illustrer notre propos, analysons le travail de l’artiste photographe et vidéaste Fiona
Tan, Correction, réalisé en 2004. Il s’agit d’une série de trois cent portraits filmés de
prisonniers et de gardiens que l’artiste a rencontré dans deux prisons pour femmes et deux
prisons pour hommes dans l’Illinois et en Californie, aux États-Unis. Chaque portrait est
d’une durée de quarante secondes et cadré en plan américain, c’est-à-dire à mi-cuisses. Ils
sont projetés sur six écrans suspendus en cercle, au-dessus de chaque écran de situe une
enceinte diffusant un son d’ambiance enregistré dans la prison où la prise de vue a été
réalisée. Mais nous reviendrons plus tard sur la scénographie de cette série. Attardons-nous
1
CHION Michel, L’audio-vision : son et image au cinéma, op. cit., p. 16.
50
pour le moment sur l’intérêt et la spécificité de l’utilisation de la vidéo et du choix de
cadre.
Fiona Tan s’inspire « des segments de films tournés dans les années 1910 et 1920 par les
colonisateurs néerlandais montrant des sujets immobilisés devant le cinématographe
comme s’ils posaient pour un photographe. »1. Ce choix témoigne donc de l’influence de
l’acte photographique dans le cinéma.
Tout d’abord, les vidéos sont réalisées à la verticale : il s’agit donc d’un format par essence
photographique et historiquement dédié au portrait. Le choix de cette verticalité insiste sur
l’essence photographique du processus, l’artiste souhaite « explorer comment la vidéo
représente le mouvement en fonction du temps »2, elle utilise donc le principe du « plan
américain », une technique fréquemment utilisé dans les films américains entre 1930 et
1950 tout en choisissant le format vertical du portrait photographique.
Illustrations 6, 7, 8, 9 : Fiona Tan, images extraites de la série Correction, 2004, [En ligne], disponible sur
http://hammer.ucla.edu/exhibitions/detail/exhibition_id/109
D’autant plus que la verticalité peut être comprise en tant « [qu’] axe privilégié […] Un
visage se reconnaît surtout aux expressions faciales qui l’animent, et pour les interpréter,
l’axe vertical est essentiel. »3. Ainsi, le fondement de ce travail est nécessairement
1
BONIN Vincent, « L’emploi du temps : travail et désœuvrement dans Countenance de Fiona Tan », Still Moving /
Mouvement fixe, CV Ciel Variable, n°67, janvier 2005, Montréal, Les Productions Ciel Variable, 2005, p. 14.
2
« Fiona Tan’s project Correction reflects her ongoing interest in images as sociological documentation and in exploring
how video represent movement trough time. », traduction de Nadège ABADIE, RODRIGUES WIDHOLM Julie, The
Meaning of Photography, Yale University Press, Clark Studies in the Visual Arts, 2008, p. 198.
3
« La verticale est un axe privilégié. Dans la vie courante, que nous soyons assis ou debout, nous avons la tête en haut et
les pieds en bas, et voyons d’autres humains pareillement orientés. Un visage présenté sur une photographie, menton vers
le haut et cheveux en bas, est méconnaissable. Est-ce un effet de l’éducation, comme pour l’apprentissage de l’écriture ?
51
photographique, le point de départ de la réflexion de l’artiste se situe dans ce rapport au
temps engendré par l’enregistrement vidéo : « Je suis intéressée par cette zone d’ombre
entre film et photographie, par cet entre-deux obscur »1.
C’est cette zone d’ombre, entre pose et durée, entre apparente fixité et micro-mouvements
qui révèle la pertinence de l’utilisation de la vidéo pour cette série de portraits. En effet, ce
medium permet de représenter une durée et de nous donner à voir des mouvements quasi
imperceptibles, où du moins auxquels nous ne faisons plus attention : « Le seul
mouvement perceptible est leur respiration, le clignement de leurs yeux, et les soubresauts
sporadiques de leurs muscles. »2. Et par ce système hybride de pose photographique et de
durée filmique, ce sont des évidences qui s’offrent à nous et que nous nous mettons à
contempler, selon les mots de Paul Claudel dans son ouvrage L’œil écoute, où il qualifie la
peinture hollandaise et spécifiquement Vermeer de « contemplateur de l’évidence »3.
Nous redécouvrons des évidences, c’est-à-dire des mouvements qui s’exposent à notre
regard de manière immédiate.
Ainsi, il nous faut nuancer notre qualification de ces portraits vidéo qui ne traduisent pas
une fixité filmique mais bien un repos. Il existe une différence entre le repos et la fixité :
« le repos est l’immobilité de ce qui, par nature, possède le mouvement »4, certes il s’agit
peut-être d’une tautologie comme le souligne Caroline Chik mais cela implique le lien
étroit qui existe entre le mouvement et le repos au sein d’une même image.
Une forme géométrique abstraite est immédiatement identifiée à la forme symétrique obtenue en inversant haut et bas, ce
n’est plus vrai pour les visages. Un visage se reconnaît surtout aux expressions faciales qui l’animent, et pour les
interpréter, l’axe vertical est essentiel. Les mouvements des sourcils ou des commissures des lèvres sont porteurs de ses
différents selon qu’ils débutent vers le haut ou vers le bas », NINIO Jacques, L’empreinte des sens, Paris, Odile Jacob,
1989, pp. 144-145.
1
« I am interested in the twilight zone between film and photography, the gray area », traduction de Nadège ABADIE,
TAN Fiona, « Is that portrait staring at me ? », GEFTER Philip, The New York Times, avril 2005, [En ligne], mis en ligne
le 10 avril 2005. URL : http://www.nytimes.com/2005/04/10/arts/design/10geft.html?_r=1&pagewanted=1. Consulté le
25 avril 2012.
2
« The only movement is their breathing, blinking, and sporadic muscle twitches. », traduction de Nadège ABADIE,
RODRIGUES WIDHOLM Julie, The Meaning of Photography, op. cit., p. 198.
3
CLAUDEL Paul, L’œil écoute, Paris, Gallimard, Collection Folio Essais, 1990, p. 113.
4
ARISTOTE, Physique, livre III, Paris, Press Pocket, 1991, traduit par J. BARTHÉLÉMY-SAINT-HILAIRE, p.180.
52
le spectateur une attente ; cette absence de vitesse va faire naître un certain « désir
d’interagir »1. C’est Samuel Bianchini qui souligne le fait que par ce manque, cette absence
de vitesse, cette lenteur, cette immobilité, l’image se fait « désirante »2 et le regardeur
devient désirant, c’est-à-dire qu’il est susceptible de regretter l’absence de mouvement.
S’instaure une interaction avec l’image, une certaine disponibilité et un « temps pour voir »
engendrés par ce désir de compléter, de synchroniser voire d’animer le photographique.
c. « L’œil écoute »
« L’œil écoute »3. Le paradoxe de cette expression de Paul Claudel ne réside pas
tant dans la synesthésie, c’est-à-dire l’association dans une même phrase de deux
sensations venant de deux domaines sensoriels différents, la vue et l’ouïe, que dans le
« passage d’un ordre à un autre, celui de la sensation à celui du sens. »4. Et comme nous
l’avons vu précédemment, l’équilibre s’opère d’abord au sein de l’appareil auditif afin que
le regardeur puisse être plus disponible pour voir et distinguer.
Ainsi, le mouvement dans l’image fixe et le repos dans l’image animée permettent
d’instaurer un temps pour voir qui s’accorde avec une des propriétés du son qui, lui aussi,
est toujours spatialisé : « Trace d’un mouvement ou d’un trajet, le son a donc une
dynamique temporelle propre. »5.
Ce sont ces moments de latence résidant dans les vidéos ou le déploiement de l’espace
dans une photographie fixe qui donne le temps au spectateur de voir, de contempler ; nous
utilisons ici le verbe « contempler » au sens étymologique du terme, ce qui correspond
1
CHIK Caroline, L'image paradoxale, Fixité et mouvement, op. cit., p. 255.
2
BIANCHINI Samuel, « Image interactive. Stratégies de manipulation », Actes du Colloque Artmedia VIII, « De
l’Esthétique de la communication au Net art », sous la direction de Mario COSTA, revue Ligeia, numéro 45-46-47-48,
« Art et multimédia », juillet-décembre 2003, p. 52.
3
CLAUDEL Paul, L’œil écoute, op. cit., 240 p.
4
KILLIAM Marie-Thérèse, Claudel et la critique d’art, New-York, Peter Lang Pub Inc, 1990, p. 170.
5
CHION Michel, L’audio-vision : son et image au cinéma, op. cit., p. 13.
53
donc à la faculté de considérer avec une certaine assiduité engageant les sens, que sont la
vue et l’ouïe, un objet, ici documentaire. C’est cette contemplation qui est d’abord fondée
sur l’écoute, comme l’écrit Paul Claudel.
Si « l’œil écoute » c’est parce que le regardeur est littéralement plongé dans cette
contemplation par le biais de la vidéo, de la photographie et du son. Il y a immersion. Mais
ce n’est pas parce que le regardeur est plongé dans un temps lent qu’il devient passif pour
autant.
Cependant, après avoir développé le mouvement dans l’image fixe et la fixité dans l’image
animée, il nous semble important de souligner l’intérêt du photographique et la désuétude
de la fixité filmique. En effet, alors que l’image arrêtée photographiquement peut être
prolongée par un son qui lui apporte une nouvelle dimension, le repos au sein de l’image
animée est souvent utilisé comme un effet de forme, suffisant pour le photographe. Filmer
un sujet qui pose engendre une certaine tension liée à la contrainte de ne pas bouger. Ce
moment peut engendrer un certain malaise, et c’est ce sur quoi s’appuie Guillaume Herbaut
lorsqu’il filme pendant une minute et quinze secondes des garçons assis, face à lui, un
samedi soir au foyer des jeunes, dans son web-documentaire, La Zone2. Mais Guillaume
Herbaut joue sur ce malaise puisqu’il leur fait croire qu’il les prend en photographie. Il les
fait attendre. Alors que Fiona Tan prolonge le fait qu’il ne se passe rien à l’écran et la
1
« Dans ce désert morose, telle photo, tout d’un coup m’arrive ; elle m’anime et je l’anime. C’est donc ainsi que je dois
nommer l’attrait qui l’a fait exister : une animation. La photo elle-même n’est en rien animée (je ne crois pas aux photos
"vivantes" mais elle m’anime ; c’est ce que fait toute aventure. », BARTHES Roland, La Chambre claire, Note sur la
photographie, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Seuil, 1980, p. 39.
2
http://www.lemonde.fr/week-end/visuel/2011/04/22/la-zone-retour-a-tchernobyl_1505079_1477893.html. Consulté le
1er mai 2012.
54
tension qui émane de Correction vient de cette pose forcée. Nous sommes moins affectés
par cet effet posé et filmé que par le moment prolongé d’une photographie où se déploie
littéralement une nouvelle dimension où le regardeur éprouve le moment.
C. L’IMAGE MOMENT
En effet, le moment, par définition, représente une certaine « quantité » de temps contenu
dans un espace précis. Mais l’instant participe tout de même au moment dans le sens défini
par Gaston Bachelard du terme, c’est-à-dire lorsque l’instant est compris comme un
présent à la fois de « saisie »2 lors de la prise de vue et de « ressaisie »3 lors sa réception :
« le temps réel n’existe vraiment que par l’instant isolé, il est tout entier dans l’actuel, dans
l’acte, dans le présent »4. C’est un temps présent dans l’immédiateté de la production de
1
DELEUZE Gilles, Cinéma 2, L’image-temps, Paris, Éditions de Minuit, 1985, p. 110.
2
CHIK Caroline, L'image paradoxale, Fixité et mouvement, op. cit., p. 259.
3
Ibid.
4
BACHELARD Gaston, « Instant poétique et instant métaphysique », 1939, texte en complément de L’intuition de
l’instant, Paris, Stock, 1931, p. 52.
55
l’image et dans le regard du spectateur. En cela, lors de sa réception, au « ça-a-été »
s’ajoute un « c’est » comme le précise Caroline Chik.
L’image permet la révélation d’un présent : un moment actuel se situant entre le passé et le
futur, prenant son essence dans l’instant et l’immédiateté de la prise de vue et se déployant
dans la durée lors de sa réception par le regardeur. Le moment lie donc à la fois l’instant et
la durée ; ce moment sépare mais fait également la jonction entre le temps qui a cessé
d’être et celui qui n’est pas encore.
Mais cette étendue du moment réside aussi dans l’union entre le visuel et l’auditif : le
temps se prolonge par l’apport du son et de la parole.
D’autre part, il nous paraît intéressant de préciser qu’un des principes même de la
photographie, de la vidéo, du son, etc. est de re-présenter, c’est-à-dire de rendre présent
une seconde fois. Et pour que le spectateur puisse rendre présent une seconde fois, dans sa
propre conscience et dans son imaginaire, ce qui est montré ou évoqué, tous ses sens
doivent être sollicités. Il s’agit donc de mettre en éveil la multisensorialité1 du spectateur.
L’image moment est variable en fonction de celui qui l’appréhende.
Ce n’est pas l’image d’un moment mais bien une image moment, que nous définissons ici,
dans le sens où il y a eu saisie dans la durée et il y a réception et ressaisie de ce moment par
le regardeur de façon instantanée, immédiate… mais paradoxalement, la durée s’installe.
1
La multisensorialité désigne la sollicitation des différents sens du spectateur.
56
reconstituer, intérieurement, la vie et le sens de ce qui n'est plus
que trace figée, morte, sur le support. »1
Appuyons nous sur les propos de Monique Linard en les nuançant, car nous parlons
ici non pas uniquement d’image fixe mais bien d’image moment, et donc d’objet
documentaire composé d’éléments visuels et sonores. Cependant, elle met l’accent sur un
aspect temporel de la photographie en série que nous avons déjà développé auparavant, et
que l’on retrouve également dans toute forme d’écriture, principalement poétique : le
rythme.
Mais comme l’écrit Monique Linard, ce qui nous intéresse ici est bien ce « rythme fixé »
qui permet de « reconstituer, intérieurement » c’est-à-dire que le rythme périodique, à la
fois visuel et sonore, s’installe aussi dans l’appréhension, la réception des images.
D’autant plus qu’il s’avère que la continuité du moment n’est pas incompatible avec le
principe même de la répétition, de la variation et de la forme sérielle. Au sein de chaque
image, le temps non linéaire, discontinu, répétitif et périodique de la série permet au
spectateur de choisir sur quel fragment de la série il mettra l’accent. Et surtout, parce que la
série a instauré un rythme répétitif et organisé, cette ponctuation permet de mettre en
évidence et de renforcer les « temps faibles », les moments déployés au sein de ces objets
documentaires photographiques et sonores. La série est donc paradoxalement issue de deux
temporalités différentes mais qui se répondent et servent le propos de l’une comme de
l’autre : il s’agit bien d’un temps périodique composé de moments, d’une ponctuation de
petits espace de temps.
Bachelard écrit sur la poésie : « Soudain l’horizontalité plate s’efface. Le temps ne coule
plus. Il jaillit. »2. C’est pour cette raison que nous pouvons qualifier cette temporalité
sérielle de poétique : il n’y a aucune linéarité, le temps est discontinu, fractionné. Le temps
1
LINARD Monique, « Le rythme », L'image fixe, espace de l'image et temps du discours, dirigé par Sylvie ASTRIC et
Jean-François BARBIER-BOUVET, colloque organisé en novembre 1979 par la Bibliothèque publique d'information du
Centre Georges Pompidou, Paris, La Documentation française, 1983, p. 30.
2
BACHELARD Gaston, « Instant poétique et instant métaphysique », 1939, texte en complément de L’intuition de
l’instant, op. cit., p. 34.
57
ne se déroule pas dans la série mais bien dans chaque fragment de celle-ci, c’est en cela
que la forme sérielle permet de mettre en évidence des moments de l’ordinaire.
c. Prendre le temps
Tout d’abord, le fait de concevoir un parcours sous-entend que les objets documentaires
sont donnés à voir au sein d’une exposition : ils sont donc installés et agencés dans un
espace délimité ; mais nous développerons cette approche muséale et tâcherons de définir
l’installation plus loin.
Nous insistons ici sur la dimension du parcours. Dans un premier temps, nous entendons
parcourir dans le sens de se déplacer en suivant une direction, d’être en mouvement pour
celui qui regarde. La série et la répétition de son motif permettent de ponctuer l’itinéraire
de la personne qui parcourt.
Mais parcourir peut également être compris comme rester au même endroit, ne pas se
mouvoir mais déplacer son regard et regarder attentivement autour de soi, pour avoir une
1
TARDY Cécile, « La photographie, outil documentaire : des musées aux paysages », Recherches en communication,
op. cit., p. 155.
58
vue d’ensemble, ici une vue de l’ensemble de la série. Il s’agit aussi de ressentir
l’ensemble et d’en être affecté.
Ainsi, le fait de parcourir une série permet de la définir comme un itinéraire plus ou moins
discontinu, jamais linéaire où il est nécessaire de prendre le temps et d’appréhender ces
images moments : « Le temps exige du temps pour être montré »1. Il s’agit pour le
regardeur de parvenir à s’extraire du perpétuel empressement qui nous entoure, de mettre
de côté, pendant un temps, l’urgence qui est devenu le temps des médias.
1
FAVROD Charles-Henri, Le temps de la photographie, Édition Le temps qu'il fait, 2005, p. 26.
59
_
Nous en sommes venus à la conclusion que le rythme instauré par une série
photographique est ressenti par le spectateur. L’interaction avec le public et l’attention de
chacun deviennent primordiales. Il est dès lors nécessaire de développer la réception de ces
objets photographiques par ceux qui en font l’expérience. Mais avant d’entamer une
réflexion sur ces dimensions de perception et d’appréhension, nous devons expliquer
l’importance de la scénographie : Comment donner à voir une série composée d’objets
documentaires photographiques, filmiques et sonores ?
À cette question Alain Fleischer évoque l’importance « de la lecture »1, « la nécessité du
déplacement d'une unité à une autre »2 et « l'organisation d'un passage contradictoire de la
contemplation d'un objet total et si dérisoirement partiel, d'un univers apparemment entier
et pourtant fragmentaire »3. Ainsi, le dispositif de monstration tient un rôle primordial dans
cette mise en évidence formelle de l’ordinaire au sein de la série.
C’est pour cette raison qu’il nous semble important de penser la représentation et la
réception de la série afin de voir comment cela peut mettre en évidence les « temps
faibles » photographiés.
1
FLEISCHER Alain, PY Jacques, VAILHEN Bernard-Xavier, Suite, série, séquence, Nantes, Éditions du Centre
Culturel Graslin, 1981, p. 7.
2
Ibid.
3
Ibid.
60
III. THE EXPANDED PHOTOGRAPHY 1, REPRÉSENTER ET VOIR LA SÉRIE
Il nous semble utile de préciser que dans les pages qui suivront, nous utiliserons parfois un
vocabulaire relatif aux arts plastiques, étant donné l’analogie et la proximité avec les beaux
1
« La photographie étendue » ou « La photographie élargie ».
2
RAULT Jean, De l'instantané à la durée (1), séminaire de photographie janvier-juin 1993, D.R.A.C. Haute Normandie
et École d'Art du Havre, 1993, p. 9.
61
arts comme la sculpture ou la peinture dans la façon de mettre en valeur les œuvres et donc
de les exposer.
Nous avons précédemment défini ce que nous entendions par « documentaire sériel
photographique » : un objet alliant photographie, son, texte et parfois vidéo. En écho aux
propos de Jean Rault, il nous semble pertinent d’essayer de cerner la nature de ces
« débordements divers » qui permettent une évolution de la photographie par la mise en
espace de l’objet photographique au sein d’une scénographie.
Dans un premier temps, la photographie peut être comprise en tant que « sculpture dans du
temps »1 : « Soit parce qu'elle tient du moulage (elle est prise d'empreinte des objets du
monde, comme l'imago est empreinte des morts, trace, vestige de ce qui va disparaître) ;
soit parce qu'elle tient de l'extraction (elle est, comme le Kolossos, une pierre dressée pour
évoquer l'absent, un totem, une relique, un fétiche, plus un objet de substitution qu'une
tentative de simulation. »2. Elle est « entaille »3 dans le temps et par le cadre. Ce premier
niveau d’analogie permet de mettre en évidence la relation sensorielle et affective que peut
engendrer la vue d’une image chez le regardeur. Sa conscience et ses émotions sont
sollicitées, il est touché et pense.
1
TARKOVSKI Andreï cité par Jean-Pierre JEANCOLAS, Positif, N° 206 (mai 1978), p. 49.
2
DURAND Régis, « Photographies, sculptures du temps », Art Press, n°108, novembre 1986, p. 15.
3
Étymologiquement, le mot « sculpture » vient du latin « sculpere » signifiant « tailler ».
62
un espace d’exposition par exemple. La photographie n’est plus qu’une surface plane, en
deux dimensions : elle est mise en scène pour que le regardeur, dont le corps est alors
sollicité (au même titre que sa conscience, sa pensée et ses émotions), puisse
l’appréhender.
1
DURAND Régis, « Photographies, sculptures du temps », Art Press, op. cit., p. 17.
2
Ibid.
3
Ibid.
4
KRAUSS E. Rosalind, « Sculpture in the Expanded Field », The originality of the Avant-Garde and the Other
Modernist Myths, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1985, pp. 277-290.
63
frontières établies et définies de la création et de la représentation au travers de médiums
comme le cinéma, la sculpture ou la photographie.
Au sein d’une série, les images existent par relation entre elles et avec d’autres medias.
Elles ne sont pas des objets autonomes, d’autant plus lorsqu’elles traitent de
problématiques documentaires : « Cette façon de raisonner implique que la photographie
est une pratique à multiples facettes, une caractéristique étendue de notre monde qui fait se
croiser des champs de référence »2.
1
Ibid., p. 277.
2
« this way of reasoning implicates photography as a multi-faceted, expanded feature of our living that cross-references
fields », traduction de Nadège ABADIE, CRAMEROTTI Alfredo, « Some notes on expanded photography », « Right
here, right now », Exposures from the public realm, Format International Photography Festival, Quad/Format, Derby,
2011, p. 72.
3
« Perhaps, indeed, photography’s expanded field, unlike sculpture’s, might even have to be imagined as a group of
expanded fields, multiple sets of oppositions and conjugations, rather than any singular operation. », traduction de
Nadège ABADIE, BAKER George, « Photography’s Expanded Field », October, n°114, automne 2005, p. 124.
64
Ceci est en partie dû à la nature reproductible des images qui peuvent être imprimées,
scannées, reproduites sur de multiples supports papiers, numériques ; elles peuvent être
projetées ou exposées dans des galeries, dans des espaces publiques, diffusées sur Internet,
à la télévision… Cette « expansion spatiale »1 est caractéristique du fait que ce n’est plus
tant quelle information est délivrée mais comment2 elle est délivrée. Et la photographie, par
son déploiement, étend la variété des modalités de sa diffusion.
Interrogeons ce comment.
1
« spatial expansion of photography », traduction de Nadège ABADIE, Ibid., p. 138.
2
« If today the important element is not "what" information is delivered but "how", then what is essential to understand
are the forms of communication that brinf us the information. », traduction de Nadège ABADIE, CRAMEROTTI
Alfredo, « Some notes on expanded photography », « Right here, right now », Exposures from the public realm, op. cit.,
p. 73.
3
Les espaces de l'image, le mois de la Photo à Montréal 2009, sous la direction de Gaëlle MOREL, Édition Mois de la
Photo à Montréal, 2009, 296 p.
4
LUGON Olivier, « L’exposition moderne de la photographie », Les espaces de l'image, le mois de la Photo à Montréal
2009, sous la direction de Gaëlle MOREL, Édition Mois de la Photo à Montréal, 2009, p. 203.
5
CHEVRIER Jean-François, Photo-Kunst, du XXème siècle au XIXème siècle, aller et retour, Stuttgart, Staatsgalerie,
1989, 413 p.
65
La diversité des usages de la photographie, ouvre un champ des possibles d’exposition.
À la question qu’est-ce que l’espace, Michel Guérin répond « C’est ce qui est ouvert patent
(pateo, d’où spatium). Ce qui, plus exactement, s’ouvre en accueillant un ou une hôte, des
figures, des images, des mouvements, des traces. »1. Ainsi, étant donné que le champ des
pratiques et de diffusion de l’image est élargi et ouvert, comme nous l’avons vu
précédemment, c’est cette rencontre de l’objet par essence reproductible, qu’est la
photographie, et de l’événement singulier de l’exposition qui permet de créer un nouvel
espace de re-présentation.
« Si les processus de réalisation, le sens et l’esthétique des œuvres sont en général étudiés
avec précision, la technicité et la mise en situation des images, jugées probablement trop
prosaïque, restent au contraire souvent ignorées. »2. C’est cette mise en espace qui permet
de donner à voir une seconde fois la photographie dans un contexte singulier,
temporellement borné et élaboré. L’espace contribue au sens global de l’exposition.
B. LA PHOTOGRAPHIE ÉTENDUE
1
GUÉRIN Michel, L’espace plastique, Édition Part de l’œil, 2008, p. 14.
2
MOREL Gaëlle, Les espaces de l'image, le mois de la Photo à Montréal 2009, Édition Mois de la Photo à Montréal,
2009, p. 151.
3
« The idea of expanded photography is an attempt (one among many) to make sense of photography "in excess", that is,
how it transcends its established definition. », traduction de Nadège ABADIE, CRAMEROTTI Alfredo, « Some notes on
expanded photography », « Right here, right now », Exposures from the public realm, op. cit., p. 72.
66
a. Le montage : décomposer, recomposer, élever
Ensuite intervient une deuxième forme de montage qui conditionne la réception des objets
représentés. Ce deuxième temps correspond littéralement à l’action de monter et de mettre
en place les objets documentaires dans un espace d’exposition. Dès lors, se dressent des
pans permettant de mettre en évidence et en espace les photographies et autres medias
exposés.
C’est ce montage qui nous intéresse particulièrement ici puisque l’agencement des objets
documentaires permet leur représentation en perspective. Cela accroît leur volume et
souligne l’existence d’un espace de déambulation, de cheminement pour le regardeur.
Cette représentation en perspective définit également un hors-champ au sein duquel évolue
le public.
1
http://www.nytimes.com/packages/html/nyregion/1-in-8-million/index.html. Consulté le 3 mars 2012.
2
« Simon juxtaposes the visual and the textual in a kind of montage which is neither totalising neither teleological »,
traduction de Nadège ABADIE, BHABHA Homi, « Beyond Photography », A Living Man Declared Dead and Others
Chapters, Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin et MACK, 2011, p. 15.
67
Ce hors-champ participe à la création d’un espace imaginaire qui permet au regardeur
d’appréhender l’ensemble de l’exposition de façon singulière et personnelle. Car si
montages il y a, ceux-ci ne répondent à aucune question, au contraire : ils amènent le
spectateur à se poser des questions, à lui-même effectuer des liaisons, des combinaisons…
ce sont des montages ouverts.
1
RAULT Jean, De l'instantané à la durée (1), op. cit., p. 13.
2
Ibid., pp. 13-14.
3
Ibid.
68
L’installation est en ce sens un dispositif de monstration et elle prend, dans un premier
temps, toute son importance dans le cadre de l’exposition d’une série. C’est par
l’agencement de chaque fragment de cet ensemble dans l’espace que le regardeur pourra
voir, ressentir, aller vers, oublier, passer, accorder de l’importance à telle photographie.
Dans un second temps, parce que notre sujet concerne le documentaire sériel
photographique, la mise en espace des autres medias que sont les textes, les légendes, les
sons, les vidéos… prend également toute son importance. Par la scénographie choisie, ces
objets documentaires sont mis en évidence car mis en perspective dans un espace délimité.
Cependant, l’exposition ne se résume pas à la somme des clichés re-présentés mais bien à
l’articulation faite entre chacun d’eux, aux espaces autour et entre. Et il faudrait peut-être
envisager de définir autrement « l’exposition ». À propos de l'exposition « The Family of
Man » la photographe Barbara Morgan allait jusqu'à dire qu'il ne s'agissait pas uniquement
d'une nouvelle façon de donner à voir des photographies mais bien d'un nouveau médium
dont l'appellation même d' « exposition » se révèlerait réductrice. Elle évoquait l’hypothèse
de redéfinir ce dispositif de monstration : « quelque chose d'aussi tranchant que "film" ou
"TV" pour désigner des photographies comme éléments d'un tout et un tout qui provoque
une expérience spécifique chez le spectateur. Certains ont suggéré "mosaïque
photographique", "édition tridimensionnelle", "film d'images arrêtées", mais aucun n'est
satisfaisant – trop lourd, pas assez précis. »1.
1
MORGAN Barbara, « The Theme Show : a Contemporary Exhibition Technique », Aperture, vol. 3, n°2, « The
Controversial Family of Man », 1955, p. 24.
2
PROUST Marcel, À la recherche du temps perdu, tome III, Le Temps retrouvé, Paris, Gallimard, Collection La Pléiade,
1954, p. 865.
69
c. Analyse de la scénographie de Correction de Fiona Tan
Nous tenons à préciser qu’il s’agit bien d’une œuvre de vidéaste cependant, cette artiste
« se réapproprie l'histoire de la photographie et confond l'immobilité de l'une, la
photographie, en la transvasant dans la durée de l'autre, la vidéo, pour créer des effets de
sens et générer un point de vue politique ou métacritique. »2. En cela, il nous semble
justifié de rendre compte de la mise en espace de ces vidéos.
Correction est donc une installation composée de six vidéos en couleurs (copies de
sauvegarde betacam), six vidéoprojecteurs, six lecteurs de DVD, six amplificateurs, six
enceintes et six écrans de projection translucides de 145 cm par 110 cm. Le tout est agencé
en cercle autour de six bancs faisant face à chaque écran suspendu.
1
MOREL Gaëlle, Les espaces de l'image, le mois de la Photo à Montréal 2009, op. cit., p. 156.
2
HABIB André et PACI Viva, « Exposer, entre photographie et cinéma », Les espaces de l'image, le mois de la Photo à
Montréal 2009, sous la direction de Gaëlle MOREL, Édition Mois de la Photo à Montréal, 2009, pp. 191-192.
70
Illustration 10 : Fiona Tan, image de la scénographie de Correction, au New Museum of Contemporary Art, à New-York,
du 8 avril au 8 juin 2005, [En ligne], disponible sur http://www.fionatan.nl/works/15
La scénographie prend tout son sens lorsque le sujet même d’un travail entre en écho avec
la mise en scène. Forme et sens se répondent. En effet, ici, les prisonniers et les gardiens
sont le sujet de Correction. Cette disposition en cercle devient primordiale ; elle sert le
propos car elle fait référence au modèle de prison développé par le philosophe Jeremy
Bentham au dix-huitième siècle : le panoptique.
Le principe de cette architecture carcérale repose sur le fait que celui qui observe, qui se
trouve donc au centre de la structure, est capable d’observer tous les prisonniers sans que
ceux-ci puissent savoir s’ils sont surveillés. Un sentiment d’omniscience invisible doit dès
lors se crée. Fiona Tan instaure une sorte de pouvoir dans le regard du spectateur qui, assis
sur ces bancs, est susceptible de surveiller ceux qu’il voit.
Cependant, contrairement au panoptique de Jeremy Bentham, où celui qui observe est logé
dans une tour centrale en hauteur, Fiona Tan place ici les portraits des détenus et des
gardiens en hauteur. Leurs portraits s’émancipent du mur, ils sont suspendus dans l’air, les
murs sont loin : cet allègement tend à inverser le rapport de force du regard. C’est les
spectateurs qui sont plus bas que les écrans : s’instaure une « modulation du champ de
71
vision »1, la mise en scène permet l’ « émergence d’un espace purement mental, une
véritable exposition de pensée »2 et les spectateurs prennent conscience de l’enfermement
et du pouvoir du regard. Fiona Tan invite le public à remettre en question les préjugés qu’il
peut avoir concernant les personnes incarcérés ou travaillant dans des prisons.
Ne faut-il pas se tourner vers la mise en scène d’images fixes qui permet de mettre en
évidence les espaces de l’image : l’autour, l’entre et la surface plane de celle-ci. Et par
conséquent considère le spectateur comme un acteur de cette mise en scène, actif.
a. L’expérience du regardeur
1
LUGON Olivier, « L’exposition moderne de la photographie », Les espaces de l'image, le mois de la Photo à Montréal
2009, op. cit., p. 209.
2
Ibid.
3
HABIB André et PACI Viva, « Exposer, entre photographie et cinéma », Les espaces de l'image, le mois de la Photo à
Montréal 2009, op. cit., p. 191.
4
« Expanded photography is, thus, about experiential truth. », traduction de Nadège ABADIE, CRAMEROTTI Alfredo,
« Some notes on expanded photography », « Right here, right now », Exposures from the public realm, op. cit., p. 74.
72
et ce sont les images qui restent mobiles »1. Il faut donc tenir compte de la mobilité du
regardeur et du fait qu’il effectue un parcours pour voir les photographies, il participe
activement : son corps et son esprit sont mobilisés et interpellés.
L’exposition est le lieu d’une expérience pour celui qui s’y rend : « mettre le spectateur en
mouvement, ce serait le délivrer de sa supposée passivité spectatorielle pour en faire un
agent actif, le réveiller en tant qu'individu et sujet responsable, et par là même le "mettre en
mouvement" jusque dans l'action collective – son propre mouvement accompagnant en
quelque sorte celui de l'histoire. »2. Il est nécessaire de travailler sur les images mais
également sur le parcours du regardeur, les mouvements de son corps, son rythme : « un
bon scénographe est aussi attentif à l'œil du spectateur qu'à ses pieds »3, il « trace la route
du spectateur non seulement spatialement mais aussi psychologiquement »4.
À cette expérience de parcours, s’ajoute une expérience sensible évoquée par Edward
Steichen lorsqu’il déclare qu’il existe un effet miroir du spectateur qui est susceptible de se
reconnaître dans les images des autres ; et surtout le fait qu’il s'admire « comme partie
d'une communauté de visiteurs dont il partage consciemment un moment d'émotion »5.
Tous sont livrés au même spectacle, ils se voient voir en même temps. C’est à la fois une
expérience collective et personnelle.
1
STEICHEN Edward, « Photo Exhibit Shows Drama of U.S. At War », Illinois News, 31 mars 1943, cité et traduit par
Oliver LUGON dans « L’exposition moderne de la photographie », Les espaces de l'image, le mois de la Photo à
Montréal 2009, op. cit. p. 208.
2
LUGON Olivier, « L’exposition moderne de la photographie », Les espaces de l'image, le mois de la Photo à Montréal
2009, op. cit. p. 204.
3
BAYER Herbert Bayer et RUDOFSKY Bernard, « Notes on Exhibition Design », Interiors, vol. 106, n°12, juillet
1947, p. 64.
4
Ibid., p. 68.
5
LUGON Olivier, « L’exposition moderne de la photographie », Les espaces de l'image, le mois de la Photo à Montréal
2009, op. cit., pp. 209-210.
6
Ibid., p. 205.
73
Marcel Duchamp avait ce mot : « Ce sont les regardeurs qui font les tableaux » ; afin
d’enrichir notre réflexion, nous pouvons avancer le fait que l’action interprétative du
spectateur et les discontinuités spatiales ou rythmiques présents au sein d’une exposition
servent le propos documentaire.
Cet entre, Michel Guérin le définit bien en appuyant son propos sur le fait que nous
avons tendance à privilégier l’œuvre photographique, picturale, filmique… en tant que
« présence chosale, irradiante »2 en réduisant l’espace à une démarcation entre l’œuvre et
l’espace réel de réception ; or, il existe un troisième espace : l’espace d’exposition où il est
permit à l’œuvre de « respirer et de se déployer »3, « nombre de propositions
contemporaines sont immédiatement des multiplicités ; loin de s’ajuster à un support
physique, elles débordent et donnent à penser que le potentiel pèse autant, dans
1
RAULT Jean, De l'instantané à la durée (2), séminaire de photographie janvier-juin 1993, D.R.A.C. Haute Normandie
et École d'Art du Havre, 1993, p. 10.
2
GUÉRIN Michel, L’espace plastique, op. cit., p. 14.
3
Ibid.
74
l’installation, que l’actuellement tangible et que la rampe d’accès mentale du "spectateur"
est requise pour que l’œuvre se mette en espace, crée la distance, comme telle signifiante,
qu’un regard prévenant sollicite. »1.
Cet entre, ces entres, nous les observerons plus précisément dans une des scénographies de
l’exposition A living man declared dead and Others Chapters de Taryn Simon sur laquelle
nous nous pencherons plus tard. Mais nous pouvons remarquer que lorsque cette
photographe américaine évoque et décrit sa scénographie extrêmement ordonnée et
systématique, elle déclare qu’« à bien des égards, si quelque chose devait être établi, ce
serait dans ces interstices, dans ces espaces entre les informations qu’[elle] présente. C’est
dans ces espaces que quelque chose ce transmet. »2.
Nous comprenons ici que ces « informations » sont les différents medias utilisés pour
composer ce documentaire photographique : les textes, les légendes, les photographies, les
documents reproduits.
Et par rapport à une série, ces interstices permettent d’établir des raccords et d’articuler
chaque fragment de la série pour mettre en évidence le sujet : « Or, la considération de
l’espace fait venir au premier plan le discontinu ou le discret, la relation plus que la fusion,
la distance plus que la juxtaposition, le multidimensionnel plutôt que la dichotomie, les
irrégularités intéressantes au lieu de la symétrie attendue. »3. Le regardeur et les
photographies sont donc intimement liés par une relation construite au fur et à mesure du
parcours effectué par celui qui appréhende la série.
« L’art n’a plus une seule composante (l’œuvre), ni même deux (l’œuvre et le spectateur),
mais trois : l’œuvre, le spectateur et l’entre-deux ; un entre-deux fait de tout ce qui permet
à l’œuvre d’entrer en rapport avec un spectateur et réciproquement, ou encore – au choix –
1
Ibid.
2
« So in many ways, if something were to be established, it’s in the gaps between all of this information that I present.
It’s in the spaces between that’s something conveyed », traduction de Nadège ABADIE, SIMON Taryn, A Living Man
Declared Dead and Others Chapters at the Neue Nationalgalerie, Berlin, [En ligne], mis en ligne le 6 novembre 2011.
URL : http://www.youtube.com/watch?v=9XXkLOg37Yk&feature=related. Consulté le 8 mai 2012.
3
GUÉRIN Michel, L’espace plastique, op. cit., pp. 14-15.
75
de tout ce qui s’interpose entre l’œuvre et son spectateur. »1. Comme l’écrit Jean Rault,
s’opère une suture au sein même de l’exposition d’une série : ce sont des liaisons et des
raccords infinis qui se fabriquent entre les informations données à voir au public, ce sont
des expériences de lecture et d’interprétation propre à chaque personne.
C’est cette suture opérée par le regardeur qui permet de mettre en évidence le contenu de
chaque photographie appartenant à une série systématique ; de lier le fragmentaire à la
totalité : « Cet espace signifiant et liminaire, situé entre la limite de la photographie et
l’émergence d’autres formes figuratives, aspire au déplacement. »2
Parce que l’exposition A Living Man Declared Dead and Others Chapters de Taryn
Simon témoigne de tout ce que nous évoquons depuis le début de notre réflexion, il nous
semble pertinent de l’analyser. Nous nous centrerons plus spécifiquement sur sa
scénographie à la Neue Nationalgalerie, à Berlin, du 22 septembre 2011 au 1er janvier
2012.
Taryn Simon est une photographe américaine dont le travail documentaire prend
systématiquement la forme de séries. De 2008 à 2011, elle a parcouru le monde a la
recherche de lignées et de leurs histoires singulières. Dix-huit familles dont chaque
membre a été portraituré de manière systématique, selon un protocole très précis. Taryn
Simon a écrit les textes correspondant aux histoires de chaque famille et a rassemblé des
documents attestant de la véracité de leurs propos et de leur vécu.
1
HEINICH Nathalie, Faire voir, l’art à l’épreuve de ses médiations, Édition Les Impressions Nouvelles, 2009, p. 12.
2
« This liminal, signifying space, in between the edge of photography and the emergence of other representational
forms, is open to the desire of translation. », traduction de Nadège ABADIE, BHABHA Homi, « Beyond Photography »,
A Living Man Declared Dead and Others Chapters, op. cit., p. 15.
76
Illustration 11 : Taryn Simon, image de la scénographie de A Living Man Declared Dead and Others Chapters, à la Neue
Nationalgalerie, à Berlin, du 22 septembre 2011 au 1er janvier 2012, [En ligne], disponible sur
http://tarynsimon.com/installation_livingman_berlin.php
Ce travail est répertorié comme dans un livre, selon dix-huit chapitres. Chaque chapitre est
un triptyque qui se lie séquentiellement de gauche à droite. Et nous pouvons remarquer que
les trois panneaux s’articulent comme les pages d’un livre : le premier représentant la page
de gauche, celui du milieu la tranche du livre et le dernier la page de droite. Chaque
chapitre s’étend en moyenne sur 213,40 x 201,7 cm.
Chaque lignée, donc chaque chapitre est composé de trois segments (Annexe 2 p. 108).
Le premier panneau est un modèle d’ordre et de séquence, Taryn Simon le qualifiant elle-
même « extrêmement ordonné »1. Ce sont des portraits pris de façon systématique, de face,
avec le même fond couleur ivoire. Leur équivalence est flagrante et la répétition de la
présence ou de l’absence des personnes crée un véritable motif significatif et propre à la
lignée. Notons l’importance des portraits vides qui questionnent ici le hors-champ par
l’évocation d’une présence hors-cadre, donc au-delà de la photographie (Annexe 2 p. 109).
1
« extremely ordered », traduction de Nadège ABADIE, SIMON Taryn, TateShots, A Living Man Declared Dead and
Others Chapters at the Tate Modern, London, [En ligne], mis en ligne le 2 juin 2011. URL :
http://www.youtube.com/watch?v=lBatctT7iFo. Consulté le 8 mai 2012.
77
Ils représentent des individus qui ne pouvaient pas être présents, la raison de leur absence
est donnée dans le panneau réservé aux textes et légendes.
Illustration 12 : Taryn Simon, image d’un des dix-huit chapitres composé des trois panneaux de A Living Man Declared
Dead and Others Chapters, à la Neue Nationalgalerie, à Berlin, du 22 septembre 2011 au 1er janvier 2012, [En ligne],
disponible sur http://tarynsimon.com/installation_livingman_berlin.php
Le deuxième panneau comprend les textes et les légendes des photographies. Il permet aux
« petites étincelles de contingence »1 de devenir visibles, grâce à la lecture des textes écrits
par Taryn Simon où elle explique ce qui l’a amenée à choisir cette famille. « La
contingence ne s’étend pas uniquement au récit. La contingence est aussi une condition
formelle de la relation entre image et texte ; leur conjonction dans cet espace interstitiel qui
s’ouvre entre la photographie et le récit et qui prépare le terrain pour un déplacement de
l’image vers le texte, et vice versa. »2. La présence de cette prose indique l’intérêt de Taryn
Simon pour les entre, ces espaces entre les informations visuelles et textuelles où le sens
est capable de surgir par l’action de celui qui regarde : « Ce qui m’intéresse c’est l’espace
1
« tiny spark of contingency », traduction de Nadège ABADIE, BHABHA Homi, « Beyond Photography », A Living
Man Declared Dead and Others Chapters, op. cit., p. 17.
2
« The contingency does not merely lie in the narrative. Contingency is also a formal condition of the relationship of
image and text ; their conjunction in that interstitial space that opens up in between the photograph and the narrative and
prepare the ground for a translation of image into text, and vice versa. », Ibid.
78
invisible situé entre le texte et les images : comment l’un informe et transforme l’autre
dans un mouvement de va-et-vient »1.
Le troisième et dernier panneau, the footnote images le plus fragmentaire. Nous pouvons y
trouver des documents complémentaires comme des photographies de papiers d’identité,
d’archives, des coupures de presse, des plans, des peintures, des captures d’écrans
télévisés… en relation avec l’histoire de la famille. Ce panneau joue un rôle assez
marginal : il est le lieu d’une mise en page aléatoire et le regardeur peut éprouver une
certaine frustration de par les lacunes documentaires de ces fragments. Ici, ce n’est pas
uniquement le contenu des documents reproduits qui est important mais bien la liaison
qu’il permet d’établir entre les deux premiers panneaux. Le désordre apparent contraste
avec l’inaltérabilité de la lignée et le systématisme des portraits2. Sa marginalité est en
vérité un élément nécessaire à l’ensemble documentaire. En effet, il s’insert dans les
interstices entre les différents portraits et les textes ou légendes : « Cela confronte la
sérialité sanguine de la lignée avec des événements aléatoires et contingents, des accidents
et de la violence. Le désordre des photographies complémentaires contraste avec l’ordre
inéluctable de la lignée […] Cependant leur caractère aléatoire tend à s’opposer à la
linéarité de la prose, et l’ouvre à de plus amples interprétations et interrogations. »3.
1
« I’m interested in the invisible space between text and images : how one informs and transforms the other back-and-
forth », traduction de Nadège ABADIE, SIMON Taryn, Behind the scenes, Taryn Simon : A Living Man Declared Dead
and Others Chapters, MoMA, [En ligne], mis en ligne le 30 avril 2012. URL :
http://www.youtube.com/watch?v=ImX648BEVig. Consulté le 8 mai 2012.
2
SIMON Taryn, TEDTalks, The stories behind the bloodlines, [En ligne], mis en ligne le 17 avril 2012. URL :
http://www.youtube.com/watch?v=vvhiN_qq6oo&feature=related. Consulté le 8 mai 2012.
3
« It confronts the sanguine seriality of the bloodline with random and contingent events, accidents and violence. The
disorder of the footnote photographs stands in contrast to the ineluctable order of the bloodline […] However their
randomness contests the linearity of the prose, and opens it up to further interpretation and interrogation. », traduction de
Nadège ABADIE, BHABHA Homi, « Beyond Photography », A Living Man Declared Dead and Others Chapters, op.
cit., p. 19.
4
http://www.tarynsimoninberlin.org/index.php?id=1029. Consulté le 8 mai 2012.
79
l’histoire d’une de ces familles, il entre véritablement en rapport avec celle-ci puisqu’il se
trouve coupé de tout contact avec les autres chapitres.
Il s’agit d’un face-à-face qui n’existait pas lors de l’exposition à la Tate Modern, puisque
les chapitres s’adaptaient aux murs. Ici, la sérialité, la répétition et la distinction de chaque
lignée est mise en évidence par cet alignement rigide et systématique des caissons noirs.
Dans un deuxième temps, l’apport des textes, des légendes et des photographies
complémentaires permet de véritablement créer un objet documentaire pour chaque
famille. Le regardeur doit nécessairement faire l’effort d’articuler ce qu’il y a entre les
informations visuelles et textuelles : « Cette accumulation d’une multitude d’images et
d’histoires constitue une archive […] mais l’archive n’existe que parce qu’il demeure
quelque chose qui ne peut pas nécessairement être articulé : quelque chose est énoncé dans
les espaces entre les informations recueillies. »2. Le regardeur a la possibilité de se figurer
quelque chose de l’histoire de la famille, des histoires.
1
« The regularity of the arrangement and repetition of form suggests that these portraits should be perused as collective
evidence rather than for signs of personal character. », traduction de Nadège ABADIE, BATCHEN Geoffrey,
« Revenant », A Living Man Declared Dead and Others Chapters, Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin et
MACK, 2011, p. 739.
2
« This mass piles of images and stories forms an archive […] but archive exists because there is something that can’t be
necessarily articulated : something is said in the gaps between all this informations collected », SIMON Taryn,
TEDTalks, The stories behind the bloodlines, op. cit.
80
Enfin, grâce à ces objets documentaires et à leur mise en espace, le spectateur se déplace. Il
se meut et s’émeut : « Cela installe un rythme de lecture caractéristique ; vous regardez les
images de loin, et, intrigué, vous vous rapprochez pour lire le texte, puis vous reculez pour
regarder à nouveau, de façon plus attentive et avec un regard mieux informé. »1.
Illustration 13 : Taryn Simon, image de la scénographie de A Living Man Declared Dead and Others Chapters, à la Neue
Nationalgalerie, à Berlin, du 22 septembre 2011 au 1er janvier 2012, [En ligne], disponible sur
http://tarynsimon.com/installation_livingman_berlin.php
1
« This sets up a distinctive viewing rythm ; you see the pictures from afar, and, intrigued, step in close to read the text,
and then step back to look again, more closely and with a more informed eye. », traduction de Nadège ABADIE,
BATCHEN Geoffrey, « Revenant », A Living Man Declared Dead and Others Chapters, op. cit., p. 741.
81
CONCLUSION
Au-delà de donner à voir, cette photographie donne à penser. Elle sort le regardeur de sa
torpeur médiatique. Contrairement à la photographie d’instant décisif, perçue comme le
paroxysme d’un évènement, qui marque le regardeur, la photographie du temps faible et
lent l’imprègne. Contrairement à l’événement spectaculaire, elle peut imprégner le
regardeur par analogie à sa propre existence ordinaire ; il peut se reconnaître, se projeter.
C’est le point de départ d’une expérience, d’une réflexion et pour cela, il est nécessaire de
prendre le temps.
La photographie, au sein de la série, devient alors image moment, au sens où elle se déploie
dans le temps mais aussi dans l’espace. Du temps est nécessaire pour l’appréhender et c’est
ce qui nous permet de faire l’expérience de l’endotique, aux antipodes de l’exotisme.
Une re-construction s’opère, au service de l’ordinaire, grâce à la concordance de différents
media : photographie et son par exemple, qui par leur complémentarité permettent au
temps de l’image de se prolonger et de devenir moment. Une dimension supplémentaire
jaillit : de la surface plane de la photographie nous passons à une photographie en volume.
L’image moment enveloppe le regardeur.
1
PEREC George, « Approches de quoi ? », L’infra-ordinaire, op. cit., p.12.
82
visuelles et sonores exposées. Le regardeur, au sein de ce dispositif, se meut, il le parcourt,
et s’émeut.
1
« In disseminating photography’s mode of signification across other aesthetic media and cultural practices, translation
ensures the survival of the image. Simon is right to suggest that it is the nature of photography to mutate into other
questions and discourses. », traduction de Nadège ABADIE, BHABHA Homi, « Beyond Photography », A Living Man
Declared Dead and Others Chapters, op. cit., pp. 15-17.
83
MOTS CLÉS POUR LE RÉFÉRENCEMENT INTERNET
84
PRÉSENTATION DE LA PARTIE PRATIQUE
LA LOGE
Je me suis mise à interroger ce qui ponctue mon quotidien, dans le détail. Chaque jour,
lorsque je rentre chez moi, je passe dans le hall d’entrée et devant la loge de ma concierge.
La loge est toujours allumée, un léger voile pour un peu d’intimité. Ma concierge regarde
toujours qui est là, discrètement. Un coup d’œil bref.
Ce que je sais d’elle : elle s’appelle Isabelle, est portugaise, a deux enfants en bas âge, son
mari travaille dans le bâtiment.
Elle connaît chaque habitant de l’immeuble. Les yeux et les oreilles de l’immeuble, c’est
elle. Les talons des femmes qui claquent au sol, le grincement de chaque marche de
l’escalier, la délicatesse ou la brutalité avec laquelle la porte de l’ascenseur se ferme, les
cris, les chuchotements… Elle observe, elle sait.
1
PEREC Georges, « Approches de quoi ? », L’infra-ordinaire, Éditions du Seuil, La Librairie du XXIème siècle, p. 11.
(Annexe 1 pp. 103-105).
85
En lisant la Sociologie de Paris de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, j’ai appris
que dans les beaux quartiers de Paris, plus de la moitié de la population y résidant est
étrangère et la majorité d’entre eux est au service de particuliers en travaillant en tant que
gardiens d’immeubles, femmes de ménage, etc. Ils sont portugais, espagnols ou marocains
pour la plupart. Comme Isabelle.
Les histoires de ces personnes et leur présent, c’est ce que je souhaite capter et révéler.
Illustrations 14, 15 et 16 : les lettres envoyées et celles refusées, Paris, avril 2012, photographies de Nadège Abadie.
J’ai rencontré et photographié neuf concierges : Sybèle, Mariela, Abder, Manuela, Marie-
José, Frédérique, Paula, une autre Paula, et Elisabeth. À chaque fois, nous nous
entretenions dans leur loge. Je les enregistrais se raconter, parler de leur quotidien, de leurs
tâches, des locataires, des copropriétaires, de leurs familles… pendant parfois plusieurs
heures. Venait ensuite le temps de la photographie, en confiance. Parce que je pense que
l’expressivité de la forme sérielle permet de révéler de l’ordinaire, du quotidien et de
mettre en lumière la singularité de chaque concierge, j’ai établi un protocole de prise de
vue systématique.
86
Je prenais la photographie toujours à la même distance du centre de la porte de la loge,
4,90 mètres. Mon appareil était sur pied, à 1,10 mètre du sol. Ma focale était de 17 mm sur
un capteur APS-C, à ouverture constante f/2.8.
À chaque fois, je voulais que la concierge n’occupe qu’une petite partie de l’image pour
que le regardeur la cherche tout en tenant compte de la distance qui les sépare. Et parce que
je pense qu’il est important de situer les personnes photographiées dans leur
environnement et de documenter ces situations avec une certaine distance, qui
paradoxalement met en valeur les sujets.
Enfin, l’essentiel pour moi réside dans la concordance de leur parole enregistrée et de leur
photographie, volontairement distanciée. Ils se livrent avec les mots et restent réservés
avec l’image. Nous entendons leur parole de l’intérieur, nous les voyons de l’extérieur :
c’est à ce moment là que l’objet documentaire donne à penser.
En montrant peut, il stimule l’imaginaire du regardeur par le son et l’image. Il peut dès lors
se figurer l’intérieur de la loge, l’apparence de la concierge au son de sa voix, à la manière
dont elle regarde, tire les rideaux… ce qui le meut.
J’expose dans un espace de passage, facile d’accès, comme une rue. J’ai donc
choisi un couloir dans l’école. J’ai réalisé ce que j’appelle sept objets documentaires
composés chacun d’un tirage grand format (60x90cm), contrecollé, dans une caisse
américaine noire pour laisser de l’espace entre la photographie et le cadre et permettre d’y
placer des enceintes diffusant la parole du concierge photographié.
87
88
RESSOURCES BIBLIOGRAPHIQUES
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100
INDEX DES ILLUSTRATIONS
101
SOMMAIRE DES ANNEXES
102
ANNEXES
Annexe 1
Ce texte de George Perec a été le point de départ de ma réflexion. Ces mots font écho à ce
qui me meut depuis longtemps. Il a guidé ma pensée tout au long de l’écriture de ce
mémoire de recherche, m’a appris à m’interroger et à voir.
103
Les raz-de-marée, les éruptions volcaniques, les tours qui
s'écroulent, les incendies de forêts, les tunnels qui s'effondrent,
Publicis qui brûle et Aranda qui parle! Horrible ! Terrible !
Monstrueux ! Scandaleux ! Mais où est le scandale ? Le vrai
scandale ? Le journal nous a-t-il dit autre chose que: soyez
rassurés, vous voyez bien que la vie existe, avec ses hauts et ses
bas, vous voyez bien qu'il se passe des choses.
Les journaux parlent de tout, sauf du journalier. Les journaux
m'ennuient, ils ne m'apprennent rien; ce qu'ils racontent ne me
concerne pas, ne m'interroge pas et ne répond pas davantage aux
questions que je pose ou que je voudrais poser.
Ce qui se passe vraiment, ce que nous vivons, le reste, tout le reste,
où est il ? Ce qui se passe chaque jour et qui revient chaque jour,
le banal, le quotidien, l'évident, le commun, l'ordinaire, l'infra-
ordinaire, le bruit de fond, l'habituel, comment en rendre compte,
comment l'interroger, comment le décrire ?
Interroger l'habituel. Mais justement, nous y sommes habitués.
Nous ne l'interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne
pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s'il ne
véhiculait ni question ni réponse, comme s'il n'était porteur
d'aucune information. Ce n'est même plus du conditionnement,
c'est de l'anesthésie. Nous dormons notre vie d'un sommeil sans
rêves. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est
notre espace ?
Comment parler de ces " choses communes ", comment les traquer
plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans
laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une
langue : qu'elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous
sommes.
Peut-être s'agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie: celle
qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si
104
longtemps pillé chez les autres. Non plus l'exotique, mais
l'endotique.
Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons
oublié l'origine. Retrouver quelque chose de l'étonnement que
pouvaient éprouver Jules Verne ou ses lecteurs en face d'un
appareil capable de reproduire et de transporter les sons. Car il a
existé, cet étonnement, et des milliers d'autres, et ce sont eux qui
nous ont modelés.
Ce qu'il s'agit d'interroger, c'est la brique, le béton, le verre, nos
manières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps,
nos rythmes. Interroger ce qui semble avoir cessé à jamais de nous
étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes; nous
marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers,
nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons
dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ?
Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez.
Faites l'inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur
la provenance, l'usage et le devenir de chacun des objets que vous
en retirez.
Questionnez vos petites cuillers.
Qu'y a-t-il sous votre papier peint ?
Combien de gestes faut-il pour composer un numéro de téléphone ?
Pourquoi ?
Pourquoi ne trouve-t-on pas de cigarettes dans les épiceries ?
Pourquoi pas ?
Il m'importe peu que ces questions soient, ici, fragmentaires, à
peine indicatives d'une méthode, tout au plus d'un projet. Il
m'importe beaucoup qu'elles semblent triviales et futiles: c'est
précisément ce qui les rend tout aussi, sinon plus, essentielles que
tant d'autres au travers desquelles nous avons vainement tenté de
capter notre vérité. »
105
Annexe 2
106
107
Annexe 3
Détails de quelques chapitres de A Living Man Declared Dead and Other Chapters de
Taryn Simon, 2011, in http://tarynsimon.com/works_livingmanindex.php
108
Ci-dessus, un détail du premier panneau du Chapitre I : les portraits vides.
Ci-dessous, un détail du premier panneau du Chapitre III.
109
Annexe 4
Entretien avec Stéphanie Solinas, réalisé par Nadège Abadie le 2 avril 2012.
À propos de votre travail sur le(s) Dominique Lambert, pourquoi avoir choisi de le réaliser
de façon protocolaire et systématique ?
Avec Dominique Lambert, il y avait cette envie d’explorer les différents modes de l’identité
qui sont utilisés donc évidemment la photographie mais aussi le dessin, le portrait robot, le
texte aussi… principalement des éléments visuels donc. Et en fait la série c’est l’anti
instant décisif et moi, ce qui m’intéresse dans ce processus de portrait systématique c’est
l’anti sacralisation de la personne que l’on représente. Justement j’ai envie de le
représenter parce que c’est quelqu’un qui existe sans être rien de particulier ! C’était le
titre de mon exposition à la Maison Rouge des Dominiques Lambert parce que justement
ce sont des gens qui n’ont rien de particulier que je choisi de les représenter. Et du coup la
question de la série devient un véritable choix. Il faut définir une population d’étude qui
aurait ce critère de singularité quelconque, c’est un terme que j’aime bien, d’Agamben.
C’est à la fois quelqu’un de très uniforme mais à chaque fois l’identité et la singularité est
toujours irréductible. Et du coup c’était à la fois un et les autres.
Et ce que j’aime dans les dispositifs c’est d’essayer de proposer quelque chose d’assez
carré où on a l’impression qu’on a pensé à tout et puis finalement…
110
Qu’est-ce qu’une série photographique ? Comment la définir ?
Je vois ça comme un lien, comme une constellation où l’œil voit l’ensemble des éléments et
pense le lien entre chaque étoile. Quelque chose de l’ordre du lien dynamique : ce n’est
pas du tout quelque chose de posé, d’immuable, de figé. Après dans l’idéal, une série est
appréhendée de façon différente par chaque spectateur, il y a une certaine souplesse à
l’intérieur.
Ce qui m’intéressait c’est que tout soit lié, que l’on soit dans un système de vases
communicants et que chaque décision impacte sur les autres. C’est un engrenage des
parties entre elles. Tout est lié mais il n’y a pas de dépendance.
Et quand on voit un ensemble de portraits photographiques et pas nécessairement des
portraits, donc des photos : forcément on se demande quel est le lien entre ces gens. Si on
les présente ensemble, il y en a forcément un… et l’on se demande pourquoi ces personnes
qui n’ont en apparence rien de semblable, de particulier, d’exceptionnel se retrouvent
ensemble. Et de ce fait, cela pose la question de pourquoi produit-t-on des images et
comment sélectionne-t-on celles-ci. Ce n’est pas un hasard, il y a toujours une volonté et
c’est ce qui m’intéresse moi dans la photographie : ce n’est pas l’image en tant que telle,
c’est le contexte à la fois d’invention, de réalisation, de présentation de l’image qui va
vraiment rejaillir sur l’image que l’on donne à voir. Et je me dis que c’est bien de ne pas
oublier ça.
Est-ce qu’une série n’existe que lorsque toutes les parties qui la compose sont présentées
simultanément ?
Non, pas forcément. C’est une question de temporalité… Est-ce que c’est l’idée de la série
et de savoir qu’elle existe qui peut simplement suffire aussi ?
111
Justement je suis en train de terminer un travail sur le Père-Lachaise où j’ai essayé de
préserver les dernières identités des personnes disparues, donc avec leurs photographies
sur leurs tombes. La photo a disparu : il y a juste le trou sur la tombe, la personne a
disparu, la photo a disparu, le support a disparu… et j’ai essayé de sauvegarder ce qu’il
en reste, de répertorier ; ça fait presque quatre cents images ! Et je me dis, je vais
seulement en montrer trois ! Et parce qu’il y a la série chaque image n’est pas intéressante
en soi, on ne va pas en apprendre plus en les voyant toutes mais en en voyant trois et en
sachant qu’il y en a quatre cents cela me semble important, l’idée de la série sans qu’elle
ne soit là physiquement et présentement.
Et comment s’opèrent vos choix et critères de prise de vue ? Quelle distance instaurez-
vous ?
Pourquoi y a-t-il si peu de photographies sur votre site internet ? Même peu de
photographies sur internet de vous, en général.
Moi, j’aime bien l’expérience, l’idée de quelque chose qui se passe à un moment et qui
n’est pas forcément reproductible. On décide d’aller voir cette exposition. Alors que sur
internet il y a ce flux continu et pour moi, ce que je mets sur le site c’est comme une trace
pour dire que ce travail existe, qu’il a été présenté mais c’est pas forcément ce type
d’accès qui m’intéresse… Peut-être pour pouvoir maitriser un peu plus la diffusion de mes
images et leur configuration. Je préfère les évènements cadrés dans le temps où la décision
112
de venir voir est importante. C’est une sorte de chaîne et ça pose la question de la
reproductibilité parce que c’est la même chose mais un peu différent. Comme avec les
Dominique Lambert où c’est sensé être une relation d’équivalence entre les différentes
modalités et puis finalement cette relation n’est jamais vraie à 100%. Ça ne peut pas être
une tautologie parfaite.
À propos de votre exposition actuelle Sans titre, M. Bertillon au FOAM à Amsterdam, est-
ce la première fois que vous utilisez du son au sein d’une exposition photographique ?
Alors en fait quand j’ai présenté les Dominique Lambert à la Maison Rouge, le soir du
vernissage il y avait les réels Dominique Lambert qui étaient invités, j’avais installé la
pièce centrale de l’exposition qui était le cabinet du Docteur Barbe, un psychiatre
collectionneur d’art contemporain qui était là pour les recevoir, et ça c’était enregistré et
donc pendant l’exposition les conversations entre le Docteur Barbe et les Dominique
Lambert étaient ensuite diffusées. J’avais gardé la configuration du lieu, donc deux
fauteuils qui se faisaient face et il y avait une baffle sur chaque fauteuil avec les voix qui se
répondaient. Et il y a très longtemps j’avais fait une exposition où les gens se
photographiait et mettaient leurs photos dans des sachets installés sur le mur et en même
temps il y avait des images de lieux vides qui étaient diffusés et il y avait une bande sonore
mais plus d’ambiance qui accompagnait.
Mais en tout cas pour le FOAM, c’est la première fois qu’il y a une spatialisation du son
plus consciente, du moins recherchée. C’est une pièce de taille moyenne, avec trois murs et
une baie vitrée, le son est attaché aux tirages photographiques et il y a une petite étagère
au mur profonde de quelques centimètres et le tirage est posé dessus. Il y a treize tirages,
ils sont disposés sur une même ligne avec des espaces parfois différents : il y a des tirages
qui sont seuls et d’autres présentés par bloc de deux ou trois.
Ce sont des photographies des lieux signifiants dans le parcours de vie d’Alphonse
Bertillon que j’ai établis à partir de la biographie d’Alphonse Bertillon écrite par sa nièce
qui raconte qu’à se croisement de rue il a rencontré sa femme… donc au croisement de la
rue de Rivoli et des Pyramides, j’y suis allée, j’ai pris une photo et dans le livre cette
légende est écrite et on peut la lire, c’est un extrait de la biographie. Et dans l’exposition,
113
j’avais vraiment envie que l’image soit autonome mais demeurait toujours cette question
de « Pourquoi tous ces lieux sont-ils présentés ensemble ? Y a-t-il un lien entre eux ? ». Et
s’il l’on se posait cette question il fallait que l’on puisse avoir des éléments, des petites
choses auxquels se raccrocher qui soit justement une voix qui lise ces extraits. Mais par
contre, je ne voulais pas du tout que le son soit un élément visuel donc là était la
complexité technique de la chose : il fallait que ça ait une autonomie de douze heures, que
ça soit assez petit, intelligible… je ne voulais pas qu’il y ait de haut-parleurs visibles, ni de
casques, ni que le spectateur ait à faire quelque chose, je voulais qu’il soit dans le même
contexte que lorsqu’il entend une conversation et attrape une bribe d’information : soit la
conversation intéresse et on prête l’oreille, soit ça n’intéresse pas et on oublie. Ces images
peuvent exister comme ça, j’aime bien que l’information soit présente mais je ne pense pas
que cela soit le fond du travail. Le son est une piste que l’on peut remonter.
Et si vous exposez dans un autre contexte, à un autre endroit, utiliserez-vous toujours ces
sons ?
Oui, ça sera toujours du son, je n’imprimerai pas ces extraits de texte. Pour moi c’est
l’image l’élément visuel mais il fonctionne en couple avec le son. Notre mémoire est
principalement faite de photographies mais en même temps pour son fonctionnement
j’aimais le fait que l’écoute du son soit aléatoire, que l’on entende juste un mot, que l’on
rate le début… c’est une temporalité différente par rapport à si l’on est face à un texte où
l’on commence à lire à partir du début jusqu’à la fin. Là, on est jamais sur d’avoir tout
entendu, cela ne dépend pas de nous. Par exemple, je n’avais pas envie que le son se
déclenche dès qu’un spectateur arrivait devant la photographie : ça fonctionne même s’il
n’y a personne, c’est autonome.
C’est une amie chanteuse qui a enregistré chez elle les voix en lisant les textes que je lui
avait donné, en suivant mes différentes indications sur le ton et c’est Malo Thouément qui
114
a traité les fichiers. Mais j’aime bien que chaque intervenant puisse avoir sa part de
liberté. Et après sur l’espace que la photographie occupait par rapport au mur dans le
dispositif : les photographies font à peu près dix-huit centimètres par vingt-quatre et sont
tirées sur un papier qui fait quarante-cinq centimètres par soixante afin de définir un
espace de son autour de cette photographie ; ainsi ça appartient à la photographie mais ça
aide à ce que le son ne « touche » pas la photographie parce que le son sort de cette
dernière. Après ça m’intéressait aussi d’avoir beaucoup de papier à voir, parce que ce
n’est pas une marie-louise, on voit vraiment cette matérialité du papier.
Ces sons ne sont pas off, parce que s’ils l’étaient il y aurait une spatialisation par rapport
à l’image, ça serait très proche, c’est-à-dire qu’ils seraient à droite ou à gauche de la
photographie, devant ou derrière or je pense que c’est plus diffus que ça.
Quand vous avez fait ces photographies de ces lieux, aviez-vous en tête le traitement
sonore qui vous vouliez apporter ?
Non, c’est venu après et finalement j’ai réalisé en faisant ce traitement sonore que c’est
vraiment dans cette atmosphère que j’ai réalisé ces photographies parce que j’ai beaucoup
lu ce texte et en allant sur place je les avaient en tête. Et puis surtout d’avoir le texte
imprimé, de l’avoir en élément visuel ça devient tout de suite quelque chose de sérieux,
d’officiel, de sacré… et que là cela reste plus des histoires, des bribes d’histoires. La
photographie et le texte c’est une coupe et des points de vue.
115
Annexe 5
Entretien avec Mehdi Ahoudig, réalisé par Nadège Abadie le 9 avril 2012.
Est-ce que cela fait longtemps que vous travaillez avec des photographes ?
Il se trouve que là en ce moment, je travaille sur un projet de film donc avec une
réalisatrice mais c’est à partir du travail d’un photographe ; ce n’est pas un documentaire
sur le travail du photographe mais c’est un sujet qui traite des essais nucléaires en Algérie
et de ce fait, le support visuel est en grand majorité des photographies. Mais contrairement
aux autres projets auxquels j’ai participé où le photographe et le preneur de son
découvraient la matière documentaire ensemble, où on construisait tout le projet
ensemble, ici, c’est d’abord le photographe qui découvre le réel avant donc je pense que
ça change le rapport au travail et du son et de la relation de travail avec la personne.
Sinon, j’avais déjà travaillé avec des images, mais ce n’était pas un travail
photographique au titre de travail d’auteur : c’était des supports visuels dans une
exposition pour laquelle je faisais une bande sonore. Ça m’est également arrivé pour des
tapisseries, il y avait un documentaire sur la tapisserie avec des portraits de tapissiers…
Donc j’ai déjà été confronté au travail avec l’image mais jamais aussi directement qu’avec
le web-documentaire où je traitais le sujet dans le même sens que le photographe ; là, avec
les tapissiers ils faisaient leurs tapisseries et moi je travaillais dessus mais ça ne les
intéressaient pas plus que cela que je fasse du son.
116
Et justement, qu’apporte le son aux photographies dans le contexte de cette exposition des
tapisseries ?
C’était à Aubusson, berceau de la tapisserie en France, et ils souhaitaient avoir une base
documentaire sur l’exposition annuelle qu’ils faisaient sur les artistes contemporains en
tapisserie. Ils voulaient dépoussiérer la tapisserie… ce qui n’est pas facile ! Et nous avons
donc fait un documentaire radio dans une radio locale donc la bande sonore devait avoir
les deux fonctions, il y avait une version pour la radio et une autre pour l’exposition mais
elles étaient quand même très proches.
Je pense que dans une exposition il faut essayer de trouver une manière de mettre en scène
le son, parce que ce n’est pas évident. Les gens viennent pour voir des photographies et
pas spécialement pour entendre, ils veulent parler avec leurs voisins. C’est très délicat le
son sur une exposition… ou alors il faut vraiment que cela fasse partie de l’installation : il
faut que cela soit imposé et pas vaguement discret, mais il ne faut pas non plus que cela
soit trop contraignant, que l’on doive mettre un casque, que l’on doive absolument se
concentrer sur le son.
Et dans ce cas particulier de l’exposition des tapisseries, c’était un même son pour toute la
pièce de l’exposition ?
Oui, c’était un même son pour toute la pièce. En radio ça durait une heure et dans
l’exposition ça durait vingt-cinq minutes et ça tournait en boucle. C’était une succession
de portraits dans l’exposition contrairement à la radio. Mais dans les deux cas, j’étais
vraiment dans une position de faire du documentaire. Mais c’était il y a longtemps… et ce
n’est absolument pas la même chose que de l’aborder à deux et de se poser les questions
de narration entre l’image et le son.
117
Donc comment travaillez-vous en équipe avec le photographe, souvent habitué à travailler
seul ?
En fait, en radio, l’enregistreur travaille assez seul. Et quand j’ai rencontré Samuel
[N.D.A. Bollendorff] au début je me suis dit qu’on avait tout pour ne pas s’entendre parce
que j’ai besoin de m’approcher pour aller parler aux gens et puis lui a besoin que je lui
laisse le champ, moi je n’ai pas envie que tu déclenches ton appareil photo pendant que
j’enregistre et ainsi de suite. Donc ce n’était pas gagné ! Et finalement dépassé ces petits
problèmes pratiques, qui sont importants et sur lesquels il faut se mettre d’accord, c’est
très agréable parce que lorsque l’on enregistre le son, on se pose nécessairement des
questions d’image. Je me posais des questions d’image soit en tant que relais, par exemple
ça, ça peut être pris en charge par l’image, ou alors simplement en me disant là, il y a une
bonne image alors peut-être qu’il faut que j’arrête d’enregistrer.
Et dans ces cas là, vous communiquez, vous vous parlez pour vous dire ce que vous voulez
faire ?
118
pour le photographe c’est assez similaire : ce n’est pas que ce que l’on voit qui est
intéressant, c’est aussi la manière dont on va le rendre en images. Et c’est pour cela que je
pense que l’on est dans une démarche relativement analogue dans la relation au monde,
évidemment pas dans le média que l’on utilise, et donc le photographe se rend compte
lorsque la priorité est pour le son. Il s’en rend compte aussi parce que j’avais parlé du fait
que j’avais besoin de situations au préalable, que l’interview c’était très bien mais ce que
je traquais c’était la situation ; la situation qui ne sert à rien mais qui en raconte
beaucoup sur la personne. Et peut-être parce que j’ai pratiqué la photographie en
amateur, je pensais souvent à la photographie lorsque j’enregistrais. Ce n’est pas du tout
la même approche que lorsque je suis tout seul. Et ça m’obligeais à passer moins de temps
avec les gens, parce qu’il y avait un temps pour la photo et un temps pour le son. Ce n’est
pas négatif parce qu’en plus la photo permettait de revenir sur l’enregistrement ; en règle
générale, on commençait par l’enregistrement mais il y avait des exceptions. Mais dans la
mesure du possible, on essaye d’être toujours ensemble avec Samuel [N.D.A. Bollendorff]:
on ne se disait jamais « Là, il n’y a pas besoin de photo, ce n’est pas la peine que tu
viennes. ».
Vous avez déjà travaillé avec de l’image animée, en cinéma, en documentaire… quelle est
la différence du traitement du son par rapport à l’image fixe et l’image animée ? N’y a-t-il
pas un risque de redondance lorsque l’on utilise du son avec de l’image fixe ?
Je crois justement que la redondance est justement dans le son direct : la très grande
différence c’est que dans le cinéma direct, d’une manière générale parce que cela dépend
des réalisateurs, le son a tendance à courir après l’image ou à être au service de, plus
exactement ; ce qui est à mon avis une grave erreur. Alors qu’en photographie, non. La
prédominance de la photographie sur le son n’est pas évidente et c’est cela qui est
intéressant : ce crée un espèce de dialogue entre les deux qui a souvent du mal à
s’instaurer en cinéma ; c’est très rare, surtout en cinéma documentaire. Pourtant en
cinéma documentaire c’est très souvent le son qui porte la narration et rarement l’image,
qui n’apporte pas beaucoup.
Pour la photographie, ce que je trouve intéressant c’est que l’on est sur deux temps
119
différents qui se complètent beaucoup. C’est un peu comme un Lego. C’est-à-dire que
l’image fixe joue sur de l’instantané alors que le son a besoin que les choses se déroulent.
Et est-ce que le fait d’avoir du son associé à une image fixe permet de prolonger le temps
de cet instantané ?
Alors, cela peut aider à prolonger le temps comme l’image fixe permet d’écouter,
beaucoup plus que l’image animée. Parce que lorsque l’on est sur une image animée, le
son est comme une évidence alors que sur une image fixe, c’est très agréable parce que
c’est un support visuel et qui nous permet d’entendre : c’est très particulier et intéressant
ce rapport des deux temps différents, de la photographie et du son. Et puis dans l’image
fixe, il n’y a pas ce besoin de vérité : l’image fixe ce n’est pas du vrai. Pour un spectateur
l’image fixe amène à se poser des questions alors que l’image animée, non. Enfin, je vais
un petit peu vite mais l’image animée est parfois appelée cinéma-vérité. Alors que le son
n’est jamais vrai ! C’est souvent quelqu’un qui parle et donc on peut le mettre en doute ; et
puis si l’on prend autre chose que de la parole, le son passe par tout un mécanisme
d’analyse avant que l’on ne le reconnaisse, à part si l’on voit la source évidemment. De ce
fait, il y a toujours un questionnement, une remise en cause dans le son qu’il n’y a pas
dans l’image animée par contre qui existe dans l’image fixe, selon moi. L’image animée
passe vite, le cadrage passe vite, il y a le montage, etc. L’image fixe, si l’on reste dessus,
on a le temps de la voir, de la décomposer, de voir des détails, de voyager à l’intérieur, de
la regarder différemment, ce qui est très difficile pendant la projection d’un film.
Oui.
120
Pourquoi ?
(Long silence de réflexion) Alors, je fais quand même des bandes sons pour le théâtre et la
danse donc je suis, dans ces cas là, plus dans l’abstraction mais je ne suis quand même
pas dans la fiction dans le sens où je travaille souvent à partir de sons réels, que je
transforme. Et donc… pourquoi est-ce que je travaille sur le documentaire ? Parce que
j’aime la dimension de fiction qu’il y a dedans ! Mais c’est vrai, en fait ce qui m’intéresse
c’est de capter le réel et de le réécrire. Beaucoup plus que de l’inventer. Mais je préfère
vraiment travailler avec cette matière réelle et après reconstruire cette réalité plutôt que
d’avoir quelque chose qui sortirait uniquement de mon imagination.
Et avec l’apport de la photographie, est-ce que vous penser que cela permet d’enregistrer le
son différemment ? Étant donné que dans le documentaire il est moins question d’instant
décisif aussi bien visuellement que auditivement.
Oui, justement d’un point de vue sonore c’est ce que la photographie m’apporte. C’est-à-
dire que j’aime travailler sur les petites situations, sur l’inutile en fait. Bien sur j’ai
toujours un sujet, un personnage comme on a besoin d’en avoir pour le documentaire mais
après sur le terrain ce qui m’intéresse ce sont les accidents. C’est ce qui va glisser vers un
réel plus complexe et peut-être plus direct aussi. Je me souviens par exemple, j’étais sur le
tournage d’un film, on enregistrait de long interviews d’un monsieur que l’on avait
rencontré et ça durait, ça durait… je ne comprenais pas bien la problématique de ce
monsieur. Ça se passait en Algérie et c’était un français qui était resté après
l’indépendance dans un village à côté d’Alger. Je disais à la réalisatrice « J’ai du mal à
comprendre où est-ce qu’il se situe, qu’elle est sa position… ». Parce que ce n’était pas un
fellaga, ce n’était pas un colon, c’était quelqu’un de beaucoup plus complexe. Et le midi,
au bout de trois heures d’entretien on arrête et on va dans le village déjeuner et là, il a
évidemment de l’interaction avec les gens autour, il commence à parler avec eux et c’est à
ce moment-là que j’ai compris quel rapport il pouvait entretenir avec le village. Mais c’est
en le voyant en situation que ça m’est apparut plus clair. Je vous raconte tout ça parce que
en son, on peut faire parler les gens pendant des heures sans savoir réellement qui ils sont,
121
quelle est la problématique, etc. de ce fait les avoir en situation c’est toujours très
instructif. Peut-être que ça, c’est une part de hors-champ.
D’ailleurs, quand je travaille avec un photographe je pense beaucoup plus ambiance
parce que je me dis que ça peut fonctionner : on peut avoir une image qui raconte
beaucoup avec uniquement deux minutes d’ambiance. C’est une grande liberté de ce dire
qu’à un moment donné le relais peut être complètement pris par l’image. Et il existe une
tension entre l’image fixe et le son : le son va raconter absolument autre chose que ce que
l’on voit, tout en étant la réalité de l’image quand même.
Quand est-ce que vous décidez l’importance accordée à l’ambiance, à la parole et même au
silence enregistré ?
Alors je n’utilise jamais de silence complet, c’est-à-dire de silence numérique, par contre
j’enregistre ce que l’on appelle un fond d’air : je trouve ce genre d’ambiance plus
agréable que le silence numérique que je trouve un peu dur, un peu électronique.
C’est souvent difficile d’imposer le temps, dans des productions de web-documentaires par
exemple ; en son, le problème que l’on a c’est le temps. Parce que l’on a besoin d’un peu
de temps pour poser les choses, surtout quand on montre des moments assez inutiles et cet
inutile nous permet souvent l’économie de parole. Mais il est arrivé d’avoir trois minutes
de paroles et une seule image ! Et je pense que dans ce type de séquence s’instaure un
véritable dialogue entre le son et l’image : l’un ne fonctionne pas sans l’autre. Il y a un
aller-retour entre l’un et l’autre qui fait que les deux se renforcent.
Même si cela dépend des sujets, comment opérez-vous pour choisir entre les différents
sons ?
Alors, je n’ai pas vraiment de méthode mais ce qui est sur c’est que j’écoute le rythme.
C’est d’ailleurs mon souci majeur quand je fais du montage à l’image c’est que je me force
à regarder l’image.
122
Comment travaillez-vous avec le matériau photographique ?
Vous avez dit que c’était l’inutile qui vous intéressait, pourquoi ?
Alors je dis l’inutile mais c’est plus du banal, le hors-sujet, les petits riens. Et je dis
123
l’inutile mais en réalité ce n’est pas si inutile que ça. Effectivement, j’aime beaucoup ces
aspects là parce que c’est le moment où c’est le plus vivant. Et j’ai souvent eu à travailler
sur des gens qui ont parfois des difficultés d’expression et les moments où ils s’expriment
le mieux c’est quand ils vivent, c’est pas nécessairement quand ils analysent, quand ils
parlent ou qu’ils se racontent. Oui, il y a des gens qui se racontent très bien, ça arrive,
mais pas toujours.
Je pense que c’est aussi lié à la rencontre et c’est très important d’être vraiment dans le
moment. Et je parle pour moi mais le micro m’aide parce qu’il me donne une certaine
légitimité au fait d’être là, alors que sans micro c’est plus compliqué. D’ailleurs je n’aime
pas beaucoup rencontrer les gens avant, parfois il faut le faire parce que c’est utile mais je
n’aime pas le fait de commencer la relation avec eux avant de les enregistrer ; en fait,
j’estime qu’il y a une relation d’intérêt et j’aime l’idée qu’il y ait une relation d’intérêt.
C’est peut-être ma manière de déculpabiliser sur la manipulation que je fais du réel ! Mais
j’aime savoir que les gens ont un intérêt au fait que je les enregistre et qu’ils se disent « Si
je lui réponds, peut-être que ça va m’apporter ceci, cela… ». Parfois ce sont des intérêts
inconscients, ce n’est pas toujours calculé.
Il faut quand même passer du temps, avoir des moments avec les personnes parce que
lorsqu’il y a beaucoup de distance avec les gens c’est important de créer des moments de
vie où il se passe autre chose que le simple entretien. À chaque fois que je vais voir des
gens et que je les interroge j’essaye toujours de livrer quelque chose de moi, de manière
sincère donc je leur confie ça et eux me confie autre chose. Et je trouve que c’est ce qui
nous différencie du journaliste à ce moment là.
124