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Errances à Manhattan

Roman

BERNARD TELLEZ

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Du point du jour, le soleil se levait, animant son reflet d’aube qui déjà surfait
sur l’Hudson River.
En bas, dans les rues, le peuple du plaisir nocturne fuyait les coins éclairés des
réverbères, les camions, les fourgons de presse, s’éloignaient des marchés ou des
quais, les voitures s’élançaient, prêtes à se fondre dans le tohu-bohu.
Las de s’immiscer frauduleusement dans interstices de l’aurore, au travers de
fumées grises flottant autour des gratte-ciel, Marco Véronèse déplaça son regard
ailleurs que sur les étendues de terre et de ciel qu’il identifiait pour être le lointain.
Durant quelques secondes son regard devint flou, car il ne pensait à rien de précis.
Puis il songea par dérision au faucon aux ailes de bronze égyptien qu’il avait aperçu
ces derniers temps dans une galerie. Le mythe du rapace aux ailes déployées lui
suggéra de tendre ses bras à l’horizontale, de part et d’autre du torse, et il singea
l’envergure de l’oiseau. Il s’efforça de garder sa position, en retrait de la baie vitrée,
en figurant le saut de l’ange, ce qui lui donna l’air de s’élancer. Il se maintint ainsi afin
de croire qu’il pouvait s’envoler, mais à l’idée qu’il s’écraserait en bas, en chute libre,
il laissa retomber ses bras. Le rêve furtif d’être un Icare se défit en lui.
Son regard se déplaça lentement vers le pont de Brooklyn, où le soleil finissait
d’apparaître, en sortant de la mer… Cent mouettes suivaient un chaland qui
descendait le fleuve. Il remarqua l’une d’elles en train de s’élever au fil des ondulations
de l’air. L’oiseau aux ailes miroitantes ne pouvait se sentir observé et Véronèse
s’approcha. Il s’efforça de suivre sa trajectoire comme s’il entendait battre son cœur
solide et impatient de charognard affamé, mais la mouette sortit du cadre de la baie.
Il regretta son passage en réalisant que depuis quelques temps, il avait trop tendance
à vivre par procuration…

Dans l’appartement, en longeant la piscine d’exercice, le gymnase, le bassin


aux otaries, la salle de projection, il s’arrêta brièvement devant la nursery des lévriers
afghans et parla aux chiens. Il savait que sa bonne les sortirait, en bas, dans la rue, en
domestique soumise dont il appréciait toutes les vertus… Il se rendit ensuite dans
son bureau-annexe pour examiner des devises à suivre, des rapports ou comptes
rendus de recherche à examiner.
Il revit les papiers laissés, la veille, sur sa table de travail, qu’il saisit et relut.
L’Organisation savait des choses sur ce type, à supposer qu’il eût mis le pied
sur le sol américain : Daniel Guérand, trente-huit ans, caissier expérimenté d’une de
ses banques européennes, bien noté ainsi qu’apprécié. Les services des

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multinationales savaient tout. Désormais fiché à New York, aussi bien qu’à
Amsterdam ou à Tokyo, il s’identifiait comme un virus informatique pernicieux tant
qu’il serait en vie. Sa localisation était plus que nécessaire... Le trust bancaire avait la
mainmise absolue sur tous ses membres actifs, en les affligeant d’un matricule : Ainsi,
Daniel Guérand, 10547 KJ, parti avec l’argent du coffre d’une succursale de la James
Parker’s Bank Company, logo prétexte : « Banque Crédit de la Seine », filiale
européenne, devenu depuis peu cible à atteindre, à désintégrer… Toute organisation
s’incorporait chacun de ses membres. Le fait qu’il fût sorti du réseau devenait
préoccupant… L’individu passé « out of control » de la mire des objectifs aptes à
l’appréhender, lui parut un défi scandaleux : « C’est impensable ! » songea-t-il.
Véronèse se pencha et lut : Recherché activement par nos services.
Appréhension possible : New York, aéroport de la Guardia. Responsable, signé : J.
Clay Fraser. « Cela date d’un mois. Mais on finira par l’avoir, songea Véronèse, le
sourire amer… S’il a abouti autre part, cela prendra plus de temps.»

Il revint à pas lents jusqu’au point initial, observa au passage du moindre objet
orienté par une raie de lumière, le miroitement de ses ondes sensibles. Repris par ses
doutes, il continuait de mijoter sur ce type : « Autant sonder l’inconcevable,
bougonnait-il. Mais il a osé transgresser ma loi ! »
Véronèse s’approcha et s’observa en pied dans un miroir. Il n’avait pas changé,
non, il était toujours le même tueur froid des années perdues, celui qu’il continuait
d’habiter, sans pouvoir y renoncer. Il en voulait à mort, à ce morveux : « Ce n’est
plus qu’une question d’heures ou de jours, songea-t-il, tant que l’Organisation ne
l’aura pas repéré… Il suffit d’attendre, en s’efforçant de relativiser… »
Véronèse, choisissant un cigare dans une boîte, l’alluma et s’immobilisa de
nouveau devant la verrière : le chaland avait disparu… Le cri aigre des mouettes
n’envahissait plus l’espace environnant, devant la baie vitrée. Il ouvrit la croisée,
aspira plusieurs bouffées… Le silence faisait partie de son privilège, mais le cri des
mouettes ne l’indisposait pas. Il jeta le bout de son cigare du soixante-douzième étage,
referma la croisée et revint fixer son image dans le miroir… Il jaugea du regard le
reflet que lui renvoyait la glace, se demanda encore s’il avait beaucoup de temps à
vivre, puis se détourna. A quel point il avait changé ces derniers temps ! Il lui arrivait
parfois de ne plus se reconnaître, pris de stupeur et de rancoeur… Soucieux d’alléger
sa vision des choses afin de mieux respirer, il fixa son attention sur les œuvres non
figuratives placardées aux murs, au-dessus de l’entrée de chaque pièce d’habitation,
face à l’atrium éclairé de verrières. Ces toiles ne parlaient pas. Il se réjouit de leur
calme recueilli. Au centre de la pièce, un jet d’eau délicat coulait dans sa vasque avec
un murmure sempiternel, presque argentin… L’atrium avec ses dimensions de salle
de réunions, donnait l’illusion d’un lieu mystérieux fait davantage pour la prière que
pour recevoir des amis. Avec quelque chose de froid, de minéral, il semblait rendre
indifférent tout bourdonnant habituel de chuchotis ou un remue-ménage de voix
grotesques… Ses invités ne savaient décidément pas comment regarder les tableaux
accrochés aux murs, peintures aux couleurs disparates, appliquées au couteau.

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Véronèse se pencha de la loggia et vit des gens passer en bas, dans la rue, autant
de vies minuscules qu’il en fallait par secondes. Il les couvrit de mépris. Chacun
portait sur sa peau, comme autant de stigmates, son éphémère giclé d’être… « Ils
existent, songea-t-il, pour bien marquer que l’on peut tout aussi bien les ignorer ! »
Véronèse se détourna, en sentant son argumentation ne jamais finir : « En tant
qu’homme de pouvoir, le but est de modifier tout être humain, en vue d’en faire une
marionnette, un robot entre mes mains, d’inséminer son cortex cérébral de données
propres à instaurer en lui le besoin de paradis artificiels… Ils veulent tous échapper
à la condition humaine, à défaut d’imagination ou par manque d’ambitions réelles…
Rien n’est visible dans un corps d’individu apparemment sain, le résultat étant de
conditionner ses sens ou son cerveau… Conditionner ! Comme la pub, outil d’action
sur les masses ! Que deviendraient-ils, pour la plupart, s’ils n’avaient plus de scoops
publicitaires à voir, alléchants ? Par réflexe, s’estimeraient-ils en manque de se sentir
frustrés ? Impossible d’arrêter quoi que ce soit au détriment des profits d’un système
qui n’a jamais de fin ! Rien ne sert même plus de conditionner, puisque l’on naît
conditionné. Les réseaux sociaux sont là pour l’exprimer… Je me suis hissé sur la
première marche, en relation avec les narcotrafiquants qui sont de plus en plus
gourmands, exigeants…» Ses invités ne savaient décidément pas comment regarder
ses tableaux accrochés au mur, valeurs abstraites, à moins d’en rire, après coup, par
hypocrisie…

Il s’apprêtait à quitter l’appartement, quand sa domestique noire vint le saluer,


au passage, en souriant. Elle avait presque du sentiment pour lui… Il ferma la porte
et se dirigea sur le palier vers l’un des quatre ascenseurs. Dans la cabine capitonnée,
le micro diffusait du Miles Davies, « Ascenseur pour l’échafaud… » Il appuya sur des
touches à digicode, descendit dans le hall de marbre par l’ascenseur privé, et sortit.
Du seuil de l’avenue, l’immeuble qu’il venait de quitter, était un fourreau de
verre fumé tirant sur le gris, un gratte-ciel aux arêtes perceptibles, limitables dans
l’espace, une des plus hautes tours résidentielles, à Manhattan. Il leva les yeux sur les
deux cent cinquante mètres de hauteur… La masse oblongue se révélait brutale, dans
le quotidien… Sa perspective se dessinait, en fonction de la position du soleil. Ce «
fumier de Guérand », le rendait d’humeur négative, ce matin-là… Il n’était pas fait
pour les « bad moods », les états d’esprit de ce genre qui accroissaient son inimitié.
N’avait-t-il pas la conscience tranquille, à cinquante-huit ans, après sept années
passées en centrale ? La vie ne lui avait-elle pas souri, en faisant de lui un seigneur de
la cocaïne ? Sans compter l’alibi de ses banques dispersées à travers le monde qui lui
servait de couverture. « Tous ceux à qui je donne du travail, chaque jour… », il
songea, conscient d’être devenu un magnat de la finance, sans vergogne, mais aussi
un régulateur. Comme le faucon de bronze égyptien auquel il s’identifiait, après la
venue de l’aube, il ne pouvait pas se contenter de raser les murs. Il tuerait sa proie,
persuadé de son rôle social nécessaire à l’équilibre écologique, la plupart des grands
de ce monde étant, selon lui, des prédateurs… La mafia avait des accointances
spéciales avec des réseaux islamiques pour la vente d’armes, via l’Afghanistan ou
autres centres d’entraînement ! Pourquoi pas ? Si Véronèse représentait le capital,

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c’était non sans ambiguïté pour ceux qui l’avaient connu pauvre ! Il n’aimait pas se
souvenir d’une période de vie enfouie dans son tabernacle individuel, où sa mère, si
elle était encore de ce monde, pouvait témoigner… Son apprentissage de docker…
Il avait appris vite que l’argent n’avait pas d’odeur. Une fraction disproportionnée de
fanatiques avait pour fonction d’instaurer la Djihad, par quelque moyen que ce fût,
on verrait après… Tout n’était-il pas susceptible d’un changement imprévu ? Il
consulta sa montre bracelet en vérifiant l’heure et la date : On était le huit septembre
2001, à New York., huit heures trente.

***

Le vent du fleuve plaquait ses vêtements contre son corps, ébouriffant ses
cheveux… Il pianota sur son agenda électronique qu’il tira de sa poche, et attendit,
en considérant de nouveau l’immeuble… L’ombre de la tour projetait son impact sur
le bitume, présence tangible autant que la surface mouvante du fleuve reflétée sur
l’une de ses faces. Il observa les proportions de l’immeuble. La couleur grise du fleuve
réfractée sur l’une des faces vitrées semblait enserrée par les contours du ciel... Il mit
ses lunettes de soleil, traversa l’avenue vers la file des limousines blanches ou
noires garées le long du trottoir : elles étaient douze, cinq devant la tour, sur la
Première Avenue, sept dans une rue transversale. A première vue, des voitures
identiques, certaines ayant trente ou quarante centimètres de plus que d’autres, selon
les détails de rallongement, les exigences du propriétaire.
Les chauffeurs en costumes sombres fumaient, en discutant sur le trottoir… Leur
laisser-aller n’était qu’illusoire, car leur vigilance s’éveillait dès que leurs yeux
s’allumaient dans leur tête. Ils jetaient aussitôt leurs cigarettes, une fois l’objet de leur
considération repéré. Certains parlaient, avec accent, dans un anglo-américain
approximatif, d’autres dans leur langue d’origine. Ils attendaient le banquier
d’affaires, le promoteur immobilier, le chef d’entreprise, l’entrepreneur en
informatique, le grand patron global du câble et du satellite, le courtier d’escompte
ou le magnat des médias au bec d’aigle, le chef d’Etat en exil. Dans le parc, à l’opposé
de la rue, il y avait des tonnelles en ferronnerie stylisée, des fontaines en fonte aux
pièces de monnaie irisées, éparpillées au fond de leur réceptacle. Un homme jeune,
travesti en femme, promenait plusieurs chiens élégants. « Mon dieu ! murmura-t-il,
en riant, qu’il est charmant, cet ange ! »

Les limousines, difficiles à distinguer les unes des autres, s’amalgamaient dans
son esprit à un type de véhicule correspondant à une image platonique, virtuelle,
comme la taille de l’immeuble, en face, moins un objet qu’une idée… Gigantesques,
agressives, dédaigneuses, en objet mutant à califourchon sur n’importe quel argument
avancé à leur encontre, elles avaient un profil dérangeant… Son chef de sécurité
appréciait leur charme ambigu qui représentait la puissance, longues, grises, blanches
ou noires, conduites individuelles les moins remarquées dans la ville. Derrière les
vitres teintées, Véronèse se sentait à l’aise, sans être vu, comme à l’intérieur d’une
suite au transcontinental ou dans l’Orient exprès. Le patron pouvait dormir, baiser

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aussi, sans problème. Ponti l’attendait sur le trottoir, cravaté, propre, net, comme
Véronèse aimait ses gardes du corps, avec sa large carrure, son cou de taureau
déformé par les muscles, le chauffeur à l’intérieur. Ce dernier sortit du véhicule, en
l’ayant aperçu dans le rétroviseur.
-Où va-t-on, monsieur ? demanda-t-il.
-Anywhere out of the world ! N’importe où, hors du monde… On roule.
-La circulation se mesure au quart de centimètre, comme du brouillard à
couper au couteau, dit Ponti. Sale journée pour nous ! ajouta-t-il…
-Juste pour voir. De quel président s’agit-il ?
-Russie, Vladimir Poutine. Comme si on avait besoin des Russes ! Il y aura des
barrières, des rues entières effacées de la carte.
-Monte dans la voiture, dit-il, à Ponti.
Le chauffeur tenant la portière ouverte, fut prêt à contourner la limousine,
au pas de course, avant d’arriver à sienne, à dix mètres de là. Au delà de la rangée de
limousines, dans une rue adjacente et près de l’édifice d’une société japonaise, une
autre file de voitures de moindre importance, attendait, normales en apparence : des
conduites intérieures noires ou indigo. Les chauffeurs espéraient aussi les membres
de missions diplomatiques, délégués, consuls, les attachés à lunettes noires, qui ne
tarderaient pas à arriver. On était dans le sud Manhattan, à deux pas des tours
jumelles du World Trade Center, au début du mois de septembre 2001.

***

Ponti prit place à côté du chauffeur, face aux écrans d’ordinateur aménagés
sur le tableau de bord à affichage électronique, au bas du pare-brise, orchestrés par
la caméra infrarouge située dans la calandre, qui fonctionnaient déjà.
-Alors, quelles nouvelles, demanda Véronèse..
-Système sûr, impénétrable, pas de programme d’intrusion, piratage interdit !
Nous avons fait tous les tests, personne ne surcharge ni manipule nos sites.
-En tous cas, il est toujours introuvable.
-Quand avez-vous fait les tests ?
-Hier, notre équipe d’intervention rapide… Aucune agression en vue.
L’assureur a fait son analyse de menace, nous sommes blindés contre toute attaque.
-Il peut recommencer. Il était presque le seul à connaître la combinaison du
coffre, à Paris, la manipulation des codes d’accès pour ouvrir le système.
-Si Paris est Paris, New York reste New York, j’en doute. Il ne peut pas vider
tous les coffres, s’introduire à notre insu chez nous pour tout vider. Cela lui servirait
à quoi ? Il serait aussitôt alpagué. Non, il cherche plutôt à se cacher… S’il se sent
recherché, il peut prendre la fuite.
-Ok, j’ai compris ! A assimiler au profit des pertes ! Sachez que je ne perds
jamais !
Véronèse revint à la charge :
-Du moment que vous n’avez pas réussi à le localiser ! Il se trouve à New
York, à Manhattan, pas de doute là-dessus. Nous avons des renseignements… S’il ne

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montre pas son bout de nez, avec l’argent qu’il a, il peut tenir des mois à se nourrir
de boîtes de conserves, sans sortir de chez lui, car je suppose qu’il a un chez soi, ou
se faire livrer à domicile. Il n’y a qu’à commander. Il a dû sans doute changer de nom
ou s’être grimé. Impossible de le reconnaître dans la jungle. C’est un hôte indésirable,
ici, sur ce territoire, ne l’oubliez jamais… Il possède peut-être tous les codes d’accès
à nos réseaux ?
-Encore ! Tout est cloisonné, répliqua Ponti… Au moindre indice, à la
moindre tentative d’essai, il révèlera sa présence. Aisé ensuite de le situer, de lui faire
cracher le morceau…
-Il doit m’en vouloir à mort. Nous sommes rusés et intelligents, nous avons
été élevés par des loups, mais le phénomène de la réputation est une affaire délicate.
Il leur en a bien fait voir, à Paris, ce morveux. Dire qu’il travaille seul ! Impensable !
Sachez que l’on ne truande pas Marco Véronèse, ou alors…
Il indiqua son holster, sous l’aisselle.
-Je le descendrai moi-même, dit-il, entre ses dents. Je veux que l’on me laisse
ce choix. Que personne n’y touche, il est à moi !

Véronèse resta silencieux, un certain temps. Le véhicule avançait dans la


circulation, sans qu’il y prît garde… Un jour, en allant à la chasse dans les Rocheuses,
en concentrant le viseur de son fusil sur une victime potentielle, il se souvint d’avoir
hésité avant de tirer sur un cervidé. Le cerf focalisé dans son champ de vision ne se
doutait de rien. Puis il appuya sur la détente et l’animal s’abattit. Il avait cru, une
fraction de seconde, qu’il pouvait ne pas tirer. Jouerait-il avec Guérand ainsi, une fois
celui-ci repéré ? Pris dans les mailles de son filet, aurait-il le droit d’en sortir ? A plus
ou moins brève échéance, Marco Véronèse savait qu’il jouait avec lui et finirait par le
tuer. L’important était que Guérand, sa victime, n’en sût rien et pût se donner
l’illusion de croire quelques temps à son élan de vie. La mort était l’inconscience à la
porte de chez soi, sur le seuil de son immeuble… Il ne souhaitait pas qu’il fît beau,
ce jour-là, que ce fût un jour différent des autres. Un jour ordinaire dans son fracas
habituel, avec le camion des éboueurs remontant les rues, les poubelles vides rejetées
sur les trottoirs… A l’aube, à n’importe quel moment… Il se souvint de l’assassinat
de John Kennedy, le 22 novembre 1963. Il était jeune alors, il en avait été ému…

Véronèse revint au moment présent : derrière la vitre teintée, la rue défilait avec
son flot de passants… De temps à autre, son regard suivait une silhouette féminine,
avant de l’abandonner. Parfois, c’était une vieille femme qui marchait cahin-caha, en
s’appuyant d’une canne, le dos voûté… Il songea à sa mère… Puis :
-Où était la voiture cette nuit, après les tests ?
-Je l’ignore.
-Où vont ces « limos », la nuit, que deviennent ces berlines anamorphosées qui
arpentent la ville trépidante, du matin, au soir ! Où passent-elles la nuit ?
Ponti s’enfonça précautionneusement dans le siège. Question sans réponse.
La voiture fut bloquée dans la circulation, à l’embranchement de la Deuxième
Avenue. Véronèse, s’installa dans l’un des fauteuils-club, au fond, les yeux fixés sur

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le déploiement des éléments à affichage visuel. Il suivit sur chaque écran des données
en symboles fluides, graphiques, où les chiffres polychromes palpitaient… Il assimila
le matériau, vit que le dollar n’avait pas perdu sur le yen, ou l’euro, et fixa la caméra
de surveillance sur son pivot. Il se sentit regardé par elle. C’était son double, là, devant
ses yeux, que l’écran renvoyait, avec ses mimiques, son apparence le plus souvent
digne, impassible, à part quelques tics nerveux qui lui tordaient la bouche. De temps
à autre, l’un d’eux donnait le frisson à sa lèvre inférieure, une bougeotte qu’il ne
parvenait pas à contrôler, comme Yasser Harafat, dans les dernières années de sa vie,
au cours d’une déclaration. De son siège de roi ou de chef d’Etat, il était apte à
déclencher d’un mot la plupart des systèmes, ou d’un simple geste de la main, de
commander l’extinction d’un écran.
Un taxi se faufila, à côté, avec son chauffeur qui klaxonnait. Cent autres klaxons
se mirent en branle. Véronèse, imperturbable, quitta son siège, s’assit sur la
banquette-bar, à contre-sens de la marche, et se versa son premier whisky.

***
Ailleurs, dans la ville, quelqu’un avait marché seul. Il venait de quitter une
station de métro, mais c’était la nuit. Véronèse avait roulé tout le jour dans sa limo,
il avait rencontré des tas de gens à sa solde. Désormais celle-ci stationnait à l’endroit
où il l’avait prise.
Guérand avait la sensation parfois d’être suivi ou épié, mais sortait le moins
possible. Il fallait bien qu’il vécût quelque part, ce n’était pas une idée ou un mythe.
Il fallait qu’il existât réellement, à moins qu’il eût déjà changé de mégalopole située
dans un autre état, ou un autre pays ? Ce n’était pas si difficile. Mais pourquoi New
York, seulement ? En quittant la station de subway au milieu de la chaussée, il passa
sur un trottoir désert et marcha quelque temps. Il repéra une boutique à lumière crue,
au coin d’une rue, et ralentit le pas. L’enseigne indiquait : « The Red Lion’s bar ».
Sans trop savoir le quidam qu’il était, Guérand hésita avant de pousser la porte
d’entrée et de se rendre à l’intérieur. Il dut prendre le temps d’observer des gens
derrière la vitrine, dans le rectangle de clarté répandu sur le trottoir. Ceux-ci
évoluaient à peine, comme des poissons dans un aquarium. Sa silhouette apparaissant
en pleine lumière, il ne put rester longtemps immobile. En détournant le regard, il
considéra la rue dans sa perspective troublée par le passage de quelques voitures. Le
bruit feutré des hélicoptères autour des gratte-ciels, le tollé incessant des véhicules de
police le long des Avenues, proches ou lointaines, parut s’atténuer. Il reconnut,
méfiant, New York, la nuit, la masse spectrale de Manhattan engluée dans le
brouillard, les « piers » du port baignant dans les eaux calmes de l’Hudson River. Il
poussa les battants de la porte et entra dans le bar, afin de réaliser qu’il se sentirait
moins seul.
Dans la cage vitrée, des humains faisaient des taches sombres, sous l’éclairage.
Deux marins ivres, à l’entrée, oscillant l’un devant l’autre, lui barraient le passage. Il
allait les contourner quand l’un d’eux s’approcha de lui et lui serra la main, en riant.
L’autre lui tapait déjà sur l’épaule, d’un air complice. « Old chap ! », déclara-t-il,
« Vieux camarade ! ». A la vue de leurs faces hilares, secouées d’un rire canaille, il

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considéra les deux individus devant lui, avec tristesse et réprobation. Mais en tant
que nouveau venu, il décida de les oublier, en faisant quelques pas dans le bar. Les
deux drôles désireux de rigoler encore, n’avaient pas l’intention d’en rester là, ce qui
déclencha en lui une humeur mauvaise. Il se retourna, et les fulgura du regard :
-What do you mean ? Qu’est-ce que cela signifie ? leur lança-t-il, agressif…
Sa réaction menaçante lui parut futile et ridicule. Il changea d’humeur et les
laissa sur place, en leur tournant le dos.
Leurs rires béats emplissaient la salle. Des regards de consommateurs se
tournèrent vers lui, au passage, mais il continua sa progression à l’intérieur du bar…
Les deux compères, au bout, s’agitaient et le singeaient toujours, en croyant se tordre
de rire à son insu… Il n’y fit plus attention. Leurs éclats s’atténuèrent peu à peu. Il
longea les tabourets fixés au sol, près du comptoir et finit par trouver une place libre.
Guréand s’assit sans remarquer la femme juchée sur un tabouret identique, à côté.
Le barman noir en veste blanche longea le comptoir et vint se placer devant lui.
-Qu’est-ce que ce sera pour vous, sir ?
Il détourna le regard de ce dernier qui paraissait se donner le droit de s’adresser
à lui, avec impatience. Il nia par reflexe sa présence, en considérant la salle dans sa
longueur : la plupart des consommateurs, face au comptoir, dominés par une
préoccupation intérieure, avaient repris leur position initiale. Ils semblaient ne rien
voir devant eux, sans bouger, mis à part les deux individus à l’autre bout qui
s’excitaient toujours. Par ses dimensions, sa spécificité, le lieu envahissait son esprit
par son ambiance, son odeur spéciale, presque animale : celle d’un bar de nuit où des
consommateurs traînaient sans se décider à dormir, dans l’air alourdi de relents de
nourriture et de fumée de tabac. Un fast-food anonyme placé à un l’embranchement
de deux rues, pour les noctambules, à New York, sans que l’on eût du mal à
l’identifier à cause de ses clients las, de son laisser-aller brutal et tranquille.
-Alors ? demanda le barman, avec une ironie douce-amère dans le regard.
En considérant à peine la carte du menu, Guérand commanda n’importe quoi,
par défi ou pour se prouver qu’il n’était pas venu là, sans raison : Il choisit des
saucisses rouges avec un œuf sur le plat, des frites aussi… Il se tourna ensuite de côté
et vit sa voisine juchée dans une sorte de renfoncement, au bord extrême de la rangée
des tabourets. Elle fumait d’une manière intempestive, en rejetant ponctuellement la
fumée d’une cigarette qu’elle amenait constamment à ses lèvres, sans regarder
personne. « Sans doute, une intoxiquée…», songea-t-il. Devant un plat d’œufs au
bacon posé sur le comptoir, auquel elle ne touchait pas, elle se tourna soudain vers
lui et le dévisagea, sans ciller. Sans doute l’avait-elle vu venir, de l’autre côté de la
vitre, ou perçu sa venue rien qu’à sa présence.
-Vous êtes français, lui demanda-t-elle brusquement… « Français, vous ? »,
demanda-t-elle, en cessant de fumer.
Elle écrasa la fin de sa cigarette dans un cendrier, lui sourit spontanément,
comme si elle était déjà sûre de la réponse.
La désinvolture tranquille qui émanait d’elle, la douceur de sa voix, l’incitèrent
à lui accorder du charme, quoiqu’elle parût un instant se retenir pour ne pas tousser…
Guérand remarqua son beau visage, au front dégagé, ses fossettes lorsqu’elle souriait,

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sa lèvre supérieure un peu gonflée… Elle venait de s’exprimer, en français.


L’impression bizarre, spontanée, le saisit d’être en présence d’une compatriote, mais
sa vue se troubla à l’appréciation de l’inconnue, jusqu’à ce qu’il s’aperçût vite qu’il se
trompait. Ce ne pouvait pas être le sosie de quelqu’un qu’il connaissait. Il eut du mal
à adapter l’image réelle de la femme qu’il avait devant les yeux, à celle qui s’était
formée quasi spontanément dans son esprit. « On croit parfois voir des choses,
comme dans un rêve… », il songea. L’image d’une autre femme continua de se
mouvoir en lui, au point qu’il en fût abasourdi. L’ambiance morne du fast-food dans
le tempo particulier des gens silencieux qui s’y tenaient, à l’exception des deux
énergumènes, à l’entrée, donnait une apparence étrange aux consommateurs, comme
si chacun, vu de profil, avait le cou engoncé dans son vécu, comme dans un vieux
manteau mité où les rats, les souris peut-être avaient logé, sans se gêner. Avec du
recul, le nouveau venu sentait cette atmosphère venir à lui, à moins qu’elle fût
seulement imputable à son état d’esprit. Il aurait dû quitter ce lieu, repartir et
s’enfoncer de nouveau, dehors, dans la nuit, comme il était venu, anonyme… Il fixa
son regard de l’autre côté de la vitre, resta un moment hors d’atteinte, et se vit comme
il avait pu être, dans la clarté pâle du trottoir, devant la vitrine... Il se revit encore,
sans prise. Les deux bougres, à l’autre bout, s’excitaient toujours. Agacé par leurs
rires, sentant en lui une impression bizarre l’envahir, sans arriver à la définir, peut-
être s’irritait-il de s’apercevoir qu’il commençait à s’enliser, lui aussi… Cela venait-il
de sa voisine qu’il affectait presque d’ignorer ? Pourtant, un courant de sympathie
l’envahissait peu à peu, propice à dissiper la grisaille ambiante du lieu ou bien sur le
point de le faire… A part les deux marins agités, au bout, la torpeur qui semblait
enliser chacun des membres présents, s’amalgamait à l’atmosphère du lieu, à son
dénominateur commun, à sa loi. En fait, un drôle de coin, où, par intermittences,
pénétrait un autre arrivant, au profil trouble, dérangeant...
-Alors ? dit la jeune femme, vous n’avez pas répondu à ma question ? Vous
êtes Français ?
Tenu à se tourner vers elle, il perçut sa voix chaude dont elle avait à peine
haussé le ton :
-Exact, dit-il. Comment l’avez-vous deviné ? Pour ma part, avoua-t-il, je vous
ai pris pour quelqu’un que j’ai connu ailleurs…
-Qui donc ?
Il réfréna son obligation de répondre en restant coi. Elle s’en rendit compte,
n’insista pas et trouva une autre raison de converser :
-Vous savez, dès que je vous ai vu entrer, à votre façon de marcher, sans
entendre même le son de votre voix, j’ai pensé que vous étiez Français. Une idée…
Je m’aperçois que je ne me suis pas trompée.
-Satisfaite ? Je me suis senti un étranger en venant ici, je dois dire ! Il y a ces
deux corniauds, là-bas, qui me barraient le passage ! Dites, vous êtes libre de ne pas
répondre. Mais êtes-vous sûre aussi souvent d’identifier quelqu’un à sa vue,
simplement ?
Le regard de l’inconnue se troubla. Elle parut hésiter un instant, avant de
murmurer :

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-Non, ce n’est pas ce que je veux dire, mais j’ai pensé à vous par le style, votre
façon de marcher, à votre nationalité. Du moins que vous veniez d’ailleurs…
Elle parut l’évaluer davantage du regard :
-A votre air latino…
-Sans blagues !
Il éprouva l’envie de rire, mais y renonça :
. -Il ne faut pas gêner les gens alentour, dit-il, ils semblent endormis, si pensifs,
recueillis dans leur torpeur. Vos propos les gênent. Ce n’est plus l’heure. Regardez,
dehors ! La brume poche davantage la perspective de la rue. S’il nous faudra bien
sortir d’ici, mais pour quoi faire ?
-Exactement, je ne sais pas…
-M’aviez-vous aperçu déjà, de l’autre côté de la vitre ?
-J’ai vu quelqu’un qui hésitait, sans savoir trop où il voulait en venir… C’était
donc vous ?
-Je me tâtais afin de sentir si j’allais me décider à entrer, je n’en étais pas sûr.
J’aurais mieux fait de rentrer chez moi.
-Quelle idée ? L’important pour vous est que vous ayez fait le premier pas, que
vous soyez-là, près de moi, et que je me trouve près de vous…
-Pourquoi faire ?
-Je ne sais pas encore, c’est comme ça… Je ne suis pas une racoleuse, si j’aime
votre façon d’être. C’est original quelqu’un que l’on n’attendait pas et qui vient
changer par sa venue ce que le décor habituel n’avait peut-être pas ? Cela reste assez
imprévu, si cela me rappelle quelque chose… Je me sens mieux depuis que vous êtes
entré. Je ne vis pas dans le passé, allez ! ajouta-t-elle, en lui posant la main sur le
poignet, rassurez-vous ! Je ne sors pas d’outre-tombe ! Disons que je suis vivante,
bien en chair et en os. Vous en doutez ? Vous, à cause de vos souvenirs, peut-être…
Sachez que je ne ressemble à personne…
-On a tous un sosie, paraît-il.
-Pourquoi pas ? Si vous avez eu l’illusion de me prendre pour quelqu’un qui
ne peut pas être ici, à New York ?
Il se reprocha d’avoir eu la berlue, un bref instant, sans réaliser qu’il se
trompait.

***

Le barman débarrassait la vaisselle dans un bruit d’assiettes et de couvert, sans


ignorer les clients dans la salle, mais suffisamment impliqué par son travail, comme
si rien d’autre n’importait que de passer la nuit, debout, à les servir, à les voir partir,
indifférent aux nouveaux arrivants. C’était un beau noir à veste blanche, au regard
d’ébène, impassible… Peu soucieux de prolonger la conversation avec sa voisine,
Guérand se cantonna un instant dans son mutisme pour ne rien dire d’autre. On ne
pouvait pas dire vraiment que la présence de l’inconnue le gênait. En se méfiant un
peu, il voulait prendre du recul… Peut-être en avait-il déjà trop dit, s’il était-il
préférable de partir comme il était venu, dans la brume ? Pourtant l’image de la

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femme blonde, d’une trentaine d’années, s’imposait peu à peu à son esprit.
Impossible de s’éloigner d’elle, vraiment, sans nier son attrait alléchant… Il sentait
son parfum captivant, son teint de blonde aux yeux bleus, sensuel, l’envahir… Il y
avait ce courant entre eux qui lui donnait de l’allant, de l’oxygène, dans cette cage
étouffante, avec ce barman noir mêlé à la causticité de l’air empli de fumée qui
envahissait la salle…. « C’est quoi ? » se demanda-t-il, à propos de l’inconnue.
Il l’avait vue et peu à peu éprouvait le désir de revoir son visage. Disposée à
le lui offrir, elle l’orienta de nouveau de biais. L’heure nocturne prédisposait aux
effusions, aux confidences, mais Guérand se méfiait du genre de rencontres
auxquelles on devait s’attendre dans un bar anonyme, quand on vivait en solitaire
dans une ville comme New York, tellement excessive, sous pression, que tout
paraissait avoir un sens caché, même les choses qui n’en avaient pas… Le souvenir
d’une attente vaine dans sa vacuité, depuis des jours, restait présent à son esprit… Il
en traînait les stigmates après lui, sans appel. Il ne pouvait oublier la sensation de
violence, d’insécurité ressentie à la vue des gens de New York, par leur façon d’être
et de se mouvoir, étonné de leur indifférence à nier l’agitation, le bruit, de le générer
plutôt, d’en faire partie ! Comment repousser à distance l’impact de la mégalopole,
insouciante à la vie même de ceux qui l’habitaient ? La gifle qu’il avait reçue, en
arrivant, sans la prévoir ! Son mélange d’amour, de haine devant le gigantisme de «
Big apple », qui semblait à l’étroit sur son île au bariolage infini, dans sa morgue, sa
démesure, bien ancrée, intégrée à l’agression barbare de sa pollution… Ce qui
dominait, c’était le défi lancé sans répit à la face humaine, à ces vies qui grouillaient
minuscules autour de ses tours dressées vers le ciel ! New York révélait une autre
conception de vivre, en dehors de tout dogme aux normes préconçues, symbole de
l’absurdité d’existences brèves… Ses loyers si chers, inabordables… Après avoir fui
la France et l’Europe, avait-il le droit de revendiquer quoi que ce fût ? Sa voisine, son
timbre de voix empreint de nostalgie, lui demanda :
-Parisien ?
« Pour quelles raisons se donne-t-elle le droit de me poser certaines
questions ? », se demanda-t-il.
Il commença à se sentir excédé, sans l’extérioriser, en réalisant que de penser
pour lui uniquement, et sans faire cas de sa voisine, il n’en sortirait pas. Jusqu’où irait-
il ? La situation n’était-elle pas assez compliquée depuis son départ de Paris,
d’assumer de vivre sans la moindre relation ! Il avait décidé cependant d’aller à
l’aventure, de tenter sa chance ailleurs… Le constat ensuite devint flagrant… Partir,
ficher le camp d’ici, avant que… Serait-il toujours obligé de fuir pour vivre ? Sa
voisine, au juste, que cherchait-elle ? Pourquoi se trouvait-elle dans ce bar où il
n’espérait pas la rencontrer? Leur rencontre était-elle seulement due au hasard, si rien
n’était jamais prémédité ? Si, déjà repéré, à supposer qu’une certaine discrimination
peu à peu enveloppait sa personne, il fallait quitter ce lieu en quatrième vitesse ! A
cette heure, pourquoi s’était-il arrêté dans ce bar ? Il reprit son calme, son sang-froid,
sentit sa frousse vaine par tendance à l’éprouver, celle-ci étant absolument futile,
dérisoire. Comment craindre une femme à cause de sa présence dans un lieu sans
nom, qui cherchait le contact ? Que représentait-elle pour lui ? Ce n’était plus le rejet,

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l’ostracisme de certains autres, durant le jour… Peu disposé à répondre, sinon d’un
ton bourru, il se ravisa soudain et dit :
-Pas précisément, mais j’ai vécu à Paris.
-Dans quel quartier ?
-Le dix-septième arrondissement, près du quartier de la gare Saint-Lazare…
C’était faux. Il avait habité un temps rue Lemercier, à proximité de la Place
Clichy, ayant pris l’habitude de bifurquer vers les Batignolles pour ne pas être tenté
d’aller vers Pigalle, de se mêler à son ambiance trouble. Il se souvint du bar le « Sans-
souci », décrit par Kessel, en 36, des filles qui faisaient le tapin, des aboyeurs de boîtes
de nuit, de « Jésus la Caille » de Francis Carco, de ses homonymes, des sex-shops, de
l’industrie du plaisir, la nuit, qui remplaçait celle du jour, de quoi donner la nausée !
Aujourd’hui, c’était bourré d’enseignes sous lesquelles s’attardaient les camés, les
paumés. Avec une certaine dérision dans le ton, il dit :
-J’habitais la rue des Bains. Vous connaissez ?

L’inconnue ne pouvait pas comprendre, ni répondre… La rue n’existait sur


aucune carte, comme s’il tenait à lui faire avouer qu’elle pouvait être aussi bien une
fille des trottoirs de Broadway, qu’il lui maintenait la tête de force dans un lavabo
rempli d’eau, afin de l’empêcher de respirer, coupable d’être là, de lui avoir adressé la
parole, au point qu’elle ne relèverait jamais la tête assez jusqu’à temps qu’il relâchât
sa prise, la vît, la face trempée, à bout de souffle, en lui faisant subir de nouveau la
question, afin qu’elle avouât, qu’il cessât de la maintenir, en lâchant ses cheveux ! Que
pouvait-elle connaître d’une aussi petite rue que la rue des Bains, avec ses filles parées,
peintes, le long des murs, ses solitaires qui en remontaient lentement les trottoirs ? Il
sentit par allusion à sa question dérisoire, qu’elle aussi devait sans doute se faire un
reproche de lui avoir adressé la parole. Dans le silence revenu, (le barman,
provisoirement, ayant fini de laver sa vaisselle, essuyant des verres propres…), par
dérision, quasiment satisfait de se voir relégué aux personnages falots qui peuplaient
la salle, dans un anonymat qui n’était pas fait pour lui déplaire, il ajouta :
-C’est malaisé d’adresser la parole à un inconnu, n’est-ce pas ? J’étais encore
anonyme, un quidam pour vous, il y a cinq minutes. A croire que je me démène
comme une marionnette articulée ! Si vous aviez su, hein, peut-être ne m’auriez-vous
jamais adressé la parole ? Cette ville n’a rien à apprendre de Paris, la nuit…. D’ailleurs,
Paris, Londres, ou Tokyo, n’est-ce pas la même chose, si on doit prendre toujours
un train, le plus tardif, pour les mêmes banlieues, quand on y vit ? Mais suis-je
vraiment cela, un banlieusard ?
La femme, au manteau de fourrure trois-quart, parut ne pas entendre, distraite,
un instant plongée dans d’autres pensées. Ses cheveux mi-longs ondulaient à chacun
de ses mouvements. Elle observa la rue d’un œil vif, à travers la vitre, curieuse
d’observer la nuit brumeuse, avant de se tourner vers l’entrée du bar, comme si elle
attendait quelqu’un. Elle ramena son regard de l’autre bout de la salle, en un zoom
de cinéma… Avec un mouvement de tête impatient, ses lèvres balbutiant quelque
chose d’incompréhensible, comme on se parle à soi, elle prit son verre et but d’un

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trait. Puis se tournant vers lui, le visage soudain changé, enjoué, elle déclara, avec un
brin d’enthousiasme :
-J’avais un appartement à Passy, vous connaissez ?
Il ne s’attendait à sa remarque, comme s’il sentait qu’elle allait répondre :
-« Vos problèmes, gardez-les pour vous ! »
Il se sentit pris de court. Cela n’avait rien à voir avec la rue des Bains, une rue
à filles, à supposer qu’elle existât toujours. Il se reprit :
-Passy, dit-il, beau quartier ! Vous n’êtes pas du genre à habiter une chambre
de bonne, vous ! Vous n’avez pas le look d’une domestique, ni par le physique ni
l’allure, à moins que… Vous habitiez réellement un appartement, je suppose ?
-Mon mari s’empressa de le vendre, dès que nous eûmes divorcés.
Il se souvint du métro aérien au-dessus du pont de Bir-Hakeim, traversant la
Seine, de la station Passy… Etait-il sur le point de devenir volubile ? A croire qu’elle
chassait en lui certaines pensées, qu’il était prêt à se servir du prétexte de s’en
étonner :
-Passy, le pont de Bir-Hakeim… J’ai vu Bertolucci filmant Marlon Brando
dans les premières séquences du « Dernier Tango à Paris », vers les années soixante-
dix. Le pont était provisoirement bloqué. Quoi encore ?
-I dont’t like this movie… Je n’aime pas ce film… Savez-vous que la scène qui
fit scandale devait être jouée, au départ, par deux hommes ?
-Oui, je sais ! Drôle d’idée ! Le film est exceptionnel, la mise en scène
formidable, la musique, n’en parlons pas. Chaque image figure un tableau
impressionniste, au réalisme cru. Maria Schneider, belle et émouvante dans son
personnage, Jeanne, devient dominante, à la fin. Cela date, évidemment, mais en tant
qu’acteur, on ne saurait se tirer indemne d’un film pareil… En tant que comédien ou
comédienne, naturellement.
-Vous évoluez dans le monde du cinéma ?
-Pas du tout. Une idée qui m’est venue, comme je vous ai vue, tout à l’heure…
A croire qu’entre nous, cela pourrait devenir le dernier tango à New York, pourquoi
pas ? A moins que ce soit le dernier taxi, ou le dernier métro ? A vous de choisir…
-Du blablabla… comme toujours !
-Que voulez-vous dire ?
-Vous êtes quelqu’un d’étrange, pas conforme, qui passe son temps à dire des
phrases inutiles quand il en a l’occasion, éminemment superfétatoires.
-Super, avez-vous dit ?
-Oui.
-Comme c’est bizarre ! Je passe parfois des journées entières, sans adresser la
parole à quiconque…
-Boutonné jusqu’au cou, cela vous va bien, vous en avez le genre ! Tenez,
ajouta-t-elle, offrez-moi un autre verre…
-Si je veux !
Il se ravisa :
-Barman ! dit-il… « An other glass of beer for the lady ! »: un autre verre de
bière pour la dame !

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Le barman rit d’un rire niais, presque narquois. Il déposa le verre rempli à la
pression, sur le bord du comptoir.
-Merci, dit-elle.
En s’adressant au barman, il déclara :
-Du con… On dit merci, du con ! A votre service !
-Grossier personnage ! déclara-t-elle.
Stupéfait de voir l’effet de ses propos sur la jeune femme, autant que sa dérive
explicite pouvait être perçue par le barman noir, il le comprit et se tut… Il accusa le
coup, avant d’ajouter :
-Il le mérite bien, pourtant !
-C’est futile !
Comment sortir des limites permises depuis qu’il était entré dans ce bar, sans
signification, sans réalité autre que celle de l’anonymat, dans le besoin essentiel de
reprendre des forces, d’ingurgiter une potion quelconque, ainsi, boire de la bière et
garder son contrôle, avant de disparaître, s’il lui arrivait de nier souvent la réalité des
autres, par indifférence, plus encore par rancœur... Il se sentait souvent plus seul, en
leur sein. Mais la femme à côté, pouvait servir d’interlude, en jouant le rôle
d’intercesseur, s’il s’inventait toutes sortes d’embûches pour vivre mal, tout en vivant
quand même, il en fut conscient… Sans éprouver le besoin d’appartenir à un clan,
par désir d’indépendance, niant les groupes et pensant seul, il menait une vie normale,
en apparence, boulot, métro, dodo, ce qui était moins un comportement qu’une
obligation… La fréquentation des filles ne posait pas de problèmes. Un échange bref
pour se donner le droit de croire à son existence, en marge, sans alibi…
Dans la salle, les clients séparés par des tabourets vides, semblaient isolés les
uns des autres dans un espace aussi difficile à franchir que s’ils se trouvaient derrière
une porte vitrée, se voyant, s’épiant, sans que l’on pût lire la moindre expression sur
leurs visages, le moindre son s’échapper de leurs lèvres, en supposant qu’ils eussent
souhaité s’adresser la parole. En retrait, derrière un maintien statique, spécifique, mal
ou bien défini, chacun donnait l’air de croire en soi, à l’affût du moindre indice pour
quitter le lieu… Quoi donc les retenait là, quel besoin ? La nuit, dehors, allait les
engloutir dans la brume où ils s’évanouiraient comme des ombres sans visage, ou des
zombies ? Guérand songea à chacun, prisonnier de ses habitudes. C’était visible dans
leurs yeux, dès qu’ils tournaient leur regard dans la lumière. Ils semblaient apeurés…
Sa voisine n’avait pas l’air traquée, elle en donnait l’idée, même si éloigné d’elle, en
esprit, ou sans doute proche, il ne voulait pas y attacher d’importance.
Un flash subit lui traversa l’esprit, car il se revit à Paris, au sein de la foule des
voyageurs massée sur le quai du métro ou du RER, chaque jour de semaine, parmi
ceux qui se voyaient d’habitude, sans jamais s’adresser la parole. N’était-ce pas le
stimulant nécessaire pour refuser d’accepter ? Comment vivre ainsi des années, sans
rien se dire, rien qu’à se voir quotidiennement ! Peut-être se haïssaient-ils ou
l’abhorraient-ils, lui, plus encore, le déclassé ? Le même ostracisme communicatif se
laissait voir sur leur regard confiant, sans âme, ou bien l’imaginait-il. A croire qu’ils
ne parlaient pas la même langue, que dans son refus, il avait cru qu’il serait mieux à
vivre dans un autre pays ? Il l’avait cru. Un a priori. De quoi les tuer tous, un matin,

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les flinguer à la kalachnikov, afin d’avoir un compartiment à soi, et les voir morts,
nier leurs regards obliques, hypocrites. Tout déblayer, tout casser !
Il sentit le fantasme tourner à vide, dès qu’il se tourna vers sa voisine :
-Vous ne me dites-rien ? A court d’idées ?
-Je pensais, dit-elle.
-A quoi ?
-A n’importe quoi, au fait que le bar se vide : il y a moins de monde que tout
à l’heure, le remarquez-vous ? Il fait moins chaud. Quand on est trop dans un même
lieu, on se donne chaud.
-Vous aimez la multitude, vous ? Ce n’est pas mon cas, rétif à l’idée d’être mêlé
à la moindre foule. C’est quand même plus intime… Barman !
Il l’apostropha, en s’exprimant en français. Celui-ci s’approcha, sans se méfier :
-Je voudrais vous dire quelque chose de très confidentiel, lui souffla-t-il, mais
ne le répétez pas : Vous êtes con, mais alors un vrai con ! Mais faites-moi plaisir, ne
le répétez pas !
-What ? Quoi ?
-Non, rien, je plaisantais, ajouta-t-il, avec l’air de rire…
-Il est charmant ce type, dit-il encore, afin d’être entendu de sa voisine.
Puis :
-« Next time J’ll need a glass of beer, j’ll tell to you… » La prochaine fois que
je voudrais un autre verre de bière, je vous le dirais…
Le barman haussa les épaules et regagna sa place, à l’autre bout du bar.
« Shit ! », lança-t-il, d’un ton rageur, sans se retourner… Il entendit et ne répliqua pas.
Au bout de la rangée, les deux marins à court d’idées, avaient l’air hébété. Sans rien
ajouter, il saisit sa fourchette et son couteau. Sa voisine étonnée le regardait faire,
puis :
-Je vous ai dit, tout à l’heure, que j’avais un appartement à Passy. Vous
m’écoutiez ?
-Peut-être, mais que voulez-vous que j’en dise de plus ? On est loin de France,
ici. Je mange, je suis venu pour reprendre des forces, d’ailleurs. Pourquoi ne touchez-
vous pas à votre plat, vous ?
Il oublia qu’il s’était rendu compte qu’elle n’avait pas du tout faim, qu’elle était
venue là, par hasard, afin de voir d’autres visages ou de se faire draguer, ce qui ne
l’empêchait pas moins d’exister. Elle ajouta, sur un ton de reproche :
-Vous n’êtes pas bien engageant.
-Pourquoi ? Je ne vous connais pas.
-C’est vrai… Mais pourquoi refusez-vous d’admettre ?
-Quoi donc ?
-Je ne sais pas, moi… Je suis une femme. Ne vous sentez-vous pas tenu à
certains égards ? Je veux dire, du fait d’échanger certains propos adéquats et polis ?
Il se retint de rire et attendit de déglutir la bouchée qu’il était en train de
mastiquer, pour déclarer :
-Effectivement !
Il posa sa fourchette, la jaugea des pieds à la tête, sifflota, puis dit :

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-Pas mal, belle enfant !


-Vous voyez ?
Elle lui sourit d’un air engageant.
-La voilà parti ! Que croyez-vous donc, ajouta-t-il, en serrant son poignet entre
ses doigts et en la fixant bien dans les yeux… Vous me prenez pour qui ? Vous êtes
belle, certes, désirable, mais ça prouve quoi ?
Il vit que le barman les observait, et la lâcha…
-Vous m’avez fait mal, dit-elle.
En effet, il y avait encore l’empreinte de ses doigts crispés à l’endroit du
poignet qu’il avait serré comme un étau, dans sa poigne.
-Pardonnez-moi, dit-il… Je ne savais pas ce que je faisais, je suis parfois si
énervé, ces temps-ci…
-Par quoi ?
-Tout ! Cette ville, ces gens, la solitude ! Beaucoup d’autres choses aussi !
Les seuls mots à ne pas dire ! Il reprit sa fourchette dans l’intention de finir
son plat. A quel point on peut se piéger. Il aurait dû partir sans un mot ! Elle en savait
déjà trop. Pourquoi resta-t-il ? Conscient du temps jouant contre lui, il essaya de ne
plus la voir, ramena les yeux sur son assiette et continua d’ingurgiter, de mastiquer
ses frites, ses saucisses.
Dans moins d’un quart d’heure, il partirait… Mais serait-il capable de
disparaître seul, dans la ville où depuis près d’un mois, il vivait, tel un Français en
cavale qui attendait, il ne savait quoi, peut-être un nouveau départ, heurté sans cesse
par l’oppression d’une foule indifférente, à l’affleurement de gens qui vivaient sans
en avoir l’air, sans espérer même une rencontre avec une inconnue, avec la sensation
de survivre, en attendant quoi ! Jusqu’à ce que… Proie d’un ennemi invisible, on lui
demanderait des comptes, ou pas, avant de l’abattre ? Il ne l’avait pas prévu ainsi. Le
no man’s land créé autour de lui, en France, pour se protéger, son refus du monde,
devenaient absurde, ici, même s’il en conservait le réflexe. Qu’est-ce qui l’avait
poussé à réaliser son fric-frac? Pour changer les règles du jeu ? Qu’importaient le sens
de la hiérarchie, le quadrillage imparable de ceux qui la créaient ? « Je ne pourrais
jamais admettre l’ordre social, sans renoncer à ce que je suis ». Tous ces gens que l’on
croise, le matin, dans le métro, qui tiennent absolument à défendre leurs prérogatives,
monsieur rien du tout ! Qui vivent pour récolter l’argent qui leur donne le droit d’être
comme tout le monde, absolument comme toute le monde, ou ceux qui savent s’y
prendre, en profitant du système pour ne rien faire, les combinards ! A quand un
monde autre que surpeuplé, différent ? »
De l’argent, il n’en manquait pas, mais pour combien de temps encore ? De quoi
se donner l’illusion de vivre haut, en se payant des filles sexy, sans lendemain, de le
craquer en utilisant leurs services… Qu’en tirerait-il ? A quoi bon ce jeu stupide, une
fois sorti du système ? Quelle perspective s’offrait au « frenchie », sans point de
repère, sans alibi, qui commençait à se sentir traqué sérieusement, le soir, en entrant
chez lui, comme s’il avait peur de son ombre ? Il éprouva la brusque nécessité de
parler, stimulé par un revirement d’intérêt pour sa voisine. Même si elle était de celles
qui…

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-Il y a des filles, dit-il, sans la regarder, qui aident à nier la solitude.
Il ajouta :
-Contre rétribution, bien sûr !
Mais il réalisa soudain qu’elle était peut-être là, pour l’espionner, réflexe de
parano ?
-On se sent encore plus seul, après, ajouta-t-il, les yeux fixés sur la vitre
éclairée, dans la nuit vide.
Il absorba une gorgée de bière, se tourna vers elle.
-Vous comprenez ?
Repris par le réflexe de lui jouer un mauvais tour, il bafouilla :
-Ainsi, vous ne connaissez pas, la rue des Bains ?
Il tenait sa fourchette en l’air, avec laquelle il continuait de piquer quelques
frites, dans son assiette. Il ajouta :
-C’est ridicule. Une rue très connue près de la gare Saint-Lazare… Des filles y
vivent de leurs charmes, comme ici, sur les trottoirs de Broadway… On peut en
rencontrer, à Paris, ailleurs, dans les bars de l’Etoile.
-Vous fréquentez les prostituées ?
-C’est plus facile !
-Bravo ! répliqua-t-elle… Cela ne plaide pas en votre faveur. Vous êtes un
pauvre type ! Quel comportement ! Vous donnez vraiment dans le sordide, un profil
qui vous définit, ou vous inspire, par mythomanie ? Est-ce un cliché, un scoop
publicitaire, ou quoi ? Ai-je besoin de savoir cela ? Vous vous moquez de moi, n’est-
ce pas ? Je ne suis pas une putain, une fille facile, comme on dit.
-Je vous crois... Enfin, j’essaie ! Dans ma mythomanie, comme vous le
suggérez, fréquenter les bordels, qu’est-ce que cela prouve ? Un comportement
psycho-pathologique ou une obstination catatonique à fréquenter certaines filles…
. -Révulsant ! dit-elle.
Il absorba les dernières frites à peine chaudes, les cueillit avec ses doigts,
jusqu’à ce que le plat fût vide, puis fixa de nouveau sa voisine.
-Avoir l’audace de m’observer, sans préjugé, après avoir dit ce que vous…
Enfin, vous avez compris ! dit-elle.
Il maintint son regard et rencontra ses yeux bleus, avec une expression
nouvelle.
-Vous êtes probablement un sale type ! lança-t-elle.
-Mais non ! Je vous jure…
Il sentit de nouveau un frisson de sympathie l’envahir.
-Vous êtes un goujat !
-Encore ! rétorqua-t-il. N’en déplaise ! J’aime que l’on me contredise…
Le serveur, dans sa veste blanche pas très propre, se tourna vers une sorte de
trappe, en tira une assiette remplie de nouilles, et la glissa devant un nouvel arrivant,
l’air blasé.
La salle, en dépit des lumières crues qui incendiaient les visages, tantôt se
vidait, s’emplissait davantage. Dans la clarté mâte, le profil des personnages
apparaissait avec un relief précis, dans une fixité où la nuit accusant la fatigue des

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uns, l’insomnie des autres, accentuait leurs traits dans ce qu’ils avaient de plus
définitifs, comme si de leur face hagarde, il ne restait qu’une caricature. A moins que
la clarté du fast-food fût impuissante à dissiper le vécu que chacun avait amené avec
lui ? Dans un flash, il revit les gratte-ciel fouettés par le vent, perdus dans leur
perspective verticale de sentinelles, cependant que nés du sol parfois, des souffles
ascendants balayaient tout sur leur passage, avant de s’enfuir, là-haut, vers la face
vitrée des géants de verre où le brouillard fusionnait… Sa voisine n’avait pas encore
touché à son plat.
-Oublions cela !
Comme elle ne répondait pas :
-Et vous, constata-t-il, vous ne mangez toujours pas ?
Elle hésita avant de répondre, avec une moue légère pour signifier : « Je n’ai
pas faim», puis elle dit : -J’ai tout mon temps. Je fais ce qu’il me plaît, sachez-le !
En quoi cela vous regarde-t-il ? Qu’allez-vous imaginer ?
Il tarda de répliquer, avec de bonnes raisons d’attendre qu’elle eût changé
d’état d’esprit, sans être vexé de paraître ce qu’il était, après ce qu’il lui avait dit,
insidieusement, qu’il regretta :
-C’est vrai, déclara-t-il, avec une nuance de douceur. Mais cela va refroidir, ce
n’est pas raisonnable… Vous n’avez pas sommeil, vous, non plus ?
-Comme si, comme ça !
-Bonne réponse… Vous avez l’air d’être à l’aise, dit-il… Je regrette de vous
avoir déplu, en disant ce qu’il ne fallait pas dire. On est tous plus ou moins
mythomane, on s’invente des vies… C’est si aléatoire. Qu’en reste-t-il ? Moi aussi,
j’aime la nuit, je ne me coucherais pas.
Il ajouta d’un ton qu’il voulait tendre, presque confidentiel :
-Vous n’avez pas peur de vous trouver seule, en sortant ?
-Cela m’arrive. Ainsi, ce soir, à voir ceux qui vous reluquent, comme s’ils
devaient absolument coucher avec vous, ou vous violer dans l’ombre d’un couloir,
d’une impasse ou d’un hall d’entrée. J’ai ça, dit-elle…
Elle ouvrit son sac, lui montra plusieurs bombes de défense. Il y en avait de
plusieurs marques…
-Je ne sais pas si c’est vraiment efficace, ajouta-t-elle…
-En Amérique, vous avez droit au port d’arme. Un petit browning…
-J’en ai peur.
-Moi non plus, je ne suis pas armé, déclara-t-il. Je devrais… Il suffit de l’être.
Il songea aussi, comme après coup : « Heureusement que ce ne sont pas des
capotes anglaises… Maintenant, on dit, des préservatifs…»
Il rit pour lui, mais la femme ne parut pas le remarquer.
Elle fumait sans arrêt, dans une sorte de détachement volontaire. Par sa façon
particulière de rejeter son manteau de fourrure sur les épaules, avec désinvolture, ou
pour montrer qu’elle avait de beaux seins, de découvrir sa robe de soie, de croiser ses
jambes, en donnant une certaine image d’elle, comme on a pu le voir à certaines
actrices américaines, dans les vieux films, il songea : « Elle se prend pour Lauren

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Baccal, ma parole ! Et je suis ce pauvre vieux Humphrey ! » Mais elle paraissait en


esprit loin de cela. Il la vit prendre son verre, absorber une gorgée de bière.
-J’ai soif, dit-elle… Pas vous ?
-Pas vraiment… Il m’en reste un peu. Si vous en voulez ?
Sans attendre sa réponse, il versa un peu de bière restant de sa bouteille, dans
son verre.
-Merci, dit-elle.
Un miroir sur un pan de la boutique, leur renvoyait leur image, côte à côte,
une image dure, aux traits un peu de travers.
-Vous avez déjà tout fini, remarqua-t-elle.
A cause de son look d’étranger, à côté, intriguée de sa présence réelle, par
curiosité féminine, elle eut le rapide désir d’en savoir davantage :
-Il y a longtemps que vous êtes, ici, à New York ? demanda-t-elle, en sortant un
petit miroir de son sac à main et en considérant son visage, de près, par diversion.
-Un mois… Je suis en vacances.
-Je vois, dit-elle, en le reculant, à distance, avant de le refermer, en ébauchant
le geste de le replacer dans son sac.
Son inspection terminée, elle se tourna vers lui : -J’ai encore soif, dit-elle.
-Garçon, dit-il. Une autre bière !
-Donnez-moi une cigarette, voulez-vous ?
La glace qui lui avait permis de se voir, elle la rangea dans son petit sac… Il
lui en tendit une d’un paquet, qu’il alluma avec son briquet. Le barman apporta la
bière, dont il emplit d’abord son verre, puis le sien.
-Il ne vous reste plus que deux mois, dit-elle, en le fixant dans les yeux.
-Pour quoi faire ?
-Régulariser votre situation, sinon, on vous expulsera. On extrade, ici. Certes,
vous avez encore le choix de vous rendre au Guatemala, avec des devises… Ils en
ont marre des types de votre genre. Cela dit, sans vouloir vous blesser…
-Vous voulez parler de la « green card ! », la carte verte !
-Ce que je vous en dis, par désir de rester dans ce pays… Me tromperais-je ?
Sans pedigree, sans alibi ?
Elle laissa la réponse en suspens et tira une bouffée de sa cigarette. Au courant
de ses habitudes, Guérand ne s’en formula guère, amena le verre de bière à ses lèvres,
et but. Elle aussi. Chacun semblait aimer les silences, les apprécier, comme s’ils
étaient chargés de lourde signification… Il l’observa, quand il la vit prendre sa
fourchette et attaquer ses œufs au bacon.
-Enfin !
Il en profita pour prendre une de ses cigarettes, et la fuma aussi. Il semblait
attendre. Durant ce laps de temps, des images défilaient devant ses yeux… De la
région parisienne, il avait dû fuir, sur un coup de dés, absolument. J. Clay Fraser
devait être à sa poursuite… La Banque de crédit de la Seine n’était qu’une filiale…
Remonter plus haut, c’était sûrement aboutir jusqu’ici. Qui était le patron responsable
des patrons ? N’était-il pas venu, de son plein gré, se jeter dans la gueule du loup ? Il
avait beau dissimuler, en apparence, qu’il avait choisi l’exil, il se revit à l’aéroport de

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Roissy-Charles de Gaulle, en considérant les avions en partance, en jetant un bref


coup d’œil à gauche, à droite, pour voir s’il n’était pas suivi… Parmi les vols
annoncés, un avion partait pour Tokyo, un second pour New York. Pourquoi avait-
il choisi New York ? Si tenter de jouer sa vie aux USA, lui avait-elle parue plus
tentante, plus actuelle ? A la réflexion, il n’avait envie ni de geishas, ni de cerisiers en
fleurs. A Kennedy Airport, interrogé par l’officier de police américain, au guichet de
la douane, qui lui avait posé des questions embarrassantes sur ce qu’il comptait faire
de son séjour, au cours de la durée permise, il avait répondu : « For holidays ! », en
remplissant une déclaration pour un transfert de devises de dix mille dollars. Cela
l’aidait à neutraliser certains soupçons, si l’alibi était mince. Mais enfouies dans ses
poches, dans ses chaussures, à l’intérieur de talons creux fabriqués pour les
dissimuler, il avait la valeur de quatre-vingt-dix mille dollars, en euros, de quoi vivre
un certain temps… Dans la boutique à saucisses aux murs imprégnés de la patine
amère des noctambules, il l’avait échappé belle, s’il avait quelque chose à craindre
encore, un reproche à se faire, un rien à dissimuler. Rien n’avait transparu du jour
dit, à l’heure dite, où il avait agi, en quittant son pays d’origine pourvu de l’argent
volé du coffre de l’agence où il travaillait, rue de Mesnil-Montand. C’était le soir, à la
fermeture. Personne ne s’était aperçu de rien. Le lendemain matin, des malfrats, dont
l’un, René Bergaud, avisés par une voix anonyme tentaient de dévaliser une agence
bancaire au coffre quasi vide. Guérand avait pris du champ, passant la nuit dans une
chambre d’hôtel pour se croire à l’abri. Sans trop savoir pourquoi, il n’avait pas
attendu à l’aéroport, avant d’aboutir jusqu’ici ! Il aurait pu aussi bien partir pour
Sydney… La femme, près de lui, ou une autre, pouvait-elle l’aider à dissiper la
présence de fantômes imaginaires ? C’était trop anticiper. Il en rit comme d’une
imposture. Elle n’était qu’une inconnue, placée sur sa route, au hasard, si elle devait
connaître une filière pour quitter New York, au plus vite ? Il l’entendit dire :
-Parlez-moi… Dites-moi quelque chose, j’aime beaucoup vous entendre parler
français.
-Pensez-vous que l’on emporte toujours un bagage après soi, n’importe où
l’on va ?
-Je le pense, oui…
-J’ai quitté la France, muni d’une valise, mais je ne pensais pas en avoir une,
plus lourde à porter, une véritable malle comme une chimère accrochée au dos.
-Quelle sorte de chimère ?
-Quelque chose qui vous prend à la gorge et vous rend incompréhensible, sans
vous lâcher… Quelque chose qui devient de plus en plus inquiétant, au fil du temps.
Une obsession, en quelque sorte… S’il convient de s’en défendre, avec les moyens
du bord… Les filles à plaisir, si on tient sa langue, ça évite de penser. On s’en sert
pour ce qu’elles valent… Cela donne les idées claires.
-Encore ! Défiez-vous, sinon je vais me détourner de vous ! On n’a pas
toujours la conscience tranquille, je sais. C’est devenu difficile, aujourd’hui, quand on
ne parvient pas à faire le tri, que l’on en a perdu la chance. On cherche souvent à
oublier dans le sommeil, la drogue, l’alcool… D’ailleurs, le peut-on ? Ce qui
appartient au vécu, s’intègre à jamais dans la conscience claire. Y échapper, c’est

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transcender quoi, si rien n’a d’importance ? Je vis la nuit en préférant dormir le jour.
Au moins, je ne fais pas de cauchemars. Vivre à l’insu des autres, quel soulagement !
Si nombreux, à New York, si pressés... A croire qu’ils tiennent absolument à vivre
plusieurs vies, à la fois, en se battant contre eux-mêmes, ou contre le temps, allez
donc savoir ? La vie est si brève. Plus on va vite, moins on a le temps. Et la nuit est
si rassurante, si paisible… La nuit….
-Pas toujours ! A L’aube, autrefois, c’était l’heure où on tranchait la tête aux
condamnés…
-Comme c’est drôle, croyez-vous ça !
-Toutes les villes se ressemblent, Paris, New York, Amsterdam… Impossible
de se retrancher du rythme frénétique de la vie ! Tous courent après l’argent. Et
l’appât du gain se transmet parce que le temps en fait partie … Je ne pouvais plus
rester en Europe, j’en avais assez, il fallait que je m’expatrie...
-Vous avez bien fait.
-A quelle époque étiez-vous, à Paris ? lui demanda-t-il.
-Une dernière fois, il y a six ans… Je venais de quitter la Suisse, dans le canton
de Vaud, avec mon mari. J’y suis passée, sans m’arrêter. Vous connaissez la Suisse ?
-Genève… Je logeais en Haute-Savoie, en zone frontalière, près d’Annemasse.
Très beau pays. Passer la frontière, deux fois par jour, pour sauter dans les tramways
de Genève, aux heures de pointe, toujours bondés comme ici, le métro, les autobus…
On courait sans arrêt. Ceux qui vivent sous terre, que l’on voit très peu, et qui peuvent
à peine jouir d’un rayon de soleil, le dimanche… Une fois sur orbite, on vit comme
des cloportes… J’ai refusé d’être de ceux-là. Le soleil est toujours beau à voir. Il
représente la liberté, les heures à soi, la sortie du travail, et certaines banques ferment
à quatre heures… Je travaillais dans l’une d’elles, à Paris. La routine… Juste de quoi
vivre et payer son loyer… On s’habitue jusqu’à ce qu’à force d’être un mouton…
-Je sais ! dit-elle.
Il se tut et considéra sa voisine avec une stupeur amusée. Elle l’aidait à remplir
le temps avec ses propos futiles ? Pourquoi se laissait-il aller ? En la voyant écraser
son bout de cigarette dans le cendrier, il considéra la trace saignante que son rouge à
lèvres avait imprimée. Il l’imita, et y écrasa son mégot aussi.
De n’avoir plus rien à se dire, sinon de s’adresser la parole, par intermittences,
par phrases courtes, stéréotypées, il s’aperçut que son regard comprenait certaines
choses. Pourquoi ? Chaque fois qu’elle s’adressait à lui, la jeune femme commençait
à prendre sa voix d’en bas, sa voix des moments tragiques, ou celle des égarements.
C’était sourd, un peu. Cela faisait penser à une blessure mal cicatrisée, une douleur
dont on ne souffre plus consciemment. « J’habitais dans le canton de Vaud, avec
mon mari… Ainsi, elle a été mariée, songea-t-il, puisqu’elle m’a dit que son mari
s’était empressé de vendre leur appartement, à Passy, après leur divorce… » Elle fit
signe au barman, l’appela.
Avec la même intonation, l’assurance et l’expression du visage, presque avec
la même séduction fluide qu’elle avait en lui adressant la parole, elle demanda au
garçon combien elle devait et fouilla dans son sac. Cela l’irrita. Elle venait de
s’exprimer, en anglais. Elle posa de billets de dix dollars sur le comptoir. Le noir en

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veste blanche lui rendit la monnaie. Lui aussi paya. Il leur fallait sortir de la salle, en
fuyant le miroir douteux qui longeait le bar et leur renvoyait leur image. La question
restait en suspens : était-t-il certain de partir seul, cette fois, sans elle ?
-Est-ce possible, murmura-t-il, tout haut… Ai-je fait tout ce chemin depuis la
fille du bar de l’Etoile, pour tomber sur celle-là ?
Mais il venait de ramasser les pièces qu’on lui rendit et laissa un pourboire,
comme par oubli. L’employé noir ne le prit pas.
Elle venait d’entendre peut-être, ou pas du tout. Préoccupée de finir ses œufs,
avec des gestes exagérément lents, il la vit verser du poivre dans le jus de tomate
qu’elle venait de commander. Il n’insista pas, ne répéta pas ce qui lui était venu à
l’esprit. Pourquoi ce réflexe misogyne d’évoquer Lily, la fille vénale qu’il fréquentait
un peu par dépit ? « On a toujours besoin d’elles, il songea, pour se perdre, ces
femmes de petites vertus ». A l’autre bout, l’un des marins aidait son compagnon
malade, avec une fraternité touchante… Le barman les regardait, impassible.
Sur le cadran de l’horloge plaquée au mur, l’aiguille se déplaçait lentement,
sautait d’un point à l’autre, d’un chiffre à l’autre. A chaque minute, des pulsations la
déplaçaient d’un cran. Le temps avançait placide dans cette nuit de septembre éclairée
dehors par des lumières artificielles. Comme sur la paroi de verre et d’acier des gratte-
ciels, un peu de la brume qui les engluait, se frottait aussi contre la vitre. A peine
attentif à ceux qui traînaient dans le bar, il avait beau les voir de profil, tous puaient
la nuit, avec chacun son odeur propre. De quoi ficher le camp, sans avoir l’idée
d’inviter la fille à le suivre ! Mais elle était toujours à ses côtés, il lui avait parlé… Il
était bien Daniel Guérand, il ne pouvait être quelqu’un d’autre, sans jamais se confier
à personne, pas plus qu’il ne pouvait se sentir libre, accessible sur le plan relationnel,
condamné à vivre en marge, en autarcie. Sa voisine donnait l’impression de chercher
le moindre prétexte pour s’attarder ! Cela l’irritait de considérer sa présence comme
un objet, pas même une planche de salut… Que se passait-il ? Se donnait-il des droits
sur elle, à cause de l’échange de propos qu’ils avaient eu, à ne dire que des banalités
? Etait-elle une chance pour lui, un alibi quelconque, s’il en manquait ? Peut-être avec
un peu de complaisance de sa part, l’emmènerait-elle ailleurs, quitteraient-ils New
York ? Il leur fallait trouver une planque, un lieu discret, en attendant, il ne savait
quoi, amorcé peut-être par ce qu’ils avaient pu se dire… Mais, là, bien réelle, avec sa
robe décolletée sous son veston qui laissait entrevoir de beaux seins, ses jambes au
bas très fins épousant le galbe des mollets, qui révélaient un grain de peau laiteux,
émouvant, pourquoi avaient-ils lié conversation ? Si elle refusait de l’accompagner,
se sentirait-il frustré de ne plus avoir la chance, ni la possibilité de poser ses mains
sur son corps ? L’oublier, la laisser là, pour se libérer de l’attirance dont il commençait
à sentir l’effet… Malgré le désir sensuel ou le besoin de paix qu’il souhaitait obtenir
au contact d’une femme, avant de prendre des décisions... New York n’était plus ce
qu’il croyait, au départ ! Pourquoi n’avait-il pas choisi la Guyane, à la place, la
Guadeloupe ou la Martinique ? Craignait-il la police française ? Il avait vécu jadis,
ailleurs, en Australie… La femme l’avait branché, allumé. Sa présence l’hypnotisait.
De son français presque parfait, il n’arrivait pas à définir d’où venait l’accent.
-Vous êtes américaine ? lui demanda-t-il, soudain.

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-Non, je suis née en Allemagne. Vous connaissez Hambourg ?


-Hambourg, dans l’Ange Bleu, avec Marlène Dietrich. Sans donner dans la
comparaison… Hambourg et ses rives de l’Alster, ses pluies fréquentes, et le froid.
-Vous avez l’air d’aimer les vieux films. Vous faut-il des références, parce que
vous n’êtes pas si sûr de vous ?
-Cela aide, mais qu’est-ce qui vous le fait penser ? J’ai besoin parfois de me
situer par des films que j’ai vus, des livres, des citations culturelles, pour voir
davantage où j’en suis… Il y a rien à dire d’autre. Parfois, il m’arrive de voir une
cavalière longer les rives de la Baltique en furie, en croupe sur son cheval fou, au
galop, entièrement nue, qui disparaît aussitôt...
-Vous êtes un cérébral, un intellectuel…
-Ne dites pas ça ! Je ne suis rien. Je n’existe pas, voilà tout, ou j’essaie !
-Pourtant, répondit-elle, en riant, vous continuez d’être là, devant moi, je vous
vois… Ce n’est pas sérieux… cette vision idyllique de la beauté, de la volupté.
-La cavalière si belle avec sa crinière blonde est toujours inaccessible…
J’aperçois l’empreinte des sabots du cheval sur le sable du rivage qui prouve qu’elle
est passée. Elle, je la voie à peine, comme dans un rêve. J’ai parfois du mal à savoir
qui je suis, ce que je dois faire, comme si j’étais soudain atteint d’amnésie. Ce n’est
pas comme vous, ajouta-t-il, pour se rattraper.
Elle n’ajouta rien, en l’observant derrière ses longs cils.
-C’est étrange, dit-elle.
-Vous pensez en avoir pour longtemps, demanda-t-il, en la fixant dans les
yeux, ou préférez-vous que je m’en aille ?
-Question à ne pas poser… Nous sommes ensemble, voulez-vous ?
Tranquillisez-vous, je ne suis pas une croqueuse, ni un méchant loup… Lupus, lupus,
lupus ! Elle éclata de rire… Lupus ! dit-elle, en le montrant du doigt…
-Je ne comprends pas.
-Oh, si, lupus ! insinua-t-elle, sans le regarder… J’en sais reconnaître l’odeur…
-Ne jouez pas à ce jeu-là, je ne vais jamais au bal masqué.
-Que dois-je en penser ?
-J’ai horreur des déguisements. Je ne me sers de masques qu’en fonction des
nécessités ou de mes envies.
-Pour quoi faire ?
-Par dérision, pour méduser l’adversaire.
-En suis-je ?
-Je ne sais pas…
Le temps s’écoula encore. Avec la sensation de ne pas en savoir davantage sur
elle, parfois, quelqu’un entrait, en se hissant sur un tabouret. Il était trois heures du
matin.
Le barman apporta une tarte aux pommes à sa voisine, qui n’était plus
cependant une inconnue, dont elle cueillit de minuscules morceaux, du bout de sa
cuiller. Elle rappela le barman pour lui commander un café. Celui-ci étant brûlant, il
fallut encore attendre.
-Avez-vous une cigarette ? Je n’en ai plus.

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Il lui tendit son paquet. Elle en choisit une qu’elle alluma, lui rendit le paquet.
Elle fumerait sa cigarette jusqu’au bout, il le savait, en prenant son temps. Elle lui en
demanderait peut-être une autre encore. Sa lenteur paraissait exaspérante ! Une fois
dans la perspective de la rue, lui tendrait-elle la main, en lui disant bonsoir ? Il ne lui
fallait pas rester seul, cette nuit, il le sentit. La crainte de partir ainsi le tracassa, de se
morfondre dans le désert de sa solitude, un vide où il se sentait pris de vertige. Cette
femme, près de lui, venait de dire : « C’est étrange… ». Il se rapprocha d’elle, parla :
-Pourquoi avez-vous dit : lupus ?
-Comme ça, sans arrière-pensée. Même si vous me donnez l’impression de
vivre comme un loup…
-On m’a parfois traité de loup blanc, ou de nègre blanc…Vous sortez souvent
seule, la nuit ?
-Quelques fois.
-Pour faire des rencontres ?
-Pas précisément.
-Quel genre de rencontres ?
-Un homme, une femme se parlent pour meubler leur solitude, croyez-vous
que ce soit le fruit du hasard ?
-Il n’y a pas de hasard.
-Si… J’y crois. Un hasard prémédité.
-Pensez-vous que j’ai pu me jouer aux dès, en venant ici ?
-Pas consciemment, mais il y a bien quelque chose qui vous a poussé. J’étais
là, je savais que j’allais rencontrer quelqu’un. La preuve… Il a fallu que mon attente
vous motive, que le besoin que j’avais de votre présence se concrétise. Vous…
Il haussa légèrement les épaules :
-Que peut-on répondre à ça ? Vous les femmes, vous intéressez toujours les
hommes. C’est facile pour vous… Comme de se faire violer par plusieurs types, à la
file. Certaines presque le méritent…
-Vous me prenez pour une chienne en rut ? Certes, je peux plaire, c’est un
avantage… Une femme peut procurer du plaisir, et ça vaut parfois son pesant d’or.
-Combien ? dit-il.
-Je vous ai dit que je n’étais pas vénale. Je choisis qui me plait… A vous de
voir…
Elle eut une moue, pour insinuer :
-C’est possible…
-Peut-être ne suis-je pas celui que vous croyez ?
-Qu’importe. Il suffit d’y croire. Vous savez, l’amour dans l’absolu, au
quotidien, je n’y crois pas beaucoup… Une aventure ? insinua-t-elle, d’une voix qui
parut mettre beaucoup de charme.
-Quel rôle jouerais-je, là-dedans ? Saurais-je me déprendre ensuite ? Comment
pourrais-je me retirer sans débordement, sans y laisser des plumes ?
-Voyez que j’avais raison ! Vous n’êtes pas sûr de vous. Vous n’êtes pas un
enfant. A votre âge, on prend ses responsabilités.

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-Lesquelles ? Je n’ai guère l’habitude de faire la cour aux femmes, d’être en état
de sujétion. Je ne sais pas. Pouvez-vous comprendre cela, si j’ai pris l’habitude d’un
certain genre de filles. Tout à l’heure, en venant, je ne pensais absolument pas vous
rencontrer.
-En êtes-vous si sûr ? Vous ne le pensiez pas, mais vous l’espériez peut-être ?
-Non.
-Un pressentiment que vous aviez d’être ému, à proximité de la boutique,
qu’un événement extérieur à vous allait modifier votre train-train depuis que vous
vivez ici, à New York ? Un imprévu. La nuit, dans ce bar anonyme, le fait que vous
n’arriviez pas à dormir, je suppose. Tout arrive, même ce que l’on n’attendait pas !
-C’est gentil… Mais mettez-vous bien ça dans la tête, je ne suis pas un
pigeon…
Il parut hésiter, et dit :
-Vous ne savez rien de ma vie, ou presque…
-Laquelle ? Avons-nous besoin de savoir quoi que ce soit ?
Il régla pour elle l’addition au barman noir, ils se levèrent l’un derrière l’autre,
et sortirent.
Dehors, dans la perspective du carrefour brumeux, un homme dormait
debout, appuyé contre une plaque métallique, à l’entrée du subway. Il y posa le regard,
en hésitant un peu. L’individu n’était pas là précédemment. Il s’en serait aperçu.
Dormait-il vraiment ? La nuit paraissait humide, après la clarté chaude de la boutique,
dans l’éclat brumeux des réverbères. Elle ne proposa pas de prendre un taxi, se
contenta de sourire quand il lui demanda dans quelle direction elle désirait aller. Il
comprit qu’en marchant n’importe où, au hasard, elle le suivrait, en lui emboîtant le
pas, dans le clair-obscur de la rue, en s’efforçant d’accorder ses pas aux siens. Ils
n’avançaient pas vraiment, avec l’idée de marcher, plutôt, avec l’air de flâner dans le
silence nocturne, ponctué par la clarté fixe des réverbères. Autour d’eux, quelques
gratte-ciel, aux étages partiellement éclairés. Au bout de cent mètres, hors des limites
du bar, il la vit buter une fois ou deux sur le bord d’un trottoir, à cause de ses talons
trop hauts. Elle tenta de s’accrocher à lui et glissa sa main sous son bras. Depuis
quelques minutes à peine, comme s’ils en prenaient déjà l’habitude, ils commencèrent
de marcher, la nuit, dans les rues de New York. Jusqu’à ce que…
D’un coup, quelque chose d’imprévisible eut lieu dans un bruit de freins : Ils
perçurent l’arrivée d’un véhicule qui s’arrêta en trombe, à deux pas d’eux. Deux
hommes pressés en descendirent. Surpris, Daniel Guérand ne sut pas éviter le
premier qui le frôla en passant, le regard froid. L’autre vint heurter la jeune femme.
-Hey ! dit-elle
. Encadrés par ces individus menaçants, l’un d’eux, petit et trapu, s’approcha de
Guérand, et le saisit au revers de son veston :
-Ecoutes, toi, mec, dit-il. Laisse cette femme tranquille, si tu veux éviter les
ennuis. Tu piges, ou tu veux que je te fasse un dessin. Regarde…
Son compagnon s’approcha d’elle, la gifla, à toute volée, par deux claques
épaisses et lourdes.

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-It’s a fuken bitch, a bitch… C’est une paumée, une salope… Une balance,
dit-il. Elle ne le dira pas, elle n’osera rien dire. Prends le large, mec ! Faut pas gober
les œufs pourris !
L’homme la prit par l’épaule et la secoua. Elle tenta de lui cracher au visage,
mais le manqua. Il abattit sur elle de nouveau une claque épaisse, puis la saisit par le
bras, l’envoya valser jusqu’à ce qu’elle butât, à cinq mètres, contre une poubelle qui
traînait au bord du trottoir. Elle se releva péniblement, sembla vouloir effacer la trace
du coup ou atténuer le feu de la gifle sur sa joue, d’un revers de main, et cria :
-Salauds ! Bâtards !
Elle était un peu sonnée, avec du mal à retrouver ses esprits.
L’individu s’approcha de nouveau, et frappa. Grand, large, il avait des mains
énormes. Cette fois, la femme parut avoir son compte et ne dit plus rien. Elle s’était
rencognée contre un mur, mais l’homme l’a frappa encore.

-Depuis le temps que tu méritais une leçon, dit-il.


Guérand eut du mal à garder son contrôle, si cela se passa très vite. Que
pouvait-il faire ? Les deux types étaient sans doute armés. Il n’eut presque pas le
temps de se prendre pour un lâche, comme figé, ligoté de ne pas intervenir. Ils
entendirent la voix du petit trapu, qui disait :
-Ce n’est qu’un petit avertissement. Tu sais à quoi t’en tenir, pour cette fois…
Arrête de racoler les lopes…
Cela dit à l’intention de Guérand qui ne bougea pas encore.
Le regard furieux de l’homme la fixait, au-dessus d’elle. Elle balbutia,
humblement :
-Ok, Dave, je vous obéirai en tout.
Celui-ci tira de sa poche le canon d’une arme à feu, le remit à sa place.
-Vu ?
En réintégrant la voiture, avant de fermer sa portière, celui qui conduisait,
lança encore :
-J’espère que tu as compris. Ne nous force pas à sévir. Quant à toi, blanc-bec,
je l’espère aussi…
La portière claqua, la voiture démarra, repartit aussitôt dans un envol de
fumée.

***

Guérand l’aida à se relever, sans lui poser des questions auxquelles elle n’aurait
su ou ne pouvait pas répondre. Il saisit tout de go qu’il se trouvait mêlé à une histoire
différente de la sienne, dans la tourmente d’un danger auquel il ne voulait pas se
sentir impliqué. Que pouvait-il faire, en cette fin de nuit ? Que devait-il espérer de
la femme qui l’accompagnait ? Il se fit un reproche d’être avec elle, mais n’en laissa
rien paraître. Il regretta d’être entré dans le bar, d’en être sorti, en sa compagnie. De
quoi s’interroger ! Qui était-elle ? Dans un flash soudain, il la vit sous un aspect

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inconnu : nue, entièrement, sous une cape bleue, au cours d’une cérémonie à laquelle
d’autres femmes, une bougie à la main, évoluaient, soumises comme elle. Elles
tournaient en rond autour d’une effigie. Des hommes masqués autour, les
choisissaient au passage. Pourquoi il eût cette vision, à partir d’indices futiles, sans
doute faux, qui envahirent son imagination ? Il la vit, en adepte du Grand Ordre.
Chacun avait son rôle attribué, autant les mâles que celles qui appartenaient au sexe
complémentaire. Privée de compassion, en ce moment, elle était suffisamment bien
faite pour servir d’exutoire au plaisir des sens… Le mirage entrevu s’évanouit, ce qui
le rendit songeur, même frustré de n’avoir pas réagi.
De nouveau, un souvenir, dans la perspective de la rue vide, la femme à ses
côtés… Il garait sa voiture, rencontrait Lily M, mais ne faisait pas l’amour avec elle,
il ne baisait jamais avec les femmes qu’il payait, sauf exception. Elle en avait paru
surprise, la première fois.
-Qu’est-ce que tu cherches ? lui demanda-elle. Je ne te plais pas ?
-Si, beaucoup ! Justement pour cela. Ce serait trop long à t’expliquer.
-Tu préfères me voir nue, simplement, sans jouir ?
-Du moment que je te paie !
-A ton aise ! A moins que tu aies eu un accident ?
-Je ne suis pas émasculé, pas encore, dit-il.
-Alors pourquoi ?
-Pour parler simplement.
Peu à peu, au détour de certaines phrases, de certaines allusions, il se sentait
l’investir… L’amant de cœur de Lyly M ne pouvait pas être un inconnu pour lui.
Coïncidence ? Fallait-il convenir que le monde fût petit, s’ils s’étaient connus durant
leur service militaire ? René Bergaud, un bon à rien, dirigeait une bande de malfaiteurs
qui agissait dans la région de Nanterre, surveillée par la police, sur les dires d’un
indicateur. Des petits professionnels du fric-frac qui volaient des voitures, dirigées
ensuite avec des cartes grises bidon sur les réseaux des pays de l’Est. Il connaissait le
fourgue, un garagiste, qui les orientait. Ce jour-là, il venait faire vendre sa voiture,
une Opel Astra, dont il ne voulait plus. Bergaud, dans ce garage louche, amenait un
véhicule volé. Les deux hommes se reconnurent et s’abordèrent, leur transaction
faite. Bergaud ne l’avait pas oublié, à plus de quinze années de distance.
-Sacré toi ! il lui avait dit, quelle surprise. Si je m’attendais… Quelles
retrouvailles !
-On boit quelque chose ?
A la terrasse d’une brasserie, place des Ternes, ils avaient bu un verre…
Bergaud végétait. Il suffisait de lui donner des idées. Lily M, intriguée par ce client
qui ne lui faisait jamais l’amour et se faisait passer pour un banquier, en avait parlé à
Bergaud. Un jour, pourquoi avait-il invité Lily M, dans son T2 où elle avait pris un
bain ? En prenant des photographies d’elle, dont il avait placardé l’un des murs ? « Si
est devenu un fada, avait remarqué Bergaud, méfie-toi des fadas… »
Guérand revint à la réalité. Il entrevit cela dans un temps plus court qu’il
n’aurait cru… Il était toujours dans la perspective de la rue, à côté de la femme qui
marchait, la voiture disparue en coup de vent, en apparence… D’emblée, ne se

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découvrit-il pas mêlé à la vie d’une inconnue pour nier qu’il y eût autre chose de plus
concret dans la sienne, en l’aidant à assumer les dangers auxquels elle se trouvait
exposée ? Il se décida, en sentit l’appel… Question de regagner son estime, parce
qu’il n’avait pas réagi, s’ennuyait de son laisser aller et préférait courir le risque ? Il la
vit avec une joue légèrement enflée. S’il devait se battre contre quelque chose ou
quelqu’un, encore fallait-il en connaître les raisons ! Se battre comme il ne l’avait pas
fait, pour la protéger, ou se prémunir d’un mal plus obsédant ? Cela n’était ni de
l’altruisme ni de l’empathie… Il avait peur, en craignant de plus en plus sa solitude,
les fantômes qu’elle éveillait.
Seuls, dans la nuit, ils continuaient de marcher sur le trottoir :
-Je vous dois une explication… Oui, sincèrement, lui souffla-t-elle, excusez-
moi, je vous ai menti.
-Pourquoi ? Si deux types vous en veulent, croyez-vous que je ne sache pas ce
dont il s’agit ?
-Non, je suppose.
-Je viens de voir un spectacle qui ressemble à une agression, si cela me gêne,
ou si je ne m’y connais rien. Tous les problèmes ne se résolvent pas, par la violence
qu’engendre la peur. Il y a plusieurs façons de se battre et d’éviter. La plus subtile, à
mon sens, étant de se servir des fautes que commet l’adversaire.
-Vous ignorez ce dont il s’agit.
Un autre que lui n’aurait pas hésité à la planter là, sans chercher à comprendre.
Mais médusé par les propos comminatoires des deux malfrats, il lui en restait un goût
amer dans la bouche, en vue de leur résister, sans lui poser la moindre question.
-La rue, avoua-t-elle, elle vous a à l’œil, elle vous surveille sans arrêt…
-Cela devient préoccupant, dit-il, si on ne peut se retirer d’un guêpier.
Au coin de la Quarante-quatrième rue, des feux de sémaphores verts livraient
le passage, avant de traverser la Sixième Avenue. Ils continuèrent dans le même sens.
Après cette rue, une autre rue les attendait, jusqu’à ce que… Il était quatre heures du
mat. Des véhicules glissaient sur la chaussée. Un quidam à l’allure louche les dépassa,
qu’ils suivirent des yeux. L’individu ralentit le pas, se mit à examiner les voitures en
stationnement, Chrysler, Bentley, Ford, pour la plupart. Le long du trottoir large et
vide, ils se rapprochaient insensiblement. L’individu s’arrêta, se pencha une voiture,
tout près. L’homme se mit à trafiquer, ouvrit la portière, se glissa à l’intérieur. En
ralentissant le pas, ils hésitèrent à le dépasser. Le voleur, à l’intérieur, devait essayer
des clefs de contact. Ils passèrent et firent semblant de ne rien voir. Plus loin, près
d’un kiosque fermé, des fêtards sortirent d’un cabaret, en riant bruyamment. Ils
frôlèrent le groupe, sans savoir si les autres riaient d’eux ou de leur propre
contentement.

Dans la chute brutale des immeubles au profil étroit découpé au rasoir, des
vitrines éclairées au fourmillement des panneaux publicitaires, dans le va et vient des
enseignes où le rouge écarlate dominait, dans le passage des voitures, ils avançaient,
traversant les carrefours. Guérand sentait monter en lui un élan vital. Sa compagne

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tourna la tête, le temps d’une seconde, et le regarda. Il plongea ses yeux dans les siens,
effleura ses lèvres d’un baiser rapide, et l’entraîna devant.
La Ford les suivait, à leur insu. Le petit trapu, alluma son téléphone mobile,
laissa un message sur le répondeur de Véronèse. « Suspect détecté, nous le
suivons… ». La voiture ralentissait, s’arrêtait, repartait, sans qu’aucun d’eux ne s’en
aperçût. Parfois les contournait par des rues adjacentes. Dans ce manège, les
occupants du véhicule étaient surpris de les voir marcher comme si de rien n’était,
quoique à bout de souffle...

***
Ils longeaient la perspective interminable de la Cinquième Avenue.
-Voulez-vous que nous prenions un taxi ?
-Non, marchons.
Un lien étrange les unissait, dans la plainte un peu sourde de leurs corps
exténués. Progression singulière qui se renouvelait à chaque pas, dans un temps lié
à l’immédiat, aux regards des vitrines sophistiquées d’une perspective qui coupait à
angle droit les autres rues, dans le glissement feutré des véhicules, leur attente vaine
aux carrefours. La femme blonde, par son coudoiement, éveillait en lui des pulsions
sans cesse croissantes, renaissantes. Elle se pencha sur lui, un peu… Il songea à ces
couples, la veille encore, qu’il croisait et qui le rejetaient dans sa solitude.
-Aimeriez-vous prendre un whisky ? demanda-t-elle, brusquement.
-A cette heure-ci ? Pourquoi donc ?
Il n’avait pas l’habitude, mais déjà elle l’entraînait dans une rue transversale.
Elle se trompa de bâtiment, par deux fois, et ils durent contourner un « block »
d’immeubles indistinct. Quel désir fou, subit, la poussait ? Elle sonna quelque part.
La porte d’un petit bar où de la lumière filtrait, s’ouvrit. Le laveur les regarda, ahuri.
Elle l’interrogea afin obtenir des renseignements. Au bout de quelques minutes, ils
aboutirent dans une pièce en sous-sol où trois hommes jouaient aux dés, au comptoir,
tandis que d’autres buvaient. Elle parut connaître l’endroit, frais comme une cave,
appela le barman Rocky, puis se souvint que c’était Jymmy, expliqua longuement son
erreur. « C’est du délire… », il songea. « Je suis venue là, avec des gens… » elle dit.
C’était un espace aux inévitables tabourets, près du bar, une dizaine de tables, une
banquette qui longeait le mur du fond, une minuscule piste de danse, une estrade
plantée de deux micros au bout d’une tige, des posters de filles nues placardées,
couvrant un panneau entier, qui donnait une idée de ce genre de caveau. Devant un
rideau masquant une sorte de loge, les belles filles représentées sur les photos
devaient réaliser une séance de strip-tease, peut-être plus… Le serveur les observa
d’un œil morne, et fit un effort pour leur sourire :
-Ce n’est plus l’heure, dit-il, mais je vais vous servir, par sympathie…
Elle mit un quart d’heure à boire un scotch, puis finit par lui demander une
nouvelle cigarette.
-Dès que j’aurais fini, nous partirons.

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Dehors, en butant sur une marche de trottoir, elle faillit tomber de nouveau.
Il la retint. Elle voulut lui parler de son fils, et il fit semblant de l’écouter, si cela
l’énervait un peu. Elle avait un fils, quelque part, en Europe...

***
La Cinquante deuxième rue, aux lumières de Broadway, gorgées de sa faune
étrange sur les trottoirs. Vers les cinq heures du matin, la nuit commençait à blanchir,
tout près de l’aurore qu’avait su voir Véronèse. Il sentit en lui une inquiétude vague…
Une autre vie prenait corps, en dehors d’eux, parce que l’aube se levait, dans
l’angoisse d’un jour naissant, avec les gens qui rejoignaient leur lieu de travail, en
arpentant le hall de Grand Central Terminal, la gare centrale, près de Park Avenue.
La foule des employés envahissaient la cité dans une rumeur de troupe au galop. Jour
nouveau pour des milliers d’individus qu’ils effleuraient avec un goût âpre dans la
bouche. Il insinua :
-Je suppose que vous habitez quelque part ?
Elle s’arrêta, le regarda dans les yeux et balbutia... Il avait toujours cru voir ce
trouble en elle… Elle fit quelques pas, en aveugle, et se retourna, ne sachant quelle
attitude prendre :
-Je n’ai plus de domicile, dit-elle. Depuis hier, je n’en ai plus, je n’habite nulle
part, je ne sais plus où coucher…
Au carrefour, les jambes lasses, l’âcreté du petit matin dans la gorge, secoués
par le déplacement d’air des véhicules, ils se sentaient presque à la croisée des
chemins. S’il leur fallait trouver un havre quelque part, leur sort se décida à ce
moment-là. Le whisky qu’il avait bu, lui donnait une certaine vigueur. Les yeux
cernés, elle attendit sa réponse. Il la saisit par le poignet.
-Venez, dit-il.
Ils continuèrent et se sentirent suivis, se retournèrent… La rue était
vide… « Etrange, songea-t-il… Il m’avait semblé… » Il considéra de nouveau les
yeux d’elle qui avaient besoin de sommeil. Etait-il en mesure de s’apitoyer sur sort ?
N’était-il pas lui aussi un chien égaré, s’il ne pouvait rien en dire ?
-Je ne me suis pas présentée, dit-elle… Je m’appelle Anna Righy.
-Moi, Daniel Guérand.
Elle lui demanda doucement :
-Où va-t-on ?
Ils ne pouvaient pas aller chez lui, dans sa chambre au ménage non fait, depuis
trois jours. Il aurait fallu prendre un taxi, et c’était loin… Un couple l’avait empêché
de dormir, en début de soirée, par ses ébats derrière la cloison de séparation. Il s’était
relevé, excédé, pour sortir dans la nuit, sans but ! Depuis trois semaines, c’était
toujours la même chose, les vendredis. Les simagrées sonores des deux autres
l’exaspéraient, au point de vouloir se donner du plaisir pour qu’il l’entendît, même
s’il ne les avait jamais vus. Il avait remarqué seulement deux initiales, D.P, fixées près
de la sonnette de la porte voisine.
Les éclairages, le va et vient ponctuel des enseignes, ne constellaient plus
l’asphalte de lumières pâles où ils avançaient depuis des heures, bousculés désormais

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par le flot des passants hâtifs. Deux hommes aux cheveux longs marchaient devant
eux. Si des pans d’ombre traînaient au ras du sol, la vue de leurs silhouettes dans le
jour pâle permettait de déceler qu’ils vivaient ensemble, car l’un tenait l’autre par la
taille.
-Des gays, souffla-t-elle. Croyez-vous qu’ils s’aiment ?
-Cette idée ! il maugréa, en haussant les épaules. A quel point je m’en moque !
Un vent léger à l’odeur marine soufflait dans le couloir de l’avenue, soulevant
au passage des débris minuscules de bouts de cigarettes et de cartons, des particules
effilochées.
Las de marcher, en se demandant ce qu’elle pouvait bien faire à ses côtés, il
éprouva soudain l’urgence de lui crier de s’en aller, de le laisser seul, de passer son
chemin, parce que leur errance ne rimait à rien. Il venait de la voir sur un autre angle
encore. Sans comprendre pourquoi, cette femme redevenait une inconnue, il ne
savait même plus son nom, ne comprenait plus rien. Il se trouvait ailleurs, à Paris,
sans être ici, à New York. Son regard devint menaçant… Il perdait son contrôle à ne
pouvoir rien faire pour elle… Il s’arrêta et mit un temps avant de de réaliser qu’elle
était là, que c’était bien elle, ce qui le rendit normal peu à peu… Son regard s’adoucit
dans le jour qui se levait pour d’autres, avec ses auréoles de brume dénudant leurs
visages anonymes, dans le passage intempestif des véhicules, l’envahissement de la
foule qui descendait ou sortait des bouches de métro. Une multitude battait le pavé.
Le constat d’être sans domicile était presque aussi rassurant que de savoir qu’elle était
sans attaches... L’agression des deux types, ce n’était pas rien. L’idée germait en lui,
de partir, de quitter New York… Le suivrait-elle ? Ne lui raconterait-elle pas des
histoires ? Dans le mouvement de la circulation, Anna Righy pouvait s’accrocher à
lui comme un bateau en perdition qui jette l’ancre. Elle lui essaya de lui conter une
histoire… Des prénoms, des noms qui n’évoquaient rien pour lui :
-Je partageais un appartement avec Lydia, une femme très séduisante. Bob,
son mari, avait obtenu une situation exceptionnelle à Melbourne, en Australie…
-Cela suffit, dit-il, je ne suis pas un témoin ni confident ! Un endroit propice
pour faire des parties ! Coke, héro, crack, lsd, ecstasy, un vrai boxon ! Vous ne deviez
pas manquer de clients !
Comment l’écouter dans son suivi de paroles, la croire ? Il songea aux gens
des sectes… En faisait-elle partie ?
Heurtés par les gens pressés qu’ils croisaient et disparaissaient dans les
bouches de métro, elle lui parla de Melbourne, ce qui évoqua en lui des souvenirs. Il
y avait vécu, vers les années soixante-dix. Il résidait dans une banlieue, près de North
Altona. Il demanda :
-Où habite Bob ?
-Il a une villa à St Guilda.
-Je vois !
C’était un quartier huppé de Melbourne. Il se souvint de la « city », aux gratte-
ciel, à l’américaine, de Bourke Street, de Flinder’s Station, la gare, à la sortie de
laquelle un enfant de dix ans criait les journaux…

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-Bob débarqua, à l’improviste… John, un canadien, était l’amant de Lydia...


J’ai là, dans mon sac. Si vous saviez ce qu’il est devenu, aujourd’hui… Traitement
hormonal, opération chirurgicale, de quoi exciter un public béotien amateur de boîtes
de « travelos » !
-Assez, où je vous quitte !
Elle voulut ouvrir son sac, lui montrer une lettre, mais ils retraversaient la
Sixième Avenue. La voiture silencieuse les suivait, à distance, avec trois occupants à
l’intérieur… Guérand s’arrêta sous l’enseigne lumineuse d’un hôtel, (on pouvait lire
sur l’enseigne encore allumée : Regina Hotel ). Il l’entraîna dans le vestibule, avisa
l’employé qui sursauta à leur vue, loua une « double room », une chambre pour deux.
Le veilleur de nuit les précéda vers l’ascenseur. Anna Righy lui pinça le bras, en lui
soufflant à voix basse :
-Essayez d’obtenir du whisky. Je parie qu’il en a.
Ce n’était pas l’hôtel Holiday Inn, ni le Wadfor Astoria.
La chambre, au Regina Hotel, avait l’aspect poussiéreux du jour, dehors, qui
n’était plus lent à venir.
Le véhicule, en bas, stationnait, phares allumés. L’un des occupants nota le
nom de l’hôtel, celui de la rue. La Ford démarra…
Elle ôta sa fourrure, ses chaussures, d’un geste machinal. Un verre à la main,
elle but, à petites gorgées. Son sac s’ouvrit soudain sur ses genoux, béant. L’un de ses
bas avait une longue échelle.
-Nous y voici, dit-il, assis dans le second fauteuil. Il fut surpris de la tutoyer,
en ajoutant :
-N’as-tu pas la sensation d’avoir parcouru un long chemin ?
-Nous ne devons pas y attacher d’importance.
-Il faut partir d’ici, dit-il, quitter la ville… A deux, nous aurons peut-être une
chance de nous en sortir… Ailleurs, cela veut dire changer d’air.
Un temps vide et creux s’écoula, absent de la trépidation des rames de métro,
des aboiements de chiens, du passage des voitures, du bruit des pas des marcheurs
qui envahissaient les rues. A quoi bon se coucher, s’ils tardaient à réagir au moment
où il leur faudrait faire quelque chose ? La pièce semblait un îlot perdu dans l’océan
de la ville.
-Je considère l’incident de tout à l’heure, sans conséquences, même si…
Pourtant, dit-il, raconte... J’ai l’habitude de savoir où je mets les pieds, vas-tu
m’expliquer ?
-Ecoute, mon chéri, je voudrais bien, mais cela peut attendre, tout ça, c’est de
l’histoire ancienne, quelque chose qui ne te concerne pas.
-Du chantage, alors ? Tout à l’heure, ils ne plaisantaient pas. Si des types t’en
veulent, tu sais, il ne faut pas hésiter à en informer la police.
-Impossible, dit-elle, ils me tueraient. Ils me laissent en vie, pour l’instant,
parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils vont faire de moi. Je faisais partie de leur
organisation… On peut faire croire n’importe quoi à n’importe qui. Conditionner un
être à se surestimer, c’est facile : le sortir de l’anonymat. Il y a ceux qui agissent pour
la cause… Ils ne m’auront pas…

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-L’important est de voir toujours le dessous des cartes.


Des détails supplémentaires auraient pu le rassurer, le hisser à la hauteur de la
situation, mais il n’y croyait pas. Une angoisse profonde le tenaillait, et son remède
immédiat : la fuite. Tout quitter, partir à l’Ouest par le train, déjouer la traque de ceux
qui étaient sur leurs traces. Il fallait prendre les devants, dormir peut-être un peu,
prendre des forces… Dans les murs de cet hôtel minable, à l’abri, pour l’instant, elle
déclara :
-Je ne veux pas t’imposer ma présence. Tu es libre de me dire de m’en aller, et
je partirai. Je ne sentirais plus digne de rien, si je te parlais de tout ! Verse-moi à boire,
veux-tu… Après cela, je te promets que je ne boirai plus.
Il lui en versa. Elle but son verre, comme précédemment, resta un bon
moment, le regard fixe, très loin de la chambre. Il se demanda si elle n’allait pas
tomber en catalepsie. Il la vit bouger, se lever. Elle tourna la tête, l’espace d’une
seconde, la tourna, simplement. De face, comme si ce mouvement avait été prévu
depuis toujours, elle fit deux pas vers lui, le prit aux épaules, se hissa sur la pointe des
pieds et colla sa bouche à la sienne. « Fais-moi l’amour », dit-elle, dans un souffle…
Il l’étendit sur le lit. Dans les couloirs de l’hôtel, les employés venaient de brancher
les aspirateurs. Au rez-de-chaussée, le veilleur de nuit, l’œil hagard, se préparait à
rentrer chez lui.
.
***
Par des suggestions maléfiques où ils se débattaient en rêve, leur situation se
révéla plus précise à l’état de veille. C’était déjà le soir.
Vint la nuit de nouveau prête à les accueillit dans son bain de lumières
artificielles, ses jets d’enseignes au néon. Times Square aux immeubles effacés
derrière les « billboards », panneaux publicitaires géants, incendiant les carrefours de
leur débauche vibrante de lumières. Les « news », la météo, défilant à cinquante
kilomètres à l’heure, sur l’ancien immeuble du New York Times. De la Huitième
Avenue à la Quarante huitième rue, Broadway, aux artères surpeuplées, fractionnées
sans arrêt par le tollé des ambulances le hululement des sirènes de police, intensifiant
la ronde effrénée des taxis. Cela leur parut étrange de quitter la chambre dans laquelle
ils s’étaient couchés avec la nuit, et réveillés de même, pour de nouveau arpenter la
ville…

Il avait tâté le lit, à sa droite, il s’était dit : « Elle est partie, ce qui était à
prévoir », car la place était vide… La ville mourrait dans la pièce, au travers des
faisceaux de l’enseigne lumineuse de l’hôtel, en s’insinuant dans les fentes des rideaux.
Il se faisait un reproche d’être venu coucher là, alors qu’il avait une chambre ailleurs.
Il s’interrogeait sur le hasard qui l’avait poussé à faire une halte au « Regina Hotel. »,
à cause de la femme qui secouait une certaine forme grisaille, sans lui donner espoir.
Pouvait-il désormais se concevoir seul ? Elle lui avait parlé d’une organisation et il
savait ce que ces mots impliquaient… Les manipulateurs inoculaient leurs victimes
pour éviter l’overdose, à chaque prise de conscience d’une réalité brutale aux risques
réels à encourir… A chaque étape de déstructuration mentale correspondait une

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phase de dépendance, jusqu’à ce que la pensée parasitaire se greffât sur les défenses
naturelles, tel un virus… Si Anna Righy appartenait à une secte, il n’était pas du genre
à se laisser phagocyter.
Il avait senti qu’on les suivait, de loin, à la trace. On prenait certains clichés
d’eux. Il n’en était pas dupe, sans avoir paniqué… Il fallait réagir afin ne pas se sentir
piégé... Devait-il prendre le fait d’être filé comme un avertissement inéluctable ?
Etait-ce le moment choisi pour y songer ? Il l’avait fait durant la nuit.
Ainsi, avant son départ de Paris, dans la ville modulée par la sarabande des
voitures aux paillettes jaunes et blanches des phares, Lily M prenait son quart aux
abords de l’Etoile, le plus souvent devant le bar « Le samouraï. » Dans le quadrillage
des rues, d’autres filles fardées pour l’amour, arpentaient leur carré de bitume, (le
racolage étant toléré encore). Il l’invitait à s’asseoir, à boire un verre avec lui. Un soir :
-Te souviens-tu du temps où je te parlais de mes affaires ? L’idée qui m’était
venue, cette idée…
A l’écoute de ses paroles, la jeune femme était là, à entendre ce qu’il disait,
avec ou sans intérêt, mais l’écoutait, cependant… Dans la mesure où quelqu’un
pouvait exploiter ses renseignements… Le but à atteindre était là. Il la prenait dans
ses rets, attentif à déceler l’effet produit, comme une araignée épeire, entre deux
branches, attend sur sa toile sa proie, prête à la dévorer. Dans la mesure où quelqu’un
connu d’elle, saurait exploiter ses renseignements… Le vol projeté serait raté
d’avance, puisque René Bergaud dormait désormais sous les verrous… Il s’était
donné l’illusion de croire qu’il était libre, parce qu’il connaissait la combinaison du
coffre, les codes d’accès… Mis à part son remplaçant et deux supérieurs
hiérarchiques, personne d’autre ne savaient les utiliser. Il ne pouvait pas révéler le
procédé à la fiancée de cœur du petit truand. Il lui avait raconté des histoires afin de
lui refiler une combinaison fausse, un tuyau qui déclencherait systématiquement
l’alarme. « Un maniement, dit-il, un simple maniement… » Et Lily M l’avait cru. Le
caissier expérimenté, matricule 10547 KJ, croyait tout maîtriser. James Clay Fraser
parti précipitamment, en Suisse, à Genève, remplacé par un subordonné, ne se
méfiait pas assez… Sans doute James Clay Fraser allait-il rejoindre les disciples du
Grand Ordre ? A chaque retour, il ressemblait à un Templier rasé, surgi de la nuit des
temps, avec dans le maintien, l’élan mystique des grands inspirés… « J’ai visité
Antarès, disait-il… Là-bas, la vie n’est pas plus mal qu’ailleurs. Un jour, souhaitez-
vous, cher Guérand, que je vous emmène découvrir cette étoile ? lui suggérait-il,
confiant… Elle semble irréelle, du seuil de l’observatoire. Mais ce sera une grande
découverte pour vous, une révélation inoubliable... Je suis content de vous. Prenez
cela comme un gage d’amitié. » Il regagnait son bureau, une épée translucide tirée de
son fourreau fictif, à la main…
Il avait allumé une cigarette, en restant debout, à penser, dans l’ombre de la
chambre… Malgré ce monde dur, cruel, au mal permanent, il devait s’en sortir…
Du cabinet de toilettes lui parvint le bruit d’une eau qui coulait. Il n’était donc
pas seul, puisque Anna Righy révélait sa présence, sur le point de nouveau d’espérer
que sa vie allait évoluer à son contact. Pour combien de temps ? La femme entra

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dans la chambre, les seins nus, une serviette nouée autour des reins, en s’essuyant les
cheveux.
-Quelle heure est-ce ? demanda-t-elle.
-Neuf heures trente, du soir.
Son air gai défraya son humeur maussade à ne pas être dans le ton, à l’aborder
avec maladresse, conscient du temps perdu, depuis qu’ils avaient dormi là. Cette
femme pouvait devenir sa complice dans le temps, à supposer que… Il l’observa en
train de se vêtir. Ils allaient sortir, marcher sans trêve, dîner ensemble, puis feraient
l’amour ensuite. Rien ne pouvait modifier cela, pas même Fraser égaré dans ses
mantras incantatoires inclus dans la fabulation du Grand Ordre... Avec certitude, il
constatait simplement ce qui était possible, en retrouvant son potentiel de résistance
à l’issue d’un sommeil léthargique, en recouvrant le sens du réel. Il endossa sa
chemise, la boutonna dans le déliement de ses doigts. Oui, quelque chose était
changée. Elle s’habillait aussi… Sur un ton réfléchi, il l’entendit dire :
-Il faudra que j’achète des bas.
Il la vit passer son doigt mouillé de salive sur une griffure qu’elle avait
remarqué la veille. Avec un semblant d’autorité, il lui demanda :
-Peux-tu me passer ton peigne ?
Il se vit, avec une barbe de vingt-quatre heures, la vit aussi dans le miroir de
la salle de bain, en croisant son regard éveillé. D’un air désabusé, il ajouta :
-Tu devrais avoir honte de sortir dans la rue, avec un type mal rasé. J’ai l’air
d’un clochard. N’avais-tu pas eu peur, cette nuit, de te mettre au lit avec n’importe
qui ? De nos jours, il y a tant de détraqués… Je pouvais avoir des vices cachés.
Elle s’était mise à rire.
-Je ne crois pas, dit-elle.
-Quand partons-nous ?
Il éluda la question et déclara, poursuivant son idée :
-Un psychopathe, un tueur en série, tiens, tu serais bien avancée ! Drôle de
look, ceux qui t’ont frappé ! On dirait plutôt des truands de bas-étage…
Il dit encore :
-Rassure-toi, je n’ai pas de couteau, ni de rasoir, pour te trancher la gorge.
Il tâta dans ses poches, en faisant celui qui a perdu quelque chose, sortit son
portefeuille.
-Combien te dois-je ?
Elle fit semblant de rire, en disant :
-Je ne suis pas une prostituée, même s’il m’est arrivé parfois de le faire, pour
un usage quasi similaire… Parce que je n’avais pas d’autre choix.
Il ne dit rien, mais sa méfiance le reprit, si elle ne détourna pas le regard.
-Qui es-tu ? demanda-t-il.
-Je suis une femme libre, en dépit de certaines apparences. Tu peux en juger…
-Crois-tu que je ne sache pas lire entre les lignes ? suggéra-t-il.
Elle n’y prit pas garde ou le nia :
-Crois-tu que je ne suis pas suffisamment embêtée comme cela ? répondit-
elle.

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Il trouva un écho dans ses dires, tenté de ne pas y attacher d’importance,


impliqué dans le rôle qu’il se donnait :
-Imagine un peu. Si j’étais un exécuteur de basses œuvres… Ce serait une
rencontre ! Un chevalier sorti du Graal, avec son épée, son casque, sa cotte de
mailles ? Quelqu’un qui te couperait la tête !
Elle pouffa de rire.
-Crois-tu que je me laisserais faire ?
-Un revenant !
-Je n’y ai jamais cru, même en visitant les vieux châteaux.
-On pourrait t’y contraindre ! Tout simplement en te maintenant la tête dans
l’eau d’un lavabo. Il y a d’autres contraintes…
Il ouvrit la porte et elle le suivit dans le corridor.
-N’oublie rien, au cas où on ne reviendrait pas ? Tout à l’heure, j’ai cru que tu
étais partie.
Il avoua :
-J’ai de l’argent, tu sais… Avec moi, tu ne seras pas malheureuse.
-Comment pouvais-je m’en aller ? Où aller ? Je n’ai plus d’argent, et je suis
bien d’être avec toi.
L’ascenseur arriva. La jeune préposée à la marche de la cabine leur demanda
s’ils descendaient. Il fit oui, de la tête. Dans le hall, à la réception, en allant rendre la
clef, Anna l’attendait, à quelques pas.
-Vous gardez la chambre ?
Il hésita, sentit vibrer en lui un refus, mais son intuition le poussa en avant…
Il se revit, hésitant, devant la vitrine de la boutique à saucisses…
-Yes, sure… », dit-il, « Oui, sûrement… ».
Il se retourna pour savoir si elle était d’accord. La chambre, n’était-ce pas un
lieu, ou un temps à part de leur marche incessante dans les rues de la ville éveillée
sans cesse ? Ce n’était pas le besoin de marcher, ni d’entendre le bruit de leurs pas
résonnant sur l’asphalte, autre chose… Un influx, une sorte de délire qui les prenait,
la nuit venue… Traqué par Fraser avec son passeport pour Antarès, par Véronèse
prêt à l’alpaguer, voulait-il se donner l’illusion de croire qu’il pouvait s’attacher à une
femme aussi marginale que lui, en flottant au-dessus de la mêlée ? Les intentions des
autres n’étaient jamais les siennes… Il glissait entre les doigts, comme une murène
de mer. La vie ne se passait pas dans les astres. La plupart des gens manquaient de
fric, ici, tout le monde à New York avait besoin d’argent… Ah, le pèze, combien lui
en étaient voués, ne croyaient qu’en lui ?
Avec la certitude d’avoir vidé le coffre, pour se payer le luxe de se torcher avec
des billets de banque, de se prouver que rien n’avait d’importance : « Enfoirés ! »,
murmura-t-il, dans la foule de Broadway. Sa compagne n’était pas au même diapason.
Il devait s’en méfier et l’observa avec un léger soupçon. Il ne savait rien d’elle, presque
moins que la veille peut-être, d’une créature rencontrée la nuit, dans un bar… Des
truands lui en voulaient. Pas besoin de lui faire un dessin… Le souvenir de leurs
corps unis, le contact de leur peau moite dans l’étreinte, dans la consommation du

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plaisir charnel, lui parut soudain dérisoire, rejeté dans le néant, presque futile…
Pourtant, il aimait assez les femmes pour se sentir libre de gamberger ou pas…
-Dans la situation présente, dit-il… Dans cette situation ! répéta-t-il, en
tournant vers elle.
Il s’approcha jusqu’à la toucher, avide de l’impressionner. Elle eut un léger
recul, une lueur inquiète dans le regard, apeurée. Il n’insista pas.
-Fais gaffe ! murmura-t-il.
L’esprit accaparé de séquences rétroactives, ils ne voyaient pas la cohue, le
mouvement et le bruit dans lesquels ils se trouvaient immiscés, obnubilés par un
temps cassé où ils ne percevaient plus le martèlement de leurs pas…
Pourtant, au matin, il l’avait vue nue, le corps comme écartelé, un pied et une
main pendant du lit jusqu’à terre. Il faisait trop jour, dehors. En ramenant le drap sur
elle, en posant la main sur son ventre, il s’interrogea sur le sens du hasard qui les avait
mis en présence, avant de sombrer de nouveau dans le sommeil.

***
Dans la ville déshabillée désormais de ses pensées, plus de décors en
coulisses. Les rues grouillaient de monde surgi des bars, des restaurants, des
boutiques qui se joignaient.
Depuis Times Square, l’animation suscitée par les enseignes lumineuses
agressives, les écrans géants à cristaux liquides qui défilaient en images gigantesques,
rendaient équivoque leur solitude à deux. Peut-être aurait-il été pris de panique, s’il
s’était trouvé seul… Dans la cohue de Broadway, il se tourna vers la créature que le
hasard avait mise sur sa route, satisfait de la voir singularisée, par différence aux
autres. Mais pouvait-il se permettre d’ignorer son identité personnelle de femme à
risques ? Ils avaient fait l’amour, si leurs racines prenaient corps dans un terreau
différent, un Léviathan spécifique où chacun évoluait, sans parvenir à dissiper ses
doutes. Le fait d’être ensemble, de découvrir autant de différence dans leur vécu, loin
de les éloigner, rétrécissait le champ des perspectives, et l’induisait à lui en vouloir
secrètement qu’elle fût à la fois si proche et lointaine. Pouvaient-ils se contenter d’être
des piétons perdus dans le coudoiement agressif de la foule, à supposer que chacun
pouvait se donner l’illusion d’être à part, comme deux êtres précieux en marge d’elle ?
N’était-ce qu’une apparence ?
-Nous pourrions peut-être déjeuner, dit-elle, gaiement.
Cela les rapprocha, et elle redevint réelle, si ce n’était pas celle qui chuchotait
à son oreille, après avoir fait l’amour… Une autre voix, pas celle d’en bas qui l’avait
séduite dans le bar, en fin de nuit… Une autre, assez comique, comme si tout lui
paraissait frivole. Balloté, comme s’ils avaient acquis l’un et l’autre, la légèreté d’une
balle de tennis, il dit :
-Dîner ?
Elle se mit à rire.
-Il vaudrait peut-être mieux commencer à déjeuner.
***

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L’immense voiture blanche passa, enchâssée dans le trafic de la rue. Elle parut
marquer un temps d’arrêt dans le but d’attirer leur attention, s’ils ne le remarquèrent
pas… Ponti sortit de la voiture, les suivit de vue, les perdit, et revint sur ses pas,
réintégra la limousine.
-Alors ? lui demanda-t-on.
-C’est le grand amour. Mais en jouant le rôle du lévrier qui poursuit le lapin
mécanique, nous les aurons, de toute façon.
-Laissons les faire. On a de la marge.
-D’ici qu’ils décident quelque chose !
-On réagira, le moment venu.
La voiture se dégagea de la cohue.

***

A cause de ses yeux vus égarés comme un reflet des défoulements de la nuit,
Guérand se surprit du cliché qu’il prit d’elle. Sur ses lèvres, errait un furtif sourire,
quelque chose qui respirait la joie naïve de l’enfance, celle dont il avait aimé le charme,
après qu’ils eurent jeté l’ancre dans la ville qu’il avait arpentée, amer et crispé, durant
des semaines. New York, prenait un regard neuf, soudain, à cause d’elle, malgré son
indifférence. Des rues émanait un pouvoir occulte qui galvanisait de magnétisme
leurs moindres gestes, en les situant hors d’atteinte de la multitude agressive, avec la
sensation de prolonger la nuit d’avant, à marcher dans son frôlement incessant,
corrosif. Ils avaient beau ne pas en subir l’influence, leur lyrisme leur servait de
contrepoint, niant son indifférence. Anna se faufilait, se retournait, les yeux vifs,
pudiques, en s’efforçant de sourire. Un kaléidoscope de lumières glissait sur ses
mains, sur ses yeux, sur son visage.
Ils atteignirent le Rockefeller Center, aux vingt et un gratte ciel, de style art déco
par l’ornement des façades, avec ses espaces publics, son Prométhée de bronze
trônant au centre de la Lower Plaza. A l’entrée, Atlas brandissait une sphère ornée
de signes du zodiaque, son axe orienté en direction de l’étoile polaire... Elle le mena
avec aisance dans les vastes couloirs de marbres gris, des calcaires de l’Indiana.
-Tu viens ici souvent ?
-Quelque fois, quand je suis dans le quartier. Cela change les idées…
-Avec qui ?
-Idiot !
-Tu viens y recruter des adeptes ?
-Lesquels ?
Il le dit à la femme de bar qui s’accrochait au premier venu, et sentit de
nouveau le mépris le gagner face au débridement sexuel auquel elle devait être
habituée, façonnée par la patine de multiples aventures... « La putain ! », murmura-t-
il. Dans ce vaste cadre, inondé de clarté, il s’éloigna un instant de la femme au cœur
d’enfant. Sa misogynie reprenant le dessus. Il perçut d’emblée la présence à ses côtés,
d’un double dont l’image inquiétante vibrait comme une feuille de papier dans le

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vent. Pouvait-il lui faire confiance, même si, fragilisée, elle avait besoin de caresses,
de protection ?
-Toutes des salopes ! murmura-t-il pour soi. Toutes…
Un serveur vint prendre leur commande. Dérouté de lui-même, il l’observa
un instant pour savoir si ce dernier la connaissait déjà, s’il semblait apprécier sa
présence.
-Je vais à la boutique chercher des cigarettes, dit-elle.
Elle s’éloigna et longea une allée vers le fond de la salle. Des gens assis autour
de tables se restauraient. Malgré cette ambiance conviviale, dans un mutisme hautain,
il n’avait pas hâte qu’elle revînt, et se sentit de nouveau un étranger qu’un autre état
d’esprit saisissait… A l’aéroport de Roissy, face au panneau d’affichage des départs,
parmi les voyageurs, il s’était senti assailli de doutes dont il ne savait plus s’ils faisaient
partie du rêve ou de la réalité. Pourtant, c’était si vrai d’être là, libéré des contraintes.
Par besoin de trouver sa mesure, furtivement, durant ce laps de temps où il se trouvait
seul dans la salle grouillant de voix, de bruits de couverts, de paroles dites par des
gens qui avalaient les mots, de rires qui s’entrechoquaient, il eut soudain la tentation
de se lever, ne fût-ce que pour nier ce brouhaha, et de partir. Mais cela lui parut
presque impossible. Pourquoi ? Il revint en pensée, à Greenwich village, dans ce chez
soi de circonstances qui lui coûtait mille dollars par mois, au cœur du « borough » à
touristes, village miraculeusement échappé du carcan en damier de Manhattan… Des
ruelles sinueuses, plantées d’arbres, des petits immeubles de brique rouge distillant
un parfum de vieille Europe… Anna revint. Il la vit se rapprocher, en songeant que
sa physionomie pouvait se confondre avec celle des autres, mais la femme reprit sa
place et l’investit peu à peu de sa présence. Elle s’implantait de nouveau dans son
univers sensoriel, alors qu’il voyait ses doigts décoller le filament rouge autour de son
paquet de Chesterfield.
-A quoi pensais-tu ?
-A rien.
Elle alluma une cigarette dont elle aspira deux bouffées, avant de tremper des
toasts beurrés dans son café au lait. Il songea : « Elle va finir par boire son café, après
avoir fini de la fumer. Je la verrais sortir un petit miroir de son sac à main, se passer
un bâton de rouge sur les lèvres, fumer sans doute une autre cigarette, une autre
encore… » Dans le cadre du fast-food, à l’heure du cornflake et des gobelets de thé
tiède, il mastiquait un hamburger, au cours d’un temps ralenti comme l’autre nuit,
dans la boutique à saucisses... Il se vit dans une glace, au loin, considéra son visage,
sans un sourire, qu’il souhaitait détendu… A Paris, un jour d’automne, devant une
tasse de café vide sur le comptoir d’un bar, avant de se rendre aux toilettes, il s’était
vu ainsi, dans un miroir, avec l’intention de faire le point. Il ne souriait pas. Ce n’était
pas encore cette fois que… Aux toilettes, il avait tiré la chasse d’eau, avait remis le
petit pistolet chargé dans sa poche revolver, en se dirigeant vers la sortie. L’échec de
ses rapports avec autrui revenait, en leitmotiv, malgré cette femme assise près de lui,
ces gens bruyants, indifférents… Il sentait monter en lui une sourde fureur,
caustique, sans en méconnaître le principe, contre le genre humain… Il aurait dû
partir. S’il fallait toujours se fier à son instinct, pourquoi avait-il attendu le retour de

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cette professionnelle du « flirty fishing », de la pêche au flirt ? Tout s’était passé si


bien, l’autre nuit ! A croire aussi que les deux malfrats n’étaient là, qu’en trompe l’œil,
pour meubler le décor et rendre la parodie crédible ! Si tout cela semblait vrai, à
supposer qu’il avait été victime d’un racolage « missionnaire », allait-il devenir, lui
aussi, un con-vaincu ? Dans ce cas, les rapports qu’ils avaient, ce qu’elle avait fait, ce
qu’elle avait dit, n’étaient que mensonges…
-Tu es allée renseigner ? demanda-t-il, en la regardant bien en face.
-Comment ? Je ne comprends pas.
-Si, tu le sais très bien…
Il considéra son téléphone portable, en ajoutant, avec défi : « N’oublie pas,
chaque fois que tu passes la nuit avec un homme, dans un hôtel, il faut dire
exactement ce qu’il t’a fait, comment, combien de fois, y compris tout comportement
anormal, toute position inhabituelle de perversion, pour mettre en garde la fille
suivante. Tu transportes toujours de la vaseline ? Ne te moque pas de moi… Jusqu’où
peut conduire le prosélytisme !
-Mon con, dit-elle, t’as rien compris !
Elle le considéra franchement. Sous le flash de son regard, dans sa rage de se
voir floué depuis le début, il eut du mal à se contrôler. Il ferma les poings…
Comment quitter cette femme ? Allait-il se lever, renverser les tables, les chaises? Il
n’avait pas changé, non, il pourrait donc le faire au mépris du danger qu’il souhaitait
susciter, toujours en laissé pour compte, en Don Quichotte ! Il y avait ce Yankee
assis, là-bas, devant, au visage exécrable, qui observait Anna Righy devenant de plus
en plus pâle. Allait-il se lever pour lui mettre son poing dans la figure ? L’homme
énigmatique se trouvait assis près d’un verre de bière qu’il venait de boire.
-Tu le connais, celui-là aussi ?
-C’est peut-être un maniaque… Il adore mes jambes.
-Un client ?
L’individu la fixa, le regard froid. Sur ses lèvres se dessina un sourire satisfait,
à peine perceptible et jouissif, puis celui d’un carnassier devant sa proie. Il considéra
Guérand, hocha la tête comme quelqu’un qui fait des compliments sur sa compagne,
sans qu’on les lui ait rien demandé. Il sourit encore, en montrant ses dents blanches,
son sourire exécrable, et fit un geste assez spécial. En les fixant d’un regard où perçait
une causticité fielleuse, il se passa le doigt en travers de la gorge, simplement, puis
recommença plusieurs fois. Ce geste signifiait quelque chose. Guérand allait se lever
pour lui demander des explications, il le devait, mais sidéré parce qu’il ne croyait pas
la chose possible, il tarda à réagir. Que lui, un inconnu, pût être observé par un autre
inconnu qu’il n’avait jamais vu ! L’homme se passa le doigt encore, en travers de la
gorge, comme s’il s’agissait d’un couteau ou d’un rasoir. Il montra à peine du doigt
Anna Righy. La scène fut assez brève, puis l’individu se leva en arborant toujours le
même sourire sardonique. « So long, lovers », dit-il… « A bientôt, les amoureux ! » Il
ferma le bouton de sa veste et prit son temps, en pivotant sur lui-même. Guérand se
levait, mais Anna Righy le retint par le bras, de sa main. « Shut ! », dit-elle. A plusieurs
reprises, l’individu se retourna, s’éloigna dans l’allée, le visage empreint de la même

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expression fielleuse. Guérand se préparait encore à le suivre, quand Anna Righy le


retint de nouveau.
-Ne te mêle pas de ça, nous sommes repérés… Ils sont plusieurs. Ils attendent
le moment où tu mordras, toi aussi, à l’appât.
-Je croyais que tu faisais partie de leur organisation, dit-il.
Sans vouloir l’entendre, elle ajouta :
-Ils se feraient un plaisir de t’abattre, mais ne feront rien tant qu’ils croient que
j’ai encore la dope, la coke… Je me la suis fait voler par les membres d’une fraction
rivale, à l’intérieur de la bande. Les principaux intéressés ne veulent rien savoir. En
principe, je leur dois cent mille dollars. Véronèse, le chef des mafieux croit que je l’ai
encore. Il lui suffit d’appuyer sur un bouton et nous sommes morts tous les deux. Tu
en sais déjà trop…
-Si je comprends bien, j’ai tiré le bon numéro. La nuit dernière, ajouta-t-il, j’ai
laissé un bon pourboire à l’employé de l’hôtel. Celui-ci n’a pas été exigeant sur ton
identité… Faire l’amour, nous deux, je suppose, incluait à dormir dans le même lit, à
me sucer, me peloter, me câliner ou me branler… Tu n’as pas eu recours à ces
procédés mythiques, autant que des subterfuges !
-Vois la réalité en face, imbécile !
-Si tu le prends ainsi, dit-elle, ensuite.
En se préparant à s’en aller, elle finit par dire :
-Je croyais que tu voulais partir… Si tu le veux, on quittera New York avant
qu’ils ne se décident à agir.
-Où ?
-Aux Bahamas, dans la mer des Caraïbes… J’ai un ami très sûr qui tient une
affaire de location de voitures, à Paradise Island. Si tu aimes les flamands roses, les
perroquets flamboyants… Tout est rose, là-bas, les maisons, les robes des écolières.
Son affaire, paraît-il, est florissante. Il attend un signal de ma part. Il nous recevra.
-Que ferais-je, là-bas ?
-Tu trouveras bien un travail. Mon ami a des relations… Tu m’as dit aussi que
tu avais de l’argent.
Avant de se lever, de quitter la salle, en demeurant à son quant à soi : « Elle se
figure que c’est gagné », songea-t-il, avec dérision, il la suivit.

***

De nouveau la Sixième avenue interminable, ses gratte-ciels en rangs serrés,


sorte de canyon urbain les défiant de ses regards d’immeubles aux vitres solaires
éclairées… Gens massés devant les cinémas poussant des portes matelassées,
réceptionnés par des hommes en uniforme. Par delà les sunlights, les affiches
publicitaires agressives : « Samsong, Suntory whisky, enjoy coca… », incendiant la
nuit. S’ils déroulaient à l’infini un serpentin dans la pyramide de béton que Manhattan
offrait à leurs yeux, dans le passage des voitures zébrant le bitume de traces
emmêlées, les piétons imprudents qui traversaient la chaussée, les coursiers intrépides
indifférents à la masse liquide des lumières fluorescentes qui rejoignaient là-haut, le

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ciel des gratte-ciel, que pouvaient-ils faire d’autre ? Il tourna vers elle son regard…
Dans son visage errait une certaine qualité de sourire. Tout semblait venir de ce
sourire. Il avait l’envie de lui dire : « D’accord, mène-moi, où tu veux. N’importe où,
même si je me trompe, si on n’a plus beaucoup de temps. », par jeu, prêt à lui faire
des concessions de toutes sortes. Il relâcha sa réticence, s’approcha. Dans l’air fouetté
par le passage des véhicules, les gens qui passaient, il la serra contre lui, à lui faire
mal... Leurs yeux, l’espace d’une seconde, se touchèrent. Il ne lut rien d’anormal qui
pût stimuler en lui, un recul… Une fille, en mini-jupe et bas résilles, bottée de cuir
jusqu’aux genoux, arpentait le trottoir, à dix mètres. Elle posa sur eux son regard
inquisiteur, avec un bref sursaut, quand ils passèrent près d’elle, intriguée par le
couple qu’ils formaient. Des taxis jaunes s’arrêtaient, repartaient. Des bus quittaient
les arrêts. Au premier coin d’une rue, Anna Righy poussa la porte d’un petit bar.
En face, la limousine blanche s’arrêta. Ponti traversa la chaussée, entra dans le
bar, commanda un scotch au barman, et resta tout ouïe, tout oreilles, sans se tourner
vers eux. Ils ne s’aperçurent pas de la présence de Ponti qui avait assez d’adresse pour
passer inaperçu, malgré ses quatre-vingt-dix kilos de muscles, et les observait dans
un coin du bar, dans le reflet d’une glace qui semblait avoir été placée exprès pour
les voir. A droite de l’entrée, il y avait un juke-box.
Ponti ne bougeait pas. La limousine rangée le long du trottoir, de l’autre côté
de la rue, attendait… Il prit son portable et parlementa : « Je les ai devant moi, que
dois-je faire ? ». Une voix répondit : « Rester… »
Des consommateurs entrèrent et s’accoudèrent au comptoir, en habitués. Une
fille fardée, aux cheveux blancs neige, un peu ivre, avec de gros seins siliconés, sans
doute, la prostituée de service, se vit entourée d’un cercle d’admirateurs… Les
hommes riaient pour la plupart. A plusieurs reprises, on la désigna sous le nom de
Lola. En admiration devant Ponti, elle le regarda, en essayant son charme sur lui,
avant de sentir instantanément qu’il n’y avait rien à faire. Elle se détourna et
commença à raconter une anecdote sur son dernier client. Une fois lancée, elle avait
du mal à s’arrêter : « Il portait un short en guise de caleçon et il n’y avait rien
dedans ! »
Le groupe autour d’elle s’esclaffa de rire. « Sacré Lola ! »
-Donne-moi quelques cents, il entendit dire la voix d’Anna.
Ponti ne les quittait pas du regard dans le reflet de la glace. Guérand lui donna
des pièces. Elle s’approcha de la machine à musique, parut lire avec attention le titre
des morceaux, finit par trouver ce qu’elle cherchait, appuya sur une touche et revint
se hisser sur le tabouret.
-Deux scotchs.
A deux pas du garde du corps de Véronèse, sans en avoir l’air, qui ne touchait
pas à son verre et les observait toujours, le regard froid, Anna, le sourire aux lèvres,
attendait la venue des premières notes. Il se sentit mal à l’aise. « Avec qui d’autre a-t-
elle écouté ce disque ? » il songea, avec dépit. Il se tourna vers le barman indifférent,
remarqua enfin l’homme assis du côté gauche du comptoir formant un coude. Celui-
ci paraissait ordinaire, quoique assez corpulent, l’air à la fois caustique et calme dans
son silence.

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-Ecoute, ne fais pas cette tête, dit-elle.


Aux premières mesures, il reconnut l’air de Notre Dame de Paris, de Richard
Cocciante et Luc Flamandon : Belle…
-Maintenant, dit-il, nous y sommes…
-Détends-toi, écoute…
Le disque se termina :
-Donne-moi d’autres pièces.
Elle se déplaça pour choisir une autre chanson, américaine, cette fois.
L’inconnu énigmatique assis dans un coin du bar, indifférent aux facéties de
Lola, à demi-détourné, le regard de biais, observait les deux autres dans la glace.
Guérand eut soudain un soupçon précis qui définit son malaise et voulut partir.
La musique créant une ambiance paisible le gênait. Cette complaisance à
l’égard d’eux l’irritait. Elle ne semblait pas se rendre compte. Autre chose devenait
plus importante que son engouement futile pour sa petite vie banale et ridicule. Peut-
être faisait-elle exprès de ne pas comprendre, faisait-elle semblant, après ce qui s’était
passé la nuit d’avant, l’agression des deux malfrats ? Il fallait prendre des décisions.
Il la considéra, en se perdant en conjectures. C’était comme de la poix où ils
enlisaient. Dans un avenir incertain, peut-être dans cinq, dix minutes, ils mourraient,
à moins qu’il ne décidât que la rupture vînt de lui. Le pas à faire était difficile. Soudain,
il sentit avec ambivalence ce qu’il voulait : partir, la laisser là, et rester aussi avec elle.
Il se vit dans la rue, ballotté par la cohue, en train de fuir dans une bouche de métro,
disparaissant dans les couloirs souterrains de la ville pour réapparaître quelque part,
dans une impasse, une rue sans issue, au bout de laquelle, une fille l’attendait, une
faucheuse qui l’entraînerait dans les rayons de la mort, comme un Ulysse, le chant
des sirènes, des apaches dans un terrain vague qui lui troueraient la peau pour
quelques dollars... Des prostituées traînaient partout dans la ville, des filles perdues…
Tout perdre et rompre la connivence du contact de cette femme inopportune qui se
portait garante de sa non-solitude, comme une compensation dangereuse, un
catalyseur. Il la regarda… Quelqu’un d’autre l’observait aussi. Il se tourna vers
l’inconnu. Celui-ci but son verre, demanda l’addition au garçon, rompit l’idée qu’il
était venu là pour eux. Elle pouvait ressembler à tant de ces filles prêtes à suivre le
premier venu, pour quelques dollars… L’homme paya, se dirigea vers la sortie, en
se retournant à peine. Impossible de lire une expression sur son visage, sinon son
regard hautain, impassible, qui les effleura. Il paraissait fort comme un butor.
« Oiseau de malheur ! », songea Guérand. L’homme disparut. La limousine blanche
attendait, dehors. L’inconnu parti, la réticence qu’il avait à son égard s’apaisa. Elle
dut le sentir et lui sourit. Devait-il reléguer son ressenti au rayon des fantasmes ? Il
en avait toute une arrière-boutique de ces accessoires. Mais comment démêler les
vrais, des faux ?
-Cela ne t’ennuie pas ? demanda-elle.
-Non. Tu peux mettre tous les airs qui te plaisent.
Le départ de l’inconnu détendit l’atmosphère, aussi bien pour Lola que pour
des buveurs au comptoir… Au lieu de la perdre, qu’importait la vie qu’elle avait eue
avant, comme son appartenance à des groupes, dans cette zone d’ombre où il n’avait

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pas accès, si grue ou putain mandatée, il était seul à prétendre, ce soir, cette nuit,
qu’il coucherait avec elle ? Si elle avait été vendeuse ou receleuse de drogue, avec ou
sans Lydia ? Ce n’était pas rien… Dans le bar, la belle Lola riait aux éclats, assise sur
son tabouret, montrait ses cuisses en accompagnant du pied le rythme de la sono.
Elle remuait le bout de ses chaussures aux talons trop hauts, en marquant le tempo…
Il songea à la nuit de la boutique à saucisses, comme dans un retour de flammes…
Etait-ce parce qu’il en avait assez d’entrevoir une réalité trop forte ou trop crue, qu’il
avait du mal à se sentir lucide, que dans son désarroi, il ne voyait plus le danger, au
point d’en demander plus ? Cette femme lui avait-elle jeté un sort ? Pourquoi
n’aspirait-il plus qu’à regagner le Regina Hotel, en vue de s’y cloîtrer parce que rien
ne pourrait les atteindre là ? Ils n’avaient pas à se poser des questions, lorsqu’ils se
pressaient l’un contre l’autre et se prenaient. Dans l’instant, la voix de Frank Sinatra
chantait « New York, New York…». Le chant du crooner pénétra la salle d’une
tendresse à fleur de peau. « New York, New York, oui ! ». Il attendait. Elle retarda le
moment de sortir pour affronter la sarabande de lumières et croiser de nouveau ces
vies différentes qui grouillaient. Il n’osa pas obtenir la certitude qu’après ce disque,
ils partiraient… Le temps présent n’avait plus d’importance, si les choses
commençaient à tourner à vide, chavirées dans une sensation de dérive. Mais ce
bar servait de pose à leur course, sans raison, sans but, atténuait sa faiblesse ressentie
en présence de l’inconnu douteux qui les avait suivis dans le bar. Une fois dehors,
enclin à marcher aussitôt, il sentit confusément qu’il pouvait se ressaisir.
-Qu’est-ce que tu te promets de faire, après ? demanda-t-elle
Il ne pouvait rien dire, s’il lui restait à suggérer : boire jusqu’à plus soif, ou
dormir une infinité d’heures, ne jamais se réveiller, sentir son corps près du sien, le
tâter… La notion de l’heure, la vie des autres, dans leur va et vient, donnaient le
tournis d’un délire où la manipulation des uns par les autres commençait à agir sur
lui. Par sa présence, elle était aussi un autre pôle... Il sentit sa force lui revenir dans
sa volonté de marcher sans cesse, sans en rompre le charme. A croire que par
nécessité, la fille l’accompagnait n’importe où, en participant à cette ivresse sauvage :
danser sans fin dans la valse du temps, dans la progression lente d’une nuit qui
commençait à accoucher son enfant de jour.
-Ne veux-tu pas aller faire un tour à Greenwich village ? demanda-t-elle.
-Si tu le veux !
Il n’était pas contre pour se libérer de l’ambiance du bar, cependant qu’un
instant plus tôt, il ne souhaitait que regagner la chambre ! Rompre le sortilège qui le
rendait dépendant d’elle, de son désir. Aller de l’avant dans le temps qui arrive à soi,
comme un pouls qui bat, constant. Ouvrir de nouvelles perspectives, même s’il
suffisait d’étendre la main pour effleurer son visage, sentir qu’ils avaient en commun
quelque chose de précieux. Disparaitrait-elle soudain qu’il n’aurait cesse de la
chercher pour la retrouver, comme un drogué en manque ! Il songea aux salles de
jeux de Paradise Island, à la boule malignement jetée par le croupier qui tournait,
vertigineuse, avant de se loger dans une alvéole…. Une même tension fébrile le
poussait autrefois à se précipiter dans le quartier de l’Etoile, en sachant d’avance, par
mythomanie, qu’il parviendrait à mystifier Lily M, les cuisses fouettées par l’air vif,

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qui l’attendait et croyait le harponner… C’était loin tout ça ! Le jour à l’heure dite, le
coffre vidé, n’avait-il pas téléphoné : « C’est pour demain… » Il avait agi la veille,
allégeant le coffre de son contenu, ce qui était prévu depuis longtemps. Il avait pris
les devants dans sa vitesse d’exécution pour prendre suffisamment de recul. Ce qui
le gênait justement, c’était de ne pas suffisamment se distancier, jamais assez…
Ils sortirent du bar, dans le bruit, le mouvement de la cohue. Du trottoir, Anna
Righy héla un taxi jaune en maraude qui s’arrêta. Dans l’ombre de la voiture, au
passage, des jets de lumières en myriades de paillettes dansaient sur le dos du
chauffeur. Il sentit glisser sa main dans la sienne. A quoi pensait-elle ? Grâce à la
sensation de chaleur de sa paume sur la sienne, des vibrations convergeant, ce n’était
rien, et c’était suffisant… Ils restèrent ainsi, sans bouger, dans le temps que dura le
trajet jusqu’à Washington Square.

***

Le taxi s’arrêta aux abords de Greenwich village, au ciel couvert qui dissimulait
les étoiles. De Christopher Street, cœur de la Mecque gay, ils firent un détour par
certaines rues, au bas d’immeubles couronnés de verrières, en apercevant enfin la
lune derrière un ciel voilé. De la Sixième Avenue vers l’Hudson River, ils traversèrent
le maelström né de l’imagination sociale et politique que l’on appelle la communauté
gay.
-On a parfois la prescience d’interférences négatives, d’illusions d’optiques, de
fausses interprétations… Cela va si vite, à New York, dit-elle soudain.
-Pas si nous mettons les bouts ! Comment as-tu pu consentir sans révolte à
entrer dans un engrenage, celui de la drogue ?
Pas de réponse. Il songea à tout ce qu’il avait conçu d’elle, depuis qu’ils
marchaient ensemble. La fille du délire des tournantes, entraperçue nue sous une
cape, envoûtante, animée d’un corps qui déroutait par sa constance la perspective de
l’ennui, comme deux locomotives qui se donnaient le change sur des voies parallèles,
sans jamais se toucher ou se frôlant à peine, deux génératrices qui ne savaient rien
faire d’autre que de quitter le New York bruyant de la Sixième Avenue, pour
progresser dans un quartier semblable à une petite ville, au labyrinthe tortueux de ses
rues.
-Greenwich, dit-elle, je suis contente que tu sois venue. J’ai quand même été
heureuse, ici.
-Pourquoi pas Little Italy, Harlem ou Riverside ?
A sa façon de s’appuyer contre son épaule, elle eut soudain ce bref abandon
d’approcher vivement sa joue contre la sienne, avec juste un temps d’arrêt à peine
perceptible.
-Tournons à droite, veux-tu ?
A cinq minutes de marche du flat qu’il louait assez cher, craignant d’y revenir,
indécis, il n’en dit rien. Peut-être regrettait-il de ne pas avoir su éteindre la lumière,
en sortant, ou d’avoir laissé l’eau du bain couler depuis des heures ? Sa crainte de

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revenir chez lui l’étonna comme à l’annonce d’une catastrophe, s’il avait pris le parti
d’en rire en lui-même. Elle lui demanda :
-Pourquoi ris-tu ?
-Pour rien, n’y fais pas attention.
Elle s’arrêta au bord d’un trottoir d’une rue bordée de maisons hautes de trois,
à quatre étages.
-Regarde, dit-elle, en fixant l’un des immeubles à façade blanche, aux fenêtres
éclairées. C’est ici que j’habitais, avec Lydia. Mais l’appartement semble déjà loué.
-On dirait !
C’était si plat, si banal tout ça, en dehors de ses préoccupations !
« Le boxon ! », songea-t-il.
En sous-sol, auprès de la boutique d’un blanchisseur, il remarqua celle d’un
traiteur juif, à la vitrine de laquelle était inscrit le mot « Delicatessen ». A côté, un
petit restaurant italien jouxtait, avec ses vitres tendues de rideaux à carreaux rouges
et blanc. Il put lire : « Jake’s Pizzas ».
-C’est là que nous allions souvent toutes les deux, Lydia et moi.
« Ainsi de suite, songea-t-il. Elles doivent avoir derrière elles toute une
panoplie d’histoires à débiter ! Au suivant ! Pauvres connes ! Elles devaient se faire
mettre comme des grues de bas étage. Au suivant ! A moins que… De vendre la
neige, ça permet d’avoir de nombreux visiteurs. » Sans compter ce fameux John pris
par le désir d’être une femme, mutilé de son sexe. Que vient-il faire dans l’histoire ?
Il n’avait pas honte de sa vulgarité. Elle ne prit pas garde à son changement
d’humeur, et ajouta :
-Au troisième étage, les deuxièmes et troisièmes fenêtres, en commençant par
la droite, c’est tout petit, tu sais. Il y a juste une chambre, un living room, une salle
de bains.
-Ah, oui ! Ou bien ceci et cela ! Tu ferais mieux de te taire !
-Si tu savais comme tu es parfois méchant ! se contenta-t-elle de répliquer.
Avec la sensation de tremper les pieds dans un liquide visqueux comme une
flaque d’huile traînant sur l’asphalte, il s’en voulait de l’entendre, avec la pensée de
museler cette bouche pour mieux la faire taire. Il se contentait d’avancer, sourd à la
complaisance qu’il avait à l’écouter dire des banalités. Le quotidien, dans sa routine,
sa médiocrité, engluait le couple qu’ils formaient, alors qu’il n’aspirait qu’à voir libéré
des contingences leur existence, lui, celle de l’employé de banque qu’il avait été,
soumis à la surveillance de ses chefs, elle, la fille rencontrée par hasard, suggérant une
énigme presque intolérable. Depuis vingt-quatre heures, dans leur errance où
dépendre de soi était la règle, n’évoluaient-ils pas sur une planète au cadre plus
dépouillé que l’insolente indifférence de la ville parcourue par des gens à un rythme
effréné, sur le bitume des rues où leurs pas résonnaient ? Dans leur volonté d’éviter
de se fondre à la masse, seulement à lui infliger le passage furtif de leur silhouette ?
S’ils continuaient à tourner en rond, comme des phalènes autour d’une lampe, la
lumière venait de la ville elle-même. Le besoin frénétique de vivre, depuis deux jours,
s’affaiblissait par ce genre de confidences, les rabaissait.

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-C’est du passé, dit-il… du passé. A croire que tu ne m’as jamais rencontré,


que tu n’as jamais su évoluer ! A quoi bon revenir sur ce qui n’est plus, si tu m’as dit
que tu ne n’avais plus le droit d’y habiter ?
Il hâta le pas qu’elle rattrapa :
-Tu ne peux pas savoir ?
-Tu m’embêtes.
Il la dévisagea, avec défi :
-Si j’essaie de comprendre, comment faisais-tu, quand l’ami de Lydia était là ?
-Je couchais sur le divan du living-room.
-Ne te faisait-il pas des avances, ce cher ange ? A quelle mouvance sectaire
appartenait-il ? Témoin de Jéhovah, davidien, scientologue, adventiste, mooniste,
etc ?
Elle haussa les épaules.
-Marchons !
Un petit bar qu’elle connaissait, à proximité de l’endroit où elle habitait, où
elle l’entraîna, comme si ce n’était pas déjà prévu d’avance !
-Deux scotchs… Elle se tourna vers lui :
-Tu sais, tu es fêlé, complètement, à côté de la plaque… Donne-moi encore
quelques cents.
Il les lui donna.
-Explique-toi.
-Le moment est-il bien venu ?
-Ton insouciance !
Il voulut la retenir par le poignet, la regarder bien en face :
-Parle !
-Bas les pattes ! Oh, il y a aussi un juke-box, à côté, elle ajouta, en s’éloignant.
Puis elle lui sourit. Comment dans ce cas lui en vouloir, devant sa spontanéité,
s’il sentait encore que c’était un piège ? Il la revit en train de consulter les titres, en
faisant son choix pour venir se rasseoir.
-Oui, le moment est bien venu ! Ecoute la musique… J’aime la noire qui
chante, c’est Whitney…

Ils burent dans des verres même pas propres un whisky tiède et pâle, à petites
gorgées. Un type à moitié ivre, près de deux hommes dont l’un caressait la nuque de
l’autre, un chandail léger posé sur les épaules, se rapprocha, essaya d’engager la
conversation.
-Partons, dit-elle.
De nouveau, la rue, dans le déroulement itinérant de sa perspective :
-Tu sais, je n’ai pas couché avec John.
-Et alors ?
-Il n’était pas celui que tu crois. Après son opération, il est devenu quelqu’un
d’autre, la femme qu’il souhaitait devenir. C’est un transsexuel.
-Ah bon ! Voilà du nouveau ! Comme tu le défends. Je suppose que tu devais
être plein de tendresse pour elle ?

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N’avait-elle pas couché avec d’autres types, qui se disaient tels, ou sur
commande ? Ou tenu un bouge pour désaxés où les participants se droguaient ? Les
damnés !
Il se mit à siffloter, intempestivement, dans le calme relatif de la rue, en défiant
la femme qu’elle était, l’inconnue qu’elle redevenait. Par vanité de jouir de son
cynisme, de sa rancune, il chantonna pour lui-même cette chanson de Gainsbourg :
« Il faut s’avoir s’étendre sans se répandre, pauvre Lola…», puis conscient de devenir
ridicule, cessa ce jeu inutile. A trois pas, devant elle, il s’arrêta. Son corps n’effleurait
plus à peine le sien. Elle ne le gênait plus... Il pouvait partir seul, et la laisser pour nier
sa complaisance à évoquer des souvenirs qui l’irritaient. Il l’aurait presque frappée
pour la faire taire. A croire que l’agression des deux hommes, le doute dans lequel ils
baignaient depuis des heures, le type, au Rockefeller Center, parti, en les défiant, était
un problème sans importance ! « Bon dieu ! Il bougonna, entre ses dents… Va-t-elle
donc se taire ! » Elle le rejoignit quand même et il lui parut vain de persister à la
narguer.
-J’aime mieux que tu le saches, pour que tu ne te fasses pas des idées… C’est
une partie de ma vie, d’avant… Une nuit, c’était il y a deux mois. Tu ne peux pas
savoir ce qu’est New York, en été. L’appartement ressemblait à une étuve…
En atteignant la pénombre de l’Arc de Triomphe en marbre rose de
Washington Square, ils descendirent à pas lents... Le même vide persistait entre eux,
par moments, qu’il voulait nier, en s’approchant d’elle, en la serrant dans une étreinte
propre à se muer en un étau autour de sa gorge ! A l’intérieur du parc, des buissons,
des arbres presque incendiés déjà, qui perdaient leurs feuilles à l’approche de
l’automne, rouges, ocres, mauves, ors éclairés par la lumière des réverbères, palpitant
sous l’action d’une faible brise, dans leur profusion de nature semblaient ignorer le
béton. Assis sur des bancs, des couples hermaphrodites échangeaient des caresses.
Un travesti, en bottes et guêpières, vint leur proposer ses services. Au delà du parc,
la circulation poursuivait son cours dans l’air du soir, par le ronronnement feutré des
moteurs, sans prise sur l’îlot de silence de Washington Square. Il espérait prendre de
vitesse Anna Righy afin qu’elle n’eût pas le dernier mot. Il savait qu’elle ne
comprendrait pas, intouchable dans son effusion lyrique délirante. Comment lui dire
clairement de se taire, de la « boucler » ? Elle continua :
-Il faisait chaud. John n’avait gardé que son pantalon de femme. Parfois, il
sortait dans rues, travesti avec des robes et des talons hauts. Il se maquillait aussi. On
aurait dit une vraie femme. Il était fier de l’être.
-Et toi ? Qu’est-ce que tu avais sur le corps ?
Ils sortirent du parc.
-Sans doute un peignoir. Je ne me rappelle plus. Lydia et moi, nous devions
être en peignoir.
-Tu étais nue, sous ton peignoir ?
-Probablement. Ce soir-là…
Il aurait voulu lui broyer le poignet pour la faire taire.
-Ce soir-là, je me souviens… Je voulais passer à la salle de bains pour prendre
une douche… John rendu nerveux, je ne sais pourquoi, enfin, je m’en doute, se mit

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à dire que nous étions idiots, que nous ferions mieux de nous déshabiller afin d’aller
prendre une douche à trois. Tu comprends ? Trois femmes sous la douche à nous
caresser. Il se donnait l’illusion d’être comme nous. Il avait des seins pulpeux, lui
aussi.
-Et vous avez pris la douche ! il laissa tomber, méprisant.
-Je l’ai prise seule. J’ai fermé la porte de la salle de bains. Depuis ce jour-là, j’ai
évité de sortir seule sans Lydia.
-Parce qu’il vous arrivait de sortir tous les deux ?
-Pourquoi ? demanda-t-elle avec candeur :
-A quoi penses-tu ?
-A rien... A tout.
-Tu es jaloux de John ? Il aime les hommes et se réjouit d’être comme nous…
Il prétend qu’il a réalisé son rêve d’être ce qu’il est désormais, et ça l’excite d’être avec
de vraies femmes.
-Sans blague ! Non, à quoi bon !
Il ajouta :
-Quelle histoire !
Décidément ! Il sentait ses mains se fermer, se durcir. Que faisaient-ils
ensemble, l’une, avec son insouciance immodérée, l’autre, avec les pulsions ambiguës,
déconcertantes, qui l’obsédaient ? John… Oui… Cette douche à trois. Elle mentait,
il en était sûr, elle n’avait pas pu résister à une invite aussi maligne de s’envoyer en
l’air avec un truqueur qui avait changé d’identité. « C’est du propre ! » il songea. Elle
mentait par besoin d’accroître son pouvoir sur lui, comme elle le faisait, en essayant
son charme sur tous les hommes quels qu’ils fussent, afin d’obtenir les hommages
d’un barman, ceux d’un serveur de cafétéria, d’un chauffeur de taxi. Conscient de
jouer le rôle d’un sigisbée, il pressa le pas. Elle le rattrapa. « Une sangsue ! », songea-
t-il.

Dans un endroit bleuté où des gens dînaient, un jeune homme blond, au piano,
laissait errer ses doigts, effleurant à peine les touches du clavier. Une musique fluide,
un chapelet de petites notes, donnait le ton à l’ambiance feutrée du cabaret...
-Dépose ton trench-coat, au vestiaire. Elle quitta
sa veste en fourrure et la tendit négligemment à la préposée au vestiaire. Par sa façon
désinvolte, elle ignorait que c’était lui qui paierait, elle l’avait oublié… De l’entrée de
la salle, elle se dirigea vers le maître d’hôtel, radieuse, le sourire aux lèvres. Celui-ci la
salua, lui sourit, lui dit quelques mots. Ils se connaissaient.
-Suivez-moi, leur dit-il.
Il leur trouva une table parmi d’autres où des couples dînaient en tête à tête.
L’homme disposa leurs chaises, vint leur tendre le menu. Guérand songea qu’ils ne
joueraient ni ne graviteraient jamais dans le même ton, que leurs pas de danse étaient
différents, même s’il aimait son regard délavé, reflétant une détresse sans objet
parfois sur un visage modelé par la patine amère des nuits sans sommeil. Au lever
d’un jour nouveau, ses yeux bridés aux contours, cette forme de lassitude par
moments qui donnait à sa bouche un ton boudeur.

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-Deux scotchs, dit-elle.


Elle s’adressa au serveur et testant sur lui sa séduction, lui demanda d’un ton
sérieux, des renseignements inutiles. Quels avaient été les programmes, ces derniers
temps, qu’était devenu un artiste qui faisait son numéro dans la boîte, deux mois
auparavant ? L’homme répondit judicieusement, d’un ton affable et doux, le buste
légèrement incliné. La tête rejetée en arrière, désinvolte, elle exhalait la fumée de sa
cigarette, en soupirant d’aise.
-Tu n’es pas content ?
-Si, pourquoi ?
Il eut du mal à réprimer son mépris, à ne pas monter la rancune qui fermentait
en lui, depuis le début. Si son temps intérieur était son domaine, depuis qu’ils étaient
venus s’asseoir là, il avait l’impression de subir un autre temps… Qu’elle l’eût mené
dans un lieu aussi select où elle était connue, sans qu’il participât à son engouement,
prêt à faire un esclandre dans ce cadre où elle trouvait son aplomb, en se sentant
presque chez elle, qu’il fût si peu sensible à la musique d’ambiance, à la piste de danse,
aux tables où des bougies brûlaient, parmi les couverts disposés sur les nappes autour
des chandeliers, les rideaux de mousseline qui tombaient des fenêtres ! Elle l’observa
un instant, puis posa de nouveau la tête contre le dossier de la banquette.
-On est bien là, dit-elle. Détends-toi… Tu n’es pas content ? Je ne sais pas, on
dirait que tu m’en veux.
-Pense-donc… Une idée que tu te fais.
Rien ne laissait prévoir en apparence qu’il bouillait, le regard dur, qu’il avait du
mal à le poser avec complaisance sur son visage, qu’il ne s’abandonnait pas… Il la vit
se lever, se diriger vers le pianiste. Elle se déplaça avec un léger balançant des
hanches. Sur ses lèvres errait le sourire d’une femme qui voulait plaire, sachant qu’elle
allait séduire et troubler quelqu’un auquel elle daignait accorder son attention, que
celui-ci, sensible à son sex-appeal, lui répondrait gentiment, en la remerciant d’un
regard admiratif. Elle revint vers lui, ravie. Guérand eut tort de ne pas lui accorder
du charme, de la beauté. Cette fois, elle en avait. Son regard à facettes de ses yeux
pers miroitait comme des pierres d’émeraude. Les doigts du pianiste changèrent de
rythme. Un vieux « rag-time » débuta, en vibrant dans la lumière aux tons bleutés.
Les lèvres à peine entrouvertes, le visage cerné de volutes de fumée, parée d’un
mystère instantané de séduction, elle écoutait, ravie. La mélodie finie, elle eut comme
une petite secousse nerveuse. Des convives, dans la salle, applaudirent. Le serveur
apporta les plats, déboucha une bouteille de vin français, versa un peu de liquide dans
son verre, qu’il dût goûter. Ils déjeunèrent en silence. C’était assez bon : une recette
de bœuf à la « mignonette », dont le fumet avait ses origines de l’autre côté de
l’Atlantique. De temps à autre, elle jetait un œil sur lui, incrédule devant le fait qu’il
n’arrivait pas à se détendre, sans daigner seulement s’en donner la peine. Il remplit
de nouveau son verre, le fit pour lui, n’y toucha pas. Ils eurent fini :
-Paie… On s’en va.
Une prise de possession tranquille, sans concession. Devant le vestiaire, elle
dit :
-Donne un pourboire.

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Il le fit. Une fois dehors :


-Marchons. Ce n’est pas la peine de prendre un taxi.
-Tu prends la mouche ?
-Il y a de quoi ! répondit-elle.
Il lut soudain dans son regard une expression tragique, angoissée, à laquelle il
ne s’attendait pas. Etait-elle dupe de son comportement, de ce qui se tramait autour
d’eux ?
-Comme tu veux, dit-il.
-Préfères-tu prendre le subway ?
-Pas de suite, je préfère marcher un peu.
Ils errèrent pour revenir au carrefour de la Cinquième Avenue. Le flot des
voitures s’écoulait dans un fracas de coups de klaxons, de sirènes d’ambulances… Ils
hésitèrent, assujettis à l’absurdité de leur condition. Mais la vue des gratte-ciel
déterminait un pouvoir précis, comme s’ils étaient happés par un réflexe
conditionné ! Il songea à la bille lancée par le croupier, évoluant dans sa course
vertigineuse, qui ralentissait dans un moindre élan, sans que l’on ait pu en suivre les
linéaments, mue par un magnétisme qui provoquait à chaque fois la même stupeur
et défiance, en se logeant dans une alvéole. Pourquoi cette avenue-là, plutôt qu’une
autre ? Comme la bille avant d’être lancée, ils hésitaient, face au style de vie qui allait
les reprendre. Ils avaient le tract, si tout était ordonné d’avance, comme le départ
d’un train de nuit, ou dominés par l’appréhension de la bille lancée d’une main
experte. Ils marchaient, à croire qu’il n’y avait rien d’autre à faire. Mais par lassitude,
elle avançait difficilement à cause de ses talons trop hauts. Il jubila en secret de la
voir souffrir un peu, parce que c’était son unique façon de se venger d’elle.

En descendant dans une bouche de métro, la rame s’arrêta devant le quai gris
sale sous le néon, barbouillée de graffitis obscènes à coups de bombes aérosols, face
à des clochards installés sur des bancs, pour la nuit. D’un œil vague qui bougeait à
peine, ceux-ci regardaient parfois passer les trains, et les gens.
Les battants des portes coulissèrent. Du bout du compartiment, un garçon
maigre vint vers eux, presque décharné, ébauchant un sourire. A deux pas, il s’arrêta,
se retint aux poignées qui se balançaient, suspendues au plafond du compartiment.
-Ce type est drogué, dit-il.
-Je sais.
Le garçon malade dévisageant Anna, prononça des mots incompréhensibles,
en secouant la tête longuement. Il murmura entre ses dents : « Salope… Fuken bitch,
you… »
La rame aborda un virage à grande vitesse, une courbe qui n’en finissait pas,
en hurlant. Les lumières du plafonnier clignotèrent, se fixèrent de nouveau. Le tunnel
s’élargissait brusquement au débouché d’une station déserte qui défila derrière les
vitres du wagon. Quais vides... Guérand essaya de tourner la poignée de la portière
pour descendre sur le quai, quand le train parut s’arrêter, mais celui-ci avait seulement
ralenti. Un train fou, sans conducteur, lancé dans la nuit, les croisa….

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L’homme agrippa Guérand par le revers de son trench-coat : « Bouge pas


connard, « you asshole ! » Il le tenait. Guérand essaya de décrisper ses doigts de main
crasseuse, mais n’y parvint pas. « Go to hell ! You will die to-morrow ! » « Vas en
enfer ! Tu mourras demain ! » Dans la chaleur poisseuse de la nuit, hissé d’un décor
de canalisations suintantes, en égoutier, tiré de l’eau qui dégouttait des parois de
couloirs envahis de vapeurs fétides, l’individu se donnait l’espoir ou l’illusion de
revenir dans le métro, pour faire surface. En bas : humidité, rats, puces… L’heure se
calculait à la fréquence des trains qui grondaient au-dessus. Ces habitants des bas-
fonds, pour la plupart, refusaient tout aide venue des gens d’en haut, tout contact. Il
y avait danger d’être confronté à eux, issus d’un monde parallèle. Sa compagne n’en
menait pas large.
-Laisse-nous descendre, ou je...
-La rame ne s’arrête nulle part !
Guérand continua de vouloir desserrer la main, prêt à frapper l’inconnu d’où
émanait une odeur fétide de mort, de crasse élémentaire, de médicaments, presque
insoutenable.
-Tu es malade !
-Je m’en fous, connard !
Mais l’individu n’ayant plus la force de regagner la surface, errait d’une rame à
l’autre, en essayant de rançonner les voyageurs. Accro, c’était de la drogue qu’il
voulait, de la coke, de l’héroïne, ou de la morphine, n’importe quoi pour continuer
de vivre dans sa sous-réalité, une bouteille d’éther, de la colle à fumer, n’importe
quoi…
-Laisse-nous descendre !
Guérand parvint à desserrer la main agrippée, immobilisa le bras qui voulait
avoir raison de lui. L’autre laissa tomber, son état de maigreur l’ayant rendu faible.
Guérand leva la poignée. La porte s’ouvrit à deux battants, quand la rame s’arrêta. Ils
descendirent sur le quai immobile. Il sentait sur son poignet la prise de la main du
type comme on vient d’être mis en contact avec la succion d’une larve. Ils marchèrent
presque libres dans la moiteur dense de la voûte souterraine, émergèrent enfin
dehors. Station et rue inconnues… Les inévitables piétons se hâtaient. Les bruits
nocturnes de la ville reprenaient possession d’eux, dans l’air fouetté de rafales de
vent. Des vendeurs ambulants, à la sortie du métro, proposaient leur pacotille. Ils
disparurent, pressés, au tournant d’un carrefour, giflés par le vent, sous la masse
tranquille des gratte-ciel indifférents comme on voit passer des cloportes qui
ressemblent à tant d’autres… Ils avaient repris leur marche de somnambules. Le
passage des taxis jaunes, dans leur sillage, n’éveilla pas leurs regards.

***

Leur vie à deux s’insérait-elle dans la trame d’une ville qui filait à tombeau
ouvert ? Avaient-ils le temps ou la possibilité de s’y voir vivre ? Que pouvait-on dire
à ceux, entre mille, qui avaient choisi de vivre ici ? New York, l’intemporelle ogresse,
voleuse de mémoires. Vivre à New York, pour oublier qu’il y eût une existence, en

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dehors ! S’il avait choisi de garder la chambre au Regina Hotel, n’était-il pas préférable
d’aller directement chez lui ? Pourquoi ce besoin qu’il éprouvait d’y retourner, en
sachant qu’il dépensait de l’argent inutilement ? Ils passèrent près d’un restaurant
chinois.
Elle lui demanda, à brûle-pourpoint :
-As-tu déjà été en Asie du sud-est ? Dans quel pays ? Tu connais Vientiane ?
Il claqua la langue, faillit cracher de dépit, avec un haussement d’épaule,
impatient. C’était ça aussi, le passé…
-Quelle admirable ville, celle du monde où j’ai été la plus heureuse. La gaieté
des Laotiens, leur esprit zen, qui représentaient l’innocence pour moi, la pureté, mon
innocence de jeune fille. J’avais dix-huit ans. Je vivais avec ma mère, directrice
d’école. Nous avions un appartement somptueux dans une résidence. Phanphit
Court, que ça s’appelait. Tu n’as jamais été en Asie ?
-Tu t’es fait dépuceler par un jaune ? J’ai vécu à Bangkok, deux ans.
-Quand ?
-Vers 1973-74-75, jusqu’à la débâcle de Saigon.
-Il y avait encore la guerre… Que faisais-tu là-bas ? GI ? Le nord de la
Thaïlande servait de bases de lancement aux B52…
-J’étais enseignant dans une école primaire.
Il ferma les yeux, les rouvrit, comme un autre aurait pu se voir dans la
perspective de l’avenue, avec cette femme près de lui, une blonde aux yeux verts qui
l’agaçait, qu’il s’efforçait de ne pas vouloir connaître. Leur itinéraire, que devait-il en
penser ? Genève, Melbourne, l’Asie… A croire plusieurs fois déjà qu’ils auraient pu
se rencontrer.
-Cela ne m’intéresse pas de connaître tes histoires de jeune fille, dit-il. J’ai lu
« l’Amant », de Duras, comme tout le monde…
Elle ne répondit pas, interdite devant la fixité constante ou alternative des
lumières, le rythme fluide des voitures... Sans doute, cette fois, parut-il l’avoir vexée.
Il marchait à côté d’elle, en solitaire.
-Maintenant, risqua-t-elle…
-Quoi ! Maintenant…
Allait-il la laisser choir dans une crispation physique qui lui donnait à croire
que tout pouvait se réaliser, au côtoiement baroque des visages et l’indifférence des
regards, au hululement fauve de la nuit, à l’odeur des cornets à frites devant l’entrée
des fast-foods, à l’asphalte gris sale, au sourire d’un travelo, à Washington Square, au
regard impavide ou dépressif du serveur du Red Lion’s bar ? Se laisser griser,
anonyme, au tempo de la ville éveillée sans cesse, marcher, vivre en niant le rythme
de ses habitants, englober toutes ces diversités dans le néant, breakfast egg-and-
bacon, quick lunch, grands cafés délayés, bières de sept-heures du soir, bloody-
mary… Se ressaisir, respirer lentement derrière la vitre d’un coffee shop, oser, penser
à contre temps… Arbres si petits des rues de New York, aux maisons déjà lépreuses
sans atteindre le siècle, quartier pauvres conquis par les riches en moins d’un an,
restaurants chinois devenus teintureries, marchands de vin ou galeries d’art avant
même que deux visages se soient vus, familles fuyant la hausse des loyers,

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photographes ou acteurs détrônés à la roulette russe de la célébrité, carrières


retentissantes et suicides à scandale, boat-people, yachtmen, se croisant dans leurs
rencontres indécentes sur les chemins de l’exil, menu fretin recraché par l’ogresse au
rythme accéléré de sa respiration… A cet instant, il eut la sensation vaine qu’il pouvait
tout arrêter, rentrer chez lui.
-Tu ne veux pas prendre un dernier whisky ? Tu sais, avoua-t-elle, John ne m’a
jamais pardonné que nous n’ayons pas réussi à prendre une douche à trois !
-Qu’en ai-je à fiche !
-Sans whisky.
-Bon, alors, suis-moi…
Le veilleur de nuit les reconnut. Une fois dans la chambre, blottie dans le creux
d’un fauteuil, elle laissa tomber ses chaussures une à une sur le tapis. Il alluma les
appliques des lits jumeaux.
-Crois-tu, insinua-t-elle, que tu peux te servir de moi comme d’une chose ?
Malgré cela, je ne suis pas rancunière… Je suis bien, dit-elle, d’être avec toi.
Un mètre à peine les séparait que chacun d’eux ne remplissait pas. Alors, il se
leva, se pencha, prit son visage dans ses mains.
-Tu mens, dit-il, si ! Tu aurais fait une actrice, hors pair… Je connais la
chanson. Pourquoi es-tu ainsi, dis ?
-Je ne comprends pas…
-Si je ne me retenais pas !
-Parce que tu as besoin de moi ?
Il sentit à quel point il était vain de répondre.

***

Tournée vers l’oreiller, elle dormait, le visage enfoui dans la masse claire de
ses cheveux. Il n’avait presque pas fermé l’œil, en s’efforçant de penser... Il se dirigea
vers la fenêtre, passa devant le rideau. Derrière la vitre, l’aube s’insinuait lentement
dans la rue. Sur les trottoirs, des gens passaient, en bas. Chacun d’eux allait quelque
part, accomplissant un trajet fixé d’avance. La vue de silhouettes obstinées dans le
petit jour frais de septembre l’accapara… En face, un homme s’agitait dans une pièce
éclairée. Lui aussi tendait vers quelque chose, allait partir pour son travail. Il se
détourna.
Il avait osé faire le pas, s’il n’était plus sur orbite, si les ponts étaient coupés.
Pour la énième fois, il se vit, sans attaches, sans famille, sans profession, apatride, lié
à cette femme endormie dans une chambre d’hôtel plus ou moins louche. Il fallait
réagir…
Conscient d’avoir un quelque part ailleurs, qu’en sortant, il pouvait nier la
vacuité de son existence, en rejoignant ce quelque part, à retourner là-bas, à
Greenwich village, comment faire autrement que d’y aller seul ? Mettre de l’ordre
dans l’appartement, faire venir un repas froid du traiteur italien… Cogiter, c’était
éviter d’agir, en générant l’inquiétude. Agir d’abord, avant de penser, avant que son
habitude de mal vivre le reprît, comme s’il n’avait jamais connu Anna Righy ? A la

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perspective de marcher seul, à l’heure où les éboueurs vidaient les poubelles, à


respirer l’air vif du matin, la même appréhension le gagna : il se sentit devenir lâche,
presque à bout d’arguments. Que deviendrait son instinct de survie ? L’aiguille d’une
boussole n’est-elle pas toujours orientée vers le nord ! Il se tourna vers la femme, à
plat sur le lit, le front contre l’oreiller.
« Je reviens tout de suite », traça-t-il sur un bout de papier, qu’il tira d’une
poche.
L’idée de quitter New York, de nouveau, le taraudait.
Il referma la porte de la chambre et longea le couloir. La préposée à la marche
de l’ascenseur, le regarda, étonnée. En bas, il ne prit pas le temps de s’arrêter à la
réception, se trouva dehors, au même niveau que ceux qu’il observait derrière la vitre.
L’air frais avait un goût de sel, et il l’aspira à fond.
A peine avait-il parcouru dix mètres sur le trottoir, qu’il s’arrêta. Deux piétons
pressés le croisèrent. Il marcha sur quelques mètres encore... L’influx qui venait de le
pousser à quitter la chambre, perdait peu à peu de sa force, l’abandonnait
progressivement : il se trouva de nouveau désorienté devant la vie. Il lui fallait un
autre prétexte… N’avait-il pas oublié quelque chose, là-haut, sans en avoir la
précision exacte, seulement une impression vague, intuitive ? Sur ce trottoir désert
aux lumières détériorées par le jour, il fit quelques pas encore. Son inquiétude
devenait oppressante, intolérable. Il s’arrêta encore, se retourna. Personne ne sortait
de l’hôtel, ni ne l’épiait, à attendre qu’il sortît… Une voiture démarra si vite sur la
chaussée qu’il en fût stupéfait. Le conducteur le regarda bizarrement, avec défi. Les
roues crissèrent sur l’asphalte au premier tournant de rue où le véhicule disparut. Il
en resta consterné. Etait-il suivi, plus qu’il ne croyait ? Il jeta un regard alentour. Dans
la rue déserte, un gros rat d’égout, sortit d’on ne savait où, à quelques mètres, fila le
long du mur. A vue, à plus d’une centaine de pas, quelque chose lui faisait signe :
l’entrée de l’hôtel. Il fixa l’enseigne qui ne clignotait plus : Regina Hotel. Sans pouvoir
se libérer d’une sensation d’égarement, il fit volte-face, revint en sens inverse. Une
minute plus tard, deux ou trois passants de nouveau le croisaient devant l’entrée. Le
fait que la rue ne paraissait plus vide, accrut sa sensation de ne pas être à sa place. Il
entra dans le hall… Le veilleur de nuit le vit passer. Il appuya sur le bouton d’appel
de l’ascenseur. Celui-ci monta. Devant le seuil de la chambre, il ouvrit la porte et
pénétra à l’intérieur.
La femme dormait toujours ou faisait semblant, les yeux clos, la lèvre
supérieure légèrement gonflée. L’avait-elle entendu se lever ? Il se déshabilla et
retrouva une certaine sécurité en se glissant dans les draps.
Ses paupières frémissant à peine, Anna Righy murmura :
-Tu as essayé de t’en aller, n’est-ce pas ? Mais tu n’as pas pu.
Elle semblait dormir et du seuil de son rêve, avait perçu son manège. Il
s’approcha d’elle, frôla de la main sa peau d’un blanc laiteux, mais elle ne s’éveilla
pas.
Vers les midis, pour la seconde fois, ils s’éveillèrent étendus l’un près de l’autre.
C’était si intime, inattendu, qu’ils avaient l’impression d’être des amants depuis
toujours.

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-Je prends mon bain d’abord ? demanda-t-elle.


Il sentit qu’elle était la vie...
Elle se dirigea vers le cabinet de toilettes :
-Quand je pense qu’à cause de John, je ne retrouverai pas mes affaires ! Des
valises pleines de linge et de vêtements ! Il me les a volés ! Je ne peux même pas
changer mes bas.
Toujours la même histoire qu’elle déroulait comme une pelote de laine…
Néanmoins, par sa gaité, c’était bon de la trouver légère au seuil d’une journée sans
contrainte, malgré la menace qui planait sur eux, irritante par sa constance, suspendue
au-dessus de leur tête comme un bouclier de Damoclès. En étaient-ils conscients, et
lui, davantage qu’elle ? Ils ne jouaient pas dans le même ton et il devait réagir… Cette
femme l’aidait à meubler son oisiveté, mais le détournait de ce qu’il était important
de faire, trop confiante en elle-même. A supposer que certaines nécessités lui
échappaient, comment lui en faire part, briser le charme, la persuader du contraire ?
Elle l’empêchait de faire comme il aurait dû… Les rayons du soleil, par les vitres de
la fenêtre aux rideaux tirés, s’insinuaient dans la chambre, la réchauffaient,
l’habillaient de douceur. Il se contenta de les fixer.
Ils prirent leur petit déjeuner au restaurant de l’hôtel.
-Tu voudrais bien aller avec moi, à Central Park, cet après-midi ? elle demanda.
Ensuite, nous partirons. Promis, je ferai ce que tu voudras…
Ne pas gâcher leur journée, en dépit de l’arrière- pensée lancinante, monotone
comme une fin d’été, ou pressante comme un début d’automne qu’il avait d’être suivi.
Il n’en dit rien, en réalisant, à chaque fois qu’elle lui proposait un endroit quelconque,
qu’il ne pouvait s’empêcher de songer qu’elle s’était déjà rendue là, avec un autre ou
d’autres hommes. Avec qui était-elle allée se promener à Central Park ? A quoi servait
de raviver certains souvenirs connus d’elle seule, à perdre du temps ? Pourquoi le
hasard l’avait-il mis sur sa route ? Pourquoi ?
-Tu ne m’as jamais demandé quel âge j’ai… Allons, dis un chiffre.
-Je ne sais pas. Trente cinq ?
-Non, j’en ai trente-huit.
Entrer dans son jeu, c’était perdre du temps. Toujours le même leitmotiv… Il
répondit pourtant :
-Moi, j’en ai quarante. Pas tout à fait, dans un mois.
Il regretta ce qu’il venait de dire. De leur existence en marge, ils s’insinuaient
peu à peu dans la trame d’une réalité que les conditions de leur errance avaient tenu
jusque-là, à distance. Il n’avait pas réglé la note, le matin, en quittant l’hôtel. Il voulait
lui laisser l’ardoise, à supposer qu’ils se fussent séparés, sachant qu’elle n’était pas
solvable, confronté à l’image peu honorable de vouloir la nier, de lui jouer un tour,
qui persistait toujours, avec un mauvais feeling… Désormais, ils n’avaient pas de
choix autre que de se rallier à l’évidence, en se pliant à la réalité de chambre qui les
attendait, à Greenwich village, sa chambre, un lieu propice à rejeter l’ambiance de
d’hôtel, le monde d’errance qui leur avait servi d’alibi. Cette promenade à Central
Park, n’était qu’un moment qui ne pouvait que les lier qu’à un monde provisoire…
***

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Les allées de Central Park parées de couleurs fauves, embellissait la saveur d’un
soleil des prémices de l’été indien. Dans la partie sud, les fervents du skate-board, les
patineurs, n’en finissaient pas de s’élancer, de tourner, ivres de vitesse, sur les dalles
de l’entrée. Sur la voie réservée aux joggers, aux rollers, ils s’efforçaient d’éviter d’être
fauchés par quelque cycliste imprudent. L’océan de verdure, au centre de Manhattan,
voué à la tradition anglaise du paysage romantique, avec ses prairies, ses courbes
pastorales, s’opposait agréablement à son plan en damier rigide. Le long de chemins
sinueux, près de lacs naturalisés, des gens promenaient leurs chiens, d’autres étaient
allongés sur l’herbe. Les feux alanguis du soleil commençaient à animer les allées d’un
jeu d’ombres et de lumières. Des cyclistes, des coureurs en tenue jogging, des rollers-
skate, les dépassaient dans un cadre où les pécheurs à la ligne s’amalgamaient au
silence pensif des joueurs d’échecs, dans l’herbe rase où des musiciens troublaient le
décor champêtre d’airs de jazz, aspirant les trilles des oiseaux de leurs accords de
fanfare et de kermesse… Les écureuils gris surgis d’un fond verdâtre ou rougeoyant
de couleurs ocre, poussaient des cris perçants. L’un d’eux, descendit d’un pin et les
observa de ses petits yeux brillants. Puis vif et rapide, il se dirigea vers un autre arbre,
en avançant par sauts de son petit corps aux courtes pattes, à la queue
disproportionnée.
Au Central Park Zoo, ours polaires, et otaries, pingouins, singes, oiseaux, se
déplaçaient dans une mini forêt tropicale. Il jeta un œil sur sa montre… Depuis dix
minutes qu’ils observaient des reptiles, derrière une vitre de protection, en badauds
ordinaires, Anna lui montra du doigt la tête triangulaire d’un python. Un homme
quelconque s’avança tout près, portant un chapeau de feutre, un imperméable gris au
col relevé, et lança d’une voix insidieuse, comme s’il parlait tout seul :
-Il faudra rendre la dope !
Sa voix devint rugueuse, et il évita de les regarder :
-Si vous voulez vous en tirer. M.Véronèse n’aime pas qu’on lui pose des lapins.
Demain, à midi, au Grand Central Terminal, dans le hall d’entrée, je serai là. Tâchez
d’être à l’heure. La came, ou…
L’homme eut un geste de la main, pour lisser le bord de son chapeau…
-A bientôt, messieurs dames, dit-il… Profitez-en bien. »
-Je ne l’ai plus, on me l’a volée, tenta de répondre Anna Righy, le souffle coupé,
en se tournant vers l’individu pour l’assurer qu’elle disait la vérité. Celui-ci parut ne
pas comprendre.
Guérand eut le temps de voir l’inconnu qui portait une balafre, à la joue
gauche.
-Ha ! Ha ! Il ricana… Je veux bien vous croire…
Dans le reflet de la vitre, devant la cage à température constante où évoluaient
les reptiles, sa silhouette vulgaire apparaissait par transparence, dessinée
brièvement… L’inconnu ajouta, avant de filer :
-M.Véronèse, lui, ne voudra pas le croire. N’oubliez pas, demain, à midi… Et
prenez le temps de vivre, ajouta-t-il, non sans un brin d’humour qui semblait du fiel.

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Guérand tourna le regard vers l’homme qui partait, qui s’éloignait déjà dans
l’allée, vers les barreaux de la cage aux panthères noires où les fauves tournaient en
rond, inlassablement.
Anna Righy tressaillit, éprouva le besoin de marcher, de s’éloigner de ce lieu,
mais ses jambes semblaient lasses, refusaient de lui obéir. Elle se retint à lui, un bref
instant. Il crut qu’elle allait perdre connaissance, car elle ferma les yeux, les rouvrit.
Leurs prunelles bleues égarées se diluaient dans le ciel presque incandescent de ce
jour de fin d’été. Le ciel s’y réfléchissait, la pupille se dilatait, si ses yeux vivaient, mais
elle n’avait plus l’air de savoir où elle était. C’était comme au détour d’un rêve,
lorsqu’on s’éveille d’un cauchemar dont on conserve encore les stigmates. Il l’aida à
s’asseoir sur un banc, à proximité de pécheurs à l’ombre d’un lac, qui surveillaient
leur ligne. Il attendit qu’elle retrouvât ses esprits… Elle respira mieux, éprouva
soudain le besoin de se justifier :
-Le sac de poudre blanche que je devais transmettre à l’un des receleurs-
débitants, contre de l’argent : quarante-cinq mille dollars. De la cocaïne, dit-elle, on
me l’a volé.
Il ne broncha pas, attendit la suite. Il percevait sa respiration oppressée. Par
réflexe immédiat, il avait entendu le type parler d’une voix neutre, comme on se sent
concerné, pris en flagrant délit. Puis ce dernier se volatilisa, sans jeter un regard sur
lui. Le reflet de sa silhouette dans le cadre la vitre avait disparu. Il souhaitait lui
demander des explications, mais l’inconnu s’était déjà éloigné, comme un animal
sauvage fuit, un oiseau posé sur une branche s’envole, sans donner le temps d’être
repéré, sans laisser de traces…. Des groupes de cyclistes passaient devant eux.
L’individu s’était perdu dans la masse des promeneurs. Elle ajouta, au bout d’un
instant :
-As-tu entendu parler des salles de jeu d’Atlantic City ?
-Un peu… J’ai vu un film de Louis Malle qui se passe dans le milieu des jeux,
justement dans cette ville.
-Ce n’est pas Las Vegas, enfin, presque… En allant dans une salle, en France,
à Enghien, près de Paris, j’avais eu comme la sensation d’entrer dans une église. Je
misai pour la première fois, en éprouvant une émotion intense. Cela devint vite, chez
moi, une habitude, ce besoin de me trouver dans une ambiance où d’autres gens
jouaient, comme s’ils communiaient, fascinée par la bille lancée par le croupier qui
défiait la chance, en se logeant dans une alvéole. Mon mari fut rapidement jaloux de
ma passion du jeu.
-Lorsqu’on met le pied dans cet engrenage, on a du mal à s’en sortir, comme
de la drogue. Mais pourquoi…
Elle poursuivit sans l’écouter :
-Pas du tout, crois-moi ! Au jeu, on ne se détruit pas, on garde sa lucidité,
l’esprit en éveil… Le croupier dit, laconiquement : « Faites vos jeu», puis : « Rien ne
va plus… », puis lance la boule, et c’est le « 17, noir, impair et passe… Ou manque »,
ou tout autre numéro qui sort. A chaque fois, on réalise que chaque nouveau coup
recommence le monde, que l’on gagne ou l’on perd, le plus souvent.
-Pourquoi joues-tu ?

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-Pour nier le hasard afin qu’il n’y en ait pas… L’émotion que j’éprouve par
appréhension et défi, est un plaisir égoïste, certes…. Je jouais en cachette de mon
mari, Pierre, un industriel, du temps où j’étais encore mariée.
-Il n’en savait rien ?
-Je fus si vite passionnée qu’il devint vite jaloux de ce besoin insatiable de
risque et d’évasion qui me dévorait, d’une jalousie difficile à imaginer. Il me rendit
une vie impossible, pas tant à cause des pertes que des gains, car il s’en moquait. Mais
notre vie devint de moins en moins supportable. Je demandai le divorce, en prenant
tous les torts, pour être libre de me livrer au rite insatiable du jeu… J’y ai sacrifié mon
fils. Une manie obsédante comme une masturbation, le moment où je fais l’amour
avec moi-même, où je suis bien. Peut-être ne suis-je pas normale ? C’est lui qui prit
la charge de Nicolas, mon fils. Mais pourquoi, revenir sur le passé ?
-Tu ne fais que ça ! Tu te refuses à reconnaître tes torts, par orgueil, parce que
tu ne veux pas que l’on te prenne en pitié ! Tu te refuses à être lucide, à voir les choses
en face. Il est vrai que je suis mal placé pour te donner des conseils, te faire la
morale…
-Je t’ai rencontré, l’autre nuit, avec l’impression que la chance serait avec moi,
de nouveau. Toi… Il ne faut jamais laisser passer la chance. Le vide qu’elle crée peut
devenir mortel. Devant une table de jeu, tu m’aiderais à gagner, je le sens… C’est
quelque chose que je ressens, au feeling. Je crois beaucoup à la prédestination, à la
croyance mythique ou mystique… On se dit : pourquoi lui, plutôt qu’un autre…
Pourtant.
-Rien n’est prouvé. Il n’y a rien de mystique dans le jeu, à moins que tu ais un
pouvoir de divination, que cela te rend folle !.
-Si je ne t’avais pas rencontré, l’autre nuit…
-Superstition ! Cela n’a rien à voir avec le jeu.
-Mais, si… Il convient de décrypter, d’être proche, au bon moment, dans un
contexte donné.
-Pour intercéder en ta faveur ? Tu me prends pour qui ou pour quoi !
-Je ne t’aurais pas rencontré, l’autre nuit, que j’aurais dormi à la gare du Grand
Central Terminal, dans la salle d’attente, comme une fille perdue... Sur une chaise, un
fauteuil, sur un banc, avant qu’on ne me chassât, à l’heure où les employés font le
ménage…
-En somme, tu m’as harponné. Quelle aubaine !
-Idiot ! Comprends-tu ce que c’est ?
Elle n’ajouta rien d’autre.
-Depuis deux jours, murmura-t-il, je suis en permanence avec toi… Es-tu
capable de me considérer autrement que si j’étais un pied de chaise, un dossier, ou
une bille de roulette, une chaise bancale sur laquelle tu vas prendre place et tout
perdre ?
-C’est vrai… Toi, ou un autre ? J’ai toujours pensé que cela m’était égal, mais
ce n’est pas vrai. La preuve ! Je suis avec toi depuis l’autre nuit, et je ne joue pas.
-Pas encore, c’est bien que je pensais ! Tu serais prête à tout pour parvenir à
tes fins.

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Il ajouta, d’un ton plus bas :


-Pour leur échapper aussi, penses-y… Tu n’es pas un caméléon qui peut se
confondre avec le paysage. Tu ne sais pas comment, je t’ai vue, l’autre nuit ? Nue,
sous une cape, avec des talons hauts. Tu ne portais pas de culotte. Certains te
baisaient dans tous les sens, à la queue le leu. Ton regard scintillait de jouissance, tu
jubilais de plaisir. Tu ressemblais à une chatte mangeuse d’hommes, à Arsinoé, si je
me souviens bien… On devrait s’arrêter nous deux. On perd son temps, ou tu me le
fais perdre !
-Est-ce que tu me vois toujours ainsi ?
-Plus que jamais ! Mais j’en doute parfois, si je continue à le croire…
-Si cela peut rapporter de l’argent de jouer, je le ferais, mais je n’ai pas d’argent.
Il m’arrive de le faire avec une table de roulette, en miniature, et si je te traîne derrière
moi, comme un chien…. Quand nous sommes ensemble, j’ai la sensation que rien
ne peut m’arriver, que ceux qui m’en veulent, ne peuvent rien contre moi.
-Superstitions ! Ne te sers jamais de moi comme d’un bouclier ! Si tu savais où
nous en sommes ?
-J’ai rencontré un certain Véronèse, à Atlantic City, où je venais de perdre. Il
ne me restait plus rien. Assis à la table, il m’observait depuis un moment. Il a vu que
j’avais perdu. Je l’ai vue quitter sa chaise, s’approcher et venir me parler…
-Vous jouez souvent ?
-Quelque fois.
-J’ai la chance avec moi, dit-il. Allons boire un verre, au bar. La chance tourne,
c’est bien connu.
Elle ajouta :
-Je l’ai suivi, mais il n’était pas mon fer à cheval ! Véronèse me sauva, ce soir-
là, il m’avança dix mille dollars pour me permettre de me refaire. L’enfer du jeu dans
la tourmente, ça se paie. J’ai dû coucher avec lui, sans savoir que c’était un truand,
qu’il appartenait à la mafia. Je n’aurais jamais dû accepter de l’argent de cet homme.
Le lendemain, il me proposa de rembourser les dettes que je lui devais, en livrant de
la cocaïne. Je suis entrée dans son réseau. Il m’avait sous la main. Au début, ce n’était
pas très risqué, chez Dorothy, jusqu’au jour où il fallut que je négocie de la cocaïne
avec des trafiquants du Bronx. Cela devint dangereux. Je risquais ma peau. Au cours
d’une transaction, les acheteurs n’ont pas été réguliers. Ils m’ont pris la drogue, sans
me donner l’argent… Nicolas, mon fils, j’eus la sensation de le perdre, ce fameux
soir, à Atlantic City, à cause de ma rencontre avec lui, quand j’ai perdu l’argent qu’il
m’avait prêté. Je n’aurais pas dû, j’ai eu tort de m’entêter… J’ai voulu tricher. Dès
l’on croit que c’est fini, tout recommence. Le croupier observait mon manège et m’a
surpris. Véronèse intervint en ma faveur. Mais j’ai fini par être interdire de jeu,
comme j’avais déjà été interdite, à Enghien, en France…
Assis sur le banc, il l’écoutait. Une femme vint avec son gamin, voulut s’asseoir
près d’eux, mais sentit aussitôt qu’elle n’était pas la bienvenue. Elle poursuivit sa
quête un peu plus loin, tenant son enfant par la main, à la recherche d’un autre banc.
-Cannes, Nice, Monte-carlo… L’hôtel de Paris, à Monte-carlo, il n’y a pas
mieux, en tant que Palace sur la Riviera…

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-Tu aimes le luxe. Cela te va bien !


-Pas vraiment. Une fois, j’ai dû vendre des bijoux, un collier, des boucles
d’oreille, une bague avec un saphir que j’avais laissé en gages. Le jeu, cette existence
idiote faite de luxe, de pauvreté, du mystère des chiffres, de défi au hasard, par appât
du gain, ne signifient rien pour moi. Ce ne sont que des signes, des intersignes, des
sigles.... Lorsqu’on a gagné, on a envie de tout ce qu’il y a de mieux et de mener la
grande vie. Le manque de luxe ne me gêne pas, je n’en souffre pas. J’aime la pauvreté
autant que la souffrance qu’elle impose, mais ne me parle pas de pitié. Afin de me
sentir brûlée vive ou damnée, j’ai fait du jeu, ma croyance. Je me demande parfois si
c’est Dieu ou son contraire qui règne sur les chiffres. Un jeton gagnant, un seul jeton
me rend heureuse.
-Tu es folle, complètement timbrée. En somme, je suis ton dernier jeton ! En
dehors du plaisir personnel de cette masturbation, comme tu dis, qu’est-ce que tu
fais des autres ? Qu’est-ce que je fais dans le lot ? Tu es moins qu’une pute, ou plus :
maudite…
-Je ne dois rien à personne.
-Tu n’as pas de morale.
-Toi, non plus ! Qu’est-ce que je représente pour toi ?
-Un beau cul, quelconque ou très ordinaire. Disons, un moyen…
-Tu n’as aucun droit. Nous sommes complices, rien de plus. Gagner de l’argent
à la roulette, c’est peut-être immoral, mais pas plus que la misère ou le malheur. Cela
permet de nier la solitude. C’est moins immoral que de voler de l’argent qui ne vous
appartient pas?
-De qui, d’où tiens-tu cela ?
-Je sais lire entre les lignes. Si tu es ici, il y a une raison. L’argent sale a toujours
une odeur.
D’où lui venait cette allusion, une quasi-certitude ou révélation ?
-Il faut savoir lire entre les lignes, dit-elle…Vas-y, mènes-moi où tu veux. Je te
suivrai de toute façon.
Un silence s’écoula, factice, où les bruits de la ville subsistaient au loin, sans
prendre le dessus, se manifestant par une résonnance sans queue ni tête. Il sentit la
différence qu’il y avait entre eux. Pourtant, par ses dires, elle venait de voir juste, en
suggérant cette différence.
L’air du soir commençait à fraîchir.
-Allons-nous en, dit-elle, sans arrière pensée.
L’ombre des arbres les accueillait déjà, au tournant des allées.
-Un joli endroit pour être agressé. De toute façon, il faudra payer un jour ou
l’autre, dit-il.
-Tu deviens fataliste, depuis que je t’ai dit que... Tu sais, je peux me tromper.
-Je ne crois pas.
Elle lui pressa la main, s’approcha de lui et l’étreignit. Ils s’immobilisèrent un
instant avant de reprendre leur marche.
-Ayons le courage de quitter New York, demain. On pourrait partir pour Las
Vegas. Je suis interdite de jeu, s’il ne me reste Las Vegas, la grande Mecque, ou les

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salles de Paradise Island… L’ouest, la Californie… J’ai une amie qui réside à San
Francisco ! Si nous portons sur nous la croix des désaxés…
Instantanément, il sentit à quel point cette femme était dangereuse, à quel
point il était loin d’elle. Elle venait de s’éloigner à jamais, sans s’en douter,
s’accrochant à lui comme une sangsue, ne renonçant pas à sa passion du jeu. Elle le
niait, de nouveau. Il n’était rien pour elle. Du moins, le croyait-il.
Ils marchèrent vers la Cinquième Avenue. Le rite de leurs pas les reprenait,
comme s’ils n’étaient capables que de glisser le long des trottoirs, sans avoir rien à se
dire, à ajouter… Le moment viendrait où forcés de s’arrêter, ils feraient justement
halte dans un bar… Il y en avait un, précisément, au coin de la rue. Elle lui demanda
quelques cents, s’approcha de nouveau d’un juke-box, chercha un air qui fut original,
après avoir allumé une cigarette, naturellement. Il prit le verre qu’il avait commandé
pour elle, au comptoir, le lui tendit. Il ne lui en voulait pas, but aussi, en se laissant
caresser par les modulations de la voix d’une négresse qui chantait un rythme and
blues issu de ses entrailles, d’une voix sensuelle qui faisait penser au sexe. Ils sortirent,
en se mêlant de nouveau à la foule, firent halte dans d’autres bars, en observant
autour d’eux, d’un regard mal assuré. Il y avait des choses à développer dans ce qu’elle
lui avait dit, au point qu’il aurait souhaité lui poser d’autres questions. Pratiquait-elle
la divination par l’exercice des tarots, ou lisait-elle dans une boule de cristal ? Quoi
encore ? Ils auraient tout le temps de parler, de décider ce qu’ils allaient faire. A
chaque nouveau bar, l’ambiance était différente parmi des gens assis près d’un
comptoir qui buvaient, se parlaient. Ils semblaient venu là, pas seulement pour nier
leur solitude. Parfois, elle le touchait du coude :
-Regarde, elle murmurait, en désignant un couple vieilli, flétri, abîmé avant
l’âge, où la femme seule s’enivrait.
Elle semblait à l’affût du désespoir des autres pour exorciser dans son délire,
l’inquiétude trouble, lisible à peine qui la tenaillait. Ils tournaient le regard autour
d’eux pour s’assurer qu’ils n’étaient pas suivis. Rien d’insolite, rien d’anormal.
-C’est beau à voir ! dit-elle.
Ils ne restaient jamais longtemps.
-Marchons !

Ils repartaient. Ce mot-là, redit plusieurs fois : « Let’s go ! », en anglo-


américain, l’incitait à le suivre, en souriant. Non, il ne lui en voulait pas, il n’était pas
rancunier, en s’efforçant de relativiser... N’y avait-il pas une issue pour sortir du
guêpier ? Véronèse et ses comparses voulaient récupérer la drogue. Eh bien, la coke,
elle ne l’avait plus. Quant à lui, il n’était pas prêt à les lâcher ! Fraser, le Templier,
devait lui en vouloir à mort… La loi du milieu était obtuse, niaise. Sur son échiquier,
Véronèse plaçait des chevaux, des fous, des tours… Fraser n’était pas à la hauteur, il
paierait, peut-être déjà en transit pour Antarès… La rivalité chez ces gens était telle
qu’ils étaient prêts à abattre leurs meilleurs amis, au moindre doute. Anna Righy
entrée par effraction dans leur réseau, avait fait un pas de trop. Il fallait partir, ce soir,
demain, glisser entre leurs mains, la solution étant de quitter New York par la fuite.
-C’est drôle, n’est-ce pas ?

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-Pas vraiment… Tu m’as parlé de Paradise Island. Que tu connaissais


quelqu’un, là-bas. On ferait bien d’aller prendre deux tickets d’avion pour Nassau.
Que vas-tu faire demain ? De toute façon, nous n’irons pas à la gare de Grand
Central… Inutile de leur expliquer.
-Véronèse contrôle tout, de sa cellule capitonnée. S’ils nous sommes suivis, en
ce moment, ils rendent leurs comptes. Je le croyais dans une prison flottante, sur
l’East River, on m’avait dit, à moins qu’il ne s’agisse de Malocomo, l’un de ses
lieutenants…
-On pourrait lui rendre visite, tacher de lui expliquer… Il serait charmé de te
voir, en souvenir du bon vieux temps où il t’a eue !
-Il n’est pas joignable, toujours parcourant la ville, dans sa limousine… Je t’ai
déjà dit qu’il contrôlait tout, de sa cellule, même si ce n’est qu’un véhicule…
Autrefois, c’était difficile pour moi, je n’avais pas un sou. Ce par quoi il m’a
contrainte, me répugne. C’est une crapule. Il en a profité… « Shit ! » Elle cracha par
terre en exprimant son dégoût… Le salaud, j’espère qu’il aura droit un jour à la chaise
électrique.
-Avec un bon avocat… Avec beaucoup d’argent, on arrive à toujours à
méduser la justice.

Ils avançaient dans une sorte d’ardeur désespérée, incapables de nier la dérive
de leur existence, sans oublier le désarroi, à moins que le hasard se fût trompé de
route en les mettant en présence ? Lui, le « frenchie » transfuge, avait pris soin de
placer une grosse partie de son argent dans une banque américaine, la New York’s
Saving Bank. Il avait désormais un pedigree. Il pouvait se permettre une foule de
choses, mais pour combien de temps ? S’il avait l’instinct de survie pour sentir
l’urgence de partir, il n’avait pas assez confiance à Anna Righy. Il doutait de sa
sincérité, des idées folles imprécises qui flottaient dans sa tête. A quoi servait, dans
ce cas, la préméditation du hasard dans le bar de l’autre nuit, s’ils ne devaient pas
lutter ensemble, avec le même objectif ? Que faisait-elle, ce soir-là ? Il n’osait pas le
lui demander : la raccroche, sans doute, même s’il savait : « Je n’habite nulle part,
depuis hier matin, je ne sais plus où aller. ». Il aurait dû la laisser, mais leur errance
sans but avait pris le dessus : ils avaient évolué ensemble comme dans le hall d’une
gare, une salle des pas perdus.... L’entrelacement de leur pas s’imprimait sur le bitume,
dans les rues peuplées de rats et de chats de gouttière, à la vue des clochards qui
pillaient les poubelles ? C’était quelque chose qu’ils auraient du mal à nier, leurs
traces… A quoi bon ? A ces heures incertaines, le temps effaçait toujours tout. Dans
moins d’une heure, ils seraient peut-être morts, tous deux… Une voiture de police
passa. Son tollé déclenchait une angoisse diffuse comme s’ils avaient du mal à
respirer. Ils traînaient, zigzaguaient comme des gens ivres, titubant au frôlement
d’une foule neuve qui peuplait les trottoirs, fixant le lointain dans sa myriade de
lumières aux clignotements incessants. Bousculés par une cohue qui les protégeait,
les silhouettes des piétons leur servaient de paravents, en déroutant les tireurs
embusqués des voitures qui passaient, d’où des coups de feu pouvaient cracher le
venin qui tuait. Il était peut-être une heure du matin, peut-être plus. Après s’être

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restauré dans un fast-food, ils reprirent leur chemin, en remontant la Cinquième


Avenue. Toujours leur constance à frôler des gens anonymes, sans regards précis.
-Où me conduis-tu ?
Il ne pouvait pas lui répondre, le regard farouche. Frappés de plein fouet par
plusieurs balles, ils les auraient senties à peine. Elle marchait à ses cotés,
impressionnée par son humeur. L’agression permanente des affiches lumineuses
rendait impossible à ces deux êtres assujettis au rituel de leur dérive, de déboucher
sur la grâce inespérée d’un espoir présent…
Ils atteignirent, les jambes lasses, la perspective de Washington Square, parmi
les arbres du parc. La femme aux cheveux blonds se demanda s’il n’allait pas la mener
à la boutique à saucisses de l’autre nuit où son instinct l’avait poussé, avant de glisser
dans ses rets de belle inconnue, comme si elle n’attendait que sa venue ?

***
Il reconnut soudain la rue, dans la perspective monotone où son immeuble se
trouvait, avec l’appréhension d’en franchir le seuil avec Anna, par manque
d’habitude, feignant une sorte de volonté d’arrogance :
-Viens, dit-il, en s’arrêtant dans l’entrée.
Elle le suivit dans le hall, après avoir suivi l’entrée d’une cour, en promenant
autour d’elle un regard qu’elle voulait sûr. On les attendait peut-être, là…
-C’est amusant, s’efforça-t-elle de dire sur un ton léger. Nous étions voisins,
et tout ce temps que nous avons mis à nous rencontrer !
Ils prirent l’ascenseur, passèrent dans le couloir de l’étage devant la troisième
porte à droite, celle où ils purent lire DP, ensuite, c’était la sienne. Avant d’ouvrir, il
se retourna :
-Viens, dit-il.
Il tira la clef de sa poche, et s’efforça de murmurer :
-Personne ne nous attend. Je ne sais pas si j’ai éteint la lumière… J’étais si
pressé de sortir, au hasard des rues, arrogant, inquiet à l’idée de me perdre dans la
ville immense…
Il poussa la porte donnant sur une antichambre minuscule :
-Entre.
Il n’ajouta rien. Il l’introduisait chez lui, anxieux.
Le lit conservait la forme de sa tête, au creux de l’oreiller, les draps fripés
sentaient l’insomnie, le pyjama, les pantoufles, les vêtements froissés sur une chaise,
reflétaient un certain désarroi. Sur la table, il y avait les restes d’un repas froid.
Au rappel de ce qu’avait pu être sa vie, durant un mois, il demeura près de la
porte, en se demandant si ce qu’il voyait, correspondait à sa véritable identité, si
quelqu’un d’autre, à sa place, n’avait pas vécu là. Elle ne le regarda pas, considérant
l’ensemble. Il crut qu’elle allait partir, en découvrant qu’il n’était pas son fer à cheval,
qu’il pouvait être aussi bien le malheur. Où pouvait-elle se rendre ? La chambre
sentant le renfermé, elle alla ouvrir les fenêtres. Par effraction Anna Righy entrait
dans son domaine, dans le cadre d’une déréliction sans issue. En écrasant sa cigarette

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dans un cendrier, elle retira sa veste en fourrure, referma la porte entrouverte, revint
vers lui, parut, un instant, indécise :
-Voilà, dit-elle.
Elle s’approcha davantage, lentement, et éveilla son visage d’un sourire où il y
avait une joie secrète.

***
La nuit passa. Avaient-ils jeté l’ancre quelque part ? Dans la chambre en
désordre, l’effet de leur dérive subsistait, par rémanence, comme s’ils pouvaient se
croire encore évoluant dans les rues de la grande ville de viols et de meurtres, où la
misère côtoyait la richesse, débordée de vies nouvelles, chassant ses indésirables par
un raz-de-marée impitoyable, ses pauvres, ses malades, ses « homeless » dormant sur
des bancs, dans leur abris de carton ou de plastique. Il n’y avait pas que cela… Le
mal rivé à la promiscuité faisait partie de la réalité de la ville, avec ses fous lâchés par
paquets dans les rues, par défaut de place dans les asiles, ses déséquilibrés accros ou
en situation frauduleuse, ses escrocs de la vie et du système. On ne pouvait détruire
son lyrisme échevelé dans un décor où l’on côtoyait trop l’indifférence. Sur
l’autoroute de Kennedy Airport, en découvrant le skyline de Manhattan, ses
silhouettes de gratte-ciel posées en un enchevêtrement de dominos, fasciné d’entrer
dans l’image magnifique de la ville la plus belle de toutes, que lui restait-il aujourd’hui
de son envoûtement ? Il avait fait un contresens, à l’idée qu’il pouvait vivre ici, parce
qu’il anticipait trop souvent, en inversant les données…
Ils dormirent, et pour la troisième fois s’éveillèrent avec le jour. La chambre
semblait un port, une gare, égarée dans la tension des nuits où ils marchaient, gagnés
par une inquiétude imprécise.
Anna se leva, enveloppée dans sa robe de chambre, la masse de ses cheveux,
accrochant des reflets.
-Tu cherches quelque chose ? il demanda.
Elle ébaucha un sourire, disparut, puis revint de la cuisine où de l’eau bouillie
commençait à chanter dans une casserole.
-Tu bois du thé ?
Il lui fit signe que non, ravi d’écouter d’autres paroles que les siennes, alors
qu’elle avait glissé ses pieds dans ses savates d’homme, avec lesquelles elle s’efforçait
de marcher.
-Qu’est-ce que tu déjeunes, le matin ?
-Cela dépend. Quand j’ai faim, je descends à la cafétéria du coin.
-J’ ai trouvé un sac de café entamé. Je suppose que tu bois du café ?
Il se leva.
-Veux-tu que je descende en allant chercher du pain, du beurre, des
croissants ? Je vais descendre.
Par la fenêtre de la salle de bains, il jeta un coup d’œil dans la rue et vit que
soleil de l’arrière-saison fusionnait de ses rayons clairs sur les vitres de l’immeuble
opposé, alors qu’un chat gris se baignait dans la clarté de ce matin de fin d’été. Une

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fois qu’il eût pris sa douche, il entra dans la chambre. Anna était en train de refaire le
lit. Il fut prêt pour sortir. Elle s’approcha et lui tendit ses lèvres.
-A tout à l’heure, dit-il.
Il passa près d’une boutique, entra chez le traiteur italien, choisit du pain pour
deux, du beurre, des œufs, du lait, puis revint, et vit Anna, derrière les vitres, qui lui
faisait un petit signe de la main.

***

Une secousse énorme ébranla soudain la rue. Un choc violent qui assourdit
ses tympans, parcourut sa peau de vibrations excessives. Un frisson anormal lui
donna la chair de poule. Il regarda sa montre. La déflagration devait être liée à quelque
incendie dans le coin. Non, cela venait de plus loin, intense comme un pilonnage
d’artillerie, mais bref. Il ne pouvait rien savoir d’une clameur qui embrasait déjà les
tours de Manhattan, du souffle épais et chaud, omniprésent, qui explosait comme un
embrasement. Il était huit heures quarante-cinq, à sa montre bracelet. Il ne savait pas
encore que New York entrait dans l’ère de sa tragédie.
Le château de dominos avait l’air si rassurant, il faisait si beau à ravir dans cette
matinée fraîche et bleue de septembre ! Anna, dans le cadre de la fenêtre, dût
entendre le bruit, car elle lui fit un petit signe du doigt, en direction d’un ailleurs, vers
le sud. Un soupçon obscurcit son regard comme l’ombre portée d’un Boeing passant
en travers du ciel… La jeune femme, un instant saisie, elle aussi, redevint gaie, l’air
heureux. Elle était déjà à sa rencontre sur le seuil. Il déposa ses achats.

A l’horizon, au-dessus des gratte-ciel, un nouvel avion de ligne survolait


l’Hudson River, en obliquant vers le sud. Il faisait beau à travers les fenêtres du salon.
Le passage de l’avion de ligne alourdit quelques secondes le bleu immaculé d’un ciel
très pur. Puis virant de l’aile, comme un squale pourchassant sa proie, il fonça sur
l’autre tour jumelle du World Trade Center et s’encastra dedans. Le choc fut plus
lourd que le précédent, c’était si bref… La tour sud transformée déjà en chapelle
ardente, brûlait de ses cendres, comme un four infernal. L’impact du second choc
augmenta l’intensité du brasier. Il y eut un moment de trouble, couvert par les cris
de gens dans les rues. Déjà, des sirènes de pompiers, multiples, incessantes, hurlaient.
Des formes, en déchets humains, voletaient le long des parois des tours, avant de
s’écraser, trois cents mètres plus bas, avec un bruit mât. Personne ne pouvait croire
ou imaginer ce qui venait de se passer…

Quelque chose avait lieu, en dehors d’eux, au-delà de la pièce, deux fatales
agressions, presque simultanées, qui largement les dépassaient. Ils déjeunaient en vis
à vis. Parfois, entre deux gorgées de café, Guérand s’arrêtait, aux écoutes, le regard
ailleurs.
-On n’a jamais la prescience de ce qui se produit, dit-il. Pourtant, on l’a parfois,
cette intuition. Il convient de la décrypter. Des messages passent, au travers de la

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conscience, en ectoplasmes. On ne sait pas les saisir au vol. Il faudrait arrêter le temps
qui ne cesse d’avancer.
Arrêter le temps… Il continua d’écouter. Anna considéra son regard absent.
Les femmes sont parfois plus sensitives que les hommes…
-C’est New York qui brûle, dit-elle, en pâlissant…
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas.
-Il faut prendre du recul avec ce qui se passe dehors. Si je te parle, c’est peut-
être pour meubler le vide que je ressens, face à un événement dont j’ignore le sens...

Il marqua un temps d’arrêt, ajouta :


-Il y a bien quelque chose…
Il se leva :
-Ecoute ! Cette rumeur…
Il se mit à marcher, à pas lents, dans la pièce.
-D’être là, avec toi, c’est quelque chose qui peut se justifier, mais pour le
reste… Sans assez de recul pour le dire et rendre traduisible, quelque chose vient
d’avoir lieu.
Elle ne dit rien, mal à l’aise, au bout d’un instant, malgré la rumeur qui
s’amplifiait, comme si l’embrasement venant d’ailleurs, au sud de la ville,
du « Downtown », ne les concernait pas :
-C’est con, dit-il, mais qu’est-ce qu’il se passe ?

Il sentit que leur drôle de vie menée avant de venir ici, était réduit à néant,
comme il était inutile d’en parler, de souhaiter la justifier. Quel phénomène avait lieu
en dehors d’eux, au point de rendre ridicule ce qu’ils pouvaient éprouver ? Que s’il
avait décidé de faire un gros coup, ailleurs, parce que métro, boulot, dodo, vivoter
sans espoir de s’en sortir, avec le même bulletin de salaire, à chaque fin de mois, il en
avait eu assez ! Que si la routine tuait l’homme, rien ne valait la peine d’en parler…
-Je te suis, murmura-t-elle, sensible à sa présence…
De la cuisine, au salon, ils s’assirent dans un fauteuil. Il respira lentement, finit
par dire:
-Il se passe des choses, en ce moment, à New York. Qu’est-ce que cela peut
bien être ?
Il alla à la fenêtre, regarda en vain, revint s’asseoir :
-Je suis parti de France, en catastrophe, dit-il, après avoir dérobé de l’argent
dans l’un des coffres de l’agence bancaire où je travaillais. Personne ne se doutait de
l’idée qui mijotait dans ma tête. Mais comment l’auraient-ils pu ? Je voulais partir,
recommencer ailleurs sur d’autres bases, plus rien ne me retenait.
Il avait du mal à conter une histoire niaise qui paraissait incongrue dans le
climat brutal qui envahissait la ville, en prenant de telles proportions qu’il devenait
ridicule d’avouer quoi que ce fût, même si, par sa présence, elle lui servait de témoin.
Dehors, une catastrophe, sans commune mesure, avec rien, envahissait le sud de la
ville d’un marasme sans précédent… Pouvait-il nier l’angoisse venue d’ailleurs, tant

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qu’ils resteraient confinés dans la pièce ? Qu’importait les mots ! C’était à quelqu’un
d’autre qu’il les formulait, dans un monde écrasé par ce qui se passait, dehors, qui
donnait à la ville un autre aspect. A croire que l’écho de ce qui venait d’avoir lieu, les
touchait aussi !
« Ce n’est rien, songea-t-il, si rien ne nous retient ensuite de partir…».
Au même moment, un fracas épouvantable, rétroactif comme un écho, ébranla
la rue. Les vitres vibrèrent d’un crissement inexplicable. Du plafond, des chutes
cendrées vinrent se fixer sur l’écran de son ordinateur.
Il s’approcha de la fenêtre : des gens accouraient dans la rue. Où allaient-ils ?
Il brancha le poste de télévision, en moins d’une seconde, vit et apprit la nouvelle…
Hagards, ensanglantés, des gens aux vêtements déchirés, fuyaient une avalanche de
poussière et de fumée qui les poursuivait dans les rues. Le fracas de la secousse
apocalyptique avait redoublé, à dix heures 28… C’était déjà du passé, mais une
armada de béton, de tonnes d’acier, de verres implosés, s’échappait d’un gigantesque
brasier qui ravageait les étages d’un édifice, celui de la seconde Twin Tower, celle du
nord. Sur l’écran, le gratte-ciel s’effondrait peu à peu sur lui-même, comme un
gigantesque château de sable, brûlé à vif, même si on avait du mal à faire la différence
entre la vision macabre d’un spectacle miniaturisé aux effets spéciaux et la réalité…
Un mur de gravats, de brouillard de poussières, s’enfonçait dans toutes les rues du
sud de Manhattan, en refoulant ceux qui couraient pour fuir la fournaise et sauver
leur vie. C’était là-bas, dans la tourmente. Ce n’était plus le jour, mais la nuit. Rien ne
pouvait rompre ce brouillard opaque qui enveloppait les rues et envahissait la ville.
Sur l’écran, des rescapés affolés se protégeaient d’un nuage de suie envahissante, avec
leur mouchoir, d’autres se jetaient sous les voitures stationnées. Un brouillard de
cendres s’abattait sans cesse dans les rues, étouffant. La mort aux trousses galvanisait
les fuyards, le long de rues transformées en couloirs d’avalanche… Les sirènes des
pompiers s’activaient sans cesse, en échos dérisoires dans cette nuit de fin du monde.
-C’est vraiment sérieux, dit-il.
La seconde tour géante venait de s’effondrer, alors que la première n’existait
plus, longtemps avant.
De tous les quartiers de la ville, les ambulances convergeaient vers le centre
du brasier.
-Impensable s’écria-t-il, crispé, stupéfait.
Anna Ryghy voyait aussi. Dans un accès de fureur, il éteignit le poste, et
s’efforça de respirer calmement. Ils se regardaient, le visage très pâle, le regard
inquiet, haletant. A ce moment, un rayon de soleil léchait la vitre, entrait de biais dans
la chambre, avant de se jouer en une lentille lumineuse sur l’un des murs. A ne plus
croire qu’un soleil existait dans la rue encore, alors que le champignon de fumée
gagnait la ville ! Il ouvrit la fenêtre. En poussières flottaient déjà des effluves cendrés,
un relent de chair humaine rôtie, calcinée, odeur animale de corps brûlés, qui du
brasier hallucinant des fumées, s’élevaient de ce qu’il restait des deux plus hautes
tours de New York. Un amas de poutrelles, de métal déchiqueté, de charpentes et de
verre, paralysant d’effroi ceux qui osaient s’en approcher. L’odeur peut-être d’un
sacrifice… Les gens continuaient de courir, au bout de la rue. Pouvaient-ils rester

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dans la pièce, sans chercher à voir, eux aussi ? Ils éprouvèrent le besoin de sortir,
pour réaliser quoi ? Oui, c’était vraiment le moment de sortir. La ville semblait roussir
sous l’assaut d’un énorme volcan en fusion, aux boules de feu qui ravageaient tout
sur leur passage.
-Suis-moi, dit-il.

***

Dans la rue, le nuage épais s’élargissait, s’amplifiait, effaçait peu à peu la partie
la plus visible du ciel bleu de cette fin de matinée… Ils apprirent de passants pressés,
au sud de la Quatorzième Rue, que la ville était déjà coupée en deux. Que vers Church
Street, les tours du World Trade Center, ce qu’il en restait, présentaient un amas
énorme de débris de la taille d’un immeuble de dix étages. Il leur parut affolant de
croire à la réalité de ce brasier qui semblait une gigantesque statue moderne
incandescente, entourée d’un énorme nuage de fumée noire. Ils accouraient comme
les autres, pour voir. Plus ils se rapprochaient, plus le spectacle du désastre se
troublait, au lieu de se préciser. Ils le virent apparaître comme une énorme sculpture
d’arbre de New York, aux feuilles couvertes de cendre de neige. Et la chaleur
s’intensifiait autour des derniers vestiges d’immeubles de bureau, des fenêtres de
verre et d’acier rongées par les flammes, aux vitres brisées, effondrés. Explosions,
détonations, crépitaient à chaque seconde. Des blocs de ferrailles projetés dans la
fournaise tombaient au loin, en bruits sourds. Le « Downtown » donnait la vision
d’un corps amputé, mutilé, qui resterait longtemps comme une marque indélébile :
ce trou, là-bas, au sud de l’île. Et puis la vue de ces messieurs distingués, autrefois,
dans les rues, le visage blanc comme des statues vivantes maculées de plâtre et de
sang, qui erraient comme des sans-abris. Personne ne pouvait rien faire pour
personne. Impossible de reconnaître ceux qui réussissaient, hier, encore, à Wall
Street. Chacun pataugeait sur un sol jonché de papiers déchiquetés, comme dans la
boue, dans l’épaisse couche de poussière grise recouvrant les véhicules. Des gens
hagards couraient dans leur frappement de pas atténués du silence quasi anormal qui
rendait l’atmosphère irréelle. Dans le mouvement effarant des sirènes d’ambulances,
des véhicules de police, des gens couraient ou s’arrêtaient, ne disaient plus mot,
hébétés. Certains, sans masques, se couvraient le visage. Des blessés exsangues,
étouffés, ou en manque d’oxygène, étaient allongés sur le trottoir, entourés,
réconfortés. Partout la douleur, la souffrance, l’hébétude, l’angoisse de visages
déformés par un rictus amer, crevassés de grimaces profondes. On n’en sortirait
jamais. Les policiers dépassés par les évènements, laissaient passer. Difficile de
maîtriser ces flots de foule, ces regards d’hallucinés, dans ces rues dévastées. Comme
de se poser la question de savoir si l’Enfer de Dante existait encore, pas plus que de
s’adresser la parole.

Fragilisés d’être eux-mêmes, depuis qu’ils se trouvaient dans les rues, ils
devaient ne pas craindre de plonger à contre-sens d’une foule qui marchait et ne
s’occupait pas d’eux. L’attention polarisée par ce qui se passait, une soif ardente de

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voir les poussait à suivre des trottoirs inlassablement, comme beaucoup… A croire
que rien n’avait eu lieu, qu’il fallait tout recommencer, si rien n’était plus, comme
avant. Cela tenait-il à la pollution de l’air, aux visages affolés des gens croisés qui
fuyaient, revenaient, aux paroles qu’ils percevaient ? La foule d’autres gens de New
York, d’ordinaire si rapide, ne se pressait plus, marchait lentement, silencieusement,
vers le sud. Au-dessus, juché au faîte des gratte-ciel, le nuage épais s’étendait encore.
Arrêt sur image d’un ciel baveux, sombre et sale. Une corde en eux venait de se
rompre. Ils ne croyaient plus à rien, n’étaient plus les seuls. Ils avaient honte
désormais de ce qu’ils étaient, se frôlaient l’un de l’autre, dans l’angoisse diffuse qu’ils
percevaient autour d’eux, dans l’embrasement, les vibrations de l’air, sans arriver à se
fixer, comme si le sol de nouveau tremblait, qu’une nouvelle déflagration allait
résonner, plus près, cette fois, pour tout souffler et les happer, eux et les gens, dans
une tourmente indescriptible. La ville tentaculaire, dans le silence figé de ses autres
tours, ne se contentait pas de mimer un gigantesque champ de ruines où les mines
explosaient un peu partout, prête à succomber sous les assauts d’avions fous de
kamikazes, sans pouvoir résister à l’invasion d’une armée volante. Vers le sud,
d’autres gratte-ciel envahis du nuage bouillonnant de poussière, diffusaient une odeur
de chair brûlée, de kérosène, de métal surchauffé, de papiers partout, de myriades
déchirées, brûlées, de particules de plâtre, de souffre et d’eau, sur toute la longueur
du ciel. La même traînée noirâtre plafonnait le toit de la ville bouchée, rendu aveugle.
Ils percevaient le tollé constant des sirènes, sans réaliser l’évacuation de milliers de
gens dégorgeant par les diverses entrées, sur le parvis des immeubles, en foule
bruyante, apeurée…. New York, poignardée en son cœur blessé… Comme il était
loin de ressentir ce qu’il avait éprouvé, le soir de son arrivée, aux premiers clichés
qu’il avait pris de New York… Désormais, lui était-il possible de s’abandonner au
mouvement des rues, dans l’espace inépuisable de la ville, dans ce labyrinthe précis,
aussi loin qu’il allait, à cause de sa méconnaissance des quartiers, des rues, avec la
sensation de s’égarer, de ne plus être qu’un œil qui voyait ? Son romantisme était
mort. Il ne pouvait en éprouver de nostalgie. Aucun apaisement provisoire n’était en
mesure de lui apporter une paix salutaire. Le cadre du drame était si large, de
l’angoisse transmise par les autres, que l’idée d’une imprévisibilité plus cruelle lui
faisait sentir que son cœur était touché. Que valait sa vie, que valaient d’autres vies ?
Ce qu’on découvrait sur l’écran de télé paraissait si futile, face à ce qu’il voyait : Au
sud de Canal Street, dans Tribeca, un paysage de fin du monde : des New Yorkais,
visages emmailloté de mouchoirs, regards acides ou baignés de larmes, ensanglantés,
les cheveux soudés par le sang, courant dans la poussière, leurs chemises en
lambeaux… Des messieurs vêtus de costumes-cravates déchirés, hagards, couverts
de cendres, de poussières, réduits à l’état de zombies… Véronèse pouvait-il être
parmi eux ?
Côte à côte, ils allaient vers le sud, vers la tourmente, dans le hululement de
sirènes d’ambulances qui ne cessaient de monter, ou descendre le long des avenues,
leurs tollés en jingles assourdissants, se mêlant à la cacophonie des hélicoptères, aux
injonctions des mégaphones de police. Ce slogan répété sans cesse: « la seconde tour
des Twin Towers vient de s’effondrer… », litanies lancées par les postes de radios à

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plein volume de voitures à l’arrêt, les portières ouvertes, le long de la Sixième Avenue,
au milieu des passants groupés.
-Où allons-nous ?
-Dieu seul le sait.
Voyeurisme malsain éprouvé par l’humain de ressentir la peur des autres, de
l’expérimenter pour comprendre et surmonter l’émotion, afin de pas se laisser
engloutir ni aveugler par elle... Champs de ruines en champs de bataille, pompiers,
terrassiers, travaillant déjà dans les décombres en fusion des Twin Towers, avec des
pelles, des pioches, des casques noirs, respirant l’air vicié à travers leurs masques à
oxygène… Il rectifia :
-Je le sais ! Peut-être à la recherche de souvenirs, tes souvenirs, dit-il, en
ricanant… Avons-nous le choix ? Quelle importance ! God bless América… Cette
odeur de roussie, sans réaliser l’ampleur de la souffrance des corps brûlés vifs, nous
qui sommes encore en vie !
-Pourquoi pas ? Est-ce une raison pour nier la vie, en cherchant à te venger ?
Tu as vraiment changé depuis dix minutes, si tu te voyais…
Il se tourna vers elle, considéra son regard égaré, la foudroya du regard, sans
savoir s’il devait la rudoyer. Son visage se crispa, et elle tressaillit légèrement. Il
ajouta :
-Marchons !
Elle se méfiait de ses réactions, dans les moments où il n’était que tension,
fasciné par l’horreur d’une souffrance intolérable. Avaient-ils le temps de
s’interroger ? Les regards tendus, apeurés, les visages blêmes, cette image d’une foule
meurtrie se répercutait, pénétrait leur cerveau, irradiée par leurs frères humains, s’ils
se sentaient enclins à mépriser la foule. Le temps des confidences était mort, là,
rendus à la réalité d’une autre vie, dans la vision macabre d’un jour où la nuit, là-bas,
vers le Sud, menaçait toujours d’un présage écrasant, par son mouvement, son
vacarme, ses cris. Limités par un impact trop fort, trop cruel, trop cru, trop acide, ils
se sentaient liés l’un à l’autre, à vivre l’insupportable qui faisait son chemin en eux,
comme la corrosion qui ravageait là-bas les immeubles d’acier, dans l’oppression des
langues de feu dévorant les poutrelles décortiquées, comme des os décharnés, sorties
de leur gaine de béton, hideuses sur le ciel noirâtre tourmenté. Leur promenade
d’hier, à Central Park n’existait plus, autour des lacs, des allées jonchées de feuilles
mortes, parmi les enfants qui jouaient, les joggers, les cyclistes, les oisifs sur les bancs,
les loqueteux sur l’herbe.
***
Ils revinrent du Rockefeller Center, avec son style Arts déco, au cœur de
Manhattan, ses gratte-ciel gigantesques. Au soixante-cinquième étage, du seuil de
l’observatoire, ils crurent apercevoir la carrure imposante du Wadfor Astoria, le
Moma, puis la cathédrale St Patrick. Au delà, un groupe anonyme de gratte-ciel
dressés, indemnes, immobiles, éteints, montaient la garde, en sentinelles qui avaient
brûlé leur derrière cigarette… Se taire était de rigueur, pour dissimuler l’angoisse
vague, au creux du ventre, qui leur faisait mal. Pourquoi s’acharna-t-il sur elle,
soudain ? Quelle pulsion morbide le poussa à lui chercher querelle ?

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-Je voudrais te demander quelque chose, dit-il, en descendant en bas, par


l’ascenseur… Le moment est mal choisi, peut-être… Mais avec qui es-tu déjà venu
ici ?
-Je ne sais pas. Je suis venue tant de fois, que je ne sais plus. Cela a si peu
d’importance, aujourd’hui, fût-ce pour calmer ton énervement…
-Tu es venue ici, tu me l’as déjà dit. Il est peu probable que tu y sois venue
toujours seule.
-C’est bien le moment d’en parler. A croire que cela ne te fait rien, tout ce qui
se passe ? Entend les sirènes… Elle ajouta :
-J’y suis venue, avec Lydia.
-Mais encore ?
-Je ne me rappelle pas.
-Avec un homme ?
-Qu’est-ce que tu cherches ? A me prendre au piège ? Regarde autour de toi.
Cela ne te dit rien ?
-J’insiste !
-Quelle importance… Peut-être. Il y a longtemps, avec un ami de Lydia.
-Un ami de Lydia ! Il était peut-être aussi ton amant !
-Arrête !
Elle le dévisagea, avec rancune.
-Je ne te savais si… Le jour ne se lève pas !
Elle ne le reconnaissait pas, il avait changé tout d’un coup, le regard chargé de
rancune…
- T’as un grain, ou quoi !
Pourquoi l’avait-il rencontrée, choisie comme confidente, afin d’obtenir un
semblant de dialogue, en regrettant maintenant d’avoir parlé ? Quel linge sale d’une
fureur qu’il ne dominait pas, souhaitait-il ramener au jour ?
-Dis-le, oui… Dis-le-moi.
Malgré tout ce qu’ils avaient vu, elle fit un effort, en consentant à entrer dans
son jeu, à servir d’exutoire :
-Il y a longtemps, peut-être, une fois… Je ne me souviens plus. Nous avions
pris un taxi. Cela n’a aucun rapport avec nous.
-Tu vois ! Je le pensais ! Tu te figures que je ne vais avaler rien que ça ? Vous
aviez pris un taxi…
-Imbécile !
-Et dans le taxi, quoi de plus excitant, hein, derrière le dos du chauffeur, de
faire des cochonneries.
-Idiot ! Tu te trompes ! A supposer que cela soit vrai, qu’est-ce que cela peut
bien faire, aujourd’hui ? Cela n’a aucun rapport avec nous. C’est par souci
d’honnêteté que je dis ça.

Ces questions l’agaçaient. Les gens marchaient, en bas, dans les rues, dans
tous les sens, hagards, sans points de repères, comme une aiguille de boussole ayant
perdu son point fixe. Où était leur centre de gravité ? Il revint à la charge :

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-Tu vois ça ! Comme si lui, ou un autre, hein ! Un de plus, un de moins…


-Qu’est-ce qu’il te prend ?
-New York… On ne peut pas s’aimer simplement dans cette ville, autrement
qu’à cent à l’heure ! Ces gens-là, crois-tu qu’ils s’aiment ? Maintenant, oui, ils
compatissent ! Si la compassion existe pour les humains, l’entraide dans le malheur,
les fragilise, les rend plus humbles. Il y a en a qui sont prêts à risquer leur vie
maintenant pour sauver d’autres vies ? Mais comment avoir du sentiment dans ce
monde de béton et de pierres ! Pourquoi devient-on ce que la vie veut que l’on soit !
Faut-il que cette ville souffre pour redevenir humaine ! Tu les vois, autour de toi : ils
mouillent, ils ont perdu le sens de l’orientation. A croire que c’est fini tout ça : La
possibilité de se réjouir de vivre dans un certain standing. Toujours les mêmes qui
vivent, les autres qui ne vivent pas ! Souviens-toi de ces types, en complets vestons !
Ah, les cons ! Combien de femmes couchent pour se frotter le cul dans une belle
bagnole, accéder à un cercle d’amis comme il faut, parader quoi ! Je n’ai rien à t’offrir
de cela, ne me prends pas pour un imbécile. Tu as dû chercher fortune, bien avant
moi.
-C’est un réflexe disproportionné, anachronique, le besoin d’exprimer ta
fureur de quoi ? Tu seras toujours un frustré, mon pauvre, un déficient mental ! Là
est ton châtiment. Tout ce que tu me dis, sonne-t-il seulement vrai ou faux ! Ta
jalousie te rend fou ! J’ai été mariée, j’aimais mon mari. Les autres, cela ne compte
pas.
-Je suppose que j’en fais partie. On peut croire que tu es bien rôdée, va ! Lily,
la prostituée que je connaissais, avait au moins le courage de ses opinions. Elle se
laissait faire pour de l’argent, sans se prendre suffisamment au sérieux pour baiser
avec n’importe qui.
-Tu m’as dit que tu ne couchais jamais.
-Oui, c’est vrai… Sauf, parfois… Mais suppose ...
-J’ai pu faire l’amour avec d’autres hommes, mais je ne les aimais pas, comme
je t’aime… Que faut-il que je te dise de plus ?
A bout de patience, elle eut l’idée de le quitter et de redescendre, en s’éloignant
dans la cohue, de disparaitre à jamais, dans le bruit des sirènes. Elle n’avait plus rien
à faire là, sans doute, à ce moment, s’il la suivrait parce qu’il n’acceptait pas qu’elle
disparût du champ de son regard. Son besoin de possession morbide le rendait
aveugle. Afin de s’en repaître, sans être déçu, il la vit, une fraction de seconde, traînant
la nuit dans un bar, accostée par un quidam, buvant un dernier verre, allumant encore
une cigarette, toujours la dernière, avant de rejoindre l’homme sur le trottoir, mal à
l’aise à cause de ses talons trop hauts, le suivant ensuite dans une chambre, quelque
part, pour quelques dollars. Véronèse avait vu juste : Il l’avait mise au turf de la
drogue, avant de la mettre au turf, tout court. S’il était incapable de tuer Véronèse,
l’agitation au sol, la trépidation des rues, la panique des gens agités dans tous les sens,
rejoignaient dans sa fureur, les secousses qui continuait de ravager le sud de la ville,
en atteignant son cortex cérébral, au point qu’il en perdait la raison ?

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-Que faisais-tu de tes journées ? Tu allais au cinéma. Je suis sûr que tu allais,
avec des hommes voir des films pornos rien que pour te faire agresser. Au moins, là,
tu en avais pour ton argent !
-Naturellement !
-Avoue ! C’était dans Broadway ?
-Tu ne peux pas savoir comme tu me fais de la peine. Dommage, je croyais
que… Enfin, réalise !
Elle se leva brusquement, prit son sac, et lui tourna le dos, sans qu’il pût la
retenir, parmi les tables et les chaises, les quelques consommateurs éparpillés dans
une salle : « Qu’elle s’en aille, songea-t-il… Que je ne la revois plus. Elle m’a déjà
assez fait perdre assez de temps. De toute façon, elle sait où j’habite… Si l’envie lui
prend de revenir… »
« Si l’envie lui prend de revenir, songea-t-il, encore… Mais je serai sans doute
parti ! »
Il blêmit. Pouvait-il le faire sans elle ? Il se sentit injuste, bafoué, ridicule, car
il aurait dû au moins la retenir. Il se leva, avant de se rasseoir. Pouvait-il partir à sa
recherche ? Elle connaissait la ville mieux que lui… Il était dangereux de se hasarder
dans la ville, seul, à cette heure. L’émotion de se trouver vide et creux, immobile dans
le silence, en dépit du brouhaha général qui montait d’en bas et léchait les étages du
gratte-ciel, le rendait vulnérable aux agressions. A supposer qu’une fois dehors, on le
descendit au fusil à lunettes, de la vitre abaissée d’une voiture qui passait… Un
homme assis devant lui se leva, lui demanda du feu. Il lui tendit son briquet.
L’individu le fixa, avec insistance, comme s’il l’interrogeait. C’était peut-être un flic !
Sous son aisselle, la veste qu’il portait, était légèrement bombée. « Merci… », déclara
l’inconnu, avant de s’en aller.
Anna Righy partie, se souvenait-il que cette femme l’avait aidé à accoucher un
moment de sa vie ? Cela le mettait en rage, de s’être confié à elle. Son orgueil prenait
le dessus. La vie était rendue difficile sans parler trop, mais il s’était couché devant
une femme ! Son orgueil le torturait. Il n’acceptait pas, ne voulait pas admettre ce
qu’il avait pu lui dire. Il se souvint du moment où le vitrage de la fenêtre tremblait
inexplicablement, secoué par les explosions, de ses paroles dites, au seuil d’une
journée imprévisible qui induisait à constater que le monde occidental plongeait dans
un bain de stupeur, d’indignation, qui sentait la poudre, la chaux vive et les corps
déchiquetés… Il essaya de se raisonner… Il l’avait vue partir, sans se retourner. Pour
compenser sa disparition, il songea qu’il n’était rien pour elle, qu’il n’avait jamais
connu cette femme au corps pulpeux dissimulé derrière une fourrure, malgré ses
jambes, ses mollets, ses cuisses au grain de peau ferme, sensuel. On n’oubliait pas
toujours ce que l’on voulait... Les rues de Manhattan se vidaient toujours. Plus de
taxis, de voitures, de bus. Y avait-il quelque part une balle perdue réservée au
promeneur solitaire qu’il était, pour laquelle il devait servir de cible, dans la ville
fantôme, sans la moindre trace de son ancienne frénésie… Juste des sirènes
d’ambulances, les crissements de pneus des voitures de police. Des gens marchaient
dans les rues, influés d’une d’hébétude où se trouvait au bout un point
d’interrogation. Dieu, s’il existait, était-il responsable de ce qui venait de se passer ?

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Etait-ce sa volonté ou l’esprit de Satan, cette souffrance, comme si, depuis la nuit des
temps, le monde n’avait jamais souffert assez et ne demandait que ça ? On voyait
dans le regard de n’importe qui, la flamme du désespoir scintiller de cette
interrogation, même si la pauvreté, la richesse, existaient toujours. Mais la question
demeurait. Qui avait osé faire ça ! Depuis le départ d’Anna Righy, un malaise le
prenait, qui s’intensifiait et se heurtait à la sensibilité de tous ces gens qui n’étaient
plus des robots, mais redevenaient humains. S’ils avaient quelque chose en commun,
c’était dans l’interrogation muette de leurs regards angoissés. Pourquoi le mal était-il
dans la vie, sinon rien que la vie ? Pourquoi un pareil désastre ? Qui avait osé
s’attaquer, par défi, à la plus grande métropole du monde ? Le grand défi ! Son
malaise rejoignait l’incompréhension des milliers de regards saisis par l’horreur, dans
leur orgueil détruit pour certains, d’être nés Américains et New-Yorkais. Le départ
d’Anna Righy, sa disparition rapide le bafouaient, mais ne l’avait-il pas recherché ?
Tenait-il à elle, ou pas ? Elle semblait avoir disparu à jamais. S’il ne la reverrait plus,
seul de nouveau dans le silence d’une salle quasi vide dont les générateurs électriques
diffusaient une clarté appauvrie, il ne songea à rien, un instant. Le vide l’envahissait,
semblable à celui des gens, dehors, qui marchaient dans tous les sens, le regard tendu,
une émotion intense sur le visage… Il ne bougeait pas… Il eut les yeux mouillés de
larmes, comme si le malheur l’atteignait, comme ceux qui marchaient dans les rues et
ne comprenaient pas. Lui aussi ne comprenait pas. Comme beaucoup de new-
yorkais, l’échec, le mal être, la rancune, ses turpitudes, la conscience flagrante d’une
l’injustice, prenaient possession de lui. Cela était pire que la vue de certains quartiers
où la chaussée s’effondrait, ainsi la zone sordide de Bowery Street, la légende qui
pesait sur elle. A croire qu’une part de son cerveau s’attribuait l’échec, incapable
d’évaluer d’autres sentiments. Dans son esprit, les undergrounds, les dealers, les
drogués, les malfrats, les putains, les pédés, les impuissants, les caves et les
souteneurs, les enculés, les enfoirés, s’agitaient comme des marionnettes à la foire
d’empoigne d’un jeu de massacre où il se percevait de trop, pris en flagrant délit de
fuite ou de vol... Si… Il fallait remonter plus loin, toujours plus loin. Il songea à Ben
Laden, au mythe qu’il représentait… A quoi jouait-il, celui-là ? Le terrorisme comme
une fascination, la mégalomanie de fous maniaques qui avaient tout perdu, sauf leur
délire. Qui avait enfanté ces monstres, pourquoi en étaient-ils arrivés là ? Le
fondamentalisme, le fanatisme, n’étaient-ce qu’un prétexte embourbé dans les
miasmes de l’obscurantisme comme au premiers temps de l’humanité, quand
l’homme cherchait sa voix ? Il se posait ces questions s’en être capable d’en donner
les réponses. Existait-il une civilisation inférieure à une autre, du fait qu’elle était
moins avancée sur le plan des usages, des découvertes, des applications
technologiques ? La croyance ne justifiait rien. Mais la régression totale vers l’homme
de Neandertal, l’homme de Cro-Magnon. Mais les livres saints, la Bible, le Coran, le
manifeste du parti communiste, Mein Kampf ou Tchernobyl, le constat flagrant
d’idéologies falsifiées, mal interprétées, les catastrophes phénoménales qui ne
pourraient jamais empêcher rien d’avancer … Et la haine de l’homme pour lui-même,
en général. L’humanité avait-t-elle besoin d’être dirigée, conditionnée ? La suprématie
d’une race sur une autre, la prédominance d’une croyance sur une autre. Les

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Infidèles ! Quoi se cachait derrière la mise en pratique d’une théorie à l’usage des
fous, par de grandioses images d’Epinal ? Profiter de la crédulité des hommes, les
réduire à l’état d’imbéciles... Cela ne datait pas d’hier. Pourquoi une moitié sur la
planète n’avait-elle rien à croûter, à se mettre sous la dent ? Certes, le terrorisme de
la pensée existait… Et Napoléon et Pinochet, mais les Bouchers authentiques étaient
morts ? Comment l’homme pouvait-il à ce point se laisser méduser ? Pourquoi de
siècles en siècles, par réaction cyclothymique, renaissait la même folie, le même
obscurantisme ? Les faces dépravées, sinistres, qui le hantaient, étaient autant de
garde-fous qui l’aidaient à perpétrer sa vie. Le terrorisme était une maladie, fallait-il
prendre le mal à la racine ou s’en faire une raison ? Celui-là agissait seul, s’il s’en
donnait le droit, mais il n’était pas seul, libéré du chaos, manipulé par d’autres. Son
acte était la satisfaction de haines, à l’affût de lui comme un glaive. Il savait qu’il n’en
sortirait pas vivant. Fascination, fatalité ? L’intégrisme musulman se délitait dans le
délire paranoïaque, le satanisme des messes noires, la contagion devenue extrême,
par mimétisme… Ceux qui avaient tout perdu d’eux-mêmes, sans comprendre, sans
avoir jamais rien connu, passaient à l’acte portés par des ailes, la volonté incoercible
de détruire, d’échapper à la condition humaine.
« Si ce n’était pas pour des valeurs supérieures, par hypocrisie ou altruisme,
appelons ça comme l’on veut, nous nous entretuerions les uns les autres », songea-t-
il. La civilisation, le conflit des civilisations. Qu’était-ce qu’une civilisation, s’il fallait
s’en faire une raison ? L’important, c’était de croire à son royaume intérieur, pas de
manipuler les êtres afin d’être adulé par eux… Ben Laden… Le combat pour la foi
et autres foutaises… Quels intérêts économiques osaient s’y cacher ! Une pseudo-
guerre idéologique face aux démocraties occidentales était nécessaire à ces monstres
pour légaliser et blanchir leurs intérêts…
Il s’arrêta là. Il n’arriverait jamais à résoudre les motifs qui le dépassaient. Il
préféra rejoindre la foule et marcher comme elle, dans les rues, sans comprendre,
morfondue dans sa souffrance…

***

Il erra dans l’appartement, avant de s’arrêter devant la fenêtre. Dehors, c’était la


nuit. Des gens sans cesse continuaient de marcher. A se dire qu’à cette heure-là,
d’autres comme lui, devaient chercher le sommeil, de concevoir les coups de
téléphone qui saturaient les réseaux de communications dans toute l’Amérique,
appels reçus, appels sonnant dans le vide ! Lui qui n’avait pas à décrocher le combiné,
faute d’avoir personne à qui parler, sinon de songer aux inconnus qui n’étaient pas
rentrés chez eux, appelés par d’autres, jour et nuit, dans l’espoir, au moins que l’un
d’eux répondît. Il n’avait pas de complaisance, il ne pouvait pas en avoir. Mais ceux
comme lui qui vivaient en sursis, épargnés, privilégiés… Tous coupables de vivre
autant que les agresseurs.

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Il revit les voitures avoisinant le World Trade Center, ces berlines couvertes
de cendre neigeuse, de gravats, déformées par la déflagration, réoccupées peut-être à
l’insu des vivants par leurs propriétaires. Si les morts invisibles vivaient d’eux-mêmes
ou dans les mémoires, ils se prolongeaient dans l’esprit des existants. De quoi
supposer qu’il s’en était fallu de peu, d’un retard occasionnel de deux ou trois minutes
pour que le verdict les eût épargnés, d’un accident sur la voie publique, d’une
prescience, d’une intuition, pour qu’ils fussent condamnés à vivre, dix ans, vingt ans
de plus. Mais la loi d’une fin absurde avait voulu d’eux, la grande patrie.

Guérand était revenu sur place, dans ce quartier bouclé au crépuscule, en


s’infiltrant par effraction dans la zone interdite, en prétextant un parent à voir qui
logeait à deux pas. Fasciné par le sens sacré et désespéré du désastre. Un policier
crédule, hagard, fatigué, l’avait laissé passer. Ceux qui pouvaient justifier d’une
adresse à l’intérieur de la zone étaient autorisés à la franchir. Là-bas, l’enfer du ghetto,
le silence d’un no man’s land où tant de souffrances accumulées, de visions fulgurées
à la dernière seconde, avaient vidé les corps d’un dernier cri à l’ablation de la vie, au
moment où d’autres naissaient à la face du monde et pleuraient leur premier élan de
vie. C’était la première fois qu’il voyait des vivants acharnés à déterrer des bras, des
mains, un bout de pied, un œil qui gisait quelque part, sans orbite comme une montre
de poche, une tête décapitée à l’expression figée, dans un instantané d’horreur.
Incroyable, insupportable. Il n’avait jamais connu la guerre. Cette odeur bizarre,
indéfinissable de corps mutilés, brûlés, qui avaient exhalé leur dernier souffle dans
un râle silencieux. De ce lieu de décombres ne restait que le relent dominant d’un
charnier de fosses macabres. La nuit, le jour, les sauveteurs travaillaient dans les
ruines fumantes d’un derrick en feu exhalant sa combustion. Et sous la pluie, du
spectacle des collines délabrées d’une hauteur de dix étages, le regard des caméras
rapetissait la souffrance du monde. Une chose était de voir derrière un écran
médiatique, une autre de se ranger au pied de l’informe carcasse où des vapeurs
malsaines, des poussières d’hommes, remontaient des profondeurs.
Allant et venant dans l’appartement, surpris à veiller, comme d’autres priaient
dans les églises, accroupis avec leurs bougies, à Washington Square ou à d’autres
parties de la ville, dans tous les parcs, hommes et femmes, jeunes ou moins jeunes,
rassemblés pour écrire leurs pensées sur des bouts de carton, à terre, en veillant, eux
aussi, à L’Union Square, s’étaient réunis pour chanter : « We shall overcome… » Il
revit les visages poudrés de ciment des sauveteurs, le regard fixe, surgis du ghetto,
après des heures d’efforts infinies, avec leurs gestes discrets, distraits, marchant du
pas lent des mineurs remontant des fonds. Ces hommes revenaient du néant acide à
chercher dans le sol autant qu’en eux, une vérité qu’ils ne pourraient jamais atteindre.
Dans ces quartiers assaillis de New-Yorkais que la police tentait en vain de faire
circuler, et qui voulaient donner leur sang pour s’entraider, eux qui ne s’adressaient
jamais la parole. L’état de grâce du malheur, de l’humilité. La nuit avançait peu à peu.
Bientôt il ferait jour d’un jour extrême, insolent, un dimanche, dans une lumière
aveuglante. Tout apparaîtrait comme cela devait être, avec l’aube qui se manifestait
vers l’Est, sur la mer, l’astre solaire émergeant avant d’éclairer une fois encore les

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hauteurs de cette ville qui souffrait, qui devait souffrir. Un nouveau jour revêtu de
milliers de drapeaux accrochés aux vitrines, aux fenêtres, frémissant dans l’air comme
des papillons, dans le creux de la main des gens.
Il s’assit dans un fauteuil, épiant sa venue, en se demandant par dépit, face à la
réalité de la vie, quelle était la véritable part d’humanité dans un pays où par la vente
des drapeaux, on confondait déjà la couleur de l’argent avec la douleur des gens.
Depuis hier, au crépuscule, à deux pas du charnier des ruines fumantes, ceux motivés
d’exhibitionnisme, voulaient se monter originaux par leur délire démonstratif. Ils se
promenaient déjà dans les rues, habillés en T-Shirt sur lesquels étaient imprimés les
slogans : « I survived the attack », ou : « Ben Laden, dead or alive » Ceux-là vraiment
inspirés, avaient l’air. Comment trouver à dire sinon que la douleur en tant que
phénomène de masse, devenait un conditionnement médiatique, une douleur apprise
comme si le malheur des uns devenait foule.
Il alluma le poste de télé : sur la chaîne Cnn, l’actualité, à la portée de tous…
A l’angle de la Vingt-sixième Rue et de Lexington, on pouvait voir la liste de ceux qui
n’avaient pas eu de chance, s’allonger sur les murs. Là, le centre de recensement des
disparus, celui des morts en suspens des familles venues déclarer leur perte et leur
peine, répondant à des questions intimes, présentant des photos, confiant des brosses
à cheveux porteuses d’Adn, décrivant des cicatrices pour l’identification, en pleurant.
Ceux dont les mains tenaient les photos qu’elles photocopiaient et collaient partout,
sur les murs de la ville, en témoignage des disparus, attendaient. Et leur douleur
intense ne se disait pas, ne possédait pas de mots à moins d’en dire trop. Aucune
parole n’était suffisamment consolante. Mais ceux touchés par le malheur qui avaient
perdu un frère, une sœur, un père, avaient besoin d’être regardés par autrui. Le regard
simplement suffisait. Qu’attendaient-ils de leurs photos ? Au sein de ce décor
douloureux une femme blanche passa, enveloppée d’une longue robe bleue, les
cheveux volants à la brise. Elle maniait une torche qui éclairait ses pas, elle était pâle
et marchait lentement, sûrement, d’une démarche irréelle. Et tous ces gens sur son
passage, s’écartaient. Elle ne disait pas un mot, cette femme symbole qui ressemblait
de loin et de près à la statue de la Liberté. Elle était forte et inhumaine.

***

Après tant d’amas de poussières, de fumées, de désolation, comment ne pas


chercher une consolation dans cette Statue de la Liberté, debout, comme un défi au
chaos sur la rive qui faisait face à la ville ! Le gouvernement du président Bush
déclara une journée de deuil national. Ce jour-là, dans toute l’Europe, dans les
démocraties occidentales, trois minutes de silence seraient observées.
Interpellations, gardes à vue, se multipliaient dans le cadre de la plus grande
enquête réalisée par les services de sécurité fédéraux. Il suffisait d’avoir un look
islamiste pour éveiller du soupçon. En temps normal, la procédure aurait déclenché
des tempêtes de protestations dans certains milieux de gauche, outrés par la définition
du « racial profiling », le profil racial, technique induisant la police à s’intéresser
davantage aux individus noirs ou basanés, plutôt qu’aux blancs. Guérand était blanc

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de peau, c’était toujours ça. ! Le choc du 11 septembre anesthésiait les esprits, faisant
place à l’évidence d’un contrôle policier et judiciaire musclé. La réalité du pays
stimulait un choix dans la structure démocratique d’une société qui voulait rester
ouverte en respectant les libertés individuelles. Le président Bush avait déclaré : «
L’Amérique a été prise pour cible parce que nous sommes le phare de la liberté, les
chances les plus brillantes du Monde. Personne n’empêchera cette lumière de
briller. »

***

Le temps passait et la vie New-Yorkaise reprenait, après une journée de deuil


national. Les esprits reprenaient le dessus. On n’oublierait jamais ces morts, car un
mémorial serait élevé à la mémoire des défunts. Mais d’autres nécessités économiques
obligeaient les humains. La bourse de Wall Street fonctionnait de nouveau. Tout
redevenait normal, si pour un temps indéfini, rien ne serait jamais plus comme avant.
Des groupes d’intervention contingentés par des jeunes s’engageaient dans l’armée,
et voulaient devenir des marines. La riposte au grand défi, se faisait attendre. Rien ne
devait être diabolisé ! L’Islam, avec son milliard de fidèles, ne pouvait pas s’identifier
à une poignée d’assassins fanatiques qui avaient fait de l’horreur, leur religion.

Huit jours s’écoulèrent qui changèrent la façon de voir de la plupart des gens.
Il en fallut peu pour qu’une réaction de frustration modifiât leur moral… Il en fallut
peu, aussi, pour oublier… La planète terre tournait toujours autour du soleil.

***

Un jour, Guérand fit sa visite au Moma, le musée d’art moderne, un îlot de


calme au milieu du tintamarre de Manhattan. Il voulut pénétrer dans un autre monde
et franchit l’entrée principale, en achetant un ticket : six dollars. Il longea la salle,
éprouva la sensation d’un calme retrouvé dans un oasis de sérénité où le vacarme de
l’extérieur s’estompait dans un lointain cotonneux... Au guichet d’information, après
s’être renseigné sur l’entrée des salles de projection, il préféra monter par l’escalier
roulant pour accéder au premier étage, et voir. Des fenêtres donnaient sur un jardin,
où deux touristes mitraillaient la sculpture en acier orange, de Caro. Leur aspect
insolite l’étonna, sans qu’il sût pourquoi. En tous cas, ceux-là avaient l’air de vrais
touristes. La ville avec ses constructions gigantesques, avait là, un havre de paix,
comme une cellule entre les barreaux d’une prison. Son attention se fixa sur deux
hommes en complet veston, ébaubis devant le « Midi », de Caro, qui allaient et
venaient comme les mouches du côche, choisissant un angle, clic, un autre, clic,
épuisant leur énergie à n’accepter de quitter l’œuvre que lorsque celle-ci aurait livré
son dernier secret. Guérand n’aimait pas beaucoup la sculpture qu’ils
photographiaient : abstraite, mécanique, elle ne ressemblait pas à l’idée qu’il se faisait
de midi.

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Il quitta la salle et descendit dans le « sculpture garden ». En considérant le


« Grand Torse », de Moore, il effleura du bout des doigts la forme cambrée, et
s’éloigna à pas lents, pour étreindre du regard, la « Femme Assise », de Lachaise,
sexuée, avec ses larges hanches, ses seins lourds qui donnaient l’envie de l’enlacer ou
de se mettre à l’abri sous sa chair opulente. Sans la toucher, satisfait de l’impression
de chaleur qui émanait d’elle, il s’éloigna et revint vers le bâtiment principal… Au
dessus, dans le ciel coloré de nimbus, un hélicoptère rayait le ciel, brassant l’air du
bout de ses pales.
Il gravit de nouveau les escaliers menant à un étage supérieur. Une curieuse
impression le saisit comme si quelqu’un le suivait. Il se retourna. Etait-il le jouet de
son imagination ? Une femme montait derrière lui, gravissant les marches à pas lents,
les yeux fixés sur un catalogue. Elle ne lui parut pas présente, là, par hasard.
Il s’arrêta exprès devant l’œuvre de Rousseau, « Le Songe », luxuriant et
chatoyant comme une jungle, pivota sur lui-même et jeta un regard circulaire.
Personne… La femme avait-elle disparu, en redescendant ? Il marcha encore et
s’arrêta devant « Les Masques affrontant la mort », de James Ensor, vision à donner
la chair de poule, avec ses faces voilées fixant le promeneur de passage comme un
défi de l’accompagner en enfer. Il perçut de nouveau un bruit de pas, se retourna, en
apercevant la jeune femme. Elle venait d’entrer dans la salle… Il détailla aussitôt sa
physionomie : une rousse au visage criblé d’éphélides, dans les vingt-cinq ans,
habillée d’une veste de daim, d’une jupe en cuir noir. Elle posa sur lui son regard, une
fraction de seconde, avant d’observer le tableau devant elle. Il se sentit hésiter, avant
de marcher vers le tableau suivant, les « Trois Femmes », de Léger, attentif, en
s’appliquant à comprendre l’œuvre. Mais la vue de ses formes disjointes, morcelées,
donnait une idée difficile de trouver le rationnel dans un monde où le hasard régnait
en maître. Rien de rassurant…
Il considéra les aiguilles de sa montre : seize heures ! Il lui restait pas mal de
temps à tuer pour la journée.
Dehors, si les New-Yorkais se remettaient à vivre, (le quartier du sud encore
bouclé), les autres parties de la ville avaient repris leurs activités…
Il progressa vers l’extrémité de la salle. A quelques pas, l’inconnue s’arrêta
devant l’œuvre de Léger, en penchant un peu la tête de côté, offrant ainsi l’apparence
d’une profonde méditation. Sans savoir pourquoi, ni comment, il éprouva soudain
l’envie de s’exprimer à voix haute, en disant n’importe quoi, ou d’un rire niais,
sarcastique, pour rompre le silence de la salle, peut-être. Un gardien, les bras derrière
le dos, étonné, se rapprocha. Sans chercher à le narguer, pas plus que d’y faire
attention, il considéra le « Calvaire », de Chagall. Une souffrance suprême débordait
de la toile. Il observa l’œuvre, plusieurs minutes, se dégagea de sa contemplation, en
s’apercevant qu’il n’avait rien vu, mais qu’il avait attendu que la femme s’approchât.
Souhaitait-il l’aborder pour lier conversation ? Comment s’y prendre ? Elle ne
semblait pas vouloir s’arracher à la vision des « Trois Femmes », de Léger. Il passa
dans la salle voisine, croisa de nouveau le regard d’un gardien, se campa devant les
« Nénuphars », de Monet, en admirant l’œuvre.

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Dans ce lieu de silence, la vue des toiles l’incitait à se laisser absorber par la
magnificence des couleurs. Par une fenêtre donnant sur le jardin, il aperçut de
nouveau les deux touristes qui ayant abandonné l’œuvre de Caro, jetaient un sort à
« La Rivière », de Maillol. Gesticulant comme des fous, traçant dans l’espace des
arabesques, un ballet abracadabrant, en baissant la tête, en pliant les genoux, ils se
relevaient, trois pas de côté, clic, en pointant, clic. Etait-ce seulement raisonnable ?
Comme ces touristes japonais paraissaient drôles, qui se donnaient le droit de
photographier des fétiches, en citoyens du monde, comme ils auraient pu
photographier l’invisible à l’œil nu ou des spectres de cendre d’humains calcinés…
Guérand songea à ceux qui témoignaient toujours, les parents des victimes, et
compara leurs mouvements disgracieux. Puis lassé de ce manège, ferma les yeux, les
rouvrit. Son regard tomba sur la moquette au sol, puis sur les murs. Une énorme
tache, à droite, imbibait le tissu, une grosse goutte d’eau se renouvelait sans cesse et
venait s’écraser, à cet endroit... Une pareille dégradation était-elle possible ? Il fallait
informer le gardien, lui demander... A moins que… Il leva les yeux vers le plafond.
Des infiltrations brunâtres constellaient la partie la plus visible, dans un angle. Plus
bas, une sorte de fêlure, étoilant la vitre de la fenêtre était recouverte à la hâte d’un
ruban adhésif. L’endroit cédait peu à peu à la saleté du dehors, au vandalisme de la
nature… Cette vitre craquelée, cette tache… Soudain, il lui sembla en voir la pièce
constellée, comme s’il s’agissait de taches de sang. La jeune femme parut, à ce
moment-là, dans la galerie. Elle le fixa et lui fit un petit signe de la main. Son geste le
troubla, comme si, par transmission de pensée, elle tenait aussi à lui dire quelque
chose… Il se sentit mal à l’aise, pris au dépourvu. Non, ils ne pouvaient avoir les
mêmes idées ! Elle le dépassa, en évitant son regard, si leurs mains à peine
s’effleurèrent du bout des doigts. Il se retourna, l’appela : « Eh, vous ! » Elle pressa
le pas et disparut dans une salle voisine. Un autre gardien vit leur manège, intrigué,
sans trouver la raison de les interpeller. Ce n’était pas un lieu de rendez-vous. Deux
policiers, à l’entrée, en casquette et uniforme, ne filtraient-ils pas les rares visiteurs ?
Il marcha derrière elle, hâta le pas. « Hey, dit-il, don’t go away ! Dites, ne partez pas
! » Mais il vit l’inconnue se mettre à courir comme si un invisible danger la menaçait,
en descendant les escaliers, quatre à quatre. D’un regard bref par-dessus son épaule,
en essayant de voir s’il la suivait, n’allait-elle pas s’arrêter, lui faire face soudain et
vider le chargeur d’une arme sur lui ? Elle passa dans le jardin. L’atmosphère devint
moins tendue dans le baragouinage des deux touristes. Une étrange illusion d’optique
donnait l’impression qu’elle en voyait plusieurs à la fois, comme s’ils étaient cinq, ou
six, virevoltant de ci, de là, jusqu’à ce qu’elle s’arrêtât à son tour devant la « Femme
Assise », de Lachaise.
Il la vit rebrousser chemin, prêt à s’en aller.
Au rez-de-chaussée, devant les boutiques, les vitrines des restaurants, il
traversait déjà la salle vers la sortie du musée. La femme rousse, hésitant d’abord, se
contenta de le suivre des yeux, puis poussa une porte de verre, surgit dans la
Cinquante-troisième rue et son trafic intense, avec le miroitement du soleil aveuglant
sur le pare-brise des voitures. Un étudiant des Beaux-Arts vérifiait sa sacoche. Un
gardien du musée, à l’entrée, les bras ballants, le regardait faire… Un policier à cheval

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passa dans la cohue, fit un salut à deux hommes en faction, matraque à la ceinture,
revolver dans sa gaine, observant la rue.
Guérand sortit et vit la femme devant lui. Ses cheveux flamboyants dans la
lumière jaune donnaient une douceur exquise à sa peau de rousse, une sensualité
inouïe. L’inconnue héla un taxi qui se rangea le long du trottoir opposé. Elle traversa,
ouvrit la portière et se glissa à l’intérieur. Il la vit soudain lui faire signe à travers la
vitre abaissée. Il n’en croyait pas ses yeux. Comme elle insistait, il traversa la chaussée,
malgré les encombrements. Par la vitre entrouverte, elle le devança, en déclarant dans
un sourire :
-Montez, voulez-vous ?
Il referma la portière et la voiture jaune s’inséra dans la circulation. Il avait beau
s’en défier, la femme, assise à côté, souriait.
-Vous êtes qui ? lui demanda-t-il, troublé de sentir soudain la main de la jeune
femme posée sur sa cuisse de pantalon.
-J’ai quelque chose à vous dire, ne vous méprenez pas…
-Tant que ça !
Il se tourna vers elle, parut ne pas comprendre, stupéfait. Elle avançait son
visage vers lui, et à la vue de son regard, il lui prit la bouche et écrasa ses lèvres sur
les siennes. Elle n’eut pas un mouvement de recul. C’était troublant d’embrasser
l’inconnue avec laquelle il avait à peine échangé quelques mots, de sentir le contact
de ses lèvres, de sa langue fouettant la sienne… Il se mit à rire, en insinuant :
-Décidément, je n’arrive pas à y croire. C’est du rapide… Comment vous
appelez-vous ?
-Kate.
-Moi, c’est Daniel. Avez-vous toujours quelque chose à me dire ?
Elle répondit « plus tard », en se serrant contre lui et en mettant sa main dans
la sienne. La foule s’écoulait le long de Madison Avenue, compacte, imbriquée aux
carrefours par des embouteillages monstres. Bruit, soleil, ombres des gratte ciel, jets
agressifs des enseignes, gens évoluant en tous sens, dans un méli-mélo d’activités
diverses générées par leur volonté de trouver leurs intérêts, leurs obligations, le long
d’une avenue grouillante de sirènes. A croire que rien n’empêchait plus « l’ogresse »
de reprendre sa danse frénétique. L’inconnue avisa le chauffeur qui stoppa le
véhicule. Ils descendirent devant un bar, une fois la course réglée.
Il suivit la jeune femme, sensibilisée par la fierté instinctive d’être celle qu’un
homme suit. Elle prit sa place à l’intérieur, en écartant légèrement les pans de sa veste,
ouvrit son sac, y prit une cigarette et chercha son briquet. Allait-elle adresser la parole
au serveur, comme il l’avait vu faire à Anna Righy ? Le pianiste, au bout de la salle,
laissait errer ses doigts sur les touches du clavier, d’un air indolent. La jeune femme,
avec des traces de fatigue sous les yeux, lui donna l’idée qu’elle ne devait pas dormir
assez.
-Donnez-moi du feu, voulez-vous ? Mon briquet ne marche plus.
D’un slow lent, langoureux, le pianiste reprit son souffle et distilla une musique
d’ambiance, « You are so beautiful to me…». Elle posa de nouveau la main sur la
sienne.

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-Vous êtes français, naturellement ? dit-elle. Et seul ?


-Et vous, New-Yorkaise ?
-D’adoption… Je viens de l’Indiana… Je suis venue vous avertir. On vous
suit. On vous cherche à travers la ville.
Dehors, derrière la vitre, l’inévitable pullulement des signes: néons, affiches,
vitrines, panneaux, taxis jaunes, bagnoles interminables, fumerolles. Au coin de la
rue, un kiosque à journaux...
-Pourquoi me confiez-vous cela ?
-Pour rien. Pour vérifier votre réaction, vous dire de faire attention. Tous les
étrangers sont suivis depuis le onze septembre. Vous, particulièrement, ainsi qu’une
femme, mais ce n’est rien que d’officieux.
-Vous êtes de la police ? Cia, Fbi ?
- Non, pas exactement. Mais je sais des choses, je suis venue vous avertir.
-Pourquoi ?
-Par sympathie. Vous courez un grave danger. Vous ne connaissez personne
d’autre, ici, à New York ?
-Je connais celle à laquelle vous faites allusion, s’il n’est pas toujours facile de
contrôler ses mouvements d’humeur…. Mais nous nous sommes séparés.
Il s’efforça d’en rire.
- Je vois ! C’est d’elle dont il s’agit. Comment s’appelle-t-elle.
-Anna… Elle vit ici, à New York, mais n’est pas Américaine.
-Vous habitez quelque part ?
-J’ai quelque chose, à Greenwich village.
-Emmenez-moi, voulez-vous ? J’ai peut-être d’autres secrets à vous confier. Il
faut partir, quittez New York, dit-elle, croyez-moi !
-Alors, votre présence au musée, c’était à cause de cela, pour m’avertir ?
D’un geste naturel, elle fixa ses doigts de main sur son poignet qu’elle serra et
se rapprocha de lui. Au froissement de son corps contre le sien, il sentit toute la pulpe
qu’il y avait en elle. Une fois sorti du bar, il héla un taxi.
-Allez-vous enfin me dire…
-C’est un jeu, en apparence, un prétexte.
Il en resta perplexe. Un taxi jaune s’arrêta. Le chauffeur ouvrit la portière, mit
son compteur en marche, en leur demandant vers quelle destination ils allaient…

***

- Je vous suis… C’est ici ? demanda-t-elle.


-C’est drôle, cette rencontre dans un musée ?
-J’avais du temps à perdre pour prendre contact. A moins que vous le
regrettiez ?
Ils s’arrêtèrent dans le hall d’entrée, puis prirent l’ascenseur. En hésitant un
bref instant, dans un mouvement qu’il voulait doux et lent, il passa devant elle, ouvrit
la porte et tendit la main vers le commutateur.

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-Non. Ne faites pas de la lumière, voulez-vous ?


Il en venait de la rue, d’ailleurs, par la fenêtre où l’éclat du jour faiblissait. De
nouveau il eut son corps près du sien, sentit ses seins se durcir et l’aida à se
débarrasser de sa robe en jersey bleu.
-Alors, quel est ce secret ? murmura-t-il.
-Plus tard, dit-elle.
Solaire, rayonnante, ses lèvres cherchèrent à se souder exactement aux siennes.
Il la mena vers le lit.
Que pouvait-elle lui dire d’autre ? Elle semblait faire abstraction des moindres
suggestions qui l’avaient poussé à le suivre, celles qu’elle lui devait.
Puis le moment vint où elle déclara, pour dissiper toute énigme.
-On sait tout de vous, mais on vous laisse faire, parce que vous pouvez rendre
service. Interpol a retrouvé votre trace. Les agents du Fbi sont à l’affut de vos
moindres gestes. Ce serait mieux pour eux d’alpaguer Véronèse. En somme, vous
jouez le rôle du lapin mécanique.
-Au risque d’y perdre la vie ?
-Vous l’avez bien cherché.

***

Leurs corps se touchaient, mais ils ne dormaient pas, chacun le savait. Tout
près, il voyait le modelé de sa joue, son nez droit où l’éclat du lampadaire posait un
reflet, ses yeux clairs, fluides qui brillaient dans la pénombre. Ils étaient là. Il n’y avait
rien d’autre à faire que d’être ainsi, nus, immobiles, à l’écoute du glissement feutré
des voitures qui passaient devant la petite impasse, dans la rue. Le téléphone sonna,
strident, au point de leur donner un sursaut. Il décrocha :
-Allo, oui.
-Daniel ? Je t’appelle pour te dire que je suis navrée pour l’autre jour.
Il reconnut la voix qui parlait, conscient de la présence de la jeune femme
étendue près de lui…
-Qu’as-tu fait ?
-Je suis allée chez une amie. Elle avait une parente qui travaillait au World
Trade Center. Elle m’héberge et je l’aide à adoucir son chagrin… Ecoute, je passerai
peut-être demain, si tu veux ?
Il bredouilla quelque chose d’incompréhensible qui semblait dire à la fois oui
et non.
-Le soir, ou dans la journée ? demanda la vois.
-Peu importe. Téléphone, avant de venir.
-A demain. Tu sais, je brûle de te revoir… Je t’embrasse, je te souhaite une
bonne nuit.
Il raccrocha, resta debout au milieu de la chambre, embarrassé, perplexe.
-J’ai compris. Cela se complique, dit la jeune femme rousse.
-Oui…

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-Tu vas la revoir ?


-Je ne sais pas.
-Tu lui parleras de nous ?
Il la fixa d’un regard évasif :
-Peut-être… Oui, que tu es venue pour m’avertir.
Il la vit s’asseoir sur le lit, les seins nus, arranger un peu ses cheveux, sortir
l’une après l’autre ses jambes du lit, commencer à mettre ses bas.
-Pourquoi t’en vas-tu ? On n’a même pas parlé. Qu’es-ce que tu fais dans la
vie ? Veux-tu vraiment me dire ?
-Tout, et rien… Ma fonction consistait à t’avertir. On ne se connait pas, on ne
s’est jamais vus…. Pour le principe, j’ai une formation de danse classique. Impossible
d’en dire plus. L’an dernier, je faisais partie d’une revue. Je jouais dans une comédie
musicale, à Las Vegas… Je travaille de loin ou de près avec certains services. Le
spectacle s’appelait l’Oiseau du Paradis. Je ne tenais pas le premier rôle, mais j’avais
une autre mission à accomplir. C’était bien, mais le climat de Las Vegas est infect. Je
dois prendre mon service, ce soir, dans un bar à filles, un gogo girls, dans la Quarante-
huitième rue, un simple prétexte, à Broadway, le « O Tropico ». Si tu veux venir me
voir ? En principe, je finis vers une heure du matin. Le spectacle est un peep show,
aux seins nus. Je travaille là, sans être obligée de coucher. Je couche avec qui me plait.
-Je viendrai. J’irai te voir, au cas où tu en saurais davantage sur ce qui se trame
dans les coulisses ?
-A bientôt.
Elle finit de s’habiller et lui tendit ses lèvres. Il ne l’arrêta pas, ne l’empêcha
pas de partir, se vêtit, lui aussi. Elle dit, tout naturellement :
-Je m’en irai seule. Tu n’as pas besoin de me raccompagner.
-Mais si !
-Non. Il faut que j’y aille seule.
-Je te demande pardon.
-De quoi ?
-De te laisser partir comme cela.
-C’est normal… Cela fait partie de mon job. A tout hasard.
Elle parut brièvement inquiète :
-Tu tiens à elle ?
-Quelle importance.
-Take care of yourself, dit-elle en anglais. Fais gaffe !
Elle lui prit la main, la serra dans ses doigts, les pressa, lui murmura tout bas :
-Bonne chance.
Il voulait la retenir encore, lui exprimer sa confusion, mais à quoi bon ! Lui
dire que lui et la femme dont elle était venue l’avertir, ils avaient marché durant des
nuits, sans se quitter, ivres d’une dérive qui ne pouvait que mal finir, celle dont elle
avait entendu la voix, au téléphone, qu’ils s’arrêtaient souvent dans les bars, qu’elle
avait la manie de fumer, de repousser la fourrure qu’elle portait sur les épaules de se
mettre en valeur, et que ce qu’il pouvait dire d’elle était vraiment futile ?

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La jeune femme partie, il resta stupide, surpris de réaliser que cela s’était passé
ainsi, et pas autrement, parce qu’elle ne pouvait pas être une autre, et lui non plus,
qu’elle connaissait à peu près rien de lui, qu’il savait la raison pour laquelle ils s’étaient
d’abord vus dans un musée, parce qu’elle était venue l’avertir, mais qu’il devait
considérer que leur rencontre n’était rien, malgré l’échange qu’ils avaient eu. Ce
n’était pas dû à la conjonction de l’heure et du lieu, même si c’était précisément dû à
cause de cela. Le plus extraordinaire était qu’elle n’était pas vénale. Assis dans un
fauteuil, à demi vêtu, il attendit que la nuit vînt, les yeux clos, la chair libre, puis
sombra, avec la sensation de faire un mauvais rêve. Il s’éveilla à l’aube, comme
Véronèse dans l’un des derniers étages de sa tour… La limousine attendait toujours,
jusqu’à ce que Ponti dît quelques mots à son patron, en lui souhaitant la bienvenue.
Dans ce véhicule, son lieu de travail quotidien, Véronèse y traitait la plupart de ses
affaires, observait le cours des actions dans le monde, Tokyo, Londres, Paris,
Berlin…
Avec la révélation que la nuit passée sans Anna Righy lui avait défaut, la pâleur
du petit jour définissait son absence. L’aube collée aux vitres estompait l’auréole de
clarté de la lampe de chevet. Depuis le départ de l’inconnue aux cheveux roux, il
s’aperçut qu’il regrettait aussi sa présence, même si elle n’était rien pour lui encore…
Il réalisa qu’une autre histoire pouvait se substituer à la précédente, que la vie venait
parfois à soi avec un sens caché à décrypter, juste le temps de voir, sans en
comprendre la magie, sans maîtriser le sens d’une situation nouvelle.

***

Au bas de l’immeuble, devant le ciel nuageux, il se mit à marcher, les mains


dans les poches de son imperméable, en suivant la West Houston Street, en direction
du sud. A cinq de l’après-midi, il semblait suivre une ligne préétablie depuis qu’il était
sorti, sauf le quart d’heure qu’il s’était attribué pour manger un hot-dog dans une
buvette. Pluie tiède sur New York… Averses, vents violents collant les robes des
femmes contre les corps, révélant des fesses rondes, des cuisses nerveuses. Touristes
s’agglutinant le long de comptoirs de fast-food, à air conditionné. Le long d’une
avenue, des vendeurs de journaux avaient fixés sur des présentoirs, les éditions de la
journée ayant traits aux arrestations, aux recherches effectuées par le FBI, et la CIA,
à la traque incessante des services secrets afin de mettre en état d’interpellation ou
d’arrestation, des individus censés avoir des liens avec les réseaux terroristes
islamistes. La descente aux enfers des services de répression pour entrer d’homme à
homme, avec les démons de la Djihad. Ecoutes téléphoniques, contrôle des e-mails,
interpellations à vue, communautés islamiques passées au peigne fin. Face à l’ennemi
invisible, la population prenait peur, achetait des masques à gaz… Autour des gratte
ciel, les oiseaux volaient en cercles serrés, des laveurs de vitres faisaient penser à des
alpinistes, la foule des employés engorgeait les trottoirs, des files d’attente se
formaient, se déformaient autour des arrêts d’autobus. Il avait traversé l’immense
pont de fer de Brooklyn… En face, de l’autre côté de l’East River, près de
l’emplacement des Twins Towers, les gens se recueillaient. Des fumées s’exhalaient

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des tas de gravats déblayés parmi des restes de cendres d’homme qui jonchaient le
sol… Le roulement des véhicules sur les voies inférieures du pont ressemblait à
l’immense bourdonnement d’un essaim d’abeilles. A sa gauche, la Statue de la Liberté,
« The Lady », toujours fascinante, dominait de sa hauteur la mer houleuse. A sa
droite, Manhattan, ses bâtiments hauts perchés, perdus dans la brume.
De lourds nuages gris-noirs se déversaient sur l’East River. Des vagues
rageuses refluaient en aigrettes d’écume courtes, des remorqueurs sifflaient, des
bateaux mouches «ferry-boat », transportaient comme des tramways, leur cargaison
de passagers.
Dans ce monde de grisaille, au sein de la cohue de gens pressés ou pas, qui
filaient le long des magasins, des cinémas, des boutiques à saucisses, des boîtes à sous
et à musique, dans ce décor mirifique qu’une grande ville peut inventer pour tromper
la solitude des hommes, il sentait sa présence irrégulière, insolite.
Il songea à la jeune femme rencontrée au musée… Kate… Allait-il la revoir ?
Elle avait fait irruption dans sa vie, avant de disparaître aussi vite qu’elle était
apparue… « Etrange ! se dit-il, si le hasard ne nous est jamais donné pour rien. ». Il
ne poussa pas plus loin ses suppositions… Anna Righy l’attendait peut-être déjà à
Greenwich village ? Il se promettait de la recevoir sans complaisance. Leur regard
échangé signifierait quelque chose. Elle comprendrait, partirait ou se précipiterait
pour lui tendre ses lèvres. Ignorerait-elle que ce n’était pas seulement de sa bouche
aux lèvres boudeuses qu’il avait besoin, se demanderait-elle pourquoi ? Il ne la
pousserait pas de nouveau à travers la foule, à reprendre leur ronde de somnambules.

***

Il marchait dans la cohue, quand il vit que la limousine était là, à le suivre à la
trace. Ponti surgit et courut dans sa direction. Il l’attrapa sans ménagements, lui fit
une clef dans le dos, en lui saisissant le bras droit. Il ne pouvait plus bouger. Personne
autour ne voulut s’en apercevoir.
-Avance, ne fais pas d’histoires.
Il le projeta comme une balle à travers la portière entrouverte, à l’arrière de
la voiture. Guérand se trouva entre lui et un personnage qu’il n’avait jamais vu, assis
sur la large banquette. L’homme arborait une magnifique chevalière en platine et
fumait un cigare.
-Bonjour, dit-il, avec un sourire à peine perceptible. Un petit verre de scotch,
ou de cognac ? J’ai tout ce qu’il faut ici… Asseyez-vous, je vous en prie… Ponti, sers-
lui du cognac ! Notre hôte est Français ! Il va boire. Après, ça ira mieux pour
discuter…
Guérand observa Ponti en train de verser de l’alcool dans un verre et le lui
tendre. Il réalisa qu’il ne pouvait pas refuser, mais attendit avant d’approcher le verre
à ses lèvres.

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-Buvez, vous êtes comme chez vous, ici, dit l’homme en relâchant la fumée de
son cigare. Excusez-moi de ne pas trinquer avec vous. Tout au long de la journée, je
vois des tas de gens, et il m’est impossible de ne pas boire avec eux.
Guérand attendit un peu avant de s’exécuter, but, enfin, en considérant la pièce
aménagée à l’intérieur de la voiture, avec sa rangée d’écrans allumés où défilaient
toutes sortes de signes, d’images décryptées ou à décrypter.
-Vous êtes un drôle de cas, dit l’homme… Alors, matricule 10547 KJ,
comment allez-vous ?
-Mais je…
-Te fatigue pas, je connais tout sur toi, où tu habites, en ce moment, l’argent
que tu m’as volé. Tu n’as pas besoin de le rendre, c’est trop tard, maintenant. Tu
mourras quand je l’aurai décidé. J’espère que tu as compris ? Tu es vraiment dans des
sales draps, puisque tu t’y es mis. Tu peux continuer à te balader dans New York,
incognito. Tu n’en as plus pour très longtemps, profites-en.
-Mais je… Comment savez-vous que j’ai pris de l’argent.
-Mon argent ! Je suis bien renseigné, tu sais ! J’ai des informateurs partout.
Fraser, tu te souviens de Fraser ?
En se tournant vers son employé :
-Mets-le dehors, dit-il à Ponti, en le désignant du regard. Renvoie-le d’où il
vient. Tu es libre mon gars, profites-en, ajouta-t-il.
Guérand se retrouva sur le trottoir, en parvenant à contrôler son équilibre. La
limousine blanche quitta le bord de la chaussée et s’inséra dans la circulation. Il la
suivit des yeux, tendu et immobile, aussi longtemps qu’il pût.
« Il me faut une arme, songea-t-il, un flingue… Ici, on les a, on peut s’en
procurer en vente libre ! »
Il continua de marcher et s’arrêta au hasard devant la vitrine d’un armurier. Il
entra dans la boutique, choisit, paya et ressortit dans la foule, moins nu, plus rassuré,
sans avoir jamais appris à se servir d’un automatique. Cette fois, on ne lui laissait
guère le choix. Il se vit, une fraction de seconde, épuisant le chargeur de son arme,
tirant sur tout ce qui bougeait. Puis sa vue redevint normale. Il reprit son air anonyme
dans le regard impavide et caustique de l’avenue où des piétons passaient, des
voitures filaient sur la chaussée.

***

Quand on frappa à la porte, il prit les précautions d’usage avant d’ouvrir, puis
reconnut la voix de la femme et dissimula son revolver….
-Daniel.
En fixant celle-ci avec un mélange d’inquiétude et de stupeur, il se sentait mal
à l’aise. Elle fit semblant de ne pas s’en apercevoir, et demanda :
-Je peux entrer. Tu n’es pas content que je sois là ?
-Si...
Il paraissait lui en vouloir de sa présence. Il s’aperçut que c’était ridicule, qu’il
n’avait pas suffisamment les raisons valables pour. Il y avait toujours entre les autres

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et lui, un espace où se logeait un malentendu, comme s’il avait du mal à ajuster son
diapason au leur. Ce réflexe était-il né de son inquiétude, parce qu’il avait trop pris
l’habitude de vivre seul ? Les autres existaient vraiment, ce n’était pas une idée fixe
de leur reprocher de vivre, si étant faits de chair et d’os, une étincelle de vie les
animait. Etait-il jaloux de n’être pas comme eux ? Il considéra le fait d’être toujours
séparé de vivre libre, étrangement, comme un absent. Un quasi mort ? Avait-il eu
seulement une chance de s’en sortir, de ne pas être trahi ? « Pourquoi ? » paraissait
lui demander le regard étonné d’Anna ? Parce qu’elle savait lire entre les lignes, qu’il
était devenu quelqu’un sans importance sociale, qu’il ne croyait plus assez en lui ? Il
ne pouvait répondre à personne, sur ce point.
-Je vais pouvoir récupérer mes valises, dit-elle. Lydia a laissé les clefs à son
amie. L’appartement est loué par elle jusqu’à la fin du mois.
-Partons.
-Mais où ?
-Quelque part, n’importe où, vers Washington Square. Non… Nous irons à la
gare de Grand Central afin de prendre deux tickets pour Miami. Parons au plus
pressé. Nous prendrons le train pour déjouer les soupçons, puis de Miami, nous nous
envolerons vers Nassau. Il faut quitter New York, éviter le contrôle aux aéroports,
trop serré, pour qu’on puisse passer, sans courir trop de risques… Suppose qu’ils
sachent ce que j’ai fait, en France, qu’ils m’arrêtent, que nous ne puissions pas partir
d’ici ? Ne sens-tu pas autour de toi cette ambiance néfaste, hostile, préjudiciable ?
L’atmosphère a changé. Ce pays-ci a subi un tel choc qu’il n’aspire qu’à réclamer
justice, ça se lit dans le regard des gens, dans leur attitude. Ils ont tous un regard
inquisiteur, soupçonneux à l’égard des étrangers. Il y a de quoi ! Regarde-moi, avec
mon look d’européen, fraîchement parachuté.
Il ne lui demanda pas si elle était fatiguée. Il remarqua qu’elle portait une robe
neuve, mais avec un air d’indifférence à son égard, presque hostile, qui la frappa.
-Daniel.
-Quoi ?
-Arrête de penser ! Embrasse-moi.
-Je n’ai pas le temps !
Lui donner un baiser n’avait aucun sens, s’il consentit à le faire.
-Pourquoi ? demanda-t-il ensuite. Es-tu satisfaite ?
Pulsé d’une inquiétude diffuse dont il était le générateur, il lui laissa supposer
que son attitude à son égard avait changé.
-Ecoute, Daniel.
-Quoi !
-L’autre nuit…
Avec impatience il récusa du regard l’idée vague qu’elle s’efforçait d’exprimer.
-J’ai failli te téléphoner une seconde fois. Si je me trompais, je ne l’ai pas fait,
mais j’eus l’impression qu’il y avait quelqu’un, avec toi, dans la chambre. Dis-le-moi,
je ne t’en voudrais pas… Une femme ?
Il laissa tomber sèchement :
-Il y avait quelqu’un.

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-Je le savais. Je n’ai pas voulu vous déranger, en te contactant encore par
téléphone. Elle était jolie, elle te plaisait plus que moi ?
Il ne voulait pas de scène. Seule en lui la décision comptait de partir, de ficher
le camp, avant qu’un sort implacable ne s’acharnât sur eux. Il le sentait ainsi et
crispant ses doigts de main sur son bras, il la lâcha, enfin, impatient, avec hâte de
sortir. Dans son sommeil, ses rêves de la nuit avait prévu cette longue route à
parcourir, au bout de laquelle ils se croiraient sur le point d’arriver, alors qu’il y avait
toujours un ailleurs…
-Tu veux partir ?
-Oui.
Au bas de l’immeuble, une femme brune en manteau de renard, qu’il lui arrivait
de croiser parfois, et avait l’air d’une femme entretenue, promenait ses caniches nains
dans les parages. Ils débouchèrent dans la rue assez calme, au bout de l’impasse, où
il avait plu. Les voitures passaient au ralenti sur chaussée glissante. Le bitume des
trottoirs était encore un peu humide. A l’appréhension de leurs pas giclant ou
résonnant de nouveau sur l’asphalte, dans une fausse indifférence, à l’affût du bruit
d’éclat de plusieurs détonations, ce fut presque sans s’en rendre compte, comme une
barque quitte l’eau, qu’ils se mirent en mouvement. Elle le suivait, docile, dans ce
projet de départ immédiat.
-Nous mangerons un morceau, avant de revenir ici, en attendant l’heure de
départ du train. A moins que…

Attendre et revenir ici, selon lui, étaient une erreur… Quand on prenait la
décision de partir, on ne regardait jamais derrière soi, impliqué par une orientation
précise, libre de toute entrave…
A Washington Square, devant la statue marmoréenne représentant le visage de
Georges Washington, en gravissant des petites marches, à l’intérieur du parc, des
gens, ils remarquèrent des individus qui se rapprochaient, s’éloignaient. Ils semblaient
parlementer, effectuer un échange peut-être. Oui, c’était bien cela… Des dealers, en
silhouettes distinctes, racolaient des junkies New-Yorkais en complet veston, en
manteaux cossus. L’après-midi était à son déclin… Cela ne changerait donc jamais…

Soudain il reconnut les contours de l’avenue et la vue de la devanture de la


boutique à saucisses, de l’autre nuit. Elle avait l’air si futile, avec son air médiocre et
reconnaissable. C’était là qu’il avait hésité avant d’entrer. Ils s’arrêtèrent, au passage,
jetèrent un œil à l’intérieur. A travers la vitre, ils virent leur place où ils se trouvaient
assis l’un près de l’autre. Tant de choses s’étaient passées depuis. Pourtant cette
boutique leur faisait signe. Une sensation de bien-être les envahit, à l’idée d’y faire un
saut, comme pour savoir ce qui les avait attirés là, dissiper les doutes, voir clair sur
les liens qui les avait fait se rencontrer et se rapprocher, comme après un tremblement
de terre. Ils cherchèrent à s’adapter à la vue de la vitrine, puis saisis d’une volonté
farouche, d’un réflexe instinctif, comme des joueurs qui hésitaient devant leur
dernière mise, en supposant qu’ils allaient perdre, de quelque façon qu’ils s’y
prendraient, ils poussèrent la porte à deux battants…. Le barman n’était plus celui de

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la première nuit. Il commanda des oeufs au bacon pour deux, sans lui demander son
avis. Elle réclama des cigarettes de sa marque habituelle, une tasse de café. Elle lui en
offrit une. Sur ces mêmes tabourets, la glace derrière le comptoir leur renvoyait leur
reflet, mais ce n’était pas l’image dure, délavée de leur rencontre. Dans les traits, ils
avaient l’air d’un couple presque tragique, ambigu, mais noyés dans une indifférence
monotone. Les consommateurs ne savaient rien de leur histoire, assis sur leurs
tabourets, dans le silence relatif des cliquetis de verres, de couverts sur des assiettes…
D’autres consommateurs étaient dans le lieu. Les deux marins ivres avaient disparu.
A croire qu’il ne s’était jamais rien passé ici, que la coïncidence du hasard n’avait rien
changé en eux ? Le serveur se déplaça machinalement le long du comptoir. Ils le
virent, motivé par une curiosité inexplicable, jeter un coup d’œil dans la rue, avant de
poser son regard sur eux, indifférent : « Vous désirez autre chose ? ». Un client tenait
les pages de son journal ouvert, sur le bord du comptoir. Guérand lut : « Les forces
militaires anglaises, américaines, basées en Méditerranée, dans l’Océan Indien,
pointent leurs missiles de croisière à partir d’une concentration d’avions, navires et
sous-marins, sur les installations de défense des Talibans, en Afghanistan. Les
populations de ces zones sensibles se trouvent menacées, l’exode de milliers de
malheureux commence. La réplique est imminente. Il suffit de donner le feu vert et
l’assaut commencera. » Outre ce client qui lisait son journal, un quidam se trouvait
assis, tout près, petit et bossu, qui absorbait un plat de macaronis, en sauce tomate.
Son visage étroit, au nez courbe, sous l’éclairage, ressemblait à celui d’un avare
comptant ses sous. Ils l’observèrent, dans reflet de la glace. Le regard baissé, l’arête
de son nez plantée dans son visage comme une lame dans une pomme, les lèvres
fines, avides, les pattes dégoulinant du menton, il avait l’aspect d’un gnome ignoble
tiré des bas-fonds de quelque enfer ou les abysses de son antre de solitaire. Le temps
paraissait s’écouler différemment. La salle avait perdu son charme ambigu. La même
paix y régnait. Anna Righy sucra son second café, remua avec la cuiller, approcha la
tasse de ses lèvres. Guérand hésita, indécis, devant son plat de frites.
Il s’interrogea sur le hasard qui l’avait amené là, la première fois. Etait-ce
vraiment un hasard ? Il était venu s’y réfugier, en sortant du métro, avec l’intention
d’y faire halte, avant de repartir dans la nuit avancée déjà. Il avait fait irruption dans
ce bar, après avoir vu un film maussade dans une salle, à Broadway… Il se souvint
des clochards allongés sur des bancs, dans les stations désertes, des wagons peints en
rouge sales et maculés qui s’arrêtaient. Des voyageurs assis sur des banquettes
étroites, plongés dans une fausse somnolence. Des portes métalliques s’ouvrant à
deux battants, quand deux types ambigus entrèrent dans le compartiment… Le plus
grand, une de ses jambes paralysée, se traînait avec des béquilles. Son pote l’aida à
s’asseoir.
Le flic requis sur le quai, en service pour un objectif précis, dans l’attente que
les portes métalliques se referment, s’éloigna, en laissant voir sa matraque au flanc. Il
n’avait rien vu d’anormal. La voix geignarde de l’infirme s’éleva quand la rame
s’ébroua : « Good night, captain », à l’intention du policier, puis il se mit ensuite à
gueuler. Son pote lui dit de la fermer. L’infirme lui jeta un sale regard, se leva. Pas
infirme du tout, le mec. Il éclata d’un cri perçant, désolant, aigre et fou. Ceux qui se

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trouvaient là, regrettaient d’avoir glissé leur jeton dans le tourniquet, d’être venus
s’asseoir dans ce wagon. La rame prenait de la vitesse. L’infirme esquissa un pas de
danse sur ses tennis informes, brandit ses béquilles, avança d’un pas et frappa de
l’une d’elles un homme assis devant lui. Le bout caoutchouté atteignit l’homme au
front. La rame glissa, en grinçant dans un tournant. L’éclat de la lampe incendia le
front de l’homme frappé. Des éclaboussures de sang jaillirent sur son visage meurtri,
incitèrent l’autre à frapper de nouveau, mais son compagnon s’y opposa.... Dans sa
douleur l’individu blessé gémit, avec du sang plein le visage. L’homme aux béquilles
menaça tour à tour les zombies de la voiture. Guérand en faisait partie, mêlé, un
instant, à des êtres fatigués qui remontaient lentement à la surface de la ville, noirs,
métis, portoricains, cubains, travailleurs de la nuit qui empruntaient les ascenseurs,
les escalators des grandes tours silencieuses, vidées des blancs, remplacés par d’autres
qui poussaient des machines chromées sur le marbre des halls éclairés, déserts, qui
allaient à l’embauche ou revenaient de leur servitude, épaves fourbues dans ce tunnel
assourdissant, économisant leurs forces, assis sur des banquettes qui se faisaient face,
unis au vacarme métallique, à l’air tiède et confiné du wagon, sous la violence de
l’énergumène. Malgré la haine de l’homme aux béquilles, aucun n’osa intervenir….
L’homme toucha un autre type à la poitrine, un vieux qui leva un œil noir sur
ce dingue et murmura une insulte. Le fou ricana et poussa son cri coriace. Un
avertisseur programmé annonça le nom d’une station. L’infirme se tut, fila, entraîné
par son pote. L’homme blessé s’essuyait le visage. Guérand descendit et les dépassa
rapidement sur le quai, tandis que le faux infirme jurait encore. Il s’éloignait, sans
pouvoir éviter d’entendre la voix de l’ordure humaine qu’était l’individu aux béquilles.
L’enfoiré le traita d’enculé, même s’il continuait de marcher, sans se retourner…
Celui-là se nourrissait-il de sa crasse mentale, de son désespoir haineux, pour faire
régner la terreur ? Tout se paie… Il songea, à un autre moment, qu’il aurait sorti son
revolver pour le descendre, même si des balles du chargeur auraient été perdues.
C’était un colt, à canon court, qui pesait dans sa poche, un simple revolver
d’ordonnance. Il avait signé une licence, donné son adresse. Il était en règle.

En posant sa tasse vide sur le comptoir, Anna l’interrogea du regard. Elle


articula quelques mots, mais sa voix n’était pas chaude, chantante un peu, comme
celle qu’elle avait la première nuit. Pourtant, c’était bien sa voix d’elle, avec son
charme, sa sensibilité.
-Alors, qu’est-ce que l’on fait ? On y va ?
Ils se levèrent et sortirent.

***

A l’un des guichets de la gare, dans le hall où des gens passaient avec l’air de
se hâter ou d’arriver, ils prirent deux tickets de train pour Miami…
-Il faut que je te dise quelque chose, tout de suite, dit-elle…
Elle fouilla dans son sac, chercha fébrilement, sans trouver d’abord ce qu’elle
cherchait.

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-Regarde.
C’était un chèque au porteur de dix mille dollars.
-C’est la pension de mon mari, en Asie, actuellement, où il s’occupe d’une
affaire de travaux publics… Avant, il était ici… Je voudrais que tu comprennes
exactement que je n’ai jamais soulevé la question d’argent… Je me sens fautive,
comme si je n’avais rien dans le ventre, parce que si je suis une mère dénaturée, à
cause de mon fils. Cela ne t’ennuie pas, si je t’en parle ?
-Non.

Ils gagnèrent l’un des buffets de la gare, prirent place autour d’une table, en se
restaurant de nouveau.
-Du sel, garçon !

Elle allait recommencer. Du sel, du poivre. Puis de la sauce anglaise. Puis du


feu pour sa cigarette… Puis… Cela l’impatientait davantage, il ne souriait pas, mais
ne pouvait pas ne pas entendre :
-Si tu connaissais mon mari, sa famille, tu t’étonnerais. Ce sont des gens qui
possèdent des villas, un peu partout. Le père était dans la haute finance. Qu’est-ce
que tu as ?
-Rien.
De nouveau, il la vit dans la glace, comme la première nuit, la face un peu de
travers, un peu déformée.
-Tu sais, je ne veux pas que tu sois vexé… Comme cela, je ne serai jamais à ta
charge, tu comprends ? Tu veux que nous rentrions ? Le billet de train n’est que pour
demain, à neuf heures du matin…
-Dommage.
Il songea au « Regina Hotel », que s’ils y revenaient, ce ne serait sans doute pas
la même chambre. Pour tout oublier de Greenwich, le piège…
Des gens allaient et venaient autour d’eux, actifs dans la torpeur que dissipait
la nuit.
-Que veux-tu faire ?
-Nous devions aller à la gare de Grand Central. Nous y sommes, nous avons
nos tickets… Est-il absolument nécessaire de revenir, là-bas ?
Il la regarda en face. Elle était pâle, les traits tirés, les yeux fixes. Elle n’avait
pas le courage de protester, de revendiquer quoi que ce fût. Devant son hésitation, il
lui serra le bras cruellement, en appuyant de toute sa poigne. Elle résista à la pression,
ne dit rien.
-Viens !
De nouveau, ils avançaient sur les trottoirs animés de la faune de ceux qui
vivaient la nuit. Ils se mouvaient avec aisance dans la lumière artificielle, si celle-ci
n’était qu’un faux-semblant. Au tournant d’une rue, à n’importe quel moment, tout
pouvait arriver dans une nuit dont la force tranquille semblait plus réelle, plus
chaleureuse que les embouteillages du jour, l’activité frénétique, illusoire, de ceux qui
participaient à sa glorieuse servitude. La nuit tuait le jour. Ils passèrent de nouveau

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devant l’appartement de Lydia, exténués. « Le boxon que cela a dû être ! il songea…


coke, héroïne, lsd, crack, ecstasys, etc… » Anna s’arrêta, surprise, en apercevant de
la lumière à la fenêtre.
-Regarde.
-Eh bien, quoi ! Il y a quelqu’un. C’est peut-être l’amant de Lydia. Tu voudrais
bien monter, n’est-ce pas ? Tu as peur que je te suive, que j’y découvre des affaires
compromettantes.
-C’est sans doute Dorothy, l’amie de Lydia. C’est elle qui a les clefs.
-Tu veux qu’on y aille ?
-Non…Viens.
Ils n’étaient plus très loin de chez lui. Du coup, ils se revirent dans le grand
hall, perdus dans cette immense salle qui sentait les départs, croisés par ceux qui
allaient dans tous les sens, avec certitude. Ils s’approchaient d’un guichet. Avaient-ils
le droit de remettre à plus tard ? N’était-ce pas une erreur de revenir sur leurs pas ?
-Je me sens fatiguée, dit-elle.
Il s’arrêta, au coin de la rue :
-Je vais te poser une question. Tu es libre de ne pas répondre.
-J’écoute.
-Promets-moi de me répondre sincèrement.
-Mais oui.
Il sentit monter en lui un accès qui bouleversait son sang, chaque fois. Il se
sentit aspiré par le trou vide qui s’élargissait, où il avait la sensation de se perdre, de
se chercher, comme si rien n’avait jamais existé, et s’entendit dire :
-Combien d’hommes ont couché avec toi ?
Ce n’était pas lui qui posait la question, mais quelqu’un d’autre…
-Que veux-tu dire ? En ce moment ?
-Tu ne comprends pas ?
-Cela dépend de ce que tu appelles être dans la vie d’une femme.
-Combien d’hommes ont couché avec toi ? Je te donne un chiffre : Cent, cent-
cinquante ? Davantage ?
-Bien moins.
-C’est-à-dire ?
- Je sais que tu es un peu fêlé. Je ne devrais pas te répondre… Est-ce que je te
pose des questions de ce genre ?
Sans doute se voulait-elle sincère, avec un peu de pitié pour lui. Elle s’appliqua
à chercher dans sa mémoire... Sous un réverbère, la lumière verticale tombait sur ses
cheveux couleur de blé mur, plongeait d’ombres ses yeux bleus. Il n’arrivait pas à
capter son regard.
-Je ne sais pas, moi, attends… Pour quoi faire ? C’est déplacé ! Seize, dix-sept...
-Tu es sûre que tu n’en oublies pas ?
-Pourquoi te mentirais-je. Je crois que c’est bien tout… Te voilà satisfait ?
-Y compris ton mari ?
Elle s’écarta un peu, en lui tournant le dos, de nouveau lui fit face, dans la
lumière :

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-Je n’avais pas compté mon mari. Cela fait dix-huit. Quelle importance cela
peut-il avoir ?
-Viens !
Très calme, sûr de lui, en apparence, il la devança et ouvrit la porte.
-Tu n’oublieras pas de mettre le réveil ?
Qu’allaient-ils faire ? Il se rendit à la cuisine, par la fenêtre, fixa la rue
suspendue dans la nuit pâle. Un gros chat noir essaya de pénétrer à l’intérieur d’une
poubelle, le couvercle étant mal mis. Il hésitait sur le trottoir, noir et lustré sous la
lune. Guérand le vit se ramasser, renverser le couvercle d’un bond et sauter dedans.
Il revint dans la chambre. Anna Righy était là, devant lui, à moitié nue.
-Toi, dit-il, en appuyant du doigt sur la fleur d’un sein. Toi, toi, toi…
C’était toute sa vie qu’il lui rendait là, comme si elle était responsable de cet
échec, de sa vie d’avant, une vie qui ne menait nulle part.
-Toi !
-Qu’est-ce qu’il te prend ?
Il avait retiré sa bague. Il dressa son poing sur elle, sentit son sang lui incendier
le visage, sa voix devenir rauque.
-Toi…Je…
Son poing s’abattit, une fois, deux fois, trois fois. Il ne se rendait plus compte
que c’était lui qui frappait et continuait. Non, ce n’était pas lui. Quand la lucidité
revint : « J’étais aveugle, songea-t-il, et maintenant, je vois… ». Vidé de substance, il
s’arrêta, interdit, devant le visage de la femme baigné de larmes, se dirigea vers la
cuisine pour échapper au spectacle, et ajouta, en se retournant :
-Pardonne-moi, Anna… Je n’ai pas voulu.

***

Le lendemain matin, dans le petit coin cuisine, elle versait de l’eau chaude sur
du café français.
-Quelle heure est-ce ? demanda-t-elle.
-Huit heures dix. Nous prendrons un taxi…
Il ajouta :
-Il y avait sûrement quelqu’un, chez ton amie, puisque nous avons vu de la
lumière. Tu veux retrouver tes affaires, n’est-ce pas, avant de partir. Ecoute, nous
irons là-bas. Tu monteras pendant que je t’attendrai.
De la scène de la veille, s’il paraissait être libre du moindre remords, il ne
pouvait ignorer qu’il l’avait frappée, ce qui le rendait plein de prévenances, un peu
fautif aussi. Dans un semblant de bien-être, ils s’offraient de temps à autre un sourire,
sous les prétextes les plus futiles. Elle avait le visage à peine blessé par sa fureur, la
lèvre supérieure légèrement enflée.
-Nous irons chez ton amie.

***

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Le soleil dorait faiblement un seul côté de la rue, de douceur matinale, ce


dernier jour où ils avaient la sensation de se glisser comme dans un bain. La ville avait
un air allègre, débraillé. Sur le côté gai de la rue, leur couple avait l’air si charmant
que les gens leurs souriaient, même si, à peine, une meurtrissure se laissait voir sur le
visage de la jeune femme. Dans l’air calme, les ménagères allaient aux provisions, les
camions de livreurs stationnaient devant les boutiques. Ils marchaient depuis cinq,
ou dix minutes, quand ils arrivèrent devant l’ex-appartement de Lydia.
-Monte, je t’attends en bas.
-Je préfère que tu viennes, avec moi. Accepte, veux-tu ?
Il consentit à la suivre et elle appuya sur le bouton d’appel de l’ascenseur. Une
lumière clignota sur son panneau quand ils arrivèrent au troisième étage. Les battants
métalliques coulissèrent.
Le long d’un couloir, les appliques murales déversaient une lumière faible. Elle
appliqua un doigt frémissant sur une sonnette, se tourna vers lui pour se rassurer, lui
serra furtivement le poignet. Elle dut sonner une seconde fois, une troisième, mais
personne ne vint ouvrir.
-Quelle heure est-ce ?
-Huit heures trente, dit-il.
-Je ne comprends pas, il n’y a personne. Cependant la lumière est allumée à la
fenêtre, à moins que ce soit un oubli de la part de Dorothy. Elle doit être chez elle.
Il y a une cabine téléphonique, dans la rue.

Dans la cabine, face à l’immeuble, Anna se glissa à l’intérieur. Il resta debout


sur le trottoir, en maintenant la porte entrouverte du bout de son soulier. Il la vit
glisser des pièces dans la fente, composer un numéro. Puis son regard se posa sur la
façade en pierre blanche de l’immeuble. Un pigeon noir s’envola du rebord d’une
fenêtre, ses ailes le soulevant lentement, et finit par disparaître dans les airs. Anna, le
récepteur contre son oreille, attendait. Sur la chaussée, un jet de vapeur échappé
d’une tuyauterie crevée fusa dans la lumière gaie. Elle reposa le téléphone sur son
socle. Les pièces chutèrent, en tintant.
-Il n’y a personne. Je vais essayer de contacter Lydia.
Son impatience dans la cabine crasseuse semblait assez dérisoire, quand un
homme venant de la rue, s’approcha et vit qu’elle était occupée, le visage empreint
d’une morgue caustique, figé d’impatience de New-Yorkais, impénétrable. Il avait le
regard plutôt sombre. Anna consultait les pages sales et grisâtres de l’annuaire en
lambeaux. L’homme attendait toujours.
-Hôtel Americana ?
Une voix répondit. Elle obtint la réception et demanda la communication avec
la chambre 509... Il perçut le timbre aigu d’une voix de femme, à l’autre bout du fil.
-Lydia ? C’est Anna. Je suis montée ce matin, chez Dorothy. Il n’y a personne.
Pourtant, j’ai vu de la lumière à l’intérieur. Je n’y comprends rien. Par hasard, Dorothy
vous aurait-elle remis les clefs ?
-…

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-C’est toujours elle qui les a ? Alors, c’est qu’elle a dû oublier d’éteindre la
lumière, en sortant ?
-…
-Oui, je vais insister, au cas où elle serait là… Je vais voir de nouveau.
Un camion portant sur ses flancs le sigle Mayflower, longea la rue dans un
roulement sourd. Anna reposa le téléphone, sortit de la cabine, son sac en
bandoulière. Le type entra à son tour à l’intérieur, en maugréant des paroles pas
nettes.
Devant l’immeuble où le soleil projetait la douceur de ses rayons, la façade
blanche et nette, d’un blanc très pur, prenait la pose, statique, comme devant un
objectif. Une femme brune passa près d’eux, en bredouillant quelque chose, et leur
lança un regard mauvais, avec insistance. Il y avait du mépris dans ses yeux, courroucé
d’un rejet malsain, comme s’ils étaient relégués au rang de gens d’une autre ethnie.
Un temps passa… La passante, à distance, parut se raviser, revint sur ses pas et
pénétra dans l’entrée de l’immeuble. Son passage hargneux, mesquin, troubla la
quiétude de la rue, comme de l’eau versée dans un verre où l’on a mis un sachet à
dissoudre. Cette femme donnait la nausée. Elle paraissait camée, ou accro, à bout
d’impatience, avec son visage aux petits yeux ternes, perfides. Avant de s’engager
dans l’entrée, elle leur jeta de nouveau un regard vicieux, d’une méchanceté
volontaire. Par réaction, face à l’impression néfaste de saleté d’âme qu’elle impliquait,
Gérand la fixa, le regard dur. Mais la femme ne parut rien voir, pénétra dans l’entrée
et disparut.

L’ascenseur descendit de nouveau, s’arrêta. Une petite vieille vêtue d’un manteau
aux épaules couvertes d’une antique peau de renard, défraîchie, dont les poils
pendaient lamentablement, en sortit. Anna pénétra dans la cabine.
-Je reviens, dit-elle.
Les deux battants de la cabine se refermèrent et celle-ci monta, en chuintant.
La vieille dame s’éloigna dans un soupir. Il resta à attendre, cinq, dix minutes….
L’immeuble semblait vide. Soudain l’idée lui vint de monter jusqu’au troisième pour
rejoindre Anna. Il appuya à son tour sur le bouton d’appel, appuya une première fois,
puis deux fois, successivement, à une minute ou deux d’intervalle. Pourquoi
l’ascenseur semblait-il rétif ? Il vit les numéros d’étage s’allumer et s’éteindre à tour
de rôle. Enfin l’ascenseur se stabilisa. Les battants métalliques coulissèrent.
Sans comprendre, il fut surpris du déplacement d’un métal dans l’air, vif
comme bruissement de soie. Un quart de seconde, un reflet d’acier fulgura dans les
lunettes noires que portait la femme devant lui, qui essayait de l’atteindre.
Instinctivement, il leva la main pour se protéger et recula, mais son geste fut trop
lent, il ressentit une douleur aiguë au poignet, vit avec effarement le sang gicler sur
sa peau. Le métal se dressait de nouveau devant lui, effectuant la courbe d’un arc de
cercle, suivi d’autres. Il réussit cette fois à saisir quelque chose, au vol, un avant-bras,
alors que la lame du rasoir lançait des éclairs sous la lumière du plafonnier.
-Fuken bastard ! entendit-il.

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La voix rauque, hachée, gutturale, presque une voix d’homme, par l’inflexion,
fut révélatrice d’un danger immédiat autant que le déplacement du rasoir dans l’air….
Le rasoir tomba sur le sol. La femme se débattit, courut à toutes jambes vers
la sortie. Resté sur le seuil, incapable de réagir, il tenait sa main dégoûtant de sang.
Un corps de femme gisait sur le sol de la cabine… Anna Righy, les doigts
tailladés jusqu’aux phalanges, la gorge, les joues maculées de sang, une large tache
rougeâtre imprégnant sa jupe, au ventre, comme une flaque qui coulait par terre, entre
ses cuisses, semblait inerte. Il sentit l’urgence de se pencher vers elle, s’accroupit une
fraction de seconde, toucha à peine le manche du rasoir des doigts, se vit le prendre
impulsivement, puis le jeter, en se redressant, en se mettant à courir…
Il venait de commettre une faute impardonnable, mais courait derrière celle
qui venait de fuir. Peut-être le vit-on, dehors ? Un quidam, suivi d’un deuxième qui
se déplacent à toute vitesse sont toujours vus.

***
Même en évoluant le plus vite qu’il pût, il n’oubliait pas sa vision de l’inconnue,
mais pour aller où ? Il s’aperçut soudain qu’il courait en vain derrière une silhouette-
cible évanouie. La meurtrière avait disparu. Personne dans la perspective de la rue,
sauf au loin, quelques passants. Il chercha du regard à qui s’adresser, ne vit rien
d’autre que ces passants, à distance, évalua l’épaisseur de silence qui les séparait d’eux,
puis revint dans l’immeuble où Anna Righy, lacérée au point d’être méconnaissable,
gisait dans la cage d’ascenseur, inanimée… Avec la prescience d’une situation sans
issue, en mode panique, dominé par des pulsions homicides, il songea à la douleur
qu’elle avait due ressentir lors de l’atteinte du premier coup de rasoir, puis d’autres.
Il n’eût pas le réflexe instinctif de s’agenouiller, se tint à distance, mû par la vision
macabre d’un dédoublement, comme s’il rapprochait l’image qu’il avait devant lui, à
celle de milliers de New-Yorkais morts carbonisés dans les tours du World Trade
Center, qu’il ne sortait pas de cet état d’esprit, avec la conviction de se sentir blousé.
Il avait du mal à accepter la situation d’un pareil spectacle, même blessé lui aussi. Que
valait une vie ? Devait-il interpréter ce meurtre, prémédité par le noir dessein de
Véronèse, ou était-ce le crime sordide d’un déséquilibré ? Ce qui prouvait qu’il
revenait à la réalité. La mort des uns, des autres, tout se mêlait, se délitait, dans un
fouillis d’imprévus, d’aléas, d’accidents de la circulation, de chutes du centième étage,
de culbutes, des faits divers de toutes sortes, de la cacophonie de la folie des uns, du
malheur des autres. Le hasard avait bon dos. Pourquoi un tel, plutôt que tel autre. La
mort s’en prenait toujours aux innocents, à ceux qui ne l’attendaient pas ! Ceux-là
même qui restaient pour argumenter, critiquer, oubliaient vite… Non, ce n’était pas
assez, ce n’était pas possible, il ne croyait pas au spectacle qu’il avait devant les yeux,
il en faudrait davantage encore, tous les jours, à tous les coins de rues, pour assainir
la planète. Il fallait du sang, que ça saigne, car la terre avait soif. L’homme par sa
tendance essentielle se révélait ignoble, de tuer plus que pour se nourrir, de tuer
l’autre par antinomie, lui, parce qu’il se sentait de trop sur terre, de trop, ses
semblables se groupant pour supporter l’enfer des divergences, le fait que tant de

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conceptions de vie les gênaient, que c’était beaucoup trop, qu’il y en avait assez,
beaucoup trop…

Il fut sujet à comparaître à l’enquête de police comme principal témoin. Dans


l’impossibilité de partir n’importe où, désormais, il se sentit alpagué…

***
Au département des autopsies, ils comptèrent quinze blessures reçues par la
victime. Une telle fureur vengeresse, un tel acharnement donnaient le frisson. Deux
doigts de la main droite avaient été sectionnés. Le rasoir avait découpé la peau autour
des yeux, en laissant les orbites béantes, sanguinolentes. « Si j’avais voulu la tuer,
songea Guérand, je me serais servi de mon revolver, j’aurais tiré dans un endroit
précis, proprement. Mais ce meurtre sadique dépasse l’entendement… »
On l’interrogea. On fouilla ses vêtements en découvrant qu’il détenait une
arme dans une poche, ce qui ne plaidait pas en sa faveur. Du moins, il le crut, d’autant
que tout alibi qu’il pouvait pousser devant lui pour se défendre, prenait une tournure
douteuse… Il répondit aux questions de l’inspecteur Mac Gill, chargé de l’enquête,
qu’il portait un revolver parce que les rues n’étaient pas sûres, la nuit, le jour, à New
York, qu’il éprouvait la nécessité de se protéger.
-En vue de vous en servir ?
-Pas vraiment… Au cas où ?
Le policier sourit et enregistra sa déclaration. Guérand insista sur le fait qu’il
était en situation régulière, même en tant que touriste, dans un pays démocratique où
le port d’arme n’était pas prohibé. On lui confisqua son colt qui fut placé sous scellé,
dans un sac en plastic.

Il dut attendre, plusieurs fois, en fonction des déplacements de l’inspecteur


Mac Gill, en rapport avec d’autres collègues. Il demeura ainsi, seul, dans son bureau,
assis, sans avoir la possibilité de s’éloigner, de se lever, de changer de place. Que
faisait-il là ? Il n’avait pas les poignets maintenus par des menottes. Il n’y était pour
rien. Pourtant, on statuait sur son cas. Le bruit de fond du commissariat faisait du
lieu une ruche humaine troublée, de temps à autre, par la voix injurieuse d’un
délinquant parmi d’autres, parqué dans une cellule de prévention, au fond de la salle.
Des mains crispées s’agitaient aux grilles, des visages aux regards haineux
invectivaient les policiers, des types renâclaient comme des fauves, d’un ton cruel,
mordant.
L’officier de police Mac Gill revint, il hocha la tête, se renversa en arrière sur
le dossier du fauteuil, en effleurant d’un doigt sa moustache noire. Il posa ses mains
sur le devant de sa ceinture de pantalon, et dit :
-Ainsi, vous avez appuyé sur le bouton d’appel.
-Oui, l’ascenseur est arrivé.
-Je vous indique tout de suite, ajouta-il, que vous avez le droit de ne pas
répondre et d’attendre l’assistance d’un avocat.

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Avec sa large face, aux fanons retombant déjà sur le col de sa chemise, son
ventre bedonnant, il avait chaud. Sa physionomie semblait incompatible avec la
raideur du rapport qu’il avait sous les yeux. Guérand observa ses mains grassouillettes
qu’il frottait, à présent, l’une contre l’autre, avec onctuosité. Cela allait-il durer
longtemps ? Dans le centre de la salle, les sonneries de téléphone, les bribes de
conversation, les heurts de chaises, le va et vient continuel des agents, le passage de
prévenus menottés qui n’arrivaient pas à se taire, saisissaient les tympans, au début,
puis on finissait par s’habituer. Guérand parvenait à voir, au travers la porte vitrée
entrouverte, pour se situer en dehors des mimiques de Mac Gill, l’enfilade des
bureaux, les avis de recherches poussiéreux épinglés au mur, le drapeau des USA
suspendu, avec évidence.
-Les battants ont coulissé, vous avez vu la femme baignant dans une mare de
sang ? demanda ce dernier.
-Je n’ai rien vu d’abord. L’ascenseur mettait du temps à redescendre… J’étais
pressé d’entrer dans la cabine, et j’ai perçu un froissement dans l’air, le geste vif de la
femme aux lunettes noires qui agitait son rasoir. Par réflexe de défense, j’eus un
mouvement de recul, devant sa froide détermination à tenter de m’atteindre avec son
rasoir pour se débarrasser du témoin que j’étais.
-Une sorte de récidive, comme si le premier meurtre ne lui suffisait pas ! Les
battants se sont refermés, après ?
-Non, j’ai empêché qu’ils se referment à la vue du corps étendu, ou ceux-ci
n’ont pas fonctionné. Je les retenais de mon pied, je ne sais plus. La femme au fil du
rasoir était déjà partie, en courant… Cela se passa très vite. Au début, je cherchais à
l’éviter. Puis je réussis à saisir son bras, et le rasoir est tombé. La femme s’est enfuie.
J’ai ramassé l’objet, malencontreusement, je l’ai touché.
-A ce moment-là, l’ascenseur s’est refermé.
-Non, puisque je le retenais ! Ou à croire qu’il s’était bloqué ?
-Pourquoi ?
-Je ne sais pas.
-Pourquoi avez-vous ramassé le rasoir, dites pourquoi ? Peut-on être niais à ce
point de saisir un objet aussi compromettant !
-Je n’arrive pas à comprendre les motifs de ma réaction : Peut-être pour me
défendre, rattraper l’autre, avant de venir en aide à la femme agonisante. Je l’ai jeté
par terre, aussitôt !
-Trop tard, il ne fallait pas y toucher ! Une fois le rasoir dans la main, avez-
vous vu la porte de l’ascenseur se refermer devant vous ?
-Encore ! Quelle importance cela peut-il avoir ? Je me suis mis à courir derrière
la femme, je la poursuivais. Elle courait vite, elle devait connaître le quartier, car elle
disparut soudain de ma vue, sans que je puisse savoir où. Je suis revenue dans le hall
de l’immeuble.
-Ainsi, vous teniez toujours l’arme du crime dans la main ?
-Puisque je vous dis que je l’avais jetée avant !
-Aucun indice supplémentaire sur la prétendue meurtrière ?

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-D’autres que moi ont dû la voir fuir. Pourquoi dites-vous prétendue ? Vous
n’allez pas me mêler à ça, j’espère… me faire endosser un crime que je n’ai pas
commis !
-Déjà ! Qui vous accuse ? Mon rôle est d’établir un dossier en fonction de
faits ! Vous subissez un interrogatoire, non ? Il ne faut jamais tenter le diable. La
justice a ses droits. La seule chose que je puisse, pour l’instant, affirmer, c’est que
dans cette histoire, vous êtes salement compromis, « guy » ! Avec pour seul alibi
d’être un touriste, en plus ! A croire aussi que le contenu de cette affaire n’est fondé
que sur des entailles, des apparences douteuses ! Vous êtes le seul témoin à avoir vu
cette femme brune, aux lunettes noires, qui s’enfuyait, parait-il. Personne d’autre ne
l’a vue. J’ai le rapport du constat de nos agents d’intervention sous les yeux ! Alors ?
ajouta-t-il. Si nous jouons au chat et à la souris, épargnez-moi ce jeu stupide. On vous
demande de dire ce que vous savez. Si vous n’avez rien d’autre à argumenter pour
tenter de vous disculper, la défense sera mince, même avec un bon avocat. Dans
votre cas, je me ferais plutôt du souci…
-C’est bien le cas, répondit-il.
-Peut-être ne vous rendez-vous pas compte de la situation ? Selon Interpol,
vous auriez, semble-t-il, quitté votre pays, en catastrophe. Vous êtes en cavale, on le
sait. Vous auriez quitté Paris, en fuite. Ce que vous avez pu réaliser antérieurement
nous concerne aussi.
Guérand savait qu’il était dans une situation désastreuse, sans issue, mais
n’avait pas à faire part de tout. Il suffisait d’attendre ce qu’en pensait l’autre.
-Il y a un suivi, partout où l’on va… Vous êtes un petit malin ! A quoi jouez-
vous, de quoi vivez-vous ?
-Je suis venu passer quelques temps, à New York, pour le plaisir.
-C’est drôle, dit Mac Gill, la banque où vous travailliez, a été dévalisé, le
lendemain de votre départ. Il n’y avait plus rien dans l’un des coffres. Celui-ci avait
été vidé. Par qui ?
-Vous m’en demandez trop !
-Vous sentiez-vous menacé, à Paris, objet de chantage, sans avoir d’autre choix
que de quitter la France, ou bien cela avait-il été programmé de longue date ? Votre
alibi est bien mince, avec le choix du loisir pour vous tirer de là. A moins que vous
ayez une carrure musculaire suffisante des épaules pour soutenir le poids qui pèse sur
elles, je me demande si… Rien ne tient vraiment. Touriste, et témoin du meurtre
d’une femme à la réputation douteuse, dans un ascenseur, dont vous êtes soupçonné
d’être l’auteur ! Que voulez que je vous dise d’autre ! Où l’aviez-vous rencontrée ?
Mac Gill avait son passeport français ouvert devant lui, sur son bureau, avec
sa photo, ses visas de passage accordés par des consulats.
-J’attends votre déclaration, car il va falloir la déposer vis-à-vis de la loi.
Il se déplaça le long de son bureau, s’assit derrière un ordinateur, l’ouvrit et
commença à taper sur le clavier, en énonçant ce qu’il écrivait :
-Daniel Guérand, né le 11 mars 1960 à Bordeaux. France. Sur le territoire des
Etats unis depuis le 18 août 2001, venu en qualité de touriste, déclare avoir été témoin
d’une agression mortelle sur la personne d’Anna Righy, sans domicile fixe, rencontrée

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dans un bar de nuit le 8 septembre 2001, avec laquelle je vivais, 5 Conifer Street, à
Greenwich village. Fait à New York le 21 septembre 2001. Est-ce exact ? demanda-
t-il.
Il fit signe que oui de la tête.
Mac Gill cessa de taper sur le clavier, enregistra la déclaration, la lui présenta
pour qu’il la signe. Guérand la lui rendit.
-C’est fait, donc ! Nous n’en sommes qu’aux prémices, poursuivit Mac Gill.
Ce que je veux, moi, c’est la vérité sur cette affaire. Qu’avez-vous à ajouter ?
-Rien et tout. Tout ce que je ne sais pas, tout ce que vous ne savez pas !
-Ou tout ce que l’on sait, sans tout connaître de vous ! Vous vous fichez de
moi ! Revenons aux motifs de votre présence ici. Vous m’avez dit : « simple témoin
occasionnel, présent sur des lieux, alors qu’il aurait bien voulu être ailleurs… » Ce
n’est pas suffisant ! Si vous prétendez qu’il s’agissait d’une femme, et que la victime
était quelqu’un que vous fréquentiez ! En êtes-vous sûr ?
-Je ne sais pas, répondit Guérand. En apparence… L’autre avait l’air d’une
femme…
-Ce pouvait être un homme déguisé en femme !
-Exact ! Mais elle, ou, lui, courait vite. Je n’ai pas pu le ou la rattraper
Mac Gill regagna son fauteuil, marmonna pour lui-même, avec humeur, sans
le regarder, en tirant d’un paquet, une cigarette qu’il alluma, le regard fixé ailleurs, à
travers la vitre, sur le mouvement du commissariat :
-Etranger, en plus ! dit-il…
Mac Gill tira plusieurs bouffées, les rejeta en auréoles qui voletaient dans l’air
de la pièce. Il se tourna de côté, continua d’une voix plus audible, en argumentant,
sans le voir :
-Je lui demande : « Voulez-vous que l’on fouille dans votre passé ? Qu’avez-
vous fait jusqu’ici ? »
Ce dernier répond :
-Employé de banque… Je suis ici, en vacances…
-Vraiment ? Drôle de vacances !
Puis je l’entends dire :
-Depuis plus d’un quart d’heure, je ne fais que vous dire ce que je sais… La
vérité.
Mac Gill cessa cette parodie ridicule, et lui asséna, en le fixant droit dans les
yeux :
-Votre vérité ! Qu’avez-bous à dire de plus !
-Vous en doutez ? l’interrompit Guérand.
-Il y a de quoi ! Où se trouve devant vous, au potentiel de crédibilité assez
faible ! Où l’avez-vous mis, celle qui m’intéresse, la partie immergée de l’iceberg ?
Dans votre poche ? A moins que vous ayez toute une panoplie d’alibis ! Ne vous
fatiguez pas, va ! Je connais la combine…
L’inspecteur prit un coupe-papier en plastique, dans une sébile devant lui, le
manipula, par distraction, le remplaça par un autre, en bois d’ébène, qu’il scruta de

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près, puis cessa ce petit jeu, le reposa et se tourna résolument vers lui, agrippa ses
mains à la table de son bureau, et dit, après avoir éteint sa cigarette dans un cendrier :
-Vous me prenez pour un imbécile ! Cela va vous coûter cher, très cher…
Vous en doutez encore ?
L’inspecteur Mac Gill se pencha sur le dossier de déposition, le relut, à voix
haute :
-« Daniel Guérand, né le 11 mars 1960, à Bordeaux. France. Sur le territoire
des Etats Unis, depuis le 18 août 2001, venu ici en qualité de touriste ! »
Il leva le regard sur son interlocuteur :
-Vous savez que l’on peut vous refouler ou vous mettre au trou, à tout
moment ! Qu’en serait le motif ? On préfère vous garder, pour l’instant, vous avez
tant de révélations à nous faire, dit-il, d’un faux ton mielleux…. Dites donc, Guérand,
vous êtes un drôle de coco !
-Coco, moi ?
-Oui, cocorico… Auteur ou témoin d’un meurtre, drôle de façon de venir chez
nous pour des vacances ! J’ai du mal à vous suivre. Il y a tant de suspects, aujourd’hui,
qui nous passent entre les mains. D’autant qu’après les attentats du 11 septembre…
-Vous me prenez pour un coupable éventuel ?
-Je n’ai pas dit ça : éventuel. Tout le monde a un potentiel crédible ou pas,
imprévisible, éventuel, même ceux qui, en apparence, sont bourrés de certitudes, ont
un alibi de probabilités ! Pour moi, il y a coupable ou non coupable. Le terme n’est
peut-être pas assez fort… Vous jouez à quoi ? Vous croyez que je suis ici pour perdre
mon temps ? On me paie pour ça, pour débusquer la vérité, démêler les imbroglios…
Afin que le juge qui statuera sur votre sort, dans mon rapport, et devant le suspect
coupable défini, ne m’en veuille pas trop… Le coupable vrai paie sa dette à l’égard
de la justice, tout autre est libre… Si vous voulez, je vous considère comme le suspect
numéro un, et j’ai de bonnes raisons de le faire.
Il referma son dossier, lui fit face :
-J’ai horreur que l’on se paie ma tête ! Nous venons au monde innocent, mais
nous devenons tous coupables ! Dans le contexte actuel, vous savez, qui ne l’est pas ?
Des soupçons pèsent sur une multitude d’individus, comme vous… On est tous
coupables, si le meurtre vit en chacun de nous. Il suffit de le débusquer…
En se penchant sur la table de son bureau, Mac Guil insinua :
-Moi-même, n’avais-je pas intérêt à faciliter la destruction des tours du World
Trade Center ? C’est la question du jour, cela nous met l’eau à la bouche, hein ! Il y a
des suspects partout ! Vous êtes-vous demandé si votre allusion à un alibi prétendu,
pour vous rendre libre de culpabilité, pouvait nous suffire, si elle ne dissimulait pas
autre chose derrière, si vous n’êtes pas un dangereux criminel, un terroriste ? Un
meurtre simulé en témoignage pour servir d’alibi, pour ne pas avoir à donner des
noms, dans la mesure où le pot aux roses serait découvert ? Heureusement, nous
avons des moyens pour savoir la vérité. Le penthotal, la narcoanalyse, ça sert à quoi,
selon vous ?
-On nage en plein délire !

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-Vous le prenez comme ça, mais vous ne rigolerez pas, le jour où on vous y
soumettra… Il y a tant d’individus qui viennent ici, dans ce pays, avec un faux
passeport, en couverture, qui se livrent ensuite à une multitude d’activités
apparemment légales. N’importe quel passeport, français, ou saoudien, ou iranien…
Le vôtre n’est pas truqué, c’est déjà un bon point. Si vous étiez venu un mois plus
tard, on vous aurait soumis à d’autres examens. Vous n’êtes pas de confession
musulmane, j’espère ?
-Je suis chrétien baptisé, mais résolument athée !
-Est-ce pour vous mettre au vert que vous êtes venu ici, dites ? Est-ce pour
rompre vos liens avec d’autres individus, sans noms, nuisibles, invisibles… Sur le
rasoir, le labo a découvert un tracé excellent de vos empreintes, avec du sang
correspondant au vôtre, à celles de la défunte, mêlées à d’autres empreintes. Le test
ADN est formel, les vôtres prédominent.
-Evidemment, puisque j’ai été le dernier à l’avoir eu dans la main.
-Pour quoi faire ? J’ai du mal à vous croire… Ne portiez-vous pas sur vous,
un revolver ? Vous sentiez-vous menacé, dans le but de vous en servir ? Drôle de
façon pour un touriste, de venir passer des vacances, et de se protéger d’un révolver !
-Je n’ai pas eu la présence d’esprit de m’en servir, à temps ! Elle est partie si
vite, l’autre, j’étais trop choqué. Je l’ai poursuivie pour la démasquer ! J’aurais pu m’en
servir alors, comme d’une cible !
-C’est un fait. Cette arme vous sert d’alibi, puisque vous n’avez pas tiré…
-Croyez-vous que si je m’étais servi du rasoir, je me serais blessé ? Je l’ai
ramassé, sans trop savoir pourquoi, je vous l’ai dit. L’autre s’enfuyait. Je n’ai pas pu
la rattraper.
-Erreur fatale ! Un homme qui a la tête sur les épaules et n’a rien à se reprocher,
ne ramasse pas un outil de ce genre lorsqu’il est couvert de sang, un rasoir.
-Ce n’est pas la question. Il n’y a pas de réponse au fait qu’elle ait disparu aussi
vite, que je n’ai pu rien faire ! C’est mon tourment. Ce n’est pas une apparition. Il a
bien fallu que quelqu’un décampe à toute vitesse, si j’ai voulu le rattraper !
-Qu’est-ce qui vous a passé par la tête, au début, quand la cabine venait
d’arriver, pourquoi avez-vous perdu votre contrôle ?
-Difficile de l’avoir dans ces cas-là.
-Au contraire, la conscience mise à l’épreuve, instantanément, réduite à son
seul champ visuel, implique que l’on soit absolument lucide, que l’on fait tout pour
sauver sa peau. Votre alibi ne tient pas. Vous êtes un personnage douteux, étrange,
un peu maso, non ? Quand quelqu’un n’a pas la conscience tranquille, cela se voit !
Et puis vous en avez le profil de… Comment dirais-je…Vous allez m’aider, peut-
être à le définir… Voyons, vous êtes tellement de bonne volonté ! Vous ramassez un
objet qui vous implique à fond, à la place d’une autre ? Votre réaction immodérée
vous conduira tout droit à la chaise électrique ! C’est trop vaseux, peu concluant…
Depuis que vous êtes ici, vous ne voyiez personne ?
-Si, la morte, Anna Righy… Pourquoi doutez-vous de ma bonne foi ?

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-Vous n’allez quand même pas vous mettre à la place d’un témoin XYZ, chargé
de preuves si accablantes, d’indices trop réels, qu’il ne vous reste qu’à vous mettre à
chialer ! Votre alibi ne tient pas !
-Votre rôle consiste-t-il, monsieur l’officier, à brouiller les cartes, à rendre la
situation la plus confuse possible, afin de me contraindre à dire ce que je ne veux pas,
autrement dit, à me manipuler ? Vous me prenez pour un parano, ou quoi ! Il vous
faut un coupable, je sais ! Je ne comprends pas vos allusions à des liens, à des
accointances que je n’ai pas, voire que j’aurais pu être de connivence avec…. Vous
tenez à gagner du temps, mais en perd, on s’égare…
-C’est moi qui pose les questions, ici ! dit-il.
L’officier de police modifia l’orientation du faisceau de la lampe, et l’inclina de
manière à voir Guérand, en face, en pleine lumière…
-La lampe vous gêne, je sais, on s’égare. Mais je vous ai jusqu’ici, pour ainsi
dire, épargné... Croyez-moi, si la garde à vue dure quarante-huit heures, vous auriez
intérêt à avoir un avocat… Il y a des heures d’attente et des questions posées,
rabâchées, toujours les mêmes, sans sommeil, jusqu’à ce que le coupable harassé de
fatigue, à bout de souffle, signe, ne serait-ce que pour en finir ! La nuit est longue,
vous savez… Moi, je peux aller dormir, quelqu’un d’autre prendra la relève…jusqu’à
ce que l’on obtienne de vous, la vérité ! C’est toujours au petit matin, à l’aube, que les
meurtriers avouent ou se repentissent. Nous, on prend notre temps, on boit du
café…
-Alors, vous ne me croyez pas !
-Je ne demande que ça pour y croire, mais votre alibi est bien mince… Vous
dites qu’elle a cherché à vous blesser, avec le rasoir, que vous l’avez poursuivie, avec
un révolver chargé dans la poche ?
-Oui, je l’affirme !
-Qu’elle portait des lunettes noires, qu’elle s’est enfuie à toute allure, sans que
vous soyez parvenu à la rattraper, etc… etc… Etes-vous si sûr de ce que vous
affirmez ? N’avez-vous pas eu la berlue, n’êtes-vous pas mythomane ? Il y en a qui
éprouvent une jouissance sadique à fausser les éléments les plus probants, dans le
but de contourner la réalité des faits, jusqu’à ce qu’ils craquent, au petit jour, se
prennent en pitié… Tout juste s’ils ne regrettent pas d’avoir été mis au monde, alors,
s’ils ne font pas appel à leur mère, comme des gosses… Vous connaissiez Anna
Righy, n’est-ce pas ?
-Depuis peu, puisque je vous l’ai dit !
-Comment l’avez-vous connue ?
-Dans un bar, un soir.
-Sans blague !
Mac Gill ricana exprès, puis ajouta :
-Naturellement, vous avez couché avec elle ?
Guérand haussa les épaules, devant l’évidence.
-Si ne me m’abuse, vous êtes Français, c’était bon à prendre ! Mais dites, vous
n’êtes pas venu ici, j’espère pour combattre pour le Djihad et instaurer la Charia ?

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-Que voulez-vous me faire dire ? C’est tellement absurde que… Il vous faut
des boucs-émissaires, ou des coupables, c’est dans la logique actuelle de votre
profession… Plus vous réussirez à définir un quota de prétendus terroristes, mieux
le pays sera défendu… L’opinion veut ça, même si, pour l’instant, on a l’air de
s’éloigner de ce qui nous préoccupe.
Guérand ajouta :
-Vous avez bien vu mon passeport, lieutenant. Je suis venu ici avec un visa
touristique, je n’ai pas encore la carte verte, mais ça viendra.
-Voyez qu’il y a contradiction sur le sens de votre séjour ! Vous êtes venu pour
de prétendus vacances… Votre visa…
-Que voulez-vous me faire dire, ou ne pas dire ?
-Que vous êtes un fumiste ! Non mais ! Quelles raisons vous ont poussé à
venir dans ce pays ? En quittant la France, l’avez-vous fait dans un but précis, avec
quelque chose à vous reprocher, parce que vous ne pouviez plus y rester ? J’ai un
rapport sur vous, d’Interpol. Rien au sommier, pour l’instant ! Mais je me demande
si vous n’avez pas déjà un passif. New York accueille tout le monde, toutes sortes de
gens. Il suffit d’un alibi sérieux pour rester dans ce pays, une bonne couverture.
D’alibi, j’ai le regret de vous dire que vous n’en avez pas vraiment, pour l’instant. Ce
qui me donne les mains libres. Je peux faire de vous ce que je veux, même vous
contraindre à dire ce que vous ne voulez pas dire, mettez-vous ça dans la tête !
-Je n’ai pas d’alibi, c’est vrai. Mais il y a mon Ambassade, je suis citoyen
français…
-En ce moment ? Tenez-vous vraiment à ce que…
-Je n’ai pas d’autre raison à vous donner sur le motif de ma venue dans votre
pays. A priori, je suis venu pour me distraire.
-Vous changerez d’idée… Vous allez tout nous raconter, vous verrez… On
ne ment pas à papa Mac Gill ! Même dans des circonstances où il convient de sauver
sa peau, quand on est confronté à un meurtre, on déclare n’importe quoi… La
plaisanterie suffit… J’ai le droit de ne pas vous croire, sinon par laxisme-oblige, en
invoquant des circonstances atténuantes ou grotesques, qui ne sont pas les vôtres.
Voulez-vous que je vous prenne pour quelqu’un d’autre ? C’est si facile. On pourrait
jouer à la dînette, si vous voulez, comme au bon vieux temps. On pourrait discuter
de ça, autour d’un verre de bière, comme de vieux copains, un peu complices, quoi !
Quand on a ramassé un objet tranchant, qui a servi d’arme à tuer, on reste sur le fil
du rasoir, c’est normal. La preuve, vous êtes le premier et le dernier témoin, le seul,
l’unique ! Il y avait-t-il, dans la rue, des gens qui vous auraient vu courir ? Voyons,
voir…
Il fit semblant de feuilleter son dossier…
-Je ne sais plus vers quelle heure, vers huit heures trente…
-Des gens m’ont vu.
-Oui, c’est bien vague… Dites !
-S’ils ne se sont pas présentés pour des témoignages utiles à l’enquête, cela
prouve qu’ils étaient solidaires pour éviter les ennuis, même s’il m’ont vu courir, avant
de revenir dans l’immeuble ! Personne ne s’est porté garant pour déposer ce qu’il

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avait vu : une femme portant des lunettes de soleil, s’enfuyant à toutes jambes. A leur
insu, un meurtre venait d’avoir lieu. Voilà ! S’il n’y a pas d’autre résultat ou d’autre
solution qui comptent pour inculper quelqu’un de meurtre ? Ils ont vu ensuite. J’étais
coupable. Il y avait la foule. Je me sentais perdu au milieu d’eux ! J’étais coupable,
quoi ! J’avais beau être dans tous mes états, ils ont dû s’apercevoir que je connaissais
la victime, en s’apercevant que je parlais, avec un accent étranger. Je suis en vacances,
je n’ai rien de plus à vous dire. Je prendrai un avocat. Que l’on me pose toutes les
questions que l’on voudra, je ne répondrai qu’en sa présence. Les questions qui n’ont
rien à voir avec ma vie actuelle, c’était ailleurs, en Europe, cela ne vous regarde pas,
même si depuis quelques temps la situation a changé aux USA, dans le monde…
-Vous rêvez ! A quoi vous sert le bluff pour essayer d’étayer quoi que ce soit ?
Prenez garde, je sais tout de vous… Vous avez quitté Paris, en dévalisant une banque,
celle où vous travailliez… Et vous voulez, après ça, être libre ? La banque je m’en
fiche, dans la mesure où vous avez placé le pognon ici, mais ne me prenez pas pour
un imbécile ! C’est une filiale de la James Parker’s Bank Compagny… Marco
Véronèse en est le PDG, et nous l’avons à l’œil, celui-là, dans la façon dont il blanchit
son argent… Si vous pouvez nous aider à le mettre dans le sac, si vous aviez des
révélations à nous faire ?
-Je ne vois pas de quoi vous parlez !
-Mais si, voyons… La limousine blanche… On ne me l’a fait pas ! Vous en
avez peur, hein, qu’ils vous descendent… Et Anna Righy, la défunte ! Elle était aussi
dans son collimateur. Voyez que l’on ne peut pas tromper l’inspecteur Mac Gill !
Mais si je vous remets en liberté, vous pouvez jouer le rôle du lapin mécanique…
Véronèse étant le lévrier.
Guérand, abasourdi, garda le silence… Puis :
-Vous ne pouvez pas déplacer l’axe de votre lampe, s’il vous plait ? La lumière
me fait mal aux yeux, je ne peux pas répondre…
Il mettait, de temps à autre, une main devant son regard. Mac Gill la déplaça
légèrement.
-Ok ! Je sais ce que vous allez me dire, une fois encore : vous êtes innocent !
dit-il ensuite. Tout le monde est innocent.
-Si vos autorités réglementent et resserrent rigoureusement leur politique
d’immigration, que voulez-vous que j’y fasse ? L’argent que j’ai, il me vient d’un
héritage, ou figurez-vous que je l’ai gagné à la loterie nationale, en France. Prouvez
quoi que ce soit ! Je vous mets au défi !
-Pour noyer le poisson, vous vous posez un peu là ! Le cliché est si banal !
-Si l’on ne peut plus entrer désormais aux USA, comme on pouvait le faire, que
voulais-vous que j’y fasse ? Croyez-moi, je ne suis ici que de passage, avec l’espoir de
repartir à l’expiration de mon visa.
-Bon, d’accord. Supposons que vous soyez libre, pour combien de temps ? Il
y a la bande à Véronèse. Ils vous attendent, à chaque coin de rue, vous empêcheront
de partir. D’ici peu, à moins qu’il vous soit possible de quitter New York, vous
reviendrez nous demander notre appui. D’ici peu… Cela sert à quoi d’être libre, dans
ce cas ?

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-Pouvais-je prévoir les attentats de New York, et du Pentagone ?


-Pourquoi occultez-vous Véronèse ? Vous trouvez qu’il n’est pas dangereux,
qu’il ne nous intéresse pas davantage ?
-Je m’en suis toujours sorti.
-Jusqu’ici !
-Je voulais voir New York, y passer un instant de ma vie, et j’ai vraiment de la
chance ! J’ai joué sur le choix de mon départ, le moment venu. Le choix pour votre
ville m’a paru plus enrichissant que si j’avais choisi Londres, ou Tokyo. D’ailleurs,
Londres, Tokyo, ou New York, n’était-ce pas la même chose ? Je devais partir. Avant
de me décider à faire mon choix, c’était devenu pour moi une obsession, et je ne
pouvais plus la nier. Des considérations personnelles dues au hasard…
-Ce n’est pas le temps des confidences, encore…
-J’aurais pu choisir ailleurs, si je ne l’ai pas fait. Là, peut-être, j’aurais dû
temporiser davantage en observant le tableau d’affichage des avions en partance.
-Vous étiez paumé, quoi ! Pris de court, un paumé viscéral ! A cause d’une
erreur, on joue parfois son destin… Cela pressait tant que ça ?
-Pas vraiment, mais j’ai toujours eu confiance hasard.
-Il a bon dos.
-Vous ne pouvez pas me refouler d’ici, pour l’instant, ni me déclarer… Enfin,
vous n’avez que des présomptions.
Mac Gill haussa les épaules :
-Raison et supposition bien minces ! Vous pourriez rester davantage, pour
l’éternité. Sûrement ! La seule identité qui vous justifie, si elle peut être d’ordre moral :
nous sommes tous en sursis. Depuis votre arrivée, beaucoup de choses ont changé.
Vous n’avez aucuns liens avec des confessions islamistes, heureusement. Cela ne
changerait pas de l’ordinaire, si ça fait partie du goût du jour… Ils veulent quoi ?
J’insiste là-dessus.
-Très peu, pour moi ! Je hais un fondamentalisme qui veut intégrer une
conception ultra-archaïque aux sciences et techniques les plus sophistiquées ? Tout
le monde sait cela par les journaux, les informations télévisées. Nous sommes
suffisamment sur-informés… Les Khmers rouges de l’Islam, cela me laisse froid…
Toute religion privilégie l’essence de l’être, par le respect d’autrui. Dès que cette
conscience est bafouée, le fanatisme prend naissance sur un mensonge. Il faut avoir
le courage, la lucidité de démystifier. Si l’Islam ne fait pas sa propre police à l’intérieur
du monde musulman, le problème ne sera pas résolu, comme au temps de
l’Inquisition, au Moyen âge chrétien. Il faut qu’il excommunie les infidèles. Les
peuples complices des terroristes doivent souffrir de ce qu’ils veulent infliger. Alors
pourront-ils s’écrier : « Allah est grand… C’était écrit… » Se mettre à genoux pour
de multiples prières, pour expier… Je dis cela, je n’irai pas plus loin, cela ne me
regarde pas. Les médias ne sont-elles pas là, pour nous éduquer ? Ah, la dérive des
médias !
-Jolie théorie ! Vous avez des idées… Vous voyez que vous y venez, dit
l’inspecteur Mac Gill, en souriant.
-A quoi ? A rien !

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-A ce que je veux vous faire dire. Votre rôle de témoin du meurtre, à supposer
que vous ne soyez pas le coupable, ne me satisfait pas, n’est pas suffisant pour vous
servir d’alibi. Dans ce pays, quiconque tue, passe à la chaise électrique. Si c’est pour
cacher d’autres activités…
-Lesquelles ? Dites !
-Ici, on ne coupe pas la tête, vous savez, on n’égorge pas sous l’ordre des
Talibans, on vous endort tout simplement, on vous extirpe de toute forme de société,
de l’humanité. Comment se fait-il que vous ayez choisi justement, New York ?
-Que voulez-vous dire ?
-N’y avait-il pas de préméditation réelle ? Anna Righy, nous l’avons identifié
par ses papiers…
Il alluma une cigarette, se mit debout, le rapport entre les mains.
-Elle était connue déjà… Arrêtée le quatre janvier 2001, pour prostitution sur
Park Avenue. Interdite de jeu dans les casinos de l’Etat de New York. Un peu plus
tard, mêlée à une histoire de trafic de drogue… Il consulta le dossier, lut : Charges
insuffisantes… Il ferma le dossier, s’appuya contre le mur.
-Trois choses plaident pour vous, qui peuvent vous charger, en même temps :
votre blessure au poignet pour parer aux assauts de la meurtrière, les gens qui vous
ont vu courir, car il faudra y venir, à ces gens, le fait que vous n’ayez pas utilisé votre
arme… Aucun d’eux ne s’est manifesté encore. A supposer que vous dites la vérité,
vous avez une part infime de chances, mais très faibles. Cela reste à démontrer.
Trouvez-moi un coupable, vous serez libre.
-Coupable, tout le monde l’est. Si j’étais le coupable, j’aurais essayé de
m’enfuir.
-Pas toujours. Il y en qui restent figés sur place, en état de catalepsie, la bave
aux lèvres... L’acte les libère, plus qu’une éjaculation. Vous ne seriez pas un tueur en
série, échappé de France, venu nous compliquer les choses ?
-Dans ce genre de crime, on prend toujours la fuite. Vous êtes d’accord avec
moi : c’est un crime crapuleux. Est-ce que j’ai l’air d’un maniaque ? Est-ce que j’ai
l’air d’un terroriste ? Pensez-vous que j’aurais pu la tuer ? Je connaissais cette femme,
mais pas question de la faire mourir. J’ai toujours l’impression d’une vaste
machination au centre de laquelle je ne suis pour rien, qui ne me concerne en rien…
- Une obsession ? Futilité, il faut vous faire soigner ! On a l’air que l’on veut
bien se donner… A votre place, je me méfierais de propos semblables. Prenez garde,
toutes vos affirmations sont enregistrées.
Mac Gill poursuivit :
-A l’étude de vos empreintes sur l’arme du crime, du sang de la morte sur vos
vêtements, d’une éraflure très nette, sur votre main, des ongles d’Anna Righy. Et
patati et patata… Nous n’avançons pas.
-L’éraflure n’est pas d’elle, ou c’est une pure coïncidence, un pur hasard. Je
vous le dis, je ne l’ai pas tuée.
-Vous dites… Le hasard a bon dos, chez vous. Vous savez ce que vous
risquez ? Anna Righy avait-elle de bonnes raisons d’être menacée ?

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-Oui, je le pense, pour trafic de drogue. Nous avions décidé de quitter New
York. Auparavant, elle voulait se rendre chez un de ses amis. John ? Je ne me rappelle
plus son nom, pour récupérer ses affaires. Nous devions partir le jour même, pour
Miami.
Un instinct le poussait à raconter, en s’appuyant sur la vérité, ce scénario, mais
ne craignait-il pas pour lui-même ? Avait-il le choix ? Quand on dit la vérité, elle peut
être interprétée comme une contre-vérité. Le vrai pourquoi de sa présence à New
York, Mac Gill le savait, mais ne pouvait rien prouver… Même pas, par
l’intermédiaire d’Interpol… Là-bas, aussi, en France, ils tenaient leurs coupables,
mais Véronèse était un gibier beaucoup plus important pour eux ! Même signalé en
France, si René Bergaud, l’amant de cœur de Lily était porteur du chapeau, avec ses
complices, il n’avait rien à craindre de ce côté-là. Mac Gill n’avalait pas ça, qu’il était
venu en vacances, s’il savait pourquoi… Le rapport d’Interpol devait être résolument
insatisfaisant… Mac Gill savait qu’Anna Righy était l’amie de rencontre de Guérand,
conforté par l’idée qu’il n’y avait jamais de hasard. Ils étaient tous les deux sous le
feu des visées de Véronèse, avant même de s’être déjà rencontrés. Pourquoi Guérand
l’avait-il frappée, une nuit ? Pourquoi avait-il ramassé le rasoir, qu’est-ce qui l’avait
poussé à s’embarrasser d’un objet qui l’aurait disculpé, s’il l’avait laissé par terre ?
Qu’est-ce qui s’était passé dans sa tête, à ce moment-là ? S’il ne l’avait pas frappée,
l’avant veille, n’aurait-il pas ramassé le rasoir ? Il y avait toujours ce double, surgi du
seuil de l’inconscient… Ce n’était pas lui qui l’avait frappé, quelqu’un d’autre, enfoui
en lui-même, qui pouvait endosser son identité, le pousser à commettre des actes
irréparables, qui lui voulait du mal. Toujours ce double à l’affût en lui dressait la tête
de temps à autre, cherchait à le perdre. Pourquoi ? Par connivence ? Il ne pouvait pas
parler de Véronèse ouvertement, des menaces qu’ils avaient reçues, qu’Anna Righy
et lui avaient un contrat sur eux, qu’ils n’en avaient plus pour très longtemps, s’ils
restaient ici…

. -Pouvez-vous me faire une description générale de la prétendue brune ?


demanda Mac Gill.
-Celle-ci mesurait environ un mètre soixante quinze. Assez grande, en tous
cas.
-Quels étaient ses vêtements ?
-Je n’ai pas remarqué. Je me souviens seulement de son visage. Pas vraiment,
à cause des lunettes.
-Ah oui, les lunettes.
Il s’énerva :
-Ecoutez, si vous ne me croyez pas, si vous pensez que j’ai fait le coup, arrêtez-
moi.
-J’en ai justement l’idée. Comprenez-moi, il ne s’agit pas de croire, ou de ne
pas croire ceci ou cela. L’enquête judiciaire est un processus d’élimination qui
consiste à rayer progressivement des noms, à effacer des mobiles, à éliminer des
soupçons. J’espère que le puzzle finira par se préciser pour vous, en tous cas… Je
vais vous donner à regarder quelques trognes d’assassins, ou de maniaques sexuels.

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-Ainsi, vous commencez à me croire ? D’après vous, je ne serais donc pour


rien dans cette histoire ?
Mac Gill haussa les épaules, prit le téléphone, jeta quelques mots dans
l’appareil. Moins de cinq minutes plus tard, un policier en uniforme entra dans la
pièce.
-O’Brien, emmenez Guérand, et montrez-lui quelques clichés.
La vue du nouveau venu l’obligea à se lever, à le suivre. Il atteignait déjà le
seuil du bureau, quand Mac Gill lança :
-Encore une chose : vous savez que vous ne pouvez pas quitter la ville. J’ai sur
vous des présomptions, et lesquelles ! Des preuves, surtout, mais finalement je vous
donne une chance, je vous crois. Vous avez ma confiance, mais je ne vous conseille
pas de partir, je vous ai à l’œil.
-Vous savez bien que si j’étais coupable, j’aurais déjà pris la fuite. Et je ne me
serais pas servi d’un rasoir. Vous avez découvert sur moi une autre arme…
-La police retrouve toujours les coupables dans cette ville, se contenta-t-il
d’ajouter. Il y en a même qui sont parfois condamnés à tort. C’est un risque à courir.
***

L’une après l’autre, il fixait les pages plastifiées du gros dossier de


photographies. Ce qu’il y avait d’étrange, c’était que l’on ne lui eût pas demandé
d’établir un portrait robot de la meurtrière. Mais les lunettes noires faussaient tout, il
n’était pas facile de se faire une idée. Mac Gill n’y trouvait-il pas d’intérêt, ou le
dissimulait-il, enclin à supposer qu’il était ou ne pouvait pas être coupable ? Sa main
tremblait un peu… Des physionomies quelconques, hommes, femmes, défilaient
devant ses yeux, tous maniaques sexuels. D’être sur la sellette, cela rendait nerveux.
Il ne l’avait pas prévu ainsi. Sa nervosité prenait un rythme impulsif, frénétique, il
avait du mal à réfléchir…. L’avait on envoyé là, par simple diversion ? Parmi ces faces
de détraqués, laquelle était celle de l’exécuteur d’Anna Righy ! N’était-elle pas déjà
menacée, ne l’avaient-ils pas été tous les deux ? Le lieutenant de police Mac Gill avait
assez de preuves pour l’inculper, sur le point de le laisser en liberté, parce qu’il pouvait
jouer le rôle d’appât, et servir ses fins ? « Vous êtes le lapin mécanique, et Véronèse,
le lévrier… . » Il s’en souvint…
Il se savait traqué, condamné à mort, à moins que Mac Gill intervînt avant,
sans compter beaucoup sur la vigilance de la flicaille, le FBI et compagnie…
Devant ce dossier de dégénérés à consulter, que pouvait lui faire la vue de leurs
faces ignoblement tragiques ? A quoi bon observer ces clichés ? Il ne pouvait pas
oublier l’instant où la porte de l’ascenseur coulissait dans sa rainure, le reflet des
lunettes noires, l’arc de cercle décrit par le rasoir dans l’air, la crispation d’Anna
mourante, ses ongles griffant le dos de sa main avant qu’elle n’exhalât son dernier
soupir, la fuite de l’agresseur. Elle avait l’air de vouloir dire : « Retiens-moi à la vie ! »
Ces faces sinistres se ressemblaient, portant sur elles la tare indélébile de leur
difformité. « Du grand guignol ! » songea-t-il. Il en rit presque, ce qui eut pour effet
de le détendre un peu. Il alluma une cigarette dont les volutes de fumée s’élevèrent
lourdement dans la pièce… Il était dans de beaux draps… L’ambiance du

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commissariat, dans la clarté artificielle des néons qui combattait celle du jour, les gens
qui allaient et venaient, menottes aux poignets, sans discontinuer... Il avait toujours
les mains libres qu’il crispait néanmoins. Qui pouvait se porter garant de l’homme
assis, le « Frenchie » qu’il était, aux doigts frémissants, qui posait un regard absent
sur le registre qu’on lui avait remis ? A quoi cela rimait-il ? Il n’avait pas été amené
là, par hasard. Il songeait à son potentiel de crédibilité : il n’en avait pas. L’affaire du
vol de la banque lui collait à la peau, la mort d’Anna Righy… Il y avait du Marco
Véronèse, là-dessous… N’avait-il pas quitté Paris, en cerf aux abois ? La traque
continuait. Il fit un effort pour se concentrer… « Si j’avais pris l’ascenseur cinq
minutes plus tôt, rien ne se serait passé. Nous serions déjà à Miami… » Il glissa la
paume de sa main sur sa tempe, ressentit une douleur ténue. Malgré la chaleur régnant
dans la pièce, il avait presque froid et suait d’une sueur froide… Au moment où un
attroupement s’était fait dans le couloir de l’immeuble, un manutentionnaire
portoricain criait, en espagnol, une femme s’était évanouie dans la confusion la plus
totale, le brouhaha, l’arrivée de la police. Anna Righy baignait dans son sang, le visage
hideusement tailladé.
Il tourna une page… D’autres physionomies lugubres exprimant la morgue, la
peur, le fixaient, faces vides ou livides qui ne lui disaient absolument rien. Les doigts
de sa main tremblaient toujours.
Dans l’espace des fenêtres, le crépuscule descendait sur la ville. Il déplaça son
regard vers l’une d’elles, observa le jour finissant. Au plafond, les néons
bourdonnaient tranquillement. Le commissariat préparait sa nuit quotidienne, avec
son cortège d’allées et venues, ses conciliabules, ses sonneries de téléphone…
Impossible de nier qu’il n’avait pas su reconnaître la femme, si c’était celle qui les
avait déjà nargués dans la rue. La fille au regard sordide avait fui comme elle était
venue, à croire qu’elle connaissait toutes les chausse-trapes du quartier… Il se
reprocha son impuissance à ne pas avoir pu la retenir, l’immobiliser… La cité
gigantesque chamarrée de lumières flottait dans la nuit, ses amarres rompues ne
s’ancraient plus dans le sol, ses superstructures de béton glissaient vers la mer, cette
ville où la fantasmagorie était de rigueur.
Les tubes de néon au plafond... Il redevenait peu à peu ébloui, comme quand
Mac Gill avait concentré le faisceau de sa lampe sur lui. Un vide se faisait dans son
esprit à en oublier la douleur, la plaie vive qui lui brûlait le cœur. Il se sentait vide…
La face du monde avait basculé, une fois de plus, le spectacle apparaissait sous un
amas de décombres, l’image du présent, en verre brisé, pilé. Tout fichait le camp
comme au sud de Manhattan, à la vue d’images que l’on se reprochait d’avoir vues,
tellement stupides, atroces, qu’il en sentait son regard troublé, ignorant la présence
du sol sous ses pieds. La perception de ce séisme, au seuil de sa conscience, était
fichée comme l’impact d’un tir de roquettes rappelant le jour où il avait vu New York
ébranlée par la folie meurtrière de quelques assassins. Il avait beau essayer de se
débattre en essayant de renouer avec ces images à voir, afin de leur donner une
apparence plus supportable, les clichés étaient là, en lui. La clarté dispensée par le
tube fluorescent du néon accentuait cette ambiance. Une dague transperçait sa chair,

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une flèche empoisonnée. Le souvenir atroce était là, présent, intolérable, réduisant
ses efforts à néant.
Un policier en uniforme entra, lui demanda s’il désirait boire quelque chose. Il
secoua la tête négativement. La gorge sèche, il ne voulait rien boire.
L’homme tourna les talons. Il le suivit des yeux, un instant. Son regard se posa
sur une jeune femme, environ trente ans, assise dans un bureau vitré, de l’autre côté
de la salle, qui feuilletait un gros livre, un dossier de photographies. « Encore un
meurtre, se dit-il… Quel monde pourri. Peut-être se trouve-t-elle là, par hasard ?
Pourquoi pas ? Il faut tout croire et ne rien croire… »
« Anna a dû ressentir… » Il était vain de s’interroger la dessus. La douleur ne
le satisfaisait pas. Face au maléfice du sort qui avait surgi à l’improviste, comme un
raz de marée, sans préambule : « Pourriture humaine ! » songea-t-il, les dents serrées.
Il était incapable d’avoir les idées nettes. A la vue du néon, au-dessus, il songea : « Il
existe trois principaux tubes fluorescents. A réchauffeur, à allumage rapide, quoi
encore ? A chaque extrémité du tube se trouve une électrode, un fil de tungstène
torsadé revêtu de substances chimiques, lesquelles substances sont connues comme
étant des oxydes rares. Un instrument appelé lest fournit le voltage nécessaire à
l’allumage de la lampe, règle le débit du courant dans le... »

Quelqu’un s’assit à côté de lui, vêtu d’une veste de cuir, la lèvre supérieure
précédée d’une moustache brune. C’était Mac Gill. Une odeur de déodorant mêlée à
la transpiration, émanait de lui. Il passa le revers de sa main sur son front, en sueur.
Il régnait dans le commissariat une chaleur d’enfer. Il resta là, assis à ses côtés.
Guérand n’y fit plus attention. Il ne sortirait pas de cette situation. Pourtant, il fallait
trouver une issue. L’inspecteur Mac Gill parla :
-Ce n’est pas si catastrophique que ça ! Moi, j’ai perdu ma femme dans la folie
meurtrière du World Trade Center. Que voulez-vous que j’y fasse ? Quelle sera ma
vie ? Ce monde est cruel, nous n’y pouvons rien… Je vais vous faire relâcher. Vous
savez à quoi vous vous trouvez exposé ? Pas besoin de se leurrer !
Mac Gill se tut, toujours assis. L’homme semblait soucieux, désespéré, et fixait
le sol, les coudes sur les genoux. Il se redressa :
-La vie continue, parce que nous sommes condamnés à vivre, ou à mourir…
Les électrodes, les atomes de tungstène ou d’argon ne pouvaient rien contre
le fait qu’il avait perdu sa femme, qu’Anna était morte, qu’il mourrait aussi. Ce destin,
il ne l’acceptait pas non plus... Ne s’en était-il pas déjà sorti ? Lily, la prostituée de
l’Etoile, avait servi d’intermédiaire entre lui et René Bergaud, le bouc émissaire. Son
comportement se justifiait par une volonté de mépris, son esprit de vengeance. Il
haïssait les maquereaux, le monde sordide de la prostitution. Il y avait sa révolte
contre le milieu dans lequel il vivait, celui d’une banque : une façon de voir et d’être
soumis à une hiérarchie qu’il n’acceptait pas… Il revoyait ses collègues, satisfaits
d’eux. Il avait prévu d’en faire profiter quelqu’un, au début, que ce quelqu’un fût
n’importe qui, pourvu qu’il allât jusqu’au bout, puis avait tenté sa
chance… « Pourquoi pas moi ? ». Ce qui comptait, c’était de voir son idée réalisée :

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lancer sa bombe contre le rouleau compresseur administratif de la « Banque du Crédit


de la Seine », lui faire échec, en pauvre termite qu’il était, mais lui faire échec…
L’inspecteur Mac Gill se leva, lui tapota l’épaule. Il suivit des yeux le gros
homme errant d’un bureau à l’autre, qui échangeait quelques mots avec ses collègues.
L’un d’eux s’esclaffa de rire. Dans cette ruche humaine où les mains des prévenus
s’accrochaient aux grilles, dans cette ménagerie d’individus aux acabits de tous poils
qui lançaient des injures, ce rire lui parut totalement déplacé. Une absurdité de plus
dans le chaos général. Son regard se posa sur la jeune femme derrière la vitre. Les
coudes appuyés sur la table, le front dans une main, elle fumait une cigarette, en
passant en revue l’accablant cortège de photographies.
Il essaya désespérément de ne plus se souvenir de rien. La présence de l’officier
de police, Mac Gill, était encore sensible dans la pièce, comme une mouche que l’on
entend bourdonner dans un endroit clos, qui finit par se fixer sur la peau du visage.
Le désespoir de Mac Gill, s’il avait tout perdu en quelques heures, si sa vie pour lui
n’avait plus de sens, qu’est-ce que cela pouvait bien lui faire ? Un espace vide se
creusait entre les autres et lui, une plaie vive que nul onguent ne pourrait cicatriser,
que le temps seul finirait peut-être par guérir, à moins qu’il ne fût mort d’ici là. Il lui
restait un mince espoir : fuir ! Mais comment déjouer la traque des gens de
Véronèse ?

***

La berline de police avançait… Par-delà la vitre, Guérand suivait des yeux les
artères glauques, les enseignes lumineuses trouant l’obscurité d’innombrables points
brillants. Le luminaire d’un cabaret, au coin d’une rue, « Gibson’s bar and grill »,
accrocha son regard comme un fanal réconfortant pour solitaires en goguette. Cette
lumière avait pris un aspect définitif, désolant. Au coin d’une autre rue, deux
silhouettes échangeaient des gestes furtifs : ils devaient se passer une cigarette de
marijuana, entre deux bouffées, ou boire une boisson quelconque. Une prostituée les
regarda passer. Elle eut un petit geste amical à la vue de la voiture, à cause de son
gyrophare. Le véhicule de police longea le Madison Square Garden qui affichait un
spectacle de hockey sur glace. Il était loin le temps où Jake La Motta affrontait Marcel
Cerdan ou Sugar Ray Robinson, pour le titre mondial des moyens… Plus loin, une
file de taxis devant un grand hôtel, stagnait sur le bord de la chaussée, les chauffeurs
attendant des clients. Des créatures pataudes, fantomatiques apparaissaient sous la
lumière des réverbères... La ronde infernale des véhicules en code qui parcouraient
les avenues. Les pupilles irritées par l’ambiance de la nuit, Guérand ferma les yeux…
La Plymouth roulait toujours…
Quel était l’intérêt de Mac Gill de le laisser quitter le commissariat dans
l’incohérence de la ville ? Il ne cessait de se poser des questions sur Anna Righy
rejetée dans le néant, sa brève conservation à la morgue, avant la décomposition
inévitable… Elle rejoignait celles qui avaient vécues, cette femme qu’il avait possédée
charnellement, qu’il étreignait la veille encore. Dans le regret de ne pas avoir connu

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d’autres périodes de son existence, n’était-il pas le premier concerné ? La Plymouth


de service le laissa devant son domicile dans la nuit plombée de signes. L’immeuble
blanc lui parut étrangement silencieux.

***

Au travers des vitres de la fenêtre, la masse des gratte-ciel accrochant la voute


du ciel défiait la nuit. Il avait beau tourner en rond, quelque chose se déclencha en
lui, avec une intuition peut-être… Quelqu’un le connaissait, quelqu’un pour lequel il
ne pouvait pas être un anonyme, quelqu’un de vivant. Il songea à Kate et ses cheveux
roux. Cela le délivrait de l’atmosphère du commissariat. Il avait respirée pendant des
heures, son odeur de rousse qu’il aimait, et cela l’aidait à s’échapper à sa notion de
culpabilité, du doute dont il faisait l’objet. Il irait sans doute voir la jeune femme
danser au « O Tropico », dans le cadre circonstancié où elle gagnait sa vie. Qu’avait-
il fait, comme elle, jusqu’à présent : subsister. Que faisaient la plupart ? Le fait de
penser à Kate l’aidait à alléger la servitude des questions posées par Mac Gill qui le
situait au niveau de ceux, de minutes en minutes, que l’on amenait, menottes aux
poignets, dealers, petits malfrats, agresseurs en tous genres, voleurs à la tire ou à
l’entourloupe, qui avaient franchi la barrière du délit, ceux, malgré eux, ou en
connaissance de cause, qui avaient opté pour le crime. Ils formaient masse, ces
délinquants qui ne savaient subsister qu’en tant que prédateurs. Cette racaille vivait
aux crochets de la société qui les avait enfantés, violeurs, détraqués, exhibitionnistes,
frustrés de tous poils, envoûtés par le luxe mirifique de la ville. Déficience mentale
qui générait la haine, l’envie, la rancune, la bassesse. Aucun d’eux ne méritait le droit
de vivre, et pourtant… La force du mal utilisait les pantins articulés qui lui étaient
voués. Dans sa tendance à ressasser avec certitude le trou sans fin jusqu’où il est
donné à l’homme de s’avilir, de se complaire dans l’inconscience de cet avilissement,
d’y trouver une justification libérée des moindres tabous, sa haine de l’humain
cohabitait de nouveau de connivence avec son double. Etait-ce pour oblitérer la part
de l’ombre qui les habitait, que les individus, pour la plupart, optaient pour une vie
bien réglée, un travail assidu, une femme, des enfants ? L’homme ne sécrétait-il pas
son propre monstre ? Sans pitié pour ceux victimes des mobiles de leur inconscient,
qui ne sauraient jamais la vérité sur eux-mêmes, leurs actes, leurs crimes, révélant leur
identité, il n’aurait jamais assez de pouvoir pour se venger… Les terroristes
conditionnés pour le Djihad, rejoignaient les barbares pédophiles qui violaient,
dépeçaient les enfants, adeptes du mal en tant que force interne dans le tournis de
son vertige infernal… Dans son immense dégoût de la vie, il faillit vomir sur le palier,
devant la porte qu’il ferma à clef et alla s’abattre sur son unique fauteuil, dans
l’obscurité. De nouveau, il pensa à Kate. Où trouver l’issue d’une espérance par
besoin d’amour ? Comment défier ce monde absurde ? Elle avait l’habitude de se
rendre tous les jours dans un même bar. Ne pouvait-il aller la voir demain ? C’était
dans une rue donnant sur Park Avenue, peut-être la Cinquante-cinquième, ou la
Cinquante-sixième Rue East.

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Le matin, il prit un taxi, marcha un peu, au hasard, et finit par retrouver le bar
où ils s’étaient rendus, après le musée. Kate habitait-elle dans le quartier ? Elle ne se
trouvait pas à l’intérieur, ni sur le terrasse. Il s’adressa à l’un des employés :
-Vous n’avez pas vu Kate ? demanda-t-il.
-Qui est Kate ?
-Une fille rousse, aux yeux verts magnifiques. Elle vient souvent ici.
-Ah, je vois. Une danseuse, Kate Davies ?
Le garçon essuyait ses verres et lui sourit.
-Pouvez-vous lui laisser un message ? Vous n’auriez pas un crayon, s’il vous
plaît ?
-Tenez.
Il écrivit sur un petit morceau de papier :
« Kate, j’ai besoin de vous voir. C’est de la part de Daniel. Viens me voir chez
moi, si tu veux. Ou téléphone-moi au 212 247 2000. Je t’attends, Daniel. L’inconnu
du musée. »
Il tendit le billet et partit.
Une chance à tenter…
Qui était-il pour Kate ? Un amant occasionnel, parce qu’elle se trouvait, cet
après-midi-là, en manque d’amour, et qu’elle avait besoin d’un homme pourvu qu’il
ne fût pas trop laid, impuissant, mais capable de la satisfaire ? Y avait-il autre chose ?
Devait-il considérer ce bref échange, le souvenir des quelques minutes passées dans
sa chambre, comme un moyen de s’en sortir, de remonter en surface, d’aspirer une
bouffée d’air pur ? Kate pouvait être une issue à son tourment, à supposer qu’elle
souhaitât renouer des relations avec lui. Kate, jeune et belle, gracieuse et élégante, la
flamme de ses cheveux roux sur la masse pâle du drap, écarlate dans la pénombre de
la chambre. Kate, sur le bord du lit, enfilant ses bas… Qu’avait-elle dû penser après ?
Qu’est-ce qu’elle devait se moquer de lui à présent, rejeté dans l’oubli ? Parce qu’il ne
pouvait servir que de prétexte, d’alibi, ou d’occasion ? Cependant, elle était venue
l’avertir. Elle ne semblait pas froissée, ne paraissait pas lui en vouloir. Elle l’avait
quitté, semblait-il, sans arrière-pensée. Soumise au fait, elle n’avait pas manifesté de
dépit, de regret. Elle n’était pas jalouse. Il l’avait suivie, un instant, longeant le trottoir
de l’impasse. A travers la vitre de la fenêtre, sa silhouette s’éloignait, puis disparut au
débouché de la rue. Il aurait bien voulu la rappeler, lui faire un signe, mais elle s’était
déjà volatilisée, souple, féline dans la masse des piétons anonymes.
Le soir venu, il sortit dehors, quelques temps, marcha au hasard dans les rues
du quartier, puis revint, une fois de plus, se tint dans la pièce principale, debout,
faisant face au désert de sa chambre. Comment échapper à Véronèse ? Comment
enfreindre les injonctions de Mag Gill ? « Vous n’avez pas le droit de quitter la
ville ! Tiens donc ! » Il prendrait son départ pour Miami, non pas par défi.
« Il y a dans la vie, des choses, des évènements que l’on ne peut pas jeter dans
l’oubli, parce qu’ils sont trop marquants… On les intègre au vécu, comme une fêlure,
un traumatisme. Pourtant, il faut continuer de vivre avec… On n’a pas le choix. »
Ainsi en était-il de New York, avec son âme blessée à jamais. Aussi longtemps qu’il
vivrait, Anna Righy baignerait dans une mare de sang, la silhouette du meurtrier ou

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de la meurtrière s’enfuyant à toutes jambes. Pas moyen d’y échapper. Il ne pourrait


pas non plus échapper à la vision de milliers de New-Yorkais courant dans la
tourmente sous le ciel noir de fumée du World Trade Center, leur fuite éperdue dans
un matin d’apocalypse qui avait noyé le soleil, à croire que le Christ était mort, ce
jour-là, que l’éclipse sombre plongeant les rues dans une morne hébétude figurait
plus qu’une intolérable désolation. Il ne pouvait pas nier non plus, l’instable situation
dans laquelle il se trouvait, son regret de la disparition de Kate, à laquelle il aurait
voulu se retenir. Comment s’inventer des regrets et des désirs nés de bouts de ficelle ?
Toujours au salon, il alluma une cigarette… Croire qu’il s’agissait d’un mauvais
rêve, si ceux-ci sont généralement flous comme des ombres ou des reflets de poissons
énormes dans le silence des profondeurs. Les images maudites étaient là, claires,
nettes, gravées dans sa mémoire, en séquences actives, rétroactives défilant à la
vitesse grand V, avant de se figer sur l’une d’elles… Un visage, derrière une paire de
lunettes noires.
Il alla dans la cuisine. Sa solitude avait quelque chose d’insupportable. C’était
là, qu’avec Anna… Il s’assit dans son coin, devant la table de la cuisine, à l’endroit
même où il buvait son café, le matin, en grillant une autre cigarette.
Il écrasa son mégot dans un cendrier, alluma une cigarette suivante qu’il tira
de son paquet, las, comme s’il traînait derrière lui un poids énorme, à l’égal de Sisyphe
remontant constamment sa pente, en poussant son rocher, sans avoir le temps de
reprendre souffle ni le courage de sourire, au sommet.
La sonnerie du téléphone retentit, sinistre, à cette heure. Il songea à Kate,
décrocha et perçut un souffle oppressé, un rire, un ricanement incessant, un rire
jubilatoire, quelqu’un qui riait à pleine gorge, exhalait sa bile comme une méchanceté
gratuite, uniquement pour effrayer ou scandaliser celui qui se trouvait à l’autre bout
du fil. Il aurait souhaité se trouver devant lui, pour pouvoir lui arranger la face, la
démolir, le tuer. Quelque part dans la ville, quelqu’un d’assez timbré donnait des
fausses peurs aux autres pour les faire enrager. Il faisait le mal pour le mal, dans le
but d’inquiéter, de propager l’angoisse. Il y eut un déclic. Celui qui n’osait pas se
montrer au jour, venait de raccrocher. Il n’était pas en mesure d’admettre que cela
pouvait être une erreur, ni de délivrer au dingue des circonstances atténuantes. C’était
ciblé. Ce n’était peut-être pas un dingue, mais peut-être l’annonce de sa mort lente,
latente, qui approchait ? Il prit cela comme un avertissement et réalisa qu’il n’avait
plus d’arme de défense, et moins de marge en perspective. Cela, loin de l’affaiblir, lui
donna de l’allant. Toujours sa notion de défi, de déjouer l’impossible, de croire par
réflexe qu’il pouvait maîtriser certaines lois…

***

Dans la Cinquante-cinquième Rue East, il s’approcha du bar et ralentit l’allure.


Il faisait beau, dehors, et entra. La plupart des consommateurs se réjouissaient
comme dans un bain, par la porte ouverte donnant sur la rue, ou en terrasse. Il se
faufila parmi les tables et les chaises, jeta un œil à l’intérieur, aperçut Kate. Elle n’était
pas seule, mais avec un jeune homme assez beau qui lui parlait. Il se sentit indécis à

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la vue du couple. Il ne l’avait pas prévu ainsi. Allait-il aborder Kate, lui parler ? Il
sortit incognito et se dirigea vers un kiosque à journaux, fit semblant de s’intéresser
aux titres parus, puis prit sa décision de repartir, à pas lents. Dans le bar, vu par elle,
à ce moment-là, il aurait eu l’air d’un gêneur, d’un intrus : il devait faire une croix sur
Kate, ce n’était plus possible, à moins que… Il lui avait écrit. Elle continuait de
meubler le vide de son esprit, car elle était comme un souffle de vie qui éveillait des
sensations naissantes. Il ne tenait qu’à elle de se manifester.
Après avoir marché un certain temps, il revint sur ses pas, s’arrêta devant le
kiosque pour acheter un journal. De son observatoire, il tourna le regard en direction
du bar. Il observa l’homme et la femme, derrière la vitre, à l’intérieur, Kate assise,
reconnaissable à cause de ses cheveux de la couleur des premières cerises, en grande
conversation, qui riait. Son partenaire, assez grand, se penchait vers elle, lui disait
quelque chose à l’oreille. Ils semblaient heureux et contents. Elle tourna son regard
vers la rue, sans le voir. Il eut le temps de s’abriter derrière un présentoir, attendit un
peu, son journal à la main, et repartit.
La journée était douce et ensoleillée, sans qu’il le remarquât, indifférent à
l’atmosphère alanguie de l’automne. Au coin de Park Avenue, il entra dans un fast-
food pour se restaurer, s’assit quelque part, déploya son journal, le feuilleta à la
rubrique « faits divers » : « Une jeune femme assassinée à coup de rasoir au cœur de
Greenwich village. Crime sadique. Un français, témoin de la scène, a été interrogé
par la police. L’enquête piétine. Anna Righy avait-elle des accointances dans le milieu
underground ? Affaire à suivre… ». Il en avait la preuve… « On sait déjà, affirme
l’officier de police Mac Gill, que la victime, après avoir trempé dans une affaire de
stupéfiants, fut relâchée, fautes de preuves. Serait-ce dans le milieu des dealers, des
drogués, que l’enquête doit être poursuivie ? » En première page, il put voir que la
riposte était lancée : Kaboul, 21heures 30, une série d’explosions secouait la capitale
de l’Afghanistan. Georges W Bush annonçait les premières frappes de l’opération
« Justice immuable.»
Guérand plia son journal. Le serveur lui apporta un café. Guérand reprit le
journal, le rouvrit, considéra les pages des petites annonces. Une société de nettoyage
embauchait des « cleaners », à la petite semaine. Cela le fit rire, mais il découpa
l’annonce avec les doigts… Que pouvait-il en faire ?

***

Une voiture de police passa, puis des taxis jaunes… Au coin d’un « block
d’immeubles », la vue d’un homme endormi, couché en long dans l’entrée d’une
boutique pleine de caméras, d’ordinateurs, de calculatrices, de jeux électroniques,
devant une grille… Les sons modulés d’un saxophone, confrontés aux trilles
syncopés d’une clarinette, s’envolèrent d’une fenêtre ouverte, quelque part, dans les
étages. Guérand franchit le passage clouté, au signal indiquant : « Attendez ! »…
Erreur ! Une voiture fut obligée de freiner pour l’éviter, et le conducteur le traita de
bâtard. Il croisa deux hommes qui discutaient devant une cabine téléphonique,
animés de gestes amples, caricaturaux. Le « block » suivant n’était qu’un décor de

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façades d’immeubles gris, derrière des murs sans éclat où des gens assoupis de
fatigue, dormaient.
Devant lui, un chat courait sur le trottoir, furtif, avant de trouver refuge sous
une voiture. Guérand croisa un passant qui promenait en laisse un fox terrier, le col
du pardessus relevé, une main dans sa poche. D’une poubelle crevée, une odeur de
décomposition grisait l’atmosphère.
La voiture arriva, la longue limousine blanche. Elle ralentit soudain et le suivit
au pas. Il ne se retourna pas. Il formait une cible idéale. Au coin de la rue,
l’automobile à rallonges se mit en travers du passage pour piétons. Guérand la
contourna, et pressa le pas. Elle redémarra. Le chauffeur lui fit des appels de phare,
passa des codes en phares, pour l’éblouir. La vitre s’abaissa à l’arrière de la « limo »,
quelqu’un lui fit signe du doigt, avec l’air de lui dire : « Viens ici… » Il ne s’approcha
pas, attendit le coup de feu. Celui-ci ne vint pas. Il continua son chemin, la voiture
ne le suivit pas…
Que faisait-il, à cette heure, seul dans la nuit ? Réussirait-il à méduser les autres,
à l’influence ? Il marchait avec la certitude, où qu’il se rendrait, qu’il serait suivi. Il
n’était pas en son pouvoir de se dédoubler à l’infini, de figurer par sa présence, une
série de sosies multiples. Il n’était que lui et ses différents aspects, par mimétisme, ne
définissaient qu’un type marchant seul, la nuit. Parfois, un passant le croisait, un
autre, ou d’autres. Leurs physionomies disparaissaient pour laisser place à la sienne.
Si le moindre alibi pouvait fausser les apparences, le reflet des vitrines ne pouvait
définir plusieurs individus à la fois. Lequel choisir ? Sous un réverbère, une fille
attendait le client. Plus seule encore qu’il ne pouvait l’être, attentive à stimuler ses
charmes. Quel recours pouvait-il en tirer ? Il passa sans la voir. Elle était avec les
autres… S’arrêterait-il dans un bar, au coin d’une rue, lierait-il connaissance avec une
nouvelle Anna Righy, juste le temps d’éveiller en lui un nouvel espoir, en
s’accommodant du prétexte de la trouver, sans l’avoir cherchée ? Le hasard ne
pouvait agir en évitant de susciter en lui un air de déjà-vu. En avait-il l’état d’esprit, à
supposer que la nuit fût propice à une nouvelle rencontre ? Il ne se sentait pas
suffisamment préparé, ni n’avait dans le cœur assez d’audace, comme le soir où parce
qu’il voulait fuir le tintamarre de ses voisins, il s’était perdu quelque part dans une
salle de Broadway, en écornant de la tête un écran de cinéma, avant d’aboutir, en
sortant du subway, à l’intérieur de la boutique à saucisses où Anna Righy l’attendait…
Il n’en savait rien encore, à la vue de la vitrine éclairée qui incendiait le trottoir…
Il s’arrêta soudain. Les façades se mirent à bouger, à pivoter, à tourner sur
elles-mêmes. C’était comme un vertige qui le prenait, comme celui d’un homme
auquel un malaise fait perdre soudain l’équilibre. Un oiseau de proie fondit sur lui du
haut des immeubles et s’accrocha à sa nuque, comme s’il devenait l’objet d’une proie
entre ses serres. Le rapace tentait de lui défoncer le crâne à coups de bec. Le malaise
fut intolérable. Il chancela, tendit le bras, dut s’accrocher au poteau indicateur d’un
arrêt d’autobus. Il titubait comme un homme ivre, le dos courbé, comme pour vomir.
Il resta accroché, haletant, se maintenant à la tige métallique jusqu’à ce qu’il sentît
l’oiseau néfaste s’envoler, se perdre dans la profondeur de la rue. Un couple passa, le
vit, encore courbé, accoté à l’arrêt d’autobus. « A mad man, dit l’homme… Un fou…

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» Guérand perçut les paroles, les pas, se retourna. La femme et l’homme s’éloignaient,
bras dessus bras dessous, nets, légers, dans le va et vient des enseignes aux pulsations
agressives, dans l’intensité et les à-coups frénétiques de leur éclat. Sur l’asphalte
jonché de débris, l’éclairage des vitrines se prolongeait dans un rectangle de clarté
lumineuse impulsive. Il reprit sa marche, recommença à déambuler sur le pavé, se
retourna comme pour s’assurer qu’il n’était pas suivi, qu’il n’allait pas de nouveau
voir surgir la limousine
Celle-ci arriva et s’engagea en montant sur le large trottoir. Il se mit à courir…
Elle gagnait du terrain. Il bifurqua sur la gauche. Elle ne put virer à temps, contrainte
à ralentir, puis s’engagea dans la rue aussi. Il courait toujours. Elle reprenait de la
vitesse. Il réussit à la semer, en s’engageant dans une impasse. Un homme en
descendit… Guérand prit appui sur un muret, escalada une grille, accéda à une allée
piétonne. Il courait, ayant du mal à reprendre souffle, avec un point de côté. Il se
retourna, la ruelle piétonne était vide. Finiraient-ils par l’avoir, l’un ou l’autre ?
Plusieurs balles sifflèrent à ses oreilles. Etait-ce pour cette nuit ?

***
Il poussa la porte, pénétra dans le hall de l’immeuble. Il faut bien se réfugier
quelque part. Des carreaux noirs et blancs en damaient le sol. A quelques pas devant,
les panneaux de l’ascenseur. Tristes détails. C’était là que… Ses sensations
s’enchaînaient les unes aux autres. Il revit tout. Combien de temps cela dura-t-il ? Il
n’arrivait pas à se défaire de sa vision, pris de vertige de nouveau, mais cette fois,
l’oiseau ne vint pas. Il s’approcha de la rangée de boîtes aux lettres fixées au mur.
Un nom, un numéro d’appartement… John Ireland, appartement numéro
vingt-six, troisième étage. Il hésita à s’approcher de l’ascenseur. John Ireland devait
connaître Anna Righy mieux que lui. Il poussa le bouton d’appel, à l’écoute des
mouvements qui se déclenchaient à l’intérieur de la cage.
A ce moment, une femme brune, assez grande, en manteau noir lui descendant
jusqu’aux chevilles, les pieds dans des bottines, entra dans le hall. L’ascenseur s’arrêta
au rez-de-chaussée. Les battants s’ouvrirent et coulissèrent.
-Attendez-moi, voulez-vous ? dit une voix.
Il n’y prit pas garde, en réalisant plutôt qu’il avait raté son train qui partait le
matin, à neuf heures, que c’était peut-être hier, celui qu’ils n’avaient pas pris, la
défunte et lui.
Il appuya sur le bouton du troisième. Les battants ne s’étaient pas encore
refermés, mais l’inconnue se précipita, le souffle court.
-Merci, dit-elle… Cet ascenseur est si lent, si lent à venir.
Il ne répondit pas, l’esprit empreint de la course folle qu’il avait dû faire, du
danger encouru, mais l’aperçut brièvement. Endurci par l’effort, il fit comme s’il ne
la voyait pas, comme si quelque chose le mettait mal à l’aise, peut-être son timbre de
voix, alors qu’elle venait de sortir un mouchoir de son sac à main et s’essuyait le bout
du nez, en reniflant doucement. A l’autre bout de la cabine, dans un miroir, il ne
voulait pas la voir, ni se tourner dans sa direction, afin de contempler son visage aux
yeux faits, aux lèvres fardées. N’était-ce pas déjà suffisant de supporter sa présence,

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dans l’habitacle confiné, à cause du parfum exigeant qui imprégnait ses vêtements et
lui donnait la nausée ? Il eut soudain la certitude d’être examiné plus qu’il ne voulait.
« Poor man », murmura-t-elle… Il ne voulut pas réagir, retranché dans son mutisme.
La conjonction de sa présence anecdotique lui fit sentir plus âprement que les autres
devaient être encore à sa poursuite. Il courait encore dans la rue, il perdait son souffle,
peu à peu, ses jambes devenaient lourdes. Il ne voulait pas entrer en contact, avec la
femme à l’air étrange et méticuleux, au parfum déroutant. Le ton de sa voix paraissait
faux. L’ascenseur s’arrêta, les portes coulissèrent. Elle le devança dans le corridor, en
bredouillant quelque chose, avec humeur, comme s’il venait de la heurter, au passage.
« Shit ! », lança-t-elle, avec rage. La moquette atténuait le bruit de leurs pas. Il ralentit
le pas, lui laissa prendre de l’avance et songea qu’il était venu là, avec Anna Righy, la
première fois.
La femme parut s’immobiliser, à trois mètres. Il voyait de dos les contours de
sa silhouette. Elle ricana, se retourna. Un rasoir ouvert brillait dans sa main. Non, il
avait la berlue, ou croyait la voir, simplement… Son imagination lui jouait des tours.
Une constatation se faisait jour en lui, née d’une certitude vague ou d’une intuition :
la femme n’avait presque pas de hanches, c’était bizarre… Il l’avait vue de dos,
virevolta à peine et son apparence était celle d’un homme. Elle reprit sa marche, puis
s’immobilisa dans la lueur faible des appliques murales, le front tourné vers une porte
dans le mur. Il la vit baisser la tête et fouiller dans son sac : « Elle doit chercher ses
clefs », songea-t-il… La femme ne bougeait plus, le visage incliné, et il la voyait de
profil. A dix mètres, à l’autre bout du couloir, elle était devant lui. Quelque chose à
cause de son apparence l’intriguait, dans la clarté appauvrie des lampes murales, dans
la perspective du couloir, au sol, aux murs couverts de moquette. Sa silhouette prenait
la physionomie d’une ombre imprécise, il ne la voyait presque pas. C’était comme si
sa vue se troublait. Il ne la distinguait plus assez, en tout cas, à peine ses contours,
plus vraiment comme il aurait dû. Comment réaliser que cette femme… Non, il se
trompait. Ce n’était pourtant ni une apparition, ni une illusion ? La femme lui parut
se tourner vers lui, brièvement : elle avait mis des lunettes sombres et le regardait. Le
losange noir des verres cachait ses yeux… Il resta là, sidéré. Coïncidence, ou réalité ?
Le regard flou comme celui de quelqu’un qui va tomber, chaviré de vertige, ou
quelqu’un qui ne sent plus le sol sous ses pieds, il se crut mystifié, puis réagit… Et la
vit.
Une ou deux secondes peut-être durant lesquelles il reprit le dessus et crut voir
avec certitude devant lui. Mais ce fut si rapide ! Il n’y avait plus personne dans la
pénombre et perspective du couloir où les portes s‘étaient ouvertes brusquement,
toutes ensembles, en se refermant, avec un bruit de clapier. La femme avait disparu.
Une porte de nouveau claqua, se referma.
-Hé, arrêtez ! Je vous connais, vous ! cria-t-il.
Le son de sa voix résonna dans la profondeur du couloir, en écho qui lui revint,
vide. Il se maintint de l’épaule, en appui sur le mur, comme s’il se sentait de nouveau
ivre, puis s’approcha et appuya sur une sonnette. A quoi bon ! Personne ne répondit
à son appel. Il restait là, stupide, à croire qu’il raterait toujours son train, sans aucun
doute ! Le souffle court, il s’entendait respirer, sans oser frapper à poing fermé contre

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la porte. Il n’était plus vraiment sûr de rien, sinon qu’avait-il vu ? Soudain, ce fut
comme s’il ne s’était rien passé deux jours plus tôt, comme s’il n’avait jamais été le
témoin d’un drame atroce, comme si rien n’était arrivé à Anna Righy, qu’il n’avait
jamais couru après la femme, quelques secondes plus tard, exacerbé. Pourtant, il
sentait une présence derrière la porte. Quelqu’un attendait de l’autre côté, à épier ses
moindres mouvements, comme lui, dans le couloir, sentait sa présence…
Que cherchait-il vraiment ? Pourquoi l’inconnue avait-elle tenu à revenir à
l’instant sur les lieux, à se faire reconnaître ? Pour le narguer, l’assujettir à une vision
dont il ne voulait plus ? Il avait le droit de savoir. La solution du problème était là,
dans cette pièce, derrière le bois de la porte, ou par l’œilleton qui devait lui permettre
de l’apercevoir, sans qu’il pût la voir. Au moment de toucher au but, une angoisse
frénétique le tenaillait.
Quels tenants réels appartenaient au souvenir d’Anna Righy, quels fils, quel
réseau de vie ? Celui ou celle qui demeuraient cachés derrière cette porte, évoquaient-
ils des liens qui avaient dû unir la défunte à l’inconnue X, ou Y ? Il craignait d’en
savoir davantage. La seule image rétroactive dont il souhaitait voir renaître
l’apparition, qui l’aurait soulagé, était de voir Anna Righy, avec lui, sur le palier,
lorsqu’elle avait sonné en vain et que personne ne répondait. Elle était vivante encore.
De la lumière filtrait dans ce même couloir, le matin où elle était venue chercher ses
affaires. Elle avait eu le malheur de remonter seule. Comment nier qu’elle n’avait pas
eu la force d’appeler à l’aide, recroquevillée sur le sol, dans la cabine de l’ascenseur
d’un immeuble, en apparence vide ?
La femme aux lunettes noires, le narguait de nouveau, ricanait. Elle était devant
lui et elle n’y était pas. Il sentit le vent de la lame déplacée dans l’air qui tentait de
l’atteindre. Des sensations vertigineuses, fugitives le dominaient, sans cesse accrues,
comme s’il sentait de nouveau le rasoir siffler dans l’air, sensations d’échec,
d’impuissance lorsque la meurtrière s’était volatilisée en fuyant, alors qu’il se penchait
sur Anna Righy…
Il revint vers l’ascenseur, une angoisse au creux du ventre, froide. Il pressa le
bouton, les battants coulissèrent. Il pénétra à l’intérieur. Pas une trace de sang sur les
murs, sur le plancher. La cabine avait été nettoyée.
En bas, dans la rue, en levant les yeux vers les fenêtres du troisième étage, il
vit que l’une d’elles était éclairée. Derrière les rideaux, quelqu’un l’observait. Il
apercevait l’ombre chinoise de sa silhouette qui ne bougeait pas. L’angoisse était
toujours là, face à cette vision immobile, fantomatique, qui générait de nouveau
l’impuissance. Celle ou celui qui se tenait derrière le rideau semblait rire, d’un rire
sardonique. Il en sentait le défi. Ils restèrent longtemps à s’observer, l’un devant
l’autre. Cette ombre embusquée derrière le rideau de la fenêtre, imprécise dans sa
transparence, s’il ne pouvait l’apercevoir nettement, du trottoir, en pleine lumière, les
yeux chargés de rancune, il la maudissait. Ces deux formes que la distance séparait,
semblaient se défier pour mieux se haïr.

***

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Il ne prit pas le train, comme il aurait pu le faire, malgré l’interdiction… Il


aurait dû, mais attendit, espérant encore. Il voulait voir Kate…
Le soir suivant, dans la Quarante-huitième rue, à Broadway, parmi la foule
massée sur les trottoirs, le « O Tropico » fulminait de son enseigne lumineuse
gigantesque devant l’entrée où des gens passaient. Un autre luminaire brillait, sur
lequel on pouvait lire : « Gogo Girls ». Un videur filtrait les arrivants, au passage.
Tenue correcte exigée, smoking, cravate… En entrant, il sentit une odeur d’alcool
l’envahir, de champagne, d’apéritif, grisée d’une odeur de sueur humaine parfumée
et de présences qui imprégnaient les murs. Des messieurs, assis en cercle, autour de
deux estrades, jubilaient d’aise, applaudissant des filles qui dansaient à demi nues, au
tempo rythmé, sensuel de la sono. Au centre, des « playmate » aux beaux seins à chair
fine et voluptueuse évoluaient, avec charme. A la barre fixe verticale, du plafond à la
base de l’estrade, Kate exécutait des figures de danse, plus ou moins érotiques. La
tension montait chez les mâles, le champagne coulait à flots. Des serveuses topless,
servaient les clients. Il donna d’emblée, à Kate, de la distinction, beaucoup de charme
et de finesse. C’était presque dommage de la voir ainsi évoluer, à demi dévêtue, parmi
le cercle de ses admirateurs. Deux autres danseuses, aux seins nus, pulpeux, en string,
dansaient sur l’estrade, mais n’avaient pas le chic, la classe de Kate, dont le numéro
prenait fin. La danse recommença, d’autres les remplacèrent. Kate l’aperçut dans
l’assistance, descendit les marches de l’estrade sous les acclamations, disparut dans
une loge, puis le rejoignit au premier étage, sorte de rochelle où l’on pouvait voir les
danseuses évoluer. Kate, avec son port de reine, rhabillée en hâte, vint s’asseoir à sa
table.
-Pour une surprise, c’est une surprise, dit-elle, en souriant.
Une serveuse qui s’approchait, lui demanda si elle voulait boire quelque chose.
-Un pepsi-cola, dit-elle.
-Tu sais, je t’ai trouvée super… C’est très sexy, dit-il.
-C’est l’effet recherché.
Des admirateurs montaient l’escalier de la galerie et venaient la féliciter.
-Des fans ! dit-elle, en riant.
Kate était gaie, les yeux faits, le visage maquillé, resplendissante de beauté.
-Tu m’avais dit que tu jouais dans une comédie musicale ?
-Tu sais, je travaille dur, ici. Je danse, ce qui me fait gagner ma vie, mais je ne
baise, avec personne. Le show fini, le temps de me démaquiller, je ne m’attarde pas.
On ne saurait pas me reconnaître dans la rue. Je redeviens quelconque. Tu me crois ?
-Je sais.
Dans cette ambiance techno, la sono influait sur la disposition d’esprit des
spectateurs. D’autres danseuses, dans le périmètre surélevé où il leur était donné de
faire leur exhibition de charme, évoluaient.
-Ce soir, je ne pourrai pas venir, avoua-t-elle.
-J’ai compris, dit-il, tu n’as pas besoin de me faire un dessin. Enfin, je suis venu
par curiosité. Tu as mon numéro de téléphone ?
-Je rentre chez moi, je suis claquée.
-Au revoir, Kate.

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-A bientôt.

Il repartit, le temps d’avoir échangé quelques propos avec Kate, sans insister
sur le désir qu’il souhaitait la revoir, mais le suggérant assez dans son regard, quoique
avec l’état d’esprit à peine différent de celui qu’il avait, avant de venir. Elle lui accorda
son numéro de portable pour la joindre, ce qui suscita en elle un sourire. Il en
apprécia l’effet balsamique, mais se sentit de nouveau seul et partit. Il se fraya un
passage dans la foule de Broadway, descendit dans la bouche de métro la plus proche
et prit la direction de Greenwich.

***

La nuit, toujours... Son confinement presque forcé commençait à lui peser. Il


lui arrivait de marcher seul, parfois, au hasard, conscient des risques encourus. Après
avoir contacté Kate sur son portable, le jour suivant, elle lui promit de le revoir d’ici
peu. Il se proposa de venir la retrouver au bar où elle avait ses habitudes, aussi bien
qu’à la fin d’une de ses prestations au « O Tropico » Elle répondit évasivement, en
insistant sur le fait qu’elle préférait lui rendre visite à l’improviste, ce qui le mit mal à
l’aise, conscient de ce qu’il espérait d’elle, sans parvenir à formuler son désir pressant
de la revoir, et qu’elle évoluait, certes, dans un cercle de relations et de circonstances
qui lui échappait.

Depuis un bon quart d’heure, sans bouger, il avait l’impression d’être épié.
Tapie dans l’ombre, une chose informe l’attendait au point de guetter ses moindres
faits et gestes. Il percevait de temps à autre un léger sifflotement, auquel un autre
répondait. Ils étaient plusieurs. Cela devenait inquiétant… Au carrefour, quoi de plus
rassurant que le va et vient régulier des voitures, dans l’ombre des rues trouée des
lumières de réverbères, le feu des enseignes mourant et renaissant sur les façades des
établissements réservés aux noctambules… Dans la perspective, parfois, un trou
d’ombre où l’éclairage des gratte-ciel n’avait pas de prise, black-out inattendu où
grouillait des présences insolites. Il se déplaça en se retournant pour voir s’il n’était
pas suivi… Etait-il pareil aux chats, les yeux luisant, qui ne sortaient que dans
l’obscurité ? Cela faisait près de vingt-quatre heures qu’il n’était pas sorti de
l’appartement. Pourquoi se trouvait-il de nouveau seul, dehors, à cette heure ?
N’était-il pas mû par un élan rétroactif qui le poussait rendre hommage à Anna Righy,
en errant à travers la ville pour prolonger le souvenir ? La-bas, vers le sud, parmi des
restes de décombres fumant encore, des gens meurtris avaient pris l’habitude de se
recueillir… Il regarda sa montre : il était deux heures du matin… Il eut envie de les
rejoindre.
En méconnaissant les parents d’Anna Righy, il s’était portait garant pour la
faire enterrer au plus vite, l’inhumation ayant eu lieu à ses frais. Il n’avait aucun motif
légal requis, sans l’autorisation de Mac Gill et l’aval du service des autopsies. Le jour
de l’enterrement, son amie Dorothée fut seule présente, sans Lydia, et le commissaire.

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Ne sachant pas si Anna Righy était croyante, il n’avait pas engagé de prêtre pour dire
une absoute. Le cadavre avait quitté la morgue pour un petit cimetière dans le
Queens, en lui évitant la fosse commune. Il avait à peine échangé quelques mots avec
Dorothée. Celle-ci pleurait. Il s’était efforcé de la consoler, culpabilisé par sa
douleur…
***
En s’appuyant contre le mur d’entrée du métro, dans son dos, des vibrations
cessaient, reprenaient, les trains s’arrêtaient dans le fracas, redémarraient. Une
détonation claqua dans la nuit, qui le fit sursauter. Ce n’était qu’une automobile dont
le pot d’échappement pétaradait. Il ne vit pas passer la voiture… Une cabine
téléphonique éclairée, à proximité. Une ombre en silhouette collée à la vitre de la
cabine, qui semblait flotter, irréelle.
Il arrive qu’un cauchemar hallucinatoire se poursuive à l’état de veille. Mais
qu’arrive-t-il si ce que nous nous vivons, nous ne faisons que l’imaginer ? Avait-il
perdu soudain le sens du réel ?
Un homme à la tête d’iroquois au sommet du crâne, en crête de coq, colorée
en rouge et jaune, sortit de la cabine. Grand, jeune et vigoureux, il semblait l’attendre,
d’un air vulgaire, chargé de mépris, et s’approcha de lui. La lumière d’un réverbère fit
glisser une gelée pâle sur son visage osseux et long. L’individu avait la physionomie
agressive d’un chien à poils qui se dressent, quand il en rencontre un autre, de race
différente, prêt à l’attaque. Il avait l’air d’un barzoï. Quand ce dernier mit la main
dans sa poche, il en sortit un objet, qu’il déplia. La lame de son rasoir ouvert jetait
des éclairs vifs à la lumière du réverbère. L’homme éleva le bras, pointa un endroit
précis sur lui, prêt à le taillader, puis tint le rasoir à hauteur de sa gorge. Guérand
n’avait pas d’arme.
-L’argent, dit-il. Donne…
Impressionné, Guérand balbutia :
-Je n’ai pas d’argent.
-Ne fais pas l’imbécile, donne…
-Qui es-tu ? A quel groupe appartiens-tu ?
L’individu éclata de rire.
-Je sais qui tu es, dit-il. Mais je travaille seul, donne, ou je te fends !
-Je t’ai dit que je n’avais pas d’argent.
-Ne fais pas l’imbécile, ou… Souviens-toi d’Anna Rigghy.
La lame de rasoir se rapprocha de la gorge dont Guérand sentit le tranchant
du métal contre sa peau.
-Ok, dit-il, laisse-moi libre de mes mouvements.
Il recula. Sous le réverbère, Guérand mit sa main à l’intérieur de son
imperméable, fit mine de chercher dans sa poche, sans perdre l’agresseur de vue.
Dérouté par l’allonge de ses bras, son regard fixe et dur, il ne bougea pas, durant
quelques secondes, puis recula encore.
-Décide-toi.

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Il laissa sa main à l’intérieur de sa poche, sans la déplacer. L’Iroquois avait le


bras tendu, une main ouverte comme pour prendre quelque chose, l’autre tenant le
rasoir.
-Presse-toi. !
Guérand, impavide, ne bougea pas encore, sur le point de réagir.
-Décide-toi !
-D’accord !
L’agresseur ne se méfia pas, abaissant le bras tenant le rasoir, l’autre
demeurant fixe, de sa main tendue. Guérand eut un sursaut décisif, tourna les talons
avant de se précipiter, courant à vive allure vers les escaliers du métro, aussi
rapidement qu’il le pouvait. L’inconnu surpris, un temps, se mit à courir aussi.
Derrière lui, ses pas martelaient le pavé. L’homme avait la foulée puissante, rageuse.
Le tourniquet automatique, un jeton, pas de jeton, il sauta par-dessus la barrière qui
n’était plus un obstacle. Sans faire abstraction de ce qui se passait derrière lui, le
poursuivi, dominé par son instinct de survie, courait et déboucha sur un quai presque
désert, sauf des clochards étendus sur les bancs, endormis. Un groupe de noirs, à
l’extrémité, devisaient tranquillement, en attendant une rame de train. Ils étaient
quatre ou cinq. Sans le vouloir, Guérand ralentit son allure, se rapprocha du groupe,
inquiet, jetant un regard en arrière. Aucun signe de l’homme. A croire qu’il avait
disparu, ou souhaitait se dissimuler. Rien. Avait-il rêvé ? Il dépassa le groupe jusqu’au
quai dont la plateforme était bouchée à deux ou trois mètres, puis chercha à cacher
sa physionomie derrière ce rempart de corps.
-Regardez ce qui nous arrive, dit l’un des noirs, outré, vêtu d’un manteau de
fourrure, son crâne crépu surmonté d’un chapeau cerné d’un ruban en satin coloré
d’où s’échappait une plume.
Guérand, à la vue de l’accoutrement excentrique du black, croisa son regard
insistant. Un sourire éblouissant égayait ses traits. Sans l’apprécier, il y décela aussitôt
une menace, à peine voilée. Cela allait-il se corser, si l’autre décidait de se montrer et
d’arriver ?
-Hé, mon gars, qu’est-ce que tu cherches ? Tu regardes toujours ainsi, derrière
toi ? déclara le noir qui abordait un large sourire, type râtelier « dents blanches ».
-Hé, mec ! Lorsqu’on marche, on regarde devant soi, dit un autre, en faisant
craquer ses phalanges sous son nez.
Guérand ne répondit pas à celui qui se trouvait planté devant lui.
-J’attends la rame, dit-il.
-Voyez-vous ça… Il attend la rame. Cette dame attend la rame, lança un autre.
Ils firent cercle autour de lui. Si leurs sourires, leurs faces hilarantes
n’annonçaient rien de bon, il se sentit comme un rat, pris au piège.
-Hé, Jack, ce n’est pas toi qui m’as dit que tu aimais les dames, autrement dit
les tantes, surtout celles qui sortent seules la nuit ?
Il se tourna vers Guérand, lui souffla son haleine empestée au visage, et ajouta :
-Il ne faut pas sortir seule la nuit, ma biche !
Il s’esclaffa de rire, en se tapant sur les cuisses. Celui qui répondait au nom de
Jack, fit la moue.

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-J’aime casser les culs, mon frère. Tout juste, comme…


Il en fit le geste. Tous rirent en choeur de la plaisanterie. Malgré leurs facéties
sans importance, leurs faces hilares, grimaçantes, prenaient des perspectives aux
formes insensées. Les lèvres se gonflaient, les nez s’aplatissaient davantage, les yeux
grossissaient. Ces têtes en cercle granguignolesques s’agitaient comme des masques
de carnaval aux regards de zombies. Par-dessus leurs épaules, Guérand tentait
d’apercevoir l’autre bout du quai. Rien, sauf des corps affalés sur les banquettes, le
cri strident d’un grillon, les bouts de papier de toutes sortes jonchant le sol. L’un des
types lui donna une tape sur l’épaule.
-Alors, ma biche. Tu viens ?
En disant cela, il le reluqua des pieds à la tête.
-You, mad man…Vous êtes fou, dit Guérand.
-Te casser le cul, mon frère.
Guérand serra les poings, pour frapper.
-Attention, il est méchant, dit l’un.
-Dis, mon con, tu crois que toi, à une contre cinq, tu fais le poids !
-Non, mais regarde-moi ça ! dit un autre. Il joue les frappes !
Guérand parvint à se dégager du groupe, et fit un écart de côté.
-Il est malin.
-Renonce, mec ! T’es dans de sales draps. On va te montrer, nous, les blacks,
comment on fait, monsieur superman !
Ils s’esclaffèrent de nouveau, en chœur.
Guérand fit encore un écart, sortit du cercle qui allait se refermer sur lui. Cette
fois, il avait les poings serrés, durs, tranchants comme une lame.
-Enfoirés !
A l’autre bout du quai, une silhouette se rapprochait, jaillie de l’ombre d’un
pilier. L’un des noirs revint à la charge :
-On était là, à s’occuper de nos affaires, et le voilà qui arrive… Qui t’a donné
le droit d’interrompre une conversation entre amis, mec ! Tu veux que l’on te donne
une leçon de politesse ?
-Regardez, lança-t-il.
-Quoi ?
-Le type là-bas, il a un rasoir.
-Vraiment !
Ils se mirent à rire. L’un d’eux s’approcha de nouveau.
-Tu veux appeler la police, mec ?
Il ôta sa casquette de cuir portée crânement de côté, regarda à l’intérieur, avant
de se gratter la tête, intrigué.
-Je vais te dire quelque chose, mec. En supposant que j’aperçoive un flic, je ne
ferais pas la connerie de l’appeler à l’aide. Pas question… Shit ! jura-t-il, en crachant
sur le ciment, en écrasant la glaire de sa semelle.
A cet instant, un train émergea du tunnel dans le fracas. Le dénommé Jack
saisit Guérand par le bras, mais celui-ci s’arracha à la prise, le regard fulgurant, et
menaçant, se précipita vers le train qui achevait sa course et pénétra dans un

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compartiment. Prise de vitesse, la bande s’engouffra dans le wagon suivant. Les


battants se refermèrent. Son compartiment était vide. Il s’assit sur un siège, les yeux
hagards fixant les graffitis qui maculaient les parois, en s’efforçant de reprendre
souffle et son sang-froid. De l’autre côté de la porte vitrée de séparation de l’autre
wagon, les autres grimaçaient. Il les entendait rire, criailler, en eut assez de leurs
simagrées. Il voulut changer de wagon, se leva, traversa le compartiment vers la tête
de train, ouvrit la portière et regarda par-dessus son épaule. Les cinq noirs faisaient
irruption dans le compartiment qu’il venait de quitter.
-Il faut le rattraper, les entendit-il, dire.
Il s’engagea sur l’étroite passerelle reliant les deux wagons, avança lentement
dans l’obscurité presque totale. Des signaux lumineux rouges, verts, défilaient à vive
allure, de part et d’autre de la voie. Le vent furieux de la vitesse lui giflait le visage,
gonflait ses vêtements, manquait à tout instant de le renverser. Maladroitement, il
saisit la poignée du wagon suivant, crut un instant qu’il allait glisser, se fracasser dans
le vide, mais parvint à se retenir d’un coup de rein, et pénétra dans la voiture.
Elle était vide, mis à part l’homme à la crête de cheveux roux qui semblait
l’attendre. Comment cela se faisait-il ? Un sourire sardonique crispait et détendait ses
lèvres. Guérand fixa les deux rectangles noirs des lunettes qui cachaient ses yeux. Il
ne comprenait plus comment il avait pu venir devant. Il avait l’air d’un fou qui voulait
de l’argent pour sa dope, prêt à tout.
-Putain de bâtard ! Je te tiens maintenant. Tu ne m’échapperas pas.
Impossible de regagner le compartiment précédent. Il allait se trouver face à
face avec les cinq blacks qui ouvraient déjà la portière. Il était piégé, coincé.
Le train se mit à ralentir, les roues crissèrent épouvantablement sur les rails.
Des lumières, un quai, la rame stoppa… L’inconnu disparut soudain du champ de
son regard. Comme au fond d’un tunnel, il vit les cinq noirs reculer, s’amenuiser
derrière la vitre du wagon, se détourner, comme si leur groupe voyait quelque chose
qu’ils ne voulait pas voir, quelque chose qui ne les concernait pas. Dépité par leur
étrange comportement, il tourna la tête dans l’autre sens.
Le rasoir siffla si vite qu’il laissa dans l’air un éclair d’argent, en le frôlant, un
chuintement… Il fit un pas de côté, leva instinctivement la main pour se parer. Mais
le coup ne l’atteignit pas. Il ne se passa rien.
Il entendit l’homme gémir, émettre une sourde plainte, les mains sur son
visage. Ses mains, son front, sa tête, les lunettes sombres, étaient couverts d’une
écume blanchâtre, une sorte de mousse à savon. L’individu tituba, hésitant à se
déplacer vers la portière du compartiment, les mains toujours collées sur sa face.
Guérand ne comprenait pas. Il sauta sur le quai. A ce moment, un gamin d’une
douzaine d’années le rattrapa. Il sortait de la cabine, une bombe aérosol à la main.
Posément, il remisa sa bombe dans la sacoche pendue à son épaule. Les portières de
la rame glissèrent, en se refermant, le tram commença à rouler.
-Ce produit ne le tuera pas, expliqua-t-il. Il l’aveuglera seulement un moment,
juste assez pour lui irriter les yeux.
-Tu veux faire ton chemin dans la vie, petit ?
-Oui, monsieur.

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-J’ai quelque chose pour toi, un cadeau à te faire, dit Guérand. Il suffit que tu
sois exact au rendez-vous. Tu y seras ?
-Oui, monsieur, mais où ?
-Demain, je t ‘attendrai dans le hall de Grand Central Terminal. Tu y seras ?
-Pourquoi ?
-Je veux te donner de l’argent, beaucoup d’argent. A dix heures, dans le hall
de la gare, tu me reconnaîtras ?
Le gamin fit signe que oui de la tête.
-Demain, tu auras beaucoup d’argent, dix mille dollars, je te les dois. Tu n’en
parleras à personne ?
-Oui, m’sieur…
-T’en fais pas pour moi, je te dois beaucoup. A demain…
Le jeune adolescent quitta le quai. Lentement Guérand le vit disparaître, se
fondre aux autres dans la nuée de lumières et le black-out sporadique.
Il rentra chez lui, se résolut à prendre, le lendemain, le premier train pour
Miami.

***

Un changement s’opérait dans le climat. Le ciel chargé de nuages lourds noyait


le sommet des buildings d’une purée noirâtre. Ce n’était plus l’heure où la matinée
enflammée du rythme frénétique des gens pressés, assignés à la réalisation d’un
travail, évoluaient avec le ton âpre de ceux qui se levaient tôt. A l’intérieur d’un terrain
de basket-ball, derrière les grilles, des garçons jouaient au ballon, en frappaient le sol,
et se poursuivaient les uns les autres. Des corbeaux freux effrayés par le tumulte,
quittaient les branches des arbres pour s’envoler dans la direction du vent. Guérand
longea le terrain de jeu et pénétra dans le « police precinct », le commissariat. Il ne
partirait décidément pas pour Miami.
Au moment de frapper à la porte du bureau de Mac Gill, son regard fut attiré
par une femme métisse, venue avant lui, qui se tenait au centre de la salle. Ceux qui
travaillaient, enregistrant les rapports des plaignants, penchés sur le clavier de leur
ordinateur, ou répondant au téléphone, les prévenus qu’on amenait menottés, le
brouhaha de conversations de tous types, le remuement des chaises, ne semblaient
pas incommoder la sang-mêlé. Elle semblait à l’aise dans la ruche, indifférente au
vacarme général, en lançant :
-Réveillez-vous, mes amis !
Sa voix frêle laissait transparaître une légère inquiétude à ne pas se faire
entendre, s’il y avait de la provocation dans son regard, dans ses hanches qu’elle
déplaçait langoureusement, en donnant l’idée qu’elle devait être habituée à la caresse
des hommes, à recevoir les hommages de ceux censés se tourner dans sa direction
pour la violer du regard ! Il y eu un bref silence, une baisse de ton, quand elle réussit
à attirer l’attention sur sa physionomie. Elle se déplaça d’un mouvement lent, lascif
du ventre et des hanches, et fit deux ou trois pas. Sa provocation était belle à voir,

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inquiétante et ridicule à la fois. Elle se pencha du buste, fixa ses mains sur ses cuisses,
de l’intérieur, les remonta lentement, en se redressant, et fit glisser des doigts sur ses
jambes de pantalon jusqu’à ce que parvenus à la naissance du bassin, ceux-ci se
posèrent délicatement à l’endroit du sexe. Il ne manquait plus qu’une musique
appropriée pour encourager sa pose déplacée. Elle se caressa lentement à cet endroit,
plusieurs fois, glissa sa langue sur ses lèvres peintes, et éclata de rire, la tête légèrement
rejetée en arrière. Sans cesser de se caresser, elle n’avait aucune notion de l’impudeur
de son attitude, schizo, ou fêlée.
-Toujours à l’heure, « Sweet Top », dit l’un des brigadiers, qui avait l’air de
croiser les bras depuis un certain temps sur une chaise.
Elle le fusilla du regard, avec défi, reprit les caresses de ses mains autour de
son bas ventre, ses lèvres tremblant légèrement, entrouvertes d’un rictus difficile à
définir, où se mêlait l’orgueil, le défi, la haine peut-être, l’amertume aussi. Elle s’arrêta.
Son regard mobile, effronté, défia la vue des hommes alentour. Guérand l’observait
depuis le seuil du bureau de Mac Gill. La fille semblait se moquer de ce qu’avait dit
le policier, et ricanait. Elle semblait lui reprocher simplement de chercher à
l’interrompre. Elle déplaça ses mains, les fixant sur sa ceinture en latex, en défit la
boucle lentement, d’un geste sûr, et commença à faire glisser la fermeture éclair de
son jean. En quelques secondes, le jean tomba par terre. Elle se débarrassa de sa
culotte, de son t-shirt, et se trouva nue, entièrement. Cette fois l’attention des
hommes se fixa sur elle. Ceux qui travaillaient, en pianotant, levèrent le regard.
-Vous vous rincez l’œil, n’est-ce pas mes amis !
En réponse aux stimulations d’une musique qu’elle était seule à entendre, qui
devait jouer dans sa tête, influée par le rythme, elle commença à se trémousser, sous
l’éclairage au néon. Elle était belle, avec de beaux seins. Ses longs doigts effilés
glissaient sur sa peau ambrée, en caressant la croupe, remontant vers les hanches. La
tête rejetée en arrière, ses mains frôlaient son corps, ses doigts tremblaient, en
suivaient la moindre courbe, le moindre recoin.
-Bravo ! dit une voix.
-Rhabilles-toi, dit une autre, tu vas prendre froid !
Des sifflets plus des applaudissements fusèrent.
-Mattew, cria le brigadier à l’un de ses collègues, donne lui un peu de dope !
Qu’elle débarrasse le plancher !
-Une bonne fessée ! déclara ce dernier.
Au fond de la salle, côté cellules, des pieds frappaient le sol. Un des policiers
en uniforme, qui avait jusqu’ici les yeux fixés sur un dossier, regarda la strip-teaseuse.
Elle ne cessait pas de se caresser, de se balancer sur ses jambes, et le fixant dans les
yeux :
-Tu viens chéri ? demanda-t-elle.
Elle éclata de rire…
Au bout de la salle, des yeux fulminaient, des mains s’accrochaient aux grilles,
des visages haletaient. Un détenu, sous l’effet d’un réflexe impulsif, défit sa braguette
et commença à se masturber. L’officier se leva, s’approcha de l’effeuilleuse. Elle le

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vit venir, et paraissant soudain lassée de son jeu, nue toujours, elle lança à la
cantonade, en ramassant ses vêtements :
-Si vous vous allez plus loin, il faudra payer, mes petits choux.
-Ok, Sweet Top, dit l’homme qui venait de s’approcher d’elle, ridicule et
touchant.
Le spectacle de la fille reprenant ses vêtements, les enfilant sans se presser
devant lui, correctement habillé, probablement père de famille, qui l’observait, devint
un instant touchant. Elle referma précautionneusement son jean, enfila son t-shirt et
lui sourit.
-A la prochaine dit-elle.
-C’est ça ! Préviens-nous quand tu reviendras !
Elle remit ses escarpins. En tournant des talons, au moment de quitter la salle,
la métisse glissa son regard alentour et déclara :
-A demain, mes chéris !
Des rires moqueurs lui répondirent.
Guérand qui l’observait, rencontra son regard. Ce dernier ayant perdu son
éclat cynique, paraissait apaisée, délivrée.
Il se détourna, et frappa à la porte du bureau de Mac Gill. On vint lui ouvrir.
-Quelqu’un qui voudrait vous voir, monsieur… annonça l’agent en uniforme,
devant lui.
-Qui ?
-Un certain Daniel Guérand.
-Faites entrer.
Le policier lui fit un signe de la main. Guérand franchit le cadre de la porte.
L’inspecteur indiqua un siège en face de son bureau qu’il ne prit pas. Debout, il
regardait l’inspecteur Mac Gill qui se tripotait machinalement la moustache.
-Vous venez à confesse ?
-Juste. Comment l’avez-vous deviné ? Dans une heure, je pars d’ici, je prends
le train pour Miami.
-Ah, bon ! Vous savez que vous n’avez pas le droit de quitter la ville. Il n’y a
pas de complément d’enquête affirmant que vous êtes délivré de tout soupçon. J’ai
senti, en vous voyant, ce que vous alliez me dire… Du flair. Du flair de policier, si
vous voulez.
Il s’interrompit, accaparé par la fenêtre où la pluie crépitait sur la vitre.
-Un temps pourri pour les touristes, lança l’inspecteur.
Guérand hocha la tête, ne dit rien et finit par s’asseoir en face de lui. Puis :
-Il s’est passé quelque chose de nouveau, dit-il.
-Quoi ?
-La nuit dernière, j’ai été agressé par un individu dans le métro. Il avait un
rasoir dans les mains, des lunettes noires.
-Dans le métro, hein ! Que faisiez-vous, dehors, à cette heure ?
- Je n’étais pas sorti depuis plus de vingt-heures. Vous me croyez, lieutenant ?
Si ne peux pas quitter New York, j’ai quand même le droit d’y faire ce que je veux, à
n’importe quelle heure du jour ou de la nuit ! Même de m’y faire descendre !

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Mac Gill fit semblant d’éluder sa remarque.


-Ainsi, vous êtes un noctambule. Vous étiez dehors, la nuit, d’accord !
Pourquoi ? Votre délire vous mènera où, si on n’y met pas un terme ? Si j’étais à votre
place, je resterais bien sagement dans mon coin, à attendre que ça se tasse. Il y va de
votre intérêt. Libre à vous de ne pas me croire !
-Il n’y a pas d’issue, vous me comprenez ? Mes jours sont comptés. Pensez-
vous que je puisse rêver, les yeux ouverts ? Ils sont toute une bande. J’ai été agressé,
avec un rasoir par un homme à lunettes noires.
-Description ?
-Grand, maigre, une coiffure d’iroquois, un punk, à l’air narquois.
-Voilà ce qui arrive quand on ne reste pas sagement chez soi. Ici, vous savez,
il y a un peu partout, des drogués, de tous bords. Tenez-vous à être victime d’un
autre fait divers ? Un rasoir, je vois… Ils doivent en avoir une pleine caisse.
-Vous ne me croyez pas ?
-Si, mais que voulez-vous que j’y fasse ? Votre crédibilité d’ailleurs en prend
un coup ! Voyons, un peu… Le métro, c’est un endroit public. Avec les contrôles
actuels, comme tous les lieux à hauts risques, il est surveillé nuit et jour. Il me paraît
évident qu’il devait y avoir des témoins. Il y passe suffisamment de gens, non ? Même
la nuit…
-Ecoutez, il était minuit passé. L’homme m’a menacé d’abord, en me
demandant de l’argent, puis m’a poursuivi dans le métro. Il voulait ma peau.
-Je vois !
L’inspecteur Mac Gill frappa ses mains l’une contre l’autre, bougea l’un de ses
bras comme s’il balançait une batte de base-ball imaginaire.
-Je vous ai posé une question. Y avait-il des témoins ?
-Non, dit-il, au bout d’un moment.
-Vous n’êtes pas vraiment parano, c’est le cas, ou mythomane ? Fantastique !
N’avez-vous pas remarqué ces gens en civil ou en treillis, qui sont là pour assurer
l’ordre et la sécurité, la nuit ? L’Amérique est en état de choc, comprenez-vous ? On
voit des terroristes partout. Un tas de choses semblent vous arriver, quand il n’y a
personne autour de vous pour les voir, les signaler.
-Bon sang, quelqu’un a essayé par tous les moyens de me tuer, lieutenant.
-Ecoutez, si vous vous sentez persécuté, il ne reste pas beaucoup de recours…
Vous n’avez pas le choix, sinon de vous faire interner dans un établissement
psychiatrique… A moins que… Je connais une petite cellule où vous serez
parfaitement en sécurité.
La pluie continuait à tambouriner sur la vitre.
-Je peux vous dire des choses, vous dire au moins comment mettre la main sur
la criminelle.
-Je suis tout ouïe.
-La femme qui a tué Anna Righy habite vingt Backerrer Street, au troisième
étage. C’est dans Greenwich…
-Pas possible… Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

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-Je… Ecoutez, je commence à être excédé par votre attitude. C’est de moi qu’il
s’agit, de ma sécurité.
-Nous en parlions justement, ainsi que de votre fiabilité… Un individu qui vit
seul, n’est pas vraiment crédible, un étranger. Vous êtes entré dans ce pays, il y a plus
d’un mois. Je suppose qu’on vous a fait remplir une fiche au service d’immigration.
En entrant chez nous, un étranger, je suppose, qui se prétend touriste. Donnez-moi
vraiment quelqu’un qui puisse se porter garant de vous. Cela compte, un alibi.
-Je pensais avoir acquis votre confiance.
Mac Gill poursuivit, sans l’écouter…
-Nous vous posons un tas de questions écrites, à votre arrivée. On vous passe
au scanner pour savoir si vous ne souffrez pas de troubles mentaux, si vous n’êtes
pas venu aux USA avec l’intention d’attenter à la vie du président de la République,
c’est normal dans une démocratie ? Par la suite, nous ne vous demandons plus rien.
Les formalités longues, tatillonnes, aussitôt terminées, notre homme est absolument
libre. A moins qu’il ne tue, vole, ou viole, nous n’avons pas le droit de nous en
occuper. A moins qu’il ne décide de contaminer ses semblables, avant de se faire
hara-kiri. L’anthrax, vous en avez entendu parler, la possibilité pour certains fous, de
se mobiliser dans les couloirs du métro, en lâchant des bombes au gaz sarin ? On a
vu ça, à Tokyo. La menace d’une guerre bactériologique, l’angoisse qu’elle suscite, ça
ne vous dit rien, évidemment…
-Normal que les retombées soient là, quand une grande puissance cherche à
exercer son hégémonie sur le reste du monde…
-Si vous mourrez victime d’une infection bactériologique ? Pour tout homme
qui meurt dans ce monde. Ce que nous éprouvons de l’humanité dans laquelle nous
vivons, n’est pas une réalité fictive, en trompe l’œil… L’homme est bien au monde,
croyez-moi, mettez-vous ça dans la tête… Il ajouta :
-Pourtant, il tue ses semblables.
-Pour être au monde, dit Guérand… Pour ce que vous en avez fait !
-Passons… Qu’est-ce qui nous prouve que les gens dont vous parlez, soient
compromis ? Qui veut vous assassiner ? Est-ce que vous n’avez pas intérêt à les
inventer de toutes pièces, par mythomanie ? Si vous pensez que quelqu’un veuille
attenter à votre vie, prenez un garde du corps. Que sais-je… Un détective.
-Je sais ce dont je parle.
-Pour nous, vous êtes nul, vous n’êtes rien, nous ne vous connaissons pas. Un
point d’interrogation plane sur vous. Entre la parole d’un américain et la vôtre ?
-Je ne suis pas crédible, mais vous avez besoin de moi pour appâter les
coupables. Je n’aime guère jouer le gibier au profit des autres.
-Vous êtes décidément un parano !
L’inspecteur Mac Gill ramassa des papiers étalés sur le bureau, fit mine de
s’absorber dans leur lecture. Lassé visiblement de jouer la comédie, il les reposa, avec
un soupir.
-Je suis désolé, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer : demain, je vais
devoir vous boucler. Comprenez-moi, vous êtes notre seul coupable, et je garantis
votre sécurité.

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-Il y a un mot pour définir ce jeu-là.


-Lequel ?
-Vous allez dans le sens de clore l’intérêt de l’enquête, pourvu qu’elle ne soit
pas classée. Il vous faut un coupable, un bouc émissaire. Vous savez comment on
appelle ce jeu-là… Il n’y aurait qu’un mot pour le définir, mais plus que du chantage,
c’est un abus de pouvoir.
-Et votre sécurité ?
-En taule ?
-Je suis un policier. Je n’enfreins pas la loi, je la défends. Et par la même
occasion, je vous protège. On va vous inculper, vous allez avoir besoin d’un bon
avocat.
-Vous me faites rire.
-Pas du tout !
Guérand se leva, se dirigea vers la sortie.
-Demain, dit Mac Gill. Venez de vous même, ça évitera bien du tracas.

***

Dans la rue, comme si, jailli du faîte d’un gratte-ciel, le rapace de l’autre nuit
tentait de nouveau de lui fracasser le crâne, jusqu’aux recoins de sa conscience
écartelée, il ne trouvait aucun point de repère. Des gens le bousculaient, en épave qui
n’essaie même plus de se débattre, soumise à la pression des corps, prise à la gorge
dans la cohue. Il pressentait de temps à autre son destin, ce à quoi il aspirait, mais
n’avait pas même la force de gagner le cent-vingtième étage d’un gratte-ciel et de se
jeter dans le vide. Il rêvait trop au saut de l’ange… La pluie dénudait les arbres, les
feuilles mortes jonchaient le pavé mouillé. Il ne paraissait rien voir.
Indifférent au bruit écrasant de la ville, à son va et vient, à toutes ces vies
absurdes faites de celles qui grouillaient, des véhicules, des nuages qui filaient,
écorchant les arêtes des immeubles, dans cet ensemble qui formait la vie nécessaire
à cette ville en mouvement constant, il avait fait le vide, en exclu, il n’en avait plus
conscience. L’adversaire, c’était les autres, leur vie, pas la sienne, celle des autres
Lassé par la foule, son regard acerbe, il rentra chez lui et gagna à contrecœur
ce refuge précaire, en attendant la nuit.

***

A Ricker’s jail, la prison flottante, l’un des lieutenants de Véronèse,


Malacomo, se trouvait reclus, entouré d’hommes de main, voués à lui corps et âme.
Chaque fois qu’il quittait sa cellule, mêlé aux autres, dans la cour cimentée entourée
de grilles, comme des courts de tennis, Guérand devait redoubler de prudence. Il
n’avait jamais rencontré Malacomo. Il fallait monter patte blanche pour s’approcher
du gangster en cabane, entouré de comparses qui veillaient sur lui. Il avait sa
hiérarchie à l’intérieur même de la prison.

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Dans un espace restreint, s’il voyait certains jouer au basket-ball, tourné vers
le soleil, il observait ses codétenus, les yeux mi-clos, en s’efforçant de contrôler sa
respiration, en filtrant le va et vient de la cour, en constatant que les rayons chauds
du soleil automnal lui faisaient du bien. Une demi-heure d’attente, avant de regagner
sa cellule. Cet espace réservé à la détente était un endroit dangereux, à règlements de
comptes, autant que le réfectoire. On y entendait, assourdi, le bruit des vagues sur
l’East River. A la hauteur de Staten Island et de Rockaway beach, au débouché de
l’océan Atlantique, parfois, les mouettes venaient se poser sur les poteaux de basket-
ball et fondaient sur des d’insectes qu’elles dévoraient avant de s’envoler. Du seuil de
la cour, s’il observait les variations climatiques, le changement des couleurs dans le
ciel, chaque jour était semblable aux autres, en apparence, mais jamais pareil. Il fallait
constamment être sur ses gardes, sans perdre de vue que sa vie s’arrêtait là. La seule
ombre à sa paix était l’activité inquiétante des autres détenus… Ils vendaient des
cigarettes, des livres, des magazines, se battaient parfois. Les hispaniques avec leur
monopole des fruits, des objets pieux, les noirs, des magazines. Les plus jeunes
contrôlaient le marché des livres, politiques, pour la plupart. « Ils croient encore à la
vie… », il songeait. Les romans étaient rares, abîmés : dans les cellules, parfois, des
pages arrachées à Faulkner, Merrit, ou Salinger, tapissaient les murs des couchettes.
Depuis huit jours, sans être un Américain, il avait pris le droit d’être détenu. Si aucun
d’eux ne se considérait comme un exclu, à vivre au jour le jour, sans concevoir la
durée incertaine de sa détention, il attendait.
Derrière les murs de l’Est, le quartier des femmes, la rangée de miradors, plus
loin, visible, la masse des gratte-ciel…
Le huitième jour de sa détention, on l’appela au parloir, ce qui l’étonna. Il était
quinze heures. Il ne connaissait personne.
Précédé d’un gardien, suivi d’un autre, il remonta la coursive de la neuvième
division. Dans des salles, des détenus au travail, assemblaient des plaques de liège qui
deviendraient des ceintures de sauvetage.
Le parloir était vert, couleur épinard. Au plafond, les ventilateurs brassaient
un air à l’odeur reconnaissable que chaque détenu amenait au parloir.
On lui désigna une chaise derrière une vitre blindée où il s’assit. Un instant
passa, une porte s’ouvrit dans le mur épinard. Il reconnut aussitôt Kate, avec ses
cheveux de flammes vives et couleur de rouille, son visage souriant, tamisés par la
vitre sécurit qui les séparait.
-Kate, quelle surprise ! Je souhaitais tellement vous revoir… Je rêvais parfois
de vous, la nuit. Votre amant était jeune, beau, et vous souriait. Dans la rue, il vous
tenait par le bras. Vous vous éloigniez, en riant. Vous jetiez à peine un œil par-dessus
votre épaule. J’enviais votre couple qui se fondait dans la foule… Je me sentais perdu
dans la ville, il n’y avait que votre souvenir qui me réconfortait.
-Comment ça va ? demanda-t-elle, en souriant.
-Ce n’est pas toujours facile d’être avec un cambrioleur à vol à main armée, et
un dealer chevronné. L’un vient du Bronx, l’autre de Lower East Side, Bowery… Ils
me laissent à peu près tranquille. Je n’ai rien à voir avec eux. C’est dur, parfois, la
promenade dans la cour, avec les autres, les repas au réfectoire. J’ai perdu ma liberté

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individuelle… J’ai constamment leur réalité devant les yeux. J’ai besoin de croire en
quelque chose.
-Je suis là, je serai toujours là.
-Oui, vraiment ?
-Je suis passée au commissariat en apprenant votre arrestation dans les
journaux. J’ai parlé du coup de téléphone. Anna Righy était votre amie. Ils ont fait
semblant d’ignorer que vous ne leur aviez pas dit qu’Anna Righy était menacée. La
police a vérifié votre déclaration à propos de l’adresse que vous avez donnée à
l’inspecteur, le numéro de l’appartement, le nom du locataire. Vous serez bientôt
libre. Il paraîtrait que John Ireland serait un transsexuel, l’ancien amant d’Anna Righy.
Elle vivait avec lui. Il l’aurait tué par jalousie, frustré d’en être venu là, de s’apercevoir
qu’il s’est trompé, en changeant de sexe. Il se peut que quelqu’un d’autre se soit servi
de lui… Il vivait quasiment sans argent. Que ne ferait-on pas pour quelques dollars ?
J’ai dans l’idée qu’en manque de cocaïne ou d’héroïne, il a pu tuer pour ça, pour de
la dope… Par vengeance aussi, dans un besoin d’exutoire, en la rendant responsable
de l’avoir poussé à devenir le monstre qu’il est devenu, sans pouvoir revenir en
arrière… Il en prendra pour au moins vingt ans ! Vous allez sortir d’ici.
-A quel point j’ai pu gamberger à votre sujet ! Je n’avais que ça, comprenez-
moi. Vous étiez ma seule lumière. Cela m’aidait à oublier les autres, le sort qui
m’attendait. Durant le temps que je pensais à vous, je me disais qu’il y avait déjà
quelqu’un dans votre vie… C’est difficile à travers une grille de parler de soi. Je ne
reviendrais jamais, en Europe. J’ai pensé ainsi, si vous l’acceptiez… Peut-être ne nous
connaissons-nous pas suffisamment. Mais vous êtes là, devant moi… Est-ce que
vous accepteriez de vivre avec moi, Kate ? Je vous demande cela, parce que ça me
brûlait les lèvres de le suggérer. Vous changeriez ma vie et votre vie…
Un petit rire frais, léger, s’échappa de ses lèvres. Il aurait voulu l’étreindre.
Elle sentit cela, à travers la vitre, que c’était bien ce que son regard semblait dire, que
cela pouvait être possible aussi.
-Oui ?
Elle parla à peine, comme si la salive lui manquait, qu’elle trouvait tout juste la
force ou le courage de répondre, à peine un mot, juste une parole. « Oui ? » Il sentit
qu’il fallait lui laisser le temps de se reprendre de cet aveu.
Il voulut connaître l’itinéraire que Kate avait suivi pour venir jusqu’ici, la
lecture des journaux, la police, les démarches, le trajet pour venir à la prison.
-Pour savoir ce que vous étiez devenu, quelle affaire ! Maintenant, je suis si
contente.
Elle alluma une cigarette. La fumée ne passa pas, au- dessus de la vitre sécurit.
Les narines de Kate palpitaient.
-Oui, dit-elle. J’ai pensé à vous apporter de quoi fumer aussi, en attendant.
-Merci. Le gardien me le remettra.
-Je vous aime, Kate.
-Moi aussi.
-Je vous ai tenue dans mes bras, mais cette fois, je ne plus jamais vous quitter.
-On ne se quittera plus, on partira.

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***

Kate vint l’attendre, le jour de sortie. Une fois dans le taxi, ils restèrent
longtemps, durant le trajet, en se tenant la main, sans se parler pas, heureux dans leur
contentement d’être l’un près de l’autre. Ils entraient dans la ville avec ses gens sur
les trottoirs, son mouvement incessant. Le soleil de la fin d’été semait des fleurs d’or
dans les rues. A mesure que le taxi avançait le long des avenues, le soleil miroitait
d’un air gai, brillait sur les tôles de véhicules, les façades des gratte-ciels. La pâte
humaine qui bondait les trottoirs était bien réelle… C’était de nouveau New York,
telle qu’il l’avait connue à son arrivée… Il serra la main de Kate, sentit la paume de
sa main aux doigts d’enfant.

Parfois, il disait un mot ou deux, généralement de son avis, parce que l’avenir
qu’elle décrivait, il l’avait prévu dans ses moindres détails.
Dans la Quatorzième rue ouest, ils demeurèrent plus d’une heure à une
terrasse de bar. Ils regagnèrent le studio à l’heure où les rues s’éclairaient pour une
nouvelle nuit. Guérand fit à peine deux pas dans la venelle qui menait chez lui. La
rafale l’atteignit dans le dos. Il se tordit et chancela, désintégré. Le tueur courut vers
la voiture au bout de la rue qui démarra. Des gens se dispersaient en tous sens. Le
front tourné vers le ciel au-dessus, Guérand regardait, ébloui, comme s’il avait reçu
un coup derrière la tête. Il ébaucha un sourire. Autour du visage de Kate penchée, la
foule s’entassait, bavardait. Il expira son dernier soupir, sans avoir prononcé une
parole.

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