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PHÉNOMÉNOLOGIE

DE LA VIE ANIMALE
Cet ouvrage a bénéficié du soutien
de l’Agence universitaire de la Francophonie
Florence Burgat,
Cristian Ciocan (éd.)

PHÉNOMÉNOLOGIE
DE LA VIE ANIMALE

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pour tous pays.
© Zeta Books, 2016

62, Bd. Carol. I


020925 Bucarest
Roumanie
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978-606-697-018-1 (paperback)
978-606-697-019-8 (ebook)
SOMMAIRE

Introduction, Florence Burgat et Cristian Ciocan . . . . . . 7

Apparence, mouvement, expressivité

Benjamin Berger
La vie comme manifestation chez Raymond Ruyer
et Adolf Portmann . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21

Josef H. Reichholf
L’expression de la beauté versus l’adaptation darwinienne . 47

Nicolas Zaslawski
La Nature ou le monde des formes : penser l’animalité avec
Merleau-Ponty et Portmann . . . . . . . . . . . . . . . 64

Annabelle Dufourcq
Ce que l’animal veut dire : Merleau-Ponty et l’analyse du
mimétisme chez Portmann . . . . . . . . . . . . . . . . 84

Vie et existence

Christiane Bailey
Affection, compréhension et langage : L’être-au-monde animal
dans les interprétations phénoménologiques d’Aristote du jeune
Heidegger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121
Dragoș Duicu
La « tendance » de la vie animale chez Patočka et
le problème de la différence anthropologique . . . . . . . . 159

Florence Burgat
Le phénomène de l’angoisse chez l’animal . . . . . . . . . 185

Approche analogique, approche empathique

Cristian Ciocan
La phénoménologie de l’animalité et les apories
de la normalité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

Nathalie Frogneux
Le syndrome animal chez Hans Jonas
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233

Laura Tusa-Ilea
Le non-humain : Une interprétation phénoménologique
du roman Animal du cœur de Herta Müller . . . . . . . . 258

Les auteurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 276


INTRODUCTION

Florence Burgat et Cristian Ciocan

Comment définir la «  phénoménologie de l’animalité  » ou


« l’approche phénoménologique de l’animal » ? Observons d’abord
qu’on peut entrer dans ce champ de recherche au moins de deux
façons différentes : soit, à partir des questions fondamentales de la
phénoménologie, on peut découvrir la fertilité problématique du
problème de l’animalité ; soit, en partant des questions liées à la
philosophie de l’animalité, on peut découvrir le potentiel explicatif
de la phénoménologie pour ce domaine. En fonction d’accent, cette
formule peut donc s’entendre soit comme « phénoménologie de
l’animalité », en nous focalisant sur la spécificité méthodologique de
l’approche phénoménologique par rapport à d’autres interrogations
sur l’animal, soit comme « phénoménologie de l’animalité », en
mettant l’accent sur la spécificité thématique de la question animale
dans le chantier énorme de la phénoménologie. Ainsi, il s’agit de
savoir, d’une part, quelle fonction peut avoir le phénomène de
l’animalité dans le cadre général d’un programme phénoménologique
de recherche, soit-il d’inspiration transcendentaliste, ontologique,
herméneutique ou éthique. Et, d’autre part, il s’agit de savoir quel
rôle peut jouer la phénoménologie en tant que telle dans le contexte
des débats contemporains interdisciplinaires et pluridisciplinaires
concernant l’animal, débats qui engagent des perspectives relevant
de la biologie, de la psychologie animale, de l’éthologie, du droit, etc.
Il y a donc ici deux questions entrelacées et les deux sont
également importantes : l’une regarde la signification de l’animalité
pour la phénoménologie, tandis que l’autre touche à la signification
8 FLORENCE BURGAT, CRISTIAN CIOCAN

de la phénoménologie pour le champ actuel de la « philosophie


animale ». Mais alors, y a-t-il vraiment une spécificité de l’approche
phénoménologique de l’animalité  ? Comment préciser les
dimensions qui distinguent et individualisent l’approche
phénoménologique par rapport à la pluralité des perspectives qui
touchent la question animale ? En effet, par quoi exactement une
approche de l’animalité est-elle proprement phénoménologique ?
Précisément parce qu’on découvre dans l’histoire de la phéno-
ménologie de multiples perspectives sur l’animalité, précisément
parce que nous n’avons pas affaire à une phénoménologie de
l’animalité, mais à une pluralité de phénoménologies, il faut
peut-être identifier un noyau commun, une certaine unité qui
donne à ce champ de recherche sa cohérence. Or, si l’approche
phénoménologique doit, par définition, se déployer à la première
personne, en se focalisant d’une manière strictement descriptive
sur ce qui se donne ou ce qui se montre à partir de soi-même, si
en outre sa tâche primordiale est celle de mettre au jour aussi bien
les structures de l’expérience subjective que les structures
constitutives des phénomènes visés, alors les mêmes exigences
doivent s’appli-quer au sujet de l’animalité, mais aussi à
l’expérience que nous avons des animaux dans leur multiplicité.
Ainsi peut-on esquisser rapidement quelques lignes de la
spécificité de l’approche phénoménologique de l’animalité et
mentionner, à titre de possibilité, quatre aspects  : (i) comme
démarche réductive, la phénoménologie doit opérer en préalable
une mise entre parenthèses de toutes les théories (scientifiques ou
philosophiques) concernant les animaux en général. Donc elle
doit faire dès le début abstraction de toute compréhension
traditionnelle de l’animal qui peut détourner de la visée phénomé­
nologique. (ii) Comme approche essentiellement méthodique, la
phénoménologie met l’accent d’abord sur la question concernant
les conditions de l’accès à l’être de l’animal ou au monde animal.
Dans cette perspective, elle produit constamment un discours
« autocritique » dans le sens où elle met en évidence les limites de
Introduction 9
l’empathie et les risques du transfert des significations de la sphère
humaine à la sphère animale. (iii) La phénoménologie doit partir
de l’expérience concrète et quoti-dienne de l’animalité. Elle se
focalise sur la manière dont les animaux nous sont donnés de
manière concrète, dans notre monde de la vie facticielle, et non pas
à partir d’une construction artificielle, dans un contexte purifié de
laboratoire. (iv) De par son caractère originairement eidétique, la
phénoménologie ne vise pas d’abord pas tel ou tel animal, mais
l’animalité. Elle se focalise sur la question de l’essence de l’animal,
sur l’essence de l’animalité. Au moins, elle le faisait dans le cadre
des œuvres fondatrices de Husserl et de Heidegger.
Les approches post-heideggériennes permettent au contraire de
questionner notre supposé accès à un eidos de l’animal. En effet,
c’est peut-être plus encore à une attention à l’individualité animale
que la phénoménologie, celle de Merleau-Ponty au premier chef,
invite à la faveur d’un renouvellement total de la compréhension
du « se comporter » des animaux, impliquant une expérience en
première personne de leur vie, c’est-à-dire la position qui est celle
d’un sujet de conscience. Car si la phénoménologie s’intéresse à la
manière dont les animaux nous sont donnés, non seulement elle
ne s’en tient pas aux seules structures générales de cette donation,
mais encore se tourne-t-elle vers leurs comportements, qui
révèlent, si l’on peut employer ce terme impropre qui semble
maintenir un dehors et un dedans, comment les animaux se
donnent à eux-mêmes un monde. La notion de structure, que
Merleau-Ponty applique au comportement, permet de dépasser
la conception intenable du comportement comme réaction aux
conditions externes d’une part, et internes d’autre part, dans la
mesure où toute variation au sein de ces conditions entraîne un
effet global indivisible. Par ailleurs, la notion de forme ou de
structure ouvre la voie à une intégration des champs du physique,
du physiologique et du mental comme trois types de structures,
et non trois niveaux hiérarchiques correspondant aux règnes du
végétal, de l’animal et de l’humain. Sous l’impact de cette critique,
10 FLORENCE BURGAT, CRISTIAN CIOCAN

on s’aperçoit par ailleurs que le réalisme et l’intellectualisme


succombent finalement au même mal : l’abstraction. Là où le
réalisme confie entièrement à l’objet la réalité de ce qu’il est,
indépendamment de tout acte de connaissance, l’intellectualisme,
en misant tout sur les opérations de la conscience, en vient pareil­
lement à construire un corps objectif qui n’a en réalité d’existence
que conceptuelle, c’est-à-dire abstraite. Dans les deux cas, le
comportement se trouve récusé comme « intelligibilité immanente »
(Merleau-Ponty emprunte ce concept à Frederik Buytendijk et à
Helmuth Plessner), pour être soit une chose, soit une idée – ce qu’il
n’est pas ; il est une forme, c’est-à-dire qu’il échappe précisément
à cette alternative.
Étrangers à la généralité de l’essence par leur habitude d’observer
des comportements individuels, d’une part, et rompant avec la
lecture analytique des phénomènes de la vie et du comportement
qui gouverne pourtant leur discipline, d’autre part, des biologistes
– Jakob von Uexküll, Adolf Portmann, Frederik Buytendijk – se
sont, de façon plus ou moins explicite ou plus ou moins fidèle aux
fondateurs, tournés vers la phénoménologie, vers sa méthode. Le
souci de penser la corrélation entre le sujet et son monde
environnant modifie en effet de fond en comble le regard
habituellement réductionniste propre aux « sciences de l’animal ».
Un espace de sens se trouve ainsi enfin ouvert, la fluidité et la part
d’indétermination du comportement affirmées. De même est-ce
la conception de l’organisme qui est révisée, si son approche
analytique, qui procède par démembrement, demeure à jamais
impuissante à fournir une image de l’organisme total.
Ainsi est-il fait pièce à la perspective segmentée d’actions qui
seraient sans cesse impulsées par quelque cause, où l’on reconnaît
le credo béhavioriste qui puise ses fondements dans le cartésianisme
(comme l’a mis en évidence Erwin Straus), de même qu’à la
tendance si répandue qui consiste à confondre anthropomorphisme
et signification. Reconnaître aux animaux une vie subjective où
tout fait sens (ce qui ne veut pas dire : où les choses ont le même
Introduction 11
sens que pour les êtres humains), c’est en finir avec une partition
humaniste métaphysique que les travaux sur le vivant ont, de leur
côté aussi, mise à mal. Ceux de Georges Canguilhem, qui tirent
la biologie de l’ornière physicaliste dans laquelle elle tombe
aisément et mettent en évidence la relation essentielle entre tout
être vivant et son milieu ; ceux de Hans Jonas, où se déploient
une interprétation existentielle du phénomène de la vie et la
détermination d’une individualité ontologique et caractérologique
dans le cas des animaux qui manifestent des qualités individuelles.
C’est bien le plan du vécu qui se trouve mis à la première place
dans ces approches phénoménologiques de la vie ou, plus préci-
sément, de l’existence animale, elle aussi soumise aux expériences
de la peur et de l’angoisse.
Ce collectif se propose de rouvrir cette problématique riche, en
l’abordant dans une pluralité de perspectives. La première partie
du volume – Apparence, mouvement, expressivité – s’ouvre avec
l’étude de Benjamin Berger intitulée « La vie comme manifestation
chez Raymond Ruyer et Adolf Portmann ». L’auteur s’intéresse au
phénomène de la manifestation des êtres vivants en suivant les
études de morphologie zoologique d’Adolf Portmann ainsi que
les réflexions que Raymond Ruyer a consacrées à la notion
d’expressivité. L’auteur rappelle d’abord en quoi le fait de la
manifestation des vivants déborde le cadre des fonctions que lui
assigne la science la plus orthodoxe, puis il montre comment, en
tentant de rendre justice à la vie comprise non plus comme survie
mais comme manifestation, des auteurs venus de traditions aussi
différentes que Adolf Portmann, Raymond Ruyer et Renaud
Barbaras, ont tous été conduits à penser la manifestation pour
elle-même en allant jusqu’à théoriser son objectivité. La vie serait
donc manifestation indépendamment même du fait de
l’intersubjectivité. Benjamin Berger montre finalement que
l’autonomie de la manifestation ne possède pas le même sens chez
ces différents auteurs.
12 FLORENCE BURGAT, CRISTIAN CIOCAN

Dans son étude « Expression de la beauté versus l’adaptation


darwinienne », Josef H. Reichholf part du constat que Darwin
considérait la beauté comme un défi au concept de sélection
naturelle. Comme alternative, Darwin introduisit la sélection
sexuelle, force qui agit contre les nécessités de l’adaptation à
l’environnement. Mais comment la sélection sexuelle est-elle
possible ? Les évolutionnistes étaient perplexes. Zahavi proposa
comme solution la « théorie du handicap ». Pour les oiseaux mâles
survivre malgré un plumage voyant est un défi, la beauté est un
handicap. Mais cela n’explique ni pourquoi les mâles deviennent
« voyants », ni le fait que seules certaines structures et habitudes
sont « exposées ». Josef H. Reichholf montre que Portmann proposa
une autre perspective avec le concept de « présentation de soi » des
organismes, mais qui ne fut pas acceptée par la grande majorité des
biologistes, car il ne put la formuler sous une forme scientifiquement
testable. Le dilemme de la beauté et de l’adaptation peut être résolu
en faisant plus attention aux processus internes aux organismes.
Les caractéristiques voyantes des mâles et leurs activités de séduction
sont en corrélation avec les investissements des femelles pour la
reproduction. Ce sont des signaux fiables concernant la forme
physique du partenaire potentiel de la femelle. Dans cette
perspective les problèmes de Zahavi et Portmann sont résolus :
l’expression de la beauté devient une caractéristique de base des
organismes vivants et un indicateur de leur condition physique.
L’auteur montre que la beauté n’est pas un handicap, mais un
signe du degré d’émancipation par rapport à l’environnement.
«  Adaptation  » et «  émancipation  » forment un continuum.
L’environnement n’est pas tout ; le maître est l’organisme.
Dans l’article « La Nature ou le monde des formes : penser
l’animalité avec Merleau-Ponty et Portmann », Nicolas Zaslawski
se propose de poser la question suivante  : comment penser
l’animal pour lui-même, c’est-à-dire, comment ne pas toujours
déjà le réduire à une pâle copie de l’existence humaine ? L’auteur
montre que, de La structure du comportement  au cours sur la
Introduction 13
nature, on voit en effet Merleau-Ponty passer d’une conception
privative de l’animalité à une pensée de l’animal à partir de lui-même.
Dans cette lutte de la pensée contre l’obstacle épistémologique de
l’anthropocentrisme, la rencontre de la pensée de Portmann joue
un rôle crucial qu’il est important de mettre en évidence.
Les phénomènes de mimétisme animal démontrent-ils que
l’animal imagine ? Y a-t-il chez l’animal, et non seulement chez
l’homme qui le contemple et l’étudie, une intentionnalité visant
de façon ubiquitaire l’original et la copie ? Annabelle Dufourcq
se propose de montrer, dans sont étude intitulée « Ce que l’animal
veut dire : Merleau-Ponty et l’analyse du mimétisme chez Portmann »,
que l’on peut en effet prendre au sérieux l’hypothèse d’un tel
imaginaire animal en s’appuyant pour cela sur la théorie
portmannienne de l’apparaître animal et sur la lecture qu’en fait
Merleau-Ponty dans les cours sur la nature. Annabelle Dufourcq
analyse de quelle manière Portmann force la science à reconnaître
comme objet d’étude à part entière l’expression d’une intériorité
animale à travers la morphologie même des animaux. Elle
s’attarde particulièrement sur le caractère problématique et
multiple de la signification portée par cet apparaître, ainsi que
sur l’impossibilité de réduire celle-ci à une interprétation en
termes utilitaires. Mais la réflexion portmannienne avance l’idée
d’une imagination animale exprimée dès le niveau morphologique
comme une simple hypothèse, laquelle entre d’autre part en
tension avec une anthropologie encore classique qui souligne le
contraste entre liberté humaine et caractère étroitement déterminé
de la vie animale. C’est dans l’approche merleau-pontienne que
peuvent être trouvés les moyens méthodiques et les outils
conceptuels permettant d’établir la continuité essentielle – non
l’identité – entre l’imaginaire humain et une imagination véritable
proprement animale.
La deuxième partie du collectif – Vie et existence – s’ouvre avec
l’étude de Christiane Bailey intitulée « Affection, compréhension
et langage  : l’être-au-monde animal dans les interprétations
14 FLORENCE BURGAT, CRISTIAN CIOCAN

phénoménologiques d’Aristote du jeune Heidegger  », qui se


propose de montrer que les cours récemment publiés du jeune
Heidegger indiquent que, contrairement à ce qu’il affirme dans Être
et temps, les animaux sont bien à la mesure du Dasein (daseinsmäßig).
Ils ne sont pas des êtres « simplement vivants », mais ils ont un
monde qui existe pour eux et leur importe. Retraçant la genèse des
existentiaux dans les interprétations phénoménologiques de la
philosophie aristotélicienne de la vie que donne le jeune Heidegger
(1919–1926), Christiane Bailey soutient que les trois structures
existentiales fondamentales – affection (Befindlichkeit),
compréhension (Verstehen) et être-avec (Mitsein) par le langage
ou le parler (Rede) – s’enracinent dans la vie des animaux.
Dans son article « La “tendance“ de la vie animale chez Patočka
et le problème de la différence anthropologique », Dragoş Duicu
prend appui sur le remaniement patočkien de la phénoménologie
husserlienne en une phénoménologie asubjective et sur la
réévaluation (et l’abandon) du concept classique d’intentionnalité
que ce remaniement engage. L’auteur identifie, dans les écrits
phénoménologiques de Patočka, plusieurs tentatives de rapprocher
le concept d’intentionnalité de celui de vie (et, parfois, explici-
tement, de vie animale) jusqu’à soutenir leur équivalence. À
chaque fois, le concept de mouvement sert de moyen terme, mais
les intérêts ponctuels de l’analyse empêchent l’explicitation jusqu’au
bout de cette équivalence et donc compliquent la tâche de la
reconstitution de ce qu’a pu être, pour le philosophe tchèque, le
sens de la vie animale. Dragoş Duicu montre que l’attention portée
au concept de « vie » dans les écrits tardifs du philosophe tchèque
cherche précisément à remplacer le rôle qu’avait l’intentionnalité
dans le dispositif de la phénoménologie de Husserl par ce qu’il
nomme la « tendance » ou la « tendancialité » du mouvement vital.
La « tendance » – c’est-à dire ce que la vie vise et ce qu’elle veut – est
lue comme manque et besoin de réintégration dans le mouvement
global de la totalité (propos récurrent chez Patočka à partir de la fin
des années 50) : cela permet d’approcher les analyses patočkiennes
Introduction 15
du phénomène animal pour mesurer leurs avancées incontestables.
L’auteur explore, en outre, certaines suggestions patočkiennes qui
portent sur le « corrélat global » de la vie animale et sur le type de
perception spécifique qui s’y rattache, ainsi que les corollaires de la
reprise par Patočka du concept aristotélicien du mouvement, pour
suggérer une potentielle solution au problème de la « différence
anthropologique ». Enfin, cette solution est testée à l’aide de plusieurs
illustrations fournies par les travaux de K. Lorenz et H. Jonas.
Cette deuxième partie du livre s’achève avec l’article de
Florence Burgat intitulé «  Le phénomène de l’angoisse chez
l’animal ». Le phénomène de l’angoisse n’est-il pas associé par
excellence à l’existence humaine ? Pourtant, en faisant l’effort de
le comprendre depuis ses fondements les plus profonds, il apparaît
que cette expérience de l’illimité a ses racines dans la vie
individuée, en tant qu’elle n’est que partiellement séparée de cet
illimité dont elle provient. S’appuyant sur les travaux de Gilbert
Simondon et de Renaud Barbaras, Florence Burgat explore la
question de l’angoisse à la lumière de la (pré)individuation, d’une
part, et de la notion d’exode, d’autre part, mais aussi, comme
ébranlement de l’organisme, ainsi que le montre le neuropsychiatre
Kurt Goldstein.
La troisième partie, Approche analogique, approche empathique,
s’ouvre avec l’étude de Cristian Ciocan, « La phénoménologie de
l’animalité et les apories de la normalité », qui se focalise sur
certaines analyses husserliennes qui datent des années 20, où
l’animal est vu comme une « variation anormale » de l’homme.
L’auteur se propose de placer ces analyses dans le contexte plus large
de la théorie husserlienne de la normalité qui traverse tout
l’échafaudage transcendantal de l’expérience  : dans la sphère
primordiale, on peut altérer un certain organe de sens, ayant ainsi
des anormalités perceptives ; la normalité du corps propre a une
fonction constitutive pour l’intersubjectivité, mais celle-ci peut
comporter des modifications anomales, par une empathie modifiée,
anormale (l’aveugle, le malade mental, l’enfant nouveau-né)  ;
16 FLORENCE BURGAT, CRISTIAN CIOCAN

l’intersubjectivité animale est à son tour soumise à la tension entre


normalité et anormalité, dans la mesure où la typicalité du corps
propre et sa concordance somatologique doivent être modifiées afin
de pouvoir comprendre l’apparition de l’animal.
L’article de Nathalie Frogneux intitulé « Le syndrome animal
chez Hans Jonas » se propose de montrer que, si Jonas ne renonce
pas à affronter la difficulté de définir une différence animale, c’est
qu’il éprouve le besoin d’établir l’animalité comme cette forme
de vivant spécifique, entre végétaux et humains, qui marque un
gain ontologique pour la liberté au sein de la nature. Nathalie
Frogneux montre l’intérêt de la pensée de Jonas à cet égard :
d’abord, lorsqu’il établit une herméneutique du vivant par le
vivant, ensuite lorsqu’il tente de saisir la différence animale, enfin
lorsqu’il souligne en deux temps la continuité au sein du vivant,
premièrement avec trois dialectiques de la vie et deuxièmement
avec l’option jonassienne pour le principe liberté.
Le volume s’achève avec une contribution qui se propose
d’intégrer la question phénoménologique de l’animalité dans le
contexte herméneutique de la littérature comparée. L’étude de
Laura Tusa-Ilea, intitulée « Le non-humain : Une interprétation
phénoménologique du roman Animal du cœur de Herta Müller »,
part de l’hypothèse que le non-humain tel qu’il est présenté dans
le roman Animal du cœur de Herta Müller a une signification
politique qui pourrait offrir une réponse à la crise de l’humanisme
présente dans le discours intellectuel actuel, incapable de couvrir
la riche multiplicité des formes vitales. Le roman offre également
une perspective significative sur les questionnements phénomé-
nologiques contemporains concernant notre animalité constitutive
et surtout sur des enjeux post-humanistes fondamentaux. Laura
Tusa-Ilea montre que « l’animal du cœur » est une énergie vitale
non-humaine, une structure qui défie les holismes rationalistes
et la téléologie.
Introduction 17
***

La plupart des textes réunis dans ce volume sont issus des


travaux de deux colloques de phénoménologie. Le premier s’est
tenu au mois de février 2013, sous l’intitulé Apparences et
expressivité de la vie animale. Autour de la Forme animale d’Adolf
Portmann, à l’École Normale Supérieure dans le cadre des activités
de recherche des Archives Husserl de Paris. Il a été co-organisé
par Renaud Barbaras, Florence Burgat, Benjamin Berger et
Bernard Esmein et avec le soutien de plusieurs institutions1. Le
second, organisé par Cristian Ciocan2, a eu lieu en novembre
2014, à l’Université de Bucarest, sous l’égide de la Société
Roumaine de Phénoménologie, avec la participation des Archives
Husserl de Paris. Les éditeurs remercient l’Agence Universitaire
de la Francophonie dont le soutien a rendu possible la publication
de ce collectif.

1
Le CNRS, l’ENS, l’Institut universitaire de France, l’INRA, l’Institut
français (Berlin) et le Centre de coopération universitaire franco-bavarois.
2
Cristian Ciocan remercie UEFISCDI qui a rendu possible que ce travail
éditorial se réalise dans le cadre du projet Phenomenological Approaches to the
Anthropological Difference (PN-II-RU-TE-2014-4-0630).

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