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Cristian Ciocan

PROXIMITÉ ET DISTANCE :
JEAN-LUC MARION, LECTEUR DE LEVINAS

Parler du rapport entre la philosophie de Jean-Luc Marion et l’œuvre


de Levinas n’est pas une tâche facile. D’abord, parce qu’il ne s’agit pas de
l’influence qu’un « disciple » reçoit de la part d’un « maître ». On ne peut
pas non plus réduire le rapport Marion – Levinas à une simple réception de
l’œuvre d’un philosophe dans l’œuvre d’un autre. Il faut plutôt parler d’une
Auseinandersetzung où les deux philosophies se transforment à la fois, dans
une alchimie imprévue et imprédictible. Car il y a non seulement un géné-
reux accueil de la philosophie de Levinas dans l’œuvre de Marion, mais nous
pouvons trouver aussi un dialogue concret et direct entre les deux penseurs,
et même un certain écho de la philosophie de Jean-Luc Marion dans l’œuvre
de Levinas. Pour bien entendre cet enjeu, il faudrait préciser d’abord, d’une
manière très nuancée, aussi bien la proximité que l’éloignement, aussi bien
la dette initiale que sa transformation subséquente. En effet, si la philoso-
phie de Levinas jouit d’une irradiation complexe dans l’œuvre de Marion,
cela ce passe – comme presque toujours dans l’histoire de la phénoménolo-
gie – sous la figure d’une fidélité qui s’éloigne, d’un voisinage où creuse déjà
une différence, d’un attachement initial qui laisse s’entrevoir une séparation
ultérieure. Mais, comme cette ambivalence ne se manifeste pas toujours
d’une manière explicite, il faudrait aussi avoir en vue un niveau souterrain,
implicite, où se déploie la rencontre proprement dite de ces deux pensées.
Alors, il faudrait évaluer la relation entre les deux philosophes non seule-
ment en ce qui concerne ce que les textes disent explicitement, mais aussi
en ce qui y est implicitement. Ainsi peut-on discerner bien sûr des dettes
explicites, mais aussi des dettes tacites, tout comme on peut surprendre des
critiques explicites, mais aussi des critiques tacites.
Soulignons d’ailleurs que la présence de la philosophie de Levinas dans
l’œuvre de Jean-Luc Marion n’est pas nécessairement homogène, car on
peut discerner une évolution et une transformation graduelle de cette lec-
ture de Levinas. Non seulement il y a plusieurs noyaux d’intérêt que Marion
décèle dans l’œuvre de Levinas, mais le centre de gravité de sa lecture se
déplace au fil du temps. De même, les différentes phases de la pensée
levinassienne – qu’il s’agit des écrits de jeunesse, de l’étape intermédiaire

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centrée sur Totalité et infini, ou de celle tardive déployée autour de l’Autre-


ment qu’être – sont elles-aussi envisagées d’une manière distincte à travers
des étapes successives de la pensée de Marion. En tout cas, il y a plusieurs
mouvements dans cette lecture et leur articulation n’est pas géométrique :
certaines indiquent la reconnaissance d’une filiation, tandis que d’autres
marquent la tendance d’éloignement, dans la recherche d’une voie propre.
Comment faut-il évaluer alors le rapport Marion – Levinas ? Peut-on
présumer qu’il y a, essentiellement, un accord de profondeur entre ces deux
philosophies, marqué parfois par un désaccord ponctuel ? Ou, entre ces
deux positions, s’agit-il plutôt d’un désaccord philosophique de principe
qui loge parfois des îles de consonance ? Autrement dit, y a-t-il entre
Levinas et Marion une véritable « communauté de lutte », similaire à la
Kampfgemeinschaft qui liait jadis Heidegger et Jaspers, orientée cette fois-ci
contre les forces toutes-puissantes de l’ontologie ? Ont-ils mené la même
bataille ou sur le même front ? Ou faut-il présumer plutôt que chacun avait
mené sa propre lutte « avec les choses mêmes », étant seulement stimulé
parfois, et latéralement, par l’autre ? S’il est cependant évident que les deux
chemins philosophiques se sont croisés, comment mesurer l’ampleur de ce
croisement et la magnitude de ses conséquences ? Ce sont des questions
décisives, car, dans la mesure où les pensées de Levinas et de Marion sont
souvent associées, fût-il sous le dit « tournant théologique » de la phéno-
ménologie, il faut toutefois établir dans quelle mesure cette association est
essentielle ou accidentelle, dans quelle mesure les deux chemins de pensée
sont ou non communs, mais aussi dans quelle mesure les deux philosophes
peuvent revendiquer une indépendance ou une autonomie réciproques.
Il est évident que ces questions ne puissent recevoir une réponse complète
qu’après une analyse approfondie des textes dans lesquels Jean-Luc Marion
aborde la philosophie d’Emmanuel Levinas. Du point de vue strictement
chronologique, ces textes s’étendent sur trois décennies, de 1977 à 2007,
délimitant au moins quatre étapes :
I. Tout au début de sa carrière philosophique, en 1977, dans L’Idole et la
distance1, Marion situe sa pensée dans une certaine « alliance » avec Levinas
– critique de l’ontologisme heideggérien – afin de penser Dieu (Autrui) au-
delà de la différence ontologique. La première question est de préciser la
nature de cette alliance, ses enjeux, mais aussi ses limites. Cette première
étape du rapport Marion – Levinas se situe donc à l’ombre de Heidegger.
II. Cinq ans plus tard, en 1982, Jean-Luc Marion publie Dieu sans l’être2.
Levinas est relativement absent dans les références de cet ouvrage, mais la

1. J.-L. Marion, L’Idole et la distance, Paris, Grasset, 1977 (cité dorénavant avec le sigle
ID).
2. J.-L. Marion, Dieu sans l’être, Paris, PUF/Quadrige, 1991 (cité dorénavant avec le
sigle DE).

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problématique lévinassienne du visage est tacitement reprise dans l’analyse


phénoménologique de l’icône.
III. Une troisième étape du rapport Marion – Levinas trouve son
centre de gravité dans une étude écrite en juillet 1983, publiée l’année sui-
vante dans les Cahiers de la nuit surveillée et intitulée « L’intentionnalité
de l’amour ». Ce texte, repris trois ans plus tard dans Prolégomènes à la
charité1, porte une évidente empreinte lévinassienne, dans la mesure où
Jean-Luc Marion fait sien le thème du visage et de l’altérité. Mais ce
texte contient déjà les indices d’une démarcation entre les deux positions,
entamant une première confrontation directe de Marion avec la philoso-
phie de Levinas.
IV. Après les années 1990, il y a au moins quatre études qui déterminent
encore la relation Marion – Levinas. (a) En 1993 paraît l’étude « Note sur
l’indifférence ontologique »2, qui reprend le débat entamé 1977 sur le dépas-
sement de la différence ontologique ; c’est une retractatio par rapport à la
position de L’Idole et la distance, mais aussi une articulation entre la critique
de la différence ontologique et la question de l’altérité. (b) Ensuite, en 1998
paraît l’article « La voix sans nom »3 qui, suivant Levinas, explore le phé-
nomène de l’appel et de l’interpellation. (c) L’an 2000 voit paraître l’étude
« D’autrui à l’individu »4, qui part encore du rapport Levinas – Heidegger,
mais reprend l’approfondissement du thème de l’altérité entamé déjà dans
le texte de 1986, « L’intentionnalité de l’amour », formulant une critique
très nette du caractère anonyme du visage. (d) Et enfin, en 2007 voit le jour
l’étude intitulée « La substitution et la sollicitude »5, parue simultanément
dans la revue Pardès et dans le recueil Emmanuel Levinas et les territoires de la
pensée. Marion reprend encore une fois le débat Levinas – Heidegger, mais
cette fois-ci à partir de la philosophie levinassienne tardive (notamment
d’Autrement qu’être), en se focalisant sur le rapport entre la constitution de la
subjectivité et la question de l’autre.

1. J.-L. Marion, Les Prolégomènes à la charité, 3e édition revue et augmentée, Paris,


Éditions de La Différence, 2007 (cité dorénavant Prolégomènes…)
2. J.-L. Marion, « Note sur l’indifférence ontologique », in J. Greisch et J. Rolland
(éd.), Emmanuel Levinas. L’éthique comme philosophie première, Paris, Cerf, 1993, pp. 47 – 62.
3. J.-L. Marion, « La voix sans nom. Hommage – à partir – de Levinas », Rue Descartes
19, pp. 11 – 25.
4. J.-L. Marion, « D’autrui à l’individu », in Emmanuel Levinas, Positivité et transcen-
dance. Suivi de Levinas et la phénoménologie, Paris, PUF, 2000, pp. 287 – 308. Repris comme
chapitre 5 dans Figures de la phénoménologie, Paris, PUF, 2012, pp. 75-94 (cité dorénavant
Figures…).
5. J.-L. Marion, « La substitution et la sollicitude. Comment Levinas reprit Heidegger »,
in D. Cohen-Levinas, Bruno Clément (éd.), Emmanuel Levinas et les territoires de la
pensée, Paris, PUF, Épiméthée, 2007, pp. 51 – 72. Repris comme chapitre 8 dans Figures…,
pp. 129 – 148.

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C’est donc un corpus assez large, qui témoigne d’une lecture attentive et
patiente, une lecture qui cependant n’est pas du tout monolithique, mais qui
évolue avec le temps, qui change parfois la perspective et qui comporte des
reprises, des approfondissements successives et des relancements, mais aussi
des corrections par rapports aux positions antérieures. Il y a deux grandes
lignes de cette lecture que Marion fait des écrits de Levinas : l’une regarde
la critique de la différence ontologique, tandis que l’autre vise le rapport à
autrui, ce qui implique aussi bien la reprise du thème du visage, que l’appro-
fondissement du problème de l’amour. Ces lignes de force sont au début
séparées et distinctes, mais seront ensuite unifiées.

Commençons avec la première étape de cette rencontre. En 1977, à l’âge


de 31 ans, Jean-Luc Marion, après la publication deux ans plus tôt de sa
thèse d’historien de la philosophie sur « l’ontologie grise de Descartes »,
fait paraître son premier ouvrage où s’annonce déjà une pensée originale :
L’Idole et la distance. Ici, Levinas est une référence constante, tout comme
Heidegger, Nietzsche, Hölderlin, Denys l’Aréopagite ou Hans Urs von
Balthasar. Même le concept directeur de « distance » suggère une certaine
filiation levinassienne, que d’ailleurs Jean-Luc Marion avoue ouvertement
quelques fois1. Dans la mesure où le but de L’Idole et la distance est, comme
l’auteur le souligne dans sa préface à la traduction roumaine, « le recours à
un autre ordre et une autre rigueur que celle de l’être », la pensée de Levinas
ne pourrait qu’accompagner, tout naturellement, ce trajet qui, en principe,
vise à se confronter primordialement avec Heidegger.
Il faut aussi rappeler que L’Idole et la distance paraît trois ans après la
publication de l’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, ouvrage qui com-
mence avec les phrases bien connues : « Passer à l’autre de l’être, autrement
qu’être. Non pas être autrement, mais autrement qu’être »2. C’est donc une
idée qui est bien compatible au fait que L’Idole et la distance part de la pré-
misse que « la distance reste radicalement autre que le problème de l’Être »3.
Cependant, il faut bien préciser que presque toutes les références à Levinas
qui se trouvent dans L’Idole et la distance regardent Totalité et infini (paru en
1961) et non pas Autrement qu’être (paru en 1974). Alors, on peut supposer
que, pour le moment, il s’agissait pour Jean-Luc Marion d’assimiler seu-
lement la première plateforme de la pensée levinassienne, celle de Totalité
et infini. Et le résultat d’une telle assimilation revêt la forme d’une alliance

1. ID, p. 301 ; Figures…, p. 59.


2. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Martinus Nijhoff, 1974,
p. 3 (cité dorénavant AE).
3. ID, p. 12.

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temporaire avec la pensée de Levinas, avouée comme telle dans l’Introduction


de L’Idole et la distance :
Si l’on tient que la distance reste radicalement autre que la question de l’Être
(d’une altérité elle-même encore impensée), elle se trouve, un temps, en alliance
avec la double instance critique qu’Emmanuel Levinas (au nom d’Autrui) et
Jacques Derrida (par la différence) entent sur la différence ontologique. Pour un
temps seulement, puisque la distance exige plus encore qu’une inversion ou qu’une
banalisation de la différence ontologique.1
Les deux aspects soulignés ici sont également importants, aussi bien qu’il
s’agit d’une alliance, et que cette alliance soit seulement temporaire. D’abord,
en ce qui concerne l’alliance, il est évident que nous avons affaire à une
pensée dont le but est celui de dépasser le caractère primordial de la question
– d’abord heideggérienne – de l’être ou, au moins, de l’éviter, de le sus-
pendre, ou le miner. Il s’agit donc d’une proximité assumée par rapport aux
objections que Levinas élève contre l’ontologisme heideggérien. Par consé-
quent, le premier rapport entre Marion et Levinas s’inscrit dans le cadre
de l’explication de Marion avec Heidegger. Marion reprend sur son propre
compte le débat entre Levinas et Heidegger, se place au milieu de ce débat et
essaie de donner une autre réponse à la triade « l’être, l’autre, Dieu ». L’objet
de cette dispute est, notamment, la primauté, que Heidegger impose, de la
question de l’être sur la question de Dieu, de la prééminence de la Seinsfrage
sur la Gottesfrage. Or, pour Marion, « l’Être […] ne constitue […] pas un
préalable à Dieu, ni à son advenue »2, car, si Dieu est véritablement Dieu
et non pas une simple idole conceptuelle, il n’accepte alors aucun condi-
tionnement, ni même de la part de la Seinsfrage, bien qu’elle soit considérée
comme la plus haute question de la pensée.
Même s’il s’agit d’une alliance assumée, Marion précise aussitôt que c’est
seulement une alliance temporaire. Pourquoi seulement temporaire ? Que
signifie ce caractère transitoire de l’alliance ? Pourquoi cette coalition est
seulement épisodique ? Ce caractère temporaire indique-t-il que l’alliance
avec Levinas est seulement « tactique » ou, en termes militaires, « straté-
gique », sans un enjeu définitif ? La première réponse de Marion se trouve
dans la citation précédente et elle consiste à dire que « la distance exige plus
encore qu’une inversion […] de la différence ontologique »3. Une position
similaire est soutenue cinq ans après, en 1982, dans Dieu sans l’être, où
Marion souligne que « [d] éjouer l’Être exigerait […] plus que de révoquer
la différence ontologique en faveur d’une autre différence »4. Remarquons

1. ID, pp. 12 – 13, nous soulignons.


2. ID, p. 274.
3. ID, p. 13, nous soulignons.
4. DE, p. 126, nous soulignons.

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la similitude des deux textes : « plus encore qu’une inversion », « plus que
de révoquer ». Dans les deux cas, la critique levinassienne de la différence
ontologique est considérée en quelque sorte insuffisante, ou la tentative de
dépasser cette différence est jugée comme insuffisamment radicale. D’abord,
dans L’Idole et la distance, la position de Levinas est considérée insuffisante
dans la mesure où elle met en œuvre une simple inversion des termes de la
différence ontologique. Ensuite, dans Dieu sans l’être, on ne parle pas d’une
inversion des termes dans la même différence ontologique, mais d’une sorte
de remplacement d’une différence par une autre : ici l’entreprise levinassienne
est réduite à une révocation de la différence ontologique en faveur d’une
autre différence. Ce qui, aussi, n’est pas suffisamment radical.
Comment entendre ce verdict ? D’abord, en quoi consiste la dite
inversion ? Il s’agit bien sûr de la différence ontologique, du rapport entre
l’être et l’étant, entre Sein et Seiendes ou, selon la terminologie de Levinas,
entre l’existence et l’existant. Si Heidegger souligne que l’accès à l’étant
est toujours précédé par la compréhension de l’être de cet étant, que la
Seinsverständnis est toujours préalable à toute apparition de l’étant, Levinas
renverse ces termes et tâche de montrer que l’autre homme est un étant
qui est réfractaire à la compréhension de l’être et à la domination de la
Seinsfrage. Autrui (l’étant ou l’existant) réclame une exception par rapport à
la toute-puissance de l’être. Si Heidegger privilégie l’être dans ce rapport, le
renversement levinassien privilégie précisément l’étant contre l’être.
C’est précisément sur cet aspect qu’intervient la première délimitation
critique de Jean-Luc Marion par rapport à Levinas. Cette délimitation
engage deux aspects. (i) D’une part, le fait d’inverser le rapport entre l’être
et l’étant n’annule pas la différence ontologique et ne suspend point sa
hégémonie : « en se déplaçant de l’être à l’étant, le privilège ne consacre
pas la prééminence de l’étant qui est l’autre qu’en inversant la différence
ontologique et, par cela, en la consacrant »1 ; autrement dit, avec Levinas
« nous risquons de demeurer, avec une inversion de plus, au sein de la diffé-
rence ontologique, c’est-à-dire dans l’onto-théo-logie »2. Ou, enfin, « l’étant
n’échappe jamais aussi peu à la Conciliation de l’Être que lorsqu’il prétend
s’en défaire d’un dernier saut »3, ce qui fait que la critique de l’ontologie
entamée par Levinas tombe encore sous la force gravitationnelle de celle-
ci. (ii) D’autre part, on ne peut pas échapper à l’ontologie tout en utilisant
la terminologie qui lui est consubstantielle. La critique tacite de Marion
vise d’abord l’usage levinassien du mot étant pour designer Autrui, terme
qui, évidemment, relève encore de l’ontologie, et souligne la même chose

1. ID, p. 278.
2. ID, p. 278.
3. ID, p. 278.

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par rapport à l’usage du terme de relation, utilisé pour designer le rapport


à autrui, car ce terme est à son tour une « catégorie éminemment ordon-
née à l’ontologie »1. Selon l’auteur de L’Idole et la distance, Levinas traite
« sommairement parfois, et toujours rapidement »2 la difficulté du projet du
dépassement de la Seinsfrage et de la ontologische Differenz.
Il est intéressant de noter que la réaction de Levinas ne se laisse pas
trop attendre : elle vient très vite, un an après, en 1978, dans la Préface à la
deuxième édition de l’ouvrage De l’existence à l’existant, paru initialement
en 1947. Levinas cite ici, dans une note en bas de page, « le remarquable »
ouvrage L’Idole et la distance. La situation n’est pas très habituelle, on doit
le reconnaître. L’épisode comporte quelque chose de surprenant, non seu-
lement parce que Levinas, avec un flair infaillible, détecte dans les pages
du jeune Marion la voix seconde d’une pensée originale, mais aussi à cause
de l’asymétrie du contexte : Levinas, à 72 ans, en pleine célébrité, exprime
ouvertement son admiration vis-à-vis d’un ouvrage d’un jeune philosophe
(précisément 40 ans plus jeune !) au début de sa carrière de penseur. Mais
cette note en bas de page contient aussi une réponse à la critique de Marion
et veut y préciser une certaine correction, comme le montre précisément le
fragment suivant :
Entrevoir dans l’« existant », dans l’étant humain, et dans ce que Heidegger
appellera « étantité de l’étant », non pas une occultation et une « dissimula-
tion » de l’être, mais une étape vers le Bien et vers la relation à Dieu et, dans le
rapport entre étants, autre chose que la « métaphysique finissante », ne signifie
pas que l’on inverse simplement les termes de la fameuse différence heideggé-
rienne en privilégiant l’étant au détriment de l’être. Ce renversement n’aura été
que le premier pas d’un mouvement qui, s’ouvrant sur une éthique plus vieille
que l’ontologie, laissera signifier des significations d’au-delà de la différence
ontologique, ce que, sans doute, est, en fin de compte, la signification même
de l’Infini. C’est la démarche philosophique allant de « Totalité et Infini » à
« Autrement qu’être ».3
Levinas conteste donc que la critique de l’ontologisme menée dans
Totalité et infini soit réductible à un simple renversement du rapport de l’être
et de l’étant. Il suggère que la critique que Marion lui adresse est en quelque
sorte injuste et que la pensée menée dans Totalité et infini a un enjeu bien
plus profond, qui peut être compris uniquement si on la situe par rapport
au dépassement de la différence ontologique mis en œuvre par Autrement
qu’être. Ce qui est décisif, c’est l’articulation des deux plateformes philoso-
phiques que ces deux grands ouvrages de Levinas mettent en scène. Avoir

1. ID, p. 279.
2. ID, p. 279.
3. E. Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1990, p. 12.

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en vue seulement un versant de cette articulation (celui de Totalité et infini)


ne rend pas justice à la complexité de l’interrogation lévinassienne.

L’écho de cet épisode se laissera encore entendre 15 ans après, dans le


début d’un autre texte que Jean-Luc Marion écrit sur Levinas. Dans l’étude
« Note sur l’indifférence ontologique » (publié en 1993), Marion donne en
quelque sorte raison, rétrospectivement, à cette « mise au point » de Levinas
et, auto-ironique, caractérise sa propre critique de L’Idole et la Distance d’être
« un peu insolente » et en quelque sorte « naïve »1. De quelle naïveté s’agit-
il ? Et  comment Marion envisage-t-il de la surpasser quinze ans après ?
Au moins, en trois points : (i) D’abord, il s’agit d’accepter que Levinas n’opère
pas, comme suggérait L’Idole et la distance, une simple inversion de la différence
ontologique, une inversion qui consacrerait automatiquement cette différence
même. (ii) Ensuite, il s’agit de comprendre que le geste levinassien essentiel
ne consiste pas à « révoquer la différence ontologique en faveur d’une autre
différence », comme disait Dieu sans l’être, donc à remplacer une différence
par une autre. Car la différence éthique est une différence « plus ancienne »
que la différence ontologique2, cela ouvrant la possibilité de questionner une
différence « de deuxième degré »3. (iii) Enfin, il s’agit d’admettre que le noyau
dur de la pensée levinassienne ne se trouve pas dans Totalité et infini, mais
dans Autrement qu’être, où la différence porte le nom de l’« amphibologie »
de l’être et l’étant, une amphibologie par rapport à laquelle Levinas cherche
une « ex-ception » qui peut dérégler « la conjonction de l’essence »4. Ce repli
permet à Jean-Luc Marion d’approfondir précisément ce « redoublement de
la différence »5, montrant comment le passage de la différence ontologique à
la différence éthique s’accomplit effectivement dans et à travers la subjectivité,
notamment par la réduction du je – actif et dominant dans son monde, et
placé au nominatif – au me voici, passif et toujours exposé, toujours à l’accu-
satif6, au Dire. Cette compréhension de la subjectivité du sujet à partir de la
sujétion, à partir de sa condition d’otage, d’être primordialement exposé à
l’autre, suppose en premier lieu un étant qui est voué à l’écoute de l’autre, qui
répond à l’appel de l’autre.
Ainsi, le premier mouvement qui articule le rapport Marion – Levinas
et qui s’accomplit effectivement sous l’ombre de la pensée de Heidegger,

1. Figures…, p. 59.
2. Figures…, p. 63.
3. Figures…, p. 62.
4. AE, p. x.
5. Figures…, p. 62.
6. Figures…, p. 68.

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regardant la différence ontologique et la critique que Levinas lui apporte,


rend possible un deuxième mouvement, où le point central d’intérêt est la
subjectivité en tant que telle et son rapport à autrui. Ce deuxième mouve-
ment constitue effectivement un autre niveau du rapport entre Marion et
Levinas. Au premier niveau, il ne s’agissait pas encore d’un dialogue, mais
seulement d’un débat : un débat autour de la différence ontologique et de la
possibilité de surmonter cette différence par une autre. C’est seulement en
commençant avec les Prolégomènes à la charité que le rapport de Marion à la
pensée de Levinas devient plus direct, sans intermédiaire, donc pas seule-
ment un débat, mais aussi un dialogue.

Mais, avant d’approcher ce texte de 1986 (les Prolégomènes), retournons


un instant à l’ouvrage de 1982, Dieu sans l’être. Ici, à part la remarque citée
– qui concerne la révocation de la différence ontologique en faveur d’une dif-
férence éthique – Levinas semble presque absent, tandis que les références
à Nietzsche, Heidegger, Hölderlin ou Thomas d’Aquin abondent. Est-ce
que cette absence constitue un recul par rapport à L’Idole et la distance ?
Derrière cette absence, peut-on entrevoir la suggestion que l’alliance avec
Levinas, annoncée dans L’Idole et la distance dans son caractère éphémère, est
déjà rompue ? Ou, au contraire, l’absence constitue-t-elle plutôt l’indice que
cette alliance devient encore plus profonde ? Peut-on supposer que l’auteur
de Dieu sans l’être est devenu, entre temps, « plus lévinassien » que l’auteur
de L’Idole et la distance1 ? Si, selon un aveu tardif, « Dieu sans l’être faisait
sien le projet d’Autrement qu’être d’entendre un Dieu non contaminé par
l’être »2, comment peut-on tracer effectivement l’appropriation de l’œuvre
lévinassienne dans ce nouvel ouvrage ?
Il y a, au moins, une réponse possible : on peut constater que la problé-
matique lévinassienne du visage est en quelque sorte reprise dans l’analyse
phénoménologique de l’icône. Effectivement, on peut trouver des tournures
de phrase qui suggèrent l’appropriation d’une couche de sens lévinassien,
mais qui, à la fois, est déplacée ou de quelque façon transformée. Bien sûr,
on ne peut pas ignorer que le terme « visage » apparaît aussi dans L’Idole
et la distance, mais là son usage n’est pas nécessairement lévinassien. Là,
le visage s’applique aussi bien à l’idole qu’à l’icône. Par exemple, on dit

1. J.-L. Marion, « La voix sans nom », op. cit., p. 12 : « Nous en sommes tous devenus
levinassiens, et définitivement. »
2. Figures…, p. 60. La note préliminaire de l’Autrement qu’être s’achève avec la phrase
suivante : « entendre un Dieu non contaminé par l’être est une possibilité humaine non moins
importante et non moins précaire que de tirer l’être de l’oubli où il serait tombé dans la méta-
physique et dans l’onto-théologie. » (AE, p. x)

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que le divin « consente de prendre visage dans l’idole », ou que l’homme


devient religieux « en ménageant un visage au divin », que « dans l’idole,
l’expérience humaine du divin précède le visage que ce divin y prend » et,
enfin, on se demande si l’idole peut être considéré « comme visage correct
du divin »1. C’est en ce sens que Marion utilise quelques fois l’expression
« visage idolâtrique »2 ce qui, évidemment, est très loin de la compréhen-
sion levinassienne du visage comme source ultime du sens. Dans L’Idole et
la distance, le visage de l’idole peut signifier bien la plasticité d’une simple
face, d’une figure ou même d’un masque, « visage fixé, sinon figé »3, alors
que, pour Levinas, « [l]e visage d’Autrui détruit, à tout moment, et déborde
l’image plastique qu’il me laisse »4, dans la mesure où « la présence d’Autrui
[…] se révèle […] dans le visage qui perce sa propre image plastique »5.
Bien sûr, au moment où Marion déplace l’accent de l’idole à l’icône et se
demande « de quoi l’icône offre-t-elle le visage ? »6, engageant ainsi le rapport
entre le visible et l’invisible, sa réflexion s’approche en quelque sorte de l’usage
lévinassien du terme « visage ». Mais l’ambiguïté persiste dans la mesure où
l’idole aussi est pourvue d’un visage. La situation change dans Dieu sans l’être,
où l’idole n’est plus caractérisée par l’idée de visage, comme elle l’était dans
L’Idole et la Distance. Ici, on dit seulement face et figure de l’idole, mais jamais
visage. Est-ce que, sur le trajet qui mène de L’Idole et la distance à Dieu sans l’être,
nous avons affaire à une reconsidération du concept de visage – et cela sous une
certaine influence lévinassienne de plus en plus forte ? Le visage s’avère-t-il
trop précieux philosophiquement pour le laisser relever aussi des idoles ?
Mais il y a bien plus. Notamment, un certain renversement. Car, tandis
que L’Idole et la distance attribue le visage d’une manière non-différenciée
à l’idole et à l’icône, Dieu sans l’être met en scène un certain caractère res-
trictif : non seulement l’idole n’a plus de visage, mais le rapport entre le
visage et l’icône comporte cette fois-ci une certaine exclusivité. Jean-Luc
Marion écrit ici : « seule l’icône nous montre un visage », ou « tout visage
se donne comme icône », ou, finalement, que « l’icône seule offre un visage
ouvert »7. Est-ce que cette exclusivité qui domine ici le couple visage – icône
peut être caractérisée comme lévinassienne ? Ou avons-nous déjà affaire à
un autre déplacement d’un topos lévinassien vers un contexte de sens dif-
férent ? En effet, Levinas n’exclut pas une certaine relation entre le visage

1. ID, p. 22.
2. ID, pp. 23, 31.
3. ID, p. 24.
4. E. Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 21, nous soulignons
(cité dorénavant avec le sigle TI).
5. TI, p. 128, nous soulignons.
6. ID, p. 25.
7. DE, p. 31.

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PROXIMITÉ ET DISTANCE… | 313

et le divin, dans la mesure où il dit que « [l] a dimension du divin s’ouvre à


partir du visage humain »1, ou que « Autrui n’est pas l’incarnation de Dieu,
mais précisément par son visage, où il est désincarné, la manifestation de
la hauteur où Dieu se révèle. »2 Cependant, il est peu probable que Levinas
accepterait de bon cœur une telle exclusivité qui souligne que « seule l’icône
nous montre un visage » ou que « l’icône seule offre un visage ouvert ». Non
seulement parce que l’icône relève d’abord de l’univers chrétien, étant prati-
quement absente dans le monde juif dont se nourrit implicitement la pensée
lévinassienne. Mais ce qui est essentiel pour Levinas c’est d’abord le visage
de l’autre homme, celui qui, telle la veuve et l’orphelin, revendique ma res-
ponsabilité. En échange, pour Jean-Luc Marion, il ne s’agit pas ici du visage
de l’autre homme quelconque, du prochain, mais « autrui » qui se donne
comme visage est exclusivement iconique : le Christ.
Ainsi, l’approche du concept de visage que l’on trouve dans Dieu sans
l’être, bien qu’il s’approprie d’une certaine façon le cadre sémantique de
Levinas, comporte toutefois un déplacement significatif. S’agit-il déjà d’une
critique tacite du concept lévinassien de visage ? Ou, à travers ce déplacement,
doit-on saisir seulement un élargissement du concept de visage, qui intègre,
au-delà de la figure de l’autre homme, aussi bien l’épiphanie iconique qui
rend visible l’invisible ? Fût-ce une critique implicite ou seulement un élar-
gissement, cela est dû à l’enjeu profondément christologique de l’ouvrage
de Jean-Luc Marion. Car, ici, le visage premier est le visage du Christ qui,
comme « icône du Dieu invisible » (Col 1,15)3, rend visible l’invisible, le
Père. Ici, l’Autre en premier lieu, avant tout autre homme, est le Christ,
qui, lui d’abord, peut revendiquer en premier lieu le titre d’Autrui, dans son
éminence et hauteur. Alors, une autre question surgit : est-ce que cette voix
évangélique, christologique, omniprésente dans l’Idole et la distance, entre
dans une certaine concurrence avec la voix juive dont l’écho s’entend aux
profondeurs de la Totalité et infini ? Peut-on déjà entendre un certain dif-
férend à ce niveau-là, même s’il n’est pas toujours explicite dans les textes,
un différend qui s’accentuera au fil du temps, notamment par l’accent que
Marion met sur l’amour et qui constitue d’une certaine façon le contre-pied
par rapport à l’emphase levinassienne de l’éthique et de la justice ?

Passons maintenant à une autre étape, qui ouvre effectivement le dialogue


direct, face à face, de Jean-Luc Marion avec la pensée de Levinas. Il s’agit

1. TI, p. 50.
2. TI, p. 51.
3. DE, p. 28.

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314 | CRISTIAN CIOCAN

d’une étude intitulée « L’intentionnalité de l’amour », écrite « en hommage


à Emmanuel Levinas ». Ici, on retrouve plusieurs thèmes ou leitmotivs levi-
nassiens, parfois déplacés ou transformés, tels « l’extériorité irréductible »
de l’autre, « l’antériorité incontrôlable » de l’autre, « l’advenue prioritaire de
l’autre », « le droit de l’autre sur moi », la destitution du Je, le rapport entre
le nominatif et l’accusatif, la convocation à l’exposition et l’injonction. Tout
cela crée une dense atmosphère lévinassienne dans une méditation qui,
cependant, semble suggérer déjà une autre direction de pensée.
Notons d’abord que le thème du visage – qui, comme nous l’avons vu, se
précisait déjà en allant de L’Idole et la distance à Dieu sans l’être, s’approchant
de plus en plus de l’usage lévinassien – est présent aussi dans ce dense essai.
Mais, avec les Prolégomènes, il y a un autre changement d’accent : car, tandis
que le visage approché dans Dieu sans l’être avait un caractère essentiellement
et exclusivement iconique, relevant de « l’Autre par l’excellence, le Christ »1,
ici, dans les Prolégomènes, la figure de l’autre ne regarde pas strictement cette
altérité verticale et divine, mais d’abord l’altérité de l’autre homme. Ce qui
est plus proche, on le voit bien, de l’approche lévinassienne.
Jean-Luc Marion fait donc sien le thème de l’altérité. Le noyau du débat
sera précisément le rapport entre la relation qui lie l’un à l’autre, le sujet à
l’autrui. D’une part, le rapport éthique ouvre la responsabilité pour autrui,
décrit par Levinas comme obsession, injonction de l’appel de l’autre (tu ne
tueras pas), comme substitution, culpabilité et otage. D’autre part, dans
l’amour, le mouvement de l’amant vers l’aimée ouvre d’autres phénomènes
tels le regard amoureux, mais aussi le côté érotique, la volupté, le plaisir
et la jouissance. L’arrière-fond reste en quelque sorte la pensée déployée
dans Totalité et infini sur « l’ambiguïté de l’amour », articulée à une « phé-
noménologie de l’éros » qui se dessine – par le thème de la volupté et de la
caresse – dans la section « Au-delà du visage ».
Jean-Luc Marion remarque au début que l’approche lévinassienne de
l’amour est en quelque sorte coincée dans une aporie, entre le mouvement de
transcendance signifié par le désir de l’autre et le fait d’être simultanément
remis à l’immanence2. Il suggère ensuite qu’une voie possible pour sortir de
cette aporie serait l’approfondissement de la question de l’intentionnalité.
Or, dans l’amour, il s’agit de la rencontre de l’autre comme autre, et non
pas comme réduit à l’immanence des états de ma conscience intentionnelle,
privée par cela de son altérité3. Pour le moment, la réflexion de Jean-Luc

1. DE, p. 10.
2. Prolégomènes…, p. 94 ; voir TI, p. 232.
3. Prolégomènes…, p. 95 : « Quand je m’aime en l’autre ou j’aime l’autre en moi, je fais de
l’autre une idole de moi-même, ce qui ferait de l’amour une sorte d’auto-idolâtrie, amour de
soi. Le côté strictement érotique, charnel, n’est pas encore pris en compte, mais seulement
celui spirituel, qui lie l’amour à la charité et à la miséricorde. »

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PROXIMITÉ ET DISTANCE… | 315

Marion sur l’amour s’inscrit dans l’horizon éthique lévinassien, sans le souci
de s’en démarquer trop1. Dans la mesure où l’autre n’est jamais un objet qui
peut se donner à la conscience du sujet, il transcende ma conscience inten-
tionnelle, il ne se donne jamais comme objet visible, mais comme regard
invisible : il ne se voit jamais, il peut seulement être envisagé en regardant
son visage, l’indétermination de ses pupilles où « il n’y a rien à voir, sinon un
vide invisible et invisable »2. Ici, la conscience s’inverse en inconscience (ou
contre-conscience), l’intentionnalité se renverse en contre-intentionnalité,
tout comme le fait de voir s’inverse en être-vu : l’autre prend l’initiative et
me regarde, tandis que, de mon côté, je me laisse « envisager par un regard
qui me voit sans que je le voie »3, en inversant le nominatif du je actif et
dominant, dans l’accusatif du me passif.
Concevoir l’amour comme croisée des regards, comme relation entre le
visage et le regard, constitue déjà un déplacement par rapport à la philosophie
lévinassienne : le thème levinassien du visage commence à s’effacer en faveur
d’un phénomène plus individuant et singularisant, celui du regard. Par cela
s’annonce déjà une critique du problème levinassien du visage, qui sera jugé
comme trop abstrait et trop universel. Or, l’enjeu sera de déplacer l’accent
de l’autre à un tel autrui, d’un visage abstrait et universel à un tel visage.
La question de Marion est la suivante : si l’autre est « tout autre possible »,
comment arrive-t-on à aimer un tel autre, en soi irremplaçable ? Le visage
levinassien n’est-il pas trop abstrait ou trop universel pour pouvoir individué
autrui, afin de pouvoir l’aimer ? Au-delà de la neutralité ontologique que
Levinas critique (l’être qui neutralise l’autre, ou l’horreur anonyme de l’il
y a), ne peut-on pas entrevoir une autre neutralité, plus subtile, mais pas
moins dangereuse : celle de l’universalité de la loi éthique, de la possibilité
de substitution de l’autre par n’importe quel autre dans la responsabilité, de
l’abstraction du visage en général qui ne permet pas l’apparition d’un autre
comme tel autre, comme tel individu, insubstituable et irremplaçable ?
C’est une critique qui commence dans les Prolégomènes, mais qui se
radicalise dans l’étude de 2000 intitulée « D’autrui à l’individu », où la ten-
sion entre l’éthique et l’amour sera pleinement mise au jour. En effet, s’il
faut parler des deux paradigmes distincts de la relation à l’autre, d’une part
le rapport éthique et d’autre part la relation d’amour, comment expliciter
leur articulation ? Ne faut-il pas entrevoir une certaine concurrence entre
les deux et établir un rapport de précédence entre l’éthique et l’érotique,
en parlant d’une antériorité de l’un sur l’autre ? En effet, non seulement
qu’« il s’agit de définir l’amour en tant qu’il se distingue du respect et de

1. Prolégomènes…, p. 108 : « s’exposer à l’autre signifie d’abord […] éprouver la respon-


sabilité éthique pour l’autre ».
2. Prolégomènes…, p. 104.
3. Prolégomènes…, p. 105.

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la responsabilité »1, mais il faut aussi « outrepasser l’éthique par l’amour »2,
ce qui implique aussi le déplacement de l’accent du visage éthique au
regard amoureux, car, selon Jean-Luc Marion, « seul le regard peut se dire
insubstituable »3.

L’écho de ces interrogations peut être d’abord entendu lors d’un débat
qui a eu lieu au Centre Sèvres, le 3 juin 1986, qui conserve un dialogue entre
Jean-Luc Marion et Emmanuel Levinas. Cette conversation, publiée après
deux ans dans Autrement que savoir (1988)4, est – si je ne me trompe pas – le
seul document écrit qui conserve un dialogue direct entre les deux philo-
sophes. À cette occasion, Jean-Luc Marion interpelle Levinas directement
au sujet de l’amour, en disant :
Il est remarquable que vous acceptiez plus volontiers aujourd’hui d’employer
le mot même d’amour. Il y a quelques années, vous le refusiez, disant que c’est le
mot le plus prostitué. Et, ne fût-ce que ce soir, vous avez plusieurs fois établi une
équivalence entre la miséricorde ou la responsabilité et l’amour.5
Marion fait allusion à un entretien intitulé « Philosophie, justice et
amour », publié en 1983 dans la revue Concordia, où Levinas avoue qu’il
« n’aime pas beaucoup le mot amour qui est usé et frelaté »6 et répète ailleurs
la même idée, en disant : « moi je l’emploie peu, le mot amour, c’est un mot
usé et ambigu »7. Faut-il comprendre à partir de ce contexte que la réserve
initiale de Levinas regardait le mot amour et non pas le phénomène que ce
mot indique d’une manière plus ou moins précaire ? La circonspection ou
la réticence de Levinas devant l’amour était-elle seulement terminologique
ou aussi phénoménologique ? Car, si c’est le mot seul qui fait problème, éven-
tuellement à cause de son usage indistinct et des falsifications sémantiques
successives survenues à travers son histoire, si le mot comme mot n’a plus le
pouvoir de nommer originairement « la chose » elle-même, alors la tâche
phénoménologique évidente serait celle d’entamer une « destruction » du
complexe de sens que ce mot circonscrit, afin de libérer le champ pour une

1. Prolégomènes…, p. 118, nous soulignons.


2. Prolégomènes…, p. 121, nous soulignons.
3. Prolégomènes…, p. 121.
4. E. Levinas, Autrement que savoir, Paris, Éditions Osiris, 1988 (cité dorénavant avec
le sigle AS).
5. AS, p. 74.
6. E. Levinas, Entre nous. Essai sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset, 1993, p. 121 (cité
dorénavant avec le sigle EN).
7. EN, p. 126.

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PROXIMITÉ ET DISTANCE… | 317

nouvelle appropriation originaire du phénomène lui-même. Car, le fait que


le mot fait problème n’est qu’un indice que la tâche de mettre à jour le phé-
nomène est d’autant plus urgente. Et renoncer à l’usage d’un mot (inadéquat,
usé, frelaté, prostitué) ne doit pas nécessairement conduire à renoncer à la
tâche de comprendre le phénomène lui-même.
Or, c’est précisément là l’enjeu de Marion, notamment de montrer que,
même si on juge que la terminologie de l’amour est d’une certaine façon
compromise (selon l’avis de Levinas), cela ne nous dispense toutefois pas
de l’obligation de comprendre l’amour comme tel et d’en lui esquisser la
phénoménologie. D’autant plus si ce phénomène est crucial pour le sens
de la subjectivité. Or, selon Marion, le privilège de l’amour consiste dans
le fait qu’il « précède toute relation et […] la rend possible »1. L’amour se
distingue de tous les autres rapports (économique, de droit, de violence) que
l’homme entretient avec les autres par le fait qu’il n’est pas nécessairement
réciproque. Ce privilège relève du fait que « l’amour accomplit un rapport
entre deux termes qui peut pourtant totalement se réaliser, pourvu que l’un
des deux termes s’y applique, même si le second terme s’y dérobe. En ce
sens, un amour est complètement accompli dès que l’un des deux aime l’autre,
même si cet autre ne l’aime pas en retour, même si cet autre ne sait pas qu’il
est aimé, même si cet autre n’a aucune idée que l’amour puisse avoir en
général le moindre sens. »2 Le caractère non-réciproque de l’amour est donc,
selon Jean-Luc Marion, la marque qui permet de le comprendre comme
précédant toutes les autres relations qui sont essentiellement réciproques.
Cela signifie aussi que, dans l’analyse philosophique de la subjectivité,
l’amour peut « revendiquer que l’on commence par lui et par aucune autre
catégorie ». Mais cela veut dire aussi que l’éthique perd son caractère pri-
mordial, dans la mesure où « dans une relation éthique, il faut déjà être
deux, au minimum »3. Ainsi, Marion propose audacieusement à Levinas ni
plus ni moins que de « mettre au second rang le terme d’“éthique”, pour lui
substituer le terme d’“amour” »4.
Paradoxalement, Levinas se déclare « pleinement d’accord » lors de cette
rencontre avec Marion, soulignant le caractère diachronique de cette non-
réciprocité. En outre, Levinas avoue même que « la raison pour laquelle je
prononce plus aisément ce mot trop beau ou trop pieux ou trop vulgaire
– c’est peut-être sous votre influence, ou grâce à votre courage »5. Donc,
selon son propre témoignage, Levinas a subi effectivement une certaine
influence de la part de Jean-Luc Marion sur ce sujet précis. Mais serait-il

1. AS, p. 74.
2. AS, pp. 74 – 75, nous soulignons.
3. AS, p. 75.
4. AS, p. 75.
5. AS, p. 75.

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prêt à accepter les autres suggestions qui résonnent déjà dans la position de
Marion, non seulement celle de « transcrire en termes d’amour le fait d’être
au-delà de l’essence »1, mais aussi celle, plus critique, qui regarde le caractère
neutre et anonyme du visage ?

Le dépassement de l’éthique par l’amour constitue un dernier saut qui


s’opère dans les rapports entre Marion et Levinas. Il sera accompli d’abord
dans l’étude « D’autrui à l’individu », publiée en 2000 dans le recueil
Emmanuel Levinas, Positivité et transcendance, étude qui propose effective-
ment d’aller « au-delà de l’éthique »2. Pour les levinassiens, le projet d’un
renversement de la primordialité de l’éthique par l’amour peut sembler aussi
choquant qu’était, pour les heideggériens, le renversement de l’ontologie
par l’éthique, accompli par Levinas lui-même en commençant avec l’essai
de 1951, « L’ontologie est-elle fondamentale ? ». Après la tournure éthique
de la phénoménologie accomplie par Levinas, qui outrepasse le tournant
ontologique heideggérien, qui à son tour veut dépasser l’instauration trans-
cendentaliste-égologique husserlienne, nous avons maintenant affaire à
une nouvelle rupture : cette fois-ci la primordialité de l’éthique est mise en
question. Il faut donc « aller plus loin que Levinas »3.
Le rapport Levinas – Heidegger domine encore le début de ce texte, qui
reprend les thèses lévinassiennes des années ‘50, selon lesquels l’ontologie
et son prétendu caractère primordial doivent être mises en question, parce
que l’anonymat de l’être interdit l’accès à l’autre en tant qu’autrui. C’est
alors l’éthique qui doit revendiquer, selon Levinas, le titre de philosophie
première, et non l’ontologie, comme croyait Heidegger. Jean-Luc Marion
se propose ainsi de vérifier in concreto cette hypothèse levinassienne et de
voir si, effectivement, l’éthique « transgresse définitivement l’anonymat »4.
Or, transgresser l’anonymat signifie d’abord dépasser l’impossibilité de
donner un nom. Ainsi, la provocation est celle de savoir comment on peut
nommer autrui comme autrui. Mais cela regarde aussi le pôle du je : celui
qui peut donner un nom doit lui aussi sortir d’abord de l’anonymat, se
libérer de son « universalité » et s’individualiser. Or, cela se passe, selon
Levinas, dans la souffrance et finalement dans la rencontre de l’autre, et
non pas dans la mort, comme disait Heidegger avec son Sein zum Tode.

1. AS, p. 76.
2. Selon le sous-titre ajouté à la version de cette étude publiée dans Studia Phaenomenologica
2.1 – 2 (2002), pp. 11 – 30.
3. J.-L. Marion, « D’autrui à l’individu. Au-delà de l’éthique », Studia Phaenomenologica
vol. 2, nos. 1 – 2, p. 12.
4. Figures…, p. 77

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PROXIMITÉ ET DISTANCE… | 319

La  question que Jean-Luc Marion adresse à Levinas à cette occasion


regarde précisément le « mode d’individuation exigé par l’épreuve d’au-
trui »1, en disant que, en effet, c’est une « difficulté non encore résolue,
voire encore à peine affrontée »2.
Dans Le Temps et l’autre, le texte levinassien de jeunesse que Jean-Luc
Marion discute ici, il y a deux paradigmes de la rencontre de l’autre : l’éros
et la paternité. Or, l’analyse de Marion montre, d’une part, que l’éros levi-
nassien ne surmonte pas définitivement l’anonymat dans la mesure où il
engage non pas telle ou telle femme, individuée comme insubstituable,
mais la féminité ou le féminin. D’autre part, ni la paternité n’arrive pas à
surmonter l’anonymat et créer une individuation véritable, car l’enfant est
d’abord « un appel sans nom » (anonyme donc) pour le père, tout comme le
père est « un appel sans nom » pour l’enfant – comme l’avait montré d’ail-
leurs une autre étude, « La voix sans nom », publiée deux ans auparavant3.
Après l’éros et la paternité, une troisième instance par laquelle Levinas
tente de surmonter l’anonymat c’est évidemment le visage. Cependant,
Marion souligne que le visage « ne donne pas à voir Autrui »4, car l’autre
n’est pas visible. S’il était visible, il serait un objet visé intentionnellement,
donc il appartiendrait à ma conscience, donc il serait privé de son altérité
(idée déjà suggérée dans les Prolégomènes). Dans le visage, Autrui n’est pas
donné à voir, mais à entendre : il s’agit d’entendre son appel à ma respon-
sabilité. Ainsi, « la phénoménalité passe […] de la vision à la parole, de
la vision voyante produite par l’ego, à la parole entendue, reçue par l’ego »,
rompant ainsi « avec le primat métaphysique du regard »5. Toutefois,
Marion souligne que le concept lévinassien de visage semble maintenir
encore un caractère anonyme et indéterminé d’autrui. Car « comment cet
autrui se distingue-t-il de tout autre autrui, s’il ne se réfère à rien d’autre
qu’à un soi que pourtant il ne donne jamais à voir » ? Autrement dit, bien
que je suis individualisé par l’appel de l’autre, « l’autre ne dit […] pas quel

1. Figures…, p. 79.
2. Figures…, p. 79.
3. J. – L. Marion, « La voix sans nom », op. cit., p. 22 : « le père se décide comme père,
parce que l’enfant […] exerce sur lui un appel à la reconnaissance en paternité ; l’enfant
appelle silencieusement le père à l’appeler de son nom – du nom du père, du nom qu’il n’a
pas, qui n’est et ne sera jamais le sien propre. L’enfant exerce ainsi un appel anonyme sur le
père ; donc, quand le père se reconnaît père au point de reconnaître ensuite l’enfant comme
sien et au point de lui donner son nom, il se borne, en l’appelant ainsi, à rendre un répons
pour un appel. Le nom qui appelle l’enfant n’est que le répons du père à un appel sans nom.
L’anonymat de l’appel (et de l’enfant) ne contredit pas, ni n’interdit la paternité, mais en
constitue le terrain, l’enjeu et la condition de possibilité. Le père naîtra donc à sa paternité à
la mesure où il répondra à l’appel anonyme de l’enfant par un répons nominateur. »
4. Figures…, p. 82 n.s.
5. Jean-Luc Marion, « La voix sans nom », op. cit., p. 13.

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autrui il est », donc il n’est pas individualisé : « ce visage reste, lui, celui
de personne »1.
Ici s’ouvre peut-être la critique la plus frontale que Jean-Luc Marion
adresse à Lévinas. Car le visage est encore trop abstrait, il me donne seu-
lement un autre indéterminé, indistinct, sans nom, neutre, non individué :
il n’est pas encore un tel autrui, un tel visage. Donc, affirmer l’anonymat du
visage constitue peut-être la plus radicale contestation du projet levinassien.
À travers cette critique, Marion cherche un accès à l’autre compris comme
tel autrui, un autre individué, dans son haecceitas, dans son ipséité : Autrui
non seulement comme l’unique, non seulement comme singularité, mais
aussi comme irremplaçable et insubstituable. Tel autrui. Or, Marion montre
que cet accès n’est pas offert par l’éthique, qui regarde l’universalité de la
loi « tu ne tueras pas », mais par l’amour dans lequel « j’aime l’autre plus
que moi ». Ainsi, si Levinas veut dépasser l’ontologie par la responsabilité
éthique que le visage de l’autre suscite en moi, pour Marion ce dépassement
peut s’accomplir seulement par la voie de l’amour. Tout comme Levinas
voulait avancer au-delà de l’ontologie par l’éthique et la responsabilité, d’une
manière presque symétrique Marion veut aller au-delà de éthique, ce qui
est possible uniquement grâce à l’amour, qui individualise l’autrui en tant
qu’individu aimé. Ainsi, Marion conclut cette analyse en disant : « Passer à
tel autrui impliquerait-il donc […] de passer au-delà du visage »2.
Ce syntagme, « au-delà du visage », reste bien sûr très levinassienne,
car elle donne le titre de la section finale de la Totalité et infini et implique
l’ambiguïté de l’amour, qui balance entre le désir éthique de l’Infini (dans la
responsabilité et la charité-agapé) et le désir érotique, « virant en besoin »3,
qui « alourdit le visage, pesant un poids monstrueux dans l’ombre de non-
sens qui se projette sur lui ». Et il revient à Levinas de préciser le sens de ce
« au-delà du visage », en disant : « non pas parce qu’un autre visage doive
surgir derrière lui, mais parce que le caché s’arrache à sa pudeur »4. Donc, si
pour Levinas, « [l]’Eros va […] au-delà du visage », cela signifie qu’il risque
toujours d’effacer son visage, de manquer de signifiance et de retomber dans
l’animalité que tout érotisme charnel contient comme moment inéluctable.
Si le féminin « offre un visage qui va au-delà du visage »5, cela implique ainsi
une régression toujours possible vers un « anonymat déjà animal ou enfan-
tin »6. Alors, ce que Levinas « stigmatise » dans Totalité et infini n’est pas
l’amour tout court, et en tout cas non pas « l’amour sans concupiscence »,

1. Figures…, p. 84
2. Figures…, p. 88.
3. TI, p. 232.
4. TI, p. 242, n.s.
5. TI, p. 238.
6. TI, p. 236.

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PROXIMITÉ ET DISTANCE… | 321

mais uniquement l’amour érotique, qui comporte une ambiguïté frappante


dans sa dimension charnelle1. Non seulement il y a une distinction à faire
entre les deux amours, entre – d’une part – l’amour éthique (charité, misé-
ricorde, responsabilité, visage) et – d’autre part – l’amour érotique (volupté,
jouissance, sensualité, sexualité), mais au cœur même de l’éros se trouve
une ambiguïté entre, d’une part, la fragilité et l’évanescence de la chair et,
d’autre part, « l’exhibitionnisme de l’érotique » qui manifeste « l’impudeur,
toujours osée dans la présentation de la nudité lascive »2, la « non-signifiance
du lascif »3.
Lors de l’entretien de 1983 de la revue Concordia, repris dans Entre
nous, Levinas dit aussi que « la justice sort de l’amour » et que « l’amour
doit toujours surveiller la justice ». Mais là Levinas parle de « l’amour sans
Éros, amour où le moment éthique domine le moment passionnel ». Donc
cet « amour sans concupiscence » est, selon Levinas, proprement éthique,
il inclut la responsabilité eu égard le prochain, l’autre, qui est, ainsi, tout
autre. Alors, c’est l’agapé comme distinct de l’éros, ou même opposé à l’éros.
Levinas est très net ici : « l’Éros n’est pas du tout l’Agapé », « l’Agapé n’est
pas un dérivé ni l’extinction de l’amour-Éros. Avant l’Éros il y eut Visage ;
l’Éros lui-même n’est possible qu’entre Visages »4. C’est en ce sens précis
que Levinas affirme explicitement que « l’amour est originaire »5. Donc, ce
qui est originaire c’est l’amour éthique, l’agapé, l’amour sans concupiscence,
pensé à partir de la responsabilité pour autrui, tandis que l’amour érotique
est pensé dans son articulation intrinsèque à la jouissance et est toujours
saisi dans son ambivalence, qui balance entre le regard amoureux et l’éro-
tisme plus ou moins fruste.
C’est précisément ici que Marion se délimite encore une fois de Levinas,
en contestant cette distinction entre les deux amours, en qualifiant la dis-
tinction entre Agapé et Éros de « ruineuse »6. Marion insiste ainsi sur l’idée
de chercher une « acception unifiée de l’amour »7. Mais comment peut-on

1. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude « La phénoménologie lévinassienne


du corps dans Totalité et infini », Les Études Philosophiques 2014 (1), pp. 137 – 151.
2. TI, p. 234.
3. TI, p. 238. Voir aussi : « la chaste nudité du visage ne s’évanouit pas dans l’exhibition-
nisme de l’érotique » ; « entre la signifiance du langage et la non-signifiance du lascif » ; « Seul
l’être qui a la franchise du visage peut se « découvrir » dans la non-signifiance du lascif. » TI,
p. 240 : « l’irrespect suppose le visage. Les éléments et les choses se tiennent en dehors du
respect et de l’irrespect. Il faut que le visage ait été aperçu pour que la nudité puisse acquérir
la non-signifiance du lascif. »
4. EN, 132.
5. EN, 126.
6. Figures…, p. 89.
7. Figures…, p. 89. Voir aussi V. Citot, P. Godo, « Entretien avec Jean-Luc Marion »,
Le philosophoire n° 11, (2000), p. 14 : « … il n’y a pas d’amour éthique. C’est un point sur

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justifier phénoménologiquement l’unité d’un tel phénomène qui peut viser,


toujours autrement, des incarnations toujours différentes de l’autre. L’amour
ne change-t-il pas essentiellement si l’autre est l’aimée pour l’amant, l’enfant
pour le parent, ou bien l’ami (dans l’amitié) ou le prochain (dans la charité),
ou même Dieu (dans la prière) ? C’est une réponse que seulement une ana-
lyse du Phénomène érotique peut finalement fournir.
En tout cas, une question demeure : cette Auseinandersetzung de Marion
et Levinas a-t-elle été menée jusqu’au but ? Est-ce que tout est déjà « réglé »
dans le rapport de Marion à Levinas ? Ou l’avenir montrera dans l’œuvre de
Marion d’autres reprises et transformations des questions lévinassiennes ?

lequel j’ai eu de longues discussions avec Lévinas et je pense qu’il a fini par admettre mon
argument… »

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