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PROXIMITÉ ET DISTANCE :
JEAN-LUC MARION, LECTEUR DE LEVINAS
1. J.-L. Marion, L’Idole et la distance, Paris, Grasset, 1977 (cité dorénavant avec le sigle
ID).
2. J.-L. Marion, Dieu sans l’être, Paris, PUF/Quadrige, 1991 (cité dorénavant avec le
sigle DE).
C’est donc un corpus assez large, qui témoigne d’une lecture attentive et
patiente, une lecture qui cependant n’est pas du tout monolithique, mais qui
évolue avec le temps, qui change parfois la perspective et qui comporte des
reprises, des approfondissements successives et des relancements, mais aussi
des corrections par rapports aux positions antérieures. Il y a deux grandes
lignes de cette lecture que Marion fait des écrits de Levinas : l’une regarde
la critique de la différence ontologique, tandis que l’autre vise le rapport à
autrui, ce qui implique aussi bien la reprise du thème du visage, que l’appro-
fondissement du problème de l’amour. Ces lignes de force sont au début
séparées et distinctes, mais seront ensuite unifiées.
la similitude des deux textes : « plus encore qu’une inversion », « plus que
de révoquer ». Dans les deux cas, la critique levinassienne de la différence
ontologique est considérée en quelque sorte insuffisante, ou la tentative de
dépasser cette différence est jugée comme insuffisamment radicale. D’abord,
dans L’Idole et la distance, la position de Levinas est considérée insuffisante
dans la mesure où elle met en œuvre une simple inversion des termes de la
différence ontologique. Ensuite, dans Dieu sans l’être, on ne parle pas d’une
inversion des termes dans la même différence ontologique, mais d’une sorte
de remplacement d’une différence par une autre : ici l’entreprise levinassienne
est réduite à une révocation de la différence ontologique en faveur d’une
autre différence. Ce qui, aussi, n’est pas suffisamment radical.
Comment entendre ce verdict ? D’abord, en quoi consiste la dite
inversion ? Il s’agit bien sûr de la différence ontologique, du rapport entre
l’être et l’étant, entre Sein et Seiendes ou, selon la terminologie de Levinas,
entre l’existence et l’existant. Si Heidegger souligne que l’accès à l’étant
est toujours précédé par la compréhension de l’être de cet étant, que la
Seinsverständnis est toujours préalable à toute apparition de l’étant, Levinas
renverse ces termes et tâche de montrer que l’autre homme est un étant
qui est réfractaire à la compréhension de l’être et à la domination de la
Seinsfrage. Autrui (l’étant ou l’existant) réclame une exception par rapport à
la toute-puissance de l’être. Si Heidegger privilégie l’être dans ce rapport, le
renversement levinassien privilégie précisément l’étant contre l’être.
C’est précisément sur cet aspect qu’intervient la première délimitation
critique de Jean-Luc Marion par rapport à Levinas. Cette délimitation
engage deux aspects. (i) D’une part, le fait d’inverser le rapport entre l’être
et l’étant n’annule pas la différence ontologique et ne suspend point sa
hégémonie : « en se déplaçant de l’être à l’étant, le privilège ne consacre
pas la prééminence de l’étant qui est l’autre qu’en inversant la différence
ontologique et, par cela, en la consacrant »1 ; autrement dit, avec Levinas
« nous risquons de demeurer, avec une inversion de plus, au sein de la diffé-
rence ontologique, c’est-à-dire dans l’onto-théo-logie »2. Ou, enfin, « l’étant
n’échappe jamais aussi peu à la Conciliation de l’Être que lorsqu’il prétend
s’en défaire d’un dernier saut »3, ce qui fait que la critique de l’ontologie
entamée par Levinas tombe encore sous la force gravitationnelle de celle-
ci. (ii) D’autre part, on ne peut pas échapper à l’ontologie tout en utilisant
la terminologie qui lui est consubstantielle. La critique tacite de Marion
vise d’abord l’usage levinassien du mot étant pour designer Autrui, terme
qui, évidemment, relève encore de l’ontologie, et souligne la même chose
1. ID, p. 278.
2. ID, p. 278.
3. ID, p. 278.
1. ID, p. 279.
2. ID, p. 279.
3. E. Levinas, De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1990, p. 12.
1. Figures…, p. 59.
2. Figures…, p. 63.
3. Figures…, p. 62.
4. AE, p. x.
5. Figures…, p. 62.
6. Figures…, p. 68.
1. J.-L. Marion, « La voix sans nom », op. cit., p. 12 : « Nous en sommes tous devenus
levinassiens, et définitivement. »
2. Figures…, p. 60. La note préliminaire de l’Autrement qu’être s’achève avec la phrase
suivante : « entendre un Dieu non contaminé par l’être est une possibilité humaine non moins
importante et non moins précaire que de tirer l’être de l’oubli où il serait tombé dans la méta-
physique et dans l’onto-théologie. » (AE, p. x)
1. ID, p. 22.
2. ID, pp. 23, 31.
3. ID, p. 24.
4. E. Levinas, Totalité et infini, La Haye, Martinus Nijhoff, 1961, p. 21, nous soulignons
(cité dorénavant avec le sigle TI).
5. TI, p. 128, nous soulignons.
6. ID, p. 25.
7. DE, p. 31.
1. TI, p. 50.
2. TI, p. 51.
3. DE, p. 28.
1. DE, p. 10.
2. Prolégomènes…, p. 94 ; voir TI, p. 232.
3. Prolégomènes…, p. 95 : « Quand je m’aime en l’autre ou j’aime l’autre en moi, je fais de
l’autre une idole de moi-même, ce qui ferait de l’amour une sorte d’auto-idolâtrie, amour de
soi. Le côté strictement érotique, charnel, n’est pas encore pris en compte, mais seulement
celui spirituel, qui lie l’amour à la charité et à la miséricorde. »
Marion sur l’amour s’inscrit dans l’horizon éthique lévinassien, sans le souci
de s’en démarquer trop1. Dans la mesure où l’autre n’est jamais un objet qui
peut se donner à la conscience du sujet, il transcende ma conscience inten-
tionnelle, il ne se donne jamais comme objet visible, mais comme regard
invisible : il ne se voit jamais, il peut seulement être envisagé en regardant
son visage, l’indétermination de ses pupilles où « il n’y a rien à voir, sinon un
vide invisible et invisable »2. Ici, la conscience s’inverse en inconscience (ou
contre-conscience), l’intentionnalité se renverse en contre-intentionnalité,
tout comme le fait de voir s’inverse en être-vu : l’autre prend l’initiative et
me regarde, tandis que, de mon côté, je me laisse « envisager par un regard
qui me voit sans que je le voie »3, en inversant le nominatif du je actif et
dominant, dans l’accusatif du me passif.
Concevoir l’amour comme croisée des regards, comme relation entre le
visage et le regard, constitue déjà un déplacement par rapport à la philosophie
lévinassienne : le thème levinassien du visage commence à s’effacer en faveur
d’un phénomène plus individuant et singularisant, celui du regard. Par cela
s’annonce déjà une critique du problème levinassien du visage, qui sera jugé
comme trop abstrait et trop universel. Or, l’enjeu sera de déplacer l’accent
de l’autre à un tel autrui, d’un visage abstrait et universel à un tel visage.
La question de Marion est la suivante : si l’autre est « tout autre possible »,
comment arrive-t-on à aimer un tel autre, en soi irremplaçable ? Le visage
levinassien n’est-il pas trop abstrait ou trop universel pour pouvoir individué
autrui, afin de pouvoir l’aimer ? Au-delà de la neutralité ontologique que
Levinas critique (l’être qui neutralise l’autre, ou l’horreur anonyme de l’il
y a), ne peut-on pas entrevoir une autre neutralité, plus subtile, mais pas
moins dangereuse : celle de l’universalité de la loi éthique, de la possibilité
de substitution de l’autre par n’importe quel autre dans la responsabilité, de
l’abstraction du visage en général qui ne permet pas l’apparition d’un autre
comme tel autre, comme tel individu, insubstituable et irremplaçable ?
C’est une critique qui commence dans les Prolégomènes, mais qui se
radicalise dans l’étude de 2000 intitulée « D’autrui à l’individu », où la ten-
sion entre l’éthique et l’amour sera pleinement mise au jour. En effet, s’il
faut parler des deux paradigmes distincts de la relation à l’autre, d’une part
le rapport éthique et d’autre part la relation d’amour, comment expliciter
leur articulation ? Ne faut-il pas entrevoir une certaine concurrence entre
les deux et établir un rapport de précédence entre l’éthique et l’érotique,
en parlant d’une antériorité de l’un sur l’autre ? En effet, non seulement
qu’« il s’agit de définir l’amour en tant qu’il se distingue du respect et de
la responsabilité »1, mais il faut aussi « outrepasser l’éthique par l’amour »2,
ce qui implique aussi le déplacement de l’accent du visage éthique au
regard amoureux, car, selon Jean-Luc Marion, « seul le regard peut se dire
insubstituable »3.
L’écho de ces interrogations peut être d’abord entendu lors d’un débat
qui a eu lieu au Centre Sèvres, le 3 juin 1986, qui conserve un dialogue entre
Jean-Luc Marion et Emmanuel Levinas. Cette conversation, publiée après
deux ans dans Autrement que savoir (1988)4, est – si je ne me trompe pas – le
seul document écrit qui conserve un dialogue direct entre les deux philo-
sophes. À cette occasion, Jean-Luc Marion interpelle Levinas directement
au sujet de l’amour, en disant :
Il est remarquable que vous acceptiez plus volontiers aujourd’hui d’employer
le mot même d’amour. Il y a quelques années, vous le refusiez, disant que c’est le
mot le plus prostitué. Et, ne fût-ce que ce soir, vous avez plusieurs fois établi une
équivalence entre la miséricorde ou la responsabilité et l’amour.5
Marion fait allusion à un entretien intitulé « Philosophie, justice et
amour », publié en 1983 dans la revue Concordia, où Levinas avoue qu’il
« n’aime pas beaucoup le mot amour qui est usé et frelaté »6 et répète ailleurs
la même idée, en disant : « moi je l’emploie peu, le mot amour, c’est un mot
usé et ambigu »7. Faut-il comprendre à partir de ce contexte que la réserve
initiale de Levinas regardait le mot amour et non pas le phénomène que ce
mot indique d’une manière plus ou moins précaire ? La circonspection ou
la réticence de Levinas devant l’amour était-elle seulement terminologique
ou aussi phénoménologique ? Car, si c’est le mot seul qui fait problème, éven-
tuellement à cause de son usage indistinct et des falsifications sémantiques
successives survenues à travers son histoire, si le mot comme mot n’a plus le
pouvoir de nommer originairement « la chose » elle-même, alors la tâche
phénoménologique évidente serait celle d’entamer une « destruction » du
complexe de sens que ce mot circonscrit, afin de libérer le champ pour une
1. AS, p. 74.
2. AS, pp. 74 – 75, nous soulignons.
3. AS, p. 75.
4. AS, p. 75.
5. AS, p. 75.
prêt à accepter les autres suggestions qui résonnent déjà dans la position de
Marion, non seulement celle de « transcrire en termes d’amour le fait d’être
au-delà de l’essence »1, mais aussi celle, plus critique, qui regarde le caractère
neutre et anonyme du visage ?
1. AS, p. 76.
2. Selon le sous-titre ajouté à la version de cette étude publiée dans Studia Phaenomenologica
2.1 – 2 (2002), pp. 11 – 30.
3. J.-L. Marion, « D’autrui à l’individu. Au-delà de l’éthique », Studia Phaenomenologica
vol. 2, nos. 1 – 2, p. 12.
4. Figures…, p. 77
1. Figures…, p. 79.
2. Figures…, p. 79.
3. J. – L. Marion, « La voix sans nom », op. cit., p. 22 : « le père se décide comme père,
parce que l’enfant […] exerce sur lui un appel à la reconnaissance en paternité ; l’enfant
appelle silencieusement le père à l’appeler de son nom – du nom du père, du nom qu’il n’a
pas, qui n’est et ne sera jamais le sien propre. L’enfant exerce ainsi un appel anonyme sur le
père ; donc, quand le père se reconnaît père au point de reconnaître ensuite l’enfant comme
sien et au point de lui donner son nom, il se borne, en l’appelant ainsi, à rendre un répons
pour un appel. Le nom qui appelle l’enfant n’est que le répons du père à un appel sans nom.
L’anonymat de l’appel (et de l’enfant) ne contredit pas, ni n’interdit la paternité, mais en
constitue le terrain, l’enjeu et la condition de possibilité. Le père naîtra donc à sa paternité à
la mesure où il répondra à l’appel anonyme de l’enfant par un répons nominateur. »
4. Figures…, p. 82 n.s.
5. Jean-Luc Marion, « La voix sans nom », op. cit., p. 13.
autrui il est », donc il n’est pas individualisé : « ce visage reste, lui, celui
de personne »1.
Ici s’ouvre peut-être la critique la plus frontale que Jean-Luc Marion
adresse à Lévinas. Car le visage est encore trop abstrait, il me donne seu-
lement un autre indéterminé, indistinct, sans nom, neutre, non individué :
il n’est pas encore un tel autrui, un tel visage. Donc, affirmer l’anonymat du
visage constitue peut-être la plus radicale contestation du projet levinassien.
À travers cette critique, Marion cherche un accès à l’autre compris comme
tel autrui, un autre individué, dans son haecceitas, dans son ipséité : Autrui
non seulement comme l’unique, non seulement comme singularité, mais
aussi comme irremplaçable et insubstituable. Tel autrui. Or, Marion montre
que cet accès n’est pas offert par l’éthique, qui regarde l’universalité de la
loi « tu ne tueras pas », mais par l’amour dans lequel « j’aime l’autre plus
que moi ». Ainsi, si Levinas veut dépasser l’ontologie par la responsabilité
éthique que le visage de l’autre suscite en moi, pour Marion ce dépassement
peut s’accomplir seulement par la voie de l’amour. Tout comme Levinas
voulait avancer au-delà de l’ontologie par l’éthique et la responsabilité, d’une
manière presque symétrique Marion veut aller au-delà de éthique, ce qui
est possible uniquement grâce à l’amour, qui individualise l’autrui en tant
qu’individu aimé. Ainsi, Marion conclut cette analyse en disant : « Passer à
tel autrui impliquerait-il donc […] de passer au-delà du visage »2.
Ce syntagme, « au-delà du visage », reste bien sûr très levinassienne,
car elle donne le titre de la section finale de la Totalité et infini et implique
l’ambiguïté de l’amour, qui balance entre le désir éthique de l’Infini (dans la
responsabilité et la charité-agapé) et le désir érotique, « virant en besoin »3,
qui « alourdit le visage, pesant un poids monstrueux dans l’ombre de non-
sens qui se projette sur lui ». Et il revient à Levinas de préciser le sens de ce
« au-delà du visage », en disant : « non pas parce qu’un autre visage doive
surgir derrière lui, mais parce que le caché s’arrache à sa pudeur »4. Donc, si
pour Levinas, « [l]’Eros va […] au-delà du visage », cela signifie qu’il risque
toujours d’effacer son visage, de manquer de signifiance et de retomber dans
l’animalité que tout érotisme charnel contient comme moment inéluctable.
Si le féminin « offre un visage qui va au-delà du visage »5, cela implique ainsi
une régression toujours possible vers un « anonymat déjà animal ou enfan-
tin »6. Alors, ce que Levinas « stigmatise » dans Totalité et infini n’est pas
l’amour tout court, et en tout cas non pas « l’amour sans concupiscence »,
1. Figures…, p. 84
2. Figures…, p. 88.
3. TI, p. 232.
4. TI, p. 242, n.s.
5. TI, p. 238.
6. TI, p. 236.
lequel j’ai eu de longues discussions avec Lévinas et je pense qu’il a fini par admettre mon
argument… »