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fr/livres/article/2009/08/20/le-toucher-de-levinas-ou-l-enigme-de-la-
caresse_1230165_3260.html
Au premier abord, on ne s'attend pas à trouver, dans un livre de théorie philosophique aussi
dense et complexe que "Totalité et Infini", des pages consacrées à la caresse.
Au premier abord, on ne s'attend pas à trouver, dans un livre de théorie philosophique aussi
dense et complexe que Totalité et Infini, des pages consacrées à la caresse. Qu'elle soit
d'amour ou de tendresse, de désir ou de protection - à moins qu'elle ne conjugue tous ces
traits -, la caresse semble loin des concepts, des analyses rigoureuses, des efforts
d'abstraction. Si, en un sens, elle constitue bien une démonstration, elle n'a cependant rien à
voir avec la géométrie. Ce geste d'affection ne mobilise pas, habituellement, la raison du
philosophe.
Pourtant, dans ce livre majeur, paru en 1971 et devenu, depuis lors, un des piliers du
paysage philosophique contemporain, Emmanuel Levinas (1906-1995) consacre à la caresse
des pages inattendues. C'est en fait l'étrangeté même de la caresse qui retient d'abord son
attention. Ce penseur - qui a mis au premier plan la question de l'autre, sa priorité sur moi,
l'exigence éthique découlant de sa seule présence et de son visage - découvre qu'avec le
toucher s'ouvre un espace-temps singulier.
Car la caresse ne vise, selon lui, "ni une personne ni une chose". Elle fait naître un entre-deux,
un monde intermédiaire, où chacun, à la fois touchant et touché, n'est plus exactement soi-
même, sans être pour autant devenu autre. Consistant "à ne se saisir de rien", la caresse se
contente d'effleurer. Elle glisse, toute en tact, indéfiniment. Elle cherche, sans savoir quoi,
sans rien trouver, mais sans cesser. En fait, elle "marche à l'invisible". Ce toucher-là est donc
bien autre chose qu'une banale affaire de peau, de cellules, de nerfs et de synapses.
Un corps autre
Car ce monde où l'autre a priorité est aussi celui de l'incertitude, du suspens des
dogmatismes, de l'interruption des convictions tranchées. En avançant dans cette direction,
il faut aller jusqu'à dire que s'éteint là ce que les métaphysiciens appelaient, autrefois,
"vérité". Ce monde est celui où la fin du concept s'éprouve plus qu'elle ne se conçoit. C'est
pourquoi on a parfois voulu voir, dans une supposée "philosophie de la caresse", le fil
directeur de la pensée de Levinas. Ces pages ne sont d'ailleurs pas isolées dans son oeuvre -
le thème de la caresse revient notamment dans un autre livre majeur, Autrement
qu'être (1974).
A la pensée du regard - qui depuis Platon discerne des arêtes fixes, qui voit l'autre comme
une chose parmi les choses, qui privilégie l'identité - la réflexion contemporaine, depuis
Emmanuel Levinas, oppose donc une pensée du toucher, qui voudrait fonctionner
différemment. Sans doute peut-on la juger déconcertante, car elle n'est pas bardée de
certitudes ni cuirassée d'évidences. Mais cet incertain possède, en revanche, une portée
éthique fondamentale. "Il faut que les catégories manquent, écrit Levinas, pour qu'autrui ne
soit pas masqué."
A primera vista, uno no esperaría encontrar, en un libro de teoría filosófica tan denso y
complejo como Totalidad e Infinito, páginas dedicadas a las caricias. Ya sea amor o ternura,
deseo o protección -a menos que combine todos estos rasgos-, la caricia parece estar lejos
de los conceptos, del análisis riguroso, de los esfuerzos de abstracción. Si, en cierto sentido,
constituye una demostración, no tiene nada que ver con la geometría. Este gesto de afecto
no suele movilizar la razón del filósofo.
Sin embargo, en este gran libro, publicado en 1971 y que desde entonces se ha convertido
en uno de los pilares del panorama filosófico contemporáneo, Emmanuel Levinas (1906-
1995) dedica páginas inesperadas a la caricia. De hecho, es la propia extrañeza de la caricia
lo que primero capta su atención. Este pensador -que puso en primer plano la cuestión del
otro, su prioridad sobre mí, la exigencia ética que se deriva de su presencia y de su solo
rostro- descubrió que el tacto abre un espacio-tiempo singular.
Porque, según él, las caricias no van dirigidas "ni a una persona ni a una cosa". Da lugar a un
intermedio, a un mundo intermedio, en el que cada persona, tanto la que toca como la que
es tocada, ya no es exactamente uno mismo, sin haberse convertido en otro. Consistente en
"no agarrar nada", la caricia se contenta con tocar. Se desliza, con tacto, indefinidamente.
Busca, sin saber qué, sin encontrar nada, pero sin detenerse. De hecho, "camina sobre lo
invisible". El tacto es, por tanto, mucho más que una cuestión banal de piel, células, nervios
y sinapsis.
Otro cuerpo