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L’appelant

Une étude théologique sur le caractère d’appel de la relation entre


Dieu, l’autre et moi

RÉSUMÉ

Cette étude est une tentative de formuler la relation de l’humain avec Dieu et l’autre
du point de vue du mouvement continu de l’interpellation ou de l’appel.
Dans la théologie actuelle la notion de ‘l’appel de Dieu’ n’est guère represen-
tée. Le thème le plus proche, celui de la ‘vocation’, ne semble plus d’actualité.
Le terme est repris dans la vie publique pour signifier une tâche ou un engage-
ment. Par contre, dans le langage théologique, il ne semble plus dénoter qu’un
langage pieux. La disparition de cette notion d’ ‘appel’ est en congruence avec
l’influence, toujours prégnante dans notre société, de la pensée moderne dans
laquelle l’être humain est surtout vu comme ‘sujet autonome’, sujet qui donne
lui-même forme au monde qui l’entoure et pour qui l’autre remplit plutôt le rôle
d’ ‘un autre-soi’.
D’un autre côté, on peut constater dans la vie actuelle une nouvelle attention à
l’appel réciproque comme événement vital et constitutif pour l’être humain et la
société. Cette prise en compte correspond à un mouvement philosophique de ce
siècle, qui donne à nouveau une place à ce qui interpelle l’homme ‘de l’extérieur’.
Dans ce mode de penser, l’humain n’est pas perçu en tant que ‘sujet déterminé par
lui-même’ mais comme ‘celui ou celle qui est interpellé par l’autre’. Cette attention
pour le ‘tout autre’ en dehors de moi, sur lequel je n’ai pas prise mais qui vient à ma
rencontre – et en cela me pose question – me rend conscient-e de la nécessité d’une
réponse. La réalité n’est pas un tout d’entités ou d’individus se suffisant à eux-
mêmes, mais est plutôt caractérisée par une structure continuellement tissée de
questions et réponses.
La question posée dans cette recherche est de savoir jusqu’où cette manière de
voir, ce qui est nommé ‘la structure d’appel de la réalité’, peut contribuer à
l’interprétation contemporaine de ‘l’appel de Dieu’.

Dans l’histoire de l’Eglise, la réflexion sur l’appel dans le sens de la ‘vocation’


s’est développée de manière importante, menant – sur certains points – à des dis-
tinctions scolastiques très subtiles. Dans un court reflet au début de cette étude, se
fait jour la tendance récurrente – en lien avec le concept ‘d’élection’ – à réduire le
caractère universel et dynamique de l’appel divin à une ‘vocation spécifique’ adres-
sée à une categorie de personnes spécialement choisie pour cela.

– Dans un premier chapitre intitulé Dieu comme celui qui appelle, nous avons
préféré, plutôt que de nous concentrer sur les histoires classiques de vocation des
prophètes, élargir l’enquête aux autres textes et narrations où il est question d’appel.

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Une analyse sémantique de l’expression ‘appeler-crier’ dans ses usages usuels à
travers les livres bibliques nous a paru être la méthode adéquate. Cette recherche
lexicographique des différentes occurrences verbales de la racine hébraïque qr” et
du grec kaleo met en lumière le large champ sémantique de ce mot ordinaire. Il peut
signifier tant ‘appeler’ que ‘crier’, ‘faire appel à’, ‘convoquer’ et ‘(dé)nommer’,
ensuite aussi ‘inviter’ et ‘encourager’. Grâce à cette enquête nous est apparue la
place très importante que l’appel prend dans le premier livre biblique, surtout dans
les chapitres 1 – 11 du livre de la Genèse. Cela nous amène à poser l’existence d’un
lien entre ‘créer’ et ‘appeler’, dans lequel appeler et nommer reçoivent aussi le sens
‘d’appeler à la vie’. Dans la suite de la recherche biblique-théologique, l’appel
personnel de Dieu aux humains se définit comme libération et don du sens, notam-
ment dans les cycles d’Abraham, Moïse, Samuel et pour le Deutéro-Esaïe.
Dans le Nouveau Testament, Jésus de Nazareth rend présent l’appel divin par
ses actes et sa personne dans les récits des Evangiles. Son appel des disciples
recevra une nouvelle focalisation dans les ‘mots-elthon’ et dans les paraboles du
festin chez Luc: les pécheurs et les derniers précèdent les justes et les premiers dans
le Royaume de Dieu. Le fait que dans les lettres de Paul, la relation entre Dieu et les
croyants est qualifiée comme se jouant entre ‘celui qui appelle’ et ‘les appelés’,
nous indique le caractère dynamique et continu de cet appel de Dieu. Ainsi la
compréhension, devenue usuelle en théologie, de la vocation comme “don du salut”
ne concorde pas avec la variété de sens de l’appel divin telle que les épîtres néo-
testamentaires l’expriment.

- Le deuxième chapitre, L’appel de l’autre chez Levinas, tente de donner une im-
pression de la réflexion de Emmanuel Levinas en tant que témoin principal sur ce
thème. Le caractère constitutif de l’appel de l’autre (Autre) pour mon existence
forme une ligne directrice de son oeuvre, L’accent est mis sur la totale altérité de
l’autre, qui est transcendant à mon existence et ne me touche que par le mode de
l’appel. L’appel a la forme d’un ordre, d’un commandement par lequel l’autre me
dit sa fragilité et exige le respect de sa vie: ‘tu ne tueras pas’. Levinas a ceci de
typique qu’il voit l’autre comme se situant dans la trace de l’infini, étant ainsi ‘plus
proche de Dieu que moi-même’. Cette idée du lien originel de l’autre avec l’infini
fait que ma relation à lui (elle) est fondamentalement asymétrique. Car l’autre
devient aussi bien le supérieur qui ordonne que le pauvre qui supplie. L’intérêt de
ce point névralgique pour Levinas apparaît clairement dans sa critique de la pensée
de Martin Buber pour qui la relation est foncièrement réciproque et réversible.

- Le troisième chapitre, Levinas et ‘La nouvelle pensée’, est consacré aux écrits de
Franz Rosenzweig et Eugen Rosenstock-Huessy. Ils sont tous deux représentants du
mouvement ‘Das Neue Denken’ (La nouvelle pensée), apparu après la première
guerre mondiale. Nous tenterons – à partir de l’opinion de Levinas, lui-même
disant sa proximité par rapport au premier – de retrouver les éléments qui relient la
manière de penser de Rosenzweig à l’oeuvre de Levinas.
A cette fin, la pensée de Rosenzweig sera éclairée par son oeuvre majeure, Der
Stern der Erlösung. Dans la partie centrale de son livre, Rosenzweig décrit à sa

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manière, dite ‘philosophie narrative’, l’événement de l’être humain abordé par
Dieu, événement qui a orienté sa philosophie. Cette interpellation pleine d’amour
se sert de l’adresse nominale (vocatif) et contient le commandement transcrit par
l’impératif: Aime-moi.
En reconnaissant cette ‘révélation’, la personne aimée rendra ce commande-
ment concret par le dévouement au prochain. Cette nouvelle manière de penser est
une sorte de ‘parler-penser’ qui provient de la syntaxe de la langue parlée.
Rosenzweig a pris cette conception fondatrice à son ami Eugen Rosenstock-
Huessy. Celui-ci emprunte des notions aux formes grammaticales pour formuler
ses idées: l’humain est d’abord un ‘tu’, ensuite seulement un ‘je’. Donc le vocatif
est premier, suivi par l’impératif comme le “Modus der Verwandlung” réellement
créatif. Une description d’un certain nombre d’éléments importants du ‘parler-
penser’ sont repris et agencés d’une manière nouvelle dans l’oeuvre de Levinas
pour y jouer un rôle décisif. Cela vaut notamment pour ‘la critique de la pensée
totalisante’, ‘le caractère irréductible de l’autre’, de même que ‘l’autre s’adressant
à moi sur le mode de l’ordre’ qui fait apparaître l’asymétrie de la relation, signifiant
ainsi une ‘rupture’ ou une ‘révélation’. Dans le même temps, la relation s’accomplit
sur le mode du langage parlé, là où, pour Levinas, est cachée la vraie parole (le
dire).

– La reconnaissance d’éléments capitaux pour la pensée de Levinas dans les oeuvres


de Rosenzweig et Rosenstock nous fournit un argument pour entamer le quatrième
chapitre, intitulé: La réciprocité et le commandement salutaire. Là, nous explorons
le thème, central pour notre recherche, de l’asymétrie de la relation avec autrui à la
lumière des écrits de Martin Buber. Une étude plus approfondie de la manière de
penser de Buber dans ‘Ich und Du’, nous amène à conclure que l’insistance de
l’auteur sur la réciprocité et l’égalité dans la rencontre cache involon-tairement
qu’en réalité sa conception est inégalitaire. Son point de vue objectivant porte
encore les traits de la pensée idéaliste où le ‘Je’ est la personne dominante: la réalité
du ‘tu’ dépend du ‘je’ qui va, ou non, prononcer le ‘tu’ vers l’autre. C’est le contrai-
re de la conception de Levinas, où c’est le sujet (moi) qui est interpellé et qui
répond à l’appel de l’autre.
Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous attirons l’attention sur les nom-
breuses occurences de la forme littéraire du commandement, de l’ordre, dans les
textes bibliques. Le caractère salutaire de l’impératif – dans ses multiples formes
de : ‘Réjouissez-vous’, ‘Ne craignez pas’, ‘Debout’, jusqu’à ‘Tu ne tueras pas’ et
‘tout ce que tu as vends-le’ – sera éclairé par une interprétation de la péricope du
‘plus grand commandement’ de l’amour de Dieu et du prochain. Cela nous permet
de remettre en question la conception qui place ce double commandement en paral-
lèle et à proximité de la ‘règle d’or’.

– Dans le cinquième chapitre, Levinas et Jüngel, nous tentons de rattacher l’état de


la question quant au caractère constitutif de l’appel de l’Autre pour mon existence
à la pensée du théologien Eberhard Jüngel. Après une courte introduction à la
pensée de Jüngel sur le thème ‘L’être de Dieu est en venir’, nous éclairons les

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différentes thématiques où les questionnements des deux auteurs se rapprochent sur
des points significatifs: notamment la prééminence du langage sur la pensée, l’idée
d’une révélation comme ‘interruption’ (Unterbrechung) de l’être et ‘l’humilité’ de
l’agir divin. Dans cette perspective, nous traitons aussi les critiques positives et
négatives émises par Jüngel à l’encontre de Levinas. Jüngel est surtout en désac-
cord avec Levinas pour le deuxième sujet, à savoir qu’il discerne chez Levinas un
rôle indépendant pour ‘l’interruption’, par laquelle la venue de Dieu devient seule-
ment un prédicat alors que lui-même défend la thèse opposée. Il perçoit une autre
différence dans l’accent que Levinas met sur l’impératif par rapport à ‘l’indicatif de
la révélation’, que lui pense comme prioritaire. Quant au point commun entre les
deux auteurs, à savoir la ‘descente’ de l’agir divin, il semble que Jüngel – dans un
entretien avec Hans Jonas – ne voit cette ‘humilité’ que dans l’acte de descente en
Jésus de Nazareth. Par contre, Levinas utilise le terme de ‘kénose’ pour l’ensemble
des actes de Dieu à travers toutes les histoires bibliques, aussi bien que pour l’appel
actuel de l’autre et pour le lieu où Dieu ‘descend’ dans la pensée. Néanmoins, si
nous revenons à la thématique première, le point d’accord essentiel entre les opi-
nions des deux hommes semble être surtout l’idée que le mode d’intervention de
Dieu n’est pas la pensée mais la parole.

– Dans le dernier chapitre, Dieu, l’autre et moi, nous traçons quelques lignes de
force à partir des développements antérieurs.
La première partie, dont le titre est Dieu et l’autre, concerne la relation à Dieu.
La seconde, Les autres et moi, pose la société humaine au centre et la communauté
ecclésiale comme ekklèsia tou theou y occupe sa propre place.
Concernant la ‘pensée sur Dieu’, l’accent est mis sur l’idée inspirée par les
Ecritures: qu’il existe un lien spécial entre Dieu et l’autre, un lien qui détermine la
‘prééminence de l’autre sur moi’. C’est pourquoi la pensée sur Dieu, pour être pure,
doit s’engager lors de l’appel concret de l’autre vers moi. Cette opinion se pose
comme critique d’une part de la conception de la religion comme ‘co-humanité’ car
Dieu reste toujours – aussi vis-à-vis de l’autre – le Tout Autre; mais d’autre part, et
ce tout autant, d’une théologie qui a la relation ‘Dieu et moi’ comme point de
départ. Dans cette vison, Jésus de Nazareth est aussi ‘l’autre’ qui m’aborde et me
parle au nom de Dieu. Dans sa façon d’agir il est égal à Dieu: il ressemble à Dieu.
Dans son appel apparaissent de manière unique les actes de Dieu envers Israël:
miséricorde et grâce, riche en bonté, qui rend justice au pauvre, à la veuve et
l’orphelin. Dans son auto-identification avec les autres, il reste celui qui nous fait
face.
Par la suite se pose la question de savoir si en effet le caractère ‘vocatif’ des
paroles de Dieu peut être congruent avec l’accent habituel de la théologie sur
‘l’indicatif évangélique’. Quant au motif et au contenu de cet ‘appel de Dieu’, c’est,
plutôt que chez Levinas, chez Rosenzweig que l’on peut trouver un accord lorsqu’il
parle de Dieu comme Celui qui aime. Que la relation avec Dieu et l’autre prenne
forme dans le ‘commandement d’aimer’ s’origine dans Celui qui aime: seul l’Amour
peut ordonner l’amour.
Dans la deuxième partie de ce chapitre, nous partons des indications néo-testa-

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mentaires qui signalent les membres des premières communautés chrétiennes com-
me ‘des appelés’. Cela nous indique, non pas une ‘qualité’ (chrétien, croyant), mais
plutôt une relation continue.
Dans les relations plurielles de la vie communautaire, tout comme dans la
société, l’appel continu de Dieu a forcément un caractère réciproque. Dans les
péricopes du Nouveau Testament, parakalein est le mot de base, utilisé pour les
relations mutuelles dans la communauté. Une nouvelle compréhension de la ‘para-
clèse’ comme l’interpellation et l’encouragement réciproques sur le ‘chemin du
Christ’ – entendu comme chemin d’abaissement (kénose) – pourrait-elle servir
comme modèle relationnel aussi bien au sein de la communauté chrétienne qu’entre
les différentes communautés ecclesiales? Ainsi par elle aussi, l’oikuménè prendrait
forme.
Toutefois, cette structure d’appel de la paraclèse réciproque, telle qu’elle est
formulée pour les relations pluriformes, ne se réalise que sur le terrain nourricier
des nombreuses relations duales et ‘asymétriques’: sur le mode de ‘l’autre et moi’.
Cet accent sur l’asymétrie relationnelle pourrait changer la manière de poser les
problèmes d’une théologie qui pense toujours en termes de ‘en haut’ et ‘en bas’, et
déplacer la notion de transcendance vers une compréhension nouvelle, celle de:
‘celui qui appelle’.

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