Vous êtes sur la page 1sur 394

L’Herne

Cahier dirigé par Jean-Pierre Morel et Wolfgang Asholt

Franz Kaf ka
Contributeurs : Ghyslain Lévy Entretiens avec :
Günther Anders Vivian Liska
Georges-Arthur Goldschmidt
Hannah Arendt Daniel Medin
Alexander Kluge
Wolfgang Asholt Jean-Pierre Morel

Kaf ka
Krzysztof Warlikowski
Roland Barthes Stéphane Mosès
Andrzej Bart Heiner Müller
TEXTES De Kafka :
Caspar Battegay Antonio Muñoz Molina
Carnets (extraits)
Walter Benjamin Pierre Pachet Journal (extraits)
Maurice Blanchot Thomas Pavel Lettres (extraits)
Ernst Bloch Vincent Pauval
Jorge Luis Borges Georges Perec Chronologie
Volker Braun Bernard Pingaud
Bertolt Brecht Monika Próchniewicz Repères bibliographiques
André Breton Claudine Raboin

Couverture : Photo d’identité de Kafka. 4e de couverture : Franz Kafka aux alentours de 1906-1908 à Prague. © Archiv Klaus Wagenbach Berlin.
Cahier iconographique
Hermann Broch Paul Rauchs
Roberto Calasso Roland Reuß
Albert Camus Marthe Robert
Elias Canetti Ritchie Robertson
Pascale Casanova Hubert Roland
Pietro Citati Philip Roth
.
Gilles Deleuze Tadeusz Ròzewicz
Jacques Derrida Jean-Paul Sartre
Alfred Döblin Bruno Schulz
Jean-Pierre Gaxie W.G. Sebald
Jean Genet Isaac Bashevis Singer
André Gide Jean Starobinski
Georges-Arthur Goldschmidt George Steiner
'
Piotr Gruszczynski Gerald Stieg
Félix Guattari Hélène Thiérard
Peter Handke Sandra Travers de Faultrier
Jean Jourdheuil Sebastian Veg
Chritoph König Arnaud Villani
Michael Kumpfmüller Peter Weiss
Carole Ksiazenicer-Matheron Karl Dietrich Wolff
Milan Kundera Philippe Zard
Frédérique Leichter-Flack

L’Herne
John Zilcosky

39 €
108
978-285-197-1760

COUV_CAH_KAFKA.indd 1 08/07/14 15:18


L’Herne

Les Cahiers de l’Herne


paraissent sous la direction de
Laurence Tâcu
Franz Kafka

Ce Cahier a été dirigé par


Jean-Pierre Morel et Wolfgang Asholt
Nous avons cherché en vain les auteurs ou ayants droit de certains documents.
Leurs droits leur sont réservés aux Éditions de L’Herne.

© Éditions de L’Herne, 2014


22, rue Mazarine 75006 Paris
lherne@lherne.com
www.lherne.com
Sommaire

11 Jean-Pierre Morel et Wolfgang Asholt


Avant-propos
15 Alexander Kluge
« Un désir d’issues » : onze réponses au sujet de Franz Kafka (Entretien)

I – Interpréter Kafka : Dans la colonie pénitentiaire


27 Pascale Casanova
La Colonie pénitentiaire ou l’ethnologie combative de Kafka
35 Ritchie Robertson
Kafka et le contexte historique : l’exemple de La Colonie pénitentiaire
42 Frédérique Leichter-Flack
Le témoin passif. Dans la Colonie pénitentiaire comme expérience de lecture
48 Sebastian Veg
Modernité et colonialisme. Dans la Colonie pénitentiaire de Kafka et
Homme pour homme de Brecht 
55 Heiner Müller
Dans la colonie pénitentiaire, d’après Kafka (Inédit)

II – Éditer Kafka
59 Claudine Raboin
Kafka dans le texte
66 Karl Dietrich Wolff
Le concept et l’histoire de l’édition critique en fac-similé
71 Roland Reuß 
Les Feuillets de Zürau sont-ils des « aphorismes » ?
80 Hélène Thiérard
Les Aphorismes de Zürau : la recherche d’une forme textuelle paradoxale
87 Jean-Pierre Morel
Les lignes du temps
91 Chronologie – I
97 Kafka par lui-même 
99 Franz Kafka
Lettres et Journal (1903-1912) – Extraits
Résonances
107 Alfred Döblin
Les romans de Franz Kafka
108 Bertolt Brecht
Propos décents sur Kafka
109 Walter Benjamin
Notes sur Kafka
111 Bruno Schulz
Postface au Procès de Franz Kafka
113 André Breton
« En vain contre la porte de ce monde »
114 Jorge Luis Borges
Franz Kafka
115 André Gide
Journal 1940-1942 (Extraits)
116 Jean-Paul Sartre
« Du fantastique »
118 Albert Camus
« Son œuvre est universelle »
120 Jean Starobinski
« Le mystère du corps »
122 Hannah Arendt
Le héros de Kafka
124 Maurice Blanchot
« Comme une nage fuyante entre deux eaux »
126 Günther Anders
« Une preuve de l’existence de Dieu »
127 Marthe Robert
Lecture de Kafka

III – Situer Kafka


131 Carole Ksiazenicer-Matheron
Kafka et le yiddish : rencontre avec le vivant
138 John Zilcosky
« Samsa était voyageur de commerce »  : trains, trauma et corps illisible
146 Gerald Stieg
Kafka et Otto Weininger : à propos du Château
154 Stéphane Mosès
Scholem et Kafka
158 Sandra Travers de Faultrier
Kafka, Gide et Le Procès : « Cet être traqué, c’est moi. »
IV – Commenter Kafka
167 Georges-Arthur Goldschmidt
Il y a des livres qui vous coupent la respiration ... (Entretien)
174 Jean-Pierre Gaxie
Comment Kafka s’égypta
181 Ghyslain Lévy
D’un principe d’épuisement
188 Paul Rauchs
Kafka et les psychanalystes
194 Arnaud Villani
Kafka et la conscience de l’abîme
200 Jean-Pierre Morel
Les lignes du temps
Chronologie – II
209 Franz Kafka
Lettres, Carnets et Journal (1912-1917) – Extraits

Résonances
227 Hermann Broch
« Il ne naît qu’une fois par siècle un génie comme Kafka »
228 Ernst Bloch
« Kafka, grande et paisible apparition »
229 Jean Genet
« Une littérature de traqués sans tracas »
230 Roland Barthes
« Comment écrire »
231 Isaac Bashevis Singer
Un ami de Kafka
233 Elias Canetti
L’autre Procès
234 Gilles Deleuze et Félix Guattari
« Fasciné par tout ce qui est petit »
235 Tadeusz Różewicz
« L’Artiste de la Faim »
237 Philip Roth
« Et de quoi parlait Kafka ? »
239 Georges Perec
Scènes de la vie d’un trapéziste
240 Peter Weiss
Le château en Bohême d’un prolétaire
241 Peter Handke
« Mon idéal de langue »
242 Milan Kundera
« Surmonter la malédiction de la solitude »
V – Écrire, mettre en scène, filmer après Kafka
245 Krzysztof Warlikowski
« Il lui restait si peu pour respirer…  » (Entretien)
250 Hubert Roland
Kafka, précurseur du réalisme magique
257 Caspar Battegay
Lire ce que Kafka n’a jamais écrit
264 Monika Prochniewicz
Kafka relu par Tadeusz Różewicz
271 Jean Jourdheuil
L’improbable théâtre de Franz Kafka
278 Daniel Medin
À la porte : une leçon kafkaïenne de J.M. Coetzee

VI – Interpréter Kafka (de nouveau…)


287 Volker Braun, Kafka et la RDA
Wolfgang Asholt
Présentation
289 Volker Braun
Note de travail – Déréaliser / Réaliser. La marche dans les profondeurs –
« Déréalisation. Hommage à K. »
293 Vivian Liska
Infinitudes ou les fins de Kafka ( Un petit bout de femme, Le Terrier)
300 Philippe Zard
Le voyage imaginaire de Franz Kafka en « Palestine » : lecture de Chacals et Arabes
307 Christoph König
Kafka : « Quelqu’un qui a échoué » ?
316 Jean-Pierre Morel
Les lignes du temps
Chronologie – III
328 Franz Kafka
Lettres, Carnets et Journal (1917-1924) – Extraits

Résonances
349 Pierre Pachet
« Le bruit empêche son travail comme il l’empêche de s’endormir »
351 Jacques Derrida
« Pas de chemin pour accéder à la loi » ?
352 Gilles Deleuze
Une autre voie, une voie étroite
353 Danilo Kiš
Variations sur Kafka
354 Pietro Citati
Une autre version de la légende des Sirènes
355 Bernard Pingaud
L’autre moi
356 W.G. Sebald
« Cette monstrueuse entreprise de restauration »
358 Antonio Muñoz Molina
Kafka et Milena : trains de nuit
360 Roberto Calasso
« Le décidément divin »
361 George Steiner
« Un tour de force irrésistible en matière d’imagination »
363 Thomas Pavel
« Un cauchemar à la fois effrayant et cocasse »
365 Georges-Arthur Goldschmidt
« Tout est dans une disproportion radicale »
367 Michael Kumpfmüller
« Dora »
368 Andrzej Bart
Les sœurs de Kafka
370 Ryszard Kapuscinski
Situations « kafkaïennes »

371 Jean-Pierre Morel


Après Kafka

375 Repères bibliographiques


377 Biographie des contributeurs
Avant-propos
Jean-Pierre Morel et Wolfgang Asholt

Il n’est jamais facile de présenter une publication nouvelle à propos de Kafka. Impossible en
effet de prétendre renouveler l’approche d’un écrivain sur lequel « des centaines de milliers d’écrits
[…] se sont accumulés en l’espace relativement bref d’un demi-siècle ». Et, du coup, difficile
d’éviter qu’on la soupçonne de contribuer « au caractère parasitaire d’une telle prolifération1 ».
Bien sûr, on pourrait dire que la déploration devant l’abondance des commentaires ou la diatribe
contre leur inutilité ou leur nocivité est presque aussi vieille que la lecture et l’interprétation de
Kafka ; ou que même W.G. Sebald, que l’on vient de citer, fait une différence entre la masse
des glossateurs dont il se plaint et un petit nombre de commentateurs qu’il respecte ; et qu’il
finit d’ailleurs, lui aussi, par « ajouter un titre supplémentaire à cette liste déjà beaucoup trop
longue ». Pourtant, le soupçon persiste. Le seul argument qu’on puisse lui opposer est que chaque
publication nouvelle ne vient pas seulement « s’ajouter » à une même liste de titres sans cesse
grossissante ; elle apparaît à un moment déterminé, suivant un mouvement qui a sans doute sa
logique et obéit à des raisons plus profondes que celle de servir d’affluent à un fleuve intarissable.
Ainsi, c’est un colloque international de Cerisy qui a servi de point de départ au présent
Cahier de l’Herne  ; il s’était tenu en août  2010, à l’initiative de Wolfgang Asholt, Georges-
Arthur Goldschmidt et Jean-Pierre Morel, autour de cette question : comment parler de Kafka
« après son siècle » – c’est-à-dire après ce xxe siècle qu’on a parfois appelé « Le Siècle de Kafka » ?
(Tel était, notamment, l’intitulé de Yasha David pour l’exposition qu’il avait conçue en 1984
au Centre Georges-Pompidou, à Paris). Au cours de ce siècle – et on peut le redire cette année,
puisque 1914 est l’année du travail de l’auteur sur Le Procès –, son nom s’était imposé comme
celui du seul écrivain moderne connu non seulement à la fois des lecteurs cultivés et du grand
public, ce qui est déjà rare, mais aussi de la masse de tous ceux qui ne lisent pas. Son œuvre
était précédée, ou suivie, comme par son ombre, d’un adjectif, « kafkaïen », lequel, en français,
ne désigne pas, comme d’autres termes littéraires, un ensemble de propriétés formelles ou
une forme de sensibilité singulière, mais un aspect de la réalité que cette œuvre dévoile et qui
semblait inaperçu jusqu’à elle. Et ce dévoilement procédait, semble-t-il, non d’une théorie, d’une
intuition, ou d’une observation extérieure et détachée (les personnages de Kafka se plaignent
au contraire souvent de manquer d’une «  vue d’ensemble  »), mais du «  destin d’exception  »
(Maurice Blanchot) d’un auteur très marqué par le doute, l’échec et la maladie, en bref ce qu’il
appelait lui-même « la faiblesse humaine générale ». Avec celle-ci, disait-il, « j’ai puissamment
absorbé l’élément négatif de mon époque, qui m’est très proche, que je n’ai pas le droit de
combattre, mais que j’ai dans une certaine mesure le droit de représenter. » (Carnet in-8° H,
25 février 1918).
Alors, que serait Kafka « après son siècle » ? La relation entre eux, bien sûr, n’est pas effaçable,
mais n’est-il pas temps de prendre de la distance avec cet « élément négatif » dont il se sentait
proche ? D'ailleurs en quoi consiste-t-il ? Dès les années 1930, les réponses ont divergé et n’ont
pas cessé depuis de s’affronter. Pour les uns, il tient aux aspects les plus inaperçus, les plus
complexes et les plus obscurs de la politique moderne – à l’origine desquels se trouverait « la
religion » de l’État-nation, un État qui, en 1914, serait « déjà lourd des monstruosités à venir2 » ?
« Devin du monde futur » (Deleuze et Guattari), Kafka aurait pressenti le surgissement imminent
des sociétés totalitaires. Pour les autres, l’« élément négatif » consisterait plutôt dans le sentiment
d’une rupture (provisoire ou définitive) de la tradition – et d’abord de la transmissibilité de la
Révélation (notamment au sein de la religion juive) –  : Kafka aurait partagé l’intuition avec

11
plusieurs de ses contemporains que, du fait de cette rupture, la tradition ne pouvait plus servir
d’étai à la création littéraire.
On a cependant de la peine à croire que seul « l’élément négatif » de son époque ait pu
nourrir cet écrivain qui était d’abord un grand lecteur, « féru aussi de culture classique » (Bernard
Lortholary), qui se voulait l’héritier de quelques-uns des plus grands auteurs européens du
xixe siècle et qui, à ses débuts, a pris une part active à l’essor de la vie littéraire et intellectuelle
allemande dans la Prague de son temps  ? Essor inséparable, certes, de celui d’autres grandes
villes allemandes (Munich, Leipzig, où Kafka a d’abord été publié, Berlin où il a longtemps
souhaité vivre comme écrivain) – mais qui s’est trouvé enrichi, du fait des origines et de la
curiosité personnelle de l’auteur, par ses contacts avec l’effervescence, avant 1914, des « petites »
littératures nationales naissantes et par sa découverte de la culture populaire juive de l’Europe
orientale. Une autre raison de mettre en doute l’importance de l’élément négatif : la richesse
thématique et formelle que l’œuvre acquiert en se développant. À côté de textes rendus « sur-
signifiants » par la critique, comme La Métamorphose, le premier à avoir été connu en France
(en 1928), Le Procès, Dans la colonie pénitentiaire et Le Château, il y a toutes sortes de récits où
des artistes de cirque, de variétés et de fête foraine côtoient des animaux parlants (ou chantants),
des morts privés du repos éternel, ou des gens aux prises avec des incidents de la vie quotidienne
(et parfois avec une vie quotidienne sans incidents) et qui méritent d’être interrogés et réévalués.
De plus, à côté du roman et de la nouvelle (qu’il modifie), Kafka use d’autres formes (paraboles,
aphorismes, « images de pensée » notamment), qui doivent aussi être prises en compte.
Et pourtant, on se tromperait en pensant en avoir fini avec « l’élément négatif », car celui-ci
revient là où ne l’attendait pas : au cœur même de cette variété de formes et de registres ; c’est
là où l’écriture paraît la plus souveraine (dans Le Château, peut-être) qu’elle est aussi la moins
assurée – pour son auteur, au moins. La réflexion qui s’entrelace en permanence avec les œuvres
le montre bien, à mesure qu’elle avance, elle aussi : cette écriture à laquelle, au prix de tourments
et de sacrifices personnels considérables, Kafka a tenté de faire (et de maintenir) une place, face
à des obstacles qui n’étaient pas seulement extérieurs (famille, travail, mariage), n’est-elle pas
finalement le lieu d’un impouvoir, la zone de contact avec des puissances obscures, le leurre qui a
détourné l’auteur de ses devoirs et de ses responsabilités d’homme comme les autres ? Elle serait
alors un élément doublement négatif  : parce qu’elle n’est jamais assez au point, assez armée,
pour se mesurer au monde et parce qu’elle n’est, pour Kafka, qu’un rempart provisoire contre
la menace, qui prend diverses formes, d’un « effondrement » central, intérieur, inexorable. En
disant de lui qu’on ne peut séparer son œuvre ni du contexte historique ni de la vie de l’auteur,
on ne fait pas que répéter une évidence.
Pour reprendre ces questions, montrer le renouvellement ou l’approfondissement des
connaissances sur Kafka depuis un quart de siècle – et tenter de voir la part qu’y ont prise
l’enrichissement des connaissances historiques, le déploiement des travaux de poétique et aussi
le travail d’écrivains et d’artistes, venus après Kafka, mais qui, plus ou moins explicitement, se
sont placés, selon l’expression de Philippe Zard, dans son « sillage », – ce Cahier se distribue
selon deux axes : d’une part, le rappel de ce qu’on peut considérer comme acquis ; de l’autre, des
contributions individuelles qui abordent les points toujours en discussion.
La mise au point comprend trois rubriques contiguës : « Les lignes du temps », destinées
à retracer, sous la forme de tableaux successifs, la chronologie de l’œuvre (date de l’écriture des
textes, de leur publication du vivant de Kafka ou de leur publication posthume)  ; «  Lettres,
Journal, Carnets » : un choix de textes autobiographiques, dans une traduction nouvelle d’Olivier
Mannoni ; enfin, sous le titre « Résonances », des extraits de textes de penseurs et de critiques qui
ont fait date dans la réflexion sur Kafka depuis les années 1920 jusqu’à nos jours ou d’œuvres
(principalement littéraires ou théâtrales) qui, d’une manière ou d’une autre, ont noué avec la
sienne des relations caractéristiques d’une littérature «  au second degré  » (Gérard Genette) –
notamment, mais pas exclusivement, par le biais de la transposition sérieuse.
En alternance avec ces rubriques, une vingtaine de contributions du colloque de Cerisy de
2010, retravaillées depuis et regroupées entre elles selon la manière dont leurs auteurs ont choisi
d’aborder Kafka, représente le second axe de ce numéro. C’est la démarche interprétative qui
ouvre ce Cahier, à travers la confrontation de quatre analyses portant sur un seul texte de Kafka,

12
Dans la colonie pénitentiaire, écrit à l’automne de 1914, pendant la rédaction du Procès. Par là,
ce volume commémore aussi, à sa manière, le centenaire de la Première Guerre mondiale, avec
laquelle ce texte est en rapport – mais sans que ce rapport épuise son intérêt.
Le second groupe de contributions, « Éditer Kafka » fait le point sur les deux éditions nouvelles
de Kafka, actuellement en cours de publication en Allemagne – l’Édition critique publiée chez
Fischer et l’Édition historique et critique de chez Stroemfeld – avant de se tourner vers l’un des
textes les plus énigmatiques de Kafka, Les Aphorismes de Zürau (automne 1917-printemps1918).
Deux spécialistes de l’analyse des manuscrits et de la traduction étudient l’élaboration et les
significations possibles de ce recueil dont la présence modifie sans doute les perspectives sur
l’œuvre dans son ensemble. L’actualité de la recherche et la relance de l’interprétation vont ici
de pair.
Sous la rubrique «  Situer Kafka  », d’autres contributions éclairent diverses facettes de
l’œuvre en les mettant en rapport avec un contexte historique précis, mais avec des changements
révélateurs dans le choix des secteurs abordés : les relations de Kafka avec le judaïsme, avec l’œuvre
d’Otto Weininger, avec les moyens de communication modernes, avec l’institution judiciaire.
La section « Commenter Kafka » introduit un nouveau changement d’échelle : après les études
partielles et attentives au détail, ce sont maintenant des lectures synthétiques, surplombantes,
qui tendent à unifier l’œuvre autour d’un concept, d’une forme symbolique ou d’une série de
symptômes et qui puisent leurs arguments aussi bien dans les textes autobiographiques que dans
les récits de fiction. Puis «  Créer après Kafka  » se concentre, pour l’essentiel, sur la postérité
artistique de l’auteur du Procès, en évoquant des œuvres contemporaines pour lesquelles Kafka
est, plus ou moins ouvertement, un repère essentiel – par ce qu’il a écrit, mais parfois aussi par ce
qu’il a vécu, les figures de l’homme et de l’auteur alimentant un imaginaire artistique particulier.
Cet ensemble se clôt, comme il s’était ouvert, sur une rubrique «  Interpréter Kafka
(de nouveau…) », pour souligner qu’en définitive c’est le mouvement de l’interprétation, sans
cesse relancé, qui porte la possibilité de survie de l’œuvre : l’examen s’oriente ici sur des textes
brefs de diverses périodes, et notamment Chacals et Arabes, lequel, dès son titre, fascine par la
polyvalence des lectures idéologiques ou politiques auxquelles il peut prêter dans le monde de
2014.
Au-delà, demeurent en question – comme l’attestent également les entretiens inédits
avec des écrivains ou des artistes publiés dans ce Cahier – l’autorité qui a pu surgir d’une
vie apparemment si traversée de désarroi et de détresse, la vigueur de l’écriture face à une
santé d’apparence si fragile, et la façon dont une œuvre si personnelle, si marquée d’étrangeté
et apparemment si détachée de l’histoire, peut inciter aujourd’hui ses lecteurs à mettre leur
confiance dans ce monde.

Notes
1. W.G. Sebald, « Kafka au cinéma », in Campo Santo, traduit de l’allemand par P. Charbonneau et S. Muller, Actes Sud,
2009, p. 189.
2. L. Boltanski, Énigmes et complots. Une enquête à propos d’enquêtes, Gallimard, coll. « NRF essais », 2012, p. 376.

*****

Concernant les références bibliographiques utilisées dans le texte et les notes, le lecteur est invité
à se reporter à la fin de l’ouvrage.

13
Remerciements 

Nous sommes heureux de remercier chaleureusement


Madame Édith Heurgon, Présidente du Centre Culturel International de Cerisy.
Mesdames Lucie Blanchard, Françoise Herbin, Lucia Messmer, Monika Prochniewicz,
Delphine Regnauld et Messieurs Alain Lance, Olivier Mannoni, Éric Veaux pour leurs traductions.
Monsieur Michel Valensi et Madame Liliane Klapisch-Mosès pour leur autorisation de
reproduire le texte de Stéphane Mosès présenté dans ce Cahier ; ainsi que Monsieur Volker Braun pour
son autorisation à reprendre trois de ses textes.
Messieurs Georges-Arthur Goldschmidt, Alexander Kluge, Krzyzstof Warlikowski de nous avoir
accordé un entretien.
Mesdames Sarah Cillaire, Claudine Raboin, et Messieurs Yasha David, Piotr Gruszcynski,
Robert Kahn, Bernard Lortholary, Vincent Pauval, et Philippe Zard, sans qui ce Cahier n’aurait pu
voir le jour.
Et enfin toute l’équipe des Éditions de L’Herne.

14
« Un désir d’issues » :
Onze réponses au sujet de Franz Kafka

Entretien d’Alexander Kluge

Vincent Pauval : Quand êtes-vous tombé pour la première fois sur l’œuvre de Kafka ?

Alexander Kluge : J’étais écolier quand j’ai lu Un compte rendu pour une académie. Cela
m’a passionné. En fait, il s’agit d’une histoire extraordinairement précise : ce singe présente son
exposé et, ce faisant, il se sent en quelque sorte porté par le vent de l’histoire, c’est-à-dire du
destin. Voilà une métaphore qui marque. J’ai souvent relu cette histoire.

V. P. :Vous êtes originaire d’Halberstadt ; il y aurait, paraît-il, un lien entre Kafka et votre ville
natale ?

A. K. : C’est sa fameuse visite de l’été 1912, qu’il a notée dans son journal. Il a interrompu
son voyage dans le Harz en s’arrêtant à la gare centrale d’Halberstadt, où il a passé la nuit :

Hôtel de la Gare, chambre en bas donnant sur la rue avec un petit jardin devant. […] Je vais en ville. La
ville est ancienne d’un bout à l’autre. Le type de construction calculé pour la plus grande durée paraît
être la bâtisse en cloisonnage. Les poutres se déforment partout, le pisé s’effondre ou se gonfle, mais la
maison tient bon et s’il lui arrive tout au plus de s’affaisser un peu avec le temps, elle ne fait qu’y gagner
en solidité. Je n’ai jamais vu nulle part des gens s’adosser aussi joliment aux fenêtres1.

Voici donc une ville comme j’en garde le souvenir depuis mon enfance, et qui alors n’avait
pas changé par rapport à 1912, avant que le raid aérien du 8 avril 1945 ne vienne la démolir2.
Cette entrée de son journal date du 7 juillet 1912, soit deux années avant la crise qui conduit à
l’éclatement de la Première Guerre mondiale. Et il enchaîne sur des remarques que je trouve fort
intéressantes :  

Des gens en robe de chambre sur le pas de leur porte. Vieilles inscriptions sans signification. Pensé aux
possibilités de se gorger de malheur dans ces rues, sur ces places, sur ces bancs de square, sur les rives
de ce ruisseau3.

On a bien ici Kafka, authentiquement, racontant ma ville natale. Il n’y a aucun romantisme
là-dedans.

V. P. :Vous citez des écrivains tels qu’Ovide, Montaigne, Madame de La Fayette ou Heiner
Müller parmi vos modèles. Kafka en fait-il partie également ?

A. K. : On ne peut pas le dire de cette façon. Nous, les auteurs d’aujourd’hui, nous consi-
dérons Kafka ou encore Proust avec un grand respect. Quoi que nous fassions, ce sera toujours

15
« post-kafkaïen » ou « post-proustien ». C’est-à-dire que nous connaissons notre Kafka, et j’irai
même jusqu’à dire que, pour ma part, j’ai profondément assimilé sa manière de mettre en pers-
pective, sur le mode prismatique, les notions et les faits, la vision concrète et l’imagination,
de développer en somme des connotations plurivoques, un principe qui lui est propre. Cela ne
donne pas le même effet sous ma plume, bien que ce soit conçu selon la « méthode Kafka ». Pour
vous donner un exemple : imaginez que vous racontiez l’histoire d’un homme que vous voyez en
face de vous, et qu’en même temps vous croisiez divers plans (« cross-mapping »), c’est-à-dire que
vous racontiez en évoquant un concept.

V. P. : Pourrait-on dire que vous partagez avec Kafka une certaine tonalité qui renvoie à une
dimension insolite, à l’inquiétance (Unheimlichkeit4) ?

A. K. : Disons-le ainsi  : l’inquiétance (Unheimlichkeit) passe avant tout pour une idée
qui nous vient d’Europe centrale, une idée qui est d’ailleurs très difficile à traduire, car je ne
connais aucune expression anglaise ou française qui lui convienne, d’autant qu’il ne s’agit pas
uniquement, selon moi, d’un concept freudien. D’une certaine manière, Kafka est quelqu’un
qui parle aussi bien le tchèque que le latin, à partir desquels il élabore son allemand. Ainsi
unheimlich peut signifier également « sans chez-soi » car « Heim » renvoie à la « maison », et
sans « chez-soi » veut donc dire que la vie manque d’un toit qui l’abrite, c’est-à-dire que cette
vie ne connaît aucune sécurité. Cela connote qu’il s’agit de quelque chose de terrifiant, quelque
chose que Freud qualifierait d’« étrange » ou Marx d’« aliéné » : tout cela est unheimlich. Prenez
sinon tout le prisme des significations de ce terme, soit dix configurations, dix réflexions qui
signifient toutes : ce n’est « pas familier » (heimelig), c’est « étranger au pays natal » (heimatlich),
ça n’a « rien de convivial » (nicht gemütlich), car en l’état vous ne saurez l’exprimer qu’en alle-
mand sans pouvoir à votre guise le transposer en latin. Kafka dirait que la contemporanéité du
quotidien et de l’étrange correspond à la vérité, et il ne cesserait d’alterner entre les deux pôles
de cette opposition, en quoi j’abonderais dans son sens pour ma part. Kafka est très fort dans
ce domaine-là.

V. P. : L’un de vos critiques voyait dans l’art du cryptage un point commun entre votre façon
d’écrire et celle de Kafka. Dans quelle mesure l’approuveriez-vous ?

A. K. : Pour commencer, je répondrais en demandant si la manière dont procède Kafka


tient effectivement du cryptage ou s’il ne cherche pas plutôt, et de manière très subtile, à éclairer
et donc à déchiffrer plutôt qu’à chiffrer. Par référence à Emmanuel Kant, on est habitué à distin-
guer le point de vue conceptuel (Begriff  ) de la vision concrète (Anschauung), même si Kant
affirme : « Des pensées sans contenu sont vides et des idées sans concepts sont aveugles5. » Si
maintenant je mets en œuvre le concept en même temps que l’idée concrète, à la fois « aveugle »
et pas « vide », agissant ainsi de façon clairvoyante, j’obtiens un signal double. Tout ce que j’ai lu
de Kafka a cette double intonation : il ne s’agit pas là de cryptage, mais le réel est en même temps
irréel, l’« étrange » n’a certes jamais rien à voir avec le « chez-soi », mais demeure ce vers quoi
je puis revenir et où je retombe. Cette sûreté conceptuelle qui est celle des mots en littérature
paraît caractéristique de Kafka, même s’il n’en fait pas le même usage que Proust. Je veux parler
de l’épiphanie qui constitue le processus fondamental à la lumière duquel on peut comprendre
Kafka : la vision d’une réalité donne sur quelque chose d’abyssal, miroir qui éclaire en retour la
surface, si bien que le noyau d’un récit et sa périphérie deviennent identiques.

V. P. : Dans le discours que Jan Philipp Reemtsma a prononcé en votre honneur à l’occasion de
la remise du prix Büchner, il entend par « cryptage » une manière d’écrire « diffuse et ambiguë »…

16
A. K. : Je vois très bien ce qu’il a voulu dire. Il se référait là à une histoire, dans laquelle
vous retrouveriez facilement ce que j’expliquais à l’instant. Il s’agit de mon récit La Puissance de
l’imagination. Découverte d’un type d’« homme criminel » à l’état sauvage6. J’y raconte comment
des fonctionnaires de l’Office central de la Sécurité du Reich, outil de domination des nazis,
tombent sur un criminel qui leur inspire une crainte irraisonnée. Lors des interrogatoires, ils
croient avoir trouvé quelque chose qui correspondrait à cette force de combat originelle que tout
le Troisième Reich leur a prêchée comme un modèle de comportement. Et c’est précisément
cela qu’ils décèlent chez ce criminel, et ils l’assassinent en secret. C’est réellement une histoire
que Kafka écrirait, s’il avait la possibilité de vérifier ce pressentiment du Troisième Reich qui est
vraiment toujours présent chez lui.

La puissance de l’imagination
Découverte d’un type d’« homme criminel » à l’état sauvage

Les sommités médicales de Vienne, toutes très haut placées dans la police, qui travaillaient à l’Institut de
criminologie de Vienne déjà depuis 1932, tenaient le tueur en série Bruno Luedke pour une « variante
d’homme de race blanche retourné à l’état sauvage », un « Tarzan ».
L’homme était adapté à la société industrielle. Sur la période de 1924 à 1943, on lui imputait 53 meurtres,
perpétrés en Allemagne, le plus souvent sur des femmes. Flanqué de ce prisonnier, un commando spécial
d’experts du Bureau de la Police criminelle du Reich (RKPA) sillonna le Reich d’une scène de crime à
l’autre. L’homme fut soumis à un examen radiographique, on enregistra ses flux sanguins cérébraux, il
avait eu tout son content d’analyses de sang, de tests d’alcoolémie ou de toxicologie, on l’avait incité à
des tests de performance. C’est alors qu’il fut transféré à Vienne.
Parmi les criminologues, il y avait toujours aussi quelques sceptiques. Des inspecteurs de la police judi-
ciaire de Hambourg soutenaient par exemple que le meurtrier présumé n’avait jamais été sur les lieux
décrits dans ses aveux. Il existe un type d’intelligence, prétendaient-ils, qui comprend en un éclair, lors
de son interrogatoire par les enquêteurs, quelles déclarations on attend de lui. On avait donc affaire non
pas à un « malfaiteur particulièrement doué », mais à un « imposteur particulièrement doué ».
La recherche d’une « force de combat originelle » dans les abîmes de la criminalité (voire auprès d’autres
races, dans des rapports entre le singe et l’homme) faisait l’objet d’une concurrence parmi les diverses
instances du Reich, et aussi parmi les sections principales de l’Office central de la Sécurité du Reich
(RSHA)7. L’identification d’une nature particulière d’homme qui se prêterait au crime aussi bien qu’au
combat contre l’ennemi ou à la lutte contre la criminalité serait-elle un succès de prestige ?
À plusieurs reprises, le mystérieux Luedke fut baladé entre différents services centraux de la police.
En avril 1944, les instructeurs furent pris d’horreur. On n’a pu établir ce qui arriva aux spécialistes des
interrogatoires (ainsi qu’aux biologistes-enquêteurs), lorsqu’ils s’occupèrent de cet « homme particu-
lier ». Une transmission s’opéra-t-elle ? Voici déjà qu’ils prenaient des mesures de précaution, couvraient
leur peau, sous leurs habits, de gilets en papier sulfurisé, ne questionnaient plus cet homme qu’à la
condition qu’on le leur présentât ligoté.
Le certificat de décès de Luedke daté du 8 avril 1944 mentionne un « arrêt cardiaque » comme cause de
sa mort. En réalité l’homme avait été tué par l’équipe chargée des interrogatoires. Onze jours après sa
mort, au Bureau de la police criminelle du Reich de Berlin, les commissaires et le directeur de la police
judiciaire s’entendirent pour ne pas communiquer la cause du décès de Luedke au parquet.
— Qu’est-ce qui provoqua cette panique ?
— L’impression qui hantait les agents de la police criminelle du Reich d’être tombés sur l’« homme-animal ».
— Mais c’était bien ce qu’ils cherchaient !
— Ils croyaient le chercher tant qu’ils cherchaient. Une fois qu’ils eurent trouvé « la bête », ils furent
pris d’effroi.

17
— Leur conscience frappait à la porte ?
— Non, leur imagination.
— Ils étaient nationaux-socialistes ?
— Certains depuis 1932 déjà.
— Et ils s’épouvantent de ce « type du criminel à l’état sauvage » ?
— Dans tous leurs états. Ils ne voulaient pas toucher une chose pareille.
— C’est pourtant ce qu’ils firent en assassinant cet homme.
— De fait, ce n’était pas logique.

V. P. : Sur le plan thématique (et par votre formation de juriste) vous partagez avec Kafka une
prédilection pour les scènes de tribunal. Cela vous paraît-il essentiel ?

A. K. : En tout cas, le fait que je sois juriste – et je crois que cela vaut également pour
Kafka – donne lieu à un emploi des mots qui est crucial pour des dialectes d’Europe centrale tels
que le tchèque, l’allemand ou même le russe. Ces langues manquent singulièrement de précision,
mais elles sont très riches en connotations, et gagnent en éclat lorsqu’on y mêle de la réflexion
latine. Si, par exemple, vous traduisez Heidegger en français pour le retraduire aussitôt en alle-
mand, vous obtenez un Heidegger meilleur. On pourrait tenter la même chose avec des textes de
Richard Wagner ou de Kafka ou encore avec mes propres textes. Le juriste est en quelque sorte
le latiniste parmi les hommes de son temps.

V. P. : Vous reconnaissez en Ovide, le poète latin des Métamorphoses, l’un de vos plus grands
modèles : comment liriez-vous La Métamorphose de Kafka, probablement son récit le plus célèbre ?

A. K. : C’est en effet un récit assez peu ordinaire. J’ai tenté une fois l’expérience de le
découper en trois parties, comme on divise un opéra en trois actes. Il en résulte un champ
éminemment dramatique, une narration d’une grande lisibilité. Quand vous lisez le texte
lui-même, vous traversez un drôle de maquis. D’une certaine manière, vous avancez «  en
rampant », sans avoir le moindre aperçu d’aucune des phrases. Vous devez, comme lecteur,
prendre en compte l’abstraction kafkaïenne dont je parlais, et qui éclaire pour vous la lucidité
du travail de Kafka, en vous enfonçant dans le détail de chaque phrase et en vous arrêtant
constamment pendant la lecture afin de récapituler ce que vous avez appris des deux pages
précédentes. Je crois que Kafka exige cela de notre part, car on obtient ainsi un résultat qui
a, si j’ose dire, la clarté d’un opéra et la précision d’une narration. C’est aussi la raison pour
laquelle de nos jours les métamorphoses ont des propriétés si singulièrement différentes de
celles d’Ovide. Vous pouvez dire que, chez Ovide, il y a les dieux et il y a les hommes. Il y
a par exemple Daphné harcelée par Apollon et que ce dieu concupiscent veut violer. Elle se
transforme donc en un laurier, arbuste qui va pousser sur toutes les rives de la Méditerranée.
Une telle métamorphose conserve encore le souvenir du règne des dieux. Ces derniers sont
certes d’affreux tyrans, mais ils sont aussi pour cela les garants du vivant. L’affrontement, la
tension entre eux et les hommes sont maintenus, si bien qu’on peut affirmer que cette époque
antique ne connaît le bonheur et le malheur que séparément. Dans l’idée que Kafka et moi
nous faisons du xxe (et du xxie) siècle, il n’est plus possible de faire ainsi la part des choses. À
présent, la monstruosité gagne le quotidien. Chez Kafka, les dieux sont morts. Et ce n’est pas
seulement que les dieux sont morts, mais la famille, pour sa part, n’est plus ce qu’était une
famille, puisqu’on a affaire à des monstres qui se surveillent entre eux. Lorsque Samsa tente de
préserver sa famille de la ruine, de faire étudier la musique à sa sœur, de la soutenir matériel-
lement, etc., il se transforme en un parasite et décline. Et la façon dont il meurt est aussi triste
que la mort de Gilda dans Rigoletto. Qu’une intrigue de boulevard, c’est-à-dire une histoire
qu’Horváth7 aurait pu raconter, sur le déclin d’une famille de la petite bourgeoisie en phase de

18
mutation, coïncide, chez Kafka, avec une théorie universelle, cela n’a d’ailleurs rien de mysté-
rieux. Vous pourriez y appliquer la méthode analytique de Karl Marx et trouver qu’on a là
l’exemple même du processus d’aliénation, et doté d’une grande force poétique. La métamor-
phose symbolise l’aliénation qui demeure finalement sans issue chez Kafka. En principe j’as-
pirerais à écrire le même genre d’histoires hermétiques que Kafka. Mais étant donné que, par
ma mère, qui ne connaissait pas grand-chose en matière de littérature, et qui avait une nature
heureuse, j’ai l’intuition qu’il y a toujours une issue – et j’affirmerais et appliquerais à tout
moment ce principe antiréaliste, car cela correspond à ce que je ressens –, j’ai donc toujours
fini par trouver une issue à ces « tunnels », si bien que mes histoires ressemblent au terrier d’un
renard ou aux galeries d’une taupe, dont celle-ci émergerait toujours : la nuit, quand vous ne
pouvez la voir, elle remonte à la surface, elle ne reste pas seulement à creuser en profondeur, ce
que Kafka fait pourtant. À cet égard Kafka est d’une nature quelque peu défaitiste.

V. P. : Dans votre essai Geschichte und Eigensinn (Histoire et entêtement), écrit avec Oskar
Negt, vous citez une autre métamorphose racontée par Kafka, à savoir celle de Prométhée, figure
qu’Ovide lui-même aborde très peu dans son chef-d’œuvre. Qu’est-ce qui vous séduit dans un tel texte
et quelle valeur lui conférez-vous à l’intérieur d’un si imposant volume de théorie ?

A. K. : Nous parlons ici de l’une des histoires les plus fortes de la littérature mondiale, à
ma connaissance. En quatre temps successifs, elle s’écarte progressivement du récit connu de
tous : Prométhée cloué à un rocher et dont un aigle dévore le foie qui repousse constamment.
C’est la « condition humaine » (en français dans le texte) qui est ici en jeu. Les êtres humains
sont opprimés, mais ils vivent et aucune oppression ne peut réellement les anéantir. Dans le
deuxième récit, écrit-il, Prométhée, fuyant la douleur des coups de bec qui le déchiquettent,
s’enfonce si profondément dans le rocher qu’il devient lui-même un rocher, ce qui veut dire : les
êtres humains se pétrifient.

[Prométhée]

Quatre légendes nous rapportent l’histoire de Prométhée  : selon la première, il fut enchaîné sur le
Caucase parce qu’il avait trahi les dieux pour les hommes, et les dieux lui envoyèrent des aigles, qui
dévorèrent son foie toujours renaissant.

Selon la deuxième, Prométhée, fuyant dans sa douleur les becs qui le déchiquetaient, s’enfonça de plus
en plus profondément à l’intérieur du rocher jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui.

Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des millénaires, les dieux oublièrent, les aigles, et
lui-même oublièrent.

Selon la quatrième, on se fatigua de ce qui avait perdu sa raison d’être, les dieux se fatiguèrent, les aigles
se fatiguèrent et fatiguée, la plaie se ferma.

Restait l’inexplicable roc. – La légende tente d’expliquer l’inexplicable. Comme elle naît d’un fond de
vérité, il lui faut bien retourner à l’inexplicable8.

À la fin, il a littéralement absorbé l’histoire. Aucune de ces quatre histoires n’est individuel-
lement vraie ou fausse, car elles ne sont vraies que les quatre ensemble. Toutes ensemble, elles
forment comme un prisme, elles irradient en même temps. C’est cela, Kafka. Si jamais je pouvais
écrire une histoire comme celle-là, je serais content. Mais le principe selon lequel j’écris est exac-
tement le même. La pluralité des voix, la polyphonie de la narration sont certainement présentes

19
aussi dans toutes les expériences et toutes les observations des êtres humains, car les êtres humains
sont eux-mêmes des polyphonistes, en ce sens qu’ils ne sont pas du tout en état de percevoir de
façon unidimensionnelle. Ils sont pseudo-rationnels, parce que la ratio n’est qu’un masque et
qu’en réalité, chez l’être humain, tout est à plusieurs voix. C’est précisément ce que Kafka exprime
grâce à une méthode poétique, dont Ovide use aussi, naturellement. Simplement, Ovide n’ap-
plique pas cette méthode aux expériences effroyables des xxe et xxie siècles. Sur ce point, il a plus de
chance. Maintenant, pourquoi citons-nous Prométhée de Kafka dans Geschichte und Eigensinn, et
ce au chapitre « Circulations et lois de flux9 » ? Voyez-vous, tout le livre traite du travail humain,
de la force de travail, des méandres qu’il décrit, des métamorphoses qu’il connaît depuis deux
mille ans, et même lorsqu’il devient travail industriel, à l’âge du capitalisme, il ne reste pas dans
cet état, mais il s’est déjà de nouveau transformé. De nos jours, par exemple, vous verrez moins
de fumées montant des fabriques que de produits intellectuels, tels qu’Internet les représente, ce
qui veut dire qu’une structure postindustrielle s’est déjà mise en place ici. Sans cesse, le travail
se transforme selon des lois de flux et il le fait selon cette métaphore qu’évoque le Prométhée de
Kafka – à cela près que le trajet en sens inverse, pour ainsi dire, demeure praticable : en partant
de l’inexplicable rocher et en remontant jusqu’à l’histoire de Prométhée avant qu’il n’ait été
enchaîné au rocher. Si j’étais né plus tôt et que Kafka était assis en face de moi en 1912 dans
un café d’Halberstadt, je tenterais de le persuader de raconter ce «  récit dans l’autre sens  »,
évoqué par exemple dans un tableau de Paul Klee, pour refléter la situation qui a précédé le
moment où Prométhée trahit les dieux. Celui-ci a en effet tout un tas d’inventions à son actif
et il a fait figure de grand maître aux yeux des hommes primitifs. On pourrait ainsi montrer
au moins que Prométhée, l’ingénieur ou l’entrepreneur, pouvait tout aussi bien ne pas trahir
les êtres humains. Comme, malheureusement, je n’ai pas Kafka en face de moi, je pourrais par
exemple prendre quelqu’un comme Heiner Müller et l’entraîner dans une conversation, afin de
chercher ensemble à faire remonter cette histoire dans le temps, avant que le malheur ne s’ins-
talle partout, parce que les horizons s’étaient bouchés. Partir de son caractère hermétiquement
inexplicable, c’est-à-dire du rocher, dont on n’aperçoit pas ce qu’il dissimule, et rétro-projeter
le désastre dans un temps où l’histoire est encore tout à fait neuve et et donc capable de trouver
encore plus d’une issue, et opérer ce genre de va-et-vient de la narration, voilà précisément la
vraie méthode de Kafka. Ainsi vous y auriez ajouté la position narrative de Proust, c’est-à-dire
la mémoire et la production du récit à partir du for intérieur, de manière à faire apparaître
des horizons qui, certes, se trouvent derrière nous, mais ne sont passés qu’en apparence. En
ce sens, pourrions-nous dire, la question qui paraît décisive est de savoir comment, en juillet
1914, un enchaînement de vingt-sept hasards aurait pu empêcher le coup fatal, faire que tous
soient trop fatigués pour mener une guerre, ou faire que les « Somnambules » – selon le titre
du grand livre d’histoire de Christopher Clark qui vient de paraître – désertent tout à coup la
scène, en quelque sorte. Et comme, dans son livre, toute une cascade de hasards et de singula-
rités – chacun ne pense qu’à soi, chacun ne s’occupe que de ses affaires – ne peut être maîtrisée
par aucun des magiciens qui voudraient stopper cette évolution, une autre cascade de hasards,
présente au sein de la même réalité, pourrait avoir empêché la guerre. Si bien qu’on se dit : ne
pas ignorer, simplement passer outre. Comme, chez Baudelaire, une femme passe dans la rue
sans vous voir, de même un malheur peut aussi passer tout près de vous, et ce n’est pas étranger
à Kafka. À mon avis, on peut très bien comprendre Kafka quand on tient compte de ce qu’il
décrit dans son roman sur l’Amérique  : sa sympathie affirmée pour le Boulevard, pour les
informations triviales comme les fournit la presse, pour les « mixed news », c’est-à-dire les faits
divers, sympathie qu’il partage du reste avec Kleist ; car c’est dans ce genre de matériau qu’il
façonne ses formidables histoires. On comprend ces récits comme il faut, quand on les décor-
tique et qu’on les ramène à cet intérêt. Ces histoires de boulevard et ces complaintes d’échafaud
partagent toutes la tristesse et le côté festif de la fatalité, et donc une tonalité sacrificielle, en
même temps qu’un désir profond de trouver des issues.

20
V. P. : Récemment, dans un entretien avec Oskar Negt à propos du récit de Kafka sur les armes
de la ville10, vous avez parlé de Babel. Sur quoi portait la discussion ?

A. K. : Eh bien, il était question de cette métaphore fondamentale : on construit une haute


tour, alors qu’au contraire nous avons besoin, nous, êtres humains, de demeures plus simples
pour vivre notre expérience et que nous n’avons vraiment pas l’emploi de telles tours, pleines de
savoir, pour les expériences de notre vie. Kafka développe brillamment ce point en faisant péné-
trer la confusion des langues jusque dans les quartiers ouvriers. C’est l’une des interprétations les
plus audacieuses que je connaisse de la tour de Babel et de la confusion des langues.

V. P. : Vous citez volontiers ces lignes de Kafka : « Si ce qu’on dit avoir été détruit au paradis était
destructible, ce n’était donc rien de décisif ; mais si c’était indestructible, alors nous vivons dans une
fausse foi 11. » Quelle est, à vos yeux, l’importance d’une telle phrase pour que vous la citiez plusieurs
fois dans votre œuvre (par exemple dans le livre-film La Force des sentiments) et que, de surcroît,
vous la mettiez en épigraphe de l’un de vos recueils d’histoires12 ?

A. K. : Il s’agit ici d’une phrase essentielle qu’il faudrait, théologiquement, attribuer au


Talmud de Babylone – car, finalement, Kafka devrait avoir bien connu la théologie juive – et
dans laquelle on voit néanmoins poindre l’anti-Kafka. Il pose la question de manière que le
paradis contienne quelque chose de non destructible. Mais je voudrais tout d’abord revenir
encore une fois sur l’histoire de la ville et sur Babylone. Si vous prenez au sérieux le grand
récit selon lequel, en Mésopotamie, les premières civilisations sont nées du paradis et de la
terreur, alors le cœur en est le principe de la ville. Précédemment, les êtres humains, voués
à la chasse et à la cueillette, divisés en différents clans et qui vivaient parqués comme du
bétail sur un territoire aussi réduit, se seraient entretués. Et pourtant, pendant un moment,
un paradis est apparu : dans des mégapoles comme Ourouk et, plus tard, Babylone, des êtres
humains se sont retrouvés – pour un court moment – dans une vie commune et un espace
resserré, et se sont même supportés les uns les autres, ce qu’on n’avait jamais cru possible
jusque-là et ce qui, du reste, ne s’est jamais reproduit par la suite. Nous vivons pour ainsi
dire dans les ruines de ce principe de la ville. Constamment détruit par la guerre civile et
les invasions, il n’a jamais été réinstauré – même à Florence – sous la forme où il est apparu
jadis, aux premiers temps de la civilisation. Voilà une idée typique de Kafka et qui corres-
pond à ce que nous expliquent aujourd’hui les assyriologues de Harvard : c’est comme par
miracle, disent-ils, que les villes ont vu le jour puis, après le déclin des villes, les villages. Ce
miracle de la ville est, par exemple, évoqué dans la Bible : il y est dit, dans le récit du Paradis
terrestre, que les lions et les gazelles reposent côte à côte, sans que les premiers ne dévorent
les secondes. Cette métaphore donne à penser qu’une fois au moins, un état de soudaine
conciliation a surgi parmi les êtres humains  : c’était le paradis, qui s’est trouvé aussitôt
détruit, parce que sa richesse a été remarquée par les peuples voisins. L’exagération de ce
principe de la ville, que la tour de Babel rend visible, c’est ce que les êtres humains accom-
plissent, même sans oppresseurs ou sans se diviser entre fractions dans une guerre civile :
à savoir qu’ils en construisent trop. Le résultat, c’est alors le 11 septembre ou la confusion
des langues ou autre chose, que Kafka décrit. Lui, pourtant – et voilà ce qui me captive
tant – qui ne cesse de collecter uniquement des issues négatives, des histoires hermétiques,
des étrangetés propres à susciter la peur, écrit en même temps : « Si ce qu’on dit avoir été
détruit au paradis était destructible, ce n’était donc rien de décisif ; mais si c’était indestruc-
tible, alors nous vivons dans une fausse foi. » C’est d’abord une attitude rationnelle, comme
Sénèque aurait pu l’avoir. Avec la seconde phrase, il veut implicitement dire que nous vivons
effectivement dans une fausse foi – c’est qu’en effet ce paradis, et donc ce bonheur originel,
n’est en aucun cas destructible. Alors que, pendant sa visite d’Halberstadt, il a marché et a

21
ensuite si mal aux jambes qu’il se pelotonne comme un enfant et qu’il faudrait vraiment le
porter dans son lit, il s’assied sur un banc devant la cathédrale, étudie cette ville ancienne et
dit qu’elle est vraiment un repaire de malheur13. Toutefois, il dit que toute vie recèle au plus
profond d’elle-même de quoi nous empêcher très probablement de nous suicider. Et même
s’il aurait sûrement accueilli avec sarcasme la théorie de Bergson sur l’« élan vital », la pensée
qu’il existe un bonheur originel a partie liée avec sa façon de narrer, sinon il n’écrirait pas
une chose pareille.

V. P. : Dans une séquence de film sur la première guerre mondiale intitulée « Le Mauvais Œil »,
vous faites référence à une entrée des Journaux de Kafka14. Qu’est-ce qui a été décisif pour vous pousser
au traitement filmique de notations comme celle-là (en fait, celles-ci font seulement l’objet d’une
lecture dans le film) ?

A. K. : Leur laconisme. Beaucoup d’hommes et aussi beaucoup d’écrivains ont ressenti le


1er août 1914, c’est un fait. Kafka rapporte, en détournant le regard : « L’Allemagne a déclaré
la guerre à la Russie. – Après-midi piscine15. » Peu auparavant, précisément le 28 juillet 1914,
le jour où l’héritier du trône d’Autriche a été assassiné à Sarajevo, alors que les journaux sont
pleins d’un événement qui, dans tous les cas, sème en Europe un sentiment d’inquiétante
étrangeté, il parle dans son journal d’un tramway qu’il a manqué, d’un coup de téléphone
qu’il n’a pas passé, etc. Il se détourne donc complètement de l’histoire de l’époque pour en
rester à ses remarques personnelles et aux incidents qu’il a vécus pendant cette journée bien
concrète. Comme il a publié La Métamorphose en 1915, vous pouvez constater que la situation
véritable est entrée depuis longtemps, sinon dans son journal, du moins dans ses histoires  :
c’est le monde qui apparaît sous une métaphore monstrueuse et, sur ce point, la Première
Guerre mondiale représente quelque chose que nous n’avons pas encore compris. Cette guerre
de 1914 à 1918 a d’abord été décrite comme une explication définitive entre l’Allemagne et
la France, entre la responsabilité de la guerre et le manque d’envie de mener de nouveau ce
genre de guerre, entre les armes chimiques et l’interdiction des armes chimiques, des argu-
ments qui sont encore à l’œuvre aujourd’hui, jusque dans l’actuel conflit syrien. Mais ces récits
sont insuffisants, car le fait est que c’est une grande culture qui produit ces implosions, et ce à
grands cris, et soutenue par l’approbation d’auteurs, d’écrivains, de musiciens, etc. : voilà qui
demeure un laboratoire, encore inconnu dans toutes ses particularités, de l’expérience humaine,
si bien que, cent ans après, nous nous mettons à en refaire le récit. Je viens de préparer un long-
métrage qui commence par une histoire déjà évoquée dans mon recueil de récits, Das fünfte
Buch (Le Cinquième Livre) sous le titre Absturz aus der Wirklichkeit (Chute hors de la réalité)16.
Un régiment australien en marche lors de l’offensive de Gallipoli pénètre dans un nuage et
n’en ressort plus. Est-ce que ce sont des déserteurs ? Est-ce qu’ils ont mis les bouts ? Est-ce
qu’ils ont disparu ? Est-ce que les dieux leur ont jeté un charme ? Ovide aurait pu le raconter,
mais aussi Kafka, car ces soldats n’ont effectivement jamais reparu. Voici une histoire vraie
tirée de la Première Guerre mondiale, et donc du temps où mon père était encore un jeune
homme. Il avait alors un frère aîné. Lors des premiers jours de la guerre, dans les Ardennes, il
y a eu une confrontation dans le brouillard au cours de laquelle les mitrailleuses sont entrées
en action. L’effet de ces armes dans la guerre était alors largement inconnu, parce que jusque-là
on ne s’en était servi que pour des exercices ou dans des engagements contre des indigènes. Et
maintenant, qu’est-ce qu’on constate ? Les Allemands tués ne sont pas à terre, ils ne tombent
même pas du tout, car la foule des morts forme pour ainsi dire un mur, si bien que ceux qu’on
a abattus restent debout. Le frère de mon père, Otto Kluge, en faisait partie. Ma grand-mère,
dont le premier fils, donc pratiquement mon oncle, était aussi le préféré, n’a pu comprendre
cela et a voulu tout de suite prendre un billet de train pour se rendre au front et veiller à ce qu’il
n’aille pas dans une fosse commune, mais qu’il ait une tombe digne de lui. C’est alors qu’elle

22
a appris qu’il n’y avait pas de liaison ferroviaire pour le front, parce que les civils ne pouvaient
tout simplement pas y aller. Vous comprenez : voilà de petits, de minuscules instantanés de la
guerre et c’est de cela qu’elle est faite, en réalité. Pas de la forme narrative que nous connaissons,
mais uniquement d’instantanés inconnus. Tel est le monde dans lequel Kafka raconte, et voilà
pourquoi nous devrions le respecter : parce qu’avec sa méthode et celle de Marcel Proust, nous
pouvons encore une fois raconter l’ensemble de la période de 1914 à 1918, en la prenant par
ses bouts inconnus, par ce qui a résisté, par ce qui s’est entêté.

Entretien conçu et enregistré par Vincent Pauval, le 3 décembre 2013. Traduit de l’allemand par J.-P. Morel et Vincent Pauval.

NOTES

1. F. Kafka, Journaux, trad. M. Robert, OC, III, p. 270-271. Texte allemand : T, p. 1037-1040. Chef-lieu de l’arrondisse-
ment de Harz, Halberstadt est une ville d’environ 40 000 habitants, située dans le Land de Saxe-Anhalt, dans l’est de
l’Allemagne.
2. A. Kluge a fait le récit de cet événement dans son recueil Le Raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945, trad. K. Han et
H. Holl, à paraître aux éditions Diaphanes (Zurich-Bienne/Berlin).
3. F. Kafka, OC, III, p. 271.
4. Le terme d’Unheimlichkeit, souvent utilisé par Kluge, est un dérivé de l’Unheimlich freudien. Pour traduire cette idée, nous
empruntons à H. Holl, spécialiste de l’œuvre de Kluge, le néologisme d’« inquiétance ».
5. Sentence fameuse de Kant, extraite de sa Critique de la raison pure.
6. Cf. A. Kluge, Die Lücke, die der Teufel läßt (La Lacune que le diable laisse ouverte), Francfort/M., Suhrkamp, 2003,
p. 311-313.
7. Ödön von Horváth (1901-1938) est un écrivain d’Autriche-Hongrie, auteur de pièces telles que Légendes de la forêt
viennoise (1931) ou Casimir et Caroline (1932) et de romans tels que Jeunesse sans dieu (1938). Mort en exil à Paris, après
l’annexion de l’Autriche par le Troisième Reich.
8. F. Kafka, « [Prométhée] », trad. M. Robert, OC, II, p. 544-545.
9. Cf. A. Kluge/O. Negt, Der unterschätzte Mensch II. Geschichte und Eigensinn, Francfort/M., Zweitausendeins, 2001,
p. 222.
10. F. Kafka, « [Les Armes de la Ville »], trad. A. Vialatte, OC, II, p. 550-551.
11. Id., Les Aphorismes de Zürau, trad. H. Thiérard, Gallimard, « Arcades », 2010, p. 74.
12. A. Kluge, Die Kunst, Unterschiede zu machen, Francfort/M., Suhrkamp, 2003, p. 7.
13. Kluge reprend très librement l’entrée du 7 juillet 1912 des Journaux de Kafka : OC, III, p. 270-271.
14. Voir l’extrait en ligne : http://www.dctp.tv/#/filme/nzz-kafka-der-boese-blick/
15. F. Kafka, Journaux, OC, III, p. 358. Voir, dans ce Cahier, une autre traduction proposée par O. Mannoni.
16. A. Kluge, Das fünfte Buch – Neue Lebensläufe, Berlin, Suhrkamp, 2012, p. 374.

23
I
Interpréter Kafka :
Dans la colonie
pénitentiaire
La Colonie pénitentiaire ou
l’ethnologie combative de Kafka
Pascale Casanova

Quelques préalables
L’espace critique international dans lequel se déploient les commentaires et les interpré-
tations de Kafka rapporte en général son œuvre, soit à l’espace littéraire – et en fait donc un
écrivain moderniste préoccupé d’esthétisme qui ne produirait que des fictions réflexives dont
l’objet serait l’écriture et l’écrivain lui-même (c’est ce que fait par exemple Mark Anderson) ou
un écrivain autobiographique, enfermé dans sa forteresse psychologique et qui ne parlerait que
de lui-même ; soit à l’espace politique en en faisant quelqu’un qui travaillerait l’usage mineur
d’une langue majeure (comme le croient Deleuze et Guattari) ou quelqu’un qui s’intéresserait à
la vitalité de l’anarchisme à Prague (comme le propose Michael Löwy), pour prendre quelques-
unes des positions les plus marquantes dans l’univers critique.
Je pense pour ma part que la particularité de Kafka c’est qu’il n’est pas du tout à ranger
sans nuance du côté des écrivains politiques, mais qu’il n’appartient pas non plus à l’avant-garde
esthétique de son temps. En réalité, je pose l’hypothèse qu’il dépend en même temps de l’univers
politique et de l’univers littéraire, qu’il ressortit à la fois à la logique politique et à la logique
esthétique, et ce à travers son appartenance simultanée à deux espaces littéraires dont les méca-
nismes, les valeurs, les enjeux sont d’ordinaire considérés comme antagonistes.
L’espace littéraire pragois est caractérisé par sa très grande complexité. Il est formé de trois
petits sous-univers : l’espace tchèque, l’espace allemand et l’espace émergent des luttes politico-
artistiques juives. Pour autant que j’ai pu l’observer, les enjeux littéraires tchèques intéressent peu
Kafka. On a d’une part : un univers très fortement politisé dans lequel la littérature est considérée
comme un instrument de combat national qui polarise l’ensemble de l’espace et qu’on peut appeler
l’espace politico-artistique juif, espace qui est alors en pleine émergence à Prague. Et, d’autre part,
en même temps, un univers littéraire, intellectuel et artistique, beaucoup plus ancien, doté d’un
très grand prestige, d’une grande reconnaissance internationale : l’espace allemand.
Mon hypothèse est donc que Kafka occuperait une double position à Prague, position
d’écartèlement qu’il a en commun avec beaucoup de Juifs intellectuels de l’aire germanique
déchirés entre ces deux injonctions. Mais il incarne cette dualité d’une façon très spécifique
(très différente par exemple de celle de Max Brod), étant donné notamment :

– sa mauvaise humeur politique à l’égard du sionisme avec lequel on sait qu’il garde ses distances tout en
étant en accord avec lui sur bien des points notamment le refus décidé de l’assimilation.
et
– sa mauvaise humeur littéraire à l’égard notamment de l’esthétisme du Cercle de Prague.

Cette double appartenance me paraît pouvoir être appréhendée par la prise en compte d’un
troisième terme qui serait l’ethnologie. Je ne vais pas faire ici le rappel détaillé de l’existence

27
d’une double ethnologie dans l’aire germanique d’alors  : la Volkskunde, qui est l’étude de la
germanité, et la Völkerkunde, qui se consacre à l’étude des pays étrangers. Kafka connaît bien
cette seconde forme d’ethnologie. On sait, à travers l’étude minutieuse de sa bibliothèque, qu’il
était grand lecteur de contes et de légendes de pays lointains, que ce genre littéraire était à
l’époque considéré comme constitutif de l’étude scientifique des peuples. On peut retrouver
aussi certaines traces de ce grand intérêt et de cette bonne connaissance de l’ethnologie de son
temps, dans les textes de fictions eux-mêmes (notamment Chacals et Arabes) ; et on sait enfin
qu’il était lecteur de Leo Frobenius, considéré alors comme un immense anthropologue, grand
savant ayant bouleversé les connaissances à propos de l’histoire de l’humanité et grand libérateur
de l’humanité noire.
On sait aussi que Kafka avait, à l’égard des pratiques et des rituels religieux des juifs orien-
taux (qu’il découvre durant l’hiver 1911) un intérêt quasi ethnologique.

J’ouvre ici une parenthèse pour préciser que son enthousiasme et sa passion pour les
Juifs orientaux, déclenchés par sa rencontre avec la troupe de Yitzak Löwy, ne sont nullement
réductibles à son intérêt réel mais distant pour les pratiques hassidiques, c’est-à-dire religieuses.
Découvrant le théâtre yiddish, comme une des formes d’art juif sécularisées, il découvre aussi le
yiddishisme, puis le socialisme juif, c’est-à-dire d’autres formes de combat politique spécifique-
ment juives dans lesquels il me semble qu’il a toutes les raisons de se reconnaître.
Cette ferveur orientale l’incite à se documenter sur la littérature yiddish – Les traductions
de contes que Meir Pinès donne dans son livre Histoire de la littérature judéo-allemande lui
fourniront à la fois des modèles narratifs et surtout l’idée d’une posture littéraire qui soit à la fois
politique et ironique. Je ferme la parenthèse.

Or il me paraît que Kafka va investir cette connaissance et cette familiarité avec l’eth-
nologie dans son œuvre de fiction. Il va, s’inspirant des grands nouvellistes yiddishistes,
s’adresser à ses contemporains : à partir de sa rencontre avec le judaïsme oriental, il va adopter
à leur égard une sorte d’empathie distante, attitude qui lui permet d’appliquer aux Occiden-
taux le regard étonné, posé d’ordinaire sur les Orientaux. Cette inversion peut être comparée
avec celle de l’ethnologue observant un peuple lointain. Se proposant de décrire la situation
historique tragique des Juifs libéraux et assimilés à la société allemande (ou croyant l’être) au
début du xxe siècle, il dépeindra en détail, de façon réaliste puisque vécue de l’intérieur, leurs
comportements, leur histoire.

Au cœur des souffrances du groupe des Juifs vus par Kafka, réside la question de l’assimilation.
Kafka considère ce désir collectif des Juifs libéraux de devenir Allemands comme une tragédie et un
piège conduisant à leur disparition en tant que Juifs. À mon sens, l’assimilation est omniprésente
dans ses textes mais elle n’est jamais ni pensée ni décrite sans que la notion qui en est inséparable, son
double inversé et qui seul peut expliquer son échec : l’antisémitisme, ne soit présent.

Cela dit, je ne prétends nullement transformer Kafka en sociologue, en philosophe et


encore moins en militant politique. Il donne à entendre, par des moyens littéraires et narra-
tifs, les raisons de cette sorte de violence invisible et déniée. Il dénonce, de façon inséparable,
l’horreur de l’antisémitisme et le mensonge à soi-même qu’est l’assimilation.
La question centrale de presque tous ses textes pourrait être : qu’est-ce qu’obéir ? Pourquoi
obéit-on ? À qui ? Au nom de quoi ? De quoi a-t-on peur en ne désobéissant pas ? Il résulte
du même coup que le centre caché de l’œuvre pourrait être une réflexion (très critique) sur les
formes de la domination mais spécialement les plus invisibles, les plus subreptices.
Pour énoncer l’objet de sa critique et de sa colère sur le monde social, Kafka a l’idée que la
littérature doit être un outil de prise de conscience collective qui pourrait permettre le passage

28
de l’inconscient (social) au conscient et serait donc en mesure de mettre fin à la répétition sans
fin de la stigmatisation des Juifs. On sait qu’il a énoncé très jeune l’idée que la littérature agit
concrètement sur le lecteur, qu’elle a, ou devrait avoir, des effets puissants sur son lecteur. Il
écrivit fameusement en ce sens en janvier 1904 à son ami Oskar Pollak : « Un livre doit être la
hache qui brise la mer gelée en nous1. » Et telle est, me semble-t-il, l’une des tâches que s’as-
signe Kafka en tant qu’écrivain : produire des textes qui puissent être des outils qui favorisent
le refus des stigmates imposés par l’ordre du monde. Il s’agit donc pour lui de travailler, dans
des fictions critiques quelquefois d’une extrême violence, à énoncer et à dénoncer cette loi
qui reproduit indéfiniment le malheur juif et, plus largement, le malheur des hommes et des
femmes dominés.

C’est ainsi que Kafka s’interroge sur l’antisémitisme non pas dans les termes politiques ordi-
naires qui sont ceux de ses amis sionistes à la même époque par exemple, mais dans les termes
d’une loi anthropologique qui régirait la conduite des deux groupes sociaux obéissant à cette loi :
les Allemands et, par suite, du fait qu’ils sont les victimes, les Juifs. En formulant l’interrogation
qui l’agite en terme de « loi », Kafka s’arrache aux évidences du sens commun et de la philosophie
de la conscience.
« Loi » est un terme polysémique, en allemand et en français, qui s’applique aussi bien à
l’institution juridique qu’aux codes de conduite sociaux, aux rituels religieux qu’aux règles de
conduite tacites ordonnant le comportement de groupes sociaux divers. L’institution de la « loi »
de l’antisémitisme remonte à la nuit des temps ; c’est « un conflit très ancien » comme dit le
chacal au voyageur2, dont les prétextes ont été oubliés de tous. Et pourtant, chacun, partout en
Europe, à cette époque, à la fois individuellement et collectivement, lui est soumis.
Mais cette loi n’a aucun caractère supra-humain  : elle est simplement le produit d’une
histoire oubliée. La force de sa réflexion littérarisée, c’est qu’il en montre le fonctionnement
collectif et le caractère historique. Il affirme qu’il est possible de la refuser, c’est-à-dire de mettre
fin à la stigmatisation des Juifs. Et, donnant en quelque sorte une nouvelle version de l’histo-
ricisme, Kafka ne cesse à sa façon de répéter : ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire.
Comme il s’agit d’une loi sociale, c’est-à-dire d’une évidence collective jamais énoncée comme
telle mais à laquelle chacun se conforme (inconsciemment), seule une prise de conscience de son
arbitraire pourrait faire cesser cet ordre des choses.

Dernier point préalable : il me paraît illusoire de chercher ailleurs que dans les textes
de fiction eux-mêmes la réponse aux questions que nous nous posons sur les prises de posi-
tion ou les convictions de Kafka. Le contenu de ses colères politiques ou de sa volonté
critique ne se trouve pas, ou de façon très partielle, dans le Journal ou la correspondance dans
lesquels évidemment il ne songe pas à exposer ce qui est pour lui l’évidence même. Elles se
rencontrent en revanche dans les fictions narratives et ce, d’autant plus qu’étant le produit
de ses réflexions critiques à propos du monde social dans lequel il vit, elles sont précisé-
ment conçues comme des prises de position virulentes, ou même comme des armes dans son
combat critique. Il n’y a pas de « secret » de l’œuvre. Tout est devant nous comme la lettre
volée, et ses textes vont nous permettre de comprendre en quelle position du champ littéraire
Kafka se situe véritablement.

Analyse du texte
Selon l’hypothèse que je propose, La Colonie pénitentiaire aborde la question de l’antisémi-
tisme, du point de vue des antisémites, du point de vue de ceux pour qui cette stigmatisation est
éprouvée comme une évidence, une loi à laquelle il doit être obéi.

29
1. La place du narrateur (construction du récit)
La mise en scène d’un enquêteur censé rapporter objectivement une réalité inconnue du
lecteur est l’un des dispositifs narratifs largement utilisés par Kafka. Mais il va peu à peu le
raffiner en faisant du point de vue prétendument objectif de ces narrateurs « scientifiques » ou,
au moins « neutres », de véritables pièges tendus au lecteur. En fait, il me semble que le person-
nage d’« enquêteur » (dans Les Recherches d’un chien), de « chercheur » (dans La Muraille de
Chine), de « voyageur » (dans La Colonie pénitentiaire) ou de « savant » (dans Le Maître d’école
de village), est très souvent ce que je propose d’appeler un « narrateur-menteur » et ce, que le
personnage soit un narrateur de 1re ou de 3e personne dont on a le point de vue unique à travers
le style indirect libre (comme dans La Colonie pénitentiaire, précisément). En lui donnant la
parole, Kafka fait parler celui dont il critique ou dénonce le point de vue. Le «  voyageur  »
incarne la perspective que Kafka veut dénoncer, la posture autoritaire des Européens qui croient
pouvoir juger, comprendre, donner ou retirer la légitimité du seul fait qu’ils détiennent, sans
qu’il le leur soit disputé, le monopole de l’autorité symbolique. Autrement dit, on ne peut aper-
cevoir la violence critique des textes de Kafka qu’à condition de mettre en cause le dispositif
ordinaire du récit naturaliste, de suspendre la croyance dans l’évidence d’une communauté de
vue entre un narrateur « scientifique européen » et nous-même en tant que lecteur européen,
occidental modal.

Pas de lecture romanesque sans processus d’identification à l’une des instances narra-
tives. Ces habitudes identificatoires reposent notamment sur ce que Barthes a appelé « l’effet
de réel », hérité pour une très grande part du naturalisme. Or cette façon de transformer les
récits littéraires en tests projectifs encourage les lecteurs à n’y retrouver que leurs propres
fantasmes. Mais qu’on tente d’analyser ou de comprendre des écrits qui ne correspondent pas
à ces critères, qui ne fonctionnent ni sur l’effet de réel ni sur la croyance naturaliste, mais sur
la compréhension d’un mécanisme politique ou historique plus vaste, et toutes les tentatives
d’explicitations se heurteront à une incompréhension totale entre le scripteur et l’interprète
lecteur.
Dans La Colonie pénitentiaire donc, le lecteur va tomber immédiatement dans le piège
(diabolique il est vrai) que lui tend Kafka. Il me semble ainsi que l’on ne peut comprendre la
puissance de dénonciation froide du récit que si l’on fait l’hypothèse que le voyageur est en
réalité un Européen « moyen », lâche, obéissant et soumis à l’ordre social et à sa violence.

Dans les commentaires proposés en introduction à La Colonie pénitentiaire dans la Biblio-


thèque de la Pléiade, Claude David identifie immédiatement le personnage du voyageur à l’au-
teur en «  montrant  » que, puisque «  les convictions que le voyageur finira par exprimer ne
doivent rien ni à la pitié ni à la charité », on peut en « déduire » que Kafka « n’éprouve aucune
sympathie pour ce condamné à la face bestiale et à l’esprit obtus ». « C’est pourquoi », d’après
Claude David, la nouvelle « offrirait plutôt des arguments à ceux qui ne croient pas aux préoc-
cupations sociales et humanitaires que certains ont prêtées à Kafka3. » À travers les convictions
paradoxalement très politiques et franchement racistes, que Claude David attribue à Kafka, on
comprend que les préalables que je propose ici sur les présupposés engagés à chaque lecture ne
sont pas des coquetteries méthodologiques : c’est l’interprétation d’une « politique littéraire » de
Kafka qui est à l’œuvre.

2. La machinerie judiciaire
La nouvelle présente une situation de domination coloniale et se déroule dans un lieu non
précisé mais situé sans ambiguïté dans l’Empire colonial français comme l’ont fait remarquer
notamment Michael Löwy et Sander Gilman4 . Tout se passe comme si, depuis la rédaction
de L’Amérique, Kafka avait fait le lien entre les situations d’oppression politiques invisibles et

30
les situations coloniales. Dans la colonie pénitentiaire est une sorte d’effroyable laboratoire colo-
nial qui permet de faire apparaître, comme à la loupe d’une évidente situation d’oppression et
de racisme explicites, les mécanismes qui permettent la mise en œuvre d’une oppression et d’une
domination radicales. Autrement dit, il s’agit bien sûr, comme le remarque Michael Löwy, d’un
texte qui met en scène plusieurs formes de pouvoir et d’autorité, mais plus profondément, me
semble-t-il, de chercher à décrire les mécanismes qui rendent possibles, chez les bourreaux, la
soumission au règlement, l’approbation d’un verdict injuste et cruel qui devrait être inacceptable
et qui est pourtant approuvé comme une « loi » devant être respectée (donc appliquée) par tous.
Kafka semble avoir travaillé à partir de l’idée d’une sorte de concrétisation de la violence ordi-
naire qu’ont à subir les groupes dominés mais qui, dans les pays d’Europe occidentale, demeure
le plus souvent invisible. La machine à tuer rend visible la violence sociale. Il s’agit donc d’anti-
sémitisme tout autant que de colonialisme.

Comme le condamné qui va « apprendre sur son propre corps », à l’aide de la herse qui les
écrira sur sa peau, et la sentence et le règlement, les Juifs et les colonisés apprennent, par inté-
riorisation et inculcation, le caractère inexplicable et inexpiable de la faute secrète qui pèse sur
eux. Et comme personne ne connaît ni la faute réelle, ni la sentence, il n’est personne non plus
qui puisse se révolter contre ce châtiment injuste. Ainsi, au centre du texte, il y a, non pas la
machine meurtrière qui aveugle le personnage du voyageur autant que le lecteur, mais la grande
machinerie judiciaire abstraite qui a établi une « loi » intangible permettant que cet « appareil »
meurtrier puisse à la fois avoir été inventé, mis au point et être entretenu (comme ne cesse de le
rappeler l’officier zélé). Surtout, cette machine à tuer est acceptée et considérée comme l’exécu-
trice légitime des sentences de l’institution judiciaire de cette colonie. L’enjeu du texte n’est donc
rien moins que la description des fonctionnements d’une étrange institution judiciaire dont le
mystère le plus grand est que certains hommes, non seulement acceptent, mais croient de leur
devoir, de la faire fonctionner.
En ce sens, le texte est lui aussi une sorte de machine infernale, mettant en cause le
caractère intangible des lois sociales et, en particulier, la plus injuste et la plus inexplicable
des lois non énoncées mais à laquelle beaucoup sont soumis, soit comme objets, soit comme
sujets : la loi de la domination sociale qui est d’autant plus efficace qu’elle est invisible. Tout
se passe comme si, pour Kafka, les formes les plus tyranniques et les plus insupportables de
l’autorité étaient les plus ténues, celles qui, par leur invisibilité même, peuvent indéfiniment
se perpétuer.

Alors qu’elle n’est qu’une invention humaine donc historique, la machine à tuer est devenue,
dit l’officier, « une chose si parfaite » qu’il est désormais nécessaire, au nom de l’ordre social, de
lui obéir. « Jusqu’ici il fallait l’actionner à la main, dit l’officier, alors que maintenant l’appareil
travaille entièrement seul5.  » Autrement dit, il n’est plus besoin d’agir pour faire fonctionner
collectivement les mécanismes de stigmatisation des Juifs ou des colonisés. Désormais, l’incor-
poration est telle que le mécanisme collectif fonctionne sans que la volonté de quiconque entre
en jeu.
Kafka procède dans ce texte à ce qu’on pourrait appeler une « analyse narrativisée » très
élaborée  : plutôt que de dénoncer simplement l’ignominie et l’injustice de la domination, il
montre, dans une fiction paradoxale et quasi insupportable, que la question ne peut pas être
résolue par une simple déclaration dénonçant la lâcheté des individus, ni par un appel au courage,
ni même par une prise de position politique : il y faut un récit littéraire, c’est-à-dire cette sorte
d’évocation concrète d’une situation abstraite qui révèle les mécanismes les plus profonds du
monde social. Selon lui, on n’obéit à la loi que si cette obéissance ne se produit pas de façon
consciente mais qu’elle procède d’une incorporation de la loi qui rend le mécanisme inconscient
et invisible.

31
3. La machine à tuer
Il s’agit d’apprendre au condamné sa « faute ». Cette sorte de connaissance par corps est
explicitement soulignée dans le texte et c’est même l’une des raisons avancées pour justifier
le fait que le condamné ne connaisse pas la sentence. Autrement dit, il ne s’agit pas d’une
sentence ordinaire mais d’une sentence inscrite dans le corps même, devenue partie du corps du
condamné. Kafka prend l’exemple d’une injonction dont le simple énoncé concentre l’arbitraire
et la violence de l’ordre social : « Honore ton supérieur »6. Cet ordre sera gravé sur le corps du
condamné en tant qu’il est à la fois le fondement de l’ordre hiérarchique du monde et l’un des
énoncés possibles de la domination symbolique telle qu’elle est décrite par Pierre Bourdieu. Si
l’on songe au Procès écrit à la même période, on voit que l’application de la loi par inscription
au plus profond de la chair et de l’esprit ainsi que le mécanisme de la justice de cette colonie,
résumée par cette très simple formule « la faute ne fait jamais de doute », correspondent très
précisément aux mêmes types de dispositifs, d’enchaînements, de croyance collective, de respect
effrayé de la loi, de mystère entretenu autour d’une faute inconnue mais tenue pour certaine,
de verdict terrible et contre lequel nul ne se révolte. Comme l’accusé de la colonie, K. ne sait
pas qu’il est l’objet d’une condamnation, ne connaît pas la sentence et n’a pas eu l’occasion de
se défendre.

4. L’histoire méconnue du pouvoir


La nouvelle met en scène non seulement le pouvoir tel qu’il s’exerce, mais aussi toute
l’épaisseur historique qui lui permet de se perpétuer tout en se modifiant : l’histoire est même
la condition sine qua non qui permet l’universelle acceptation de la légitimité de la loi. Dans le
texte, cette histoire apparaît sous la forme des deux états du pouvoir.
D’abord la période fondatrice – celle que l’officier zélé appelle « l’âge d’or » – durant laquelle
l’ancien commandant, inventeur de la machine et organisateur de la Colonie, était au pouvoir.
C’est l’époque où le «  respect  » de la loi était le plus rigide et où la cruauté des traitements
réservés aux condamnés était la plus grande : acide ajouté aux aiguilles, courroies neuves, pièces
changées à chaque exécution, etc. La description de cet « âge d’or » de la condamnation est une
magnifique parodie où s’exerce l’humour noir de Kafka (« la machine, bien astiquée, était ruti-
lante […] le commandant ordonnait que l’on donne la priorité aux enfants […]. Quelle époque
camarade !7 ») Mais cette période n’est évoquée que comme contrepoint au présent de la narra-
tion. Aujourd’hui, tout est en voie de transformation. Un nouveau commandant est à la tête de
la colonie qui a l’intention d’« adoucir » le système en vigueur puis, sans doute, de le remettre en
cause, pour peu qu’un visiteur extérieur légitime ses timides essais : par la comparaison entre les
deux époques, Kafka décrit le présent comme une période de fausses remises en cause de la loi,
de pseudo-adoucissements des verdicts, des sentences et des exécutions, qui les rendent apparem-
ment supportables mais ne changent rien ni à leur existence ni à leur perpétuation.

Surtout, comme dans d’autres textes plus tardifs, Kafka montre que l’oubli est l’une des
conditions paradoxales de la reproduction et de l’obéissance à la loi : le fait qu’elle ait été instaurée
dans la nuit des temps rend son caractère inexorable plus puissant encore.

5. Le condamné
En lisant, au début de Dans la colonie pénitentiaire, le récit de sa « faute », livré au voyageur par
l’officier qui se révèle rapidement avoir une « cervelle limitée8 », le lecteur comprend parfaitement,
selon le principe de double entente sur lequel est construit tout le texte, que ce soldat condamné à
la peine de mort s’est révolté de façon légitime mais solitaire, contre un ordre absurde et la violence
injuste qui s’est exercée contre lui. Mais ce condamné se signale d’abord par sa soumission, souli-
gnée à plusieurs reprises, et de façon presque choquante (« le condamné, un homme à l’air abruti,
la bouche largement fendue, la tignasse et le visage crasseux […] avait d’ailleurs une telle attitude

32
de chien soumis qu’on avait l’impression […] qu’il suffirait de le siffler au moment de l’exécution
pour qu’il revînt9. ») De cette description dépréciative sinon raciste, certains commentateurs ont
cru pouvoir conclure, comme je l’ai dit plus haut, que Kafka « n’éprouve aucune sympathie pour ce
condamné à la face bestiale et à l’esprit obtus10. » Et plus loin, le voyageur observant le condamné
se dit : « Pourtant les mouvements de ses lèvres boursouflées, pressées l’une sur l’autre, montraient
nettement qu’il ne pouvait rien comprendre11. » Ceci est encore une description de l’accusé vu par le
voyageur qui fait reposer ses certitudes sur un portrait physique et des préjugés explicitement racistes.
Or, selon le procédé que j’ai décrit plus haut du narrateur-menteur et de la double entente
qui en résulte, Kafka fait comprendre au contraire que le point de vue du voyageur (par les yeux
duquel toute la scène est décrite) est tout à fait suspect et que, loin d’être soumis et docile comme
un chien domestique, ce condamné va se révolter et va vouloir se venger, puis fuir cette colonie
infernale. Comme K. dans Le Procès cherchant à comprendre les mécanismes du tribunal, on voit
cet accusé s’efforcer de déchiffrer ce qui est dit de l’appareil à tuer et du sort qui l’attend, malgré
son ignorance du français ; on le voit observer attentivement la herse et les aiguilles. Il démontre
par là, contrairement à ce que croit le voyageur, qu’il n’est pas du tout soumis à son sort et qu’il
est fort loin de l’obéissance canine. Une fois libéré et au moment où l’officier se met lui-même
sous la herse, il montre qu’il se sent vengé : « Sans avoir lui-même tout souffert jusqu’au bout, il
était pourtant vengé jusqu’au bout. Un large rire silencieux apparut sur son visage12. » Cette idée
de vengeance est tout à fait l’opposé des sentiments que lui attribue le voyageur qui l’observe
comme s’il était décérébré ou stupide. Et pendant le supplice de l’officier, alors que la machine se
dérègle et se défait, il ne s’émeut pas comme le voyageur mais observe le processus sans bouger.
Il refuse même, comme le fait le soldat, de dégager le corps de l’officier des griffes de la machine.
Puis, dernier moment de la révolte de ces deux soldats qui figurent les hommes dominés d’un
peuple colonisé engagés de force dans l’armée coloniale au service de la puissance colonisatrice,
ils tentent de s’enfuir. Le voyageur les en empêche sans ambiguïté.

6. Le voyageur
Dernière instance centrale de ce récit : le voyageur (non pas en tant que procédé structurant
le récit mais en tant que personnage). Il est l’observateur extérieur, dont le rôle, l’officier le lui
explique longuement, pourrait être essentiel dans la remise en cause sinon l’abandon de cette
« exécution conforme aux anciens usages13 ». Ce voyageur d’abord indifférent, puis intéressé, puis
prudent et enfin d’une évidente lâcheté ne cesse de peser sa décision, d’hésiter, de se donner des
raisons de ne pas agir. Il tergiverse : « Le voyageur réfléchissait : c’est toujours un problème d’in-
tervenir de façon décisive dans les affaires d’autrui. Il n’était ni membre de cette colonie péniten-
tiaire, ni citoyen de l’État auquel elle appartenait. S’il s’avisait de condamner cette exécution ou
même de s’y opposer, on pouvait lui dire : “tu n’es pas d’ici, tais-toi14”. »
Pourtant l’officier, qui cherche à le convaincre d’intervenir en faveur de cette procédure, lui
explique à quel point son intervention publique serait précieuse et jouerait un rôle irremplaçable
dans la perpétuation de ce système. Le voyageur (et le lecteur) comprennent alors qu’à l’inverse,
sa condamnation publique de « l’appareil » aurait, selon son expression, « une influence tout à fait
considérable » sur l’abandon de cette barbarie. Autrement dit, par le procédé de double entente, le
voyageur s’entend énoncer toutes les raisons qui devraient l’inciter, au contraire, à condamner ferme-
ment le fonctionnement de cette « justice ». Le voyageur (et le lecteur avec lui) comprend notam-
ment que le nouveau commandant de la colonie l’a fait venir en espérant qu’il pourrait s’appuyer sur
son avis pour supprimer définitivement cette procédure. Or le voyageur décide de ne rien faire ou
plutôt d’agir de telle façon que son avis reste privé et que le commandant ne puisse pas faire usage de
sa critique : autrement dit son intervention restera lettre morte et sa condamnation sans aucun effet.

Kafka complète sa dénonciation de la lâcheté européenne en décrivant, dans le dernier para-


graphe, le voyageur empêchant le soldat et le condamné, c’est-à-dire des membres de ce peuple

33
colonisé qui comprennent qu’il faut à tout prix quitter cette île pour avoir une chance de vivre
libres, de monter dans le bateau qui l’emmène. Et la dernière phrase du récit sonne comme une
sorte de nouvelle condamnation de ce condamné en sursis : « Ils auraient encore pu sauter dans
le bateau, mais le voyageur, saisissant un gros cordage à nœuds, les en menaça et les empêcha de
sauter15. »

Kafka, on le sait, mécontent de la première version de la conclusion de son texte, chercha


d’autres solutions qu’on trouve dans son journal à titre d’ébauches rédigées au cours du mois
d’août 1917. Elles reprennent pour la plupart la question de la lâcheté du voyageur, comme si tel
était le véritable cœur du récit. La première donne une version plus explicite de son reniement
coupable. Au lieu de repousser les deux colonisés qui cherchent à échapper à cette île infernale,
le voyageur proclame qu’il ne saurait tolérer cette injustice plus longtemps : « Que je sois un
chien si je tolère cela ! », dit-il16. Et, comme dans les fables animalières, la prophétie se réalise
immédiatement, confirmant par là qu’il a bien supporté cette situation intolérable. Il se trans-
forme donc immédiatement en chien qui se met à courir « de tous côtés à quatre pattes » en
s’apitoyant comiquement sur lui-même : il « se suspendait au cou de l’un des messieurs, s’écriait
tout en larmes : “Pourquoi faut-il que tout cela m’arrive à moi ?”, et en se hâtant de rejoindre son
poste17. ») Portrait comique à charge d’un voyageur « occidental » qui sait parfaitement qu’il est
face à l’intolérable mais ne fera rien pour bouleverser l’ordre social.

Au terme de cette trop courte évocation d’un projet littéraire conçu essentiellement comme
un outil critique, d’une part, et d’un écrivain dont la meilleure définition me paraît qu’il est
d’abord un homme « en colère », d’autre part, je voudrais citer quelques lignes de son journal,
écrites peu avant que la maladie ne l’en empêche : « De plus en plus timoré pour écrire. Cela est
compréhensible. Chaque mot, retourné dans la main des esprits – ce tour de main est leur geste
caractéristique – se transforme en lance dirigée contre celui qui parle. […] Plus qu’une consola-
tion serait : toi aussi, tu as des armes18. »

Notes

1. F. Kafka, Lettre à Oskar Pollak (27 janvier 1904), OC, 1976-1989, III, p. 575.
2. F. Kafka, RRJ (Romans, Récits, Journaux), p. 1058. Toutes les références au texte « Dans la colonie pénitentiaire », sont
tirées de la traduction de Brigitte Vergne-Cain et G. Rudent, 2000, Pochothèque, sous le titre RRJ, sauf mention contraire.
3. C. David, « Notice de La Colonie pénitentiaire », in F. Kafka, OC, II , op. cit., p. 957.
4. Kafka précise qu’on parle français dans cette île : « L’officier s’exprimait en français » : RRJ, p. 987. Selon Sander Gilman,
l’affaire Dreyfus est à l’arrière-plan de toute la nouvelle et l’île décrite par Kafka s’inspirerait très directement de l’Île du
Diable où Dreyfus a été envoyé pour purger sa peine. Cf. S. Gilman, Kafka the Jewish patient, New York, Routledge, 1995,
p. 81.
5. RRJ, p. 986.
6. Ibid., p. 990.
7. Ibid., p. 1000-1001.
8. Ibid., p. 992.
9. Ibid., p. 985.
10. C. David, « Notice de La Colonie pénitentiaire », op. cit., p. 957.
11. RRJ, p. 990.
12. Ibid., p. 1011.
13. Ibid., p. 1006.
14. Ibid., p. 997-998.
15. Ibid., p. 1015.
16. Ibid., p. 1109.
17. Ibid.
18. F. Kafka, Journaux (juin 1923), OC, III, p. 551.

34
Kafka et le contexte historique :
l’exemple de La Colonie
pénitentiaire
Ritchie Robertson

Les chercheurs en littérature essaient de replacer leurs textes dans leur contexte historique.
Comment faire cela avec Kafka ? La majeure partie de sa fiction est abstraite et universelle. Elle
ressemble plus à une parabole qu’à un roman ou à une longue nouvelle. C’est sans doute une
des principales raisons de la renommée internationale de Kafka. Son œuvre peut être appréciée
par une grande diversité de lecteurs, parce qu’elle semble indépendante des circonstances locales.
Une grande partie ne semble se situer dans aucun lieu précis. La ville sans nom du Procès peut
ressembler à Prague, mais peut aussi être considérée comme la ville moderne et impersonnelle
de manière générale. Le village du Château est isolé du monde alentour ; il a même son propre
microclimat, constitué d’un hiver long et d’un été qui ne dure apparemment que quelques jours.
D’accord, Le Disparu se passe en Amérique, mais c’est surtout une Amérique de l’imagination
où, sur la toute première page, la statue de la Liberté est décrite tenant bien haut une épée au lieu
d’un flambeau. Quant à la fiction courte, elle semble souvent exiger une lecture au niveau le plus
universel. Mais devons-nous accepter que la recherche historique soit inutile en ce qui concerne
Kafka ? Ne peut-elle pas apporter une lumière quelconque sur sa fiction ?
La Colonie pénitentiaire constitue un défi particulièrement stimulant. L’ouvrage semble inviter
à une lecture allégorique. Le cadre, sur une île éloignée, suggère un microcosme du monde, et les
événements semblent offrir une signification universelle. Schopenhauer recommande, puisque la
vie est pleine de souffrances, de s’habituer à considérer ce monde comme un lieu d’expiation, et
donc une colonie pénitentiaire, « einen Ort der Buße, also gleichsam […] eine Strafanstalt, a penal
colony1 » (Schopenhauer cite les trois derniers mots en anglais). Il est assez probable que ce passage
de Schopenhauer ait suggéré à Kafka l’image qui donne son titre à l’histoire. Depuis, Ingeborg C.
Henel, interprète particulièrement perspicace de Kafka, a soutenu que La Colonie pénitentiaire est
une allégorie à grande échelle, et la seule que Kafka ait jamais écrite2.
Par contraste, des approches de La Colonie pénitentiaire ont essayé plus récemment, par
différents moyens, de replacer l’œuvre dans son contexte historique. De telles approches ont été
aidées par la montée du Nouvel Historicisme. Un historicisme plus ancien considérait l’œuvre
littéraire comme indépendante, mais nécessitant des informations historiques afin d’expliquer
des allusions et des références qu’autrement les lecteurs modernes ne seraient plus en mesure de
comprendre. Cette sorte d’historicisme semble superflue quand on veut expliquer la fiction de
Kafka. Pour le Nouvel Historicisme, cependant, le texte n’est plus indépendant, comme une
statue, mais poreux, comme une éponge. Il s’ouvre de tous côtés sur le monde contemporain
dont il est originaire, et tout élément de son contexte historique peut être pertinent.
Cela devrait cependant nous rappeler que le concept de « contexte » est problématique. Un
contexte ne se trouve pas, tout simplement. Le contexte d’une œuvre d’art n’est pas analogue

35
à l’habitat d’un être vivant. L’image sous-jacente est celle d’une trame. Contexere est, en latin
classique, le terme utilisé pour « tisser », alors que le nom contextus était utilisé dans le sens de
« connexion ». Un contexte ne se trouve pas, il se fait. La construction d’un contexte est un
processus conscient dans lequel l’interprète opère une sélection dans le champ potentiellement
infini des phénomènes entourant le texte. Afin de guider cette sélection, une interaction produc-
tive entre texte et contexte est indispensable. Le texte lui-même suggère à l’interprète quels
éléments de l’environnement historique méritent d’être étudiés ; et cette recherche n’est valide
que dans la mesure où son résultat apporte de la lumière sur le texte lui-même.
Nous devons tout d’abord considérer brièvement la genèse de La Colonie pénitentiaire.
D’après les références dans ses journaux intimes, Kafka semble l’avoir écrite entre le 5 et le
18 octobre 1914. À cette période, il a pris une semaine de congé afin d’avancer sur son roman,
Le Procès. Malgré ses intentions, cependant, il a principalement utilisé son temps libre à écrire
La Colonie pénitentiaire, ainsi que le chapitre « Oklahama » du Disparu. Pendant ce temps, il a
très probablement écrit le chapitre « Der Prügler » (Le Fouetteur) du Procès, où les thèmes du
châtiment et de la violence rappellent vivement La Colonie pénitentiaire.
Dans le monde extérieur, la Première Guerre mondiale faisait rage. Faut-il regarder la guerre
comme le contexte approprié à La Colonie pénitentiaire ? Kafka semble avoir observé le début de
la guerre avec détachement, la considérant comme quelque chose d’entièrement étranger à ses
accaparants problèmes personnels. Ses fiançailles avec Felice Bauer venaient d’être rompues. Il
écrivit dans son journal intime, à la date du 6 août 1914 : « La description de la vie intérieure,
pareille à un rêve, a tout repoussé en seconde place. » Donc il s’intéressa à peine aux démonstra-
tions patriotiques qui accompagnaient le début de la guerre, et il écrivit avec aigreur au même
jour : « Je me tiens là avec mon mauvais œil. » Quelques mois plus tard, il prit conscience des
conditions horribles sur le front après une visite de son beau-frère, horrifié par ce qu’il y avait
vécu, y compris d’avoir échappé de très peu à la mort. Il raconta que les soldats de l’armée autri-
chienne avaient été punis pour des écarts de conduite en étant attachés à des arbres, et ce jusqu’à
ce qu’ils soient bleus de froid (Journaux, 4 novembre 1914). Kafka lui-même se plaint dans son
journal de l’absurdité des dirigeants de l’armée, à cause de qui les troupes autrichiennes avaient
été vaincues en Serbie (14 décembre 1914). Mais ces notes furent très certainement écrites après
que La Colonie pénitentiaire fut terminée. À part l’atmosphère générale d’oppression militaire,
il ne semble pas possible d’utiliser la Première Guerre mondiale comme contexte générateur de
l’histoire.
La Colonie pénitentiaire n’est après tout pas située en Europe, mais dans une colonie péni-
tentiaire quelque part hors d’Europe. La langue parlée par les colons est le français, et la présence
d’une maison de thé donne au décor une ambiance vaguement orientale. Cela suggère déjà
quelques pistes prometteuses pour enquêter. Certaines ont été suivies dans une tentative ambi-
tieuse et digne d’intérêt d’historiciser Kafka, l’ouvrage de Walter Müller-Seidel sur La Colonie
pénitentiaire3. Il est probable que Kafka, selon l’argument de Müller-Seidel, aurait eu connais-
sance du livre de Robert Heindl, Meine Reise nach den Strafkolonien (Mon voyage vers les colo-
nies pénitentiaires, 1912), d’autant plus que des extraits avaient été publiés dans le quotidien de
Prague, Bohemia, et que l’ouvrage traite de la colonie pénitentiaire de Nouvelle Calédonie, dans
le Pacifique, où, comme dans La Colonie pénitentiaire, la langue parlée est le français. Müller-
Seidel tire du livre de Heindl une description saisissante d’une exécution publique sur l’île de
Nou. Une compagnie d’infanterie prend position sur le lieu de l’exécution ; peu après, un bruit
de chaînes se fait entendre et tous les détenus de la colonie arrivent au pas, afin d’assister au
spectacle. Comme dans l’histoire de Kafka, l’exécution se fait en public. De plus, Kafka savait
peut-être que Hans Gross, dont il suivait les cours en droit pénal à l’Université de Prague, était
un défenseur de la déportation, même s’il n’est pas clair qu’il ait lu ses articles sur le sujet.
Il est aussi plausible que Kafka ait eu à l’esprit le résident célèbre d’une colonie pénitentiaire
française : le capitaine juif Alfred Dreyfus, qui, en 1894, fut accusé, sur la base de preuves plus

36
que minces, d’être un espion à la solde de l’Allemagne. Il fut dégradé au rang de simple soldat et
envoyé en isolement dans la colonie de l’Île du Diable, tristement célèbre pour son insalubrité,
au large de la côte sud-américaine. La campagne tentant de prouver son innocence, initiée par le
publiciste Bernard Lazare et surtout par Émile Zola et son article « J’accuse » en 1898, divisa la
France entre les dreyfusards et les anti-dreyfusards, et fut suivie de près par les observateurs du
monde entier.
Müller-Seidel, cependant, utilise le « contexte » dans un sens plutôt déconcertant. Il accu-
mule un grand nombre d’informations concernant les colonies pénitentiaires du début du
xxe siècle. Certaines peuvent s’avérer pertinentes pour la genèse de La Colonie pénitentiaire. Il
est raisonnable de penser que Kafka se serait intéressé à l’affaire Dreyfus et à la déportation de
Dreyfus sur l’île du Diable. L’expérience de la déportation en Sibérie de Dostoïevski, rapportée
dans Souvenirs de la maison des morts et dans ses lettres, a certainement aussi été importante pour
Kafka. Mais la plupart de la documentation utilisée par Müller-Seidel (la visite de Tchékhov à
Sakhaline, Résurrection de Tolstoï, des poèmes expressionnistes sur la captivité, des références à
des prisonniers évoqués dans les carnets de Hofmannsthal) ne peut pas être considérée comme
ayant un rapport avec La Colonie pénitentiaire, et, à défaut de pouvoir servir de preuves, ces
éléments ne peuvent constituer un contexte.
Au-delà de ce problème de méthode, on peut douter de l’utilisation que fait Müller-Seidel
de cette documentation contextuelle, qu’elle soit pertinente ou non. Müller-Seidel semble
comprendre l’histoire comme une simple démonstration que les colonies pénitentiaires sont une
mauvaise chose. La seule perspective que nous pouvons comprendre est celle du voyageur euro-
péen qui se déclare opposé à la peine capitale telle qu’on la pratique sur l’île. Mais c’est sûrement
une lecture simpliste du texte. Devons-nous supposer que Kafka a écrit cette histoire dans le seul
but d’illustrer une platitude à propos de l’inhumanité de la peine capitale ?
Afin de répondre à cette question, nous pouvons revenir à l’étude de l’histoire par Ingeborg
Henel. Contrairement à Müller-Seidel, Henel discerne dans l’histoire même un conflit entre
deux conceptions. D’une part, il y a le point de vue embrassé par l’officier, que la culpabilité
exige un châtiment, et que le châtiment n’est pas seulement une procédure légale mais aussi reli-
gieuse. Le voyageur qui inspecte la colonie pénitentiaire est abasourdi d’apprendre de l’officier
que le prisonnier ne connaît pas la sentence prononcée à son encontre :

« Il ne connaît pas sa propre sentence ? – Non », répéta l’officier en s’arrêtant un instant comme pour
permettre au voyageur de motiver plus précisément sa question. Puis il dit : « Il serait inutile de la lui
faire savoir puisqu’il va l’apprendre sur son corps. » (F. Kafka, OC, II, p. 309)

Il semble qu’après qu’un prisonnier ait été attaché à la machine à punir, la machine lui grave
sur la peau le commandement qu’il a enfreint. Après six heures de cette torture, il commence
à comprendre, de la manière la plus immédiate et la plus intime, la nature de sa transgression :

Mais comme il devient calme à la sixième heure ! L’esprit le plus stupide s’ouvre alors. Cela commence
autour des yeux, puis rayonne et s’étend. Un spectacle à vous donner la tentation de vous mettre aussi
sous la herse. Il ne se passe d’ailleurs plus rien, l’homme commence seulement à déchiffrer l’inscription,
il avance les lèvres comme s’il épiait. Vous avez vu qu’il n’est pas facile de lire cette écriture avec les yeux ;
eh bien, l’homme la déchiffre avec ses plaies.  (p. 314)

Henel interprète cela comme une description allégorique du châtiment donnant accès à
une dimension transcendante de la réalité. Elle avance que cela se heurte à une dimension histo-
rique. Mais ensuite, son argument subit un glissement intéressant. L’interprétation du châtiment
comme un moyen d’accès à la transcendance est d’abord vue comme une conception hors du
temps, anhistorique. Elle est ensuite historicisée et placée en conflit avec une autre conception,

37
humanitaire celle-ci, qui est qualifiée de point de vue dominant de notre époque. En fait, comme
Henel le reconnaît presque, Kafka juxtapose deux points de vue sur le châtiment, voire sur la vie.
Ils ont tous deux une place dans l’Histoire. L’un d’eux est religieux, l’autre est laïque, humani-
taire et bienveillant. L’officier qui défend le premier point de vue est un fanatique peu séduisant ;
le voyageur bienveillant est décrit par le narrateur comme honnête et n’ayant peur de rien. Mais
leurs qualités personnelles n’ont pas d’intérêt direct pour le conflit entre une vision religieuse et
une vision laïque de la vie, conflit central pour l’histoire. Les personnages principaux incarnent
plutôt des positions intellectuelles, aucune n’étant fermement soutenue par l’histoire.
Les allusions religieuses nous aident à comprendre les différents points de vue, y compris
les différentes conceptions du châtiment qu’ils sous-entendent, en nous rappelant comment
ces conceptions ont été mises en pratique au cours de l’Histoire. Donc les écrits que l’officier
transporte avec lui suggèrent des écritures sacrées en général, mais les enjolivures qui décorent
le message gravé par la machine suggèrent davantage le Talmud et ses commentaires en marge.
L’officier se lavant soigneusement les mains rappelle les pratiques juives de purification rituelle.
La Crucifixion, cependant, est évoquée, plus faiblement, quand l’officier explique que l’illu-
mination vient au prisonnier «  à la sixième heure  ». Les associations au Nouveau Testament
se font plus évidentes quand le voyageur va voir la tombe du vieux commandant. Puisqu’un
enterrement lui avait été refusé par l’homme d’église (la colonie n’en a apparemment qu’un), le
corps du vieux commandant a été enterré sous une table de la maison de thé, un endroit sombre,
vaste mais bas de plafond. Rien ne suggère que le vieux commandant ait subi une quelconque
apothéose ; son corps est toujours dans la tombe, puisque l’officier a tenté à plusieurs reprises
de l’en exhumer. Mais l’inscription sur la pierre tombale rapporte une prophétie selon laquelle
le vieux commandant « ressuscitera » et reconquerra la colonie à la tête de ses fidèles, à qui on
enjoint d’« avoir foi et espoir ». Le pouvoir durable des convictions religieuses, par contraste avec
la civilisation principalement laïque introduite par le nouveau commandant, est reconnu quand
le voyageur s’agenouille devant la tombe du vieux commandant ; même si son but est de lire les
petites lettres de l’inscription, il exécute un acte physique et involontaire d’hommage.
On ne trouve dans l’histoire aucune reproduction exacte d’institutions ou de valeurs
bibliques. Kafka lit la Bible à travers le spectre de Nietzsche. Ses dettes envers la Généalogie de la
morale de Nietzsche sont nombreuses. Dans le second traité de la Généalogie, Nietzsche explique
le châtiment comme une expression de la volonté de puissance. Les différentes justifications qui
sont avancées à différentes époques pour le châtiment –  vengeance, dissuasion, réforme – ne
servent qu’à dissimuler un plaisir ancré profondément chez l’être humain à pratiquer la cruauté.
Autrefois, nous raconte Nietzsche, les châtiments étaient des spectacles publics, censés plaire
aux dieux et divertir les spectateurs. De la même manière, dans le passé qu’évoque l’officier dans
l’histoire de Kafka, la communauté tout entière assistait aux châtiments infligés par la machine,
y compris les enfants, à qui on donnait des sièges au premier rang. Naturellement, Nietzsche
n’accepte pas que la morale chrétienne ait surmonté la volonté innée de puissance de l’homme.
La volonté de puissance du nouveau commandant est suggérée par sa préoccupation pour les
grands bâtiments publics ; les extensions du port et les bureaux grandioses de sa propre admi-
nistration sont, comme le remarque le voyageur, les seuls bâtiments de la colonie à ne pas être
vieux et en mauvais état.
De plus, la pratique d’inscrire le commandement enfreint sur le corps du coupable semble
avoir été suggérée par un autre passage, dans lequel Nietzsche décrit la cruauté comme un moyen
ancien de fixer une leçon dans la mémoire :

« Comment à l’homme-animal faire une mémoire ? Comment sur cette intelligence du moment, à la
fois obtuse et trouble, sur cette incarnation de l’oubli, imprime-t-on quelque chose assez nettement
pour que l’idée en demeure présente ? » … Ce problème très ancien, comme bien l’on pense, n’a pas
été résolu par des moyens précisément doux ; peut-être n’y a-t-il même rien de plus terrible et de plus

38
inquiétant dans la préhistoire de l’homme que sa mnémotechnique. « On applique une chose avec un fer
rouge pour qu’elle reste dans la mémoire : seul ce qui ne cesse de faire souffrir reste dans la mémoire »
– c’est là un des principaux axiomes de la plus vieille psychologie qu’il y ait eu sur la terre (et malheureu-
sement aussi de la psychologie qui a duré le plus longtemps). (Nietzsche, Généalogie de la morale, II, 3)

Chez le prisonnier, on voit l’homme à un faible niveau de développement, le sur-animal, le


Menschen-Tier, qui entame le processus douloureux de la civilisation. Kafka explorera plus avant
ce processus dans les nouvelles d’Un médecin de campagne, notamment dans Rapport pour une
académie, où l’humanisation contestable du singe est à nouveau facilitée par la douleur physique
et marquée par une cicatrice. Kafka ne romance pas ce qui est primitif. Mais si on ajoute le pessi-
misme culturel des nouvelles Un médecin de campagne et La Colonie pénitentiaire au portrait qu’il
dresse de la discipline implacable du travail moderne dans La Métamorphose, Le Procès et surtout
Le Disparu, on est confronté à la question suivante : l’ascension de l’homme vers la civilisation
valait-elle la souffrance qu’elle a engendrée ? Kafka prend donc sa place parmi les critiques scep-
tiques de la civilisation, qui vont de Rousseau à Nietzsche, en passant par le Freud de Malaise
dans la civilisation.
À l’intérieur de ce processus, quelle place Kafka assigne-t-il aux religions historiques  ?
La  Colonie pénitentiaire suggère une réponse nietzschéenne. La religion organisée n’a pas fait
diminuer, mais à l’inverse augmenter, la douleur et la peur intrinsèques à la vie humaine. Mais
au moins elle a donné un sens à la vie. Nietzsche décrit comment les croyants contrôlés par un
prêtre ascétique trouvent le réconfort en attribuant leurs problèmes à la volonté d’un Dieu qui
doit être apaisé. De la même manière, chez Kafka, les cérémonies publiques pendant lesquelles
les malfaiteurs étaient torturés à mort apportaient au moins du sens, à la fois à la victime et aux
spectateurs. L’officier s’enthousiasme :

Quels sentiments n’éprouvions-nous pas au moment où le ravissement venait transfigurer ce visage


torturé ! Comme nous aimions baigner nos joues dans le rayon de cette justice enfin atteinte et déjà
partie ! (p. 318)

De nos jours, à l’inverse, l’exécution est une affaire clandestine, qui a lieu subrepticement
dans une vallée éloignée. Plutôt qu’un processus riche de sens, cela ressemble davantage à de la
torture gratuite. Cela rappelle le célèbre contraste de Foucault entre les exécutions publiques du
passé et la discipline subtile et omniprésente exercée dans les institutions de nos jours.
Une histoire similaire émerge chez Richard J. Evans, dans son Histoire de la peine capitale en
Allemagne. Au début des temps modernes, les exécutions étaient un spectacle public, orchestré de
manière de plus en plus formelle afin de prouver le pouvoir de l’état absolutiste. Le prisonnier était
accompagné à l’échafaud par une procession élaborée de dignitaires civils, et souvent aussi par des
écoliers chantant des hymnes. Les hommes d’église étaient présents afin d’administrer les derniers
sacrements aux condamnés et de s’assurer qu’ils mouraient d’une mort pieuse. Le but du rituel
n’était pas simplement de servir de châtiment ou d’être dissuasif : en plus d’impressionner les spec-
tateurs, il était censé encourager les condamnés à se repentir, et à trouver le pardon et le salut dans
l’au-delà. La laïcisation, cependant, a transformé l’exécution d’une cérémonie publique édifiante en
un simple acte de barbarie, dénué d’une sanction divine crédible : on se débarrasse d’un poids, dans
le demi-secret d’une cour de prison, gêné par la difficulté croissante de trouver un bourreau compé-
tent. Kafka devait sûrement connaître les grandes lignes de cette histoire de par ses études en droit
pénal. L’histoire suggère une attitude ambivalente envers les châtiments solennels du passé, mais elle
n’approuve pas l’humanité tiède et hypocrite des temps présents.
Il semblerait donc que le contexte historique de l’histoire de Kafka soit large – rien de moins
que la socialisation et la laïcisation de l’humanité. Mais le titre suggère un autre contexte. Le
terme Strafkolonie nous rappelle que l’histoire est un produit de l’époque coloniale. Son décor,

39
une colonie francophone à l’ambiance orientale, fait penser à une œuvre de fiction qui servit
d’inspiration à cette histoire, c’est-à-dire Le Jardin des supplices (1899) d’Octave Mirbeau. Ce
n’est pas uniquement un texte décadent qui se délecte de la souffrance, c’est aussi un texte anti-
colonial. Le narrateur et son amante, une Anglaise nommée Clara, visitent une prison chinoise
dans laquelle ils voient des détenus mourant de faim dans d’horribles cellules, puis un jardin
dans lequel d’atroces tortures sont exécutées parmi des plantes exquises. Clara dénonce « la civili-
sation hypocrite » de l’Europe. On entend beaucoup parler des atrocités commises par les colons
européens, y compris les Français en Algérie, mais surtout par les Anglais. Le texte présente un
officier anglais qui se vante d’avoir inventé « la balle dum-dum » et de l’avoir testée en tuant
douze Indiens d’une seule balle. L’officier de Mirbeau, rendu si enthousiaste par « ce splendide
engin » a pu servir d’inspiration à l’officier de Kafka, si fier de sa machine à punir.
Kafka aurait aussi sûrement eu connaissance par la presse de la répression génocidaire du
soulèvement héréro en Afrique du sud-ouest (l’actuelle Namibie) par les autorités coloniales
allemandes. Alexander Honold a récemment avancé que le fait de graver la sentence du prison-
nier sur son corps représente l’imposition par la force des lois européennes sur les corps récalci-
trants des sujets coloniaux4. Mais cela semble un peu trop abstrait. Un contexte plus immédiat
et plus précis est disponible. Le prisonnier prend connaissance de sa sentence « sur son corps »
(an seinem Leibe) : cette expression, ainsi que l’a découvert Paul Peters, se retrouve dans les discus-
sions allemandes sur le traitement des survivants héréros : ils devaient ressentir les conséquences
de leur rébellion « sur leurs corps » (am eigenen Leibe)5. Le prisonnier a été frappé au visage avec
une cravache pour un manquement mineur au devoir ; en 1894, le dirigeant socialiste Auguste
Bebel a choqué le Reichstag allemand en montrant les fouets en peau d’hippopotame qui étaient
utilisés, malgré les dénégations officielles, dans les colonies allemandes. Un autre aspect de la
mentalité coloniale apparaît dans l’insistance de l’officier à porter un uniforme lourd, qui repré-
sente la patrie ; de la même manière, les administrateurs britanniques dans l’Inde du xixe siècle
insistaient sur la nécessité de conserver un contact symbolique avec leur patrie en portant des
vêtements européens étouffants par une température de 40 degrés, et même en mettant une
tenue de soirée tous les soirs pour le dîner.
Enfin, nous nous rappelons que la violence coloniale n’est en aucune manière une chose du
passé. La fiction de Kafka a souvent été considérée comme prophétique du futur. Il a souvent été
dit que, d’une certaine manière, ses œuvres prophétisaient le Troisième Reich et les atrocités du
milieu du xxe siècle. Aux versions les plus simplistes de cette affirmation, la réponse est évidem-
ment négative. Kafka ne pouvait prédire l’avenir. Mais sa perspicacité concernant les mécanismes
du pouvoir, de l’autorité et de la violence nous rend réticent à totalement écarter la question.
Kafka savait que le pouvoir s’exprime non seulement par la violence mais aussi par l’avilissement.
Dans Le Procès, l’humiliation de Joseph K. commence avec son arrestation. Un gardien envahit
sa chambre ; on lui donne des ordres, on le ridiculise, on lui crie dessus ; son espace vital est violé
quand les gardiens le bousculent ; ses sous-vêtements sont confisqués, et on lui dit qu’il doit
porter une chemise de nuit plus élimée à l’avenir. Plus tard, quand il veut échapper au pouvoir de
l’avocat qu’il a engagé avec réticence, celui-ci essaye de l’intimider en présentant un autre client,
le marchand Block, qui s’agenouille devant l’avocat, aussi soumis qu’un chien. Dans La Colonie
pénitentiaire, aussi, le prisonnier, qui a été condamné à mort et qui est tenu par une chaîne par
un soldat, est explicitement ravalé au statut de chien :

[…] on ne voyait là, outre l’officier et l’explorateur, que le condamné, un homme stupide à grande
bouche, à la tête sale et aux cheveux crasseux, et un soldat portant la lourde chaîne d’où partaient les
chaînes plus minces qui chargeaient les pieds, les chevilles et le cou du bagnard. Elles étaient reliées entre
elles par d’autres chaînes. Le condamné avait d’ailleurs l’air si caninement résigné qu’il semblait qu’on
eût pu le laisser courir en liberté sur les pentes et qu’il aurait suffi de siffler pour le faire venir à l’heure
de l’exécution. (p. 304)

40
Cette description fait inévitablement penser à une image qui, il y a seulement quelques
années, fut vue dans le monde entier : la photo d’un soldat américain, le soldat de deuxième
classe Lynndie England, tenant en laisse un prisonnier irakien à la prison d’Abou Ghraib, en
Irak. Alex Danchev, spécialiste anglais en sciences politiques, a rapproché dans un article les
descriptions de châtiment et de dégradation, dans Le Procès et La Colonie pénitentiaire, et ce qui
s’est passé à Abou Ghraib6. Il fait remarquer que les prisonniers à Abou Ghraib et à Guantánamo
Bay étaient traités comme des chiens, comme indiqué explicitement par la politique officielle.
Le major-général Geoffrey Miller, qui dirigeait le centre de détention de Guantánamo Bay, fut
nommé en avril 2004 afin de gérer « les camps de prisonniers de guerre ennemis en Irak », et
donna au Renseignement Militaire le conseil suivant : « Il faut traiter les prisonniers comme des
chiens. Si vous les traitez bien, ou s’ils se croient meilleurs que des chiens, vous avez en fait perdu
le contrôle de votre interrogatoire dès le début. » À Guantánamo, sous le commandement de
Miller, les détenus étaient traités comme des chiens, enchaînés, tenus en laisse, et obligés d’ef-
fectuer des « tours », comme obéir aux ordres « pas bouger », « viens » et « aboie ». Mais ce n’est
pas seulement l’immédiateté de l’avilissement qui fait de l’histoire de Kafka une anticipation des
mauvais traitements infligés pendant la soi-disant guerre mondiale contre la terreur. Kafka invite
aussi à la réflexion à propos de la chaîne de commandement. Le soldat qui mène le prisonnier
par une chaîne prend ses ordres de l’officier, et l’officier lui-même est subordonné au nouveau
commandant. Ce nouveau commandant n’est pas Donald Rumsfeld. Il n’autorise pas de châti-
ments cruels lui-même. Mais il n’a pas l’audace d’interdire l’utilisation de la machine à punir.
Donc il ferme les yeux sur le comportement de l’officier, qui est autorisé à exercer son fanatisme,
retenu seulement par le fait que la machine tombe en panne, et qu’il n’y a plus de pièces de
rechange. L’île de Kafka est une anticipation étrange des lieux isolés où, à la honte des États-Unis
et de leurs alliés, la « guerre contre la terreur » a servi d’excuse à des atrocités.
En ce sens, établir un lien entre La Colonie pénitentiaire et des événements contemporains
est en fait une manière de la rétablir en son contexte ; nous devons seulement reconnaître que
ce contexte – de violence envers des sujets coloniaux au nom d’une mission civilisatrice – est
quelque chose que nous partageons avec Kafka.

Traduit de l’anglais par Lucie Blanchard.

NOTES

1. A. Schopenhauer, Werke, éd. par L. Lütkehaus, Zurich, Haffmans, 1988, t. 5, p. 273.
2. I. C. Henel, « Kafkas In der Strafkolonie : Form, Sinn, und Stellung der Erzählung im Gesamtwerk », in Untersuchungen
zur Literatur als Geschichte : Festschrift für Benno von Wiese, éd. par V. J. Günther et al., Berlin, Schmidt, 1973, p. 480‑504
(p. 482).
3. W. Müller-Seidel, Die Deportation des Menschen. Kafkas Erzählung «  In der Strafkolonie  » im europäischen Kontext,
Stuttgart, Metzler, 1986.
4. A. Honold, « In der Strafkolonie », in Kafka-Handbuch, éd. par B. von Jagow et O. Jahraus, Göttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 2008, p. 477-503.
5. P. Peters, « Witness to the execution : Kafka and colonialism », Monatshefte, 93 (2001), p. 401-425.
6. A. Danchev, On Art and War and Terror, Édimbourg, Edinburgh University Press, 2009, p. 172-196.

41
Le témoin passif.
Dans la colonie pénitentiaire
comme expérience de lecture
Frédérique Leichter-Flack

Par bien des aspects, la nouvelle que Kafka rédige en 1914 sous le titre Dans la colonie
pénitentiaire1 est très « kafkaïenne » : on y diagnostiquera sans peine, entre autres marqueurs, le
caractère prophétique des intuitions sur la modernité (la technique la plus aboutie pour servir la
machine de torture la plus barbare), ou la distorsion de la justice, dont témoigne ici un processus
de châtiment exemplaire fondé sur un principe de culpabilité automatique de l’accusé. Mais à y
regarder de plus près, ou au contraire, de plus loin, comme un lecteur non initié à l’univers de
Kafka pourrait le faire, ce qui saute aux yeux est plutôt le spectacle étrange et troublant d’une
violence inhumaine qui ne semble pas poser grand problème à celui qui la regarde. C’est en effet
une séance de supplice que cette nouvelle raconte. Bien sûr, le savant occidental en visite dans la
colonie pénitentiaire n’approuve pas la barbarie dont il lui est proposé d’être témoin à l’occasion
de l’exécution à laquelle il a été convié. Mais il ne fera rien pour l’empêcher ou l’interrompre.
Or, en décrivant une expérience de torture, proposée à un savant étranger en guise d’initiation
touristique aux coutumes politiques locales, Kafka impose aussi au lecteur une expérience de
lecture. Car d’un bout à l’autre de la nouvelle, de la description de la machine par l’officier en
charge de l’exécution, à l’embrochement final du cadavre rejeté dans la fosse, il y a deux témoins
aussi passifs l’un que l’autre : le voyageur, aux toutes premières loges, puisque le spectacle est
orchestré pour lui, et le lecteur, qui colle à son regard, mais pas au point, pourtant, de ne pas
percevoir l’inadéquation profonde des réactions de son double dans la fiction.
En questionnant non le passage à l’acte, mais la propension à accepter l’inacceptable sans
rien tenter pour l’empêcher, Kafka soulève une question sans doute bien plus pertinente pour
comprendre ce que furent le xxe siècle et ses massacres de masse, que celle posée par l’énigme du
« passage à l’acte ». In vivo en effet, loin des contextes expérimentaux élaborés par les psycholo-
gues pour tenter de déchiffrer le mystère moderne du mal, le taux d’exposition des gens ordi-
naires à la tentation du passage à l’acte destructif est assez faible. La situation la plus ordinaire est
celle du « marais », soit une masse de gens qui n’ont été ni bourreaux, ni sauveteurs, qui n’ont
pas été invités ni contraints à participer au crime, mais seulement mis en situation de le voir
ou de le savoir commis, et qui se sont contentés de traverser la période troublée en suivant leur
chemin, sans s’attarder sur ce qui arrivait aux autres autour d’eux. L’explication par la Terreur,
donnée généralement comme clé d’interprétation du phénomène, reste spécifique aux contextes
totalitaires et ne couvre pas toute l’étendue du problème. Car même dans les sociétés ouvertes,
la question se pose : on peut être libre, n’avoir pas le goût du mal, ne pas manquer d’empathie
envers ses semblables, et laisser faire l’injustice, la violence ou la barbarie sans intervenir. C’est
sur cette capacité de tout un chacun à rester à sa place qu’il faut s’interroger. Cruciale en contexte
totalitaire, la question ne l’est pas moins en contexte libéral.

42
Jusqu’où peut-on laisser torturer, et même impassiblement regarder torturer, quand on n’a
rien d’un bourreau et tout d’un citoyen respectable et éduqué ? Plus de quarante ans avant le
premier protocole de l’expérience de Milgram, Kafka répond sans hésiter  : on peut rester et
regarder jusqu’au bout. Et surtout, il nous montre comment et pourquoi c’est possible, en nous
installant au plus près de cette zone grise, aux frontières de la psychologie et de la morale, où se
décide le choix de ne pas intervenir.

Dans le récit de Kafka, ce qui devrait rendre la situation intenable est précisément ce qui
l’installe en douceur. Et vice versa. Au moment où la machine va être mise en marche, le voya-
geur étranger sait exactement ce qui va se passer : la description minutieuse que vient de lui en
donner l’officier lui ôte toute excuse pour « attendre de voir ». Il ne peut offrir de refuge à sa
propre conscience en plaidant l’incertitude ou en niant la gravité ou l’urgence. Le lit, la traceuse,
la herse, les rouages, les sangles, le tampon, la couche d’ouate, les dessins : tout ce que l’officier
décrit est barbare, mais on n’en prend conscience que petit à petit. Car l’écriture euphémistique
dose habilement les effets de surprise. La violence est feutrée, couverte par la fascinante techni-
cité de l’invention : tout est contrainte technique, rien n’est expression d’une volonté humaine
sadique. Le tableau de la torture se dessine par petites touches progressives, au fil d’effets de
paliers qui nous atteignent par surprise. Cette complaisance descriptive pourrait susciter chez
le lecteur un réflexe de rejet, mais le dispositif fictionnel le désamorce en justifiant la vocation
didactique de cette minutieuse explication préalable : car la machine est vieille, sa roue dentée
bruyante, le déroulé de l’exécution ne pourrait être commenté en direct, et l’officier doit donc
donner ses explications avant, en bon guide touristique ou en hôte plein d’égards. Loin de
pouvoir être rejeté dans le camp des psychopathes pervers, l’officier se conduit au contraire
de manière parfaitement civile. Son discours est courtois et articulé. Son intelligence globale
témoigne de sa capacité à prendre du champ à propos de son objet. Il est capable de voir les
choses en se mettant à la place d’autrui, ne reste pas prisonnier de ses préjugés à lui :

vous direz par exemple : « chez nous, la procédure est différente », ou bien « chez nous, on interroge
l’accusé avant de prononcer la sentence », ou bien « chez nous, le condamné a connaissance du verdict »,
ou bien « chez nous, il existe encore d’autres peines que la peine de mort », ou bien « chez nous, il n’y a
eu des tortures qu’au Moyen Âge ». Autant de propos qui sont tout aussi pertinents qu’ils vous semblent
naturels, des propos anodins, qui ne touchent pas mon procédé. (p. 109)

Le didactisme maîtrisé, la civilité, la conscience critique de l’officier, se combinent à l’eu-


phémisme de la narration de l’exécution judiciaire pour rendre ce récit de torture lisible.
Mais cette normalisation, assumée par la narration de la nouvelle, déconcerte encore plus
le lecteur, qui se retrouve souvent seul, comme en première ligne face à la situation, étant donné
l’inadéquation des réactions du voyageur censé constituer son double dans la fiction. Le savant
étranger ne réagit en effet quasiment pas à ce qu’il entend ou voit d’horrible. Du moins est-ce ce
que le dispositif narratif nous laisse croire. Et quand le narrateur nous laisse enfin entrevoir une
réaction intérieure, l’inadéquation de cette réaction saute aux yeux. Car s’il finit quand même
par se reconnaître troublé, ce n’est pas par la barbarie du châtiment donné en spectacle, seule-
ment par l’iniquité de la « procédure » :

Le voyageur regardait la herse en fronçant les sourcils. Les renseignements concernant la procédure ne
l’avaient pas satisfait. Il était bien obligé de se dire qu’il s’agissait là d’une colonie pénitentiaire, que des
règles particulières y étaient nécessaires et qu’en toute chose on devait s’y prendre de façon militaire. (p. 95)

Face à la machine d’exécution, tout semble se passer comme si le voyageur ne voyait pas
la torture, mais seulement le défaut de justice, la faille de procédure ; non pas la victime qui va

43
perdre la vie, mais le cas d’école que la situation pose. À la fin de la longue description de la
machine, quand il est désormais temps d’installer le prisonnier sur le lit de torture, le lecteur
soupçonne déjà qu’il ne pourra pas compter sur le voyageur, son double dans la fiction, pour
exprimer les réactions appropriées qui devraient lui venir. Comment lire la suite probable ? N’a-
t-on pas atteint le point où le portrait du témoin en lecteur dégagé de toute responsabilité est
devenu intenable ?
Le voyageur, pourtant, n’est pas inconscient des graves enjeux de la situation. Et c’est bien
ce qui renforce le malaise : car il voit le problème, mais n’y réagit pas comme on serait soulagé de
le voir réagir. Ainsi, quand l’officier lui désigne la rigole aménagée pour recueillir l’eau et le sang
des blessures provoquées par la machine, il a le réflexe de considérer qu’il serait trop cruel que le
condamné prenne conscience à l’avance de ce qu’il va subir : le voilà qui repousse le condamné
pour l’empêcher de regarder. Le vrai seuil de l’intenable, pour lui, n’est apparemment pas l’hor-
reur de ce qui lui est raconté ou donné à voir : c’est le secret de sa présence comme témoin. Tant
que personne ne sait qu’il sait là, tant que personne ne le voit (ne rien) faire, c’est comme s’il
n’y était pas. C’est quand le voyageur se représente sa situation comme on pourrait la voir, de
l’extérieur, que son dilemme commence.
C’est en effet seulement au moment où la machine est mise en marche, que le narrateur
nous donne accès aux pensées du voyageur mis au pied du mur :

Le voyageur réfléchissait : il est toujours fâcheux d’intervenir de façon décisive dans les affaires d’autrui.
Il n’était pas membre de la colonie pénitentiaire, ni citoyen de l’État auquel elle appartenait. S’il préten-
dait condamner cette exécution, voire la contrecarrer, on pouvait lui dire : « Tu n’es pas d’ici, tais-toi. »
Il n’aurait rien eu à répliquer à cela, il n’aurait pu qu’ajouter au contraire qu’en l’occurrence il ne se
comprenait pas lui-même, car il ne voyageait que dans l’intention de voir, et non d’aller par exemple
modifier l’organisation judiciaire en vigueur chez les autres. Seulement, là, il fallait avouer que les
choses se présentaient de façon très tentante. L’iniquité de la procédure et l’inhumanité de l’exécution
ne faisaient aucun doute. Nul ne pouvait supposer chez le voyageur quelque intérêt personnel, puisqu’il
ne connaissait pas le condamné, qui n’était pas un compatriote, ni un être qui inspirât la moindre pitié.
Le voyageur, pour sa part, avait les recommandations de hautes administrations, il avait été accueilli
avec une extrême courtoisie et le fait qu’on l’eût convié à cette exécution semblait même suggérer qu’on
le priait de porter un jugement sur cette juridiction. Or c’était d’autant plus vraisemblable qu’il venait
d’apprendre sans la moindre ambiguïté que le commandant n’était pas partisan de cette procédure et
qu’il adoptait envers l’officier une attitude quasiment hostile. (p. 102-103)

Longtemps retardée, l’incursion dans les pensées du voyageur révèle d’abord qu’il n’est ni
indifférent, ni apathique : il vit sa position de témoin comme sollicitant son intervention. Mais
l’hyper-rationalité de son raisonnement rallume l’inquiétude. Oui, il voit bien le problème que
la situation pose, mais il voit surtout le problème que la situation lui pose. Il manque le réflexe
d’horreur, le haut-le-cœur de refus. L’homme va trop vite, dans son analyse  : il en est déjà à
« que peut-il ou ne peut-il pas m’être reproché à moi ? » sans être passé par « cette situation
est horrible, inhumaine, barbare ». Sur la victime imminente, le personnage ne projette pas un
regard en réalité ; c’est qu’il voit déjà au-delà : quelle est la juste chose à faire ? Intervenir, ne pas
intervenir ?
Kafka n’a pas testé la situation sur de nombreux panels, mais son intuition lui fait deviner
ce que les expériences de psychologie sociale sur le «  témoin inactif  » confirment régulière-
ment  : l’indifférence ou l’insensibilité sont rarement l’explication de la non-intervention. Ce
n’est pas parce qu’on ne se pose pas la question qu’on n’intervient pas, mais parce qu’on s’en pose
trop, parce qu’on a trop bien étudié le dossier, pesé le pour et le contre. La première objection
qui vient en effet au voyageur contre la tentation d’intervenir, c’est le devoir de non-ingérence
dans les affaires d’autrui, auquel sa situation le rappelle. Savant étranger en visite, il voyage en

44
anthropologue, pas en juge, encore moins en justicier. Il n’est pas là pour évaluer, ou modifier
son terrain d’observation.
Comment comprendre ce raisonnement ? Mécanisme de défense psychique pour couvrir son
« angoisse de responsabilité » ? Technique de déculpabilisation, consistant à prendre les devants
en se convainquant que toute intervention de sa part serait inutile et illégitime ? Manière de dissi-
muler sa lâcheté derrière de grands principes de respect de la culture et de la souveraineté de ses
hôtes ? C’est ainsi que l’on interpréterait sans doute ce genre d’argumentaire s’il était recueilli après
coup, en situation d’expérience. Mais ce que l’accès en direct à la réflexion du sujet, via le discours
indirect libre, nous invite à faire, c’est peut-être aussi de prendre au sérieux ce doute sur sa propre
légitimité à s’ingérer dans les affaires d’autrui. N’est-ce pas en effet tout le problème du « droit
d’ingérence » que, dès lors qu’on se pose la question en ces termes, on se prive en grande partie des
moyens d’y croire ? Car la formulation déplace tout l’accent sur la mise en discussion de ce qu’il est
juste de faire pour l’intervenant, au détriment de la considération de la victime.
On considère généralement que, face à la détresse d’autrui, à l’injustice ou à la souffrance,
le réflexe de révolte est premier, mais qu’il peut être facilement « recouvert » par divers méca-
nismes de défense psychique. Mais ce que le récit de Kafka nous invite à penser, c’est l’hypothèse
que l’interrogation sur « sa juste place » soit devenue première. Le voyageur n’est ici nullement
terrorisé ; aucune pression n’est repérable que celle qu’il choisit de se reconnaître, aucune autorité
présente sur les lieux n’influence sa décision libre et réfléchie, en toute connaissance de cause, de
ne rien dire ou faire qui puisse attester sa réprobation. Or ce que déclenche avant tout en lui la
situation dans laquelle il est mis, c’est une interrogation sur ce qu’il est juste de faire de la place
qu’il a accepté d’assumer. Et, la réponse étant rien, il choisit, très consciemment, de rester à sa
place, d’assumer le rôle (de spectateur) pour lequel il a pris l’engagement moral tacite d’être là où
son interlocuteur compte qu’il soit.
Notre homme, donc, patiente. Du moins est-ce ce que la narration, qui évite alors toute foca-
lisation interne sur le voyageur, nous laisse ici croire. Ce n’est que lorsque l’officier l’interroge expli-
citement que le voyageur va enfin donner son avis sur le spectacle auquel il assiste. Non sans embar-
rasser le voyageur, l’officier se confie en effet à lui et lui révèle que la position de l’anthropologue
n’est pas celle qu’on attend de lui. Il faut qu’il se prononce : les deux parties en présence sur l’île,
lui l’officier, le représentant de l’ancien commandant, et le nouveau commandant, hostile à cette
méthode d’exécution, lui demandent son arbitrage. À deux reprises, le voyageur tente d’éluder,
mais quand cela n’est plus possible, devant l’insistance de l’officier qui le sollicite, il se lance :

La réponse que celui-ci avait à donner ne faisait aucun doute depuis le début ; il en avait trop vu au
cours de sa vie pour pouvoir à présent balancer ; il était foncièrement honnête et il n’avait pas peur.
Cependant, à présent, sous le regard du soldat et du condamné, il hésita le temps de prendre son souffle.
Mais finalement il dit comme il devait nécessairement le dire : — Non. (p. 114-115)

Ce « Non » est-il une intervention ? En réalité, notre voyageur se hâte de présenter sa désap-
probation comme une appréciation personnelle qui n’engage que lui, qui ne vise pas à discréditer
l’avis de l’autre, et dans laquelle nul ne serait autorisé à voir un argument pour interrompre le
processus ou discréditer la pratique locale de la justice. Le voyageur veut rester respectueux de
son interlocuteur, et ce respect implique à ses yeux qu’il réponde à la question sans abuser de
l’occasion qui s’ouvre à lui d’influer sur le rapport de forces local. Par civilité, par respect, par
tolérance, il se refuse à traiter l’officier comme un monstre :

— Voulez-vous une explication ? demanda encore le voyageur. L’officier opina en silence. — Je suis
hostile à ce procédé, dit alors le voyageur. Avant même que vous ne vous soyez confié à moi – et cette
confiance, naturellement, je n’en abuserai pour rien au monde –, je m’étais déjà demandé si j’avais le
droit d’intervenir contre ce procédé, et si mon intervention aurait la moindre chance de succès. (p. 115)

45
Intègre, il ne mentira pas sur ce qu’il pense, mais se refuse à laisser la colonie pénitentiaire
mobiliser politiquement son opinion. Il ne témoignera pas contre l’officier, refuse l’autorité morale
qu’on lui propose d’assumer, conteste tout usage « engagé » de son témoignage : « Je vais donner
au commandant mon avis sur ce procédé, mais non pas lors d’une réunion : entre quatre yeux »
Mais le voyageur constate alors que son jugement sur la situation, une fois exprimé à haute
voix, la modifie et la perturbe – malgré qu’il en ait : voici que l’officier interrompt l’exécution du
condamné et se dispose à prendre sa place sous les sangles de la machine. Que ressent le voyageur
en voyant l’officier faire ? Nous n’en savons rien, Kafka choisit de ne rien dire. Mais le voyageur
comprend tout de suite ce que l’officier a en tête : « Le voyageur se mordit les lèvres et ne dit rien.
Il savait bien ce qui allait arriver, mais il n’avait aucun droit d’empêcher l’officier de faire quoi que
ce fût ». Davantage : il approuve le comportement de l’officier, dont il semble avoir tout compris.

Si effectivement cette procédure judiciaire à laquelle l’officier était attaché était si près d’être abolie
– éventuellement à la suite d’une intervention à laquelle le voyageur se sentait pour sa part tenu – alors
l’officier se comportait à présent de façon tout à fait judicieuse ; le voyageur, à sa place, n’aurait pas agi
autrement. (p. 120)

Pendant l’installation de l’officier, « le voyageur était résolu à ne pas bouger », puis, une
fois le travail de la machine démarré, « il était résolu à rester là jusqu’au bout », précise Kafka.
Seul le dysfonctionnement manifeste de la machine, qui s’emballe, va faire sortir le voyageur
de son attentisme. Seulement c’est déjà trop tard : le cadavre de l’officier est embroché par la
herse avant même que le voyageur, qui s’est levé, n’ait eu le temps de s’en approcher, et celui-ci
ne peut plus finalement apporter son « aide » qu’à un cadavre qu’il entreprend alors, courageu-
sement, de détacher des aiguilles qui le perforent.
L’accélération de l’exécution, en déclenchant ainsi cette intervention gâchée, nous prive
du plus précieux résultat de l’expérience : qu’aurait fait le voyageur, qui s’était enfin décidé à
intervenir, pris du « sentiment de devoir maintenant prendre en charge l’officier, qui ne pouvait
plus veiller sur lui-même » si la machine lui en avait laissé le temps ? Qu’avait-il en tête de faire ?
« Stopper tout », bien sûr, mais dans quelle intention ? Voulait-il se donner le temps de réfléchir ?
Laisser à l’officier le temps de choisir son sort en fonction des nouvelles données de la situation ?
Le retirer de sa propre initiative de la machine d’exécution ? Ou s’agissait-il pour lui de tenter de
réparer la machine pour rendre à l’officier, au lieu du « meurtre immédiat », « le supplice qu’il
avait recherché » ? En réalité, l’intention du voyageur au moment où il se décide enfin à inter-
venir ne fait pas grande différence. Car il paraît clair que le voyageur est prêt à laisser (à voir)
l’officier mourir sous la torture, mais pas à le laisser (à le voir) mourir tout court. Il n’intervient
pas pour sauver l’officier de la mort, mais seulement pour lui éviter une mort absurde. Notre
voyageur a consenti au sort que l’officier a décidé de s’imposer. Nul besoin d’en approuver les
raisons profondes, il les comprend assez pour être prêt à l’assister en assistant à son châtiment, à
être son « témoin » en validant par sa présence le rituel de la cérémonie.
Pourquoi le voyageur approuve-t-il l’officier de choisir ce traitement pour lui-même, alors
qu’il désapprouvait que ce traitement soit infligé à d’autres ? Et pourquoi nous lecteur partageons-
nous, bon an mal an, la réaction du voyageur face à la mort choisie de l’officier, cette résignation
gênée, entachée de répulsion, mais aussi mêlée d’admiration, de fascination même peut-être pour le
comportement de l’officier ? Une première manière de répondre consisterait à tenter de rationaliser
la différence de contexte entre les deux exécutions envisagées : dans un cas la torture est imposée
à une victime qui n’a pas choisi de mourir ainsi, et qui ignore même ce qui va lui arriver ; dans
l’autre, la torture est choisie par la victime elle-même, c’est un châtiment auto-consenti. Est-ce
alors seulement une question de liberté, de droit de disposer de soi à sa guise ? Le consentement
est-il un critère suffisant ? Eût-il alors suffi, pour égaliser les situations, que l’officier eût demandé
l’accord du condamné avant de l’exécuter ? Mais comment cela ne pourrait-il être qu’un problème

46
d’« inéquité de la procédure » ? N’est-il pas temps ici de faire entrer dans le jeu le postulat d’une
norme universelle qui prédomine sur toute logique de droit à disposer de soi librement ? Le droit
de chacun à disposer de son corps – de son humanité, de sa dignité d’homme – ne doit-il pas être
limité par l’idée que dans ce qui est fait à l’homme, quelque chose se joue qui a part à la dignité
humaine universelle et n’appartient plus en propre à chacun  ? Le sentiment ambivalent que le
comportement de l’officier nous donne à éprouver, depuis notre position de lecteur (c’est horrible
mais c’est bien ce qui doit arriver), laisse deviner la non-résolution de ce débat sur l’universalité des
droits de l’homme dans la tension entre morale libertarienne et morale communautarienne.
Mais la rationalisation de la différence de contexte n’épuise pas l’énigme du sentiment
qu’éprouve le voyageur envers l’officier qui se condamne lui-même au supplice, ni celle de notre
propre sentiment de lecture. À mi-chemin entre admiration et empathie, la réponse tiendrait-
elle à un sentiment de respect par lequel le voyageur se sentirait obligé envers l’officier depuis
le début de leur rencontre ? C’est là une question sérieuse avec laquelle le voyageur se débat :
comment le contrecarrer sans le trahir, comment le laisser faire sans se trahir  ? Cohérent et
courageux, l’officier prouve en se punissant lui-même qu’il agissait dès le départ en vrai kantien.
Paradoxalement, c’est au moment où il s’inflige à lui-même, en toute conscience, un traitement
épouvantable et inhumain, qu’on a la preuve d’avoir affaire à quelqu’un de respectable pour la
raison partagée qu’on reconnaît en lui.
Parce qu’il respecte non les convictions de l’officier, mais l’officier en tant qu’être humain
capable d’avoir des convictions, le voyageur lui accorde le droit d’y tenir et se montre prêt à
l’aider à rester en cohérence avec ses principes. Mais ce faisant, le voyageur concède bien davan-
tage : il reconnaît aussi que les convictions suivant lesquelles l’officier vivait étaient, après tout,
aussi dignes de respect, relativement parlant. Concession rédhibitoire au relativisme culturel :
il n’y a plus d’espace mental pour penser l’intolérable dès lors que le respect d’autrui prime sur
toute notion de dignité universelle.

Que s’est-il donc passé ? Qu’est-il arrivé au savant occidental que Kafka nous offre comme
double dans la fiction  ? Mieux que l’officier, le voyageur sait bien, au début, combien il est
«  prisonnier de conceptions européennes  », et combien il doit d’autant plus travailler à s’en
méfier, poussant l’autocensure jusqu’à croire plus honnête de ne rien dire ou faire qui risquerait
de modifier un équilibre local pourtant déjà ébranlé par la transition vers la modernité et en
attente de son intervention d’arbitrage. À la fin, l’honnêteté l’amène à tenter de supprimer les
interférences susceptibles d’empêcher son hôte local de se punir comme il le juge nécessaire.
Son intervention n’en est pas intentionnellement une : si, de fait, il contribue involontairement
à précipiter la défaite de l’ancien régime, lui-même ne cherchait pas à modifier le cours des
choses au nom d’une norme de dignité humaine qu’il se serait reconnu habilité à défendre. Le
« prisonnier de conceptions européennes » n’est, en fait, pas là où l’on croyait. Nous sommes
encore en 1914, mais le « grand spécialiste occidental » se révèle déjà incapable de revendiquer
son ingérence au nom d’une norme universelle – même pas par « un mot en passant, simple-
ment imprudent », même pas par un propos « anodin » qui ne ferait que faire remarquer, sans
intention de porter un quelconque jugement, que les pratiques occidentales sont… différentes.
La nouvelle de Kafka, apparemment, se termine bien : avec la mort du dernier défenseur de
la machine de torture, la modernité a enfin vaincu les anciennes pratiques barbares de la colonie
pénitentiaire. Mais notre voyageur s’enfuit comme s’il avait le diable aux trousses. Et c’est peut-
être cette fin étrange qui rend l’expérience de lecture si troublante : se pourrait-il qu’il ait honte
d’avoir contribué à humaniser la colonie pénitentiaire ?
NOTE

1. F. Kafka, Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, GF-Flammarion, 1991, p. 85-127. Toutes les citations ultérieures
renverront à cette édition.

47
Modernité et colonialisme.
Dans la colonie pénitentiaire
de Kafka et dans Homme pour
Homme de Brecht
Sebastian Veg

Écrits à une bonne décennie d’intervalle, les deux textes Dans la colonie pénitentiaire (In der
Strafkolonie) de Franz Kafka et Homme pour homme (Mann ist Mann) de Bertolt Brecht se ratta-
chent tous deux par leur genèse à la Première Guerre mondiale. Ce lien est bien établi dans le
cas de Kafka, dont la nouvelle a été écrite au cours du mois d’octobre 1914, avant d’être publiée
en 1919, du vivant de Kafka, par Kurt Wolff à Leipzig. Si la pièce de Brecht a été à proprement
parler rédigée seulement en 1925, des ébauches en existent dans le Journal autour de 1919-1920,
notamment le poème « C’était le citoyen Galgei » (Das war der Bürger Galgei ) qui comporte
les vers : « Le citoyen Galgei pourrait/ Tout aussi bien être un autre (Der Bürger Galgei konnte :
Gut auch ein anderer sein)1.» ; elle a été créée en 1926, diffusée sous forme radiophonique en
1927 avec un nouveau prologue, mais ensuite retravaillée par Brecht, d’abord en 1931 (écourtée
des deux dernières scènes), puis en 1936-1938 après la prise de pouvoir d’Hitler, enfin en 1954
à Berlin-Est pour l’édition définitive de ses œuvres, qui rétablit 11 scènes2.
Ces deux textes – dont aucune étude comparative systématique ne semble avoir été entre-
prise – présentent deux autres points communs : d’une part ils traitent tous deux de la ques-
tion du colonialisme européen, de l’autre, la représentation qui en est proposée est passée au
tamis d’une source littéraire marquée par l’exotisme, décisive dans l’écriture. Pour Kafka, il
s’agit du Jardin des supplices d’Octave Mirbeau (1899) ; pour Brecht de la nouvelle « L’Incar-
nation de Krishna Mulvaney  » (The Incarnation of Krishna Mulvaney) de Rudyard Kipling
(1889) et plus généralement de la série de nouvelles de Kipling autour du thème des Trois Soldats
(The Soldiers Three). On en trouve encore des traces dans L’Opéra de quat’ sous dont plusieurs
personnages sont d’anciens soldats coloniaux3. Si Mirbeau représente un point de vue anticolo-
nialiste et dreyfusard4, la nouvelle de Kipling, l’auteur du poème « Le Fardeau de l’Homme blanc »
(The White Man’s Burden, 1899), tourne en dérision un lieu sacré hindou. Une telle caractéri-
sation soulève immédiatement d’autres problèmes. Kafka, dans La Colonie pénitentiaire, déplace
les attentes induites par le contexte : au lieu de prisonniers déportés (donc français, puisqu’il est
précisé qu’il s’agit d’une colonie pénitentiaire française)5, on y rencontre surtout des officiers
coloniaux et un voyageur occidental, ainsi que deux soldats « indigènes » (ne comprenant pas
la langue parlée par l’explorateur et l’officier), dont l’un est accusé d’avoir enfreint la discipline
militaire. L’intrigue semble donc pouvoir se dérouler aussi bien dans une colonie ordinaire plutôt
que spécifiquement pénitentiaire.
Dans la pièce de Brecht, on ne trouve pas cette opposition entre colonisateurs et colonisés :
les personnages de l’action sont tous désignés comme des Irlandais, soit soldats, soit (Galy Gay)

48
ouvrier des docks de Kilkoa, ville imaginaire de l’empire des Indes, qui semble en plusieurs points
inspirée de Calcutta. Les seuls personnages non européens – à l’exception de la femme de Galy Gay,
originaire du Sikkim – sont les deux gardiens du temple « tibétain » pillé par les soldats au début de
la pièce ; ils portent des noms « chinois », ce qui est également cohérent avec une inspiration puisée
à Calcutta, où existe un Chinatown datant du xviiie siècle. Au centre de la pièce se trouvent donc des
sujets coloniaux irlandais devenus à leur tour colons dans l’empire britannique des Indes, des person-
nages dont les multiples identités offrent un cadre propice au démontage-remontage de l’individu qui
intéresse Brecht. Bien qu’une didascalie initiale situe l’action de la pièce en 1925, les références à « la
reine » (Victoria, dont le règne s’étend de 1837 à 1901) ainsi qu’à la guerre menée aux frontières nord
pour entrer au Tibet (qui rappelle la campagne du Sikkim de 1888), renvoient plutôt au contexte
chronologique de la nouvelle de Kipling.
Les deux textes, par leur genèse, tracent un lien entre les conquêtes coloniales européennes
de la seconde moitié du xixe siècle, dans lesquelles l’armée et la discipline militaire jouent un rôle
de premier plan, et le contexte d’écriture de la Première Guerre mondiale et de ses suites directes,
qui ont provoqué une interrogation profonde sur la nature des régimes politiques modernes. Il
s’agira, dans cette brève analyse, de se pencher sur le lien entre colonialisme, hiérarchies tradi-
tionnelles et modernité politique esquissé par Kafka et par Brecht, à la lumière notamment
de ce que nous savons de l’évolution des régimes politiques européens au cours de la première
moitié du xxe siècle. Hannah Arendt a bien sûr été l’une des premières à définir le colonialisme
par la rencontre de deux nouveaux principes d’organisation politique : la théorie raciale comme
«  explication de secours avancée pour des êtres humains qu’aucun homme européen ni civi-
lisé ne pouvait comprendre et dont l’humanité effrayait et humiliait tellement les immigrants
[européens et en Afrique] qu’ils ne voulaient plus faire partie de la même espèce humaine » et la
bureaucratie comme « gouvernement par rapports et décrets […] issu d’une tradition de disci-
pline militaire maintenue au milieu d’hommes sans foi ni loi6 ». Si les aspects raciaux sont tout
au plus implicites dans les deux textes, l’intérêt pour l’armée coloniale comme lieu de genèse
d’une modernité caractérisée par l’apparition de « machines à tuer », que celles-ci soient méca-
niques ou humaines (Galy Gay devient ainsi die menschliche Kampfmaschine), est manifeste. Les
considérations qui suivent s’emploieront à démêler la part des représentations traditionnelles et
modernes du pouvoir et à caractériser ce que Brecht et Kafka désignent comme leur synthèse
meurtrière.

Dans la colonie pénitentiaire : matrice coloniale de la violence moderne


Comme l’ont souligné plusieurs générations de commentateurs, la nouvelle de Kafka
repose sur une chronologie implicite des formes de pouvoir que Walter Benjamin a résumée
comme une tension, traversant toute l’œuvre de Kafka, entre un monde primitif de la faute
(«  auquel le mythe offre déjà une promesse de salut  ») et un monde à venir, qui se présente
sous les traits d’un jugement7. La colonie pénitentiaire, a priori un exemple d’organisation poli-
tique moderne, à l’image de la perfection technique de la machine à exécuter, reste néanmoins
marquée par des formes anciennes de légitimité. La machine elle-même a ainsi été inventée
et institutionnalisée dans son usage par un ancien commandant (der frühere Kommandant, ou
« FK », comme le souligne un commentateur), dont l’officier qui regrette la perte des traditions
(comme le bourreau du Jardin des supplices) est l’héritier spirituel. L’ancien commandant, décrit
comme étant tout à la fois « soldat, juge, constructeur, chimiste, dessinateur8 », est l’auteur des
textes soigneusement calligraphiés mais indéchiffrables (du moins pour le voyageur) qui sont
insérés dans la machine, afin que celle-ci inscrive sur le corps du condamné la sentence morale
à laquelle il a manqué : « Honore ton supérieur » (pour le garde pris en faute) et « Sois juste »
(que l’officier s’applique à lui-même). Le condamné, lisant cette injonction « avec son corps »,

49
est censé atteindre une sorte de transfiguration à la sixième heure de la torture. Par conséquent,
à l’époque de l’ancien commandant, les exécutions faisaient l’objet d’une ferveur populaire
habituellement associée aux rituels religieux : « tous savaient : maintenant se manifeste le juste.
[…] Comme nous buvions l’expression de transfiguration du visage torturé, comme nous tendions
nos joues vers la lueur de ce juste enfin atteint et disparaissant déjà ! Quelle époque, camarade ! »
(DL, 226) Régi par des normes morales plutôt que par des lois, le système politique instauré par
l’ancien commandant reposait sur une légitimité de type sacré qui donne un sens à la violence
de la machine.
Cette situation contraste de façon notable avec celle qu’observe le voyageur européen  :
l’exécution a lieu sans public, et aucune justice transcendante ne se manifeste sur le visage du
condamné. Le voyageur ne voit qu’une violence nue et arbitraire : celle de l’ordre militaire colo-
nial, figuré par « l’étroite vareuse militaire de parade de l’officier, lestée d’épaulettes, tendue de
cordes » (DL, 206) qui, bien que beaucoup trop chaude pour le climat tropical, signifie pour lui
la patrie : « nous ne voulons pas perdre la patrie » (DL, 204). Comme le souligne Michaël Löwy,
c’est l’ordre militaire qui condamne un garde colonial pour « désobéissance », sans lui signifier
ni la peine, ni le jugement, ni la condamnation elle-même, sans possibilité d’appel puisque « la
faute est toujours indubitable » (DL, 212) – un signe selon Löwy de l’hostilité de l’auteur au
règne absolu de la discipline militaire9. Walter Müller-Seidel a suggéré que cette critique de
Kafka a pu être inspirée du criminologue allemand Robert Heindl (qui généralisa l’usage des
empreintes digitales pour identifier les suspects), dont Kafka a suivi les cours à la faculté de droit
de l’Université Charles-Ferdinand à Prague, et qui fut envoyé par le ministère des colonies alle-
mand pour étudier la déportation en Nouvelle-Calédonie. Son livre critique Mon voyage dans les
colonies pénitentiaires (Meine Reise nach den Strafkolonien) a été publié en 1912 et précédé de
bonnes feuilles dans la presse pragoise10. La nouvelle de Kafka s’inscrirait ainsi dans le débat sur
l’orientation plus ou moins libérale de la justice.
La description du soldat et du condamné reprend les clichés, y compris physiques, stigmati-
sant les colonisés : « une personne à la bouche large et à l’esprit obtus avec les cheveux et le visage
débraillés », faisant preuve d’une « résignation de chien » (DL, 203) et qui, une fois les rôles
inversés et l’officier installé sur la machine, affiche un « large sourire » (DL, 241) et montre un
étonnement enfantin devant les rouages de la machine qui se défont. Si les clichés – innocence,
absence de conscience, bêtise – sont bien identifiés, ils ne sont pas attribués clairement à un
observateur en particulier, mais il semble tentant de les rapprocher du point de vue du voyageur
européen qui, bien qu’hostile à la violence de l’exécution, aurait intériorisé le discours racia-
liste, pas toujours exclusif des idéaux des Lumières. John Zilcosky avance ainsi l’argument selon
lequel Kafka, fasciné par la série de « petits livres verts » pour enfants de Schaffstein (Schaffsteins
grüne Bändchen) à forte tonalité pro-coloniale, met en scène une opposition entre le colonia-
lisme «  barbare  » de l’ancien commandant (caractérisé par ce qu’on appelle alors le Tropen-
koller, des accès de sadisme prétendument induits par les tropiques, qui renvoient aux réflexions
d’Hannah Arendt sur la déshumanisation) et un « nouvel impérialisme », « rationalisé » inspiré
des Lumières, visant à « civiliser » les colonies (mais aussi les colons) et représenté par le nouveau
commandant11.
Au-delà de cette dualité dans le discours social, comment interpréter alors la désacralisation
de l’exécution, qui va de pair avec la rationalisation technique sous les traits de la machine ?
Les commentateurs divergent. Pour Ritchie Robertson, après la disparition de la religion, un
humanitarisme de façade (celui du nouveau commandant) accompagne la dévotion aveugle à
des dispositifs techniques de grande échelle ; un monde où la souffrance avait un sens trans-
cendant et la communauté faisait son unité autour de rituels conservait peut-être un certain
attrait aux yeux de Kafka12. Il est vrai que la machine elle-même est moderne, même si elle se
sert de mécanismes anciens pour se légitimer : une fois ces mécanismes démasqués, elle est pure
violence. Pour Michaël Löwy, la nouvelle désigne donc au contraire une fusion de ces deux

50
ordres temporels : « l’inextricable nœud, l’intime fusion entre l’autoritarisme le plus archaïque,
rétrograde, passéiste, patriarcal, pseudo-religieux et brutal, et la technologie la plus raffinée,
la plus moderne, la plus exacte, la plus “calculée”, la plus “rationnelle.” L’ensemble étant mis au
service d’un objectif concret et précis, la mise à mort d’êtres humains13. » En effet, on doit souli-
gner que la machine sert, en l’occurrence, à exécuter un colonisé : comme le suggère le passage
d’Hannah Arendt cité plus haut, c’est le contexte colonial qui permet d’appliquer au condamné
une violence extrême : elle est dans la nouvelle à la fois hautement rationalisée du point de vue
technique, et censée inscrire sur son corps la loi morale contre laquelle il a fauté, dans une langue
que lui – encore moins que le voyageur – ne sait pas lire. Une fois appliquée à un colonisateur,
et sous l’œil d’un observateur extérieur, cette violence brise la machine, comme si les principes
moraux invoqués pour justifier la colonisation, une fois retournés contre les colons, entraînaient
un effondrement de tout l’édifice politique produit par le rationalisme occidental. La violence
produite et légitimée par les États démocratiques modernes dans la matrice coloniale peut ainsi
s’autonomiser et rester disponible pour un éventuel retour de l’ancien commandant qui pourrait
alors la retourner contre eux : c’est peut-être précisément ce genre d’enchaînement que Kafka
discernait en observant la mobilisation de 1914 à Prague, ou en imaginant des menaces encore
plus graves pesant sur les démocraties naissantes d’Europe centrale.

Homme pour homme : les ambiguïtés de l’homme des masses


Dans la pièce de Brecht, on retrouve le rôle central de l’armée coloniale, composée ici
non pas d’« indigènes », mais de colonisés devenus colons, les Irlandais des docks de Kilkoa.
Les soldats sont décrits comme « les pires hommes du monde14 », ce que confirme l’expédition
brutale de la petite compagnie qui, à la scène 2, entreprend de piller une pagode afin de voler
l’argent nécessaire à l’achat de bière. Brecht traite ce thème avec une certaine ironie, puisque c’est
Jeraiah Jip qui, loin de piller la pagode, est lui-même « transformé » en divinité et exploité de
façon lucrative par le bonze. L’armée coloniale est une institution de masse : cent mille soldats
sont stationnés à Kilkoa, puis chargés sur un train pour mener la guerre contre le Tibet. Ce train
qui « ne s’arrête pas » (MM, 365), et où les cent mille soldats mangent tous le même riz, peut lui
aussi être vu comme une image de l’autonomisation de machines de violence qui n’obéissent plus
à aucune logique humaine. La violence des soldats est entretenue par l’alcool : « Avant chaque
attaque, le soldat reçoit gratuitement un verre d’alcool de cette taille, afin que son courage se
multiplie à l’infini, oui à l’infini. » (MM, 330) Le remède unique dans l’armée est, comme dans
l’Italie de Mussolini, l’huile de ricin, comme le rappelle Begbick (MM, 359). Dans ce contexte,
les individus qui composent l’armée sont atomisés : ils deviennent un simple « numéro dans
une fosse commune » (MM, 361). Ici ce n’est donc pas ou pas seulement le racialisme qui sert
de matrice à la violence de masse, mais surtout la nouvelle échelle des expéditions de conquêtes
coloniales. La violence de l’ordre militaire, incarnée par le sanguinaire Fairchild, est aussi aveugle
que dans la nouvelle de Kafka : si le quatrième homme de la division manque à l’appel, les trois
autres seront mis à mort. Il est dès lors logique que le passeport militaire vaille plus qu’une vie
humaine (MM, 302).
La pièce se présente comme une réflexion sur la proposition philosophique qui lui donne
son titre, « Mann ist mann » : un homme en vaut un autre. Comme le dit Uria : « Oui, un homme
est comme un autre. Un homme est un homme. » (MM, 335), une théorie fondée dans la science
puisque Jesse invoque Copernic pour proclamer : « L’homme n’est rien ! La science moderne a
montré que tout est relatif. » (MM, 340) La disparition du quatrième homme motive la mise en
pratique de cette proposition au niveau de l’intrigue : Galy Gay, l’homme qui ne sait pas dire
non (MM, 308) est mobilisé pour répondre à la nécessité de remplacer Jeraiah Jip, prisonnier
volontaire dans la pagode : « Il faut un nouveau Jip. Une personne n’est personne. » (MM, 328)

51
À l’aide de divers stratagèmes, exposés sur scène de manière plus ou moins parodique15, Galy
Gay finit par épouser lui-même non seulement le rôle de Jeraiah Jip, ce qui serait finalement
une simple substitution d’identité à effet comique, mais celui de soldat anonyme qui s’insère
dans la masse collective, celui de « machine à combattre » envoyé au front pour la gloire de la
patrie : « Il y a seulement vingt-quatre heures, il rampait – du point de vue militaire – à quatre
pattes. La voix de la femme le terrorisait. Sans commandement, il était incapable d’acheter un
poisson […] Maintenant, bien que ce soit au terme d’un processus douloureux, il est devenu un
homme capable de tenir sa place dans les combats à venir. » (MM, 356) Comme le proclame la
veuve Begbick à l’interlude qui précède la scène 9, dite de « remodelage » de Galy Gay :

Herr Bertolt Brecht behauptet : Mann ist Mann. / Und das ist etwas, was jeder behaupten kann. […]
Hier wird heute abend ein Mensch wie ein Auto ummontiert/ Ohne daß er irgend etwas dabei verliert.
[…] Man kann, wenn wir nicht über ihn wachen / Ihn uns über Nacht auch zum Schlächter machen.
(MM, 336)

Monsieur Bertolt Brecht prétend : un homme est un homme. / Ce que tout un chacun est en effet libre
de prétendre. […] Ici, ce soir, un homme sera démonté et remonté comme une voiture / Sans qu’il y
perde quelque chose. […] On peut, si nous ne le surveillons pas / Aussi nous le transformer en boucher
en une nuit.

L’ambiguïté de ces propositions – que Brecht avait placées en tête de la pièce dans une mise
en scène de 192916 – est en réalité déjà contenue dans l’allusion à Copernic : si l’homme n’est
plus au centre du monde, si la valeur de l’humanité n’est que relative, il s’agit à la fois d’une
libération de l’humanisme et de sa mise en danger : l’homme n’est pas si sacré qu’il ne puisse
s’insérer dans un système politique démocratique qui repose sur l’égalité et l’interchangeabilité
des statuts, mais en même temps cette égalité ouvre la voie à une relativisation de l’humanité qui
peut être sanglante.
Les commentateurs ont amplement glosé sur les ambiguïtés de Brecht lui-même. Jan Knopf
montre, citant le prologue ajouté pour la version radiophonique de 1927 ainsi que la version de
1931 amputée des deux dernières scènes (qui achèvent la métamorphose de Galy Gay en soldat
sur le front tibétain), que Brecht a d’abord cherché à glorifier la désindividualisation de Galy
Gay (« il ne devient fort que dans la masse17 »), ouvrant la voie à une nouvelle humanité collec-
tive. Galy Gay, opportuniste sans opinion fixe, économiquement trop pauvre pour avoir une
« personnalité au sens bourgeois », est ainsi rapproché de l’éléphant de carton-pâte destiné à être
« démonté et remonté ». Après la prise de pouvoir d’Hitler, faisant volte-face, Brecht renforce
au contraire la dimension anti-militariste de la pièce en coupant les songs. Pour l’édition finale
de 1954, il oppose la bonne et la mauvaise collectivité, notant dans l’essai «  En relisant mes
premières pièces », qu’Hitler et ses acolytes avaient « exploité l’aspiration indistincte des petits-
bourgeois à la véritable collectivité, historiquement mûre, des ouvriers18 ». Il est vrai que l’armée
peut apparaître comme une institution moderne au sens où elle est égalitaire, en rupture avec
l’univers bourgeois que dénonce Brecht. Citant Brecht parmi les nostalgiques des «  critiques
nihilistes » d’avant 1914, Hannah Arendt souligne ainsi qu’il ne faut pas oublier « à quel point
le dégoût peut être justifié dans une société entièrement empreinte de la vision idéologique et
des critères moraux de la bourgeoisie19 » ; on retrouve cependant bien dans cette pièce les échos
de la fascination exercée, aux yeux d’Arendt, par la guerre sur la génération de 1914 : « L’étrange
désintéressement de l’homme de masse apparaît chez eux comme un désir d’anonymat, d’être un
simple chiffre et un rouage, un désir de toute mutation qui, en somme éliminerait les identifica-
tions fallacieuses avec certains types ou certaines fonctions déterminées dans la société20. » L’in-
térêt de Brecht pour la question de savoir comment « remonter » un opportuniste velléitaire pour
en faire un homme résolu à agir sur le monde, chez qui « l’œil » n’interfère plus avec le « bras »

52
(MM, 360) souligne l’existence d’un héritage de la Grande Guerre commun aux critiques de
gauche et de droite dans les années 1920.
Les réécritures successives d’Homme pour homme ne mettent pas au jour une position défi-
nitive de l’auteur sur les dangers de la fabrication d’« hommes nouveaux ». Peut-on cependant
penser pour autant que Brecht ne comprenait pas l’inquiétante ambiguïté de cette définition
de l’homme des masses ? On peut ici en revenir à la thématique coloniale dont l’importance est
inscrite sans ambiguïté possible dans la source littéraire de la pièce – Brecht ne pouvait ignorer
l’opprobre dont Kipling faisait l’objet dans les milieux progressistes et anti-coloniaux. L’armée
est d’ailleurs dans la pièce tout autant le lieu du culte traditionnel hiérarchique du «  grand
héros » rendu célèbre par le crime, caricaturé sous les traits de « Bloody Five » Fairchild, que
du nouveau héros collectif. Surtout, la pièce est parcourue d’indices renvoyant aux réflexions
morales de Brecht sur la « bonté » : Galy Gay se souvient de sa femme, abandonnée sans autre
forme de procès, lui rappelant qu’au Sikkim « habitent de bonnes personnes » (gute Menschen :
MM, 366) ; tout comme la voix annonçant la chute de la forteresse précise qu’elle hébergeait
«  des paysans, artisans et commerçants, en grande partie des gens travailleurs et aimables  »
(fleißige und freundliche Menschen ; MM, 376). Galy Gay y répond par une tirade sanguinaire
dans laquelle il affirme vouloir « enfoncer [s]es dents / Dans le cou de l’ennemi » (MM, 376).
Si Galy Gay est « remonté » pour que ses doutes laissent place à des certitudes et à la résolution,
Begbick au contraire maintient que « le plus sûr, c’est le doute » (das sicherste ist der Zweifel ;
MM, 349). D’une certaine façon, le remodelage de Galy Gay dans l’armée coloniale de l’em-
pire des Indes préfigure le cas de La Décision, où il est également question d’un petit groupe
de quatre personnes qui entendent « coloniser » la Chine au nom du communisme et dont
l’une rechigne à se plier au moule. Galy Gay serait alors l’exemple réussi du remodelage qui
échoue dans La Décision – n’était-ce que, comme l’a souligné Hannah Arendt, le didactisme
n’est peut-être lui-même pas dénué d’ambiguïtés dans ce Lehrstück, de même que dans Homme
pour homme21.

Si les deux textes abordés dans cette discussion ont déjà été largement commentés, leur
juxtaposition permet de mettre en avant l’importance de la référence au colonialisme et à l’idéo-
logie coloniale dans la réflexion des deux auteurs sur la modernité politique. Si la merveilleuse
machine à tuer de Kafka représente le perfectionnement de la rationalisation des techniques
de gouvernement modernes, elle révèle sa véritable nature dans la violence nue de l’oppression
coloniale. Sa décomposition finale semble alors laisser également en ruines la légitimité de l’État
moderne sur laquelle repose l’organisation coloniale, voire la supériorité morale de l’observateur
européen qui préfère s’enfuir plutôt que de se confronter aux demandes légitimes du soldat et du
condamné. Dans la pièce de Brecht, le processus de remodelage de l’individu pose également la
question de l’organisation collective en vue de l’action politique. Pour Brecht aussi, l’armée colo-
niale, où se défont les appartenances et les hiérarchies statutaires traditionnelles et se forge un
nouvel esprit collectif, peut servir de creuset à l’homme nouveau appelé à se servir de la violence
pour améliorer le sort de l’humanité. Cependant, ce creuset est celui d’une violence dont Brecht
a pu penser un moment qu’elle pouvait jouer un rôle libérateur, notamment si elle était traitée
sur un mode comique, mais dont il a perçu de plus en plus clairement la convergence avec la
situation politique dans l’Allemagne des années 1930. En ce sens, les deux textes vont au cœur
des ambiguïtés tragiques de l’organisation politique moderne dont les conséquences historiques
au cours de la première moitié du xxe siècle ne sont que trop bien connues.

NOTES

1. B. Brecht, Gesammelte Werke (désormais : GW ), Francfort/M., Suhrkamp, 1967, vol. 8, p. 85 (toutes les traductions
sont les nôtres sauf indication contraire). James Lyon fait également allusion à un poème non publié de Brecht intitulé

53
Le Soldat colonial mort (Der tote Kolonialsoldat), datant de 1923-1924. J. Lyon, Bertolt Brecht and Rudyard Kipling :
A Marxist’s Imperialist Mentor, La Haye, Mouton, 1975, p. 71-72.
2. Voir J. Knopf, Brecht Handbuch. Theater, Stuttgart, Metzler, 1980, p. 47-48.
3. J. Lyon, Bertolt Brecht and Rudyard Kipling, op. cit., p. 75-77. Lyon cite également comme source la nouvelle L’homme qui
était (The Man Who Was), ibid., p. 79.
4. Yinde Zhang écrit ainsi : « Il est indubitable que Le Jardin des supplices, d’une plume antimilitariste et anticolonialiste,
jette l’anathème sur les crimes et violences perpétrés par le colonialisme européen. L’image de la Chine, pays de civilisation
millénaire, constitue à ce titre une antiphrase de la barbarie des actes civilisateurs de l’Europe. », in « Octave Mirbeau et
l’exotisme à double tranchant », Littérature comparée et perspectives chinoises, L’Harmattan, 2008, p. 271.
5. Klaus Wagenbach souligne que les seuls pays à pratiquer la déportation moderne, toujours à visée coloniale, étaient la
France (Guyane, Nouvelle-Calédonie), l’Angleterre (Australie) et la Russie (Sibérie). Plusieurs commentateurs soulignent
que Kafka a pu savoir que les Communards avaient été envoyés en Nouvelle-Calédonie et Dreyfus à l’île du Diable, en
Guyane. K. Wagenbach, éd., Franz Kafka – In der Strafkolonie, Berlin, Klaus Wagenbach Verlag, 1975, p. 66.
6. H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, San Diego, HBJ, 1973, p. 185 et 186.
7. W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », Œuvres, II, Gallimard, coll. « Folio essais », 2000,
p. 419 et p. 437.
8. F. Kafka, Drucke zu Lebzeiten, Francfort/M., Fischer, 1996, p. 210 (désormais : DL).
9. M. Löwy, Franz Kafka, rêveur insoumis, Stock, 2004, p. 73.
10. W. Müller-Seidel, Die Deportation der Menschen  : Kafkas Erzählung «  In der Strafkolonie  » im europäischen Kontext,
Stuttgart, Metzler, 1986, p. 82 et p. 109. Voir aussi : H. Neumeyer, « Das Land der Paradoxa » (R. Heindl). « Franz Kafkas
In der Strafkolonie und die Deportationsdebatte um 1900 », in C. Liebrand et F. Schössler (éd.), Textverkehr : Kafka und
die Tradition, Königshausen & Neumann, 2004, p. 291-334.
11. J. Zilcosky, « Savage Travel : Sadism and Masochism in Kafka’s Penal Colony », Kafka’s Travels. Exoticism, Colonialism,
and the Traffic of Writing, New York, Palgrave-Macmillan, 2003, p. 103-121, en particulier p. 109. Le suicide de l’officier
serait selon Zilcosky un acte de défiance à cette vision du « nouvel impérialisme ». Sur Kafka et le colonialisme, voir aussi :
P. Peters, « Witness to the Execution : Kafka and Colonialism », Monatshefte, n° 93 (2001), p. 401-425 ; R. Goebel,
« Kafka and Postcolonial critique : Der Verschollene, “In der Strafkolonie”, “Beim bau der chinesischen Mauer” in J. Rolle-
ston (éd.), A Companion to the Works of Franz Kafka, Rochester (NY), Camden House, 2002, p. 187-212.
12. R. Robertson, Kafka. Judaism, Politics, and Literature, Oxford, Clarendon Press, 1985, p. 153-155.
13. M. Löwy, Franz Kafka, op. cit., p. 76.
14. B. Brecht, Mann ist Mann in GW, Francfort/M., Suhrkamp, 1967, vol. 1, p. 299 (désormais : MM ).
15. Pour J. Lyon, la structure de la longue scène de transformation renvoie à une parodie de la tragédie classique. J. Lyon,
« Brecht’s Mann ist Mann and the Death of Tragedy in the 20th Century », The German Quarterly, vol. 67, n° 4, (automne
1994), p. 513-520.
16. J. Knopf, Brecht Handbuch. Theater, op. cit.
17. B. Brecht, GW, Francfort/M., Suhrkamp, 1967, vol. 17, p. 978.
18. Ibid., p. 951.
19. H. Arendt, The Origins of Totalitarianism, op. cit., p. 328.
20. Ibid., p. 329.
21. H. Arendt, « Bertolt Brecht » in Walter Benjamin – Bertolt Brecht. Zwei Essays, Munich, 1971.

54
Dans la colonie pénitentiaire
D’après Franz Kafka

Heiner Müller

En 1960, le compositeur italien Luigi Nono (1924-1990) crée, à la Biennale de Venise, une
œuvre pour orchestre et chœur, intitulée Intolleranza 1960. À partir d’une idée d’Angelo Maria
Ripellino, sont utilisés des textes de Maïakovski, de Brecht, d’Éluard, de Sartre, du poète tchèque
Julius Fucik et d’Henri Alleg, l’auteur de La Question. Révisée en 1970, cette œuvre a été jouée dans
de nombreux pays. À l’occasion d’une mise en scène faite à Stuttgart en octobre 1992, après la mort
de Nono, l’un des principaux auteurs dramatiques de l’ex-RDA, Heiner Müller (1929-1995), a fait
paraître, dans le programme de cette manifestation musicale, une brève adaptation de La Colonie
pénitentiaire de Kafka. C’est notamment le sujet de la torture – qu’un immigré algérien vivant en
France se voit infliger au moment de la guerre d’Algérie dans Intolleranza 1960, – qui relie le texte
de Müller à l’œuvre de Nono. Ce texte de Müller est inédit en français.

C’est un appareil singulier.


Il se compose de trois parties.
Chacune d’elles, avec le temps, a reçu une sorte de dénomination populaire. Celle d’en bas
s’appelle le lit, celle d’en haut la traceuse, et là, suspendue au milieu, c’est la herse.
Les aiguilles sont dispersées en herse, et puis l’ensemble se manie comme une herse, quoique sur
place et avec bien plus de savoir-faire. Là, sur le lit, on fait s’étendre le condamné.
Il est entièrement recouvert d’une couche d’ouate.
Sur cette ouate, on fait s’étendre le condamné à plat ventre et, naturellement, nu ; voici pour les
mains, et là pour les pieds, et là pour le cou, des sangles qui permettent de l’attacher.
Là, à la tête du lit, à l’endroit où l’homme à plat ventre doit poser le visage tout de suite, se trouve
cette protubérance rembourrée qu’on peut aisément régler de telle sorte qu’elle entre exactement dans
la bouche de l’homme. Ceci afin d’empêcher les cris et les morsures de la langue. Naturellement,
l’homme est contraint de prendre ça dans sa bouche, sinon il a la nuque brisée par la sangle qui lui
maintient le cou.
Le lit et la traceuse sont tous les deux pourvus de piles électriques ; le lit pour lui-même, la
traceuse pour la herse. Dès que l’homme est attaché, on met le lit en marche ; il vibre, par petites
oscillations très rapides, à la fois latérales et verticales.
C’est à cette herse qu’incombe l’exécution proprement dite de la sentence.
On inscrit avec la herse, sur le corps du condamné, le commandement qu’il a enfreint. Il serait
inutile de lui annoncer sa condamnation, il va l’apprendre à son corps défendant.
La forme de la herse correspond à celle du corps humain ; voici la herse pour le torse, voilà les
herses pour les jambes. Pour la tête, seul est prévu ce petit poinçon.
Une fois que l’homme est sur le lit et que celui-ci se met à vibrer, la herse descend au contact
du corps. D’elle-même elle se place de façon à ne toucher le corps que de l’extrémité de ses pointes.
Cette mise en place opérée, ce câble d’acier se tend aussitôt et devient une tige rigide.
Dès lors, le jeu commence.

55
Le profane ne fait, de l’extérieur, aucune différence entre les châtiments. La herse paraît travailler
de façon uniforme. Elle enfonce en vibrant ses pointes dans le corps, qui lui-même vibre de surcroît
avec le lit.
Et pour permettre à tout un chacun de vérifier l’exécution de la sentence, la herse a été faite en
verre.
Cela a posé quelques problèmes techniques pour y fixer les aiguilles, mais après de nombreux
essais on y est arrivé. Nous n’avons pas craint de nous donner du mal.
Et chacun désormais peut voir, à travers le verre, l’inscription s’exécuter dans le corps.
Vous voyez deux sortes d’aiguilles, disposées de multiples façons. Chaque aiguille longue est
flanquée d’une courte. La longue inscrit, tandis que la courte projette de l’eau pour rincer le sang et
maintenir l’inscription toujours visible. L’eau mêlée de sang est ensuite drainée dans de petites rigoles
et conflue finalement dans le canal conducteur, dont le tuyau d’écoulement aboutit dans la fosse.
La traceuse renferme le mécanisme qui commande les mouvements de la herse. Et ce mécanisme
est réglé par le dessin qui correspond au libellé de la sentence.
Ce n’est pas un modèle d’écriture pour écoliers. Il faut prendre son temps pour la lire. Il ne faut
naturellement pas que ce soit une écriture simple, car enfin elle n’est pas faite pour tuer tout de suite,
mais en moyenne au bout de douze heures seulement ; le tournant est prévu pour la sixième heure. Il
faut donc que l’inscription proprement dite soit assortie d’un très, très grand nombre d’enjolivures.
La véritable inscription n’entoure le torse que d’une étroite ceinture. Le reste du corps est prévu pour
recevoir des ornements.
La herse commence à écrire. Une fois que l’inscription a fait un premier passage sur le dos de
l’homme, la couche d’ouate se déroule et fait lentement tourner le corps sur le côté, pour présenter à
la herse une nouvelle surface. En même temps, les endroits lésés par l’inscription viennent s’appliquer
sur la ouate qui, par la vertu d’une préparation spéciale, arrête aussitôt le saignement et prépare une
deuxième administration, plus profonde, de l’inscription.
Les crochets au bord de la herse arrachent ensuite la ouate des plaies lorsque le corps continue
à tourner, ils les expédient dans la fosse et la herse a de nouveau du travail. Elle inscrit ainsi, toujours
plus profondément, douze heures durant.
Les six premières heures, le condamné vit presque comme auparavant. Simplement, il souffre.
Au bout de deux heures, on retire le tampon, car l’homme n’a plus la force de crier.
Dans cette écuelle chauffée électriquement, près de sa tête, on met du riz bouilli chaud, que
l’homme peut attraper avec sa langue, autant qu’il en a envie.
Aucun ne manque cette occasion.
Ce n’est que vers la sixième heure qu’il n’a plus plaisir à manger.
L’homme avale rarement la dernière bouchée, il se contente de la tourner dans sa bouche et il la
crache dans la fosse.
Mais comme l’homme devient alors silencieux, à la sixième heure. L’intelligence vient au plus
stupide.
Cela débute autour des yeux. De là, cela s’étend.
À cette vue, l’on serait tenté de se coucher avec lui sous la herse.
Non qu’il se passe rien de plus, simplement l’homme commence à déchiffrer l’inscription. Il
pointe les lèvres comme s’il écoutait.
Il n’est pas facile de déchiffrer l’inscription. Mais notre homme la déchiffre avec ses plaies. C’est
au demeurant un gros travail. Il lui faut six heures pour en venir à bout. Mais alors la herse l’embroche
entièrement et le jette dans la fosse, où il va s’aplatir dans un claquement sur la ouate et l’eau mêlée
de sang. Justice est faite, alors.
Texte allemand : Heiner Müller, Werke. éd. Frank Hörnigk. vol. 2 : Die Prosa. © Suhrkamp Verlag Francfort/M., 1999 p. 132-135.
La traduction utilisée est celle de Bernard Lortholary, Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, Paris, GF-Flammarion,
1991, p. 85-100. © Flammarion, coll. « GF », 1991. Les changements que Müller a introduits dans le texte original ont été transposés
à cette traduction par J.-P. Morel.

56
II
Éditer Kafka
Kafka dans le texte
Claudine Raboin

Kafka avait voué à la destruction cinq sixièmes de son œuvre, et les manuscrits que Max Brod
a sauvés puis édités pour fonder sa gloire posthume sont devenus depuis longtemps inaccessibles
au public : leur fragilité s’y oppose. Si redevable qu’on soit à l’ami de Kafka d’avoir rendu ces
textes lisibles et traduisibles en les faisant accéder au statut de livres, on sait aussi que Brod
lui-même appelait de ses vœux une édition critique et scientifique de l’ensemble des œuvres de
Kafka, qui réexaminât les décisions de lecture des premiers éditeurs. L’inventaire réalisé en 1962
par Malcolm Pasley des manuscrits déposés à la Bodleian Library d’Oxford, puis l’établissement
de la chronologie raisonnée du corpus kafkaïen qu’il proposa avec l’aide de Klaus Wagenbach
en 19651, en constituèrent la première étape. Ensuite, sur la base des « supports d’écriture » que
sont les cahiers, carnets, feuilles volantes ou liasses de manuscrits, et prenant ainsi en compte
leur constitution formelle par défaut, deux éditions critiques des textes de Kafka ont vu le jour
en Allemagne. La première a paru à Francfort de 1982 à 1996, et se poursuit actuellement avec
l’édition de la Correspondance2. Elle présente ces groupes de manuscrits de manière philologique
traditionnelle, en reconstituant dans un volume de texte le dernier état lisible des manuscrits, et
dans un volume d’accompagnement l’appareil critique, qui décrit les manuscrits et en donne les
variantes, répertorie les amendements éditoriaux auxquels il a été nécessaire de procéder pour
rendre le texte lisible, et justifie la datation fine de chaque séquence de manuscrit. Dans un souci
d’exhaustivité, elle inclut aussi le petit nombre des œuvres publiées du vivant de Kafka dont les
manuscrits ont disparu.
Depuis 1995, date à laquelle l’œuvre de Kafka est tombée dans le domaine public, les manus-
crits en tant que tels font l’objet d’une deuxième édition, un fac-similé reproduit sur papier et
sur CD-Rom, avec la transcription diplomatique en regard, aux Éditions Stroemfeld3. Appelée
« historique et critique », cette édition est complétée par la reprographie des premières livraisons
des récits publiés du vivant de Kafka. Lire aujourd’hui Kafka dans le texte, c’est donc à la fois suivre
la reconstitution minutieuse d’écrits dont l’établissement définitif n’a pas été autorisé par l’auteur,
dans l’édition Fischer, et tenter de se frayer un chemin dans un manuscrit dont l’état ne permet pas
souvent de se passer d’un interprète, dans l’édition Stroemfeld. Avec le petit format de ces carnets
des années 1916-1918 que nous prendrons pour exemple, le recours à la transcription diploma-
tique devient rapidement indispensable : la lecture habituellement aisée de l’écriture de Kafka est
ici fréquemment contrariée par les passages sténographiés et les abréviations.

L’appellation Carnets in-8° (Fischer) ou In-8° d’Oxford (Stroemfeld) désigne un groupe de


manuscrits composé de douze petits carnets d’une quarantaine de feuillets chacun, mesurant
16,5 cm de hauteur sur 10 cm de large, dans lesquels Kafka a consigné, au crayon, la majorité
de ses écrits de novembre 1916 à mai 1918. Ce sont des carnets d’écolier du type des carnets
de vocabulaire en usage à l’époque, que leur simple aspect matériel constitue en un groupe de
manuscrits présentant de surcroît une cohérence chronologique presque parfaite, mais qui est
loin d’être un ensemble clos. Max Brod en avait publié huit en 1953 dans le dernier volume
d’inédits des œuvres complètes, auquel il donne le titre Hochzeitsvorbereitungen auf dem Lande 4,
que Marthe Robert a traduit en 1957 (Préparatifs de noce à la campagne). Les quatre derniers

59
carnets, qui contiennent des exercices d’hébreu, font actuellement l’objet d’une édition collabo-
rative. On peut supposer qu’il existait un treizième carnet, aujourd’hui disparu, qui contenait
la majorité des manuscrits des récits choisis par Kafka pour composer le volume Ein Landarzt/
Un médecin de campagne. Ces huit carnets sont la matrice de récits publiés du vivant de Kafka,
mais aussi de textes très connus que les premiers éditeurs ont intitulés Le Chasseur Gracchus,
Le Gardien du tombeau ou Le Pont, et enfin des Aphorismes de Zürau que Max Brod avait fait
passer à la postérité sous le titre Betrachtungen über Sünde, Leid, Hoffnung und den wahren Weg/
Considérations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin.
La datation des Carnets in-8° a considérablement bouleversé la succession établie anté-
rieurement par Max Brod. Le carnet que Brod avait placé en septième lieu est en réalité le
premier de la série, le premier est devenu le deuxième, et le sixième est le troisième dans la
nouvelle chronologie ; le deuxième carnet passe en quatrième position, le cinquième est resté à
sa place ; le huitième est maintenant le sixième, et les carnets trois et quatre sont en réalité les
deux derniers de la période. L’édition Fischer répertorie les huit Carnets à l’aide des lettres de
l’alphabet (Carnets A à H ), l’édition Stroemfeld les désigne, dans le même ordre chronologique,
sous le sigle 8°Ox1 à 8°Ox85. L’édition des Carnets par Claude David dans deux volumes de la
Pléiade en 1980 et 1984 tenait déjà compte de ce nouvel ordonnancement, sur lequel s’appuient
aussi les traductions françaises publiées depuis.

Les commentateurs s’accordent à considérer que l’utilisation de ces carnets par Kafka entre
1916 et 1918 correspond à un tournant dans sa vie comme dans son œuvre. On doit tenir
compte, d’une part, des retrouvailles avec Felice Bauer, avec qui Kafka convient, en juillet 1916
à Marienbad, de se marier et de s’établir à Berlin quand la guerre sera finie. En même temps, se
manifeste à cette époque un renouveau dans la relation de Kafka à la littérature et à la vie litté-
raire. À l’automne 1916, Kafka songe de nouveau à publier des textes, en réponse à l’offre qui lui
est faite par l’éditeur Kurt Wolff, et après une interruption d’environ deux ans, il se remet effec-
tivement à écrire, ce dont témoigne sa Correspondance. Il se rendra même à Munich en novembre
pour donner une lecture publique de La Colonie pénitentiaire. C’est l’époque où il accepte la
proposition de sa jeune sœur Ottla qui loue pour lui, sur le Hradschin de Prague, dans la ruelle
de l’Or, une maisonnette d’une pièce où il s’installe quotidiennement, de novembre 1916 à avril
1917, pour écrire chaque soir dans ces petits carnets plus commodément transportables. C’est là
qu’ont été écrits les 4 premiers carnets, et le carnet supposé disparu.
Enfin, 1916 est aussi l’année où Kafka tisse de nouveaux liens avec l’histoire passée et
présente du judaïsme. L’occasion lui en est fournie par l’arrivée dans les grandes villes comme
Berlin, Prague ou Vienne des réfugiés juifs de Galicie et autres territoires de l’Est où se déroulent
les combats de la Première guerre mondiale. Parallèlement, l’évolution du mouvement sioniste,
pour lequel les amis de Kafka s’engagent par leurs publications (Max Brod, Felix Weltsch,
Hugo Bergmann, Martin Buber) et par leur action (Max Brod enseigne à Prague la « littérature
mondiale » aux jeunes filles réfugiées de Galicie), crée de nouvelles conditions de réflexion. Les
lettres de septembre-octobre 1916 à Felice6 conservent les traces d’une discussion de Kafka sur
l’engagement sioniste, à l’occasion de la fondation du «  Jüdisches Volksheim  » à Berlin. Les
thèmes du peuple, de l’unité du peuple, ainsi que le thème de l’histoire, le problème très spéci-
fique de l’assimilation des Juifs occidentaux, la tension entre le présent et l’ancien temps, tous
sujets appelés à être développés jusque dans les derniers récits de Kafka, naissent à cette époque,
dans ce contexte, et trouvent leur première expression dans les Carnets in-8°.
Cependant, cette période de la vie de Kafka n’est ni unitaire ni uniforme, et l’utilisation
des Carnets témoigne aussi des changements d’une autre nature qui interviennent au cours de
l’été 1917. Conséquence du diagnostic de la tuberculose, établi à la mi-août après qu’il eut
été sujet à des hémoptysies, Kafka séjourne à Zürau chez sa sœur Ottla de septembre 1917 à
avril 1918. Ottla administre dans le nord de la Bohême un petit domaine agricole appartenant

60
à la belle-famille d’Elli Hermann, sa sœur aînée. Le Carnet E/8°Ox5, utilisé en août et septembre
1917, n’est rempli qu’à moitié. Les pages 17 (verso) à 35 (recto) sont restées vides, Kafka a
changé de carnet au moment où il quitte Prague pour Zürau le 12 septembre 1917. Parallè-
lement, il change aussi de cahier pour son Journal, entamant à Zürau le Cahier in-4°12, alors
que le Cahier in-4°11 du Journal n’est pas terminé. La plus grande partie du Carnet F/8°Ox6
comporte des exercices d’hébreu datant de 1923, Kafka ayant alors retourné le carnet pour écrire
tête-bêche jusqu’à la limite de la rencontre, au verso de la septième page. Ces éléments matériels,
qui sont importants pour la datation des différentes entrées des carnets et des cahiers, font plus
qu’entrelacer inextricablement la vie et l’œuvre : ils constituent les manuscrits de cette époque en
un grand chantier où se trace et se joue la possibilité même de la poursuite de l’œuvre.
La récolte est alors maigre en textes poétiques, surtout dans le Carnet F/8°Ox6. Une lettre
à Max Brod, datée du 7 ou 8 octobre 1917, dans laquelle Kafka demande des livres, témoigne,
parmi d’autres, de sa détresse : « Je n’écris pas. C’est que ma volonté n’est pas précisément orientée
vers la littérature. Si je pouvais trouver mon salut en creusant des trous comme un campagnol, je
creuserais des trous7. » Les Carnets 7 et 8, utilisés d’octobre 1917 à mai 1918, dont la tonalité est
nettement plus réflexive, sont ceux qui semblent avoir été le plus raturés et aussi le plus souvent
feuilletés : c’est à partir de ceux-là que Kafka recopie sur des feuillets isolés ces textes brefs aux
faux atours de maximes qui expriment tout sauf une sagesse ou une doctrine, et que l’édition
Stroemfeld présente maintenant sur des feuillets mobiles simplement appelés Feuillets de Zürau.

Les efforts de Brod, qui sont à l’origine d’une lecture philosophique et théologique des
inédits issus des carnets de Kafka, visaient aussi à donner de leur auteur une vision compatible
avec l’image du grand écrivain qu’il avait révélé au monde en éditant Le Procès et Le Château en
1925 et 1926. De ces ébauches de récits qui se présentent sous forme extrêmement fragmentaire,
dans l’ensemble des Carnets qui fourniront l’essentiel du dernier volume d’inédits des Œuvres
complètes8, Max Brod n’éditera par conséquent que celles qui se prêtent à la lecture, en les amen-
dant au besoin, parfois en réunissant des fragments, les « contaminant » les uns avec les autres, et
en en retranchant souvent. Pourquoi s’attarder ici sur ce travail que la première édition critique
(Fischer) rend définitivement obsolète et dont la deuxième (Stroemfeld) prouve impitoyable-
ment les défauts ? L’édition procurée par Brod, augmentée et diffusée sous licence par S. Fischer
à Francfort depuis 1950, a longtemps été la seule référence possible pour les chercheurs, et les
traductions effectuées à partir d’elle n’ont pas été retirées du commerce : elle témoigne certes
d’une autre époque, et d’autres coutumes dans le travail éditorial, mais elle « fait œuvre » au sens
propre en consacrant le passage du manuscrit à l’imprimé. En confiant la maîtrise d’œuvre de
la première édition critique à des philologues avertis (Jürgen Born, Malcolm Pasley, Gerhard
Neumann et Jost Schillemeit), l’éditeur Fischer n’a jamais abandonné ce dessein qui est le fonde-
ment même de son activité d’intermédiaire entre l’écrivain et le public des lecteurs.

Dans cette perspective, on doit revenir également sur le sens d’une grande entreprise d’édi-
tion française, antérieure aux éditions critiques en langue allemande, qui présente d’une façon
tout à fait différente la matière de l’œuvre inachevée. En effet, une fois ces fragments remis dans
l’ordre chronologique de leur genèse, il devenait possible de regrouper les textes publiés et les
inédits des Carnets in-8° de manière à faire ressortir le travail de l’écrivain dans ses brouillons.
À une époque où s’annonçait la doctrine de la mort de l’auteur, Claude David, éditant les œuvres
de Kafka dans la Pléiade, prend pour parti de distinguer, dans les Carnets qu’on appelait à l’époque
encore « Cahiers bleus in-8° », ce qui relève de la fiction narrative de ce qui relève de la notation
vécue. Respectant l’ordre chronologique de leur écriture, il place dans le deuxième volume des
Œuvres complètes9 l’ensemble des récits publiés du vivant de Kafka, avec les textes non publiés
que Max Brod avait édités dans le premier volume d’inédits (Beschreibung eines Kampfes/Descrip-
tion d’un combat), en y intercalant ces petits fragments de quelques mots, quelques phrases ou

61
quelques pages, au prix desquels Kafka semble chercher à constituer ses récits, et qui abondent
dans les Carnets. Les lecteurs français ont assez mal réagi au démembrement des recueils de récits
publiés du vivant de Kafka, et à la nécessité d’ouvrir un autre volume10 pour tenter de reconsti-
tuer le continuum du texte des Carnets in-8°. Mais la relégation d’une multitude de fragments à
caractère diaristique ou réflexif dans le volume des écrits autobiographiques s’est faite au profit
d’une mise en relief de ce qui peut alors être perçu comme des projets narratifs autonomes de
Kafka, dont la genèse se dessine ainsi plus précisément, et au premier rang desquels se placent les
grands récits inachevés du Chasseur Gracchus et de la Construction de la muraille de Chine.
Pour peu que l’on s’abstienne de prendre les fragments pour des esquisses « préparatoires »
et de les hiérarchiser dans la perspective téléologique de la constitution d’une œuvre unique
aboutie, que l’on chercherait en vain sous cette forme, cette présentation qui accentue les
processus d’élaboration ouvre une direction de recherche tout à fait productive. Kafka, dans ses
Carnets in-8° comme dans ses autres corpus fragmentaires que sont les cahiers du Journal et les
liasses des années ultérieures, fait montre à la fois d’une grande imagination créatrice, en inven-
tant sans cesse de nouvelles figures, de nouveaux personnages pris d’emblée dans une situation
spécifique qui légitime leur existence fictionnelle, et d’une obstination opiniâtre à constituer un
discours narratif suivi à partir de ces figures. Ce travail se manifeste par exemple dans la remise
sur le métier de fragments qui commencent par la même phrase et prennent au deuxième ou au
troisième essai une direction que rien ne laissait prévoir d’abord. On constate le même phéno-
mène dans la circulation des thèmes qui hantent des récits fragmentaires ou achevés qui n’ont
par ailleurs rien en commun. C’est une écriture dont l’inachèvement est le moteur même. On
peut ainsi définir le système d’écriture de Kafka comme un commentaire qui s’élabore, peut-être
sans fin, autour de la figure née de l’imagination, et dans lequel la pulsion narrative met à nu le
dispositif discursif.

Le souhait des chercheurs de pouvoir pousser plus avant l’étude du texte kafkaïen a été
exaucé successivement par les deux éditions critiques en langue allemande. Remis à plat, dans
les deux cas, du fait du respect intégral du principe d’édition des manuscrits en fonction du
« support matériel d’écriture » (Schriftträger), il est enfin complet : les deux éditions donnent
à voir intégralement tout ce que Kafka a écrit ; l’une le fait en le décrivant, l’autre le fait en le
photographiant. Aucune des deux ne fait l’économie d’une première transcription, qu’elle soit
linéaire ou diplomatique.
Dans l’édition Fischer, la transcription reste linéaire dans la mesure où elle est liée à la
contrainte de lisibilité évoquée plus haut, et, corollairement, de traductibilité d’un texte en
continu. Des interventions éditoriales concernant la ponctuation – élément syntaxique de la
langue dont l’absence dans les manuscrits entrave la lecture  – et l’orthographe deviennent
nécessaires à l’établissement même du texte ; si l’allemand (autrichien) de Kafka n’est pas très
éloigné de celui qu’on écrit aujourd’hui, l’orthographe allemande a traversé, récemment encore,
les turbulences de réformes difficiles à maîtriser, qui ont été source de polémiques quant à
l’« authenticité » du texte restitué. Cependant, les volumes de fragments narratifs inédits11 qui
abritent les Carnets in-8° dans cette édition ne prennent sens que si l’on tient compte de l’appa-
reil critique qui les accompagne. Ces esquisses et fragments narratifs se caractérisent en effet par
une instabilité fondamentale et une variabilité extrême : on ne peut plus, sur la seule base du
volume de texte qui les reproduit, établir des genèses, ni suivre le cheminement ou les retour-
nements, les ruptures d’une pensée qui pourtant s’inscrivait dans la continuité et la proximité
spatiale d’un même carnet, d’une même page. Sans une représentation minutieuse des strates
successives de l’écriture, on est privé de la dimension temporelle de l’œuvre qui s’accomplit
dans le procès de l’écriture chère aux généticiens. Inversement, le moindre fragment gagne à
être lu dans la succession des scories éliminées qui constituent la gangue d’où surgit, peut-être,
la chance d’un sens.

62
Les difficultés incontestables qu’il y a à transposer dans une langue étrangère les différents
éléments d’un appareil critique exhaustif ne devraient pas être prétexte à renoncer à le faire.
Les trois romans dont l’écriture est beaucoup moins discontinue, même dans le cas du Procès,
ont bénéficié récemment en français de traductions nouvelles qui tiennent compte des acquis
de l’édition Fischer ; mais pour les inédits des Carnets, malgré les notes très documentées de
Claude David dans la Pléiade, un travail exhaustif reste encore à faire, dans la mesure où traduire
seulement le nouveau texte établi suspend le geste créatif de l’auteur sans laisser entrevoir tous
les possibles de l’œuvre en gestation. D’une retraduction, on peut attendre beaucoup  : «  Les
retraductions rappellent qu’une œuvre n’est jamais finie, du moins qu’on ne peut finir de la
comprendre. Toute traduction nouvelle est promesse d’aller au-delà, au moins ailleurs12. » Ce qui
vaut pour « l’œuvre » autorisée par son auteur prend d’autant plus d’importance pour ses écrits
inachevés. Loin de la sacralisation du texte qui fut longtemps de mise dans les études kafkaïennes,
les éditions critiques nous montrent non seulement que le texte est instable et fragile, mais qu’il
a aussi besoin d’un truchement entre le lecteur, souvent sidéré par sa découverte du manuscrit,
et sa compréhension du texte retranscrit.

Si l’édition Fischer permet de reconstituer la genèse et l’histoire des textes, et offre ainsi
la possibilité d’une reconstruction historique de la démarche créatrice à l’œuvre, la «  géogra-
phie » des manuscrits reste l’apanage de l’édition Stroemfeld, qui montre la disposition topo-
graphique exacte des entrées sur chaque page. Dans cette édition, chaque Carnet in-8° bénéficie
d’un volume spécifique qui présente sa reproduction photographique page à page, avec la trans-
cription diplomatique en regard. On retrouve donc la pagination du carnet à l’identique : une
page recto est une page de droite, une page verso une page de gauche. Groupés deux par deux
dans des coffrets, les Carnets sont accompagnés d’un volume de documentation (Franz Kafka-
Heft) qui recueille les éléments nécessaires à l’utilisation des volumes de textes et des documents
connexes, comme la reproduction des publications issues de ces carnets, avec leurs variantes. Il
faut souligner le caractère non seulement exhaustif mais aussi pragmatique de l’édition Stroem-
feld. La fonction documentaire de ces cahiers d’accompagnement apparaît ainsi sous l’angle de
l’illustration par l’image, quand il s’agit de mettre en relation le Rapport pour une Académie avec
une publication enfantine d’avril 1917, pour dater précisément les Carnets 8°Ox3 et 8°Ox4, ou
par la reproduction d’un choix d’extraits des lectures de Kafka à Zürau évoqués dans des lettres
de septembre 1917 pour le Carnet 8°Ox6.
Ces documents étaient déjà connus et répertoriés dans l’édition Fischer ; ici, leur présence
sous forme d’images nécessairement frappantes change quelque peu la donne. Là où le chercheur
par exemple aurait consulté lui-même le livre de Max Scheler Die Ursachen des Deutschenhasses13
pour apprécier ce que Kafka retire réellement de sa lecture, la photographie de quelques pages
tout à fait parlantes lui est proposée, en correspondance avec les entrées du Carnet. Ce minu-
tieux travail ne dispensera cependant pas l’herméneute de devoir statuer sur la valeur exacte
de ces phrases souvent citées de Kafka, qui semblent dorénavant s’apparenter davantage à des
commentaires qu’à des citations : « Le travail comme joie, inaccessible aux psychologues » et
« Nausée après trop de psychologie14 » ; comment reconnaître ce qui revient à Scheler dans ce
qu’on attribue à Kafka, et que peut masquer un trop-plein de documentation ?
Les Carnets Franz Kafka 5 à 8 recueillent aussi les observations que l’éditeur scientifique a
tirées de son travail. R. Reuß s’attache à cerner la poétique de Kafka à cette époque dans certaines
esquisses et fragments de caractère métapoétique. Fragments inauguraux ou fragments situés à
la position stratégique du bas de page, beaucoup expriment selon lui le caractère expérimental,
provisoire et affiché, de l’écriture qui s’inscrit littéralement contre les modèles et la tradition
littéraires, et surtout contre la constitution d’une œuvre, d’un livre. R. Reuß tient à montrer
que l’espace restreint des petits carnets mobiles écrits au crayon crée chez Kafka les conditions
d’une libération de l’écriture qui s’abandonne à elle-même et s’auto-engendre dans son processus

63
et sa progression. Il tire argument, par exemple, de la valeur métatextuelle inscrite dans la poly-
sémie du mot allemand Absatz dans le fragment inaugural du Carnet 8°Ox3 : signifiant à la fois
« le palier de l’escalier » et « le paragraphe typographique », le terme, en relation avec l’ensemble
du discours sur l’escalier dont il est nommément question, induit un discours second, de nature
auto-réflexive et spéculative sur les problèmes littéraires de la lecture et de la réception. R. Reuß
systématise ce phénomène, souvent observable dans la prose de Kafka, au profit d’une esthétisa-
tion radicale de la création littéraire.
Réfutant la conception du flux continu de l’écriture (Schreibstrom) que Pasley, l’éditeur de
Fischer, donne pour sa part comme caractéristique de l’écriture du Château, Reuß met en avant
une relation purement matérielle à l’écriture chez Kafka. Reliant les unités syntactiques et l’unité
d’une ligne ou d’une page de manuscrit, il décrit le mouvement progressif de l’écriture comme
entièrement dirigée par la matérialité prosaïque de cette situation scripturale, et susceptible d’en-
trer en contradiction avec l’intention du discours. Pasley, parlant d’une théorie « kleistienne »
de l’accomplissement progressif des récits dans l’écriture15, voyait là deux processus parallèles et
complémentaires, créateurs de sens. Reuß s’attache au contraire à retrouver dans l’image maté-
rielle de l’écriture sur la page de manuscrit les traces du croisement de l’intention d’écriture avec
l’immanence et la contingence liée au processus matériel de l’écriture, qu’il s’agisse du schéma
que dessine sur la page le passage à la ligne ou le paragraphe; les limites des fragments, des lignes
ou des pages jouent par conséquent un rôle dans la constitution du récit. Très liées à l’image du
texte sur la page, ces considérations privilégient les situations de rupture, comme l’interruption
créée dans le récit du Chasseur Gracchus par le passage inattendu de la troisième à la première
personne16. Reuß voit dans la dernière ligne de la page un arrêt qui permet ensuite le ressaisisse-
ment de son sujet par l’auteur, au verso.
Mais on pourrait tout aussi bien arguer de la fluidité manifeste de l’écriture, dans ces pages
précisément, pour porter cette interprétation au compte d’un effet de lecture, plus que d’un
effet d’écriture. Et il est parfois dommage que des analyses souvent convaincantes ressortissent
presque exclusivement à cette géographie de la création littéraire, là où les réitérations insistantes
des fragments ou tout simplement leurs thèmes incitent à sortir de l’immanence pour inter-
roger l’histoire. Le Rapport pour une Académie du quatrième Carnet traite certes de l’imitation
« simiesque », mais il y a tout de même un hiatus entre l’allégorie développée au fragment 13 du
Carnet précédent (8°Ox3) autour du problème de l’imitation en art, et le phénomène de l’assi-
milation à la culture allemande à une époque spécifique de l’histoire des Juifs européens tel qu’il
est évoqué dans le récit ultérieur.

Les deux éditions critiques de Kafka prouvent que la matérialité du texte joue un rôle
éminent dans la constitution de ses récits, et l’on gagne toujours à exploiter les relations de voisi-
nage qu’entretiennent récits et fragments, esquissés ou inachevés. Ce faisant, il ne faut jamais
manquer d’interroger les mécanismes de l’écriture, comme le montre Reuß, sans négliger toute-
fois l’articulation entre le sensible et l’intelligible dans la progression volontaire et opiniâtre du
discours de Kafka.
Les Carnets in-8° d’Oxford présentés avec leurs manuscrits et rendus lisibles par leurs trans-
criptions diplomatique et linéaire, dans les deux éditions critiques qui protègent désormais le
corpus kafkaïen de l’inéluctable altération du temps, offrent un précieux témoignage du phéno-
mène de la création littéraire, où se manifeste l’impulsion originelle, parfois contradictoire et
heurtée, qui va donner naissance à ce que souvent seule notre lecture constituera en œuvre. L’édi-
tion Stroemfeld n’est pas une édition ornementale destinée aux happy few capables d’apprécier
« la première gorgée de manuscrit et autres plaisirs minuscules ». Venant après l’édition Fischer,
elle justifie a posteriori les choix des éditeurs scientifiques de celle-ci, tel un texte original placé
en face de sa traduction dans les éditions bilingues. Elle assure matériellement l’existence d’un
texte qui porte encore les traces de son engendrement. L’édition Fischer permet qu’on lise et

64
qu’on transpose l’œuvre de Kafka rescapée de l’Histoire dans toutes les langues de Babel. On ne
trouve généralement dans « Kafka », ses manuscrits et ses « œuvres », que ce que l’on y cherche
avec obstination. Mais le texte devait être, pour ce faire, disponible dans son intégralité, ce qui
est enfin chose faite, et qui devrait désormais en permettre une approche moins dogmatique.

notes

1. M. Pasley/K. Wagenbach, « Datierung sämtlicher Texte Franz Kafkas » in Kafka-Symposion, Munich, Deutscher Taschen-
buch Verlag, 1969 (© 1965, Berlin, Klaus Wagenbach), p. 43-65.
2. F. Kafka, Schriften Tagebücher Briefe. Kritische Ausgabe, J. Born, G. Neumann, M. Pasley, J. Schillemeit, Francfort/M.,
S. Fischer (éd.), 1982 sq. (= KKA = Fischer).
3. Franz-Kafka-Ausgabe, R. Reuß et P. Staengle (éd.), Francfort/M.-Bâle, Stroemfeld, 1995 sq. (= FKA = Stroemfeld).
4. Voir note 7.
5. On trouvera sur le site http://www.textkritif.de (Institut für Textkritik, maître d’œuvre de l’édition Stroemfeld) une
concordance entre les textes des trois éditions (Findbuch, en cours d’élaboration).
6. Voir, en particulier, la lettre datée du 12 septembre 1916.
7. F. Kafka, Œuvres complètes, III, Gallimard, 1984, p. 815. (Désormais mentionnées : OC ).
8. Gesammelte Schriften, 2e édition en 5 volumes, New York, Schocken Books, 1946.
9. F. Kafka, OC, II , Gallimard, 1980, « Récits et fragments narratifs ».
10. Id., OC, III, « Journaux. Lettres à sa famille et à ses amis ».
11. Id., Nachgelassene Schriften und Fragmente I, Malcolm Pasley (éd.), Francfort/M., S. Fischer, 1993. Nachgelassene Schriften
und Fragmente II, Jost Schillemeit (éd.), Francfort/M., S. Fischer, 1992.
12. Y. Chevrel, « La Retraduction – und kein Ende », in R. Kahn, et C. Seth (éd.) : La Retraduction, Rouen, PURH, 2010,
p. 11-20.
13. Franz Kafka-Heft 7, p. 17-48.
14. F. Kafka, OC, III, p. 431 et 432.
15. « die allmähliche Verfertigung der Geschichten beim Schreiben » : M. Pasley, « Die Schrift ist unveränderlich... », Essays zu
Kafka, Francfort/M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1995, p. 106.
16. 8°Ox2, p. 10 recto, et F. Kafka, OC, II, p. 456.

65
Le concept et l’histoire de
l’édition critique en fac-similé
Karl Dietrich Wolff

Quand Müller est revenu des États-Unis, en 1977, je crois, il a atterri à Francfort et il est
venu directement nous voir. Il avait appelé auparavant.
Cela s’était passé ainsi :
— Ici Heiner.
— Heiner qui ?
— Heiner Müller.
— Quel Heiner Müller ?
— De Berlin. Berlin-Est.
Il venait pour demander quelque chose de très spécifique et il nous a donné tout de suite
de lui-même la réponse qu’il présumait que je devais donner : « Bon, pour moi, c’est très clair.
Quand on ne s’en sort pas avec la politique, alors on se tourne vers les classiques.  » Mais ce
n’était pas vrai. Mon ami Michel Leiner, notre graphiste, et moi, nous nous étions retrouvés
dans la maison d’édition, et il y avait toujours autour de nous une sorte d’explosion de gauche
de la société ; mais nous, nous étions dans notre petite maison d’édition [le Roter Stern Verlag]
et c’était très silencieux et un petit peu comme dans l’œil d’un cyclone. Nous nous sommes
demandé un jour: « Que voulons-nous faire de cette maison d’édition, au juste ? Et voulons-nous
vraiment continuer à nous en occuper ? » Aussi nous l’avons pratiquement refondée à neuf après
cette première phase de combat politique, en décidant de ne publier désormais que des livres
que nous aimions, plus encore : des livres que nous aurions nous-mêmes envie d’acheter. Cela
nous a conduits tout d’abord à ne plus faire certains livres et surtout à rejeter certaines formes
d’auto-instrumentalisation politique. Du coup, nous avons eu bientôt pas mal de démêlés avec
nos amis et nos camarades. Par exemple, avec le « Conseil des maisons de Francfort » (Frankfurter
Häuserrat), qui voulait que l’on publie une documentation sur la lutte des Conseils de maisons.
Ce que nous avons refusé.
Le premier livre qui nous a rendus heureux c’était un livre sur l’histoire des positions de la
recherche littéraire allemande par rapport aux Brigands (Die Räuber) de Schiller. C’était un livre
pourvu d’un riche et bel appareil critique qui étudiait sur deux cents ans comment Les Brigands
de Schiller avaient été interprétés et arrangés par l’histoire de la littérature au gré des événements
historiques.
Notre publication majeure en ces toutes premières années fut une revue pédagogique qui
s’appelait Éducation et lutte de classes (Erziehung und Klassenkampf ). Nous avons vendu dix
mille exemplaires de chaque livraison (et il y en a eu quatre par an). Mais nos relations se sont
distendues et nous nous sommes séparés. Ce que sont devenus depuis tous les enseignants et
les travailleurs sociaux de gauche, le diable seul le sait… Lors d’une des dernières réunions du
comité de rédaction d’Éducation et lutte de classes à l’Université (Gesamthochschule) de Kassel au
début de l’été 1974, j’étais si énervé que j’ai fui la séance et me suis promené dans le foyer de
l’université, un peu par hasard j’ai regardé des petites annonces et, sur le nombre, il y avait là

66
une petite affiche de l’Université Populaire (Volkshochschule) de Kassel : un certain D. E. Sattler
annonçait un cours sur Hölderlin, la Révolution française et l’idéalisme allemand. Je suis rentré
immédiatement en contact avec lui. D. E. Sattler était dessinateur publicitaire. Il avait de très
petites photographies des manuscrits de Hölderlin. On ne pouvait pratiquement rien voir. Mais
on pouvait voir que c’était corrigé, écrit en bas, en haut, etc. Il nous a montré ça et a dit : « Ça, ce
sont les manuscrits de Hölderlin et qu’est-ce qu’ils en ont fait ! » Il parlait comme un prophète,
furibard, et il nous montrait que les textes de ces manuscrits très compliqués n’étaient pas repré-
sentés comme il convient dans les éditions faites jusqu’alors. Je ne peux pas retracer en détail ici
toute l’histoire de l’édition Hölderlin de Francfort. En tout cas, cette rencontre et notre travail
ont marqué le début de ce qui a fait de nous les éditeurs que nous sommes aujourd’hui.
Avec cette édition, nous avons fondé la première édition moderne en langue allemande qui
se donne pour tâche de faire que le lecteur et utilisateur comprenne – nous parlons toujours d’un
lecteur émancipé – et puisse vérifier toutes les étapes, de l’état des manuscrits jusqu’aux repré-
sentations du texte en passant par les transcriptions. Nous aurions probablement succombé à la
lassitude si nous avions su qu’il nous faudrait plus de trente-deux années pour publier ces vingt
volumes, l’œuvre entière de Hölderlin et trois grands suppléments en fac-similé. La recherche
universitaire allemande et l’association Hölderlin nous ont attaqués d’une manière complète-
ment absurde et méchante. Et cela nous a fait plaisir. Tout à coup, nous nous sommes rendu
compte que nous ne venions pas pour rien du mouvement étudiant, mais que nous faisions la
reconquête d’une partie de la tradition littéraire. Qu’une petite maison d’édition très singulière
ait pu justement naître de ces discussions, nous ne pouvions pas le pressentir, et je dois dire que
cela a été une grande chance et un grand bonheur que d’avoir eu des concurrents aussi bêtes et
d’avoir vu les auteurs que nous aimions nous tomber dans les bras l’un après l’autre.
Aujourd’hui, on dit souvent que nous sommes un éditeur classique à part. Mais nous l’avons
souvent dit : nous ne faisons pas les classiques officiels (Staatsklassiker), nous faisons les classiques
de la périphérie, Hölderlin, Kleist, Trakl, Kafka. Roland Reuß et Peter Staengle étaient venus à la
fin des années 1980 nous proposer de faire une édition critique et historique des œuvres d’Hein-
rich von Kleist que nous avons pu commencer en 1988, et terminer cette année (2010). L’édi-
tion Hölderlin de Francfort et l’édition Kleist de Brandebourg ont été d’une certaine manière
notre CAP, mais c’est l’édition historique et critique de Kafka qui doit représenter notre brevet
professionnel.
À ce propos, je dois souligner le bonheur que ce fut pour moi d’avoir pu entreprendre
l’édition historique et critique de Franz Kafka. Comme vous le savez, en Allemagne au moins,
un éditeur de Kafka doit s’appeler Wolff 1; j’avais toujours rêvé de pouvoir éditer Kafka, mais
je pensais n’avoir aucune chance de pouvoir le faire. À l’automne de 1987, Roland Reuß, Peter
Staengle et moi sommes allés à Munich rendre visite à l’un des rares professeurs de littérature
allemande qui, à notre connaissance, s’intéressait à nos éditions, et qui était aussi, vu ses publi-
cations, assez fin pour qu’on puisse lui poser certaines questions. Nous voulions en effet lui
demander s’il pouvait nous écrire une recommandation pour les demandes de subventions que
nous désirions déposer pour l’édition Kleist de Brandebourg. En fin de compte, il ne nous a
pas donné cette recommandation ; il était à l’époque doyen de sa faculté et disait ne pas avoir
le temps. Mais notre visite chez lui fut pourtant très intéressante. Je ne suis pas sûr qu’il ait
compris à quel point. Il s’est mis en effet à nous raconter les discussions entre les responsables
de la nouvelle édition de Kafka en préparation chez S. Fischer. Comme nous l’avions imaginé,
le professeur Neumann avait proposé de concevoir cette nouvelle édition de chez Fischer selon
les principes et sur l’exemple de notre édition Hölderlin de Francfort, c’est-à-dire en partant des
manuscrits.
Concernant cette proposition de prendre comme base les manuscrits, je dois souligner – la
plupart d’entre vous le savent – qu’au moment de la mort de Kafka, l’essentiel de son œuvre
n’était pas publié et n’existait que sous la forme d’esquisses parfois rejetées par Kafka, qui n’est pas

67
sans rappeler la situation de l’œuvre de Hölderlin. Donc, à la mort de Kafka, 80 % , au moins,
des textes qu’il laissait et que Max Brod a sauvés, n’étaient pas publiés. Je ne veux pas spéculer sur
les raisons qui ont amené S. Fischer à refuser à l’époque la proposition du professeur Neumann,
mais il est tout à fait clair que ce refus d’entreprendre une édition véritablement nouvelle de
Kafka, sur la base des manuscrits et de leur reproduction en fac-similés, nous a ouvert la possi-
bilité de nous attaquer à cette publication, qu’aujourd’hui nous sommes toujours en train de
réaliser. D’après tout ce que nous savons maintenant, ils ne pensaient pas que quelqu’un d’autre
oserait s’attaquer à un tel projet. Et, si l’on tient compte des difficultés auxquelles nous avons fait
face entre-temps, on comprend aussi qu’ils ne pouvaient pas se l’imaginer.
Mais, comme je l’ai déjà noté, quand on rencontre des difficultés pour mener un projet
qui semble être bon et qu’on aime, la volonté de combattre grandit. Au départ, si l’on se fie à
la répartition des manuscrits, la situation était très compliquée. Environ 80 % des manuscrits
conservés et connus de Kafka se trouvent à la Bodleian Library d’Oxford. Le seul ensemble
important existant ailleurs se trouve aux Archives littéraires allemandes (Deutsches Literaturar-
chiv) de Marbach. La liasse (Konvolut) capitale de Marbach est le manuscrit du Procès. Le Procès
provient de la propriété de Max Brod, qui l’a sauvé lors de sa fuite devant la Wehrmacht en 1939
en laissant certains de ses manuscrits personnels à Prague, puis l’a emporté en Palestine, avant
de le transférer en Suisse en 1956 après la guerre des Six Jours, estimant peu sûr de le laisser en
Israël.
Marbach avait acquis les manuscrits du Procès selon une procédure tout à fait publique et
mondialement suivie. En Israël, personne ne s’y intéressait, ce qui est étonnant au vu de ce qui
se passe actuellement avec l’héritage Hoffe. Le manuscrit du Procès a été exposé chez Sotheby
à Londres, après avoir déjà été montré à Marbach pendant un certain temps. Si je me souviens
bien, il a été mis publiquement aux enchères après avoir été exposé pendant six semaines. Tous
ceux qui auraient voulu protester contre cette vente auraient donc eu beaucoup de temps pour
le faire. Comme personne n’a protesté, personne n’a mis en doute non plus qu’Ester Hoffe avait
légalement hérité du manuscrit de Brod. Le Literaturarchiv de Marbach, lui-même, n’a pas
acheté le manuscrit, c’est la République Fédérale qui l’a fait. À l’époque, c’était le manuscrit le
plus cher jamais mis en vente et la République Fédérale l’a laissé ensuite comme prêt perma-
nent à Marbach. Cette situation nous a donné la possibilité unique de demander à Marbach la
permission d’entreprendre la réalisation d’un fac-similé pour une édition historique et critique
du Procès. Quand, à l’automne de 1994, Roland Reuß et moi sommes allés voir le directeur des
manuscrits à Marbach, le Dr Meyer, celui-ci a jubilé : « Formidable, enfin quelqu’un s’y met ! »
Là-derrière, se cachait le fait que l’éditeur prédestiné pour cette tâche, S. Fischer, n’avait absolu-
ment pas pensé à le faire. Et ainsi nous avons réussi, de septembre 1994 à janvier 1995, à faire
scanner la première partie des manuscrits du Procès et, le 2 janvier 1995, donc un jour après que
l’œuvre de Kafka était tombée dans le domaine public, à sortir le volume d’introduction de la
nouvelle édition critique et historique.
À cette époque, il n’y avait pas les scanners d’aujourd’hui. Le scanner était une machine
énorme, dans laquelle tournait un grand cylindre sur lequel on pouvait tendre une page de
manuscrit, et nous devions nous rendre en train de Marbach à Stuttgart avec une valise en métal
attachée à notre bras par une chaîne métallique, parce que seules deux entreprises de Stuttgart
pouvaient faire ce travail. Et puis on a scanné tous les jours huit pages du Procès qu’on a ensuite
vérifiées avant de faire les films ; ensuite, on a effacé les scans parce que l’emplacement de la
mémoire avait la taille d’un pneu de poids lourd. Heureusement la technique a évolué ! Ce que
nous faisons est très différent de ce que les entreprises qui ont poussé au développement de cette
technologie ont jamais pu imaginer.
J’ai été à la première foire CeBit – technologies électroniques – à Hanovre, probablement
au début des années 1980, avec une transcription d’un manuscrit de Hölderlin, je suis passé d’un
stand à l’autre et la leur ai montrée. J’ai posé la question de savoir s’ils avaient des programmes

68
qui pouvaient faire cela ? Parce que, jusque-là, nous avions travaillé avec un IBM-Composer,
c’est-à-dire une machine à écrire avec des « têtes » différentes. On ne peut savoir à quel point les
entreprises électroniques de cette époque ignoraient les évolutions technologiques auxquels elles
allaient être confrontées.
Je ne veux pas retracer en détail les différentes étapes que nous avons dû ensuite franchir
pour rendre possible la poursuite de notre édition historique et critique de Kafka. Je dirai seule-
ment qu’il a été très dur d’obtenir l’accès aux manuscrits d’Oxford. D’abord, on ne voulait
même pas nous recevoir à la Bodleian Library, mais quand, en Angleterre, l’opinion publique a
insisté pour qu’on nous traite de manière plus fair, l’état d’esprit a bientôt été tel que la fairness
a pu prévaloir. Ensuite nous avons fait la connaissance des membres de la famille de Kafka qui
vivaient encore, de l’une de ses nièces à Prague et d’un petit-neveu à Londres, qui représentait la
famille auprès de la Bodleian Library. Et nous sommes heureux que les tentatives de nous calom-
nier auprès de la famille Kafka aient complètement échoué. C’est difficile à imaginer, mais, à
l’époque, on n’avait pas hésité à raconter à la nièce de Prague que ce KD Wolff, qui voulait faire
cette édition de Kafka, était un stalinien notoire. Pourtant, j’avais été, en 1968, en Allemagne de
l’Ouest, le premier à organiser, devant la mission militaire soviétique à Francfort, une manifesta-
tion contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par les États du Pacte de Varsovie.
Finalement, non seulement nous avons eu accès à tous les manuscrits de Kafka à Oxford,
donc à la partie essentielle des archives, mais la fondation Krupp à Essen a financé pour près d’un
demi-million d’euros la photographie et le scannage de l’ensemble des manuscrits d’Oxford.
Depuis cette époque, la technique a tant évolué que notre édition a continué à progresser. Et,
malgré tous les obstacles pour obtenir le soutien de l’Agence Nationale pour la Recherche alle-
mande (DFG) et d’autres subventions en faveur des collaborateurs de l’édition, nous avons pu
publier chaque année au moins un volume de la nouvelle édition historique et critique de Franz
Kafka qui part des manuscrits et représente les différentes parties de son héritage.

Actuellement, nous avons terminé sept volumes2. Le plus volumineux, évidemment : celui
du Procès. La singularité du fac-similé du Procès, c’est de pousser complètement ad absurdum tout
le débat sur l’ordre des prétendus chapitres : nous avons fabriqué, pour les différents chapitres,
des cahiers séparés, que nous avons mis ensemble dans un coffret ; le lecteur de notre édition
reçoit ainsi les fac-similés des manuscrits comme Kafka les a laissés, ce qui veut dire que, si cet
ordre ne lui plaît pas, il peut le changer. En tout cas, nous avons fabriqué 16 cahiers de chapitres
et, en plus, un cahier de suppléments et un CD-ROM, et ainsi sécurisé vraiment cet héritage.
Les manuscrits de Kafka sont tous écrits sur du papier de bureau de l’époque, d’assez
mauvaise qualité, ou sur des carnets de bureau ; les carnets, en particulier, sont presque tous
faits avec un très mauvais papier, qui déjà depuis un bon moment a commencé non seulement à
jaunir, mais aussi à s’émietter. L’édition historique et critique de Franz Kafka ne vous sert donc
pas seulement à vous, ses lecteurs, mais elle est utile aussi à tous ceux qui viennent après nous,
parce qu’elle met les sources en sécurité.
Quand nous avons fait scanner Le Procès en 1994, il y avait par exemple cette page du
chapitre de la cathédrale où commence Devant la loi (Vor dem Gesetz) : « Devant la porte de
la Loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne […]. » C’est un
manuscrit que Kafka lui-même avait déjà séparé du contexte du Procès et publié de son vivant ;
c’est-à-dire que Kafka avait retiré ce manuscrit du Procès, à l’endroit où Devant la Loi se place
dans le chapitre de la cathédrale, et l’avait donné à imprimer à la Selbstwehr, qui l’a fait à partir
de ce manuscrit. Quand nous l’avons scanné en 1994, on pouvait voir qu’il y avait au milieu
de la page un petit trou ; et le pli que Kafka a probablement fait lui-même, quand il l’a séparée
du reste du manuscrit pour l’apporter à la rédaction de la Selbstwehr, était bien visible. Quand
le manuscrit du Procès a été exposé à Marbach, on demandait aux gens quelle page ils aime-
raient voir, et à peu près une personne sur deux voulait voir Devant la Loi. On n’a pas cessé de

69
le montrer. Et depuis que nous l’avons scannée en 1994, cette page du manuscrit s’est frac-
tionnée en quatre morceaux. Parmi les manuscrits que nous avons scannés à Oxford, plusieurs
depuis, encore intacts lors de notre travail, se sont désagrégés, eux aussi, à cause du temps qui
passe et de la mauvaise qualité du papier. Pour la première fois nous voyons nous-mêmes qu’il
ne s’agit pas seulement d’une édition de bibliophile, mais vraiment aussi d’une édition-archive.

22 juillet 2010

Traduit de l’allemand par W. Asholt et J.-P. Morel.

notes

1. Allusion à Kurt Wolff (1887-1963), qui, entre 1912 et 1920, a publié six des sept livres de Kafka qui ont paru du vivant
de celui-ci.
2. Sont disponibles à ce jour :
Introduction (1995) - 128 p.
Cahiers in-quarto d’Oxford 1 & 2 (2001) - 1 coffret, 534 p.
Cahiers in-octavo d’Oxford 1-8 (2006-2011) - 4 coffrets, 1366 p.
Description d’un combat (1999) - 1 coffret, 474 p.
La Métamorphose (2003) - 1 coffret, 470 p.
Le Procès (1997) - 1 coffret, 834 p.
Feuillets de Zürau (2011) - 1 cassette, 408 p.
Le Château, en préparation (2014).

Et, en suppléments, les reprints de chacune des premières éditions de :


La Métamorphose (2003).
Un médecin de campagne (2006).
Le Procès (2008).
Dans la colonie pénitentiaire (2009).
Considération (2013).
Le Château, en préparation (2014).

70
Les Feuillets de Zürau1 sont-ils
des « aphorismes » ?
Roland Reuß 

Août 1917 : un changement radical


Pour Kafka, la nécessité de procéder à un changement radical de son écriture vint de l’analyse
qu’il fit de sa maladie pulmonaire, survenue au milieu du mois d’août 1917, sans qu’il ait reçu, en
même temps que cette tâche, les moyens de la mener à bien2. Kafka interpréta l’irruption de la maladie
comme une défaite complète. La menace de mort émanant de la parole de pouvoir paternelle, expres-
sion autoritaire et dotée d’autorité par excellence 3, frappait de suspicion tout discours visant à « agir
sur ». Mais aussi, tout spécialement, les conditions du discours narratif, car, à travers les arrangements
habituels du contrôle linguistique (en particulier l’uniformité de la perspective narrative), celui-ci
pactisait, de façon indirecte, avec l’aspect performatif autoritaire qui accompagne tout discours.
La recherche d’une « issue » hors des apories d’une langue intrinsèquement liée au pouvoir
fut dès lors le moteur de l’écriture. Sur ce point, il importe de voir que, dès le début, Kafka a
mis en avant la représentation d’une « issue », plus modeste que la pensée d’un salut et d’une
libération. Peu avant son hémoptysie déjà, c’était le concept fondamental qui dominait de larges
passages du Carnet 8°Ox4. Dans l’histoire transverse Un croisement, il apparaît pour la première
fois dans un passage biffé :

Un jour que, comme il peut arriver à n’importe qui, je ne parvenais pas à trouver une solution (keinen
Ausweg ) à mes problèmes commerciaux et à toutes leurs conséquences, que j’étais sur le point de tout
abandonner et que, dans cette disposition d’esprit, je restais étendu chez moi sur mon fauteuil à bascule
[…]4.

Il domine complètement les ébauches d’Un compte rendu pour une académie5, culminant
dans l’élucidation sémantique explicitement mise en avant par Peter-le-Rouge :

J’ai peur qu’on ne comprenne pas avec exactitude ce que j’entends par issue (Ausweg). J’emploie le mot
dans son sens habituel et le plus plein. C’est à dessein que je ne dis pas liberté. Je ne veux pas parler
de ce grand sentiment de liberté dans toutes les directions. Comme singe, je l’ai peut-être connu, et
j’ai rencontré des êtres nobles qui en avaient le désir. Mais, pour ce qui est de moi, je n’ai jamais alors
demandé, ni ne demande aujourd’hui, la liberté. Soit dit en passant, la liberté sert trop fréquemment,
entre les hommes, à se duper. Et de même que la liberté compte parmi les sentiments les plus sublimes,
de même l’illusion correspondante est des plus sublimes6.

Avec son balancement caractéristique entre affirmation et négation : « Je vois une issue/
Je ne vois pas d’issue » (Ich weiß keinen Ausweg)7, la notation 5 de la page centrale du Carnet
8°Ox5 – par laquelle commence l’entrée en forme de réflexion qui fixe la scène de l’hémoptysie
(OC, III, p. 431) – fait partie de ce contexte. De même, la censure qui intervient de manière bien

71
caractéristique dans la notation 8 du Carnet 8°Ox7, qui sera plus tard entièrement biffée : « Est-il
possible de penser quelque chose d’inconsolable ? Ou plutôt quelque chose d’inconsolable sans
l’ombre d’une consolation ? Il y aurait une issue libératrice (ein Ausweg ins Freie) dans le fait que
la connaissance comme telle est consolation8. »

Kafka, Pascal, Kierkegaard


Trouver une issue à la situation de l’été 1917 semblait alors impossible. C’est à même la
chair que le lien immanent entre langage et condamnation à mort se faisait sentir ; l’expérience
disait qu’une simple opposition à la parole du pouvoir paternel ne ferait que reproduire celle-ci,
qu’instaurer un nouveau pôle de pouvoir. Que voudrait dire « vaincre » le père, sinon se mettre
soi-même à sa place et, par la défaite, par la mort du père, affirmer indéfiniment la fonction
paternelle ? Tout combattant de ce genre se retrouve battu par ce qu’il combat9. D’où un phéno-
mène qui peut paraître comme l’un des plus déroutants de toute l’œuvre de Kafka : les textes
courts qui apparaissent sous des dehors dogmatiques dans les feuillets de Zürau résultent de cette
phase de désespoir face à la structure de pouvoir10 immanente au discours11.
Si l’on veut décrire de manière adéquate le mode d’articulation de ce type de discours, on ne
doit pas se laisser abuser par son allure extérieure, décidée et sûre de son savoir. Lire ces textes spon-
tanément comme des textes « théoriques », c’est-à-dire au sens d’un « enseignement » – ce qui était
exactement l’état d’esprit de Max Brod12 –, c’est non seulement sous-estimer le niveau indéniable
déjà atteint dans les deux premières décennies du vingtième siècle par la critique de la métaphysique:
c’est ignorer aussi l’état de la problématique à laquelle Kafka lui-même se voyait exposé depuis août
1917. Confronté à une situation aporétique devant laquelle il était prêt à capituler, il ne lui était plus
possible de formuler des considérations « théoriques » (par exemple sur le « vrai chemin »), selon
une intentio recta et dans une sorte de seconde naïveté métaphysique. La vigueur du contraste entre,
d’un côté, son intelligence du caractère aporétique de sa situation et, de l’autre, la forme doctrinale
de l’articulation de celle-ci requiert une autre attitude de lecture pour saisir les textes brefs de Zürau.
Leur caractère de thèse, ces micro-textes la scénarisent eux-mêmes, comme dans un théâtre
de paroles. Ils la mettent en scène. Et, en même temps, la profération de ce discours connaît une
subversion fondamentale. Et c’est avant tout à cause d’elle – de ce mouvement, non de résistance
active ou de combat, mais de sape13 – que l’ensemble des cent trois feuillets qui nous ont été
transmis résiste à se laisser aligner sur l’histoire occidentale de l’aphorisme14. Kafka lui-même
n’a utilisé nulle part la notion d’« aphorisme » pour désigner la forme de ses micro-textes15. En
effet, autant l’aphorisme, genre producteur d’ensembles, de constellations, poursuit un objectif
antisystématique et de nature sceptique quant à son contenu, autant il réclame, sur le plan
performatif, dans chaque aphorisme pris à part, un sujet d’énonciation encore intact et sûr de
lui-même16. Kafka a rompu avec cette évidence.
Pour l’herméneutique des pensées notées sur ces feuillets, cette rupture est d’une impor-
tance capitale. De manière caractéristique, la lecture des Pensées de Pascal, qui est attestée pour le
début du mois d’août 1917 – et dont la forme extérieure a peut-être été pour Kafka la principale
incitation à écrire des textes courts en prose – entraîne aussitôt une critique acerbe de l’assurance
de l’écrivain qu’il compare, de manière tranchante, à un « boucher » (Selcher), ainsi que d’une
approche fonctionnelle de la Metaphysica. :

Pascal fait un grand rangement avant l’entrée en scène de Dieu, mais il faut bien qu’il existe un scepti-
cisme plus profond et plus anxieux que celui de l’homme tout-puissant qui se dépèce lui-même avec des
couteaux certes merveilleux mais en gardant le sang-froid d’un boucher. D’où lui vient ce calme ? D’où
cette sûreté de main pour guider le couteau ? Dieu est-il un char de triomphe théâtral, que, concédant
toute la peine et le désespoir des machinistes, on amène de très loin sur scène en tirant sur des cordes17 ?

72
La force puissante des aphorismes pascaliens est exposée comme une représentation théâ-
trale et l’introduction de « Dieu » dans la collection des Pensées comme un coup de force accompli
grâce à une ficelle de théâtre, un deus ex machina18. Écrire de la sorte, de manière positive
(dans tous les sens du mot) et métaphysique, n’était pas une issue envisageable pour Kafka.
L’autre œuvre spéculative qui a influencé la conception des textes brefs de Zürau est celle de
Kierkegaard : à cette période (mars 1918), Kafka ne cesse d’y revenir dans sa correspondance avec
Max Brod19. En raison de son mode caractéristique d’expression – Kierkegaard parlait, en liaison
avec son activité d’écrivain sous pseudonyme, de « communication indirecte20 » – elle parais-
sait toute désignée pour qu’il s’y rattache. En dépit de toutes les critiques qu’il fit de certaines
positions de Kierkegaard21 et qui retentissent jusque dans la formulation de ses feuillets, Kafka
était impressionné par « la justesse de la méthode de Kierkegaard ». Elle se manifestait dans ses
« publications annuelles » et dans l’effet qu’elle produisait sur Regine Olsen : « crier pour n’être
pas entendu, et crier faux pour le cas où l’on serait entendu tout de même22 ». C’est une bonne
façon de décrire la subversion méthodique de la méthode subversive. Sur le mode d’un « peut-
être », Kafka se plaisait à supposer que Kierkegaard ait réussi ainsi quelque chose « à son corps
défendant, ou en passant, sur le chemin qu’il avait pris pour aller autre part ». Réussir, avoir de la
chance : si tant est que ce soit le cas, cela contrecarre l’intentionnalité et la façon dont elle s’em-
pêtre dans « la volonté de puissance23 ». C’est en cela que la forme d’expression de Kierkegaard
était un modèle.

Le micro-texte kafkaïen : deux versions du « vrai chemin »


Le concept de méthode, héritage de la « logique » hégélienne transmis par les lectures de
Kierkegaard24, détermine les deux notations du Carnet 8°Ox7, qui furent les premières à être
reportées par Kafka sur ses feuillets25. Dans le cas de la deuxième entrée, le discours « métho-
dique  » apparaît expressis verbis  : « Toutes les fautes humaines sont impatience, interruption
prématurée de la démarche méthodique, rivetage apparent des apparences26. »

«  Je m’égare. Le vrai chemin passe par


un câble d’acier, qui n’est pas tendu en
hauteur, mais au ras du sol. Il semble être
là davantage pour faire trébucher que
pour porter le pied. »

8°Ox7, notation 5

Dans le premier micro-texte (8°Ox7 ; Feuillet 1), la relation à la « méthode » réside dans la
représentation du « vrai chemin ». Sur cette notation, on peut, avec un peu de patience, étudier
(de manière exemplaire) le procédé de représentation subversif de Kafka.
Si l’on compare les notations du Carnet in-octavo avec leur transcription sur le feuillet (illus-
trations 1 et 2), on remarque surtout, mis à part quelques petits changements sémantiques (« câble
d’acier » est remplacé par « corde »), que Kafka a complètement libéré la présentation du « discours »
de son cadre. La notation 5 du Carnet in-octavo commence encore avec la phrase : « Je m’égare. »

73
(OC, III, p. 440). Dans les formulations du feuillet 1, cette irruption explicite et tranchante du moi
poétique n’a pas été reprise. Elles commencent immédiatement par la phrase assertive sur le « vrai
chemin ». La thèse devient pour ainsi dire abstraite, exposée dans toute sa nudité.

« Le vrai chemin passe par une corde,


qui n’est pas tendue en hauteur, mais au
ras du sol. Elle semble être là davantage
pour faire trébucher que pour porter le
pied. » (Trad. H. Thiérard)

Feuillet 1

Dans cette non-reprise de la tournure du Carnet in-octavo, il faut souligner d’abord la


négation accentuée du contexte ainsi que l’exposition de la puissance instauratrice du discours.
Puisque, dans le Carnet in-octavo, «  Je m’égare  » forme la première phrase de la notation et
que, même par la suite, aucune préhistoire n’est racontée, qui renseignerait sur la genèse de
l’aberration notée, la question de savoir à quoi se rapporte cette phrase demeure comme une
lacune béante dans le texte27. Paradoxalement, cette entrée en matière abrupte fait justement
ressortir, par sa violence abstraite, l’importance du « contexte » pour comprendre l’assertion. Et
elle souligne la force instauratrice du moi poétique.
Et elle le fait principalement – à la limite externe de la notation – en montrant le locuteur 
comme quelqu’un qui s’impose de force des limites, qui s’interrompt, qui marque un temps
d’arrêt28. Sur le plan performatif, la phrase est à première vue comme l’expression d’un retour à
la raison. Implicitement, seul peut parler ainsi quelqu’un qui – en pensées ou en paroles – s’est
« laissé aller », qui n’était plus tout à fait lui-même et qui, maintenant, se rend compte qu’il a
dévié de ce qui s’appellera tout de suite après « le vrai chemin ». Ce qui se dessine là-derrière,
c’est le conflit entre un flux de pensée frayant sa voie de manière involontaire et une forme de
parcours contrôlé et méthodique, qui accepte le sujet comme instrument de mesure.
Ce n’est toutefois qu’une façon de lire cette phrase d’ouverture qui n’a l’air de rien. Elle
ne s’impose qu’à condition d’opérer un déplacement dans la structure temporelle. On lit, de
bonne foi, l’assertion et le contenu auquel elle se rapporte en opposition et en décalage dans
le temps l’un par rapport à l’autre : le discours, « par conséquent », est post factum. Toutefois,
le fait que l’on soit tenté de lire more conventione ne veut pas dire que l’on doive laisser de côté
le sens littéral. « Je m’égare » peut aussi être compris de façon que cette assertion soit elle-même
l’égarement : sa façon de s’accomplir, et non le renvoi après coup à quelque chose d’antérieur,
qui n’est pas nommé ici. Dire : « Je m’égare », c’est s’égarer soi-même. Plus la phrase touche
juste, plus elle est «  fausse  »  : paradoxe insoluble de son auto-application, dans lequel la
forme de l’assertion est en contradiction, et cela de manière pérenne, avec ce qui est formulé
expressis verbis. La phrase, dans sa forme, affirme une intelligence véritable, materialiter elle dit
exactement le contraire. Les deux niveaux de conscience, celui de l’intentionnalité contrôlée
et celui du déraillement involontaire, qui, dans le premier mode de lecture, divergeaient
temporellement, constituent ici une unité indéfectible. Seule la langue qui sert à les décrire
tient encore séparées les deux perspectives – intentione recta et intentione obliqua – en vue de
l’analyse.
En ne reprenant pas cette exposition lors du transfert sur les feuillets, Kafka détache l’incipit
du micro-texte d’un retour à la raison et d’un « rappel à l’ordre de soi-même » ; et l’instaura-
tion autoritaire d’une « leçon », sans marquage du contexte subjectif, domine extérieurement
le geste du discours. Cela ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse ici en quelque sorte de parler

74
objectivement d’un fait. L’objectivité du discours n’est qu’apparente. Le mouvement des deux
unités syntaxiques reprises sur le feuillet montre que la double perspective observée dans la
première phrase – celle qui s’écarte de l’égarement – les concerne aussi.
« Le vrai chemin passe par une corde […] » (AZ, p. 15): on prétend désormais et sans transi-
tion à un vrai savoir concernant le « vrai chemin » et la progression vers un point de fuite indé-
terminé, mais probablement situé dans le domaine et le royaume de la vérité. L’image évoquée
par le locuteur est celle du funambule. Elle a différentes implications. D’abord, la perspective
revendiquée est analogue à la direction du fil. Les deux directions se recouvrent. En outre, celui
qui marche sur un fil le fait seul. Il ne peut prétendre à l’aide d’un autre. Dans son avancée
solitaire, il s’expose au risque d’une chute à l’issue fatale. Pour y échapper, il lui est indispen-
sable de rester en équilibre au-dessus de l’abîme– une faculté qui doit être pensée non comme
maîtrise de l’immobilité mais comme technique, dynamique en soi, du maintien de l’équilibre
dans le continuum discret de la progression. Rester immobile signifierait justement instabilité.
Le funambule doit assurer l’équilibre à chaque pas, comme dans un processus. Chaque écart
dans une direction doit être compensé par un mouvement de même amplitude dans la direc-
tion opposée29.
« Le vrai chemin passe par une corde qui n’est pas tendue en hauteur mais au ras du sol. »
(AZ, p. 15). L’adjonction de la proposition relative modifie ou plus exactement dé-ment, en
gardant d’ailleurs la perspective, certaines implications de la représentation qui vient juste
de s’établir. L’élément du danger, qui avait d’abord été installé dans la représentation, en
est écarté. L’image du funambule reste certes intacte mais, à la place de l’abîme qui doit
être traversé par lui, comme artiste, se présente maintenant l’idée d’un sol proche de lui, à
peine30 plus bas que le fil. C’est comme si la représentation préalablement instaurée de l’ar-
tiste évoluant dangereusement « tout en haut des coupoles des grands music-halls31  » avait
été ramenée à celle d’un exercice pour débutants dans lequel le risque de se blesser est, vu la
hauteur d’où l’on tombe, à peu près nul. La tâche de garder l’équilibre demeure ; mais pas le
danger de mort.
«  Elle semble être là davantage pour faire trébucher que pour porter le pied  » (AZ, p. 15).
Cette phrase n’est pas seulement un complément de la première, une deuxième phrase après une
première. Elle révolutionne aussi, rétroactivement, la signification de ce qui avait été affirmé en
premier lieu et qui paraissait solidement ancré. Le fil du funambule devient un ơϰάνδαλον, une
chausse-trape. Le regard ne se dirige plus parallèlement au fil. Le fil se met scandaleusement en
travers de ce qui avait été nommé « vrai chemin ». Le regard virtuel sur le fil s’oriente en quelque
sorte à angle droit. Et le sujet implicite ne doit plus non plus nécessairement être imaginé comme
une personne dotée des capacités d’un funambule.
Alors que le fil était encore, dans la perspective de la première phrase, une partie intégrante,
visible et intégrale, du « vrai chemin », avec lequel il fallait continuellement rester en contact, à la
manière d’un artiste, pour traverser, il apparaît maintenant, si on lit à partir de la fin de la nota-
tion, comme un piège tendu, qu’il faut surtout repérer et, autant que possible, ne pas heurter en
avançant. S’il s’agissait d’abord de trouver son équilibre en marchant sur une base très étroite,
il s’agit maintenant de ne pas toucher le fil ni de trébucher en avançant, c’est-à-dire de ne pas
perdre le contrôle de son propre corps.
Ce qui est scandaleux aussi, pour finir, c’est que le ton de scepticisme fait maintenant
naître une incertitude concernant la première phrase, alors que celle-ci commençait en instal-
lant une assurance inébranlable  ; et, rétroactivement, cette incertitude déteint aussi sur la
vigueur de l’instauration première. La raison n’en est pas seulement dans l’usage du verbe
«  paraît (scheint)  », mais aussi dans la forme bizarrement vague que le locuteur choisit  de
donner à sa négation: qu’une chose semble «  plus  » déterminée de telle ou telle manière
qu’« autrement » affaiblit certes considérablement la validité de la première phrase, sans toute-
fois la nier complètement.

75
Une leçon de sagesse ?
Le mouvement immanent du micro-texte kafkaïen obéit à un parcours semé d’embûches
interprétatives. Si, après l’avoir suivi, on recule d’un pas, on reconnaît mieux ce qu’a d’exem-
plaire le mode d’approche appliqué à ce court texte. L’apparente certitude dogmatique dont
le locuteur était investi à l’ouverture se trouve exhibée du fait de sa seule notation par Kafka
comme une chose passagère. Sa véritable certitude concrète – sa « profondeur de réflexion » –, le
texte ne l’atteint qu’à partir du moment où l’on met en relation les différents modes de lecture
qui se manifestent lors de ce parcours, à travers la double mise en perspective. De plus, on peut
remarquer une fois encore que le discours – en dépit de l’attrait que l’image du « fil » exerce sur
la représentation – nous arrive de manière extrêmement abstraite. Si l’on prend cette abstraction
au sérieux, alors il est également clair qu’on ne peut, sans lui faire violence, transposer cette nota-
tion dans le contexte d’un enseignement de la sagesse – dans le sens du Tao32 ou de la Διδαχὴ33,
c’est-à-dire d’une idée de la conduite appropriée de sa vie. La notation est beaucoup trop géné-
rale pour cela; et également trop incertaine, malgré toute la certitude qu’elle affiche : un « vrai
chemin », mais pour aller où, exactement ? 
On peut faire un pas de plus et lire toute la notation comme représentation réussie de l’échec
de sa prétention performative à occuper une position de force. Le persiflage de la sagesse docte
installe la scène de parole sur laquelle les prétentions de Kafka à un savoir assuré et à un discours
contrôlé sont reconduites à la mise en scène de leur effondrement. Le discours se tient d’abord
pour lui-même en équilibre, de façon extrêmement périlleuse et artistique, sur un fil directeur
(un modèle) au-dessus de l’abîme du manque de sens. Qu’il se produise un changement radical
de perspective – et cette direction canonique apparaît comme un piège scandaleux, sans lien avec
la vérité, ou alors tout au plus un lien biaisé, de travers. Un moment d’inattention et le discours
tombe de lui-même.

Qui prétend à la vérité ?


C’est dans de telles constellations « profondément réfléchies », et non pas dans le mode
d’exposition d’un dogmatisme prompt à émettre des décrets, à la manière de Métaphysique
vieille [en français dans le texte] que se meut la langue de Kafka dans les notes de Zürau.
Si Kafka a cherché une proximité externe avec l’écriture aphoristique, c’était pour pouvoir
donner, de manière expérimentale, plus d’acuité au problème de la langue des jugements.
Il a pu ainsi représenter dans l’espace le plus réduit le caractère problématique des posi-
tions doctrinales pour subvertir et – au sens littéral – démentir la prétention à « avoir » tout
simplement la vérité et à l’énoncer avec force. Qu’il tourne sans cesse, dans les micro-textes34,
autour du concept de vérité et, ontologiquement, du « vrai », vient précisément de ce que ces
termini attirent le regard sur le caractère implicitement fondateur et quasi-transcendantal de
chaque affirmation. On le voit particulièrement bien dans la notation 179 du Carnet 8°Ox7
qui a été reprise sur le feuillet 8035. Dans le Carnet in-octavo, elle commence en globalisant
de manière apodictique : « Il n’y a que deux espèces de choses : la vérité et le mensonge36. »
Cette apodeixis hybride, effectivement incapable de garantir une certitude, pose elle-même,
avec une acuité extrême, un problème d’«  autorisation  »  : à partir de quelle perspective,
investie de quelle autorité (patriarcale), peut-on sérieusement parler ainsi ? Lorsque Kafka
écrivit le feuillet correspondant, le 80, il laissa tomber la première phrase, peut-être à cause
de la violence qu’elle laissait trop clairement paraître, et il ne nota que le texte suivant, qu’il
avait perfectionné pendant un moment dans son Carnet in-octavo : « La vérité est indivisible
et ne peut donc se connaître elle-même  ; qui dit la connaître est forcément mensonge  »
(AZ, p. 91).

76
On peut lire cette période articulée en deux unités syntaxiques dans le sens d’une logique
paradoxale donnant accès à une unité préalable à toutes les divisions : logique qui se trouve posée
comme problème, de manière spéculative, à la fin du feuillet portant sur le « Urtheil/Seyn » de
Hölderlin37. C’est comme si Kafka reformulait ici une impossibilité développée par la tradition
philosophique : atteindre la vérité dans une relation de connaissance (propositionnelle). Mais
cela voudrait dire qu’on lit le micro-texte comme un « texte théorique », articulant (ainsi qu’on
se le représente d’ordinaire) une pensée située «  derrière lui  ». Mais les idées qui ont pu être
exprimées directement dans ce micro-texte ne sont que de la matière et non du contenu, selon le
mode de représentation spécifique de Kafka. En vérité – et, en parlant ainsi, je ne fais que repro-
duire le modèle de constellation de base –, en vérité la représentation kafkaïenne, qui est litté-
raire, emprunte au paradoxe d’Épiménide38. La forme de la déclaration, qui vise pourtant bien
à communiquer une vraie connaissance, se retourne contre ce qui est matériellement exprimé.
Dire de la vérité, en empruntant sa forme même, qu’elle est soustraite à la connaissance, libère
un retournement critique dont il est absolument indispensable de percevoir la force subversive
pour comprendre le texte.
Une méthode consistant à s’arracher par la subversion à l’omniprésente illocutionary force
patriarcale de l’expression, telle a été la tentative de Kafka pour sortir par l’écriture de l’impasse
dans laquelle il se trouvait. Que, pour ce faire, il ait mené une expérience sur l’une des formes
les plus dogmatiques du discours, dévoile la radicalité analytique de son entreprise. Supposer
que le moi poétique de ces textes fasse preuve d’assurance est tout aussi erroné que de croire
qu’on pourrait arriver, par distillation de ces micro-textes, à extraire quelque chose comme une
« doctrine » du Kafka tardif. Ce qui devrait résulter de leur première lecture, c’est une déstabi-
lisation. Viendrait ensuite l’explication patiente de la multiplicité de leurs positions, qui n’a pas
du tout été laissée au hasard.
La « profondeur de réflexion » de ces notations vise de façon critique la configuration père-
sujet, qui se perpétue indéfiniment dans chaque individu et se caractérise de bout en bout par
la paranoïa du contrôle et le désir de possession, dans tout ce qui relève de la connaissance et de
la représentation – et, pour Kafka, par un souhait d’homicide, dont la traduction dans la langue
est un arrêt de mort. Cette structure qui accompagne chaque discours émergent pouvait-elle être
effectivement ébranlée et mise « au net »? C’est à chacun de tirer sa propre conclusion. L’étape
qu’il accomplit ensuite pour revenir au déploiement d’un récit narratif, Le Château, doit beau-
coup à l’expérience qu’il avait tentée avec les textes de Zürau: par l’indissoluble surimpression
de points de vue de la première et de la troisième personnes, la perspective narrative subversive a
donné à tout ce projet une fondation tellement chancelante que plus aucune autorité ne pouvait
asseoir sur elle une fonction de verdict.

Traduit de l’allemand par F. Herbin, W. Asholt et J.-P. Morel.

NOTES

1. Les Feuillets de Zürau sont un ensemble de feuillets séparés de petit format sur lesquels Kafka a recopié des notations issues
des Carnets in-octavo d’Oxford 8°Ox7 et 8°Ox8. L’édition Stroemfeld, procurée par R. Reuß, les présente à part, sous leur
forme authentique. Ils sont accessibles en français dans l’édition récente de R. Calasso, traduite par H. Thiérard : F. Kafka,
Les Aphorismes de Zürau, Gallimard, « Arcades », 2010 (citée par la suite : AZ ).
2. Procède aussi de cette vision une célèbre note de l’Oxforder Quartheft 12, écrit en parallèle avec 8°Ox7, qui utilise claire-
ment le vocabulaire de la métaphysique ; Kafka y a noté en résumé, entre le 25 et le 27 septembre 1917 : « Je puis encore
tirer une satisfaction passagère de travaux comme “Un médecin de campagne”, à supposer que je parvienne à en écrire
d’autres (très improbable). Mais le bonheur, je ne pourrai l’avoir que si je réussis à soulever le monde pour le faire entrer
dans le vrai, dans le pur, dans l’immuable. » (3v) [KKAT 838] ; voir F. Kafka, OC, III, p. 437.
3. Voir OC, III, p. 431. Sur le sujet, voir R. Reuß, Die Oxforder Oktavhefte 5 und 6, p. 9-11.
4. 8°Ox4, p. 24-27 ; voir OC, II, p. 1092.

77
5. Ibid., p. 96 ; 131 ; 139 ; 140 (4×) ; 143 ; 144 ; 148 (3×) ; 151 (5×) ; 159 (2×) ; 163.
6. Ibid., , p. 144-147.
7. Voir R. Reuß, Die Oxforder Oktavhefte 5 und 6, op. cit., p. 9-14.
8. 8oOx7, 12; voir OC, III, p. 441.
9. Voir R. Reuß, Die Oxforder Oktavhefte 5 und 6, op. cit., p. 14.
10. Dans ses conférences sur la théorie des actes de parole, Austin a désigné à juste titre cette caractéristique structurelle du
discours par le terminus omniprésent de « force » : cf. J. L. Austin, How to Do Things With Words, éd. J. O. Urmson et
M. Sbisà, Cambridge [Mass.], 1975, passim.
11. Les tentatives de lire dans les notices de Zürau de Kafka – ce qui peut avoir été valable pour les Maximes et Réflexions de
Goethe – l’expression d’une « sagesse de vie » sont légion. Même quand elles soulignent le statut littéraire des notations
(par exemple dans le travail de R.T. Gray, Constructive Destruction. Kafka’s Aphorism: Literary Tradition and Literary Trans-
formation, Tübingen, 1987), elles échouent du fait qu’elles ne prennent pas au sérieux la rupture de Kafka avec l’instaura-
tion performative du sens. Face aux réactions de capitulation de Kafka devant le diagnostic de la tuberculose, l’assurance
(mise en scène) des micro-textes de 1917-18 paraît venir d’une autre planète. Le problème fondamental du travail de Gray
réside dans le fait qu’il postule, pour les Aphorismes, une perspective unifiée de parole alors que la littérarité, qu’il souligne
à juste titre dans les micro-textes de Kafka, fait justement de ceux-ci un terrain d’expérimentation.
12. Voir également: K. Dietzfelbinger, Kafkas Geheimnis. Eine Interpretation von Franz Kafkas « Betrachtungen über Sünde,
Leid, Hoffnung und den wahren Weg », Fribourg-en-Brisgau, 1987.
13. Au sujet de la note apocryphe « Tiefer kann ich », la page la plus riche de significations du cinquième Carnet in-octavo,
voir R. Reuß, Die Oxforder Oktavhefte 5 und 6, op. cit., p. 15.
14. Voir à ce sujet les travaux récents de F. Spicker, Der Aphorismus. Begriff und Gattung von der Mitte des 18. Jahrhunderts bis
1912, Berlin, New York, 1997 ; Der deutsche Aphorismus im 20. Jahrhundert. Spiel, Bild, Erkenntnis, Tübingen 2004. Voir
également l’ouvrage de G. Neumann, Ideenparadiese. Untersuchungen zur Aphoristik von Lichtenberg, Novalis, Friedrich
Schlegel und Goethe, Munich, 1976, qui n’a pas perdu de son intérêt. Il est amusant de constater que c’est justement la
microforme de l’aphorisme qui donne lieu aux ouvrages de critique littéraire les plus volumineux.
15. Une notation consignée dans la marge inférieure d’une page de la liasse MS. Kafka 44 dont sont également issus les huit
« nouveaux » textes courts des feuillets de Zürau, désigne tout simplement du terme de Spruch (Parole/maxime) le genre
dont se sert le moi poétique dans une telle note : « Wäre nur einer imstande, ein Wort hinter [vor] der Wahrheit zurückzu-
bleiben, jeder (auch ich in diesem Spruch) renn überrennt sie mit hunderten. » (33r).
16. La mise en question de celui-ci s’est traditionnellement faite dans la relation des aphorismes entre eux et non pas comme
subversion de la force thétique de déclarations isolées.
17. Oxforder Quartheft 11, 31v. Notation du 2 août 1917 [KKAT 816] ; voir OC, III, p. 430.
18. Dans Blaise Pascal ou le génie français, Paris, Fayard, 2000, p. 311, J. Attali remarque que le mot « Dieu » est en effet
le substantif qui revient le plus fréquemment dans les Pensées (il apparaît 654 fois), significativement plus que le mot
« Homme » (554 fois).
19. Voir M. Pasley (éd.), Max Brod. Franz Kafka. Eine Freundschaft, II, Briefwechsel, Francfort/M., 1989, p. 230-250.
20. Les réflexions explicites de Kierkegaard à ce sujet se trouvent dans Die Schriften über sich selbst [= Gesammelte Werke, 33. Abt.],
Düsseldorf, Cologne, 1951, et dans Die Dialektik der ethischen und der ethisch-religiösen Mitteilung, traduit du danois et édité
par T. Hagemann, Bodenheim, 1997. Ce qui est important ici, c’est de refuser des lectures prenant le texte écrit comme
l’expression directe de l’auteur Kierkegaard. Il n’est pas possible de comprendre ces textes écrits sous un pseudonyme sans
considérer la rupture créée par la forme spécifique de l’exposition. Ce processus d’exposition est un héritage direct de Hegel
(même la « science de la logique » le pratique). Hegel avait souligné, dans ses cours sur l’esthétique, que les interprétations
de la poésie (et on peut étendre cela aux textes littéraires en général), qui prennent ce qui est dit comme expression directe
d’une parole personnelle, sont dans l’erreur. Tout écrivain contemporain (et probablement aussi tout écrivain plus ancien)
se comporte « à l’égard de sa matière prise dans son ensemble comme un dramaturge qui met en scène et qui expose des
personnes qui lui sont étrangères » : G. W. F. Hegel, Ästhetik, éd. par F. Bassenge, Berlin, Weimar, 1976, I, p. 579.
21. Ce qui est particulièrement clair dans l’interprétation du sacrifice d’Isaac (Gen., 22).
22. M. Pasley, Max Brod. Franz Kafka, op. cit., p. 247 (Kafka à Max Brod, Zürau, fin mars 1918). Voir OC, III, p. 892.
23. Au sujet de cette expression, voir R. Reuß, Die Oxforder Oktavhefte 5 et 6, op. cit., 15, note 67.
24. Le pressentiment de cet arrière-plan est visible dans la fascination qui émane chez Kafka du concept de « profondeur
de réflexion  » (Durchreflektiertheit). Brod l’avait problématisée, dans sa lettre du 19 mars 1918, comme étant une
marque kierkegaardienne : voir M. Pasley, Max Brod. Franz Kafka, op. cit., p. 243. Fin mars, Kafka répondit de Zürau :
« Tu évoques sa profondeur de réflexion et tu sens apparemment comme moi qu’on ne peut pas se soustraire au pouvoir de
sa terminologie, de ses découvertes conceptuelles. Par exemple, également le concept du “dialectique” chez lui, ou encore
cette classification en “chevaliers de l’infini” et “chevaliers de la foi”, ou encore son concept du mouvement. Celui-là
peut vous porter en ligne droite jusqu’au bonheur de la connaissance et même un coup d’aile plus loin. Cela est-il tout
à fait original ? N’y a-t-il pas, là-derrière, Schelling ou Hegel (il s’est occupé des deux en s’opposant à leurs idées) ? »
(Ibid., p. 246 ; voir OC, III, p. 891).
25. La notation 3, consignée encore plus tôt dans le Carnet in-8° (et qui n’a pas été reportée sur un feuillet) avait déjà déve-
loppé un concept de méthode positif et, en cela, introduit le discours de Hegel sur l’absolu : « Toute science est méthodo-
logie au regard de l’absolu. C’est pourquoi il n’y a pas à craindre ce qui s’avoue clairement pour méthodique. C’est la balle
du grain ; mais ni plus ni moins que tout le reste en dehors de l’Un. », 8°Ox7, 4 ; voir OC, III, p. 439.

78
26. AZ, p. 16, voir note 1. Voir la première version qui limite l’ensemble à la psychologie (comme « faute ») : 8°Ox7, 16.
[Voir illustrations 1 et 2 : 8°Ox7, notation 5 et Feuillet 1].
27. L’analogie avec l’intervention du projet du Gardien du tombeau (« kleine Pause ») est évidente. Pour l’interprétation de
celui-ci, voir R. Reuß, « Die ersten beiden Oxforder Oktavhefte Franz Kafkas. Eine Einführung », in Franz Kafka-Heft 5,
2006, p. 3-26 (ici : p. 24-26).
28. On peut en effet comprendre aussi l’ouverture comme une métaréflexion sur le concept de « contenu » : loin d’être un
concept d’opposition à la forme (cette place est réservée au concept de matière), le contenu n’apparaît qu’à partir de la
réflexion sur ce qui est exprimé à travers la forme.
29. L’ensemble n’est pas seulement en lui-même une image du passage (« Über-Gang », dans le vrai sens du mot), il l’est aussi
pour le mouvement à l’intérieur de la première phrase que Kafka a laissée dans l’in-octavo.
30. Voir au sujet de la sémantique du mot « knapp » (juste, à peine) : J. C. Adelung, Grammatisch-kritisches Wörterbuch der
Hochdeutschen Mundart, Leipzig, 1793/1801, II Sp. 1650f. Avec son usage (car il suppose un jugement et une évaluation
des choses), un premier moment subjectif se glisse expressis verbis dans la diction qui revendique l’objectivité.
31. F. Kafka, « Première peine », Un jeûneur et autres nouvelles, GF-Flammarion, p. 55.
32. Le Tao Te King de Lao Tse a souvent été retraduit en allemand du temps de Kafka. À côté de la traduction commentée,
révolutionnaire, de R. von Strauß (parue pour la première fois en 1870), existait la traduction maintes fois rééditée de R.
Wilhelm, Tao Te King. Das Buch des Alten vom Sinn und Leben, parue en 1911, chez E. Diederichs à Iéna. Diederichs a
aussi publié les volumes de Kierkegaard, traduits entre autres par C. Schrempf, que Kafka a lus à Zürau. Dans la préface,
R. Wilhelm désigne clairement l’« opuscule » comme « collection d’aphorismes ». Quant au terminus de TAO dans le
sens de « chemin », cf. la postface de M. Buber à son choix de textes des Reden und Gleichnisse des Tschuang-Tse, p. 82-117
(ici p. 100-107).
33. La Zwölf-Apostel-Lehre (Didachè), texte paléochrétien qui date probablement d’avant la seconde moitié du iie siècle av. J.-C.
– le premier manuscrit (Codex Hierosolymitanus) fut découvert en 1875 à Constantinople et édité pour la première fois
en 1883 par P. Bryennios –, commence par la leçon appelée la leçon des deux chemins : « Il y a deux chemins, le chemin
de la vie et celui de la mort, mais la différence entre les deux chemins est grande », Didachè / Zwölf-Apostel-Lehre. Traditio
Apostolica / Apostolische Überlieferung, traduit et annoté par G. Schöllgen et W. Gerlings, Fribourg-en-Brisgau, Bâle,
Vienne et al., 2000, p. 99. – Cet écrit qui remonte sans doute à une tradition juive a surtout été popularisé par sa publi-
cation par A. von Harnacks, Lehre der zwölf Apostel nebst Untersuchungen zur ältesten Geschichte der Kirchenverfassung und
des Kirchenrechts (Leipzig 1884) et Die Apostellehre und die jüdischen beiden Wege (Leipzig, 1884).
34. À côté du feuillet 1, il faut évoquer les notations des feuillets 23, 60, 63, 80, 86, 105 et 106.
35. Elle est étroitement liée, par le symbole d’insertion et la présentation en double page 32v/33r, au texte « Prométhée » et
à la problématique éditoriale de sa fin. Voir à ce sujet R. Reuß, « Running Texts, Stunning Drafts », in S. Corngold, R.
Gross (éd.), Kafka for the Twenty-First Century, Rochester [NY], 2011, p. 24-47.
36. Voir OC, III, p. 464. L’opposition caractéristique entre vérité et mensonge se trouve, comme on sait, dans le titre du texte
de jeunesse de Nietzsche Über Wahrheit und Lüge im außermoralischen Sinne, qui ne fut imprimé qu’après la succession,
en 1903.
37. Comme l’ont tenté G. Kurz et M. Frank, « Ordo inversus. Zu einer Reflexionsfigur bei Novalis, Hölderlin, Kleist und
Kafka », in H. Anton et al. (éd.), Geist und Zeichen. Hommage à Arthur Henkel, Heidelberg, 1977, p. 75-97.
38. H. Diels et W. Kranz (éd.), Die Fragmente der Vorsokratiker, 3 vol., 6e éd., Berlin, 1951-52, I 3B1 ; la phrase d’Épiménide
le Crétois est ainsi transmise (et, de façon intéressante, sans verbe) : « Kreter immer Lügner, böse Tiere, faule Bäuche »
(« les Crétois, toujours menteurs, méchantes bêtes, ventres mous »).

79
Les Aphorismes de Zürau :
la recherche d’une forme
textuelle paradoxale
Hélène Thiérard

Ayant pris entre octobre 1917 et février 1918 un certain nombre de notes plus ou moins brèves
dans ce qu’on a par la suite appelé les Carnets in-octavo, Kafka entreprend dès le mois de février 1918
un processus de sélection, d’ajouts et de corrections successives qu’il abandonnera pour le reprendre
en 1920, sans toutefois le mener à terme, laissant un ensemble d’une centaine de notations, sans
titre. Mon objectif n’est pas ici de retracer par le menu l’histoire de la genèse des Aphorismes de
Zürau1, mais d’interroger celle-ci afin de mieux comprendre la nature du projet. Après avoir exposé
les grandes lignes des études kafkaïennes consacrées aux aphorismes (qui s’appuient en général sur
un corpus beaucoup plus large), je proposerai une « lecture dynamique » du corpus restreint que
constituent Les Aphorismes de Zürau. Il s’agit de comprendre la motivation de la sélection initiale
de 1918 et les critères selon lesquels les modifications postérieures (ajouts et suppression) ont été
opérées. Kafka était-il à la recherche d’une forme nouvelle pour l’écriture fragmentaire des apho-
rismes ? Ce processus reflète-t-il la mise en place progressive d’un jeu herméneutique avec le lecteur ?

Les aphorismes de kafka : le corpus élargi


Les études consacrées aux aphorismes de Kafka sont confrontées à deux problèmes majeurs.
Le premier concerne le statut spécifique qui leur a été attribué, en retrait de l’œuvre proprement
dite ; le second réside dans la difficulté de manipuler un corpus de textes vaste et aux contours
aléatoires.
Mû par le désir de sauver l’œuvre de Kafka d’une lecture nihiliste qui assimilerait sa pensée
à celle de l’existentialisme athée d’un Camus ou d’un Sartre, Max Brod fait publier dès 1931
la sélection d’aphorismes qui nous occupe sous un titre aux connotations très religieuses  :
Betrachtungen über Sünde, Leid, Hoffnung und den wahren Weg 2. Brod s’évertue en effet à séparer
der Erzähler Franz Kafka et der Denker Franz Kafka, soulignant l’ancrage transcendantal de
textes réflexifs censés faire contrepoids à la vision du monde marquée par le doute dont témoi-
gneraient les textes narratifs :

Le Kafka des aphorismes a reconnu l’indestructible (das Unzerstörbare) qui est en l’homme, son rapport
au noyau métaphysique du monde est celui, positif, de la foi3.

Brod induit ainsi une double exclusion des aphorismes hors du champ littéraire, d’une
part, comme document biographique (Kafka aurait fini par trouver la foi à la fin de sa vie),
d’autre part, comme méta-commentaire de l’auteur sur son œuvre. Le rapport ainsi établi entre

80
l’œuvre narrative – la vraie – et ces méditations perçues comme l’envers de l’œuvre, est d’ordre
élucidatoire : il nourrit l’espoir d’y trouver la révélation du contenu implicite des textes narratifs,
comme si les aphorismes eux-mêmes étaient écrits dans un langage limpide, non équivoque, ne
nécessitant aucune interprétation. Parmi les différentes études consacrées aux aphorismes de
Kafka, celles de W. Hoffmann sont particulièrement marquées par ce travers.
Hoffmann prend pour objet un corpus large, constitué non seulement des Betrachtungen
über Sünde... et de la série d’aphorismes Er de 1920, mais aussi de notations aphoristiques collec-
tées au fil des Cahiers in-octavo, de la correspondance et du Journal – il est donc confronté à un
ensemble hétérogène à tous points de vue. Sans vraiment méconnaître l’hétérogénéité théma-
tique des textes concernés, Hoffmann place délibérément « les questions religieuses » au centre
de l’écriture aphoristique kafkaïenne ; les autres questions gravitent autour de ce centre mysté-
rieux et n’intéressent que dans la mesure où elles y conduisent :

[Elles] traitent de phénomènes psychiques, de mécanismes comportementaux, de traits de caractère, de lois


éthiques, de perceptions paradoxales et de rapports sociaux, et la situation existentielle élémentaire ainsi
représentée constitue pour ainsi dire une prémisse de pensée qui incite aux considérations théologiques4.

Outre l’aplatissement que la clef théologique fait subir à une pensée complexe et pleine
de précautions, la lecture de W. Hoffmann est d’une manière générale axée sur la recherche de
concordances. Cette lecture forcée résulte d’efforts démesurés pour reconstruire une continuité
et un consensus de pensée là où le texte ne cesse d’exhiber son intrinsèque discontinuité et ses
dissensions internes5.

On trouve la démarche inverse chez R.T. Gray6, qui s’attache en principe au même corpus
foisonnant que W. Hoffmann, mais qui inscrit l’écriture aphoristique de Kafka dans l’histoire de
ce genre littéraire7, rappelant que les contradictions internes constituent une dimension essen-
tielle du texte aphoristique, en particulier dans sa tradition allemande. Les aphorismes de Kafka
sont donc placés aux côtés de ceux de Schopenhauer, Lichtenberg et Wittgenstein. C’est une
pensée «  excentrique  » et conflictuelle qui, dans la lignée du premier romantisme allemand
(Fr.  Schlegel, Novalis) et de Nietzsche, travaille contre les vérités établies et préfère semer le
doute à asséner des certitudes.
Il serait donc vain, selon R.T. Gray, de chercher dans les aphorismes de Kafka la transmis-
sion d’un savoir déterminé. Si message il y a, il n’est pas tant à chercher dans le « quoi », que dans
le « comment » du texte de l’aphoriste : les dissonances qui traversent le groupe textuel invitent
le lecteur à comparer les unités entre elles, à relire, à peser la validité de ce qui est affirmé. Cette
invitation à penser par soi-même (Selbstdenken) a bien une fonction didactique, mais pas dogma-
tique. Qui plus est, le scepticisme à l’égard des systèmes se double d’un scepticisme linguis-
tique : hyper-conscient de la rigidité du langage et de sa limitation pour ce qui est de traduire
l’unique individualité des pensées, sentiments, perceptions, l’aphoriste porte l’expression à la
limite du dicible et surprend l’insaisissable (das Ungreifbare 8). Le texte aphoristique est donc pris
entre deux risques opposés : d’un côté fixation linguistique dénaturant l’insaisissable, de l’autre
dilution du sens dans une forme langagière non-communicable.

S’il incombe au lecteur d’aphorismes de reconstruire la chaîne de pensées en reproduisant


les processus mentaux qui sous-tendent le dialogisme des fragments, l’intérêt de travailler sur un
corpus réduit est évident. Plus l’ensemble est important en effet, plus le danger est grand de se
perdre dans des relations infinies, qui risqueraient de faire tourner à vide l’interprétation. Le projet
des Aphorismes de Zürau, qui réduit le corpus à une centaine d’unités, devrait permettre de dégager
des corrélations significatives. La question reste de savoir si les choix opérés aux différents stades du
projet donnent ou retirent au lecteur les moyens de reconstruire une chaîne de pensée.

81
Le corpus restreint des Aphorismes de Zürau : une mise en forme textuelle
progressive

La genèse des Aphorismes de Zürau commence avec les Cahiers in-octavo G et H 9, dans lesquels
Kafka prend un certain nombre de notes, entre le 19 octobre 1917 et le 26 février 1918, alors
qu’il séjourne chez sa sœur à Zürau. Outre les textes aphoristiques, on trouve notamment dans
ces cahiers des débuts de récits et des notations diaristiques, les unités étant séparées par des traits
horizontaux. Dans un second temps, Kafka extrait certains fragments de ces cahiers pour les reco-
pier au propre, un par page, sur des feuilles volantes de petit format soigneusement numérotées
de 1 à 109 (Reinschrift ). Cette première sélection commence probablement dès le mois de février
1918, alors que Kafka est encore en train d’écrire dans le Cahier H des aphorismes que l’on retrouve
pour certains à la fin de la sélection. Les textes sélectionnés ont été pour la plupart fortement retra-
vaillés avant d’être recopiés au propre et l’on peut suivre la trace de ces corrections dans les Cahiers
in-octavo eux-mêmes. Presque trois ans plus tard, à la fin de l’année 1920, la Reinschrift subit deux
modifications majeures : d’une part, 23 unités sont rayées d’un trait de crayon en diagonale10 ;
d’autre part, 8 nouvelles unités sont ajoutées à la sélection. Ces nouvelles unités de 1920 sont
prélevées sur les notations aphoristiques de la série Er et recopiées une par une en dessous de 8 des
aphorismes de la Reinschrift, sans se voir attribuer de numéro spécifique11.
Il y a tout lieu de penser que la numérotation des Aphorismes de Zürau, loin de fixer un
ordre définitif, a valeur d’outil de travail. D’abord, les unités choisies lors de la sélection de 1918
sont recopiées dans l’ordre de leur apparition dans les Cahiers in-octavo ; il n’y a pas de réorga-
nisation des unités. Ensuite, un certain nombre d’irrégularités dans la numérotation informe de
l’état transitoire du texte qui nous est parvenu : les numéros 65 et 89 sont manquants, soit qu’il y
ait eu méprise, soit plus probablement que des aphorismes recopiés dans un premier temps sous
ces numéros aient été par la suite retirés de la sélection. Les numéros doubles 8/9, 11/12, 70/71
suggèrent eux aussi d’autres exclusions à partir de la Reinschrift, laissant derrière elles des béances
dans une numérotation que rétablit le dédoublement des numéros voisins12. Sur la base de ce
procédé, il est permis d’envisager quelle aurait été l’étape suivante de la genèse du texte, une fois
écartés les 23 feuillets qui portent les unités rayées au crayon. Ceci uniquement pour insister sur
le fait que Les Aphorismes de Zürau ne constituent pas une forme textuelle achevée, mais un objet
textuel en devenir, un projet.

Lecture dynamique
C’est pour respecter la dimension du projet que je propose maintenant une lecture dyna-
mique des Aphorismes de Zürau. Cette lecture prend pour point de départ deux thématiques
majeures  : l’image du chemin et la conception du temps. Le nombre restreint d’aphorismes
concernés permet d’observer le fonctionnement des différentes unités l’une par rapport à l’autre
à l’intérieur de chaque série, et, dans un va-et-vient permanent entre la matière brute des Cahiers
in-octavo13 et la forme textuelle non achevée des Aphorismes de Zürau, de comprendre la nature
des choix opérés au cours du projet.

A. Le temps

L’analyse de R. Robertson14 montre que la conception du temps (Zeitbegriff ) est essentielle


dans la reconstruction de la chaîne de pensée aphoristique. Sans cette catégorie, le lecteur ne
peut pas saisir la portée des unités où il est question de la différence entre le monde sensible et
le monde spirituel ou encore du péché originel et de l’exclusion du paradis. Selon Robertson,
le problème dont Kafka essaie de venir à bout au moyen des aphorismes est double : 1. Peut-on

82
espérer, par l’introspection notamment, faire coïncider être et conscience, dont la non-identité
est caractéristique de la condition humaine ? 2. Comment réconcilier la concentration spirituelle
nécessaire à cette tâche et les devoirs que l’on a envers les autres membres de la communauté15 ?
Concentrons-nous sur le premier problème. C’est grâce à l’appropriation du mythe de la Chute
que Kafka explore la relation entre le monde spirituel et le monde sensible, relation de même
nature que celle qui oppose être et conscience. Citant l’aphorisme 64 d’après le manuscrit des
Cahiers in-octavo, Robertson commente : « La chute n’est pas un événement dans le temps, mais
un état atemporel qui consiste à être étranger au paradis et où l’on peut reconnaître un état
de conscience étranger à l’être » ; et de conclure : « La nature illusoire du temps est un thème
fréquent dans les aphorismes. » Ainsi, on ne peut vouloir sortir de cette aliénation en retournant
en amont de la Chute (puisqu’il n’y a pas de passé), ni en engageant un combat avec le mal
(puisque, d’une manière générale, tout activisme est à proscrire et éloigne du but16). L’homme
ne peut envisager d’atteindre un état d’union de l’être et de la conscience que s’il réduit son être
le plus possible : « Ce qui subsiste sera alors le noyau indestructible de son être, qui fait partie
de “das Unzerstörbare”17. » Il s’agit de passer à un stade de développement spirituel plus élevé.
Bon nombre d’aphorismes perdent de leur caractère sybillin quand on leur postule comme
prémisse de pensée la nature illusoire du temps. Or la comparaison des Cahiers in-octavo avec
la Reinschrift permet d’affirmer que Kafka a délibérément gommé, au cours des étapes posté-
rieures de la genèse, tout ce qui pourrait donner au lecteur cette prémisse. L’aphorisme 64 porte
la trace de corrections majeures dans ce sens. La notation initiale : « La mise au ban du paradis
est, dans sa majeure partie, un processus atemporel et éternel » est devenue « La mise au ban
du paradis est, dans sa majeure partie, éternelle. » Quelques lignes plus bas, une parenthèse
explicative sur ce que l’aphoriste entend au juste par « l’éternité du processus » « (ou en termes
temporels : l’éternelle répétition du processus) » a également été supprimée. Qui plus est, dans
les Cahiers in-octavo, l’aphorisme 64 était directement suivi d’un fragment qui lève l’ambiguïté
du terme « éternel » :

Dem Diesseits kann nicht ein Jenseits folgen, denn das Jenseits ist ewig, kann also mit dem Diesseits
nicht in zeitlicher Verbindung stehen.

L’ici-bas ne peut pas être suivi d’un au-delà, car l’au-delà est éternel et ne peut donc pas être avec l’ici-bas
dans une relation temporelle.

Manifestement trop explicite, la notation n’a pas été sélectionnée pour la Reinschrift.
De la même manière, le terme de Zeitbegriff lui-même disparaît à mesure des remanie-
ments du texte. Lors de la sélection initiale, en effet, l’aphorisme 6 : « Le moment décisif de
l’évolution de l’humanité est toujours l’instant présent [...] » est recopié sans l’incise « si nous
laissons tomber notre conception du temps ». La dernière occurrence du mot dans le projet
disparaît en 1920 avec l’exclusion de l’aphorisme 40 :

40 Nur unser Zeitbegriff lässt uns das Jüngste Gericht so nennen, eigentlich ist es ein Standrecht.

40 Seule notre idée du temps nous fait nommer le Jugement dernier ainsi, à vrai dire c’est une cour
martiale.

On constate donc, pour la série d’aphorismes considérée, que le remaniement de 1920


participe du même geste que la sélection initiale et poursuit de manière cohérente l’intention
de ne pas livrer au lecteur toutes les prémisses de la chaîne de pensées. En s’appuyant sur l’idée
des deux dangers qui, selon Gray, guettent l’expression aphoristique, on est tenté de dire qu’en
éliminant certaines prémisses, l’aphoriste entend préserver son texte d’une trop grande fixation

83
du sens. Établir trop clairement une prémisse aussi essentielle que celle de l’illusion du temps
rendrait en effet possible la lecture des aphorismes concernés de manière individuelle. Seul l’effa-
cement de la prémisse garantit la dynamique heuristique, la réalisation sur le mode performatif
d’un « penser » plutôt que la réception d’une pensée.

B. Le chemin

Comme le passage à un état de conscience supérieur se fait paradoxalement sans effort,


conformément au concept « Kavannah » emprunté à la tradition de pensée hassidique, Robertson
s’interroge sur l’image du chemin, qui implique au contraire une progression active :

Il n’est pas évident de comprendre comment cette mortification statique est compatible avec le progrès
spirituel actif impliqué par l’image du chemin, dont Kafka offre plusieurs variations.

Seul le numéro 21 semble satisfaisant à cet égard, qui présente « une image qui réconcilie
dialectiquement les notions opposées d’effort spirituel et de renonciation à l’effort18 ».
Force est de constater que les aphorismes recopiés en 1918 mettent en place une spatialisa-
tion paradoxale : on croit savoir qu’un chemin connecte deux lieux, celui où l’on est et celui où
l’on va – ou tout au moins ici et un autre lieu, où l’on n’est pas. Or, dès l’aphorisme numéro 1 de
la sélection, le chemin empêche d’avancer, il semble être là pour faire trébucher. L’éventualité de
la plaine où l’on pourrait avancer (aphorisme 14) est remplacée par l’image de la pente escarpée,
où seuls des reculs sont possibles. Dans l’aphorisme 21, le chemin n’est pas au premier plan, il
vient comme une alternative envisagée à un premier mode de locomotion qui mène dans le loin-
tain, le jet de pierre. L’aphorisme 24, en affirmant l’identité spatiale entre le sol et les pieds qui
s’y posent, constitue la négation même de l’idée de cheminement. L’aphorisme 38 indique que
quand on croit parcourir du chemin, c’est qu’on fait route dans le mauvais sens. Dans l’apho-
risme 39a19, le chemin étant infini, il n’y a pas d’arrivée en vue. Enfin, le chemin de la vie (104)
est labyrinthique. Donc, si l’image du chemin est très présente dans Les Aphorismes de Zürau, cela
semble surtout être pour mettre en doute la possibilité même qu’on puisse se rendre d’un lieu à
un autre par ce chemin. Cet « autre lieu », on ne s’y rend pas dans les aphorismes, on s’y trouve,
et ce alors qu’on n’y a jamais été :

17 An diesem Ort war ich noch niemals : anders geht der Atem, blendender als die Sonne strahlt neben
ihr ein Stern.
17 Jamais encore je n’ai été en ce lieu : le souffle y est autre, plus aveuglante encore que le soleil, une
étoile brille à ses côtés.

Dans la critique, les interprétations concurrentes ne manquent pas concernant l’image du


chemin  ; les uns, comme Hoffmann, accentuant la connotation biblique du «  vrai chemin  »
(1), les autres, comme Gray, la connotation épistémologique – l’avancée par jet de pierre (21)
pouvant être considérée comme « interruption prématurée de la démarche méthodique » (2).
Observons maintenant les remaniements ultérieurs de la série : la sélection initiale a subi
deux ajouts (76’ et 26’) ainsi que deux exclusions (14 et 39a).

76’ Ein Umschwung. Lauernd, ängstlich, hoffend umschleicht die Antwort die Frage, sucht verzwei-
felt in ihrem unzugänglichen Gesicht, folgt ihr auf den sinnlosesten d. h. von der Antwort möglichst
wegstrebenden Wegen.
76’ Un revirement. Aux aguets, craintive, la réponse rôde autour de la question avec espoir, scrute
désespérément son visage inaccessible, la suit sur les chemins les plus insensés, c’est-à-dire ceux qui vont
chercher au plus loin de la réponse.

84
L’ajout du numéro 76’ établit un lien direct entre le motif du chemin et le couple ques-
tion/réponse, lequel apparaît en tout par trois fois (36, 56 et 76’) dans Les Aphorismes de Zürau
comme une variation du même paradoxe20. Cette intersection entre la série du chemin et celle
du couple question/réponse opère une modulation importante des connotations liées au chemin
au sein du groupe ; la connotation biblique s’en trouve affaiblie au profit de celle de la méthode.
Mettons désormais en regard le retrait de l’aphorisme 39a rayé, et l’ajout du 26’ ; il apparaît
que le second vient en remplacement du premier, et corrige le paradigme du chemin :

39a Der Weg ist unendlich, da ist nichts abzuziehn, nichts zuzugeben und doch hält doch jeder noch
seine eigene kindliche Elle daran. « Gewiß auch diese Elle Wegs mußt Du noch gehn, es wird Dir nicht
vergessen werden. »
39a Le chemin est infini, il n’y a rien à soustraire, rien à ajouter et pourtant, chacun pourtant le mesure
à sa propre petite aune d’enfant. « Sûrement te faudra-t-il encore parcourir cette aune de chemin, on ne
va pas t’en faire cadeau. »

26’ Es gibt ein Ziel, aber keinen Weg ; was wir Weg nennen, ist zögern.
26’ Il y a un but mais pas de chemin ; ce que nous appelons chemin est hésitation.

Avec le remplacement d’une proposition (39a) qui pose le chemin comme infini21 par une
proposition qui nie l’existence du chemin (26’), il y a désambiguïsation de la sélection initiale
qui posait de manière équivoque l’existence d’un chemin tout en mettant en doute le fait qu’on
puisse par ce biais se rendre dans un autre lieu. La suppression de l’aphorisme 14 s’explique de
la même manière et participe aussi d’une radicalisation du geste initial :

14 Giengest Du über eine Ebene, hättest den guten Willen zu gehn und machtest doch Rückschritte,
dann wäre es eine verzweifelte Sache ; da Du aber einen steilen Abhang hinaufkletterst, so steil etwa, wie
Du selbst von unten gesehen bist, können die Rückschritte auch nur durch die Bodenbeschaffenheit
verursacht sein und Du mußt nicht verzweifeln.
14 Si tu marchais dans une plaine, que tu étais bien décidé à avancer et que malgré tout tu reculais, ce
serait un cas désespéré ; mais comme tu gravis une pente escarpée, aussi escarpée peut-être que tu l’es
toi-même vu d’en-bas, les reculs ne sont peut-être dus qu’à la nature du sol et tu ne dois pas désespérer.

Dire que le chemin est infini (39a) ou encore qu’il est extrêmement ardu (14), c’est encore
postuler l’existence du chemin ; c’est encore, d’une certaine manière, encourager à se mettre en
chemin. L’aphorisme 26’, comme nous l’avons vu, corrige cette lecture. Il remplace donc à la
fois le 39a et le 14 rayés.

Nous constatons ainsi que la genèse du texte est traversée par un certain nombre de déci-
sions qui décomplexifient le jeu herméneutique pour le lecteur dans la mesure où les rapports
de groupe sont clarifiés (principe de fixation du sens). Dans le cas du groupe réuni autour de
l’image du chemin, cette clarification va dans le sens de l’interprétation donnée par Robertson
avec le concept de « Kavannah ».

Reconstruire le geste complexe qui fonde le projet des Aphorismes de Zürau n’est donc
pas impossible, pour peu que l’on prenne en compte la progressive mise en forme à partir des
Cahiers in-octavo et au-delà. Celle-ci, d’une part, accentue et donc fixe les rapports entre les
aphorismes d’une même série, désormais liés entre eux de manière extrêmement précise, écono-
mique, comme les maillons d’une chaîne recomposable ; d’autre part, la mise en forme efface les
prémisses de pensée fondamentales de la chaîne, le texte reste donc obscur dès qu’on essaie de le
lire sans le groupe. Ce qui aurait permis au lecteur d’arrêter son jugement a été exclu. La forme

85
recherchée est donc paradoxale : elle fixe à la fois le sens et le maintient en mouvement. Dans la
mesure où seul l’inachèvement du manuscrit des Aphorismes de Zürau permet de lire les étapes
intermédiaires et donc de reconstruire le projet, on peut considérer que le projet, paradoxale-
ment, se trouve réalisé par l’inachèvement même du texte.

NOTES

1. F. Kafka, Die Zürauer Aphorismen, dir. R. Calasso, Francfort/M., Suhrkamp, 2006. Pour l’édition française, F. Kafka,
Les Aphorismes de Zürau, traduction H. Thiérard, Gallimard, 2010. Les citations renvoient à ces éditions.
2. F. Kafka, Betrachtungen über Sünde, Leid, Hoffnung und den wahren Weg in Beim Bau der chinesischen Mauer : ungedruckte
Erzählungen u. Prosa aus dem Nachlass, dir. M. Brod et J. Schoeps, Berlin, Kiepenhauer, 1931.
3. M. Brod, « Kafkas Glauben und Lehre » in Über Franz Kafka, Francfort/M., Fischer, 1991, p. 223.
4. W. Hoffmann, « Aphorismen », in H. Binder, Kafka-Handbuch, Stuttgart, Kröner, 1979, tome 2, p. 474-497, ici p. 477.
5. Voir Kafkas Aphorismen, Bern, Francke, 1975, pour l’échafaudage d’une Weltanschauung religieuse postulée dès le départ,
et « Ansturm gegen die irdische Grenze ». Aphorismen und Spätwerk Kafkas, Bern, Francke, 1984, pour l’utilisation de cette
grille de lecture sur les derniers textes narratifs de Kafka.
6. R.T. Gray, Constructive Destruction. Kafka’s Aphorisms  : Literary Tradition and Literary Transformation, Tübingen,
Niemeyer, 1987.
7. Pour l’évolution des recherches sur ce genre, voir H. Fricke, Aphorismus, Stuttgart, Metzler, 1984 et G. Neumann,
Ideenparadiese : Untersuchung zur Aphoristik von Lichtenberg, Novalis, Friedrich Schlegel und Goethe, Munich, Fink, 1976.
8. Voir à ce propos H. Fricke, « Sprachabweichung und Gattungsnormen : Zur Theorie literarischer Textsorten am Beispiel
des Aphorismus », in Textsorten und literarische Gattungen, Berlin, Schmidt, 1983.
9. Ce rappel succinct s’appuie sur l’apparat critique de la Kritische Ausgabe (KKA) : F. Kafka, Nachgelassene Schriften und
Fragmente II, Apparatband, dir. J. Schillemeit, Francfort/M., Fischer, 1992, en particulier p. 24-30, 41-53, 68-97.
10. Aphorismes n° 3, 7, 14, 26, 30, 33, 39a, 40, 41, 50, 51, 52, 58, 59, 61, 72, 75, 80, 90, 91, 93, 95, 98.
11. Les feuillets numérotés 26, 29, 39, 54, 76, 99, 106 et 109 ne comportent donc pas un, mais deux aphorismes, la sépa-
ration étant marquée d’un trait de crayon horizontal. L’ajout de ces 8 unités n’augmente pas le nombre de feuillets de la
Reinschrift. Pour éviter toute confusion, nous désignerons les aphorismes rajoutés 26’, 29’, 39’, 54’, 76’, 99’, 106’, 109’.
12. Max Brod s’inspire d’ailleurs du procédé en 1931 pour exclure de son propre chef l’aphorisme 8/9, «  Eine stinkende
Hündin... », transformant les deux numéros voisins, 7 et 10, en des numéros doubles 7/8 et 9/10.
13. L’édition de poche de la Kritische Ausgabe (KKA) se prête bien à ce va-et-vient : F. Kafka, Beim Bau der chinesischen Mauer
und andere Schriften aus dem Nachlass, Francfort/M., Fischer, 1994. Pour affiner la recherche, se reporter à l’apparat
critique de la KKA est cependant indispensable, op. cit., p. 198-243.
14. R. Robertson, « Reflections from a Damaged Life : The Zürau aphorisms, 1917-1918 », in Kafka : Judaism, Politics, and
Literature, Oxford, Oxford University Press, 1985, p. 185-217. R. Robertson prend pour objet d’étude les aphorismes
notés en 1917-18 lors du séjour à Zürau, c’est-à-dire tels qu’ils apparaissent dans les Cahiers in-octavo G et H avant les
modifications dues à la première sélection.
15. En posant les termes du problème ainsi, Robertson réintègre les aphorismes au sein de l’œuvre fictionnelle de Kafka, plus
précisément entre Le Procès (disjonction être/conscience) et Le Château (responsabilité envers la communauté).
16. Voir en particulier l’activité vaine des messagers (aphorisme 47) et l’inutilité d’atteler des chevaux (aphorisme 45).
17. Ibid., p. 211.
18. Ibid., p. 121.
19. Autre irrégularité de la numérotation : le 39a est l’unique aphorisme recopié au verso d’un des feuillets numérotés.
20. Pour approfondir cette question, voir G. Neumann, « Umkehrung und Ablenkung : Franz Kafkas “Gleitendes Paradox” »,
in Deutsche Vierteljahrsschrift für Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, n° 42, nov. 1968, p. 702-744.
21. Le terme «  unendlich  » est ici ambivalent, de même que les termes «  ewig  » et «  Ewigkeit  » dans l’aphorisme 64
(voir supra) ; sur la base de l’analogie entre les catégories du temps et de l’espace, on peut déceler ici l’indice de la nature
illusoire de l’espace.

86
Les lignes du temps
Jean-Pierre Morel

La chronologie que nous proposons s’efforce de reconstituer la trajectoire de Kafka écrivain,


en reprenant notamment la périodisation en trois grandes phases, aujourd’hui adoptée par la
plupart des chercheurs, notamment en Allemagne (voir Kafka-Handbuch, Stuttgart-Weimar,
2010).
Ces trois phases seront présentées au moyen de tableaux synoptiques qui mettront en regard
les principaux événements de sa vie (première colonne), le moment où les textes les plus impor-
tants ont été écrits (deuxième colonne), la date, le lieu et le support éditorial de publication
quand celle-ci a eu lieu du vivant de Kafka (troisième colonne) et, pour les textes demeurés
inédits, la date, le lieu et le support éditorial de la première publication posthume (quatrième
colonne).
Cette quatrième colonne a aussi une place très importante parce qu’elle tente de rendre
sensible au lecteur ce que l’œuvre de Kafka, telle que nous la connaissons aujourd’hui, doit à
un travail d’édition qui a couru sur un demi-siècle après la mort de l’écrivain (et même davan-
tage, puisque des lettres inédites ont encore paru au début du xxie siècle). Dans ce travail, Max
Brod, l’héritier de la plupart des manuscrits et leur sauveteur en 1939, à l’arrivée des nazis à
Prague, a pris une part essentielle. C’est lui qui, d’abord seul, ensuite avec l’aide de plusieurs
éditeurs et collaborateurs, a révélé au public allemand, puis international, l’étendue et l’am-
pleur réelles de l’œuvre de Kafka, en commençant par les trois romans et une partie des récits
(Berlin, 1925-1931) ; qui a entrepris, dans une situation historique extrêmement menaçante, la
première publication complète des textes littéraires (Berlin et Prague, 1933-1937) ; et qui, après
la Seconde Guerre mondiale, a mené à bien la première publication des œuvres complètes, révé-
lant aussi peu à peu tous les textes autobiographiques (Francfort et New York, 1950-1974). C’est
dans le texte établi par Brod et ses collaborateurs et dans les traductions qui en ont été faites que
le monde a découvert, lu et interprété Kafka pendant un demi-siècle, là du moins où la censure
et la répression n’en barraient pas l’accès.
Cependant, ce travail d’édition ne s’est pas achevé avec la mort de Brod. Dans de
nombreux pays, mais d’abord en Allemagne, c’est une recherche scientifique collective qui
a pris le relais de l’entreprise pionnière de Brod et qui, depuis plus de trente ans, cherche à
donner un fondement scientifique (génétique, philologique, historique) à l’étude des manus-
crits de l’écrivain et à la publication de tous ses textes connus. En Allemagne, deux éditions
témoignent de cet effort : d’abord, l’Édition critique publiée depuis 1982 à Francfort par les
éditions Fischer, qui comprend aujourd’hui 12 volumes (plus les volumes d’appareil critique
ou de commentaires) et se poursuit avec la publication intégrale de la correspondance
(les années 1921-1924 restent à couvrir) ; en second lieu, l’Édition historique et critique en
fac-similé, aux éditions Stroemfeld et Roter Stern, qui a commencé en 1995, se poursuit à
Bâle et à Francfort et a déjà donné lieu à une dizaine de publications, présentées dans un
ordre assez différent de la précédente (voir supra la mise au point de Claudine Raboin). Ces
deux entreprises, à la fois concurrentes et complémentaires, ne touchent pas seulement des
spécialistes (chercheurs, universitaires, éditeurs), mais aussi le grand public  ; les éditeurs
et, en dehors des pays de langue allemande, les traducteurs reprennent désormais le texte
établi par les chercheurs et font leur profit des corrections, des éclaircissements, mais aussi

87
des datations plus précises qu’a permis l’étude scientifique des manuscrits. La quatrième
colonne des tableaux synoptiques présentés ici devait donc faire une place à ces deux éditions ;
toutefois, mentionner, pour tous les textes cités, la date de leur entrée dans celles-ci aurait
alourdi inutilement cette présentation : aussi l’a-t-on limitée à quelques œuvres extrêmement
importantes, telles que les trois romans, et à des œuvres autobiographiques, les Journaux
intimes, les lettres à des destinataires précis ou l’ensemble de la correspondance.
Avant le premier tableau détaillé, on présentera un rappel des principaux événements de la
vie de Kafka, de sa naissance à son entrée dans la vie (1883-1907). Plus tard, après le troisième
tableau, un autre rappel évoquera le sort, après 1924, de ceux qu'il a connus et qui lui ont survécu.

Années de jeunesse (1883-1907)

Le 3 juillet 1883,  Franz Kafka naît à Prague, il est le premier enfant d’Hermann Kafka
(né à Wossek en 1852) et de sa femme, Julie Löwy (née à Podiebrad en 1856), qui se sont
mariés en septembre 1882. Les parents sont tous deux juifs et provinciaux, mais d’origine sociale
différente. Hermann Kafka, fils d’un boucher, élevé dans une famille nombreuse et dans des
conditions difficiles, a dû travailler jeune comme colporteur, ouvrier du textile et voyageur de
commerce. Julie Löwy vient d’une famille de brasseurs de bière, plus aisée, instruite et cultivée.
L’année de leur mariage, ils ont ouvert à Prague un commerce en gros de mercerie et d’articles de
mode qu’ils tiendront jusqu’en 1918.
Kafka est l’aîné de six enfants : deux frères, Georg (né en 1885) et Heinrich (né en 1887),
tous deux morts en très bas âge, et trois sœurs : Gabriele (diminutif : Elli), née en 1889 ; Valerie
(Valli), née en 1890, et Ottilie (Ottla), née en 1892. Les parents s’occupant ensemble de leur
magasin, les enfants sont élevés par du personnel de maison : nourrice, bonnes d’enfants, gouver-
nante, et même une préceptrice française. Comme le commerce prospère, la boutique change
plusieurs fois de place et la famille déménage à sept reprises entre 1887 et 1907, signe d’une
nette ascension sociale. Kafka a sa chambre à lui depuis 1896. À noter qu’en dehors d’une
période qui va de l’été 1914 à l’été 1917 et des séjours qu’il fera ensuite hors de Prague, il aura
toujours vécu chez ses parents.
À partir de septembre 1889, Kafka est élève à l’école allemande de garçons du Marché de
la Viande et, à la rentrée de 1901, il va au lycée allemand de la Vieille Ville (Palais Kinsky),
fréquenté en majorité par des enfants de la bourgeoisie juive de Prague, où il reçoit une éducation
très classique (allemand, latin, grec). Ses premières amitiés datent de ces deux établissements :
dès le primaire, Hugo Bergmann et Paul Kisch ; au lycée : Ewald Felix Pribřam et Oskar Pollak,
tous nés la même année que lui. Il les retrouve pour la plupart au cours des années suivantes, à
l’université. En juin 1896, sa majorité religieuse (bar-mitzvah, « Confirmation » sur le faire-part)
est célébrée à la synagogue. Au cours de l’été 1901, reçu bachelier, il passe pour la première fois
des vacances loin de Prague, aux îles allemandes de la mer du Nord, Helgoland et Norderney,
d’abord seul puis avec son oncle maternel, Siegfried Löwy, médecin de campagne à Triesch.
En 1901, Kafka s’inscrit d’abord en chimie à l’université allemande Charles-Ferdinand de
Prague, comme ses amis Bergmann et Pollak puis, au bout de deux semaines, en droit, comme
son ami Pribřam. L’année suivante, en 1902, il fait un détour par la germanistique et l’histoire
de l’art, mais, à partir de l’automne, il se consacre entièrement au droit pendant quatre ans. En
juin 1906, il passe les derniers examens pour le titre de Docteur. En octobre 1907, après un an
de stage à Prague, ses études sont terminées. Entre-temps, il a exploré sans succès d’autres possi-
bilités : d’abord, en rencontrant un autre de ses oncles maternels, Alfred Löwy, qui a fait carrière
à l’étranger et travaille à Madrid, dans l’idée que celui-ci pourrait lui procurer un travail loin de
Prague ; ensuite, en se rendant à Munich pour tenter d’y poursuivre ses études de germanistique,
à l’exemple de son condisciple Paul Kisch.

88
C’est une époque à la fois d’enrichissement et de changements dans les amitiés qu’il
noue. Ses liens se distendent avec Hugo Bergmann, bibliothécaire à l’université de Prague à
partir de 1905 et membre de plusieurs cercles d’intellectuels juifs, ainsi qu’avec Paul Kisch,
qui évolue vers des positions nationalistes et quitte d’ailleurs provisoirement Prague en 1908 ;
ils se resserrent au contraire avec Oskar Pollak, le premier de ses correspondants réguliers
entre 1902 et 1904. Lorsque Pollak, qui s’est spécialisé en histoire de l’art, quitte l’univer-
sité de Prague en 1903, Kafka lui succède un moment comme spécialiste des questions d’art
auprès de la principale association étudiante allemande du moment, la « Lese- und Redehalle
der deutschen Studenten ».
C’est dans cette association pro-allemande, et à l’occasion des conférences qu’elle organise,
que Kafka fait, à l’automne de 1902, la connaissance de Max Brod, d’un an plus jeune que lui
et fils du directeur d’une banque pragoise. Après ses études de droit, Brod obtient un travail à la
direction des Postes à Prague (travail qu’il quittera en 1918 pour devenir critique d’art dans la
presse officielle). Leur amitié durera toute leur vie. Brod est, depuis 1904, le principal correspon-
dant de Kafka et le restera jusqu’en 1924, n’étant éclipsé dans ce rôle que par Felice Bauer, dans
les années 1912 à 1914. Kafka fréquentera aussi occasionnellement son frère Otto (né en 1888)
et sa sœur Sophie (née en 1892).
En 1903 (probablement), dans le même cadre et par l’intermédiaire de Max Brod, Kafka
rencontre Félix Weltsch (né en 1884), fils d’un commerçant en textile, qui, après une scolarité
chez les Piaristes, comme Brod, est allé au même lycée que Kafka avant de commencer des études
de droit. En 1909, il travaille à la Bibliothèque nationale et universitaire de Prague, en 1911 il
passe un doctorat en philosophie.
Enfin, à l’automne de 1904, à nouveau par l’intermédiaire de Max Brod, Kafka fait la
connaissance d’Oskar Baum (né en 1883 à Pilsen). Ayant perdu l’usage de ses deux yeux,
Baum a étudié à Vienne dans une institution pour aveugles et enseigne le piano et l’orgue à
Prague depuis 1902. Ami de Kafka pendant toute la vie de celui-ci, Baum est aussi l’un de ses
correspondants favoris à partir de 1908. C’est ce quatuor d’étudiants pragois de langue et de
culture allemande, venus de familles juives assimilées (à l’exception de Baum) et préoccupés à
des degrés divers par la question juive, et tous futurs écrivains ou penseurs (ils débutent vers
1908), que Max Brod a baptisé beaucoup plus tard le « Cercle de Prague », une dénomination
qui n’est pas officielle.
C’est aussi à la fin de ses années d’études, pendant les vacances de l’été 1907, chez son oncle
à Triesch, que Kafka noue sa première relation amoureuse durable avec une Viennoise de dix-neuf
ans, Hedwig Weiler ; elle sera rompue au début de 1909, visiblement à la demande de la jeune fille.
Le 1er octobre 1907, sur la recommandation de son oncle Alfred Löwy, Kafka est embauché
comme employé auxiliaire par l’agence pragoise des Assicurazioni Generali, une compagnie d’as-
surances privées dont la maison-mère est à Trieste et qui a des filiales dans de nombreux pays,
dont l’Autriche-Hongrie. Les conditions de travail et le salaire le poussent bientôt à chercher un
autre poste. Il quitte les Assicurazioni, sous prétexte de problèmes de santé, le 15 juillet 1908.
Il y a cependant noué avec Ernst Eisner, directeur de la filiale de Prague, amateur d’art et de
littérature, une amitié qui durera jusqu’en 1915.
Le 30 juillet 1908, Kafka entre à l'« Office d’Assurances contre les Accidents du Travail pour le
Royaume de Bohême à Prague », la plus importante des sept compagnies d’assurances fondées
en Autriche par une loi de 1887. Pour appuyer sa candidature, il a suivi des cours du soir sur
les assurances à la Chambre de commerce de Prague, mais c’est grâce à l’appui d’Otto Přibram,
président de la Compagnie et père de son condisciple et ami Ewald Felix, qu’il peut obtenir
l’accès à une administration en principe fermée aux Juifs. C’est pour lui le début d’une carrière
de fonctionnaire, de rédacteur et d’expert en accidents du travail – avec de nombreux voyages
professionnels, notamment au début de 1911 (il en tiendra le journal). Apprécié de ses supé-
rieurs, notamment Eugen Pfohl et Robert Marschner, il obtient des promotions régulières et

89
occupe des postes toujours plus élevés. En 1918, lorsque la direction de la Compagnie devient
tchèque, Kafka, malgré sa maladie, garde son poste en raison, semble-t-il, de sa connaissance
convenable du tchèque. Il ne le quittera définitivement que le 1er juillet 1922, quand, après
plusieurs tentatives infructueuses, il obtiendra sa mise à la retraite pour raisons de santé.
À partir de son entrée dans la vie professionnelle, Kafka met à profit ses congés pour
entreprendre des voyages d’agrément, le plus souvent en compagnie de Brod  : dans le Sud,
aujourd’hui italien, de l’Autriche-Hongrie et en Italie (Riva et Brescia), avec Max Brod et son
frère Otto (septembre 1909)  ; à Paris, avec les mêmes (octobre 1910)  ; en Suisse et en Italie
(Lugano, Milan), avec Brod (août-sept. 1911) ; en Allemagne (Leipzig et Weimar) avec Brod
(fin juin-début juillet 1912). Les deux derniers voyages à l’étranger auront lieu sans Brod : de
nouveau en Italie, à l’été de 1913 (Venise, Vérone, Riva), puis en Allemagne et au Danemark en
juillet 1914 (Berlin, Lübeck, Marielyst), le deuxième étant lié à la rupture de ses fiançailles avec
Felice Bauer. Après juillet 1914, la guerre, puis (en 1917) la maladie mettront un terme définitif
à ces déplacements.
Depuis 1903, c’est-à-dire dès l’âge de 20 ans, Kafka choisit aussi volontiers comme lieux de
vacances des établissements de santé, sans qu’on puisse faire la part exacte, dans ce qui l’y pousse,
entre une santé indéniablement fragile – sa première demande d’un congé maladie auprès de
son employeur date d’un an après son entrée en fonction – et le goût des traitements et des
régimes proposés par la « médecine naturelle » (Naturheilkunde), très en vogue à cette époque en
Allemagne et dans le royaume d’Autriche-Hongrie : c’est le cas presque chaque été pendant ses
années d’études, d’abord près de Dresde (1903), puis à Zuckmantel, en Silésie (1905 et 1906)
et à Warnsdorf (avril 1911) ; un peu plus tard, les séjours dans des centres de physiothérapie
suivent presque rituellement les voyages avec Max Brod : au « sanatorium Erlenbach », près de
Zurich (septembre 1911), au sanatorium naturiste «  Jungborn  » dans le Harz (juillet 1912),
au sanatorium de Riva (septembre 1913). À quelques années de distance, deux de ces séjours,
celui de Zuckmantel (en 1906) et celui de Riva, lui ont d’ailleurs procuré, de son propre aveu
(en 1916), « la douceur des relations avec une femme aimée ». La fréquentation d’établissements
de santé se poursuivra un peu pendant la guerre et reprendra surtout après 1917, mais dans un
tout autre contexte, cette fois pour lutter contre la tuberculose – non sans que la voie de l’amour
ne recoupe une nouvelle fois celle de la maladie, la relation avec Milena s’étant nouée par lettres
alors que Kafka est en cure à Merano (printemps 1920).
Ces années sont aussi, de façon plus souterraine, celles où la vocation de Kafka pour
l’écriture apparaît progressivement  ; peu avouée dans les débuts, sauf dans certaines lettres à
Oskar Pollak, vers l’âge de vingt ans, elle se forme avec ses premiers textes de quelque ampleur :
les premières versions de Description d’un combat, vraisemblablement écrite entre 1904 et 1907,
et de Préparatifs de noces à la campagne, qu’on date aujourd’hui d’août 1906 à 1907.
Elle a sans doute été favorisée par les contacts que le « cercle » des quatre amis entretient
avec plusieurs groupes littéraires allemands de Prague, très actifs jusqu’en 1912 : celui, un peu
plus jeune, du café Arco, autour de Franz Werfel (né en 1890), à la célébrité précoce (1911),
et de son ami Willy Haas (né en 1891), et dont fait partie aussi Rudolf Fuchs (né en 1890) ;
celui de « l’association Herder », au caractère juif plus marqué, et de sa revue, les Herderblätter
(1910-1911), dirigée par Willy Haas et soutenue par Otto Pick ; le « cercle Louvre » (du nom
du café où il se réunit), d’orientation plus philosophique que littéraire, et qui réunit les adeptes
de Franz Brentano ; le salon littéraire et philosophique de Berta Fanta (née en 1866) qui s’inté-
resse notamment à l’anthroposophie de Rudolf Steiner, que celui-ci vient d’ailleurs exposer en
personne à Prague en mars 1911 (Kafka le rencontre en privé à cette occasion) ; enfin l’associa-
tion étudiante juive « Bar-Kochba », créée en 1893, d’inspiration sioniste, marquée par les idées
de Martin Buber, et dans laquelle Hugo Bergmann est très actif. Dans cette série de groupes
ouverts les uns sur les autres, Kafka joue plutôt un rôle effacé, à l’opposé de Max Brod, qui
circule de l’un à l’autre comme animateur, voire comme agitateur.

90
Chronologie I (octobre 1907-août 1912)

La phase initiale va des premiers textes, restés pour la plupart inédits du vivant de Kafka,
jusqu’aux premières publications dans des revues ou des journaux allemands, à Munich, à Leipzig
et à Prague, à partir de l’été 1908 (Kafka a alors 25 ans) ; pour l’essentiel, prend forme ici le
premier livre de Kafka, Considération (traduit aussi par Contemplation ou par Regard ), paru à
Leipzig en 1912.

En italiques : les œuvres de Kafka publiées de son vivant ; entre guillemets : les textes restés inédits à sa mort.
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Oct. 1907: Kafka Probablement avant fin
est engagé par une 1907 : Le Commerçant ;
compagnie d’assurances Coup d’œil distrait par la
privée, les Assicurazioni fenêtre ;
Generali. Le Trajet pour rentrer chez
Fait la connaissance soi ; Ceux qui passent en
de Franz Blei qui courant ; Le passager du
l’invite à collaborer à tramway ; La rebuffade.
Hyperion, nouvelle revue Ces textes seront repris
bimestrielle qu’il lance dans le livre Considération
à Munich avec Carl [C].
Sternheim.

Janv.-février [en fait


9 mars] 1908 : sous
le titre d’ensemble
Considération, les textes
précédents paraissent
dans Hyperion [1908-
1910], 1re année, vol. 1,
cahier 1, Munich, éd.
H. von Weber, 1908,
ainsi que les futurs Arbres
[C] et Robes [C], venus
de « Description d’un
combat ».
30 juillet 1908 :
Kafka entre à l’Office
d’Assurances contre les
Accidents du Travail, fondé
en 1889 et dirigé par
l’État autrichien. Il y fera
carrière jusqu’à sa retraite
en 1922. Début de
nombreux déplacements
professionnels.

91
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Nov. 1908 : rencontre
de Paul Wiegler, critique
théâtral du quotidien
Bohemia entre 1908
et 1913.
6 février 1909 : premier
compte rendu littéraire de
Kafka [sur un roman de
Franz Blei, 1908], dans
Der Neue Weg, 38e année,
cahier 2, Berlin, 1909.
Mars-avril [en fait 2e
moitié de juin] 1909 :
Conversation avec l’homme
en prière et Conversation
avec l’homme ivre, extraits
de « Description d’un
combat » (version A),
Hyperion,
2e année, 1, 8, Munich,
1909.
Mai 1909 : début de la
tenue, encore irrégulière,
des cahiers in-4° du Journal.
Juillet 1909 : « Préparatifs 1re publication des
de noce à la campagne », versions A et B dans la
version B. [Peu après : revue mensuelle Die neue
version C]. Rundschau (fondée en
1890), Francfort, Fischer,
1961.
Septembre 1909 : 29 septembre 1909 : 1re publ. intégrale
vacances à Riva, sur le lac Aéroplanes à Brescia par Max Brod, Franz
de Garde, avec Brod et [version abrégée], dans Kafka. Eine Biographie.
son frère Otto. A Brescia, le n° 269 de Bohemia Erinnerungen und
le 11, spectateurs du [1828-1938], 2e quotidien Dokumente, Prague, 1937.
premier meeting aérien allemand de Prague.
international en Italie.
Nov. 1909 : Malheur [C]
(Journal, 2e cahier).
Entre fin 1907 et début 27 mars 1910 : parution
1910 : À méditer par les d’À méditer (avec quatre
gentlemen-riders [C]. textes déjà publiés par
Hyperion en 1908),
dans Bohemia, Prague,
1910, n° 86, sous le titre
d’ensemble Considération.

92
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Avant le 14 mars
1910 : L’Excursion en
montagne [C], extrait
de « Description d’un
combat » (version B).
18-19 mai 1910 : début
des entrées datées du
Journal.
Entre mars et juin 1910 :
Enfants sur la route [C],
extrait de « Description
d’un combat » (version
B).
16 juin 1910 : deuxième
compte rendu littéraire
[sur un roman de Felix
Sternheim, 1909] dans
Bohemia, Prague, 1910,
n° 83.
8-17 oct. 1910 : à Paris
avec Max et Otto Brod ;
séjour abrégé par une
furonculose.
Mai 1909 à oct.-nov. 1re publ. (versions A
1910 : « Description d’un et B mêlées) : Kafka,
combat », version B. Beschreibung eines
Kampfes. Novellen,
Skizzen, Aphorismen
aus dem Nachlaß, éd.
M. Brod et H. Politzer
Prague, Heinrich Mercy
Sohn, 1936 (Gesammelte
Schriften [G.S.], vol. 5).
1re publication (versions A
et B séparées),
éd. L. Dietz, Francfort,
Fischer, 1969. Édition
historique et critique :
Beschreibung eines
Kampfes, éd. R. Reuß, P.
Staengle, J. Unseld, Bâle,
Francfort, Stroemfeld/
Roter Stern, 1999.
27 nov. : mariage de sa
première sœur, Elli, avec
Karl Hermann.
3-9 déc. : voyage seul à
Berlin.

93
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Entre nov. 1910 et
fin février ou début
mars 1911 : Malheur [C].
19 mars 1911 : troisième
compte rendu littéraire
[à propos d’Hyperion, qui
cesse de paraître], dans
Bohemia, Prague, 1911,
n° 78.
21 février-26 mars 1911 : 1re publ. : Kafka,
« Le Monde citadin » Tagebücher 1910-1923,
[fragment narratif ], éd. M. Brod, Francfort,
(Journal, 2e cahier). New York, Fischer,
1951 (Gesammelte Werke
[G.W.], vol. 3). Éd.
critique : Tagebücher, éd.
H.-G. Koch, M. Müller
et M. Pasley,  Francfort,
Fischer, 1990.
26 août-19 sept. 1911 : Août-sept. 1911 :
avec Brod, voyage en les entrées du Journal
Suisse (Zürich), en Italie deviennent régulières
(Lugano, Milan, Stresa) et (1er cahier).
à Paris où Kafka passe de
nouveau une semaine. Au
retour, huit jours seul au
centre de physiothérapie
« Erlenbach » près de
Zürich.
5 octobre : première
mention dans le Journal
(1er cahier) de la troupe
juive de Lemberg en
tournée à Prague (sept.
1911-janv. 1912) que
Kafka va voir jouer au
« Herrmanns Café-
Restaurant “Savoy” ».
14 octobre : début d’une
amitié avec le principal
comédien, Jizchak (Isaac)
Löwy (né en 1887).
5 nov. 1911 : Grand
Bruit (Journal, 3e cahier).
Plus tard retenu pour
figurer dans C, en a été
finalement été écarté.

94
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
8 nov. 1911 : fondation
d’une fabrique d’amiante
dont Kafka, son père
et son beau-frère sont
à la fois propriétaires et
patrons. Très vite, elle
devient une source de
difficultés.
14 nov. 1911 : Le Malheur
du célibataire [C] (Journal,
3e cahier).
Nov. ou déc. 1911 : 1re éd. : Kafka,
quatrième compte rendu Erzählungen und kleine
littéraire [sur un recueil Prosa, éd. M. Brod,
d’anecdotes consacré à New York, Schocken,
Kleist, 1911]. 1946 (G.S., 2e éd., vol. 1).
Non publié.
25 décembre 1911 : 1re publ. : Kafka,
sous l’influence de sa Tagebücher 1910-1923,
découverte du théâtre éd. M. Brod, Francfort,
yiddish, réflexion de New York, Fischer, 1951
Kafka sur les petites (Gesammelte Werke,
littératures (Journal, vol. 3).
3e cahier).
5 janvier 1912 :
La Promenade soudaine
[C] (Journal, 5e cahier).
5 février 1912 : Résolutions
[C] (Journal, 5e cahier).
18 février 1912 : soirée de En lever de rideau, Kafka 1re publ. : Kafka,
récitation de Löwy. prononce un « Rapport Hochzeitsvorbereitungen
introductif sur le jargon » auf dem Lande und andere
[= la langue yiddish], écrit Prosa aus dem Nachlaß,
pour la circonstance. éd. M. Brod, Francfort,
New York, Fischer, 1953
(G.W., vol. 7).
20 juin : à l’initiative de Juin 1912 : Le Premier
Brod, rencontre à Leipzig Grand Voyage en chemin
avec les écrivains Walter de fer [unique chapitre du
Hasenclever et Kurt roman Richard et Samuel,
Pinthus et l’éditeur Ernst écrit en commun avec
Rowohlt qui demande Max Brod], Herderblätter
un livre à Kafka. Séjour [1911-1912], 1re année,
à Weimar avec Brod n° 3, Prague, 1912. Cette
jusqu’au 6 juillet. Visite revue est publiée par
de la maison de Goethe Willy Haas et Norbert
et des archives Goethe- Eisler.
Schiller.

95
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
8-29 juillet 1912 :
séjour au centre
de physiothérapie
« Jungborn » dans le
Harz : naturisme, régime
végétarien, logement dans
une hutte.
Déc. 1911-juillet 1912 :
1re version (perdue) du
roman « Le Disparu ».
13 août 1912 : rencontre
à Prague de Felice
Bauer, âgée de 24 ans,
parente éloignée de Brod,
troisième fille d’un agent
d’assurances berlinois,
directrice chez Lindström,
maison spécialisée dans
les phonographes et
les gramophones. Le
lendemain, Brod envoie à
Rowohlt le manuscrit de
Kafka, Considération.
Entre octobre 1910 et Éd. critique de tous les
août 1912 : textes de Kafka publiés
Un embobineur percé à de son vivant : Drucke zu
jour [C], La Fenêtre sur Lebzeiten, éd.
rue [C]. W. Kittler, H.-G. Koch et
G. Neumann, Francfort,
Fischer, 1996.
Éd. critique des
textes restés inédits :
Nachgelassene Schriften
und Fragmente, I, éd.
M. Pasley, Francfort,
Fischer, 1993 ; et II, éd.
J. Schillemeit, 1992.

96
Kafka par lui-même
Jean-Pierre Morel

Les résultats atteints par les deux éditions critiques –  et notamment une datation plus
exacte ou plus fine des différents manuscrits de Kafka – ne sont pas restés sans influence sur
l’histoire de l’œuvre et sur celle de la vie de l’auteur ; les nouveaux biographes de Kafka et tous
les lecteurs intéressés à mieux comprendre ou à interpréter son œuvre – ou à rêver sur sa vie – en
ont tiré un profit évident.
Afin de remettre en perspective pour nous cette existence singulière et cette production
par phases successives, coupée d’interruptions de longueur inégale, nous avons procédé, pour
ce Cahier, à un choix de textes autobiographiques extraits, selon les époques, des lettres, des
Journaux, ou des supports qui, à diverses périodes, en ont pris le relais, notamment les Carnets
in-octavo des mois cruciaux de novembre 1917 à mai 1918 (en 1918, Kafka n’a tenu aucun
journal). Une ou deux fois on a choisi de laisser coexister les différentes versions que l’écrivain
peut donner d’un même événement selon qu’il y réfléchit dans son journal ou le rapporte à un
correspondant précis. Même s’il n’était pas possible de les évoquer tous en détail, on a cherché à
ne laisser inaperçu aucun des événements qui ont marqué la vie littéraire, mais aussi l’existence
privée de Kafka (si tant est qu’il y ait du sens à les tenir séparées l’une de l’autre) et ont imprimé
un rythme sensiblement différent aux trois grandes périodes de sa vie – notamment la dernière,
faite de longs séjours à la campagne ou dans des maisons de santé, et scandée à la fin par une
succession de déplacements et de déménagements, jusque dans les toutes dernières semaines.
On a voulu aussi retenir les correspondants les plus réguliers de Kafka, qu’ils aient été des
hommes ou des femmes. La partie conservée de la correspondance avec Felice Bauer (1912-1917)
et Milena Jesenská (1920-1924), les deux principales destinataires des lettres d’amour de l’auteur,
est naturellement mise à contribution, mais avant tout dans la mesure où la rencontre de ces deux
femmes et l’évolution de leurs relations avec elles ont été déterminantes, comme l’a montré Jost
Schillemeit, pour l’écriture des textes  : Milena a sans doute suscité un regain de création chez
Kafka, dans le deuxième semestre de l’année 1920, et Felice est directement à l’origine de la période
d’écriture décisive de septembre 1912 à février 1913 (ce dont attestent, outre la correspondance
elle-même, les dédicaces du Verdict en 1913 et 1916), puis de celle qui va de l’automne 1916
au printemps 1917 (entre les retrouvailles de Marienbad et les deuxièmes fiançailles à Prague) ;
probablement est-elle en relation aussi avec la deuxième grande phase productive (août 1914-
janvier 1915), dans la mesure où l’on peut supposer que celle-ci constitue, notamment avec
Le Procès, une forme de réaction à la rupture des premières fiançailles avec Felice, en juillet 1914.
Quelle que soit la période de référence ou le destinataire de ces textes, on s’est efforcé de
mettre en avant ses choix d’écrivain, à travers les rares jugements qu’il porte explicitement sur
des parties de son œuvre, les positions plus générales qu’il prend sur la littérature contemporaine,
sur ses auteurs de prédilection et sur les gens de lettres qu’il déteste, et à travers la manière dont
il approfondit, notamment dans ses lettres à Brod, le sens qu’il donne finalement à la nature
de l’entreprise littéraire et à la sienne en particulier. On a cherché aussi à rendre compte de la
constance avec laquelle il a cultivé, notamment à partir de la période des premières fiançailles,
le projet d’aller vivre et écrire à Berlin – projet qui trouvera finalement sa réalisation, sous une
forme inattendue et très singulière, dans la dernière année de sa vie.

97
La traduction par Olivier Mannoni de ce choix de textes offre un résultat qui sera sans doute
une découverte pour ceux qui ne connaissent pas Kafka épistolier ou diariste et une surprise
pour ceux qui le connaissent par des traductions antérieures : la vigueur de la langue, l’audace
des images, les constructions parfois déconcertantes donnent de l’homme privé et de l’écrivain
Kafka une image différente de celle, plus discrète et plus policée, à laquelle on était jusqu’ici
accoutumé.

98
Lettres et Journal
(1903-1912) – Extraits

Franz Kafka

Sauf mention spéciale, ces textes ont été écrits à Prague.

Lettre à Oskar Pollak, 6 septembre 1903


[…] L’été à présent m’a un peu desserré les lèvres – je suis en meilleure santé – (aujourd’hui
je ne me sens pas tout à fait bien), je suis devenu plus fort, j’ai beaucoup été parmi mes semblables,
je peux discuter avec des femmes – il est nécessaire que je dise tout cela ici – mais en termes de
choses miraculeuses, l’été ne m’a rien apporté. […]

Je vais te préparer un colis dans lequel se trouvera tout ce que j’ai écrit jusqu’ici, de moi
ou d’autres. Il ne manquera rien sauf les affaires de l’enfance (tu vois, j’ai le malheur sur le dos
depuis une date précoce), puis ce que je n’ai plus, puis ce que je considère aussi comme sans
valeur pour le contexte, puis les projets, car ce sont des pays pour celui qui les a et du sable
pour les autres, et pour finir ce que je ne puis te montrer, car on est parcouru de frissons d’effroi
quand on se tient là tout nu et qu’on est palpé par un autre, même si on l’en a imploré à genoux.
D’ailleurs, je n’ai presque rien écrit pendant le dernier semestre. […]
Mais pourquoi tant d’histoires, n’est-ce pas – je prends un morceau (car je peux plus que ce
que je te donne, et je vais le faire – oui) un morceau de mon cœur, je l’emballe proprement dans
quelques feuilles de papier couvert d’écriture et je te le donne.

Lettre à Oskar Pollak, 8 novembre 1903


[…] Parmi tous les jeunes gens, je n’ai en réalité parlé qu’avec toi, et même lorsque je parlais
avec d’autres c’était juste en passant ou à cause de toi ou par ton intermédiaire ou en relation
avec toi. Entre beaucoup d’autres choses, tu as été pour moi comme une fenêtre par laquelle je
pouvais observer les ruelles. Seul, je ne le pouvais pas, car aussi long que je sois je n’arrive pas
encore jusqu’au rebord de la fenêtre. […]

Lettre à Oskar Pollak, 27 janvier 1904


[…] S’il ne nous réveille pas d’un coup de poing sur le crâne, à quoi bon lire un livre ?
Pour qu’il nous rende heureux, comme tu l’écris ? Mon Dieu, heureux, nous le serions autant
si nous n’avions pas de livres, et nous pourrions si nécessaire écrire nous-mêmes les livres qui
nous rendent heureux. Mais nous avons besoin des livres qui agissent sur nous comme un
malheur nous causant une grande douleur, comme la mort d’une personne que nous aimions

99
plus que nous-même, comme si nous étions expulsés dans des forêts, loin de tous les hommes,
comme un suicide, un livre doit être la hache destinée à la mer gelée qui est en nous. Voilà ce
que je crois.

Lettre à Max Brod, Triesch, mi-août 1907


[…] Je suis provisoirement autorisé à vivre encore ici jusqu’au 25 août. Je fais beaucoup
de moto, me baigne beaucoup, je reste allongé tout nu dans l’herbe au bord de l’étang, je suis
jusqu’à minuit dans le parc avec une jeune fille désagréablement enamourée, j’ai déjà retourné
du foin sur la prairie, construit un jeu avec des anneaux, porté secours à des arbres après l’orage,
mené des vaches et des chèvres au pâturage et les ai ramenées le soir à la maison, beaucoup joué
au billard, fait de grandes promenades, bu beaucoup de bière, et je suis déjà allé au temple. Mais
j’ai passé la majeure partie de mon temps – cela fait six jours que je suis ici – avec deux jeunes
filles, des filles très intelligentes, des étudiantes, très sociales-démocrates, qui doivent serrer les
dents pour s’empêcher d’énoncer une conviction ou un principe à la moindre occasion. La
première s’appelle Agathe, l’autre Hedwig. Agathe est très laide et Hedwig aussi. H. est petite
et grosse, ses joues sont rouges, ininterrompues et sans pourtour, ses incisives supérieures sont
grandes et ne permettent ni à la bouche de se fermer, ni à la mâchoire inférieure d’être petite ;
elle est très myope, et ce n’est pas seulement pour le joli mouvement avec lequel elle chausse son
lorgnon sur son nez – dont le bout est fort joliment composé de petites facettes – cette nuit j’ai
rêvé de ses petites jambes grosses et raccourcies, et c’est par ces détours que je reconnais la beauté
d’une jeune fille et que je tombe amoureux […]

Lettre à Hedwig Weiler, 29 août 1907


[….] Tu vois, je suis une personne grotesque ; si tu m’aimes un peu, c’est de la miséricorde, ce
qui me revient à moi, c’est la peur. Comme la rencontre épistolaire est peu profitable, c’est comme si
deux êtres séparés par un lac faisaient clapoter le bord de l’eau. Sur les nombreux talus de toutes les
lettres, la plume a glissé, c’est terminé, la fraîcheur est là et je dois aller dans mon lit vide. Ton Franz

Lettre à Hedwig Weiler, 8 octobre 1907


[…] Ma vie désormais est tout en désordre. J’ai tout de même un poste avec 80 minuscules
K [couronnes] d’émoluments et 8 à 9 immenses heures de travail, mais les heures en dehors du
bureau je les bouffe comme une bête sauvage. Comme jusqu’ici je n’étais pas du tout habitué à
limiter ma vie diurne à six heures, et comme, par ailleurs, j’apprends encore l’italien et veux passer
au grand air les soirées de ces si belles journées, je ne sors guère reposé de la mêlée des heures libres.
Au bureau, à présent. Je suis à l’Assicurazioni Generali, et j’ai tout de même l’espoir de me
retrouver un jour moi-même assis sur les fauteuils de pays très lointains, de voir par les fenêtres
du bureau des champs de canne à sucre ou des cimetières mahométans, quant aux assurances
proprement dites elles m’intéressent beaucoup, mais mon travail, pour le moment, est triste. Et
pourtant il est joli, parfois, d’y poser la plume et, peut-être, de se représenter que l’on croise tes
mains l’une au-dessus de l’autre, qu’on les entoure d’une main, et de savoir à présent qu’on ne
les lâcherait pas même si l’on vous dévissait la main du poignet.
Adieu

100
Lettre à Max Brod, été 1909
[…] Car j’ai fort à faire, en effet ! Dans les quatre arrondissements placés sous ma responsa-
bilité principale – sans même parler de mes autres travaux –, les gens dégringolent des échafau-
dages comme s’ils étaient ivres, ils tombent dans les machines, toutes les poutres basculent, tous
les bas-côtés s’ameublissent, toutes les échelles glissent, ce qu’on fait monter tombe par terre, et ce
qu’on pose au sol, on bute dessus. Et elles vous donnent des maux de tête, ces jeunes filles dans les
manufactures de porcelaine qui se jettent continuellement dans l’escalier avec des piles de vaisselle.

Journal, 27 novembre 1910


Bernhard Kellermann a fait une lecture : deux ou trois choses inédites de ma plume, a-t-il
commencé par dire. Apparemment un homme aimable, des cheveux gris en brosse, laborieuse-
ment rasé de près, nez pointu, sur les pommettes la chair des joues monte et descend souvent
comme une vague. C’est un écrivain médiocre avec de bons passages (un homme sort dans le
corridor, tousse et regarde autour de lui s’il n’y a personne), mais aussi un homme honorable
qui veut lire ce qu’il a promis, mais le public ne l’a pas laissé faire, à cause de la terreur que lui a
inspirée cette première histoire d’une maison de santé, et de l’ennui que lui a causé la manière
de lire, les gens, en dépit des mauvaises tensions de la nouvelle, n’ont cessé de sortir, au compte-
gouttes, avec une telle application qu’on aurait juré que la manifestation se déroulait en fait à
côté. Au moment où il a bu un peu d’eau minérale, une fois franchi le cap du premier tiers de
son récit, une grappe humaine entière est sortie. Il a sursauté. Il avait presque terminé, s’est-il
contenté de mentir. Quand il a eu fini, tout le monde s’est levé, on l’a un peu applaudi, des
applaudissements qui donnaient l’impression que parmi toutes les personnes debout, une seule
était restée assise et tapait des mains dans son coin. Kellermann voulut alors continuer à lire une
autre histoire, peut-être même plusieurs. Face à cet exode, il ne put qu’ouvrir la bouche. Enfin,
après qu’on le lui eut conseillé, il annonça : j’aimerais bien lire encore un petit conte qui ne dure
que quinze minutes. Je fais cinq minutes de pause. Quelques-uns sont restés, sur quoi il a lu une
fable où l’on trouvait des passages qui auraient donné à quiconque le droit de sortir en courant
depuis le point le plus éloigné de la salle, en passant parmi tous les auditeurs et au-dessus d’eux.

Journal, 15 décembre 1910


[…] Lorsque je m’assois à mon bureau, je ne me sens pas mieux qu’un homme qui tombe
au beau milieu de la circulation, place de l’Opéra, et se brise les deux jambes. Silencieuses en
dépit de leur bruit, les voitures s’efforcent d’aller de tous les côtés vers tous les côtés – mais la
douleur instaure un ordre meilleur que celui instauré par les policiers, la douleur de cet homme
lui ferme les yeux et dépeuple la place et les rues sans que les voitures soient forcées de faire demi-
tour. Toute cette vie lui est douloureuse, car elle constitue un obstacle à la circulation, mais le
vide n’est pas moins grave, car c’est lui qui déclenche sa véritable douleur.

Journal, 16 décembre 1910


16 (décembre 1910) Je ne quitterai plus le journal. C’est ici que je dois m’accrocher, car
c’est le seul lieu où je puisse le faire. […]

101
Journal, 19-20 décembre 1910
19 (décembre 1910) Au bureau commencé à travailler. Après-midi chez Max.
Lu un peu les Journaux de Goethe. L’éloignement retient cette vie déjà tranquillisée,
ces Journaux y mettent le feu. La clarté de tous les événements leur donne une aura de
mystère, tout comme la grille d’un parc apporte du repos à l’œil quand il contemple de
vastes surfaces de pelouse, et nous place pourtant dans une situation de respect entre êtres
de valeur inégale.
Ma sœur mariée vient justement nous rendre visite pour la première fois.
20 (décembre 1910) Par quoi excuser ma remarque d’hier sur Goethe (qui est presque aussi
dénuée de vérité que le sentiment qu’elle décrit, car le sentiment réel a été chassé par ma sœur) ?
Par rien. Par quoi excuser le fait que je n’ai encore rien écrit aujourd’hui ? Par rien. D’autant plus
que ma constitution n’est pas des plus mauvaises. J’ai en permanence cette invocation à l’oreille :
« Que vienne le Tribunal invisible ! » […]

Journal [de voyages janvier-février  1911], [Prague ou Friedland]


31 janvier 1911
[…] Je devrais passer la nuit à écrire, tant de choses s’abattent sur moi, mais ce n’est que de
l’impur. Quelle emprise cela a pris sur moi, tandis que jadis, autant que je me le rappelle, j’étais
capable de l’esquiver par un retournement, un petit retournement qui, en soi et pour soi, me
rendait encore heureux.

Journal, 2 octobre 1911


Nuit sans sommeil. Déjà la troisième de suite. Je m’endors bien, mais au bout d’une
heure je me réveille comme si j’avais placé la tête dans un mauvais trou. Je suis parfaitement
éveillé, j’ai le sentiment de ne pas avoir dormi du tout, sinon sous une fine peau, il me faut
de nouveau accomplir le travail d’endormissement et je me sens rejeté par le sommeil. Et
cela dure toute la nuit à partir de cet instant jusqu’aux alentours de cinq heures, en sorte
que je dors sans doute mais que dans le même temps de puissants rêves me maintiennent
éveillé. Je dors littéralement à côté de moi-même tout en devant me battre avec des rêves.
Vers cinq heures, la dernière trace de sommeil est consommée, je ne fais que rêver, ce qui
fatigue plus que de rester éveillé. Bref, je passe toute la nuit dans la situation dans laquelle
un homme sain demeure un petit moment avant de trouver le véritable endormissement.
Quand je m’éveille, tous les rêves sont rassemblés autour de moi, mais je me garde bien de les
traverser par la pensée. Vers le matin je soupire dans l’oreiller parce que pour cette nuit tout
espoir est perdu. Je pense à ces nuits au terme desquelles j’étais extrait du sommeil profond
et m’éveillais comme si j’avais été enfermé dans une noix. Apparition effroyable, aujourd’hui,
dans la nuit, semblable à une enfant aveugle, la fille de ma tante à Leitmeritz, qui du reste n’a
pas de fille mais uniquement des fils, dont l’un s’était un jour cassé le pied. […]. Cette enfant
aveugle, ou à la vue déficiente, avait les deux yeux couverts par des lunettes, le gauche, sous
le verre optique assez éloigné, était couleur gris lait, arrondi et saillant, l’autre était en retrait
et recouvert par un verre optique posé juste sur l’œil. Pour que ce verre soit correctement
installé du point de vue de l’optique, il était nécessaire d’utiliser au lieu de la monture qui se
pose généralement au-dessus de l’oreille un levier dont la tête ne pouvait être fixée autrement
qu’à la pommette, de telle sorte que depuis ce verre optique un bâtonnet descendait vers la
joue, y disparaissait dans la chair transpercée et butait sur l’os tandis qu’un nouveau bâtonnet

102
en fil de fer en sortait et reculait au-dessus de l’oreille. […] De jour, le monde visible m’ap-
porte son aide, dans la nuit il me découpe sans la moindre entrave. Je pense toujours à Paris,
dans laquelle à l’époque du siège, et plus tard jusqu’à la Commune, lorsque la population
des faubourgs nord et est, jusqu’alors inconnue des Parisiens, avança à l’intérieur de Paris en
l’espace de quelques mois, pénétrant à l’intérieur de Paris par les ruelles adjacentes, d’un pas
saccadé comme la marche des aiguilles d’une montre. […]

Journal, 5 octobre 1911


[…] Hier soir café Savoy. Assemblée juive – Mme Klug « imitatrice des messieurs1 » […].
À certaines chansons, en entendant la prononciation « jüdische Kinderloch2 », à maintes visions
de cette femme qui, sur l’estrade, parce qu’elle est juive, nous attire à elle, nous, les auditeurs,
parce que nous sommes juifs, sans réclamer les chrétiens ni en avoir besoin, un tremblement m’a
parcouru les joues. […]

Journal, 5 novembre 1911


[…] Si je pouvais un jour écrire un ensemble représentant un plus grand volume, bien
formé du début jusqu’à la fin, alors le récit ne pourrait jamais se détacher définitivement de moi
et je pourrais écouter tranquillement sa lecture, les yeux ouverts, parent par le sang d’une histoire
en bonne santé, mais en l’état chaque petit fragment de l’histoire se promène, sans patrie, et me
pousse dans la direction opposée – et je peux encore m’estimer heureux si cette explication est
la bonne. […]

Journal, 21 novembre 1911


[…] Mon corps est trop long pour supporter sa faiblesse, il n’a pas la moindre graisse
pour produire une chaleur bénéfique, pour conserver le feu intérieur, pas de graisse dont l’es-
prit pourrait se nourrir, pour une fois, au-delà de ses besoins quotidiens urgents, sans nuire
à l’ensemble. Comment le cœur faible qui m’a assez souvent poignardé ces derniers temps
pourrait-il pousser le sang sur toute la longueur de ces jambes. Jusqu’au genou, cela serait déjà
suffisamment de travail ; mais ensuite, il n’est plus propulsé qu’avec une force de vieillard vers
le bas froid de la jambe. Et voilà que de nouveau on a, déjà, besoin de lui en haut, on l’attend
tandis qu’il s’égare en bas. Avec un corps tout en longueur, tout est distendu. Que peut-il
accomplir en la matière, puisqu’il aurait peut-être, même s’il se tassait, trop peu de forces pour
ce que je veux obtenir. […]

Journal, 3 décembre 1911


[…] Le malheur du célibataire, qu’il soit pure apparence ou réalité, est si facile à deviner
pour son entourage, que dans tous les cas, lorsqu’il est devenu célibataire par goût du secret,
il maudira sa décision. […] Tandis que les autres, même s’ils ont passé leur vie dans leur lit de
malade, seront pourtant forcément frappés par la mort, car alors que leur faiblesse personnelle
les aurait fait tomber depuis longtemps, ils s’agrippent tout de même à leurs chers conjoints et
parents aimants, forts et en bonne santé, tandis que lui, ce célibataire, se contente dès le milieu
de sa vie, d’un espace toujours plus petit, et quand il meurt, le cercueil est juste à sa taille.

103
Journal, 25 décembre 1911
[…] Goethe, par la force de ses œuvres, retarde probablement l’évolution de la langue
allemande. Si la prose, entre-temps, s’éloigne aussi assez souvent de lui, elle est tout de même
finalement revenue à lui avec une nostalgie amplifiée, comme à notre époque, et elle s’est appro-
prié même de vieilles formules que l’on trouve chez lui mais que l’on ne met pas d’ordinaire en
rapport avec sa personne, pour jouir de la vision parachevée de sa dépendance sans limite.

Journal, 3 janvier 1912


On peut bien discerner en moi une concentration sur l’écriture. Quand il fut devenu
clair, dans mon organisme, que l’écriture était l’orientation la plus productive de ma nature,
tout se pressa dans cette direction et laissa vide la totalité des facultés orientées avant tout
sur les joies du sexe, du repas, de la boisson, de la réflexion philosophique, de la musique.
Je maigrissais dans toutes ces directions. C’était nécessaire, parce que mes forces étaient au
total si peu importantes qu’elles devaient se regrouper pour servir à peu près cette fin qu’était
l’écriture. Cette fin, je ne l’ai bien entendu pas trouvée de manière autonome et consciente,
elle s’est trouvée d’elle-même et n’est plus actuellement entravée que par le bureau – mais là,
elle l’est radicalement. […]

Journal, 6 janvier 1912


6 I 12 Hier « Le Vice-roi de Feimann ». Je perds la capacité de me laisser impressionner
par l’élément juif dans ces pièces parce qu’elles sont trop uniformes et dégénèrent en un
lamento qui s’enorgueillit de quelques éruptions plus puissantes. Avec les premières pièces,
je pouvais penser être tombé sur un judaïsme dans lequel reposent les balbutiements du
mien, débuts qui se développeront dans ma direction et, du même coup, m’éclaireront et me
feront avancer dans mon judaïsme pataud ; au lieu de cela, plus j’écoute, plus ces commen-
cements s’éloignent de moi. Bien entendu, les gens restent, et c’est à eux que je m’accroche.
[…]

Journal, 7 février 1912


Hier à l’usine. Les filles dans leurs robes, en soi insupportablement sales et défaites, les
coiffures en bataille comme si elles venaient de se réveiller, l’expression du visage constamment
fixée par le bruit incessant des transmissions et des différentes machines certes automatiques,
mais qui s’arrêtent de manière imprévisible, ne sont pas des êtres humains ; ces filles, on ne les
salue pas, on ne s’excuse pas quand on les bouscule, on les appelle pour un petit travail, elles
l’exécutent mais elles reviennent immédiatement à la machine, d’un mouvement de tête on leur
montre où elles doivent intervenir, elles se tiennent là, en jupons, elles sont livrées aux pouvoirs
les plus infimes et n’ont même pas suffisamment d’entendement pour reconnaître ce pouvoir
et se faire bien voir par leurs regards et leurs révérences. Mais quand il est six heures et qu’elles
s’en informent les unes aux autres, elles dénouent le foulard qu’elles portent au cou et sur les
cheveux, se dépoussièrent avec une brosse qui circule dans la salle et que les impatientes récla-
ment en criant, elles passent leurs robes au-dessus de la tête et se nettoient les mains autant que
possible, comme cela elles restent des femmes, elles peuvent sourire malgré leur pâleur et leurs
dents gâtées, elles ébrouent leur corps ankylosé, on se presse contre les caisses graisseuses pour
leur ouvrir le chemin, on conserve le chapeau dans la main lorsqu’elles disent bonsoir et l’on ne

104
sait pas comment on doit prendre le fait que l’une d’elle nous tient notre redingote d’hiver pour
que nous la passions.

Journal, 8 février 1912


8 II 12 Goethe : Mon plaisir de donner naissance à quelque chose était sans limite.

Journal, 16 mars 1912


[…] Eu la satisfaction de lire Flaubert à voix haute.

Journal, 6 mai 1912


Rêve il y a peu : Je roulais à travers Berlin avec mon père à bord de l’électrique3. L’élément
urbain était représenté par d’innombrables barrières à la verticale, émoussées et lisses à leur
extrémité, et séparées par des intervalles réguliers. Pour le reste tout était presque vide, mais ces
barrières formaient une grande foule, nous arrivâmes devant un portail, descendîmes sans nous
en apercevoir et le franchîmes. Derrière le portail montait un mur très raide que mon père monta
presque en dansant, ses jambes volaient tant il se sentait léger. On pouvait certainement voir
aussi là-dedans un certain manque d’égards dans le fait qu’il ne m’aidait pas du tout, car j’eus
le plus grand mal à me hisser jusqu’en haut, à quatre pattes, en glissant souvent de nouveau en
arrière, comme si la paroi était devenue plus raide après mon passage. Ce qui m’était pénible,
c’était aussi qu’elle était couverte d’excréments humains, si bien que des agrégats m’en restèrent
collés à la poitrine. Je les observai, le visage incliné, et passai ma main dessus. […]

Lettre à Max Brod, Jungborn, 13 juillet 1912


[…] Tu as cru que Mlle Kirchner était une idiote. Mais elle m’écrit à présent deux cartes qui
proviennent au moins de l’un des niveaux inférieurs au ciel de la langue allemande. Je les recopie
mot pour mot :
Monsieur le Dr Kafka,
Je me permets de vous adresser tous mes remerciements pour l’aimable envoi de la carte
et l’aimable souvenir. Au bal je me suis bien amusée, je ne suis rentrée à la maison, avec mes
parents, que vers quatre heures et demie. Le dimanche à Tiefurt fut lui aussi très gentil. Vous me
demandez si cela me fait plaisir de recevoir des cartes de vous ; à cela, je peux seulement répondre
que ce sera, pour moi et mes parents, une grande joie d’avoir de vos nouvelles. J’aime tant rester
assise devant le pavillon et penser à vous. Comment allez-vous ? Bien, je l’espère.
Un au revoir cordial et des salutations amicales de mes parents et de
Margarethe Kirchner
Tout cela est une copie, jusqu’à la signature. Alors ? Songe avant tout que ces lignes sont, du
début à la fin, de la littérature. Car si je ne lui suis pas désagréable, comme j’en avais l’impression,
je lui suis tout de même aussi indifférent qu’une casserole. Mais dans ce cas pourquoi écrit-elle
comme je le souhaite ? S’il était vrai qu’on puisse attacher des filles avec l’écriture ! […]

105
Journal [Journal de voyage, Weimar-Jungborn], 14 juillet 1912
[…] – Je suis allongé dans l’herbe, voilà l’homme de la « Communauté chr.[étienne] » (long
et beau corps, halé, barbe taillée en pointe, allure heureuse) qui abandonne son lieu d’étude pour
aller à la cabane d’habillage, je le suis des yeux sans me douter de rien, mais au lieu de revenir à
sa place il se dirige vers moi, je ferme les yeux, mais déjà il se présente : Hitzer, arpenteur, et il
me donne quatre petits textes en guise de lecture dominicale. En s’éloignant il parle encore de
« perles » et de « reproche », ce par quoi il veut indiquer que je ne dois pas montrer les textes au
Dr Schiller. Il s’agit du « Fils perdu », « Acheté, ou : plus à moi (pour les croyants incrédules) »
avec de petites histoires, « Pourquoi l’homme cultivé ne peut-il pas croire la Bible » et « Vive
la liberté ! mais : qu’est-ce que la vraie liberté ? » Je lis un peu, puis je reviens vers lui et tente,
déstabilisé par le respect que j’ai pour lui, de lui faire comprendre pourquoi, à l’heure actuelle, il
n’existe pour moi aucune perspective de grâce. […]

Journal, 20 août 1912


[…] Mlle Felice Bauer. Lorsque je suis venu voir Brod, le 13 VIII, elle était assise à table et
m’a tout de même fait l’effet d’une femme de chambre. Je n’étais pas non plus curieux du tout
de savoir qui elle était, mais m’accommodai d’elle aussitôt. Un visage vide et osseux qui portait
franchement son vide. Cou dégagé. Corsage posé sur les épaules. Paraissait habillée entièrement
pour les tâches domestiques, alors qu’il s’avéra qu’elle ne l’était pas du tout. [Je la déconcerte
un peu en m’approchant si près de son corps. Cela dit, dans quelle situation suis-je maintenant,
coupé de toute bonne chose dans la globalité, et en plus je n’y crois pas encore. Si les nouvelles
littéraires ne me distraient pas trop aujourd’hui, chez Max, je vais encore tenter d’écrire l’histoire
du Blenkelt4. Elle ne doit pas forcément être longue, mais elle doit m’émouvoir] Nez presque
cassé. Des cheveux blonds, un peu raides, sans charme, un menton fort. Pendant que je m’as-
seyais, je la regardai pour la première fois plus précisément, et lorsque je fus assis j’avais déjà un
jugement inébranlable.
Traduction de l’allemand par Olivier Mannoni.

NOTES

1. C’est-à-dire travestie en homme (NdT).


2. Le rire enfantin juif – en allemand, Kinderlachen, ici déformé en « Kinderloch » (NdT).
3. Le tramway (NdT).
4. Gustav Blenkelt, personnage principal d'un bref récit inachevé (Journal, 23 septembre 1912).

106
Résonances
« Les romans de Franz Kafka »
Alfred Döblin

Dans un vrai roman, on reste toujours dans le roman et on ne réclame pas d’être éclairé. Kafka,
quant à lui, écrit des choses toutes simples – l’arrivée quelque part d’un arpenteur, ses tentatives à
l’auberge pour savoir ce qu’il doit faire, le château qui reste muet, l’amour pour la serveuse, etc. :
c’est une suite de menus événements, l’un après l’autre, c’est à peine si on a envie d’en faire cas,
les conversations sont banales – et cependant tout est d’une beauté extraordinaire, d’un pouvoir
particulier de fascination, parce que c’est plein d’un sens singulier. Et plus on lit, plus tout devient
plein de sens, sans jamais tomber dans le symbolisme, à Dieu ne plaise, dans l’allégorie. Le château
est un château, on ne l’approche pas, c’est ainsi, c’est ainsi dans ce livre, et c’est la vérité de ce livre.
Car, naturellement une œuvre à l’authenticité si marquée possède sa vérité particulière, qui refuse
de tomber sous le contrôle d’une « vérité » empruntée à d’autres domaines.
Certains ont dit des deux romans de Kafka qu’ils possédaient la manière des rêves – et on
peut être d’accord. Mais qu’est-ce que la manière des rêves ? Leur déroulement sans contrainte,
transparent et évident à chaque instant, le sentiment et le savoir qui sont les nôtres de la justesse
profonde de leur déroulement, et le sentiment que cela nous concerne au premier chef. Un bon
livre accompli ne fait rien de plus ni rien d’autre. Kafka a manifestement vu des choses qu’il a
condensées pour partie dans un livre. Il a vu que le monde « signifie » bien des choses et que
deux choses comptent : la connaissance des faits, mais surtout la capacité de les traverser de part
en part ; c’est pourquoi le rêve lui importait. Je n’ai voulu que signaler ce point central. Il ouvre
de nombreuses perspectives.
La langue des deux romans est extraordinairement simple  ; on ne saurait parler ici de
« style », Kafka ne s’intéresse naturellement pas à ces signes extérieurs, auxquels tant de gens sont
obligés de sacrifier. À quoi servent tous ces coups de rabot, tout ce fier métier, quand il n’est utile
à personne ? Cela ne vaut pas mieux que le recours à des faits inouïs et sauvages ou bien à de
l’excitation trompeuse.
Calme, contrôle de soi, œil mi-clos : telles sont les marques de ces livres de très grande
valeur. Max Brod les a édités ; il a écrit une postface au Château, qui dit tout et constitue le début
d’une bonne analyse.
On entend dire que ces livres n’ont pas de succès auprès du public. Ils en auront lente-
ment. Il y a en eux une force solide, quoiqu’elle sollicite en silence. C’est un homme profond,
clairvoyant, libre qui les a écrits, un homme fermé en lui-même. Et comme on a besoin de tels
hommes et de leur voix !

Extrait de Alfred Döblin, « Les romans de Kafka » (4 mars 1927), in L’art n’est pas libre, il agit. Écrits sur la littérature (1913-
1948). Traduit de l’allemand et présenté par Michel Vanoosthuyse, Marseille, Agone , coll. « Banc d’essais  », 2013, p. 84-85.
© Éditions Agone.

107
Propos décents sur Kafka
Bertolt Brecht

Si tant est qu’il soit permis de parler d’un phénomène vraiment sérieux, comme Franz Kafka,
au milieu d’un monde littéraire vis-à-vis duquel n’importe quelle sorte de sérieux serait tout
simplement déplacé, et ce dans une langue dont la négligence coutumière ne saurait être
défendue qu’au prix d’une indulgence polie, et ce enfin pour dire sur lui quelque chose qui,
confronté à son objet, serait de toute façon nécessairement futile, il resterait pour le moins à s’ex-
cuser. L’époque – il faut le dire à son honneur – reconnaît sans trop se faire prier qu’elle ne vaut
rien à des phénomènes comme Kafka. Pour dégoûter toutes les tentatives de la racaille située de
part et d’autre de la ligne journalistique, qui visent à en faire l’un des leurs, il faudrait employer,
le cas échéant, des moyens dont l’efficience n’a peut-être été usuelle qu’aux anciennes époques
de barbarie. En cas de nécessité, je ne reculerais pas une minute devant une destruction totale.

Extrait de Bertolt Brecht, in Écrits sur le cinéma, Paris, L’Arche (Travaux 7), 1970, p. 69. Traduit de l’allemand par Jean-Louis
Lebrave. © L’Arche Éditeur.

108
Conversations avec Brecht
(notes de Journal)

Walter Benjamin

6 juin [1931, Le Lavandou]


Brecht voit en Kafka un écrivain prophétique. Il explique à son sujet qu’il le connaît comme
sa poche. Mais ce qu’il entend par là n’est pas si facile à éclairer. Il est établi à ses yeux, de toute
façon, que Kafka possède un seul et unique thème, que la richesse de l’écrivain, chez lui, est
exactement la richesse des variantes de son thème. Et ce thème, selon Brecht, demande à être
défini, de la manière la plus générale, comme l’étonnement. L’étonnement d’un homme qui
sent d’immenses déplacements s’amorcer dans toutes les situations, sans que lui-même trouve
à s’insérer dans le nouvel ordonnancement des choses. Car ces nouveaux ordonnancements – si
j’ai bien compris Brecht, comme je le crois – sont déterminés par les lois dialectiques que l’exis-
tence des masses se dicte à elle-même ainsi qu’à l’individu. Or l’individu, comme tel, est obligé
de répondre avec un étonnement mêlé à vrai dire d’une épouvante panique, aux déformations
presque incompréhensibles de l’existence, celles que trahit l’émergence de ces lois. – Kafka,
me semble-t-il, en est à ce point dominé qu’il ne peut aucunement présenter de processus non
déformé à notre sens. En d’autres termes, tout ce qu’il décrit porte témoignage sur quelque chose
d’autre que soi. À la présence visionnaire constante des déformations va répondre la gravité
inconsolable, le désespoir dans le regard de l’écrivain lui-même. À cause de cette attitude, Brecht
entend le faire passer pour le seul véritable écrivain bolchevique. La fixation de Kafka sur son
seul et unique thème peut susciter chez le lecteur une impression d’obstination. Mais celle-ci,
au fond, n’est qu’un signe marquant la rupture de Kafka avec une prose purement narrative. Sa
prose à lui ne prouve peut-être rien ; en tout cas, elle est ainsi faite qu’il est possible de l’ins-
crire à tout moment dans des contextes démonstratifs. On pourrait ici rappeler la forme de la
Hagada : les Juifs nomment de la sorte les histoires et anecdotes du Talmud, servant à expliquer
et à confirmer la doctrine – la Halacha. La doctrine comme telle, à vrai dire, n’est exprimée nulle
part chez Kafka. On peut juste essayer de la lire dans l’attitude étonnante des gens, née de la peur
ou éveillant la peur.

31 août [1934, Svenborg, Danemark]


Avant-hier, débat long et animé sur mon Kafka1. À la base, cette accusation qu’il prête
main-forte au fascisme juif. Qu’il augmente et étend l’obscurité autour de cette figure au lieu
de la dissiper. À cet égard, poursuit Brecht, tout ce qui importe est d’éclairer Kafka, c’est-à-dire
de formuler les propositions praticables pouvant se dégager de ses histoires. Et on peut bien
supposer que de telles propositions puissent en être tirées, ne serait-ce que pour le calme supé-
rieur marquant l’attitude de ces récits. Cependant, il faut aller quérir ces propositions du côté
des grands fléaux d’ordre général qui assaillent l’humanité d’aujourd’hui. Brecht tente de déceler

109
leur empreinte dans l’œuvre de Kafka. Il s’en tient essentiellement au Procès. Il y a là surtout,
pense-t-il, l’angoisse de la croissance interminable et irrésistible des grandes villes. Il prétend
connaître par son expérience la plus personnelle le cauchemar dont cette idée accable l’homme.
Les médiations, dépendances et emboîtements à perte de vue dans lesquels tombent les hommes
du fait de leurs formes d’existence actuelles trouvent leur expression dans ces villes. Elles trou-
vent d’un autre côté leur traduction dans la demande d’un « guide » [Führer]. Lequel figure
pour le petit-bourgeois celui que – en un monde où l’on peut se renvoyer les uns aux autres et
où chacun se soustrait à tous – il peut rendre responsable de tous ses déboires. Brecht qualifie
le Procès de « livre prophétique ». « Ce qu’il peut advenir de la Tcheka, on le voit dans le cas de
la Gestapo. » – La perspective de Kafka : celle de l’homme qui est passé sous les roues. Odradek
est caractéristique de cela : Brecht interprète le souci du père de famille comme le pourvoyeur
de la maison. Les choses ne peuvent qu’aller de travers pour le petit-bourgeois. Sa situation
est celle de Kafka. Mais tandis que le type courant du petit-bourgeois d’aujourd’hui – donc le
fasciste – décide d’engager son indomptable volonté de fer face à cet état de fait, Kafka, lui, ne s’y
oppose guère ; c’est un sage. Alors que le fascisme débute par l’héroïsme, Kafka commence par
questionner. Il demande des garanties pour sa situation. Or celle-ci est ainsi faite que les garan-
ties excèdent obligatoirement toute mesure raisonnable. C’est bien une ironie kafkaïenne que
l’homme ait été employé d’assurances, lui apparemment convaincu de rien si ce n’est de la préca-
rité de toutes les garanties. Au reste, son pessimisme sans limite est exempt de tout sentiment
tragique du destin. Car non seulement l’attente des déboires n’a pas chez lui de soubassement
autre qu’empirique – parachevé certes ici – mais encore il place le critère du succès final, avec
une incorrigible naïveté, dans les entreprises les plus anodines et les plus quotidiennes : la visite
d’un voyageur de commerce ou une requête auprès des autorités.

Extrait de Walter Benjamin, Essais sur Brecht, édition et postface de Rolf Tiedemann, traduit de l’allemand par Philippe Ivernel,
Paris, La Fabrique, 2003, p. 168-169 et 186-187. © La Fabrique, 2003.

NOTE

1. Il s'agit d'un article de Walter Benjamin pour le dixième anniversaire de la mort de Kafka, partiellement publié en 1934
dans la revue Die jüdische Rundschau. Voir Walter Benjamin, «  Franz Kafka », Œuvres, II, Gallimard, coll. « Folio essais »,
2000, p. 410-453.

110
Postface au Procès de Franz Kafka
Bruno Schulz

Seuls quelques brefs récits ont vu le jour durant la vie de Kafka. L’incroyable sentiment
de responsabilité, la très haute exigence religieuse à laquelle il mesurait son œuvre ne lui ont
pas permis de se satisfaire d’aucune de ses réussites, mais l’ont poussé à abandonner, texte après
texte, son œuvre inspirée et heureuse. À l’époque, seule une petite communauté d’amis se rendait
compte que mûrissait parmi eux un artiste de grand format, poussé par un sens suprême des
responsabilités, luttant pour la solution des plus profonds problèmes de l’être. Créer n’était pas
pour lui un but en soi, mais le moyen d’atteindre la plus haute vérité, de trouver le chemin de sa
vie. Par une tragédie du destin, cette vie qui tendait avec une ardeur désespérée vers la lumière
de la foi ne l’a pas trouvée et a disparu malgré tout dans les ténèbres. C’est ainsi qu’on explique
le testament de l’écrivain, mort prématurément, qui condamne toute sa production littéraire à la
destruction. Max Brod, choisi par Kafka comme son exécuteur testamentaire, décide, contre les
dernières volontés de l’écrivain, de publier la partie sauvée de l’œuvre dans une série de volumes
qui assurent à Kafka une place parmi les esprits représentatifs de sa génération.
L’ensemble de cette œuvre, d’emblée riche et intense, accomplie et mûrie, était dès le début
la relation visionnaire et le témoignage d’un monde de profondes expériences religieuses. Fasciné
tout au long de sa vie par le sens religieux et transcendant des choses, le regard de Kafka se
plonge avec une soif toujours inassouvie dans la structure, l’organisation, l’ordre profond de
cette réalité cachée  ; il parcourt la frontière où la vie humaine touche à l’être divin. Il est le
chantre et l’adorateur de l’ordre divin, un chantre de la plus singulière espèce. Le diffamateur ou
l’esprit satirique le plus acharné n’aurait pas pu produire une caricature du monde aussi poussée,
et d’une tournure si compromettante et si absurde en apparence. Seule la force de la négation
humaine peut, selon Kafka, représenter le sublime de l’ordre divin. Cet ordre est à ce point trans-
cendant, il dépasse tellement toutes les catégories humaines, que la seule mesure possible de sa
grandeur est justement la désapprobation, la contestation et la critique très fortes que l’homme
lui oppose. De quelle autre façon l’être humain pourrait-il réagir à l’usurpation que commettent
ces pouvoirs, si ce n’est par une protestation, une fin de non-recevoir, une critique destructrice ?
C’est à cette critique destructrice que le héros du Procès soumet toute l’organisation de la
« justice » durant sa première audition par le tribunal. Il l’attaque avec passion, la fustige effica-
cement au premier abord et, d’accusé, se fait accusateur. L’apparente consternation du tribunal,
son recul et son impuissance, qui marquent l’incompatibilité de sa grandeur avec les catégories
humaines, tout cela excite l’audace et la flamme réformatrice du héros. C’est ainsi que l’aveu-
glement humain réagit à l’invasion de ces forces, à la confrontation avec elles : par une infa-
tuation croissante, cette hybris antique qui n’est pas la cause, mais l’effet marginal de la colère
divine. Joseph K. se sent mille fois supérieur au tribunal, les manigances et les machinations
prétendues de celui-ci lui inspirent dégoût et mépris. Il leur oppose la raison d’État favorable à
l’humanité, la civilisation, le travail. Risible aveuglement ! Toute sa supériorité et sa raison ne
le protégeront pas de l’impitoyable avancée du procès qui brise ces barrières et pénètre dans sa
vie. Joseph K. sent l’étau du procès se resserrer toujours davantage sur lui et rêve sans cesse de le
contourner, de vivre hors de son cercle, se berçant de l’illusion de pouvoir obtenir à la dérobée
quelque chose des femmes (qui sont, selon Kafka, des passerelles entre l’humain et le divin), ou

111
du peintre-mendiant (qui aurait des relations avec le tribunal). Kafka stigmatise et ridiculise ainsi
les actions humaines, problématiques et désespérantes face à l’ordre divin.
La faute de Joseph K. vient de son obstination à dire qu’il a humainement raison au lieu de
se soumettre au tribunal sans réserves. Il persiste dans son entêtement, il rédige sans arrêt une
demande dans laquelle il veut, jour après jour, démontrer, sans rien négliger, son alibi humain.
Toutes ces tentatives, tous ces « moyens juridiques » tombent dans un vide énigmatique, n’attei-
gnent jamais les hautes instances autour desquelles elles tournent. Le contact de l’homme avec
ce monde incommensurable, dispersif et contradictoire, reste pour toujours un malentendu, un
rendez-vous manqué, un coup porté à l’aveugle et qui manque la cible.
Dans l’avant-dernier chapitre, qui est la clé du roman entier, un autre aspect encore apparaît avec
la parabole du gardien de la loi : ce n’est pas la loi qui poursuit un innocent, mais c’est l’homme qui
cherche toute sa vie « une entrée dans la loi » et il semble que cette loi se dissimule à l’homme, qu’elle
se préserve dans son inaccessibilité et sa sainteté, tout en escomptant un attentat blasphématoire, une
intrusion qui vient de l’homme. La défense de la loi que le prêtre formule dans la magnifique exégèse
de cette parabole frôle le sophisme, ressemble à de la perfidie ou à du cynisme – c’est la plus haute
tentation à laquelle peut être soumis l’amour de la loi, la plus forte motivation à laquelle il s’élève.
Kafka a démontré dans son roman l’intrusion de la loi dans la vie de l’homme, il l’a démontrée
in abstracto. Il ne l’a pas fait sur l’exemple d’un destin concret et singulier. On n’apprend jamais quelle
était la faute de Joseph K., on ne découvre pas la forme de vérité qui devait remplir sa vie. Kafka
donne uniquement une idée de l’ambiance dans laquelle a lieu le contact entre la vie humaine et la
vérité transcendante avec son climat, son aura. Le geste artistique de ce roman a cela de génial que
Kafka a trouvé pour ces choses insaisissables et inexprimables dans le langage humain une incarnation
adéquate, un matériau de substitution dans lequel il a construit les plus petits détails de cette structure.
Les connaissances, les intuitions et les réflexions que Kafka souhaite mettre en mots ne sont
pas sa propriété, elles sont un héritage de la mystique de tous les temps et de tous les peuples qui
les a toujours exprimées dans le langage subjectif, hasardeux et conventionnel des communautés
et des écoles ésotériques. Mais Kafka est le premier à créer, par la force d’une magie poétique,
une réalité parallèle, un corps poétique, capables d’aider à démontrer les choses – non de façon
abstraite, mais pour donner aux ignorants eux-mêmes de quoi sentir le frisson et le souffle des
lointains sublimes et pour atteindre un équivalent poétique de la sensation essentielle.
En ce sens, la méthode de Kafka crée une réalité parallèle, une réalité de substitution, un
sosie sans exemple. Il obtient ce double de la réalité à l’aide d’une sorte de pseudo-réalisme, qui
mériterait une étude à part. Kafka voit de façon très perçante la surface de la réalité, il connaît
par cœur sa gestuelle, toute la technique extérieure des événements, des situations, ainsi que leur
façon de s’entrecroiser et de s’entrelacer, mais tout cela reste pour lui un épiderme qu’il décolle
comme un revêtement délicat pour en recouvrir son monde transcendant, qu’il transplante dans
sa réalité à lui. Sa relation à la réalité est viscéralement ironique, perfide, pleine d’arrière-pensées
– c’est la relation du prestidigitateur à ses accessoires. Il simule la justesse, le sérieux, la précision
forcée de cette réalité pour la compromettre encore plus fondamentalement.
Les livres de Kafka ne sont pas une image allégorique, un traité, ni l’exégèse d’une doctrine,
ils sont une réalité poétique autonome, circulaire, entièrement close, fondée et ancrée en elle-
même. À côté de ses allusions mystiques et de ses intuitions religieuses, son œuvre vit de sa
propre vie poétique – ambiguë, instable, qu’aucune interprétation n’épuise.
Ce roman, dont Max Brod a reçu le manuscrit des mains de l’auteur en 1920, n’est pas achevé.
Brod en a ôté quelques chapitres fragmentaires, qui avaient leur place avant le chapitre final, en
s’appuyant sur une déclaration de Kafka selon laquelle Le Procès, étant in idea infini, les péripéties
ultérieures n’auraient plus rien apporté d’important à la signification essentielle du roman.

Bruno Schulz, Postface au Procès de Franz Kafka, 1936. Traduit du polonais par Monika Próchniewicz.

112
« En vain contre la porte de ce
monde » André Breton

[…] Sur la trame de l’homme moyen d’aujourd’hui, du passant qui se hâte parallèle à la pluie
battante, dans une lumière qui ne varie pas au-delà des tons de tissus d’un album de tailleur, Kafka
fait passer en rafale l’interrogation capitale de tous les temps : où va-t-on, à quoi est-on soumis, quelle
est la loi ? L’individu humain se débat au centre d’un jeu de forces dont il a généralement renoncé
à démêler le sens et son manque total de curiosité à cet égard paraît bien être la condition même
de son adaptation à la vie sociale : il est exceptionnel que le métier de cordonnier ou d’opticien soit
compatible avec une méditation approfondie sur les fins de l’activité humaine. De l’admirable Prague,
sa ville natale, la pensée de Kafka épouse tous les charmes, tous les sortilèges : tout en marquant la
minute présente, elle tourne symboliquement à rebours avec les aiguilles de l’horloge de la synagogue,
elle dirige à midi les ébats des mouettes innombrables sur la Moldau, au jour tombant elle réveille
pour elle seule les fours éteints de la petite rue des Alchimistes, véritable quartier réservé de l’esprit.
Cette pensée, profondément pessimiste, n’est pas sans se reconnaître des affinités avec celle des mora-
listes français : nous songeons en particulier au dernier et à l’un des plus grands d’entre eux, Alphonse
Rabbe, selon qui « Dieu a soumis le monde à l’action de certaines lois secondaires qui s’exécutent pour
l’accomplissement d’un but qui nous est inconnu, en nous annonçant toutefois, par la voix puissante
de l’instinct moral, le monde invisible des réparations solennelles où tout se dévoilera, s’expliquera. ».
Mais les héros de Kafka se ruent en vain contre la porte de ce monde : celui-ci, éperdument ignorant
de ce dont on l’accuse, sera exécuté sans jugement ; cet autre, mandé dans un château, ne parviendra
pas, au prix d’efforts harassants, à en découvrir l’accès. Le problème soulevé ici dans toute son ampleur
est celui de l’obscure nécessité naturelle, telle qu’elle s’oppose à la nécessité humaine ou logique,
rendant chimérique toute aspiration profonde à la liberté.
Le rêve a fourni à Kafka une solution provisoire de ce conflit. Les objets virtuels qui le
peuplent cessent en effet d’être étrangers au dormeur, leur présence est toujours justifiable, la
flamme du moi les éclaire sur toutes les faces et, désertant pour eux le corps humain étendu, peut
aller jusqu’à les parcourir intérieurement.
«  Je » me confonds avec ce dont, éveillé, tout me séparait. Nul n’est parvenu comme Kafka
à innerver de sa sensibilité propre les choses inanimées, nul n’a su reprendre avec plus d’éclat
l’enseignement des Vers dorés de Gérard de Nerval. Employé en Autriche à l’administration des
eaux, on se flatte de l’illusion qu’il lui appartint de lancer et de diriger ces eaux à travers la forêt
des conduites tout comme, de sa seule substance émotionnelle, il sut filer une toile qui ne laisse
subsister aucune solution de continuité entre les règnes et les espèces jusqu’à l’homme et qui vibre
tout entière au moindre contact.
Nulle œuvre ne milite tant contre l’admission d’un principe souverain extérieur à celui qui
pense : « C’est l’homme, a-t-on pu dire, qui bout dans la marmite de Kafka. Il y mijote minutieu-
sement dans le bouillon ténébreux de l’angoisse, mais l’humour fait sauter le couvercle en sifflant
et trace dans l’air en lettres bleues des formules cabalistiques. » […]

Extrait d’André Breton, « Dans la marmite de Kafka », in Le Minotaure, Paris, n° 10, 1937, p. 7. © Aube Elléouët.

113
Franz Kafka
Jorge Luis Borges

1883-1924. Ces deux dates délimitent la vie de Franz Kafka. Personne ne peut ignorer
qu’elle fut marquée par d’importants événements historiques : la Première Guerre mondiale,
l’invasion de la Belgique, les défaites et les victoires, le blocus des empires centraux par la flotte
britannique, les années de la faim, la révolution russe qui fut porteuse d’une généreuse espérance
et qui est aujourd’hui l’impérialisme, la débâcle, le traité de Brest-Litoskv et le traité de Versailles
qui engendra la Seconde Guerre mondiale.
Elle fut également marquée par de nombreux faits intimes notés dans la biographie que Max
Brod écrivit : les désaccords avec le père, la solitude, les études de droit, les horaires de bureau,
la profusion des manuscrits, la tuberculose. Et aussi les grandes aventures baroques de la littéra-
ture : l’expressionnisme allemand, les exploits verbaux de Johannes Becher, de William Yeats et
de James Joyce.
Le destin de Kafka consista à transformer les événements et les agonies en fables. Il narra de
sordides cauchemars dans un style limpide. Et il n’est pas étonnant qu’il fut lecteur des Écritures
et fervent admirateur de Flaubert, de Goethe et de Swift.
Il était juif, mais le mot juif ne figure pas, s’il m’en souvient, dans ses écrits – qui sont intem-
porels et, de ce fait, éternels.
Kafka est le plus grand écrivain classique de ce siècle tumultueux et étrange.

Texte issu du catalogue Le Siècle de Kafka, Centre Georges-Pompidou, Paris, 1984. DR.

114
Journal 1940-1942
(Extraits)

André Gide

28 août 1940
Je relis Le Procès de Kafka avec une admiration plus vive encore, s’il se peut, que lorsque
je découvris ce livre prestigieux.
Pour habile que soit la préface de Groethuyesen, elle ne me satisfait guère ; nous renseigne
très insuffisamment sur Kafka lui-même. Son livre échappe à toute explication rationnelle ; le
réalisme de ses peintures empiète sans cesse sur l’imaginaire, et je ne saurais dire ce que j’y admire
le plus : la notation « naturaliste » d’un univers fantastique mais que la minutieuse exactitude
des peintures sait rendre réel à nos yeux, ou la sûre audace des embardées vers l’étrange. Il y a là
beaucoup à apprendre.
L’angoisse que ce livre respire est, par moment, presque intolérable, car comment ne pas se
dire sans cesse : cet être traqué, c’est moi.

5 mai 1942
Ces derniers jours de Marseille m’ont claqué. Tant d’heures à courir de bureau en bureau
pour obtenir les visas, estampilles et tampons nécessaires ; eussé-je été seul, je crois bien que
j’aurais renoncé. Mais le très obligeant Ballard m’accompagnait partout, me surveillait, palliait
mes défaillances, oublis ou distractions. Au dernier moment, et déjà par-delà les adieux, il revient
m’avertir que j’ai omis d’enregistrer ma malle : il faut en hâte redescendre à terre, courir à travers
de fantastiques locaux… Tout cela très Kafka. Je songe sans cesse au Procès. Sentiment de ne pas
encore « être en règle ». S’il fallait autant de formalités pour mourir… De quoi construire un
conte admirable.

Extraits d’André Gide, Journal 1939-1942, Paris, Gallimard, 1946, p. 79-80. © Éditions Gallimard.

115
« Du fantastique »
Jean-Paul Sartre

[…] Mais il faut fermer la boucle : nul ne peut pénétrer dans l’univers des rêves, si ce n’est
en dormant : pareillement nul ne peut entrer dans le monde fantastique si ce n’est en devenant
fantastique. Or on sait que le lecteur commence sa lecture en s’identifiant au héros du roman.
C’est donc celui-ci, qui, en nous prêtant son point de vue, constitue l’unique voie d’accès au
fantastique. L’ancienne technique le présentait comme un homme à l’endroit, transporté par
miracle dans un monde à l’envers, Kafka a usé au moins une fois de ce procédé : dans Le Procès,
K. est un homme normal. On voit l’avantage de cette technique ; elle met en relief, par contraste,
le caractère insolite du monde nouveau, le roman fantastique devient un « Erziehungsroman1 » ;
le lecteur partage les étonnements du héros et le suit de découverte en découverte. Seulement,
du même coup il voit le fantastique du dehors, comme un spectacle, comme si une raison en
éveil contemplait paisiblement les images de nos rêves. Dans Le Château, Kafka a perfectionné
sa technique : son héros lui-même est fantastique : de cet arpenteur dont nous devons partager
les aventures et les vues nous ne connaissons rien sinon son obstination inintelligible à demeurer
dans un village interdit. Pour atteindre cette fin, il sacrifie tout, il se traite lui-même comme un
moyen. Mais nous ignorerons toujours le prix qu’elle avait pour lui et si elle valait tant d’efforts.
M. Blanchot a adopté le même procédé ; son Thomas n’est pas moins mystérieux que les domes-
tiques de l’immeuble2. Nous ne savons d’où il vient, ni pourquoi il s’acharne à rejoindre cette
femme qui lui a fait signe. Comme Kafka, comme Samsa, comme l’Arpenteur, Thomas ne s’étonne
jamais : il se scandalise, comme si la succession des événements auxquels il assiste lui paraissait
parfaitement naturelle mais blâmable, comme s’il possédait en lui une étrange norme du Bien et
du Mal, dont M. Blanchot a soigneusement omis de nous faire part. Ainsi nous voilà contraints,
par les lois même du roman, d’épouser un point de vue qui n’est pas le nôtre, de condamner sans
comprendre et de contempler sans surprise ce qui nous ébahit. M. Blanchot, d’ailleurs, ouvre et
ferme comme une boîte l’âme de son héros. Tantôt nous y entrons et tantôt on nous laisse à la
porte. Et quand nous y sommes, c’est pour y trouver des raisonnements déjà commencés, qui
s’enchaînent comme des mécaniques et supposent des principes et des fins que nous ignorons.
Nous emboîtons le pas  ; puisque nous sommes le héros, nous raisonnons avec lui  : mais ces
discours n’aboutissent jamais comme si la grande affaire était seulement de raisonner. Une fois de
plus le moyen a mangé la fin. Et notre raison qui devait redresser le monde à l’envers, emportée
dans ce cauchemar, devient elle-même fantastique. M. Blanchot a même été plus loin ; dans un
excellent passage d’Aminadab, son héros découvre soudain qu’il est employé à son insu dans la
maison et qu’il y remplit les fonctions de bourreau. Ainsi nous avons patiemment interrogé les
fonctionnaires car il nous paraissait qu’ils connaissaient la loi et les secrets de l’univers – et voilà
que nous apprenons tout à coup que nous étions nous-mêmes des fonctionnaires et que nous ne
le savions pas ; voilà que les autres tournent vers nous des regards implorants et qu’ils nous inter-
rogent à leur tour. Peut-être connaissons-nous la loi, après tout. « Savoir, écrit Alain, c’est savoir
qu’on sait. » Mais c’est une maxime du monde à l’endroit. Dans le monde à l’envers, ce qu’on
sait, on ignore qu’on le sait ; et lorsqu’on sait qu’on sait, alors on ne sait pas. Ainsi notre dernier
recours, cette conscience de soi où le stoïcisme cherchait refuge, nous échappe et se décompose ;
sa transparence est celle du vide et notre être est dehors, aux mains des autres.

116
Tels sont, en leurs grands traits, les thèmes principaux du Château et d’Aminadab : j’espère
avoir montré qu’ils s’imposent dès qu’on a choisi de peindre le monde à l’envers. Mais dira-t-on,
pourquoi justement faut-il le peindre à l’envers ? Le projet qu’ils ont de décrire l’homme en lui
mettant les jambes en l’air. Par le fait, il est bien vrai que ce monde-ci n’est pas fantastique, par
la raison que tout y est à l’endroit. Un roman d’épouvante peut se donner comme une simple
transposition de la réalité, parce qu’on rencontre, au fil des jours, des situations épouvantables.
Mais, nous l’avons vu, il ne saurait y avoir d’incidents fantastiques, puisque le fantastique ne
peut exister qu’à titre d’univers. Regardons-y mieux. Si je suis à l’envers dans un monde à l’en-
vers, tout me paraît à l’endroit. Si donc j’habitais, fantastique moi-même, un monde fantastique,
je ne saurais aucunement le tenir pour fantastique : voilà qui va nous aider à comprendre le
dessein de nos auteurs… […]

Extrait de Jean-Paul Sartre, « Aminadab ou du fantastique considéré comme langage », Situations, I, Gallimard, 2010,
p. 157-160. © Éditions Gallimard.

notes

1. Roman d’apprentissage.
2. Thomas l’Obscur : personnage principal des deux premiers romans de Maurice Blanchot, Thomas l’Obscur (1re version
1941) et Aminabad (1942).

117
« Son œuvre est universelle »
Albert Camus

[…] La plupart de ceux qui ont parlé de Kafka ont défini en effet son œuvre comme un cri
désespérant où aucun recours n’est laissé à l’homme. Mais cela demande révision. Il y a espoir
et espoir. L’œuvre optimiste de M. Henri Bordeaux me paraît singulièrement décourageante.
C’est que rien n’y est permis aux cœurs un peu difficiles. La pensée de Malraux au contraire reste
toujours tonifiante. Mais dans les deux cas, il ne s’agit pas du même espoir ni du même déses-
poir. Je vois seulement que l’œuvre absurde elle-même peut conduire à l’infidélité que je veux
éviter. L’œuvre qui n’était qu’une répétition sans portée d’une condition stérile, une exaltation
clairvoyante du périssable devient ici un berceau d’illusions. Elle explique, elle donne une forme
à l’espoir. Le créateur ne peut plus s’en séparer. Elle n’est pas le jeu tragique qu’elle devait être.
Elle donne un sens à la vie de l’auteur.
Il est singulier en tout cas, que des œuvres d’inspiration parente comme celles de Kafka,
Kierkegaard ou Chestov, celles pour parler bref, des romanciers et philosophes existentiels tout
entières tournées vers l’Absurde et ses conséquences, aboutissent en fin de compte à cet immense
cri d’espoir. Ils embrassent le Dieu qui les dévore. C’est par l’humilité que l’espoir s’introduit.
Car l’absurde de cette existence les assure un peu plus de la réalité surnaturelle. Si le chemin
de cette vie aboutit à Dieu, il y a donc une issue. Et la persévérance, l’entêtement avec lesquels
Kierkegaard, Chestov et les héros de Kafka répètent leurs itinéraires sont un garant singulier du
pouvoir exaltant de cette certitude1.
Kafka refuse à son Dieu la grandeur morale, l’évidence, la bonté, la cohérence, mais c’est
pour mieux se jeter dans ses bras. L’Absurde est reconnu, accepté, l’homme s’y résigne et dès
cet instant, nous savons qu’il n’est plus l’absurde. Dans les limites de la condition humaine,
quel plus grand espoir que celui qui permet d’échapper à cette condition ? Je le vois une fois de
plus, la pensée existentielle à cet égard et contre l’opinion courante est pétrie d’une espérance
démesurée, celle-là même qui, avec le christianisme primitif et l’annonce de la bonne nouvelle,
a soulevé le monde ancien. Mais dans ce saut qui caractérise toute pensée existentielle, dans cet
entêtement, dans cet arpentage d’une divinité sans surface, comment ne pas voir la marque d’une
lucidité qui se renonce ? On veut seulement que ce soit un orgueil qui abdique pour se sauver.
Ce renoncement serait fécond. Mais ceci ne change pas cela. On ne diminue pas à mes yeux la
valeur morale de la lucidité en la disant stérile comme tout orgueil. Car une vérité aussi, par sa
définition même, est stérile. Toutes les évidences le sont. Dans un monde où tout est donné et
rien n’est expliqué, la fécondité d’une valeur ou d’une métaphysique est une notion vide de sens.
On voit ici en tout cas dans quelle tradition de pensée s’inscrit l’œuvre de Kafka. Il serait
inintelligent en effet de considérer comme rigoureuse la démarche qui mène du Procès au Château.
Joseph K. et l’arpenteur K. sont seulement les deux pôles qui attirent Kafka. Je parlerai comme
lui et je dirai que son œuvre n’est probablement pas absurde. Mais que cela ne nous prive pas de
voir sa grandeur et son universalité. Elles viennent de ce qu’il a su figurer avec tant d’ampleur ce
passage quotidien de l’espoir à la détresse et de la sagesse désespérée à l’aveuglement volontaire.
Son œuvre est universelle (une œuvre vraiment absurde n’est pas universelle), dans la mesure où
s’y figure le visage émouvant de l’homme fuyant l’humanité, puisant dans ses contradictions des
raisons de croire, des raisons d’espérer dans ses désespoirs féconds et appelant vie son terrifiant

118
apprentissage de la mort. Elle est universelle parce que d’inspiration religieuse. Comme dans
toutes les religions, l’homme y est délivré du poids de sa propre vie. Mais si je sais cela, si je peux
aussi l’admirer, je sais aussi que je ne cherche pas ce qui est universel, mais ce qui est vrai. Les
deux peuvent ne pas coïncider.
On entendra mieux cette façon de voir si je dis que la pensée vraiment désespérante se
définit précisément par les critères opposés et que l’œuvre tragique pourrait être celle, tout espoir
futur étant exilé, qui décrit la vie d’un homme heureux. Plus la vie est exaltante et plus absurde
est l’idée de la perdre. C’est peut-être ici le secret de cette aridité superbe qu’on respire dans
l’œuvre de Nietzsche. Dans cet ordre d’idées, Nietzsche paraît être le seul artiste à avoir tiré les
conséquences extrêmes d’une esthétique de l’Absurde, puisque son ultime message réside dans
une lucidité stérile et conquérante et une négation obstinée de toute consolation surnaturelle.
[…]

Extrait d'Albert Camus, « L’espoir et l’absurde dans l’œuvre de Franz Kafka » [1939], recueilli dans Le Mythe de Sisyphe, Gallimard,
coll. « Idées », 1982, p. 181-184. © Éditions Gallimard.

note

1. Le seul personnage sans espoir du Château est Amalia, c’est à elle que l’arpenteur s’oppose avec le plus de violence (NdA).

119
« Le mystère du corps »
Jean Starobinski

[…] Le premier des thèmes mythiques, pour Franz Kafka, c’est le mystère même du corps.
L’étonnement enfantin d’être un corps semble demeuré vivant chez lui (et ce n’est d’ailleurs pas
la seule donnée « enfantine » de son esprit). Mais cet étonnement devant la condition corporelle
tourne vite à l’inquiétude : c’est dans son corps que l’homme s’éprouve séparé et limité ; dans
certains instants malheureux, l’être incarné se sent devenir conflit, – conflit entre la liberté de
l’esprit et la fatalité de la constitution physique… Et ce qui inquiète Kafka par-dessus tout, c’est
la différence corporelle. Le corps le préoccupe dans la mesure où il représente une frontière qu’on
ne parvient pas à franchir : on n’échappe pas à son corps, et l’on est seul avec son corps. Le fait
d’appartenir à son corps représente déjà pour lui un état de rupture, un retranchement essentiel.
La « corporalité » (comme la temporalité) paraît être pour Kafka un des aspects du péché, et
l’une des formes de l’absurde. L’incarnation est un acte manqué.
Non seulement il faut cohabiter avec un corps, mais, ce qui est bien pire, il faut cohabiter
avec un corps inférieur. C’est ici que se noue chez Kafka ce qu’on pourrait appeler le complexe de
l’infériorité corporelle. Ce complexe n’est pas de même nature que le « complexe d’infériorité »
du type courant, que Kafka n’éprouve pas, car il lui est totalement indifférent de se comparer
aux autres hommes. Son complexe n’est pas d’infériorité relative, mais d’infériorité absolue. Il
y a là pour lui tout d’abord des données personnelles très obsédantes. Il sait qu’il a conservé le
visage et le physique de l’adolescent. On lui donne dix-huit ans alors qu’il en a trente. Il se sent
prisonnier d’une éphébie qui ne peut pas prendre fin, éternellement « garçon » et soumis à la
contraignante volonté paternelle ; « recevoir un corps » est pour lui un problème inséparable
de cette autre attente : recevoir l’être. Il en vient à croire que c’est pour sa punition qu’il en est
privé. L’état d’homme fait lui paraît refusé. Il lui faudra accepter la situation permanente du fils,
dans la soumission et l’obéissance inconditionnelle. Il demeure dans la position inférieure et
subordonnée, celui qui reçoit les ordres et qui est passible du châtiment. Mais il ne songe pas à
renverser l’autorité qui l’écrase, il sait qu’il n’en a ni le droit ni la force ; il ne désire que se justifier
à ses yeux – et c’est ici l’un des nœuds qui unissent étroitement l’expérience de la « corporalité »
et le sentiment de culpabilité. Deux grands thèmes se rejoignent ainsi : le thème de l’animal et
le thème de la justice.
L’animalité représente d’une façon absolue la situation corporelle inférieure. Le déclassement
biologique de l’animal à l’homme est la figure, accentuée mythiquement, de la relation de Kafka
au père. On ne peut pas exprimer plus complètement la solitude effrayante et la totale impos-
sibilité du dialogue : toute tentative de communication est faussée d’avance, toute commune
mesure est retirée. (Il faudrait relire ici les premières lignes de La Métamorphose.) Et c’est à ce
niveau que l’on voit naître un thème qui parcourt toute l’œuvre de Kafka, le thème de l’échec
de la connaissance : l’homme-devenu-vermine de La Métamorphose raisonne, calcule à perte de
vue et cherche d’hypothèse en hypothèse à se tirer d’affaire. Son sort n’en est que plus désespéré,
car il est incapable de comprendre ce qu’il faudrait savoir pour réparer le malheur. L’intelligence,
qui semble encore disposer de tous ses mécanismes, se trouve hors d’état de connaître. Elle est
absolument vaine, il n’y aura aucun salut par son intermédiaire. Le fait même de la déchéance
corporelle l’a falsifiée et l’a réduite à l’impuissance. Dans Le Terrier, cette situation est poussée

120
à la limite : l’animal est totalement seul, livré à l’agitation de ses pensées. Il n’y a plus d’interlo-
cuteur, sinon la menace indéterminée, l’adversaire encore invisible dont on entend le bruit d’ap-
proche souterrain : c’est la mort qui viendra imposer un silence décisif aux questions infinies de
l’angoisse, mais, avant qu’elle puisse être considérée en face, le récit s’interrompt brusquement.
Le monologue demeure entièrement commandé par la peur de l’ennemi sans nom, et cette peur
apparaît comme l’unique « milieu intérieur » psychique qui corresponde à l’infériorité physique
de l’animal. La peur est si violente qu’elle paraît provoquer l’adversaire inconnu et exiger de
recevoir la mort. (Cette peur est-elle si différente de celle qui a ravagé l’inconscient collectif de
notre époque ?) […]

Extrait de Jean Starobinski, « Figures de Franz Kafka « (août 1944), in Franz Kafka, La Colonie pénitentiaire. Nouvelles suivies
d’un journal intime, Paris/Fribourg, éd. Egloff, 1945, p. 53-57. DR.

121
Le héros de Franz Kafka
Hannah Arendt

[…] Le thème central des romans de Kafka est le conflit entre un monde qui est décrit
comme une machinerie fonctionnant sans heurt et un héros qui cherche à la détruire. Ces héros,
encore une fois, ne sont pas de simples hommes tels que nous en rencontrons quotidiennement
dans le monde, mais des modèles variés d’un homme en général, dont la seule qualité décisive
est une concentration inébranlable sur ce qui est humain en général. Sa fonction dans l’intrigue
du roman est toujours identique : il découvre que le monde et la société normale sont en fait
anormaux, que les jugements que tout le monde accepte comme sains sont en fait complète-
ment insanes et que les actions qui se conforment aux règles de ce jeu sont ruineuses. Le héros
de Kafka n’est nullement mû par des convictions révolutionnaires, il représente seulement à lui
tout seul la bonne volonté qui, presque sans le savoir ni le vouloir, met à nu les structures cachées
de ce monde.
L’impression d’irréalité et de nouveauté dans l’art kafkaïen du récit s’atteste essentiellement
par son intérêt pour ces structures cachées et par son absolu désintérêt pour les faux-semblants,
les apparences et le simple plan des phénomènes. Il est par conséquent complètement erroné
de compter Kafka au nombre des surréalistes. Alors que le surréaliste cherche à montrer que
de nombreux aspects et points de vue contradictoires de la réalité sont possibles, Kafka invente
librement de tels aspects, et s’en remet ici non pas à la réalité, car son propos n’est pas la réalité,
mais la vérité. À l’opposé de la technique favorite de tous les surréalistes, le photomontage, on
pourrait plutôt comparer la technique de Kafka à la construction de modèles. Semblable à un
homme qui, voulant construire une maison ou en vérifier la stabilité, trace le plan de l’édifice,
de même Kafka esquisse-t-il les plans du monde présent. Comparé à la maison réelle, son plan
paraît naturellement quelque peu « irréel », mais sans lui on n’aurait pas pu construire la maison,
on ne peut pas reconnaître les murs porteurs et les piliers qui seuls lui octroient l’existence dans
le monde réel. De ce plan, construit à partir de la réalité dont la découverte est bien plus le
résultat d’un processus de pensée que d’une expérience sensible, Kafka construit ses modèles. Le
lecteur a besoin pour sa compréhension de la même imagination qui était à l’œuvre lorsqu’ils
ont pris naissance et il parvient à cette compréhension en s’aidant de l’imagination parce qu’il
s’agit ici non pas d’une pure fiction, mais des résultats mêmes de la pensée qui sont nécessaires
aux constructions kafkaïennes.
Pour la première fois dans la littérature, un artiste désire que son lecteur fasse preuve de
la même activité qui l’anime ainsi que de son œuvre. Et il ne s’agit ici de rien d’autre que de
cette imagination qui, d’après Kant, « est très puissante dans la création pour ainsi dire d’une
autre nature, tirée du matériau que lui offre la nature réelle ! » Ainsi les plans ne peuvent-ils être
compris que de ceux qui sont capables et désireux de se représenter de façon vivante les projets
des architectes et l’aspect de la construction à venir.
C’est cet effort d’imagination réelle que Kafka attend surtout de son lecteur. C’est pourquoi
le lecteur purement passif, éduqué et formé dans la tradition romanesque, et dont la seule acti-
vité réside dans l’identification à l’un des personnages du roman, ne peut rien retirer de Kafka. Il
en va de même pour le lecteur curieux qui, compte tenu des désillusions de sa propre existence,
se met en quête d’un monde de substitution dans lequel arrivent des choses qui ne veulent

122
absolument pas advenir dans sa propre vie ou encore qui, mû par un authentique désir de savoir,
se met en quête d’apprentissage. Les récits de Kafka le désappointeront encore plus que sa propre
vie. Ils ne renferment aucun élément de rêverie par rapport au quotidien et n’offrent ni conseil,
ni enseignement, ni consolation. C’est seulement le lecteur qui, pour quelque raison que ce
soit, et toujours dans un état d’esprit d’indétermination, se trouve lui-même à la recherche de la
vérité, qui commencera à comprendre quelque chose à Kafka et à ses modèles et il lui sera recon-
naissant lorsque, dans un passage isolé, voire même dans une seule phrase, la structure nue d’un
événement complètement insignifiant lui deviendra brusquement visible. […]

Extrait de Hannah Arendt, « Franz Kafka » (1944), in La Tradition cachée, Sylvie Courtine-Denamy (trad.), C. Bourgois, 1987,
p. 112-115. © Christian Bourgois Éditeur.

123
« Comme une nage fuyante
entre deux eaux »
Maurice Blanchot

[…] Le Journal est rempli de remarques qui semblent liées à un savoir théorique, facile à
reconnaître. Mais ces pensées restent étrangères à la généralité dont elles empruntent la forme :
elles y sont comme en exil, elles retombent dans un monde équivoque qui ne permet de les
entendre ni comme l’expression d’un événement unique ni comme l’explication d’une vérité
universelle. La pensée de Kafka ne se rapporte pas à une règle uniformément valable, mais elle
n’est pas davantage le simple repère d’un fait particulier à sa vie. Elle est une nage fuyante entre
ces deux eaux. Dès qu’elle devient la transposition d’une suite d’événements qui se sont réelle-
ment produits (comme c’est le cas dans un journal), elle passe insensiblement à la recherche du
sens de ces événements, elle veut en poursuivre l’approche. C’est alors que le récit commence à
se fondre avec son explication, mais l’explication n’en est pas une, elle ne vient pas à bout de ce
qu’elle doit expliquer et surtout elle ne réussit pas à le survoler. C’est comme si elle était attirée,
par sa propre pesanteur, vers la particularité dont elle doit rompre le caractère clos : le sens qu’elle
met en branle erre autour des faits, il n’est explication que s’il s’en dégage, mais il n’est explica-
tion que s’il en est inséparable. Les méandres infinis de la réflexion, ses recommencements à partir
d’une image qui la brise, la rigueur minutieuse du raisonnement appliqué à un objet nul consti-
tuent les modes d’une pensée qui joue à la généralité, mais n’est pensée que prise dans l’épaisseur
du monde réduit à l’unique.
Mme Magny remarque que Kafka n’écrit jamais une platitude et cela non par un raffine-
ment extrême de l’intelligence mais par une sorte d’indifférence congénitale aux idées reçues.
Cette pensée est en effet rarement banale, mais c’est qu’elle n’est pas non plus tout à fait une
pensée  ; elle est singulière, c’est-à-dire justement propre à un seul, elle a beau employer des
termes abstraits, comme positif, négatif, bien, mal, elle ressemble davantage à une histoire stric-
tement individuelle dont les moments seraient des événements obscurs qui, ne s’étant encore
jamais produits, ne se reproduiront jamais. Kafka, dans son essai d’autobiographie, s’est décrit
comme un ensemble de particularités, parfois secrètes, parfois déclarées, se heurtant sans cesse à
la règle et ne pouvant ni se faire reconnaître ni se supprimer. C’est là un conflit dont Kierkegaard
a approfondi le sens, mais Kierkegaard avait pris le parti du secret, Kafka ne peut prendre aucun
parti. Cache-t-il ce qu’il a d’étrange, il se déteste, lui et son destin, il se tient pour mauvais ou
damné ; veut-il jeter son secret dehors, ce secret n’est pas reconnu par la collectivité qui le lui
rend et le lui impose à nouveau.
L’allégorie, le symbole, la fiction mythique dont ses œuvres nous présentent les développe-
ments extraordinaires, sont rendus indispensables chez Kafka par le caractère de sa méditation.
Celle-ci oscille entre les deux pôles de la solitude et de la loi, du silence et du mot commun. Elle
ne peut atteindre ni l’un ni l’autre, et cette oscillation est aussi une tentative pour sortir de l’os-
cillation. Sa pensée ne peut trouver le repos dans le général, mais quoiqu’elle se plaigne parfois
de sa folie et de son confinement, elle n’est pas non plus l’absolue solitude, car elle parle de cette
solitude ; elle n’est pas le non-sens, car elle a pour sens ce non-sens ; elle n’est pas hors la loi,

124
car c’est sa loi, ce bannissement qui déjà la réconcilie. On peut dire de l’absurde dont on voudrait
faire la mesure de cette pensée ce qu’il dit lui-même du peuple des cloportes : « Essaie seulement
de te faire comprendre du cloporte : si tu arrives à lui demander le but de son travail, tu auras
du même coup exterminé le peuple des cloportes. » Dès que la pensée rencontre l’absurde, cette
rencontre signifie la fin de l’absurde.
Ainsi, tous les textes de Kafka sont-ils condamnés à raconter quelque chose d’unique et à
ne paraître le raconter que pour en exprimer la signification générale. Le récit, c’est la pensée
devenue une suite d’événements injustifiables et incompréhensibles, et la signification qui hante
le récit, c’est la même pensée se poursuivant à travers l’incompréhensible comme le sens commun
qui le renverse. Celui qui en reste à l’histoire pénètre dans quelque chose d’opaque dont il ne
se rend pas compte, et celui qui s’en tient à la signification ne peut rejoindre l’obscurité dont
elle est la lumière dénonciatrice. Les deux lecteurs ne peuvent jamais se rattraper, on est l’un,
puis l’autre, on comprend toujours plus ou toujours moins qu’il ne faut. La vraie lecture reste
impossible. […]

Extrait de Maurice Blanchot, « La lecture de Kafka », in L’Arche, Paris, n° 11, novembre 1945 ; De Kafka à Kafka, Paris, Gallimard,
coll. « Idées », 1981, p. 64-66. © Éditions Gallimard.

125
« Une preuve de l’existence de
Dieu » ?
Günther Anders

[…] C’est de cette situation de la « mort de Dieu » que part donc tout ce qu’écrit Kafka.
Dans sa 47e réflexion, il se caractérise lui-même comme « le courrier qui fonce à travers le monde
et qui, puisqu’il n’y a pas de roi, proclame des mensonges qui ont perdu tout leur sens. Et comme
quelqu’un qui ne demanderait pas mieux que de mettre fin à sa vie lamentable, ce qu’il n’ose
faire, toutefois, à cause de son serment professionnel ».
La situation ne saurait être décrite plus cruellement. Il est courrier d’un roi qui n’existe
pas. Et lié à ce souverain inexistant par un serment professionnel. Autrement dit : Kafka prend
au pied de la lettre la situation décrite ci-dessus – dans laquelle les ordres (le « serment profes-
sionnel » ) sont encore contraignants, bien que l’auteur des ordres ait été « biffé ». Donc, il finit
par décrire ce que tout un chacun fait de toute manière au xixe siècle et au début du xxe : à savoir
l’accomplissement du serment de fidélité, sans croyance à l’existence de celui pour qui l’on reste
fidèle à son serment – à ce détail près qu’il dissipe les brouillards qui auraient obscurci cette
pratique morale, et décrit l’ambiguïté de cette situation sous les espèces de l’authentique para-
doxe qu’elle représente. Jusqu’à ce point, il dit vérité. Mais seulement jusqu’à ce point.
Car la manière dont, et la fin en vue de laquelle Kafka formule ce paradoxe sont, à leur tour,
ambiguës. En tout cas, pas pour supprimer (comme l’avait fait Nietzsche) la contrainte exercée
par le serment de fidélité ; sans doute seulement pour se surprendre, et nous avec lui, coupable
du flagrant délit de ce paradoxe, et se, et nous laisser empêtrés dans ses filets. Bien des détails
suggèrent même qu’il s’efforce encore de tirer en quelque sorte du fait de la fidélité persistante
à ce serment professionnel un profit pour la religion, et qu’il est encore disposé à considérer le
paradoxe lui-même comme un paradoxe religieux.
Dans le texte (très proche de la 47e réflexion) « Le message de l’Empereur » (dans Un médecin
de campagne), il est dit que le Souverain mourant (« Dieu est mort ») a « remis » au moment de sa
mort un message adressé « à toi, l’individu ». Or le message n’arrive jamais à destination, la route
qui mène de lui à nous ou à « l’individu » est trop longue. L’enfilade de pièces dont est fait le
monde qui s’interpose entre l’empereur défunt et nous est incommensurable. Jusque-là, la pointe
anti-religieuse semble l’emporter : l’empereur est mort, et l’infini du monde, qui apparaît comme
un «  espace intermédiaire  », est de toute évidence supérieur au pouvoir du message divin, que
justement la distance énorme entre Dieu et nous empêche d’arriver à destination. Mais cet énorme
espace intermédiaire n’est justement pas, pour Kafka, rien qu’une négation de la sphère du religieux
– bien plutôt une catégorie religieuse négative. Il est constamment disposé à convertir en positivité
ce que découvre son désespoir. Quant à la catégorie d’« espace intermédiaire », c’est facile de le
faire, et logiquement, et sentimentalement. L’espace intermédiaire infini (le monde ou le temps)
acquiert la signification allusive d’« inaccessibilité » de Dieu ; et cette « inaccessibilité » (qui signifie,
tout à la fois : Dieu ne peut pas nous atteindre, et nous ne pouvons pas l’atteindre) se métamor-
phose constamment, en vertu de courts-circuits intellectuels, en Transcendance, ce qui était, jusqu’à
présent, un attribut positif de Dieu. On a constamment l’impression, chez Kafka, que le fait qu’il
n’est pas atteint par le message de Dieu devient pour lui une preuve de l’existence de Dieu. […]
Extrait de Günther Anders, Kafka, pour et contre [1951], traduit de l’allemand par Henri Plard, Strasbourg © Éditions Circé, 1990, p. 119-121.

126
Lecture de Kafka
Marthe Robert

[…] Sans doute toute lecture s’accompagne-t-elle d’une attitude particulière, d’une manière
personnelle d’accueillir ce qui est conté – et d’autant plus que la nature du récit permet au
lecteur de s’identifier aux personnages –, mais cela est spécialement frappant dans les livres de
Kafka. Il suffit que l’attention soit prévenue et se tienne en éveil pour qu’on découvre soudain de
véritables vices de lecture qui, sans déformer à proprement parler la ligne du récit, sans en altérer
la lumière ou le sens apparent, apportent au déroulement des faits d’imperceptibles retouches.
Une petite enquête menée auprès des lecteurs les plus avertis, ceux-là mêmes qui sont le plus
familiarisés avec l’atmosphère du Procès et du Château, montre en outre que ces vices de lecture
sont à peu près les mêmes pour tout le monde, quelle que soit d’autre part la divergence des
opinions sur le sens caché de l’œuvre. Ce sont avant tout des oublis, qui, n’affectant pas l’es-
sentiel de l’histoire, sont très difficiles à dépister, des impressions fausses concernant des détails
qu’on croit n’avoir jamais lus, la durée du récit, le volume des événements. Ces erreurs, qui ne
sont du reste pas occasionnelles puisqu’elles résistent à plusieurs lectures et sont communes à un
grand nombre de personnes, quelques questions très simples suffisent à les mettre en évidence :
quel est, par exemple, le prénom de l’un des deux inspecteurs qui viennent arrêter Joseph K. dans
Le Procès ? Qu’advient-il de cet inspecteur par la suite ? Quel est l’âge de Joseph K. au moment
du procès ? A-t-il une famille, une amie ? On pourrait expliquer à la rigueur par l’inattention
ou une moindre intensité d’intérêt le fait qu’on oublie que Joseph K. est arrêté le jour même de
son trentième anniversaire, qu’il a une mère, veuve et aveugle, qui n’a pas reçu sa visite depuis
deux ans, ainsi qu’une amie du nom d’Elsa. Mais qu’on oublie ou mieux qu’on ignore que l’un
des inspecteurs s’appelle Franz, que ce nom, cité de nombreuses fois dans la première partie du
roman, passe totalement inaperçu, soit éliminé en quelque sorte par l’œil à chaque fois qu’on le
rencontre, voilà qui peut difficilement être attribué à une banale étourderie. Si l’on rétablit les
détails ainsi escamotés, on voit que Franz, qui est sur le point de se marier, arrête Joseph K. qui
est célibataire. Mais il devra ensuite rendre compte à son tour du petit abus de pouvoir dont il
s’est rendu coupable à cette occasion (il a volé les chemises de l’accusé) et il subira son châti-
ment de la main d’un bourreau qui, lui, n’a pas de nom. Telle est, dans sa simplicité, l’origine
du procès : Franz Kafka, qui a trente ans au moment où il commence son roman et est fiancé,
procède à l’arrestation de ce qui, en lui, s’oppose au mariage et à ce qu’il considère comme la vie
juste. Mais, pas plus que l’inspecteur Franz qui profite de ses fonctions pour voler, il ne peut le
faire en toute justice, de sorte que la mise en accusation d’une partie de lui-même ne constitue
pas pour Kafka une préparation à son propre acquittement. Car la vraie justice n’a rien de
commun avec l’auto-accusation maladive, elle est entre les mains de l’impénétrable bourreau
vêtu de cuir qui, dans le silence d’un cabinet de débarras, châtie les deux inspecteurs.
Si l’on examine d’une façon analogue les petits oublis dont le lecteur se rend coupable tout
au long de sa lecture, on s’aperçoit qu’ils tendent tous à une même fin : fournir au moins des
alibis à cet homme vraiment trop « accusé » et, si on ne peut l’innocenter entièrement, prendre
du moins son parti contre l’appareil de justice incompréhensible, irrationnel à force de logique,
qu’on veut croire responsable de la situation. C’est ainsi que le désir d’innocenter à tout prix
le héros de Kafka fait partager au lecteur l’amnésie de Joseph K., qui porte précisément sur

127
ses manquements, sur son égoïsme forcené, son absence d’amour. Et pour oublier mieux encore
les détails qui étaient l’essentiel aux yeux de Kafka, on accorde une attention exclusive aux graves
débats sur l’acquittement définitif et l’atermoiement illimité, ou à la parabole de la « Porte de la
Loi ». […]

Extrait de Marthe Robert, « Lecture de Kafka », in Les Temps modernes, Paris, n° 84-85, octobre-novembre 1952, p. 651-655.

128
III
Situer Kafka
Kafka et le monde yiddish :
rencontre avec le vivant
Carole Ksiazenicer-Matheron

L’intérêt de Kafka pour les différentes formes de vie et de créativité juives, sa rencontre
bouleversante avec le judaïsme de l’Est, son désir de savoir, qui alimente une activité incessante
de lecture et de réflexion, sont aujourd’hui mieux appréciés de la critique1. Les différentes
facettes de cette curiosité polymorphe s’échelonnent tout au long de son existence, de sa décou-
verte fascinée du théâtre yiddish à l’apprentissage de l’hébreu, de la méditation des textes de la
culture juive à l’activisme militant, en particulier le travail social d’aide aux réfugiés de l’Est,
son intérêt pour l’éducation en contexte juif, le rapport au sionisme et le projet d’émigration
en Palestine. Ainsi, on peut faire l’hypothèse que l’œuvre de Kafka ne serait pas la même, s’il
n’avait pas assisté aux représentations de la troupe d’Itzak Löwy au café Savoy, à Prague, en
1911-1912.

La scène juive
La découverte des acteurs juifs polonais et de leur langue, le yiddish, met en jeu une
série d’identifications et de transformations qui se répercutent directement sur l’écriture et
la conception de la littérature, depuis les plus intimes, le rapport au corps, à la langue, à la
théâtralité, jusqu’aux plus idéologiques, liées au contexte qui relie Kafka aux tentatives, tant
à l’Ouest qu’à l’Est, d’une renaissance culturelle juive. Le choc initial de la confrontation,
l’espace de la scène yiddish comme déploiement rêvé de l’expérience intérieure, semblent
libérer le transfert fécond des catégories permettant de penser l’identité et la création litté-
raire.
La théâtralité, portée par la mélodie de la langue et l’expressivité souvent outrée du geste
chez les acteurs juifs, ménage un espace transitionnel où peut s’unifier (encore que constam-
ment traversée par le sentiment contraire de fragmentation) la visée du processus d’écriture.
La constitution d’un corps symbolique à partir de la néantisation qui résulte d’une situation
d’oppression politique, de minorité et de déterritorialisation historique, cette auto-constitution
à la fois individuelle et collective par le biais du langage et du combat littéraire, suscitent chez
Kafka une intense activité imaginaire : au plan solitaire qui est le sien, il rejoue, mime, retrouve
les différentes facettes d’une évolution historique, entre assimilation, acculturation, renaissance
culturelle, et dépassement de la tradition par l’invention fictionnelle.
Au carrefour de ces matrices formelles et de ces gestes existentiels, le hassidisme retient
également son attention. Le conte, la parabole, l’anecdote, genres chers à Kafka, sont au centre de
l’enseignement hassidique. Parmi les figures les plus singulières de ce courant, celle de Nakhman
de Braslav appelle certaines analogies avec la conception du langage chez Kafka, par le geste de
rupture délibérément moderne et entièrement littérarisé qu’inscrivent ses contes par rapport aux
modèles de la tradition.

131
Le combat pour la langue
Dans son Discours sur la langue yiddish2 prononcé en 1912 lors d’une soirée de lecture,
Kafka décrit l’espace de déploiement du « jargon », cette langue hybride qu’est le yiddish, comme
celui de la Verwirrung, état linguistique de « révolution » qui met à mal « l’ordre des choses »
(Ordnung der Dinge). Il rejette ainsi la Deutlichkeit, la trop simple clarté inapte à la polysémie, au
profit de l’« expression », Ausdruck, le geste projectif de la langue, bref et rapide (kurz und rasch).
Cette langue de combat, pleine de hâte, de vie, de tension vers l’autre, est plus proche d’une
langue « secrète », une « langue des voleurs » (Gaunersprache). Son exemple participe pour Kafka
de ce combat contre le monde, qu’il mène par la littérature et l’usage décapé du signifiant, débar-
rassé de sa conventionalité « tiède » (voir sa critique des écrits de Buber). Langue qui privilégie le
« mot » par rapport à la syntaxe, en une sorte de primitivisme linguistique illustré par son goût
pour l’expressivité « mineure ». Langue du treiben, dans sa dimension quasi pulsionnelle de hâte,
de force (Kraft), d’unité à partir du discontinu, du fragmentaire : langue où se maintiennent en
équilibre instable la loi et « l’assaut contre les frontières ».
Mais cette langue qu’il désigne comme « jeune » (en un sens, on l’a compris, plutôt exis-
tentiel que véritablement historique) est aussi à ses yeux un conservatoire de formes anciennes,
liées à sa gémellité originaire par rapport au moyen-haut allemand. Elle participe par consé-
quent pour lui d’une forme de mémoire linguistique qui unit passé et présent, pères et fils, Est
et Ouest, villes et campagnes. Au témoignage de l’histoire s’adjoint celui d’un passé proche, où
s’inscrit le rapport au père, qui a pu connaître les échos de ce monde lointain : « eben so gut wie
in der Tiefe der Geschichte, in der Fläche der Gegenwart ». De même le rapport entre l’allemand
et le yiddish est-il redéfini, bien au-delà des usages linguistiques, comme « zart und bedeutend » :
des relations « tendres » et « signifiantes ». Affinités secrètes, de l’ordre de la généalogie, motivant
la définition d’une « inquiétante étrangeté » de la langue yiddish, dont l’écoute, pour les spec-
tateurs de la soirée mais aussi avant tout pour Kafka lui-même, serait l’occasion d’un retour de
l’originaire refoulé, facteur de désir et de peur.

Récits en miroir
Les trois auteurs et les poèmes qu’il présente au public sont pour Kafka l’occasion de déve-
lopper des micro-récits significatifs de son intérêt et de sa vision pleine d’empathie  : le plus
développé est celui consacré à Morris Rosenfeld (1862-1923), auteur prolétarien du Lower East
Side, dont le poème, qui dépeint l’arrivée des émigrants à New York, entre en résonance avec
l’écriture de son « roman américain », Le Disparu. L’évocation ressemble à un arrêt sur image,
lié à des scènes analogues utilisées par Kafka dans l’écriture de son roman. Le mot de Publikum,
pour désigner la foule new-yorkaise est très caractéristique également de la théâtralité de sa vision
de l’Amérique.
Le deuxième poème est de Frug (1860-1916), juif de Russie qui commence à écrire en russe
avant de passer au yiddish en 1881, à la suite des pogroms. Très populaire lui aussi, il se fait le
porte-parole des persécutés et le chantre des aspirations nationales. Le poème Sables et étoiles
est selon Kafka « l’exégèse amère d’une promesse biblique ». Le terme de « bitter », amer, sera
utilisé dans le Journal dans une note du 20 avril 1916 à propos de la légende du Golem et du
goût « amer » de l’argile dont il est constitué, en un aparté autoréférentiel dressant le parallélisme
avec la création littéraire : « Amer, amer, voilà le mot essentiel. Comment puis-je espérer souder des
morceaux pour en faire une histoire vibrante3 » ? S’avère ici clairement la fonction de « matériau »
dévolue aux connaissances glanées par Kafka à propos de la tradition littéraire juive, destinée
à alimenter l’inspiration fictionnelle en lui fournissant énergie et matière première, analogue
formel et chaleur créatrice. On retrouve cette fonction dans la figure du «  chauffeur  », dans

132
le roman américain, ou dans la métaphore du charbon dans la nouvelle La Chevauchée du seau
à charbon.
Le troisième poète, David Frischmann (1859-1922), d’origine polonaise mais influencé
par la langue et la littérature allemande, fin connaisseur de l’hébreu biblique et traducteur de
la littérature mondiale, est avant tout le porte-parole des exclus, en rupture de tradition, et
actif dans les journaux de la renaissance culturelle en yiddish à Varsovie, autour de I. L. Peretz.
La saynète retranscrite par Kafka évoque avec humour et concision le choc entre deux mondes,
celui de la piété traditionnelle et celui de l’amour, toujours rebelle par rapport aux lois de la
communauté.

La peur et le calme
S’il a eu la moindre part dans le choix des textes lus, on remarque qu’il privilégie l’aspect
progressiste et national de la littérature yiddish à un moment où elle se constitue elle-même
comme réponse aux enjeux identitaires collectifs. Malgré tout, Kafka se situe plutôt dans l’intui-
tion des possibilités de renouvellement, par la littérature, de l’existence individuelle et collective,
face à la dislocation intérieure et aux menaces historiques (les pogroms, les accusations de crimes
rituels, les émeutes antisémites à Prague).
Il lui assigne avant tout un rôle de protection et de légitimation des aspirations individuelles
à l’art et à la dignité, de réponse collective à la violence politique. En ce sens, et malgré l’écart
identitaire et la méconnaissance qui le sépare de la culture yiddish, Kafka se situe dans une forme
de connivence profonde par rapport aux mouvements qui agitent la communauté culturelle
yiddishophone.
Les deux principales motions affectives évoquées dans le discours à propos de l’effet
(Wirkung) auquel il est censé préparer les auditeurs, dessinent l’écart typiquement kafkaïen entre
la peur et le calme (Ruhe), balancement dont témoigne de façon analogue son rapport à l’acte
d’écriture  : rassemblement des forces nécessaires à l’entreprise créatrice, contre l’écartèlement
provoqué par l’angoisse, et à l’attente quasi mystique des énergies créatrices, présentées comme
unificatrices et fusionnelles (on pense à sa description de l’état d’inspiration déclenché par l’écri-
ture du Verdict).
Le même processus est déjà noté dans le Journal (20 octobre 1911) à propos d’une
précédente séance de lecture par Löwy de textes yiddish : « pièces humoristiques de Sholem-
Aleykhem », le classique par excellence de la littérature yiddish, « une histoire de Peretz », le
chef de file de la renaissance culturelle, « un poème de Bialik », représentant de la littérature
hébraïque et du groupe d’Odessa autour de Ahad-Haam, le créateur du sionisme spirituel,
et un poème, Die Lichtverkäuferin de M. Rosenfeld, le poète du ghetto américain (OC, III,
p. 114). Le poème de Bialik est Di shkhite-shtot, « La ville du massacre », version yiddish d’un
poème écrit d’abord en hébreu, à la suite du pogrom de Kichinev de 1903. Ce poème est
un moment essentiel de rupture dans le recours poétique à la tradition du martyrologe juif.
Documenté par le séjour de Bialik à Kichinev après le pogrom d’avril, mais transfigurant le
témoignage par le recours à l’imprécation et au contre-commentaire biblique, ce texte inspiré
appelle à une réaction politique collective, à la nécessité de l’auto-défense et au dépassement
par la littérature juive de la déploration passive et « lacrymale » de la violence. Il est en réso-
nance avec le traitement iconoclaste de la tradition chez Kafka, même si son pathos exacerbé
est à l’opposé de l’écriture kafkaïenne.
Quant à l’effet de cette lecture, il rappelle celui que Kafka souhaite à son public de février
1912 : à un état de nervosité proche du clivage du début de la séance succède, après la lecture
« vraie » de Löwy, un état de réunification et de fermeté intérieures : « je sentais déjà tous mes
talents rassemblés » (OC, III, p. 114).

133
Innutrition
Le 24 janvier 1912, Kafka justifie l’interruption de ses travaux d’écriture par la lecture de
l’Histoire de la littérature judéo-allemande de M. Pinès, « cinq cents pages que j’ai dévorées avide-
ment, en allant au fond des choses, avec une hâte et une joie que je n’ai encore jamais eues en
lisant un livre de ce genre » (OC, III, p. 223). Cette thèse de doctorat publiée en France en 1911
est le premier essai systématique d’histoire littéraire dans le domaine yiddish. Il témoigne d’une
orientation néo-romantique, adaptée à la démarche d’un Peretz, au sein de son cercle varsovien.
Peu de temps auparavant, le 7 janvier, Löwy a lu à Kafka une lettre destinée à D. H. Nomberg
(1886-1922), un proche de Peretz, célèbre pour son récit Fliegelmann (1905), qui dépeint la
nouvelle génération d’intellectuels juifs et leur désenchantement au moment de la révolution
manquée de 1905. Il est également l’un des organisateurs de la Conférence de Czernowitz en
1908, qui examine la question du rapport entre les langues, l’hébreu et le yiddish.
Par l’intermédiaire de Löwy, les lectures théoriques de Kafka prennent corps et l’introdui-
sent de façon vivante aux mouvements de renouvellement de la littérature yiddish. Les notes
qu’il prend chez Pinès témoignent de l’aspect panoramique, mais aussi personnel, de ses inves-
tigations : aux batlonim, les oisifs des synagogues, Kafka consacre les lignes suivantes, après les
avoir qualifiés de « paresseux malins » : « De nombreux indices trahissent leur malheur, puisque
ce sont des jeunes gens qui, tout en jouissant de ne rien faire, sont aussi rongés par l’inactivité,
vivant dans leurs rêves, vivant au milieu de la violence débridée de leurs désirs inassouvis  »,
indice peut-être d’une certaine forme d’identification. Il cite également un extrait d’un texte
de Gordin, auteur de théâtre dont il a vu ou lu les pièces en compagnie de Löwy : « le théâtre
yiddish compte les spectateurs par centaines de milliers mais il ne peut espérer que surgisse un
écrivain de grand talent », phrase qui est en écho avec les caractéristiques des littératures mineures
définies par Kafka en décembre 1911. Il recopie ces mots de Gordin qui déplore qu’autour des
auteurs yiddish ne règnent «  qu’incertitude, ressentiment, hostilité et haine  » (p. 226-227)  :
écho là encore du constat que fera Kafka dans son discours sur la langue yiddish, lorsqu’il parle
de « répugnance » à propos du yiddish qui « a été longtemps une langue méprisée ». Tous ces
développements évoquent les discours dévalorisants de la Haskala à ses débuts, surtout dans sa
version allemande, et désignent l’effort intense de légitimation entrepris par les pionniers de la
génération des classiques yiddish, motivant certainement l’identification de Kafka à cette langue
et à sa littérature, en butte au mépris de la culture savante.
De façon générale, l’information réunie est factuellement exacte mais souffre d’un défaut de
perspective, voire d’une certaine minoration des auteurs et de leur importance : évoquant Fishké
le boiteux de Mendele Moykher-Sforim comme un ouvrage « modérément drôle », Frug comme
un « représentant de la vie rurale », Peretz comme l’auteur de « mauvais poèmes à la Heine »,
le Baal-Shem Tov, le fondateur du hassidisme, comme un adepte de l’horticulture, peut-être ici
encore avec un soupçon d’identification assez comique ! On retrouve ce manque d’enthousiasme
pour les auteurs individuels, lorsqu’il conseille Felice pour le choix des lectures aux enfants du
Foyer juif à Berlin : trouvant Sholem-Aleykhem « trop sarcastique et complexe » et Sholem Asch
« trop enfantin », et conseillant finalement la lecture des « Contes populaires » (Folkstimmlekhe
geshikhtn) de Peretz, parus en 1909.
On peut ainsi conclure que Kafka reste fidèle à sa conception des « petites littératures »,
définies par l’absence de grands talents, qui se révèle finalement être un avantage, étant compensée
par la lutte pour la littérature et la politisation de l’activité littéraire, à travers le rapport matriciel
unissant l’écrivain et le peuple.
Des trois grands classiques, Mendele Moykher Sforim, Sholem-Aleykhem, Peretz, Kafka ne
cite en tout cas pas les œuvres qui auraient pu influencer le plus directement ses propres écrits :
La Haridelle de Mendele (1873) consacrée au phénomène de la métamorphose animalière, le
gilgul des kabbalistes et du folklore populaire, Motl le fils du chantre, de Sholem-Aleykhem,

134
commencé en 1907, publié dans sa première version en 1911 mais dont la dernière version,
comprenant l’épisode américain est écrite en 1916, et les Contes hassidiques de Peretz, parus en
1908. On voit bien que Kafka tire de ses informateurs et de ses lectures une connaissance plutôt
intuitive et générale des grandes caractéristiques de cette littérature, avec lesquelles il se sent en
accord idéologique et spirituel : littérature de combat liée au courant des Lumières et à la renais-
sance juive, littérature populaire mais innervée par la tradition et les textes sacrés, littérature
construite à partir d’une situation historique de minorité compensée par l’humour, l’intertextua-
lité, le pastiche stylistique et linguistique, la polyglossie et la polysémie.

Rencontres hassidiques
Si Kafka prête alors peu d’attention au rapport à l’hébreu, il est cependant initié par
d’autres canaux à la tradition juive, en particulier à l’univers spirituel du hassidisme et à ses textes
narratifs.
Löwy qui a été étudiant de yeshiva lui fournit un accès vivant à l’univers de l’étude talmu-
dique. Par ailleurs, Kafka, comme tous les membres de sa génération intellectuelle, a connais-
sance des écrits de Buber et de son adaptation des contes hassidiques, qu’il commence par
dénigrer avant de les réhabiliter, lorsque Buber adopte un style plus scrupuleux de l’original.
Mais c’est surtout l’amitié avec Jiri Langer, un juif pragois converti au hassidisme et secta-
teur du rabbi de Belz, qui introduit Kafka de façon directe aux pratiques et au mode de pensée
hassidiques. Langer ne publiera qu’en 1937 son ouvrage d’anecdotes consacrées aux grands
maîtres du mouvement, Les Neuf Portes, mais il en a certainement donné bien avant des aperçus
à Kafka, qui mentionne certaines de ces histoires dans son Journal, dès sa rencontre avec Langer
en 1915. C’est sans doute à son propos qu’il note, le 25 mars 1915 : « Groupe de Juifs de l’Est
près du poêle. G. en caftan, la vie juive sentie comme une chose qui va de soi. Mon trouble »
(OC, III, p. 387). Le 14 septembre, il rend compte d’une visite en compagnie de Max Brod et
Langer au rabbi de Grodek, réfugié dans un faubourg de Prague. La scène en noir et blanc insiste
sur le mélange de saleté et de spiritualité émanant du rabbi, vu comme une figure paternelle et
relié à la blancheur immatérielle du monde de l’enfance : « il est vrai qu’alors les parents aussi
étaient purs » (p. 396). Ce passage est suivi peu après par un autre, très souvent cité : « Spectacle
des Juifs polonais qui vont à Kol Nidre. Le petit garçon qui court à côté de son père, un châle de
prière sous chaque bras. C’est un suicide de ne pas aller au Temple ». Mais immédiatement à la
suite, l’attitude inverse de scepticisme et de froideur revient, à propos de la lecture de la Bible :
« Les Juges injustes. […] Les pages de la Bible ne voltigent pas devant moi » (p. 397). Suivent
en octobre les notations sur les « histoires de Langer » à propos de la notion de tsaddik-ha-dor, le
Juste de sa génération, illustrée par des anecdotes miraculeuses extraites de la vie du Baal-Shem
Tov. Les descriptions des Juifs de l’Est en transit dans les gares avec femmes et enfants se multi-
plient également dans le Journal, en liaison avec la situation critique des Juifs sur le front de l’Est.

Un sens paradoxal
C’est dans une lettre de la mi-juillet 1916 à Max Brod que Kafka relate sa rencontre à
Marienbad, en compagnie de Langer, avec le rabbi de Belz, chef spirituel d’une importante école
hassidique. Dans cette rencontre avec le monde de l’invisible, Kafka s’attache au visible, dont il
scrute le moindre trait : « Je vais me borner à décrire l’ensemble, je ne puis pas en dire plus que ce
qu’on voit. Or on ne voit que les détails les plus insignifiants, ce qui, selon moi, est justement un
trait significatif. Cela parle en faveur de l’authenticité, même à l’égard des choses les plus stupides.
Là où réside la vérité, on ne peut pas voir plus que des bagatelles à l’œil nu. » (OC, III, p. 752).

135
Et plus loin, décrivant la promenade du rabbi et les « questions et les propos insignifiants de souve-
rains en voyage, peut-être un peu plus enfantins et plus gais », il commente : « Langer cherche ou
pressent dans tout cela un sens plus profond, je pense que le sens plus profond est justement que ce
sens fait défaut, et c’est à mon avis bien suffisant. » (p. 756). Et dans une autre lettre à Max Brod,
de Zürau, fin septembre 1917 : « Les histoires hassidiques dans le Jüdisches Echo ne sont peut-être
pas les meilleures, mais, je ne comprends pas pourquoi, ces histoires sont les seules choses juives
dans lesquelles je me retrouve tout de suite et me sente aussitôt chez moi. » (p. 807).
Le rapport de Kafka au hassidisme, avec lequel il entre en contact de manière concrète, est bien
de l’ordre d’une attirance sceptique, ainsi que la décrit Max Brod : « mélange d’enthousiasme, de
curiosité, de scepticisme, d’assentiment et d’ironie » (p. 578)4. Scepticisme par rapport à l’interpré-
tation traditionnelle et pieuse de Jiri Langer, qui en hassid suppose derrière les attitudes profanes du
rabbi une causalité supérieure et sacrée qui produit un sens occulte et incontestable, mais d’autre part
attestation chez Kafka de la notion de vérité, dont il pense effectivement qu’elle reste informulable,
ce qui confère à l’insignifiance son authenticité et motive la sobriété descriptive du commentateur.
On trouve là une interprétation du sens autoréférentiel que Kafka attribue à la littérature, dont le
« sens profond est justement que ce sens fait défaut ». Il s’agit d’une vision analogue à sa conception
de l’espoir, dont la profusion existe, mais hors d’atteinte et adressée par une puissance inconnaissable
à un destinataire hypothétique, peut-être même hors du champ de l’humain.

Le livre brûlé : esquisse d’un rapprochement


L’univers hassidique est pour Kafka une incarnation de l’insuffisance humaine, cause d’efforts
démesurés et source de croyances qui ne témoignent que d’elles-mêmes. En ce sens, Kafka serait au
plus près de la théologie négative de Rabbi Nakhman de Braslav, dont M.-A. Ouaknin précise dans
Le Livre brûlé l’extrême singularité par rapport aux autres doctrines hassidiques :

Rabbi Nahman est de ceux, parmi les cabbalistes et les maîtres du hassidisme, qui insistent le plus sur la
radicalité du Tsimtsoum : Dieu est absent du monde. Il existe cependant un au-delà du monde ; il y aura
donc toujours une distance infinie entre l’homme et Dieu, dont le franchissement (ou le non-franchis-
sement) constitue un des aspects essentiels de la vie de l’homme5.

Déployer le sens, que ce soit chez Kafka ou Nakhman de Braslav, c’est toujours le déconstruire,
et par conséquent aussi déconstruire la mémoire, la tradition, la transmission des associations et
des images reçues. Le langage de Kafka témoigne de cette « nouveauté » étrange que constitue
un signifiant identifiable, éventuellement concret, voire pauvre, sans signifié immédiatement
reconnaissable, si ce n’est celui de son sens littéral, qui arrête justement la compréhension et
suscite l’interprétation à l’infini. C’est contre la plénitude interprétative qui serait de l’ordre de
l’accomplissement que joue le texte kafkaïen, tel qu’il s’énonce dans les quelques réflexions à
propos des faits et gestes du rabbi : énigme d’une « royauté » à laquelle il faudrait supposer du
sens, lors même que tout son sens est précisément de ne pas en avoir. Chez Kafka, comme chez
Nakhman, la tâche de tout être est de « préserver la dimension messianique qu’il possède ». Mais

le temps messianique n’est pas le temps où le messie serait là. Au contraire : c’est le temps où le Messie
est attendu. Pour forcer le trait : le Messie est fait pour ne pas venir … et, pourtant, il est attendu... Dans
cette mise en suspens du sens, le temps est toujours jeté vers l’à-venir par un acte d’anticipation. Mais
l’anticipation ne prévoit rien ; il n’y a pas d’accomplissement au bout du chemin (Ouaknin, p. 413).

Les romans de Kafka sont inachevés, dans ce suspens qui n’accomplit rien et empêche de
dire le « dernier mot » et Kafka, comme Rabbi Nakhman, a demandé que l’on brûle ses livres.

136
Fécondité de la rencontre
De quelle nature finalement apparaît la relation entre Kafka et Nakhman de Braslav ? De
l’ordre de l’influence, avec Buber comme médiateur, puisque ce dernier publie en 1906 son livre
sur le maître hassidique, Die Geschichten des Rabbi Nachman, que Kafka pourrait avoir lu ? Ou
plus probablement de l’ordre de l’analogie, de la parenté spirituelle par-delà le temps et l’espace,
en partie suscitées par des coïncidences nombreuses en ce qui concerne le rapport au corps, à
la sexualité, au langage : rejet du corps, du sexe, atteinte de la tuberculose, rapport à la maladie
et à la souffrance comme positivité du négatif, acceptation de la transcendance de la loi et de sa
transgression, rapport conflictuel à l’autorité, solitude ressentie à la fois comme malédiction et
comme impératif, recours salvateur à l’écriture, à la narration et en même temps constat d’un
échec irrémédiable dans la quête de la vérité...
Le problème se pose plus généralement en ce qui concerne l’influence des textes juifs, de
la littérature yiddish comme des textes de la tradition, auxquels Kafka accorde de plus en plus
d’importance à partir de 1917 et de son apprentissage de l’hébreu.
Pour les textes yiddish, on retiendra des analogies formelles au plan de la narrativité, des
motifs, des genres littéraires, des personnages. Kafka n’a finalement de cette littérature qu’une
connaissance approximative, beaucoup moins approfondie que celle des classiques de la littéra-
ture mondiale, qu’il ne cesse de relire et de méditer, comme Kleist, Goethe, Dickens, Flaubert,
Kierkegaard... Mais la rencontre avec le monde yiddish fait partie de ces opérateurs de déchire-
ment et d’ouverture intérieurs, féconds au plan créatif jusque dans leurs prolongements incons-
cients, comme la rencontre avec Felice, au moment même où il découvre un judaïsme vivant.
C’est un imaginaire narratif « pur », mineur, polémique, résilient, humoristique, qui se déploie
à partir de ces points de contact, et qui entre en relation féconde avec sa propre situation d’écri-
vain, alimentant incontestablement l’inspiration fictionnelle, de même qu’il suscite l’apprentis-
sage et l’initiation à un judaïsme redécouvert, par-delà l’insuffisance de la loi paternelle.
Il semble ainsi que la rencontre avec le monde yiddish, sa langue, sa littérature, ses acteurs,
ses croyances, son folklore et bientôt ses familles de réfugiés dispersées par la guerre sur les routes
d’Est en Ouest, soit pour la créativité de Kafka un puissant facteur d’identification, de rêve et
d’inspiration, mais aussi une véritable ouverture à l’historicité et au sentiment d’une commu-
nauté de destin. Bien que le mot «  juif » soit pratiquement absent de sa fiction, il ne semble pas
infondé de lire l’œuvre kafkaïenne comme une déclinaison possible de la littérature juive diaspo-
rique, dans ses contradictions existentielles comme dans sa fécondité créatrice.

notes

1. On se contentera de citer quelques titres  de référence : E. Torton Beck, Kafka and the Yiddish Theater. Its Impact on
His Work, Madison, The University of Wisconsin Press, 1971  ; R. Robin, L’Amour du Yiddish. Écriture juive et senti-
ment de la langue, Le Sorbier, 1984 ; R. Robertson, Kafka. Judaïsm, Politics, and Literature, Oxford, Clarendon Press,
1985  ; K.  E.  Grözinger, Kafka und die Kabbala, das Jüdische in Werk und Denken von Franz Kafka, Eichborn Verlag,
Francfort/M., 1992 ; L. Cohen, Variations autour de K. Pour une lecture juive de Franz Kafka, Intertextes, 1993 ; P. Zard,
La Fiction de l’Occident. Thomas Mann, Franz Kafka, Albert Cohen, PUF, 1999 ; D. Bechtel, La Renaissance culturelle juive.
Europe centrale et orientale, 1897-1930, Belin, 2002 ; I. Bruce, Kafka and Cultural Zionism. Dates in Palestine, Madison,
The University of Wisconsin Press, 2007 ; P. Casanova, Kafka en colère, Seuil, 2011.
2. F. Kafka, «  [Einleitungsvortrag über Jargon]  », NSF, I, p. 149-153  ; «  Discours sur la langue yiddish  », OC, IV,
p. 1141-1145.
3. Id., Journal, trad. M. Robert, Grasset, 1954 [1996, 2002], p. 463.
4. Id., Correspondance 1902-1924, traduite de l’allemand et préfacée par M. Robert, NRF, Gallimard, 1965.
5. M.-A. Ouaknin, Le Livre brûlé. Philosophie du Talmud, Lieu Commun, 1993, p. 356.

137
« Samsa était voyageur de
commerce » : trains, trauma,
et corps illisible1
John Zilcosky

L’intérêt de Kafka pour les corps transportés par le train commence avec le fragment de
nouvelle de 1907, Préparatifs de noce à la campagne, où le protagoniste, Eduard Raban, monte
dans un train qui « martelait violemment les rails » et qui tremble encore un peu après l’arrêt
(Es zitterte… : NSF, I, p. 31, 35 ; OC, II, p. 92, 94). En face de Raban, est assis un commis
voyageur qui porte les marques de cet ébranlement: il ne peut pas trouver de place pour reposer
son bras qui vibre et son carnet de notes tremble (zittert) (NSF, I p. 31; OC, II, p. 92). Ce voya-
geur mentionne alors à son partenaire quelques tracas concernant leur profession et, sans raison
évidente, il commence à trembler et à crier ; « il n’avait pas honte des larmes qui lui montaient
aux yeux  » et «  comme ses lèvres tremblaient (zitterten), il pressait les phalanges de sa main
gauche contre sa bouche » (NSF, I, p. 34 ; OC, II, p. 93). Cet homme tremblant et sanglotant
fait écho à un autre voyageur des Préparatifs : le « corps habillé » que Raban a « toujours » envoyé
voyager à sa place et qui apparaît maintenant comme vacillant, trébuchant et sanglotant (NSF, I,
p. 17-18 ; OC, II, p. 83). De la même manière, lors des débuts de Kafka, un autre voyageur – le
Samuel du Premier Grand Voyage en chemin de fer – est exposé à un changement par la vitesse du
train qui « se répercute à travers [s]on sommeil comme à travers le train entier » (DL, p. 437 ;
NSF, I, p. 17 ; OC, II, p. 166). Comme le commis-voyageur et le « corps habillé » avant lui,
Samuel se trouve à la fin, et de manière inexplicable, sur le point de pleurer.
Même si les symptômes de ces personnages sont surdéterminés, le fait qu’ils apparaissent
de manière répétée pendant ou après un voyage en train mouvementé suggère l’influence du
discours médical contemporain. Des « médecins des chemins de fer » (Eisenbahnärzte) spécialisés
en « maladies ferroviaires » (Eisenbahnkrankheiten) et en « hygiène ferroviaire » (Eisenbahnhy-
giene) voyaient régulièrement des corps semblables qui vibraient, chancelaient et tremblaient
sans cause apparente. Dès les années 1860, des chercheurs de pointe anglais, français et alle-
mands avaient constaté que le personnel et les voyageurs sentaient des contractions musculaires
pendant tout le voyage et des « tremblements continus [Erzittern] de toutes les articulations »
longtemps après avoir quitté le train2. Après le débat juridique mené dans les années 1890 pour
décider si les névroses déclenchées par le train étaient physio- ou psychogéniques, les chercheurs
continuèrent à insister sur le fait que les secousses des trains se transféraient directement au corps
humain – c’était le cas de passagers qui tremblotaient encore des jours plus tard pendant leur
sommeil3. Un chercheur allemand argumenta en 1908 que la névrose de chemin de fer était une
kinetosis, déclenchée par un mouvement anormal, qui menait, dans des cas graves, à un « choc
traumatique4 ». Au cours de ces années de naissance de la théorie moderne du trauma, Freud
spécula de manière semblable, affirmant que les « secousses mécaniques » du train, combinées
avec un choc émotif, pouvaient produire une « névrose traumatique5 ». Tandis que les véhicules

138
tirés par des chevaux roulaient sur des rails en bois, les trains mettaient de l’acier sur de l’acier et
la rigidité de ce matériel – pour le Samuel de Kafka, « l’entrechoquement des rails » (das Aneinan-
derschlagen der Schienen : DL, 436) – émettait une série de « petites secousses rapides » à travers
le corps du voyageur6. Les « cahots qui rendent nerveux » se blottissent dans son système nerveux
et le font frémir longtemps après7  ; avec les mots de Kafka, la turbulence se répercute elle-
même « à travers le train entier » dans la physionomie du voyageur. Pour protéger les voyageurs
contre ces troubles, un expert allemand recommandait de s’asseoir dans une chaire vibratoire
(Vibrationsstuhl) avant un voyage8. Comme de nombreux commentateurs culturels de l’époque,
Max Nordau, dans son bestseller de 1892, Degeneration, arrivait à la même conclusion que ces
médecins : les maladies nerveuses modernes résultent de la civilisation elle-même, y compris les
« cahots » [Erschütterungen] dont les voyageurs « souffrent constamment dans les trains9 ».
L’attention de Kafka pour ce discours populaire se montre aussi clairement dans le vocabu-
laire technologique des héros de ses débuts que dans son récit écrit plus tard, La Métamorphose,
qui emprunte largement aux Préparatifs. Lorsque Raban envoie son « corps habillé » voyager en
1907, on sait qu’il veut rester au lit et se métamorphoser en un « coléoptère » (NSF, I, p. 18 ;
OC, II, p. 83-84). La thèse largement répandue selon laquelle Raban préfigure le Gregor Samsa
de 1912 oublie une différence importante : là où Samsa déclare explicitement être un voyageur
de commerce, Raban, sans aucun doute, n’en est pas un : « Je n’ai jamais voyagé » (NSF, I, p. 15 ;
OC, II, p. 81). Vu de cette perspective, Samsa a plus de choses en commun avec le commis-voya-
geur en larmes – donc un « voyageur » – qu’avec Raban. Si nous tenons compte du fait, souvent
souligné par Kafka, que ses récits dialoguent entre eux de l’intérieur10, il est même possible que
son «  voyageur  » des débuts devienne Samsa, reconfiguré de manière ludique par Kafka cinq
ans plus tard. Nous apprenons dès les premiers paragraphes de La Métamorphose que Samsa a
travaillé comme commis-voyageur exactement pendant cinq ans : c’est précisément l’intervalle
qui sépare le temps où Kafka écrivait la plus grande partie des Préparatifs (1907) de l’année où il
commença La Métamorphose (1912). Le fait que Kafka ait été plus que passagèrement intéressé
par son « voyageur » des Préparatifs devient évident dans la relation intime inhabituelle de ce
voyageur avec Raban. Le voyageur regarde tout le temps Raban, de manière délibérée ; à aucun
moment, il ne le quitte des yeux. Mais ensuite ce voyageur, comme déjà le « corps habillé »,
commence à trembloter et à crier (NSF, I, p. 30-31, 34 ; OC, II, p. 91, 93). Si Samsa fait une
apparition dans les Préparatifs, ce n’est pas comme le « coléoptère » de Raban qui prend ses aises,
mais plutôt à la façon de ce voyageur proto-hystérique secoué dans un train ébranlé à rendre fou.
Cette supposition est confirmée quand nous apprenons que Raban, longtemps consi-
déré comme un symbole de «  Kafka11  », proclame qu’il faudrait «  une sérieuse préparation
(Vorbereitung)  » pour comprendre la conversation des commis voyageurs (NSF, I, p. 31  ;
OC, II, p. 92), une préparation dont Kafka a eu besoin aussi pour La Métamorphose et qu’il a
faite pendant les cinq années suivantes avec ses maudites journées de travail (à Felice Bauer,
24 au 25 nov. 1912 : OC, IV, p. 88)12. Au cours de l’écriture de La Métamorphose, Kafka, comme
Samsa, décrit les soucis de ses journées de travail, incluant les énervements professionnels
(die geschäftlichen Aufregungen) (DL, p. 116 ; M, p. 24). Kafka aussi doit prendre de manière
répétitive des trains tôt le matin – « demain je dois me lever à 4 heures et demie du matin »
(à Felice Bauer, 26 mars 1913 : OC, IV, p. 345) – et Kafka souffre aussi de ce que Samsa appelle
le « tracas des déplacements » plus spécialement les « repas irréguliers et mauvais », le manque
de sommeil et une solitude générale (DL, p. 116 ; M, p. 24). Peu après avoir terminé La Méta-
morphose, avant un voyage à Aussig, Kafka affirme ne pas pouvoir dormir à cause de visions des
trains qui vont le transporter : « Ils écrasaient l’un après l’autre mon corps étendu sur les rails,
faisant chaque fois plus profondes et plus larges les entailles que j’avais au cou et aux jambes »
(à Felice, 28 mars 1913 : OC, IV, p. 347). Évidemment, les trains ne le brisent pas, mais ils
l’« épuisent » à un point tel qu’il est assis à la table de son hôtel de la même manière que le
« corps habillé » : « Je n’étais plus guère qu’une marionnette à table » (même lettre). Étant

139
à côté de lui-même pendant des jours « de somnolence, de fatigue et d’inquiétude (Unruhe) »
(à Felice, 26 mars 1913 : OC, IV, p. 345), Kafka s’imagine transformé en animal, tout comme
Samsa : « Ce n’était plus une tête humaine que je portais sur les épaules. » (28 mars 1913 :
OC, IV, p. 347). La même inquiétude (Unruhe) apparaît pendant un voyage entrepris immé-
diatement après avoir écrit La Métamorphose, quand Kafka se sent « toujours agité, toujours
agité (unruhig) » (à Felice, du 9 au 10 déc. 1912 : OC, IV, p. 141) et tout au début d’un voyage
au milieu de l’écriture de La Métamorphose, quand il se sent « nerveux » (unruhig) dans le train
et soucieux « de voir le voyage nuire à [s]a petite histoire ». Il dit alors sans fard à Felice : « Il
ne faut bouger à aucun prix » (26 nov. 1912 : OC, IV, p. 95). Cependant, ce sont exactement
ces journées qui « préparent » Kafka à La Métamorphose. Cinq ans après avoir écrit Préparatifs,
il se réveille le matin de manière misérable, redoutant « un petit voyage inconfortable en train
et dans des chambres d’hôtel » (à Felice, 25 nov. 1912 : OC, IV, p. 91), mais c’est seulement
pour inventer un nouveau récit, dans lequel un jeune voyageur de commerce se réveille après
des « rêves agités » (aus unruhigen Träumen) pour se retrouver transformé de manière patho-
logique (DL, p. 115 ; M, p. 23).
La Métamorphose commence précisément avec la supposition que Gregor est malade à
cause des mêmes rigueurs des voyages professionnels qui affligeaient son auteur. Mme Samsa dit :
« Gregor est malade » ; Grete demande : « Tu ne te sens pas bien ? » ; et Gregor lui-même conclut
qu’il a contracté un rhume, «  cette maladie professionnelle des représentants de commerce
(Berufskrankheit der Reisenden)  » (DL, p. 131, 120, 121  ; M, p. 36, 27, 28). Les symptômes
de Gregor coïncident avec les résultats des recherches sur les maladies de train des dernières
années, qui affirmaient que cinq années de voyages réguliers en train seraient dangereuses pour
tout le monde – spécialement pour les commis-voyageurs qui voyageaient tous les jours13.
Les symptômes de Gregor font écho aux descriptions des docteurs de chemin de fer, y compris la
mélancolie, l’angoisse, le tremblement et le mouvement involontaire des muscles qu’éprouvent
les voyageurs des Préparatifs : Gregor, angoissé et déprimé, tout à coup ne peut plus contrôler ses
membres qui s’agitent « dans une extrême et douloureuse excitation (Aufregung) » (DL, p. 121 ;
M, p. 28). De plus, des chercheurs mentionnaient la fatigue chronique comme un symptôme
de la maladie des chemins de fer et Gregor, de la même manière que son auteur, se plaint de
« fatigue », de « somnolence », d’épuisement et de « fatigue générale (allgemeiner Müdigkeit) »
(DL, p. 116, 119, 136, 153 ; M, p. 24, 26, 41, 56)14. Des médecins découvrirent aussi que les
victimes d’accidents de chemins de fer et ceux qui en avaient seulement peur avaient des rêves
« angoissants et horribles » ; ils se réveillaient « soudain avec un vague sentiment de danger »
et étaient «  inhabituellement loquaces  » et «  excités  »15. De telles prémonitions de la théorie
moderne des traumas s’appliquent à Gregor, qui souffre d’abord de « rêves agités » et ensuite,
après avoir été silencieux, fait retentir « un couinement douloureux et irrépressible » nerveux, et
débite tout cela « sans trop savoir ce qu’il disait » (DL, p. 119, 130 ; M, p. 26, 34).
Un autre symptôme des voyageurs de train régulièrement rapporté était le trouble de la
vision déclenché par des yeux fatigués et des paysages brouillés. L’œil humain, habitué à la vitesse
tranquille des voitures à chevaux – huit kilomètres à l'heure – ne pouvait s’adapter aux vitesses
croissantes des trains : 50km/h (1840), 60 (1860), et 100 (1910)16. Ce « changement incessant
de l’appareil adaptatif » était particulièrement nuisible pour les commis-voyageurs qui, « en une
seule journée, ont à jeter les yeux sur le panorama de plusieurs centaines d’endroits17 ». D’une
manière semblable, Nordau écrit en 1892  : « Toute image que nous percevons de la fenêtre
d’un train express met en branle nos nerfs sensoriels et nos centres cérébraux18. » Quand Raban
regarde à l’extérieur de son train rapide, en 1907, il ne voit de cette manière que des lumières qui
filent, des villages « qui viennent à notre rencontre et filent » et des poutres de ponts qui apparais-
sent en mouvement, « violemment disloquées et comprimées » (NSF, I, p. 31, 33 ; OC, II, p. 92
et 93). Ces apparitions à grande vitesse fatiguent les yeux de Raban et ceux de ses compagnons
de voyage : quand Raban descend, les autres le voient de manière confuse de la fenêtre du train,

140
« comme lorsque le train marchait » (DL, p. 36 ; OC, II, p. 95). Le voyageur professionnel de
1912, Gregor Samsa, découvre de la même manière tout à coup que sa vue a faibli : « De jour
en jour il voyait de plus en plus flou, même les choses les plus éloignées », n’apercevant même
plus « l’hôpital d’en face ». Si Gregor ne savait pas qu’il vit dans une rue en ville, il penserait qu’il
continue à regarder par la fenêtre d’un train « un désert où le ciel gris et la terre grise se rejoi-
gnaient sans se confondre » (DL, p. 155-156 ; M, p. 57-58).
Comme la vue défaillante de Gregor, son «  souci des correspondances ferroviaires  »
(DL, p. 116 ; M, p. 24) concorde avec des explications médicales affirmant que la ponctualité
impitoyable du chemin de fer causait un stress paralysant, comme dans la monographie médicale
consacrée aux chemins de fer d’Alfred Haviland, Hurried to Death. Gregor passe ses soirées en
étudiant de manière obsessionnelle « les horaires des trains » et, le matin de sa transformation,
ne pense de façon comique qu’à la ponctualité impitoyable des trains mais non pas à son état
physique : « Il faut que je me lève, car mon train part à cinq heures. » Le temps du chemin de fer
oppresse Gregor, en partie parce qu’il avance à une vitesse irrationnelle. Après avoir constaté qu’il
ne s’est pas réveillé à temps, et qu’il est déjà six heures et demie, Samsa observe que les aiguilles
de la montre avancent avec une rapidité inquiétante : « Il était même la demie passée, on allait
déjà sur moins un quart » (DL, p. 126, 118 ; M, p. 32, 25). La montre de Gregor continue à le
tourmenter pendant les quarante-cinq minutes qui suivent, soit tout le premier tiers du récit.
Pour citer quelques exemples : « La pendulette sonnait juste six heures trois quarts » ; « “Déjà
sept heures”, se dit-il » ; et : « Il faut absolument que je sois sorti du lit avant que sept heures et
quart ne sonnent » (DL, p. 119, 123 ; M, p. 26, 29-30). Gregor relate cette ponctualité intran-
sigeante des chemins de fer : « Le train suivant était à sept heures ; pour l’attraper, il aurait fallu
se presser de façon insensée » et « même s’il attrapait le train, cela ne lui éviterait pas de se faire
passer un savon par le patron, car le commis l’aurait attendu au départ du train de cinq heures »
(DL, p. 118 ; M, p. 25-26). La famille de Gregor est aussi obsédée par la Bahnzeit : « “Gregor”,
c’était sa mère qui l’appelait, “il est sept heures moins un quart; est-ce que tu ne voulais pas
prendre le train ?” » ; M. Samsa vocifère : « M. le fondé de pouvoir est là et demande pourquoi
tu n’as pas pris le premier train » ; et Mme Samsa ajoute : « Il ne se sent pas bien, croyez-moi,
monsieur le fondé de pouvoir. Sinon, comment Gregor raterait-il un train ? » (DL, p. 119, 126 ;
M, p. 26, 32). Le temps s’enfuit avec chaque départ raté, et, comme si Gregor ne le savait pas
déjà, le chef de bureau lui rappelle que « le temps c’est de l’argent » : « Vous me faites perdre mon
temps pour rien » (DL, p. 129 ; M, p. 34). Tourmenté par le remords d’« avoir manqué ne fût-ce
que quelques heures de la matinée », Gregor « perd la tête » (DL, p. 125; OC, II, p. 31). Quand
il meurt finalement au terme du récit, cela arrive avec la précision d’un horaire : « trois heures du
matin sonnèrent au clocher » (DL, p. 193 ; M, p. 91).
Vu les symptômes de Gregor – épuisement, fatigue, muscles distendus, rêves angoissants,
volubilité nerveuse, vision confuse et stress psychologique causé par les horaires – il n’est pas
surprenant qu’il ne mâche pas ses mots concernant son diagnostic : « Jour après jour en tournée »,
« le tracas des déplacements » et « le souci des correspondances ferroviaires » sont à l’origine de
ces agitations traumatiques (DL, p. 116 ; M, p. 24). Gregor n’a « aucun doute possible » sur le
fait qu’il souffre de « la maladie professionnelle des représentants de commerce » (DL, p. 121 ;
M, p. 28). Mais, comme tant d’autres possibilités d’interprétations de La Métamorphose, celle-ci
est troublée par l’impossibilité de lire Kafka littéralement – et certainement l’impossibilité d’être
en accord avec l’autodiagnostic de l’un de ses personnages troublés. Comme certains critiques
l’ont démontré, les corps de Kafka résistent à une lecture métaphorique – et à un diagnostic,
parce que les contenus humains et les véhicules matériels de Kafka sont instables (labiles) : les
métaphores de Kafka sont toujours en mouvement19. La métamorphose de Samsa n’est pas
accomplie – est-il un animal ou notre fils ? – rendant toute lecture instable. Parce que le corps
de Samsa ne peut fonctionner de manière crédible comme signe, le lecteur est dans une impasse
interprétative  : pourquoi est-ce que le corps du voyageur chancelle et trébuche  ? Pourquoi

141
crie-t-il ? Pourquoi, dans sa forme la plus extrême, se métamorphose-t-il ? Les corps de Kafka
donnent un démenti à nos réponses avant que nous les ayons formulées – notamment parce que
Kafka dessine un monde dans lequel le langage ne peut pas référer directement au monde.
Mais c’est précisément dans ce problème de l’opacité du signe que réside le cœur même
du discours du trauma de fin de siècle, plus spécialement de son côté légal. La confusion de
Gregor face aux symptômes de son corps l’amène à craindre le « médecin de la Caisse Maladie »
(Kassenarzt), dont la tâche ressemble à celle de la critique déconstructiviste de la littérature.
Il doit prouver que le corps n’est pas un signe qui fonctionne : il ne démontre rien. Selon le person-
nage très redouté du Kassenarzt, la cause des symptômes de Gregor n’est rien du tout ; il ne veut
seulement pas aller travailler, il est « fainéant » (arbeitsscheu) (DL, p. 119 ; M, p. 26). La peur du
Kassenarzt de Gregor renvoie au contexte technologique et légal du problème littéraire de longue
durée que pose le corps apparemment illisible de Grégoire. Comme Kafka le savait, les angoisses
de chemin de fer et d’accidents avaient déjà produit beaucoup de gens qui ne présentaient pas de
blessures physiques mais n’étaient pourtant pas « en état de travailler » (DL, p. 135 ; M, p. 40),
comme Gregor. Parce que les chemins de fer allemands sont devenus juridiquement responsables
des blessures à partir de 1871 – créant pratiquement ainsi la profession de Kafka, assureur contre
les accidents, en 1884 –, le débat légal et médical autour des névroses traumatiques se trouvait à
son point culminant à la fin du siècle20. Des médecins étaient confrontés au problème insoluble
de distinguer entre des personnes vraiment atteintes et les simulateurs que le Kassenarzt de Samsa
désigne comme « en fort bonne santé » (DL, p. 119 ; M, p. 26). La confusion atteint un premier
sommet au cours de la « bataille de la simulation » (Simulationsstreit), lors du Congrès médical de
Berlin en 1890. L’un des partis argumentait que les névroses pouvaient être facilement simulées
et avançait que plus de vingt-cinq pour cent des névroses traumatiques étaient fausses21. L’autre
prétendait qu’actuellement beaucoup trop de médecins « stricts » étaient des Kassenärzte qui,
tout comme Samsa le craignait, étaient au service des compagnies d’assurances et «  voyaient
partout des simulateurs22 ». De manière légale, le principe selon lequel seules les blessures direc-
tement physiques pouvaient être indemnisées  continuait à dominer  ; le droit concernant les
dommages corporels n’a changé en Europe qu’après la Seconde Guerre mondiale23.
À la suite de ce premier Simulationsstreit, Kafka, employé juridique de l’Office d’assurances
contre les accidents du travail de Prague, a créé un corps endommagé, qui est mis dans l’obliga-
tion de se soumettre lui-même à un Kassenarzt, pour l’interprétation de son cas. Ce Kassenarzt,
même s’il était bienveillant, ne pourrait jamais trouver la source somatique d’une compensation
légale. Samsa possède le corps typiquement hystérique de son époque : symptomatique mais avec
« un substrat pathologique et anatomique indétectable ». Parce que cette cause infra-microsco-
pique de sa souffrance n’a pas d’origine, le langage médical fin-de-siècle, « ultramoderne », sur
ce qui se soustrait à l’herméneutique reflète le caractère «  postmoderne  » de l’assertion de la
critique littéraire concernant l’« illisibilité » de Samsa24. Mais ce langage développe maintenant
une signification au-delà des jeux d’autoréférentialité sémiotique de la critique littéraire ; l’opa-
cité renvoie ici au corps traumatisé même. De la même manière que les rumeurs diffamatoires
qui tourbillonnent au sujet des commis-voyageurs, les symptômes même de Samsa ne peuvent
être ressentis que subjectivement, dans son propre corps – am eigenen Leibe – et il est impossible
d’« en démêler les causes » (« ihre Ursachen » : DL, p. 136 ; M, p. 41). Son corps blessé devient
une supplication muette ou mutilée qui reste « incomprise » (DL, p. 140 ; M, p. 43). À la fin de
l’histoire de Gregor, les trois sous-locataires menacent de se servir de son corps comme « preuve »
juridique, dans une action en justice contre la famille Samsa (DL, p. 188 ; M, p. 86), mais le
même corps ne peut jamais acquérir d’évidence pour lui-même. Gregor lui-même admet que
son diagnostic en relation avec sa profession ne saurait convaincre les autorités : le Kassenarzt
n’aura pas « entièrement tort » en constatant qu’il est un simulateur (DL, p. 119 ; M, p. 26).
Gregor préfigure ici la constatation de Freud en 1920 : « Tous les névrosés sont des simulateurs ;
ils font semblant sans le savoir, et c’est là leur maladie25. » Pour reformuler cela dans les termes de

142
ma lecture : nous ne pouvons pas savoir si Gregor souffre d’un traumatisme causé par les trains,
mais nous savons qu’il souffre de la même incertitude de diagnostic – la maladie de la simulation
– qui hantait les corps voyageurs à la fin du siècle.
Même si les doutes sur le diagnostic sont précisément inhérents aux traumatismes de chemin
de fer, on pourrait encore objecter à mon interprétation basée sur la transformation radicale de
Gregor qu’elle va au-delà de tout cas imaginable de névrose traumatique. Mais si nous regardons
le récit de Kafka dans le contexte de son intérêt général pour les corps mécanisés entre 1907
et 1914, nous constatons une progression constante vers une hyperbole littéraire qui pourrait
expliquer une telle exagération. À la suite des voyageurs légèrement perturbés des Préparatifs et
de Richard et Samuel, Kafka crée un commis voyageur qui fait exploser l’orthodoxie médicale :
les « agitations » liées au voyage provoquent non seulement des rêves anxieux, de l’épuisement,
des muscles courbaturés et des visions floues, mais aussi une métamorphose complète. Main-
tenant, la voie est tracée pour les autres corps-victimes de Kafka, comme dans le rêve de 1913
mentionné plus haut, où des trains « écrasaient l’un après l’autre [s]on corps étendu sur les rails,
faisant chaque fois plus profondes et plus larges les entailles [qu’il avait] au cou et aux jambes ».
La machine de La Colonie pénitentiaire de 1914 renvoie également à la locomotive à vapeur des
Préparatifs et de Richard et Samuel, avec ses roues grinçantes [kreischen] et sa vibration [Zittern]
extrême : le lit de la machine « vibre, par petites oscillations très rapides, latérales et verticales »
(DL, p. 209 ; CP, p. 90). Comme dans le discours médical de l’époque que cette citation évoque,
la machine vibrante reproduit elle-même le corps vibratoire [zitternd] qui, dans l’hyperbole de
Kafka est, ou complètement « transfiguré », ou « assassiné ».
En guise de coda dans le contexte du rôle des chemins de fer, producteurs d’angoisse, aussi
bien pour Kafka que pour Samsa, prenons en considération l’appréciation spéciale de Kafka à
l’égard d’une autre forme de technologie de voyage : le tramway. Dans une lettre à Oskar Baum,
écrite dix ans après Die Verwandlung, Kafka raconte qu’il ne veut pas faire le trajet de douze
heures pour aller lui rendre visite à Georgental, parce qu’il craint ce voyage. De manière ludique,
il offre une option différente : « […] je tâche de te mendier des renseignements sur les meilleures
liaisons ferroviaires, dans le secret espoir que si je te questionne assez souvent, Georgental sera
peut-être simplement accessible en tramway ! » (OC, III, p. 1168). Kafka cherche un tramway
à longue distance, quelque chose de moins rapide et de plus paisible que le train « grondant et
cliquetant » dénoncé par Gerhardt Hauptmann (« Im Nachtzug ») (Dans le train de nuit)26. Et
Kafka avait déjà rapporté sa joie de sauter des tramways à Prague, même s’il interdisait le même
plaisir à Felice Bauer (7 et 11 nov. 1912 : OC, IV, p. 44 et 50). Huit ans plus tard, dans une
lettre à Milena Jesenská, Kafka fait l’apologie du tramway comme catalyseur de sociabilité et de
désir. Il aimerait en devenir un conducteur, parce que ce sont des hommes que le mouvement de
la société fait prospérer et rend volubiles et que, de plus, Milena est attirée par eux : « Tu aimes,
toi aussi, les conducteurs de tramways, n’est-ce pas ? » (probablement 25 août 1920 : OC, IV,
p. 1062).
L’affection durable de Kafka pour les tramways nous amène à la fin de La Métamorphose, qui
complète un cadre technologique que les nombreux lecteurs de Kafka n’ont pas remarqué jusqu’ici.
Après avoir commencé avec un protagoniste faible et qui se plaint de voyages excessifs en train, le
texte se termine par sa famille, qui commence à revivre dans un tram. Les trains rendent Gregor
malade, au moins selon son appréciation, et, de manière libidinale, le tramway réveille sa famille.
Après que Grete et Mme Samsa ont caressé le père victorieux, tous trois quittent ensemble l’appar-
tement, ce qui « ne leur était plus arrivé déjà depuis des mois » et ils vont « en tramway pour aller
prendre l’air à l’extérieur de la ville (ins Freie) ». Une fois dans le tram, les parents remarquent que
leur fille « s’était épanouie et était devenue un beau brin de fille ». Elle étire son jeune corps devant
eux et ils songent que le temps est venu de lui trouver un mari (DL, p. 199-200 ; M, p. 96-97).
Ignorant cette narrativité technologique, les critiques ont mis l’accent exclusivement sur
l’ironie de la fin de La Métamorphose : la pique parodique apparente en direction de la famille

143
bourgeoise en bonne santé, qui est aveugle face à la tragédie du héros27. Même si les aspects
de cette ironie sont indéniables, la fin parle aussi, même si c’est de manière ambigüe, d’une
possibilité utopique. Dans son manuscrit, Kafka a changé la destination des Samsa d’un parc
de la ville pour ins Freie, suggérant ainsi qu’il veut délibérément que ce tram continue indéfi-
niment : au-delà de Georgental, au-delà de Berlin, « un tramway nommé désir » qui voudrait,
pour reprendre l’argument de Freud pour les véhicules lents, produire des sensations de plaisir
et même « le noyau d’une symbolique éminemment sexuelle28 ». Pour Kafka, ce symbolisme
apparaît complètement quand Felice Bauer lui écrit une lettre dans un tram en 1912, cinq jours
après avoir complété la conclusion de La Métamorphose : « Ta lettre du tramway me rapproche
de toi d’une façon presque démente. Comment t’y prends-tu pour écrire en tramway ? Ton
papier est sur tes genoux, mais alors tu dois te pencher très bas ? » (du 11 au 12 déc. 1912 :
OC, IV, p. 147). Là où la profession de Samsa expulse celui-ci avec angoisse hors de son esprit,
le message de Felice écrit dans le tram rend Kafka fou de désir. Ici, l’écriture coopère avec la
machinerie de transport pour créer une proximité technique et « naturelle » que Kafka avait
appréciée – tout comme dans La Métamorphose. À la différence de la correspondance de Kafka
avec Felice, les lettres d’excuses qu’écrivent à la fin les Samsa réunissent la famille de manière
érotique (en l’éloignant du travail) ; le tramway stimule les corps ; et ces corps ne sont ni blessés,
ni marqués et ils n’ont pas de symptômes. Ils ressemblent au corps de Kafka lui-même dans
son fantasme de 1920 avec Milena Jesenská, où il promet de se glisser dans les paquets qu’il lui
envoie, « pour aller à Vienne avec eux » ; « procure-moi le plus d’occasions possibles de voyager
de cette façon », continue-t-il (6 août 1920 : OC, IV, p. 1028). Mais Kafka mettait aussi en
garde contre des utopies technico-postales futuristes – en les appelant les cas « les plus dange-
reux » de tous (à Milena, fin mars 1922 : OC, IV, p. 1113) – et c’est là qu’apparaît son ambi-
guïté. Les Samsa frôlent ce danger quand ils montent dans un tramway, technologie trop belle
pour être vraie – et promesse démente d’un rapprochement « naturel », par-delà le royaume des
fantômes29.

Traduit de l’anglais par Wolfgang Asholt et Jean-Pierre Morel.

NOTES

1. Version révisée et abrégée de « “Samsa war Reisender” : Trains, Trauma, and the Unreadable Body » dans Kafka for the
Twenty-First Century, éds. S. Corngold and R. Gross (Rochester, 2011), p. 179-206.
2. « The Influence of Railway Travelling on Public Health », The Lancet (Londres, 1862), p. 40 ; M. M. von Weber,
« Die Abnutzung des physischen Organismus beim Fahrpersonal der Eisenbahnen », Wiecks Deutsche Illustrirte Gewer-
bezeitung, 25, 1860, p. 228. Pour une vue d’ensemble des premiers travaux sur les effets déstabilisateurs de l’ébranle-
ment des trains, voir W. Schivelbusch, Geschichte der Eisenbahnreise, Munich, 1977, p. 106-113.
3. R. Wagner, « Simulation im Bahnbetriebe mit besonderer Berücksichtigung der sogenannten traumatischen Neurose »,
Aerztliche Sachverständigen Zeitung 6 (1900), p. 52.
4. M. Hirsch, « Reisekrankheiten », Therapeutische Rundschau, 2, 10 mai 1908, p. 302.
5. S. Freud, Trois Essais sur la théorie sexuelle [1905], traduit de l’allemand par P. Koeppel, Gallimard, coll. « Folio essais »,
p. 133-134.
6. « The Influence of Railway », op. cit., p. 41.
7. O. Gotthilf, « Wie schützt man sich beim Eisenbahnfahren gegen Gesundheitsschädigungen », Deutsche Alpenzeitung,
9 (18 juillet 1901), p. 17.
8. M. Hirsch, op. cit., p. 303.
9. M. Nordau, Entartung, Berlin, 1892, 1, p. 66.
10. M. Pasley, « Kafka’s Semi-Private Games », Oxford German Studies, 6, 1971-1972, p. 112-132.
11. W. Emrich, Franz Kafka, Bonn, 1958, p. 127  ; H. Binder, Kafka-Kommentar zu sämtlichen Erzählungen, Munich,
1975, p. 64.
12. Le poids des déplacements professionnels se fait sentir à partir de 1908, alors que Kafka travaille encore aux Préparatifs
de noce (AS, p. 981-990).
13. « The Influence of Railway », op. cit., p. 53.
14. Ibid., p. 40, 41 et 53.

144
15. J. E. Erichsen, On Railway and Other Injuries of the Nervous System, Philadelphia, 1867, p. 76, 74. Pas seulement les
victimes d’accidents mais aussi les gens qui simplement « aperçoivent une locomotive » ou pensent continuellement
à « la possibilité d’une collision » peuvent développer une névrose du chemin de fer : F. Schulze, Die ersten deutschen
Eisenbahnen, 2e éd., Leipzig, 1917, p. 24 ; « The Influence of Railway », op. cit., p. 43.
16. F. Voigt, Verkehr, vol. 1, Berlin, 1973, p. 865 ; vol. 2, Berlin, 1965, p. 857.
17. « The Influence of Railway », op. cit., p. 44 ; G. Claudin, Paris, Paris, 1867, p. 72.
18. M. Nordau, op. cit., p. 63.
19. S. Corngold, Franz Kafka : The Necessity of Form, Ithaca, 1988, p. 56-59 ; C. Koelb, Kafka’s Rhetoric, Ithaca, 1989,
p. 15-16.
20. W. Schäffner, « Event, Series, Trauma: The Probabilistic Revolution of the Mind in the Late Nineteenth and Early
Twentieth Centuries » dans Traumatic Pasts, éds. M. Micale et P. Lerner, Cambridge, 2001, p. 81 ; G. Eghigian, « The
German Welfare State as a Discourse of Trauma », in Traumatic Pasts, p. 99 ; et P. Lerner, Hysterical Men, Ithaca, 2003,
p. 32-33.
21. Pour une vue d’ensemble des débats autour de la simulation, voir P. Lerner, op. cit., p. 32-36, 62-67, 137-39 et
202-204, et E. Fischer-Homberger, Die traumatische Neurose, Bern, 1975, p. 56-73.
22. H. Oppenheim, « Der Krieg und die traumatischen Neurosen », Berliner klinische Wochenschrift 52, 15 mars 1915,
p. 257.
23. G. Eghigian, op. cit., p. 110 ; W. Schivelbusch, op. cit., p. 132.
24. E. Fischer-Homberger, op. cit., p. 73, 23, 24.
25. K. Eissler, Freud und Wagner - Jauregg vor der Kommission zur Erhebung, Vienne, 1977, p. 54.
26. G. Hauptmann, « Im Nachtzug », Das Bunte Buch. Gedichte [1880-1887], in Sämtliche Werke, éd. H. E. Hass,
Francfort/M.-Berlin, Propylaën Verlag, 1966, IV, p. 54.
27. Voir C. Schlingmann, «  Die Verwandlung  », Interpretationen zu Franz Kafka, Munich, 1968, p. 88-89  ; H. Kraft,
Kafka, Bebenhausen, 1972, p. 49 ; P. Beicken, Franz Kafka, Francfort/M., 1974, p. 271-72 ; Nina P. Straus, « Trans-
forming Franz Kafka’s Metamorphosis », The Metamorphosis, éd. S. Corngold, New York, 1996, p. 139 ; K. Sweeney,
« Competing Theories of Identity in Kafka’s The Metamorphosis », The Metamorphosis, p. 152 ; et les commentaires de
Corngold sur les révisions du manuscrit de Kafka, The Metamorphosis, p. 56.
28. Freud, Trois Essais […], op. cit., p. 134.
29. Voir J. Zilcosky, Kafka’s Travels, New York, 2003, p. 170-171.

145
Kafka et Weininger : à propos
du Château
Gerald Stieg

Kafka qui voulait faire brûler son œuvre et Weininger qui s’est suicidé à l’âge de 23 ans
pour que Sexe et caractère survive ont en commun d’avoir entrepris un pèlerinage vers le désert :
au lieu de chercher le pays, voire de rester au pays paternel « où coulent le lait et le miel », ils se
sont choisi comme modèles des ermites du désert. Tous les deux ressemblent en quelque sorte
aux stylites. Ils ne sont pas les seuls à s’opposer ainsi au mode de vie bénédictin-occidental, à l’ora
et labora. Dans l’environnement spirituel de Kafka et Weininger, on rencontre Wittgenstein, le
plus monacal de tous, Karl Kraus, Trakl et Rilke. Tous pratiquent l’écriture comme une « forme
de prière », prière et travail pour eux sont identiques.
Les « Offrandes mortuaires » que Weininger et Kafka avaient conçues pour eux-mêmes
et leurs œuvres sont les témoignages les plus étonnants de ce procédé. Comparés à elles, les
divers cultes esthétiques dans le sillage de Stefan George peuvent paraître ridicules, même si
d’un point de vue historique il s’agit de phénomènes semblables. (D’ailleurs, Kafka était tout
à fait sensible au message du « maître sévère1 » George). Weininger et Kafka – Kraus, le Savo-
narole moderne peut être considéré comme le lien entre les deux – sont des moines exem-
plaires. Ils partagent une expérience radicale du monde qui leur est dictée par la peur : ils ont
peur des autres. Et ces autres sont en premier lieu les femmes. Sur un niveau plus abstrait, les
autres sont les médiateurs (l’espace public de la circulation) qui perturbent la solitude de celui
qui prie. Weininger était convaincu d’avoir déterminé une fois pour toutes les perturbateurs
du désir monacal : il s’agissait des femmes et des juifs. Sa pensée a un côté meurtrier-élimi-
natoire : le « salut » du monde dépend de la capacité de « surmonter » la femme et le juif.
Elle débouche sur un appel au suicide collectif de l’humanité. Des traces de cet appel se trou-
vent autant chez Giovanni Papini, idéologue fasciste, que chez Cioran qui a bien compris
le côté meurtrier de cette pensée («  l’exagération vertigineuse, l’infini dans la négation,
l’intransigeance meurtrière, la quête d’une position absolue2 »). Face à des projets grandioses
de cet ordre, la façon dont Kafka considère sa propre situation privée prend toute sa gravité :
« C’est donc bien un instinct de défense qui s’oppose à ce que je me fabrique le moindre bien-
être durable, et que je brise mon lit conjugal avant même qu’il ne soit installé. » (Journaux,
31 janvier 1922).
Dans des affirmations de cet ordre, Kafka donne l’impression d’être un Weininger privé,
voire un moine privé qui réfléchit sur un problème de théologie négative que Weininger prétend
traiter au niveau global pour l’humanité entière. Le principe du plaisir subit ici une négation
totale, voire une accusation d’hérésie religieuse. Chez Weininger, cette attitude se transforme en
pulsion violente qui veut réduire le multiple, c’est-à-dire l’anti-monacal (le moine est le mona-
chos qui confond facilement « seul » et « unique »), à une unité supérieure. Le désir de Kafka de
« briser le lit conjugal » est terrifiant, mais inoffensif, car il ne concerne que sa personne privée,
tandis que Weininger se propose la tâche d’éliminer juifs et femmes de la création – et ceci au
nom de l’esprit (saint).

146
En prenant en considération les documents biographiques, les juifs Kafka et Weininger ont
souffert également de la judéité et de la sexualité. Leurs aspirations « monacales » respectives pren-
nent toute leur gravité quand on les confronte aux « tentations » auxquelles elles sont exposées.
En 1923, Karl Kraus a publié dans la Fackel  un poème de Weininger intitulé Vers, écrit à
l’âge de 19 ou 21 ans :

Vers de Otto Weininger.


Regarde-moi qui marche courbé et apeuré
De pas lestes en frôlant les murs,
Regarde-moi qui me moquant de ton commandement moral
Épie les petits pieds et les poitrines.

C’est le chemin connu depuis longtemps


Qui mène vers elle, la déesse sans pudeur.
J’ai brûlé de le suivre si souvent,
Et j’en suis revenu en pleurs de pénitence.

Ô Dieu, détruis avec ton poing


Tous les miroirs,
Ôte la lumière claire au jour,
Enlève à la rivière le reflet du soleil !

Sarcastiquement la peur ancestrale devance


Le plaisir ardemment désiré. –
Oh !!! Donne au vice des joues rouges,
Afin que je puisse en jouir sans angoisse.

La troisième strophe est un grand poème-prière. On trouve chez Kafka des équivalents
dans sa correspondance et dans son journal : « Le coït considéré comme châtiment du bonheur
de vivre ensemble. Vivre dans le plus grand ascétisme possible, plus ascétiquement qu’un céli-
bataire, c’est pour moi l’unique possibilité de supporter le mariage. Mais elle  ?  » (Journaux,
15 août 1913) 

[Lettre à Milena (9 août 1920) sur la « première nuit » :] 


Comme il en alla cette fois-là, il en fut toujours par la suite. Mon corps, qui se taisait souvent plusieurs
années, était secoué ensuite jusqu’à la limite du supportable de ce désir lancinant d’une petite abomina-
tion, d’une petite horreur extrêmement précise, d’une petite chose un peu gênante, sale, répugnante ;
jusque dans le meilleur du plaisir, il en restait un souvenir, je ne sais quelle mauvaise odeur, un peu
de soufre, un peu d’enfer. Il y avait là une impulsion un peu semblable à celle que subit le Juif errant
toujours absurdement poussé, toujours absurdement nomade, dans un monde sale absurdement.

Que de tels textes dépassent la sphère privée, qu’en eux l’époque se manifeste également, ne
souffre aucun doute. Que le syndrome « sexualité-judéité » se puisse trouver concentré dans le plus
intime nous permet de comprendre encore aujourd’hui l’influence massive que Weininger a exercée
sur sa génération. Ce qui est inquiétant, c’est la présence dans la sphère la plus intime, intériorisée
jusqu’à la torture de soi-même, des aspects les plus terrifiants de la propagande politique national-
socialiste. Il ne s’agit pas d’une simple « affaire de famille » juive, mais d’une sorte d’humus historique :
qu’on se dise que la pensée de Weininger a exercé une influence décisive sur la revue Ostara que
le moine défroqué Jörg Lanz von Liebenfels («  L’homme qui a inspiré Hitler  ») avait créée en
1905 à Vienne à l’intention des «  hommes blonds et défenseurs des droits du genre masculin  ».

147
Weininger était le négateur le plus radical de deux mouvements émancipateurs, celui des juifs et celui
des femmes.
Les réflexions que je viens de proposer proviennent du vaste champ des analogies et
associations qui possèdent une certaine force de conviction sans pouvoir fournir des preuves
irréfutables. Il y a un argument de poids contre mon entreprise comparatiste : dans la masse
gigantesque des études kafkaïennes, Weininger joue un rôle absolument secondaire. Il y a des
ouvrages de référence (dont celui de son ami Max Brod) qui l’ignorent.
Ma thèse est que l’influence supposée de Weininger ou le parallèle Weininger-Kafka
trouvent leur plein développement dans Le Château. La pensée de Weininger s’y déploie sous sa
forme double, à savoir : Le Château  est un roman sur la judéité et sur la sexualité.
Après ses premières tentatives de trouver par sa propre force et ses propres moyens le chemin
qui mène au château, l’arpenteur K. arrive dans le champ magnétique – il est permis de parler
« d’affinités électives » – de la famille de Barnabé. On lui suggère qu’il y est « chez lui ». Mais il
ne le croit pas, il ne veut pas le croire et il préfère par conséquent se rendre à l’auberge Herrenhof
(Hôtel des seigneurs). Il s’y rend au bras de la prostituée juive Olga, convaincu d’atteindre ainsi
un but « supérieur ». (Dans le schéma de l’action que Kafka a noté, il a commis un acte manqué
intéressant : il avait écrit « château » au lieu de « Herrenhof »). La prostituée, pourtant arrivée au
bras de K., y est livrée à son destin quotidien : les valets de Klamm en abuseront dans l’étable à
bestiaux. Olga est la petite monnaie grâce à laquelle la famille de Barnabé tente de se racheter.
Que cette monnaie corresponde à l’équation « juif = femme » fait d’elle un paradigme weinin-
gerien. Mais Olga a une sœur, Amalia, l’imago originelle de la chasteté monacale. Elle est une
incarnation de l’idéal weiningerien, elle est pur reniement d’elle-même, elle a réussi à s’émanciper
de la sexualité qui chez Weininger est liée à la judéïté. K. – le moine – est son fiancé utopique.
En dehors de l’évocation dans une lettre de Kafka datée de 1921 qui prouve que le nom de
Weininger lui était familier, nous sommes donc obligés de tisser une toile serrée d’associations
et d’analogies pour apporter à notre hypothèse crédibilité et vraisemblance. Je mets entre paren-
thèses les deux derniers chapitres de Sexe et caractère  auxquels le livre doit sa célébrité sulfureuse
posthume, car les chapitres XIII (« La judéité ») et XIV (« La femme et l’humanité ») peuvent
être considérés comme bien commun intellectuel de l’époque. Que le Château en soit infesté n’a
pas besoin d’être démontré. Je restreins donc mon analyse à deux champs d’observation : le livre
posthume de Weininger intitulé Des fins ultimes  (Über die letzten Dinge) et le rôle de Frieda
dans le roman Le Château .
Des fins ultimes, publié pour la première fois en 1904, a connu des rééditions en 1907,
1912, 1918, 1919. Sexe et caractère a été réédité en 1918, 1919, deux fois en 1920 et 1921.
L’unique remarque de Kafka sur Weininger est donc probablement liée à la haute conjoncture
de ces œuvres. Mais ce serait une erreur de limiter le rapport de Kafka (et de son entourage) à
Weininger à cette période. Kafka, en bon lecteur de la Fackel, connaissait nécessairement la façon
dont Kraus honorait la mémoire de Weininger.
Ces quelques indications concernant la réception de Weininger prouvent
a) qu’il y eut un pic dans cette réception immédiatement après Les Derniers Jours de l’humanité
b) et que ce pic ne concerne pas seulement Sexe et caractère  mais également Des fins ultimes.
Or cette œuvre posthume se distingue de Sexe et caractère  (à l’origine une thèse de doctorat de
l’Université de Vienne !) par sa conception plutôt littéraire, ce qui entraîne une « littérarisation »
et une « radicalisation » – si c’est possible – de la pensée de Weininger.

La littérarisation se manifeste par le fait que le traité est remplacé par l’aphorisme qui devient
la forme de pensée préférée de Weininger. La radicalisation est omniprésente, mais touche tout
particulièrement deux thématiques : a) une intensification du culte de Wagner ; b) une aggrava-
tion du culte de la moralité dans une série de textes intitulée Über die Einsinnigkeit der Zeit und
ihre ethische Bedeutung (L’unidirectionnalité du temps et sa signification éthique).

148
Le dénominateur commun de ces deux tendances est l’idéal de la virilité incarné par le
caractère faustien de la quête ininterrompue. Or il est légitime de lire Le Château comme une
variante moderne du mythe de Faust ou de Parsifal. Des substrats mythologiques s’y trouvent
dans un état de déliquescence ou de banalité. En lisant l’histoire du Château  comme une fable
sur un cheminement et une quête, l’épisode Frieda gagne une signification qui dépasse de loin
l’éventuel cadre biographique (le café viennois « Herrenhof ») et qui est tributaire d’un contexte
culturel et philosophique dont la figure de proue était Weininger.
Je tenterai de rendre ces affirmations plausibles en trois étapes :
a) l’interprétation de Parsifal  par Weininger ;
b) ses réflexions sur l’unidirectionnalité du temps ;
c) enfin ses remarques sur la « spatialisation » de la conscience (Parsifal :  « Ici, le temps se trans-
forme en espace »).

Weininger, interprète de Parsifal 


Parsifal fait partie des grands mythes sur la quête et le cheminement dont Le Château est
un avatar. Un parallélisme saute tout de suite aux yeux  : Parsifal est le «  fol pur  ». Pareille-
ment, K. est considéré comme « enfant » ou « fol » par les personnes expérimentées du roman.
À la recherche du « graal », Parsifal se heurte à un obstacle, Kundry, la femme séductrice. Weininger
commente cette constellation comme suit : « La moralité de l’homme considère l’acte sexuel
comme péché. » « La femme perd toute signification quand l’homme reste chaste ». « Kundry
à l’intérieur de Parsifal (c’est le désir qui l’empêche d’atteindre le graal, c’est-à-dire l’éthique, le
divin)… ». « Kundry devrait en fait déjà mourir au deuxième acte, au moment où Parsifal lui
résiste. » Weininger constate donc que Kundry, i.e. l’incarnation du principe W(eib) est présente
même dans le principe héroïque M(ann)  ; mais ce principe est surmontable, il est mortel.
Du moins, Weininger le pose comme « surmontable ».
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la condamnation du Faust  de Goethe par Weininger
au nom du Parsifal de Wagner. Pour lui, le dernier vers de Faust II (« L’Éternel féminin / Toujours
plus haut nous attire ») est foncièrement faux. Il affirme au contraire – et Kafka ici semble être
proche de lui – que le féminin attire l’homme vers le bas, dans la saleté dont il était question dans
la description de la première nuit par Kafka. L’union corporelle de Frieda et de K. se produit
dans le « Unrat ». Sur un niveau moins métaphysique, Weininger se sert de la célèbre sentence
de Gurnemanz pour dire la même chose : « Suche dir, Gänser, die Gans (Jars, cherche ton oie !)
veut dire marie-toi, mais alors ne recherche pas le royaume de Dieu. » Une parole de moine que
l’on sent résonner derrière les échecs matrimoniaux de Kafka. Dans ce domaine, il y a bien sûr
une différence essentielle entre Kafka et Weininger, car Kafka attribue (du moins en théorie) au
mariage une place très élevée dans la hiérarchie des « biens éthiques », tandis que Weininger ne
voit en lui qu’une adhésion primitive à la convention, voire une étape animale du développe-
ment de l’humanité. Mais, dans la vie de Kafka comme dans le roman Le Château, le mariage
– plus précisément déjà les projets de mariage – s’avèrent être des obstacles sur le chemin qui
mène au château (Graal, royaume de Dieu, moralité), donc comme des chemins qui détournent
le Wanderer du but qui, chez Kafka, est souvent identique à la sacralisation de l’écriture.
J’hésite à introduire dans ce contexte l’une des citations les plus inquiétantes de Weininger
dont on peut (si l’on veut) trouver un écho dans Le Château : « Le rire de Kundry vise la judéité.
La faute métaphysique du juif est de sourire de Dieu. » Kundry incarne donc pour Weininger
doublement la négativité : en tant que femme et en tant que juive. Or l’épisode Frieda est situé
dès le début sous la loi du rire et du sourire. Cela commence par le rire de la juive Olga (une
figure paradigmatique à la Kundry) lorsque K. lui demande de quelle nature est la relation entre
Frieda et Klamm. (À ce moment Klamm est encore l’idole-Dieu de Frieda). Le traitement le plus

149
ironique de la chose – dieu Éros – se trouve dans l’épisode du « cognac de Klamm ». Le breuvage
qui promet une essence céleste se transforme lors de sa consommation réelle en un breuvage
pour « cochers », donc en ce que possèdent tous. L’attente d’une élévation spirituelle qu’ils en
espéraient est donc pure illusion. Ici, il y a incontestablement une proximité avec Freud, et Freud
est l’homme le plus ironique auquel Dieu et la religion ont eu affaire au xxe siècle. Dans le roman
de Kafka, l’acte de « sourire sur Dieu » est omniprésent sous sa forme freudienne, le proverbial
Ecclesia supra cloacam.
La femme weiningerienne dépourvue de sens éthique apparaît dans Le Château  sous ses
deux formes : a) sa forme humaine (= la prostituée) et b) sa forme animale (= la mère). L’impor-
tance des prostituées et des mères (parmi elles l’énigmatique fille à l’image de la madone) saute
aux yeux, de même que le rôle exceptionnel de la « moine » Amalia. (Je choisis ici délibérément
le terme androgyne de Trakl dont le rapport aux écrits de Weininger est bien établi). Elle est une
anti-Kundry par excellence.

De l’unidirectionnalité (du sens unique, de l’irréversibilité) du temps et


de sa signification éthique

La thématique wagnérienne est complétée par des réflexions sur l’expérience humaine du
temps, réunies dans une série d’aphorismes intitulée  Über die Einsinnigkeit der Zeit und ihre
ethische Bedeutung.
La pensée de Weininger sur le problème du temps peut être résumée ainsi : le temps se
déroule dans une seule direction, i.e. il mène à un but. L’homme éthique est obligé d’obéir à
cette Loi du temps. Il doit donc être sans cesse en quête. La plus grande tentation qui, selon
Weininger,  menace l’homme (le principe M) est la foi en l’existence d’un «  cercle de vie  »,
l’éternelle répétition du même. La sexualité appartient exclusivement à la sphère où règne la
contrainte de la répétition du même. L’homme éthique brise le cercle pour trouver un but qu’il
peut atteindre.
Certaines de ces réflexions peuvent être appliquées directement à l’interprétation du
Château, notamment à l’épisode de Frieda.
Weininger hait le mouvement circulaire, même celui des astres. Mouvements circulaires
ou mouvements en arrière sont pour lui éthiquement insupportables. Il cherche des analogies
« vulgaires » aux mouvements circulaires des planètes et tombe sur l’exemple suivant :

Tourner en rond n’a pas de sens, pas de but ; celui qui tourne en rond sur sa pointe de pied est une
nature autosuffisante, ridiculement vaniteuse, vulgaire. La danse est d’ailleurs un mouvement féminin,
plus précisément, c’est le mouvement de la prostitution3.

Chez Weininger, ce type de réflexion sur le temps débouche de façon quasi obsession-
nelle sur l’équation « danse = mouvement de prostitution ». Weininger oppose à ce mouvement
féminin qui, dans la scène de Frieda, est représenté par le cercle que les paysans forment autour
d’Olga et qui risque d’entraîner Frieda, l’attitude masculine face au temps, autrement dit celle du
Wanderer qui chemine vers un but, mû par le désir indéfini d’un bien éthique supérieur.
Au mouvement circulaire de la sexualité dépourvu de sens et de direction s’oppose le Streben
éternel de la volonté humaine.

Le sens unique du temps est identique au fait que l’homme est, en profondeur, un être doué de volonté.
En tant que volonté, le Moi est le temps. Le Moi réalisé serait Dieu : le Moi sur le chemin de l’autoréa-
lisation est volonté. La volonté se situe entre non-être et être ; son chemin mène du non-être à l’être
(car toute volonté est volonté de liberté, de valeur, d’absolu, d’être, d’idée, de Dieu).

150
Il va de soi que dans ce schéma la sexualité appartient au non-être. Dans le même contexte,
Weininger fait une remarque sur le temps qui n’a pas seulement un rapport thématique mais
esthétique et structurel avec Le Château de Kafka : « La vie est une sorte de voyage à travers
l’espace du moi intérieur, un voyage qui mène d’une contrée la plus réduite vers la vision la plus
complète et la plus libre de l’univers. »
La spatialisation de la conscience et de ses formes qui se déroulent dans le temps me semble
être la méthode artistique fondamentale que Kafka utilise dans Le Château. Il s’agit maintenant
de démontrer par une lecture serrée d’une scène que les parallèles établis entre Weininger et
Kafka fournissent effectivement une clé sérieuse du roman.

La spatialisation du temps
« […] Frieda avait déjà éteint l’électricité […]4 »
Ce passage célèbre où Kafka avait abandonné le récit à la première personne en faveur
du récit à la troisième personne est précédé d’une sorte d’interrogatoire et d’un jeu de cache-
cache. L’aubergiste aimerait faire partir l’étranger de son auberge et Frieda joue le jeu pour
pouvoir garder coûte que coûte l’étranger dans la maison. À peine l’instance de contrôle qui
craint la présence de K. sans en être totalement sûre a-t-elle quitté la pièce, la lumière s’éteint.
Frieda opère un changement délibéré  : la maîtresse passive de Klamm se transforme en
femme aimante, K. devient son « chéri » (Liebling). Elle renonce à la position, au respect et à la
protection que Klamm lui procure au nom de son amour libre pour K. Elle s’abandonne sans
limite à cet amour, mieux à cette « ivresse » : comme « évanouie à force d’amour » (« ohnmächtig »,
c’est-à-dire « sans conscience et hors du temps : « sans doute le temps était-il infini aux yeux de
son amour heureux »), elle est libérée de la contrainte de l’« Einsinnigkeit » et devient ainsi rien
qu’un réceptacle de l’instant de bonheur. Elle perd aussi le langage : « elle gémissait (plus qu’elle
ne la chantait) une petite chanson quelconque » (sie seufzte mehr als sang irgendein kleines Lied).
Le zeugme antigrammatical de chanter et soupirer correspond parfaitement à la perte de
conscience de Frieda. K. ne suit pas immédiatement Frieda sur le chemin de l’inconscience :
il reste «  silencieux, plongé dans ses pensées (still in Gedanken)  », donc conscient. Frieda est
effrayée par son attitude qui est en effet à l’opposé de son propre état amoureux. Elle « se mit à
le tirailler comme un enfant » ([Sie] fing an wie ein Kind ihn zu zerren.) De nouveau une inter-
férence grammaticale : qui est ici objet, qui sujet, qui donc enfant ? (Le zeugme n’est jamais un
choix innocent.) Par la suite, la différence entre Frieda et K. s’estompe, car les deux deviennent
un couple (umfassten einander : « ils s’enlacèrent »). Kafka représente cet acte comme un passage
de la position réflexive de K. à un mouvement circulaire – les corps se roulent littéralement par
terre –, ressenti comme perte de conscience et de dignité :

Au lieu de procéder avec la plus grande prudence, en fonction de la taille de l’ennemi et de l’objectif, il s’était
vautré toute une nuit dans les flaques de bière dont l’odeur était maintenant entêtante (betäubend). (p. 68)

Dans l’acte sexuel, K. perd la conscience du chemin qu’il aimerait choisir. Le droit chemin
est remplacé par un mouvement circulaire sans sens et sans but. Ce mouvement n’est pas seule-
ment sans sens, il est en outre sale et dégoûtant.
À cet endroit, l’appréciation du coït par Kafka est identique à l’attitude de Weininger.
Un autre passage du roman, l’épisode du « cognac de Klamm », confirme ce résultat :

[…] tant l’odeur était douce et flatteuse, comme quand on entend de la bouche de quelqu’un qu’on
aime des éloges et de bonnes paroles, et qu’on ne sait pas exactement de quoi il s’agit, et qu’on ne veut
pas le savoir, et qu’on est seulement heureux de savoir que c’est lui qui parle ainsi. (p. 136-137)

151
Ici Kafka définit par la négation du savoir l’essence même de l’amour. Quand la promesse
du parfum devient réalité, le breuvage devient « brûlant » (comme le corps brûlant de Frieda), la
boisson céleste devient « un breuvage pour cochers » (kutschermässig). Kafka ne décrit pas seule-
ment une désillusion après un aveuglement, car le contexte fait apparaître le chapitre III (Frieda)
sous une lumière neuve et donne au cognac de Pepi – « elle n’en a pas d’autre » (que la boisson
de cocher) – sa véritable signification : la sexualité animale.
Car la rencontre entre K. et Frieda (elle passe par les regards, contrairement à la séduction
de K. par Pepi où il ferme les yeux  !) est d’abord strictement séparée de la sexualité animale
du lieu (où se déroule la ronde bestiale dans laquelle Frieda risque d’être entraînée). Une tout
autre chose semble se mettre en scène, en l’occurrence l’amour individuel (occidental – roman-
tique). Mais l’acte d’amour lui-même ne se distingue plus en rien des images que Kafka utilise
pour caractériser ce qui se passe dans l’étable. « Déchets », « flaques de bière », « breuvage pour
cochers », etc., se complètent mutuellement pour donner la conception dépravée que Weininger
a de l’amour.
À cet endroit de la saleté K. vit une expérience particulière du temps. Kafka a inventé des
phrases uniques pour ces instants. (La même intensité est atteinte à la fin du chapitre « En atten-
dant Klamm », mais dans le registre diamétralement opposé, celui de la vision d’une solitude
absolue).

[…] là passèrent des heures, des heures de respirations mêlées, de cœurs battant ensemble, des heures
durant lesquelles K. avait le sentiment constant de s’égarer, ou bien de s’être enfoncé plus loin que
jamais aucun homme dans des contrées étrangères, où l’air lui-même n’avait pas un seul élément
qu’on retrouvât dans l’air du pays natal, où l’on ne pouvait qu’étouffer à force d’étrangeté  ; sans
pouvoir pourtant faire autre chose, au milieu de ces séductions insensées, que de continuer et de
s’égarer davantage. (p. 67)

(Weg – Irrweg !)
Dans cette phrase Kafka combine des tensions extrêmes : « respirations mêlées » et « cœurs
battant ensemble » expriment le plus haut degré de familiarité, donc du sentiment d’être chez
soi, d’avoir une Heimat. Mais, dans la même phrase, cet « être chez soi » se transforme dans le
plus étranger, dans un tout autre étouffant. La proximité devient l’éloignement le plus mena-
çant, et l’amour qui promet une Heimat se métamorphose dans une séduction sans sens, sans
chemin, sans but. Ici un rappel de l’étymologie s’impose : la sexualité est une errance sans sens,
sans chemin, sans but. Le sens primitif de Sinn est Weg. Rappelons la citation sur la pulsion
sexuelle dans la lettre à Milena : « Il y avait là une impulsion un peu semblable à celle que subit
le Juif errant toujours absurdement poussé, toujours absurdement nomade, dans un monde
sale absurdement. »
L’acte sexuel accompli s’avère être un chemin erroné. « Étranger » et « errance » sont les
mots clés de la phrase. En considérant que le roman dans son ensemble est une gigantesque
variation sur la thématique du « chemin », on prend la mesure de ce jugement. La fusion de
l’espoir le plus grand avec le désespoir le plus total – l’errance s’approche de la folie (Irrsinn) –
à l’intérieur d’une phrase sur l’amour en fait le noyau du roman. Face à une telle phrase-noyau
dans laquelle une conscience ultrasensible trouve sa langue, ce qui suit compte assez peu.
L’ivresse amoureuse passée, la conscience quotidienne que Frieda et K. avaient laissée loin
derrière eux reprend ses droits. Frieda assume cette fracture (insensée ?), elle échange en effet
Klamm contre l’arpenteur. En revanche, à l’aube, K. tient dans ses mains le corps de Frieda,
devenu à ses yeux un gage sans valeur. La lumière de l’aube fait comprendre à K. qu’il a perdu
son chemin pendant la nuit (d’amour).

152
Le matin, K., chargé du baluchon de Frieda ne continue pas sa quête du château mais
retourne au point de départ de son voyage, à l’Auberge du Pont chez la mère originelle Gardena.
L’objet qui domine son lieu de séjour est le lit. Dans le lit, l’outil de la mère et de la prostituée,
le voyageur K. passe la journée entière en dormant.
La femme l’a privée du sommeil nocturne, la femme le privera du jour. K. est un Parsifal
raté.

NOTES

1. F. Kafka, « Lettre à R. Klopstock » (mi-septembre 1921), OC, III, p. 1108.


2. Dans une lettre à Jacques Le Rider, auteur du Cas Otto Weininger. Racines de l’antiféminisme et de l’antisémitisme, PUF,
1982.
3. Weininger attaque le « caractère “national” des Austro-Bavarois et plus particulièrement des Viennois. Leur goût pour
la musique de danse est un élément fondamental de ce caractère. Le mouvement circulaire supprime la liberté, il lui fait
subir une loi ; la répétition ne varietur. » « La valse est la musique radicalement fataliste ; c’est bien pour cela qu’elle est
l’expression musicale qui convient au cercle. » La Ronde de Schnitzler en est l’incarnation par excellence.
4. F. Kafka, Le Château, GF-Flammarion, 1984, p. 67. Toutes les citations qui suivent sont empruntées à cette édition.

153
Scholem et Kafka 1

Stéphane Mosès

Dans le livre autobiographique consacré à l’histoire de son amitié avec Walter Benjamin,
Gershom Scholem raconte que dans les années 1930, il avait coutume de dire à ses étudiants :
« Pour comprendre la Kabbale aujourd’hui, il faut commencer par lire les livres de Franz Kafka,
et en particulier Le Procès2. » Et de fait, l’œuvre de Kafka occupe, dans le monde intellectuel de
Scholem, une place tout à fait centrale. Pourtant, en même temps, ce centre, autour duquel s’or-
donnent quelques-unes des catégories fondamentales de la pensée de Scholem, reste discrètement
dissimulé, comme quelque chose d’à la fois essentiel et de presque secret. Dans l’œuvre scienti-
fique de Scholem, les références directes à Kafka sont rares, mais lorsqu’elles apparaissent, c’est
à des endroits hautement significatifs, où l’auteur désire nous fournir une clé particulièrement
importante pour la compréhension du thème qu’il développe. Pour saisir ce que Kafka représente
pour Scholem, il faut se reporter à des livres apparemment plus marginaux, comme l’ouvrage déjà
cité sur Walter Benjamin, ou encore la correspondance de Walter Benjamin, éditée en 1966 par
Scholem et Adorno. Ce sont précisément ces ouvrages, qui ne traitent pas de la Kabbale, qui nous
fournissent les renseignements les plus précieux sur l’évolution intellectuelle de Gershom Scholem,
sur la formation de ses idées, sur la genèse des catégories qui déterminent sa compréhension du
monde de la Kabbale. On découvre alors, dans la relation de Scholem à l’œuvre de Kafka un
élément paradoxal : en un premier sens, Scholem déchiffre le monde de Kafka à partir des catégo-
ries de la mystique juive ; d’un autre côté, c’est la lecture de l’œuvre de Kafka qui peut permettre
à un homme d’aujourd’hui de comprendre l’univers symbolique de la Kabbale. Nous verrons que
ce paradoxe s’éclaire si l’on considère que l’œuvre de Kafka reproduit sous une forme sécularisée,
c’est-à-dire sur le mode de l’absence et de la négativité, les grands thèmes de la vision du monde
kabbaliste ; on comprendra alors comment la référence aux formes de l’univers kafkaïen peut, à son
tour, mettre en évidence le rôle de la négativité dans la tradition mystique du judaïsme.
Le premier témoignage des méditations de Scholem sur Kafka nous est fourni par un bref
article sur Agnon paru en 1928, mais rédigé un an auparavant, où l’œuvre d’Agnon est présentée
comme « une instance en révision du procès kafkaïen ». Au même moment, Walter Benjamin
inaugurait ses réflexions sur Kafka en adressant à Scholem une esquisse pour un projet de drame
métaphysique ou «  mystère  », dans lequel l’histoire serait représentée «  comme un procès au
cours duquel l’homme, qui servirait en même temps de porte-parole à la nature muette, porterait
plainte contre la Création et contre le fait que le Messie annoncé ne vient pas3 ». Benjamin part
ici de l’ambivalence du mot allemand « Prozess », qui signifie à la fois procès et processus, pour
interpréter le roman de Kafka comme une allégorie, et l’histoire comme la réalité à laquelle cette
allégorie renvoie (à cette différence près que l’homme n’apparaît plus ici comme accusé mais
comme accusateur). Cette conception de l’histoire comme un procès où Dieu et l’homme s’op-
posent comme deux plaideurs, sans que l’on sache au juste qui est l’accusé et qui est l’accusateur,
réapparaîtra, quelques années plus tard, dans le « poème didactique » de Scholem sur Kafka, un
des textes les plus éclairants pour la compréhension de sa vision du monde.
Quatre ans plus tard, peu après la parution de La Muraille de Chine et autres récits posthumes,
Walter Benjamin s’adresse à Scholem et lui demande de lui faire part de ses idées personnelles
sur la signification de l’œuvre de Kafka. Dans sa réponse, datée du 1er août 1931, Scholem écrit :

154
Mes idées ne concernent pas la place de Kafka dans la continuité de la littérature allemande […] mais
sa place dans la continuité de la littérature juive. Je te conseille de prendre, toi aussi, comme point de
départ de tes analyses sur Kafka le livre de Job, ou du moins une réflexion sur la possibilité du Juge-
ment divin ; c’est là, à mon avis, le sujet unique de l’œuvre de Kafka […]. À mon sens, c’est dans cette
perspective qu’il faudrait décrire l’univers linguistique de Kafka, qui, par son affinité avec le langage
du Jugement dernier, représente sans doute la prose sous sa forme la plus canonique. Les idées que
j’ai développées il y a déjà bien des années dans mes Thèses sur la Justice, et leur relation au langage,
me serviraient de fil conducteur dans mes réflexions sur Kafka. Il me serait incompréhensible que toi,
en tant que critique littéraire, tu entreprennes d’écrire quelque chose sur l’œuvre de cet écrivain sans
mettre au centre de tes observations la Doctrine, appelée Loi chez Kafka. C’est bien ainsi que devraient
se présenter, si une telle chose était possible (mais cette hypothèse même est signe de démesure), les
réflexions morales d’un halachiste qui tenterait de rendre par le langage la paraphrase d’un Jugement de
Dieu. Ce qui s’exprime ici, c’est un monde dans lequel il n’est pas possible d’anticiper la Rédemption –
va expliquer cela aux non-Juifs4 !

En d’autres termes, le monde de Kafka est présenté ici comme la transposition, dans la
sphère du langage, de la conception juive selon laquelle la vie humaine n’est rien d’autre que
le processus d’un jugement permanent, où la sentence, à cause de l’infinie complexité de ses
attendus, ne peut qu’être repoussée indéfiniment. C’est ainsi que, pour Scholem, le monde de
Kafka, où le Jugement n’est jamais achevé, s’oppose à celui de Franz Rosenzweig, dont une des
catégories fondamentales est précisément celle de l’anticipation de la Rédemption dans l’expé-
rience rituelle de la vie religieuse collective. Mais pour Scholem, le monde désespérant de Kafka,
où la Rédemption n’est jamais donnée dans la réalité de l’expérience, est sans doute plus proche
de la sensibilité de la mystique juive que le monde trop harmonieux de Rosenzweig. En ce sens,
le monde de Kafka, dans toute son immanence et sa puissance de négativité, n’en reste pas moins
authentiquement religieux. « Jamais la lumière de la Révélation n’a brûlé d’un éclat plus impla-
cable qu’ici », écrit Scholem à la fin de cette même lettre à Walter Benjamin ; « tel est le secret
théologique de la prose la plus parfaite5 ».
Trois ans plus tard, en 1934, c’est de nouveau Walter Benjamin qui incite Scholem à
préciser pour lui ses idées sur Kafka. À cette époque, Benjamin préparait son grand essai sur
Kafka, qui devait paraître dans Die jüdische Rundschau. Benjamin et Scholem étaient tous deux
d’accord pour rejeter l’interprétation théologique « linéaire » (selon l’expression de Benjamin)
de Kafka, telle qu’elle avait été développée par Max Brod. Mais alors que Scholem voyait dans
l’œuvre de Kafka comme la trace en creux d’une théologie désormais inaccessible, Benjamin,
qui avait entre-temps, sous l’influence de Bertolt Brecht, adopté une vision du monde marxiste,
essayait de concilier, dans ses réflexions sur Kafka, une approche marxiste avec les intuitions
religieuses auxquelles il n’avait pas cessé de se référer. C’est dans ces conditions que Scholem
adressa à Benjamin, qui se trouvait à ce moment au Danemark, en visite chez Brecht, lequel se
déchaînait, dans des conversations que Benjamin a rapportées plus tard, contre les interpréta-
tions « mystiques » de Kafka, un poème intitulé « Sur un exemplaire du Procès de Kafka6 », dans
lequel il développait, en une série de quatrains où la précision didactique se mêle à un lyrisme
retenu et pudique, une interprétation de l’œuvre de Kafka à travers laquelle se profile, à demi
cachée, à demi visible, une confession de foi personnelle. Les six premières strophes de ce poème
évoquent le monde de la séparation et de l’immanence, tel qu’il nous apparaît aujourd’hui, à une
époque qui a rejeté l’idée du divin. Pour une pensée qui refuse la notion de Création, le monde
n’est plus qu’un leurre, une suite d’apparences sans réalité véritable. Pourtant il est remarquable
qu’au moment même où il évoque ce monde sans transcendance, le poète s’adresse à Dieu à la
deuxième personne. Ce dont il est question ici, ce n’est pas de la mort de Dieu, mais de son
absence. Le sentiment de l’absence de Dieu, telle est la seule Révélation que notre époque puisse
percevoir  : «  Seul ton Néant est l’expérience / Qu’elle peut avoir de toi.  » La partie centrale

155
du poème développe l’analogie entre le monde de Kafka et l’idée mystique du « Jugement caché ».
Mais l’œuvre de Kafka traduit une situation où les instances infinies au nom desquelles l’homme
est jugé n’ont plus aucune réalité objective ; toutes ne font que refléter la réalité de l’homme
lui-même. Reprenant la critique adressée à Rosenzweig dans la lettre du 1er août 1931 à Walter
Benjamin, Scholem affirme que la Rédemption ne saurait nous être donnée dans l’identifica-
tion au monde intemporel du rite, car c’est le désaccord intérieur de l’homme, sa nature même
d’être fini, qui le condamnent au tourment d’un procès sans fin : « La Rédemption n’est d’aucun
secours / Cette Étoile est bien trop haute / Et même si tu arrivais à l’atteindre / Tu te ferais encore
obstacle à toi-même. » Enfin, dans les trois dernières strophes du poème, Scholem s’interroge sur
la signification ultime de ce monde sans Dieu, tel que l’œuvre de Kafka l’évoque : qui est ici l’ac-
cusé, Dieu ou la créature ? Autrement dit : Dieu est-il seulement une idée de l’homme, ou bien
l’homme est-il, comme la tradition juive l’affirme, une idée de Dieu ? Mais à cette question on
ne peut répondre que par d’autres questions : « La question peut-elle se poser ? / La réponse est-
elle indéterminée ? » Ces questions qui renvoient à d’autres questions ne font que traduire cette
donnée fondamentale de la théorie de la connaissance de la Kabbale, telle que Gershom Scholem
la définit dans l’une de ses « Dix propositions non historiques sur la Kabbale » : « La Tora est le
médium à travers lequel tous les êtres connaissent […]. La nature médiate de la connaissance
se dévoile dans la forme classique de la question : la connaissance comme question fondée en
Dieu, et à laquelle ne correspond aucune réponse7. » C’est sur l’horizon de ce questionnement
infini que la vie humaine se déroule : « Hélas, il nous faut vivre malgré tout / Jusqu’à ce que ton
tribunal nous entende. »
Ces «  Dix propositions non historiques sur la Kabbale  », publiées pour la première fois
en 1938, et reprises en 1973 dans Judaïca III, constituent, nous semble-t-il, le cœur de toute
l’œuvre de Gershom Scholem, dans la mesure où elles nous fournissent un certain nombre de
clés pour la compréhension du monde de la Kabbale. Si l’objet des recherches de Scholem est
la « science du caché », ces dix propositions nous introduisent dans le caché de ce caché. Or la
dernière de ces propositions est consacrée à Franz Kafka :

Un siècle avant Kafka, à Prague, Jonas Wehle écrivit (par l’intermédiaire de son gendre Löw von Hönigs-
berg) ses lettres et ses écrits, qui ne furent jamais publiés, et que ses disciples frankistes recueillirent
soigneusement par la suite. Il écrivait pour les derniers adeptes d’une Kabbale dénaturée en hérésie, d’un
messianisme nihiliste qui tentait de parler le langage des Lumières. Il est le premier à s’être posé la ques-
tion suivante (et à y avoir répondu par l’affirmative) : lorsque l’homme a été chassé du Paradis, le Paradis
n’y a-t-il pas perdu beaucoup plus que l’homme lui-même ? Cet aspect du problème a été décidément
beaucoup trop négligé jusqu’à présent. Est-ce la sympathie des âmes qui a conduit Kafka, un siècle plus
tard, à des idées étrangement voisines ? C’est peut-être parce que nous ne savons pas ce qui est advenu
du Paradis qu’il s’est livré à une série de considérations sur les raisons pour lesquelles le Bien “a, en un
certain sens, quelque chose de désespérant”. Considérations qui semblent en vérité provenir de quelque
Kabbale hérétique. Car Kafka a su, mieux que quiconque, parler de la frontière entre la religion et le
nihilisme. C’est pourquoi ses textes, qui expriment sous une forme sécularisée la sensibilité propre à la
Kabbale (que lui-même ignorait), possèdent pour certains lecteurs contemporains l’éclat rigoureux du
canonique, de la perfection qui s’est brisée8.

Dans les écrits plus récents de Scholem, on trouve deux références à Kafka, l’une explicite,
l’autre allusive, mais toutes deux situées à des endroits stratégiques de son œuvre. L’une se trouve
dans l’étude sur Autorité religieuse et Mystique, et se rapporte à l’idée de l’infinité des sens que la
Tora possède pour la tradition mystique qui l’interprète. Scholem y cite un passage d’Origène
datant du iiie siècle, dans lequel celui-ci rapporte une allégorie qui lui avait été enseignée par un
« savant hébraïque » : l’Écriture sainte ressemble à une vaste maison où il y a d’innombrables
pièces ; devant chaque pièce il y a une clé, mais ce n’est pas la bonne. La tâche du commentateur

156
est de retrouver, pour chaque pièce, la clé qui permet d’y entrer. Cette attitude, écrit Scholem, est
à la fois celle du kabbaliste qui veut comprendre la Tora et celle du héros kafkaïen qui cherche à
comprendre le monde : quête infinie d’un sens qui se dérobe, non pas parce que ce sens n’exis-
terait pas, mais au contraire parce qu’il est trop riche, parce qu’il est infiniment ouvert à l’inter-
prétation.
L’autre référence est allusive. Elle se trouve à la fin de l’étude sur Le Nom de Dieu et la théorie
du langage de la Kabbale, et concerne le sens du langage dans un monde dont Dieu s’est retiré. La
nature d’un langage qui a perdu son caractère sacré, sa faculté quasi magique d’évoquer la réalité
des choses, y est décrite dans des termes peut-être inspirés par une lettre que Walter Benjamin
avait adressée à Scholem en juin 1938, et dans laquelle il caractérisait le monde de Kafka comme
celui d’une « tradition malade », d’une tradition dont le contenu s’est à tel point affaibli qu’elle
en est réduite à ne plus évoquer que « la rumeur des choses vraies ». De ce point de vue, on peut
penser que l’œuvre de Kafka évoque un monde dont le nom de Dieu se serait retiré, c’est-à-dire
très précisément le négatif du monde de la Kabbale :

« La parole de Dieu », écrit Scholem, « qui s’adresse à nous du fond de la Création et de la Révélation,
peut s’interpréter à l’infini, et nous en trouvons le reflet dans notre langage. Les rayons ou les sons qui
en émanent et que nous captons sont moins des messages que des appels. Ce n’est pas la parole elle-
même qui possède sens, forme et signification, c’est la tradition de cette parole, la façon dont elle se
transmet et se réfléchit dans le temps. Cette tradition, qui possède sa propre dialectique, se transforme ;
elle peut devenir un chuchotement assez sourd, un souffle qui se perd ; il peut y avoir des époques, telle
que la nôtre, où elle ne peut plus être transmise et se tait. C’est alors la grande crise du langage, celle
que nous connaissons actuellement, nous qui ne pouvons même plus saisir l’ultime frange de ce mystère
qui jadis l’habitait. Selon les kabbalistes, c’est à la présence du Nom dans le langage que celui-ci devait
de pouvoir être parlé. Quelle sera la dignité d’un langage dont Dieu se sera retiré ? Telle est la question
que doivent se poser ceux qui croient encore percevoir dans l’immanence du monde l’écho de la Parole
créatrice disparue. C’est une question à laquelle, à notre époque, les poètes sont peut-être les seuls à
pouvoir répondre9. »

NOTES

1. Ce texte inédit en français de Stéphane Mosès date des années 1980. Il a paru dans une version légèrement augmentée
sous le titre « Zur Frage des Gesetzes. Gershom Scholems Kafka-Bild » dans le volume Kafka und das Judentum, sous la
direction de K. E. Grözinger, S. Mosès et H. D. Zimmermann, Francfort/M., Athenäum Verlag, 1987, p. 13-34. Il devrait
paraître prochainement aux Éditions de l’éclat dans un volume rassemblant un certain nombre d’articles de Mosès sur
Benjamin et Scholem. Les notes appelées dans le manuscrit n’ont pas été retrouvées et ont été complétées par l’éditeur
en tenant compte des plus récentes éditions des textes cités. Toutefois les traductions de Mosès des textes de Scholem ou
Benjamin n’ont pas été modifiées. Nous remercions Mme Liliane Klapisch-Mosès et les Éditions de l’éclat de nous avoir
autorisés à le reprendre ici.
2. G. Scholem, Walter Benjamin. Histoire d’une amitié, tr. fr. P. Kessler, Calmann-Lévy, 1981, p. 146.
3. Ibid., p. 168.
4. Ibid., p. 194.
5. Ibid.
6. Ce poème figure dans W. Benjamin-G. Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940, édition établie par
G. Scholem, tr. fr. D. Renault et P. Rusch, Éditions de l’éclat, 2010, p. 138 sqq.
7. G. Scholem, Dix Propositions anhistoriques sur la cabale, tr. fr. J.-M. Mandosio, Éditions de l’éclat, 2012, p. 35.
8. Ibid., p. 81 sqq.
9. In G. Scholem, Le Nom de Dieu et les symboles de Dieu dans la Mystique juive, Le Cerf, 1983, p. 98.

157
Kafka-Gide et Le Procès :
« Cet être traqué, c’est moi. »
Sandra Travers de Faultrier

En 1942, à l’invitation de Jean-Louis Barrault, André Gide adapte pour le théâtre Le Procès
de Kafka. Le texte littéraire et scénique qui voit le jour est, bien que le produit d’une collaboration
(Barrault écrit le scénario1) marqué par l’empreinte de la lecture singulière de Gide qui, en 1933
s’exclame à propos de K. : « Cet être traqué, c’est moi2. » En effet, à la lumière du travail que nous
avons consacré à Gide3, il apparaît que cette adaptation met l’accent sur la question très juridique
de la qualification, qui, par rétroaction, éclaire la fascination de Gide pour Le Procès. Dès lors,
Le Procès se révèle être une œuvre bien loin d’« échappe[r] à toute explication rationnelle4 ».

La scène apparente de la qualification


Désireux de s’effacer « le plus possible pour céder la place à Kafka, dont [il tenait] à respecter
toutes les intentions », désireux d’être « celui qui regarde à travers le regard de K.5 », Gide avoue
avoir «  rarement […] mis plus de cœur à l’ouvrage  », comme si à la croisée du conçu et de
l’éprouvé il reconnaissait dans l’œuvre ce dialogue interrogatif avec le geste nominaliste du droit.
Juré d’assises en 1931, Gide assiste à la confrontation des personnes avec ce quelque chose
d’extérieur (la détermination de l’acte ou l’appréciation implicite de la personne de l’accusé qui
contamine les faits réels) qui s’impose à elles, les définit, qu’elles ne reconnaissent pas et dont
elles doivent cependant répondre. Reconnaissance qui n’est pas de l’ordre de l’aveu mais de
l’étymologie. La scène judiciaire aimantée par le jugement auquel toute la procédure semble
dédiée fait corps avec un cheminement qui peut s’apparenter à la fois à une traversée des appa-
rences et à une mise en récit créatrice d’un réel qui ne saurait se superposer au réel. Ce parcours
qui va de la considération d’un fait à la solution rendue par le jugement, est un parcours de
pensée qui prend appui sur un pré-jugement, la qualification, au nom duquel un fait, un acte,
une personne sont identifiées juridiquement. Or Le Procès a pour théâtre cette avant-scène, cet
en-deçà du procès dont Gide est certain qu’il détermine le destin du sujet.
En effet, au-delà de ce qui pourrait se réduire à une critique banale de la justice, l’œuvre
de fiction comme de non-fiction de Gide met en lumière la qualification juridique en tant
qu’acteur travaillant à la fois à l’identification d’une scène, d’un acte et à l’appropriation réussie
ou manquée par la personne de son identité sociale. Les Souvenirs de la cour d’assises, qui se
voulaient simple témoignage permettant de démontrer qu’«  il suffit d’un dépaysement, d’un
oubli6 » pour passer de l’honnête homme au gredin, constituent pour le juriste une saisie de la
vérité du droit, à savoir l’énergie de sa grammaire qualifiante. D’emblée Le Procès installe au
centre du propos le dévoilement de cette grammaire qualifiante. Si la qualification, lorsqu’elle
sait s’effacer devant la considération des faits, peut être une parole qui guérit d’une inexistence,
d’une indifférenciation, elle peut aussi être une geôle identitaire meurtrière. K. est ainsi bruta-
lement invité à faire le parcours de la prise de connaissance d’un « je » qu’il ne reconnaît pas.

158
Tout se déroule en effet comme si auparavant (avant l’annonce faite du procès) il avait vécu dans
l’ignorance-innocence de lui-même et comme si tout à coup sa phénoménalité lui était donnée
de l’extérieur. Ici point d’acte, juste une identité.
Le droit se dresse comme une machine à dire, à nommer, à qualifier comme si le réel
nu était obscène et nécessairement condamné à être grimé et traduit par les mots du droit.
Le Procès met en scène le passage, grâce à une médiation langagière, de l’état d’innocence à
celui du savoir. Passage qui, dans l’œuvre de fiction de Gide, est le préalable du cheminement
sur la voie du dépouillement sans constituer le centre de l’œuvre (les personnages sont saisis au
moment où ils vont entreprendre le travail de confrontation avec le résultat de cette mise à nu,
tel le fils prodigue, le fils Profitendieu, Geneviève, Lafcadio). Kafka, lui, montre la naissance, le
développement de ce malaise et l’impossible affranchissement du nommé. K. dit ainsi au peintre
Titorelli :

Une fois l’accusation lancée, le tribunal se trouve et reste fermement convaincu de la culpabilité de
l’accusé. On ne peut, m’a-t-on dit, que très difficilement ébranler cette conviction7.

Une fois identifiée, qualifiée, une personne parvient difficilement à démontrer qu’elle n’est
pas ce que l’on dit d’elle. La culpabilité n’est autre que l’assignation à être ce que la qualification
juridique dit de vous.
Ainsi, si l’on aborde Le Procès par la qualification, il apparaît que l’œuvre de Kafka met en
scène le surgissement de l’étouffement au cœur de l’identité qui, signe, fait venir quelque chose
à la connaissance. Le « il y a » de l’identité relève du processuel, d’un mouvement de reconnais-
sance et d’identification qui révèle combien, sous une apparence descriptive, l’écriture juridique
constitue. Dès lors l’identité est relative en ce qu’elle relève du lien qu’une instance médiatrice,
le droit, actualise avec sa valeur cognitive et sa valeur opérative. La qualification juridique en
signifiant ce qui est dit devient ce verbe du début sans lequel n’existe que l’informe. La qualifi-
cation, cœur de l’activité du juriste qu’était Kafka, tout en prenant l’apparence d’une traduction
dont la langue source serait les faits et la langue cible le langage juridique, est en fait un art de
l’évaluation des faits, des personnes, créateur de réalité plus que conséquence de la réalité, et qui
loin d’être « un mécanisme neutre » [est] « le résultat d’un acte intentionnel qui produit les faits
et le droit8 ». Le Procès, en déplaçant le regard de la scène apparente qu’est le judiciaire vers la
qualification, met l’accent sur la subordination de l’identité humaine aux mots juridiques.

Qualification et poétique des valeurs


Si l’on «  meurt sans distinction d’opinion  » selon le mendiant de Quatre-vingt-treize de
Victor Hugo qui ne se définit que par sa situation empirique : « Je suis pauvre », on est, vivante,
une personne juridique avec qualités. En effet comme prévient le peintre Titorelli : « Il n’est
rien qui ne relève de la justice9 », de cette écriture du réel qu’est le droit ; et « ce n’est qu’en soi
qu’on peut essayer d’échapper10 » selon Leni, qui partage avec le frère aîné de L’Enfant prodigue
ce savoir-là ; car resté près du père, contrairement au fils qui prend sa part d’héritage, s’affranchit
de la lignée paternelle et tente de trouver sa vérité loin des constructions juridiques et fami-
liales et qui, de fait, ne trouve que nudité, informité, au point de rentrer à la maison, l’aîné est
une personne qui dans le respect des règles a gagné sa liberté. La confrontation avec la place,
le rôle, la qualité que l’on attribue à chacun, peut conduire toute personne humaine à dire :
« Cet être traqué, c’est moi », car, artifice qui arrache le sujet à sa puissance de sujet, la qualifi-
cation est aussi cette puissance verbale qui fait de tout attributaire le résultat ou la réponse à ce
qui se donne à travers lui. La qualification juridique, surexposée dans le cadre d’une procédure
de justice, est bien opérante à la racine de l’individualité hors de toute procédure. Le Procès est

159
comme la parabole, non du fils prodigue, mais de l’homme révolté de ne pas s’appartenir, de
ne pas détenir en propre sa qualification. Dès lors il est possible d’avancer que K. est en lutte
avec cette qualification ou dans le déni de celle-ci. Libre puisque le brigadier lui assure qu’il
peut « continuer à mener [sa] vie ordinaire ; comme si de rien n’était, tout au moins en appa-
rence11 » K. est confronté à « quelque chose de savant à quoi on ne comprend pas grand-chose12 ».
D’où le sentiment paradoxal : « Si je suis libre, c’est que je ne suis pas arrêté […], je crois que je
suis libre. Mais je sais que je suis arrêté13. »
Gide, dont le théâtre s’articule à partir de figures mythologiques et bibliques, trouve dans
ce personnage archétypal qu’est K. une figure susceptible d’incarner cette résistance déso-
rientée. Les Lamentations de Jérémie reprises dans le texte de l’adaptation, à savoir : « Vous
m’avez entouré d’un mur afin que je ne sorte pas14 », décrivent cet enfermement auquel l’as-
signation identitaire condamne, car, geôle sans barreau, la qualification de sujet juridique,
dessinée à partir d’une image tendue à l’horizon comme un miroir, est supposée renvoyer
l’écho d’une présence dont elle est en même temps l’enceinte. Et si la qualité d’homme est
en soi définie par des droits-privilèges qui lui sont reconnus du simple fait qu’elle désigne
l’homme qui, comme le noble dans la bouche de Figaro, s’est « donné la peine de naître et rien
de plus », la qualité de personne juridique peut adopter des contours variables, tous frappés
du sceau de l’artificialité.
K., comme Lafcadio le bâtard qui, dans Les Caves du Vatican, est en quête de forme à travers
des actes dits gratuits qui n’ont d’autre objectif que de lui permettre d’être reconnu, notamment
par son père biologique qui l’a abandonné au nom de sa mère, et qui est prisonnier de ce « hors les
murs » de cette « grande chose fermée15 » qu’est la famille telle qu’elle est alors définie par le droit,
personnifie la confrontation à ce « quelque chose que les autres disent de vous16 », un quelque
chose qui condamne « à ressentir ainsi ce qui n’était pas en [nous]17 » et à devenir « objet de
signalisation qui […] contraint soit d’en adopter les signes établis […] soit de démontrer qu’“on”
ne l’est pas, ce qui est impossible18 ». K., Lafcadio, sont confrontés à ce que l’on peut nommer
l’identité-jugement19 qui, aussi profondément que des mutilations sexuelles ou corporelles desti-
nées à ancrer par la douleur l’identité juridique et sociale ainsi rappelée, aussi profondément que
des souffrances initiatiques, des voiles privant de visage ou des figures publicitaires ou artistiques
défigurantes, d’un mot, inscrit dans le corps l’assignation qui commande un comportement, un
mouvement ajusté à la longueur de la laisse. Une identité-jugement, à partir de laquelle, comme
le condamné/supplicié de La Colonie pénitentiaire, le sujet déchiffre son identité.
Alors que le nom propre est souvent abordé comme le signe d’un appel à être qui désigne-
rait la convocation/invitation singulière d’un individu ainsi désigné comme « élu », le « nom qui
par hasard est le mien20 », dit K., n’est plus signe d’individuation mais symbole d’une commu-
nauté de destin. Ce nom « aurait bien pu être le nom de quelqu’un d’autre21 » c’est-à-dire que ce
nom qu’il habite lui assigne à lui mais aussi à chacun de l’extérieur une place. Qu’il s’agisse de
la succession patrilinéaire ou de son statut social, K. par son nom est allocataire, étranger. Obli-
gation juridique, le nom est signe de la mainmise de l’extérieur sur la personne plutôt que fruit
d’un faire22. Le nom devient ici la métaphore de la situation du sujet juridique.

Une fiction, le roman ou le théâtre, met en scène pour la dénoncer une autre fiction, la
qualification juridique. Procédé fécond car littérature et droit, personnages et qualifications,
sont de ces fictions mensongères et inchoatives, qui participent à la naissance du « il y a23 » en ce
qu’elles nomment, identifient, artifinalisent.
Une fiction mensongère parce que le bâtard, la femme confondue avec un statut, le colo-
nisé n’existent que par et dans le droit, comme Lafcadio, Geneviève n’existent que par et dans
la littérature. K., fiction romanesque du sujet est l’effet-miroir de la fiction juridique qu’est le
sujet. En lui convergent ces mots artificiels qui ici induisent la pesanteur. Une fiction inchoative
parce que le dire du droit produit du réel : des bâtards, des colonisés, des femmes assimilées,

160
elles aussi, à des incapacités, et tous ceux qui, « empêchés » artificiellement de se déployer à l’aune
de leurs capacités de vivants, deviennent ces personnages réduits, anonymes, dont la parole n’est
pas entendue, dont l’œuvre est frappée d’invisibilité.

L’homme normal ne serait qu’un personnage contrefait :

des êtres acceptent de vivre toute leur vie tout contrefaits par le mensonge, [et] trouvent malgré tout, et
dans le mensonge même de la convention, plus de confort et moins d’exigence, d’effort, que dans l’af-
firmation sincère de leur sentiment particulier. Cette affirmation exigerait d’eux une sorte d’invention
dont ils ne se sentent pas capables24.

Le naturel de l’homme normal résulterait donc de l’efficacité de l’inscription du droit dans le


corps, les gestes, la voix. Ce personnage, dont la substance est la référenciation sociale (processus
qui permet à l’enfant d’utiliser les informations émotionnelles exprimées par autrui dans une
situation ambiguë et inhabituelle afin d’adapter ses propres comportements à cette situation) et
le comme si juridique25, n’est pas plus « nature » que le bâtard, la femme statutaire ou le colonisé.
Il ne doit sa normalité qu’à la réussite en lui de l’inscription du modèle dans sa chair. Dès lors
la qualification juridique, lorsqu’elle confère une qualité juridique, est une vêture à l’image des
postures et autres uniformes qui désignent à la société la profession ou l’autorité d’une personne.
D’ailleurs, le monde des juristes et du droit est pour Gide un univers de gens contrefaits comme
l’indique le professeur de droit, Defouqueblize, énonçant/avouant  : «  Demain, à Rome, à ce
congrès qui nous rassemble, je trouverai quantité de collègues, graves, apprivoisés, retenus, aussi
compassés que je le redeviendrai moi-même dès que j’aurai recouvré ma livrée26 » car, constate-
t-il dans le train où il rencontre Lafcadio, « en ce moment c’est un fait : j’échappe à ma figure, je
m’évade de moi27 »). Vêture adoptée et vêture subie façonnent vies et sentiment de liberté et K.
incarne l’inquiète résistance à une parole qu’il ne reconnaît pas sienne.

Scène intérieure/scène sociale


«  J’occupe la place de quelqu’un que l’on prend pour moi  », écrit le 10 mai 1942 dans
son Journal Gide qui, tout à la fois bataillant dans son œuvre contre la fausse monnaie sociale
et reconnaissant à l’exigence de la contrainte ou de la règle une vertu créatrice d’existence et
d’œuvre, témoigne de ce malaise né du difficultueux ajustement de l’identité intérieure et de
l’identité sociale. Pourtant, c’est de cette «  inquiétude  » que la personne est invitée à «  faire
son assurance », c’est de ce sentiment d’être « traqué » que chacun doit pouvoir penser qu’il est
« élu28 ». Le couple paradoxal que forment le sentiment d’étrangeté, à l’aune duquel s’apprécie
l’écart entre identité intérieure et identité juridique, et le sentiment d’exigence distinctive et
féconde, entendue comme chance de pouvoir s’obtenir bien plus que si la personne est livrée à
sa soi-disant liberté, est une signature gidienne que l’on retrouve fortement dans l’adaptation du
Procès. C’est cependant la seule contrainte stérilisante, ressentie comme asservissante ou corrup-
trice, qui est au cœur du Procès ; celle d’un artifice qui peut-être identifié à une fausse monnaie.
Fausse monnaie explicitement désignée chez Gide par Geneviève qui, personnage éponyme,
déclare : « Je voudrais faire mon droit. Quelle belle expression tu ne trouves pas ? Faire son droit !
Si seulement cela voulait dire un peu plus que suivre des cours29 », et suggère que c’est au creux
des règles de droit que gisent les définitions qui, déclaratives et constitutives, déterminent la
physionomie sociale mais aussi intime des personnes. Comme avant elle, Gabriel, l’œuvre de
Sand, avait dénoncé les effets physiques de l’emmurement juridique, les effets de valeur sur
des paroles ou des actes référés à la personne juridique qui en est la source. Gabriel, élevée
comme un garçon et prise pour un garçon pendant une grande partie de sa vie, fait l’expérience

161
d’un changement de statut, et donc de capacités juridiques, dès lors qu’elle se révèle fille et
qu’elle se marie. Elle découvre alors que la loi actualise son étymologie grecque dérivée de nemein
qui signifie diviser, que la lutte sur le terrain de l’argumentation et de la raison, mais aussi de la
preuve empirique (n’a-t-elle pas reçu l’éducation d’un homme et prouvé qu’elle en était capable
et largement digne d’accéder à la reconnaissance de ses facultés, comme le bâtard gidien va
fonder sa lutte sur le terrain de l’allure physique, de la ressemblance, sur celui de l’écriture de
cartes de visite imprimées au nom de son père biologique ?) est meurtrière face à un droit des
personnes (succession des biens et noms, capacités) qui relève de l’élection bégayante du même.
K., comme Geneviève ou Gabriel, est traqué par une qualification juridique (qui peut
prendre appui sur le sexe, la religion, l’ethnie ou tout autre fondement qui ne relève pas de l’acte
mais de la personne) au creux de laquelle il se débat. C’est donc toujours au prix d’une métamor-
phose que la personne entre en scène, la personne juridique étant avant tout un personnage, une
« identité sociale étrangement référée à l’utilité commune30 », un masque, inscrit charnellement
à même l’être, une seconde naturalité.
K. est en quelque sorte en lutte avec la figuration juridique, comme le sont les personnages
gidiens, mais le lecteur de Kafka assiste au cours d’anatomie de cette représentation dont Le Procès
autorise la vivisection frontale. La figuration juridique implique un exercice de métamorphose
quasi picturale qui rend présent l’absent, qui, comme Titorelli, fixe sous ses pinceaux « ce qui
autour de nous se dérobe à la prise de langage31 » ; ici l’effroi face à un jugement qui se confond
avec l’identité, un jugement qui est

une appréciation qualifiante apposée en amont de tout processus et de toute solution sur des réalités
jamais mises en procès32

et qui, textuel et statutaire, déborde sur l’identité intime comme sur la mémoire corporelle de
la personne. L’être traqué, c’est moi, c’est l’autre, c’est tout le monde des personnes juridiques
condamnées à « faire avec », à choisir entre les trois postures que le peintre propose à K. à partir
de la déclinaison des acquittements, « réel, […], apparent [ou appelé] atermoiement illimité33 ».
Ces acquittements sont les arrangements que la personne est tenue de conclure avec elle-même
pour survivre. Si la délivrance est impossible, l’allégement du joug est possible soit au prix d’un
effort violent soit au prix d’un « petit effort chronique34 ». Sans doute « l’atermoiement illimité »
est-il la voie à suivre, celle d’une familiarisation, ce « contact constant avec la justice35 », qui
permet d’incorporer ce don qui s’impose. Mais K. meurt de l’inscription et du hiatus entre les
identités juridiques et personnelles, comme Gabriel meurt de la clôture mortifère où son identité
personnelle se dissout. Sans doute le compagnonnage de Gide avec Kafka s’arrête-t-il sur ce seuil.
Car les personnages gidiens traversent l’épreuve de la qualification juridique sans en mourir.
Littératures qui pensent au sens musilien, les œuvres de Kafka et de Gide entrent en dialogue
à propos de la qualification juridique, cette parole en surplomb qui détermine la condition
humaine; Le Procès, lu et adapté par Gide, en est le témoignage.

NOTES

1. «  Il ne s’agissait plus que de couvrir de chair le squelette qu’il m’apportait  », A. Gide, Note liminaire insérée dans le
programme des représentations, citée par J. Claude in « André Gide et le Théâtre », Cahiers André Gide n° 15, Gallimard,
tome 1, 1992, p. 217. Barrault complète la métaphore en disant « Je lui ai d’abord envoyé mon travail de découpage
scénique. Puis il me l’a retourné habillé de son texte » : interview par E. Borel, Gavroche, 9 octobre 1947.
2. A. Gide, 28 août 1940, Journal, II, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1997, p. 726.
3. S. Travers de Faultrier, Gide, l’assignation à être, Michalon, 2005.
4. A. Gide, Notice de présentation de la pièce lors de sa création (le 10 octobre 1947), in A. Gide et J.-L. Barrault, Le Procès,
pièce en deux actes tirée d’un roman de F. Kafka, d’après la traduction d’Alexandre Vialatte, Neuchâtel, Ides et Calendes,
1949, p. 91.

162
5. G.-A. Goldschmidt, Celui qu’on cherche habite juste à côté, Verdier, 2007, p. 88.
6. A. Gide, Les Caves du Vatican, in Romans, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1958, p. 854.
7. A. Gide et J.-L. Barrault, Le Procès, op. cit., p. 91.
8. F. Blanchard, « Vers une théorie de la qualification juridique, les socles épistémologiques de la catégorisation », in Lire le
droit, langue, texte, cognition, LGDJ, 1992, p. 228.
9. A. Gide, J.-L. Barrault, Le Procès, op. cit., p. 92.
10. Ibid., p. 72.
11. Ibid., p. 23.
12. Ibid., p. 28.
13. Ibid., p. 31.
14. Ibid., p. 111.
15. Julius de Baraglioul à Lafcadio : A. Gide, Les Caves du Vatican, op. cit., p. 728.
16. G.-A. Goldschmidt, Une langue pour abri, Grâne, Créaphis, 2009, p. 23.
17. Ibid.
18. Ibid.
19. S. Travers de Faultrier, « L’Identité-jugement », Les Cahiers de la justice, 2010/2, p. 157-163.
20. A. Gide, J.-L. Barrault, Le Procès, op. cit., p. 106.
21. Ibid.
22. S. Travers de Faultrier, Droit et littérature, essai sur le nom de l’auteur, PUF, 2001.
23. Id., « Appearing, or face to face dialogue », « Droit et littérature, arts de l’Apparaître », in Law and Humanities, vol. 5, 1,
été 2011, Hart Publishing, p. 251-258.
24. A. Gide, Dostoïevsky, Gallimard, 1970, p. 205.
25. S. Travers de Faultrier, « Le Comme si à l’ère du soupçon », Raisons politiques, août 2007, p. 107-117.
26. A. Gide, Les Caves du Vatican, op. cit., p. 853.
27. Ibid., p. 854.
28. A. Gide, J.-L. Barrault, Le Procès, op. cit., p. 114.
29. A. Gide, « Geneviève », Romans, op. cit., p. 1399.
30. P. Bouretz, « Égalité et liberté », Droits, n° 8, PUF, 1998, p. 73.
31. Y. Bonnefoy, Art et nature, les enjeux de leur relation, Pagine d’Arte, 2009, p. 21.
32. S. Travers de Faultrier, « L’Identité-jugement », op. cit.
33. A. Gide, J.-L. Barrault, Le Procès, op. cit., p. 92.
34. Ibid., p. 95.
35. Ibid., p. 97.

163
IV
Commenter Kafka
Entretien
Entretien avec Georges-Arthur Goldschmidt

Wolfgang Asholt  : Vous avez découvert Kafka, il y a plus de soixante ans, vous avez
publié des articles sur Kafka, vous avez traduit deux grands textes de Kafka, Le Procès (1983) et
Le Château (1984), il n’est donc pas étonnant que vous déclariez, au début du premier livre que
vous lui consacrez, que ses livres sont devenus une matière essentielle pour le reste de votre vie.
Qu’est-ce qui fait de Kafka un tel auteur ? Est-ce que c’est une expérience quasi autobiographique ?
Ou est-ce que c’est « le poing dans la bouche » selon le titre de votre livre, donc l’ébranlement causé
par l’œuvre de cet auteur ?

Georges-Arthur Goldschmidt : Ma découverte de Kafka eut lieu dans un jardin près de


Kiel, en 1950, dans une région où, de 1938 à 1945, il n’aurait pas fait long feu ! Dès la première
phrase, tout se mit en place, ce fut une véritable commotion physique ; je me reconnus instan-
tanément dans la condition même de Joseph K. L’état d’arrestation, de menace, était le mien ;
Joseph K. c’était moi, coupable d’existence, je n’avais aucun droit à exister, des comme moi,
on en avait éliminé une bonne quantité. Le Poing dans la bouche (2004) ne fait que reconsti-
tuer les étapes par lesquelles s’est manifestée la « consistance » de l’existence.
Il y a des livres qui vous coupent la respiration, qu’on sent avec son corps, les seuls qui valent
vraiment d’être lus. On ne sait jamais sur quoi on peut tomber et c’est ce hasard des lectures qui
leur donne parfois cette soudaine accointance qui fait qu’on peut se reconnaître en l’autre.
Pourquoi un auteur peut être «  la matière essentielle  » d’une vie  ? Seule la vie peut
répondre, c’est précisément ce qu’on ne peut jamais formuler tel quel, les « livres » sont là pour
peu à peu (ou soudain) dégager cette raison de lire. De cela je me suis expliqué dans La Matière
de l’écriture (2005), hélas très mal traduit (Der Stoff des Schreibens, Matthes & Seitz, 2006).
Il existe quelques œuvres dont on ne se remet jamais, qui restent au fil des circonstances en
vous à fleur de conscience et qui vous ont fait être.

W. A. : Dans Le Poing dans la bouche, vous passez en revue la littérature de langue alle-
mande des deux cents dernières années, de Kleist, en passant par Hölderlin, jusqu’à Rilke et Heine.
Le coup de poing que représente la découverte de Kafka, l’importance que vous lui attribuez,
provoque la question : est-ce que Kafka représente l’aboutissement de cette littérature de langue alle-
mande, son point final, ou est-ce qu’il représente plutôt un tournant, une autre littérature devenue
possible – peut-être dans le sens des « littératures mineures » ?

G.-A. G. : Je ne passe pas en revue la littérature de langue allemande, Dieu m’en garde.
Simplement, j’ai découvert ces auteurs en herumschnüffeln, en reniflant çà et là, là aussi au
hasard. Il se trouve qu’à la Sorbonne en 1950, où je commençai mes études d’allemand,
Michael Kohlhaas était au programme et je fus stupéfait par l’extraordinaire identité de ces
deux textes qui se recouvraient l’un l’autre, racontaient la même aventure sans issue. À mon
tour de poser la question : qu’est-ce donc que ces « littératures mineures », que signifie une
telle hiérarchisation, sur quels «  critères  » s’établit-elle  ? Il y a des littératures de gare qui
peuvent, elles aussi, vous donner un coup de poing dans l’estomac. J’ai eu la chance là aussi

167
de rencontrer ce qui me parlait, en un temps où l’accès à la littérature de langue allemande
était difficile.
Cette question est reprise par la question sur l’allemand de Kafka et elle est en effet
essentielle. La langue allemande porte en elle une blessure définitive : la LTI, la lingua tertii
imperii qui désormais ne la lâchera plus et pèsera sur elle. Mais ce jargon nazi qui défigure
la langue allemande n’est pas tombé avec la pluie, même s’il est une effroyable caricature, il
habite la langue depuis toujours dans la tendance au remplissage, au trop-plein, à la tendance
qu’ont les mauvais écrivains, c’est-à-dire les philosophes, tout particulièrement, à résoudre
leurs « problèmes » en courant après le langage avec autant de mots que possible. Sauf chez
Karl-Philipp Moritz, Goethe, Eichendorff, Heine, Nietzsche et peut-être quelques autres, j’ai
toujours été frappé par l’entortillement, la volonté de faire compliqué chez les écrivains alle-
mands, cette fameuse Gründlichkeit qu’on retrouve jusque chez Günter Grass. Bien évidem-
ment ce n’est ici qu’une vue cavalière injuste et purement personnelle, mais à laquelle la
question incitait.
Hölderlin, je m’en étais exalté et j’avais fait mes odes comme tout le monde (l’une a
même été publiée en allemand dans une revue française), j’ai assez bien connu Pierre Bertaux
et ses beaux travaux sur lui, mais désormais l’écœurement me saisit à la pensée que la philoso-
phaille parisienne pétainiste et heideggerrolâtre s’en est emparée. Devenu préfasciste entre les
mains de cette clique philosopharde qui ne sait pas une syllabe d’allemand, il ne sert plus que
comme objet de prédication aux écolo-nazis franchouillards du boulevard Saint-Germain et je
ne puis plus l’aborder qu’avec une certaine défiance.

W. A. : Dans ce livre, vous déclarez que votre première rencontre avec Le Procès en 1950 fut
moins une lecture qu’une identification : quelqu’un d’autre était exactement comme vous-même, la
« lecture » savait quelque chose sur vous que personne n’avait le droit de savoir. Quel est ce savoir ?
Comment ce « roman » rend-il possible une lecture qui est moins une lecture qu’une expérience
vitale ?

G.-A. G. : Toute expérience existentielle est universelle, c’est comme pour le langage qui
se divise en langues, chacune à sa façon : c’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon petit
livre À l’insu de Babel, les langues n’épuisent en rien la parole humaine, de même chacun fait
(ou ne fait pas) son expérience de Kafka. Ce que personne n’a le pouvoir ni le droit de savoir,
c’est comment je suis celui que je suis. Au centre de ce qu’écrit Kafka, il y a cette inaccessibi-
lité, ce « sanctuaire », il y a ce savoir intransmissible à l’origine de toute parole que la « décou-
verte érotique » de soi confirme, à moins que ce ne soit l’inverse. Kafka c’est moi, il l’est pour
chaque lecteur, il se retourne en vous, on devient cette aperception de soi qui est en lui, c’est
comme la rumeur qu’entend la bête du Terrier de Kafka, elle est là où elle est, le bruit est là
où est la bête. Quant à une lecture qui ne serait que lecture, pourquoi donc la lire, comme
déjà dit ? Ce n’est pas de « savoir » qu’il s’agit mais de connaissance (Wissen und Erkenntnis)
et, pour cela, un seul livre suffit pour toute une vie, encore faut-il le trouver, c’est bien cela le
« sens » de la littérature.

W. A. : Un peu plus tard, vous constatez qu’à la différence des auteurs français admirés comme
Rousseau, Flaubert, Rimbaud ou Artaud, chez Kafka on pouvait oser projeter ses propres conditions
de vie sur les siennes. Mais aussi sur ses protagonistes : vous dites : « Joseph K., c’est moi. »
Quand on connaît vos conditions de vie, où voyez-vous des ressemblances avec Kafka ? Est-ce
que ce sont plutôt des ressemblances avec l’auteur, avec ses protagonistes ou avec les deux ?

G.-A. G. : Je ne crois pas avoir dit cela, bien au contraire, ce sont Rousseau et Flaubert
qui m’ont fait découvrir Kafka. Il est vrai que ma lecture est totalement personnelle, en rien

168
conforme aux préceptes de la science littéraire à laquelle je ne crois guère, je lis à ma fantaisie.
Flaubert par exemple m’a considérablement montré ce qu’écrire veut dire. Je ne vois pas de
différences. Ou bien ça vous prend, peu importe comment et dans quelle langue, ou bien cela
ne vous prend pas. Socialement, il m’était difficile de me projeter dans Emma Bovary ou dans
César Birotteau, mais je le pouvais dans la façon dont ils s’appréhendaient, eux. Je les avais lus
avant Kafka, je découvris mon « vice » chez Rousseau et mon « malaise » dans Madame Bovary
et plus encore dans l’immense Bouvard et Pécuchet.
Bien sûr, il n’y a aucune ressemblance entre nos conditions de vie respectives, ce n’est
absolument pas de cela dont il est question, mais bien de l’appréhension de soi, de la manière
d’être à l’intérieur de soi-même. Il ne s’agit pas ici des conditions historiques, bien que celles-
ci facilitent peut-être les choses et pour l’un et pour l’autre. Les ressemblances avec Kafka, je
les vois dans la manière menacée de l’existence.

W. A. : Dans Le Poing dans la bouche comme dans Celui qu’on cherche habite juste à côté,
vous vous demandez s’il n’est pas probable que « la condition juive ait marqué l’être même de Kafka
au plus intime » ( Celui…, p. 49). Et en même temps, vous expliquez le langage de Kafka par cette
« réduction » ( Poing, p. 115). Est-ce que vous pouvez expliquer ce passage de « la condition juive »
à la Sartre au style de Kafka ? À ce que vous désignez par « l’extraordinaire clarté du langage de
Kafka » (p. 115) ?

G.-A. G. : En effet, il y a cette similitude-là entre mon écriture et celle que vous décrivez.
La «  condition juive  », quelles que soient les formes que peut prendre cette condition, est
fondamentalement celle de l’insécurité – pour ce qui me concerne, je n’ai su que par « acci-
dent  », si on peut dire, à l’âge de quinze ans, que j’étais d’origine juive car les Allemands
venaient me chercher pour me déporter. Tout « juif » sait que son existence n’est en rien natu-
relle, qu’on peut toujours la lui reprendre, il est d’ailleurs le seul humain non établi d’évidence
dans l’existence. Il ne s’agit pas de « à la Sartre », c’est en deçà, une sensation évidente, un
ressenti qui ne trompe pas : je suis interdit. Qui n’éprouve pas de l’intérieur cette permanente
menace ne peut comprendre les choses que de l’extérieur, littérairement. Or, pour Sartre, et
c’est là l’extraordinaire, c’était une empathie, une façon de sentir de l’intérieur comment ce
peut être. Il a parfaitement situé cette réduction dont vous parlez.
On n’est plus avec Kafka dans le littéraire, mais ailleurs comme avec Rimbaud. Bien sûr,
ça a l’air d’être de la littérature puisque cela se sert du langage, mais cela se situe dans une
tout autre dimension qui change justement le langage, c’est la dimension « poétique » (mot à
utiliser avec prudence). C’est peut-être du fait de cette non-évidence que Kafka est parvenu à
ce langage clair qui va droit à la cible et ne se perd pas en route.

W. A. : Dans Celui qu’on cherche…, vous constatez « que la torture et le fouet sont si souvent
présents chez Kafka » (p. 56) et vous vous référez au chapitre 5 du Procès. Mais dans Le Poing,
vous êtes plus explicite en comparant les deux gardiens fouettés du Procès avec les punitions que
vous avez dû subir à l’internat. Et ce passage a une signification si intime, que vous hésitez à conti-
nuer votre lecture. Est-ce qu’il y a donc une lecture secrète, personnelle et identificatoire des textes
de Kafka ? Et comment cette lecture quasi autobiographique s’accorde-t-elle avec cette qualité de
l’écriture de Kafka sur laquelle vous insistez dans Celui qu’on cherche… : « Le sens de l’écriture
de Kafka éclate avec une évidence qui déborde sa phrase, mais ne peut la franchir » (p. 28) ?

G.-A. G. : Là, vous arrivez vraiment au fond des choses, à ce que je ne pouvais pas dire et
que je reconnaissais dans ce que je ne devais pas dire. J’ai vécu huit ans en internat en un temps
où les châtiments corporels étaient la règle, on avait le fouet pour un rien, cela se déroulait
selon un rituel précis au fond, sans que les « Éducateurs » (!!!!) se le formulent explicitement,

169
sous-tendu d’une très forte composante érotique, c’est la raison pour laquelle ce n’était pas
cruel, contrairement à ce qui se passait alors en Allemagne. L’internat dépendait des Jésuites
qui punissaient beaucoup leurs élèves, mais jamais de façon excessive, peut-être de manière à
instiller en eux ce trouble et ce doute fondateurs de toute pensée. Il en fut ainsi pour moi. Le
pire c’était la honte, la terrible honte qui vous mange l’intérieur, mais qui peu à peu se mua
en certitude d’être, elle devint un défi brandi devant tous ceux qui me déniaient l’existence.
Ma lecture de Kafka est, comme vous le dites, une « lecture secrète, personnelle et identi-
ficatoire des textes de Kafka » qui est en deçà de l’autobiographique, le niveau de cette lecture
est à la frange de l’inconscient, presque hors du temps et c’est dans le temps que se situe l’au-
tobiographie. Kafka est hors du temps, ce qui s’y déroule pourrait se définir, peut-être, par la
durée bergsonienne.

W. A. : Après l’interprétation autobiographique du Poing, vous insistez dans Celui qu’on cherche
sur le fait qu’un jour plus tard, Joseph K. retrouve la même scène comme si le temps s’était arrêté.
Est-ce que cette scène ne veut pas seulement dire quelque chose qui est en relation avec le procès de
Joseph K. (il retrouve le procès partout où il est – il est son procès), mais révèle quelque chose sur la
condition humaine ?

G.-A. G. : « Interprétation autobiographique », vous avez parfaitement raison, je n’y avais
pas pensé, mais il est vrai que c’est de « mon » Kafka que je parle, mais avec le pari présupposé
que c’est le Kafka de tout le monde et de personne. C’est le point exact où la lecture person-
nelle devient anonyme, l’extrême de soi est à tout le monde, mais tout le problème est là :
atteindre le point où se fait ce renversement où l’on sait que le ressenti universel est commun
à tout lecteur (comme le langage).
« Comme si le temps s’était arrêté », écrivez-vous, c’est un temps sans repères chrono-
logiques. Le procès est ailleurs, hors du temps quotidien, c’est bien ce que le surveillant du
premier chapitre du Procès dit à Joseph K. : « Vous ne devez pas non plus être gêné dans votre
façon de vivre habituelle. » Ce n’est pas au niveau du quotidien que cela se déroule. Bien sûr,
K. retrouve le procès partout où il est puisqu’il ne peut se débarrasser de lui-même, se déposer
dans la rue et continuer son chemin. C’est finalement aussi vieux que le monde, pensons donc
à Peter Schlemihl (de Adalbert von Chamisso). J’ai écrit mes deux petits bouquins sous le coup
de cette obsession : ne pas pouvoir se débarrasser de soi-même, être toujours là quand on est
quelque part. C’est grotesque de s’avoir toujours pour témoin, témoin précisément des petites
saletés personnelles, c’est sûrement cela que Kafka voulait dire.

W. A. : Vous mentionnez souvent les qualités de l’allemand écrit par Kafka : il est « clair »,
« lumineux » ou « exact » et vous ajoutez qu’un tel allemand est seulement possible chez des Suisses
et des Autrichiens. Est-ce que vous pouvez dire comment un tel allemand devient possible chez
Kafka ? Et par quelles qualités se distingue-t-il de l’allemand de ses contemporains ?

G.-A. G. : C’est surtout au xixe siècle que se répand cette manie de la phrase longue avec
des cascades de subordonnées. Il est difficile de donner des exemples, il y en a trop. Il faut que
la phrase soit aussi compliquée que possible pour que le paysan d’à côté ne la comprenne pas.
Le divorce entre langue et peuple semble plus grand en Allemagne, pour preuve la stupide
Dudenreform (une réforme récente de l’orthographe). La possibilité de domestication est d’au-
tant plus grande que la langue est plus négligée. Si la LTI a pu si rapidement s’installer,
c’est que les Allemands, peut-être, ne maîtrisaient pas encore suffisamment leur langue laissée
jusque-là aux pasteurs et non pas aux politiques. L’Allemagne a été engloutie par le jargon
tout au long du xixe siècle, il suffit de lire les philosophes dont Nietzsche déjà disait qu’ils ne
savaient pas l’allemand.

170
De fait, les écrivains autrichiens ou suisses écrivent une langue plus linéaire (et tout aussi
« profonde »), plus soignée en tant que langue : Grillparzer, Karl Kraus, Gottfried Keller ou
Max Picard, parmi bien d’autres, en sont des exemples. Sur le simple plan linguistique, Kafka
par exemple ne recourt pas à des noms communs surcomposés.
Mais je ne suis ni un spécialiste ni un savant. C’est une question d’intuition, d’odeur,
une différence d’atmosphère insaisissable, mais néanmoins présente. En Autriche, il y a un
côté urbain, une odeur de ville qu’il y a rarement dans la littérature allemande, jusque vers les
années 1970-1980 où la littérature se met à changer de ton ; des écrivains « populaires » tels
Fallada ou Heinrich Böll n’ont jamais été pris au sérieux par les « autorités ».
Il est à remarquer que la dégradation de la langue française par toute une batterie d’admi-
nistrateurs incultes et prétentieux – ainsi on a inventé « rapporteuse » en place de « rapporteur »
(d’une commission parlementaire par exemple) ou de commerciaux zélés (cf. Zoé Shepard,
Absolument dé-bor-dée, 2010) correspond à un affaiblissement de la conscience collective des
Français.

W. A. : Dans Celui qu’on cherche…, vous déclarez, en vous référant au Journal de Kafka,
que chez Kafka « il n’arrive jamais que ce qui arrive et qui d’un seul coup abolit à tout jamais tout
autre possible » (p. 33). Comment jugez-vous à partir de là l’opinion de Paul Ricœur dans Temps
et récit ( Le temps raconté) qui trouve que « Le quasi-passé de la fiction devient ainsi [avec sa
fonction libératrice] le détecteur des possibles enfouis dans le passé effectif » ?

G.-A. G. : Quand une chose a lieu, c’est elle qui a lieu et pas une autre, toutes celles qui
auraient pu avoir lieu sont abolies. Une minute de plus et on n’aurait pas rencontré Paupol, au
coin de la rue, qui a transformé votre vie. Le fortuit entraîne de l’irrattrapable. Tout est côtoyé
par ce qui aurait pu avoir lieu. Le réel n’est qu’un instant à jamais figé du possible. Dans ce
livre je voulais reprendre un travail de jadis intitulé « Le Problème de l’existence chez Kleist et
Kafka », ça sonne majestueux et ridicule et, avec le temps, ma plume s’est libérée et je n’ai pas
repris ce thème prétentieux mais qui me tient encore à cœur, je m’en suis servi en 1983 pour
écrire mon introduction à ma traduction du Procès (Presses-Pocket) et pour celle du Château,
en 1984 (Presses-Pocket). En préface c’est plus discret.
Je ne connais Ricœur que de nom et n’ai nulle intention de le lire, surtout à mon âge : sa
formulation risque fort de n’avoir pas de pouvoir créateur, le malheur de la philosophie, c’est
qu’elle arrive toujours après l’intuition directrice et tout est dit avant d’être dit. Probablement
la phrase de Ricœur veut dire à peu près la même chose, mais ce n’est pas parce qu’il est une
autorité que sa phrase compte, soit elle fait sursauter et agrippe le lecteur, soit c’est comme s’il
versait de la confiture dans un violon.

W. A.  : Dans le même livre, en parlant de l’«  impossibilité de l’ailleurs  », vous comparez
Kafka à Wittgenstein, les deux ne pouvant « parler autrement qu’ils ne parlent alors qu’ils parlent »
(p. 39). Tout d’abord, n’est-ce pas valable pour tout texte écrit ? Ensuite, quand vous mentionnez
« que tout autour il y a l’immensité imprononcée » (p. 39), ce contexte des « possibles », pour parler
avec Ricœur, ne conditionne-t-il pas aussi notre lecture de ce qui est dit/écrit de manière irréduc-
tible ?

G.-A. G. : En effet, ce qui est dit vaut pour tout texte littéraire qui n’est pas un simple
recopiage, un simple par cœur. Un texte littéraire, comme Kafka l’a dit et comme on le cite
souvent, un livre doit briser la glace qui gèle la tête ou quelque chose d’approchant. Cette
phrase de Wittgenstein exprime simplement ce qu’est pour moi la littérature, mais ce n’est
en rien une définition. Il est finalement difficile de retrouver le dit antérieur, on ne peut pas
s’expliquer là-dessus. Dans une nouvelle de ce très grand, un des plus grands auteurs autri-

171
chiens de langue allemande, Adalbert Stifter, sur laquelle je suis tombée récemment et intitulée
« Le Chemin en forêt » (Der Waldsteg) il y a cette remarque : « … chaque chose est à dire
avec ces seuls mots qui lui sont nécessaires, pas un de plus, pas un de moins – et surtout sans
ces ajouts secondaires qui entortillent la chose. » On aurait pu citer n’importe qui d’autre de
Pascal à Valéry, mais c’est bien cela l’essentiel, il s’agit de réduire la langue à cette adéquation
que réalisent si bien les noms communs mono- ou bi-syllabiques de la langue allemande.

W. A. : Dans votre belle comparaison de Kafka avec Rimbaud, vous écrivez : « L’excès auquel
Rimbaud fait place est le manque dans lequel est jeté Kafka, la richesse de l’un est l’exactitude de
l’autre » (p. 41). Rimbaud se jette dans l’excès d’ Une saison en enfer avec l’espoir, momentané-
ment réalisé, d’arriver à l’inconnu. Est-ce qu’un tel « inconnu » existe chez Kafka ? Est-ce que « ce
qui est dit » de manière irréversible, peut être/devenir un tel « inconnu » ?

G.-A. G. : Ce dont parlent Rimbaud et Kafka provient peut-être d’un même centre muet,
à la fois clair et insaisissable, évident et inavouable. Silence et mots se croisent en un même
point d’excès chez Rimbaud et d’exactitude chez Kafka : excès, celui des Illuminations, excès
d’enfance avec tout ce que cela comporte d’inavouable, le « poème » intitulé H parle avec une
stupéfiante clarté de la sublime et mystérieuse découverte adolescente de soi, l’autre visage
en apparaît chez Kafka. L’excès d’Une saison en enfer, c’est celui du « feu qui se relève avec son
damné ». C’est le voyage de Kafka à l’intérieur de son procès même dont l’extrême saison est
la Saison en enfer.

W. A. : Dans le chapitre « Un cheminement stationnaire » (dont la traduction « Im Stillstand »
n’est peut-être pas idéale), vous insistez sur votre thèse, mettant en question presque l’ensemble de
la critique philologique concernant Kafka, « que tenter de capter [le contenu de l’œuvre] ne fait
que reproduire […], le commentaire ne peut faire autrement que de paraphraser » (p. 78). Est-ce
que vous me permettez de vous demander si vos deux essais ne font que « paraphraser » Kafka ?
Ou est-ce qu’ils ne représentent pas une lecture de Kafka différente de celles que propose la philologie
mentionnée ?

G.-A. G. : N’ayant jamais fait d’études sérieuses et n’ayant jamais dépassé le stade d’ama-
teur, je me sens libre de toute adhésion, de tout principe et de toute autorité dans mes lectures.
J’ai la chance de ne pas savoir grand-chose et d’avoir acquis le peu au fil de mon caprice. Je
suis donc mal placé pour en parler. La paraphrase vient évidemment de ce que j’ignore parfai-
tement tout ce qu’on écrit sur telle ou telle œuvre que je lis. On attend d’un ouvrage critique
non tant un commentaire, une interprétation, mais qu’elle soit « neuve ». Il faut que la critique
devienne elle-même œuvre, texte littéraire, pour ne pas dire « poétique ».
J’ai beaucoup lu Kafka et presque jamais ce qu’on a écrit sur lui, je crois même n’avoir
vaguement feuilleté qu’une bibliographie, j’ai dû lire Janouch – il « janouche » beaucoup –,
un peu de Marthe Robert, mais je crois que c’est rigoureusement tout. À chaque relecture,
c’est comme si je ne l’avais pas lu. Si on oublie que chaque lecteur est toujours le « premier »,
autant renoncer à la littérature.
En ce qui concerne Kafka, j’ai beaucoup de respect pour le travail philologique entrepris
en ce moment en Allemagne, mais ce n’est pas du ressort de la littérature, mais de la paras-
cience qui est très intéressante, mais ne dit rien de ce que le lecteur ressent, éprouve, pense.
La lecture n’est pas tant du ressort du savoir que de celui d’un permanent étonnement. Il n’y
a pas de vérité littéraire, heureusement, il n’y a pas de livre ultime, comme il n’y aura jamais
de traduction ultime, la « vérité » est dans l’infinie diversité des interprétations. Un tel n’a
pas mieux compris Kafka que tel autre, il l’a compris autrement, ou à sa façon. Il n’y a pas
de contresens d’interprétation. C’est précisément les milliers de lectures d’un même texte –

172
lectures dont la plupart du temps nous ne savons rien – qui font toute la richesse et le futur
permanent de la littérature. C’est là toute cette question de la « critique », cette étrange chose
à la fois indispensable, elle prouve la nécessité même des œuvres et, malgré le mal qu’elle se
donne, elle dit rarement ce que l’œuvre veut dire. Mais la critique incite à la critique, elle est
capitale puisqu’elle oblige le lecteur à la vigilance, à l’attention.

W. A. : Pour reprendre d’une autre manière la dernière question : la quatrième de couverture
de la traduction allemande de Celui qu’on cherche… déclare que vous y lisez Kafka « comme si
c’était la première fois ». Qu’est-ce qui est au centre de cette lecture complètement nouvelle ?

G.-A. G. : Chaque lecture de Kafka est première, chaque lecture de Rimbaud ou d’Anton
Reiser de K. P. Moritz ou de quelques autres livres est première à chaque fois. C’est toujours
comme si on ne les avait pas lus encore. C’est à chaque fois comme s’il n’y avait rien eu ; si
on ne retrouve pas la fulgurance initiale, pas la peine de relire, si relire n’est pas relire pour la
première fois, cela n’en vaut pas la peine, il faut qu’il y ait « joie », renaissance à chaque fois.

Mai 2014

Entretien conçu et réalisé par Wolfgang Asholt.

173
Comment Kafka s’égypta
Jean-Pierre Gaxie

Pour mettre en perspective la contribution qui va suivre, en écho à L’Égypte de Franz Kafka,
il n’est pas indifférent de préciser que l’auteur fit, en 1983, un voyage marquant en Égypte et que,
dès lors, l’Égypte ancienne le préoccupa de façon déterminante, pour l’origine de l’écriture qu’elle
induit, non moins que pour la levée d’hypothèque qu’elle appelle. Cette préoccupation donna lieu
d’abord à une investigation qui, après le prodigieux déchiffrement des hiéroglyphes de Champollion de
1822, tenta de manière inédite de mesurer l’impact, souvent inconscient, de l’Égypte ancienne sur des
œuvres aussi différentes que celles, notamment de Chateaubriand, de Flaubert, de Lautréamont, de
Rimbaud, de Mallarmé, de Jarry, de Raymond Roussel... Publiée finalement en 2009 par les Éditions
Cécile Defaut, sous le titre L’Antienne Égypte, cette investigation concernait, comme l’eût dit Valery
Larbaud, le « domaine français » ; elle avait précédé dans le temps celle qui, abordant le « domaine
allemand », a porté sur l’œuvre de Franz Kafka, et qui pourtant parut bien avant elle, en 2002.

I–
L’Égypte de Franz Kafka. Peut-être serait-il préférable de partir de l’incongruité du titre
d’un tel ouvrage. Maurice Nadeau, son éditeur, revoyant la 4e de couverture, interroge tout
de suite : « Qu’ont à voir Kafka et son œuvre avec l’Égypte ? », énonçant la question la plus
basique, laquelle n’est pas, a priori, sans sous-entendre la réponse la plus formelle : « Rien. » Dans
l’esprit prudemment incrédule du lecteur, ce titre paraît de prime abord gager une élucubration
de plus sur l’œuvre de Kafka, dont celle-ci gagnerait sans doute bien à se passer. À première vue
d’ailleurs, dans le souvenir que le lecteur (toujours lui) peut avoir des différents textes kafkaïens,
non moins que de ceux des commentateurs innombrables, il ne semble pas qu’il s’y soit sérieuse-
ment agi d’Égypte ancienne. Et ce n’est pas parce que dans le conte Chacals et Arabes, du recueil
Un médecin de campagne de 1917, l’action se situe à proximité du Nil, pour qu’on puisse être
tenté d’en inférer une perception nouvelle du corpus ! Aussi bien, le chapitre des interprétations
univoques de l’œuvre de Kafka a tout l’air aujourd’hui, après ce qu’on a appelé Le Siècle de Kafka,
d’être heureusement forclos. Toutefois, si l’on se souvient combien, bibliquement, Judaïsme et
ancienne Égypte eurent partie liée et maille à partir dans l’épisode fondateur de la Terre promise,
l’incongruité du titre du livre cité, telle qu’on peut la ressentir d’emblée, a toute chance d’être
diminuée, sinon d’être invalidée. Il pourrait en effet en être de l’Égypte comme il en est du Juif
dans l’œuvre de l’écrivain pragois. On sait que Max Brod remarqua à cet égard dans ses Souve-
nirs et documents sur Kafka – mais Borges à sa suite, et Marthe Robert encore dans le début de
Seul comme Franz Kafka – le paradoxe d’une œuvre, juive entre toutes, dans laquelle, Journal et
Correspondance exceptés, non seulement le mot « juif » ne figure pas, mais aucun Juif comme
tel n’est mis en scène. Pareillement, l’Égypte ancienne pourrait être toute ensemble non-dite et
omniprésente, soit de l’ordre de l’inconscient, dans l’œuvre de Kafka.
Mais avant d’aller y voir soi-même, comme enjoint de le faire Lautréamont, la conjonc-
tion du patronyme de « Kafka » et du nom propre de « l’Égypte », dans le titre de l’ouvrage
en question, insiste « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à
coudre et d’un parapluie ». On trouve cette comparaison mémorable dans le « Chant sixième »

174
de Maldoror. La table de dissection a toute chance d’être ici une image de la faculté critique du
lecteur. Quant au parapluie et à la machine à coudre, on comprend à première vue qu’ils n’ont
rien à faire ensemble, au point qu’ils symboliseraient bien le comble du rapprochement saugrenu.
Apparemment saugrenu, en fait, car il y a sans doute une nécessité profonde qui les apparie et
que le texte du Montévidéen ne laisse pas de rendre sensible. Si la rencontre est fortuite, la beauté
provocatrice qui la sous-tend – « beau comme (je souligne) la rencontre fortuite sur une table de
dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie » – semble être celle de la logique des rêves,
et même propre aux rêves, et ressortir à une nécessité que la psychanalyse, plus tard, se donnera
pour tâche de déchiffrer.
Maintenant, une note laconique de Georges Perros, qu’on trouve subrepticement dans
Papiers collés III, n’est pas sans en dire un peu plus sur le rapport nécessaire de « Kafka » et de
« l’Égypte ». Dans cette notule, qui provient d’un voyage fait en ce pays en 1950, au cours duquel
il rencontra Jean Grenier, Perros écrit ceci : « La Vallée des Rois. Je bois du petit-lait au souvenir
que je suis en train d’en prendre. Je cherche Kafka. » Le sens d’une telle notation ne paraît pas
fixé. D’une part, dans ce haut lieu funéraire qu’est la Vallée des Rois (de l’autre côté du Nil, face à
Louxor), Perros lance le nom de Kafka parce qu’il s’attend sans doute à y trouver une suggestion
de l’œuvre de l’écrivain pragois, lui qui proférait déjà avec sa hargne coutumière : « Je tuerais
avec plaisir ceux qui déblatèrent contre “l’angoisse morbide” de Kafka ». D’autre part, on dirait,
tout aussi bien, qu’il cherche la présence de Kafka apparemment en vain. Mais, de toute manière,
on peut penser, paraphrasant Pascal, qu’il n’aurait sûrement pas cherché Kafka en cette Vallée
des Rois s’il ne l’y avait pas déjà trouvé ! Si bien que ce qu’on peut déduire de plus clair de cette
considération, quant au rapport de Kafka et de l’Égypte ancienne ce serait, par-delà sa nécessité,
son ambivalence manifeste.

II –
S’il est un texte fondateur, autre que la Bible, où l’on peut aller y voir soi-même, comme le
préconisait donc Lautréamont, et à partir de là plus sûrement juger de l’Égypte en rapport avec
Kafka, c’est sans doute ce qu’on appelle – titre impropre – Le Livre des morts des anciens Égyptiens.
À plusieurs détours du texte de La Sortie au jour – le vrai titre, qui dit alors l’espoir d’une renais-
sance post mortem – Kafka ne manque pas de se profiler. Mais comment ? Mais de quoi est-ce que
je parle ? N’est-ce pas à proprement parler délire de ma part ? Vérification faite, dans cette Sortie
au jour, et en plusieurs endroits de ce rituel funéraire, le texte de Kafka a l’air, dirait-on, d’être
préfiguré. Ainsi, au chapitre 144, dans la traduction de Paul Barguet, est-il question de « Portes à
franchir » par « l’Osiris N » (N servant ici à désigner, selon le dictionnaire, une personne indéter-
minée ou que l’on ne veut pas nommer). Le nom est donc réduit à une lettre, à l’instar de celui
de Joseph K. – et cela va de la « Première porte » à la « Septième porte ». Semblablement, c’est
comme si une porte s’ouvrait dans le texte de Kafka. Bien sûr, on songe ici à l’apologue Devant la
Loi, qui prend place dans Le Procès. Mais est-il d’autres exemples d’incidences kafkaïennes dans
La Sortie au jour ? Plusieurs en fait. Et leur nombre – elles font nombre – en vient à faire preuve.
Preuve de quoi ? Que le texte de Kafka reviendrait de loin, et peut-être même inconsciemment
de là. Mais on extrapolerait sans doute si, comme on l’avançait ci-dessus, les Hébreux n’avaient
pas eu affaire avec l’Égypte et si la résonance depuis ce fond d’histoire mythique ne s’en faisait
alors judaïquement sentir, tel un Big Bang, dans le texte kafkaïen.
Chapitre 21, en revenant vers le début de La Sortie au jour, on lit ceci : « Salut à toi, maître
de la lumière, qui présides au grand Château, qui domines les ténèbres opaques. » Évidemment,
il y a ici une soudaine épiphanie du Château de Kafka dans la tête du lecteur, encore qu’il s’agisse
en note, avec ce Château, du Temple ou de la Résidence du Soleil à Héliopolis. Le maître du
Château de Kafka, le comte Westwest, porte un nom à caractère géographique, qui paraît à la
fois répondre de l’activité de mesurage et d’orientation inscrite dans la fonction d’arpenteur

175
de K., non moins que désigner superlativement le lieu le plus à l’Ouest, le plus à l’Occident, soit
l’endroit où le soleil disparaît, l’horizon obscène de la mort gouvernant toute vie humaine.
Plus loin, dans le chapitre 24, toujours de cette Sortie au jour, on lit le passage suivant :
« Formule pour apporter la puissance magique à l’Osiris N dans l’empire des morts. Qu’il dise :
“O Khépri qui est venu à l’existence de lui-même : Voilà que je me suis adjoint cette puissance
magique en tout lieu où elle se trouve...” » Khépri, c’est le dieu Scarabée. Dans La Métamorphose,
Grégoire Samsa, lui aussi, a forme de scarabée. On peut rappeler ici que Vladimir Nabokov, dans
son commentaire de l’histoire, a identifié formellement le personnage de Kafka à cet insecte,
recoupant au reste le dire même de l’auteur qui, dans son Journal, à la date du 21 octobre 1913,
confie qu’il pense toujours au « scarabée noir ». Au fait, Käfer (Scarabée, en allemand) commence
comme le nom de Kafka et comporte le même nombre de lettres.
En revenant en arrière, maintenant, aux chapitres 18 et suivants de La Sortie au jour, il
est encore fait mention d’un grand tribunal omniprésent qui, à la fois, siège chez les morts
et permettrait ou non d’être indemne sur terre. Comment à ce propos ne pas évoquer le
tout-puissant tribunal du Procès ?
Je ferai une dernière citation, tirée, à présent, de la fin de La Sortie au jour, du chapitre 180
exactement :

Je suis l’héritier d’Osiris (le dieu égyptien des morts) Regardez-moi, qui suis apparu comme quelqu’un
qui est issu de vos chairs… (Le défunt ici apostrophe les dieux) Voyez-moi : je me suis transformé, étant
quelqu’un qui est pourvu de ses transformations. Faites que je repose dans le bon Occident : une place
m’est réservée en votre compagnie. Ouvrez-moi vos chemins , ouvrez-moi vos verrous ! Je suis celui qui
garde les portes de Rê (dieu égyptien du soleil) qui met les dieux à leurs places. Je suis l’arpenteur, préposé
aux arpenteurs…

On songe évidemment à K., l’arpenteur du Château, qui aurait l’air ainsi de s’adresser à
tous les lecteurs. Mais il a déjà été question, si je ne m’abuse, en liaison avec le comte Westwest,
nouvel Osiris, de cette fonction d’arpenteur de K., qui n’est autre au fait que celle de mesurage à
des fins cadastrales des parcelles cultivées, à quoi s’emploie au fait le scribe égyptien !
Si je résume à présent : ce rapport de Kafka et de l’Égypte ancienne pourrait bien s’ap-
parenter à celui dégagé par une Enquête de Borges, Les Précurseurs de Kafka, datant de 1951,
traduite par Roger Caillois et parue en France en 1957, dans un volume intitulé précisément
Enquêtes. Dans ce texte, il est venu, à l’écrivain argentin, l’idée fructueuse de recenser – c’est
son terme – les noms de ceux qui annonçaient déjà pour lui le texte kafkaïen comme tel.
La liste proposée, assez hétéroclite, va de Zénon d’Elée et son paradoxe niant le mouvement, à
Robert Browning, en passant par l’écrivain chinois Han Yu du ixe siècle, Kierkegaard, et même
Léon Bloy. Toutefois, on peut remarquer qu’il s’agit là d’œuvres littéraires ou philosophiques
particulières, et non de textes religieux et anonymes, comme le sont ceux de La Sortie au jour.
Mais encore, dans le cas de ces philosophes ou écrivains, on en reste à des allusions prémo-
nitoires, alors que l’épisode de la sortie d’Égypte, par exemple, a affecté et affecte toujours le
Judaïsme, comme il a concerné et concerne toujours Kafka, qui était Juif, à travers son œuvre.
Par ailleurs, s’agissant de précurseurs, il y a tout lieu de penser que – Kierkegaard mis à part –
Kafka n’a sans doute jamais eu connaissance de Han Yu, ni de Robert Browning, non plus que
de Léon Bloy, alors que l’exode biblique des Hébreux, pour y revenir, a pesé dans sa vie et son
écriture au point que Georges Bataille, dans son étude sur Kafka que recueille La Littérature et le
Mal (livre paru en 1957), va jusqu’à écrire : « Nous admettons que la littérature fut pour lui ce
que la Terre promise fut pour Moïse. »
D’autre part, la présence-absence de l’Égypte ancienne dans l’œuvre de Kafka n’est sans
doute pas, dans ses ressemblances comme dans ses différences, sans répondre à cet enracine-
ment dans les anciens siècles, ni même de cette re-création des anciens siècles, revendiqués dans

176
le Journal de 1922 – au moment où débute l’écriture du Château – expressément, je cite, comme
un « assaut contre les frontières ».

III –
Tout s’est passé comme si l’écrivain pragois s’était égypté à travers les fictions que sont
La Métamorphose, Le Procès et Le Château. Mais il faut ajouter, en vérité, bien d’autres textes à
cet ensemble et, en premier lieu, L’Amérique. Restons sur le tour ouvrant cette 3e partie de la
contribution : « Tout s’est passé comme si ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il n’impose ni ne
tranche, qu’il présente cette égyptation comme une supposition, sinon une possibilité. On notera
les néologismes : s’égypter, une égyptation ; mais au fait comment faut-il les entendre ? Quel sens
peut-on leur donner ? Les Lettres à Felice qu’on pourrait considérer comme le creuset de l’œuvre,
jusqu’au Procès inclus, révèlent que la première rencontre de Franz Kafka et de Felice Bauer, le
13 août 1912 chez les Brod, fut placée sous l’égide d’un voyage commun en Palestine, soit sur les
lieux des « anciens temps formidables », comme dira l’écrivain lui-même, ceux du Pentateuque et
de la Terre promise aux Hébreux sortis d’Égypte. On peut lire dans la lettre du 27 octobre 1912
qui reconsidère interminablement la rencontre, comme sur une table de dissection :

Ce que j’ai fait de mieux ce soir-là, c’est d’avoir emporté par hasard un numéro de Palästina (une revue
mensuelle de l’époque pour l’exploitation de la Palestine), pour cela je mérite que tout le reste me soit
pardonné. – La discussion est tombée sur le voyage en Palestine et vous m’avez tendu la main, ou plutôt
je l’ai attirée vers moi en vertu d’une inspiration.

Il faut avoir à l’esprit que Felice est sioniste, alors que Kafka, encore qu’il se sente concerné
au plus haut point, ne l’est pas. « J’admire le sionisme et il me dégoûte », confiera-t-il, plus tard,
sans ambages, à Grete Bloch, la conciliatrice désignée entre les deux partis. Dans ces conditions,
tous deux, Felice et lui, sont loin de considérer le voyage en question dans les mêmes termes ; ils
ne sont pas, disons, sur la même longueur d’ondes. Pour Felice, on peut penser que cela répon-
drait à ses convictions, mais pour Kafka, il faut imaginer que ce serait comme une allégeance
– dans l’esprit et l’espoir de réactiver ces temps héroïques –, celle de rejoindre Canaan, la Terre
promise pour laquelle, selon l’Exode biblique, les Hébreux sortirent d’Égypte.
À cet égard, il  y a lieu d’examiner conjointement L’Amérique et La Métamorphose qui jouent
comme deux forces contraires, on peut dire antagonistes, dont la seconde d’ailleurs finit par
avoir raison de l’autre. Karl Rossmann, lancé « Sur la route de Ramsès » – titre d’un des chapitres,
le 4e, du roman – tente, à part de tout Judaïsme, d’inscrire sa vie dans une nouvelle Égypte,
jusqu’à la fin, qui reste hypothétique, du grand théâtre d’Oklahoma. Grégoire Samsa, lui, avatar
de l’auteur, changé réellement en scarabée, voit sa condition égyptienne dénégativement vécue,
se trouve inscrire contre lui-même, sacrifié qu’il est dans l’affaire, une sortie d’Égypte et, fugiti-
vement, la vue d’une Terre promise : on pense ici à ce qui est dit des sons qui sortent du violon
de Grete, la sœur de Grégoire.
Mais si Samsa se tire mal de son aporie, Kafka, lui, trouve une issue à la sienne. Autrement
dit, il y a un qui perd gagne et, du sujet d’énoncé au sujet d’énonciation, advient le gain d’opérer
pour lui-même une sortie d’Égypte, comme un retour du refoulé, à travers la métamorphose et
les tribulations de Grégoire Samsa et, à l’instar du dieu égyptien Khépri, de se pourvoir de sa
transformation. C’est ce qu’il ne manque pas, après avoir lu, dans l’hilarité, l’histoire à ses amis,
d’écrire à Felice dans la lettre du 3 au 4 mars 1913 : « Je suis un autre homme que celui que j’étais
dans les deux premiers mois de notre correspondance, ce n’est pas une nouvelle métamorphose,
mais une métamorphose à rebours qui sans doute sera durable. » Une métamorphose à rebours
met les points sur les i : cette précision disant bien le regressus qu’est le récit de La Métamorphose,

177
soit ce retour en arrière pour aller de l’avant qu’elle réussit à être, comme une seconde naissance
de l’écrivain relevant sa naissance biologique. Kafka ne lâche pas ici Felice des yeux, poursuivant
ainsi :

À supposer que tu te sois sentie attirée par cet homme de naguère, tu dois, tu dois détester celui d’au-
jourd’hui. Si tu ne le dis pas, c’est par pitié et parce que tes souvenirs t’induisent en erreur. De ton point
de vue, si tu regardes les choses en face, le fait que cet homme d’aujourd’hui si changé en tout reste sans
changement attaché à toi, et même d’une façon incompréhensible plutôt plus gravement qu’autrefois,
ce fait doit encore augmenter ton aversion pour lui.

Autant dire que Kafka n’écrit pas en l’air, mais il s’agit moins par le fait d’une écriture
réaliste que d’un réalisme de l’écriture. En effet, cette écriture prend en compte le réel à propre-
ment parler, dans son caractère impossible et irrémédiable, plutôt que la réalité qui ne laisse pas,
cependant, de s’en trouver inquiétée. Et, en l’occurrence, ce qui est arrivé c’est que l’écriture de
La Métamorphose, et la conjuration ou la fuite d’Égypte qu’elle comporte, a mis fin à L’Amérique
et sa fuite en Égypte, a fait disparaître Le Disparu (autre titre du roman, en traduction française),
ne laissant subsister alors que Le Soutier (ou encore, en français, Le Chauffeur) – premier chapitre
qu’admirait tant Milena Jesenská, et que plus tard elle traduira en tchèque, avec l’approbation
de l’auteur.

IV –
À la fin de L’Égypte de Franz Kafka se trouve un apophtegme de Rabbi Israël qui est en
somme le temps fort de la tentative d’égyptation et, pourrait-on dire, une égyptation négative,
ou alors une contre-égyptation. Cet apophtegme du « Maguid » (ou prédicateur) de Koshenitz,
qui provient d’un ouvrage ayant trait au hassidisme, est le suivant : « Tout homme doit sortir
d’Égypte tous les jours. » En même temps qu’un tel adage universalise le propos de Kafka, il a
l’air d’en révéler le fond. Mais encore, il introduit de l’incessant, l’histoire se répétant tous les
jours que Dieu fait, et tous les jours différemment. On peut ajouter qu’il ne s’agit pas d’une resti-
tution de l’histoire mythique elle-même, mais chaque fois d’une transposition renouvelant cette
histoire. De là peut-on comprendre qu’après L’Amérique et La Métamorphose il y a eu d’autres
égyptations. On a dit un mot de celle du Procès, qui avec l’apologue Devant la Loi inscrit une
mise en abyme du roman lui-même et semble transposer ce qui est dit des « Portes à franchir
par l’Osiris N » dans La Sortie au jour. Mais surtout le roman, insistons-y, fait sentir la présence
inéluctable d’un tribunal devant lequel Joseph K. se trouve traduit de son vivant, dérivé à la fois
on dirait de la toute-puissance de celui qui juge l’Osiris N dans l’au-delà, non moins que du
tribunal de l’Askanischer Hof (Journal, 23 juillet 1914), cet hôtel où Felice en a appelé, devant
plusieurs témoins, de la conduite de Kafka pendant leurs fiançailles.
Mais il y a autre chose, autre chose que ne manquent pas de relayer ces égyptations succes-
sives et qui serait, à travers elles, une mise en cause obstinée de l’origine – une traversée en
somme du péché originel. Ici l’on songe à cette pomme que Joseph K. croque avec désinvolture
au début du Procès. Mais préalablement, on songe à celle qui est lancée par M. Samsa père sur
son fils changé en scarabée, laquelle s’incruste dans son dos. On songe encore à celles, au pluriel,
que Karl Rossmann prétend transporter quand il déménage Brunelda, dont il est devenu le
proxénète, et qui se multiplient, pour ainsi dire, prostitutionnellement. C’est pourquoi, dans la
lettre à Milena du 13 août 1920, Kafka ira jusqu’à écrire dans une parenthèse : « (il me semble
parfois que je comprends le péché originel mieux que personne) » Cette origine pourrira dans
La Métamorphose ; elle sera ruse dévoyée dans L’Amérique ; Joseph K. l’avalera dans Le Procès.
C’est tenter ainsi de sortir d’une culpabilité dont le monde ne laisse pas de vous persuader, c’est

178
entreprendre autrement dit de vous libérer d’une inculpation dont vous ne pouvez mais, c’est
tâcher en somme de vous délivrer de vous-même. On comprendra que Kafka le dispute par
avance à l’adjectif « kafkaïen » qui, aujourd’hui, avec les sens d’inextricable et d’oppressant qu’on
lui confère, dénature la lecture de Kafka, surimposant alors un contresens de départ. Ainsi les
égyptations, autant qu’elles sont, comme les contre-égyptations, conjurent-elles donc l’origine
de l’homme dans tous les jours de la vie de Kafka, dans l’espoir – toujours vif – de lever le poids
social et familial qui pèse sur eux et, à ce compte, comme on disait, de naître autrement.
Maintenant, ce mouvement de tenir ensemble des postulations contraires, de conjuguer fuite
d’Égypte, dont l’archétype est La Métamorphose, et fuite en Égypte, dont le modèle est L’Amérique,
trouve sa résolution pleine et entière dans Le Château. On n’a pas assez considéré, je pense, ce
mouvement – peut-être faudrait-il dire ce tour de force ? – auquel Kafka se livre dans ce roman, qui
consiste à y conjoindre en intensité les deux postulations contraires. On entre alors dans un recom-
mencement qui fait pièce au commencement – qu’on pourrait comprendre, en français, comme
étant le comment (on) se ment lacanien – soit ce « malheur d’un perpétuel commencement » dont
il est question dans le Journal, au 16 octobre 1921. Bien des années avant, dans ce même Journal,
à la date du 30 septembre 1915, Kafka faisait ce bilan, souvent cité : « Rossmann et K., l’innocent
et le coupable, tous deux finalement punis de mort sans distinction, l’innocent d’une main plus
légère, plutôt mis à l’écart qu’abattu. » La mort du personnage de Karl revient en somme de la fin
en pointillé de L’Amérique, autrement dit, elle s’explique par l’abandon de son aventure, et donc du
roman, par l’écrivain lui-même ; l’arrêt de mort est plus net pour Joseph K. dans Le Procès, mais,
selon la note du Journal, cela revient au même. Reste que les figures de l’innocence et de la culpa-
bilité forment maintenant un couple d’oppositions signifiant.
L’année 1922, qui voit Kafka communiquer son Journal à Milena et écrire Le Château, est
aussi, dans ce même Journal, un temps où l’écrivain, comme le scribe antique, fait ses comptes.
D’abord, il se questionne, le 28 janvier, remontant à son propre début ou, comme il dira, sa
bouillie originelle : « ... car pourquoi voulais-je sortir du monde ? Parce qu’“il” ne me laissait
pas vivre dans le monde. » Par cet il entre guillemets, il désigne là son père, méditant plus loin,
31 janvier, sur ce mouvement qui fut le sien : 

Quelque force qu’il ait, le négatif seul (je souligne) ne peut suffire, ainsi que je le crois à mes pires
moments de détresse. Car, dès que j’ai gravi la moindre marche et que je me sens en sécurité, fût-ce de
la manière la plus douteuse, je m’allonge. Et j’attends – non certes que le négatif monte derrière moi, –
mais qu’il  me pousse au bas de ma petite marche. C’est donc un instinct de défense qui s’oppose à ce
que je me fabrique le moindre bien-être durable, et qui brise mon lit conjugal avant même qu’il soit
installé.

Mais malgré cette faillite de la sortie d’Égypte – pour cela d’ailleurs qu’elle doit être tentée
de nouveau tous les jours ! – il écrivait le 28 janvier :

Maintenant cependant, je ne puis en juger de façon aussi catégorique, car maintenant, je suis d’ores et
déjà citoyen de cet autre monde qui est, avec le monde ordinaire, dans le même rapport que le désert
avec une contrée agricole (il y a quarante ans que j’erre au sortir de Canaan).

Le devenir, disait Deleuze, est géographique. C’est le rapport d’un sujet, non pas à un objet,
mais de son territoire à la terre, et comme si (on peut ajouter) les millénaires revenaient en force.
Son père visiblement lui barre l’Égypte et Canaan – soit Prague aussi bien – et lui ne cesse de
procéder à sa sortie d’Égypte dans l’espoir d’atteindre Canaan.

La puissance de mon père n’a-t-elle pas donné au décret d’expulsion assez de force pour que rien ne
puisse lui résister (à lui, mais pas à moi) ? Sans doute, c’est comme si j’accomplissais la pérégrination

179
dans le désert à rebours, en me rapprochant continuellement du désert et en nourrissant des espoirs
puérils […] et ces espoirs ne sont que les chimères du désespoir, surtout en des temps où, même au
désert, je suis la plus misérable des créatures […].

Et il en vient alors à dire :

Canaan doit nécessairement se présenter à moi comme l’unique terre d’espoir, car il n’y a pas de
troisième terre pour les hommes.

On aurait sans doute tort de penser qu’il rend maintenant les armes, qu’il en revient et qu’il
en reste à une aire depuis longtemps interdite. Plutôt – diabolique en toute innocence – en dérobe-
t-il le principe. D’autant qu’avec L’Amérique il a tenté jadis (outrant sa judéité) une fuite en
Égypte qui s’était perdue en elle-même, mais qui à présent fait retour et l’amène à écrire dans son
Journal, 24 janvier 1922 : « Ma vie est une hésitation devant la naissance » et qu’il se demande,
30 janvier : « Habiterais-je donc l’autre monde ? Oserais-je dire cela ? » comprenant par là qu’il
lui est possible de se dégager de sa naissance biologique comme du péché originel.
Pour saisir ce mouvement, il faut sans doute se rappeler ce passage de la Lettre au père où
Kafka considère son œuvre entière comme un adieu qu’il dirait à celui qui l’a engendré, quittant
ainsi la filiation génétique et recoupant en cela son aperçu selon lequel toute son œuvre pourrait
porter comme titre d’ensemble : Tentative d’évasion hors de la sphère paternelle. Mais il n’est peut-
être pas inutile non plus d’avoir présent à l’esprit l’aphorisme 52 : « Dans le combat entre toi
et le monde, seconde le monde » dont Kafka, en cette même année 1922 (9 mars 1922 dans le
Journal), ira jusqu’à donner une autre version : « Utiliser le cheval de l’adversaire pour sa propre
course. Unique possibilité. Mais que de forces, que de tours d’adresse il faut pour cela ! Et comme
il est déjà tard ! » ; ce qui annonce, par opposition à la tentative d’évasion susdite, une tentative
d’intégration. La fin qu’on disait en pointillé de L’Amérique revient alors hanter Le Château, qui
lui-même n’est pas sans réactiver Le Procès. Aussi bien, Le Château n’est-il plus un roman comme
les autres. Kafka écrit à Brod dans sa lettre de Plana du 20 juillet 1922 : « ... qu’il n’existe que
pour être écrit, pas pour être lu. » Par ailleurs, comme Le Verdict dix ans plus tôt, il est composé
d’une seule traite, mais à la différence de ce dernier texte, fruit d’une seule nuit blanche, il
résulte, lui, d’une tension de huit mois. La double égyptation, intégrée qu’elle est, laisse enfin
déboucher sur la chance d’une issue. C’est en hors-la-loi que K. et Kafka – dans l’énoncé main-
tenant comme dans l’énonciation – sont en passe d’entrer dans la Loi.
Et c’est Berlin au bout du compte, avec Dora Diamant, qui sera pour Kafka sa Terre promise.

180
D’un principe d’épuisement
Ghyslain Lévy

Nous partageons probablement tous la situation de celui qui, dans la nouvelle de Kafka,
Un message impérial, attend au bord de sa fenêtre, espérant, rêvant de la venue des messagers
envoyés par l’œuvre. Mais nous partageons aussi avec l’œuvre elle-même cette attente rêvée d’une
interprétation. L’œuvre est avide d’être racontée et, comme l’indique Kafka dans l’un de ses apho-
rismes, elle partage avec le rêve l’avidité d’être interprétée. « Pourquoi compares-tu le commande-
ment intérieur à un rêve ? Est-il absurde comme le rêve, sans lien, inévitable, unique, immensé-
ment satisfaisant ou angoissant, impossible à raconter en entier mais avide d’être raconté1. »
Ce serait la « contre-voix intérieure » de l’œuvre, et c’est aussi cette contre-voix réclamant
l’interprétation qui vient régulièrement habiter notre désir de rêver. Tel ce message venu des
morts, l’interprétation s’élance avec audace et vigueur, mais comme les messagers envoyés par
l’empereur mourant ou déjà mort, est-elle aussi destinée à ne jamais parvenir à son destinataire.
L’interprétation appelée par l’œuvre kafkaïenne est elle aussi marquée de ce destin de s’épuiser en
chemin. Ce serait là son principe d’épuisement qui porte à la fois sur le destinateur déjà épuisé et
au bord de la mort, sur le destinataire bientôt épuisé dans son attente rêvée, enfin épuisé comme
le message lui-même et le messager qui en est le porteur, engagé dans une course folle contre un
espace infranchissable, s’étendant progressivement à l’infini.
« Tu es assis à ta fenêtre, et dans ton rêve, tu appelles le message quand vient le soir2. »
Tel serait le commandement intérieur auquel nul ne peut se soustraire. Nous ne pouvons que
nous rencontrer partageant ce non-lieu, dans l’épaisseur opaque d’un sens qui ne trouve aucun
bord sur lequel s’arrêter. Nous formons ainsi communauté, rassemblés ensemble sur ce bord de
fenêtre, sur le bord du cadre du rêve, nous tous réunis avec l’œuvre elle-même, elle aussi dans le
même appel. « Mon Kafka » serait le rêve que je partage avec cette communauté des rêveurs que
nous formons ensemble, lecteurs somnambules déambulant sur les bords de fenêtre de l’œuvre.
Il n’y a pas une seule interprétation possible de l’œuvre kafkaïenne, pas plus qu’il n’y a de
message pouvant espérer parvenir un jour à son destinataire. Il n’y a qu’une interprétation infinie,
comme le dit Maurice Blanchot, une forme de danse rapide autour du texte, et c’est cette légèreté
du mouvement dansé autour de l’œuvre qui seule peut figurer le mouvement de l’interprète, libéré
de toute dévotion envers le Sens. L’œuvre se refuse, elle oppose un Non à toute tentative de la
ligoter à une interprétation qui vienne l’incarcérer dans l’univocité d’Un Sens, comme Kafka lui-
même opposera toujours un Non à toute forme institutionnelle d’enfermement de sa vie. Jusqu’à
ce Non ultime qu’il ira chercher, juste avant sa mort, auprès du rabbi Gerer, ami du père de Dora
Diamant, la dernière fiancée, un Non lui refusant le droit à un mariage que Kafka s’était depuis
toujours à lui-même refusé. « Je sens du vide en moi, mais pas d’énergie3 », écrit Kafka en 1917.
Pas d’interprétation qui vienne remplir enfin le centre vide de l’œuvre, en finir avec son
attente épuisée, arrêter l’appel infini sur laquelle l’œuvre se construit tout en se détruisant. Seuls
peut-être des fragments d’interprétations morcelées, partielles, interrompues, comme le texte
lui-même auquel elles se destinent, ou comme les feuilles volantes et cahiers d’écolier que Kafka
utilisait pour y déposer ses pensées éparses.
D’une certaine façon, les textes de Kafka s’auto-interprètent eux-mêmes en produisant leurs
propres dispositifs de retirement, leurs lignes de traverse, leurs côtés, leurs propres étendues

181
infranchissables, leurs Empereurs épuisés, leurs messagers exténués, leurs palais, leurs cours, et
encore leurs palais, leurs cours, à l’infini, et même leur rêveur somnambule, destinataire du
message. Et pour ce faire, la fragmentation incessante de l’écriture est la condition contraignante,
toujours arrêtée sur le bord d’un mot, d’un morceau de phrase, sur son interruption brutale,
imprévisible, révélant à son tour son propre épuisement, peut-être l’épuisement d’une pensée qui
prétendrait à son achèvement, à sa totalité fermée.
« Amer, amer, voilà le mot essentiel. Comment puis-je espérer souder des morceaux pour en
faire une histoire vibrante4 ?  », confie Kafka à son Journal
Une pensée ou plutôt une forme, en sa légèreté dansée, car plus que la pensée, la forme ne
s’arrête sur ses propres limitations, sur ses frontières de genre, d’espèce, sur ses contours fermes
et définitifs, ceux de la réalité, de l’identité, du sens. Comme le fait remarquer Walter Benjamin,
la pensée ne cesse de basculer d’une forme à son contraire, de danser autour de son vide, et les
aphorismes en témoignent bien dans leur continuelle instabilité.
Un besoin d’interpréter s’impose pour chaque lecteur, tout particulièrement en présence de
l’abîme qu’ouvre sous ses pieds l’œuvre kafkaïenne.

Position lectrice par excellence, la tâche scabreuse dévoile sur quel vertige se fonde le désir,
ou plutôt la compulsion à interpréter.
L’actuel d’une œuvre résiderait dans sa capacité de s’approcher de cet obscur voilement du
sens que porte aussi la réalité contemporaine du monde. En quoi l’œuvre kafkaïenne, du fait
de sa force dévoilante, se montre actuelle, susceptible d’interroger les abîmes au-dessus desquels
notre réalité contemporaine marche en aveugle ? Cette « joyeuse course à vide » de notre monde,
c’est à l’épreuve de « mon Kafka » que j’en recueille les traces, telles qu’elles s’imposent à moi
comme elles s’imposent pour chaque lecteur de Kafka.
« On se réveille en sursaut, écrit Walter Benjamin, et l’on se rend compte tout à coup qu’on
a déjà quitté depuis longtemps le continent humain. » Benjamin parle ici de Kafka et de l’actuel
d’une œuvre ouverte sur une interrogation que l’Histoire contemporaine est venue dévoiler dans
toute sa cruauté : comment accéder à l’état de sujet humain ? Comment revenir « au sol sur
lequel tu te tiens… et qui ne peut être plus grand que les deux pieds qui le couvrent5 » ? Jusqu’où
aller pour atteindre cette réalité dés-humaine de l’humain ?
Comment rejoindre cette part d’humanité que l’inextricable transformation de nos exis-
tences en rebuts industriels nous a fait quitter, avec les désastres du xxe siècle ? Au milieu du
fouillis du monde, où placer désormais l’humain ? Non pas qu’est-ce que l’humain ? Mais quelle
place pour l’humain aujourd’hui ?
Encore un détour alors que j’essaie de m’approcher du centre oublié où Kafka creuse la ques-
tion de la réalité dés-humaine de l’humain. Il y a des incandescences qui ne s’approchent qu’avec
d’infinies précautions. Et pour porter cette interrogation à son point d’incandescence, il faut aller
la chercher, au cœur de l’écriture, dans une prolifération des bords, là où la nudité du corps fait
bord avec la chair, là où le sommeil fait bord avec la mort, où les espèces se font bord, l’animale et
l’humaine, bord et débord, toujours en menace de débordement. Aucun écrivain n’a, selon moi,
plus que Kafka, été amené à produire une telle prolifération de bords, une telle multiplication de
côtés, à inventer plus d’inachèvement, et ce jusque dans la forme même de son écriture.
Toute l’écriture de Kafka est tendue vers ce but, celui « d’ouvrir un côté, d’y faire un trou
avec tes dents », comme dans l’un des fragments Peter-le-Rouge, le chimpanzé devenu humain,
enfermé dans une caisse où il reste accroupi, à la recherche d’une issue6. « Ouvre le côté fait de
planches, fais-y un trou avec tes dents, faufile-toi dans l’interstice qui, en vérité, ne laisse passer
plus que le regard… » Telle serait la fonction même de la littérature, celle de produire une inter-
ruption, de créer une rupture dans la frontière, dans cette violence d’enfermement que constitue
l’incarcération dans une continuité sans faille de la raison, autrement dit dans ce que représente
tout excès de cohérence.

182
Certes « ouvrir un côté » est toujours chose risquée, inattendue, dangereuse, bien qu’elle
soit la condition même du penser. La force d’interruption que l’écriture mobilise, et avec elle,
tout travail de culture, ouvre l’abîme d’un appel à l’étranger, à cette reconnaissance au for du
plus intime. Il n’y a pas d’activité de penser possible sans cette violence qui consiste à produire
des fragments, à se faufiler entre eux, autrement dit à multiplier les bords, les côtés. Kafka l’écrit
justement : « Toute cette littérature est assaut contre les frontières. » Et cette attaque consiste
précisément à faire des brèches dans la muraille pour y laisser passer la charge d’hétérogénéité qui
menace, le vivant proliférant dans le mort, le mort dérivant vers les vivants, l’inanimé contami-
nant l’humain, l’animalité prenant peu à peu toute la place pour s’approcher toujours plus près
de cette frontière de plus en plus fragile, inconsistante, intenable, sur laquelle se tient l’humanité.
Il faudrait d’ailleurs revenir sur la construction très singulière de cette ligne de front, selon
Kafka, dont il donne sa conception dans le texte tout à fait extraordinaire qu’est La Muraille de
Chine. Celle-ci est construite selon un plan tout à fait erratique, par morceaux et dans des régions
complètement différentes, engendrant de grands vides « qui représenteraient une part bien plus
importante que les parties construites7 ». Cette frontière semble d’ailleurs être montée pour y
aménager des ouvertures, y agencer des vides, une discontinuité, comme les textes eux-mêmes,
organisés par juxtaposition de fragments, de morceaux d’écriture dont la finalité même serait
paradoxalement d’en rendre possible les interruptions. Travail dans l’épuisement que celui de
concevoir une architecture défensive fondée sur un tel fractionnement. « Si je m’attarde sur une
telle question, insiste Kafka, c’est qu’il s’agit d’une question fondamentale pour toute construc-
tion de frontière, aussi anodine qu’elle puisse paraître à première vue. Je ne saurais creuser assez
longtemps cette question justement. » Poussons le paradoxe tel que Kafka en suggère la possibi-
lité : une frontière doit être conçue comme la construction d’un ensemble de brèches, la muraille
elle-même n’étant que l’alibi. Même question pour l’écriture : ne serait-elle là que pour rendre
possible son inachèvement ? Le 29 décembre 1911, Kafka confie à son Journal :

Les difficultés qu’il y a à achever […] naissent plutôt de ce que le texte le plus court exige de l’auteur un
contentement de soi, un abandon à soi-même d’où il est difficile, en l’absence d’une forte résolution ou
d’une stimulation extérieure, de sortir pour respirer l’air d’une journée banale, si bien que, poussé par
l’inquiétude, on préfère prendre la fuite [...].

Se tenir sur cette frontière de l’inachèvement exige une telle ardeur que l’épuisement en
est le témoignage accablant. Tout acte au quotidien suppose l’être-épuisé de celui qui doit à cet
effort permanent de demeurer humain.
Afin de se tenir sur cette muraille en trompe-l’œil, « entre l’humain et le reste8 », comme
l’écrit Kafka, chacun doit au quotidien livrer un combat mortel, et rester humain n’est qu’un
état temporaire. Car l’état humain est toujours précaire, jamais gagné une fois pour toutes, à
tout instant remis en question. Et c’est toujours à la limite de l’épuisement que se remporte le
combat, jamais assuré, toujours au risque de son soudain renversement.
À moins que l’humain ne réside précisément que dans cette précarité, dans cette instabilité,
dans l’incohérence de sa « condition », dans l’être-épuisé qui se tient sur son bord. C’est peut-
être dans cette aptitude à se soustraire, à se retirer, c’est dans cette opération négative, qui est
aussi opération ascétique, qu’il faut aller chercher le centre vide où Kafka va porter la question
de la place de l’humain. Kafka l’écrit magnifiquement dans un de ses aphorismes : « […] cette
faiblesse humaine générale, c’est avec celle-ci – et de ce point de vue c’est une force gigantesque –
que j’ai fermement accepté le côté négatif de mon époque qui m’est très proche9. »
Cette opération négative par laquelle il s’agit « d’ouvrir un côté » est commandée par un prin-
cipe de retranchement dont on peut trouver l’application exemplaire dans un texte très court, inti-
tulé Désir de devenir un Indien. Un texte quasi onirique allant à la recherche de ce qui singularise
cette condition humaine : « Si seulement on était un Indien ». Si seulement on était un homme…

183
Si seulement on était un Indien, tout de suite prêt, et qu’incliné en l’air sur son cheval lancé on frémis-
sait sans cesse brièvement sur le sol frémissant, jusqu’à abandonner les éperons, car il n’y avait pas
d’éperons, jusqu’à jeter les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voyait à peine le pays devant soi
comme une lande tondue à ras, déjà sans encolure ni tête de cheval10.

L’opération passe par un retranchement progressif qui donne à la question de « l’être indien »
la forme d’un devenir négatif, tout en disant aussi « le côté » par lequel s’ouvre la question de
l’humain. Une opération de retrait qui rencontre précisément la position ascétique, et que Kafka
résume ainsi : « C’est le négatif qu’il nous incombe encore de faire, le positif nous est déjà donné11. »
L’humain ne s’approcherait que par le biais de ce qu’il n’est pas, de ce qu’il n’a pas, de ce
qu’il devient « en-moins ». Et s’il s’agit, comme le suggère Walter Benjamin, de quitter le conti-
nent humain, ce n’est certainement pas pour le fuir, s’en évader. Il s’agit plutôt d’en serrer de
plus près l’étrangeté fondatrice, d’y revenir par son sous-sol, par ses galeries souterraines, comme
la taupe de la nouvelle Le Terrier, par les failles qui s’entr’ouvrent dans ses murs, comme le singe
enfermé dans sa cage, par les interstices percés dans la réalité, à l’instant du réveil, comme pour
la vermine de La Métamorphose, ou le réveil de Joseph K. au début du Procès. « En travers des
mots apparaissent quelques restes de lumière12 », écrit Kafka.
S’éloigner du continent humain ne veut pas dire le quitter à jamais. Certes les animaux du
bestiaire kafkaïen ne sont pas des métaphores de la condition humaine. Il ne s’agit pas d’aller y
chercher une quelconque analogie. L’animal kafkaïen, comme son étrange Odradek, la toupie
parlante, attaque l’épaisseur opaque du continent humain. Ce sont les mortaiseuses et les frai-
seuses à tête pivotante de sa littérature. Dans une lettre du 3 septembre 1912 à sa future fiancée
Felice Bauer, on trouve ces quelques lignes d’un humour corrosif : 

Tu vas bientôt recevoir de notre institut un article de moi sur les mortaiseuses à arbre sphérique de
sécurité ! Accompagné de reproductions ! ou bien sur les fraiseuses à tête de sécurité ! Chérie, tu as
encore bien des joies en vue ...

Ni métaphore, ni allégorie, l’animal kafkaïen est une fraiseuse littéraire, un engin de forage
inventé par l’écrivain à la recherche d’une issue, dans l’épaisseur minérale du réel. Creuser sans
fin la question : si on pouvait être un homme…, en un étrange écho anticipateur de ce qui sera
le Si c’est un homme de Primo Levi, en passe par le travail de la perceuse littéraire. Forer dans la
profondeur du continent humain des galeries d’accès à cette question vertigineuse donne « un
mal de mer sur la terre ferme13 », comme l’écrit Kafka.
Il y a l’animal dans sa fonction-forage. Mais il y a aussi le corps, en sa fonction-ascèse, qui va
constituer pour Kafka, l’opération littéraire proprement dite, telle qu’elle commande à la question
de l’humain. Le principe d’épuisement développe précisément les conditions même de l’ascèse de
l’écrivain, cette fonction-ascèse à partir des stratégies de retrait, de retranchement, de dépouille-
ment. Le principe d’épuisement est condition préalable à l’acte d’écrire. Kafka le convoque comme
moment décisif de franchissement dans l’acte, avec cette figure du nageur fatigué auquel s’accroche
le cadavre du noyé, le poids du mort qui va entraîner le nageur vers le fond14.
Il y a tout un régime économique de l’acte qui trouve dans l’être-épuisé sa condition  :
« Je ne laisserai pas la fatigue s’emparer de moi, je sauterai en plein dans ma nouvelle, et dussé-je
en sautant me couper le visage15 » (Journaux, 15 novembre 1910). Le bond dans l’acte est ainsi
préparé par un épuisement des résistances au passage à l’acte. Car ce dont il s’agit dans le saut
d’une pensée qui franchit soudain son propre empêchement ne réside précisément que dans
ce passage à l’épuisement de la forme, à sa dispersion fragmentaire, au passage par le morcelé,
l’inachevé, l’entraperçu, l’infime, le plus bas. « Passant par l’avenue une silhouette inachevée, un
lambeau d’imperméable, une jambe, le bord de devant d’un chapeau, une pluie variant rapide-
ment de place en place16. »

184
Tel est le paradoxe  : pour s’arracher à l’état de marasme17, se comporter comme «  une
masse inerte », retarder le plus possible le saut, le passage à l’action, et pour cela approfondir
l’état d’épuisement. Ne pas chercher dans l’acte irréfléchi l’absurde rencontre avec l’anonymat
de l’autre, A, B ou C, mais se contenter de le regarder « avec un regard vide d’animal ». Épuiser
en soi la moindre trace de vie, le désir d’un bond, d’une action, « écraser de ses propres mains
le dernier fantôme de vie ». Faire que rien n’existe plus, de cette vie épuisée, que « le silence de
la tombe ». Ce sera alors à ces conditions qu’un geste deviendra enfin possible, par exemple,
« se passer le petit doigt sur les sourcils18 ». Le principe d’inertie crée les conditions d’un retrait,
d’un retirement, face à la menace de toute déperdition de force dans l’action, de tout risque de
s’y vider et de s’y perdre. Quant au geste, quelconque, infime, minuscule, ascétique, il devient la
résultante de cette concentration intensive annonçant la possibilité de l’écrit.
L’ascèse littéraire est un combat. « Tout le monde ne mène qu’un combat 19. » Combat dans la
solitude (« personne autour de moi »). En même temps impossible de faire autrement : «  Je suis obligé
de tenir ce poste » car « il n’y a pas de stratège autonome… pour toucher à la plus grande tâche. »
Cette tâche dont l’ascèse se doit de préparer la condition, Kafka ne la pressent que comme visée,
rêve, prière, proximité. Et la stratégie d’ascèse préparatoire se présente comme moment de décision :
l’ascèse consiste à « se ressaisir de telle sorte que quand vient le moment de la décision tu puisses tenir
ton Tout dans ta main comme une pierre qu’on va lancer, un couteau qu’on va planter20 ».
La pierre et son jet se rassemblent autour de ce qui devient acte et décision d’un acte. Le
combat est celui de la décision, celui qui rend possible la décision. Quant à l’acte d’écrire, il est
aussi décision dans laquelle la main comme organe de l’écrivain rassemble, tient, retient, et pro-
jette, lance, tue. «  Aussi fort que la main tient la pierre. Mais elle ne la tient que pour la lancer.
Mais c’est aussi vers ce lointain que mène le chemin21 », confie Kafka dans un autre aphorisme.
La pierre, la main, le jet, indiquent tous trois la direction, le potentiel contenu dans l’acte
rêvé d’une décision en suspens, celle des « lointains », de cette issue, de ce côté qui se propose
comme ouvert vers une possibilité.
Cela dit, Kafka se tient plutôt en deçà, à cet instant de la décision qui précède l’acte  :
«  On va jeter, on va lancer...  », écrit-il. L’acte inaccompli, au maximum de son potentiel
d’intensité, résume ce point-limite que vise la stratégie ascétique. Car, « à partir d’un certain
point il n’y a plus de retour possible. C’est ce point qu’il faut atteindre22. » Atteindre mais sans
jamais le franchir. Autrement dit, atteindre le point-limite d’une décision qui ne s’est pas encore
épuisée dans sa réalisation sans retour pose toute la question de l’ascèse kafkaïenne.

Don Quichotte en serait, pour Kafka, le paradigme. La folie-Don Quichotte est le nom
que Sancho Pança aurait donné à son démon pour s’en libérer, en détourner la force diabolique
vers l’extérieur, comme le meurtre détourne la pulsion de mort vers le dehors. Et cette puissance
d’ascèse qui aurait de la pulsion de mort la force d’attraction vers le meurtre, Kafka la figure
comme deux morts enroulés l’un dans l’autre, dans un combat à mort, et qui, en une roulade
infinie, traverse le temps sans se défaire jamais :  

L’une des actions les plus importantes de Don Quichotte est le suicide. Don Quichotte mort veut tuer
le Don Quichotte mort, mais pour le tuer il a besoin d’un endroit vivant qu’il cherche alors avec son
épée de façon aussi persistante que vaine23. 

Un endroit vivant que «  le combattant humain » cherche avec l’écriture, infiniment par
cette recherche du négatif, de la force de la négation :

Nous avons toujours la force, mais pas le courage de nier, c’est-à-dire de laisser s’exprimer de la façon la
plus naturelle cet organisme du combattant humain qui continuellement se transforme, se renouvelle,
revit en mourant 24.

185
Chercher le vivant dans le mort, ne serait-ce pas ce que vise la stratégie ascétique qui, dans
la violence du meurtre du mort en soi, de cette mise à mort en soi de cette part morte en soi
que figure le suicide, cherche à atteindre « l’endroit vivant » ? Viser à atteindre l’endroit vivant,
le vivant ou plutôt le survivant, n’est-ce pas la poursuite de ce combat à mort qui n’en finit
pas de chercher la vie à travers la mort du mort, la mort de celui qui n’en finit pas de mourir ?
L’ascèse n’est pas désir de mourir. Elle est espérance du prisonnier dans son changement de
cellule, nous dit Kafka : « Passer de l’ancienne cellule que l’on déteste dans une nouvelle cellule
que l’on apprendra vite à détester25 » et ce avec l’espoir d’une échappée possible durant le trans-
fert, l’espoir d’ouvrir un côté, une issue…
Il y a un reste qui résiste à la déshumanisation en chacun, et chacun le partage avec les
autres. Ce reste indestructible s’apparente chez Kafka à ce qui résiste à la perte du lien avec
l’autre : «  L’indestructible est un, tout individu l’est et en même temps commun à tous. Voilà
ce qui explique l’indissoluble lien entre les hommes », écrit Kafka dans un de ses aphorismes.
Cet indestructible s’apparente à ce qui résiste à l’explication. Il est du côté de la croyance, nous
croyons en ce reste indestructible, et c’est ce lien qui ferait la possibilité d’un « nous ». « Croire à
ce qu’il y a d’indestructible en soi et ne pas y aspirer26. »
Cette croyance, c’est ce qui ferait communauté entre les hommes, ce lien indissoluble qui
relève aussi de l’inexplicable. Kafka l’exprime ainsi : « Se mettre à l’épreuve de l’humanité » serait
précisément soutenir une telle croyance.

Avec son récit sur la légende de Prométhée, l’écriture de Kafka poursuit sa progression vers
le retranchement, à la fois le progressif effacement de la figure qui avait atteint son acmé avec le
court texte Désir de devenir un Indien et la progression vers l’oubli qui lui aussi « creuse » au plus
loin dans la minéralité des murailles de la cellule. Le dispositif ascétique de l’écriture, Prométhée
enchaîné, le foie dévoré par les vautours, force à la recherche de ce qui résiste, de ce qui s’oppose
à toute explication, autrement dit à la recherche de ce qui pourrait mettre en échec toute volonté
d’interpréter l’œuvre elle-même, de l’expliquer à tout prix. C’est dans la quatrième version du
récit que le travail de forage parvient à son but, aboutir enfin à l’impénétrable rocher de l’inexpli-
cable : « On finit par se lasser… Le forfait de Prométhée fut oublié au cours des millénaires, les
dieux se lassèrent, les aigles et lui-même oublièrent. Lasse, la blessure finit par se fermer. Restait
l’inexplicable rocher27. »
Comme le rocher de Prométhée, demeure dans Un jeûneur que Kafka écrit peu de temps
avant sa mort, le même entêtement ascétique minéral. C’est avec cette même obstination que
l’artiste du jeûne va rejoindre, dans sa résistance virtuose, la lassitude et l’oubli de son propre
record de la faim. Il existe un indestructible en chacun et en tous, un point d’entêtement résis-
tant à toute emprise qui prétendrait nous expliquer, nous interpréter, nous définir en réduisant
en nous le potentiel d’énigme qui fait notre humanité. La stratégie ascétique résiste à la violence
meurtrière de l’emprise par l’explication, et y oppose sa contre-violence dans et par l’inexpli-
cable. L’artiste de la faim qui pousse son art jusqu’à cette perfection absurde d’en oublier la
durée de son jeûne, procède à une attaque violente contre la logique, la cohérence, la raison :
« Je ne peux pas faire autrement que de jeûner, je n’y peux rien », déclare-t-il.
«  I would prefer not to  », répétait Bartleby, en une attaque frontale contre l’exigence de
s’expliquer. Il y a dans les derniers écrits de Kafka la même violence contre la raison raisonnable
qui fait qu’un jeûneur ayant oublié qu’il jeûne serait comme l’écrivain qui n’écrit pas, une provo-
cation à la folie. C’est d’ailleurs ainsi que, dans son Journal, Kafka confiait le vertige de cette
provocation logique, et qui conduit à y perdre et l’humain et le reste. L’artiste de la faim, oublié
depuis longtemps de son public, oublié de sa propre faim, n’est plus qu’un petit tas d’os, au fond
de la cage où on l’exposait autrefois. Et c’est au milieu de sa paille pourrie qu’on retrouva un
jour l’artiste oublié, devenu débris, rebut, pourriture, « et l’on enterra le jeûneur professionnel
en même temps que sa paille », écrit Kafka.

186
Creuser la question humaine, pour Kafka, avec ses stratégies ascétiques de retrait, de sous-
traction, ne traduirait-il pas l’urgence de fabriquer une non-porte, un rêve de porte, là où il n’y a
jamais eu de porte, là où ne reste que tâtonnement dans le noir ? Ouvrir des tunnels, des galeries,
gratter le sol toujours plus profond, descendre toujours plus bas dans l’obscur, dans le retranche-
ment extrême et le silence. « Je dois continuer à descendre, écrit Kafka, mais je suis déjà à une
grande profondeur… C’est sans doute déjà l’endroit le plus profond… Surtout ne me force pas
à descendre encore28. »
C’est là l’infini travail de construction et de destruction que mènera Kafka dans l’épaisseur
du continent humain, jusqu’au bout, jusqu’à l’ultime, avec ce texte halluciné qu’est Le Terrier,
écrit au moment de sa mort. « Un travail acharné produit par toutes les parties de mon corps ».
L’affolement du petit animal du terrier quand surgit l’imprévisible, quand surviennent les
premiers chuintements à travers les parois de son bunker, n’annonce-t-il pas la fin d’un monde
qui se croyait jusque-là assuré de ses certitudes ? Un monde qui va bientôt découvrir que « la
notion d’homme est elle-même une parodie29  », comme l’écrit Adorno. Aucune place-forte ne
peut désormais préserver la réalité humaine de ce qui vient l’infiltrer, la menacer de l’intérieur,
la fissurer de partout. La Chose s’approche dans toutes les directions, et aucune stratégie de
repli, de retranchement, de creusement, d’enfouissement, ne peut s’assurer désormais contre le
sifflement qui l’annonce. À l’irruption de la Chose, aucune issue, sauf l’interruption inopinée du
texte, au beau milieu d’une phrase…
« … de me le conserver. » Ainsi commence au beau milieu d’une phrase ce fragment déposé
dans la « Liasse 192030 » : « Je m’exécutais et il dit : “Je fais un voyage, ne me dérangez pas, ouvrez
votre chemise et approchez-moi de votre corps”. Je m’exécutai, il fit une grande enjambée et
disparut en moi comme dans une maison. » « Ça n’a pas cessé d’être étranger mais simplement
commencé à être “moi” en plus31 », écrivait Kafka dans un de ses aphorismes.
Quel sens donner à cette fouille qui explore toujours vers le plus bas, le plus obscur, le plus
inaccessible ? De quel sédiment remonte ce signal persévérant ? De quel présent nous indique-
t-il la trace ? Et d’abord est-ce même un signal ? Un signe ? Un appel ? Ou l’annonce d’une
présence, d’un présent spectral réveillé imprudemment par l’ouverture de la crypte enkystée au
plus profond du continent humain ?
Ne portons-nous pas en chacun, enfouis dans l’épaisseur sourde de nos mémoires communes,
un tel présent spectral que Kafka, après son siècle, nous aide à faire remonter à la surface ?

NOTES

1. F. Kafka. Cahiers in-octavo, Payot Rivages, 2009, 16. F. Kafka, OC, II, p. 408.
p. 212 [désormais : C8°]. 17. Ibid., p. 174.
2. C8°, p. 176. 18. Ibid., p. 175.
3. C8°, p. 146. 19. C8°, p. 161.
4. F. Kafka, OC, II, p. 388. 20. C8°, p. 163.
5. C8°, p. 176. 21. C8°, p. 176.
6. C8°, p. 112. 22. C8°, p. 165.
7. C8°, p. 74. 23. C8°, p. 170.
8. C8°, p. 28. 24. F. Kafka, Aphorismes, éd. Joseph K., 2011, p. 61.
9. C8°, p. 222. 25. C8°, p. 174.
10. F. Kafka, Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, 26. C8°, p. 193.
GF-Flammarion, 1991, p. 54. 27. C8°, p. 197.
11. Id., Les Aphorismes de Zürau, Gallimard, 2010, p. 39. 28. F. Kafka, OC, II, p. 584.
12. Id., OC, III, p. 411. 29. T. W. Adorno, Minima Moralia, Payot, 2003, p. 68.
13. Ibid., p. 27. 30. F. Kafka, OC, II, p. 799.
14. F. Kafka, Journal intime, Payot Rivages, 2008, p. 62. 31. C8°, p. 211.
15. Ibid., p. 65.

187
Kafka et les psychanalystes
Paul Rauchs

À la mémoire de mon père,


ingénieur responsable de la prévention des accidents

Tout d’abord je dois vous faire un aveu : il y a tromperie sur la marchandise, car Kafka, en dépit
de mes attentes, n’a que très relativement inspiré les psychanalystes, et pourtant, avec sa fameuse
lettre au père, la relation ambiguë qu’il entretenait avec sa mère et sa famille, son rapport à la Loi et à
la culpabilité, il aurait dû les interpeller, mais peut-être est-il trop drôle et les analystes des gens trop
sérieux. Oui, Kafka est drôle et, en guise de tarte à la crème, vous aurez donc au moins droit à du
slapstick, car Kafka est avant tout un homme de gags et ce n’est pas pour rien que Max Brod nous
rappelle qu’il éclatait en fous rires chaque fois qu’il donnait à ses amis lecture du Procès.
Et puis, il est vrai, on reste toujours un peu sur sa faim quand on demande des éclaircissements à
la « science » psychanalytique. On attend des explications… et on obtient des interprétations. Depuis
Dilthey, nous savons qu’il y a deux modes de connaissance, la compréhension (Verstehung) et l’expli-
cation (Erklärung), le premier étant opérant dans les sciences « humaines », le second dans les sciences
dites exactes. En psychiatrie, nous dit son élève Jaspers, il y va grosso modo de même, l’explication
étant à l’œuvre dans l’organogenèse, la compréhension dans la psychogenèse. Or Jaspers est passé à
côté, une fois n’est pas coutume, de la psychanalyse qui a découvert un troisième mode de connais-
sance, l’interprétation (Deutung). Mais ce mode de connaissance-là est aussi source de frustration et
d’éternelle remise en question et il doit beaucoup à la tradition juive, mais aussi à la structure même
de la langue allemande. Le mot de Deutung, justement, ne signifie rien d’autre, depuis Luther, que
ramener à l’allemand.
Tradition juive et langue allemande, nous revenons donc bien à Kafka et ce par l’intermédiaire
d’Andreas Kriegenburg, l’ex-meunier (un métier d’ailleurs fort admiré par Kafka) devenu metteur en
scène aux Münchner Kammerspiele, qui a si bien compris son côté drôle quand il a mis en scène au
Festival d’Avignon Le Procès. Il a abordé l’œuvre de Kafka avec l’œil des contemporains de l’auteur en
se souvenant que Kafka écrivait à l’époque du cinéma naissant, à l’époque du burlesque et des gags au
premier degré. À Avignon, Joseph K. se dédoublait en de multiples personnages, les mêmes acteurs
jouant tantôt la victime, tantôt les bourreaux, tantôt le peintre, et j’en passe et des pires.
Kafka est lui aussi un personnage au moins double, un homme, comme on a pu le dire ici,
d’intérieur et d’extérieur. D’une part, l’homme privé qui écrit surtout la nuit et fait jouer ses textes
à cache-cache avec l’intérieur et l’extérieur, avec leur destruction programmée et leur publication au
compte-gouttes, de l’autre côté l’homme sinon public, du moins d’extérieur, qui travaille laborieuse-
ment le jour pour pouvoir écrire, je serai tenté de dire, secrètement, la nuit.
Le jour, Kafka gagne sa vie à la Compagnie d’Assurances contre les accidents du travail du
royaume de Bohême, une nécessité certes, mais aussi un engagement. Sous un pseudonyme (toujours
le dédoublement), il écrit alors des articles dans la presse, défendant le bien-fondé d’une assu-
rance concrète et surtout d’une prévention des accidents pour les ouvriers. L’écriture ici n’est pas
pure, elle se met au service d’une cause, fût-ce la bonne. Et cependant, le style, c’est du pur Kafka,
rationnel, évident, et il fait ici (aussi) merveille. Le dédoublement est encore là quand Kafka, le juriste,
s’occupe des indemnisations des ouvriers accidentés, et quand Franz, l’écrivain, est responsable de

188
la publicité pour la prévention des accidents. Kafka collabore aux documents internes du service, mais
ne rechigne pas à écrire des articles dans la presse.
Kafka est donc (aussi) un homme de terrain, loin de l’image d’Épinal que nous avons de lui. En
ces temps-là, on le voit souvent dans les « meetings » des politiciens de gauche. Dans le salon d’in-
tellectuels tenu par Berta Fanta, il rencontre au moins une fois Einstein qui enseigne alors à Prague.
Il s’y familiarise ainsi avec la théorie de la relativité, mais aussi avec la théorie quantique de Planck
et la psychanalyse de Freud. Dans ces cercles, il commence à s’intéresser au judaïsme. Comme pour
l’agnostique Freud, la tradition juive va fortement marquer son œuvre, à l’insu de son propre gré,
serions-nous tentés d’écrire. Nous y reviendrons, mais repenchons-nous d’abord sur l’homme privé,
celui qui n’a pas eu la chance de naître orphelin, comme aurait dit le regretté Lucien Israël, professeur
de psychiatrie et de psychanalyse à Strasbourg.

L’égoïsme des parents […] ne connaît pas de limites. […] Quand le père « éduque » […], il trouve dans
l’enfant des choses qu’il a déjà haïes en lui, qu’il n’est pas arrivé à surmonter et qu’il espère certainement
surmonter maintenant, car le faible enfant semble plus livré à son pouvoir qu’il ne l’est lui-même. […]
Quand il ne voit dans l’enfant que la chose aimée, il s’abaisse à être son esclave, il le dévore d’amour. Voilà,
nés de l’égoïsme, les deux moyens de l’éducation des parents : de la tyrannie et de l’esclavage dans toutes les
gradations, où la tyrannie peut se manifester de façon très douce (« Tu dois me croire, car je suis ta mère ! »)
et l’esclavage de façon très fière (« Tu es mon fils, voilà pourquoi je ferai de toi mon sauveur »), mais ce sont
deux moyens d’éducation terribles, deux moyens d’anti-éducation, aptes à repousser l’enfant dans la terre
d’où il est venu1.

Kafka décrit ici à la fois les mécanismes de l’inconscient freudien et le fonctionnement du double
lien de l’école de Palo Alto. Dans son journal, il revient encore et toujours, avec des mots identiques,
aux ravages de cette éducation. Dans la Lettre au père, Kafka se plaint (ou est-ce, secrètement, qu’il
s’en réjouit ?) du « rien de judaïté » qui lui a été transmis par le père, typique cependant, dit-il, de
cette « génération juive de transition qui a émigré de la campagne encore relativement pieuse dans les
villes ». Ce n’est donc pas un hasard si le père commet un lapsus en parlant de la confirmation pour
évoquer la bar-mitsvah du jeune Franz.
Celui-ci développe alors fort logiquement ce que j’appellerai un syndrome de l’usurpateur ou de
l’imposteur. Il est assez bon élève, mais il écrit nonobstant :

J’étais toujours persuadé que plus je réussissais, plus l’issue devait être fatale. Souvent j’imaginais la terrible
assemblée des professeurs (le lycée n’était qu’un exemple, partout autour de moi ce fut pareil), comment ils
allaient se réunir pour examiner ce cas unique et scandaleux qui faisait que moi, le plus incapable et le plus
ignorant, ait réussi à m’introduire jusque dans cette classe qui, maintenant que l’attention générale s’était
portée sur moi, allait évidemment me recracher sur le champ, à la grande joie de tous ces justes délivrés de
ce cauchemar2. 

Il ne s’agit donc pas d’une banale phobie scolaire, mais bel et bien d’un syndrome de l’imposteur,
le matériau avec lequel est fait Le Procès, Le Château et toute l’œuvre de Kafka.
Quelle est donc l’origine de cette « intranquillité » de Kafka, alimentée par la haine du père,
certes, mais aussi par l’instabilité de l’espace dans lequel il se meut ? Dans son journal, il parle
surtout de ses ancêtres maternels. Esther Porias, la mère de la mère, meurt jeune du typhus. Sara
Porias, la grand-mère de la mère, devient alors mélancolique et se suicide en se jetant dans l’Elbe.
« Un homme encore plus savant que le grand-père était l’arrière-grand-père de la mère », ancêtre
extrêmement instruit et pieux, tellement pieux même que sa maison fut sauvée des flammes
alors que toutes les maisons voisines brûlèrent, ce qui nous rappelle bien sûr l’histoire biblique
de Sodome et Gomorrhe, mais aussi, pourquoi pas, la culpabilité des survivants de quelque
génocide que ce soit.

189
Le père s’appelle Hermann Kafka. D’après l’orthographe (allemande) de son prénom, c’est un
homme, mais pas un Monsieur. Jeune, il gagne plutôt bien sa vie comme représentant de commerce.
C’est donc un voyageur comme tant de personnages chez Kafka  : Joseph K, Gregor Samsa, le
« touriste » de La Colonie pénitentiaire, comme Wotan aussi, le voyageur et roi des dieux déchu dans
la Tétralogie de Wagner. Nous reviendrons sur ce thème du voyage et de l’errement, voire du non-
voyage et du Juif errant chez Kafka.
Hermann Kafka se marie avec Julie Löwy, dont quelques membres de la famille, pour s’assimiler,
se font appeler Lauer, et qui est d’un milieu juif allemand plus aisé et instruit que son mari qui va
ouvrir, avec l’argent de sa femme, un commerce bientôt florissant. On sait que kavka, en tchèque,
veut dire choucas, qui va devenir le logo (comme nous disons aujourd’hui) du magasin : l’oiseau
se tient d’abord sur une branche de chêne allemand, ensuite sur une feuille plus équivoque, moins
marqué du côté germanique. Toujours ce va-et-vient entre les différentes communautés de Prague,
l’allemande, la juive et la tchèque. Et pourtant, pour ce père rigide, la réussite ne peut être que sociale
et donc elle ne peut passer que par la classe aisée allemande.
Kafka, justement, naît en 1883 à la lisière des beaux quartiers allemands et du misérable ghetto
juif et tchèque qui sera bientôt démoli. Plus tard, il dira à Gustav Janouch : « La vieille ville juive insa-
lubre en nous est beaucoup plus réelle que la nouvelle ville hygiénique autour de nous. » Il y aurait
beaucoup à dire sur le rôle de l’espace chez Kafka, entre l’intérieur et l’extérieur, le privé et le public, le
fini et l’infini, l’heimlich et l’unheimlich, le familier et le douillet et l’inquiétant et l’étrange. Kafka passe
quasiment toute sa vie dans ce centre de Prague, contrairement à Rilke et Werfel. « Dans ce cercle se
trouve enfermée toute ma vie », disait-il un jour.
Kafka entretient avec Prague une relation duelle faite d’amour et de haine, une Hassliebe, comme
disent les Allemands, une hainamoration comme dirait Lacan. « Prague vous retient avec ses griffes
comme une mère », dit-il, anticipant de quelques décennies la confidence que Freud fera à Marie
Bonaparte quand il fuira Vienne pour Londres : « Finalement, j’ai beaucoup aimé cette ville qui était
ma prison. »
Kafka est tiraillé entre le Heimweh et le Fernweh. Il rêve de partir, et il reste accroché à sa
prison : « Celui qu’on cherche habite juste à côté », selon le titre du livre que Georges-Arthur
Goldschmidt a consacré à Kafka3. Et voilà bien la judaïté de sa vie et de son œuvre. Il projette un
voyage en Palestine avec Felice Bauer, voyage évidemment toujours ajourné et jamais entrepris car,
comme le disait Heine, « un livre est leur patrie ». « L’année prochaine à Jérusalem », en quelque
sorte. Terre promise n’est pas terre due ! Quand la réalité de la terre coïncide avec un lopin de terre,
fût-ce le désert de Judée, la bande de Gaza ou la Cisjordanie, le délire paranoïaque advient. K,
l’arpenteur, se garde bien d’arriver au but. Il s’endort avant l’entretien avec le premier du dernier
des secrétaires qui aurait pu lui ouvrir la première des nombreuses portes à venir. Il y a de l’Ulysse
dans cet arpenteur, car Ulysse aussi s’est endormi avant de reprendre, après la guerre de Troie, le
chemin d’Ithaque. Pendant son sommeil, il laissa échapper le seul vent qui aurait pu le ramener vers
Pénélope. Ulysse, l’arpenteur, mais aussi tout le peuple juif savent qu’il faut préserver le manque,
l’absence. « Le Messie n’arrivera pas, et quand il arrivera, il sera trop tard », dit Kafka quelque part
dans son journal.
K. est un arpenteur, un Landvermesser et il faut être vermessen (téméraire et inconscient) pour
prétendre à prendre la mesure d’un château, allégorie peut-être de la patrie perdue des Juifs. C’est une
prétention dé-mesurée que d’inscrire sur une carte l’objet désiré : la carte du tendre risque de tendre
vers la catastrophe. Et la nostalgie de l’objet absent va déboucher irrémédiablement sur la mélancolie
de l’objet perdu. Aussi, quand K. rencontre Fräulein Bürstner, il la voit « qui, le coude sur un coussin,
soutenait sa tête d’une main ». Depuis Dürer, cette pose est, bien sûr, celle de la mélancolie, comme
nous le rappelle Maxime Préaud dans un très beau petit livre sur le sujet4. Et qu’est-ce qui se trouve
aux pieds de Melencolia I, quel est son métier ? Je vous le donne en mille : elle est géomètre, elle est
bâtisseuse. Elle est immobile, tout comme Kafka, le non-voyageur et nombre de ses personnages.
Mais cette bâtisseuse rechigne à l’acte de construire, au Bau, titre d’une nouvelle de Kafka, ce Bau qui

190
est aussi le terrier et le terroir et, en dernière instance, la tombe, ultime projection de notre nostalgie,
ultime retour vers la terre-mère.
Fräulein Bürstner, le nom en yiddish évoque trop bien ce que ça veut dire, ce qui m’autorise
maintenant à ouvrir une parenthèse et à regarder un tout petit peu par le trou de la serrure pour
évoquer les relations de Kafka avec les femmes, ou plutôt ses non-relations avec la Femme.
On le sait, son premier amour, mettons le mot « amour » entre guillemets, s’appelle Felice Bauer.
Le nom déjà est prémonitoire, signifiant paysan et bâtisseur (décidément), un nom qui ne symbolise
rien et qui est à prendre, comme toujours chez Kafka, au pied de la lettre. C’est la nostalgie d’une vie
voulue par le père, une vie concrète, simple, naturelle, à la manière d’un arpenteur, justement, ou d’un
kibboutzim (pour le dire avec un anachronisme). Deux fois l’amant rompt les fiançailles. Et que dire
du prénom Felice, la bienheureuse ? Felice Bauer, le nom est donc tout un programme. Bienheureuse
vie paysanne ! Bella gerant alii, tu felix Austria nube ! N’oublions pas que Kafka était Autrichien,
Prague faisant partie à l’époque de la double monarchie. Que les autres fassent la guerre des sexes,
Kafka la refuse, et jusqu’au mariage. Entre 1912 et 1917, les impossibles amants échangent plus de
500 lettres et cartes postales, car Felice habite Berlin, autre destination mille fois évoquée.
À leur première rencontre, Felice apparaît à Kafka comme une bonne, ein Dienstmädchen.
« Sah ganz häuslich angezogen aus » (häuslich comme hässlich) : elle avait l’air d’être habillée comme à
la maison, le « comme à la maison » étant en allemand quasi homonyme de laid et de vilain. Dans la
psyché de Kafka, se fixer dans un foyer douillet ne peut être que laid et méchant. Mais le häuslich est
aussi le heimlich qui peut très vite se muer en son contraire, l’unheimlich, comme Freud nous l’a si bien
montré dans Das Unheimliche (L’inquiétante étrangeté). Le heimlich devient unheimlich, la chose se
mue en son contraire et le douillet foyer devient inquiétant et étrange. Kafka fait donc tout pour éviter
ce foyer : dans son journal, il prépare une « lettre au beau-père », bel exemple de névrose d’échec où il
demande la main de Felice, tout en avouant qu’il ne pourra jamais la rendre heureuse.
En juin 1914 pourtant ont lieu les fiançailles et, du coup, Kafka se sent « enchaîné comme
un malfaiteur, posé dans un coin avec des chaînes. » Non, ce n’est pas Le Procès, mais bel et bien le
Journal. Le 12 juillet, deux semaines après l’attentat de Sarajevo, Kafka rompt les fiançailles. Rupture
des fiançailles, début de la guerre, abandon de la maison familiale, Kafka trouve enfin la solitude,
redoutée et espérée à la fois. Il a 31 ans et commence à rédiger Le Procès : « À la veille de son trente-
et-unième anniversaire, K. est tué. » Dans son journal, il parle de l’Hôtel Askanischer Hof, lieu de la
rupture des fiançailles, comme du Gerichtshof im Hotel, du tribunal dans l’hôtel.
Kafka tentera plusieurs fois de reprendre contact avec Felice, notamment par l’intermédiaire de
son amie Grete Bloch, avec qui il aura une liaison. Elle-même dit avoir eu un fils de lui, mort à sept
ans, en 1922. Kafka père ? ! L’histoire manque de preuves et c’est tant mieux.
Quelques années plus tard, vient Milena. Elle a 13 ans de moins, n’est pas juive, mais tchèque, et
issue d’une famille plutôt nationaliste. Le père, très égoïste et tyrannique, aussi haï que celui de Franz,
est professeur de chirurgie maxillo-faciale. Femme libre et libérée, Milena a été internée en psychiatrie
par son père jusqu’à sa majorité pour avoir eu une liaison avec Ernst Pollak, un Juif qu’elle a finale-
ment épousé. Devant cette femme, le sentiment de l’imposteur se fait plus fort que jamais. Comme
Groucho Marx, Kafka ne pourra jamais s’intéresser à une fille qui voudrait de lui. « Ta relation avec
moi », écrit-il, « je ne la connais pas du tout, elle appartient tout entière à l’angoisse. » Milena est une
nouvelle fois la fiancée canadienne, selon la pertinente expression de Lucien Israël, l’interdite, l’inat-
teignable, car non Juive, lointaine et mariée.
À la fin de sa vie, Kafka rencontre Dora Diamant, une jeune fille de tradition hassidique, la seule
tradition juive qui est un peu familière à Kafka. Dora et Franz louent un appartement à Berlin et,
pour la première fois de sa vie, il se met en ménage, mais, nous fait-il part, « je viens de m’éloigner du
poêle, parce qu’il y fait trop chaud. »
« Je vis en paix dans le for intérieur de ma maison et en ce moment même l’adversaire, parti
de quelque part, s’introduit lentement et sans bruit auprès de moi, » écrit-il au même moment dans
La Muraille de Chine. Et il s’ouvre à Milena : « Les vieilles souffrances m’ont même retrouvé ici et

191
m’ont un peu jeté par terre. » La maladie viendra le tirer opportunément d’affaire. Mais fermons là,
provisoirement, la parenthèse des femmes de Kafka, pour en revenir à sa famille.
Élevé par des nourrices, il voit peu ses parents. Le père considère ses employés comme du « bétail,
des chiens, des ennemis à la solde », atmosphère donc déjà de paranoïa. Kafka grandit dans un monde
dominé par ce père sans opinions, régi par des lois mystérieuses, situé dans un environnement incom-
préhensible, comme le dit si bien Klaus Wagenbach, un de ses meilleurs biographes. C’est dans ces
années d’adolescence que Franz se met à écrire, comme tant de jeunes. Dès l’âge de seize ans, il sympa-
thise avec les socialistes. Un adolescent donc, somme toute, presque ordinaire.
Il étudie d’abord la littérature allemande, notamment chez August Sauer, un nationaliste
allemand qui édite un journal dont le sous-titre vante les « hauts faits culturels des Allemands de
Bohême ». Les leçons de ce professeur ont dû faire à Kafka l’effet de ces cours d’histoire que les colo-
nisateurs français faisaient aux écoliers sénégalais, dans le genre « nos ancêtres les Gaulois. » Kafka
lit aussi le Kunstwart, un bimensuel dont le héraut est un autre nationaliste, Ferdinand Avenarius,
qui défend « die keusche Ursprünglichkeit », la chaste primitivité de la langue allemande. Wagenbach,
toujours lui, nous montre fort bien que dans ces pages nature, folklore et populisme tiennent lieu de
naturel, de populaire et de culture et que la Bauernstube, l’âtre du paysan, se perd rapidement dans un
populisme germanisant. Mais à cette époque, Kafka se plaît dans cette « littérature » et ce n’est pas le
moindre mérite de Max Brod de lui ouvrir les yeux là-dessus.
Brod, en effet, va traîner Kafka dans les lieux où se rencontre l’intelligentsia bohème, les Rilke,
Werfel et autres Kisch qui se retrouvent fréquemment au Café Arco, ce qui leur vaut le nom dédai-
gneux d’« arconautes » de la part de Karl Kraus. Ils cultivent un érotisme un peu glauque, un langage
d’un baroque monstrueux qui prolonge le monde du Golem et annonce celui du Docteur Mabuse.
Là non plus, Kafka n’est pas à sa place. Exit donc le « germanitude » du Kunstwart, mais exit aussi la
mondanité des intellectuels juifs. Face aux métastases langagières de tous ces auteurs, il reste à Kafka ce
que les psychanalystes appellent la pensée et la langue opératoires. Il s’agit d’une langue dénuée de tout
affect, sans aucun sentimentalisme, sans aucune métaphore, une langue qui ne signifie rien au-delà
d’elle-même, une langue qu’il faut prendre au pied de la lettre.
Et pour une fois, l’environnement pragois vient au secours de Kafka. Il lui fournit justement
cette langue-là. Car les Allemands de Prague, exilés eux-mêmes, parlent une langue coupée de ses
racines et de son origine, une langue, pourrait-on dire, sans corps. Ce n’est pas l’allemand de Berlin
parlé par Döblin, ni l’allemand de Vienne parlé par Freud ; l’allemand de Prague est une langue un
peu morte, caricaturée tant par les nationalistes allemands que par les intellectuels juifs. Une langue
que Kafka va adopter et qu’il fera sienne. C’est une langue sans terre et sans terroir, ni langue mater-
nelle, ni langue de la mère. C’est la langue opératoire, a-métaphorique, une langue qui fonctionne à la
manière du célèbre tableau de Magritte : « Ceci n’est pas un château ». Une langue encore merveilleu-
sement mise en scène, ou plutôt mise en pièces dans Slang Symphony, symphonie en argot, un dessin
animé de Tex Avery. La voilà donc, notre tarte à la crème, car on aura compris que « Texte » Avery et
Franz Kafka parlent pour ainsi dire la même langue et il s’agit bien d’une langue qui se prête au gag,
qui se complaît certes dans le comique de situation, mais aussi et surtout dans l’humour noir.
Mais c’est également la langue du psychotique, du fou. Car le propre du psychotique, c’est de
prendre le mot pour la chose, c’est d’être incapable de faire des métaphores et voilà aussi la raison
pour laquelle le psychotique construit son délire, à moins qu’il n’ait l’opportunité de développer une
maladie organique. Et si Kafka n’avait pas la chance de naître orphelin, il avait au moins la chance,
douteuse certes, d’attraper la tuberculose. Et ce n’est quand même pas n’importe quelle maladie, la
tuberculose. Elle est chargée d’imaginaire, c’est la maladie de gens pauvres et des filles de mauvaise vie.
Rappelez-vous Mimi dans La Bohême de Puccini et la Dame aux Camélias dans La Traviata de Verdi.
Ce n’est bien sûr pas un hasard si dans l’opéra du xixe siècle les tuberculeux ont pris le relais des folles.
Comment Kafka va-t-il accueillir cette maladie qui va le sauver de la psychose ? En août 1917, il
crache pour la première fois du sang, un mois plus tard est diagnostiquée une tuberculose pulmonaire.
En 1920, Kafka écrit à Milena :

192
C’était comme si le cerveau ne pouvait plus supporter les soucis et les douleurs qui lui étaient imposés.
Il disait : « J’abandonne, mais s’il se trouve encore quelqu’un qui est intéressé à la survie de la chose, qu’il
prenne sur lui alors une part de mon fardeau et le tout perdurera encore quelque temps. » C’est alors que se
fit entendre le poumon, il est vrai qu’il n’avait pas grand’chose à perdre. Ces pourparlers entre le cerveau et le
poumon, qui se déroulaient à mon insu, devaient être terribles.

À Kurt Wolff, il écrit que « la maladie, tant courtisée, se déclara ; ce fut presque un soulage-
ment. » Et à Max Brod : « Quoi qu’il en soit, je me comporte aujourd’hui face à la tuberculose comme
un enfant face aux plis du jupon maternel auxquels il s’accroche. » On ne saurait être plus clair quant
à l’ambivalence de la relation à la mère… et à la maladie. En 1920, il s’ouvre à Milena : « Je voulais
tirer de la maladie autant de sucreries que possible. » Dans les Kafka-Fragmente, le musicien Kurtag
met en musique cet aphorisme : « Un jour, ma jambe cassa, ce fut la plus belle expérience de ma vie. »
On a évoqué dans ce colloque la nécessaire médiation d’un tiers dans la relation duelle qu’entre-
tient le sujet avec sa mère, avec son origine, avec son langage. Nous avons vu que, chez Kafka, ni la
situation familiale, ni la constellation politique de Prague n’ont pu fournir une telle tierce instance. La
tuberculose est alors venue jouer ce rôle, il est vrai, au prix fort. La clinique quotidienne nous donne
à retrouver la structure du langage de Kafka chez le malade psychosomatique, le génie en moins, bien
sûr. Ces malades parlent de leur corps et de leurs symptômes avec une précision et une distance de
chirurgien. Leur langage est aux antipodes du langage de l’hypocondriaque, donc du malade imagi-
naire, qui charge ses mots de sentiments et parfois même de sentimentalité. Chez l’hypocondriaque,
la maladie imaginaire est une métaphore, chez le psychosomatique la maladie est réelle, elle ne signifie
rien d’autre qu’elle-même. Comme dans l’œuvre de Kafka, elle ne dit rien, elle ne signifie rien au-delà
d’elle-même. Elle vient en quelque sorte apporter dans le réel le manque que le psychotique, à l’in-
verse du névrosé, ne peut symboliser. Comme l’hallucination, dont Lacan dit que c’est le forclos qui
revient dans le réel, la maladie, chez le psychosomatique, tient lieu de symptôme psychotique et lui
évite, mais à quel prix, le délire psychotique. L’absence d’activité phantasmagorique qui se reflète
dans la pensée opératoire, signe un défaut de symbolisation fondamentale, exactement comme dans
la psychose. La véritable maladie psychosomatique n’est donc pas créée par un quelconque problème
psychologique, mais c’est une lésion bien réelle qui est récupérée par l’inconscient pour jouer le rôle
du délire. Ce qui n’a pas été symbolisé revient dans le réel, la métaphore n’est pas possible. Exactement
comme dans le célèbre tableau de Magritte, « Ceci n’est pas une pipe ! ».

Nous pouvons le dire aussi, pour conclure, avec une boutade bien connue de Freud  :
« Parfois un cigare est juste un cigare. »
NOTES

1. Lettre à sa sœur Elli, citée dans Franz Kafka, par Klaus Wagenbach, Hambourg, Rowohlt, 1964.
2. Cité dans P.-A. Alt, Franz Kafka, der ewige Sohn, Munich, Beck, 2005.
3. G.-A. Goldschmidt, Celui qu’on cherche habite juste à côté, Lagrasse, Verdier, 2007.
4. M. Préaud, Mélancolies, Herscher, 1982.

Bibliographie

Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Imago Publishing, Londres, 1940-1952 ; Francfort/M., Fischer, 1968-1987.
Lucien Israël, L’Hystérique, le sexe et le médecin, Paris, Masson, 1984.
Franz Kafka, Kritische Ausgabe, Francfort/M., Fischer, depuis 1982.
Karl Kraus, « Sprüche und Widersprüche », in : Die Fackel, double numéro 272-273, Vienne, février 1909
Jacques Lacan, Les Psychoses, le séminaire, livre trois, Paris, Éditions du Seuil, J. A. Miller (éd.), 1981.
Paul Rauchs, Du bon usage de la nostalgie, Paris, L’Harmattan, 2013.

193
Kafka et la conscience de
l’abîme
Arnaud Villani

[…] à la manière du ver qui, le derrière écrasé par


un pied, s’aide du devant de son corps […].
Kafka, Lettre au père

Kafka a l’importance, dans la pensée, d’un Socrate, d’un Kierkegaard. Le premier n’a rien
écrit, le second se couvre de pseudonymes. Il s’en est fallu d’un Brod pour que le dernier n’ait
«  rien  » publié. Ces penseurs se ressemblent par un «  indice  »  : leur rapport à l’abîme. Chaque
phrase renvoie à une forme abrégée du tout, l’exposant d’un abîme. Il faut du temps pour mettre
en évidence le moment où la phrase de Kafka sort de ses gonds, tombe, et ressort «  indemne  ».
Vu de haut, rien n’a changé, le repli de phrase est dissimulé dans le flux. Mais la phrase a pris
un autre tour. Des phrases aux reins brisés pour dire que nous paraissons agir et penser, voilà
l’exposant kafkaïen. Or tout suspendre au vide, c’est énoncer un principe de chute. C’est plus que
de l’humour quand Kafka, se réveillant d’une sieste, entendant une voisine répondre à sa mère  :
« Je goûte sur l’herbe », s’étonne « de la fermeté avec laquelle les gens savent porter la vie1 ». Autour
de lui « les gens tombent comme ivres des échafaudages et s’engouffrent dans les machines, toutes les
poutres se renversent2 ».

L’abîme et la chute
Kafka révèle sa connaissance du « symbolique », où tout vient de la faille et toute unité procède
de la séparation. « La vie prise comme un tout », une telle phrase montre sa compréhension du Tout
faillé de Goethe. Or, s’il déteste les métaphores, son « aversion pour les antithèses » est encore plus
révélatrice. Car, si la métaphore dissimule le conflit, l’antithèse insiste sur l’un ou l’autre des opposés
et introduit un faux-semblant de combat. Il y a toujours « un reste » d’épaisseur temporelle, « la frange
obscure de la réalité ». La familiarité avec Kierkegaard, la dilection pour Tchouang-Tseu le confirment.
Gouffre donc, et ses conséquences : proximité du près et du loin, chute, labyrinthe, regard oriental,
ironie, solitude. Cet abîme est « un ascenseur qui descend à toute allure », un « gosier », « l’océan de la
totalité », une « vase informe3 ». Il est à la fois tentation du saut-par-la-fenêtre et salut. D’où l’image :
« la vie est aussi vaste et profonde que l’abîme étoilé au-dessus de nous4 ». Le réel est suspendu dans le
vide, un « puits qui a la dimension de mon corps », un « trou d’homme » inéchangeable5. L’abîme est
sur mesure et Kafka s’y réduit : « Venant à moi, tu te jetterais au gouffre6. »

Qui dit abîme, dit précipitation. Chuter, c’est donner corps à l’abîme. En prendre conscience,
c’est réaliser que nous sommes faibles et « tout nus », nomades en plein vent. « On oublie qu’on ne
marche pas, mais qu’on tombe7. » Croire que l’on pourrait y échapper serait esquiver sa responsabilité.

194
La chute est catégorie existentielle, avec ses trois versions : sautillement sur place, oubliette, labyrinthe.
Sautiller est une conséquence de la conduite abyssale. Toute ligne droite ment, car tout est hésitant,
tissé de reprises : « Nous ne savons pas représenter les choses d’une manière statique. Nous les voyons
s’écouler, se mouvoir, se métamorphoser ». D’où l’impératif : « Vibrer avec tout ce qui bouge ».

Or une objection pourrait venir de cette phrase : « Seul l’homme suit un trajet rectiligne de la
naissance à la mort. Par-là, il contrecarre l’ordre du cosmos : péché originel ». Cette ligne droite de la
naissance à la mort refuse la circularité, le niveau où « les contradictions se correspondent ». Elle serait
une longue chute sans espoir où « tout craque et cliquette ». Mais, en même temps, la chute devient
une petite machine de contraires ajointés. Par sa référence au péché et à la culpabilité, elle ouvre le salut.
« La vie tout entière ? Une chute libre, peut-être la chute du péché originel » ; « Et si le nœud de cette
détresse devait enfin être tranché, toi et moi tomberions en miettes ». La conscience que « la chute est
la preuve de la liberté » signale une métaphysique existentielle de Kafka8. Dès lors, c’est la vitesse de la
chute et la multiplicité des angles qui impliquent qu’elle revienne à une marche avortée, semblant aller
et venir au hasard9. Aucune contradiction entre cette vitesse et la multiplication des points de vue.
Un chemin conduit à un autre, le bon chemin est loin d’être en vue. Nous voilà livrés à « l’inconceva-
blement belle diversité » d’un réel intermittent. La muraille de Chine est discontinue, les maisons ont
des trous, les fenêtres sont béantes, les fondations faibles, les demeures menacent ruine, « rien n’est sûr
que la chaise où nous sommes assis10. »

Mais la croissance de l’homme s’effectue « de l’intérieur vers l’extérieur ». Or à l’intérieur


règne la « terrible insécurité », « monde prodigieux11 ». On pourrait se figurer le monde inté-
rieur kafkaïen selon le thème médiéval du centre. Si ce dernier possède une énergie infinie, son
expansion le fait coïncider avec la plus éloignée de ses productions. Il entretient avec son tout
un rapport de causalité immanente. Mais à ras du sol, au niveau des « cailloux de la rue », on ne
voit que des fourches infinies de possibles, combats, disputes où manquent les signes. « Il n’existe
pas d’indicateur des chemins de la vérité. […] Quand on a peur, il ne faut pas aller dans la forêt.
Mais nous sommes tous dans la forêt […] l’homme ne peut partager avec personne le fardeau
de son existence12. »

Car d’un côté, il y a l’homme qui « fait semblant d’exister », de l’autre, le penseur subjectif,
suspendu sur « 60 000 brasses d’eau13 » et c’est l’homme nouveau-né, « forcé de se promener dans les
rues et de parler aux hommes14 ». Or le critère manque. Kafka parle d’une « énergie interne pour
laquelle les petites choses sont aussi les plus difficiles ». On peut avoir une idée du différend de l’écriture
si « le mot est un choix entre la mort et la vie ». Ainsi Ponge, évoquant le grand abîme de l’existence
que recouvre le petit abîme du mot. Le vécu de ce choix, irrécusable si l’homme veut choisir le juste
et le vrai, sans quoi il « se défait comme une bouse de vache informe15 », est un procès barré. Difficile
de comprendre que, si nous négligeons ce qui nous fait hommes, nous chutons, mais que c’est cette
capacité de chute consciente, à « prendre un morceau de monde et le regarder d’assez près16 », qui nous
définit homme. On conspire à l’hésitation, loin de la combattre. Telle est notre uneasiness.

C’est donc à l’intérieur que se constitue « le plan incliné qui est en [nous] ». Mais hésiter sur la
direction, c’est « flotter dans les hauteurs17 ». Chute à rebours : le monde immuable est moins près de la
vérité que la chute. Car le centre de gravité chute à son tour : « le bon centre de gravité, je l’ai encore,
mais je n’ai plus le corps qui va avec. Et un centre de gravité qui n’a plus rien à faire devient comme
du plomb et s’enfonce dans le corps18. » En définitive, tout vrai chemin menant à une impasse, ce
déroulement va « d’une oubliette à une autre ». Si personne ne peut nous indiquer où cela va et quand
cela finira, c’est que nous tournons en rond. « Je rentre maintenant chez moi […]. En réalité, je prends
place dans un cachot installé à mon intention ». Prison universelle. « Les philosophes […] chacun
dans sa cage » ; « Je porte mes barreaux en moi19 ». Et comment être plus prisonnier que lorsqu’on

195
a en soi ce qui interdit la liberté ? Le sujet kafkaïen conspire à son enfermement et attend sa chute.
« La solide détermination des corps humains est horrible », un entêtement au premier degré, mais
« prendre son parti de la plus grande déchéance comme de quelque chose de connu, à l’intérieur
duquel on reste encore élastique20 », voilà le second degré. On ne saisit l’importance philosophique
de ces méditations que si l’on suspecte, derrière la philosophie, un vice de forme, un prôton pseudos.
Seul un penseur qui se défie de la philosophie peut créditer Kafka, Goethe ou Hölderlin du nom de
philosophe, ouvrant à la symbolicité.

La pensée de Kafka, fracassée sous un poing de fer21, comporte une série de carrefours où
l’on décide «  aussi souvent qu’un boxeur22  ». Le terrier, l’impossibilité d’atteindre le château,
l’écriture comme « ligne sinueuse d’une corde tombant au sol23 » décrivent l’espace intérieur.
L’espace extérieur fait défaut, et l’on sautille, comme un pont suspendu24. Qui dit chemin coudé,
bourré de bifurcations, dit donc pour finir labyrinthe, «  qui touche aux moindres recoins  ».
« Nous vivons au double-décimètre, alors que chaque homme est en fait un labyrinthe25. »

La métaphysique existentielle de kafka


Généralisons. Toute action inscrit le risque dans le champ temporel. Dieu serait celui qui rend
possible un tel champ. Malebranche le disait en affirmant que le moindre geste (lever le bras) deman-
dait sa Grâce. À charge pour Lui de s’arranger pour que ce bras levé s’accorde avec sa bonté, supposé
qu’il donne le signe d’un carnage, ou soit le salut hitlérien ! Champ temporel de l’action veut dire : tout
acte requiert un temps non nul. Dans ce laps (radical *lab-, tomber), peut survenir l’accident (*cad-,
tomber). La tempête se lève, le navire sombre, un volcan s’éveille. L’incidence de tels événements est
« décadence ». C’est ainsi « tombé », comme on dit. Et, du coup, c’est tombé sur vous, irrémédiable-
ment. Ce principe de chute, ce sera notre théorie de l’action complexe. Toute action demandant une
projection confiante, si « le comme si est toujours un piège du mal », il faudrait leur préférer le « et
pourtant » et le « grand malgré tout » (trotzdem)26.

En effet, « faire comme si » veut dire « gagner du temps » sur l’issue non favorable, ignorer
l’abîme empêchant le pas en avant. Parce qu’il est investi d’une action projetée, nul instant n’est
supposé le terme. Même pour « le saut par la fenêtre », on construit la façon de se priver du temps
en lui empruntant le temps de la réflexion. L’action jette sur l’abîme une série de ponts. Notre
avenir est une toile de protentions, projections, attentes, espoirs, promesses, contrats. Le réseau
des virtualités induites est une forte toile qui se poursuit en un réseau d’avenir tissé si serré que
l’on croit, faisant un pas en avant, que l’on trouvera un sol ferme. Les Grecs ont un mot pour cette
confiance : bebaios, ce sur quoi ne pas glisser. L’avenir est pour nous l’asphalte, ce qui ne glisse pas.
Ce rapport complexe au temps qui vient, ce couple de l’instant comme symbole/diabole, je le
nomme « acte existentiel ».

L’opinion présente une double face. On dit qu’elle consiste à croire à la réalité effective des objets,
à en avaliser la prétention. Mais Kafka nous permet de comprendre que la doxa consiste à croire à la
possibilité d’un temps des objets (Zeitobjekten, dit Husserl). C’est ce à quoi ne croyait pas Platon, qui
voyait le monde sensible emporté par un tourbillon ruineux. Cette réalité du réel disponible, c’est
ce à quoi nous, Modernes, ne pouvons plus croire, voyant que la suite d’un monde repose sur notre
vigilance. Il se pourrait que le temps alloué ne soit ni infini ni même suffisant pour des générations.
Course à l’abîme. L’acte existentiel de Kafka envisage la possibilité du non-temps à venir. Le problème
est donc d’enjamber le temps. Mais parce que supposer du temps tient à notre corps, j’ai beau savoir
que rien n’est simple dans cet enjambement, cela n’agit en rien sur ma confiance qui continue de
faire comme si.

196
Nous sommes face à trois possibilités : 1) l’action suspendue (épokhè) qui pose la question de
l’action et du temps ; 2) l’action rusée qui cherche à survivre, car « le temps presse » ; 3) l’action
courante, pari confiant. Ces trois types reviennent au même. Il ne suffit pas dans l’action de postuler
un moteur, une énergie. Il faut aussi supposer un vecteur où se déplace une entité finalisée. Par le biais
du moteur, l’énergie transformée mue l’entité (X) en ce qu’elle serait idéalement en Y, le vecteur XY
étant le chemin de transformation. Au-delà, on est déjà dans l’avenir, dans l’abyssal. La barre du temps
s’arrête au moteur. X saute le temps pour devenir ce que je voudrais de lui. On va dire : le temps suffit
à cette opération, « tout devient ». Le germe devient fruit, le fruit graine. Mais l’effort de l’homme est
de remplacer ce devenir passif par une volonté qui compte sur le temps. Cette « pré-occupation » du
champ temporel se poursuit par la conscience vigile. Il y a là deux opérations : la comparaison entre
X (le départ), Y (le but) et X’ qui voyage entre eux ; la rétroaction, qui régule l’énergie pour accélérer,
freiner, faisant de l’avenir un résultat.

D’emblée, ce qui bâtit le temps est cet échafaudage. Heidegger ne se doutait pas que son Gestell
était déjà dans toute action ! Cet échafaudage exprime la conscience, désireuse de survivre (conatus
simple) et d’améliorer (conatus complexe). Les améliorations produisent une multiplication des tâches.
Le champ temporel de l’avenir, ténu comme l’abîme, prend corps des rections multiples de l’action.
Nos projets produisent une sorte d’hologramme. Dès lors, les religions enjoignaient à l’homme de
retrouver une pauvreté, de faire comme si aucun avenir n’était alloué à nos projets, de replier cette
tente construite sur l’abîme. D’où la ruse, qui manifeste l’idéalité de l’action. Non pour avaliser après
coup une décision prise, la réflexion étant rationalisation secondaire. Réfléchir sur son action consiste
à la recourber. On obtient une action dont ne peut se détacher, une « contre-action ». Deleuze la
nommait « contre-effectuation », possibilité de se suicider si la maladie ne laisse plus espérer que d’être
agi au lieu d’agir.

La contre-action suspend l’action en la manifestant, autant que l’humour kierkegaardien prend


le relais du stade éthique, qui prenait par l’ironie le relais du stade esthétique. Chez Kafka, le stade
esthétique est à rebours fondé sur le stade éthique. C’est que Dieu manque. Et la contre-action rabat
l’action sur des doubles réfléchis. Aux fiançailles répond la rupture, à la vie de famille un métier, à
l’interdit d’écrire la passion de l’écriture, à la culpabilité une innocence, à Prague la campagne, à
l’allemand le tchèque ou le yiddish. On ne fait pas honneur au mot « kafkaïen » en l’associant aux
tracasseries administratives. Kafka, c’est la vie dilemmatique, plus judaïque que grecque. Car le temps
à la grecque suppose de fuir le temps au lieu de s’y confier. Le temps grec détruit, le temps hébraïque
mûrit. Héraclite fuit le temps en s’arrimant au logos. Platon se fixait hors d’atteinte, dans l’Idée.
Au contraire, et c’est une avancée inouïe, Kafka laisse mûrir le temps. Ne fuyant pas, il fait triompher
la fuite. Le choix est la suspension stable/mouvante d’un choix qui n’en a pas fini avec son opposé.
« Dans ton combat entre toi et le monde, seconde le monde27. »

Il faudrait reprendre par Kafka le catégorial-existentiel. La décision de Kafka est plus novatrice que
les catégories de Sein und Zeit. Chez Heidegger, elles sont : « être jeté », « se trouver là », « entendre ».
Chez Kafka, tout repose sur l’être-tombé-là. Car « se trouver là » est une « appréhension », entendre est
ne rien comprendre. « Ouverture de l’existant » comme terrible commencement, déficience en « réalité
du réel ». Kafka ne réitère pas ses questions, son œil est déjà question. Heidegger entre dans l’emphase,
fait une montagne de l’abîme, alors qu’il faut maintenir la vérité dans un nez, une dent, une toupie :
« il croyait que la connaissance du fait le plus insignifiant suffirait à lui ouvrir celle du général28. »

Chute et déchéance existent chez Heidegger, mais éludées. Avant le « tournant », c’est par la
« résolution devançante » et » « l’authenticité. » Après le tournant, c’est par la « présence » (ousia).
Quant à la curiosité, au bavardage, au « on », ils prétendent que l’homme ne peut tenir dans l’ou-
verture de la chute, comme il le fait chez Kafka, se privant de tout pont. Car, trop sensible, le pont

197
se replie comme un serpent, se tord de douleur si on y pose le pied, tombe entre les rives. Kafka plus
profond que Heidegger. Moins de connaissances, plus de savoir. Sa vie même témoigne de son choix.
Socrate choisissait de choisir la mort, Kafka en fait le départ de sa vie d’écrivain. Ce que nous appelons
Kafka, c’est une œuvre sauvée par une traîtrise fidèle. Socrate pouvait sauver sa vie et écrire, il n’a fait
ni l’un ni l’autre. Mettre ainsi en jeu, chez Socrate et chez Kafka, en même temps que leur vie, leur
œuvre, c’est la marque du Grand Vivant. Menacer l’écriture de son intérieur de même explique l’auto-
évaluation impitoyable : d’un texte du Journal, il ne retient que « pardessus bouffant ». Mais il faut
continuer à écrire pour ravauder ce qui ne demande qu’à être rompu.

C’est dire que la chute même chute, et qu’on n’est jamais vraiment tombé. Il y a dans la chute
une énergie. La chute donne l’énergie de se relever, la relève donne l’énergie de chuter. Et cette énergie
« gagne », elle emporte un rapport d’angles, scientifique et hilarant, entre la pente du nez et les seins
tombants29. Elle se rapproche de la figure typique de Kafka, la concessive. Ce qui dit chez Kafka l’être-
avec-les-choses du dialogue30, c’est la force du « pourtant » dans le traîneau à neige, fuite, froid piquant,
chaleur du froid, fragilité et permanence. Voilà l’humour de Kafka. De même, la « chambre-terrier »
est être avec les autres sur fond de rien. Les figures textuelles de la pensée du pourtant sont le dilemme,
l’énigme, le mouvement tournant, la poésie comme retour, le paradoxe, le chiasme, l’échange, l’inver-
sion, l’oxymore. Kafka les rend concrètes. Il prend les mots au mot et en fait des choses, comme les
Grecs, d’un dilemme, font un personnage, d’un homme une « membrane souffrante entre hommes
et dieux », du choix un carrefour. La différence de Kafka : il en finit avec toute transcendance.

On pourrait croire mettre à jour un ressort caché en distinguant deux philosophies : une pensée
ancienne, conservant l’équilibre du mythe et cherchant dans l’opposition la tenue des contraires ;
une pensée plus classique, qui mettrait fin au « symbole » et résumerait la raison en une dichotomie
autorisant le « progrès ». Paix cosmique contre affrontement rationnel où le meilleur gagne, de sorte
que la raison s’approche de la guerre. Mais je soupçonne une connivence entre le symbole d’équilibre
et la dichotomie des valeurs. Les deux types de pensée croient à l’ordre d’un temps ayant la haute
main sur le terrestre. Face à cet au-delà qui nous hante, Kafka et Deleuze prônent l’immanence. Et
leur refus de la métaphore sonne comme le refus du rôle métaphysique de la grammaire. De toutes
ces tensions, l’ontologie de Kafka s’organise. La vie devient l’essai de ne pas tomber plus bas. Admettons
qu’une métamorphose vous transforme en bête. N’avons-nous pas du moins obtenu de ne plus avoir
à tomber ? Non, car une pomme vous tuera ! On peut donc tomber plus bas que la mort ?

Endurer cette chute vers « plus bas que terre » passe par le verbe. Un verbe n’a pas de sens
déterminant : on agit, on est agi. Le doigt est coupé, brûlé. C’est un événement qui ne supporte pas
d’adjectif, qui est à la grammaire ce que la métaphore est à la rhétorique, un ornement reconduisant
à l’opérateur du sens. Il est normal que, menacé de l’intérieur par cette révolte contre le Sens, Dieu ne
veuille pas que Kafka écrive. S’en tenant à la vérité comme corps, le style de Kafka décline les verbes
sans espérer un sens. Moteur sans finalité. L’écriture longe l’abîme. La barre entre les règnes annulée,
cela circule entre homme et chien, gardien et loup, humain et cancrelat. Écriture « au corps à corps »,
où tomber c’est mettre à mal la supériorité humaine. On peut toujours « tomber plus bas », mais il
n’y a pas de plus bas dans une « communauté de ceux qui n’ont pas de communauté » (J.-L. Nancy).
L’œuvre de Kafka transforme les choses en mots, puis les mots en choses. Il est possible que la hantise
de Kafka ait été d’échouer là aussi. Et pensant avoir échoué, il aurait demandé de tout brûler. Car il
voyait que l’égalité n’est pas entre les êtres mais entre les règnes. Cette restitution d’un vrai partage, si
seulement l’Occident pouvait y réfléchir !
NOTES

1. F. Kafka, Correspondance 1902-1924, Gallimard, 1980, p. 42.


2. Ibid., p. 92.

198
3. Antithèses  : F.  Kafka, Journal, Grasset, 1954, p.  525. – Vie comme un tout  : G.  Janouch, Conversations avec Kafka
(désormais : C ), Les Lettres nouvelles, 1978, p. 88. – Reste : C, p. 153. – Frange : C, p. 165. – Kierkegaard : Kafka, Journal,
p. 287. – Tchouang Tseu : C, p. 205. – Ascenseur : C, p. 69. – Gosier : C, p. 127. C’est le chaos grec, radical + cha-, « béer ». –
Océan : C, p. 188. – Boue : C, p. 193.
4. Défenestration : F. Kafka, Journal, p. 286, 456, 469. – Salut : C, p. 206, 221, 239 (abîme = Christ). – Ciel étoilé : C, p. 255.
5. F. Kafka, Journal, p. 299. On bâtissait les basiliques sur des grottes. – Puits : ibid., p. 352. – Inéchangeable : C, p. 30 ; Id., Journal,
p. 470 et 534.
6. Id., Lettres à Milena, Gallimard, 1983, p. 91 ; Correspondance, p. 34. « J’ai senti le souffle du néant » in Lettres à Milena, p. 241.
7. Faiblesse : C, p. 32. – Nus : C, p. 46. – Nomades, F. Kafka : La Muraille de Chine, Findakly, 2000, p. 166. – Dynasties : ibid.
p. 17, 18, 29. – On tombe : C, p. 165.
8. Non-statique : C, p. 203. – Patient : C, p. 253. – Péché originel : C, p. 94. – Contradictions : C, p. 127. – Sans espoir : C, p. 135.
– Nœud : F. Kafka, Correspondance, p. 196. – Chute libre : C, p. 167. – Preuve de liberté : C, p. 14 ; F. Kafka, Journal, p. 244
et cet aveu p. 18 : « à ma table de travail, je ne me sens pas plus à l’aise que quelqu’un qui tombe place de l’Opéra et se casse les
deux jambes ».
9. F. Kafka, Description d’un combat in La Muraille de Chine, Gallimard 1950 : « vitesse folle » p. 156.
10. Belle diversité : F. Kafka, Correspondance, p. 162 ; La Métamorphose, Gallimard, 1955, p. 179. – Béance : Description d’un combat,
p. 46. – Fondations : La Muraille de Chine, p. 42 ; C, p. 18. – Ruine : Journal, p. 76. – Chaise : C, p. 128.
11 C, p. 45 ; F. Kafka, Journal, p. 274 et 276.
12. Cailloux : F. Kafka, Correspondance, p. 20. – Panneaux : Méditations sur le péché, la souffrance, l’espoir et le vrai chemin, in Prépara-
tifs de noce à la campagne, Gallimard 1957, p. 50. – Fardeau : C, p. 84 (« Le faible s’effondre » et « Les risques de chute augmen-
tent »). La comparaison avec le « carrefour des huit chemins » de Gribskov, chez Kierkegaard, s’impose. De même, « c’est entre
liberté et esclavage que se croisent les chemins vrais et terribles » (F. Kafka, Journal, p. 313) ou encore : « Si je fais un pas hors du
chemin, je me retrouve aussitôt à mille pas en pleine forêt » (Préparatifs de noce, p. 58, 134, 378). Voir : A. Villani, Lectures du
Château de Kafka, Belin, 1984, et « Kafka et Prague », Critique n° 483-484, Éditions de Minuit, 1987, p. 628 à 687.
13. À quoi fait écho Kafka : « Il fallait toujours nager sous peine de couler plus bas », Description d’un combat, p. 22.
14. F. Kafka, Journal, p. 554.
15. Petites choses : C, p. 20. – Choix : C, p. 46. – Bouse de vache : C, p. 233.
16. Morceau de monde : F. Kafka, Journal, p. 342 ; Préparatifs de noce […], p. 141.
17. C, p. 156 ; voir aussi F. Kafka, Journal, p. 119 et 238. – Flotter : ibid., p. 385.
18. F. Kafka, Journal, p. 500 (« soulever le monde pour le faire entrer dans le vrai, le pur, l’immuable ») et p. 689.
19. Oubliettes : C, p. 96. – Directions : F. Kafka, Description d’un combat, p. 60. – C, p. 69, 30, 24.
20. F. Kafka, Journal, p. 523 et p. 244.
21. Armes de la ville de Prague (un peu modifiées) : F. Kafka, La Muraille de Chine, p. 66 et « le poing ganté de fer de la technique ».
C, p. 92. Voir aussi F. Kafka, Préparatifs de noce […], p. 96 : « Comme en face du ciel tout est fracassé, ils dégringolaient ».
22. F. Kafka, Correspondance, p. 60.
23. C, p. 59.
24. C. p. 19 ; F. Kafka, Journal, p. 299 ; Description d’un combat, p. 30 ; Journal, p. 238 (« Ma vie est hésitation devant la naissance ») ;
Lettre au père, Livre de Poche, 1991, p. 208 et 217 (« je devins inconstant, indécis »).
25. Taupe : F. Kafka, Lettres à Milena p. 186. – Labyrinthe : Méditations, p. 61 ; C, p. 128. Le sens non musical de Kafka ressemble à
la défiance de Nietzsche devant la nage infinie de Wagner : G. Janouch, Kafka m’a dit, Calmann-Lévy, 1952, p. 130. – F. Kafka,
Lettres à Milena, p. 82, 122, 175, 199 : « mon absence de sens musical ». – Journal, p. 164 : « la musique m’entoure d’une
muraille ».
26. C, p. 195. – F. Kafka, Lettres à Milena, p. 168, 180. – E. Canetti, L’Autre Procès. Lettres de Kafka à Felice, Gallimard, 1975, p. 129.
27. F. Kafka, Méditations, p. 54 et p. 106. Cf. « Tout sert la vérité, même le mensonge » (C, p. 170) et : « C’est moi qui suis le meilleur
auxiliaire de mes agresseurs » (F. Kafka, Journal, p. 661).
28. Ouverture existentielle : A. Villani, Lectures du Château de Kafka, op. cit. – Insignifiant : La Muraille de Chine, p. 168.
29. F. Kafka, Journal, p. 61.
30. C, p. 52.

199
Les lignes du temps
Jean-Pierre Morel

Chronologie II (septembre 1912-juillet 1917)


La deuxième période : les cinq ans situés entre la « percée » décisive des récits de l’automne
1912 (Le Verdict, Le Soutier, La Métamorphose, ) et la maladie qui éclate au mois d’août 1917 ;
dans ces cinq années, en trois phases discontinues, Kafka écrit quatre des sept textes ou
recueils de textes qui auront été publiés de son vivant (les trois qu’on vient de nommer, plus
Dans la colonie pénitentiaire qui ne paraîtra qu’en 1920) et aussi un grand nombre de textes qu’il
laisse inachevés, en particulier Le Procès ; rédigé dans les premiers mois de la Première Guerre
mondiale, ce roman, publié après sa mort par son ami Max Brod, en 1925, le fera connaître dans
le monde entier.
En italiques : les œuvres de Kafka publiées de son vivant ; entre guillemets : les textes restés inédits à sa mort.

Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
20 septembre 1912 :
première lettre à Felice
Bauer à Berlin.
22-23 sept. 1912 :
Le Verdict, rédigé en une
nuit (Journal, 6e cahier).
24 sept. : Kafka en donne
une première lecture chez
Oskar Baum.
Fin sept. 1912 à début Octobre 1912 : Grand
mars 1913 : activité Bruit paraît dans
intense. – 25 sept. à mi- Herderblätter, 1re année,
novembre : 2e version n° 4-5, Prague, 1912.
du « Disparu », chapitres Cette livraison a bénéficié
1 à 6. – 14 nov.- 6 déc. de la collaboration
1912 : La Métamorphose. d’Otto Pick, ami de Brod
Reprise du « Disparu » et de Kafka.
jusqu’au 24 janvier et
nouvelle interruption.
4 décembre : lecture 10 déc. 1912 :
publique du Verdict par 1er livre de Kafka,
l’auteur, à l’invitation de CONSIDÉRATION,
Willy Haas. Leipzig, Ernst Rowohlt
[daté 1913] : dix-huit
textes (1906-1912), dont
ceux parus dans Hyperion
et Bohemia.

200
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
25 déc. 1912 : Des enfants
sur la route [C] paraît dans
Bohemia, 1912, n° 356,
Prague.
12 janv. 1913 : mariage
de sa deuxième sœur,
Valli, avec Josef Pollak.
2 février : mariage de Max
Brod avec Elsa Taussig.
28 févr.-3 mars 1913 : 1re publ. : Kafka,
« Ernst Liman », fragment Tagebücher 1910-1923,
(Journal, 7e cahier). Fin de Francfort, New York,
la phase d’activité qui a 1951.
commencé en sept. 1912.
23-24 mars. À Berlin,
premier rendez-vous avec
Felice Bauer. Rencontre
avec plusieurs écrivains
de chez Kurt Wolff.
Avec Otto Pick, voyage à
Leipzig : rencontres avec
Franz Werfel, Kurt Wolff
et Jizchak Löwy.
11-12 mai : rencontre de mai 1913 : Le Verdict
Felice et de sa famille à paraît dans Arkadia, ein
Berlin. Jahrbuch für Dichtkunst,
éd. M. Brod, Leipzig,
Kurt Wolff, 1913.
Fin mai 1913,
2e livre : LE SOUTIER.
FRAGMENT [chapitre 1
du « Disparu »], Leipzig,
Kurt Wolff, coll. « Der
jüngste Tag » (n° 3).
Juin : demande en
mariage. 28 juin :
rencontre à Prague de
l’écrivain Ernst Weiß.

201
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
6-13 sept. 1913 : à
Vienne, assiste (avec deux
de ses supérieurs) au
2e congrès international
de prévention des
accidents et (avec Lise
Weltsch) au XIe congrès
sioniste international.
Rencontre de plusieurs
écrivains, dont Otto Pick.
15-16 sept. : bref séjour
seul à Venise. Interruption
de la correspondance
avec Felice. 22 sept.-13
oct. : cure à Riva dans
un établissement de
soins réputé ; aventure
amoureuse avec une jeune
femme suisse.
Nov.-déc. :
déménagement de la
famille Kafka dans un
nouvel appartement.
Rencontre de Grete
Bloch, amie et émissaire
de Felice à Prague.
Correspondance bientôt
intense avec elle. Reprise
du projet de mariage avec
Felice. Projet de quitter
Prague pour Berlin.
9 novembre : voyage à
Berlin. L’amitié avec Ernst
Weiß se confirme.
27 février-1er mars et 12- Fin février 1914 : échange
13 avril 1914 : nouvelles de lettres (non conservées)
rencontres avec Felice à avec Robert Musil,
Berlin. nouveau rédacteur en chef
de Die neue Rundschau,
auquel Kafka propose de
publier La Métamorphose.
30 mai-1er juin : fiançailles
à Berlin.

202
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
12 juillet 1914 : à Berlin,
à l’hôtel Askanischer
Hof, explication avec
Felice, en présence de
trois témoins, au sujet de
sa correspondance avec
Grete Bloch. Rupture
des fiançailles. 14-26
juillet : séjour au bord de
la Baltique, notamment
avec Ernst Weiß. Retour à
Prague le 26 juillet.
2 août 1914 : déclaration
de guerre de l’Allemagne
à la Russie. Épargné par
la mobilisation pour
raisons de santé, Kafka
prend ses distances
avec l’enthousiasme
patriotique. Sept. :
cesse d’habiter chez ses
parents, profitant des
appartements laissés libres
par deux de ses sœurs.
Kurt Wolff, mobilisé, est Nouvelle phase d’activité
remplacé jusqu’en 1916 littéraire intense.
par G.-H. Meyer. 11 août 1914 : début
du « Procès » (jusqu’au
20 janvier 1915).
Août-octobre 1914 : Août 1914 : dans la 1re publ. : Kafka, Amerika,
reprise du « Disparu », Neue Rundschau, éd. Max Brod, Munich,
finalement laissé inachevé Robert Musil fait l’éloge Kurt Wolff, 1927 (sans
pendant le chapitre de Considération et du les fragments) ; Amerika,
« Le Grand Théâtre Soutier. Kafka y est éd. (augmentée) M. Brod
d’Oklahoma » particulièrement sensible. et H. Politzer, Berlin,
Schocken, 1935 (G.S.,
vol. 2) ; Amerika, éd.
Max Brod, New York,
Schocken, 1946 (G.S,
2e éd., vol. 2) ; Amerika,
éd. Max Brod, Francfort,
New York, Fischer, 1953
(G.W., vol. 6).
Édition critique : Der
Verschollene (Le Disparu),
éd. J. Schillemeit,
Francfort, Fischer, 1983.
5-18 oct. 1914 : Dans la
colonie pénitentiaire, écrit
pendant un congé.

203
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Fin octobre 1914 : reprise
de la correspondance
avec Grete Bloch et Felice
Bauer.
Août-nov. 1914 : 1re publ. : Kafka,
« Souvenir du chemin de Tagebücher 1910-1923,
fer de Kalda », fragment Francfort, 1951.
(Journal, cahier 7 et
« Liasses »).
2 décembre : chez Franz 18 déc. 1914-6 janvier 1re publ. : Kafka, Beim
Werfel, Kafka lit Dans 1915 : « Le Maître d’école Bau der Chinesischen
la colonie pénitentiaire à de village », fragment. Mauer. Ungedrückte
quelques amis. Erzählungen und Prosa aus
dem Nachlaß, éd. M. Brod
et H.-J. Schoeps, Berlin,
Kiepenheuer, 1931
(sous le titre « La Taupe
géante »).
Fin déc. 1re publ. : Kafka,
1914-janvier 1915 : « Le Hochzeits […], Francfort,
Substitut », fragment. New York, 1953.
Avant le 20 janvier 1915 : 1re publ. : idem.
« Un jeune étudiant
ambitieux… »
(fragment Elberfeld).
20 janvier 1915 : 1re publ. : Kafka, Der
abandon du « Procès ». Prozeß, éd. M. Brod,
Berlin, die Schmiede,
1925 ; Der Prozeß, éd.
M. Brod et H. Politzer,
Berlin, Schocken,
1935, (G.S., vol. 3) [éd.
augmentée] ; Der Prozeß,
éd. M. Brod, New York,
Schocken, 1946 (G.S., 2e
éd, vol. 3) ; Der Prozeß,
éd. M. Brod, Francfort,
New York, Fischer,
1950 (G.W., vol. 1) [éd.
augmentée]. Éd. critique :
Der Proceß, éd. M. Pasley,
Francfort, Fischer, 1990.
Édition historique et
critique (fac-similé) : Der
Process, éd. R. Reuß, Bâle
et Francfort, Stroemfeld /
Roter Stern, 1997.
23-24 janvier 1915 :
revoit Felice à Bodenbach
(Autriche).

204
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
10 février 1915 : à
Prague, loue pour
la première fois une
chambre indépendante.
8 février-avril 1915 : Titre de Max Brod.
« Un célibataire entre 1re publ. : Kafka,
deux âges » (fragment Beschreibung […], Prague,
Blumfeld). 1936.
22 avril : voyage en
Hongrie avec sa sœur Elli
qui va voir son mari au
front ; retour seul à Prague.
23 et 24 mai : avec Fin mai 1915 : 1re publ. : Kafka,
Felice et Grete Bloch « Les Faits qui ont été Hochzeits […], Francfort,
à Edmundsklamm, en établis » (fragment New York, 1953.
« Suisse de Bohême ». Monderry), Journal, 10e
cahier ; après ce texte,
interruption du Journal.
Juin : avec Felice à
Karlsbad. Mort
d’Oskar Pollak, tué au
front en Italie.
Juillet : deux semaines
dans un sanatorium à
Rumburg, dans le nord de
la Bohême.
7 sept. 1915 : Devant la
Loi [MC] paraît dans Die
Selbstwehr, hebdomadaire
juif indépendant [1907-
1938], 9e année, n° 34,
Prague, 1915 ; et dans
Vom jüngsten Tag. Ein
Almanach neuer Dichtung,
Leipzig, Kurt Wolff,
1916. [MC = texte repris
dans Un médecin de
campagne].
Septembre : rencontre à 13 sept. 1915 :
Prague, avec Max Brod reprise du Journal
et G. M. Langer, d’un (11e cahier), désormais
« rabbin miraculeux » de très intermittent.
Galicie. Kafka s’intéresse
activement au sort des
Juifs déplacés à Prague.

205
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Octobre 1915 :
La Métamorphose paraît
dans la revue mensuelle
Die weißen Blätter [1914-
1920], 2e année, n° 10,
Leipzig, éd. Die weißen
Bücher, 1915. La revue
est alors dirigée par René
Schickele.
Automne 1915 :
CONSIDÉRATION,
2e édition, Leipzig, Kurt
Wolff.
Décembre 1915 : pour Début décembre 1915, 3e
attirer l’attention sur livre :
Kafka, Carl Sternheim, LA MÉTAMORPHOSE,
lauréat du Prix Fontane, Leipzig, Kurt Wolff,
lui fait don de l’argent du coll. « Der jüngste Tag »
prix, à l’initiative de son (n° 22-23).
éditeur.
Entre 11 sept. 1914 et
21 juin 1916 (datation
incertaine) : Un rêve
[MC].
3-13 juillet 1916 :
séjour avec Felice  à
Marienbad ; reprise du
projet de fiançailles et de
vie commune à Berlin.
Sept. : Kafka incite Felice
à travailler pour le Foyer
populaire juif de Berlin, qui
s’occupe de scolariser des
enfants juifs venus de l’Est.
30 octobre : le Journal Octobre 1916 :
s’interrompt pour dix LE SOUTIER, 2e édition,
mois (à l’exception d’une Leipzig, Kurt Wolff [avec
entrée le 6 avril 1917). quelques changements].
Oct.-nov. 1916, 4e livre :
LE VERDICT, Leipzig,
Kurt Wolff, coll. « Der
jüngste Tag » (n° 34).
10 novembre 1916 :
Kafka à Munich avec
Felice pour sa deuxième
lecture publique : Dans la
colonie pénitentiaire. Rilke
y assiste.

206
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Vers le 15 décembre
1916 : Un rêve [MC]
paraît dans Das jüdische
Prag. Eine Sammelschrift,
Prague, éd. Selbstwehr,
1917 ; et dans
Der Almanach der neuen
Jugend auf das Jahr 1917,
Berlin, éd. Neue Jugend,
1916.
26 nov. 1916-mai 1917 : Nouvelle période de
Kafka habite une petite grande activité, consignée
maison louée par sa sœur désormais dans des
Ottla dans la rue des Carnets in-octavo au lieu
Alchimistes à Prague. du Journal.
À partir de mars, loue
une chambre au palais
Schönborn. Apprend
l’hébreu.
Entre fin nov. 1916 Titre de Max Brod.
et début 1917 : « Le 1re publ. : Kafka,
Gardien du tombeau » Beschreibung […], Prague,
(Carnet in-8° A). 1936.
Entre mi-déc. 1916 et mi-
janvier 1917 :
En haut des gradins [MC],
Un médecin de campagne
[MC], Un fratricide [MC],
Le Prochain Village [MC].
6 janvier 1917 : Un rêve
[MC] paraît dans Prager
Tagblatt, quotidien
[1876-1938], Prague.
Déc. 1916-janvier 1917 : Titre de Max Brod.
« Le Pont » (Carnet in-8° 1re publ. : Kafka, Beim
B). Bau […], Berlin, 1931.
Janvier-février 1917 :
La Chevauchée du saut à
charbon (Carnet in-8° B).
Début février 1917 :
Chacals et Arabes [MC]
(Carnet in-8° B).
Autour du 10 février
1917 : Le Nouvel Avocat
[MC] (Carnet in-8° B).
Mars 1917 : « Lors de 1re publ. : Idem.
la construction de la
muraille de Chine »
(Carnet in-8° C).

207
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Un vieux papier [MC]
(Carnet in-8° C).
mars 1917 : « Le Coup Titre de Max Brod.
frappé à la porte du 1re publ. : Kafka,
domaine » (Carnet in-8° Beschreibung […], Prague,
C). 1936.
Mars 1917 : « L’Esprit 1re publ. : Kafka,
malin » (Carnet in-8° C). Hochzeits […], Francfort,
New York, 1953.
Mars-avril 1917 : 1re publ. : Die Literarische
« Un croisement » (Carnet Welt 7, 1931 ; en volume :
in-8° D). Kafka, Beim Bau […],
Berlin, 1931.
Entre déc. 1916 et 1re publ. : Kafka, Beim
avril 1917 : « Le Chasseur Bau […], Berlin, 1931.
Gracchus », fragments
(Carnet in-8° D).
Entre 6 et 22 avril 1917 :
Un compte rendu pour une
académie [MC], fragments
(Carnet in-8° D et E).
Après le 22 avril 1917 :
Une visite dans la mine
[MC].
Juillet 1917 : deuxièmes 7 juillet 1917 : envoi
fiançailles à Prague. à Kurt Wolff de treize
Voyage avec Felice à des textes écrits pendant
Budapest. Rencontre l’hiver ; en août, il en
d’Jizchak Löwy dont l’état choisit le titre : Un
a empiré. Retour seul par médecin de campagne.
Vienne. Dans le train, Petits récits [MC].
rencontre d’Otto Gross ;
celui-ci souhaite le voir
collaborer à une revue
européenne qu’il a le
projet de fonder. Nouvelle
rencontre quelques jours
plus tard à Prague, chez
Brod.
29 juillet 1917 : reprise
du Journal.
Avant août 1917
[datation incertaine] :
Le Souci du père de famille
[MC].

208
Lettres et Journal
(1912-1917) – Extraits

Franz Kafka

Sauf mention spéciale, ces textes ont été écrits à Prague.

[Première] lettre à Felice Bauer, 20 septembre 1912


Chère Mademoiselle,
Pour le cas tout à fait plausible où vous ne vous souviendriez plus le moins du monde de
ma personne, je me présente encore une fois : je m’appelle Franz Kafka et je suis la personne qui
vous a salué lors de la soirée chez M. le Directeur Brod à Prague, puis vous a tendu au-dessus
de la table, l’une après l’autre, des photographies d’un voyage à Thalia et qui pour finir, a tenu,
dans cette main avec laquelle il tape à présent sur les touches, votre main, avec laquelle vous
avez confirmé la promesse de faire l’an prochain un voyage en Palestine avec moi. Si vous voulez
toujours faire ce voyage – vous avez dit ce soir-là que vous n’étiez pas versatile, et je n’ai moi
non plus rien remarqué de tel en vous –, alors il ne sera pas seulement bon, mais absolument
nécessaire, que nous cherchions dès à présent à nous entendre à ce propos. Car nous allons
devoir utiliser la totalité absolue de notre bien trop courte période de congés pour un voyage en
Palestine et nous ne pourrons le faire que si nous nous sommes aussi bien préparés que possible
et si nous sommes d’accord sur tous les préparatifs. […] Mais […] s’il devait aussi y avoir des
objections contre cela, je veux dire des objections pratiques au fait de voyager avec moi accom-
pagnateur, guide, poids mort, tyran de voyage, et tout ce que qui pourrait encore se développer
à partir de ma personne, rien de décisif ne devrait s’opposer à mon rôle de correspondant épis-
tolaire – et c’est seulement de cela qu’il s’agirait provisoirement –, et vous pourriez sans doute
essayer avec moi.
Votre cordialement dévoué Dr. Franz Kafka
Prague, Pořič 7

Journal, 23 septembre 1912


23 (septembre  1912) Cette nouvelle, Le Verdict, je l’ai écrite d'une traite, au cours de
la nuit du 22 au 23, de 10  h du soir à 6  h du matin. J’étais à peine capable de retirer de
sous le bureau mes jambes raidies par la position assise. L’effroyable fatigue et la joie de voir
l’histoire se développer devant moi, et moi avancer comme si j’étais dans l’eau. À plusieurs
reprises, au cours de cette nuit, je portais mon propre poids sur mon dos. La manière dont on
peut tout risquer, dont un grand feu est prêt à recevoir toutes les idées, même les plus incon-
grues, un feu dans lequel elles périssent et ressuscitent. La manière dont le bleu s’est répandu
devant la fenêtre. Une voiture est passée. Deux hommes ont franchi le pont. À 2 h, j’ai regardé
ma montre pour la dernière fois. Au moment où la bonne, pour la première fois, a traversé

209
le vestibule, j’écrivais la dernière phrase. Extinction de la lampe et clarté du jour. Les légères
douleurs au cœur. La lassitude qui se dissipe au milieu de la nuit. L’entrée tremblante dans la
chambre des sœurs. Lecture à voix haute. Auparavant, l’étirement devant la femme de chambre,
et cette déclaration  : «  J’ai écrit jusqu’à maintenant  ». L’aspect du lit, intact, comme si l’on
venait de le porter ici. La conviction confirmée que je me trouve, en écrivant mon roman, dans
des bas-fonds infâmes de l’écriture. On ne peut écrire qu’ainsi, que dans un tel contexte, avec
une telle ouverture complète du corps et de l’âme. Le matin au lit. Les yeux toujours clairs.
Beaucoup de sentiments que l’on guide pendant l’écriture : par exemple la joie que m’inspire
l’idée que j’aurai quelque chose de beau pour l’Arcadia de Max, des pensées pour Freud évidem-
ment, à un moment pour Arnold Beer, à un autre pour Wassermann, pour une (fracasser) pour
la Géante de Werfel, et aussi, bien entendu, pour mon « Monde citadin1 » […]

Brouillon de lettre [non envoyée] à Felice Bauer, 9 novembre 1912


Très chère Mademoiselle ! Vous n’avez plus le droit de m’écrire, et moi non plus je ne vous
écrirai plus. Je ne pourrais que vous rendre malheureuse par mon écriture et l’on ne peut rien
pour moi. Pour le comprendre, je n’aurais pas eu besoin de décompter toutes les heures qu’a
sonnées la pendule la dernière nuit, je le savais clairement avant ma première lettre, et si j’ai
tout de même tenté de m’accrocher à vous, je mériterais d’être maudit, si je ne l’étais déjà, pour
l’avoir fait. – Si vous voulez reprendre vos lettres, je vous les renvoie, naturellement, même si je
les conserverais volontiers. Si vous les voulez tout de même, écrivez-moi une carte postale vide
en signe de cette volonté. En revanche, je vous demande, autant que je puis le faire, de conserver
mes lettres. – Oubliez vite le fantôme que je suis, et vivez joyeuse et tranquille, comme autrefois.

Lettre à Felice Bauer, 11 novembre 1912


[…] La nouvelle que j’écris, et qui est du reste programmée sine die, s’appelle, pour vous
donner une idée provisoire, L’Oublié, et se déroule exclusivement aux États-Unis d’Amérique
du Nord2. Pour l’instant cinq chapitres sont terminés, le 6e l’est presque. Les différents chapitres
sont intitulés : I Le Soutier II L’oncle III Une maison de campagne près de NY IV La marche
vers Ramsès V À l’hôtel Occidental VI Le cas Robinson. – J’ai nommé ces titres comme si l’on
pouvait se représenter quelque chose en les entendant, ça n’est naturellement pas possible, en
attendant je veux mettre ces titres à l’abri chez vous. C’est le premier travail d’assez grande
envergure dans lequel je me sente en sécurité depuis un mois et demi, après quinze années de
calamité sinistre interrompue seulement par quelques pauses. Il faut donc le terminer, vous le
pensez sans doute vous aussi, et je veux, sous votre bénédiction, canaliser le petit laps de temps
que je pourrais utiliser pour vous écrire des lettres trop imprécises, terriblement lacunaires,
imprudentes, dangereuses, vers ce travail où toute chose, du moins jusqu’à présent, quelle
qu’en soit l’origine, s’est apaisée et a pris le bon chemin. Êtes-vous d’accord avec cela ? Et ne
voulez-vous donc pas m’abandonner à ma solitude qui, malgré tout cela, est terrifiante ? Très
chère Mademoiselle, je donnerais à présent bien des choses pour un regard dans vos yeux. […]

Non, je ne vis pas totalement à l’écart de ma famille. C’est ce que prouve la présentation,
ci-jointe, de la situation sonore qui règne dans notre appartement, présentation qui, afin d’in-
fliger une correction publique et peu douloureuse à ma famille, a tout juste paru dans une petite
revue pragoise3. – Du reste ma plus jeune sœur (elle a déjà plus de vingt ans) est ma meilleure
amie à Prague, et les deux autres aussi sont compatissantes et bonnes. Mon père et moi sommes
les seuls à nous haïr bravement. […]

210
Lettre à Felice Bauer, 1er novembre 1912
[…] Et de fait, maigre comme je suis, et je suis la personne la plus maigre que je connaisse
(ce qui signifie quelque chose, car je suis déjà beaucoup allé en sanatorium), il n’existe rien
d’autre en moi que l’on pourrait qualifier, à propos de l’écriture, de superflu et de superflu dans
le bon sens du terme. S’il existe par conséquent une puissance supérieure qui veut m’utiliser ou
qui m’utilise, alors je suis dans sa main comme un instrument au moins bien élaboré ; sinon,
alors je ne suis rien du tout et je resterai tout d’un coup dans un vide effroyable.
Maintenant j’ai élargi ma vie en y ajoutant le fait de penser à vous, et il n’y a sans doute
pas un quart d’heure, pendant mon éveil, où je n’aurais pas pensé à vous, mais il y a beaucoup
de quarts d’heure au cours desquels je ne fais rien d’autre que cela. Reste que même cela est lié
à mon écriture, seule la marche ondulée de l’écriture me définit et dans une époque d’écriture
terne, je n’aurais certainement jamais eu le courage de m’adresser à vous. C’est aussi vrai qu’est
vrai le fait que j’avais depuis ce soir-là le sentiment d’avoir dans la poitrine un orifice par lequel
s’exerçait une traction aspirante et non maîtrisée vers l’intérieur et vers l’extérieur, jusqu’à ce
qu’un soir, au lit, le souvenir d’une histoire biblique me prouve la nécessité de ce sentiment, et
dans le même temps la vérité de cette histoire. […]

Lettre à Felice Bauer, 17 novembre 1912


[…] Avant-hier dans la nuit j’ai rêvé de toi pour la deuxième fois. Un coursier m’apportait
deux lettres recommandées de ta part et me les tendait, une dans chaque main, avec un mouve-
ment extraordinairement précis des bras, qui tressautaient comme les tiges des pistons d’une
machine à vapeur. Dieu, c’étaient des lettres magiques. J’avais beau sortir autant de pages écrites
que je voulais des enveloppes, celles-ci ne se vidaient pas pour autant. Je me tenais au milieu d’un
escalier, et j’étais forcé, ne le prends pas mal, de jeter sur les marches les feuilles que j’avais lues,
si je voulais sortir les autres lettres des enveloppes. Tout l’escalier, vers le haut et vers le bas, était
couvert d’une épaisse couche de ces feuilles lues, et leur papier élastique, empilé sans rigueur,
bruissait puissamment. C’était une vraie chimère. […]

Lettre à Felice Bauer, 5 décembre 1912


Pleure, ma chérie, pleure, voici venu le temps des pleurs ! Le héros de ma petite nouvelle
est mort il y a quelque temps4. Si cela te console, apprends donc qu’il est mort assez paisible-
ment et réconcilié avec tous. L’histoire proprement dite n’est pas encore tout à fait finie, je
n’en ai plus vraiment le goût à présent et renvoie la conclusion à demain. Il est déjà très tard
et j’avais suffisamment à faire pour surmonter la perturbation d’hier. Dommage que soient
clairement inscrits dans certains passages de la nouvelle mes états de fatigue et autres interrup-
tions ou soucis qui n’en relèvent pas, elle aurait certainement pu être travaillée plus propre-
ment, on le voit justement aux passages suaves. C’est toujours ce même sentiment taraudant ;
moi-même, moi avec les forces créatives que je sens en moi, sans même parler de leurs forces
et de leur durée, j’aurais, dans des circonstances plus favorables, accompli un travail plus pur,
plus frappant, plus organisé que celui qui se trouve devant nous aujourd’hui. C’est un senti-
ment qu’aucune raison ne peut dissiper, bien que, naturellement, nul n’ait jamais raison à part
la raison, laquelle dit que, de la même manière qu’il n’existe pas d’autres circonstances que les
circonstances réelles, on ne peut compter non plus sur aucune autre circonstance. Mais quoi
qu’il en soit, j’espère terminer la nouvelle demain, et me jeter de nouveau, après-demain, sur
le roman. […]

211
Lettre à Felice Bauer, 26 janvier 1913
[…] Mon roman ! Avant-hier soir, je me suis proclamé totalement vaincu par lui. Il se désa-
grège dans mes mains, je ne peux plus l’attraper, je n’écris sans doute rien qui soit totalement
coupé de moi, mais ce lien s’est tout de même trop distendu ces derniers temps, des erreurs de
brochage apparaissent et ne veulent pas disparaître, cette affaire court un plus grand risque si
je continue à y travailler que si je l’abandonne provisoirement. Par ailleurs, je dors depuis une
semaine comme si je montais la garde, je me réveille en sursaut toutes les deux minutes. Mes
maux de tête sont devenus une institution régulière et de petites nervosités variables ne cessent
de me travailler  : en un mot, j’arrête totalement l’écriture et, provisoirement pour une seule
semaine, mais dans les faits peut-être pour plus longtemps, je ne ferai que me reposer. […]

Lettre à Felice Bauer, 10 mars 1913


[…] Hier soir, du reste, j’ai fait une découverte qui devrait être terrible et m’a pourtant
presque soulagé. Je rentrais tardivement chez moi après une soirée chez les Baum, je ne voulais
plus t’écrire et pourtant mes humeurs sont trop peu versatiles pour que le fait d’en garder
quelques-unes pour les exprimer dans les lettres que je t’adresse ait un sens, et j’aurais donc pu
facilement t’écrire et en apprécier le bienfait, mais je n’ai pas écrit, je ne voulais pas aller dormir
non plus, j’avais encore beaucoup trop de mal-être pour cela en moi, au retour d’une promenade
du reste très courte faite hier avec les membres de ma famille, que j’étais passé prendre au café
après avoir pris trop tôt congé de Max, sa femme et Felix, et c’est ainsi que je m’emparai, parce
que ces cahiers contenant mon roman étaient justement étalés devant moi (par un quelconque
hasard, les cahiers inutilisés jusque-là étaient remontés vers le haut), que je m’emparai, donc, de
ces cahiers, les lus d’abord dans un état de confiance indifférente, comme si je savais précisément,
de mémoire, l’ordre de ce qu’il y avait de bon, à moitié bon et mauvais à l’intérieur, mais fus de
plus en plus étonné et en arrivai finalement à l’irréfutable conviction qu’en tant qu’ensemble seul
le premier chapitre découle d’une vérité intérieure tandis que tout le reste, exception faite natu-
rellement de quelques passages plus ou moins petits ou grands, bien entendu, a été en quelque
sorte écrit en souvenir d’un sentiment certes grand, mais tout à fait absent, et doit donc être
rejeté, c’est-à-dire que sur environ 400 grandes pages des cahiers il n’en reste que 56 (je crois).
Si l’on ajoute encore à ces 350 pages les quelque 200 autres d’une version du récit totalement
inutilisable, écrite au cours de l’hiver et du printemps dernier, cela signifie que j’ai écrit, pour
cette histoire, 550 pages inutiles. Mais à présent bonne nuit, ma pauvre chérie, rêve de plus belles
choses que de ton
Franz

Lettre à Kurt Wolff, 11 avril 1913


Cher Monsieur Wolff,
Tous mes remerciements pour votre lettre aimable, je suis parfaitement d’accord avec les
conditions de la reprise du Soutier dans Der Jüngste Tag5 et l’accepte très volontiers. J’ai seule-
ment une demande, que j’ai du reste déjà exprimée dans ma dernière lettre. Le Soutier, La
Métamorphose (qui est une fois et demie plus grande que Le Soutier) et Le Verdict forment un
tout externe et interne, il y a entre eux une liaison manifeste et, plus encore, secrète, à la repré-
sentation de laquelle je ne voudrais pas renoncer, en les regroupant dans un livre qui pourrait
par exemple être intitulé Les Fils. Serait-il dès lors possible que Le Soutier, abstraction faite de
sa publication dans Der Jüngste Tag, soit repris ultérieurement dans un livre spécifique dans

212
un délai quelconque, qui dépendra entièrement de votre bon vouloir, mais tout de même prévi-
sible, en même temps que les deux autres nouvelles, et serait-il possible d’intégrer une formula-
tion de cette promesse dans le contrat actuel sur Le Soutier ? Je tiens tout autant à l’unité de ces
trois nouvelles qu’à l’unité de l’une d’entre elles.
Votre cordialement dévoué
Dr F Kafka

Lettre à Felice Bauer, 12-13 mai 1913 


[…] Nous avons encore tant de choses à discuter l’un avec l’autre, Felice ! Ma tête bourdonne.
Seul le voyage, pourtant, vous le fait comprendre, on ne peut le discerner autrement que par la
présence. Sais-tu qu’en réalité je suis maintenant très confiant, il nous reste encore des choses
épouvantables à discuter, et nous serions peut-être tout de même à l’air libre. Tu sais bien que je
te conduis toujours sur des chemins hideux, même quand un joli lac se trouve à proximité. Tout
cela n’est-il le fruit que de l’heure tardive de la nuit ? Quand je faisais ma valise, à Berlin, j’avais un
autre texte en tête. « Sans elle je ne peux pas vivre, et avec elle non plus », sur ces mots je jetai l’un
après l’autre mes vêtements dans la valise, et quelque chose faillit me faire éclater la poitrine. […]

Lettre à Felice Bauer, 16 juin 1913


[…] Je suis « en toute chose plus avancé » que toi ? Juger un peu les gens, me mettre dans
leur peau, ça, je sais le faire, mais je ne crois pas avoir jamais rencontré une personne qui, à la
longue, en moyenne, et qui plus est ici, dans la vie, dans les relations humaines (de quoi s’agit-il,
sinon de cela ?) serait plus lamentable que moi. Je n’ai pas de mémoire, ni pour ce que j’ai appris,
ni pour ce que j’ai lu, ni pour ce que j’ai vécu ni pour ce que j’ai entendu, ni pour les gens ni
pour les événements, il me semble n’avoir rien vécu ni rien appris, dans les faits j’en sais moins
sur la plupart des choses que les écoliers des petites classes et ce que je sais, je le sais de manière
tellement superficielle que je ne peux déjà plus répondre à la deuxième question. Je ne suis pas
capable de penser, dans ma pensée je me heurte sans arrêt à des limites, je peux encore appré-
hender certaines choses au passage, çà et là, mais une pensée cohérente, développée, m’est tout à
fait impossible. En vérité je ne peux pas non plus vraiment raconter, et je ne veux presque même
pas parler ; quand je raconte, j’ai le plus souvent un sentiment semblable à celui que pourraient
avoir les petits enfants qui font leurs premières tentatives de marche, non par besoin personnel,
mais parce que la famille adulte, celle qui marche impeccablement, le veut ainsi. Et tu ne te
sens pas à la hauteur d’une personne comme celle-ci, Felice, toi qui es amusante, vivante, sûre
de toi et en bonne santé ? La seule chose que j’aie, ce sont des forces quelconques qui, dans une
profondeur impossible à discerner normalement, se concentrent pour former la littérature, mais
auxquelles, dans mes conditions professionnelles et physiques actuelles, je ne peux absolument
plus me fier, car à toutes les exhortations intérieures de ces forces s’opposent au moins autant de
mises en garde intérieures. S’il m’était permis de me fier à elles, je le crois fermement, elles me
porteraient cependant d’un seul coup hors de toute cette misère intérieure.

[…] Songe à présent, Felice, à la transformation qu’impliquerait pour nous un mariage,


à ce que chacun perdrait et à ce que chacun gagnerait. Je perdrais ma solitude le plus souvent
effroyable et je te gagnerais, toi que j’aime plus que quiconque. Mais toi, tu perdrais la vie que
tu as menée jusqu’ici et dans laquelle tu étais presque entièrement satisfaite.
Tu perdrais Berlin, le bureau où tu es heureuse, les amies, les petits plaisirs, la perspec-
tive d’épouser un homme en bonne santé, drôle et bon, d’avoir de beaux enfants en bonne

213
santé, ceux-là même auxquels tu aspires, pour peu que tu y réfléchisses. En contrepartie de
cette perte, qui n’est nullement négligeable, tu gagnerais un être malade, faible, asocial, peu
loquace, triste, rigide, presque dépourvu d’espoir, dont l’unique vertu, peut-être, est le fait de
t’aimer. Au lieu de te sacrifier pour de vrais enfants, ce qui correspondrait à ta nature de jeune
fille en bonne santé, tu devrais te sacrifier pour cet être puéril, mais dans le pire sens du terme,
et qui, peut-être, dans le meilleur des cas, apprendrait de toi, lettre après lettre, la langue des
êtres humains. Et sur chaque petit détail, sur chacun, tu serais perdante. Mes revenus ne sont
peut-être pas supérieurs aux tiens, j’ai exactement 4 588 couronnes par an, j’ai certes droit à
une pension, mais comme toujours pour un service assimilé à celui de la fonction publique
les revenus sont très peu susceptibles d’augmenter, je n’ai pas grand-chose à attendre de mes
parents, et strictement rien de la littérature. Tu serais donc forcée de vivre bien plus modes-
tement qu’à présent. Le ferais-tu vraiment, le supporterais-tu vraiment pour moi, pour la
personne que j’ai décrite ci-dessus ?
Et maintenant c’est à toi de parler, Felice. Réfléchis à tout ce que j’ai écrit dans toutes
mes lettres, depuis le début. Je crois que les descriptions que j’ai faites de moi ne devraient pas
avoir beaucoup varié. Il n’y a sans doute rien d’exagéré, et sur certaines choses j’en ai dit trop
peu. Sur le bilan extérieur, tu n’as pas à réfléchir, il est assez clair, il t’interdit très rigoureuse-
ment de répondre « oui ». Reste donc le bilan intérieur. Où en est-on avec lui ? Veux-tu me
répondre en détail ? Ou bien pas en détail si tu n’as pas beaucoup de temps, mais de manière
claire, ce qui correspond au fond à ton naturel limpide, que seule ma personne trouble un
petit peu ? Franz

Journal, 3 juillet 1913


[…] Le millionnaire sur l’image, au cinéma, « Esclaves de l’or ». Le retenir ! Le calme, le
mouvement lent et sûr, si nécessaire le pas rapide, le tressaillement du bras. Riche, gâté, élevé aux
berceuses, mais la manière dont il bondit sur ses jambes comme un valet, dont il passe au crible
la chambre de la gargote dans laquelle il a été enfermé en pleine forêt.

Journal, 21 juillet 1913


[…] 6. Devant mes sœurs et devant d’autres gens, et c’était en particulier le cas autrefois, j’ai
souvent été très différent. Sans crainte, mis à nu, puissant, surprenant, saisi comme je ne le suis
d’habitude que lorsque j’écris. Si je pouvais l’être devant tous par le biais de mon épouse ! Mais
cela ne serait-il pas volé à l’écriture ? Surtout pas cela, surtout pas cela !
7. Seul, je pourrais peut-être un jour abandonner mon poste pour de bon. Marié, ce ne sera
jamais possible.

Lettre à Felice Bauer, 14 août 1913


[…] Même «  l’intérêt artistique  » n’est pas vrai, c’est même l’assertion la plus fausse
parmi toutes les contrevérités. Je n’ai pas d’intérêt littéraire, je suis fait de littérature, je ne
suis rien d’autre et je ne peux être rien d’autre. J’ai lu dernièrement le récit suivant dans une
Histoire de la foi dans le diable : « Un moine avait une voix si belle et si douce que l’écouter
assurait le plus grand plaisir. Un jour où un religieux eut lui aussi entendu cette aimable
mélopée, il dit : ce n’est pas la voix d’un homme, mais celle du diable. En présence de tous
les admirateurs, il exhorta le démon, qui sortit effectivement, sur quoi le cadavre (car c’est

214
justement un cadavre humain, et non une âme, qui avait en l’espèce été insufflé par le diable)
s’effondra et se mit à empester. » Le rapport entre moi-même et la littérature est du même
ordre, tout à fait du même ordre, si ce n’est que ma littérature n’est pas aussi suave que la
voix de ce moine. […]

Journal, 14 août 1913


[…] Le coït comme punition du bonheur d’être ensemble. Mener une vie aussi ascétique
que possible, plus ascétique qu’un célibataire, c’est pour moi l’unique possibilité de supporter le
mariage. Mais elle ? […]

Journal, 15 août 1913


[…] Cela, et d’autres observations sur moi-même, ont fait que dans ma détermination et
ma conviction intérieures, qui ne cessent de grandir, résident des possibilités de pouvoir malgré
tout exister dans un mariage, et même de le mener à une évolution qui enrichisse ce à quoi je
suis destiné. C’est du reste un vœu que je forme déjà, d’une certaine manière, sur le rebord de
la fenêtre.

Journal, 21 août 1913


[…] J’ai reçu aujourd’hui le Livre du juge de Kierkegaard. Comme je le pressentais, son cas
est, en dépit de différences essentielles, très similaire au mien, ou du moins il se situe du même
côté du monde. Il me confirme comme un ami. […]

[Brouillon d’une lettre au père de Felice Bauer]

[…] Je vis à présent dans ma famille, parmi les meilleures personnes, les plus aimables, plus
étranger qu’un étranger. Avec ma mère, ces dernières années, je n’ai pas prononcé vingt mots par
jour en moyenne, avec mon père je n’ai pratiquement jamais échangé plus que des salutations.
Avec mes sœurs mariées et mes beaux-frères, je ne parle pas du tout, sans être en rien fâché avec
eux. La raison en est simplement que je n’ai pas la moindre chose dont je puisse parler avec ces
personnes. Tout ce qui n’est pas littérature m’ennuie et je le hais, car cela me dérange ou me
retient, même si c’est juste une idée. Je n’ai donc aucun sens de la vie familiale, sinon, dans le
meilleur des cas, celui de l’observateur. Je n’ai aucun sens de la parenté, je vois dans les visites que
l’on me rend une méchanceté littéralement tournée contre moi.
Un mariage ne pourrait pas me transformer, pas plus que mon poste ne peut le faire.

Lettre à Felice Bauer, 2 septembre 1913


[…] L’envie de renoncer, pour l’écriture, au plus grand bonheur humain, me tranche
constamment la totalité des muscles. Je ne peux pas me libérer. Les craintes que je ressens pour
le cas où je ne renonce pas m’assombrissent tout.
Chérie, ce que tu me dis, je le dis presque sans interruption, le moindre détachement
de toi me brûle, ce qui se déroule entre nous deux se déroule en moi de manière bien plus

215
vive, je succombe à tes lettres, à tes photos. Et pourtant – regarde, des quatre personnes que je
considère (sans les approcher par la force et l’envergure) comme mes véritables parents par le
sang, Grillparzer, Dostoïevski, Kleist et Flaubert, seul Dostoïevski s’est marié, et peut-être Kleist,
lorsqu’il s’est tiré une balle dans la tête au bord du Wannsee sous la pression de la détresse exté-
rieure et intérieure, a-t-il été le seul à trouver la véritable issue. Tout cela peut en soi n’avoir pour
nous aucune signification, chacun vit une nouvelle vie, même si je me trouvais moi-même au
cœur de leur ombre, qui pèse sur notre temps. Mais c’est d’une manière générale une question
fondamentale de la vie et de la foi, et dès lors l’interprétation du comportement de ces quatre-là
a bien plus de sens.

Lettre à Felice Bauer, Venise, 16 septembre 1913


[…] N’as-tu donc pas encore compris ce qui m’arrive, Felice ? Comment, dans mon malheu-
reux état, puis-je écrire à ton père ?
Enfermé par les inhibitions que tu connais, je suis incapable de bouger, je suis totalement,
totalement hors d’état d’abattre les obstacles intérieurs, la seule chose dont je sois tout juste
encore capable est d’en être démesurément malheureux. Je pourrais écrire à ton père, en total
accord avec toi et du fond de mon cœur, mais au moindre rapprochement avec la moindre
réalité je serais forcément de nouveau déchaîné et je tenterais, sans le moindre égard, et sous la
contrainte la plus irrésistible, d’atteindre la solitude. Cela ne pourrait mener qu’à un malheur
encore plus profond qu’à celui où nous nous trouvons aujourd’hui, Felice. […] Mais que dois-je
faire, Felice ? Nous devons prendre congé l’un de l’autre. Franz

Journal, 15 octobre 1913


[…] Le séjour à Riva était pour moi d’une grande importance. Pour la première fois, je
comprenais une jeune fille chrétienne et je vivais presque entièrement dans sa sphère d’in-
fluence. Je suis incapable de consigner à ce propos quelque chose qui jouerait un rôle décisif
dans mon souvenir. C’est uniquement pour se conserver que ma faiblesse préfère rendre mon
esprit hébété clair et vide, pour autant qu’il est possible de repousser la confusion dans les
marges. Mais je préfère presque cet état à cette simple poussée sourde et incertaine qui, pour
s’en libérer, sans être du reste sûr du résultat, exigerait un marteau qui commencerait par me
réduire en miettes. […]
Le Pr  Grünwald pendant mon voyage de Riva. Son nez d’Allemand de Bohême, qui
rappelle la mort, les joues enflées, rougies, boursouflées d’un visage fait pour une maigreur
exsangue, entouré d’une barbe blonde. Possédé par la manie de manger et de boire. Avaler la
soupe chaude, mordre, tout en le léchant, le morceau de salami non épluché, boire sérieuse-
ment, gorgée après gorgée, la bière déjà chaude et la sueur qui se met à couler autour du nez.
Une chose répugnante que l’on ne se lasse pas d’observer, même en regardant et en humant de
la manière la plus avide.
La maison était déjà fermée. Deux fenêtres du deuxième étage étaient éclairées, ainsi
qu’une fenêtre du quatrième. Une voiture s’arrêta devant la maison. À la fenêtre éclairée du
quatrième étage apparut un jeune homme qui l’ouvrit et regarda en bas, vers la rue. À la lueur
de la lune
Il était déjà tard le soir. L’étudiant avait perdu toute envie de travailler encore. Ce n’était du
reste absolument pas nécessaire, il avait fait des progrès réels et notables au cours des dernières
semaines, il pouvait sans doute se reposer un peu et réduire son travail nocturne. Il ferma ses
livres et ses cahiers, rangea sa petite table et voulut se déshabiller pour aller dormir. Mais il

216
regarda par hasard en direction de la fenêtre et la vision de la pleine lune limpide lui donna l’idée
d’aller encore faire une petite promenade par cette belle nuit d’automne, et peut-être d’aller se
revigorer quelque part en buvant un café noir. Il éteignit la lampe, attrapa son chapeau et ouvrit
la porte de la cuisine. D’une manière gén. [érale], il lui était totalement indifférent de devoir sans
arrêt traverser la cuisine, et puis ce désagrément diminuait de manière significative le prix de sa
chambre, mais de temps en temps, lorsqu’il y avait particulièrement de bruit dans la cuisine, ou
lorsqu’il voulait partir, comme, par exemple, ce jour-là, tard dans la soirée, c’était tout de même
pesant.
Démoralisant. Cet après-midi, dans mon demi-sommeil : au bout du compte, la douleur va
tout de même forcément me faire éclater la tête. Au niveau des tempes, pour être précis. Ce que
j’ai vu au cours de cette vision était en vérité une blessure par coup de feu, si ce n’est qu’autour
du trou les bords étaient remontés à la verticale, avec des arêtes vives, comme une boîte en fer
qu’on aurait ouverte à la sauvage. […]

Journal, 20 novembre 1913


20 (novembre 1913) Suis allé au cinéma. Ai pleuré. « Lolotte ». Le bon prêtre. Le petit vélo.
La réconciliation des parents. Immense divertissement. Avant, film triste, « L’Accident sur les
docks », ensuite, plus amusant, « Enfin seul ». Suis totalement vide et dépourvu de sens, le tram
électrique qui passe devant moi a plus de sens en éveil que je n’en ai.

Lettre à Felice Bauer, 29 décembre 1913 au soir


[…] Ce qui m’a entravé était un sentiment imaginaire, l’idée que dans la solitude complète
résidait une obligation supérieure, non pas un bénéfice, non pas un plaisir (du moins dans le sens
où va ton opinion), mais une obligation et une souffrance. Je n’y crois plus du tout, c’était une
vue de l’esprit, rien d’autre (peut-être cette découverte m’aidera-t-elle aussi à avancer), et elle est
réfutée avec une extrême simplicité par le fait que je ne peux pas vivre sans toi. […]

Journal, 8 janvier 1914


[…] Qu’ai-je en commun avec les juifs ? Je n’ai pratiquement rien de commun avec moi-
même et devrais me mettre très tranquillement dans un coin, satisfait de pouvoir respirer. […]

Journal, 9 mars 1914


[…]
Mais enfin, tu aurais pu te marier ?
Je ne pouvais pas me marier à l’époque, tout en moi s’est révolté contre cette idée, quel
que soit l’amour que j’ai toujours porté à F. Pour l’essentiel, ce sont les égards que j’avais pour
mon travail d’écrivain qui m’en ont dissuadé, car je pensais qu’un mariage mettrait ce travail
en danger. J’ai peut-être eu raison ; mais ce travail a été anéanti par l’état de célibataire où je
me trouve actuellement. Je n’ai rien écrit depuis un an, et je continue à ne rien pouvoir écrire,
je n’ai et ne garde en tête que cette unique pensée qui me ronge. Tout cela, à l’époque, je
n’ai pas pu le vérifier. Du reste, compte tenu de mon absence d’autonomie, qui est au moins
alimentée par ce mode de vie, je m’approche de toute chose en hésitant et ne réussis rien du
premier coup. […]

217
Que veux-tu donc faire ?
[…] Je dois quitter l’Autriche et, comme je n’ai aucun talent pour les langues et que j’au-
rais du mal à exercer un travail physique ou commercial, aller au moins jusqu’en Allemagne
et, là-bas, à Berlin, où se trouvent la plupart des possibilités de subsister. C’est aussi là-bas que
je peux le mieux exploiter mes capacités d’écrivain, et le faire de la manière la plus directe, et
trouver un emploi rémunéré qui me corresponde à peu près. Serai-je capable, au-delà, de mener
un travail inspiré ? Sur ce point, je ne peux m’exprimer à présent, pas même avec le plus faible
degré de certitude. Ce dont je pense en revanche être sûr, c’est que, de cette situation libre et
indépendante où je me trouverai à Berlin, (aussi misérable soit-elle pour le reste), je tirerai
l’unique sentiment de bonheur dont je sois encore capable aujourd’hui.
Mais toi, la vie t’a donné des goûts de luxe.
Non, j’ai besoin d’une chambre, d’une pension végétarienne, et de presque rien d’autre.
N’y vas-tu pas à cause de F.
Non, je choisis uniquement Berlin pour les raisons ci-dessus, cela étant j’aime aussi cette
ville, et je l’aime peut-être à cause de F. et à cause du cercle d’idées autour de F. ; cela, je ne peux
pas le contrôler. Il est également probable que je vive avec F. à Berlin. Si cette existence commune
m’aide à me sortir F. du sang, eh bien, tant mieux, ce sera un avantage supplémentaire de Berlin.
Es-tu en bonne santé ?
Non, le cœur, le sommeil, la digestion.

Journal, 6 juin 1914


6 VI 14 De retour de Berlin. J’étais ligoté comme un criminel. Si l’on m’avait mis dans
un coin avec de véritables chaînes, si l’on avait placé de vrais gendarmes devant moi, si l’on ne
m’avait laissé regarder que de cette manière-là, le résultat n’aurait pas été pire. Et c’étaient mes
fiançailles, et tout le monde s’efforçait de me mener à la vie et, comme on n’y parvenait pas, de
me tolérer tel que j’étais. F., cependant, était celle qui le faisait le moins de tous, d’une manière
parfaitement justifiée, car c’est elle qui souffrait le plus. Ce qui, pour les autres, était pur phéno-
mène, constituait pour elle une menace. […]

Journal, 23 juillet 1914


23 VII 14. Le tribunal dans l’hôtel. Le voyage en calèche. Le visage de F. Elle passe les
mains dans ses cheveux, s’essuie le nez avec la main, bâille. Elle se redresse tout d’un coup et
dit des choses bien pensées, longtemps conservées, hostiles. Le retour avec Mlle Bl. La chambre
dans l’hôtel, la chaleur réfractée par le mur d’en face. La chaleur vient aussi des murs latéraux
voûtés qui englobent les fenêtres en profondeur de la pièce. Et de surcroît le soleil de l’après-
midi. Le garçon d’étage, mobile, presque juif de l’est. Du bruit dans la cour, comme dans une
fabrique de machines. Mauvaises odeurs. La punaise. L’écraser, décision difficile. La femme de
chambre s’étonne : des punaises, il n’y en a nulle part, une fois seulement un invité en a trouvé
une dans le corridor. Chez les parents. De temps en temps les larmes de ma mère. Je récite la
leçon. Mon père la prend comme il le faut, à tous égards. Il est venu exprès pour moi de Malmö,
voyage de nuit, il est en bras de chemise. Ils me donnent raison, on ne peut rien me reprocher,
ou pas grand-chose. Diabolique en toute innocence. Culpabilité apparente de Mlle Bloch. Le soir
seul sur un siège Unter den Linden. Douleurs abdominales. Contrôleur triste. Se place devant
les gens, fait tourner le morceau de papier dans la main et l’on ne s’en débarrasse que contre
paiement. En dépit de toute la pesanteur apparente, il accomplit très bien sa fonction, on ne
peut pas aller dans tous les sens dans ce genre de travail à long terme, et puis il doit tenter de

218
se remémorer les gens. En voyant des gens comme ça, toujours ces réflexions : comment est-il
arrivé à son poste, comment est-il rémunéré, où sera-t-il demain, qu’est-ce qui l’attend dans son
grand âge, où loge-t-il, dans quel angle étire-t-il ses bras avant de dormir, pourrais-je arriver à
faire ce métier si j’en avais le cœur. Tout cela avec des maux de ventre. […]

Lettre à Julie et Hermann Kafka, Marielyst, juillet 1914


Ici tout est fait pour me garder dans la dépendance, moi qui, au fond, la réclame. On me
donne tout et tout est à ma portée. Le bureau me pèse beaucoup, il m’est souvent insupportable,
mais au fond facile. Je gagne de cette manière plus qu’il ne m’en faut. Dans quel but ? Pour qui ?
Je vais continuer à monter sur l’échelle des salaires. À quelle fin ? Ce travail ne me correspond
pas et ne me donne même pas l’indépendance en guise d’émoluments, pourquoi est-ce que je ne
m’en débarrasse pas ? Je ne cours aucun risque et j’ai tout à gagner si je démissionne et m’en vais
de Prague. Je ne tente rien car ma vie à Prague ne mène à rien de bon. […]
J’imagine ainsi la mise en œuvre de mon projet : j’ai cinq mille couronnes. Elles permettent
de vivre, s’il le faut, deux ans sans revenus en Allemagne, à Berlin ou à Munich. Ces deux années
me donnent la possibilité de mener un travail littéraire et de faire sortir de moi-même ce qu’à
Prague, entre la mollesse intérieure et la perturbation extérieure, je ne pourrais obtenir d’une
manière si évidente, abondante et homogène. Ce travail littéraire me permettra, au bout de ces
deux années, de vivre de mes propres revenus, aussi modestes soient-ils. Mais aussi modestes
soient-ils, ils seront sans comparaison avec la vie que je mène actuellement à Prague et qui m’y
attend par la suite. Vous objecterez que je me fais des illusions sur mes capacités, et sur la possi-
bilité qu’elles m’offrent de gagner ma vie. Certes, ce n’est pas exclu. Plaide seulement contre cette
éventualité le fait que j’ai trente et un ans et qu’à un âge pareil, on ne peut pas tenir compte de
ce genre d’illusions, sans quoi tout calcul serait impossible ; plaide également contre elle le fait
que j’ai déjà écrit deux ou trois choses, quoique pas très importantes, qui ont été reconnues assez
favorablement, et pour finir l’objection est levée du fait que je ne suis pas paresseux du tout,
que je suis passablement dénué de besoins et qu’en conséquence, même si mon espoir devait ne
déboucher sur rien, je trouverais une autre possibilité de revenus et, en tout cas, je ne ferais pas
appel à vous, car l’effet, aussi bien sur moi que sur vous, serait encore bien pire que la vie actuelle
à Prague, mieux, ce serait totalement insupportable. […]

Journal, 2 août 1914


2 (août 1914) L’Allemagne a déclaré la guerre à la Russie. – L’après-midi, cours de natation.

Journal, 6 août 1914


6 (août 1914) Vu sous l’angle de la littérature, mon destin est très simple. Mon sens de la
représentation de ma vie intérieure onirique a renvoyé tout le reste dans l’accessoire, cela s’est
atrophié d’une manière épouvantable et ne cesse de s’atrophier. Rien d’autre ne peut jamais me
satisfaire. Mais la force que j’ai lorsqu’il s’agit de mener à bien cette représentation est totalement
incalculable, peut-être a-t-elle déjà disparu à tout jamais, peut-être repassera-t-elle tout de même
une fois par moi, mes conditions de vie ne lui sont toutefois pas favorables. J’oscille donc, je vole
continuellement vers le sommet de la montagne mais ne peux pratiquement pas m’y maintenir,
fût-ce un seul instant. D’autres oscillent aussi, mais dans les régions intérieures, avec des forces
supérieures ; quand ils menacent de tomber, ils sont rattrapés au vol par le parent qui marche

219
auprès d’eux avec vigilance. Mais moi, j’oscille tout en haut, ce n’est hélas pas une mort, ce sont
les tourments éternels de l’agonie.
Défilé patriotique. Discours du maire. Puis disparition, puis surgissement et cette exclama-
tion allemande : « Vive notre monarque bien aimé ! À lui ! » J’y assiste avec mon mauvais œil.
Ces défilés sont l’un des épiphénomènes les plus répugnants de la guerre. À commencer par les
commerçants juifs qui sont tantôt allemands, tantôt tchèques, qui se l’avouent sans doute mais
ne peuvent jamais le crier aussi fort qu’à présent. Bien entendu, ils en entraînent plus d’un dans
leur sillage. C’était bien organisé. Cela doit se répéter chaque soir, et même deux fois demain,
dimanche.

Journal, 2 décembre 1914


Après-midi chez Werfel avec Max et Pick. Fait la lecture de « Dans la colonie pénitentiaire »,
pas tout à fait insatisfait, mis à part les erreurs évidentes et ineffaçables. Les poèmes de Werfel et
2 actes d’Esther Kaiserin von Persien. Les actes, renversants. Mais je me laisse facilement plonger
dans la confusion. Les coupes et les comparaisons que produit Max, qui n’est pas tout à fait satis-
fait de la pièce, me perturbent et je ne conserve plus dans ma mémoire, loin de là, la totalité de la
pièce, comme pendant l’audition, lorsqu’elle s’est abattue sur moi. Souvenir des comédiens qui
jouaient en yiddish. Les belles-sœurs de W. L’aînée appuyée contre le siège, regarde assez souvent
le miroir, et alors que je la dévore déjà pas mal des yeux, elle désigne d’un doigt léger une broche
fichée au milieu de son corsage. C’est un corsage bleu marine échancré, l’échancrure est remplie
de tulle. Récit réitéré d’une scène au théâtre : des officiers qui, pendant Cabale et amour, échan-
geaient fréquemment à voix haute cette remarque : « Speckbacher fait impression », désignant
ainsi un officier adossé au mur d’une loge.
Le produit du jour avant même de me mettre à l’ouvrage : travail à continuer absolument,
triste qu’il ne soit pas possible de le faire aujourd’hui, car je suis fatigué et j’ai la migraine, j’en
avais déjà un avant-goût ce matin au bureau. Continuer le travail absolument, cela doit être
possible malgré l’insomnie et le bureau.
Rêve cette nuit. Chez l’empereur Guillaume. Dans le château. La belle vue. Une pièce
semblable à celle du « collège du tabac6 ». Rencontre avec Matilde Serao. Malheureusement tout
oublié.
Extrait d’Esther : les chefs-d’œuvre de Dieu s’envoient des pets dans le bain.

Journal, 13 décembre 1914


13 XII 14 Plutôt que de travailler – je n’ai écrit qu’une page (exégèse de la Légende7) –,
j’ai lu des chapitres achevés et les ai trouvés partiellement bons. Ayant toujours conscience du
fait que tout sentiment de satisfaction et de bonheur, tel que j’en éprouve en particulier et par
exemple à l’égard de la Légende, doit être payé, et doit l’être a posteriori par le fait de ne jamais
s’accorder de repos. […]

Journal, 31 décembre 1914


31 XII 14 Travaillé depuis le mois d’août, la quantité était généralement non négligeable, la
qualité pas mauvaise, mais je n’ai été ni du premier ni du deuxième point de vue jusqu’au bout de
ma capacité, comme j’aurais dû le faire, notamment parce que ma capacité, selon toute vraisem-
blance (insomnie, migraines, faiblesse cardiaque), ne durera plus longtemps. Écrit sur des choses

220
inachevées : Le Procès, Souvenirs du chemin de fer de Kalda, Le Maître d’école, Le Substitut, et
d’assez petits débuts. Parmi ce qui est achevé, uniquement : Dans la Colonie pénitentiaire et un
chapitre de L’Oublié, tous deux pendant mes quinze jours de vacances. Je ne sais pas pourquoi
je fais ce passage en revue, ça n’est pas du tout mon genre.

Journal, 4 janvier 1915


4 I 15 N’ai pas cédé à une grande envie de commencer un nouveau récit. Tout cela est
inutile. Quand je ne peux pas traquer les histoires d’un bout à l’autre de la nuit, elles s’enfuient
et se dispersent comme vient de le faire « Le Substitut8 ». Et demain je vais à la fabrique, après
l’enrôlement de Paul je devrai peut-être y aller tous les après-midi. Tout s’arrêtera du même
coup. Les réflexions sur la fabrique sont mon Grand Pardon permanent.

Journal, 24 janvier 1915


[…] F. a dit « Comme nous sommes sagement installés ensemble, ici, tous les deux ! » Je me
suis tu, comme si mon ouïe avait cessé de fonctionner pendant qu’elle s’exclamait ainsi. Nous
avons été seuls dans la chambre pendant deux heures. Autour de moi, que de l’ennui et de la tris-
tesse. Nous n’avons pas encore eu l’un avec l’autre un seul bon moment au cours duquel j’aurais
respiré librement. Vis-à-vis de F., hormis dans des lettres, je n’ai jamais eu la douceur de la rela-
tion à une femme aimée comme à Zuckmantel et à Riva, juste une admiration, une sujétion, une
compassion, un désespoir et un mépris de soi sans bornes. Je lui ai aussi fait la lecture, les phrases
se mélangeaient de manière répugnante, aucune relation avec l’auditrice qui absorbait sans rien
dire, les yeux fermés, allongée sur le canapé. Une demande formulée tièdement, visant à pouvoir
emporter et recopier un manuscrit. Pendant l’histoire du gardien de porte, une plus grande
attention et une bonne observation. Le sens du récit ne s’est révélé à moi qu’à ce moment-là, elle
aussi l’a bien compris, mais ensuite nous avons critiqué le texte avec des remarques grossières,
c’est moi qui ai commencé.

[…] F. effectue un grand détour pour se rendre à Bodenbach, prend la peine de se procurer
le passeport, doit me supporter après une nuit blanche et de surcroît écouter une lecture, et tout
cela n’a pas le moindre sens. Savoir si elle le ressent comme une aussi grande souffrance que moi.
Certainement pas, même en supposant que nous ayons la même sensibilité. Car enfin, elle n’a
pas de sentiment de culpabilité. […]

Journal, 9 février 1915


9 II 15 Hier et aujourd’hui un peu écrit. Histoires de chiens9.
Je viens de lire le début. C’est hideux et donne des maux de tête. Aussi vrai que ce soit, c’est
méchant, pédant, mécanique, un poisson qui respire à peine encore sur un banc de sable. J’écris
Bouvard et Pécuchet à un âge très précoce. Si les deux éléments – qui sont le plus marqués dans
« Le Soutier » et « La Colonie pénitentiaire » – ne s’associent pas, je suis au bout. Mais existe-t-il
une perspective de voir cette union se faire ?
Enfin pris une chambre. Dans la même maison de la Bilekgasse.

221
Journal, 10 février 1915
10 II (1915) Premier soir. Le voisin passe des heures à s’entretenir avec la logeuse. Tous
deux parlent à voix basse, la logeuse de manière presque inaudible, c’est encore plus énervant.
Interrompu, Dieu sait pour combien de temps, l’écriture qui s’était mise en marche depuis
deux jours. Pur désespoir. Est-ce ainsi dans chaque appartement ? Est-ce qu’une détresse aussi
grotesque et absolument mortelle m’attend chez chaque logeuse, dans chaque ville ? Les deux
pièces de mon professeur principal au monastère. Mais il est absurde de désespérer tout de
suite, mieux vaut chercher des moyens, même si – non, ce n’est pas opposé à mon caractère,
un judaïsme coriace est encore en moi, seulement la plupart du temps il vient en aide à la
partie adverse.

Lettre à Felice Bauer, 11 février 1915


[…] Je suis depuis hier dans ma nouvelle chambre, et j’ai eu hier soir des accès de déses-
poir tels, que j’ai cru que la nécessité de sortir de la chambre et celle de sortir du monde
revenaient pour moi au même. Et pourtant il ne s’est rien passé de particulier, tout le monde
est plein d’égards, mon hôtesse s’évapore pour l’amour de moi, le jeune homme qui habite à
côté de moi revient tard le soir de ses affaires, fait quelques pas et est déjà couché. Et malgré
tout, le logement est petit, on entend les portes s’ouvrir et se fermer ; mon hôtesse se tait
toute la journée, elle ne peut donc s’empêcher d’échanger quelques mots en chuchotant avec
l’autre locataire, avant le marchand de sable ; elle, on l’entend à peine, le locataire, tout de
même, un petit peu : c’est que les murs sont effroyablement minces ; j’ai arrêté, au grand dam
de la logeuse, la pendule qui se trouve dans ma chambre, ça a été mon premier geste lorsque
je suis arrivé, mais la pendule de la chambre d’à côté sonne d’autant plus puissamment,
j’essaie de ne pas entendre le battement des minutes, mais les demi-heures sont annoncées
trop fort, quoique avec mélodie ; je ne peux pas jouer au tyran et exiger qu’on arrête aussi
cette horloge-là. D’ailleurs ça ne servirait à rien, on chuchotera toujours un peu, la cloche
de la porte sonnera, hier le locataire a toussé deux fois, et aujourd’hui assez souvent, sa toux
me fait plus mal à moi qu’à lui. Je ne peux en vouloir à personne, la logeuse m’a rapidement
présenté ses excuses à propos du chuchotement, me précisant que c’était exceptionnel et dû
au fait que le locataire a (à cause de moi) changé de chambre et qu’elle a voulu lui montrer la
nouvelle, et qu’elle va accrocher un rideau lourd devant ma porte. Très aimable, mais selon
toute vraisemblance je vais donner mon congé lundi. Cela dit, je suis tellement gâté par le
silence de mon appartement, mais je ne peux pas vivre autrement. Ne ris pas, F., ne trouve
pas ma souffrance méprisable, certes, tant de gens souffrent aujourd’hui, et ce qui cause leur
souffrance est plus qu’un chuchotement dans la chambre voisine, mais justement, dans le
meilleur des cas ils combattent pour leur existence, ou plus exactement pour les relations
qu’a leur existence avec la communauté, il n’en va pas différemment pour moi, il n’en va pas
différemment pour qui que ce soit. Accompagne-moi de tes bons vœux pour ma recherche
d’un logement. […]

Journal, 4 mai 1915


4 V (1915) Meilleur état parce que j’ai lu Strindberg (Seul). Je ne le lis pas pour le lire, mais
pour m’allonger contre sa poitrine. Il me tient comme un enfant sur son bras gauche. J’y suis
comme un homme sur une statue. Dix fois j’ai risqué de glisser, mais à la onzième tentative je
me suis solidement assis, je suis en sécurité et j’ai l’horizon devant moi.

222
Journal, 14 septembre 1915
14 (septembre 1915) Avec Max et Langer, samedi chez le rabbi miraculeux. Pizkov, Haran-
tova ulice. Beaucoup d’enfants sur le trottoir et les marches d’escalier. Un hôtel. En haut l’obs-
curité totale, quelques pas à l’aveuglette, mains en avant. Une chambre à la lumière blafarde du
crépuscule, des murs gris clair, quelques petites femmes et jeunes filles, foulards blancs, visages
livides, elles se tiennent autour de moi, petits mouvements ; impression d’exsanguïté. Chambre
suivante. Toute noire, pleine d’hommes et de jeunes gens. Prière à voix haute. Nous nous serrons
dans un coin. À peine avons-nous un peu regardé autour de nous que la prière est terminée, la
chambre se vide. Une pièce d’angle, avec deux murs pourvus de deux fenêtres chacun. On nous
pousse vers une table, à droite du rabbin. Nous résistons, « Allons, vous êtes tout de même des
juifs, vous aussi. » Le père au caractère le plus fort fait le rabbin. Tous les rabbins ont l’air féroce,
dit Langer. Celui-ci est en cafetan de soie, on aperçoit son caleçon. Des poils sur le dos du nez.
Une calotte fourrée qu’il ne cesse de pousser d’un côté et de l’autre. Sale et pur, singularité des
gens qui mènent une réflexion intensive. Se gratte la naissance de la barbe, se mouche sur le sol
à travers la main et plonge les doigts dans les plats – mais quand il laisse un bref instant la main
sur la table, on voit le blanc de la peau, un blanc tel qu’on croit n’en avoir jamais vu que dans les
représentations imaginaires de l’enfance. Il est vrai qu’à l’époque, les parents aussi étaient purs.

Journal, 30 septembre 1915


Rossmann et K.10, l’innocent et le coupable, tous deux finalement indistinctement tués par
punition, l’innocent d’une main plus légère, plus mis de côté qu’abattu.

Lettre aux éditions Kurt Wolff (G.H. Meyer), 15 octobre 1915


[…] Pour ce qui concerne vos propositions, je me fie entièrement à vous. Mon vœu aurait
à vrai dire été de publier un assez grand recueil de nouvelles (par exemple celle tirée d’Arkadia,
La Métamorphose et une autre nouvelle encore, sous le même titre, Châtiments), M. Wolff, lui
aussi, a jadis donné son accord sur ce point mais, dans les circonstances actuelles, ce que vous
prévoyez vaut sans doute mieux, au moins pour l’instant. Je suis également d’accord avec la
réédition du Regard11. […] F Kafka

Journal, 25 décembre 1915


[…] Toujours cette angoisse principale : si j’étais parti en 1912, en pleine possession de mes
moyens, la tête claire, sans être rongé par les efforts visant à réprimer les forces vitales !
Avec Langer : il ne peut lire le livre de Max que dans treize jours. Il aurait pu le lire à Noël,
puisque selon un vieil usage on ne peut pas lire la Tora à Noël (ce soir-là, un rabbin découpait
toujours le papier toilettes pour toute l’année) mais cette fois Noël tombait un samedi. Dans
treize jours c’est le Noël russe, ce jour-là il pourra lire. D’après la tradition du Moyen Âge, on ne
doit s’occuper de belles-lettres ou d’autres savoirs profanes qu’une fois atteints les soixante-dix
ans, selon une conception plus clémente on peut le faire à partir de sa quarantième année. La
médecine était la seule science dont on pût s’occuper. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, car elle est
désormais trop intimement liée aux autres sciences. – Assis sur le siège des toilettes on ne doit pas
penser à la Tora, on a donc le droit d’y lire des livres profanes. Un Pragois très pieux, un certain
Kornfeld, savait beaucoup de choses profanes, il avait tout étudié aux toilettes.

223
Lettre à Max Brod [1re partie], Marienbad, 12 au 14 juillet 1916
[…] Les cordes avec lesquelles j’étais ligoté ont au moins été desserrées, je me suis un
peu remis d’aplomb ; elle qui n’avait cessé de tendre ses mains dans le vide le plus parfait
pour me prêter secours m’a de nouveau aidé et je me suis retrouvé avec elle dans une relation
jusqu’ici inconnue d’humain à humain, qui atteignait, en valeur, cette relation qu’avaient
eue, dans nos meilleures époques, l’épistolier et l’épistolière. Au fond, je n’ai encore jamais
été l’intime d’une femme, abstraction faite de deux cas, à Zuckmantel (mais là-bas elle était
une femme et moi un jeune garçon) et à Riva (mais là-bas c’était presque une enfant, et
moi j’étais totalement confus et malade aux quatre points cardinaux). Mais à présent j’ai vu
le regard de confiance d’une femme et je n’ai pu me fermer à lui. Bien des choses se déchi-
rent que je voulais garder secrètes pour toujours (il n’y a rien d’individuel, c’est un tout)
et de cette ouverture découle aussi, je le sais, suffisamment de malheur pour plus d’une
vie humaine, mais ce n’est pas un malheur suscité, il est imposé. Je n’ai pas le droit de me
défendre contre cela, d’autant moins que si cela n’advenait pas je le ferais advenir volontai-
rement et par moi-même, dans le seul but de retrouver ce regard. Je ne la connaissais pas
du tout, mais outre d’autres objections j’étais à l’époque gêné par une véritable peur de la
réalité de cette auteure de lettres ; lorsqu’elle vint à ma rencontre dans la grande chambre
pour recueillir le baiser de fiançailles, un frisson me parcourut ; le voyage de fiançailles avec
mes parents a été pour moi une torture de chaque pas ; rien ne me causait une telle peur que
de me retrouver seul avec F. avant les noces. Désormais c’est différent et c’est bien. Notre
pacte est, en bref, le suivant : nous marier peu après la fin de la guerre, prendre deux ou
trois pièces dans un faubourg de Berlin, ne laisser à chacun que le souci économique de sa
propre personne. F. va continuer à travailler comme par le passé, et moi, eh bien, moi, je ne
peux pas encore le dire. Si l’on veut toutefois se faire une idée concrète de la situation, on
obtient la vision de deux chambres, par exemple à Karlshorst, dans l’une F. se lève de bonne
heure, elle part en vitesse et, le soir, exténuée, tombe dans son lit ; dans l’autre se trouve un
canapé sur lequel je suis allongé et me nourris de lait et de miel. C’est là que, désormais, est
allongé et s’étire l’homme immoral (d’après la fameuse expression). Et malgré tout – y règne
désormais le calme, la détermination et donc la possibilité de vivre. (Considéré après coup,
ce sont cependant des mots puissants, qu’une plume faible ne peut réprimer durablement.)
[…]

Lettre aux éditions Kurt Wolff, 19 août 1916


[…] Dans un premier temps il n’a absolument pas été question de publication dans Der
Jüngste Tag, mais d’un recueil de nouvelles intitulé Châtiments (Le Verdict – La Métamorphose
– La Colonie pénitentiaire), dont M. Wolff m’avait laissé entrevoir la publication depuis assez
longtemps déjà. Ces récits produisent une certaine unité, un recueil de nouvelles aurait aussi,
bien entendu, constitué une publication plus visible que les cahiers de Der Jüngste Tag, et cepen-
dant je serais tout prêt à accepter ce recueil si je voyais la possibilité que Le Verdict soit publié
dans un cahier séparé.
Une parution du Verdict et de La Colonie pénitentiaire dans le cadre d’un petit volume
du Jüngster Tag n’est sans doute, à vrai dire, pas envisageable car La Colonie pénitentiaire suffit
largement à un petit volume, y compris selon la mesure à laquelle vous vous livrez dans votre
lettre. J’aimerais juste ajouter que selon mon sentiment, Le Verdict et La Colonie pénitentiaire
produiraient une relation exécrable ; La Métamorphose pourrait tout de même servir d’intermé-
diaire entre les deux ; mais sans elle, cela reviendrait vraiment à faire se cogner violemment l’une
contre l’autre.

224
Plaident en particulier, pour moi, en faveur d’une publication séparée du Verdict, les
éléments suivants  : le récit est plus poétique qu’épique, raison pour laquelle il a besoin d’un
espace entièrement libre autour de lui s’il doit avoir de l’écho. C’est aussi le travail que je préfère
et mon vœu a donc toujours été qu’il soit mis en valeur un jour, si possible, de manière auto-
nome. Puisqu’on abandonne l’idée du recueil de nouvelles, ce serait la meilleure occasion. Soit
dit en passant, que Dans la colonie pénitentiaire ne paraisse pas tout de suite dans Der Jüngste
Tag m’offre la possibilité de la proposer aux Weisse Blätter. Mais je le mentionne vraiment en
passant, car l’essentiel reste pour moi que Le Verdict paraisse à part. […] F Kafka

Lettre à Kurt Wolff, 11 octobre 1916


Vos mots aimables sur mon manuscrit12 me sont parvenus et m’ont été très agréables. En
exclure l’élément gênant correspond tout à fait à mon opinion, que j’ai du reste, de cette manière,
à l’égard de presque tout ce qui est sorti jusqu’ici de ma plume. Notez combien peu de choses
sont, sous cette forme ou sous une autre, exonérées de cet élément embarrassant ! Pour expli-
quer ce dernier récit, j’ajouterai seulement que ce n’est pas seulement lui qui est gênant, mais
plutôt que notre temps commun et mon époque personnelle ont eux aussi été très gênants, et
que mon temps personnel a même été gênant plus longtemps que le temps général. Dieu sait à
quelle profondeur je me serais retrouvé sur ce chemin si j’avais continué à écrire ou, mieux, si ma
situation et mon état m’avaient permis de pratiquer l’écriture à laquelle j’aspirais à m’en mordre
les lèvres de toutes mes dents. Or ils ne l’ont pas fait. […]
Votre cordialement dévoué

Lettre à Kurt Wolff, 27 juillet 1917


Cher Kurt Wolff,
Que vous portiez un jugement tellement aimable sur les manuscrits13 me donne une
certaine assurance. Dans le cas où vous jugeriez qu’une édition de cette petite prose (deux petits
fragments au moins s’y ajouteraient en tout cas : Devant la loi, contenu dans votre Almanach
et le Rêve ci-joint) serait maintenant la bienvenue, je suis tout à fait d’accord, je m’en remets
entièrement à vous pour ce qui concerne la forme de l’édition, et pour l’instant je ne tiens pas
du tout à ce qu’elle me rapporte. Ce dernier point changera toutefois du tout au tout après la
guerre. Je vais abandonner mon poste (cet abandon est, d’une manière générale, mon espoir
le plus puissant), je vais me marier et quitter Prague, peut-être pour Berlin. Même après cela,
comme je peux le croire aujourd’hui, je ne dépendrai pas certes exclusivement du fruit de mon
travail littéraire, et pourtant j’ai, ou le fonctionnaire profondément installé en moi a, ce qui
revient au même, une angoisse accablante à l’idée de ce qui m’attend, alors j’espère seulement,
cher Monsieur Wolff, qu’à supposer que je le mérite à peu près, vous ne m’abandonnerez pas
totalement à ce moment-là. Un mot de vous d’ores et déjà prononcé à ce propos représenterait
tout de même beaucoup pour moi, au-delà de toute l’incertitude du présent et du futur. Avec
mes salutations cordiales, votre dévoué, Kafka

Journal, 1er août 1917


[…] Je serre la bride.

225
Lettre à Ottla, 29 août 1917
[…] Voici trois semaines environ, pendant la nuit, j’ai eu un épanchement de sang venant
du poumon. Il était environ quatre heures du matin, je me réveille, m’étonne d’avoir une quan-
tité considérable de salive dans la bouche, la crache, puis allume tout de même la lumière,
étrange, c’est un pâté de sang. C’est alors que ça commence. Chrlení, je ne sais pas si l’ortho-
graphe est la bonne, mais c’est une bonne expression pour désigner cette source qui me coulait
dans la gorge. J’ai cru que ça ne s’arrêterait jamais. Comment pouvais-je l’endiguer puisque ce
n’est pas moi qui l’avais ouverte ? Je me levai, fis le tour de la chambre, allai à la fenêtre, regardai
à l’extérieur, revins sur mes pas – toujours du sang, finalement ça s’arrêta et je dormis mieux que
je ne l’avais fait depuis longtemps. […]
Le résultat pour ce qui me concerne : 3 possibilités, premièrement un refroidissement aigu
comme l’affirme le docteur, cela, je l’élimine, […] deuxièmement la phtisie. Le Dr l’écarte provi-
soirement. Mais on va bien voir […], troisièmement : cette possibilité, j’y ai à peine fait allusion
devant lui, il l’a naturellement repoussée tout de suite. Et pourtant, c’est la seule possibilité
véritable, et elle est aussi compatible avec la deuxième. J’ai de nouveau épouvantablement souf-
fert ces derniers temps de mon vieux délire, du reste l’hiver dernier n’a été que la plus grande
interruption à ce jour de ces cinq années de souffrance. C’est le plus grand combat que je doive
mener, ou plus exactement que l’on m’ait confié et une victoire (qui pourrait par exemple se
présenter sous la forme d’un mariage, F. n’est peut-être dans ce combat que la représentante de
ce qui constitue probablement le bon principe), je veux dire une victoire avec des pertes de sang
à peu près supportables aurait eu, dans mon histoire privée du monde, quelque chose de napo-
léonien. Il semble à présent que je doive perdre le combat de cette manière. […]
Traduction de l’allemand par Olivier Mannoni.

NOTES

1. Le Monde citadin : récit inachevé de Kafka. Voir dans ce Cahier « Les lignes du temps » : chronologie I, 21 février 1911.
2. Sic ! (NdT).
3. Il s’agit de Grand Bruit, voir chronologie II, oct. 1912
4. Gregor Samsa, personnage principal de La Métamorphose : voir chronologie II, 14 nov.-6 déc. 1912.
5. « Le Jugement dernier », l’une des collections de la maison de Kurt Wolff (NdT).
6. Le Tabakskollegium où Frédéric 1er réunissait des fumeurs pour goûter le tabac et discuter (NdT).
7. C’est, dans Le Procès, la discussion qui suit le récit : « Devant la porte de la Loi », etc.
8. Le Substitut : récit inachevé, voir chronologie II, fin déc. 1914.
9. Un célibataire entre deux âges, dit aussi « fragment Blumfeld » : récit inachevé, voir chronologie II, février-avril 1915.
10. Rossmann : personnage principal du roman Le Disparu ; K. : personnage principal du roman Le Procès.
11. Regard (ou Considération, ou Contemplation) : premier livre de Kafka, voir chronologie II, 10 déc. 1912 et automne 1915.
12. « Mon manuscrit » : Dans la colonie pénitentiaire, écrit deux ans plus tôt.
13. « Les manuscrits » : voir chronologie II, 7 juillet 1917.

226
Résonances

« Il ne naît qu’une fois par


siècle un génie comme Kafka »
Hermann Broch

[…] Pour ce qui est des romans, je sais naturellement qu’ils sont bons. Cependant il m’est
si facile d’écrire des romans, qu’il m’est difficile de le faire. Les connaissances qui m’importent
sont trop profondes, pour pouvoir être exprimées par les moyens du roman et, même si elles se
laissent entrevoir dans mes romans – nul individu ne peut se libérer de ses problèmes et ceux-ci
le poursuivent dans toutes ses déclarations – la place où elles ont été mises leur fait quand même
tort. Lorsque je me livre à des travaux de philosophie politique, lorsque je me livre à des travaux
de théorie de la connaissance, je m’acquitte de responsabilités aussi bien à l’égard de moi-même
qu’à l’égard de mon travail et à l’égard du monde mais, lorsque j’écris des romans, j’ai le senti-
ment d’une absence de responsabilité, Et tout dépend du sentiment de responsabilité. Même si
je réussissais à agrandir encore d’un petit bout la largeur d’expression du roman, qu’y aurais-je
bien gagné  ? Ces considérations-là étaient les problèmes d’un Joyce et, quelle que soit mon
admiration pour lui, je sais qu’elles sont devenues, en mettant les choses au mieux, une affaire
d’histoire littéraire. Le génie de Kafka, il est vrai, dépasse infiniment celui de Joyce parce qu’au
contraire de celui-ci il se soucie comme d’une guigne de la technique esthétique, mais empoigne
l’éthique immédiatement à sa racine irrationnelle. Cependant, il ne naît qu’une fois par siècle un
génie comme Kafka et, en dehors d’une semblable génialité originelle, il n’y a plus d’excuse pour
la littérature, d’autant plus que Kafka se trouve déjà hors de la littérature. Si tu devais réellement
écrire un jour ta théorie du roman, et si tu devais alors être réellement assez bon pour m’y assi-
gner une place j’espère que tu prendras la parole au sujet de ma position à l’égard du roman, soit
pour approuver celle-ci, soit pour engager une polémique avec elle. Pour la formuler d’une façon
tout à fait tranchée : le roman, c’est de la littérature, c’est donc une affaire de succès littéraire
et de vanité littéraire et cela n’a donc plus rien à faire avec la conscience que le travailleur intel-
lectuel a de sa responsabilité, à notre époque riche en honneurs (à la fois horrible et riche). […]

Extrait de Hermann Broch, lettre à Waldo Frank (New Heaven, Conn., 12 janvier 1950), in Lettres (1929-1951), Paris, Gallimard,
1961, p. 433-434. Traduit de l’allemand par Albert Kohn. © Éditions Gallimard.

227
« Kafka, grande et paisible
apparition »
Ernst Bloch

[…] Il n’y a pas d’autre attitude aujourd’hui que celle de la rupture, du rejet. C’est l’attitude
dominante, celle qui subsiste encore. Ce qui aurait été expressionniste en 1918 monte, après
la guerre, dans un train fantôme qui, froid, rêveur et frissonnant, circule parmi les ruines, les
coïncidences, et les espaces vides. C’est ici qu’on trouve les places turinoises de Chirico, vides à
l’exception d’ombres bien nettes, et des salons dont le parquet à gauche se perd dans le déferle-
ment de la houle, mais dont le mur, la cheminée et la pendule à droite sont dans la forêt vierge.
C’est ici que sont les paysans de Paris d’Aragon, qui font chanter au « cadavre sans sépulture de
nos parents » (comme dit Benjamin1) les significations d’un avenir encore sans nom. Le surréa-
lisme avait des sources populaires dans le film muet, qui tenait lui-même à la fois du fatras et du
rêve. Mais l’écho que rencontrent dans le vide d’aujourd’hui les freudismes du surréalisme, qui
y trouve l’essentiel de ses objets, est ésotérique. Et encore plus ésotériques sont des symboles qui
ne conduisent plus vers un monde au-delà, mais qui incarnent des pressentiments archaïques
et utopiques dans les porosités du monde de la grande bourgeoisie. Kafka, grande et paisible
apparition, est tout à fait proche de cette vérification symbolique, et aussi de cet au-delà. Un
monde englouti ou un monde jusqu’ici situé dans l’au-delà resurgissent de façon étrange dans la
vie de ce monde-ci. Un monde englouti : c’est le reflet d’anciens interdits, d’anciennes lois et de
vieux démons de l’ordre dans les eaux souterraines des péchés et des rêves préisraélites qui refont
surface dans la décadence. Un monde jusqu’ici situé dans l’au-delà : il revient dans les romans de
Kafka, dans le Château, dans le Procès sous la forme durable d’une mythologie de dépendances
insurmontées, « d’ordres étrangers et lointains qu’on n’a jamais pu examiner ». La peur et la piété
furent rarement plus étroitement rapprochées, le talisman domestique fut rarement plus boule-
versé, plus confus. […]

Extrait de Ernst Bloch, Héritage de ce temps (1re éd. : 1935 ; 2e éd. : 1962), coll. « Critique de la politique », 1978, p. 223.
© Payot pour la traduction française. © Suhrkamp Verlag Berlin.

NOTE

1. Dans Sens unique, une œuvre de Benjamin assez proche du Paysan de Paris d’Aragon (NdA).

228
« Une littérature de traqués
sans tracas  »
Jean Genet

[…] Quelle tristesse ! Rien à faire avec ce Kafka. Plus je l’essaye, plus je m’approche de lui et plus
je m’en éloigne. Est-ce qu’il me manque un organe ? Son inquiétude, son angoisse, je les comprends
bien mais je ne les éprouve pas. S’il paraît être hanté par l’existence d’une transcendance insaisissable,
d’un tribunal dont on ignore tout mais dont on dépend, d’une culpabilité sans objet, au contraire j’ai
le sentiment d’être responsable de tout ce qui m’arrive, et même de ce qui arrive ailleurs qu’ici et aux
autres. Je ne me sens pas dépendre d’instances inaccessibles. Même si je voulais en chercher, en décou-
vrir ou en inventer, rien n’y ferait : tout, tout afflue en moi et sur-le-champ : moi responsable et juge
absolu de qui dépend même son origine. Ce moi responsable et ce juge absolu ne sont pas quelque part
en moi, ils sont moi-même. J’essaye une explication : jugé et condamné par des tribunaux réels, afin
de survivre innocemment à mes yeux, il a bien fallu que je crée ma totale raison d’exister, que je naisse,
en quelque sorte, de par un décret de ma toute-puissance. Et c’était un acte de souveraineté qui doit se
renouveler à chaque seconde. Je vous parle surtout du Procès. Il est vraisemblable que non seulement
l’accusé mais le tribunal aussi soient en Kafka, mais alors en Kafka ils cohabitent, et peut-être qu’en
définitive l’un est l’autre : j’ai été au monde un coupable réel en face d’un réel tribunal (l’un et l’autre
alors n’étaient pas moi, ne cohabitaient pas en moi, pour me déchirer). La décision volontaire par quoi
je me suis arraché à la malédiction d’un tribunal (le monde tout entier) en la voulant devait empêcher
que se produise en moi un phénomène comparable à celui dont Kafka était sans doute le lieu. La sorte
d’électrochoc qu’ont été pour moi mes condamnations – autant de mises à mort – m’aura peut-être – et
peut-être malheureusement ? – préservé de tout ce qui ressemble à cette angoisse d’être sous la dépen-
dance d’un tribunal Très Haut et Très Invisible. Il n’y a pas que ce thème chez Kafka, mais tous (celui
de La Métamorphose, celui de La Colonie pénitentiaire) me semblent être l’illustration ou l’expression, si
vous voulez, de la même hantise. Si cette œuvre a une telle résonance dans l’époque et si peu en moi,
c’est que je n’appartiens pas à l’époque. Mon drame particulier, la nature très singulière de mon exil
et de ma malédiction m’en ont retiré. Mais l’art de Kafka est très grand. C’est ça qui m’enrage : pas
pouvoir m’introduire dans une œuvre que je soupçonne très belle, encore que, malgré la superposition
et l’enchevêtrement des significations possibles, on soit vite lassé par une sécheresse démonstrative. Le
système est évident. Les mécanismes sont visibles. Les traductions sont peut-être médiocres, je ne sais
pas, mais ce qui arrive à Joseph K ne me touche pas parce que cela arrive à « personne ». Kafka, d’après
vous, a-t-il voulu que Joseph K soit cette sorte de creux que viendrait combler chaque lecteur ? Assez,
ou je vous irrite tout à fait. Par contre les Lettres à Milena et le Journal sont si peu kafkaïens et si beaux !
Je veux dire que la sensibilité de Kafka vient au-devant de moi, pas protégée par son art. Et pourtant,
c’est l’art de l’écrivain qu’il faut admirer, son art, c’est-à-dire son intelligence maîtrisant et utilisant sa
sensibilité pour une fin plus universelle. Mais quand on lit Kafka on voit quelle monstrueuse, quelle
fade littérature est née de la sienne ! […]. Tant de gens se sont crus traqués et ont écrit une littérature
de traqués sans tracas. […]
Extrait de Jean Genet, lettre à Bernard Frechtman (envoyée de Grèce à la fin de l’année 1960), Lettre XXXVII, recueillie dans Choix
de correspondance, in Théâtre complet, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 944-945. © Éditions Gallimard.

229
« Comment écrire »
Roland Barthes

[…] À la vieille question (stérile) : pourquoi écrire ? le Kafka de Marthe Robert substitue une
question neuve : comment écrire ? Et ce comment épuise le pourquoi : tout d’un coup l’impasse
s’ouvre, une vérité apparaît. Cette vérité, cette réponse de Kafka (à tous ceux qui veulent écrire),
c’est celle-ci : l’être de la littérature n’est rien d’autre que sa technique.
En somme, si l’on transcrit cette vérité en termes sémantiques, cela veut dire que la spécia-
lité de l’œuvre ne tient pas aux signifiés qu’elle recèle (adieu à la critique des «  sources » et
des « idées »), mais seulement à la forme des significations. La vérité de Kafka, ce n’est pas le
monde de Kafka (adieu au kafkaïsme), ce sont les signes de ce monde. Ainsi l’œuvre n’est jamais
réponse au mystère du monde, la littérature n’est jamais dogmatique. En imitant le monde et
ses légendes (Marthe Robert a bien raison de consacrer un chapitre de son essai à l’imitation,
fonction cruciale de toute grande littérature), l’écrivain ne peut mettre à jour que des signes sans
signifiés : le monde est une place toujours ouverte à la signification mais sans cesse déçue par
elle. Pour l’écrivain, la littérature est cette parole qui dit jusqu’à la mort : je ne commencerai pas
à vivre avant de savoir quel est le sens de la vie.
Mais dire que la Littérature n’est qu’interrogation au monde, n’a de poids que si l’on propose
une véritable technique de l’interrogation, puisque cette interrogation doit durer à travers un
récit d’apparence assertive. Marthe Robert montre très bien que le récit de Kafka n’est pas tissé
de symboles, comme on l’a dit cent fois, mais qu’il est le fruit d’une technique toute différente,
celle de l’allusion. La différence engage tout Kafka. Le symbole (la croix du christianisme, par
exemple) est un signe sûr, il affirme une analogie (partielle) entre une forme et une idée, il
implique une certitude. Si les figures et les événements du récit kafkaïen étaient symboliques, ils
renverraient à une philosophie positive (même désespérée), à un Homme universel : on ne peut
diverger sur le sens d’un symbole, faute de quoi le symbole est manqué. Or le récit de Kafka
autorise mille clefs également plausibles, c’est-à-dire qu’il n’en valide aucune.
Tout autre est l’allusion. Elle renvoie l’événement romanesque à autre chose que lui-même,
mais à quoi ? L’allusion est une force défective, elle défait l’analogie sitôt qu’elle l’a posée. K. est
arrêté sur l’ordre d’un Tribunal : voilà une image familière de la Justice. Mais nous apprenons que
ce Tribunal ne conçoit pas du tout les délits comme notre Justice : la ressemblance est déçue, sans
cependant s’effacer. En somme, comme l’explique bien Marthe Robert, tout procède d’une sorte
de contraction sémantique : K. se sent arrêté, et tout se passe comme si K. était réellement arrêté
(Le Procès) ; le père de Kafka le traite de parasite, et tout se passe comme si Kafka était méta-
morphosé en parasite (La Métamorphose). Kafka fonde son œuvre en en supprimant systémati-
quement les comme si : mais c’est l’événement intérieur qui devient le terme obscur de l’allusion.
On le voit, l’allusion, qui est une pure technique de signification, engage en fait le monde
entier, puisqu’elle exprime le rapport d’un homme singulier et d’un langage commun : un
système (fantôme abhorré de tous les anti-intellectualismes) produit l’une des littératures les plus
brûlantes que nous ayons connues. […]

Extrait de Roland Barthes, Essais critiques © Éditions du Seuil, coll. « Tel Quel », 1964, p. 140-141 ; coll. « Points Essais », 1981.

230
Un ami de Kafka
Isaac Bashevis Singer

J’avais entendu parler de Franz Kafka des années avant de lire aucun de ses livres par son
ami Jacques Kohn, un ancien acteur du théâtre yiddish. Je dis « ancien » car, à l’époque où je
le rencontrai, il avait quitté la scène. C’était au début des années 1930 et le théâtre yiddish de
Varsovie avait déjà commencé à perdre son public. Jacques Kohn était un homme malade, brisé.
Il continuait à s’habiller comme un dandy, mais ses vêtements étaient tout râpés. Il avait un
monocle à l’œil gauche, un haut col démodé du genre « tueur de père », des souliers vernis et un
chapeau melon. Au Club des Écrivains yiddish de Varsovie, dont nous faisions partie tous les
deux, les cyniques l’avaient surnommé « monseigneur ». Bien que son dos se voutât de plus en
plus, il s’obstinait à redresser les épaules. Ce qui restait de ses cheveux autrefois jaunâtres était
ramené en travers de son crâne nu. Dans la bonne tradition du théâtre d’autrefois, il lui arrivait
de se mettre à parler yiddish germanisé – surtout quand il s’embarquait dans l’histoire de ses
rapports avec Kafka. […]

Plus que tout, j’admirais la façon de faire de Jacques Kohn avec les femmes. Moi, j’étais
timide avec les femmes, je rougissais, je ne savais plus où me mettre, mais Jacques Kohn avait
l’assurance d’un seigneur. Il les flattait toutes, toujours sur un ton d’ironie bon enfant, et affectait
l’attitude blasée d’un hédoniste qui a déjà goûté à tout.
Il me parla franchement  : «  Mon jeune ami, je suis pratiquement impuissant. Cela va
toujours de pair avec le développement d’un goût hyperraffiné. Quand on a faim, on n’a pas
besoin de pâte d’amandes ni de caviar. J’en suis au point où aucune femme ne me semble réel-
lement séduisante. Aucun défaut ne m’échappe. C’est cela, l’impuissance. Les robes, les corsets
deviennent transparents. On ne peut plus me tromper à coup de fards et de parfums. Moi, j’ai
perdu mes dents, mais dès qu’une femme ouvre la bouche, je vois ses couronnes. Incidemment,
c’était le problème de Kafka quand il s’agissait d’écrire : il voyait tous les défauts, les siens et
ceux des autres. Presque toute la littérature est l’œuvre de plébéiens et de gâcheurs comme Zola
et D’Annunzio. Au théâtre, j’ai vu les mêmes défauts que Kafka trouvait dans la littérature et
cela nous rapprochait. Mais assez bizarrement, quand il s’agissait de juger le théâtre, Kafka était
complètement aveugle. Il portait aux nues notre médiocre théâtre yiddish. Il était tombé folle-
ment amoureux d’une actrice de trente-sixième ordre, Mme Tschissik. Quand je pense que Kafka
a pu aimer cette créature, qu’il en a rêvé, j’ai honte de l’homme et de ses illusions. Enfin, l’im-
mortalité n’y regarde pas de trop près. Quiconque approche un grand homme s’embarque avec
lui pour l’immortalité, souvent dans des souliers trop grands pour lui. […]
« Et vous savez, tout jeune qu’il était, Kafka était la proie de ces mêmes inhibitions qui
empoisonnent ma vieillesse. Elles le bloquaient dans tout ce qu’il entreprenait – en amour
comme en littérature. Il désirait ardemment l’amour et le fuyait. Il écrivait une phrase et la
barrait aussitôt. […]
« Prenez Mme Tschissik. Qu’avait-elle, excepté un corps ? Mais essayez donc de lui demander
ce qu’est réellement un corps. Aujourd’hui, elle est affreuse. Quand elle était actrice, à l’époque
de Prague, il lui restait quelque chose. J’étais son principal partenaire. Elle avait un tout petit
talent. Nous étions venus à Prague pour gagner un peu d’argent et avions trouvé un génie qui

231
nous attendait – l’Homo sapiens à son maximum d’auto-persécution. Kafka voulait être juif, mais
il ne savait pas comment. Il voulait vivre, mais il ne savait pas comment non plus. « Franz, lui
ai-je dit un jour, vous êtes jeune. Faites ce que nous faisons tous. » Je connaissais un bordel à
Prague et je le persuadai d’y aller avec moi. Il était encore vierge. Je préfère ne pas parler de la fille
à laquelle il était fiancé. Il était enfoncé jusqu’au cou dans le bourbier de la bourgeoisie. Les Juifs
de son milieu avaient un idéal : devenir des Gentils et pas des Gentils tchèques, des Gentils alle-
mands. En bref, je le convainquis de tenter l’aventure. Je le conduisis jusqu’à une ruelle sombre
de l’ancien ghetto. Le bordel était là. Nous gravîmes les marches de guingois. J’ouvris la porte et
on se serait cru dans un décor de théâtre : les putains, les maquereaux, les clients, la madame. Je
n’oublierai jamais cet instant. Kafka s’est mis à trembler et me tira par la manche. Puis il fit demi-
tour et redescendit les marches si vite que je craignis qu’il ne se cassât une jambe. Une fois dans
la rue, il s’arrêta et vomit comme un écolier. Sur le chemin de retour, nous longeâmes une vieille
synagogue et Kafka s’est mis à parler du Golem. Kafka croyait au Golem et même que l’avenir
pourrait bien en réserver un autre. Il doit exister des mots magiques qui peuvent transformer un
tas d’argile en être humain. D’après la kabbale, Dieu n’a-t-il pas créé le monde en prononçant
des mots sacrés ? Au commencement était le Logos. » […]

Extrait de I.B. Singer, « Un ami de Kafka », in Le Blasphémateur et autres nouvelles, traduit de l’anglais par Marie-Pierre Castelnau,
Stock, 1999 (1re éd. 1973). © 1973, 1997, 1999, Éditions Stock.

232
« L’autre procès »
Elias Canetti

L’accusation qui fut dure et haineuse, Felice l’exposa elle-même ; il ne ressort pas claire-
ment des témoignages lacunaires si, et dans quelle mesure, Grete Bloch aussi intervint directe-
ment. Mais elle était présente ; et c’est elle que Kafka ressentit comme le juge proprement dit.
Il ne proféra pas un mot ; il ne se défendit pas ; et les fiançailles se brisèrent comme il l’avait
souhaité. Il quitta Berlin et passa, en compagnie d’Ernst Weiss, deux semaines au bord de la mer.
Dans son journal, il décrit la paralysie des jours berlinois.
Rétrospectivement, on peut aussi considérer les choses de cette façon-ci, que Grete Bloch
empêcha le lien dont elle était jalouse. On pourrait dire aussi que Kafka, comme par prescience,
l’avait envoyée à Berlin et que là, par ses lettres, il l’avait mise dans un état où elle trouva, à sa
place, la force de le sauver des fiançailles.
Mais la façon dont elles furent rompues, la forme concentrée du « tribunal » – il ne l’a jamais
nommé autrement par la suite –, voilà qui exerça sur lui un effet envoûtant. Début août, sa réac-
tion commença à se formuler. Le procès, qui s’était jusqu’à maintenant déroulé en l’espace de
deux ans entre Felice et lui par lettres, se métamorphosa en cet autre Procès, que chacun connaît.
C’est le même procès ; il l’avait répété ; le fait qu’il y inclut infiniment plus de choses qu’on ne
saurait en reconnaître par les seules lettres ne doit pas tromper sur l’identité des deux procès. La
force qu’il avait auparavant cherchée chez Felice, c’est maintenant le choc du « tribunal » qui la
lui donnait. Dans le même temps, le Jugement dernier siégeait : la Première Guerre mondiale
avait éclaté. Son horreur pour les événements de masse qui accompagnèrent l’éclatement de la
guerre accrut sa force. Il ne connaissait pas pour les processus privés en lui ce dédain par quoi
les écrivains insignifiants se distinguent des poètes. Celui qui croit qu’il lui est donné de séparer
son monde intérieur du monde extérieur n’a absolument pas de monde intérieur dont il y aurait
quelque chose à séparer. Mais chez Kafka, les choses étaient les suivantes, à savoir que la faiblesse
dont il souffrait, la suspension temporaire de ses forces vitales, ne rendait possible que très spora-
diquement l’exposition et l’objectivation des processus « privés ». Pour accéder à la continuité
qu’il considérait comme indispensable, deux choses étaient nécessaires : un choc très fort, mais
néanmoins faux, d’une certaine manière, comme ce « tribunal » qui mobilisa au-dehors, et pour
se défendre, ses scrupules d’exactitude ; et l’amalgame de l’enfer extérieur du monde avec son
enfer intérieur. Ce fut le cas en août 1914 ; il a lui-même reconnu le rapport, et il l’a nettement
formulé à sa manière. […]

Extrait de Elias Canetti, «  L’autre procès » (1968), in La Conscience des mots, traduit de l’allemand par Roger Lewinter,
Albin Michel, 1984, p. 143-144. © Éditions Albin Michel.

233
« Fasciné par tout ce qui est petit »
Gilles Deleuze et Félix Guattari

[…] Comme si l’animal était encore trop proche, trop perceptible, trop visible, trop indi-
vidué, trop territorialisé, le devenir-animal tend d’abord vers un devenir-moléculaire : Joséphine
la souris engloutie dans son peuple et « l’innombrable foule des héros de son peuple » ; le chien
perplexe devant l’agitation en tous sens des sept chiens musiciens ; l’animal du Terrier incertain
devant les mille bruits d’animaux sans doute plus petits qui lui viennent de partout ; le héros
de Souvenir du chemin de fer de Kalda, venu chasser l’ours et le loup, n’aura affaire qu’à des
meutes de rats, qu’il tue au couteau en les regardant agiter leurs petites mains (et dans À cheval
sur un seau de charbon, « sur la neige épaisse dont pas un pouce ne cède, je marche sur la trace
des petits chiens arctiques, ma chevauchée a perdu tout sens »). Kafka est fasciné par tout ce qui
est petit. S’il n’aime pas les enfants, c’est qu’ils sont pris dans un devenir-grand irréversible ; le
règne animal au contraire touche à la petitesse et à l’imperceptibilité. Mais, plus encore, chez
Kafka, la multiplicité moléculaire tend elle-même à s’intégrer ou à faire place à une machine,
ou plutôt à un agencement machinique dont les parties sont indépendantes les unes des autres,
et qui n’en fonctionne pas moins. Le complexe des chiens musiciens est déjà décrit comme un
tel agencement très minutieux. Même quand l’animal est unique, son terrier, lui, ne l’est pas,
c’est une multiplicité et un agencement. La nouvelle Blumfeld met en scène un célibataire qui
se demande d’abord s’il doit se procurer un petit chien ; mais le relais du chien est assuré par un
étrange système moléculaire ou machinique, « deux petites balles de celluloïd blanches à raies
bleues qui montent et descendent côte à côte sur le plancher » ; Blumfeld est enfin persécuté
par deux stagiaires agissant comme parties d’une machine bureaucratique. Peut-être y a-t-il chez
Kafka une situation très particulière du cheval, en tant qu’il est lui-même intermédiaire entre un
animal encore et déjà un agencement. En tout cas, les animaux, tels qu’ils sont ou deviennent
dans les nouvelles, sont pris dans cette alternative : ou bien ils sont rabattus, refermés sur une
impasse, et la nouvelle cesse ; ou bien ils s’ouvrent et se multiplient, creusant des issues partout,
mais font place à des multiplicités moléculaires et à des agencements machiniques qui ne sont
plus des animaux, et ne peuvent être traités pour eux-mêmes que dans des romans. […]

Extrait de Gilles Deleuze, Félix Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, 1975, p. 67-69. © Éditions de Minuit.

234
« L’Artiste de la Faim »
.
Tadeusz Rózewiczs

[…] La lumière éclaire le visage de l’Artiste de la Faim. Ses lèvres remuent comme si elles
voulaient prononcer quelque chose, former un mot. Les lèvres s’écartent. L’Artiste de la Faim reste
couché avec la bouche ouverte. La lumière s’éloigne de la cage, se promène sur la scène et dans la salle,
comme si elle était incertaine du lieu où elle pourrait s’arrêter… Pendant un instant elle éclaire le
visage d’un spectateur quelconque, elle revient sur la cage. La Femme assise sur la couche, garde la tête
de l’Artiste de la Faim sur son sein, elle s’épanche au-dessus de lui.

Tu es léger comme le vent


Tu es impuissant comme un nourrisson
comme un enfant
dont je n’accoucherai jamais
es-tu mort ?
mais Ton cœur bat

Elle touche avec sa main la poitrine de l’Artiste de la Faim.

il bat dans cette pauvre cage


enfermé par Toi
tu es cruel pour ton cœur
ton cœur bat plus fort
plus rapide sous ma main
il bat pour moi
il me parle
ce pauvre sourd-muet
le muscle de ton cœur
me dit que tu es vivant
que tu désires mon corps
que tu désires une femme
prends-moi

L’horloge sonne une heure quelconque de la nuit. L’Artiste de la Faim muet, immobile, reste
couché sur le sein de la Femme.

Je n’ai jamais senti mon corps


recréé des pieds jusqu’à la tête

235
des lèvres jusqu’aux yeux par la main
adorable d’un amant
j’ai été le matelas
et la coupe pleine d’immondices
j’ai été la machine à produire
du plaisir un outil d’exercices
érotiques
et pourtant je suis la coupe
créée pour accueillir l’amour

La Femme dégrafe lentement, en y réfléchissant, en s’interrompant parfois, bouton après


bouton, sa chemise blanche… Il devrait y en avoir au moins 12 (il s’agit de rythme, non pas
de boutons). Elle fait sortir sa poitrine, belle, opulente.

tu as faim
je vais te nourrir

Elle touche de son bouton rose le trait noir de la bouche de l’Artiste de la Faim, et
doucement, comme avec une plume, elle caresse ses lèvres brûlées.

Ouvre, ne serre pas tes lèvres

Celui-ci détourne la tête. Au même moment éclate un rire puissant, animal. Grognements,
ricanements, ce sont les Gardiens-Bouchers qui rient. Ils faisaient semblant de dormir. Ils
épiaient et écoutaient toute la scène entre l’Artiste de la Faim et la Femme de l’Imprésario.
La lumière s’éteint. Le rire augmente, dure dans l’obscurité pendant au mois 30 secondes.
[…]

Extrait de Tadeusz Różewicz, « La sortie de l’Artiste de la Faim », traduit du polonais par J. Donguy et M. Maslowski, dans Théâtre II,
L’Âge d’Homme, 2008, p. 142-144.

236
« Et de quoi parlait Kafka ? »
Philip Roth

[…] D’un ton détaché, elle explique à X ce qu’elle faisait pour émoustiller l’auteur de
– nommez les grandes œuvres de Kafka dans l’ordre chronologiques – les notes seront placar-
dées au tableau d’affichage du département. Tous ceux qui désirent des recommandations pour
poursuivre des études littéraires plus poussées sont priés de se mettre en ligne à la porte de mon
bureau où ils seront fouettés à un cheveu de la mort.
X déclare : « Elle veut de l’argent. De l’argent américain, pas des couronnes. Donnez-lui dix
dollars. »
Je lui tends l’argent. À quoi pourrait-il me servir dans le néant ? « Non, cela ne figurera pas
à l’examen final. »
X attend qu’elle ait fini, puis traduit : « Elle lui faisait des pompiers. »
Sans doute pour moins cher que cela ne m’a coûté de l’apprendre. Le néant existe bien, tout
comme la tricherie, et j’y suis allergique. Naturellement, cette bonne femme n’est rien du tout
et Bratasky empoche la moitié.
« Et de quoi parlait Kafka ? » je demande en bâillant, simplement pour montrer le sérieux
que j’attache maintenant à leurs simagrées.
X traduit la réponse de la vieille mot pour mot : « Je ne me souviens plus. J’avais déjà
oublié le lendemain, sans doute. Écoutez, ces garçons juifs quelquefois n’ouvraient pas la
bouche. Comme les petits oiseaux. Même pas couic. Je vais quand même vous dire une
chose. Jamais ils ne me frappaient. Et ils étaient très propres. Avec des dessous propres.
Des cols propres. Jamais l’idée ne leur serait venue de se présenter avec seulement un
mouchoir sale. Bien sûr, je les lavais toujours tous avec une serviette. J’ai toujours été
pour l’hygiène. Mais ils n’en avaient pas besoin. Ils étaient propres et c’étaient des petits
messieurs. Le ciel m’est témoin, jamais ils ne m’ont tapé dessus. Même au lit, ils avaient
de bonnes manières.
— Mais est-ce qu’elle se souvient de quelque chose de spécial à propos de Kafka ? Je ne suis
pas venu ici, chez elle à Prague, pour parler de gentils garçons juifs. »
Elle s’absorbe dans ses réflexions ou, plutôt, dans une absence de réflexion. Elle se contente
de rester là, sans bouger, comme morte.
« Voyez-vous, il n’était pas tellement spécial, dit-elle enfin. Je ne veux pas dire qu’il n’était
pas correct. Ils étaient tous très corrects. »
Je dis à Herbie (refusant de feindre de croire plus longtemps que c’est un Tchèque nommé
X) : « Ma foi, je ne sais plus trop quoi lui demander, Herb. J’ai l’impression qu’elle confond peut-
être Kafka avec quelqu’un d’autre.
— Cette femme a l’esprit acéré comme un rasoir, affirme Herbie.
— N’empêche qu’entre elle et Brod il y a tout de même une nuance. »
La vieille putain pressentant peut-être que j’en ai assez reprend la parole.
Herbie me déclare : « Elle veut savoir si vous aimeriez lui inspecter le chat.
— Dans quel but, mon Dieu ? je réplique.
— Je lui pose la question ?
— Je vous en prie. »

237
Eva (car, m’assure Herbie, c’est le nom de cette créature) répond enfin : « Elle estime que
cela présenterait peut-être un certain intérêt littéraire pour vous. D’autres, comme vous-même,
venus la trouver en raison de ses relations avec Kafka, ont été très désireux de le voir et, dans
la mesure, bien entendu, où ils pouvaient fournir des références sérieuses, elle n’a pas demandé
mieux que de le leur montrer. Elle dit que, puisque vous êtes ici sur ma recommandation elle sera
ravie de vous autoriser à y jeter un rapide coup d’œil.
— Je croyais qu’elle se contentait de le sucer. Vraiment, Herb, quel intérêt voulez-vous que
son chat présente pour moi ? Vous savez que je ne suis pas seul à Prague. » […]
Extrait de Philip Roth, Professeur de désir, traduction d’Henri Robillot, Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 227-230.
© Éditions Gallimard.

238
Scènes de la vie d’un
trapéziste
Georges Perec

Pour cette « histoire de l’acrobate qui ne voulut plus descendre de son trapèze », Perec s’est assuré
la collaboration (involontaire) de Kafka (OC, II, p. 647-648).

[…]Peu après, dégoûté, décidé à renoncer à toute carrière artistique, mais ne voulant pas
abandonner le monde du spectacle, Rorschach devint l’imprésario d’un acrobate, un trapéziste
que deux particularités avaient rendu rapidement célèbre : la première était son extrême jeunesse
– il n’avait pas douze ans lorsque Rorschach fit sa rencontre –, la seconde était son aptitude à
rester sur le trapèze pendant plusieurs heures d’affilée. La foule se pressait dans les music-halls et
les cirques où il se produisait pour le voir, non seulement exécuter ses tours, mais faire la sieste,
se laver, s’habiller, boire une tasse de chocolat, sur l’étroite barre du trapèze, à trente ou quarante
mètres du sol.
Au début leur association fut florissante et toutes les grandes villes d’Europe, d’Afrique du
Nord et du Proche-Orient applaudirent ces extraordinaires prouesses. Mais en grandissant le
trapéziste devenait de plus en plus exigeant. Poussé d’abord par la seule ambition de se perfec-
tionner, puis par une habitude devenue tyrannique, il avait organisé sa vie de telle sorte qu’il
pût rester sur son trapèze nuit et jour aussi longtemps qu’il travaillait dans le même établisse-
ment. Des domestiques se relayaient pour pourvoir à tous ses besoins, qui étaient d’ailleurs très
restreints ; ces gens attendaient sous le trapèze et faisaient monter ou descendre tout ce qu’il
fallait à l’artiste dans des récipients fabriqués spécialement à cet effet. Cette façon de vivre n’en-
traînait pour l’entourage aucune véritable difficulté ; ce n’était que pendant les autres numéros
du programme qu’elle devenait un peu gênante : on ne pouvait dissimuler que le trapéziste fût
resté là-haut, et le public, bien que fort calme en général, laissait parfois errer un regard sur
l’artiste. Mais la direction ne lui en voulait pas car c’était un acrobate extraordinaire qu’on n’eût
jamais pu remplacer. On se plaisait à reconnaître d’ailleurs qu’il ne vivait pas ainsi par espièglerie,
que, c’était pour lui la seule façon de se tenir constamment en forme et de posséder toujours son
métier dans la perfection. […]
Extrait de Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette, Le Livre de poche, 1978, p. 70-71.

239
Le château en Bohême d’un
prolétaire Peter Weiss

Septembre 1937 : un jeune ouvrier berlinois antifasciste quitte l’Allemagne pour aller combattre en
Espagne ; passé en Tchécoslovaquie, il découvre Le Château de Kafka et raconte la lecture qu’il en fait.

[…] Le village dans lequel arrivait l’arpenteur était le lieu d’habitation de ceux qui ne
mettaient rien en question. Bien que le château fût visible avec ses bâtiments bas tout en longueur,
ses tours rondes couvertes de lierre, ses nuées de corneilles, il n’offrait pourtant aucune possibilité
de l’approcher. Ce qu’il y avait là de torturant, c’était que, dès le début, cette rupture était un fait
accompli, que nul n’en venait à se demander pourquoi la loi de l’inaccessibilité devait s’appliquer
au château. Tous ceux qui vivaient ici dans le village d’en bas, y compris l’arpenteur qui venait
d’arriver, acceptaient comme inviolable cette distance imposée entre leur monde et le monde
des seigneurs. Durant les jours où j’ai lu ce livre dans les montagnes de Lausitz et sur la ligne de
Schöber, un col fortifié à l’aide de blockhaus, qui constituait la frontière du pays, je découvris des
traits, des qualités propres à moi-même et aux miens, que j’avais voulu ignorer jadis ou auxquels
je ne m’étais intéressé que superficiellement. L’arpenteur parlait de sa condition de travailleur, de
sa condition de subordonné, il parlait du fait qu’il était dans la situation d’un solliciteur d’emploi
au château, ce qui comptait pour lui ce n’était pas de s’élever, de gagner quelque chose qui le fit
sortir de sa classe, il voulait simplement être reconnu dans son métier. Du fait qu’il ne s’opposait
pas au système qui faisait de lui un homme aux ordres et de l’employeur un maître absolu, mais
voulait simplement être apprécié pour ce qu’il était, il rappelait à quel point nous étions, nous
autres, constamment contraints de nous modérer et combien étaient nombreux ceux qui, sans
qu’on les y incitât, en arrivaient même à défendre, par instinct de conservation, la situation dans
laquelle ils se trouvaient. Souvent on avait pu entendre dire que c’était parce qu’ils craignaient
que les protestations, la révolte ne les privent de leur gagne-pain, qu’ils devaient être reconnais-
sants pour le travail que leur donnait le propriétaire de la fabrique, de l’atelier, leur conscience
tout entière était imprégnée du fait qu’ils ne pourraient jamais rivaliser avec ce pouvoir hégémo-
nique, qu’il leur faudrait toujours rester au bas de l’échelle, piétinés, couchés, que, pour eux, il
n’y aurait jamais de droit s’ils se rebiffaient, mais seulement des coups de pied. Nous condam-
nions le fait d’accepter une telle situation mais nous n’avions pu faire que peu de chose pour
nous en désolidariser. Du côté de nos supérieurs tout comme de celui du château on nous avait
laissé entendre qu’on voulait des ouvriers satisfaits. Là-bas on ne se déclarait nullement favorable
à la répression, on y pratiquait bien plus la justice, quand bien même nous ne pouvions en rien
l’influencer. De lourdes responsabilités pesaient sur les représentants de l’autorité, ils se creu-
saient la tête tout au long de leur activité afin de maintenir la marche économique du village. Et
lorsque je pensais aux conditions misérables dans lesquelles logeaient les travailleurs durant les
deux décennies où je grandis, la vie dans les pauvres logis dont se contentaient les habitants du
village me parut même plus vivable là que dans les villes. Sauf que la soumission qui, chez nous,
avait constamment été remise en question, ici était absolue. […]
Extrait de Peter Weiss, L’Esthétique de la résistance, I [1975], traduit de l’allemand par Éliane Kaufhoz-Messmer, Paris, Klincksieck,
« Collection d’esthétique », 1989, p. 179-180.

240
« Mon idéal de langue »
Peter Handke

[…] J’affirme : il n’existe dans les écrits des peuples depuis l’origine pas d’autre texte qui peut
autant aider l’opprimé à résister dans la dignité et en même temps l’indignation à un ordre du
monde qui s’est révélé être l’ennemi mortel que la fin du roman Le Procès, où Joseph K. le héros est
traîné à l’abattage et où il accélère lui-même sa propre exécution toujours différée par dérision et
finalement s’abstient, triomphant à la manière des héros, de dispenser ces deux messieurs en train
de repasser le couteau au-dessus de lui de leur besogne de bourreaux : cela est écrit – Qu’on lise.
Et c’est ici le lieu de parler de moi ; c’est précisément avec le récit Le Procès qu’il m’est apparu
de la manière la plus claire comment mes tentatives d’écriture doivent se distinguer de l’œuvre de
Franz Kafka : celle-ci montre le monde comme une puissance maléfique qui joue avec ce que l’on
nomme le cours de la vie de chacun au chat et à la souris, alors que moi qui suis d’une génération
postérieure, ce monde parfois me semble tout de même une provocation que je suis peut-être à la
longue (et à ma longueur) capable d’affronter. C’est pourquoi la langue de Kafka, lequel est résolu-
ment désespéré, c’est l’humour imagé, précis dans le détail et créateur de fables – mais mon idéal de
langue à moi (et celui-ci veut sortir de moi lorsque dans le travail sur le mot une réponse, bien sûr,
seulement épisodique, devient enfin possible face à cette provocation qu’est « la création »), mon
idéal de langue donc, c’est plutôt une sérénité dépourvue d’images, délivrée du détail et de la fable.
Osons le dire : en m’efforçant de trouver les formes de ma vérité, j’ai pour but la beauté –
la beauté qui ébranle, l’ébranlement par la beauté ; oui, j’ai pour but quelque chose de classique,
d’universel qui selon ce qu’enseignent les grands peintres par leurs praxis même ne peut prendre
forme que dans la constante contemplation de la nature et en s’abîmant en elle.
Et cette opinion selon laquelle la nature n’existait plus ? Elle me fait l’effet de cette autre affir-
mation : « Il n’y a plus de saisons. » Ceux qui disent cela, volontairement peut-être prisonniers de
leurs machines à habiter et à rouler, devenus eux-mêmes des machines, répugnent simplement à
l’air libre. Car derrière tous ces langages de gangsters, dehors, se déploient toujours puissamment
les branches des arbres. Il y a des saisons. La nature est. L’art est. Et c’est vrai, moi qui écris, j’ai
parfois l’impression d’être une figure tragi-comique ou simplement ridicule avec ma conscience du
devoir à toujours vouloir parler aux lecteurs de bonne volonté, au « peuple des lecteurs » (que je
voudrais tellement pour moi aussi) de ce monde de bonté humainement possible, monde caché et
qui ne cesse de se cacher – mais les instants fugitifs d’une vie autre ressentie comme une loi, c’est
cela seul, que j’entrevois comme la littérature qui aide dans la nécessité, la littérature nécessaire.
Et je ne peux plus le cacher, ici l’œuvre de Franz Kafka, aussitôt que ma frêle imagination se
dérobe, se dresse en face de moi, dans ma profonde incapacité à parler, comme l’adversaire ratio-
cineur heureux de ce qui m’arrive. Il y a peu, alors que l’espoir d’une langue inventive et la force
de l’acte même de la parole avaient pour moi disparu d’un coup, comme pour toujours, il y eut
en moi cette pensée, mot pour mot : « La vengeance de Kafka. » Mais par ailleurs, je sais que si
le poète vénéré était encore en vie en tant que personne, il ne m’encouragerait peut-être pas dans
ma prétention mais me prendrait au sérieux (ce qui suffirait à donner des forces) ; ne voulait-il
pas concevoir lui aussi « Le théâtre de la nature d’Oklahoma » comme un jeu de délivrance. […]
Extrait de Peter Handke, « Discours pour l’attribution du prix Franz Kafka de la ville de Klosterneuburg » (1979), trad. Georges-Arthur
Goldschmidt, in Le Siècle de Kafka, Centre Georges-Pompidou, 1983, p. 248 à 249. © Suhrkamp Verlag Berlin.

241
« Surmonter la malédiction
de la solitude »
Milan Kundera

[…] La fameuse lettre que Kafka a écrite et n’a jamais envoyée à son père démontre bien
que c’est de la famille, du rapport entre l’enfant et le pouvoir déifié des parents, que Kafka a
tiré sa connaissance de la technique de la culpabilisation qui est devenue un des grands thèmes
de ses romans. Dans Le Verdict, nouvelle étroitement liée à l’expérience familiale de l’auteur, le
père accuse son fils et lui ordonne de se noyer. Le fils accepte sa culpabilité fictive, et il va se jeter
dans le fleuve aussi docilement que, plus tard, son successeur Joseph K., inculpé par une orga-
nisation mystérieuse, ira se faire égorger. La ressemblance entre les deux accusations, les deux
culpabilisations et les deux exécutions trahit la continuité qui lie, dans l’œuvre de Kafka, l’intime
« totalitarisme » familial à celui de ses grandes visions sociales.
La société totalitaire, surtout dans ses versions extrêmes, tend à abolir la frontière entre le
public et le privé ; le pouvoir, qui devient de plus en plus opaque, exige que la vie des citoyens
soit on ne peut plus transparente. Cet idéal de vie sans secret correspond à celui d’une famille
exemplaire : un citoyen n’a pas le droit de dissimuler quoi que ce soit devant le Parti ou l’État, de
même qu’un enfant n’a pas droit au secret face à son père ou à sa mère. Les sociétés totalitaires,
dans leur propagande, affichent un sourire idyllique : elles veulent paraître comme une « seule
grande famille ».
On dit très souvent que les romans de Kafka expriment le désir passionné de la commu-
nauté et du contact humain ; il paraît que l’être déraciné qu’est K. n’a qu’un seul but : surmonter
la malédiction de sa solitude. Or cette explication est non seulement un cliché, une réduction
du sens, mais un contresens.
L’arpenteur K. n’est pas du tout à la conquête des gens et de leur chaleur, il ne veut pas
devenir «  l’homme parmi les hommes  » comme l’Oreste de Sartre  ; il veut être accepté non
pas par une communauté, mais par une institution. Pour y parvenir, il doit payer cher : il doit
renoncer à sa solitude. Et voici son enfer  : il n’est jamais seul, les deux aides envoyés par le
château le suivent sans cesse. Ils assistent à son premier acte d’amour avec Frieda, assis au-dessus
des amants sur le comptoir du café, et, dès ce moment-là, ils ne quittent plus leur lit.
Non pas la malédiction de la solitude, mais la solitude violée, telle est l’obsession de Kafka.
[…]

Extrait de Milan Kundera, «  Quelque part là-derrière  » (1981), in L’Art du roman, Gallimard, 1986, p.  137-138.
© Éditions Gallimard.

242
V
Écrire,
mettre en scène,
filmer après Kafka
« Il lui restait si peu pour
respirer… »
Entretien avec Krzysztof Warlikowski

Piotr Gruszczyński  : Peux-tu raconter tes premiers contacts avec Kafka, tes lectures,
tes réflexions ? Qu’est-ce qui t’a frappé en lui ? Le Procès davantage que L’Amérique ? Peut-être tout
de suite Peter-le-Rouge ? Te rappelles-tu quel a été ton chemin vers Kafka ?

Krzysztof Warlikowski : Kafka s’est révélé à moi d’une façon très claire et inattendue il y a
quelques années quand j’ai vu pour la première fois le Palais de Justice de Bruxelles. C’était une
association d’idées. Avant, je n’arrivais pas à me laisser séduire par Kafka. Ses textes me semblaient
épuisés par le communisme et la guerre, qui en imposaient des interprétations douloureuses. Après
la chute du communisme, il fallait oublier toute cette vision de Kafka qui fonctionnait en Pologne !
De la même façon qu’il fallait oublier Shakespeare, dans l’espoir de pouvoir un jour revenir à lui
avec de nouvelles interprétations. Les anciens modèles étaient épuisés. De plus, en Pologne, Bruno
Schulz se superposait à Kafka et, même si leurs univers n’ont rien de commun, on a lu Schulz à
travers Kafka et réciproquement, probablement en raison de la mort tragique et absurde de l’écri-
vain polonais. Ainsi quand, pour la première fois, j’ai vu en bas du Palais de Justice tous ces pantins
parés de jabots aux couleurs de leur fonction en train de parader à l’heure du déjeuner avant de
se disperser dans toutes les directions avec tant de grâce, j’ai pensé qu’il y avait là quelque chose
de théâtral, de différent de l’imaginaire inhabituel. Et quand ai-je affronté Kafka pour la première
fois ? En montant Le Procès à Tel Aviv avec les étudiants du conservatoire d’art dramatique.

P. G. : En quelle année était-ce ?

K. W. : C’était encore à l’époque de la frénésie générale, en 1995. J’ai pensé alors que je
pouvais essayer de monter Le Procès. J’étais hors d’Europe et je savais que personne n’allait me
juger en fonction d’une tradition donnée d’adaptation et d’interprétation. En Pologne, cette
tradition était déjà figée. En Israël, pour monter Kafka, je ne sentais nullement le poids du passé.
Je l’ai tout à coup ressentie très fortement, cette liberté face à Kafka. Dans mon groupe, il y avait
un Palestinien. Sa présence a évoqué, immédiatement et d’une façon étrange, la question du
maître et du serviteur dans Le Procès. J’étais abasourdi : avec Kafka, on avait l’impression d’at-
terrir dans un no man’s land. De plus, avec de comédiens débutants. Dans leur école, on a trouvé
des masques à gaz et on en a tiré parti. D’une façon qui n’avait rien à voir avec ma réflexion de
metteur en scène sur Kafka.

P. G. : Ainsi, en Israël, Kafka n’avait pas la position de prophète des événements du xxe siècle en
Europe ?

K. W. : Non. Et pour couronner le tout, le spectacle a remporté un grand succès. Tout le
monde en a été stupéfait. Je ne sais pas si c’est grâce à l’improvisation des jeunes gens, ou bien
grâce à nos idées folles, mais simples en même temps. Je pense que c’était parce que nous nous
étions libérés du contexte. À Cracovie, si j’avais voulu monter Kafka au Conservatoire, j’aurais

245
été obligé de prendre Jarocki comme référence, et puis quelqu’un d’autre, et encore quelqu’un
d’autre…

P. G. : Revenons encore au Palais de Justice à Bruxelles. Si je comprends bien, cette révélation
t’est venue lors d’une visite de cette ville, quand tu es passé en te promenant à côté de cette immense et
terrible bâtisse ?

K. W. : C’était au moment où Polański a été arrêté. C’était juste après Les Anges d’Amérique
où l’on dit que les magistrats sont les grands prêtres de l’Amérique, que ce sont eux qui ont créé
l’Amérique, qu’ils sont les brahmanes de la loi. J’ai commencé à réfléchir à tous ces éléments
pour aller vers quelque chose de complètement différent, parce que, dans La Fin, Kafka coexiste
d’une façon inattendue avec Koltès et avec Coetzee.

P. G. : Pourquoi Kafka ne se suffisait-il pas à lui seul dans La Fin ? Il est apparu chez toi pour
la première fois dans (A) pollonia, évoqué par Elisabeth Costello dans son récit sur Peter-le-Rouge,
le singe éduqué par l’homme, le héros de la nouvelle Un compte rendu pour une Académie.

K. W. : Dans (A) pollonia, je ne voulais pas parler du singe, mais je voulais dire quelque
chose de l’homme-singe. Cet homme-singe, réduit à l’animalité par l’alcool et la dépression,
c’était Hercule. Un animal qui a perdu son instinct. En fait, c’est cela qui m’a le plus intéressé.
J’ai accroché deux scènes ensemble  : celle de Peter-le-Rouge et celle d’Hercule ivre qui doit
accomplir son dernier travail. Pour pouvoir parler de Kafka, il fallait partir de plusieurs sources
différentes, au lieu de rester en tête-à-tête avec lui, ce que je n’aurais pas su faire.

P. G. : Et comment cet univers de Kafka prend-il place dans ta réflexion sur la faute et l’inno-
cence humaines ? Car, comme on le sait, c’est un des thèmes principaux de ton théâtre. Dans l’inter-
prétation qu’on en fait à l’école, Joseph K. est innocent et se trouve pris dans une situation paranoïaque
qui le détruit, mais tout en le laissant pur. Dans La Fin, la pureté comme l’innocence de Joseph K.
sont remises en question.

K. W. : Pour créer le monologue de Joseph K., nous sommes partis du discours de Chaïm
Rumkowski demandant aux habitants du ghetto de Łódź de livrer les enfants à la mort afin
de sauver les adultes capables de travailler. Effectivement, la notion de la culpabilité était très
porteuse pour moi. Nous lisions Rumkowski et, en le lisant, nous écoutions chacune de ses
paroles dire et crier la culpabilité. Pour moi, il n’y a pas le noir et le blanc. Le coupable et
l’innocent. Il n’y a plus d’innocence.

P. G. : Cela revient à dire qu’on est tous marqués par le péché originel, que la faute est en chacun
de nous et indépendamment de nous. Et pourtant, tu ne t’identifies pas au système de valeurs catholique.

K. W. : Je ne sais pas. Peut-être arrive-t-il tous les jours qu’on apprenne sa faute, qu’on
la découvre ou bien qu’on l’accepte, du fait de la façon dont on a été élevé ? Je ne sais pas. En
Pologne, l’Église a certainement une influence importante sur chaque enfant. Mais, étant enfant,
est-on capable d’accueillir ce mantra programmé, qui n’est jamais récité de façon assez person-
nelle et assez intelligente pour atteindre effectivement la personne ? Je pense que l’oppression
familiale, scolaire, sociale y est pour beaucoup plus.

P. G. : L’univers de Kafka a une force terrible, littéraire et philosophique. Revenons donc à la
question : pourquoi avais-tu besoin d’autres clés pour y accéder ? Pourquoi te fallait-il d’autres textes
pour ouvrir celui qui est le plus emblématique de Kafka, Le Procès ?

246
K. W. : Quand on s’affronte à un grand écrivain et quand on l’adapte, on doit chercher sa
propre langue. Des adaptations de Kafka, celle d’Orson Welles est la plus intéressante. Son Procès
nous bouleverse encore aujourd’hui. Néanmoins Kafka reste un écrivain insondable et qui n’a
pas été entendu. Pourtant on lui attache des clichés, comme ceux qu’on voit à Prague, où Kafka
est servi comme Mozart à Vienne. C’est un handicap sérieux et il faut entreprendre un grand
voyage intérieur pour s’approcher réellement de Kafka.

P. G. : Est-ce que tu as pensé à te servir d’autres romans de Kafka comme matériaux de théâtre ?
L’Amérique, Le Château ? Dans La Fin, on trouve un court fragment de L’Amérique : « Le grand
théâtre d’Oklahoma vous appelle ! » As-tu réfléchi à ces romans, différents du Procès, et surtout à
L’Amérique, qui est plus ironique ?

K. W. : On peut lire L’Amérique comme le pain quotidien des Juifs. Il y a eu tout simplement
une fuite massive des Juifs de l’Est en Amérique à cette époque. Avec Kafka, le problème se pose
quand on essaie de saisir le contexte biographique, de comprendre ce qui est vrai et ce qui ne
l’est pas. À ce moment, l’anecdote finit par effacer la force de son œuvre. Quand je lis Coetzee,
j’ai l’impression que sa parole m’arrive à l’état pur et produit quelque chose comme la dernière
scène d’Elisabeth Costello : une scène kafkaïenne, pensée par Kafka, mais écrite en répliques, et qui
devient apocryphe de la Bible. Chez Coetzee, Kafka est purifié, isolé, il retrouve de la voix. Dans
le cas de Kafka, tout ce qui est directement lié à la biographie est nuisible. C’est pour cela que j’ai
besoin d’autres textes, pour me libérer des contextes. Je ne sais pas y entrer à mains nues.

P. G. : Et qu’est-ce qui, de la vie de Kafka, a fait le plus travailler ton imagination ?

K. W. : Sa fuite devant les femmes. Mais il me semble que, dans son cas, tout vaut mieux
qu’une quelconque vérité à son sujet, le secret vaut mieux, ou l’ignorance.

P. G.  : Kafka se rapproche, par son écriture et son imaginaire, de ces situations impossibles,
inimaginables, que tu aimes tant au théâtre. Prenons par exemple la porte dans Le Procès ou, dans
Le Chasseur Gracchus, la situation de l’emprisonnement post mortem dans le corps et dans la terre,
l’image de la prétendue vie après la mort.

K. W. : Ce sont elles qui m’ont le plus inspiré, qui sont au fond devenues le moteur de ce
mélange de Kafka, de Koltès et de Coetzee. Ces scènes, justement : la porte du Procès et la porte
de Costello, et enfin le chasseur Gracchus qui est aussi une version du passage par la porte.

P. G. : Et qu’est-ce qui t’intrigue le plus dans ces séquences ?

K. W. : Le courage de la vision. Seules les pièces qui touchent l’inimaginable, l’impossible,
le divin entre guillemets, sont intéressantes.

P. G. : C’est curieux : d’un côté tu prends des images très fortes, qui t’inspirent beaucoup, mais,
d’un autre côté, tu ne sais pas bien quel profit en tirer, parce que, pour le théâtre, elles sont porteuses
d’un danger mortel, rien n’en ressort ; car si tu t’attaches trop à elles, si tu les suis trop fidèlement,
tu te retrouves dans une impasse.

K. W. : C’est juste.

P. G. : Pourtant, tu sais te détacher de ces images et de ces événements, sans rien perdre de leur
essence, et tu prends un chemin différent. Il me semble que c’est justement la force de la vision de Kafka

247
qui provoque dans ton théâtre un processus de purification. Ce qui reste du Chasseur Gracchus sur
scène – un lit d’hôpital sur lequel repose le corps, encore chaud, du patient qui est mort et la conversa-
tion chuchotée de Gracchus avec le maire de Riva qui se déroule au-dessus de ce corps – n’a rien à voir
avec la situation baroque de la nouvelle. Il en va de même avec la porte qui apparaît deux fois dans
le spectacle, une fois tirée de Kafka, de son texte apocryphe et presque biblique, et la fois suivante dans
sa version détournée par Elisabeth Costello.

K. W. : Ces textes apparaissent à un moment très précis, celui du choix intérieur des
héros dont je parle. Il y a aussi une très forte intériorisation de moi-même dans ces person-
nages. Dans le texte du Chasseur Gracchus imbriqué dans Le Procès, on évoque le mort avec
un texte ajouté : « Qui est-ce ? — Un metteur en scène. — Est-il connu ? ». Je pense que
l’imagination de Kafka devient à un moment ma vision, qui part de ces intuitions-là. Ces
images prennent tout de suite une autre forme dans mon esprit et n’ont pas l’ambition
de représenter Kafka. C’est peut-être pour cela que je fais un montage des textes de trois
auteurs : pour me libérer étrangement de l’obligation de représenter Kafka – et m’approcher
de lui en même temps.

P. G. : Si tu imaginais la littérature et la culture européenne sans Kafka, qu’est-ce qu’il leur
manquerait ?

K. W.  : Il manquerait le Juif. En un sens, le plus grand écrivain juif, le plus boule-
versant, celui qui a parlé d’une voix différente, c’est justement Kafka. C’est la voix du Juif
du xxe siècle, venant d’un pays de langue allemande, mais qui n’est pas un Juif allemand
ou autrichien, et qui ne s’inscrit ni dans la littérature allemande, ni autrichienne. On peut
y ajouter quelque chose de l’Est, parce qu’il vient de Prague. C’est en même temps un
penseur, un philosophe et un homme qui, d’une façon étrange, préfigure les événements du
xxe siècle.

P. G.  : Quel lien fais-tu entre cette préfiguration et sa réaction positive à la nouvelle de sa
maladie incurable et mortelle, au diagnostic de la tuberculose ? Comment comprends-tu cette étrange
jouissance de l’euthanasie, ce sentiment de libération à l’égard des devoirs existentiels ?

K. W. : J’attire ton attention sur le fait que chaque nouvelle rencontre avec une femme qui
l’impressionnait provoquait une vague de dix lettres par jour pendant un an. Cela devait être
extrêmement épuisant et engloutir sa créativité. Prends l’exemple de Proust pour qui la maladie
semble être une condition de la création. Je pense que ce sont les choses programmées pour nous
donner l’œuvre qui, en même temps, tuent l’auteur.

P. G.  : Le problème de Kafka, comme on le sait grâce à ses Journaux, n’était pas l’écriture,
mais son emploi de fonctionnaire qui la rendait impossible. Il rêvait de pouvoir se consacrer
uniquement à l’écriture.

K. W. : Pourtant, ce n’était pas une écriture innocente, c’était une obsession. Plus il devait
investir dans l’écriture, moins il lui restait pour respirer et pour vivre. À cela s’ajoutait l’incerti-
tude, typique pour chaque artiste, de savoir si son écriture avait de la valeur. Kafka n’a d’ailleurs
pas été reconnu de son vivant ; son obsession n’en était que plus forte. Il a vécu dans une société
qui ne lui était pas bienveillante.

P. G. : As-tu encore l’intention de revenir à Kafka au théâtre ? Y a-t-il encore quelque chose qui
te travaille dans son œuvre ?

248
K. W. : Kafka n’exige pas de moi que je choisisse un texte précis. Je pense qu’il est présent
dans une certaine quotidienneté de l’art. Par exemple Maus d’Art Spiegelman. On voit tout de
suite qu’il prend sa source chez Kafka pour suivre ensuite son propre cours. Peut-être que l’im-
pulsion de Spiegelman a été la chanteuse Joséphine – l’incroyable souris chantante. Il en est de
même dans La Fin : je pars de Kafka, mais pas forcément d’un texte précis, pour arriver à ce qui
est présent dans notre conscience culturelle. Kafka, c’est le Juif de notre culture. Je ne veux pas
raconter les histoires précises qu’il a écrites, mais de temps en temps, j’ai besoin de me plonger
dans son univers.

Varsovie, août 2013.

Piotr Gruszczyński est l’un des proches collaborateurs artistiques de Krzysztof Warlikowski.


Traduit du polonais par Monika Próchniewicz.

249
Kafka précurseur du réalisme
magique
Hubert Roland

C’est du point de vue historiographique que la question de la postérité et de l’influence


de Kafka après son temps a retenu mon attention. Il en sera question à partir de la catégorie
problématique du «  réalisme magique », qu’il conviendra dans un premier temps d’expliciter
avant de chercher à la relier à Kafka. L’intérêt consiste ici à vouloir construire un fil conducteur
entre l’œuvre de cet auteur et la littérature européenne et même mondiale au-delà de son siècle.
Après avoir esquissé la présence indéniable de Kafka dans la critique sur le réalisme magique,
je tâcherai, via un commentaire de La Métamorphose, d’expliquer quels éléments de l’œuvre
s’avèrent particulièrement instructifs du point de vue de cette poétique représentative de la litté-
rature contemporaine.

I–
Au sens commun, on sait que le réalisme magique désigne tantôt une esthétique, tantôt
un courant ou un genre faisant référence à l’irruption d’éléments perçus ou décrétés comme
« magiques » dans un environnement « réaliste ». Toutefois, une historiographie abondante existe
déjà quant aux nombreux méandres et avatars de l’appellation depuis les années 1920. En raison
de trop de transformations et contradictions internes, il n’est pas véritablement possible d’en
faire une catégorie conceptuelle suffisamment univoque comme outil d’analyse littéraire1.
Pour faire court, on peut résumer ainsi la postérité du réalisme magique. Sous la paternité
internationalement reconnue du critique d’art allemand Franz Roh au début des années 1920,
le magischer Realismus s’établit progressivement en Europe, à partir de l’Allemagne et de l’Italie,
dans l’entre-deux-guerres. Tandis qu’il continua à donner matière à réflexion dans les pays de
langue allemande au moment de la reconstruction dans l’immédiat après-guerre, le réalisme
magique fut en même temps l’objet d’un transfert vers l’ailleurs. Quelques médiateurs bien
identifiés établirent ainsi un pont « entre l’Ancien et le Nouveau Monde2 ». L’entreprise réussit
à ce point que, par le biais d’un « malentendu productif », on s’éloigna significativement des
premières définitions. Et le realismo mágico s’implanta finalement dans un contexte foncièrement
latino-américain, au point de devenir par moments un genre spécifique, qui effaça toute trace de
ses premiers fondements. Pour ne rien simplifier, les littératures contemporaines, en particulier
postcoloniales, s’approprièrent également le terme, qui établit sur le plan historiographique une
sorte de fil conducteur entre « modernité » et « postmodernité »3.
L’écart entre les deux variantes historiques du réalisme magique peut être situé simulta-
nément sur un plan littéraire et sur un plan anthropologique. Lorsque le realismo mágico fit
florès dans le champ culturel latino-américain à partir des années 1960 – pensons à la consé-
cration internationale d’un Carlos Fuentes ou simplement des Cent Ans de solitude de Gabriel
García Márquez –, cela se fit sur le mode de la construction identitaire. Ces auteurs œuvrèrent

250
à un plaidoyer pour une vision du monde convoquant d’autres critères que ceux de la « ratio-
nalité » européenne et occidentale, en faisant se côtoyer le réel et le merveilleux, tout en puisant
largement dans l’imaginaire traditionnel et mythique de ces pays.
Au-delà de la dimension « ethnicisante » de ce programme, c’est également à un renverse-
ment de cette nouvelle esthétique que l’on a fait face. Partant du domaine allemand de l’entre-
deux-guerres, elle avait été définie comme un style de narration jouant sur une tension étroite
entre une précision minutieuse, quasi microscopique, dans la description du monde réel, d’une
part, et la conscience d’un deuxième fond secret et mystérieux de la réalité, présent derrière
les choses, de l’autre. Si chacune des deux variantes s’accorde donc à déceler dans le réalisme
magique des « couches » de réalité distinctes, à savoir un niveau empirique de l’observation et
une structure archétypale (quelle qu’en soit la nature), on évolue en réalité dans des logiques
contradictoires. D’une part, la version dite «  savante  » des écrivains allemands et européens
de l’entre-deux-guerres valorise la fluidité entre les niveaux ontologiques du réel, représentant
une variante de la littérature fantastique, dans laquelle un état d’indécision se perpétue sans se
résoudre. En revanche, les œuvres canoniques du realismo mágico incarnent le principe contraire
d’une rupture franche et sans ambiguïté avec les lois du quotidien, suivant plutôt une logique
du merveilleux et du surnaturel.
La seule solution pour réconcilier ces deux tendances contradictoires et ainsi peut-être
«  sauver  » le réalisme magique comme catégorie d’histoire littéraire réside à mon sens dans
l’acceptation d’un certain « flou générique », suggéré par Bénédicte Letellier quant à l’appellation
du « fantastique », elle-même insatisfaisante quant on déborde du champ européen4.
Mais Kafka dans tout cela ? Sa présence est réelle, et ceci dans les deux phases de la trans-
mission et de la perpétuation du réalisme magique, avant et après le transfert de l’appellation en
Amérique latine.

II –
Examinons à présent un moment charnière de cette historiographie, l’article que consacra le
Professeur Angel Flores au réalisme magique dans la fiction hispano-américaine – sur la base d’un
exposé présenté fin décembre 1954, lors de la 69e conférence annuelle de la Modern Language
Association à New York. Flores y insiste sur l’importance de Kafka pour l’évolution de la littéra-
ture européenne et mondiale.
Dès 1946, il avait déjà dirigé et fait paraître un ouvrage collectif, The Kafka Problem, une
importante mise au point sur la réception de Kafka, en Europe et dans le monde, depuis la mort
de ce dernier en 19245. Le livre rassemble un éventail d’hommages de témoins et amis, de même
que des contributions critiques, notamment d’Albert Camus sur « L’Espoir et l’Absurde ».
Un des axes de réflexion de l’ouvrage porte sur la question réaliste, qui, dans l’immédiat
après-guerre, interroge à nouveau de nombreux esprits. C’est ainsi que Max Lerner, dans son
essai « The Human Voyage » (p. 38-46), postule que Kafka « met le réalisme sur la tête » et
rend le monde fictif réel grâce à une extrême précision dans le sens du détail. Très éloigné des
abstractions géométriques, son don de la fiction rappelle l’individualisation des personnages
de Dickens. Lerner parle encore de la simultanéité et de l’étroite interconnexion des niveaux
d’écriture de Kafka : celui des personnes réelles, celui des allégories et symboles – induisant une
logique à leurs actions autrement incompréhensibles – et celui des implications philosophiques
et religieuses. De manière plus subtile encore, Austin Warren évoque dans « Kosmos Kafka » un
univers ne relevant ni de l’imagination (fantasy) ni du monde de « l’homme sensuel moyen »
(the world of the average sensual man). Kafka nous plongerait dans un monde vu « légèrement de
travers » (slightly askew), « comme si quelqu’un le regardait à travers ses jambes ou debout sur la
tête, ou le voyait à travers un miroir déformant ou le rêvait » (p. 68 ; ma traduction). Le réalisme

251
dont il est question est donc bien celui d’une indécidabilité permanente, l’événement pouvant se
déchiffrer sur le mode de l’allégorie, sans toutefois jamais pouvoir être qualifié d’impossible sur le
plan de la référentialité. Tel sera encore le sens de l’interprétation de La Métamorphose offerte par
le philosophe allemand Paul Louis Landsberg, proche de la revue Esprit d’Emmanuel Mounier,
dont il va être question.
Nul doute qu’Angel Flores se soit amplement nourri de cette réflexion de ses contem-
porains au moment où il prononça sa conférence sur le réalisme magique à New York, avant
d’en publier le texte en 19556. Le texte de Flores ne figera d’ailleurs pas encore le contenu du
réalisme magique dans le Nouveau Monde ; il est plutôt exemplaire du moment de transition
et de passage entre l’Europe et celui-ci. Réécrivant l’histoire littéraire européenne « à l’époque
de la Première Guerre mondiale » à la grosse louche, Flores parle d’une réaction de fatigue par
rapport au « réalisme photographique » et épingle les artistes qui « redécouvrent le symbolisme
et le réalisme magique » : Proust et Kafka, Giorgio de Chirico dans la peinture. Suivant cette
voie, il inscrit ceux-ci dans une tradition inspirée de figures choisies du xixe siècle, celles des
auteurs russes (Le Nez de Gogol) et des Romantiques allemands comme E. T. A. Hoffmann et
Achim von Arnim, celles de Strindberg et « dans une moindre mesure » de Poe et de Melville.
Et, recourant à Kafka, d’immédiatement qualifier le réalisme magique d’« amalgame de réalisme
et d’imagination » (amalgation of realism and fantasy).
La ligne claire que Flores établit entre l’Europe et le Nouveau Monde dans les modalités
du transfert du réalisme magique passe encore par Jorge Luis Borges, dont l’Historia universal de
la infamia (1935) serait, en Amérique latine, le point de départ de cette tendance. Le réalisme
magique correspondrait ainsi à la pratique de Borges et à certains traits généralisés à sa suite dans
la nouvelle production des deux continents ; le style soigné de ce nouveau genre de narration
induit ici une « transformation du banal et du quotidien en une chose terrifiante et irréelle »
(p. 114). Le problème – à supposer que cela en soit un – est que cette lignée favorise encore une
confusion entre le fantastique, genre souvent associé à Borges, et le réalisme magique.
En fait, un style d’écriture induisant la confusion entre fantastique et réalisme magique
semble bien caractéristique de la période des années de l’immédiat après-guerre, dans ce climat
qui verra se développer en parallèle l’existentialisme. Les exemples abondent d’œuvres littéraires
dans lesquelles la dimension spatiale convoque un statut d’entre-deux constitué d’une incer-
titude fondamentale, voire d’une forme d’indifférenciation. Dans le roman Die Stadt hinter
dem Strom (La Ville au-delà du fleuve) de Hermann Kasack, qui connut un fort retentissement
suite à sa parution en 1947 – Clara Malraux le traduisit notamment en français –, le narrateur
Robert Lindhoff se trouve plongé dans une ville souterraine dans laquelle il a mystérieusement
été convoqué pour en écrire la chronique. Ayant traversé un pont ferroviaire au-dessus d’un
fleuve, qu’on peut aisément interpréter comme une allégorie du Styx, il ne rencontre dans cette
ville en ruines, qui évoque conjointement l’Allemagne détruite, que des personnes dans un état
intermédiaire de semi-conscience entre la vie et la mort  ; elles sont donc figées en tant que
« mourantes » (gestorben), sans être déjà mortes (tot). L’influence de Kafka est ici évidente, dans
un style qui permet l’érosion systématique des catégories empiriques ordinaires, ouvrant sur une
indécidabilité du réel.

III –
Paul-Louis Landsberg écrivait donc en 1946 que le style unique de Kafka « correspondait
clairement au paradoxe de son monde ». On peut y voir selon lui une extrême objectivité et
« un réalisme indéniable », visant à rendre la réalité. Mais en même temps, force est de constater
« qu’il ne s’agit pas du tout de notre monde familier ». Peut-être sera-t-on tenté de le ranger
parmi les auteurs « étranges et fantastiques » (whimsical and fantastic writers) mais

252
en vérité, la transformation dont souffre la réalité à laquelle on est accoutumé dans l’écriture de
Kafka n’est pas simplement une diminution. Kafka se range du côté de l’opposition à tous les
contes de fée et à la littérature de l’évasion du réel. Son écriture traite de la question du changement
– un changement de nature étranger à notre connaissance de la réalité » (The Kafka Problem, note 6,
p. 123 ; ma traduction).

Pour analyser cela, Landsberg va traiter de La Métamorphose et partir du postulat suivant :


si on part de notre acceptation de la cohérence du monde de l’expérience, un seul élément
choque au départ notre perception du monde et la connaissance que nous supposons en avoir ;
la transformation de Gregor en insecte. Mais « une fois que cet événement est accepté, tout le
reste de l’histoire se développe suivant une logique, une probabilité, suivant ce que je pourrais
même appeler une banalité caractéristique du monde le plus quotidien » (p. 124). En effet, l’en-
vironnement familial et social de Gregor réagira la plupart du temps de manière parfaitement
prévisible ; son comportement obéira à ce qui se passe effectivement dans de telles circonstances,
suivant « la vie réelle » du quotidien de la classe bourgeoise, tournée en dérision. Tout est ainsi
construit selon une logique de vraisemblance du quotidien, qui mène le lecteur à spontanément
accepter l’intrusion de l’événement initial résumé dans la fameuse phrase qui ouvre le récit :
« En se réveillant un matin, après des rêves agités, Gregor Samsa se retrouva, dans son lit, méta-
morphosé en un monstrueux insecte7. » Toutefois, l’ensemble des gages de prévisibilité donnés
en cours de route n’ôteront jamais complètement le doute ; le lecteur sera donc soumis à un
conflit latent et permanent dans son interprétation des événements car ce n’est qu’en acceptant
pleinement l’impossibilité de la situation initiale qu’il aura accès à la clarté du message du conte
et au mystère qui y est associé.
Ceci correspond bien au premier trait distinctif de l’esthétique magico-réaliste mis en
évidence par Wendy B. Faris. Tout texte de cette nature contiendrait un « élément irréduc-
tible » (irreducible element), inexplicable selon les lois du discours empirique commun, au-delà
d’une perception sensorielle normale. Mais le fait que le narrateur en donne une descrip-
tion minutieusement détaillée va de pair avec un « effet de réel », qui contraint le lecteur à
suspendre son jugement. Ce grain de sable dans la machine du réalisme (a grain of sand in
the oyster of that realism), cet « écornement » du monde réel requiert une participation accrue
du lecteur, qui devient coresponsable voire co-créateur du texte lui-même8. Le lecteur sera
d’ailleurs souvent averti de cette situation, de manière explicite mais contradictoire, comme
c’était déjà le cas dans la situation initiale de La Métamorphose : «  “Que m’est-il arrivé  ?”,
pensa-t-il. Ce n’était pas un rêve9. »
Vu sous l’angle d’une pratique d’écriture d’inspiration magico-réaliste, Kafka exacerbe
la tension et le niveau d’irrésolution entre des couches de réalité différentes sur le plan d’une
phénoménologie du réel. Le facteur dérangeant du « grain de sable » désarticule un ordre narratif
fondé sur un facteur vraisemblable particulièrement cohérent, la structure psychologique d’une
famille bourgeoise ordinaire. Là où on attendrait sans doute de l’œuvre littéraire qu’elle ne fasse
que confirmer cet ordre de la vraisemblance en montrant les articulations de celui-ci, comme le
faisait le roman réaliste du xixe siècle, voici à présent qu’elle se complaît à brouiller les pistes en
relevant la dimension foncière d’irrésolution du réel.
Au-delà de ce constat, on peut entamer une vaste réflexion quant aux fonctions possibles de
ce trouble de la diégèse caractéristique du réalisme magique. Dans sa thèse de doctorat soutenue
à l’Université de Miami en 2006, Eugene Arva appelle le réalisme magique un mode of writing
transgressant les frontières entre réalité et imagination et il l’associe à la représentation d’événe-
ments « extrêmes » via le concept de traumatic imagination10. Cette approche s’avère également
pertinente si on considère l’agonie de celui qui est soumis à des mécanismes d’exclusion de
sa communauté familiale et sociale, jusqu’à sa destruction physique organisée et ritualisée par
celle-ci, dans le cas de Gregor Samsa.

253
IV –
On s’en sera entre-temps rendu compte, les questions de perspective et de focalisation
jouent un rôle essentiel dans l’analyse des textes du réalisme magique. Car la « magie » relève bien
du regard, pas des événements eux-mêmes. Concernant La Métamorphose, le problème de savoir
si ceux-ci sont « perçus » ou objectivement « décrétés » comme magiques dans ce texte renvoie à
des traditions distinctes d’interprétation de ce récit.
Dans son exégèse de la Métamorphose, Karlheinz Fingerhut a fort bien résumé les arguments
qui plaident pour un récit réel ou bien imaginé (« La “Métamorphose” est-elle à penser réelle-
ment ou bien n’est-elle qu’une représentation11 ? »). La proposition peut être résumée comme
suit : soit, en fonction du critère de vraisemblance, la transformation correspond à un fait de
conscience, suite à un mauvais rêve et à la confusion d’un état de demi-sommeil ; soit on range
le récit dans la tradition des contes, paraboles ou autres récits mythiques. Comme on l’a dit, dès
la première phrase, le lecteur est rendu attentif à l’aspect construit du récit et il est investi d’une
forte responsabilité. C’est à lui de se mettre en quête d’un procédé interprétatif permettant de
combiner la tradition fantastique des récits fabuleux de métamorphoses et le quotidien ordinaire
d’une famille bourgeoise de Prague. Contrairement à la logique de nombreux récits, y compris
fantastiques, progressant dans la clarification des niveaux ontologiques de l’interprétation, Kafka
prend résolument le parti de ne pas lever l’ambivalence du propos. Le lecteur est sans cesse invité
à formuler lui-même des hypothèses, à tester son sens de la réalité, quotidienne et autre, pour
progresser. Dans le cas de La Métamorphose, deux variantes sont toujours possibles, en fonction
du caractère réel ou imaginé. L’équilibre du récit semble donc en permanence soumis à réévalua-
tion, comme l’atteste d’ailleurs la tension inhérente à la situation narrative.
D’après les catégories de la narratologie allemande, nous sommes confrontés à une situa-
tion de Personalerzählung, combinant une narration à la troisième personne et une focalisation
interne. S’appuyant sur les distinctions établies par Franz K. Stanzel, Claudine Raboin parle à
propos de La Métamorphose de « deuxième variante du récit à la troisième personne, le récit avec
personnage-réflecteur12 ». Tandis que l’usage de la troisième personne suggère en lui-même la
mise en perspective panoramique propre à la médiation d’une instance narrative omnisciente, on
doit rapidement constater que ce narrateur ne peut être omniscient, puisqu’il est aussi le person-
nage-réflecteur représentant la situation immédiate par le biais de sa seule conscience :

Il voulut d’abord sortir du lit en commençant par le bas de son corps, mais ce bas que du reste il n’avait
pas encore vu, et dont il ne pouvait guère non plus se faire d’idée précise, se révéla trop lourd à remuer;
cela allait trop lentement ; et quand, pour finir, prenant le mors aux dents, il poussa de toutes ses forces
et sans précaution aucune, voilà qu’il avait mal visé: il heurta violemment le montant inférieur du lit, et
la douleur cuisante qu’il éprouva lui apprit à ses dépens que, pour l’instant, le bas de son corps en était
peut-être précisément la partie la plus sensible (p. 28).

En d’autres termes, le lecteur est pour ainsi dire tributaire du point de vue du person-
nage-réflecteur Gregor ; ce sont la conscience intérieure, le ressenti physique de ce dernier qui
déterminent sa perception du réel. Le lecteur vit et éprouve les détails sensoriels, décrits avec la
minutie que l’on sait. Mais, conjointement, le fait que le récit ne soit pas raconté par un « je »
introduit une dimension de distance réflexive et d’observation critique. La Personalerzählung est
bien le mode narratif de la subversion du réel et de l’ambivalence par excellence, celui qui fait
fondamentalement douter de la fiabilité du narrateur.
Pour ne rien simplifier, cette médiation narrative est appliquée ici par Kafka de façon très
conséquente mais pas totale. Lors de l’une ou l’autre incursion, le narrateur se distancie de la
conscience de Gregor pour marquer ponctuellement une forme d’omniscience, à l’insu donc du
personnage-réflecteur :  

254
Quels prétextes l’on avait trouvé, le premier matin, pour se débarrasser du médecin et du serrurier,
Gregor ne put l’apprendre; car, comme on ne le comprenait pas, personne ne songeait, même sa sœur,
qu’il pût comprendre les autres et, lorsqu’elle était dans sa chambre, il devait se contenter de l’entendre
çà et là soupirer et invoquer les saints (p. 52-53).

La confusion entre l’immédiateté scénique de la représentation vécue par Gregor et la


distance de l’observation, voire de la faculté d’analyse via de telles marques d’omniscience,
renforce donc, comme on l’a dit, la responsabilité du lecteur dans la renégociation permanente
des niveaux de réalité, pour une interprétation de « ce qui se passe ». L’expérience de la lecture et
de la compréhension même des événements narrés restera empreinte de ces « doutes perturba-
teurs » (unsettling doubts) épinglés par Wendy B. Faris dans la littérature magico-réaliste13. Cette
indétermination culmine à la fin du récit, après la mort de Gregor ; celui-ci n’est plus censé avoir
conscience des événements, or le lecteur n’aura pas ressenti de rupture de ton au niveau d’un
récit dominé par la focalisation interne.

De par son ancrage résolu dans la modernité littéraire, un récit comme La Métamorphose
a donc pleinement intégré la position selon laquelle la réalité empirique est par principe la
construction d’un sujet qui perçoit et ordonne rationnellement celle-ci. Ce faisant, il n’a toute-
fois pas jeté par-dessus bord l’idée réaliste d’une narration comme reproduction d’une totalité,
recomposant un ordre temporel et causal de la réalité. Tout comme dans l’ensemble de la litté-
rature du réalisme magique qui, sur le plan chronologique, suivra Kafka et aura des retombées
jusqu’à aujourd’hui, cette position de «  compromis  » entre récit avant-gardiste (qui laisserait
cours à l’improvisation des formes) et récit « classique » ne rassure le lecteur que dans un premier
temps, avant de le déstabiliser pour de bon.
Partant de ce présupposé, une large réflexion est ouverte quant à l’apport des procédés
textuels du réalisme magique à l’esprit et à la nature des œuvres qu’il englobe. Dans son inter-
prétation de La Métamorphose, Paul Louis Landsberg envisageait déjà la tension extrême d’une
description minutieuse du quotidien, en subtile inadéquation avec la réalité, comme l’expres-
sion d’un monde en changement, expérimentant toutes sortes de limites. Cela lui permettait de
mettre en évidence l’angoisse de la famille Samsa face au changement possible et universel, ce
dont témoigne sa volonté d’éliminer physiquement la présence de Gregor :

Il y a une agonie dans le changement qui est l’agonie de la vie, d’une vie éternellement porteuse de la
mort. C’est cette peur qui nous fait rechercher et affirmer l’identité stable de notre être par la répétition
de nos actes, à travers la constitution d’habitudes rituelles. Cette peur est le secret d’un certain monde
bourgeois, un monde dans lequel le non-changement des biens et des modes de vie exprime une tenta-
tive de tromper la force libératrice de la vie et de la mort (The Kafka Problems, p. 128).

On en revient ainsi pour conclure à l’aspect «  traumatisant  » de l’imaginaire du


réalisme magique, qui, s’il porte sur le malaise existentiel du microcosme bourgeois dans
La Métamorphose, trouve aujourd’hui un nouvel objet dans des romans contemporains ancrés
dans le souvenir des événements historiques collectifs de la plus grande gravité. Un certain style
magico-réaliste, parfois appliqué ponctuellement dans un roman comme Les Bienveillantes de
Jonathan Littell ou dans les textes en prose d’un W.G. Sebald, peut certainement servir de fil
conducteur depuis Kafka, indépendamment des époques et des contextes différents. Vu sous cet
angle, une analyse plus fouillée pourrait mettre en évidence la dimension initiatique de toutes
ces œuvres, en lien avec une configuration particulière de l’espace littéraire.

255
NOTES

1. Cf. la mise au point que j’ai publiée récemment : « La catégorie du réalisme magique dans l’histoire littéraire du xxe siècle.
Impasses et perspectives », in H. Roland & S. Vanasten (éd.), Les Nouvelles Voies du comparatisme, Gand, Academia Press
(coll. « Cahier voor Literatuurwetenschap » 2), 2010, p. 85-98.
2. Cf. J. Weisgerber, « La locution et le concept », in idem (éd.), Le Réalisme magique. Roman. Peinture et Cinéma, Bruxelles,
l’Âge d’Homme, 1987, p. 11-32 (en particulier 18-21).
3. Cf. l’anthologie de textes et ouvrage collectif dirigé par L. P. Zamora & W. B. Faris, Magical Realism: Theory, History,
Community, Durham, Duke University Press, 1995.
4. Arguant que, précisément, le fantastique est une catégorie définie spécifiquement dans le cadre des littératures euro-
péennes, elle explique en contre-point que « la critique arabe cultive un certain flou générique pour décrire ses productions
de l’imaginaire » : B. Letellier, « Penser l’incomparable » dans Les Nouvelles Voies du comparatisme, p. 22.
5. L’ouvrage fut à nouveau édité et actualisé en 1963 : A. Flores (éd.), The Kafka Problem. With a new, up-to-date bibliography
& a complete list of Kafka’s works in English, New York, Octagon Books, 1963 (reprint de 1946, New Directions).
6. A. Flores, « Magical Realism in Spanish American Fiction », in Hispania, XXXVIII, 2, May 1955, p. 187-192 ; je cite le
texte selon sa réédition dans l’anthologie de Zamora & Faris (note 3), p. 109-117.
7. F. Kafka, La Métamorphose, GF-Flammarion, p. 23.
8. W. B. Faris, Ordinary Enchantments. Magical Realism and the Remystification of Narrative, Nashville, Vanderbilt University
Press, 2004, p. 8-9.
9. Ma traduction littérale de « “Was ist mit mir geschehen ?” dachte er. Es war kein Traum ».
10. E. Arva, The Traumatic Imagination: Histories of Violence in Magical Realist Fiction, Amherst/New York, Cambria Press,
2011.
11. K. Fingerhut, « Die Verwandlung », in Interpretationen. Franz Kafka. Romane und Erzählungen, Stuttgart, Reclam, 2003,
p. 43.
12. C. Raboin, Le Récit de fiction en langue allemande, Eska, 1997, p. 70. Dans Théorie du récit. L’apport de la recherche alle-
mande (Presses universitaires du Septentrion, 2007, p. 118), John Pier traduit utilement Personalerzählung par « situation
narrative figurale ». Je remercie Hélène Thiérard et Eva Sabine Wagner pour ce renseignement.
13. W. B. Faris, op. cit., p. 17 sq.

256
Lire ce que Kafka n’a jamais
écrit
Le spectre de Kafka dans la littérature juive

Caspar Battegay

Ma contribution ne porte pas sur Franz Kafka. Il s’agit plutôt de partir à la recherche
d’un personnage de ce nom qui, dans la littérature juive du xxe siècle, sert de point de repère
central à certains écrivains. Kafka et ses textes y mènent une vie postérieure curieuse et bien
différente de l’approche respectueuse et interprétative de la critique littéraire universitaire.
Car, comme j’essaierai de le montrer, à la différence de ce qu’il signifie pour les critiques
universitaires, pour de nombreux auteurs modernes, Kafka est très intimement lié avec leur
perception d’eux-mêmes et leur imago en tant qu’écrivains. Lire Kafka est souvent un acte
identificatoire. Et souvent, lire Kafka, paradoxalement, signifie aussi lire quelque chose que
Kafka n’a jamais écrit. Un récit de Maxim Biller, pas plus long qu’une page imprimée, et
intitulé Kafka, en est un bon exemple. En même temps, il ironise précisément sur cette
iconisation de l’auteur Kafka, qui se rapporte finalement à un personnage imaginaire et
non pas à ses textes. Le récit a été publié pour la première fois dans la Frankfurter Allge-
meine Sonntagszeitung, où Biller écrivait une chronique intitulée « Moralische Geschichten/
Histoires morales ».

Kafka

Orlovsky, étudiant en littérature, lisait souvent les Journaux du poète pragois qu’il véné-
rait, Franz Kafka. Le soir après son examen écrit de maîtrise, Orlovsky se coucha tôt. Il étei-
gnit la grande lumière et commença à feuilleter les journaux de Kafka à la lueur de sa lampe
de chevet. À sa grande surprise, il tomba sur un passage dont il ne s’était jamais aperçu aupara-
vant. L’entrée du «  27 août 1911, Berne  » dit  : «  Parfois, je pense que je suis complètement taré.  »
Le lendemain, lorsque Orlovsky veut montrer la phrase à son ami Michi Herink, il ne réussit pas à la
retrouver. Bien des années plus tard – Orlovsky travaille maintenant comme rédacteur à la rubrique
littéraire des Badische Nachrichten – il la cherche toujours vainement. Cependant, depuis ce soir mémo-
rable et magique, il tient Franz Kafka dans une estime encore plus grande1.

Quelle est la moralité de cette « histoire morale » ? Certes, la plupart des lecteurs passionnés
ont déjà fait une expérience semblable à celle de l’étudiant en littérature Orlovsky de Biller, à
savoir d’avoir lu quelque part une phrase importante, merveilleuse ou pertinente qu’on n’arrive
plus à retrouver ou qui – si l’on réussit finalement à la trouver – est tout à fait différente de celle
qu’on avait en mémoire. Orlovsky cependant ne vit pas la déception de la redécouverte. Tout au
contraire, il s’adonne à la fonction trompeuse de la mémoire. Malgré l’impossibilité de vérifier
son expérience de lecture unique, ses relations avec son grand idéal littéraire ont changé depuis

257
sa curieuse lecture fallacieuse. L’« estime » qu’Orlovsky éprouve face à Kafka ne se fonde juste-
ment pas sur le génie de celui-ci, mais sur la révélation que le grand Kafka avait apparemment
aussi des pensées tout à fait ordinaires et banales.
Quant à la phrase familière et nonchalante « Parfois, je pense que je suis complètement taré
(Manchmal denke ich, ich bin einfach nur bescheuert) », on ne la trouvera évidemment nulle part
chez Kafka – quoique, en effet, les remarques soudaines et autodestructives soient nombreuses
dans ses notes diaristiques : par exemple au printemps 1913 sur la « terrible insécurité de mon
existence intérieure (schreckliche Unsicherheit meiner inneren Existenz)2  ». Mais la plupart des
notes de Kafka se distinguent par une complexité considérable et l’arrivée typique à un climax,
procédés connus justement comme « kafkaïens (kafkaesk) ». Ce dont manque évidemment tota-
lement la phrase fictive. Et quoique Franz Kafka ait en effet entrepris un voyage à travers la Suisse
en visitant Zurich, Lucerne, Lugano et Milan avec son ami Max Brod en automne 1911, il n’a
jamais été à Berne. La note sur laquelle Orlovsky tombe doit donc être complètement imagi-
naire. Orlovsky de son côté n’est qu’un produit de l’imagination de l’auteur Maxim Biller. Le
personnage de ce Kafka dont les journaux sont lus par un prétendu étudiant en littérature est
donc doublement imaginaire.
« L’écriture est immuable », dit, comme on le sait, l’abbé à Joseph K. dans le chapitre de la
cathédrale du Procès, « et les gloses ne sont souvent que l’expression du désespoir que les glos-
sateurs en éprouvent3. » Mais dans le récit de Biller, l’écriture est variable. Le soir après avoir
passé son examen de maîtrise de lettres, donc après avoir exprimé son opinion et peut-être aussi
son désespoir sur ce qu’il a lu, l’écriture immuable de Kafka, l’étudiant trouve une issue pour
échapper à ce désespoir. Cette issue ne s’ouvre pas au bureau, en plein jour, mais au lit, à la lueur
d’une lampe de chevet et donc déjà dans la zone frontalière entre veille et sommeil, au royaume
du rêve. Ce qu’il lit est, adapté à ce cadre, une sorte d’écriture spectrale. « Le spectre », c’est selon
Derrida, « ce qu’on imagine, ce qu’on croit voir et qu’on projette : sur un écran imaginaire, là
où il n’y a rien à voir. Pas même l’écran, parfois, et un écran a toujours, au fond, au fond qu’il
est, une structure d’apparition-disparition4. » C’est alors une écriture qui n’est pas là et qui est
cependant lue.
À côté de Kafka, les miniatures de Biller réunissent d’autres héros et anti-héros de la
modernité juive. Ainsi, il y a des titres comme « Woody Allen », « Philip Roth » et « Deux
poèmes de Celan  » (Zwei Celan-Gedichte) – mais aussi «  Hitler  » et «  Staline  » ou encore
« Arafat » et « Möllemann ». Ces énumérations montrent que Biller place bien son petit texte
dans un contexte juif et que la procédure racontée est paradigmatique des rapports qu’entre-
tient avec Kafka une littérature qui s’entend comme juive. L’étudiant en littérature Orlovsky
est seulement le dernier d’une longue série de lecteurs juifs qui se font confirmer par un
spectre de Kafka.

I – Max Brod et Dora Diamant


Max Brod est chronologiquement le premier écrivain dans cette galerie. Dans divers
textes parus entre le début des années 1920 et la fin des années 1950, il travaille à son
Franz Kafka. En tant qu’ami et confident, il le connaissait en effet réellement mieux que
les interprètes ultérieurs  ; sa lecture cependant n’est pas moins fantomatique que celle
d’Orlovsky. Dans sa biographie parue en 1937, Brod voit en Kafka un successeur de Job,
comme si celui-ci était un personnage historique et non littéraire ou alors comme si, inver-
sement, Kafka était un personnage littéraire ou mythologique : « Kafka se dispute avec Dieu
comme jadis faisait Job5. » Dans cette perspective, Kafka paraît un archétype du croyant.
Malgré toute son absurdité, le sentiment fondamental du monde de Kafka serait celui d’un
lien à la transcendance. Quoique Kafka ait noté son «  incertitude intime  » sans aucune

258
ambivalence dans son journal, Brod estime que  : «  Dans son incertitude on perçoit une
certitude lointaine, qui seule rend possible cette incertitude et la tient debout (In seiner
Unsicherheit fühlt man ein fernes Sicheres, durch das allein diese Unsicherheit möglich gemacht
und gehalten wird )  » (p.  217). Le refus absolu de Kafka d’une délivrance quelconque et
d’une synthèse quelconque n’est pour Brod qu’une illustration de l’altérité absolue de Dieu.
Avec cela, Kafka est une sorte de théologien négatif, mais tout de même théologien, qui
parle d’une existence incompréhensible de Dieu sous une couche d’obscurité et d’impéné-
trabilité. Brod écrit : « [...] qui lit attentivement l’œuvre de Kafka doit toujours refaire l’ex-
périence de se rendre compte qu’il y a, au-delà de cette écorce sombre, un noyau lumineux
ou plutôt rayonnant doucement. » Pour Brod, le tout est de dégager ce « noyau rayonnant
doucement  ». Dans cette optique, Kafka paraît comme un idéal, qui par exemple avait
supporté sa tuberculose et les douleurs qu’elle causait, son agonie lente et cruelle, avec une
fermeté surhumaine – une personnalité qu’il faudrait imiter.
«  [...] Qui lit attentivement l’œuvre de Kafka  »  : cette formulation sert ici entre autres
–  à part les renvois à l’humour de Kafka, à sa joie de vivre – à rendre rhétoriquement plau-
sible l’image que Brod se fait de Kafka. Comme nous l’avons vu à l’exemple du récit de Biller,
la lecture attentive est une affaire délicate. À savoir, la lecture de Brod part de deux objectifs
préalables. Premièrement, il veut trouver un Kafka qui soit un modèle lumineux de la confiance
en Dieu et de la croyance. Deuxièmement, il s’agit de placer ce Kafka lumineux dans une situa-
tion historique spécifique du judaïsme. En 1937, année de parution de la biographie de Brod,
l’essentiel était de présenter Kafka comme un auteur sioniste.
C’est surtout dans la relation avec Dora Diamant que Brod voit une fusion tardive, mais
presque organique, de Kafka avec le peuple juif. Brod fait de cette relation une idylle sioniste.
Dans sa biographie, la liaison ressemble à une utopie devenue réalité, d’une symbiose juive de
l’Ouest et de l’Est :

Le riche trésor de la tradition juive orientale dont disposait Dora était pour Franz une source de
ravissement continu ; tandis que la jeune fille qui ignorait certains grands faits de la culture occiden-
tale n’aimait et ne vénérait pas moins le grand maître que ses imaginations rêveuses et étranges [...].
(p. 253-254)

Brod décrit le prétendu sionisme de Kafka non seulement comme la compréhension de


la nécessité d’une exigence territoriale et politique, mais plus encore comme la compréhension
de la nécessité d’une transformation interne. Ce qui inclut donc l’union du judaïsme oriental
et du judaïsme occidental, de la tradition orientale avec la culture occidentale. En plus, une
confiance sans limites dans les forces spirituelles et créatives inhérentes au judaïsme, et qui
lui permettront un nouveau départ, est essentielle pour Brod. Ce nouveau départ tardif dont
Kafka lui-même était personnellement capable, mais qui devrait être également possible pour
le judaïsme entier, aurait, selon Brod, pour fondement la relation avec Dora Diamant, une
figure presque mythique dans sa représentation de Kafka. Ce Kafka devrait prêter son visage
au sionisme humaniste tel que le représentaient Brod et d’autres Pragois. Nous pouvons lire
dans ce sens les dernières phrases de la biographie de Brod, qui sont tirées d’une lettre de
Robert Klopstock. Il y dit de Kafka qui vient de mourir  : «  Sévère –  le visage d’un roi du
lignage le plus noble et le plus ancien. La douceur de son existence humaine est finie, seul son
esprit incomparable forme encore son visage figé et cher. Il est beau comme un ancien buste en
marbre » (p. 259). Kafka comme « ancien buste en marbre » – ainsi est-il arrivé au Panthéon
de la littérature, en tant que modèle et phare des générations à venir, comme Job moderne et
nouveau « roi » des juifs. Ambassadeur de ce roi, Max Brod lui-même paraît donc comme son
évangéliste. Cependant, ce n’est que la lecture de Brod qui fait naître ce buste en marbre que
nous regardons aujourd’hui.

259
II – Bashevis Singer et Madame Tschissik
Brod tenait à se présenter comme « A friend of Kafka » – c’est aussi le titre d’une célèbre short
story de Isaac Bashevis Singer. J’aimerais me consacrer rapidement à cette histoire. Elle raconte
la rencontre d’un « Je » anonyme avec l’acteur Jacques Kohn, délabré mais toujours éloquent, au
Club Varsovien des écrivains yiddish durant l’entre-deux-guerres. Jacques Kohn est construit à
l’image de l’acteur yiddish réel Jizchak Löwy, qui s’appelait aussi Jacques Löwy et qui avait fait
la connaissance de Franz Kafka lors d’une tournée en 1911. Kafka a traité de cette rencontre
dans ses Journaux – je n’en parlerai pas ici – et l’a aussi mise à profit dans des textes importants
pour sa propre écriture. Löwy lui-même est né très probablement en 1882 à Varsovie dans une
famille hassidique. Acteur cosmopolite, il a voyagé dans toute l’Europe centrale, a fait un séjour
prolongé à Paris et il est finalement devenu, dans les années 1930, un des acteurs juifs les plus
connus de Varsovie – avant d’être déporté, à l’été de 1942, avec ses parents et ses sœurs6. Il est
mort dans un camp de concentration.
Dans la courte histoire de Singer, Jacques Kohn raconte une anecdote amusante et libre sur sa
vie érotique. Son récit est truffé de renvois à sa connaissance de Franz Kafka, qui aurait été impuis-
sant tout comme lui-même. De l’auditeur, le Je, on apprend en passant qu’il est écrivain et qu’il
vient de gagner un peu d’argent en vendant de courtes histoires. À la fin du récit, Kohn rencontre
par hasard dans la salle à côté une ancienne collègue, l’actrice Amalia Tschissik, dont Kafka avait
été amoureux à Prague, ce qui est effectivement prouvé par ses journaux.

« Guess who is in the other room? » he said. « Madame Tschissik! Kafka’s great love. »
« Really. »
« I told her about you. Come, I’d like to introduce you to her. »
« No. »
« Why not ? A woman loved by Kafka is worth meeting. »
« I’m not interested. »
« You are shy. That’s the truth. Kafka, too, was shy – as shy as a yeshiva student. I was never shy, and
that’s the reason I have never amounted to anything […]7. »

Évidemment, en réalité Amalia Tschissik n’avait pas été «  Kafka’s great love  ». Bien au
contraire, Kafka avait été amoureux de l’actrice très brièvement et très malheureusement, proba-
blement sans qu’elle s’en soit jamais aperçue. De toute façon, le narrateur du récit de Singer
refuse de faire sa connaissance, parce qu’il est trop timide ? C’est une supposition de l’extraverti
Kohn. Mais le narrateur de son côté ne confirme pas ce soupçon, il laisse ouverte la question.
Pour lui, Madame Tschissik reste un personnage dans les récits d’un acteur, qui ne sont qu’à
moitié crédibles. Mais en quoi serait-il spécial de voir une femme qui avait été aimée par Kafka ?
Inversement, quelle serait la menace d’une telle femme ? Et quelle est au fond la fonction de
« Kafka » pour ce récit, dans le titre duquel il est nommé ?
Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de mettre en relief un curieux anachronisme
dans l’histoire de Singer. Quoiqu’il soit dit au début que l’écrivain a pour la première fois entendu
parler de Kafka par Jacques Kohn, bien des années avant de lire ses livres, on joue cependant ici de
la signification particulière et de la résonance que le nom de Kafka ne gagnera qu’à travers les publi-
cations de Max Brod et la réception qui ne commencera qu’après ces publications, donc pendant
et après la Seconde Guerre mondiale. L’idée qu’un jeune auteur varsovien, parlant et écrivant en
yiddish, ait pleinement saisi la signification de Kafka au début des années 1930 est historique-
ment très invraisemblable. Pour lui, il ne serait donc effectivement pas spécial a priori de voir une
bien-aimée de ce poète pragois inconnu. Cependant, pour nous lecteurs, ce refus est ambivalent.
Car nous voyons naturellement derrière ce « Je » le narrateur implicite qui est étroitement lié à
l’auteur Bashevis Singer. On peut aussi lire ce refus comme si c’était Singer lui-même qui refusait

260
de regarder dans les yeux une personne qui avait enflammé le désir de Kafka – comme si Singer
craignait de n’être plus assez libre dans sa propre écriture s’il partageait les désirs intimes de Kafka.
Au contraire de Max Brod, dont l’œuvre effervescente s’inspire considérablement du buste
en marbre de Kafka et qui est donc iconographique, il s’agit dans l’histoire de Singer d’éviter
d’être touché par le puissant Kafka8. Singer craint exactement cette visite spectrale, dont Derrida
parle, il a peur de cette situation dans laquelle le spectre nous regarde, « hors de toute synchronie,
avant même et au-delà de tout regard de notre part, selon une antériorité […] et une dissymétrie
absolues, selon une disproportion absolument immaîtrisable9 ».

III – Philip Roth


On a déjà souvent souligné l’importance de Kafka pour l’écriture de Philip Roth, et l’on sait
aussi combien Roth lutte dans ses romans avec l’ombre de Kafka. Il faut notamment mentionner
un petit texte que Roth a écrit à ses débuts. Dans Looking at Kafka, l’auteur américain né en
1933 imagine que Kafka se serait survécu et qu’il aurait émigré vers l’Amérique où il se serait
finalement installé à New Jersey en tant que professeur d’hébreu du jeune Philip et aurait
été le soupirant de sa tante10. J’aimerais parler très brièvement d’un roman de 1977, intitulé
The Professor of Desire, et ceci parce qu’une attraction pareille à celle évoquée dans l’histoire de
Singer fait son apparition dans ce livre, quoiqu’elle soit sensiblement renforcée. Ici encore, il
s’agit d’un personnage féminin imaginaire qui promet un accès à Kafka au-delà de la littérature.
Le jeune assistant de littérature David Kepesh fait un voyage à travers l’Europe avec sa
maîtresse et visite aussi Prague, surtout pour suivre les traces de Kafka. À partir d’une conversa-
tion qu’il mène avec un professeur de littérature tchèque qui a été licencié par l’université pour des
raisons politiques, nous apprenons pourquoi Kepesh est attiré par Kafka. Le Tchèque voit surtout
en Kafka un symbole de l’absurde système de pouvoir soviétique. Ici, Kafka est considéré comme
le paradigme de l’auteur défendu. Mais, pour l’intellectuel américain, il formule en première ligne
ses propres névroses sexuelles. Car Kepesh souffre d’impuissance après un mariage ravageur. Dans
les ouvrages de Kafka, il trouve un reflet quasi-métaphysique de cette souffrance profane :

Ce que je commençais à dire à propos de Kafka, à propos de la lecture de Kafka, c’est que les histoires
de ces K. muselés, frustrés, se cognant la tête contre des murs invisibles, ont acquis soudain pour moi,
n’est-ce pas, une résonance nouvelle11.

Comme tous les touristes de Prague s’intéressant à la littérature, Kepesh aussi rend visite à
la tombe de Kafka au nouveau cimetière juif. Le cimetière est pour l’instant fermé aux visiteurs.
Mais Kepesh est admis après quelques lamentations : « Mais je suis professeur de littérature et juif,
j’explique, et je lui tends entre les barreaux une poignée de couronnes (p. 211). » On ne sait pas si
l’accès lui est permis à cause de l’argent ou à cause de son identité double de lecteur professionnel et
de juif. Au cimetière, Kepesh dépose un caillou sur la pierre tombale et se rend compte tout à coup
qu’il n’a jamais rendu visite à la tombe de ses grands-parents ni à celle de sa mère. D’une certaine
manière, la visite à la tombe de Kafka remplace la visite aux tombes de ses parents – qui pourraient
tout aussi bien être enterrés ici. Car Kepesh constate que les noms juifs sur les tombes ont une
consonance si familière qu’ils pourraient être notés dans le carnet d’adresses de sa mère. En tant
que Juif américain, il se trouve quasiment face aux tombes de la branche disparue de sa famille :

Levy, Goldschmidt, Schneider, Hirsch... les tombes s’alignent innombrables mais, seule, celle de Kafka
paraît correctement entretenue – les autres morts n’ont pas de survivants assez proches pour venir couper
la broussaille ou le lierre qui s’enlace autour des arbres et forme un dais serré joignant l’emplacement
d’un Juif défunt à celui du suivant. (p. 212)

261
Dans cette scène au cimetière, on dit implicitement qu’un Kafka après son siècle est aussi
un Kafka après la Shoah. Kepesh remarque que personne ne s’occupe des tombes, mais, para-
doxalement, Kafka paraît ici être le seul Juif mort ayant des descendants. D’une certaine façon,
Kepesh se considère lui-même, en tant que professeur de littérature et juif, comme un de ces
descendants.
Et quoique Kepesh soit pour ainsi dire purgé après cette visite à la tombe, quoiqu’il se sente
libéré du fantôme de Kafka – « dékafkaié par mon pèlerinage au cimetière (p. 215) » – il fait
cette nuit-là un rêve curieux qui fournit une image grotesque de sa relation avec Kafka. Dans ce
rêve, un collègue lui offre de rencontrer une ancienne prostituée que Kafka fréquentait lorsqu’il
avait le même âge que Kepesh au moment de l’action du roman. Les notes diaristiques de Kafka
parlent de visites à des bordels, cependant nous ne savons rien d’une prostituée particulière.
La vieille dame que Kepesh rencontre dans un appartement donnant sur la Vltava est donc un
personnage fictif. Et comme dans le passage de journal fictif de Biller, la dame est doublement
fictive, car elle ne paraît que dans un rêve de David Kepesh qui est également un personnage
romanesque fictif.
Kepesh interroge la prostituée sur le comportement sexuel de Kafka. Car lui aussi, il veut
lire plus dans les journaux qu’il n’y est écrit : « Je trouve les journaux imprécis (p. 227). » Mais
il doute aussi des réponses de la vieille dame : « [...] entre elle et Brod il y a tout de même une
nuance (p. 229). » La femme n’est pas une lectrice de Kafka ni une amie comme l’était Max Brod
mais, tout comme Madame Tschissik dans le récit de Singer, elle offre un autre lien à Kafka, un
lien qui doit intéresser un professor of desire – un professeur du désir. La vieille offre à Kepesh
de lui montrer son sexe, ce qu’elle aurait déjà fait pour d’autres critiques universitaires curieux.
Après quelques hésitations, Kepesh consent. Mais il est finalement déçu par l’aspect de la chair
nue. Il ne donne pas suite à l’invitation de la toucher. À la fin, la vieille femme révèle en tchèque
la pratique sexuelle qui aurait le plus excité Kafka. Mais l’interprète ne veut pas la traduire pour
Kepesh : « Oh, je ne crois pas que votre papa aimerait entendre ça, Dave. Ou encore le papa de
votre papa et ainsi de suite en remontant jusqu’au Père des Fidèles et à l’Ami de Dieu (p. 232). »

Dora Diamant chez Max Brod, Madame Tschissik chez Singer, la vieille prostituée chez
Philip Roth : il s’agit de figures féminines tout à fait différentes, mais elles ont en commun que
les écrivains après Kafka sont captivés par ces femmes : elles se mettent à la place des ouvrages. À
partir de ces personnages féminins, a lieu une fictionalisation – ou bien une « spectralisation »,
qui relie leur propre univers d’écriture avec Kafka au niveau politique ou poétologique. La vieille
prostituée de Kafka est tout à fait cet « écran imaginaire12 » sur lequel le spectre se présente et la
rencontre rêvée de Kepesh avec la femme doit être comprise sous cet angle de spectralité : comme
une scène originaire, et ceci tout à fait dans le sens œdipien où Freud l’a décrite. Le mélange de
fascination et de dégoût, l’attraction et la répulsion avec lesquels Kepesh regarde le sexe nu de
la vieille femme rendent évident qu’il y voit les parties génitales de sa mère. Ce n’est pas en vain
que le roman décrit aussi la relation chargée de culpabilité entre Kepesh et son père ainsi que la
mort de la mère. Kafka paraît moitié alter ego, moitié père de cette tradition séculière juive dans
laquelle Philip Roth se place lui-même avec son œuvre.
Certes, la plupart des écrivains modernes ont d’une manière ou d’une autre une dette envers
l’œuvre de Kafka, qu’ils soient juifs ou non. Ce qu’il y a de spécifiquement juif dans les approches
présentées ici, c’est que ces auteurs ne veulent pas se limiter à relire Kafka. Car il ne s’agit pas
ici de Kafka, il ne s’agit pas de ce qui est écrit, mais de ce qui peut apparaître brusquement à la
lueur d’une lampe de chevet, comme dans le texte de Biller, alors que la lecture scientifique est
terminée. C’est par le biais de personnages féminins imaginaires, qui promettent un contact non
littéraire, quasi personnel, familial avec Kafka ou, plus précisément, avec un phantasme de Kafka
qu’ils justifient et rendent possible leur propre existence d’écrivains. Ce phantasme du nom de
Kafka devrait lier l’auteur à Kafka non seulement littérairement, mais aussi comme s’il avait

262
partagé les désirs les plus intimes de celui-ci, ceux qui ne se sont pas transformés en écriture – et
que l’on peut lire cependant.
Après tant de pathétique, l’on peut peut-être conclure par une citation extraite d’une
autre petite « histoire morale » de Maxim Biller. Car il en est une qui porte le titre « Brod ».
On y révèle qu’au fond, c’est à la femme de Max Brod que nous devons le fait qu’il n’ait pas
brûlé les manuscrits de Kafka. Quand Max veut brûler les papiers de son ami, elle s’exclame :

« — Tu ne peux pas faire cela ! Ne le fais pas ! Malgré le testament !

Ainsi – et uniquement pour cette raison – Franz Kafka a pu devenir connu dans le monde entier et tous
ceux qui croient que Max Brod avait fait exprès de résister à la dernière volonté de Kafka n’ont tout
simplement rien compris13. »

Traduit de l’allemand par Lucia Messmer.

NOTES

1. M. Biller, « Kafka », Moralische Geschichten, Cologne, Kiepenheur & Witsch, 2005, p. 18 [trad. L. Messmer].
2. F. Kafka, OC, III, p. 299.
3. Id., OC, I, p. 457. [Franz Kafka, Der Prozess. Roman, Berlin 1925 (Faksimileausgabe der Erstausgabe, als Supplement der
historisch-kritischen Franz Kafka-Ausgabe, éd. R. Reuß, Francfort/M.-Bâle, Stroemfeld, 2008), p. 383].
4. J. Derrida, Spectres de Marx. L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale, Galilée, 1993, p. 165.
5. M. Brod, Franz Kafka. Eine Biographie, Prague, Mercy, 1937, p. 211 [trad. L. Messmer].
6. Cf. G. Massino, Franz Kafka, Jizchak Löwy und das jiddische Theater. « Dieses nicht niederzudrückende Feuer des Löwy »,
Francfort/M., Stroemfeld, 2007.
7. I. B. Singer, « A Friend of Kafka », in Collected Stories : A Friend of Kafka to Passions, New York, The Library of America,
2004, p. 5-16, ici p. 15.
8. Peut-être aussi voyons-nous ici à l’œuvre les forces qu’Harold Bloom a résumées sous la notion d’anxiety of influence :
la peur de l’auteur fort face au pouvoir que d’autres auteurs forts pourraient exercer sur lui. Partant de cette idée, M. Gogos
a tracé le concept d’un récit de filiation (Familienroman) dans la littérature juive, pour lequel Kafka est le grand père et Roth
le père symbolique : cf. M. Gogos, Philip Roth & Söhne. Zum jüdischen Familienroman, Hambourg, Philo, 2005.
9. J. Derrida, op. cit., p. 27.
10. Cf. R. Halfmann, « Das Gerichtsverfahren im Selbst : Philip Roth und Franz Kafka », in Kafka. Schriftenreihe der deutschen
Kafka Gesellschaft, vol. II, sous la direction de N. A. Chmoura, Bonn, 2008, p. 229-262 ; A. Hornung, « Hungerkünstler
und die jüdisch-amerikanische Literatur : Kafka, Roth, Ozick, Auster », in Identität und Gedächtnis in der jüdischen Lite-
ratur nach 1945, sous la direction de D. Lamping, Berlin, Erich Schmidt, 2003, p. 116-126 ; D. L. Medin, « Liebliche
Lüge. Philip Roth’s Looking at Kafka », in Comparative Literature Studies, 44, n° 1-2, 2007, p. 38-50 ; R. Robin, « Kafka
ou Maïmonide : quelques filiations imaginaires chez les écrivains juifs », in Pardès 21/1995 : Littérature et Judéité dans les
langues européennes, p. 19-30 ; Th. Weinberger, « Philip Roth, Franz Kafka, and Jewish Writing », in Journal of Literature
and Theology, 7, n° 3, sept. 1993, p. 248-258 ; M. Wilson, « The Ghost Writer : Kafka, Het Achterhuis, and History »,
in Studies in American Jewish Literature, ser. 2 : 10 : 1 (1991 : spring), p. 44-53.
11. Ph. Roth, Professeur de désir, trad. H. Robillot, Gallimard, coll. « Folio », 1982, p. 208.
12. J. Derrida, op. cit., p. 165.
13. M. Biller, « Brod », Moralische Geschichten, op. cit., p. 19 [trad. L. Messmer].

263
.
Kafka relu par Tadeusz Rózewicz
Monika Próchniewicz

Michał Głowiński, théoricien de littérature polonais, évoque dans son autobiographie


la période du dégel en Pologne, entre 1956 et 1968, qui a été marquée par un important
renouveau de la vie littéraire, dû à un fonctionnement très particulier de la littérature à cette
époque. Głowiński parle d’une littérature qui contenait des antitoxines contre le totalita-
risme, et pour l’identifier, il évoque deux noms d’écrivains, celui de Gombrowicz et celui de
Kafka.

Mon monde a changé quand j’ai lu Le Procès, ainsi que d’autres textes de Kafka. Publiée par épisodes
dans la revue « Przekroj » [dans les anneés 50], sa nouvelle est bien plus qu’un événement littéraire.
La Colonie pénitentiaire nous soufflait le langage avec lequel on pouvait parler non seulement des camps
de concentration nazis, mais aussi des Lager soviétiques.

Ses paroles témoignent d’une présence de Kafka profondément ancrée dans le paysage litté-
raire polonais : les premières traductions datent de 1925. Peu après, c’est Bruno Schulz qui le lit
et commente : les analogies biographiques et littéraires entre les deux écrivains ont été longue-
ment analysées. Il faut néanmoins souligner l’importance de cette passerelle pour la lecture de
Kafka en Pologne dans laquelle domine la perspective mystique et religieuse, liée à une autre
tendance : c’est plutôt la vie de Kafka que son œuvre qui devient matière littéraire, comme si
ses contradictions biographiques créaient un mythe dans lequel on peut puiser à volonté. Cette
tendance se manifeste aussi bien dans la poésie (Mieczysław Jasturn, Stanisław Grochowiak) que
dans la prose (Anna Bolecka, Andrzej Bart, Remigiusz Grzela).
C’est dans le théâtre pourtant que les lectures de Kafka semblent avoir été les plus perti-
nentes, notamment à travers deux textes de Tadeusz Różewicz (né en 1921) dont l’un prend pour
personnage Kafka lui-même (nous y reviendrons), tandis que l’autre opère une variation sur l’un
de ses textes. Il s’agit de sa nouvelle Un jeûneur (Ein Hungerkünstler) (1922) dont Różewicz
a fait une transposition dramatique : La Sortie de l’artiste de la faim1 (1976). Le cheminement
de Różewicz semble avoir été long : dans la préface il parle d’une lecture constante, répétée et
étendue sur vingt ans de ce texte de Kafka.
Różewicz ne garde dans sa pièce que la première partie du récit de Kafka, celle de la gloire
et de la déchéance d’un artiste singulier dont l’art consiste à jeûner. Il y parvient sans la moindre
difficulté et la seule frustration vient de l’ordre d’interrompre le jeûne au bout de quarante jours.
Incompris du public, il puise néanmoins une satisfaction dans sa présence. Quand l’intérêt du
public se détourne de lui, d’une façon incompréhensible mais définitive, il en devient inconso-
lable. Il finit par quitter son imprésario et se faire engager dans un cirque, où, éloigné du chapi-
teau proprement dit, placé à côté des écuries, il sombre dans l’oubli et finalement, comme plus
personne ne pense à l’arrêter de jeûner, dans la mort. Różewicz s’arrête au moment où l’artiste
cesse son jeûne et ne reprend aucunement l’épisode du cirque.
Le passage d’un récit à une pièce – et du mode narratif au mode dramatique – a contraint
Różewicz à deux transformations de nature différente. Tout d’abord, il a tenté de préserver
l’importance de la voix narrative en la déplaçant sur de longues didascalies, très explicatives, qui

264
ne se contentent pas de donner des indications scéniques, mais signalent aussi certains choix
de l’adaptateur. Par exemple, Różewicz explique l’importance qu’il donne aux personnages des
gardiens-bouchers, tout en se référant au texte d’origine :

Ces Gardiens jouent un rôle important dans la pièce. Il faut les faire entrer dans le jeu et les laisser parler.
Kafka ne leur attribue pas même une parole. […] Le rôle de Gardien est en fait inutile et créé pour le
public. Les initiés savent que l’artiste de la faim, pendant son jeûne n’acceptera aucune nourriture sous
aucun prétexte, même forcé. (p. 117)

Nous reviendrons sur la signification que le dramaturge polonais assigne à ces personnages.
La voix narrative intervient aussi dans la longue didascalie qui ouvre la pièce pour donner
une explication concernant le protagoniste : « Il me semble que l’introduction à l’intérieur de la
pièce d’autres artistes de la faim était une démarche justifiée, bien que je me rende compte à quel
point cette coopération est douloureuse pour l’artiste de la faim. » (p. 112). Ce passage confirme la
présence d’un narrateur subjectif, inhabituelle pour une pièce de théâtre, et en même temps donne
d’importantes indications sur le rapport de Różewicz au texte original : il parle du personnage
principal comme si certains de ses choix d’auteur pourraient lui faire de la peine. C’est une manière
poétique de rendre le personnage plus vivant, de compliquer la frontière entre la fiction et la réalité,
mais c’est aussi une façon de marquer son refus de s’approprier entièrement le texte et le personnage
de Kafka, de marquer la difficulté d’y introduire des changements et de signaler la retenue que doit
observer la réécriture. Celle-ci ne consiste pas à dépecer ni à engloutir l’original.
En second lieu, Różewicz a augmenté assez considérablement le nombre des personnages et
inventé des dialogues entre eux. Ces dialogues portent sur plusieurs points susceptibles de retenir
l’attention. Il y a d’abord une analogie importante, introduite dès la quasi-préface, entre le refus
de la nourriture et le rejet de la sexualité :

Des sirènes bourgeoises, grasses, normales, saines, jeunes, le tentent par leurs chants... mais construire
un nid (un foyer) provoque sa panique. Un couple. La copulation. Un couple petit bourgeois.
Cela le fait rire, cela l’effraie. (p. 112)

L’introduction de cette analogie entre se nourrir et copuler, rejetés ensemble par l’artiste de
la faim, est, de la part de Różewicz, une interprétation qui va au-delà du texte de la nouvelle.
La mise en relation de ces deux thèmes par Kafka est tout au plus esquissée dans la dernière partie
de la nouvelle, quand la cage du jeûneur est installée à proximité des écuries : selon certains inter-
prètes, les écuries ont chez Kafka une forte connotation érotique, notamment dans Le Château
(particulièrement du fait des rapports qu’Olga y entretient avec les valets). Il est important de
rappeler que la rédaction du Château coïncide avec celle d’Un jeûneur. Ainsi, le jeûne de l’artiste
de la faim serait opposé au sexe d’une façon très allusive.
Różewicz, au contraire, ne se contente pas d’évoquer cette opposition à propos de la vie de
Kafka; il y insiste en introduisant le personnage de la femme de l’impresario. Accusée par son
mari d’avoir un faible pour le jeûneur, elle s’approche plusieurs fois de la cage où est enfermé
Ernest (le prénom que l’impresario donne à l’artiste), lui sourit, mais ne va pas plus loin puisqu’il
reste immobile. L’artiste doit ensuite entendre les railleries envieuses des gardiens.
Plus tard dans la nuit, la femme vient faire son aveu à l’artiste qui ne dort pas (le personnage
de Różewicz, comme celui de Kafka, se passe aussi de sommeil) et accompagne son monologue
de quelques gestes de tendresse, reçus dans la plus grande passivité de la part du jeûneur. Un de
ces gestes est frappant : la femme tente, en vain, de nourrir l’artiste avec son sein. Dans ce geste,
les deux objets du jeûne se trouvent impliqués : l’érotisme et la nourriture. Leur refus est comme
un rejet du corps qui engraisse, qui procrée, qui se multiplie, qui devient de la chair proliférante
et envahissante.

265
Ces deux aspects se trouvent aussi liés, d’une façon très ironique, dans la scène cinq  :
sur le fond de la cage du jeûneur, montée sur une estrade, ont lieu deux dialogues entre des
visiteurs. La première conversation décrit un repas avec une verve joviale et rabelaisienne  :
« Un bon morceau de cuisse de canard, avec cela de la purée de betterave et de la sauce, du
yaourt, après, des petits vents. » (p. 128). Le corps ne fait donc qu’absorber d’autres corps,
notamment de la chair animale, il est entièrement concentré sur les aspects les plus triviaux
de l’absorption et de digestion. À ce dialogue des goinfres est juxtaposée une conversation
entre deux jeunes mères, qui occupent le banc devant la cage du jeûneur avec les poussettes
remplies de « leurs fruits d’amour », comme dit Różewicz, des fruits qui prolifèrent en quan-
tité surréaliste (des quintuplés). Ce dialogue concerne aussi la nourriture : la tendresse qu’elles
ont pour leurs enfants se traduit par le soin d’une alimentation correcte et d’un accroissement
du poids des nourrissons. De plus, elles réagissent avec une violence surprenante aux extraits
d’articles de presse, lus par un passant, et qui rapportent les mesures démographiques prises en
Inde pour limiter les naissances. Les termes neutres qui décrivent une réalité objective (la sur
population de l’Inde) sont reçus par les deux jeunes mères comme des obscénités et suscitent
leur profonde indignation.
L’ensemble de ces deux dialogues devant la cage de l’artiste de la faim confirme ainsi le lien que
Różewicz fait entre l’alimentation et la procréation et souligne leur refus par le jeûneur. De cette
façon, le dramaturge polonais donne son interprétation des contradictions du personnage de Kafka.
Cette juxtaposition et l’image du corps qui en ressort nous mènent à présent aux gardiens
et au paradoxe qui consiste à entourer de bouchers un personnage mystique, dont le but est de
dépasser toutes les limites imposées par son corps (faim, sommeil, désir sexuel). L’aporie vient de
la nouvelle même de Kafka, sans que celle-ci ne l’explicite jamais : pourquoi faudrait-il justement
que ce soient les bouchers qui gardent le jeûneur ? Le contraste entre l’ascèse du personnage et
l’occupation sanglante de ses gardiens est l’élément que Różewicz choisit d’accentuer.
La boucherie revient aussi dans un autre élément du texte. À part les rares paroles que
l’artiste de la faim prononce, nous entendons de sa bouche une chanson qui contraste entière-
ment avec son attitude ascétique et qui, de plus, parle du vol de la nourriture par un animal tué
ensuite à la hache. L’idée même du chant est prise à Kafka : son jeûneur chantait pour prouver
aux surveillants qu’il ne mangeait pas. Różewicz garde la même intention, mais le choix d’une
chanson populaire dédramatise la situation et contraste avec le mysticisme du personnage. Cette
chanson n’est pas sans rappeler celle qu’on entend dans En attendant Godot : cela pourrait être
une allusion intentionnelle de la part de Różewicz, lecteur attentif de Beckett et de Ionesco.
Les bouchers évoquent ce qui est le plus animal dans la chair ; leur présence relie la nourri-
ture à la mort, exhibe cruellement le caractère bestial du corps humain. Ceux de Różewicz sont
vulgaires et grossiers, ils rotent et urinent sur scène. De plus, au-delà de leur profession réelle, le
terme de bouchers évoque toutes les atrocités possibles, liées notamment aux temps de guerre.
Le poème le plus célèbre de Różewicz, Le Rescapé (1947), commence ainsi :

J’ai vingt-quatre ans


je fus sauvé
mené à la boucherie […]
L’homme se tue aussi facilement qu’un animal
j’ai vu :
des fourgons d’hommes dépecés
qui ne trouveront pas le salut
(trad. G. Lisowski et A. Kosko).

Le renforcement du rôle des gardiens-bouchers par l’écrivain polonais n’est donc pas
anodin : il puise dans la nouvelle de Kafka des motifs qui lui permettent d’évoquer son vécu

266
de la seconde guerre mondiale. « Je ne peux pas reprendre les mysticismes de Kafka », disait
Różewicz à propos de cette pièce, «  je ne peux pas être un mystique après l’expérience de la
guerre ». Cette évocation des atrocités de la guerre et, en particulier de la Shoah, revient aussi
dans l’autre pièce de Różewicz sur Kafka. Comment peut-il suggérer la seconde guerre mondiale
dans sa réécriture d’une nouvelle de 1922  ? Chez Kafka, l’époque est indéterminée, presque
sortie des légendes, sans aucune marque chronologique précise, comme souvent dans les para-
boles. La seule indication possible reste très hypothétique : on pourrait, comme l’ont fait certains
critiques, associer le déclin de l’intérêt du public pour les spectacles de la faim à la Grande Guerre
qui a traversé l’Europe. Toutefois le texte de Kafka trace une ligne de démarcation entre une
époque d’avant et ce qui arrive actuellement, comme dans La Colonie pénitentiaire le temps du
Vieux Commandant et celui du Nouveau Commandant ; mais il ne fait pas entrer cette diffé-
rence entre deux périodes dans une chronologie précise.
Dans la pièce polonaise, la guerre est présente par l’évocation de la boucherie, mais aussi
plus explicitement. Ainsi, l’imprésario dit à l’artiste que « le jeûne passif, c’était bon avant la
guerre ». Un peu plus loin, il mentionne Hitler qui serait le meilleur surveillant potentiel de la
cage de l’artiste de la faim. Chez Różewicz aussi, il existe une coupure entre deux époques, mais
elle se situe clairement dans la guerre 1939-1945. Une autre indication temporaire concerne
les articles de journaux, lus par le passant, qui parlent d’une réalité postérieure à cette guerre.
Puis, dans l’un de ses discours, l’imprésario donne des statistiques démographiques concernant
l’année 1974, donc le moment d’écriture de la pièce. Enfin, le passage le plus important se
trouve dans le discours final de l’imprésario, prononcé au moment de la cérémonie de la fin du
jeûne :

Peut-être, à notre époque, une époque de chambres à gaz, de camps de la mort, de terreur, d’attentats
à la bombe, à notre époque cosmique, ce jeûne volontaire n’est plus aussi attrayant que du temps de
nos parents et de nos grand-parents. Nous sommes quatre milliards, nous dépensons pour l’armement
300 milliards par an, des groupes entiers de population meurent de faim, et des continents entiers jeûnent
et souffrent de sous-alimentation... Cet homme est d’autant plus digne d’admiration, car d’une manière
effacée, sans tapage, il veut illuminer avec son don merveilleux notre grisaille quotidienne. (p. 156)

Ce passage permet donc de qualifier l’époque dans laquelle Różewicz place son jeûneur :
c’est celle des chambres à gaz et des camps de la mort. En 1976, les atrocités de la guerre s’écri-
vent toujours pour Różewicz au présent. Le jeûne de son personnage se fait sur le fond de la mort
infligée aux millions de Juifs dans des camps d’extermination. D’autres atrocités sont évoquées à
la suite : la famine dans le monde, les attentats, la terreur. Ainsi, Różewicz transfère l’histoire de
l’artiste de la faim bien des années après la mort de Kafka et l’exploite pour montrer les contra-
dictions du monde après la catastrophe de la guerre, après la Shoah, après la disparition des Juifs
de Pologne.
Ce sujet va le préoccuper également dans son autre grand texte kafkaïen. En 1982, il
publie Le Piège2, une pièce construite à partir de différents éléments de la biographie de Kafka.
En quinze tableaux, nous assistons à des situations choisies pour illustrer les tensions essentielles
de sa vie  : le conflit avec son père, ses fiançailles avec Felice, rompues. Toutefois, Różewicz
brouille la chronologie. Le lecteur ne s’en aperçoit pas tout de suite : le premier tableau repré-
sente bien une scène d’enfance de Kafka, ensuite on le voit jeune homme chez ses parents, puis
choisissant les meubles avec Felice, etc. Une biographie dramatique est donc bien amorcée avant
qu’on s’aperçoive que les éléments en sont disposés d’une façon anarchique. Ainsi, l’épisode des
secondes fiançailles avec Felice est placé après celui de l’achat des meubles, durant lesquels Felice
avoue  : nous sommes fiancés pour la deuxième fois déjà, et après celui de la rupture définitive.
De même, le treizième tableau où l’on voit Max rendre visite à Grete Bloch et lui annoncer que
Franz est mourant précède celui où l’on voit Kafka jeune en bonne santé chez ses parents.

267
À ces renversements chronologiques s’ajoutent quelques éléments imaginaires, qui relèvent
déjà de l’interprétation de la biographie de Kafka plutôt que de son contenu factuel. Au dixième
tableau, intitulé « Le frère et les sœurs », très idyllique, qui présente Franz à la campagne, chez
Ottla, avec toutes ses sœurs, heureux, occupé à des tâches de jardinage, Różewicz introduit, par
le biais d’une longue didascalie, les Sbires « en uniforme noir tenant un chien policier en laisse ».
(p. 54). Leur présence est muette, fugitive : les autres personnages ne sont même pas tenus de les
apercevoir. Quelques pages plus loin, il n’y a plus que Franz qui ne les remarque toujours pas,
plongé dans un monologue sur ses fiançailles, puis occupé à ranger des pommes dans un panier.
Pendant ce temps, les Sbires emmènent Ottla avec eux. À la fin de la scène, l’image intervient
une troisième fois dans une forme encore plus explicite :

Le long du mur noir, les Sbires font avancer un troupeau de gens nus. Franz ne voit et n’entend rien,
il est plongé dans la contemplation de l’arbre, des feuilles, d’une petite branche, des fruits... du trou-
peau se détachent trois femmes : Ottla, Valli, Elli ; nues. Elles cachent leur nudité de leurs bras et de
leurs cheveux. Quelqu’un leur jette des vêtements, des loques, des chaussures. Ottla met une chemise
d’homme, des caleçons déchirés, une vieille jupe, un blouson de soldat russe prisonnier. Un mouchoir
sur la tête. Au bras, un brassard blanc avec l’étoile de David. Des sandales aux pieds. Elli et Valli cher-
chent dans le tas de vêtements. Ottla s’approche de son frère par-derrière et lui cache les yeux avec les
mains. Franz rit :
OTTLA : Eins zwei drei, du bist frei
FRANZ : Vier fünf sechs, du bist nächst. (p. 60)

Ces paroles de simple comptine deviennent ici un présage terrible  ; Franz dit à Ottla  :
« tu seras la suivante ». Le sort de trois sœurs de Kafka, déportées et mortes dans un lieu d’exter-
mination, se trouve ici annoncé à un moment de leur vie qui n’en laisse rien pressentir. En même
temps, c’est bien une annonce a posteriori, étant donné la date de la pièce. Elle nous apprend
aussi que, par le fait de sa mort précoce, Franz va échapper à l’extermination qui emportera ses
proches : « tu seras libre », lui dit Ottla. C’est peut-être la raison pour laquelle Różewicz choisit
de rendre Franz aveugle à ces signes trop visibles (pour nous) de l’avenir.
Une autre scène se déroule chez le coiffeur, en présence de Franz  : un apprenti-coiffeur
maltraite un des clients, le fait sortir du salon de coiffure, le place contre le mur, lui impose
une fouille à corps qui ressemble à un déshabillage avant la mise à mort, lui dit finalement de
se rhabiller et lui fait mettre une étoile de David. Tout cela se déroule pendant que le coiffeur
s’occupe de Kafka, comme si les deux scènes avaient lieu parallèlement, mais sans rapport entre
elles. Encore une fois Kafka, présenté par certains critiques comme un écrivain prophétique de
l’extermination, est chez Różewicz un personnage qui n’en voit pas les signes prémonitoires.
C’est d’ailleurs ce que son père lui reproche dans l’avant-dernière scène :

Écoute ton père, pour une fois... tu es une taupe aveugle... tu es sourd comme un pot... tu ne vois pas cette
bande de chiens qui courent par toute la terre, par les villes et les campagnes, par les bois et les rues... tu
n’entends pas leurs aboiements... mais moi je les sens avec mon nez de paysan, mon nez de pauvre type qui
hume la terre et l’arbre, et le pain et la viande , je sens qu’ils nous suivent à la trace... ils vont nous attaquer
sur la terre et sous la terre, ils vont te trouver dans un trou... ils vont tous nous étouffer et nous brûler... Ils
te trouveront dans la cave et sous le lit, et dans l’armoire et derrière le mur... (p. 91)

Różewicz fait donc de Kafka celui qui n’a rien vu venir, et de son père, personnage considéré
en général comme entièrement négatif, celui qui, avec son instinct de paysan, pressent mieux le
désastre. Cependant, l’aveuglement de Franz est contredit plus loin dans le texte. Il confie à sa
sœur Ottla ses angoisses liées aux fiançailles, lui raconte l’achat des meubles avec Felice, et notam-
ment la répugnance que lui inspire l’armoire à laquelle sa fiancée semble tenir au-delà de tout :

268
Je ne sais plus si c’était un rêve ou alors mes pensées... peut-être un récit que je n’ai pas écrit et qui
me tourmente, me ronge, ronge ma peau pour sortir et se réaliser... C’était une armoire énorme, une
garde-robe ou une armoire à linge avec un tiroir dans le bas... j’étais seul dans les ténèbres, la chambre
avait perdu ses murs et son plafond, comme cela arrive la nuit... J’entendais des bruits, des glissements,
des piaulements... je restais sans respirer... puis, après un moment, de nouveau des frôlements et des
glissements, certainement des souris qui dévoraient mes papiers, mes lettres, mes récits... mais ça me
répugnait d’ouvrir le tiroir. Les grattements et les petits cris se faisaient plus insistants, à quatre pattes,
avec répugnance, je m’approchais du tiroir... le silence... je commençais à ouvrir tout doucement...
quelque chose se mettait à bouger, à respirer. Je refermais le tiroir, puis le rouvrais lentement, un
coup d’œil à l’intérieur : une foule se pressait là, une masse, un paquet noir, puant... mais ce n’étaient
pas des souris, c’étaient des hommes... une fourmilière humaine, en robes longues, comme des Juifs
d’Orient. Une nausée me prenait, je refermais le tiroir avec fracas, puis le rouvrais... Ils n’avaient pas
d’air ni de nourriture là-dedans, ils se pressaient avec de petits cris aigus vers l’ouverture, mais alors,
brusquement, une cruauté s’emparait de moi, la cruauté qui s’éveille parfois chez les enfants calmes et
bien élevés. (p. 55)

Ce fragment est la réécriture d’un rêve que Kafka raconte à Milena et son contenu n’est
pas seulement une terrible prophétie de la déportation, de la persécution, de l’obligation de
se cacher, de l’entassement dans les wagons des trains allant aux camps et dans les rues des
ghettos. Ce rêve reprend aussi les pires images de la propagande antisémite, celles qui repré-
sentent les Juifs comme des rongeurs, des animaux sales et répugnants qui se multiplient à
l’infini. L’armoire est l’objet qui lie cette vision de terreur aux pressentiments du père devenu
fou.
La folie de Hermann Kafka commence quand, dans l’avant-dernière scène, on fait entrer ce
même meuble que les deux fiancés voulaient acheter au début de la pièce. Tout en se moquant
de la crainte de son fils face à l’armoire rêvée de Felice, Hermann commence à se demander
comment sa nombreuse famille pourra se cacher dedans. Ainsi, ce meuble familial change de
symbolique d’une façon extrême : au début emblème d’un foyer conjugal à construire, il devient
une cachette possible, mais précaire, pour ceux qui seront persécutés. Il va sans dire que ce
symbole renvoie explicitement à des récits des rescapés de la Shoah.
L’intention initiale de Różewicz était d’ailleurs de faire un court récit limité à la scène de
l’achat des meubles par les fiancés. Le symbole de l’armoire s’est élargi mais, initialement, il était
lié à Felice et au «  piège » du domicile conjugal qu’elle préparait à Franz (au moins aux yeux de
celui-ci). La fiancée se met d’ailleurs à ressembler au père de Kafka, fait presque une alliance avec
lui contre Franz. Felice joue un rôle important pour une autre raison : le personnage de Kafka,
dans la pièce, lui donne la nature et le corps d’un animal. De façon misogyne, il la transforme en
une bête sauvage qui mange de la viande (sur ce point elle ressemble aussi au père de Franz), sa
bouche, remplie de dents, lui inspire du dégoût. Les didascalies le signalent pendant la scène des
meubles et celle des fiançailles, mais Franz le dit explicitement lui-même à Ottla dans la scène
des Sbires :

Sa bouche est pleine de dents en or !... Je vais te dire un secret : au début, après avoir fait sa connaissance,
je fermais les yeux de honte et de crainte quand elle riait... elle montre toutes ses dents et son palais !
[…] un gouffre effrayant plein de dents qui brillent ! (p. 57)

Le symbole en général sensuel de la bouche féminine se métamorphose pour Franz en un


orifice terrifiant et répugnant. Mais ce n’est pas la dernière transformation qu’il subit. De même
que l’armoire, autre motif lié à Felice, l’image de sa bouche reparaîtra un peu plus loin dans le
texte dans une image terrible, renvoyant de nouveau à la Shoah. Quand les Sbires entrent en
scène et amènent les sœurs de Franz,

269
Sur le fond noir du mur apparaît un homme avec un livre. Il ouvre le livre et lit :
L’HOMME  : «  Sur le chemin menant de la chambre à gaz à la fosse commune, sur une longueur
de quelques centaines de mètres, quelques dentistes étaient à l’œuvre avec des tenailles. Ils ouvraient
la bouche du mort et en extrayaient les dents en or et les couronnes ; ils les jetaient ensuite dans un
panier. Ils étaient au nombre de huit. C’étaient en général des hommes jeunes, qui avaient échappé à
l’exécution en raison de ce travail. J’ai connu personnellement l’un d’entre eux, il s’appelait Zucker
et était originaire de Rzeszów. Les dentistes occupaient un petit baraquement séparé. Le soir venu, ils
apportaient leurs paniers plein de dents en or, ils séparaient l’or du reste et le fondaient en petites barres.
Ils étaient gardés par un type de la Gestapo qui les battait quand le travail avançait trop lentement. On
fondait les dents en barres épaisses d’un centimètre, larges d’un demi et longues de vingt. (p. 60)

Le corps de Felice, celui qui était source d’attraction et d’angoisse pour Franz, se trouve
ainsi transposé dans ces milliers de corps qui ont péri dans le camps d’extermination. Le corps
d’une femme aimée, qui inquiète et qui séduit, est mis en parallèle avec les corps assassinés,
les corps désacralisés dont on exploite la moindre valeur matérielle, dont on recycle les restes.
La violence de cette juxtaposition rejoint le lien fait dans la pièce précédente entre la sexualité et
la boucherie. Il semble que ce lien ne puisse être fait que par un auteur qui a vu de ses propres
yeux les fourgons des hommes dépecés et qui lit Kafka, sa vie et son œuvre, à travers cette expérience
traumatisante.
Dans le dernier tableau, Różewicz fait venir sur scène tous ses personnages et les fait pousser
par les Sbires contre le mur noir «  comme ils feraient avec du bétail à embarquer dans un
wagon ». Il fait donc périr dans la Shoah toute la famille de l’écrivain. Dans sa pièce, Franz Kafka
et ses proches sont interprétés en même temps sur deux niveaux temporels distincts : celui de
leur propre vie et celui de la Shoah. Pour le personnage central, ce fonctionnement est paradoxal,
puisqu’il est mort avant que Hitler ne mette en route sa Solution finale.
Reprendre un texte de Kafka pour le placer après la seconde guerre mondiale, comme
c’était le cas pour La Sortie de l’artiste de la faim est moins choquant que d’introduire au sein
d’une biographie littéraire de l’écrivain des événements postérieurs à sa mort et interpréter sa
vie à travers eux. Cette interprétation semble bien trop violente, peut-être même trop facile.
On pourrait se demander si elle ne s’explique pas par le contexte très particulier de la recherche
sur la Shoah en Pologne et, surtout, par les événements de mars 1968 qui ont apporté une
nouvelle vague d’antisémitisme dans le pays, suscitée par la politique délibérée du Parti commu-
niste de l’époque. En 1976 aussi bien qu’en 1982, le sujet reste tabou, on ne peut pas en parler
ouvertement. Różewicz choisit d’en parler par une voie littéraire et par le biais de la biographie
d’un artiste qu’il a toujours admiré et dont l’œuvre permettrait de saisir les contradictions les
plus terribles de l’Histoire.

NOTES

1. T. Różewicz, « Odejście Głodomora », Dialog, n° 9, Varsovie, 1976 ; « La Sortie de l’artiste de la faim », traduit par
J. Donguy et M. Maslowski, in Théâtre II, L’Âge d’Homme, 2008.
2. Id., « Pułapka », Dialog, n° 2, Varsovie, 1982 ; Le Piège, traduit par A. von Crugten, Éditions Théâtrales, 1993.

270
L’improbable théâtre de
Franz Kafka
Jean Jourdheuil

Je me suis posé cette question  : qu’en est-il de Kafka et du théâtre, en deux occasions.
La première  : devant un spectacle d’André Engel, Bernard Pautrat et Nicky Riéti intitulé 
Kafka – Théâtre complet. auquel j’ai assisté à Strasbourg à la fin des années 1970. La seconde : à propos
d’un spectacle que j’ai réalisé avec Jean-François Peyret et Gilles Aillaud au début des années 1990,
qui accompagnait un autre spectacle consacré à l’auteur de cabaret bavarois Karl Valentin.

Le Chasseur Gracchus – Chacals et Arabes (spectacle de Gilles Aillaud,


J.-F. Peyret et J. Jourdheuil) (1993)

La première hypothèse fut de prélever des dialogues empruntés à un grand nombre de


textes en prose : récits et fragments et de composer ainsi une suite de sketches de Kafka, de faire
une sorte de cabaret Kafka en écho au cabaret Karl Valentin. À la lecture de cette collection
de sketches je fus saisi d’un doute, j’eus le sentiment que ça ne marchait pas, que le cabaret
Kafka ne fonctionnerait pas. Que nous risquions de trop nous approprier et tirer à nous le texte
énigmatique de Kafka. C’est pourquoi nous envisageâmes une autre hypothèse. Le point de
départ fut l’évocation, par Gilles Aillaud, de sa première lecture du Chasseur Gracchus à la fin
des années 1940.
Nous n’étions plus devant le problème infini de tenter d’inventer un théâtre à partir de
textes en prose. Il y avait désormais, d’une part, un souvenir, une vision du peintre Gilles
Aillaud (associée par lui au texte du Chasseur Gracchus) et d’autre part le texte de ce récit consi-
déré comme un poème, inachevé peut-être, mais donné à entendre dans son intégralité. L’es-
pace plus ou moins figuratif (je veux dire pas complètement figuratif ) se présentait ainsi : le
public était assis sur des chaises autour de petites tables sur un plancher en bois, un quai en
bois comme on en trouve dans certains ports de la mer du Nord, ou sur le bord de certains lacs,
autour d’un bassin rectangulaire rempli d’eau. On était au bord de l’eau, peut-être au bord de la
mer, un bateau était amarré, le bateau tanguait, le bassin était animé, l’eau bougeait, il y avait de
petites vagues, l’éclairage sur l’eau produisait des reflets sur les murs. L’actrice (Anne Durand)
qui, si elle avait été assise sur une chaise aurait disparu dans la masse du public (une centaine
de personnes) malgré son costume 1900, était assise sur le dossier de sa chaise, elle amorçait la
narration du fragment paru dans le Cahier in-octavo B, à partir de « Deux jeunes garçons étaient
assis sur le mur […] » ; suivait le dialogue entre le Chasseur Gracchus (Michel Kullman dans
cette séquence) et le Maire de Riva (François Chattot), de « – Qui es-tu ? – Le maire de Riva.
– Je le savais, monsieur le maire [...] », à : « le vent qui souffle dans les plus profondes régions
de la mort » ; puis venait un monologue : « Personne ne lira jamais ce que j’écris […] » jusqu’à
« C’est alors qu’est arrivé1 ». Les deux acteurs étaient dans des costumes gris de possibles marins

271
de la Forêt Noire, la narratrice amorçait le récit de l’histoire du Chasseur Gracchus. Son récit
suscitait les personnages du dialogue. À la fin le fragment restait en suspens.
Il y avait les reflets de l’eau sur le mur. Le décor était vu des spectateurs du premier rang, mais
seulement entrevu et deviné des spectateurs placés derrière, qui ne voyaient distinctement que
les mouvements du mât. Et puis il y avait les trois voix de la narratrice, du Chasseur Gracchus et
du maire de Riva. Trois voix qui, sur la base d’une figuration suggestive mais néanmoins discrète,
plutôt statique, ne cherchant pas à représenter une action, donnaient le sentiment d’un oratorio,
un peu comme ces représentations d’opéra « concertantes » qu’affectionnent les compositeurs.

Il fallait que le dispositif scénique soit concret et évocateur mais qu’il ne fasse pas écran,
qu’il permette d’entendre le texte de Kafka, qu’il aide à faire advenir l’espace propre du texte,
qu’il mette le spectateur seulement sur la pente d’une sensibilité, d’une réceptivité à l’étrangeté
du texte et de la figure évoquée du « Chasseur Gracchus », mort mais néanmoins présent. Grâce
à la proposition visuelle et spatiale improbable de Gilles Aillaud (un embarcadère dans une boîte
rectangulaire, la petite salle de la MC 93, un bateau deviné ou entrevu plutôt que vu, et surtout
les reflets réfléchis sur les murs de la salle), il y avait quelque chose à voir et ce qui était donné à
voir n’était qu’un tremplin aidant le spectateur à se laisser aller à imaginer lui-même, puisque ce
qui lui était donné à voir était incomplet et de l’ordre de la proposition.

Le spectacle fut conçu selon ce principe. Il comportait quatre séquences  : une première
séquence consacrée au Chasseur Gracchus (fragments du Cahier B) puis, le public était supposé
tourner les chaises et assister dans la pénombre à Chacals et Arabes. Il y avait un croissant de lune,
la forme d’une tente dans une quasi-obscurité, la narratrice (Anne Durand) amorçait le récit, un
acteur avec des oreilles d’animal (François Chattot) disait le texte du vieux chacal, dialogue avec
la figure qui avait amorcé la narration, puis apparition de l’Arabe, une silhouette en djellaba dans
la quasi obscurité. L’essentiel, ici, c’était la pénombre, elle jouait le rôle qu’avaient joué les reflets
auparavant. Un tremplin, une incitation à se laisser aller à imaginer au fil du texte.

Entre ces deux séquences, un intermède  : deux danseurs qui étaient restés assis sur des
chaises se livraient à une sorte de duo comme pourraient le faire deux ratons laveurs appliqués,
ceci sur un espace restreint (1,50 m de large sur 3 ou 4 mètres de long) situé à 2,50 m de hauteur,
(probablement au-dessus d’un couloir), limité aussi dans le sens de la hauteur par le plafond.

Un autre intermède, musical celui-là, intervenait entre Chacals et Arabes et la reprise du


Chasseur Gracchus (le fragment du Cahier D) : un poste à transistor était posé sur une table de
bistro, au milieu du public. Il y avait aussi, sur certaines tables, sous des cloches de verre, de
petits insectes. Retour donc, après Chacals et Arabes, à la situation initiale et au Chasseur Gracchus
(le fragment du Cahier D). Le texte, le rôle du Chasseur Gracchus était cette fois endossé par
l’autre acteur (François Chattot).

Pour ce qui est de la distinction entre la narration introductive (qui fait advenir l’espace et
suscite l’image), le dialogue et le commentaire, nous faisions confiance à l’intelligence auditive
des spectateurs. Le théâtre devenait l’espace où entendre un texte – un espace où le spectateur
était invité à se perdre dans l’espace imaginé par lui-même à l’écoute du texte.

La seule chose qui, rétrospectivement, ne me paraît pas satisfaisante dans ce spectacle,


c’était la dernière séquence  : les deux danseurs et l’actrice se livraient au milieu des specta-
teurs à un moment de danse contemporaine : l’actrice qui était sportive et menue passait de
l’épaule de l’un aux bras de l’autre, jamais ses pieds ne touchaient le sol, mais elle était parfois
la tête en bas, toujours en équilibre instable, toujours en mouvement, en train de passer de l’un

272
à l’autre, dans des positions inconfortables, jamais en repos et ainsi, toujours manipulée, trans-
portée, formant avec les deux danseurs une sorte d’animal jamais immobile, elle disait le texte
Un croisement (deuxième version)  où il est question de l’animal mi-agneau, mi-chaton. Il y avait
là trop d’action comme une volonté abusive de signifier et d’illustrer quelque chose. Il eût été
préférable d’avoir le texte sans la danse ou la danse sans le texte.

Kafka – Théâtre complet (André Engel, Bernard Pautrat) (1979)


Je cite un texte que j’ai écrit peu après avoir vu ce spectacle : « Le lieu est un hôtel, un
bâtiment municipal (l’ex-mairie de la rue Brûlée à Strasbourg) maquillé en hôtel – le maquillage
étant tout à la fois minimum (enseigne au néon, rideau rouge, tapis rouge pour traverser la cour,
hall d’entrée, lounge – où se passe l’essentiel de la première partie – couloirs, escaliers, chambres
de célibataires …) et cependant suffisamment élaboré pour produire un effet d’illusion généra-
teur de trouble. Où sommes-nous ? Le rideau rouge, à l’entrée, apparente cet hôtel à un théâtre. »

« Les personnages, sans doute faut-il prendre ce terme dans son sens non théâtral, de curieux
personnages, nous racontent des histoires, disent du texte que nous reconnaissons avoir été écrit
par Kafka. Et ce texte, alors qu’ils semblent avoir quelque chose d’important à nous dire, ils le
bégaient, ne parviennent pas à l’articuler vraiment, à nous l’adresser de telle manière que nous
puissions en accuser réception ; pourtant ils s’adressent à nous avec plus d’indiscrétion qu’il n’est
d’usage au théâtre et aussi avec une indiscrétion manifestement plus sournoise que celle dont
font preuve généralement les gens de maison dans un hôtel. »

« À l’évidence tous ces “personnages”, grooms, portier, caissier, pianiste, maître d’hôtel, sont
familiers des lieux, nous pas. Ils permettent que la représentation s’installe dans la durée, une
durée sans commune mesure avec le temps réel de la “représentation”. Ils se déplacent, entrent et
sortent, vaquent à leurs occupations apparemment impérieuses, alors que nous sommes assis dans
le lounge de l’hôtel. Nous attendons. Qu’attendons-nous au juste ? Que le spectacle commence ?
Il a déjà commencé. Quelque chose d’autre alors ? Mais quoi ? […] On nous adresse la parole,
le maître d’hôtel (Daniel Emilfork), il nous distrait de notre interrogation, mais son discours
ne nous parvient pas vraiment, et la distraction qu’il opère ne nous distrait pas vraiment, elle
ouvre seulement une parenthèse, toujours une nouvelle parenthèse. Peut-être sommes-nous là
par hasard  ? Un jeune homme commence un exposé sur la langue yiddish, une tache jaune
apparaît sur le revers de sa veste, il parle avec une certaine énergie, manifestement désireux de
convaincre, attrape la tache comme s’il s’agissait d’une mouche, se la met dans la poche, son
mouchoir par-dessus, parle encore, la tache réapparaît. Pour finir il nous fera entendre un disque
d’autrefois, une voix étonnamment lointaine et concrète d’un chanteur/conteur yiddish. Sur le
podium, celui-là même où se trouvait le jeune homme, à droite, un piano à queue, noir, et un
pianiste, encore jeune mais dénué d’élégance. Il joue de la musique “à la carte” ; le maître d’hôtel
demande à un spectateur quel morceau il désire entendre, le pianiste exécute ce morceau. Il
jouera Brahms, Mozart, Chopin, Bach, du jazz aussi, apparemment il est capable de répondre à
chacun de nos désirs de musique. Cette séquence a quelque chose d’hallucinant. Saura-t-il jouer
Beethoven ? Le suspens est devenu irritant. Il sait. On a envie que cette expérience cesse, notre
désir de musique s’est éteint. Une jeune femme apparaît, en robe lamée or, mal taillée. Elle va
chanter, mais quelque chose lui est arrivé qui lui ôte toute envie de chanter, elle pleurniche, nous
lit une lettre qu’elle a reçue, nous ne comprenons pas très bien de quoi il s’agit, elle s’appelle
Milena. Lorsque le pianiste sort de derrière son piano pour lui servir un verre de whisky, il a une
chaîne au pied gauche. Le maître d’hôtel est revenu, apparemment il fait l’animateur, montre à
tel ou tel d’entre les spectateurs la photo de l’un des grooms, tous ses fils. Tous coupables aussi,

273
mais coupables de quoi ? Sans doute d’être ses fils. L’hôtel a pris un air de famille. Tout y est
néanmoins extrêmement organisé. La familiarité à laquelle nous étions sensibles tout à l’heure
reçoit un début d’explication. »

« L’organisation est parfois manifeste et fait effort pour se montrer avec apparat. Ainsi lorsque
nous sommes entrés dans cet hôtel croyant venir au théâtre ; nous avons traversé la cour sur un tapis
rouge. Les grooms étaient rangés le long du tapis ou dans le hall d’entrée. Une structure d’accueil
avait été mise en place. Les fenêtres donnant sur la cour étaient éclairées, les chambres occupées
(par les spectateurs de la représentation précédente). Nous avons alors pressenti que le personnage
principal, peut-être, c’était le spectateur. […] De plus cette réception avait quelque chose de louche.
De la déférence sur fond de manque d’égards. Nous fûmes appelés par groupes, sans ménagements,
de manière sensiblement clownesque, par les numéros matricules des clefs des chambres auxquelles
nous étions destinés. Ce manque d’égards nous a procuré la sensation désagréable d’avoir été candi-
dats à venir dans cet hôtel. Un flot de lumière dans la cour. Un éclairage triste dans le lounge, du
papier peint au mur, une allure de salle à manger provinciale malgré une vue grossièrement pseudo-
photographique de New York, gratte-ciel, avion, échangeur routier. Le tout a un petit air de saleté,
de la poussière dans la moquette, certains grooms mal rasés, une odeur de renfermé, de sueur froide.
Personne ici, pas plus les acteurs que les lieux ne semble être tout à fait adéquat à son emploi, pour-
tant l’inadéquation n’est pas flagrante. Et puis toujours cette impression insidieuse d’organisation
dont on se demande ce qu’elle organise : le déroulement du spectacle ou la vie de l’hôtel2. »

C’était (à mon sens) la partie la plus intéressante du spectacle. Ensuite nous étions conduits
chacun dans une chambre. On y restait seul avec les bruits du couloir, des chambres voisines,
de la cour. Le téléphone sonnait, on décrochait et on écoutait un message qui ne nous était pas
adressé. Un groom venait nous montrer et nous commenter une photo, le lit de la Colonie Péni-
tentiaire, on regardait par la fenêtre. De nouveau nous étions conviés à attendre.
Quelques instants plus tard : « Nouveau regard par la fenêtre, rien. Il y a tout de même des
personnages qui traversent la cour, femmes de chambre, cuisiniers, c’est sans doute sans impor-
tance. J’ai l’impression de savoir à présent qu’il ne se passera rien. Deux femmes attirent l’atten-
tion, une attention incertaine, peu attentive, flottante, apparemment deux clochardes anonymes
manifestement étrangères à l’hôtel, on les éloigne de l’entrée. Pourtant elles s’installent dans la
cour, sur un banc, comme si elles étaient, elles aussi, familières des lieux. Bien qu’étrangères à
l’hôtel elles font partie du spectacle. […] De nouveau les cuisines s’animent, bruit de casseroles,
un groupe de personnages sort d’un sous-sol  […]. »
« Bruit de poubelles que l’on sort et que l’on installe dans un coin de la cour. Plus tard, le
rideau rouge de l’entrée s’ouvrira et viendra, en marche arrière, un camion-benne des éboueurs
municipaux. La benne s’ouvre, apparaît un personnage avec canne et chapeau, Charlot. Scène
muette avec la jeune clocharde. La cour est devenue discrètement féerique. Charlot s’approche de
l’entrée. Tout à coup, un chien que nous avons déjà vu à plusieurs reprises, en laisse, est détaché
et se précipite sur lui, s’acharne encore quelques instants sur le corps étendu, puis s’éloigne sur
un coup de sifflet de son maître. La jeune clocharde joue un long solo de trompette, une marche
funèbre, puis commence un long monologue vindicatif (à notre intention) où revient à plusieurs
reprises ce mot : “le prolo” qui désigne ici der Hungerkünstler, généralement traduit par “le cham-
pion de jeûne”. Nous sommes spectateurs, pour la première fois peut-être durant cette soirée, de
manière conventionnelle. »
« Puis un groom vient nous chercher pour nous montrer le lit (de La Colonie pénitentiaire),
le troupeau (des spectateurs) se reconstitue pour une longue promenade labyrinthique dans les
sous-sols. […] Et sans avoir eu le temps de songer à l’issue de cette promenade nous nous retrou-
vons dehors, rue Brûlée, les portes se referment derrière nous. Il ne s’est rien passé et pourtant
quelque chose a eu lieu. »

274
Les gens de théâtre faisaient alors des spectacles dans des lieux autres, différents, ils sortaient
des théâtres réputés bourgeois. Ils entendaient ainsi s’adresser à un autre public, changer le
théâtre et qui sait, pourquoi pas, la société. La singularité du spectacle de Engel-Pautrat-Riéti,
c’est qu’ils choisissaient un lieu et ensuite le déguisaient en autre chose. Il ne s’agissait pas pour
eux de transformer une usine ou une caserne désaffectée en lieu de spectacle, ou en lieu de vie
d’une équipe de théâtre, non, ils faisaient d’une ancienne mairie un faux hôtel. Le public venu
là pour assister à une représentation du Théâtre Complet de Kafka tombait dans un piège, il était
mis en situation, parqué, assigné à certaines places pour telle ou telle séquence (par exemple, sur
des canapés, des chaises et à des tables à leur arrivée dans le lounge), la circulation du public était
guidée par les grooms comme les bergers guident les troupeaux de moutons, nous étions traités
comme un groupe de candidats à l’immigration débarquant à Ellis Island dans l’entre-deux
guerres, du moins nous en avions fugitivement le sentiment.

Pendant ce spectacle, le spectateur averti songeait, bien sûr, au roman Amerika ou Le Disparu
il regrettait de ne pas l’avoir relu avant d’aller au spectacle (mais on ne l’avait pas prévenu, on ne
lui avait pas dit en quoi consisterait ce Kafka – Théâtre complet, on ne lui avait pas conseillé de
relire tel texte ou tel autre). La surprise était voulue par les organisateurs, elle faisait probable-
ment partie du jeu. Le public était mis en situation dans l’hôtel, déstabilisé en tant que public de
théâtre, individualisé dans les chambres pour célibataires, immergé dans ce qui faisait l’objet de
la représentation théâtrale. Ce qui était supposé être kafkaïen c’était, en fait, le malaise du spec-
tateur. L’étrangeté des textes de Kafka faisait écho à cette situation de malaise du spectateur. Le
spectacle produisait ainsi (non sans avoir fait allusion à tel ou tel texte et parfois l’avoir illustré)
une sorte d’effet Kafka sur fond d’allusion explicite mais néanmoins vague au destin des Juifs
ayant dû fuir l’Europe dans la première moitié du xxe siècle. Nous étions dans le même espace
que les acteurs, il n’y avait pas de distinction entre la scène et la salle, nous étions dans l’hôtel
avec le personnel de l’hôtel, et cet hôtel était un théâtre à la manière de Kafka.
Je dois dire que je garde de ce spectacle, de la première partie de ce spectacle que j’ai décrite
en citant un compte rendu que j’avais écrit à l’époque (en 1979), le souvenir d’une approche
indirecte, par ricochet, tout à fait convaincante, peut-être parce que ce spectacle faisait d’une
certaine manière deux choses à la fois ; il avait un double objet : la mise en situation du public
et le traitement des textes selon le scénario adopté.

Les deuxième et troisième parties dans la chambre d’hôtel avec vue sur ce qui se passait dans la
cour, la référence cinématographique à Chaplin (et le traitement cinématographique des séquences)
avec le « jeûneur » qui devenait le « prolo » me semblent avoir eu, en revanche, tous les défauts
(au demeurant spectaculairement réussis) d’une volonté de final faisant de l’effet. Bref, le spectacle
retombait dans le cliché, dans les clichés, et n’était plus guère au diapason des textes de Kafka.

Ceux qui se risquent à utiliser au théâtre les textes de Kafka partent généralement d’une
idée : le rêve, le labyrinthe, la surveillance. Ils parlent d’œuvre labyrinthe, d’œuvre cauchemar.
Chacun apporte et retrouve ses inquiétudes, ses angoisses, son expérience. C’est une œuvre qui
piège son lecteur. Mais tous les « je » qui se saisissent de tel ou tel texte de Kafka ne sont pas
nécessairement prêts ou capables de plier ce « je  » à la gymnastique expérimentale à laquelle
Kafka plie les siens. L’univers de Kafka, profondément subjectif, se formule sur un mode imper-
sonnel ; le « je » s’efface au profit du « il ». La machine littéraire, cependant, n’en reste pas là, à
travers le « il » elle circonscrit « l’homme ordinaire » et cet « homme ordinaire », dans la mesure
où elle creuse sa « singularité » et désigne ses « foyers de peur », elle le soustrait à la généralité, aux
statistiques, et le ramène à une forme peut-être matérielle de subjectivité. À propos du théâtre,
cela signifie que les textes de Kafka ne permettent pas un « théâtre de personnages » (roman-
tique, naturaliste, dramatique) et ne conviennent pas non plus à un théâtre faisant apparaître

275
«  la mécanique sociale ou sociopolitique  » (celui de Bertolt Brecht). L’improbable théâtre de
Kafka est d’abord un théâtre de l’écriture.

La scène de la rue selon Brecht et selon Kafka


La scène de la rue que Brecht, dans L’Achat du cuivre, présente comme un modèle possible
de ce « théâtre épique », objectif et narratif, qu’il entreprenait de codifier pourrait être comparée
à une autre scène de la rue, évoquée par Kafka dans son Journal à la date du 11 septembre 1908,
où il raconte un accident entre une voiture et un cycliste survenu à Paris, un accident qui n’en
finit pas de devenir toujours plus étrange et singulier, toujours plus subjectif3. Un espace de
spéculation et d’imagination qui défie la représentation, tout le contraire du théâtre de type
« planétarium » de la société élaboré par Bertolt Brecht à partir de la fin des années 1930.

Kafka dans le théâtre de Heiner Müller


Les allusions à Kafka abondent dans l’œuvre de Heiner Müller. Les textes en prose Libéra-
tion de Prométhée et Héraklès II ou l’hydre, insérés dans la pièce Ciment (1972) à des moments
de syncope de l’action –  de la narration selon une chronologie historique  – sont manifeste-
ment influencés par les textes que Kafka a consacrés à des figures mythologiques  : Poséidon,
Prométhée, Ulysse.

Les figures empruntées à la mythologie grecque dans l’œuvre de Müller  : Prométhée,


Héraklès, Ulysse, Philoctète deviennent objets de spéculation, font l’objet de variations et
sont déclinées au fil des textes. Cette façon de s’inscrire dans le sillage de Kafka est évidente
dans le cas de Libération de Prométhée, à ceci près que le texte de Heiner Müller est plus long,
plus agité que le texte correspondant de Kafka, comme si Müller s’agitait plus dans sa cuirasse
que Kafka dans la sienne. Ces textes de Müller, d’une manière indirecte et voilée, font encore
allusion à tel ou tel aspect de la RDA mais ils effacent toute référence explicite à ce contexte
et à cette société.

Les « textes de rêve » Peste à Buda dans Hamlet-machine et L’Homme dans l’ascenseur dans
La Mission ont une fonction analogue à celle des « inserts » dans Ciment : ils suspendent un
déroulement dramatique ou scénique, ils font irruption dans une forme théâtrale, la suspen-
dent, et déploient un espace littéraire comme si le théâtre devenait le lieu par excellence où la
littérature pouvait trouver son espace. Il ne s’agit pas, pour Müller, de plier le texte de Kafka
(ou imité de Kafka) aux contraintes du théâtre mais au contraire de suspendre le théâtre, de
l’interrompre, de le soustraire à la volonté de représentation et de l’ouvrir à l’espace de la litté-
rature et du conte.

Dans Germania 3 Les spectres du Mort Homme (1995), dans la scène Party, située dans une
petite ville de province en RDA en 1956, le fils du bourgmestre, c’est-à-dire Heiner Müller lui-
même, récite aux invités de son père le texte de Kafka Les Armes de la ville. Ce faisant, l’auteur
s’épargne une représentation de ce que fut la RDA. Au « socialisme réel » (selon la « Party »,
formule de Rudolph Bahro), il substitue une réalité littéraire portée par le texte de Kafka.
L’improbable théâtre de Kafka est d’abord un théâtre de l’écriture.

Tout ceci n’advient pas par hasard. Heiner Müller a lu attentivement les notes de Benjamin
sur Brecht et Kafka :

276
Parmi les sujets discutés à Svendborg entre Brecht et Benjamin, il y a celui de Kafka. Entre les lignes de
Benjamin se lit la question de savoir si la parabole kafkaïenne n’offre pas davantage d’espace, n’est pas
capable d’absorber (et de rendre) davantage de réalité que la parabole brechtienne. Et cela, non pas bien
que mais parce qu’elle décrit/donne à voir des « gestes » sans système référentiel, non orientés vers un
mouvement (praxis), non réductibles à une signification, étranges plutôt que produisant de l’étrangeté,
sans morale. Les éboulements de l’histoire récente ont moins détérioré le modèle de La Colonie péniten-
tiaire que le parfait édifice dialectique des pièces didactiques. L’aveuglement de l’expérience kafkaïenne
atteste son authenticité. (Le regard de Kafka comme regard dans le soleil. L’incapacité de regarder l’his-
toire dans le blanc des yeux comme fondement de la politique). Seule la pression croissante d’expérience
authentique, à supposer qu’elle « gagne les masses », développe cette capacité à regarder l’histoire dans le
blanc des yeux qui pourrait être la fin de la politique et le commencement d’une histoire de l’homme.
L’auteur est plus intelligent que l’allégorie, la métaphore plus intelligente que l’auteur4.

Kafka devient ainsi pour Heiner Müller le nom d’un programme littéraire : « […] un livre
doit être la hache qui brise la mer gelée en nous […]5 ».

NOTES

1. Cf. F. Kafka, «[Le Chasseur Gracchus]», OC, II, respectivement p. 452-454 ; 454-455; 456-457.
2. J. Jourdheuil, « À propos de “Kafka-Théâtre complet” », in Le Théâtre, l’artiste, l’état, Hachette, 1979, p. 223-228.
3. F. Kafka, OC, III, p. 78-82.
4. H. Müller, « Fatzer +/- Keuner », in Erreurs choisies, L’Arche, 1989, p. 27-36.
5. F. Kafka, « Lettre à Oskar Pollak » (17 janvier 1904), OC, III, p. 575.

277
À la porte : une leçon
kafkaïenne de J.M. Coetzee
Daniel Medin

En décembre 1983, Christopher Lehmann-Haupt publie une critique de Michael K,


sa vie, son temps de J.M. Coetzee dans le New York Times. Après des éloges sur son universa-
lisme « élémentaire » et sa prose captivante, Lehmann-Haupt estime toutefois qu’il n’est pas à la
hauteur de son roman précédant, En attendant les barbares. Selon lui, l’intérêt du livre est déna-
turé par la révérence pieuse de l’auteur à son père littéraire.

[…] l’ouvrage a une lourde dette envers Franz Kafka – non seulement pour ses références à « K » ou
un appel téléphonique au « Château », mais aussi pour ses comparaisons insistantes entre Michael K et
certains insectes ou sa maîtrise graduelle du rôle d’artiste de la faim. Ces éléments se veulent sans aucun
doute des tributs au maître, voire des emprunts, mais ils sont excessifs et réclament une attention qui
n’est pas nécessaire1.

Si cette appréciation est discutable (d’aucuns préfèrent y voir de simples coups de chapeau),
la prose de Coetzee est incontestablement parsemée d’affinités thématiques ou stylistiques non
seulement avec Kafka mais également avec Beckett, Defoe ou Dostoïevski. C’est malgré tout
l’ombre du Pragois qui plane de façon la plus significative – et depuis trente ans – sur ses écrits.
Dès sa première fiction, Terres de Crépuscule, Coetzee fait allusion à son maître, notam-
ment au Château. Cela est encore plus évident dans En attendant les barbares, dont la structure
allégorique et les personnages sans noms sont des emprunts à La Colonie pénitentiaire. Il en
est de même pour Michael K, sa vie, son temps, qui s’inspire, outre des ouvrages cités ci-dessus,
du Procès, du Terrier et d’Un compte rendu pour une académie. Dans Foe, Coetzee remodèle la
parabole de la légende du gardien de la Loi. Disgrâce évoque un individu dont l’intransigeance
rappelle volontiers Joseph K. L’Été de la vie, troisième volume de l’autobiographie fiction-
nelle de Coetzee, ne déroge pas à la règle. L’un des personnages principaux cite par exemple
les derniers mots de Joseph K. : « comme un chien » – sentence déjà adoptée dans Disgrâce.
Quant au protagoniste trentenaire, John Coetzee, il a rempli sa bibliothèque de livres de
Beckett et Kafka.
Tout au long de sa carrière, le célèbre critique américain Harold Bloom s’est évertué à
traquer les inclinations œdipiennes de certains hommes de lettres vis-à-vis de leurs précurseurs.
On aurait pourtant tort de réduire les rapports entre écrivains aux parricides littéraires. Coetzee
ne s’est jamais caché de l’ascendant de Kafka sur son travail. Dans un entretien avec David
Attwell, spécialiste de la littérature moderne, il va plus loin  : «  Je reconnais cet impact, je le
reconnais avec ce que j’espère être une humilité véritable. En tant qu’écrivain, je ne mériterais
même pas de lacer les souliers à Kafka2. »
Pour autant, le dilemme entre le sentiment de dette vis-à-vis des pères et le besoin de
produire un roman original reste prégnant. C’est d’ailleurs tout le propos d’Elizabeth Costello
qui fait l’objet de cet essai. Dans ce roman, Coetzee expose sa représentation du retardement

278
littéraire – tout comme l’ambivalence de la notion d’arriver trop tard – par le biais de références
manifestes à Kafka, tant formelles que thématiques. Il élabore de nombreux parallèles, en terme
de développement de l’intrigue et d’affinités tonales et rythmiques et revisite des scènes emprun-
tées à Kafka (et à d’autres précurseurs littéraires).
Dans les six premiers chapitres, Coetzee adopte la forme narrative du discours de Peter-
le-Rouge dans lequel un singe, à force de volonté, parvient au même niveau de culture que
la moyenne européenne. Écrits à la troisième personne, ces chapitres s’articulent autour de
monologues qu’Elizabeth Costello, romancière protagoniste du roman, prononce à l’occasion
de conférences. Ils expriment ses pensées et ses croyances momentanées sur le réalisme, le futur
du roman, la relation de l’auteur au mal dans le monde, etc. Il faut attendre le septième chapitre,
« Éros », pour que le jeu narratif ait lieu non plus sur une estrade mais en privé. Ce court récit,
qui évoque les méditations de l’écrivain sur le désir, l’incarnation et, surtout, la possession divine,
réunit les différents thèmes évoqués dans les conférences précédentes.
Elizabeth Costello est de l’opinion au départ que la grande littérature invite au renouveau.
Comme Joyce a renouvelé L’Odyssée en écrivant Ulysse, la romancière a renouvelé ce dernier dans
son ouvrage La Maison de la rue Eccles en faisant de la femme du protagoniste de Joyce sa propre
héroïne. Poussée dans ses retranchements dans le dernier chapitre, intitulé « À la Porte », elle
en arrive à la conclusion que la littérature doit se libérer du passé. Dans ces ultimes pages, elle
voyage seule. Ses préoccupations ne sont plus dirigées vers une académie ou de vastes auditoires
mais vers ce qui apparaît comme une autorité supérieure. Elle est confrontée à des juges dans un
tribunal dont la nature reste floue malgré de troublantes allusions à des scènes de la littérature
moderne classique.
Le chapitre entier semble être en résonance avec les écrits de Kafka. Coetzee reproduit
notamment certains aspects structurels. « À la porte » s’ouvre sur l’arrivée d’Elizabeth Costello
dans une petite ville non identifiée. À l’instar de l’homme de la campagne dans « Devant la Loi »,
un gardien lui refuse le droit de passer une porte. La femme est tenue de faire une déclaration
de croyances afin de prétendre – sans pour autant que cela soit une garantie de passage – aller de
l’autre côté. Une indétermination comparable à celle de la parabole de Kafka. Elizabeth Costello
se fend donc d’une déclaration, dans laquelle elle explique que sa vocation d’écrivain lui interdit
le maintien de quelque croyance que ce soit. Raison pour laquelle elle sollicite une exemption à
la règle. Le gardien, pour qui tout le monde croit en quelque chose, la lui refuse. Suite au rejet
d’une première révision de sa confession, la romancière emménage dans un dortoir affecté aux
solliciteurs à long terme.
Le temps passe, quoiqu’il ne s’agisse pas d’une vie entière, contrairement à l’histoire de
Kafka. Elizabeth se risque à quelques tentatives pour passer la porte. Le chapitre s’achève sur
un dernier refus du gardien, dont l’impatience manifeste rappelle la sentinelle qui reproche à
l’homme de la campagne d’être insatiable. En s’abstenant de mettre un terme à la période d’at-
tente de sa requérante, devant qui la porte ne se referme pas, Coetzee s’écarte de la fin tragique
du protagoniste de Kafka.
Les deux récits ont ceci en commun qu’ils laissent place à l’interprétation. La légende de
Kafka ne dit pas si le gardien de la Loi a rempli son devoir ou s’il l’a dépassé. Elle n’indique pas
non plus si son rang est supérieur ou subordonné à celui de l’homme de la campagne. Les choses
restent telles qu’elles furent écrites : impénétrables. Même Joseph K. réalise que son appréciation
de la Loi – « C’est le mensonge érigé en loi de l’univers » – nécessite qualification : « K. disait
cela pour conclure, mais ce n’était pas son jugement définitif 3. »Coetzee se garde également de
définir ce qui se trouve derrière la porte. S’agit-il de l’au-delà ? Le texte n’offre aucun indice de la
mort de l’héroïne. La porte peut aussi être une allégorie qui représente une notion plus grande,
comme la Loi chez Kafka.
Si Coetzee emprunte la structure formelle et suggestive de la parabole de Kafka, sa dette
s’étend également à la qualité de sa prose, c’est-à-dire à la transparence, à la précision de

279
ses phrases et à leur cadence. Lors d’une conférence tenue à l’Université de Berkeley, en 1991,
en forme de tribut aux auteurs qui ont compté pour lui, Coetzee insiste sur l’importance des
éléments du rythme et de la syntaxe des mots mais également des pensées. Selon lui, ces ques-
tions – et uniquement celles-ci – sont au centre de l’héritage littéraire. (Elles ont d’ailleurs fait
l’objet de ses essais de stylistique sur Beckett et Kafka, écrits entre la fin des années 1960 et le
début des années 1980.) Rythme mais aussi pureté de ton. Dans sa critique de la dernière traduc-
tion du Château de Kafka, en 1998, Coetzee prône l’exceptionnelle sobriété de la langue de
l’auteur. Clarté, spécificité et neutralité sont les traits caractéristiques du Pragois. Coetzee avait
déjà apprécié ces qualités à Berkeley en situant la « force particulière » d’un autre père spirituel,
le poète polonais Zbigniew Herbert, dans son « dessèchement proche de la dissection », une
« position retirée et cérébrale exprimée dans l’ironie qui masque une passion des plus éthiques,
sinon lyriques »4.
Chez Kafka, comme chez Coetzee, le filtre de l’absurde, voire de l’horreur des événements
est mis en exergue par une prose dénuée d’ornement. Ils sont aussi tous deux sensibles à la
cadence et particulièrement attentifs à la ponctuation.

Devant la porte de la Loi se tient un gardien. Ce gardien voit arriver un homme de la campagne qui
sollicite accès à la Loi. Mais le gardien dit qu’il ne peut le laisser entrer maintenant. L’homme réfléchit,
puis demande si, alors, il pourra entrer plus tard. « C’est possible, dit le gardien, mais pas maintenant5. »

On observe le même enchaînement de phrases courtes, descriptives et précises dans


« À la porte ».

C’est un après-midi chaud. La place est envahie de visiteurs. Ils ne sont pas nombreux à accorder un
regard à cette femme aux cheveux blancs qui descend de l’autocar, sa valise à la main. Elle est vêtue d’une
robe de coton bleue ; sur son cou, brûlé et rougi par le soleil, perlent des gouttes de sueur6.

Cette friction d’un ton distancié avec un rythme propulsif pousse la prose implacablement
vers le paroxysme de l’intrigue. Dans une de ses conférences, Elizabeth Costello fait l’éloge de
Kafka, parce qu’il mène les choses «  jusqu’à la fin, jusqu’à l’amère, l’indicible fin, qu’il y ait
ou non des traces de cela sur la page7 ». Or Coetzee lui aussi pousse vers l’indicible dans un
style dont les contours ont été modelés par ses lectures approfondies de Kafka et ses excursions
critiques en écrivant après lui.
Cet aspect temporel constitue l’élément qui distingue Elizabeth Costello de l’homme de
la campagne puisqu’elle a déjà lu « Devant la Loi ». Dès le départ, elle est consciente que son
scénario n’est qu’une pâle imitation de l’original, qu’elle a été amenée dans l’histoire d’un autre.
Tout au long de ce dernier chapitre, elle va s’efforcer de tirer parti de ses lectures pour arriver à
ses fins.
Face à son gardien, et à la manière de K. dans Le Procès et dans Le Château, elle calibre
ses questions pour glaner des informations et faire pression. Elle tente ce faisant de dénouer
l’enchevêtrement d’histoires antérieures dont elle rapproche sa propre aventure. Dans quelle
fiction est-elle tombée ? se demande-t-elle. « Sa » sentinelle lui défendra-t-elle d’entrer à jamais ?
Est-ce qu’elle va être confrontée à une série de fonctionnaires de château aussi incontrôlables
qu’insaisissables ? Elle est même tentée de signaler au gardien qu’elle sait à quoi s’en tenir, que
cette porte est là pour elle seule, mais qu’elle n’a pas vocation à s’ouvrir. Finalement, elle tente de
s’éloigner de l’histoire antérieure et même – éventuellement – de son épilogue en demandant à
jeter un œil de l’autre côté (vision qui, en définitive, la laissera insatisfaite).
Plus tard, elle est convoquée dans un simulacre de tribunal, dont l’apparence miteuse et
improvisée rappelle celle du premier interrogatoire de Joseph K. À l’exception de quelques
chaises et d’une table avec des micros bien alignés, la pièce est vide. Ses juges entrent l’un derrière

280
l’autre, dans leur robe noire. Loin des territoires familiers que constituent les amphithéâtres
universitaires, la romancière doit apprendre de nouvelles répliques, dominer un jeu différent.
Les enjeux de sa performance sont nettement plus importants. Contrairement au héros du
Procès qui adopte une attitude téméraire, pensant à tort obtenir aisément la considération
de son auditoire, Elizabeth Costello préfère évoluer avec prudence. Elle prend les débats au
sérieux. Son objectif n’est pas de se disculper mais simplement de passer la porte, de passer de
l’autre côté.
Elle lit donc sa révision de croyances, expliquant que sa mission d’écrivain l’empêche
d’avoir des positions claires. Elle se présente avant tout comme « une secrétaire », à l’instar
du poète Czeslaw Miłosz, qui écrit sous la dictée d’une force invisible. Elle estime devoir
transmettre ce qu’elle entend de façon sincère, aussi répugnant ou obscène que cela puisse
être. Ses juges – dont l’allure bouffonne à la J. J. Grandville lui rappelle celle, mi-clownesque
mi-diabolique, des assistants dans Le Château – ne sont pas en reste en termes de références
littéraires. L’un d’entre eux note que la position d’Elizabeth Costello requiert une « capacité
négative », façon de lui signifier qu’il connaît la lettre de John Keats à ses frères dans lequel ce
dernier décrit cette notion :

je veux dire celle de demeurer au sein des incertitudes, des Mystères, des doutes, sans s’acharner
à chercher le fait et la raison – Coleridge, par exemple, laisserait à l’écart une belle vraisemblance
isolée arrachée au tréfonds du mystère par incapacité à se satisfaire d’une demi-connaissance. Cette
idée filée au long de volumes entiers ne nous mènerait peut-être guère plus loin que ceci : chez un
grand poète le sens de la Beauté l’emporte sur toute autre considération, ou plutôt oblitère toute
considération8.

Un peu plus loin, le même juge fait une allusion à peine voilée à Un message de l’empereur en
lui demandant ce qu’elle ferait si l’invisible avait mis fin à son emploi mais qu’elle n’ait pas reçu la
lettre de congé. Dans la nouvelle de Kafka, l’empereur adresse un message de son lit de mort au
lecteur. Même s’il a confié la tâche à son meilleur courrier, une série infinie d’obstacles empêche
celui-ci d’arriver. Et le narrateur de conclure : le lecteur, assis à sa fenêtre, continue à rêver de ce
message. Le juge suggère ici à la requérante que son anticipation peut être trompée. Il ne parvient
pas à la déstabiliser pour autant. Elle est habituée à ce genre de doutes, simples corollaires de son
métier. En revanche, l’évidence de cette référence la tourmente, l’exaspère même. Force lui est
de constater que tout autour d’elle la renvoie à la littérature. Peu après sa première audience, elle
croise un orchestre en uniforme, qui joue des marches et des valses sur la place de la ville. Elle
associe la fanfare – si l’on en juge la description qu’elle en fait – à celle de La Marche de Radetzky
de Joseph Roth. Elle se demande si tout cela n’est pas une supercherie montée à son intention, si
cette somme de clichés ne constitue pas en quelque sorte un purgatoire pour écrivains.
Elizabeth ne peut que constater, à son grand regret, la prééminence de Kafka dans sa propre
histoire. D’une certaine manière, l’intérêt de son expérience semble diminué par la dislocation
entre le contexte originel et le décor familier dans lequel son histoire se déroule. Et de tous les
auteurs, pourquoi Kafka ? Elle se convainc que c’est une manière de lui faire payer son manque
d’inclination à l’égard du maître. À ce stade du roman, le lecteur sait pourtant qu’elle est plus
fidèle à Kafka qu’elle ne veut bien l’admettre puisqu’elle l’a cité à maintes reprises dans ses confé-
rences. En tout cas, elle comprend qu’elle ne peut se défaire du fardeau du retardement, car c’est
lui qui la fait réagir face à son environnement dérivé.
Évoquant le retardement dans le gnosticisme, Harold Bloom imagine cette peur « comme
le sentiment cauchemardesque d’arriver après l’événement, d’essayer d’occuper le sol où d’autres
sont restés debout. Être arrivés trop tard dans l’histoire », poursuit-il, « est nécessaire pour craindre
qu’on soit trop tard dans l’histoire9  ». Ce sentiment hante vraisemblablement la romancière
tout au long du chapitre. Même ses troubles physiques ne lui appartiennent pas complètement.

281
Au fil des jours, alors qu’elle corrige sa confession, elle remarque qu’elle a perdu son appétit
depuis son arrivée :

Est-ce une nouvelle carrière qui l’appelle : elle rejoindrait les rangs des maigres, des jeûneurs invétérés,
des artistes crève-la-faim. Ses juges la prendront-ils en pitié s’ils la voient dépérir ? Elle se voit, silhouette
rabougrie sur un banc public dans un rayon de soleil, griffonnant son devoir, un devoir qui ne sera
jamais fini. Que Dieu me sauve ! se dit-elle tout bas. Trop littéraire, trop littéraire ! Il faut que je sorte d’ici
avant d’y mourir10 !

Parce que Coetzee consigne les pensées de son héroïne comme elles lui traversent l’esprit,
le lecteur observe non seulement son invocation involontaire à Un jeûneur mais également – et
grâce au recours à l’italique – la nausée que cette constatation engendre.
Dans son dernier interrogatoire, Costello s’empêtre une fois de plus dans ses repères litté-
raires. Elle récite une allégorie – maquillée en recueil autobiographique – « lamentablement litté-
raire », en décrivant à son jury le réveil magique de milliers de grenouilles après l’hibernation,
dans son Australie natale, suite à une inondation. Elle croit en ces amphibiens, dit-elle, à cause
de leur totale indifférence à sa croyance. (De la même façon, le lecteur croit aux personnages
de fiction, semble spéculer Coetzee). Comme la fois précédente, elle navigue assez mal dans le
contre-interrogatoire. La mettant face aux contradictions émanant de ses diverses déclarations,
les juges lui demandent si elle parle en son propre nom. Elizabeth Costello répond par l’affir-
mative, puis par la négative avant d’en conclure que les deux sont vrais. Cet aveu prouve son
instabilité aux yeux des juges. Mais lorsqu’elle nie être sénile, le jury éclate de rire, confirmant
ainsi le sentiment initial de l’écrivain qu’il ne s’agit ni « d’un tribunal qui applique la loi » ni
d’un « tribunal de logique » mais bel et bien un « tribunal sorti de Kafka ou d’Alice au pays des
merveilles, un tribunal de paradoxe11. »
Ce dernier chapitre du roman s’achève sur l’écrivain qui imagine l’autre côté de la porte,
avec un chien hagard somnolant qui barre le passage. Associations littéraires, concepts et autres
précédents colorent une fois de plus sa rêverie. Sa réaction à la contamination est viscéralement
prévisible : « C’est la première vision qu’elle a depuis longtemps, et elle s’en méfie, elle se méfie en
particulier de l’anagramme GOD-DOG. Trop littéraire, se dit-elle une fois encore. Maudite soit la
littérature 12 ! ». Cette imprécation, formulée en pensée, constitue les derniers mots d’Elizabeth. Elle
fait obscurément écho aux derniers mots du Procès, que Coetzee renouvelle une fois de plus.
« À la porte » est un tribut extraordinaire à la nature, tantôt génératrice, tantôt contrai-
gnante, de l’influence littéraire. En plaçant son héroïne dans un environnement qui ressemble
au monde imaginaire de Kafka, ressemblance dont elle a elle-même pleinement conscience,
Coetzee reconnaît sa propre dette envers son précurseur. (Il est évident que si Kafka n’était pas
né, « À la porte » et le reste du roman n’auraient pu voir le jour.) Ce faisant, il est une sorte de
porte-drapeau pour les milliers d’auteurs qui écrivent –  plus ou moins volontairement, dans
l’ombre du maître pragois.
Lorsqu’en 1941, W. H. Auden désigne Kafka comme l’écrivain le plus représentatif de son
époque, il le fait dans un pur esprit occidental : pour lui, un roman comme Le Procès incarne
le xxe siècle, à l’instar de la Divine Comédie le Moyen Âge ou La Tempête la Renaissance. Auden
n’aurait sans doute pas imaginé que soixante ans plus tard, le livre d’un Sud-africain au sujet
d’une romancière australienne corroborerait son opinion –  sans parler des nombreux autres
ouvrages d’auteurs hongrois (Imre Kertész, László Krasznahorkai), chinois (Can Xue), israéliens
(Rachel Shihor, Yoel Hoffmann) ou encore chilien (Roberto Bolaño). C’est bel et bien la portée
– plus que le fardeau – de la paternité littéraire de Kafka qui a changé au cours des dernières
décennies.

Traduit de l’anglais par Delphine Regnauld.

282
NOTES

Les citations (sauf mention contraire) sont des traductions libres.

1. C. Lehmann-Haupt, Review of Life and Times of Michael K by J.M. Coetzee, New York Times, 6 décembre 1983, p. C22.
2. D. Atwell, J.M. Coetzee : South Africa and the Politics of Writing, Berkeley and Los Angeles, University of California Press,
1993, p. 101.
3. F. Kafka, Le Procès, GF-Flammarion, p. 263.
4. J.M. Coetzee, « Hommage » Threepenny Review, Spring 1993, p. 7.
5. F. Kafka, Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles, GF-Flammarion, p. 148.
6. J.M. Coetzee, Elizabeth Costello, trad. Catherine Lauga du Plessis, Éditions du Seuil, 2004, p. 263.
7. Ibid., p. 47
8. J. Keats, Lettres de John Keats, trad. Robert Davreu, Belin, 1993, p. 76.
9. H. Bloom, Agon : Towards a Theory of Poetry, 2de édition, New York, Oxford University Press, 1982, p. 81.
10. J.M. Coetzee, Elizabeth Costello, op. cit., p. 292.
11. Ibid., p. 303.
12. Ibid., p. 305.

283
VI
Interpréter Kafka
(de nouveau…)
Volker Braun, Kafka et la RDA
Wolfgang Asholt

Présentation

On a qualifié le premier tiers du xxe siècle d’« âge d’or de la littérature juive en langue alle-
mande ». Il faut certes relativiser cette appréciation. Mais après la rupture de civilisation (Zivilisa-
tionsbruch) du national-socialisme et de la Shoah, ce n’est certainement pas un « âge d’argent » qui
commence pour la littérature juive dans les deux États allemands de la RDA et de la RFA. Même
la redécouverte d’un auteur comme Kafka se fit lentement – et différemment – dans les deux États
allemands. Dans la RDA des années 1950, au moins jusqu’en 1956, Kafka était considéré comme
un des auteurs de la modernité formaliste. Et Georg Lukács en personne avait qualifié Kafka d’« anti-
réaliste » (unrealistisch).
Ce qui n’empêchera pas toutefois la parution de Schakale und Araber (Chacals et Arabes) dans
l’anthologie Deutsche Erzähler des 20. Jahrhunderts de 1957. Ce premier texte de Kafka publié en
RDA a d’ailleurs valu des représailles à l’éditeur de la maison d’édition Volk und Welt. De même,
l’histoire de l’édition des textes choisis de Kafka par Klaus Hermsdorf, spécialiste de l’auteur (il avait
soutenu une thèse sur Kafka sous la direction d’Alfred Kantorowicz) est assez symptomatique des
difficultés que cette œuvre pouvait rencontrer face à la ligne officielle, qui voulait que la littérature
contribue à la formation d’une « personnalité socialiste ». Volker Braun a qualifié l’histoire des éditions
de Kafka de « kafkaïenne » (kafkaesk).
Un premier volume de textes de Kafka paraît en 1965. Deux ans après, sort le fragment Amerika.
Les deux livres restent confidentiels du fait de leur tirage limité et des difficultés d’accès dans le commerce.
Entre-temps avait eu lieu la fameuse première conférence sur Kafka à Liblice (27-28 mai 1963).
Elle fut organisée par le germaniste de l’université Charles de Prague, Edouard Goldstücker, qui sera
président de l’Union des écrivains tchécoslovaques et l’une des grandes figures intellectuelles du Prin-
temps de Prague. Dirigée par Anna Seghers, une délégation de la RDA participait à la conférence.
Au centre des débats, la question : un auteur représentatif de l’aliénation moderne peut-il jouer un
rôle dans la société socialiste ? À l’instigation d’Ernst Fischer, membre du comité central du PC autri-
chien, la délégation de la RDA fut critiquée pour son attitude ambiguë. Ce qui n’empêcha pas Alfred
Kurella, chargé des questions culturelles au sein du bureau politique du SED, le Parti communiste
est-allemand, de reprocher à Fischer, Goldstücker et Garaudy de s’être livrés à Liblice à l’apologie de
la décadence occidentale, représentée par le trio Kafka, Proust, Joyce. Kurella sollicita même le soutien
d’Aragon et de Garaudy. Mais, au contraire, l’échange de lettres avec ces deux figures de proue de la
politique culturelle du PCF approfondit les divergences : les deux Français insistèrent sur l’impor-
tance de Kafka pour la littérature contemporaine et critiquèrent la position dogmatique de la RDA.
Et, en 1965, lors du 11e plénum du comité central du SED, qualifié entre-temps de table rase
culturelle1, le candidat au bureau politique Horst Sindermann traite Kafka d’« œuf pourri ». Dans ce
contexte de dogmatisme culturel, la parution d’un volume de 800 pages réunissant des récits de Kafka
et surtout Le Procès et Le Château est plus qu’étonnante.
À cette époque, Volker Braun commence seulement à publier. En 1965, il écrit Die Kipper
(dont la mise en scène, prévue au Berliner Ensemble, ne sera autorisée que bien des années plus tard,

287
en 1972, à Leipzig). Pendant la décennie 60, Braun fait paraître des recueils de poèmes (Provokationen
für mich, 1965 ; Vorläufiges, 1966 et Kriegserklärung, 1967). En 1966, il est engagé par le Berliner
Ensemble comme dramaturge. Après avoir travaillé dans la « production » entre 1957 et 1960, il fait
des études de philosophie à Leipzig où il suit les cours de Hans Mayer. Et au Deutsches Literaturins-
titut de Leipzig, Braun entend Georg Maurer parler de Kafka. À cette époque, Heiner Müller écrit
la pièce Der Bau (La Construction, 1963-1964), allusion évidente au récit homonyme de Kafka ; la
création de cette pièce est interdite par le Parti. Les étudiants de Leipzig suivent attentivement les
discussions de Liblice et leurs suites chez Aragon et Garaudy. En 1967, Volker Braun rend visite à
Edouard Goldstücker à Prague.
Dans le trio représentant la modernité (Kafka, Proust, Joyce), l’auteur de langue allemande
est certainement le plus présent et le plus actuel pour Volker Braun et ses semblables au cours des
années 1960. Mais dans les décennies suivantes, ce sont plutôt d’autres auteurs qui deviennent
des références pour Braun, comme  Diderot pour le Hinze-Kunze-Roman de 19852. Quand on
y regarde pourtant de plus près, on trouve dans ce roman une citation révélatrice du Journal de
Kafka, datée de 1911. Esquissant sa conception, le narrateur se réfère à Kafka qui constatait que la
littérature est « l’affaire du peuple ». Et ce n’est certainement pas par hasard qu’après cette citation,
l’un des deux protagonistes du roman n’est pas désigné par son nom (Kunze), mais par l’initiale
« K. ». En 1999, Braun publie deux textes directement inspirés par Kafka : d’abord, à l’occasion
des 250 ans de la naissance de Goethe, Dem Geier gleich. Goethe und Kafka in der Natur (Comme
le vautour. Goethe et Kafka dans la nature), dont le titre évoque une parabole de Kafka de 1920,
Der Geier (Le Vautour) et qui se réfère à la visite de Kafka à Weimar en 1912, avec en arrière-plan
ce qui s’est passé à Buchenwald (tout près de Weimar), vingt-cinq ans plus tard. L’autre texte, qui
reprend directement un titre de Kafka : Dans la colonie pénitentiaire (In der Strafkolonie) est une
mise en parallèle du destin d’Edouard Goldstücker (sa réception de Kafka dans les années 1960 et
son double exil après 1968, puis après 1989) et de la machine plus que cruelle du récit. Ce poème
en prose se termine sur ces deux lignes :

KEIN ZEICHEN DER ERLÖSUNG IST ZU ENTDECKEN Nul signe de grâce à découvrir
DURCH DIE STIRN GEHT DER EISERNE STACHEL L’aiguillon de fer traverse le front

Mais c’est surtout au cours du Tournant de 1989-1990 que les références à Kafka deviennent
plus fréquentes et plus intenses. On peut en mentionner plusieurs occurrences chez Braun :
– Le chapitre sur «  Déréaliser / Réaliser  » (Entwirklichen / Verwirklichen) de «  La Leçon de
Leipzig » (Leipziger Vorlesung), dont on trouvera plus bas la traduction, date du 12 décembre 1989,
quand la réalisation d’une troisième voie semblait encore possible pour la RDA. Dans « La Leçon de
Leipzig » s’inscrit la réception de, et une réflexion sur, la leçon de Kafka. L’actualité de Kafka (titre du
premier extrait) est alors plus grande que jamais.
– Le poème « Les Ruines de l’Académie3 » du cycle La Matière de la vie (Stoff zum Leben, 1990)
peut se lire comme une « réponse » à Un compte rendu pour une académie de Kafka.
– Les courts récits de Wie es gekommen ist (Comment c’est arrivé) (1993), dont « Hommage à
K. », datent du printemps 1989 et de l’été 1991 alors que le dissident Volker Braun, qui combattait
pour un « socialisme à visage humain »en RDA, se retrouve malgré lui dans la société capitaliste de la
RFA. L’écriture de ces textes est comme un écho à l’univers kafkaïen.
Les deux autres extraits que nous publions en traduction, Déréalisation. Hommage à K. et Notice
de travail du 15.4.89 sur l’actualité de Kafka montrent que celui-ci aide Volker Braun à comprendre
le côté kafkaïen de sa propre situation en proposant une réflexion sur « les motivations de l’écriture
d’aujourd’hui ».
Braun fait sienne la formulation de Brecht pour qui Kafka est «  un phénomène vraiment
sérieux4 ». Plus grave et difficile est la situation historique dans laquelle on se trouve, plus l’actualité
de Kafka est grande.

288
[Note de travail, 15-4-89]

Volker Braun

L’actualité de Kafka. Bucéphale, le vieux combattant de la lutte de classes, renonce,


« compte tenu de l’ordre social actuel », à une destination historique de sa vie, ce qu’il éprou-
vait pourtant naguère. Pour le spectateur de la galerie, le cirque d’État met en scène l’appa-
rence du beau travail, de sorte qu’il n’empêche rien et se contente de pleurer « sans le savoir ».
Celui qui fut un singe, gardant « le plus grand calme intérieur », s’adapte à l’image socialiste
de l’homme  : son «  issue  », les choses étant ce qu’elles sont, où «  ce n’était pas la liberté
qu’il fallait choisir ». Le marginal Odradek cause du souci au père-État, l’homme inutile et
anxieux remet en question l’ordre établi. Tout cela motive aujourd’hui l’écriture en faveur
du tournant  ! K. était là, convenons-en, «  pour la lutte  », contre le «  ridicule enchevêtre-
ment » des instances, contre les « abus du pouvoir » et le misérable respect qu’il nous inspire.
« Dans la mesure où K. n’accepte pas l’état des choses mais le met en doute, il provoque, outre
du déplaisir, d’étranges sentiments d’attente » (Hermsdorf ) chez les parias du village ; et c’est
ce que je ressens finalement en lisant ces histoires. Ce sont des histoires d’une secrète résis-
tance, d’un « grand travail » de libération. C’est seulement avec le regard dirigé vers l’avenir
qu’il faut les lire. Si bien que leur effet s’inverse et que le sombre effroi fait place à une claire
perception. Voilà l’humour sauvage de cette écriture désespérée. Le petit cœur simple Hans
Brunswick ne dit-il pas qu’il voudrait devenir un jour comme K. ? K. serait certes « encore
bas et repoussant mais, dans un lointain avenir presque inimaginable  », dans une soixan-
taine d’années, « il surpassera tout le monde ». C’est dit très sérieusement, pour la littérature.
Et « c’est à ce prix qu’il était même prêt d’accepter le K. contemporain », et vraiment, nous
assistons à la «  fière transformation  » des textes sinistres en une littérature constructive.
Les anciennes images, les anciennes métaphores produisent désormais la pensée nouvelle.

Traduit de l’allemand par Alain Lance.

Déréaliser / Réaliser. La marche dans les profondeurs


(12 déc. 1989)
Volker Braun

(le problème du réalisme


l’art dans un monde imparfait)

les Buddenbrook la copieuse bouillie du réalisme le plus rassasié – face à son opulence, le
comptable de l’entreprise bourgeoise ne pouvait plus devenir qu’un champion du jeûne :

289
Kafka se retire dans la représentation de sa « vie intérieure à la manière d’un rêve », le sens pour
celle-ci aurait, dit-il, « déplacé tout le reste vers l’accessoire et l’aurait fait dépérir d’une manière
atroce »
– le matériau textuel réduit, nettoyé de ce qui le détermine à la visibilité immédiate,
du contexte local ou temporel
– et le reste déplacé dans un environnement étranger et ainsi promu au rang d’une double
abstraction

: l’extrême distanciation du matériel autobiographique,


le vécu personnel dépouillé de sa détermination concrète,
par ce procédé il devient inconcevable, énigmatique, effarant

la concrétion conditionnée de l’imagination attire pourtant l’attention sur le mécanisme social,


sur l’énigme sociale non résolue

« Face à l’inanité matérielle ... se trouve le contenu intrinsèque de Kafka, le


sentiment vécu de peur et de menace » (Hermsdorf ) et, assurément, l’envie de la « lutte »
contre « le ridicule enchevêtrement » des instances, contre « les abus du pouvoir »
(toutes notions tirées du roman Le Château de Kafka) et contre le misérable respect
qu’il lui inspire

(à comparer avec « l’idéalisation » de Schiller


où la grandeur du sujet sert un sentiment héroïque, assurément avec la même envie de lutte
– ce sont des programmes de contrastes du même destinateur, l’individu isolé)

Kafka « un phénomène vraiment sérieux » (Brecht)


son actualité

la déréalisation, constate Hermsdorf, éclipse « l’approche par la


critique sociale » – ce sont d’autant plus des récits de résistance secrète, du
« grand travail » (selon Kafka) de libération. Il faut seulement les comprendre dans la
perspective d’un avenir. Pour que son effet se retourne et se transforme d’épouvante
sourde en clairvoyance.

avec l’augmentation des peurs et des menaces se sont développées l’envie, la


détermination d’engager le combat contre le pouvoir exercé par des hommes sur les
hommes et de l’homme sur la nature

D é r é a l i s a t i o n : donc un moyen du réalisme, un procédé audacieux et solitaire,


c’est la chute dans la profondeur des conditions, et nous ne savons pas ce qui nous arrive

il est pourtant possible de concevoir un procédé qui entreprenne une descente réfléchie dans
cette profondeur, qui nous laisse garder ouverts les yeux et apercevoir toute l’ampleur de cette
formation

un procédé archéologique,
explorateur

en déblayant les morts-terrains des apparences


dégageant couche par couche

290
creusant de plus en plus profond
jusque dans les caves, dans les cachots de notre existence
avec une stratégie d’écriture, qui recourt à certaines « techniques », moyens acquis
et nouveaux, permettant d’escalader les contradictions
au-delà de notre champ de visée anodin
(ai-je parlé de fuite ?
une fuite dans la zone interdite, de la vérité minée)

 ans la zone de douleurs de la connaissance, où nous sommes déchirés, tout comme le sont
d
nos intérêts
avec l’automobile dans la forêt qui meurt

cet unique mouvement : vers le bas, vers le bas


l’expérience à r é a l i s e r dans le texte
dans sa structure, sa rigueur
jusqu’à ce que j’imagine voir quelque chose, le fond
de ma fatalité, de vivre et d’aimer faussement

au « centre de peur » (Brecht, matériaux le centre de peur


de Fatzer) = le centre de force
où je reconnais mon ennemi :
moi-même duquel on peut puiser
qui dès lors ne peut plus l’énergie
vivre ainsi

me dégageant moi-même sous les gravats


car il ne peut s’agir que de mon propre salut

moi-même
secoué par des éclats de rire, archi-vieux, et enfant
et je commence une phrase sans fond

Cette phrase, vous la trouvez dans SINN UND FORM, numéro 6/1989*

Comme conclusion un texte que, en des temps plus tranquilles et à d’autres fins, j’ai tiré
de ces notes, à l’occasion du début de l’entretien sur « La production artistique d’aujourd’hui »
pendant le Dialogue sur Brecht de février 1988 :

«  Comme nous parlons de production artistique, j’aimerais pour commencer placer un


produit où est décrite une méthode de production. (Peut-être préfigure-t-il aussi une description
de notre entretien.) »
* Le récit  Bodenloser Satz, écrit en 1988 (p. 1235-1246) évoque la situation compliquée en RDA à la fin des années 1980. Une
histoire personnelle est combinée avec celle de l’exploration d’une mine à ciel ouvert et elles sont commentées par des phrases
en majuscules comme « Regarde ce que nous sommes devenus », « Parce que nous n’aimons pas le pays, non plus, pas encore ».
Ce récit, Phrase sans fond, traduit par Alain Lance, est paru en 1993 chez Actes Sud et a été réédité en 2008 aux éditions de
l’Inventaire.

Traduit de l’allemand par Wolfgang Asholt et Alain Lance.

291
« Déréalisation. Hommage à K. » (1990)

Volker Braun

Lorsque le quatre du mois je suis descendu dans la rue – dans la rue de la concorde, sombre,
encore bordée de feuillage –, je me suis retrouvé, sans y aller par quatre chemins, en exil.
Je l’ai su avec l’instinct du persécuté ; nul besoin de fixer mon regard sur le bitume fami-
lier ; du persécuté débarrassé de ses bourreaux : j’étais à l’étranger. Les mêmes façades, mes vieux
arbres et les choses familières étaient devenus étrangers, c’est cela qui faisait mal.
J’ai suspendu machinalement mon pas, comme si j’avais perdu mon orientation, et me suis
dirigé vers le kiosque à journaux où se trouvait la vérité sur ce qui s’étendait implacablement
autour de moi. Vérité que j’ai payée en monnaie étrangère.
Je me suis rendu compte alors, sans pouvoir réprimer un sourire, comme il avait été
simple et facile d’atteindre l’étranger. D’autres, moins chanceux, avaient recouru à la ruse pour
organiser leur voyage, bouclé pour toujours leur appartement et s’étaient jetés dans le fleuve.
Moi, je n’avais même pas déposé de demande, pas lancé le moindre ballon d’essai  ! On ne
m’avait pas interrogé sur cette affaire. J’étais tout simplement transféré sans avoir changé de linge
ni m’être muni du strict nécessaire. Transplanté sans quitter ma base vitale ; mais la base était
dévastée, un grotesque champ de ruines dans mon âme.
Mes bourreaux n’avaient pas réussi à me priver de ma citoyenneté et je ne leur avais pas fait
le plaisir de disparaître. Cette échappatoire m’eût semblé trop commode, voire méprisable.
À présent le pas était franchi. J’étais dehors.
Certes, je n’avais pas choisi le pays. L’étranger, normalement, n’a pas à s’interroger sur les
questions intestines, mais le curieux émigrant que j’étais en avait le droit.
Dans la rue de la concorde, j’ai remarqué deux policiers. L’un, courbant l’échine comme
un idiot du village, rasait les murs à côté de l’autre, qui en imposait. Ils portaient encore des
uniformes différents mais déjà la même casquette. Même famille. Derrière leur dos trois adoles-
cents ont jeté à terre un Vietnamien, l’ont roué de coups et lui ont dérobé son porte-monnaie.
Devant la boutique de la fleuriste on pouvait voir enfin plusieurs seaux débordant d’une
splendeur fraîchement coupée.
Par ailleurs j’étais chômeur.
Une sorte de légèreté planait dans mon corps étranger  : et j’ai senti que quelque chose
d’inhabituel, de cruel s’emparait de moi : ce qu’on appelle la liberté.

Traduit de l’allemand par Alain Lance.

notes

1. G. Agde (éd.), Kahlschlag: Das 11. Plenum der ZK der SED 1965. Studien und Dokumente, Berlin, Aufbau, 2000.
2. V. Braun, Le Roman de Hinze et Kunze, traduction rééditée aux éditions Métailié, 2008.
3. Que l’on trouve dans le choix de poèmes Le Massacre des illusions, L’Oreille du loup, 2001.
4. B. Brecht « Propos décents sur Kafka » (1928), Sur le cinéma, traduit de l’allemand par J.-P. Lebrave, L’Arche, 1970, p. 69.

292
Infinitudes ou les fins de Kafka
Un petit bout de femme, Le Terrier
Vivian Liska

Fin ou commencement
«  Je suis fin ou commencement1.  » Cet énoncé énigmatique de Kafka a été lu comme
emblème de toutes les transitions et intervalles de la modernité, comme incertitude au moment
de basculer de l’ancien dans le nouveau, comme expression du doute quant à la continuité
du cours du temps et comme description de la difficulté de l’homme à trouver un abri dans
l’histoire. Le contexte de l’énoncé de Kafka – une méditation sur sa prise de distance à l’égard
des solutions que peuvent offrir christianisme et judaïsme dans la modernité2 – invite sans aucun
doute à de telles interprétations. Cependant, comme si souvent chez Kafka, la structure de
la phrase elle-même va au-delà de toutes ses significations allégoriques possibles. En tant que
renversement parodique de l’Apocalypse et de la prétention apodictique de celle-ci à la vérité et à
la totalité – « Je suis l’Alpha et l’Oméga […] le Début et la Fin » (Apocalypse, 22, 13) –, l’énoncé
de Kafka pourrait signifier un lieu de l’interruption, du ne-plus et du pas-encore, du ni-ni et du
rien, qui s’ouvre entre fin et commencement. Mais cette inversion n’est pas une négation simple,
et le lieu où elle advient n’est pas un espace vide. Elle est un « ou », l’annonce d’une alternative,
qui ôte à la fin son caractère définitif. Plus encore qu’une stase ou une rupture, le dit de Kafka
constitue une boucle sans fin, dans laquelle l’indécision abolit la fin et la rouvre sur un commen-
cement qui se situe à la fin. Ainsi, cette phrase garantit contre un mot qui, dans le vocabulaire de
Kafka, est associé à la mort : la décision.
Le chapitre du Procès qui porte le titre « Fin » contient une variation sur le « Je suis fin ou
commencement » de Kafka et une référence à l’analogie entre décision et mort. Juste avant d’être
assassiné par les deux hommes en costume noir, K. veut s’assurer une dernière fois qu’il contrôle
la situation et « garder jusqu’au bout l’esprit clair et calme (meinen ruhig einteilenden Verstand
behalten)3 ». Que cet entendement exige une claire scission entre fin et commencement, c’est ce
qui ressort nettement des réflexions suivantes de K. :

Faut-il que je laisse le souvenir d’un être buté ? Faudra-t-il qu’on puisse me reprocher d’avoir voulu
terminer mon procès quand il débutait et, maintenant qu’il s’achève, de vouloir le recommencer  ?
Je ne veux pas qu’on dise cela. Je suis reconnaissant qu’on m’ait donné pour escorte ces deux messieurs
bornés et à demi muets, me laissant le soin de me dire à moi-même ce qui est nécessaire4.

De quoi K. a-t-il ici honte, cette honte qui était, comme il est dit dans la dernière phrase du
roman, « destinée à lui survivre » ? Et que se dit K. – ou Kafka – ici à lui-même ? L’autoaccusation
de déraison, que K. voudrait repousser ici – selon laquelle, à la fin, « il veut recommencer » – est
placée sous le signe de la dernière résistance, déjà évanescente, qu’il produit face à sa fin, ce qui porte
à penser que la crainte exprimée par K. est en fait un aveu qui concerne aussi Kafka lui-même :
celui de ne pas vouloir finir. L’ennemi dont, finalement, K. ne veut plus se défendre est incarné
par les deux messieurs en costume noir, qui, dans l’avant-dernière phrase du roman, s’assemblent

293
en une unité : « Comme ses yeux se révulsaient, K. vit encore les deux messieurs, tout près de son
visage, appuyés joue contre joue, observant la conclusion (die Entscheidung)5. » Le regard révulsé
de K. rencontre son opposé dans la littérale dé-cision (Entscheidung), qui trouve aussi sa figuration
visuelle dans l’abolition de la séparation entre les deux hommes. Les deux messieurs observent K.
« joue contre joue », ils sont impossibles à distinguer et représentent la mort de leur victime, mort
qui est appelée « la décision » ou « dé-scission » (Ent-scheidung). Cette dernière est concomitante de
l’élimination des différences. Cette figure de pensée traverse toute l’œuvre de Kafka. Elle surgit en
des passages-clés de ses écrits fictionnels et, de manière encore plus frappante, de ses écrits autobio-
graphiques et de réflexion sur soi. Le combat avec la fin – et contre la fin – y devient l’expérience
déterminante de son écriture et souvent le moteur des récits eux-mêmes.

Les adversaires alliés


Dans sa toute dernière note de journal, rédigée le 12 juin 1923, Kafka décrit la dynamique
de sa propre écriture sous forme de combat :

De plus en plus timoré pour écrire. Cela est compréhensible. Chaque mot, retourné dans la main des
esprits – ce tour de main est leur geste caractéristique – se transforme en lance dirigée contre celui qui
parle. Une remarque comme celle-ci tout particulièrement. Et ainsi de suite à l’infini. La seule manière
de se consoler serait de se dire : cela arrivera, que tu le veuilles ou non. Et ce que tu veux ne fournit
qu’une aide imperceptible. Plus qu’une consolation serait : toi aussi, tu as des armes6.

La perte croissante d’assurance dans l’acte d’écrire repose sur le défi antagoniste de mains
spectrales qui habitent les mots mêmes du scripteur et l’agressent. La tentative de contrôler, de
comprendre l’angoisse qui en résulte, de mettre le doigt dessus et de la prendre activement en
main nourrit la dynamique du combat. Cela vaut particulièrement pour l’écriture d’un texte
qui, comme ce passage final des journaux de Kafka, tente de saisir – manifestement en vain
– l’insaisissabilité. Dans cette logique abyssale, s’ouvre l’infinité du processus d’écriture lui-
même. La consolation du manque de contrôle – « cela arrivera, que tu le veuilles ou non » – se
fonde dans ce manque lui-même : dans les limites de la maîtrise propre qui déterminent une
tâche de la volonté. Mais cela ne serait qu’un moment dans le processus que décrit le passage :
« Plus qu’une consolation : toi aussi, tu as des armes. » Par ces mots, le scripteur accepte les
conditions qui lui sont faites par les mains spectrales et s’engage dans le combat. Unis dans leur
dissension, les adversaires qui habitent l’écriture écrivent contre une troisième instance, le vrai
ennemi, qui pourrait mettre fin au combat salvateur. Ce combat promeut l’ajournement de la
décision, qui immobiliserait l’écriture et qui est pour Kafka synonyme de mort.
L’action des mains spectrales s’effectue dans un «  élan  », un «  mouvement  ». Les êtres et
figures déstabilisants dans l’œuvre de Kafka – l’homme en prière, Odradek, la toupie, les ballons,
les assistants et tous les autres – ont souvent ce point commun  : une mobilité constitutive et
quasi consubstantielle. Elle rend ces êtres indisponibles, mais elle garantit aussi la dynamique
de la confrontation et empêche que l’antagonisme ne se fixe définitivement sur des antithèses
figées ; elle fait obstacle à tout caractère définitif en général. C’est aussi la mobilité qui se trouve
transférée au narrateur ou protagoniste qui se croit initialement stable. Elle se manifeste par
instants en des auto-observations directes de l’agitation du narrateur, ou en des constats de l’agi-
tation du protagoniste, mais souvent sans que ceux-ci en prennent conscience. L’inquiétude de
l’antagoniste s’infiltre peu à peu dans le discours ou le comportement de l’homme, symétrique-
ment à l’action des mains spectrales dans la présentation que fait Kafka de sa propre écriture.
C’est un combat salvateur, parce qu’indécidé et infini, parce qu’il diffère la fin, qui est aussi
la mort. Cette structure caractéristique de tant de textes de Kafka peut être lue comme excès

294
de vitalité d’un esprit qui refuse d’accepter la finitude ou l’expression d’un sur place ou d’une
répétition exorbitante dans un monde dépourvu de sens. Le facteur déterminant, entre toutes
ces possibilités, réside dans la relation entre le protagoniste et son autre. Ce rapport entre la
confrontation avec un Autre et la prorogation de la fin se manifeste de manière particulière-
ment poignante, tout en révélant des différences significatives, dans une comparaison entre
Un petit bout de femme et Le terrier, deux récits de Kafka écrits pendant l’hiver qui précéda sa
mort.

Le combat infini : Un petit bout de femme


«  Peut-être te sera-t-il tout de même possible de vivre de cette manière, mais surtout protège cette
vie contre les femmes. » Protège-la contre les femmes, mais elles sont déjà dans « de-cette-manière ».
(T, p. 891 ; OC, III, p. 528)

On a jusqu’ici prêté peu d’attention au récit tardif Un petit bout de femme7 ; et, quand cela
s’est produit, on l’a interprété la plupart du temps comme l’étude psychanalytique d’un cas de
paranoïa. Dans ce récit est opéré le clivage entre un « ennemi » absolu d’une part et, d’autre part,
un être engendré par le texte, avec lequel le protagoniste engage le combat. Le combat avec cet
être est à la fois perturbation et sauvetage. C’est la dynamique antagonique du combat qui donne
lieu à la possibilité de différer une décision qui mettrait fin au mode d’existence de l’homme.
L’être que le protagoniste confronte dans le récit est une petite femme, également nommée « ma
petite juge » (DL, p. 330 ; J, p. 68 ; je souligne), qui est associée à une instance publique – le vrai
ennemi – de manière opaque, et qui, avec ses « immenses pouvoirs », pourrait juger le narrateur
« de manière tout à fait définitive » (DL, p. 325 ; J, p. 63 ; je souligne). C’est justement à cette
finalité que fait obstacle l’interaction antagonique avec la petite femme. Face à la «  grande  »
instance – die Öffentlichkeit ou « le monde » –, l’homme et la petite femme apparaissent malgré
leur confrontation hostile comme des alliés. Au titre de figure spécifique, et non plus, donc, de
pouvoir général et inapprochable, la petite femme devient cet adversaire auquel l’homme qui
lutte en vain pour une prise de contrôle doit son combat salvateur. Dans cette alliance antago-
nique entre l’homme qui parle et la petite femme, Kafka met en scène une situation de combat,
paradigmatique de son écriture.
Dans ce récit aussi, l’être perturbateur, en l’occurrence la petite femme, pénètre le discours
du parleur. Sortant de ses gonds « dans la passion de la lutte », son action franchit les limites qui
la séparent du narrateur, lequel voudrait se défendre contre l’effet qu’elle exerce sur lui. L’inquié-
tude permanente qui résulte de cette alliance adversative protège de la décision définitive qui
paralyserait son activité, et elle lui permet ainsi de continuer à vivre – et à poursuivre indéfini-
ment son monologue.
Dans un monologue constant, obsédant, que n’interrompt aucune voix externe ou vue
extérieure, qui n’est localisé ni dans le temps ni dans l’espace, un homme décrit son vain
combat contre une petite femme qui, apparemment sans raison, ne cesse de déverser sur lui son
irritation, tandis qu’il se cramponne convulsivement à son mode d’existence. Le monologue de
l’homme se compose pour l’essentiel d’autojustifications contradictoires à propos desquelles on
peine à repérer immédiatement de quelles accusations elles se défendent, l’origine de l’irritation
qui anime la femme à son encontre restant inconnue de lui – et du lecteur. Ce monologue
consiste en de multiples tentatives de neutraliser l’irritation de la petite femme. Le déploiement
rhétorique que le narrateur met en œuvre à cette fin tourne à un catalogue d’impossibilités de
changer quoi que ce soit à la situation. Ce catalogue naît de la manière dont Kafka joue de déduc-
tions sophistiques qui entament les fondements de la rationalité et démasquent la raison elle-
même comme une monumentale machine à justification. Cela advient par des raisonnements

295
pseudo-rationnels, des contradictions non expliquées, de fausses neutralisations, des démentis
non démontrés, des protestations d’innocence et des accusations à l’endroit de la partie adverse,
par des renversements louches et des arguments tautologiques, qui pulvérisent toutes les règles
de la logique tout en feignant de parler leur langue. Ce monologue livre un exemple paradigma-
tique de ce que Kafka appelle « un assaut mené sur place (stehender Sturmlauf ) » (T, p. 259-260 ;
OC, III, p. 165) : ce mouvement d’écriture qui, avec une énergie quasiment inépuisable, retire
chaque affirmation aussitôt qu’énoncée, à seule fin de la réitérer au prix d’un déplacement à
peine perceptible et de la réfuter souvent encore dans la même phrase.
En des variations sans cesse renouvelées, le narrateur parle de l’insatisfaction, de l’irritation,
de la colère, de la souffrance de la petite femme, à seule fin de démentir encore et encore sa signi-
fication et son importance, et surtout l’effet qu’elle produit sur lui. Ce processus s’effectue par
le biais de deux évolutions contraires : explicitement, de manière croissante, un apaisement et
l’assurance d’avoir pris ses distances avec l’« affaire » : « J’envisage plus calmement la situation dans
la mesure où je crois comprendre qu’une décision si imminente qu’elle paraisse être quelquefois,
n’est pas près d’intervenir encore » (DL, p. 330 ; J, p. 68) –, et implicitement, de manière crois-
sante aussi, une agitation connotée dans le texte lui-même de féminine : « Si avec les années je suis
tout de même devenu un peu inquiet, cela n’a absolument rien à voir avec la véritable importance
de cette affaire » (DL, p. 332 ; J, p. 70). La dénégation de la puissance agissante qui émane de la
petite femme devient de plus en plus insistante dans la suite du récit sur le plan du contenu. Dans
les derniers paragraphes, le narrateur n’est plus attentif qu’à l’état, ou plutôt à la stabilisation, de sa
propre agitation. Mais plus il veut se convaincre de son contrôle de la situation, de son « calme »
face à la petite femme, plus sa propre déstabilisation devient manifeste ; et plus il dénie l’effet
qu’exerce sur lui la femme fulminante, plus sa forme d’expression s’assimile au comportement de
celle-ci. Tandis que la femme est ainsi « mise hors circuit », elle (ou, si l’on veut, sa manière d’être
et de s’exprimer) pénètre dans le discours du narrateur. Les tentatives de rationalisation de celui-ci
sortent, comme la femme fulminante, « de leurs gonds », tandis que, la mettant de plus en plus
souvent à distance, il l’appelle « l’affaire » (die Sache). Sans qu’ait lieu une rencontre véritable entre
l’homme et la petite femme, ici aussi, en dépit des démentis de l’homme, le parleur prend graduel-
lement sur lui, de par le processus de l’écriture, les attributs de la figure perturbatrice.
Si, dès les premières lignes, une certaine mobilité est attribuée, il est vrai, à la femme, c’est le
monologue de l’homme lui-même qui « exécute » cette mobilité, et ce d’autant plus qu’il proteste
de son calme. Comme si souvent, Kafka prend ici un concept au pied de la lettre : la mobilité est
actualisée dans le texte sous forme de gestuelle. Dès le début, et de plus en plus nettement au fil
du récit, la gestuelle apparaît comme le mode d’expression le plus frappant de la petite femme.
C’est du reste aussi par un geste du narrateur que le récit se clôt. C’est moyennant ce transfert
que l’autre à connotation féminine prend effet sur le monologue du narrateur et sur le niveau
textuel du récit lui-même.
Tandis que le narrateur lui-même s’empêtre dans les mécanismes rationalisants de ses
paroles, la petite femme se manifeste en un contre-langage de gestes, un langage charnel, qui
n’appartient entièrement ni à la nature ni à la culture, qui n’est ni contrôlé ni dicté de l’extérieur,
mais représente l’expression d’un mode d’être primaire sans signification, d’un langage gestuel,
qui ne réfère pas, mais présente et révèle8. À mi-chemin du récit, le langage du narrateur entre
en contraste avec les gestes de la femme. C’est la dimension charnelle que réprime la rationa-
lisation qui finit par venir au jour dans le monologue même du narrateur. Ce dévoilement est
annoncé par un aveu du narrateur : « sous l’influence insurmontable de ces chocs incessants »,
avec les années, il « est devenu un peu inquiet », et cette agitation se manifeste « de façon pure-
ment physique en quelque sorte » (DL, p. 332 ; J, p. 68 et 70). Mais c’est de manière seulement
corporelle que ne cessait de se manifester aussi l’irritation de la petite femme ; au début aussi, ses
symptômes pathologiques sont explicitement qualifiés de « corporels ». C’est seulement la phrase
finale qui fait entrer dans le champ le corps du narrateur :

296
De quelque point de vue que je considère donc cette petite affaire, il est donc à chaque fois manifeste
– et je m’en tiendrai là – que si je la garde ne serait-ce que légèrement dissimulée derrière ma main, je
pourrai encore très longtemps, sans que le monde m’importune, continuer à mener la même vie que
jusqu’à présent, en dehors de toute la fureur de cette femme. (DL, p. 333 ; J, p. 70)

La partie du corps qui exécute le geste est celle que le premier paragraphe faisait ressortir
chez la petite femme, celle avec laquelle, dans la dernière note de journal de Kafka, les spectres
se retournent contre lui dans chaque mot, et, pour finir, celle à laquelle le récit doit sa genèse.
La main de la femme, dont les doigts sont séparés les uns des autres d’une manière unique, se
distingue de la main des dernières lignes, celle qui, en écrivant, se referme autour du stylo et
dissimule. Mais cette main ne dissimule « l’affaire » que légèrement, contrairement à l’autre dont
les talons écrasent violemment. Cette main laisse percer le fait refoulé et dénié que la femme
fulminante est indispensable à cette écriture.
Ce qui se révèle à la fin au narrateur, c’est la possibilité de continuer, à la condition de faire ce
geste de la main. « Tenir-cachée » cette « petite affaire » décrit le processus à l’œuvre dans l’ensemble
du récit. Il est déjà présent dans les mots « légèrement » et « petite affaire », dans lesquels le narra-
teur minimise manifestement une menace qui ne peut guère être si légère et si petite, si elle peut
mettre fin à la possibilité pour lui de « continuer à vivre tranquillement ». Or, à partir de là, il est
possible de relire tout le récit comme vaine tentative avouée de masquer, de banaliser et de maîtriser
la position adversative de la petite femme. Ce qui se « révèle donc », justement comme inférence
du narré, est la possibilité de continuer « tranquillement » le mode d’existence suivi jusqu’ici, qui
ne consiste en rien d’autre qu’en la défense opposée à la déstabilisation causée par la petite femme.
Seule condition : cacher l’affaire, donc conjurer la déstabilisation par la main de l’écrivain, conju-
ration qui advient justement dans l’acte d’écrire – donc de manifester – la « chose ». Ce cercle
pourrait laisser conjecturer que cette petite « parabole du ne-pas-arriver » (parable of non-arrival :
Stanley Corngold)9 met en place une machinerie d’autoconservation parfaitement au point, au sein
de laquelle rien ne se passe hors la perpétuation de l’écriture propre. Mais quelque chose se passe :
la manifestation de l’orientation tendant vers l’infini de cette écriture elle-même.

Tourner à vide sans fin : Le Terrier


De même qu’Un petit bout de femme, ce récit (NSF, II, p. 576-632 ; J, p. 125-171), écrit
en quasi-concomitance, met également en scène, en un monologue obsédant, l’ajournement
d’une fin redoutée, que produit l’acte d’écrire10. À l’instar de la fin d’Un petit bout de femme,
où le moi-narrateur se représente qu’il pourra, « sans que le monde [l’] importune, continuer à
mener la même vie que jusqu’à présent », Le Terrier se termine aussi par la représentation d’une
continuation de ce qui a eu lieu jusqu’ici. Toutefois, les deux récits, y compris leur fin, sont pris
dans des dynamiques opposées. Contrairement à Un petit bout de femme, dans Le Terrier, l’adver-
saire du locuteur monologuant, lequel est un animal du type taupe, qui creuse dans la solitude,
reste purement imaginaire – et la fin n’advient pas. La dernière phrase du Terrier finit dans le
manuscrit par : « mais tout resta inchangé, cela » (NSF, II, p. 632 ; J, p. 171). Elle se trouve à la
fin d’une page : ou bien Kafka a interrompu son écriture ici, ou bien d’autres pages, contenant
une suite ou une conclusion, ont été perdues. Il n’est donc pas possible d’établir avec certitude si
(ni comment) le récit devait se poursuivre, ou si Kafka l’a laissé volontairement à l’état de
fragment. L’impossibilité d’acquérir une certitude quant à la fin du récit ainsi que les incessantes
réflexions et contre-propositions qui, dans la réception, résultent de cette indécidabilité peuvent
être considérées comme le pendant de l’inaptitude à conclure qui se trouve autant thématisée
que mise en scène dans le récit. Il est donc possible que Kafka ait interrompu le récit, parce que,
au contraire d’Un petit bout de femme, il n’arrivait pas à trouver une fin au récit.

297
Le Terrier condense à l’extrême la procédure récurrente de l’écriture kafkaïenne, dans laquelle
les multiples apories logiques – paradoxes, tautologies, contradictions – dissolvent chaque posi-
tion et annulent chaque affirmation. Les réflexions, monologues, calculs et cheminements de
pensée incessants du moi-animal, qui se limitent en façade au monde de la vie et au présent
immédiat, expriment la monotonie du mouvement de sa pensée. Le déferlement réflexif de
son discours intérieur va de pair avec une large absence d’événements extérieurs. Le télescopage
dominant du passé et du présent se manifeste, du côté des techniques narratives, par un présent
itératif qui reconduit la répétition d’événements passés au maintenant du récit et suggère en
quelque sorte de cette manière un statu quo sans fin. La temporalité oscillante du récit entrelace
les aspects d’un regard rétrospectif sur une évolution close et d’un processus de pensée perma-
nent pris dans l’événementialité. Le terrier, qui ne peut être ni révisé ni achevé, ni définitivement
abandonné ni effectivement habité, qui n’est la propriété ni de soi ni d’un autre et qui signifie
autant protection que piège, est la parfaite image pensée de l’écriture de Kafka qui s’abolit et fait
malgré tout advenir quelque chose dans ce processus – justement le récit lui-même. Ce dernier
devient ainsi le reste existentiel qui demeure au terme de tous les vains calculs d’une logique qui
se désavoue elle-même et qui fait de l’activité de l’écriture, laquelle se profile dans le creusement
de l’animal, un événement par-delà toute fin et tout résultat.
Du commencement à la fin, l’animal effectue de manière ininterrompue des cercles de
pensée autour de chaque perception, chaque concept, chaque sentiment. Il ne cesse de faire des
constatations, de prendre acte de faits, de prendre des décisions, à seule fin de les rejeter aussitôt,
d’envisager tout de suite après une multiplicité d’alternatives, qui subissent illico le même sort.
Sa conscience tourne constamment en rond, comble le chemin de pensée qu’elle vient de creuser,
sape l’argument qu’elle vient de construire. Autour de chaque verbe à l’indicatif danse un essaim
de subjonctifs. À chaque prise de position succède un «  mais  », un «  toutefois  », un «  il est
vrai » ou un « d’autre part ». Le texte est un jeu sans fin de possibilités, auquel aucun Autre
– par opposition à Un petit bout de femme – ne veut mettre le holà. Dans Le Terrier, l’adversaire
reste une crainte qui ne prend pas de réalité plus concrète qu’un bruit (qui, selon toute vrai-
semblance, émane du moi-animal lui-même). Dans la solitude, ces possibilités continuent à
proliférer sans fin : la seule logique ne fournit pas de critères de décision, et ainsi, jusqu’à la fin,
« tout » reste également « inchangé ».
L’ultime indétermination résulte de l’hésitation de l’animal entre aspiration et peur
d’une décision, d’une limitation des possibilités incessamment produites par son inventivité,
d’une «  incitation externe  » à terminer ses agissements. Alternativement mû par un vœu de
toute-puissance et un désir d’autodissolution, l’animal espère et craint une interruption qui
viendrait d’un Autre, et quand bien même ce serait cet Autre qui l’«  appellerait à lui  » et à
« l’invitation duquel [il] ne pourrait résister ». Cet Autre est-il Dieu, la mort, un frère forestier,
le « siffleur » dont est censé émaner le bruit ? Cela reste incertain. L’animal faisant part de la
représentation de cet appel pendant son séjour à l’air libre, cette invitation irrésistible pourrait
provenir du terrier lui-même ou, au sens figuré, de sa propre écriture. Dans ce cas, il ne s’agit
encore aussi, dans la représentation de l’animal, en partie angoissée, en partie pleine d’attente,
de rien d’autre que d’un appel à retourner dans le terrier, à l’état de l’écriture même, ruminant et
creusant dans la solitude. Alors, effectivement, tout resterait inchangé.
Dans le récit, tout reste inchangé et, à partir de sa logique, rien ne permet de conclure qu’au
terme des seize pages couvertes d’une écriture serrée, quelque chose pourrait encore changer.
La fin manque. Par opposition à Un petit bout de femme et à sa manière de finir en une infinité
pleine d’espoir, Le Terrier débouche sur un sans-fin inapaisé. Le « plaisir qu’une tête astucieuse
prend à exercer son astuce  » – le «  seul motif  » qui pousse à poursuivre les calculs (NSF, II,
p. 577 ; J, p. 126) –, affleure par moments au début du récit ; mais il disparaît dans les dernières
pages. Dans la mesure où il n’y a pas d’Autre qui réclame une explication, qui présente une oppo-
sition et pénètre dans le monde solipsiste du moi-animal, le dérangement lui-même n’est plus

298
engendré que par la pensée propre qui ne rencontre aucun point d’arrêt. Après une spéculation
de plus et un « mais » de plus, le récit s’interrompt au milieu d’une désolation qui tourne à vide.

Coda
Tandis que Kafka écrit lui-même dans l’hiver 1923-1924 pour faire face à la mort qui
approche, surgissent dans ses deux derniers récits, Un petit bout de femme et Le Terrier11, des
figures de l’inachèvement, à la fois semblables et opposées. Le Terrier met en place l’envers de
la continuation infinie espérée à la fin d’Un petit bout de femme ; cet envers est une autre forme
de mort vivante : le terrier est un autre tombeau. Dans Le Terrier comme dans Un petit bout de
femme, l’agitation a également gagné la mise en scène de la procédure d’écriture, mais, parce que
toute confrontation avec un Autre a disparu, elle n’est plus qu’un jeu d’ombres du moi propre.
L’animal aurait-il effectivement souhaité une interruption  ? C’est une question qui, comme
toutes ses autres pensées, reste ouverte. Dans Un petit bout de femme aussi, le conflit n’est pas
résolu et le combat reste indécis ; mais un mode de relation avec la petite femme a été trouvé,
et cette relation, aussi antagoniste qu’elle soit, a été reconnue comme indispensable. Les deux
récits, écrits dans cette «  zone frontière entre la solitude et la vie en commun  » (T, p.  871  ;
OC, III, p. 515) où Kafka et son écriture ont élu domicile, font état, peu avant sa mort, de son
angoisse face au monde et de l’angoisse encore plus grande de le perdre de vue, de n’avoir aucun
Autre qui viendrait interrompre le monologue infini avec soi-même.

NOTES

1. « Ich bin Ende oder Anfang » : F. Kafka, NSF, II, p. 98.


2. Ibid. « Je n’ai pas été, comme Kierkegaard, guidé dans la vie par la main déjà bien affaiblie sans doute du christianisme et
je n’ai pas, comme les sionistes, saisi tout juste la dernière frange du châle de prières juif qui s’envole. Je suis une fin ou un
commencement » : F. Kafka, OC, III, p. 482.
3. F. Kafka, P, p. 308 ; Le Procès, GF-Flammarion, p. 269.
4. Ibid.
5. Ibid., p. 312 ; Le Procès, p. 272.
6. F. Kafka, T, p. 926 ; en français : OC, III, p. 530.
7. F. Kafka, Drucke zu Lebzeiten. Kritische Aufgabe, Francfort/M., Fischer, 1996 (désormais noté  : DL)  ; Un  jeûneur,
GF-Flammarion (désormais noté J).
8. Cf. W. Benjamin, « Franz Kafka », in Gesammelte Schriften, vol. 2, Francfort/M., Suhrkamp, 1989, p. 418. T. W. Adorno,
« Aufzeichnungen zu Kafka », in Prismen : Kulturkritik und Gesellschaft, Francfort/M., Suhrkamp, 1955, p. 248-249 ;
G. Agamben, « Notes on Gesture », in Means Without End, Minneapolis University Press, 2000, p. 49-62 ; S. Corngold,
Lambent Traces : Franz Kafka, Princeton University Press, 2006, p. 23 et 173. 
9. S. Corngold, Lambent Traces, p. 124.
10. Les deux histoires ont été écrites vers la fin de 1923. Pendant la visite de Brod à Berlin à la fin de janvier 1924, Kafka lui a
lu les deux histoires à haute voix : NSF, II : A, p. 143-146. Pour une version plus détaillée, mais selon une autre approche,
de l’interprétation que je présente ici, cf. V. Liska, « La grande décision et la petite différence », in Europe, n° 923, 2006,
p. 63-78.
11. Un petit bout de femme et Première Peine ont été intégrés avec Un jeûneur et Joséphine la cantatrice ou le peuple des souris
au dernier livre publié par Kafka, Un jeûneur (Ein Hungerkünstler). Pour l’histoire de la création et de la publication de
ces dernières histoires, cf. DL : A, p. 386-406 et V. Liska, « Der Bau », in B. Auerochs, M. Engel (éd.), Kafka-Handbuch.
Leben-Werk-Wirkung, Stuttgart, Weimar, Metzler, 2010, p. 337-343.

299
Le voyage imaginaire de Franz
Kafka en « Palestine1 » : lecture
de Chacals et Arabes
Philippe Zard

À Abdelwahhab Meddeb,
en témoignage d’amitié

Est-il permis d’interpréter Kafka ?


« Chaque phrase dit : “interprète-moi”, et aucune d’entre elles ne tolère l’interprétation2. »
Peu de textes illustrent mieux le diagnostic d’Adorno que Chacals et Arabes. Le récit met en scène
l’antagonisme séculaire des nomades du désert (les « Arabes ») et des chacals qui, une nuit, cherchent
à persuader un voyageur – présenté comme le sauveur attendu – de faire justice de leurs ennemis
en les égorgeant3. Si l’on ajoute qu’il est publié dans la revue sioniste Der Jude de Martin Buber en
1917 et qu’il est le seul où Kafka se soit aventuré en ces territoires déjà disputés, on conçoit que
le prurit interprétatif devienne incoercible, et plus encore aujourd’hui qu’hier. Comme, cepen-
dant, la nouvelle a le mauvais goût d’être l’une des plus énigmatiques de Kafka, le commentateur
qui espérerait soutirer à la Sibylle de Prague quelque sentence définitive sur le sionisme (hostile
ou favorable, selon affinités) risquera fort de s’en trouver plus « désespéré4 » que jamais. Devant
la résistance du texte à toute récupération idéologique, la tentation est grande de s’en tenir aux
deux postulations critiques généralement observables quand il est question de Kafka : l’approche
purement poétique qui récuse toute glose comme un piège – quitte à enfermer l’une des œuvres
majeures du siècle dans le cercle vicieux de la littérature autotélique –, ou la fuite en avant hermé-
neutique sans les garde-fous de rigueur – qui consiste à suivre une piste au détriment de toutes
les autres. S’agissant de Chacals et Arabes, pourtant, peut-on se résigner à cette alternative entre le
déni du politique et la réduction militante, entre le « tout poétique » et le « tout politique » ? Faire
l’hypothèse contraire impose sans doute, sinon une méthode révolutionnaire, du moins un état
d’esprit différent de celui, par trop répandu en kafkologie, qui revient à étriller toutes les lectures
antérieures. On avancera, à l’inverse, que le passage par le tourniquet des interprétations de la fable
– entendons ici les intentions de signification que les circonstances de sa rédaction rendent plau-
sibles – est une épreuve induite par l’écriture, à laquelle il serait vain de se dérober. Encore l’examen
récapitulatif des hypothèses doit-il s’accompagner d’une enquête sur les règles qui gouvernent leur
étourdissante prolifération. Dans ce que l’on pourrait appeler une poétique du cauchemar éveillé,
Kafka met à nu une ambivalence intime, dont la clé n’est pas seulement psychologique, mais
touche aux contradictions archaïques qui commandent l’existence d’une communauté historique
et l’identification à celle-ci. Que cette réalité politique soit mieux rendue par un texte qui, comme
le rêve, ignore le « principe de contradiction », que par n’importe quel engagement positif n’est pas
le paradoxe le moins stimulant de la nouvelle.

300
Tentative de description d’un cube de Rubic
Par-delà le refus, signifié à Buber, d’appeler « paraboles » (« Gleichnisse ») les deux nouvelles
publiées dans Der Jude, ces « histoires d’animaux » demeurent à l’évidence des histoires d’hommes :
loin d’ignorer le mécanisme de l’analogie, Kafka le sature et le détraque. Lire, c’est jouer le jeu, c’est-
à-dire suivre une proposition de sens jusqu’au moment où elle vient se briser sur une objection,
autrement dit mesurer son degré de pertinence relative.

Lecture 1/ Où les chacals pourraient être des antisémites et les Arabes des Juifs…
Arguments pro. Ces chacals décrivent les « Arabes » à la manière dont les antisémites dépeignent
les Juifs5 ; et comme eux ils projettent sur leurs ennemis leurs propres tares : ils leur reprochent leur
puanteur mais sentent mauvais, leur « arrogance » mais sont bouffis de vanité, leur idiotie mais sont
d’une naïveté crasse, leur cruauté mais ne rêvent que de meurtres... Les voilà qui, tels des chrétiens
se détournant des anciens sacrifices, dénoncent ces primitifs dont l’obstination à égorger les bêtes
est à l’origine d’un « conflit qui déchire le monde » (p. 273/154), retardant l’avènement d’une ère
de concorde, comme les Juifs « endurcis » obstacles à l’universalité « catholique ». La connaissance
que Kafka avait des pogromes d’Europe de l’Est6 a pu favoriser cette association.
Arguments contra. Les chacals sont en réalité dominés et humiliés par les Arabes, lesquels sont
dépeints en seigneurs du désert, fiers et nobles. Cette représentation des Juifs en aristocrates et des
antisémites en parasites ne correspond ni à l’imaginaire de Kafka ni à la vraisemblance contex-
tuelle. Sans compter que les chacals, incapables de tuer un seul Arabe, seraient de bien inoffensifs
pogromistes.

Lecture 2/ Où les chacals pourraient figurer des colonisateurs et les Arabes les colonisés…
Arguments pro. Lecture de type postcolonial. Le chapelet de stéréotypes racistes peut rappeler le
discours des peuples colonisateurs à l’égard des indigènes : sales, sauvages, sanguinaires, dépourvus
de la moindre « étincelle de raison » (p. 271/152)... Le rêve ultime des chacals-colons serait de faire
disparaître de leur vue ces peuplades inférieures, de les rendre littéralement invisibles7.
Arguments contra. Les Arabes ne sont pas plus indigènes que les chacals, lesquels ne sont ni des
envahisseurs, ni des conquérants. Les bêtes sont au contraire d’une infériorité manifeste, « chiens »
craintifs des Arabes plus forts et mieux armés (ils ont les « fusils » !). Si Kafka avait voulu dénoncer
la domination coloniale, il s’y serait bien mal pris.

Lecture 3/ Où les chacals seraient des sionistes et les Arabes des Arabes...
Arguments pro. Faut-il lire en Chacals et Arabes une « petite nouvelle curieusement antisio-
niste8 » ? Kafka rédige son récit en 1917 – juste avant la déclaration Balfour. Il met en scène la
rivalité de deux populations, conflit héréditaire promis à se terminer « dans le sang9 ». Les chacals,
avec leur morgue de peuple élu10, accablés d’avoir été « relégués parmi un peuple pareil » (unter
solches Volk verstossen) (p. 271/152), demandent à l’intercesseur européen de les en débarrasser :
« Que les Arabes nous laissent en paix » – cette paix fût-elle celle des cimetières ?
Arguments contra. La présence d’un « code malicieux » – publier dans une revue sioniste une
satire cryptée du sionisme – est peu plausible. Présenter le narrateur comme « un voyageur juif »
relève du préjugé, et même l’affirmation que « tout commence en Palestine11 » reste conjecturale.
Quand aux vaticinations mystiques et eschatologiques des chacals (rêve de «  pureté  », messia-
nisme), on peinerait à les repérer dans le sionisme séculier de 1917. On peut toutefois lire ce texte
comme un avertissement – compatible du reste avec l’idéal de Buber : ces chacals seraient ce que le
sionisme ne doit pas devenir.

Lecture 4/ Où les chacals seraient les Juifs de Palestine (le yishouv), et les Arabes les Musulmans...
Arguments pro. Variante, à front renversé, de la lecture précédente. Les Juifs établis en Palestine

301
au début du siècle étaient encore justiciables de la domination ottomane – « protégés » (dhimmis)
souvent misérables et méprisés. Les chacals développent un discours de ressentiment à l’égard de
leurs maîtres, lesquels, non sans condescendance, les nourrissent de leurs restes, entre deux coups
de fouet… « Ce sont nos chiens » (Es sind unsere Hunde), disent-ils12. Leur désarroi pourrait être
celui de cette minorité qui, sioniste ou non, s’en remettrait à un « sauveur » européen à l’heure
même où l’Empire ottoman est défait par les Britanniques.
Arguments contra. Cette lecture manque d’étayage textuel ; on comprendrait mal, par ailleurs,
en bonne logique allégorique, que seuls les Juifs fassent l’objet d’un déplacement figuratif tandis
que les Arabes seraient autoréférentiels. Cette lecture a toutefois la vertu de montrer la réversibilité
de l’interprétation postcoloniale.

Lecture 5/ Où les chacals pourraient représenter les Juifs d’Europe et les « Arabes » les Gentils.
Arguments pro. Variante délocalisée de la lecture 4. Le texte serait une satire des Juifs occi-
dentaux13 – communauté impuissante, cultivant ses rancœurs malsaines, parasitaire, méprisant et
enviant les nations guerrières (on est en 1917). Les « chacals » ont tous les traits de la décadence :
groupe féminisé (filiation exclusivement matrilinéaire, p. 270/151), surjouant hystériquement le
spectacle de sa détresse (p. 274/155), réfugié dans des idéaux controuvés. Cette charge, aux réso-
nances antisémites (le terme de « chacal » était lui-même une injure antijuive), a des échos du côté
sioniste : Max Nordau aspirait à une renaissance culturelle des Juifs de diaspora par l’avènement
d’un « judaïsme musclé14 » – et David Gordon, prônant la régénération par le travail de la terre,
avait entonné un réquisitoire analogue dans le premier numéro de Der Jude. Au lieu de geindre, les
Juifs de diaspora feraient mieux de changer de « vocation » (Beruf ) (p. 275/156) pour entrer dans
l’Histoire15.
Arguments contra. Si Kafka assume une part des critiques culturelles du judaïsme occidental16,
quid du projet de saigner les Arabes/les Nations (avec ses relents de meurtre rituel) ? On peut, à la
rigueur, interpréter le « nous les aimons [...] ce sont nos chiens » des Arabes comme un avatar de
la doctrine chrétienne du « peuple-témoin » ; mais ces chacals qui cherchent un messie ailleurs que
dans leur groupe ne sont guère convaincants dans leur rôle de représentants du judaïsme. Autre
objection : ce portrait de groupe ne rend pas les tensions qui traversaient le monde juif contempo-
rain (assimiliationnisme, sionisme, bundisme, traditionalisme) – d’où la lecture 6.

Lecture 6/ Où les chacals seraient les Juifs occidentaux et les Arabes des Juifs de tradition...
Arguments pro. On passerait d’une opposition externe (Juifs/non-Juifs, Juifs/Arabes, Juifs/anti-
sémites, etc.) à une opposition interne. Les chacals civilisés regarderaient de haut les « Arabes », i.e.
les Juifs encore inscrits dans leur culture traditionnelle. Souillure de l’origine : qu’ont en commun
ces animaux si raffinés avec ces hommes en « noir », sales et barbus (Schmutz ist ihr Schwarz ; ein
Grauen ist ihr Bart) ? Ils n’en ressentent pas moins sourdement leur dépendance à leur égard : leur
errance se fait dans le sillage de cette origine déniée – trait dans lequel se reconnaîtrait la dette
symbolique des Juifs occidentalisés à l’égard du judaïsme « authentique ». D’où peut-être les senti-
ments mêlés des Arabes à l’égard de « leurs » « bêtes prodigieuses » (p. 275/156) : entre hostilité et
amour, comme envers des frères dévoyés (ou dénaturés).
Arguments contra. Si les chacals sont les représentants du Juif occidental, à quoi correspond
cette obsession de la « pureté » ? Et le verbiage mystique, l’attente messianique, les ciseaux rouillés
en référence à l’« antique doctrine » ? Autant d’arguments qui invitent à battre les cartes dans l’autre
sens – voir la lecture 7.

Lecture 7/ Où l’antagonisme des chacals et des Arabes recouperait celui des Juifs religieux et des
sionistes.
Arguments pro. Toujours un conflit interne à la judaïcité – mais en en inversant les termes.
Le texte peut renvoyer au Kulturkampf juif du tournant du siècle, lorsque le judaïsme religieux était

302
massivement hostile au programme sioniste, tenu pour impie – conflit perceptible au sein même
du yishouv entre les Juifs de vieille implantation palestinienne et les vagues successives de pionniers
européens. Se réclamant d’une « doctrine ancienne » (alte Lehre), bref d’une Torah, les chacals ne
songent qu’à préserver leur « pureté », tel un peuple de prêtres ; ils maudissent ces « Arabes » armés
et virils qui luttent et tuent pour vivre. Ces mystiques n’en vivent pas moins aux crochets de ces
hommes d’action.
Arguments contra. Passons sur le fait que les fixations messianiques de ces chacals sur l’homme
« du grand Nord » en feraient des Juifs peu catholiques. Mais quel paradoxe figuratif que d’illus-
trer le judaïsme par une meute de charognards qui aspirent le sang des cadavres, alors même que
la consommation du sang, comme celle des charognes, est strictement prohibée dans le judaïsme,
lequel impose l’égorgement de l’animal… à la manière des Arabes ! Quant aux nomades, sont-ils la
meilleure illustration de la colonisation agricole promue par le sionisme ?

Lecture 8/ Où l’hostilité des chacals envers les Arabes serait celle des partisans de l’assimilation
envers les partisans du sionisme.
Arguments pro et contra. D’un côté, les chacals/Juifs occidentalisés, qui n’ont que leurs idéaux,
leurs mots et leurs « crocs » (das Gebiß ) (lecture 6), de l’autre des Arabes/Juifs sionistes prêts à se
salir les mains dans le « sang » des bêtes (lecture 7). Kafka satiriserait les uns (en leur attribuant son
propre pharisaïsme17) sans rejoindre pour autant les autres (comment s’identifier à des tueurs de
bêtes armés de fusils et de fouets ?). Cette interprétation, combinaison des lectures 7 et 8, s’expose
aux mêmes objections. Faudrait-il, de guerre lasse, passer de la politique à la métaphysique ?

Lecture 9/ Où, dans l’affrontement des chacals et des Arabes, se devine l’antagonisme entre morale
ascétique et morale aristocratique.
Argument pro. Dans cette variation sur La Généalogie de la morale18, les Arabes sont les
« surhommes » et les chacals des esclaves, dont le rêve de pureté et la spiritualité éthérée trahissent
l’impuissance et masquent le nihilisme : leur « patrie » est le « désert » (p. 272/153), leur fleuve
le « Nil » (Nihil ?). Mais ce puritanisme n’est que tartufferie : rongés par l’envie, esclaves de leurs
pulsions, ces vampires n’attendent que le moment de se jeter goulûment sur la viande pour en sucer
le sang.
Arguments contra. L’interprétation pourrait a priori tenir (enfin ?) mais sa limite réside dans sa
généralité, puisqu’elle évacue toute référence politique dans un contexte qui l’est d’évidence : seule
fiction de Kafka à se dérouler dans une région qui pourrait être la Palestine, publiée dans une revue
sioniste, à une date cruciale. L’interprétation métaphysique subsume les déterminations référen-
tielles, elle ne permet pas d’en faire l’économie. Où l’on est ramené aux lectures 1 à 8…

Si loin, si proche : pensées chacales


Que tirer de ces variations où « chacals » et « Arabes », comme dans un cube de Rubic, occu-
pent tour à tour les fonctions « Juifs » et « non-Juifs », « sionistes » et « antisionistes », « religieux »
ou « séculiers », « Européens » ou « Arabes » ? Tout renvoyer au sacro-saint indécidable ? Ce serait
négliger que, dans ce survol panoramique, ont été entrevus des zones de pertinence partielle, des
isolats de cohérence. L’un d’entre eux, au moins, peut être établi : le point de fixation du contentieux
n’est pas ici le territoire (les Arabes eux-mêmes n’habitent que le désert ; ils semblent condamnés,
comme Kafka, à errer « au sortir de Canaan », sans trouver de sol ferme sous leurs pas19) mais
la nourriture. Pas même le régime alimentaire, mais ses conditions de possibilité : l’abattage des
animaux. Les chacals ne pardonnent pas aux Arabes d’égorger les bêtes. Question politique par
excellence20 : celle de la violence légitime. Où l’on retrouve le problème du sionisme au moment
exact où, d’utopie qu’il était, il commençait à se réaliser sous la forme d’un embryon d’État.

303
Mais sommes-nous seulement en Palestine ? L’unique mention géographique est celle du Nil ;
la scène se déroule dans ce désert que les chacals déclarent « leur patrie » parce qu’ils y respirent
un air « plus pur ». Comment ne pas souvenir que, au désert, les Hébreux n’étaient nourris que
de manne (Ex. XVI-31) ? Selon certaines interprétations mystiques21, la faute des Explorateurs,
cherchant à dissuader les Hébreux d’entrer en Terre Promise, tenait à leur crainte de les voir aban-
donner cette vie hautement spirituelle. Conquérir Canaan, c’était devoir se nourrir soi-même,
bâtir et combattre. Les chacals tiendraient, par leur idéal proclamé, de la pusillanimité dévote des
Explorateurs et, par leurs appétits grossiers, de ces Hébreux regrettant les « marmites de viande »
égyptiennes (Ex., XVI-3). Il ne s’agit somme toute que d’une division du travail, non moins factice
que celle qui, dans toute société, relègue et délègue à un groupe donné (bouchers ou guerriers) les
formalités sanglantes par lesquelles elle se perpétue. L’espérance messianique (« le loup dormira
avec l’agneau ») se trouve ici ironiquement contrefaite : « Que toutes les bêtes crèvent en paix »
(Ruhig soll alles Getier krepieren). Non moins carnivores que leurs ennemis, les chacals n’attendent
que le moment de dévorer les charognes qu’ils leur auront abandonnées. Chacals et Arabes n’est pas
l’énoncé d’une position politique, mais l’exposé d’une mauvaise foi devant le politique.
Et si le conflit était interminable, parce qu’intestin  ? Contre toute attente, l’inimitié entre
« chacals » et « Arabes » se trouve finalement relativisée. L’irréductible animosité devient facteur de
cohésion. La tentative de circonvenir les Européens de passage acquiert le statut d’un « spectacle »
rituel bien connu des Arabes et l’offrande des ciseaux devient à leurs yeux un gage paradoxal de
pérennité : « Tant qu’il y aura des Arabes, ces ciseaux voyageront à travers le désert ». À l’image de
Kafka qui dissémine les signifiants de son nom dans les deux camps, SchAKAls et ArAbes, et jusque
dans le chameau (KAmel ) dont ils se partagent la dépouille, la fable cimente les antagonistes jusqu’à
suggérer une chimère Chacals-Arabes – les premiers ayant besoin des seconds pour alimenter la
haine qui leur tient lieu de culture, les seconds ayant fait de la présence, hostile, mais paradoxa-
lement fidèle des premiers (« ce sont nos chiens »), l’étayage symbolique de leur survie collective.
La complication du récit procède en partie de son agencement narratif. Entre chacals et
Arabes, le voyageur est le pivot du tourniquet interprétatif. Contrairement à W. Sokel qui fait du
narrateur une incarnation de la raison, une « intelligence qui observe22 », on serait plutôt frappé par
tout ce qui trahit la genèse intime de sa vision. Car vision il y a, au double sens du terme – celui
du visionnaire ou de l’halluciné –, dès lors que, comme d’autres récits de Kafka, celui-ci s’élabore
selon un régime de perception troublé, aussi sablonneux que le désert : moment hypnagogique de
la tombée de la nuit et du sommeil qui vient – le narrateur « voulait dormir » (p. 270/151) juste
avant que les chacals ne fassent irruption dans sa vie. Le récit entier semble obéir à la logique d’un
rêve, dans laquelle la réalité se trouve engendrée par les signifiants. Ainsi les chacals étaient-ils
apparus d’abord « sveltes et agiles », « mus par une loi, comme sous un fouet » (schlanke Leiber, wie
unter eine Peitsche gesetzmäßig und flink bewegt) (p. 270/151) avant que le fouet bien réel de l’Arabe
ne les menace, comme appelé par l’image ; de même le voyageur décrit-il un Arabe « haut » (hoch)
de taille, avant que le chacal ne fustige l’arrogance (Hochmut) de ses congénères ; le vieux chacal use
d’ailleurs lui-même de ces mots d’esprit par où l’inconscient fait effraction, quand il associe le creux
(Höhle) des aisselles arabes à la pestilence de l’enfer (Hölle).
Les signes de complicité entre narrateur et chacals ne manquent pas, jusque dans la structure
du dialogue, scandé par le retour insistant d’une question (« que voulez-vous donc, chacals ? »,
« qu’avez-vous donc l’intention de faire ? », « alors, qu’est-ce que tu veux ? »), où perce l’impa-
tience d’entendre se confirmer une vérité pressentie – ou désirée –, à savoir que « ce conflit » « très
ancien » finira dans le sang (p. 271/152). Si le diagnostic du voyageur coïncide avec la « doctrine
ancienne » des chacals, ne serait-ce pas que ces derniers se contentent de donner forme à ses songes
confus ? Le voilà bientôt cloué au sol par leurs crocs, condamné à les écouter, comme en un rituel
sadomasochiste où la contrainte exempte le dominé de l’obligation de consentir – le fait d’être
« fixé par la morsure » (festgebissen) le dispensant de remords23. Du reste, il ne demande au chacal
que de « parler moins fort », comme s’il jouissait honteusement de prêter l’oreille à ses obscénités

304
meurtrières ; quant à ses objections (« ils se défendront » ; ils vous abattront », p. 272/153), lancées
d’un ton « plus sauvage24 » qu’ « [il] n’aurait voulu », il semble ne les avancer que dans l’espoir de
leur réfutation. Ce sentiment de parenté avec les charognards se traduit à la fin par le geste étrange-
ment protecteur du voyageur, retenant le bras de l’Arabe sur le point de les fouetter (p. 275/156).
On se méprendrait en tout cas à confondre l’affectation de neutralité (« je ne m’arroge pas le
droit de porter un jugement, en des matières qui me sont à ce point étrangères », p. 271/152) avec
une impartialité désintéressée, dans ce récit où les affects ne cessent de transpirer. Tout est résumé
dans l’une des premières phrases du voyageur : « Et ce qui avait été si loin fut soudain proche »
(Und was so weit gewesen war, war plötzlich nah) (p. 270/151) – presque une glose anticipée de
« l’inquiétante étrangeté » freudienne (1919). Chacals et Arabes est le récit d’une contamination :
comment un voyageur qui se croyait sans bagage se trouve pris, sinon piégé, touché, sinon atteint
par ses visiteurs du soir. Les agrammaticalités25, le flottement des références spatiales, sont autant
de signes d’un vacillement des distances et de l’impossibilité de trouver sa place : ce désert nocturne
est un terrain vague où se brouillent les délimitations entre le moi et l’autre. Les bêtes arrivent par-
derrière, et forment bientôt un cercle autour de lui – tandis qu’il « oublie » de rallumer le feu qui
doit les éloigner, comme s’il était à son insu en attente de cette promiscuité. De fait, le discours des
chacals produit comme une chaleur régressive et narcissique : la meute vient lui faire croire qu’il est
le Sauveur attendu, le « Seigneur » (Herr) qui doit « purifier » le pays.
Significativement, c’est au moment où il risque de se retrouver grisé par son ascendant messia-
nique qu’il s’avise qu’une « odeur âcre » insupportable « s’exhalait de leurs gueules ouvertes » ; il
pourrait dire, parodiant Diderot : « Mes pensées, ce sont mes chacals ». Écrire : jouer avec ses pensées
chacales, en espérant les dominer, parce qu’elles ont mauvaise haleine. Les pensées chacales sont
celles qui veulent la mort de « l’Arabe », en tous les sens du terme. Comme si Kafka avait corrigé
d’avance la célèbre formule de Lévi-Strauss : le barbare n’est pas tant celui qui « croit à la barbarie »
–  qui douterait que la barbarie existe ? –, que celui qui, incapable de l’identifier en soi-même,
l’hypostasie dans l’ennemi, archaïsme politique et arriération morale dont le texte consigne la perma-
nence dans cette paire de ciseaux « couverts de vieille rouille » (p. 274/155) que les chacals tendent
à leur sauveur putatif pour anéantir la source de « l’impureté ». Ce dérisoire glaive de justice qui fait
des chacals un peuple d’enfants ou de demeurés26, adepte de la pensée magique, renvoie peut-être
aussi, par dérision, à la plume de l’écrivain, ersatz pathétique de messie : comment imaginer mettre
fin au « conflit qui déchire le monde » (den Streit, […] der die Welt entzweit) quand on ne dispose
soi-même que d’un outil de division ?

Sur la base d’oppositions axiologiques fermes mais erratiquement réparties entre les figures
(humain/animal, faiblesse/force, barbarie/civilisation, pur/impur, ancien/nouveau, masculin/
féminin, sacré/profane, etc.), Kafka place un narrateur lui-même divisé, capturé et captivé par
des postulations et des allégeances contradictoires. Le paradoxe n’en est pas moins que, ce faisant,
ce texte «  inactuel  » garde une force de percussion heuristique incomparablement supérieure à
celle de récits plus directement politiques27. Celui qui, du point de vue de Sirius, considérerait les
discours relatifs au conflit israélo-arabe ne pourrait qu’être frappé de la plasticité, voire de la réver-
sibilité des argumentaires : force/faiblesse, modernité/archaïsme, humanité/barbarie, ressemblance/
dissemblance... Gageons qu’il serait possible de dresser de ce conflit un tableau aussi vertigineux
que celui des interprétations de Chacals et Arabes, selon qu’on en ferait varier le périmètre (Israël/
Palestine/ Moyen-Orient/monde musulman) ou la focale (Juifs/Israéliens ; laïcs/religieux ; Arabe/
Palestinien/musulman)28. Il ne s’agirait pas tant d’identifier qui, du Juif ou de l’Arabe, de l’Israé-
lien ou du Palestinien, est le chacal ou l’Arabe – laissons cela aux amateurs de contes pieux et aux
activistes pressés –, que de se demander à quel moment le discours de l’un ou de l’autre fait de lui
un « chacal » ou un « Arabe ». Le texte et l’imaginaire de Kafka sont pétris de ces antinomies qui

305
constituent le réel de notre expérience politique. Vouloir les pénétrer, c’est se mettre littéralement
dans le pétrin : qui, après cela, oserait avancer, au regard de ce que l’Histoire a démontré, et singu-
lièrement au Moyen-Orient, que Kafka n’est pas d’actualité ?
NOTES

1. Le sens de ces guillemets est expliqué infra : le mot de Palestine n’apparaît pas dans le texte. Rappelons par ailleurs, pour éviter
tout anachronisme, que le terme de « palestinien » désignait à l’époque de la nouvelle essentiellement les populations juives
installées en Palestine, par opposition aux « Arabes ».
2. T. Adorno, « Réflexions sur Kafka », dans Prismes, Payot, 1986, p. 215.
3. F. Kafka, « Schakale und Araber », DL, p. 270-275 ; « Chacals et Arabes », Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles,
GF-Flammarion, 1991, p. 151-156. Les chiffres entre parenthèses, de part et d’autre d’une barre oblique, renvoient au texte
allemand, puis à cette traduction.
4. Pour reprendre les termes du livre de S. Corngold (The Commentator’s Despair, Kennykat Press, 1973), eux-mêmes inspirés
d’un passage du Procès.
5. H. Politzer, Franz Kafka, der Künstler, Francfort/M., Fischer, 1965, p. 143.
6. C. Battegay, « “Durch den Stich [...] unverwundbar werden’’. Blut und Schrift bei Franz Kafka », in C. Battegay, F. Christen,
W. Groddeck (dir.), Schrift und Zeit in Franz Kafkas Oktavheften, Wallstein Verlag, 2010, p. 206) : il rappelle qu’Abraham
Grünberg avait offert à Kafka, en 1916, sa brochure sur le pogrome de Siedlce (1906).
7. « Les intentions manquent de clarté. Veulent-ils massacrer les Arabes ? Le vieux chacal s’en défend [...]. Il souhaite que la
présence des chacals soit invisible et inaudible », S. Luste Boulbina, Le Singe de Kafka et autres propos sur la colonie, Parangon,
2008, p. 56.
8. Jugement d’un auteur passablement antisémite : P. Gripari, Le Devoir de blasphème, Le Labyrinthe, 1996, p. 88.
9. Littéralement : ce conflit est « dans le sang » (im Blut) et ne se terminera qu’« avec le sang » (mit dem Blute).
10. J. Preece insiste sur ce point dans The Cambridge Companion to Kafka, Cambridge, 2003, p. 156.
11. Comme S. Luste Boulbina, op. cit., p. 55.
12. N. Weinstock fait observer qu’au quatrième anniversaire de la déclaration Balfour, une manifestation violente d’Arabes de
Palestine aura pour cri de ralliement : « La Palestine est à nous, les Juifs sont nos chiens », Histoire de chiens. La dhimmitude
dans le conflit israélo-palestinien, Fayard, 2004, p. 15.
13. Cf., i.a., R. Robertson, The German-Jewish Dialogue : An Anthology of Literary Texts, 1749-1993, Oxford, 1999, p. 196.
14. Muskeljudentum peut aussi se traduire par « judaïsme musculaire ».
15. L’article de référence reste celui de J. Tismar : « Kafkas Schakale und Araber im zionistischen Kontext betrachtet », dans Jahr-
buch der deutschen Schillergesellschaft 19 (1975), p. 306-323.
16. C’était aussi l’arrière-plan du Rapport pour une académie.
17. Kafka voyait dans ses propres tendances ascétiques le symptôme de sa souillure : « Je suis impur [...], infiniment impur, c’est
pourquoi je parle tant de la pureté. » (OC, IV, p. 1056).
18. Pour cette thèse, cf. W. Sokel, The Myth of Power and the Self. Essays on Franz Kafka, Wayne State U. Press, 2002.
19. Dans le manuscrit du Cahier in-octavo, Kafka a biffé la phrase « jusqu’à ce que nous quittions le désert », relève justement
C. Battegay, art. cit., p. 206.
20. Au point de faire violence à la zoologie en négligeant que les vrais chacals ne sont pas uniquement des charognards.
21. Cf. Yalkut Shimoni (recueil de récits « aggadiques ») ou les Likoutei-Torah de l’Admour Hazaken, disciple du Baal Chem Tov.
22. W. Sokel, op. cit., p. 139. (Nous traduisons.)
23. Qui se dit en allemand Gewissensbiss (« morsure de conscience »).
24. Traduction modifiée de wilder, pour mieux rendre la parenté qui s’y trahit entre le narrateur et les bêtes.
25. « Ein Araber [...] kam an mir vorüber », sorte de compromis impossible entre « vint vers moi » et « passa devant moi », signale
R. Reuß, « Kafkas Sätze [28] : der Messias der Schakalen » (www.faz.net/-00o4j9). M. Voigt qui relève « einer kam von
rückwärts » au lieu de « von hinten » (peut-être un austriacisme ?) ou « ich sass wieder aufrecht » (au lieu de « setzte mich… »),
Geburt und Teufelsdienst : Kafka als Schriftsteller und als Jude, Königshausen und Neumann, Würzburg, 2008, p. 41.
26. L’imploration finale des chacals au Messie vengeur fait dire à M. Löwy que « l’auto-ironie juive atteint dans cette parabole
une de ses expressions les plus poignantes dans la littérature moderne » (« Messianisme juif et utopies libertaires en Europe
centrale », dans Archives des sciences sociales des religions, 51/1, 1981, p. 30).
27. À la manière du Royaume enchanté de l’amour (Zauberreich der Liebe, 1928) de Max Brod, rééd. Seuil, 1993, ou du Kafka en
Palestine d’Alain Brossat, Grenoble, Cent Pages, 1988, dont traitait la version initiale de cette étude.
28. Quand M. Walzer décrit  « les quatre guerres israélo-palestiniennes » (Dissent, automne 2002, repris dans Esprit, janvier
2004), il est sur ce chemin – mais « quatre » semble une évaluation trop modeste.

306
Kafka : « Quelqu’un qui a
échoué » ?
Franz Kafka, Walter Benjamin, Eli Friedlander

Christoph König

Comment lit-on  ? Que signifie lire un texte littéraire comme il demande à l’être  ? Et
comment la lecture peut-elle être justifiée ? Le mode de lecture et la possibilité de la justification
sont liés. Et comme il existe plusieurs manières de lectures, les justifications sont aussi plurielles.
Mais quand je parle de pluriel, je ne défends pas un pluralisme de lectures. Je privilégie au
contraire certaines lectures pour dire : c’est seulement dans une certaine façon de lire qu’on peut
prétendre avoir vraiment lu un texte littéraire.

Les citations dans l’essai sur Kafka


Ma question dans cette étude est la suivante  : Walter Benjamin a-t-il lu Kafka  ?
Ma réponse sera en grande partie négative et je souhaiterais montrer que c’est la manière
dont Eli Friedlander, dans son livre Walter Benjamin. Ein philosophisches Portrait (2013),
a reconstruit le programme philosophique de Benjamin et sa mise en œuvre, qui permet
d’expliquer pourquoi Benjamin ne pouvait pas lire Kafka1. Plus encore, le livre de Friedlander
permet d’analyser comment Benjamin fait usage, dans son interprétation de Kafka (et aussi
dans la lecture d’autres œuvres littéraires), de sa propre philosophie et comment il est devenu
productif dans le genre qu’il a marqué de son empreinte, celui de l’essai. Je proposerai dans ce
contexte une certaine lecture du livre de Friedlander. Ma thèse est la suivante : Benjamin crée
une idiomatique philosophique et notionnelle particulière, au sens d’une forme de discours
dont les principes généraux ne se trouvent que dans les actualisations ou les applications parti-
culières qu’il en fait. Cette forme de discours est responsable du style individuel de Benjamin.
L’idiomatique et sa forme sont aussi responsables des difficultés que Friedlander discerne et
peut ainsi surmonter avec succès.
Les actualisations idiomatiques varient à l’intérieur de l’essai de Benjamin consacré à Kafka
qui sera au centre de mon analyse. Le caractère composite de l’essai de 1934, Franz Kafka.
Pour le dixième anniversaire de sa mort, résulte de cette actualisation changeante, souvent d’un
paragraphe à l’autre, ou même à l’intérieur des paragraphes. Ce changement explique pourquoi
l’on peut, quand on lit Benjamin, introduire des césures dans son essai ; les césures sont dues
aux changements de sujets et les changements de sujets s’expriment de leur côté par les actualisa-
tions de l’idiome, qui se métamorphosent – en passant d’un sujet au suivant. Benjamin dispose
de tout un arsenal de locutions rhétoriques qui suggèrent malgré tout la cohérence, le sens et
l’autorité du jugement – je pense à des tournures telles que : « Ce n’est pas sans raison que »,
« pour reprendre les mots de Bachofen » (on peut déjà entendre résonner dans cette formule

307
du langage courant la notion de citation, à laquelle je reviendrai), « la signification qu’elle avait
dans la bouche de Schéhérazade » et à des formules telles que « comme », ainsi dans la compa-
raison décisive : « Les fragments kafkaïens […] se rapportent à la doctrine comme la Aggadah
à la Halakhah2. » Ce sont des formules qui, en elles-mêmes, ne représentent pas un argument.
Au moyen de cette créativité philosophique, légitimée de façon rhétorique, Benjamin relègue les
œuvres de Kafka dans un rôle secondaire. Il applique aussi cette méthode à ses analyses d’œuvres
d’autres écrivains, par exemple ses multiples commentaires de La Tour, le drame d’Hugo von
Hofmannsthal – lequel a, de bonne heure, remarqué Benjamin et l’a encouragé. Mais quel est le
but primordial de l’essai sur Kafka ?
La manière dont Benjamin cite deux récits de prose de Kafka montre le chemin d’une
réponse. Sur l’arrière-plan du livre de Friedlander, mon utilisation du terme «  citation  »
est tout sauf innocente. La façon de citer de Benjamin a une signification philosophique
que Friedlander dégage ; de plus, Friedlander montre que cette signification s’élargit dans
le contexte des relations entre la citation (comme notion) et d’autres notions semblables,
présentes chez Benjamin, que Friedlander élucide et qui sont à la base de l’essai sur Kafka.
Les deux citations que j’ai choisies sont d’un côté le texte en prose, et en une seule phrase,
de Kafka, Si l’on pouvait être un Peau-Rouge3 (juin  1912), et de l’autre la «  réécriture  »
(Refaktion) par Kafka d’une scène de l’Odyssée d’Homère, à laquelle Max Brod a donné pour
titre Le Silence des Sirènes. Kafka a écrit Das Schweigen der Sirenen4 en 1917 et l’a consigné
dans le troisième Carnet in-octavo, quelques jours après la méditation La Vérité sur Sancho
Pança5, qui donne son titre à la dernière des quatre parties de l’essai de Benjamin, « Sancho
Pança6 ». Au vu de la situation des manuscrits et de la correspondance entre la proximité
dans la genèse et le choix établi par Benjamin, on doit poser la question : jusqu’à quel point
le choix des citations est-il, chez Benjamin, dû au hasard, de quelle ampleur est sa connais-
sance de l’œuvre ? Comme le caractère extrême des citations est essentiel pour Benjamin,
afin de pouvoir les faire parler, la question de leur choix est de grande importance. Pour-
tant plus important encore est l’emploi des citations dans l’essai, c’est-à-dire leur mise en
contexte comme notions : le texte Si l’on pouvait être un Peau-Rouge est abordé par Benjamin
dans deux passages ; chaque fois, il s’agit – et ici je me réfère déjà aux notions telles qu’Eli
Friedlander les explicite – du temps (Zeit) et de la remémoration (Eingedenken). Le Silence
des Sirènes clôt la première partie de l’essai, dans laquelle Benjamin crée une typologie des
personnages de l’œuvre de Kafka et leur donne une place dans une philosophie de l’his-
toire – avant, pendant ou après l’époque du mythe (Mythos), de nouveau compris au sens de
Friedlander.

L’image dialectique dans le livre de Friedlander et l’idiomatique des


idées de Benjamin
Dans son livre, Friedlander se concentre sur une dizaine d’idées centrales dans l’œuvre
de Benjamin (elles donnent leurs titres aux chapitres de son livre). Pour Le Livre des passages,
qui, aux yeux de Friedlander, détient une force explicative qui s’applique à toute l’œuvre
de Benjamin, la notion-clé est celle de l’«  image dialectique  », qui se trouve du coup au
centre du livre de Friedlander. L’« image dialectique » devrait être comprise, dans la pensée
de Benjamin, comme une idée – à la manière d’autres idées – située à l’intérieur d’une
structure organisée de connaissances (Erkenntnisgefüge), qui représente la continuité de trois
degrés de connaissances distincts : l’expérience, la connaissance de l’expérience et l’existence
(Dasein) comme idée. Benjamin pose au départ que l’unité suprême des idées peut être
possible, même si elles ne sont pas des conditions de possibilité de l’expérience – au sens
d’une critique transcendentale. Cette condition est plutôt la continuité entre les trois degrés

308
de connaissances qui se situent – explicitement dans le sens de Goethe – dans une relation
symbolique entre eux.
Avec l’image dialectique, s’illustre de façon exemplaire le processus (Vorgang) qui, pour
Benjamin, produit les relations symboliques verticales et va de l’expérience de l’image à l’image
comme idée. Ce qui est donc dialectique dans l’image qui porte ce nom, c’est le mouvement
de la pensée, que Benjamin conçoit comme une interruption de la pensée. Ce mouvement de
la pensée se répète dans les idées identifiées par Friedlander. La figure de pensée contient l’idée
qu’on puisse détruire ou oublier le matériau (de l’expérience) dans sa matérialité à la faveur
d’un moment d’enthousiasme, moment au cours duquel une totalité se manifeste. Les deux
notions de l’expérience qui sont importantes pour l’essai consacré à Kafka et qui actualisent la
figure de pensée de l’image dialectique sont le mythe (Mythos) et la remémoration (Eingedenken).
Le style de Benjamin (la composition, les citations et les figures rhétoriques liant l’argumen-
tation) concrétise ces notions. De cette manière, et tout à fait dans l’esprit de Benjamin,
on peut concevoir cet essai lui-même comme une image dialectique qui se réalise grâce à la
traduction, pour utiliser une façon apparentée de nommer la continuité entre les citations.
Ici – sit venia verbo –, l’image finale du texte sur Sancho Pança acquiert une signification spéci-
fique sur laquelle je reviendrai.
Cette capacité notionnelle est idiomatique au sens où elle fait partie d’une langue natu-
relle et implique en même temps une réfraction systématique ainsi que le développement
de significations et de structures syntaxiques qui, pourtant, ne peuvent être soumises à une
définition explicite. C’est à partir de là que je développe ma proposition d’appliquer l’analyse
philosophique de Friedlander à la pratique langagière de Benjamin. La configuration spéci-
fique d’une idiomatique dépasse les règles qui structurent les langues naturelles, elle exige
des spécifications supplémentaires pour être réalisée in concreto. Mon analyse des structures
idiomatiques est donc, au sens large, « critique », au sens de Kant et de la distinction qu’il fait
dans la Troisième Critique entre une raison déterminante et une raison réflexive7. Mais elle ne
tente pas de se servir des moyens que j’appelle « idiomatiques » pour légitimer une totalité
comme telos épistémologique, comme Benjamin en a le projet. Ce que Benjamin apprécie
comme citation rend possible à ses yeux – par la construction de citations – une vérité qui
serait, pour le dire avec les mots de Friedlander, « révélation d’un ordre naturel [et cela veut
dire : propre aux créatures] dans l’histoire humaine » (Offenbarung einer natürlichen [und das
heißt : kreatürlichen] Ordnung in der Geschichte) (p. 36).
Pour y arriver, la citation doit être arrachée de son contexte. Au moment même où elle
est libérée du contexte habituel, la citation acquiert déjà sa valeur dans un autre contexte, que
Benjamin interprète, en relation avec Kafka, de manière théologique et messianique. Ma critique
de l’idiomatique de Benjamin veut donc servir la défense des textes de Kafka.

Kafka échoue-t-il ?
La particularité de Benjamin se développe aux dépens de la particularité de Kafka.
Benjamin soumet les œuvres de Kafka et le projet de celui-ci à son idiomatique propre et à
la figure de pensée qu’est l’image dialectique, qui constitue cette idiomatique. Plus exacte-
ment, il dénie à Kafka la capacité d’atteindre à la totalité dans le contexte messianique qu’on
a mentionné. C’est en ce sens que son essai traduit – dans le sens de Benjamin – l’effort
de Kafka. Pour Benjamin, l’œuvre de Kafka est l’expression de l’échec (et le testament de
Kafka, que Max Brod n’a pas respecté, l’emblème de cet échec) – comme il l’écrit à Gershom
Scholem le 12 juin 19388. Pour lui, Kafka ne peut pas maîtriser une situation dans laquelle
il devrait créer une doctrine (Benjamin se réfère à la théologie juive), ou une Loi, sans
Révélation. Comme la Aggadah – le livre juif des histoires – est en rapport avec la loi juive

309
(la Halakhah), les récits de Kafka renverraient à une loi dont l’accès lui est resté fermé. La
typologie des personnages que Benjamin voudrait dénicher dans l’œuvre de Kafka (ce ne sont
pas les textes singuliers qui l’intéressent, il regarde l’œuvre comme un paysage homogène),
tire son rôle de là. Telle est la thèse de Friedlander : aux yeux de Benjamin, des étudiants, des
aides, des fous et des comédiens étouffent leurs désirs dans une activité faite d’atermoiement.
Ou, en d’autres termes : comme les désirs ne peuvent être accomplis, on prend des détours et
les détours économisent finalement l’accomplissement du désir. Mais a-t-on effectivement le
droit de lire le texte Si l’on pouvait être un Peau-Rouge en suivant Benjamin ? A-t-on raison de
dire, avec Friedlander : « C’est précisément la façon de formuler le désir, dans laquelle cette
parabole se déploie, qui fait disparaître celui-ci ? » (p. 217). Est-ce que le texte de Kafka ne
rend pas plutôt évidente la difficulté d’exprimer ce désir ? Je formule ainsi la thèse opposée à
celle de Benjamin, ce qui n’est possible que si l’on déblaie l’obstacle que représente l’idioma-
tique de Benjamin. Bien sûr, le projet philosophico-littéraire de Benjamin n’apparaît comme
un obstacle qu’à la lumière d’une lecture soumise à un impératif scientifique, celle qui doit
être au centre d’une philologie critique. Sur ce point spécifique, elle va contre l’usage philoso-
phique que Friedlander fait du texte, mais surtout contre la recherche sur Kafka telle qu’elle
est menée par les germanistes.
La perspective centrale de ma critique est la même dans ces deux cas. Face à une subordi-
nation de la littérature à la philosophie, la mission de la philologie (si l’on comprend le nom de
cette discipline dans un sens exigeant) consiste à défendre la difficulté que représente la confi-
guration matérielle du texte. À la recherche sur Kafka – en la personne de Gerhard Neumann
et de beaucoup d’autres –, subjuguée par l’exégèse kafkaïenne de Benjamin et qui adopte sa
théorie de l’échec, d’inspiration théologique, on doit reprocher une confusion dans le domaine
méthodologique – confusion qui est à la base de son suivisme. Le projet de Benjamin consiste
à comprendre et à développer sa propre force d’imagination (et ses jugements enthousiastes) ;
sur ce point, Kafka partagerait ce projet.
La confusion que je voudrais signaler est entre l’analyse de la genèse d’un jugement (Einsicht)
et la justification de celui-ci. On n’a pas le droit de comprendre les procédés qui mènent à un
tel jugement comme s’ils étaient la logique même de celui-ci ou, pour défendre ce jugement,
d’argumenter à partir de sa genèse. Benjamin identifie les deux procédures, mais une science du
discours repose justement sur leur séparation. Appliquons cette différenciation à l’emploi des
citations de Kafka : Benjamin prépare un jugement et le montre sur le mode de la répétition
variée d’une structure, c’est-à-dire sur le mode de l’impossibilité répétée d’un accomplissement
de l’image dialectique. Le « jugement » de Benjamin est le suivant : l’échec de Kafka résulte de
ce qu’il renonce à l’assurance théologique d’une «  existence  » (Dasein) supérieure, à laquelle
Benjamin est redevable de son intuition. Si elle veut conserver ce jugement, la recherche sur
Kafka devrait prouver que l’échec est la signification même de ses œuvres, pour pouvoir séparer
la genèse de ce jugement et sa justification.
Mais, en fait, Kafka n’a pas actualisé ce genre de conceptions théologiques, il a pris
position par rapport à elles, telles qu’il les a rencontrées à Prague. À l’opposé de ces concep-
tions, Kafka considère le néant comme un élément essentiel de son art, mais pas dans le sens
théologique, comme Benjamin ou Scholem9. Il suffit de penser au « beau souhait » (schöner
Wunsch), c’est-à-dire au désir qui est aussi en relation avec l’art, dans les entrées de journal
de 1920, intitulées « Il », un « il » dont Benjamin se sert, lui aussi (en contradiction avec
Kafka), à ses propres fins : « Manier le marteau, c’est pour lui vraiment manier le marteau,
et c’est en même temps un néant10 ». Jean Bollack a montré de façon éclairante le lien avec
la lecture de Kafka que fait Paul Celan dans le poème « Parle, toi aussi » : « Parle -/mais ne
sépare pas le non du oui11. » L’attitude de Kafka n’est pas caractérisée par un échec, mais par
la tentative de faire reculer les frontières d’un monde interprété, et cela en incluant toutes
les interprétations possibles, pensables et qui détournent d’arriver au but. Ainsi c’est l’effort

310
lui-même qui est placé au centre. Le sens des œuvres de Kafka consiste dans cet effort –
dans la démonstration de leur facture (Gemacht-Sein). Et donc de leur facture comme effort
interprétatif.

À propos de la facture dans les textes en prose de Kafka, Si l’on pouvait


être un Peau-Rouge et Le Silence des Sirènes

Dans la phrase « Si l’on pouvait être un Peau-Rouge », c’est la syntaxe qui règne. Deux
parties de phrase non indépendantes sont requises de communiquer entre elles. Deux phrases
(introduites par wenn et bis) se présentent comme syntaxiquement complémentaires, cependant
avec des attentes syntaxiquement différentes quant à la façon d’opérer la complémentarité12. Le
texte de prose de Kafka est le suivant :

Si (wenn) l’on pouvait être un Peau-Rouge, toujours paré et, sur son cheval fougueux, dressé sur les
pattes de derrière, sans cesse vibrer sur le sol vibrant, jusqu’à (bis) ce qu’on quitte les éperons, car il n’y
avait pas d’éperons, jusqu’à ce qu’on jette les rênes, car il n’y avait pas de rênes, et qu’on voie le pays
devant soi comme une lande tondue, déjà sans encolure et sans tête de cheval13.

La première partie de la phrase est introduite par wenn, la seconde commence par bis.
La première partie offre deux possibilités syntaxiques : on peut se la représenter comme une phrase
qui existe pour elle-même. Dans ce cas, il s’agit de la formulation d’un désir, au sens de : « Ah, si
seulement j’étais un Peau-Rouge ! » Ou bien on lit cette première partie comme une proposition
subordonnée qui est continuée par une proposition principale, qui serait introduite par dann.
Cette deuxième thèse est structurellement soutenue par la conjonction bis et par la virgule qui
rapproche les deux parties de la phrase comme deux éléments d’une phrase liée ; pourtant il s’agit
précisément d’une autre conjonction : d’un bis au lieu du dann qu’on pouvait attendre. Dans le
premier cas, la première partie de la phrase formule un souhait, tandis que la deuxième partie
représente la négation progressive (dans un sens temporel) du désir caressé. On est mené vers un
autre niveau d’abstraction, au sens de cette pensée : « Je caresse ce désir jusqu’à ce que je prenne
conscience qu’il n’y a ni éperons, ni rênes ni cheval : et donc pas de Peau-Rouge. » (Heinrich Dete-
ring est de cet avis : le désir aboutit au vide14). Dans le deuxième cas (qui prolonge les conséquences
du souhait et la justification de celui-ci), il s’agit de la réalisation du désir. Je voudrais indiquer deux
formules concernant cet accomplissement du désir. Hartmut Binder perçoit un accomplissement
direct et matériel : c’est justement parce que les attributs de la civilisation disparaissent que le désir
est accompli (à vrai dire, c’est le désir d’un lecteur de Karl May, ce que suggère aussi l’image de
l’enfance de Benjamin15.) Ou bien l’on suit David Wellbery, pour qui la dernière phrase, « déjà sans
encolure et sans tête de cheval », ne renvoie pas à la vue dans la partie précédente (« et qu’on voie
le pays devant soi »), au sens de : on ne voyait plus rien du haut du cheval, mais trouve sa référence
dans le « on », très loin au début. Le sens est alors : jusqu’à ce qu’on voie le pays devant soi, alors
qu’on est soi-même déjà sans tête ni encolure de cheval, comme s’il s’agissait de la réalisation d’une
existence supérieure. Wellbery voit dans le processus parcouru par le texte, littéralement la naissance
d’un centaure. Je reviendrai sur cette considération selon laquelle le texte se constitue lui-même.
Le problème de ces thèses de réalisation, c’est que la partie introduite par bis est mise en
relation avec la partie introduite par wenn, sans qu’on prenne en compte la particularité du bis
qui consiste à faire passer au premier plan un désenchantement qui, rétroactivement, gagne la
première partie. Je voudrais dire brièvement ce que je pense de cette difficulté.
La deuxième partie de la phrase exige que nous corrigions comme fautives des interpré-
tations qui sont justement introduites par un acte de correction (« jusqu’à ce qu’on quitte les
éperons, car il n’y avait pas d’éperons », etc.). Une fois seulement que l’on a dissipé les fausses
interprétations, on peut comprendre ce que signifie caresser le désir d’être un Peau-Rouge.

311
La deuxième partie de la phrase ne représente pas l’accomplissement du désir mais donne plutôt
une analyse-interprétation qui clarifie et précise ce à quoi le désir tend. Le titre indique alors une
critique épistémologique du désir, en n’annonçant pas le désir d’être un Peau-Rouge, mais plutôt
une réflexion sur ce que signifie le désir de vouloir être un Peau-Rouge. Le sens du texte est alors :
pour souhaiter être un Peau-Rouge, il faut s’engager dans un processus interprétatif qui clarifie
le contenu de ce qu’on désire – un processus dans lequel on ne peut s’impliquer que quand on
caresse le désir mis en question. Le titre donne corps à la dépendance réciproque du contenu
(le désir d’être un Peau-Rouge) et de la réflexion sur la possibilité de ce contenu (que signifie
désirer être un Peau-Rouge ?). La première partie de la phrase complète la réflexion critique de
la seconde, en formulant le désir sur lequel il faut réfléchir.
Benjamin affirme – contre la difficulté d’une lecture ainsi exposée par Kafka –  qu’une
lecture directe est possible, il en propose même deux. Même s’il les explique à l’intérieur de deux
notions différentes, Erlösung und Eingedenken, – à deux endroits différents de son essai16 –, il n’en
résulte pas de contradiction, parce les deux notions sont liées dans son idiomatique. La deuxième
mention du texte en prose montre cependant, puisque Benjamin cite seulement la deuxième
partie, détachée de la syntaxe d’ensemble, qu’il a « lu » le principe de la syntaxe du texte, mais
sans en tirer de conséquences. Pour lui, le sens de cette histoire consiste en totalité dans le désir
– et le secret de ce désir est sacrifié quand celui-ci s’accomplit. Benjamin fait donc partie des
représentants de la thèse de la « réalisation ». Ce faisant, il n’en reste pas au Peau-Rouge, mais il
interprète celui-ci de manière symbolique, et dans deux directions. Le secret (qu’abrite le désir
d’être un Peau-Rouge) serait, comme il est dit d’abord, l’Amérique ; et, plus tard, il devient clair,
dans la deuxième citation, que c’est sa propre identité que l’on découvre grâce à ce geste mis en
contexte avec le passé. Deux lectures donc, avec des propositions de sens différentes – obéissant
à la figure de pensée de l’image dialectique – : l’Amérique comme avenir, pour la première, et le
passé dans la seconde.
Si c’est la syntaxe qui est centrale dans le texte du Peau-Rouge et qui mène à la nécessité d’une
critique de l’interprétation, dans le récit en prose Le Silence des Sirènes, c’est la pratique de l’inter-
prétation dans le texte (un cas particulier du principe de l’herméneutique textus ipsius sui interpres)
qui se trouve immédiatement mise au centre. Syntaxe et autoréflexion font partie des instruments
d’une philologie qui se constitue en réfléchissant à ses propres pratiques de lecture, une philologie
au sens fort du mot. Benjamin mentionne le récit en prose Le Silence des Sirènes à un endroit décisif
pour lui. Le motif central d’une préhistoire gynocratique, qu’il emprunte à Bachofen, domine l’essai
et sera lié avec la musique, le tout à l’intérieur d’une philosophie de l’histoire qui mène de la préhis-
toire au mythe et, contre le mythe, à la rédemption. L’argument de Benjamin se développe ainsi :
(a) l’espoir appartient uniquement à la créature, au « cercle de personnages17 » dont font partie les
aides, les messagers, les étudiants : « Pour eux et leurs pareils, pour les inachevés et les malhabiles,
il y a encore de l’espoir18. » (b) Le mythe fait miroiter une rédemption, mais Kafka résiste à cette
tentation ; (c) Kafka choisit Ulysse parce qu’il voit entre eux deux une parenté d’âme : les récits de
Kafka ont la force d’Ulysse, qui, grâce à la musique, guide les espérances des créatures de la préhis-
toire vers l’avenir ; Benjamin écrit : « Chez Kafka, les Sirènes se taisent. Peut-être aussi parce que,
chez lui, la musique et le chant sont une expression, ou du moins un gage de l’évasion19. »
L’idée que Kafka se trouve devant une rupture de la tradition représente une vue importante
chez Benjamin. C’est le contenu philosophique de son exégèse, que j’appelle contenu philolo-
gique parce qu’on peut y reconnaître un jugement qui se fraie un chemin malgré son intention
d’exégèse théologique. Benjamin explicite cette prise de conscience dans la longue lettre sur
Kafka qu’il envoie à Scholem le 12 juin 1938 ; il dit de Kafka qu’« il renonça à la vérité pour
conserver la transmissibilité, l’élément aggadique20 ». À partir de là, Benjamin porte un jugement
contre Kafka (et contre son propre essai de 1934 qu’il appelle apologétique). Selon lui, l’effort
de Kafka a échoué, et c’est seulement dans la certitude de l’échec qu’il aurait réussi à écrire ses
belles œuvres. (La création de la beauté dans l’élément du faux est une figure d’argumentation

312
que la critique de l’idéologie applique à la modernité ; on peut dire la même chose de l’œuvre
de Hofmannsthal avant la Grande Guerre21). La suggestion de l’échec représenterait le faux.
En fait, il ne faudrait pas parler d’échec mais de la mise en valeur du néant dans l’effort positif
de l’interprétation. Benjamin impute l’échec de Kafka à une prétention qu’il lui prête, à savoir
la prétention de vouloir faire un récit sans doctrine. On peut toutefois lever cette contradiction
si l’on abandonne l’identification, défendue par Benjamin, de la tradition et de l’enseignement
théologique. Kafka tient effectivement à la transmissibilité, mais à l’intérieur d’une tradition
littéraire, et non pas théologique – l’une et l’autre, il est vrai, ayant été interrompues. Effective-
ment, une forme de littérature en accueille une autre et prend position contre elle, parce qu’il
faut moderniser les justifications. Par là, tombe aussi l’opposition entre préhistoire et mythe,
défendue par Benjamin, car il n’existe plus que ce qui est raconté, il n’y a pas de mythe, mais
seulement une mythologie et sa réécriture par Homère.
Au lieu de prendre le récit homérique comme un mythe, Kafka se réfère à Homère comme
auteur et réfléchit à la manière dont il a motivé son histoire. La littérature est faite de littérature,
un autre Homère prend naissance. Face à Homère, Kafka renforce le moment interprétatif de
la littérature ; ce n’est pas un enseignement, mais une réflexion qui prend place dans ce qui est
raconté.
Homère introduit dans son épisode des Sirènes les deux moyens de protection que sont
les liens pour être attaché et la cire pour les oreilles et les répartit entre Ulysse et ses compa-
gnons. Parce que les compagnons n’entendent rien, ils peuvent, en ramant, entraîner Ulysse,
attaché au mât, hors de portée de voix des sirènes. Kafka commence par un commentaire sur
ces expédients, dont il met en question la prétendue valeur, d’abord par sa formulation ironique
et ensuite par le récit lui-même. L’invention d’Homère ne le convainc pas : « Preuve que des
moyens insuffisants, puérils même, peuvent servir au salut22. » Kafka va montrer que ce ne sont
pas ces outils en tant que tels qui produisent un effet, mais qu’ils le font seulement quand ils sont
soumis à une interprétation. Ils n’ont pas d’effet : « La voix des Sirènes perçait tout et la passion
des hommes séduits eût fait éclater des choses plus solides que les chaînes et le mât23. » Mais ils
deviennent agissants grâce à la conjugaison d’une réflexion (du côté des Sirènes) et d’une inter-
prétation tirée d’une information oubliée (du côté d’Ulysse), après quoi d’autres interprétations
suivront. L’interprétation d’Ulysse concerne une situation nouvelle, parce que Kafka introduit
une réflexion des Sirènes : on peut imaginer qu’on résiste à leur chant, mais personne ne résistera
à leur silence, car tous ceux qui croient leur résister (aussi longtemps qu’ils n’entendent rien)
succomberont à l’arrogance, au narcissisme. Ainsi Ulysse interprète-t-il le silence réel comme s’il
était le chant non entendu des sirènes. La notion d’interprétation (incluant l’herméneutique)
que j’utilise me semble adéquate face à ce procédé acoustique et partiellement langagier. En sens
inverse, les sirènes se méprennent sur l’absence de réaction d’Ulysse, le fait qu’il leur échappe ;
Kafka note à ce propos que les Sirènes auraient été anéanties si elles avaient eu une conscience.
On doit probablement comprendre que les sirènes sont devenues infidèles à leur propre image.
Mais autre chose est plus décisif pour mon interprétation : nous avons affaire ici à un état inter-
médiaire, à un monde dans une première phase de son interprétation. On peut formuler ainsi
le sens de ce monde : c’est dans une double interprétation, doublement mise en échec, dans la
négation, qu’advient la rencontre des deux parties. Leur rencontre dans le néant est en même
temps le salut pour les deux. Mais Kafka n’en reste pas là, il introduit une nouvelle possibilité de
pensée et il le fait par la voie d’un genre philologique, d’un commentaire transmis, plus exacte-
ment d’une sorte d’histoire de l’interprétation qui nous est transmise – « dit-on » (sagt man24) –
et qui touche ce qui est venu jusqu’à nous, donc la première phase de l’interprétation. Ulysse
aurait vu clair dans le jeu des Sirènes et aurait simulé sa sprezzatura. Cela implique une deuxième
interprétation, d’ordre supérieur : Ulysse pense l’écoute du silence et, de cette pensée (que les
sirènes sont silencieuses, et non pas : pourquoi elles sont silencieuses), n’émane aucune force de
séduction. En d’autres termes : cela ne change rien au salut, parce qu’un acte herméneutique

313
n’a pas d’effet. Est-ce cela que Kafka veut dire quand il remarque : « Encore que l’intelligence
humaine ne puisse plus le concevoir25 » ? Est-ce que l’effet des interprétations dans la première
phase s’écroulerait du même coup ? En tout cas, cette remarque poursuit le processus de réflexion
d’une interprétation sur celle qui l’a précédée.
Benjamin méconnaît le caractère de commentaire que revêt la poursuite (et, au sens de
Friedrich Schlegel, la mise en cycle) de l’interprétation, quand il intègre la deuxième interpréta-
tion comme une justification dans le premier récit : « Mais lui, rapporte Kafka, “était si fertile en
inventions” […]26. » Benjamin n’apprécie pas à sa juste valeur le discours introduit par « dit-on »,
qui représente une indication syntaxique décisive, parce que c’est le dépassement du mythe dans
le personnage des Sirènes qui importe à ses yeux. Au lieu de tenir compte du processus de surpas-
sement littéraire, qu’il a cependant bien vu en employant la notion de « transmissibilité », il veut
dépasser l’époque du mythe, quels que soient les moyens.

À propos de la coda sur Sancho Pança – la « remémoration » littéraire


Kafka tient donc à la transmissibilité, mais à l’intérieur d’une tradition littéraire, et non pas
théologique. Benjamin a jugé Kafka dans le cadre de sa figure de pensée qu’est l’image dialec-
tique, surtout avec la notion de remémoration (Eingedenken). L’image dialectique est le procédé
grâce auquel Benjamin essaie de comprendre Kafka, et c’est un moyen de dévaloriser Kafka en
disant que celui-ci, pour sa part, n’aurait pas été capable d’atteindre le but de l’idée, un but qui,
selon Benjamin, leur était commun. Parce que Kafka manquerait de certitude théologique, donc
de doctrine, l’étude de l’« écriture » de la révélation se perdrait dans le vide. Pourtant l’essai de
Benjamin s’achève lui-même sur une image (qu’il n’explique pas davantage), comme si tout ce
qu’il avait réuni jusque-là en fait de citations s’y concentrait. Le récit de Kafka consacré à Sancho
Pança, qui trouve son salut en incitant le diable à imiter de la mauvaise littérature et se laisse
ensuite divertir par le spectacle que donne le diable, est conçu comme un moment d’enthou-
siasme. Pourtant, si l’on prend à la lettre ce texte en prose, son sens réside dans le commentaire.
C’est aussi la raison pour laquelle Benjamin l’a choisi : ce texte en prose est une exégèse (il faut
ajouter : de l’œuvre de Cervantès), il pourrait s’adapter à la création de Kafka ou la représenter :

Mais Kafka a trouvé la loi qui régit la sienne [c’est-à-dire : « la joyeuse course à vide »27] au moins une
fois, lorsqu’il lui est arrivé d’adapter sa vitesse vertigineuse à un pas épique, qu’il avait sans doute cherché
toute sa vie. Il a couché cette loi dans un texte qui est le plus accompli de ses écrits, et pas seulement
parce qu’il est une interprétation28.

Ici, il n’est plus question des vaines études des étudiants, mais du procédé critique de l’écri-
vain vis-à-vis de la tradition : du sein de son verdict négatif sur l’échec théologique de l’écrivain,
Benjamin perçoit ce procédé et le reconnait aussi comme une interprétation, comme une forme
littéraire de « remémoration ». Une lecture au sens propre du terme est alors à portée de main29.

Traduit de l’allemand par W. Asholt et J.-P. Morel.

NOTES

1. E. Friedlander, Walter Benjamin. A Philosophical Portrait, Belknap Harvard University Press, 2012 ; trad. all. :
Walter Benjamin. Ein philosophisches Portrait, aus dem Englischen von C. Krüger, Munich, Beck, 2013.
2. W. Benjamin, « Franz Kafka. Pour le dixième anniversaire de sa mort », in Œuvres, II, Gallimard, « Folio essais », 2000,
p. 410-453 (ici p. 418, 440, 437 et 427).
3. F. Kafka, DL, p. 32-33 ; OC, II, p. 121 (NdT : nous gardons le titre et la traduction choisis par le traducteur de l’essai de
Walter Benjamin, voir note précédente).

314
4. F. Kafka, NSF, II, p. 168-170 ; OC, II, p. 542-543.
5. F. Kafka, NSF, II, p. 167 ; OC, II, p. 541.
6. W. Benjamin, « Franz Kafka », op. cit., p. 446-453.
7. Voir, de manière plus détaillée, C. König, « O komm und geh ». Skeptische Lektüren der Sonette an Orpheus von Rilke,
Göttingen, Wallstein Verlag, 2014, et surtout le chapitre 3. 2.
8. « Les circonstances de cet échec sont multiples. On a envie de dire : une fois qu’il fut assuré de l’échec final, tout lui réussit
comme en rêve. Rien ne donne plus à réfléchir que l’ardeur avec laquelle Kafka souligne son échec. Son amitié avec Brod
est pour moi avant tout un point d’interrogation qu’il voulut tracer dans la marge de sa vie. » : W. Benjamin, « Lettre à
G. Scholem (12. 6. 1938) », in W. Benjamin, G. Scholem, Théologie et utopie. Correspondance 1933-1940, postface de
S. Mosès, trad. D. Renault et P. Rusch, Éditions de l’éclat, 2010, p. 243.
9. Voir l’annotation d’E. Friedlander dans son dernier chapitre, « Eingedenken », à propos de l’interprétation de Kafka par
Benjamin (sous le titre « Hope without Revelation »), p. 212-221.
10. F. Kafka, Journaux (15 février 1920) : T, p. 855 ; OC, III, p. 494, cité ici d’après W. Benjamin, « Franz Kafka », op. cit.,
p. 449. Dans une partie des entrées de ses Journaux datées de janvier-février 1920, Kafka remplace presque constam-
ment le pronom « je » attendu par le pronom « il ». De 1931 à 1953, Max Brod a regroupé ces entrées pour les publier
à part comme un ensemble d’aphorismes, sous le titre Il. Notes de l’année 1920 (plus tard traduit en français Aphorismes
de la série : IL). L’édition allemande à laquelle se réfère C. König contient encore ce regroupement, qui n’a plus cours
depuis l’édition critique  : Beschreibung eines Kampfes. Novellen, Skizzen, Aphorismen aus dem Nachlaß, éd. Max Brod,
Francfort/M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1983, p. 216-222 (ici p. 218) (NdT).
11. P. Celan, De seuil en seuil, cité par J. Bollack, « Benjamin devant Kafka », dans H. Wismann, P. Lavelle (éd.), Walter
Benjamin, le critique européen, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2010, p. 213-277 (ici p. 241, note 73) –
Pour le poème : P. Celan, Die Gedichte. Kommentierte Gesamtausgabe in einem Band, éd. B. Wiedemann, Francfort/M.,
Suhrkamp, 2003, p. 85.
12. L’interprétation suivante a été discutée et développée avec Kristin Bischof et Felicitas Ferder ; elle a été initiée par une
conférence de David Wellbery à Osnabrück.
13. F. Kafka, Si l’on pouvait être un Peau-Rouge, cité in W. Benjamin, « Franz Kafka », op. cit., p. 422.
14. H. Detering, « Kafkas Sätze : Ein Wunsch, der ins Leere geht », in FAZ, 7/8/2008.
15. H. Binder, « “Desiderio di diventare un indiano” e altri sogni di fanciullo. I libri preferiti di Kafka », in G. Farese (éd.),
Kafka oggi, Bari, Adriatica, 1986, p. 165-188.
16. W. Benjamin, « Franz Kafka », op. cit., p. 422 et 451.
17. Ibid., p. 418.
18. Ibid., p. 419.
19. Ibid.
20. W. Benjamin, G. Scholem, Théologie et Utopie, op. cit., p. 242.
21. Voir C. König, Hofmannsthal. Ein moderner Dichter unter den Philologen, 2. Aufl., Göttingen, Wallstein Verlag, 2006.
22. F. Kafka, Le Silence des Sirènes, cité par W. Benjamin, « Franz Kafka », op. cit., p. 420.
23. Id., OC, II, p. 542.
24. Id., cité par W. Benjamin, « Franz Kafka », op. cit., p. 420.
25. Ibid.
26. Ibid.
27. Ici, Benjamin se cite lui-même ; son commentaire concernant le texte en prose Si l’on pouvait être un Peau-Rouge est le
suivant : « Ainsi se réalise le rêve du cavalier extasié qui en une joyeuse course à vide galope vers son passé et n’est plus une
charge pour sa monture » : ibid., p. 451. La remémoration littéraire est interprétée comme anéantissement du sujet.
28. Ibid., p. 453.
29. Faut-il comprendre dans ce sens la phrase de Benjamin dans sa lettre à Scholem : « Une fois qu’il fut assuré de l’échec final,
tout lui réussit en chemin, comme dans un rêve » (Théologie et Utopie, op. cit., p. 243) ? Benjamin remplace la réflexion
poétique de Kafka par sa propre théorie de l’échec, comme si celle-ci était au centre de la réflexion de Kafka.

315
Les lignes du temps
Jean-Pierre Morel

Chronologie III (août 1917-juin 1924)


Profondément marquée par la maladie, la troisième phase, de 1917 à 1924, ne donne lieu
qu’à deux livres, deux recueils de récits, Un médecin de campagne (début 1920) et Un jeûneur (été
1924, posthume), mais compte aussi de très nombreux textes consignés dans des carnets, des
liasses ou sur de simples feuillets et écrits surtout au cours des années 1920 et 1922. À la mort
de Kafka, ses trois romans, tous inachevés, n’ont pas vu le jour : pour les deux premiers, Kafka a
choisi de ne laisser publier que le premier chapitre du Disparu (1912-14) et un extrait fameux du
Procès (1914-15) ; quant au troisième, Le Château (1922), il demeure complètement inconnu.
En italiques : les œuvres de Kafka publiées de son vivant ; entre guillemets : les textes restés inédits à sa mort.
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
12-13 août 1917 :
deux hémoptysies.
Réinstallation chez ses
parents.
4 sept : diagnostic de
tuberculose pulmonaire.
6 septembre : demande
de mise à la retraite.
N’obtient qu’un congé
de maladie.
9 sept. : prévient Felice
Bauer.
12 sept. : installation à
Zürau, dans l’Ouest de
la Bohême, où sa sœur
Ottla exploite depuis avril
une terre qui appartient
à la famille de son beau-
frère, Karl Hermann.
Kafka mène une vie très
solitaire.
Mi-sept. 1917 :
Un vieux papier [MC],
Le Nouvel Avocat [MC]
et Un fratricide [MC]
paraissent dans Marsyas,
revue bimestrielle [1917-
1919], 1er cahier, Berlin,
1917.

316
Événements Date des œuvres Publications Publications posthumes
du vivant de Kafka
20-21 sept. 1917 : visite
de Felice Bauer à Zürau.
16 oct. : dernière lettre 1re publ. des Lettres à
(conservée) à Felice Bauer. Felice : voir plus loin.
Mi-oct. 1917 : sous le
titre « Deux histoires
d’animaux », Chacals et
Arabes [MC] et Un compte
rendu pour une académie
[MC], paraissent dans
Der Jude, revue mensuelle
[1916-1928], 2e année,
Berlin-Vienne, 1917.
Ils sont repris en 1918,
dans d’autres journaux.
21 octobre 1917 : Titre de Max Brod.
« Un incident quotidien » 1re publ. : Kafka, Beim
(Carnet in-8° G). Bau […], Berlin, 1931.
21-22 oct. 1917 : 1re publ. : idem.
« La vérité sur Sancho
Pança » (Carnet in-8° G).
23 oct. 1917 : « Le silence 1re publ. : idem.
des Sirènes » (Carnet in-
8° G).
10 nov. 1917 :
interruption du Journal
(12e et dernier cahier)
pour près de deux ans.
25-27 déc. 1917 : bref
retour à Prague, visite de
Felice Bauer, deuxième
rupture des fiançailles
16 janvier 1918 : 1re publ. : idem. Titre de
« Prométhée » (Carnet Max Brod
in-8° G).
Début 1918 :
LE SOUTIER, 3e édition,
Leipzig, Kurt Wolff.
Janvier 1918 : Un médecin
de campagne [MC] et Un
fratricide [MC] paraissent
dans Die neue Dichtung.
Ein Almanach, Leipzig,
Kurt Wolff, 1918

317
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Entre fin février 1918 1re publ. : idem, sous le
et son départ de Zürau, titre : « Méditations sur
Kafka fait, sur des le péché, la souffrance,
feuillets à part, une l’espoir et le vrai
copie d’extraits choisis, chemin ». » Éd. hist.
revus et numérotés, de et critique : Zürauer
textes qu’il a écrits du Zettel, éd. R. Reuß, Bâle,
19 octobre 1917 à la fin Francfort, 2011
de février 1918 (Carnets
in-8° G et H). Ce choix
sera remanié en 1920.
Fin mars 1918 : Kafka
se plaint à Brod d’être
négligé par Kurt Wolff,
son éditeur.
Entre mars et mai 1918 : 1re publ. : Kafka,
« La communauté Hochzeits […], Francfort,
des travailleurs non New York, 1953.
possédants »
(Carnet in-8° H).
30 avril 1918 : retour de 1re publ. (partielle) des
Zürau à Prague, après Carnets in-8° : idem. Éd.
huit mois d’absence. hist. et critique : Oxforder
Kafka reprend son poste Oktavhefte, éd. R. Reuß
le 2 mai. Cours de et P. Staengle, Bâle,
jardinage ; continue à Francfort, 2006-2011.
apprendre l’hébreu.
Juillet 1918 : liquidation
de l’usine d’amiante.
Nov.-déc. 1918 : frappé Octobre 1918 : correction Automne 1918
par la grippe espagnole, des épreuves d’Un (entre sept. et nov.) :
Kafka se rétablit à médecin de campagne. LA MÉTAMORPHOSE,
la pension Stüdl, à 2e édition, Leipzig, Kurt
Schelesen. Wolff.
Janv.-mars 1919 :
nouveau séjour à
Schelesen, rencontre
de Julie Wohryzek.
Discussions avec Ottla
qui veut épouser un
Tchèque catholique.
27 juin 1919 ; reprise du
Journal (12e cahier).

318
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Septembre 1919 : malgré 24 sept. 1919 :
la résistance des parents, Un message de l’empereur
fiançailles avec Julie [MC] paraît dans Die
Wohryzek et projet de Selbstwehr, 13e année,
mariage pour novembre. n° 38-39, Prague, 1919.
C’est un extrait de « Lors
de la construction de
la muraille de Chine »
[mars 1917].
Fin octobre-début
nov. 1919 : Kafka renonce
au mariage à cause
d’obstacles matériels
(manque de logement).
Les relations avec Julie
Wohryzek ne sont
cependant pas rompues.
Automne : prend des Automne 1919 :
cours d’hébreu ancien. LE VERDICT, 2e édition,
Son ami Felix Weltsch Munich, Kurt Wolff [avec
devient rédacteur de une série de changements]
l’hebdomadaire Octobre 1919, 5e livre :
Die Selbstwehr. DANS LA COLONIE
PÉNITENTIAIRE,
Munich, Kurt Wolff
(coll. « Dugulin-
Drucke »), 1919.
Novembre : troisième Mi-novembre 1919 : 1re publ. : Kafka,
séjour à Schelesen. Amitié Lettre au père. Hochzeits […], Francfort,
avec Minze Eisner. New York, 1953.
1re publ. intégrale dans
Die neue Rundschau
(1952).
19 déc. 1919 :
Le Souci du père de famille
[MC] paraît dans Die
Selbstwehr, 13e année,
n° 51-52, Prague.
Début 1920 : Kafka Début 1920, 6e livre :
fait la connaissance de UN MÉDECIN DE
Milena Jesenská, qui le CAMPAGNE. PETITS
traduit en tchèque et vit RÉCITS, Munich,
à Vienne, mariée à Ernst Leipzig, Kurt Wolff,
Pollak. En 1920, départ 1919.
pour la Palestine d'Hugo
Bergmann, le seul ami
de Kafka à avoir fait ce
choix.

319
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Journal, 1re publ. d’un choix de ces
6 janvier-29 février entrées : Kafka, Beim Bau
1920 : série d’entrées à […], Berlin, 1931, sous le
la 3e personne (« il »). titre « Er ».
Interruption du Journal le
29 février.
2 avril-28 juin 1920 : Avril 1920 : publication
Kafka en séjour médical à dans la revue Kmen, à
Merano (Tyrol du Sud). Prague, de la traduction
Correspondance avec du Soutier en tchèque par
Milena, naissance d’une Milena Jesenská, première
passion réciproque. traduction de Kafka dans
une langue étrangère.
29 juin-4 juillet.
Au retour de Merano,
quatre jours avec Milena
à Vienne. Kafka cesse
tous rapports avec Julie
Wohryzek.
15 juillet : après des
études d’agronomie, Ottla
Kafka épouse Josef David.
14-15 août : deuxième
rencontre avec Milena à
Gmünd.
À Prague, nouvelle Titres de Max Brod.
période d’activité. Fin 1re publ. : Kafka,
août 1920 : « Nocturne » Beschreibung […], Prague,
(Liasse 1920 : août- 1936.
nov. ou déc. 1920). 29
et 31 août 1920 : « La
requête » (Liasse 1920).
30 août 1920 : « Au sujet 1re publ. : Die Literarische
des lois » (Liasse 1920). Welt 7, Berlin, 17 mars
1931 ; en volume : Kafka,
Beim Bau […], Berlin,
1931.
30 août 1920 : Titre de Max Brod.
« La levée de troupes » 1re publ. : Kafka,
(Liasse 1920). Tagebücher und Briefe,
éd. M. Brod et H.
Politzer, Prague, Heinrich
Mercy Sohn, 1937 (G.S.,
vol. 6).
1re moitié de Titres de Max Brod.
septembre 1920 : 1re publ. : Kafka,
« Poséidon » (Liasse Beschreibung […], 
1920). « Communauté » Prague, 1936.
(Liasse 1920).

320
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Mi-septembre 1920 : crise Mi-septembre : Titre de Max Brod.
de la liaison avec Milena, « Les Armes de la ville » 1re publ. : Die Literarische
Kafka tente d’interrompre (Liasse 1920). Welt 7, Berlin, 17 mars
leur correspondance. 1931 [sous un autre
titre et dans une version
abrégée]. En volume :
Kafka, Beim Bau […],
Berlin, 1931.
Entre fin septembre et Titres de Max Brod.
mi-nov. ou mi-déc. 1920 : 1re publ. : Kafka,
« Le Timonier » (« Le Beschreibung […], 
Pilote ») (Liasse 1920). Prague, 1936.
« L’examen » (Liasse
1920). « Le vautour »
(Liasse 1920).
Vers le 24 octobre 1920 : Titre de Max Brod.
« Petite fable » (Liasse 1re publ. : Kafka, Beim
1920). Bau […], Berlin, 1931.
Novembre : à Prague,
Kafka assiste à des
manifestations contre les
Allemands et les Juifs.
Vers la mi- Titre de Max Brod.
décembre 1920 : « La 1re publ. : Kafka, Beim
Toupie » (Liasse 1920). Bau […], Berlin, 1931.
18 décembre : début d’un
séjour au sanatorium pour
maladies pulmonaires de
Matliary (Hautes Tatras).
Prend conscience de la
gravité de son état. Amitié
avec Robert Klopstock.
Janvier 1921 : rupture
avec Milena, mais des
contacts demeurent.
Plus tard, Kafka rejette
le projet d’une visite
commune de son père et
de Milena à Matliary.
23 avril 1921 :
De Matlárháza [bref
compte rendu, non signé,
d’une exposition du
peintre tchèque Anton
Holub, autre patient du
même sanatorium] paraît
dans Karpathen-Post.

321
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
26 août 1921 : retour
à Prague. Renoue des
contacts avec quelques
amis. Avec Brod, se fait
initier à la Kabbale et au
hassidisme par Georg M.
Langer.
Octobre : visite de Milena 8 octobre 1921 : Kafka
à Prague. donne à Milena tous les
cahiers précédents de son
Journal. Il poursuit le
12e du 15 oct. au 18 déc.
1922.
Novembre 1921 :
Max Brod publie un
article important, Der
Dichter Franz Kafka, dans
Die neue Rundschau.
Par un billet de l’automne 25 déc. 1921 :
ou de l’hiver 1921, Kafka La Chevauchée du seau à
demande à Max Brod de charbon paraît dans Prager
brûler après sa mort son Presse, quotidien [1921-
journal, ses lettres et ses 1939], 1921,
manuscrits. n° 270, Prague.
27 janvier-17 février 25 janvier (à Prague)
1922 : séjour à ou 27 janvier 1922 (à
Spindelmühle (ou Spindlermühle) : début
Spindlermühle) dans les de la rédaction du
Monts des Géants, sans « Château » (selon H.
amélioration de son état. Binder/selon M. Pasley).
Début 1922 : Titre de Max Brod.
« Défenseurs ». 1re publ. : Kafka,
Beschreibung […], 
Prague, 1936.
Février-juin 1922 : Entre février et avril 1922,
Prague. Kafka reçoit Première peine [J]. [J
de son employeur une = figurera dans le livre Un
promotion et un nouveau jeûneur]
congé. En mai, dernière
visite de Milena.
Autour du 23 mai 1922 :
Un jeûneur [J].
Fin mai-début juin 1922 : 1re publ. : Kafka,
« Dans notre synagogue ». Tagebücher und Briefe,
Prague, 1937.

322
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
23 juin-18 sept. 1922 : Fin juin 1922 : 1re publ. : Kafka,
séjour à Planá avec sa « Tableaux de la défense Hochzeits […], Francfort,
sœur Ottla, son mari et d’une ferme ». 1953.
leur première fille, Věra,
dans une maison louée
pour les vacances.
1er juillet 1922 : mise à la
retraite définitive.
Fin août 1922 : Kafka Titre de Max Brod.
laisse « Le Château » 1re publ. : Das Schloß, éd.
inachevé. M. Brod, Munich, Kurt
Wolff, 1926 [s’arrête à
la fin de l’actuel chapitre
22] ; Das Schloß, éd.
M. Brod et H. Politzer,
Berlin, Schocken,
1935 (G.S., vol. 4) [éd.
augmentée] ; Das Schloß,
éd. M. Brod, New
York, Schocken, 1946
(G.S., 2e éd., vol. 4) [éd.
augmentée] ; Das Schloß,
éd. Max Brod, Francfort,
New York, Fischer,
1951 (G.W., vol. 2) [éd.
augmentée]. Ed. critique :
Das Schloß, éd. M. Pasley,
Francfort, Fischer, 1982.
18 septembre 1922 :
retour à Prague. Il se
perfectionne en hébreu
avec Pouah Ben-Tovim,
née en Palestine où il
projette d’émigrer.
Période de grand 18 sept.-fin oct. 1922 : Titre de Max Brod.
isolement. « Recherches d’un chien ». 1re publ. : Kafka, Beim
Bau […], Berlin, 1931.
Oct.-nov. et peut-être 1re publ. : idem.
début déc. 1922 :
« Le Couple ».
Autour du 7 octobre
1922 : Un jeûneur [J]
paraît dans Die neue
Rundschau, Berlin et
Leipzig, S. Fischer, 1922.
Ce texte sera repris quatre
fois dans des journaux
et revues jusqu’en
novembre 1922.

323
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Mi-nov.-mi-déc. 1922 : 1re publ. : Kafka,
« Un commentaire ». Beschreibung […], 
Prague, 1936 [titre de
M. Brod :
« Abandonne ! »].
Novembre 1922 : Titre de Max Brod.
« Des symboles » (ou 1re publ. : Kafka, Beim
« Des figures »). Bau […], Berlin, 1931.
29 novembre 1922 :
une lettre à Max Brod
confirme et précise
ses dernières volontés
à l’égard de toute son
œuvre.
Automne
1922-janvier 1923 :
Première peine [J] paraît
dans Genius. Zeitschrift für
werdende und alte Kunst
[1919-1921], 3e année,
vol. 2, Munich, Kurt
Wolff. Deux autres
publications à Prague et
à Berlin dans les mois
suivants.
Madrid, février 1923 :
mort d’Alfred Löwy, l’un
des oncles maternels de
Kafka.
Prague, avril-juillet 1923 :
retour d’Hugo Bergmann
pour des conférences ;
invité à le rejoindre en
Palestine, Kafka finit par
renoncer.
12-23 juin 1923 : 1re publ. : Kafka,
dernière reprise et arrêt Tagebücher und Briefe,
définitif du Journal. Prague, 1937 [choix de
textes] ; puis Tagebücher
1910 -1923, éd. Max
Brod, Francfort, New
York, 1951 [éd. très
augmentée, mais encore
incomplète]. Éd. critique :
Tagebücher, éd. H.-G.
Koch, M. Müller et M.
Pasley,  Francfort, Fischer,
1990.

324
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
13 juillet 1923 : à Müritz, Avant de partir, Kafka
sur la Baltique, Kafka, a pris contact avec
en vacances pour un une nouvelle maison
mois avec sa sœur Elli d’éditions, Die Schmiede
et les enfants de celle-ci, (La Forge), fondée à
rencontre Dora Diamant. Berlin en 1921.
Coup de foudre.
24 septembre 1923 :
installation à Berlin-
Steglitz avec Dora
Diamant. L’inflation et
la maladie rendent très
difficile la vie du couple,
qui doit compter sur
l’aide de la famille Kafka.
17 novembre 1923 : Novembre 1923 : Titre de M. Brod.
déménagement pour un « Retour ». 1re publ. : Kafka,
autre appartement. Beschreibung […], 
Prague, 1936.
Entre novembre 1923 et
fin janvier 1924 : Un petit
bout de femme [J].
Entre 23 novembre 1923 Titre de M. Brod.
et fin janvier 1924 : 1re publ. : Witiko.
« Le terrier ». Zeitschrift für Kunst und
Dichtung, Eger, 1928. En
volume : Kafka, Beim Bau
[…], Berlin, 1931.
5 déc. 1923 : dernière 1re publ. des Lettres à
lettre à Milena Jesenská. Milena : voir plus loin.
Février-mars 1924 : 3e
appartement, à Berlin-
Zehlendorf. Visite de
Siegfried Löwy qui
s’alarme de l’état de santé
de son neveu.
7 mars 1924 : contrat
avec les éditions Die
Schmiede (Berlin) pour un
recueil de récits intitulé
Un jeûneur.
17 mars 1924 : très
malade, Kafka retourne à
Prague avec Max Brod.

325
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
Avril- juin 1924 : Kafka 20 avril 1924 : Un petit
est hospitalisé dans bout de femme [J] paraît
trois établissements dans Prager Tagblatt,
différents : sanatorium numéro de Pâques 1924,
« Wiener Wald » en Prague.
Basse-Autriche (5 avril) ;
clinique de laryngologie
du Dr Hajek, à Vienne
(10 avril) ; sanatorium
de Kierling (19 avril),
près de Vienne. Il est
veillé par Dora et Robert
Klopstock.
Mi-mars-début 20 avril 1924 : Joséphine
avril 1924 : Joséphine la la cantatrice [J] paraît
cantatrice ou le peuple des dans Prager Presse, 1924,
souris [J]. n° 110, Prague.
Dans les derniers jours,
Kafka se voit refuser par
le père de Dora (auquel
il a écrit en Pologne)
l’autorisation d’épouser sa
fille. (Source : Max Brod)
2 juin 1924 : la veille de
sa mort, Kafka corrige les
épreuves d’Un jeûneur ;
la relecture sera terminée
par Max Brod. Dernière
lettre, à ses parents.
3 juin 1924 : mort
de Kafka ; 11 juin :
inhumation à Prague, au
cimetière de Straschnitz.
Fin août 1924 :
7e et dernier livre : UN
JEÛNEUR. QUATRE
HISTOIRES, Berlin,
Die Schmiede, 1924 [= J]

326
Publications
Événements Date des œuvres Publications posthumes
du vivant de Kafka
1re publ. des différentes
correspondances
conservées : Kafka,
Tagebücher und Briefe,
Prague, 1937 ; Briefe an
Milena, éd. W. Haas,
Francfort, Fischer, 1952
(G.W., vol. 4) ; Briefe an
Felice […], éd. E. Heller
et J. Born, Francfort,
Fischer, 1967 (G.W., vol.
11) ; Briefe an Ottla und
die Familie, éd. H. Binder
und K. Wagenbach,
Francfort, Fischer, 1974
(G.W., vol. 12) ; Letters
to Friends, Family and
Editors, éd. N. Glatzer et
al., New York, Schocken,
1977 ; Max Brod-Franz
Kafka : eine Freundschaft,
éd. M. Pasley, Francfort,
Fischer, 1981 ; Briefe an
die Eltern […] 1922-
1924, éd. J. Čermak et
M. Svatoš, New York,
Francfort, Fischer, 1990 ;
Kafkas letzter Freund. Der
Nachlass Robert Klopstocks
(1899-1972), éd.
H. Wetscherek, Vienne,
Inlibris, 2003 [avec 38
lettres partiellement
inédites]. Éd. critique :
Briefe, éd. H.-G. Koch,
Francfort, Fischer, 1999-
2013 (vol. 1 à 4 : 1900-
1920).

327
Lettres, Carnets et Journal
(1917-1924) – Extraits

Franz Kafka

Lettre à Kurt Wolff, Zürau, 4 septembre 1917


Cher Monsieur Wolff,
[…] Il y a peut-être un malentendu à propos de La Colonie pénitentiaire. Je n’ai jamais
demandé d’un cœur tout à fait libre la publication de ce récit. Deux ou trois pages peu avant
la fin relèvent du sous-produit, et leur présence est l’indice d’un manque plus profond, il y a
quelque part un ver qui mine même ce que le récit a de plein. Votre offre de faire paraître ce
texte de la même manière que le Médecin de campagne est bien entendu très attirante et l’envie
m’en picote au point de me faire presque perdre mes défenses – et malgré tout je vous demande
de ne pas publier ce texte, au moins provisoirement. Si vous vous trouviez dans ma perspective
et si vous regardiez ce récit comme je le fais, vous ne discerneriez pas de fermeté particulière dans
la demande. Par ailleurs : si vous préservez à peu près mes forces, vous aurez de moi de meilleurs
travaux que ne l’est Dans la Colonie pénitentiaire. […] F Kafka

Lettre à Max Brod, Zürau, 14 septembre 1917


Cher Max, le premier jour je ne suis pas parvenu à écrire parce que ça me plaisait trop, et
puis je ne voulais pas exagérer comme j’aurais été forcé de le faire, j’aurais ainsi tendu une perche
au malin. Mais aujourd’hui tout prend déjà un aspect naturel, les faiblesses intérieures se signa-
lent (pas la maladie, de celle-là je ne sais provisoirement presque rien), de la cour en face de moi
me parviennent de temps en temps les criailleries de toute l’arche de Noé, un éternel plombier
fait sa plomberie, je n’ai pas d’appétit et je mange trop, il n’y a pas de lumière pour le soir, etc.
Mais le bon est encore largement majoritaire, pour ce que je vois globalement jusqu’à mainte-
nant : Ottla me porte véritablement et pour de bon sur ses ailes à travers le monde difficile, la
chambre (qui donne toutefois au nord-est) est remarquable, vaste, chaude, et tout cela avec un
silence presque complet (mais justement pas parfaitement complet) dans la maison, tout ce que
je dois manger m’entoure à pléthore et c’est de bonne qualité (seules les lèvres se crispent pour ne
pas l’avaler, mais cela m’arrive toujours au cours des premiers jours de changement) et la liberté,
la liberté surtout. […] De tout cœur Franz

Journal, Zürau, 15 septembre 1917


15 sept. 17 Tu as, pour autant que cette possibilité existe, le moyen de faire un commen-
cement. Ne le gaspille pas. Tu ne pourras pas éviter la saleté qui enfle en toi et s’écoule de toi si
tu veux pénétrer. Mais ne t’y vautre pas. Si la blessure au poumon n’est qu’un symbole, comme

328
tu l’affirmes, un symbole de la blessure dont l’inflammation s’appelle Felice et dont la profon-
deur se nomme justification, si tel est le cas, alors les conseils médicaux (lumière air soleil calme)
sont eux aussi un symbole. Empare-toi de ce symbole. […]

Journal, Zürau, 19 septembre 1917


[…] Ne comprends toujours pas que presque toute personne capable d’écrire ait la capacité
d’objectiver la douleur dans la douleur, de telle sorte que, par exemple dans le malheur, je puisse
peut-être encore me poser avec ma tête brûlante du malheur, et communiquer à quelqu’un, par
écrit : je suis malheureux. Mieux, je peux encore aller au-delà et, avec différentes fioritures en
fonction du talent, qui semble ne rien avoir à faire avec le malheur, fantasmer là-dessus d’une
manière simple, ou antithétique, ou avec des orchestres entiers d’associations. Et ce n’est pas du
tout un mensonge, cela n’apaise pas la douleur, c’est simplement, par grâce, un excédent de force
à un moment où la douleur a visiblement consommé toutes mes forces jusqu’au fond de mon
être, qu’elle gratte jusqu’au sang. De quel excédent s’agit-il donc ?

Journal, Zürau, 25 septembre 1917


Je peux encore avoir une satisfaction provisoire avec des travaux comme le « Médecin de
campagne », à supposer que je réussisse encore quelque chose de ce genre (très peu probable),
mais du bonheur uniquement si je peux élever le monde dans le pur, le vrai, l’immuable. […]

Lerettre à Felice, Zürau, 30  septembre ou 1er  octobre 1917 (et Journal,
1  octobre 1917 pour le premier paragraphe)
[…] Si je tente de déterminer mon objectif final en m’observant moi-même, il en résulte
qu’en vérité je ne m’efforce pas de devenir une bonne personne et de correspondre aux
normes d’un tribunal suprême mais, tout au contraire, d’avoir une vue d’ensemble sur toute
la communauté humaine et animale, de reconnaître ses préférences, souhaits, idéaux moraux,
de les ramener à des principes simples et de me développer aussitôt dans cette direction afin
de plaire absolument à tous et qui plus est (le saut arrive ici) de plaire de telle sorte que, sans
perdre l’amour général, je pourrais finalement, unique pécheur à ne pas être rôti, exposer
ouvertement, aux yeux de tous, les méchancetés qui m’habitent. En résumé, la seule chose
qui m’importe est le tribunal des hommes, et je veux de surcroît le tromper, mais le faire sans
tromperie.
Applique cela à notre cas, qui n’est pas n’importe quel cas, mais plutôt un cas véritablement
représentatif. Tu es mon tribunal humain. Ces deux êtres qui combattent en moi, ou plus exacte-
ment dont le combat constitue mon existence, mis à part un petit reste martyrisé, sont l’un bon
et l’autre mauvais ; de temps en temps ils échangent les masques, ce qui embrouille encore plus
ce combat embrouillé ; mais pour finir, avec des contretemps qui ont terni jusqu’aux derniers
temps, j’ai tout de même pu croire jusqu’à la toute dernière minute que l’on en arriverait au plus
invraisemblable (le plus vraisemblable serait : un combat éternel), qui est tout de même toujours
apparu au sentiment ultime comme quelque chose de rayonnant, et que moi, pitoyable, devenu
misérable au fil des ans, je pourrais t’avoir enfin.
Il apparaît soudain que l’épanchement de sang a été trop fort. Le sang que répand le bon
(il s’appelle à présent pour nous « le bon ») pour faire ta conquête profite au mauvais. Là où le
mauvais, probablement ou peut-être, n’aurait rien inventé de nouveau et de décisivement neuf

329
pour assurer sa défense, ce neuf lui est offert par le bon. Au fond de moi je considère en effet que
cette maladie n’est pas du tout une tuberculose, ou du moins pas d’abord une tuberculose, mais
ma faillite générale. J’ai cru que cela continuerait à marcher et ça n’a pas marché. – Le sang ne
provient pas du poumon mais de cela, ou bien du coup décisif porté par un combattant. […]

Journal, Zürau, 8 octobre 1917


[…] – Le Copperfield de Dickens (« Le Soutier », pure imitation de Dickens, et plus encore
le roman programmé. Histoire de valise, celui qui gratifie et enchante, les bas travaux, l’aimée
dans la propriété campagnarde, les maisons sales, mais aussi et surtout la méthode. Mon inten-
tion était, je le vois aujourd’hui, d’écrire un roman à la Dickens simplement enrichi des lumières
plus vives que j’ai empruntées à l’époque et des lumières plus tamisées que j’avais sorties de
moi-même. La richesse de Dickens et son flux puissant, sans retenue, suivi de passages d’atroce
impuissance où, fatigué, il se contente de touiller ce qu’il a déjà obtenu. Barbare, l’impression de
cet ensemble absurde, une barbarie que j’ai toutefois évitée grâce à ma faiblesse, et instruit par
mon esprit d’épigone. L’absence de cœur derrière une manière submergée par le sentiment. Ces
billots de caractérisation brute que l’on plaque artificiellement sur n’importe quelle personne et
sans lesquels Dickens ne serait pas en mesure de monter jusqu’au sommet de son récit, ne fût-ce
qu’une fois, fugitivement. Le lien qu’a Walser avec lui dans l’utilisation de métaphores abstraites
à l’origine du flou) […]

Lettre à Max Brod, Zürau, 6 novembre 1917


[…] Je n’envoie rien à Francfort, je n’ai pas le sentiment d’avoir à m’en soucier ; si je l’en-
voie, je ne le fais que par vanité, si je ne l’envoie pas c’est de la vanité aussi, mais pas seulement
de la vanité, c’est-à-dire quelque chose de mieux. Les fragments que je pourrais envoyer ne
signifient strictement rien d’essentiel pour moi, je respecte seulement l’instant où je les ai écrits,
et voilà qu’une comédienne, qui pourrait trouver un moyen bien plus efficace pour se faire
valoir, devrait les sortir l’espace d’une soirée du néant où ils tombent rapidement ou lentement ?
Se donner cette peine n’a aucun sens. […]

Carnet in-8° G, 6 novembre 1917


6. C’est comme un chemin à l’automne : à peine balayé à fond, il se couvre de nouveau de
feuilles mortes.
Une cage partit en quête d’un oiseau.

Journal, Zürau, 10 novembre 1917


10 nov. (1917) Jusqu’ici je n’ai pas encore consigné l’élément décisif, le cours que je suis
décrit encore deux bras. Le travail qui m’attend est monstrueux.

330
Lettre à Max Brod, Zürau, mi-novembre 1917
[…] Je vois à présent une nouvelle issue, que je n’aurais pas jusqu’ici jugée possible dans une
telle complétude, que je n’aurais pas trouvée par mes propres forces (pour autant que la tuber-
culose ne fait pas partie de mes « propres forces »). Je vois seulement, je crois seulement la voir,
je ne l’emprunte pas encore. Elle consiste, elle consisterait, à avouer, pas seulement en privé, pas
seulement en aparté, mais ouvertement, par mon comportement, que je ne peux pas faire mes
preuves ici. Je ne peux rien faire d’autre dans ce but que reconstituer avec une pleine détermina-
tion les contours de la vie que j’ai menée jusqu’ici. L’étape suivante consisterait à maintenir ma
cohésion, à ne pas m’éparpiller dans l’absurde, à conserver le regard libre.

[…] S’il est une revue qui m’a paru séduisante pendant une assez longue période (de manière
ponctuelle, bien sûr, c’est le cas de chacune d’entre elles), c’était bien celle du Dr Gross, parce qu’au
moins ce soir-là elle me semblait issue du feu d’une certaine accointance personnelle1. Le signe d’une
quête commune sur la base d’un lien personnel : une revue ne peut peut-être pas être plus que cela. […]

Lettre à Felix Weltsch, Zürau, mi-novembre 1917


[…] Quel peuple effroyable, muet et bruyant ! À deux heures j’ai été réveillé par un frois-
sement près de mon lit, et ensuite ça n’a pas arrêté jusqu’au matin. Sur la caisse à charbon, en
bas de la caisse à charbon, traversée de la chambre en diagonale, on décrit des cercles, on ronge
le bois, on chuinte doucement quand on se repose et l’on a pourtant toujours ce sentiment de
calme, de travail à domicile d’un peuple prolétarien opprimé auquel la nuit appartient. […]

Carnet G, Zürau, 24 novembre 1917


[…] Il n’existe pas d’avoir, juste un être, juste un être qui exige le dernier souffle, l’étouffe-
ment.

Carnet G, Zürau, 7 décembre 1917


L’homme ne peut vivre sans une confiance durable en quelque chose d’indestructible en lui,
l’indestructible tout comme la confiance pouvant lui rester durablement dissimulés. L’une des
possibilités d’expression de cette dissimulation persistante est la foi en un dieu personnel. […]

Carnet G, Zürau, 19 décembre 1917


[…] Théoriquement, il existe une parfaite possibilité de bonheur : croire à l’indestructible
en soi et ne pas le rechercher.

Carnet H, Zürau, 25 février 1918


[…] Ce n’est pas la paresse, la mauvaise volonté, la maladresse – même s’il y a un peu de
tout cela, parce que « la vermine naît du néant » – qui me font tout rater, ou peut-être même
pas cela : la vie de famille, l’amitié, le mariage, la profession, la littérature, non, c’est au contraire

331
le manque de sol, d’air, d’exigence. Les créer, voilà ma mission, non pas par exemple pour
pouvoir rattraper ce que j’ai manqué, mais pour ne rien avoir manqué, car cette mission-là en
vaut une autre. C’est même la mission la plus originelle, ou du moins son reflet, de la même
manière que lorsqu’on escalade une cime où l’air est rare, on peut soudain entrer dans l’éclat
du soleil lointain. Cela n’a du reste rien d’une mission exceptionnelle, on se l’est certainement
souvent déjà fixée. L’a-t-on fait, cependant, dans une telle mesure, je l’ignore. Je n’étais pourvu
de rien ce qu’exige la vie, autant que je sache, si ce n’est la faiblesse humaine générale. Avec
celle-ci – et de ce point de vue c’est une force gigantesque –, j’ai puissamment absorbé l’élément
négatif de mon époque, qui m’est très proche, que je n’ai jamais le droit de combattre, mais que
j’ai dans une certaine mesure le droit de représenter. Je n’ai pas eu de part héréditaire dans le peu
de positif et dans le négatif extrême, lequel bascule vers le positif. Contrairement à Kierkegaard,
je n’ai du reste pas été guidé dans la vie par la main du christianisme, main dont la force déclinait
déjà, et, contrairement aux sionistes, je n’ai pas non plus attrapé le dernier pan du manteau de
prière juif qui s’envolait. Je suis fin ou début.
[…] Personne ne crée ici davantage que les conditions intellectuelles de son existence
propre ; que l’on ait l’impression de travailler pour son alimentation, son habillement, etc., est
accessoire, pour chaque bouchée visible on nous donne aussi une bouchée invisible, pour chaque
habit visible un habit invisible, etc. C’est la justification de toute personne humaine. Il semble
qu’il apporte à son existence un soubassement de justifications après coup, mais ce n’est qu’une
écriture en miroir psychologique, en réalité il édifie sa vie sur ses justifications. Cependant, tout
homme doit pouvoir justifier sa vie (ou sa mort, ce qui est la même chose), il ne peut pas éluder
cette mission.

Lettre à Max Brod, Zürau, fin mars 1918


[…] Merci pour ton truchement auprès de Wolff. Depuis que j’ai décidé de dédier le livre
à mon père2, je tiens beaucoup à ce qu’il paraisse rapidement. Non pas que je puisse ainsi me
concilier mon père, les racines de cette inimitié sont en l’occurrence impossibles à arracher, mais
j’aurai tout de même fait quelque chose, je ne serai certes pas allé m’installer en Palestine, mais
j’y serai au moins allé avec le doigt sur la carte de la région. Puisque Wolff se ferme totalement à
mon égard, ne répond pas, n’envoie rien, et que c’est tout de même probablement mon dernier
livre, j’ai tenu à envoyer les manuscrits à Reiss, qui m’a très aimablement proposé ses services.
J’ai encore écrit une lettre d’ultimatum à Wolff, qui n’a du reste pas répondu non plus jusqu’ici,
et pourtant j’ai reçu il y a une dizaine de jours un nouveau jeu d’épreuves, sur quoi j’ai tout de
même décommandé Reiss. Dois-je le donner quelque part ailleurs ? Entre-temps est aussi arrivée
une invitation de Paul Cassirer. D’où connaît-il d’ailleurs mon adresse à Zürau […]
La position religieuse de Kierkegaard ne veut pas m’apparaître avec la même clarté extraor-
dinaire, et pour moi aussi très séduisante, qu’à toi. La position de Kierkegaard – sans même qu’il
ait à prononcer le moindre mot – semble déjà te contredire. Car le rapport au divin échappe
dans un premier temps, pour Kierkegaard, à tout jugement extérieur, peut-être au point que
même Jésus ne pourrait pas juger quel point a atteint celui qui suit ses pas. Pour Kierkegaard,
cela semble être dans une certaine mesure une question du Jugement dernier, à laquelle on
pourra apporter une réponse – pour autant qu’une réponse sera encore nécessaire – après la fin
de ce monde. Cela explique pourquoi l’image extérieure actuelle du rapport religieux n’a aucune
signification. Cependant, si la relation religieuse veut certes se révéler, mais pas dans ce monde,
alors l’homme en quête doit prendre position contre lui pour sauver le divin en lui-même ou,
ce qui revient au même, le divin l’oppose au monde pour se sauver. C’est ainsi que le monde
doit être violenté par toi comme par Kierkegaard, ici plutôt par toi, ce sont des différences qui
apparaissent seulement du côté du monde violenté. […]

332
Lettre à Max Brod, Schelesen, 8 février 1919
[…] L’élément juif est une jeune fille, dont la maladie est bénigne, du moins je l’espère3. Un
personnage ordinaire et un personnage étonnant. Pas juive et pas non-juive, en particulier pas
non-juive, pas allemande ni non-allemande, entichée de cinéma, des opérettes et des comédies,
de poudre et de voilettes, maîtrisant une quantité inextinguible d’expressions jargonesques les
plus insolentes, au total très ignorante, plus gaie que triste – elle est à peu près comme cela. Si
l’on veut cerner précisément son appartenance à un peuple, on est forcé de dire qu’elle appar-
tient à la nation des employées de comptoirs. Et pourtant au fond de son cœur elle est gentille,
honnête, dévouée – de si grandes qualités dans une créature qui n’est certes pas sans beauté
physique, mais aussi insignifiante que, par exemple, le moustique qui vole vers la lumière de ma
lampe. En cela et sur d’autres points, analogue à ta Mlle Bloch, dont tu te souviens peut-être avec
aversion. Peut-être pourrais-tu me prêter pour elle La Troisième Phase du sionisme, ou autre chose
qui te paraîtra approprié ? Elle ne le comprendra pas, cela ne l’intéressera pas, je ne vais pas l’y
forcer – mais tout de même. […] Franz

Lettre à Milena Jesenská, Merano, 30 avril 1920


[…] Vous m’interrogez sur mes fiançailles. J’ai été fiancé deux fois (ou trois si l’on veut,
car à deux reprises avec la même jeune fille), c’est-à-dire que je suis allé trois fois à quelques
jours seulement du mariage. La première est complètement révolue (il y a déjà de ce côté-là un
nouveau mariage et aussi, ai-je entendu dire, un petit garçon), la deuxième vit encore mais sans
aucune perspective de mariage, c’est-à-dire qu’en réalité elle ne vit pas, ou plutôt mène-t-elle une
vie autonome aux dépens des gens. Au total, j’ai trouvé ici et ailleurs que les hommes souffrent
peut-être plus ou, si l’on veut voir les choses ainsi, ont sur ce point moins de résistance, mais que
les femmes souffrent toujours sans culpabilité et ce non pas dans la mesure où elles « n’y peuvent
rien », mais au sens le plus strict, lequel débouche cependant peut-être à nouveau dans le « ne
rien y pouvoir ». Du reste, réfléchir là-dessus est inutile. C’est comme si l’on voulait s’efforcer
de briser un unique chaudron dans l’enfer, d’abord on n’y arrive pas et deuxièmement, quand
on y arrive, non seulement on brûle dans la masse incandescente qui s’en échappe, mais l’enfer
demeure, dans toute sa majesté. Il faut s’y prendre autrement. […]

Lettre à Max Brod, Merano, mai 1920


[…] Quant à ma santé, je me porterais bien si je pouvais dormir, j’ai certes pris du poids,
mais l’insomnie me contrecarre désormais parfois de manière insupportable, en particulier ces
derniers temps. Elle a sans doute différents motifs, l’un d’eux est peut-être ma correspondance
avec Vienne4. Elle est un feu vivant comme je n’en ai encore jamais vu, mais un feu qui, malgré
tout, ne brûle que pour lui. Avec cela extrêmement tendre, courageuse, intelligente, et elle jette
tout dans le sacrifice, ou bien, si l’on veut, elle a tout acquis par le sacrifice. Quel homme est-il,
du reste, celui qui a pu susciter cela. […] Ton F.

Lettre à Milena Jesenská, Merano, 29 mai 1920


[…] Comment se fait-il que vous n’en ayez pas encore assez de ces gens grotesques que vous
décrivez (que vous décrivez avec amour et par conséquent de manière enchanteresse), puis de celui
qui vous le demande et de beaucoup d’autres. […] Qui peut dire qu’il connaît les pensées secrètes

333
de la juge, mais j’ai l’impression que vous pardonnez les choses ridicules en tant que telles, que
vous les comprenez, les aimez et les ennoblissez par votre amour. Alors que ces choses grotesques ne
sont tout de même rien d’autre que la course en zigzag des chiens au moment où leur maître, lui,
coupe tout droit, non pas exactement au milieu, mais dans l’axe du chemin. Mais il y aura tout de
même bien un sens dans votre amour, je le crois fermement (seulement je ne peux pas m’interroger
demander et trouver cela singulier) et pour en confirmer une possibilité, me revient une expression
d’un fonctionnaire de mon institut. Voici quelques années j’étais à bord d’une périssoire (maňas5)
sur la Moldau, je ramais vers l’amont pour me laisser ensuite descendre avec le courant, tout étiré
dans la barque, en passant sous les ponts. En raison de ma maigreur, l’impression que l’on avait
depuis ceux-ci était peut-être très amusante. Ce fonctionnaire qui me vit justement une fois ainsi
depuis le pont la résuma ainsi, après avoir suffisamment souligné ce que la scène avait de comique :
on avait, expliqua-t-il, l’impression d’être au Jugement dernier. C’était comme l’instant où les
couvercles des cercueils étaient déjà levés, mais les morts encore immobiles. […]
Qu’en dites-vous ? Puis-je encore recevoir une lettre d’ici dimanche ? Ce serait bien possible.
Mais c’est absurde, ce goût pour les lettres. Une seule ne suffit-elle pas, savoir les choses une fois
n’est-il pas suffisant ? Cela suffit certainement, et malgré tout on se penche loin en arrière et l’on
boit les lettres et l’on ne sait qu’une seule chose, c’est qu’on ne veut pas arrêter de boire. Expli-
quez cela, Milena, l’enseignante !

Lettre à Milena Jesenská, Merano, 9 juin 1920


[…] Tu as trente-huit ans et tu es plus fatigué que ne le justifie ton âge. Ou plus exacte-
ment : tu n’es pas du tout fatigué, mais inquiet, tu as peur de faire ne serait-ce qu’un pas sur cette
terre qui grouille de chausse-trapes, c’est la raison pour laquelle tu as en réalité toujours les deux
pieds en l’air en même temps, tu n’es pas fatigué mais tu as juste peur de la monstrueuse lassitude
qui suivra cette inquiétude monstrueuse et (tu es juif, tout de même, et tu sais ce qu’est l’an-
goisse) que l’on peut par exemple se figurer comme une manière de regarder fixement de manière
imbécile, dans le meilleur des cas dans le jardin de la maison de fous, derrière la Karlsplatz.
Bien, telle serait donc ta situation. Tu as livré quelques batailles, rendant à l’occasion ami et
ennemi malheureux (et tu n’avais pourtant que des amis, des gens bons et affectueux, pas d’en-
nemi), ce faisant tu es déjà devenu un invalide, l’un de ceux qui se mettent à trembler lorsqu’ils
voient un pistolet d’enfant, et maintenant, maintenant tu as tout d’un coup l’impression d’être
enrôlé pour le grand combat de la rédemption du monde. Ce serait très singulier, non ?
Songe aussi que la meilleure époque de ta vie, dont tu n’as en réalité encore vraiment parlé
à personne, a été, voici environ deux ans, ces huit mois passés dans un village où tu croyais en
avoir fini avec tout, où tu te limitais strictement à ce qui ne soulevait pas de doutes en toi, où
tu étais libre, sans lettres, sans la liaison postale établie depuis cinq ans avec Berlin, à l’abri de ta
maladie, et où tu n’avais pas grand-chose à changer en toi, où tu devais seulement graver plus
profondément les anciens contours étroits de ta nature (quant au visage, sous les cheveux gris, tu
as à peine changé depuis ta sixième année).
Que ce n’était pas la fin, hélas, tu en as fait l’expérience au cours des dix-huit derniers mois,
tu pouvais difficilement tomber plus bas dans cette direction (je fais abstraction de l’automne
dernier, où j’ai honnêtement combattu pour mon mariage), tu ne pouvais entraîner plus profon-
dément avec toi une autre personne, une bonne et brave jeune fille qui s’éteignait dans l’abnéga-
tion, c’était sans issue à tout point de vue, y compris vers la profondeur.
Bien, et maintenant Milena t’appelle d’une voix qui te pénètre avec la même force la raison
et le cœur. Bien sûr, Milena ne te connaît pas, quelques nouvelles et quelques lettres l’ont aveu-
glée ; elle est comme la mer, forte comme la mer avec ses masses aqueuses et se jetant pourtant,
sur un quiproquo, avec toute sa force, si la lune morte et surtout lointaine le veut. Elle ne

334
te connaît pas et si elle veut que tu viennes, c’est peut-être qu’elle a une intuition de la vérité.
Que ta présence réelle ne l’aveuglera plus, de cela, tu peux être sûr. Si finalement tu ne veux pas
venir, âme tendre, est-ce parce que c’est justement ce que tu redoutes ?

Lettre à Milena Jesenská, Merano, 25 juin 1920


[…] J’ai à peine connu Otto Gross  ; mais j’ai remarqué qu’il y avait chez lui quelque
chose d’essentiel qui tendait au moins la main hors du « ridicule ». […]. J’arrivais tout juste, à
l’époque, de Budapest, où j’avais accompagné mon épouse6 et me rendis ensuite, complètement
usé, à Prague, au-devant de l’hémorragie. Gross, sa femme et son beau-frère prenaient le même
train de nuit. Kuh chantait comme d’habitude, à la fois embarrassé et sans gêne, et fit du bruit
pendant la moitié de la nuit, sa femme était adossée à la paroi dans un coin crasseux – nous
n’avions trouvé de place que dans le couloir – et dormait (protégée à l’extrême par Gross, mais
sans succès visible). Mais Gross m’a raconté des choses pendant près de la moitié de la nuit (à
quelques petites interruptions près, pendant lesquelles il se faisait probablement des injections),
du moins en ai-je eu l’impression, car à vrai dire je n’en comprenais pas le moindre mot. Il m’a
commenté sa théorie à l’aune d’un passage de la Bible que je ne connaissais pas, mais par lâcheté
et lassitude je ne le lui ai pas dit. Il n’arrêtait pas de décomposer ce passage, apportait sans cesse
de nouveau matériau et n’arrêtait pas d’exiger mon approbation. Je hochai mécaniquement la
tête tandis qu’il disparaissait presque sous mes yeux. Je crois par ailleurs que même avec l’esprit
éveillé je n’aurais pas compris, ma pensée est froide et lente. La nuit s’écoula ainsi. Mais il y
eut aussi d’autres interruptions. Parfois, il se tenait debout pendant quelques minutes, appuyé
à quelque chose, les bras levés, la marche du train le secouait de part en part et il dormait. À
Prague, je ne le vis plus que fugitivement. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 4 au 5  juillet 1920, «  dimanche,


11 h ½ »
Demain je t’envoie à l’appartement la lettre destinée à mon père7, conserve-la bien je te
prie, je pourrais peut-être tout de même vouloir la lui donner un jour. Ne la fais lire à personne
si possible. Et comprends, en la lisant, tous les artifices d’avocat, c’est une lettre d’avocat. Et
n’oublie jamais ce faisant ton grand malgré tout.

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 31 juillet 1920, « Samedi »


[…] Certes, le fait de loger chez ses parents est très mauvais, mais pas seulement le fait d’y
loger : d’y vivre, de s’enfoncer dans ce cercle de la bonté, de l’amour, c’est vrai, tu ne connais pas la
lettre à mon père, les mouches qui s’agitent sur la baguette de glu, du reste cela a sûrement aussi du
bon, un tel se bat près de Marathon, tel autre dans la salle à manger, le dieu de la guerre et la déesse
de la victoire sont partout. Mais ce départ mécanique pour aller s’installer ailleurs, quel but aurait-il,
surtout si je mangeais à la maison, or c’est pour l’instant ce qu’il y a de mieux pour moi. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 31 juillet 1920


[…] Je relis cela et n’ai pourtant pas du tout voulu dire ça, et je ne suis pas « fort » puisque
je n’ai pas été capable de le dire correctement [autre chose : là-bas, j’ai peut-être plus de mal

335
à mentir que tel autre qui, de son point de vue (la plupart des fonctionnaires sont ainsi) n’arrête
pas de subir des injustices, qui travaille au-delà de ses forces – si j’avais pourtant cette opinion,
ce serait presque déjà un train express à destination de Vienne –, qui considère le bureau comme
une machine conduite de manière idiote – lui ferait ça beaucoup mieux – une machine au sein
de laquelle, en raison même de la bêtise de la direction, il est employé à un endroit inadéquat :
alors que ses capacités en font un rouage de qualité supérieure, on le contraint ici à travailler
comme une petite roue subalterne, etc. ; mais pour moi – et cela a été comme ça à l’école, au
lycée, à l’université, dans la famille, tout – le bureau est un être vivant qui me considère, moi,
où que je me trouve, avec ses yeux pleins d’innocence, un être avec lequel j’ai été mis en relation
d’une manière qui m’est inconnue et qui m’est malgré tout plus étranger que les gens que j’en-
tends passer en ce moment en voiture sur le Ring. Bref, cela m’est étranger jusqu’à l’absurdité,
mais c’est précisément ce qui réclame des égards, je dissimule à peine mon étrangeté, mais quand
pareille innocence reconnaît-elle ce genre de choses – et je ne peux donc pas mentir – non, je ne
suis pas fort et je ne sais pas non plus écrire et je ne sais rien faire du tout. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 10 août 1920


[…] Sais-tu d’ailleurs que tu m’as été offerte pour ma confirmation  ? – Il y a aussi une
sorte de confirmation juive. Je suis né en 83, j’avais donc 13 ans quand tu as vu le jour. Le 13e
anniversaire est une fête particulière, j’ai dû réciter une prière au temple, un texte que j’avais
laborieusement appris par cœur, en haut, près de l’autel, puis tenir chez moi un petit discours
(lui aussi de mémoire). J’ai aussi reçu beaucoup de cadeaux. Mais j’imagine que je n’étais pas
tout à fait satisfait, il me manquait encore un cadeau quelconque, je l’ai réclamé au ciel ; jusqu’au
10 août, le ciel a hésité. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 2 octobre 1920


Pourquoi Milena parles-tu dans ta lettre de l’avenir commun qui n’existera jamais, ou bien
est-ce pour cela que tu en parles ? Lorsque nous en avons fugitivement parlé, un soir, à Vienne,
j’ai déjà eu le sentiment que nous cherchions quelqu’un que nous connaissions précisément, que
nous regrettions beaucoup et que nous appelions, pour cette raison, en lui donnant les noms les
plus locaux, mais sans obtenir aucune réponse ; comment pouvait-il donc répondre, puisqu’il
n’était pas là, même en le cherchant dans un vaste périmètre.
Il n’y a pas grand-chose de sûr, mais l’une de ces certitudes est que nous ne vivrons jamais
ensemble, dans un appartement commun, corps contre corps, à une table commune, jamais, pas
même dans la même ville. J’aurais presque dit que cela me semblait aussi certain que la certitude
que demain matin je ne me lèverai pas (je dois me hisser par mes propres moyens ! Je me regarde
ensuite d’en haut comme sous une lourde croix, écrasé à plat ventre, je dois travailler dur avant
que je ne puisse au moins courber l’échine et que le cadavre au-dessus de moi se lève un peu) et
que je n’irai pas au bureau. Et c’est exact, je ne vais certainement pas me lever, et pourtant se lever
ne dépasse que d’un tout petit peu la force humaine, j’y arrive encore, je m’élève encore tout juste
au-dessus de la force humaine. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 7 novembre 1920


[…] Tous les après-midi désormais je suis dans les rues et je baigne dans la haine des juifs.
«  Prašivá plemeno  » [«  Race galeuse  »], voilà les mots que je viens d’entendre pour désigner

336
les juifs. N’est-il pas tout naturel que l’on quitte l’endroit où l’on est ainsi haï (aucun besoin pour
cela de sionisme ou de sentiment ethnique) ? L’héroïsme qui consiste à rester tout de même est
celui des cafards que l’on n’arrive pas non plus à éradiquer de la salle de bains.
Je viens de regarder par la fenêtre : la police montée, la gendarmerie prête à lancer l’assaut
à la baïonnette, une foule qui se disperse en courant et en criant, et ici, en haut, à la fenêtre, la
honte répugnante qu’il y a à vivre constamment sous protection. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 16 novembre 1920


[…] Nous connaissons tout de même tous les deux bon nombre d’exemplaires caractéris-
tiques de juifs de l’Ouest, je suis, pour autant que je sache, le plus juif de l’Ouest d’entre eux,
cela signifie, pour s’exprimer avec exagération, que l’on ne m’offre pas une seconde de calme,
rien ne m’est offert, tout doit être acquis, pas seulement le présent et le futur, mais aussi et en
plus le passé, quelque chose que toute personne reçoit tout de même au départ, cela aussi doit
être acquis, c’est peut-être le travail le plus difficile, si la terre tourne vers la droite – je ne sais pas
si elle le fait – je devrais tourner quant à moi vers la gauche pour rattraper le passé. Mais voilà, je
n’ai pas la moindre force pour satisfaire à toutes ces obligations, je ne peux pas porter le monde
sur mes épaules, sur lesquelles je supporte à peine mon manteau d’hiver. Ce manque de force
n’est du reste pas quelque chose que l’on doive absolument regretter ; quelles forces suffiraient à
accomplir pareilles missions ! Toute tentative de vouloir s’en sortir ici par ses propres forces est
folie, et la folie est son prix. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, 21 novembre 1920 [ou 20 sept.1920]


[…] Je voulais déchirer cette lettre, ne pas l’envoyer, ne pas répondre au télégramme, les
télégrammes sont tellement ambigus, mais maintenant la carte et la lettre sont là, cette carte,
cette lettre. Mais aussi face à elles, Milena, même s’il faudrait mordre la langue qui veut parler
– comment puis-je croire que tu as besoin de ces lettres, à présent, alors que tu n’as besoin de
rien d’autre que de calme, comme tu l’as souvent dit de manière à moitié inconsciente. Et ces
lettres pourtant ne sont qu’une torture, elles sont le fruit d’une torture incurable, elles ne produi-
sent que de la torture incurable, à quoi bon – et cela s’aggrave même encore – cet hiver ? Être
silencieux, voilà l’unique moyen de vivre, ici et là-bas. Avec tristesse, bon, et après ? Cela rend
le sommeil plus puéril et plus profond. Mais la torture, le fait de mener une charrue à travers le
sommeil et la journée, ce n’est pas supportable.

Texte difficile à dater, peut-être : Matliary, début 1921


L’écriture se refuse à moi. De là, projet d’enquêtes autobiographiques. Non pas biogra-
phie, mais enquête et découverte d’éléments aussi petits que possible. Je veux ensuite me
construire là-dessus comme quelqu’un qui, sa maison n’étant pas sûre, veut en construire une
sûre à côté, si possible avec le matériau de l’ancienne. Ce qui est grave, cependant, c’est quand
sa force disparaît au milieu de la construction et qu’au lieu d’une maison qui n’est certes pas
sûre mais est pourtant complète, il en a une à moitié détruite et l’autre à moitié terminée,
c’est-à-dire rien. Ce qui suit est de la folie, par exemple une danse de cosaques entre les deux
maisons, le cosaque grattant et évacuant la terre avec le talon de ses bottes jusqu’à ce que sa
tombe se forme en dessous de lui.

337
Lettre à Max Brod, Matliary, fin avril 1921
[…] Tu poses la question de ma santé. Les températures sont favorables, la fièvre est extrême-
ment rare, même les 36,9 ne sont pas quotidiens, loin de là, et tout cela mesuré dans la bouche,
où elle a deux à trois dixième de degrés de plus qu’au creux de l’aisselle ; s’il n’y avait pas trop de
variations, on pourrait presque la qualifier de normale, cependant je suis le plus souvent au lit.
Toux, expectoration, étouffement sont devenus plus faibles, mais plus faibles précisément depuis
que le temps s’est amélioré, c’est-à-dire plutôt une amélioration du temps qu’une amélioration
des poumons. J’ai pris à peu près 6 kg ½. Ce qui est agaçant, c’est que je ne suis pas parfaitement
en forme deux jours de suite, sans même parler du poumon et de l’hypocondrie. […] Franz

Lettre à Max Brod, Matliary, début mai 1921


Cher Max, toujours pas compréhensible ? C’est étrange, mais cela vaut mieux, car c’était
inexact, inexact dans le cas particulier, inexact si on ne l’étend pas à toute la vie. (Étend ? C’est-
à-dire estompe ? Je ne sais pas.) Tu vas parler avec M.8, je n’aurai plus jamais ce bonheur. Si tu lui
parles de moi, parle-lui comme à un mort, je veux dire : pour ce qui concerne mon « en dehors »,
mon « exterritorialité ». […] Franz

Lettre à Max Brod, Matliary, juin 1921


[…] Il y a un certain temps j’ai lu Literatur de Kraus, tu connais sans doute ce texte ?
D’après l’impression que j’en ai eue à l’époque, qui s’est bien entendu déjà beaucoup atté-
nuée depuis, cela me semblait extraordinairement juste, touchant droit au cœur. Il règne
véritablement dans ce petit monde de la littérature juive allemande, ou plutôt ce qui règne
est le principe qu’il incarne et auquel il s’est soumis d’une manière tellement admirable qu’il
va jusqu’à se confondre avec le principe et en pousse d’autres à participer à cette confusion. Je
crois que je fais assez bien la part de ce qui, dans le livre, relève du simple trait d’esprit – mais
du trait d’esprit somptueux –, de ce qui est pitoyable indigence et pour finir de ce qui est la
vérité, au moins autant de vérité que l’est ma main qui écrit, mais aussi dénué d’ambiguïté
et d’une corporalité angoissante. L’humour, c’est pour l’essentiel le Mauscheln9, personne ne
sait mauscheln comme Kraus, et malgré tout dans ce monde juif allemand presque personne
ne sait faire autre chose que mauscheln, le mauscheln entendu au sens le plus large, le seul
dans lequel on puisse le prendre, c’est-à-dire comme l’arrogance bruyante ou silencieuse ou
encore autotorturante d’une propriété que l’on n’a pas acquise, mais que l’on a volée d’un
geste (relativement) furtif et qui reste la propriété d’autrui même si l’on ne pouvait pas
démontrer l’existence ne fût-ce que d’une seule erreur de langage, car sur ce plan tout peut
être démontré par le plus petit appel de la conscience en une heure de remords. Je ne dis rien
là contre le Mauscheln, le Mauscheln en soi est même beau, c’est une liaison organique entre
l’allemand de papier et la langue des signes (comme c’est sculptural  : Vers quelle hauteur
a-t-il du talent ? Ou celle-ci, en sortant le bras et en pointant le menton : Croyez-moi ! ou
bien celle-ci, en frottant les genoux l’un contre l’autre : « Il écrit. Sur qui ? ») et un résultat
de tendre sentiment du langage qui a compris qu’en allemand, seuls vivent réellement les
dialectes et, eux mis à part, incarnations du bon allemand, tandis que le reste, la classe
moyenne linguistique, n’est qu’une cendre qui peut être menée à une vie apparente par le
fait, et uniquement par le fait, que des mains juives sur-vivantes y farfouillent. C’est un fait,
amusant ou effroyable, comme on veut : mais pourquoi les juifs sont-ils si irrésistiblement
attirés dans cette direction ? La littérature allemande a aussi vécu avant la libération des juifs

338
et l’a fait de manière magnifique, notamment pour ce que j’en vois, elle n’a jamais été, par
exemple, moins diverse en moyenne qu’aujourd’hui, elle a peut-être même perdu aujourd’hui
de sa diversité. Et que les deux soient liés au judaïsme en tant que tel, ou plus précisément au
rapport des jeunes juifs avec leur judaïsme, à l’effroyable situation intérieure de ces généra-
tions, Kraus l’a tout de même tout particulièrement reconnu, ou plus exactement c’est à son
aune qu’il est devenu visible. Il est quelque chose comme ce grand-père que l’on voit dans
l’opérette, dont il se distingue seulement par le fait qu’au lieu de dire seulement « Oï », il fait
aussi des poèmes ennuyeux. (Et le fait d’ailleurs, dans une certaine mesure, à bon droit, avec
le même bon droit qui permettait à Schopenhauer de vivre joyeusement dans la chute aux
enfers perpétuelle qu’il avait discernée.) […]

Journal, Prague, 15 octobre 1921


15 X 21 Donné tous les Journaux à M., il y a à peu près une semaine. Un peu plus libre ?
Non. Suis-je encore capable de tenir une sorte de Journal ? En tout cas il sera différent, ou plutôt
il va se terrer, il n’existera pas du tout, sur Hardt10, par exemple, qui, tout de même, m’a relati-
vement beaucoup occupé, j’aurais le plus grand mal à noter quelque chose. On dirait que j’ai
déjà tout écrit depuis très longtemps à son propos ou bien, ce qui revient au même, c’est comme
si je n’étais plus en vie. Sur M., je pourrais sans doute écrire, mais pas non plus de mon propre
chef, et puis ce serait trop dirigé contre moi, je n’ai plus besoin de prendre conscience en détail
de ce genre de choses comme je l’ai fait un jour, de ce point de vue je ne suis pas aussi oublieux
qu’autrefois, je suis une mémoire devenue vivante, de là aussi l’insomnie. […]

Journal, Prague, 17 octobre 1921


[…] La destruction systématique que j’ai pratiquée sur moi-même au fil des ans est éton-
nante, elle a été comme une lente rupture de digue, une opération menée en toute connaissance
de cause. L’esprit qui a accompli cela doit à présent célébrer son triomphe ; pourquoi ne me
laisse-t-il pas y participer ? Mais il n’a peut-être pas encore terminé son travail et ne peut donc
pas penser à autre chose.

Billet à Max Brod, probablement automne-hiver 1921


Très cher Max, ma toute dernière demande : brûler intégralement et sans le lire tout ce
qui, dans mes papiers (c’est-à-dire dans mes caisses de livres, mon armoire à linge, dans mon
bureau chez moi et au travail, ou bien partout où devrait se trouver quoi que ce soit d’autre que
tu remarquerais), comporte des traces de Journaux, de manuscrits, de lettres, que ce soit celles
de tiers ou les miennes, de dessins, etc., ainsi que tous les documents écrits ou dessinés que vous
détenez toi-même ou des tiers, auxquels tu devras les demander en mon nom. Les lettres que les
gens ne veulent pas te remettre, qu’ils s’engagent au moins à les brûler eux-mêmes. Ton Franz
Kafka

Journal, Prague, 16 janvier 1922


16 I (1922) Au cours de cette dernière semaine j’ai vécu une sorte d’effondrement, aussi
absolu que, par exemple, celui de la nuit d’il y a deux ans, je n’ai pas vécu d’autre cas analogue.

339
Tout semblait s’être achevé et aujourd’hui encore il ne me semble pas que cela ait beaucoup
changé. On peut le concevoir de deux manières différentes, et l’on peut sans doute aussi le
considérer en même temps sous ces deux angles. Premièrement : effondrement, impossibilité
de dormir, impossibilité de rester éveillé, impossibilité de supporter la vie, ou plus exacte-
ment son cours. Les horloges ne concordent pas, l’intérieure bat d’une manière démoniaque,
ou diabolique, ou en tout cas inhumaine, l’extérieure suit d’une marche saccadée son cours
habituel. Que peut-il arriver d’autre que la séparation de ces deux mondes différents, et ils
se séparent ou se déchirent au moins l’un l’autre d’une manière épouvantable. La sauvagerie
de la marche intérieure peut avoir différents motifs, le plus visible est l’observation de soi,
qu’aucune représentation ne ramène au calme, chacune pour être ensuite traquée à son tour,
comme représentation, jusqu’à ce qu’elle soit remontée par une nouvelle observation de soi.
Deuxièmement : la direction de cette traque la mène vers la sortie de l’humanité. La solitude
qui m’a en grande partie été imposée depuis toujours et que j’aie en partie recherchée – mais
de quoi s’agissait-il d’autre que d’une contrainte – est à présent totalement dépourvue d’ambi-
guïté et va à l’extrême. Où mène-t-elle ? Elle peut, c’est ce qui semble le plus logique, mener à
la folie, on ne peut rien dire de plus là-dessus, la traque me traverse et me déchire. Ou bien je
peux – je peux ? – me maintenir ne serait-ce que pour la partie la plus minuscule et me laisse
porter par la traque. Où vais-je ensuite ? « Traque », ce n’est qu’une image, je peux aussi dire
« assaut contre la dernière frontière terrestre », et qui plus est assaut d’en bas, depuis les gens, et
comme cela aussi n’est qu’une image je peux aussi la remplacer par l’image du flot qui, depuis
le haut, s’abat vers moi.
Toute cette littérature est un assaut contre la frontière, et si le sionisme ne s’était pas inter-
posé elle aurait facilement pu se développer pour devenir une nouvelle doctrine secrète, une
kabbale. Il en existe des germes. Cela dit, cela exige un génie, aussi incompréhensible soit-il, qui
plonge de nouveau ses racines dans les siècles anciens ou recrée les siècles anciens et ne s’épuise
pas dans cette plongée mais commence tout juste à consommer ses forces.

Journal, Prague, 21 janvier 1922


[…] Sans ancêtres, sans couple, sans descendant, avec un plaisir sauvage d’avoir des ancêtres,
un couple et une descendance. Tous me tendent la main : ancêtres, couple et descendants, mais
ils sont trop éloignés pour moi.
Il existe à toute chose un succédané artificiel et pitoyable : aux ancêtres, au couple et aux
descendants. On crée ce substitut dans les convulsions et, lorsqu’on n’a pas succombé à celles-ci,
on meurt du caractère sinistre du succédané.

Journal, Prague, 23 janvier 1922


On avait l’impression que l’on m’avait donné, comme à chacun de nous, le centre du cercle,
qu’ensuite je devais, comme toute autre personne, parcourir le rayon décisif puis tracer le beau
cercle. Au lieu de cela j’ai toujours pris mon élan vers le rayon, mais j’ai toujours dû l’inter-
rompre tout de suite (exemples : piano, violon, langues, germanistique, antisionisme, sionisme,
hébreu, jardinage, menuiserie, littérature, tentatives de mariage, logement personnel). Le centre
du cercle imaginaire émet des débuts de rayon, ce lieu n’est pas destiné à accueillir une nouvelle
tentative, aucun lieu ne porte le nom d’âge et de faiblesse nerveuse, et aucune tentative ne
signifie plus la fin. S’il m’est arrivé de prolonger le rayon un petit peu plus loin, par exemple dans
l’étude du droit ou dans les fiançailles, l’ajout de ce segment dégradait les choses plus qu’elle ne
les améliorait.

340
Journal, Spindelmühle, 27 janvier 1922
[…] Curieuse, mystérieuse, peut-être dangereuse, peut-être salvatrice consolation de l’écri-
ture : le bond qui permet de sortir de cette série meurtrière, acte – observation, acte – observa-
tion, en créant un type d’observation supérieur, plus haut, pas plus acéré, et plus il est haut, plus
il est hors d’atteinte de la « série », plus il devient indépendant, plus il suit ses propres lois du
mouvement, plus il devient imprévisible, joyeux, plus son chemin est ascendant. […]

Journal, Spindelmühle, 1er février 1922


[…] Vue avec un regard primitif, la seule vérité réelle, irréfutable, que rien d’extérieur ne
trouble (martyre, sacrifice pour une personne) est la douleur physique. Étrange, que le dieu de
la douleur n’ait pas été le dieu principal des premières religions (mais peut-être seulement celui
des plus tardives). À chaque malade son dieu domestique, au malade du poumon le dieu de
l’asphyxie. Comment peut-on supporter son approche quand on n’y a aucune part avant même
la terrible union. […]

Lettre à Milena Jesenská, Prague, fin mars 1922


[…] Tout le malheur de ma vie – et en écrivant cela je ne veux pas me plaindre mais faire
une constatation ayant une portée édifiante et générale – vient, si l’on veut, des lettres ou de la
possibilité d’écrire des lettres. Les gens ne m’ont pratiquement jamais trompé, mais les lettres
toujours, et qui plus est, là aussi, non pas celles d’autrui, mais les miennes. C’est un malheur
particulier dont je ne veux pas parler plus longuement, mais c’est aussi un malheur général. La
facilité d’écrire des lettres a certainement – d’un point de vue purement théorique – provoqué un
effroyable ébranlement des âmes dans le monde. Car il s’agit d’une relation avec des fantômes, et
qui plus est non seulement avec le fantôme du destinataire, mais aussi avec mon propre fantôme,
qui se développe sous votre main quand vous écrivez une lettre, ou même une succession de
lettres où chaque lettre corrobore la précédente et peut ainsi s’en réclamer comme témoin.
Comment est-on seulement parvenu à l’idée que des gens peuvent avoir des relations par lettres
interposées ! On peut penser à un être lointain, on peut poser la main sur un être proche, tout le
reste dépasse les forces humaines. Or écrire des lettres, c’est se dénuder devant des fantômes, ce
qu’ils attendent avec avidité. Les baisers écrits n’arrivent pas à l’adresse indiquée, les fantômes les
boivent en chemin et n’en laissent rien. Cette nourriture abondante leur permet cette multipli-
cation inouïe. L’humanité le sent et le combat ; pour éliminer autant que possible ce qu’il y a de
fantomatique entre les gens et pour atteindre la relation naturelle, la paix des âmes, elle a inventé
le train, la voiture, l’aéroplane, mais ça ne sert plus à rien, ce sont manifestement des inventions
que l’on fait déjà dans la chute, la partie adverse est tellement plus tranquille et plus forte, après
la poste l’adversaire a inventé le télégraphe, le téléphone, la télégraphie sans fil. Les esprits ne
mourront pas de faim, mais nous, nous périrons. […]

Lettre à Oskar Baum, Prague, fin juin 1922


Cher Oskar, je m’inscris donc pour partir aux alentours du 20 juillet, si tu m’écris. J’ai le
passeport, la nouvelle réforme de la délivrance des passeports est admirable, les outrances dont
est capable la bureaucratie échappent à l’interprétation qui tâtonne, et ce sont des outrances
nécessaires, inévitables, qui puisent à l’origine de la nature humaine, dont, si l’on se réfère

341
à mon propre cas, la bureaucratie est plus proche que n’importe quelle institution sociale, pour
le reste décrire les détails est trop ennuyeux, je veux dire pour toi qui n’as pas été deux heures
durant coincé dans la foule dans l’escalier d’un immeuble de bureaux, heureux d’avoir une
nouvelle vision toute cette agitation et au moment de reprendre ton passeport, toi qui n’as pas
tremblé en répondant à une question anodine, saisi par un respect profond et réel (aussi par la
peur ordinaire, mais tout de même dans ce profond respect).
Ne m’oublie donc pas à Georgental, mais ne faites pas non plus d’efforts excessifs pour cher-
cher un logement. Si l’on ne trouve rien, ce sera triste pour moi, mais ce ne sera pas un malheur,
à un fonctionnaire à la retraite le monde ouvre les bras pour autant que ledit monde ne réclame
pas plus de mille couronnes par mois.

Lettre à Max Brod, Planà, 5 juillet 1922


Quand, aujourd’hui, au cours de ma nuit blanche, je n’ai cessé de faire circuler tout
cela entre mes tempes douloureuses, j’ai repris conscience de ce que j’avais presque oublié au
cours de cette dernière période assez tranquille : sur quel sol friable, voire purement inexis-
tant, je vis, au-dessus d’une obscurité d’où la sombre force ressurgit à son gré et détruit ma
vie sans se soucier de mon bredouillement. L’écriture me maintient, mais n’est-il pas plus
exact de dire qu’elle maintient ce genre de vie ? Bien entendu, je n’entends pas par cela que
ma vie est meilleure quand je n’écris pas. Au contraire, elle est alors bien pire et totalement
insupportable, et ne peut que s’achever par la folie. Mais ce, bien entendu, à la seule condi-
tion que je sois écrivain, ce qui est effectivement le cas, même quand je n’écris pas, et un
écrivain non écrivant est un monstre propre à susciter la folie. Mais qu’en est-il de l’être-écri-
vain proprement dit ? L’écriture est une récompense suave et merveilleuse, mais pour quoi ?
Au cours de la nuit, j’ai pris conscience, avec la clarté de la leçon de choses de notre enfance,
qu’elle est la récompense offerte pour avoir servi le diable. Cette descente vers les sombres
puissances, ce déchaînement de la nature à partir des esprits liés, ce déchaînement douteux,
les embrassades, et tout ce qui peut encore se dérouler en dessous dont on ne sait plus rien
en haut, quand on écrit des histoires à la lumière du soleil. C’est peut-être aussi une autre
écriture, et je ne connais que celle-ci ; la nuit, quand l’angoisse ne me fait pas dormir, je ne
connais que celle-ci. Et ce qu’il y a de diabolique là-dedans me paraît limpide. C’est la vanité
et le besoin de jouissance qui tournent constamment autour de votre silhouette, ou aussi
d’une silhouette étrangère – dans ces cas-là le mouvement se multiplie, il devient un système
solaire de la vanité – et qui en jouit.
[…] Mais pourquoi, au juste, le mot de la fin, en de telles nuits, est-il toujours : je pourrais
vivre et je ne vis pas. Le deuxième motif principal – il n’y en a peut-être qu’un, pour l’heure les
deux ne veulent pas vraiment se dissocier dans mon esprit – est la réflexion suivante : « Ce que
j’ai joué va réellement se produire. Je ne me suis pas affranchi par l’écriture. J’ai passé toute ma
vie à mourir, et maintenant je vais mourir pour de bon. Ma vie a été plus douce que celle des
autres, mais ma mort sera d’autant plus terrible. L’écrivain en moi va naturellement mourir tout
de suite, car un personnage de ce type ne repose sur rien, il n’a pas d’existence, il n’est même
pas poussière ; il n’a de menue possibilité que dans la vie terrestre la plus folle, il n’est qu’une
construction de la recherche de jouissance. Cela, c’est l’écrivain. Mais moi-même je ne peux pas
continuer à vivre puisque je n’ai pas vécu, je suis resté de l’argile, je n’ai pas transformé l’étincelle
en feu, je ne m’en suis servi que pour illuminer mon cadavre. » […]

342
Lettre à Max Brod, Planà, 12 juillet 1922
[…] Et l’écriture ? (Qui, du reste, se poursuit ici à un niveau inférieur à la moyenne, pas
plus, et que le bruit met constamment en péril.) Il est possible que mon explication ne vaille rien
dans ton cas, qu’elle tienne seulement au fait que je veux avoir ton écriture au plus près possible
de la mienne. Et il y a cette différence qui fait que moi, si je devais avoir un jour été heureux du
fait d’autre chose que de l’écriture et de ce qui allait avec elle (je ne sais pas exactement si je l’ai
été), alors j’étais justement totalement incapable d’écrire, et dès lors tout, à peine lancé, basculait
déjà, car le désir d’écrire a partout la haute main. Ce qui ne permet toutefois pas de conclure
à une qualité d’écrivain honorable, fondamentale et innée. Je suis parti de chez moi et je dois
en permanence écrire chez moi, même si tout, depuis très longtemps, devait s’être dissous dans
l’éternité. Toute cette écriture n’est que le drapeau de Robinson planté au point culminant de
l’île. […]

Lettre à Max Brod, Planà, 11 septembre 1922


[…] Me revoilà ici depuis environ une semaine, elle n’a pas été très amusante (car j’ai dû
abandonner le récit du Château, manifestement pour toujours, depuis « l’effondrement » qui a
débuté une semaine avant le voyage à Prague je ne suis pas arrivé à le reprendre, bien que ce que
j’ai écrit à Planà ne soit pas tout à fait aussi mauvais que ce que tu connais), pas très amusante,
mais très calme, je suis presque devenu gros, et d’une manière générale c’est quand je suis seul
avec Ottla, sans beau-frère ni invités, que je suis le plus tranquille. […]

Lettre à Max Brod, Prague, 29 novembre 1922


Cher Max, peut-être, cette fois, ne me relèverai-je plus, la pneumonie est assez probable
après le mois de fièvre pulmonaire et même le fait d’écrire ces mots ne l’entravera pas, bien qu’ils
aient un certain pouvoir.
Pour ce cas, donc, ma dernière volonté concernant tout ce que j’ai écrit :
De tout ce que j’ai écrit, seuls sont valables les livres : Le Verdict, Le Soutier, La Métamor-
phose, Dans la Colonie pénitentiaire, Le Médecin de campagne, et le récit : L’Artiste de la faim.
(Les quelques exemplaires de Regard peuvent rester, je ne veux imposer à personne la peine du
pilon, mais il ne faut pas en réimprimer). Si je dis que ces cinq livres et ce récit sont valables, je ne
veux pas dire que j’aie le souhait qu’on les réimprime et qu’on les offre à la postérité, au contraire,
s’ils devaient se perdre totalement, cela correspondrait à mon désir véritable. Mais puisqu’ils sont
là, je n’empêche personne de les conserver s’il en a envie.
En revanche, tous les autres textes que j’ai écrits (imprimés dans des revues, sous forme
de manuscrits ou de lettres) sans exception, si l’on peut mettre la main dessus ou bien s’il est
possible de les obtenir en demandant aux destinataires (tu en connais la plupart, il s’agit pour
l’essentiel de Mme  Felice  M, Mme  Julie, épouse Wohryzek et Mme  Milena Pollak, n’oublie
pas en particulier les quelques cahiers que détient Mme Pollak) – Tout cela doit être brûlé sans
exception et, de préférence, sans avoir été lu (je ne t’empêche cependant pas d’y jeter un coup
d’œil, mais je préférerais que tu ne le fasses pas, mais en tout cas personne d’autre ne doit aller y
voir) – et je te demande de le faire le plus tôt possible. Franz

343
Lettre à Franz Werfel, Prague, décembre 1922
[…] Vous êtes certainement un guide pour notre génération, ce qui n’est pas une flatterie
et ne pourrait être utilisé comme flatterie envers personne, car plus d’un est capable de guider
cette société qui s’est embourbée dans les marécages. C’est la raison pour laquelle vous n’êtes pas
seulement un guide, mais plus que cela (vous avez vous-même dit quelque chose d’analogue dans
la belle préface aux papiers de Brand, belle à l’exception du « animé par une joyeuse volonté de
mensonge ») et l’on suit votre parcours avec une tension furieuse. Et maintenant cette pièce11.
Elle peut présenter tous les avantages, depuis les théâtraux jusqu’aux plus élevés, mais c’est une
manière de reculer devant le rôle de meneur, il n’y a même pas d’esprit de meneur là-dedans,
plutôt une trahison à l’égard d’une génération, on la masque, on fait de ses souffrances une anec-
dote, c’est-à-dire qu’on les avilit.

Journal, Prague, 12 juin 1923


[…] De plus en plus anxieux lorsque je rédige. C’est compréhensible. Chaque mot, tourné
dans la main des esprits – ce geste de la main est leur mouvement caractéristique –, devient une
pique dirigée contre l’orateur. Et une remarque comme celle-ci l’est tout particulièrement. Et
cela à l’infini. La seule consolation serait la suivante : cela se produit que tu le veuilles ou non. Et
ce que tu veux apporte seulement une aide imperceptible. Ce qui est plus qu’une consolation :
toi aussi, tu as des armes.

Lettre à Hugo Bergmann, Müritz, juillet 1923


Cher Hugo,
Merci beaucoup pour tes salutations et tes vœux. C’est le premier texte hébraïque que j’aie
reçu de Palestine. Le désir qu’il recèle a peut-être une grande force. Pour tester ma transportabi-
lité, après de nombreuses années d’alitement et de migraines, je me suis levé pour faire un petit
voyage sur la Baltique. En tout cas j’ai eu de la chance dans cette entreprise. À cinquante pas
de mon balcon se trouve un centre de vacances du Jüdisches Volksheim de Berlin. À travers les
arbres je peux voir les enfants jouer. Des enfants joyeux, en bonne santé, pleins de passion. Des
juifs de l’Est, sauvés du danger berlinois par des juifs de l’Ouest. La moitié des jours et des nuits,
maison, forêt et plage sont emplies de chansons. Quand je me trouve parmi eux, je ne suis pas
heureux, mais au seuil du bonheur.
Porte-toi bien
Ton Franz
[…]

Lettre à Else Bergmann, Müritz, 13 juillet 1923


[…] N’allez-vous pas laisser un peu le jardin et venir quelque part à la mer ? Au cours des dix
années où je ne l’ai pas vue, la mer est véritablement devenue plus belle, plus diverse, plus vivante,
plus jeune. Et une colonie de vacances du Jüdisches Volksheim de Berlin me procure encore plus
de joie, des enfants en bonne santé, joyeux, à côté desquels je me réchauffe. Aujourd’hui et pour
la première fois de ma vie, je crois, je vais fêter avec eux le vendredi soir.
Portez-vous bien et saluez le petit
Votre K.

344
Lettre à Else Bergmann, Müritz, juillet 1923
[…] À supposer que quelque chose de ce genre soit même réalisable pour moi, ce ne serait
pas devenu, actuellement, un véritable voyage en Palestine, absolument pas […].
[…] ça n’aurait pas été un voyage en Palestine mais, dans le sens intellectuel, quelque chose
comme le voyage en Amérique d’un caissier ayant détourné beaucoup d’argent, et que le voyage
eût été fait en votre compagnie aurait encore beaucoup accru le caractère intellectuellement
criminel de cette affaire. Non, je n’aurais pas eu le droit de partir ainsi, même si j’avais pu le
faire – je le répète, et : « toutes les places sont déjà attribuées », ajoutez-vous. Et de nouveau, la
tentation recommence et de nouveau répond l’impossibilité absolue et aussi triste que ce soit, au
bout du compte, c’est tout de même très bien. Et l’espoir reste pour plus tard, ayez la bonté de
ne pas l’anéantir.
Portez-vous bien et restez bonne envers moi.
Votre K.

Lettre à Tile Rössler12, Müritz, 3 août 1923


[…] Je ne me plais plus autant ici qu’autrefois ; je ne sais pas tout à fait si cela tient seule-
ment à ma fatigue personnelle, à l’insomnie et aux migraines, mais pourquoi tout cela était-il
moins important auparavant ? Peut-être ne puis-je rester trop longtemps dans un lieu ; il y a des
gens qui ne peuvent acquérir un sens du chez-soi que lorsqu’ils voyagent. En apparence rien n’a
changé, j’aime beaucoup tous les gens du foyer, beaucoup plus que je ne suis en mesure de le
leur montrer, et Dora, tout particulièrement, avec laquelle je me trouve le plus souvent, est une
créature admirable, mais le foyer en tant que tel n’est plus à mes yeux aussi clair qu’autre fois, une
petite chose visible me l’a un peu endommagé, d’autres petites choses invisibles œuvrant à me
l’endommager plus encore en tant qu’invité, qu’étranger, en tant qu’invité fatigué, de surcroît, je
n’ai pas la possibilité de parler, de me faire une idée claire, je suis donc absent, jusqu’ici j’y étais
chaque soir, mais aujourd’hui, bien que l’on soit vendredi soir, je crains de ne pas y aller. […]

Carte postale à Oskar Baum, Berlin-Steglitz, 26 septembre 1923


Cher Oskar, j’ai été à Prague pendant un jour et demi et je ne suis pas allé chez toi, en dépit
de mon grand désir de vous voir enfin. Mais comment aurais-je pu venir avant l’acte téméraire
qu’a été mon départ pour quelques jours à Berlin. Dans les conditions où je me trouve, c’est un
acte de témérité dont on ne trouve de comparable qu’en remontant dans l’histoire, par exemple
à Napoléon et à sa campagne de Russie. Extérieurement, mon état est provisoirement acceptable,
comme c’était du reste aussi le cas à l’époque. […]

Carte postale à Ottla, Berlin-Steglitz, 2 octobre 1923


[…] Hélas, la chambre ne coûte plus 20  couronnes, mais, pour septembre, environ
70 couronnes et pour octobre au moins 180 couronnes, les prix grimpent comme des écureuils
chez vous, hier j’en ai presque eu un peu le vertige, et pour cette raison comme pour d’autres, le
centre-ville est pour moi épouvantable. Mais autrement, ici, à l’extérieur, provisoirement, tout
est paisible et beau. Quand je sors de la maison, le soir, au cours de ces soirées tièdes, monte vers
moi depuis le vieux jardin exubérant un parfum que je crois n’avoir jamais senti nulle part dans
une telle douceur et avec une telle force, ni à Schelesen, ni à Merano, ni à Marienbad. Et tout

345
le reste jusqu’ici est du même acabit. Oui, c’est un voyage à Zürau, cependant huit jours se sont
déjà écoulés et si tu m’interroges sur mon travail et la manière dont je répartis mon temps je ne
peux encore rien répondre. […]

Carte postale à Felix Weltsch, Berlin-Steglitz, 9 octobre 1923


[…] Je dépasse à peine l’environnement le plus proche de la maison, celui-ci est cependant
admirable, ma rue est la dernière à demi citadine, derrière elle la région se dissout en jardins et
en villas, de vieux jardins luxuriants. Les soirées tièdes il y a un parfum d’une force que je n’ai
connu pratiquement nulle part ailleurs. Et puis il y a encore le grand Jardin Botanique, à un
quart d’heure de chez moi, et la forêt, où je ne suis cependant pas encore allé, à moins d’une
demi-heure de marche. Le petit émigrant est donc dans un bel écrin. […]

Carte postale à Max Brod, Berlin-Steglitz, 16 octobre 1923


[…] Cher Max, Emmy t’a probablement déjà dit que je ne veux pas aller à Prague, pas
maintenant, peut-être dans deux mois. Tes craintes ne sont pas fondées : je ne lis pas les jour-
naux, je n’ai jusqu’ici pas éprouvé de graves conséquences de l’époque sur mon propre corps,
pour ce qui concerne la nourriture je vis exactement, mais alors exactement comme à Prague,
quand le temps est mauvais je reste dans ma chambre, la toux que j’ai évoquée seulement par
hasard ne s’est pas répétée. Ce qui est plus grave, toutefois, c’est que dans les tout derniers temps
les fantômes de la nuit m’ont débusqué, mais cela non plus n’est pas une raison de revenir. Si je
dois leur succomber, alors autant que ce soit ici plutôt que là-bas, mais nous n’en sommes pas
encore là. […]

Carte postale à Felix Weltsch, Berlin-Steglitz, 18 novembre 1923


[…] D’ailleurs j’ai changé d’adresse, n’oublie pas de faire suivre : Berlin-Steglitz, Grunewalds-
trasse 13, chez M. Seiffert, et encore quelque chose : écris-moi s’il te plaît combien je te dois, je
demanderai aussitôt à ma sœur de te le régler. Envoie-moi je te prie mon exemplaire de Prague
si tu ne l’as pas déjà fait, je resterai sans doute encore ici un certain temps, malgré la hausse des
prix démentielle. Je n’ai pas encore été chez tes parents, quelle qu’ait été mon envie de le faire,
cela m’est trop difficile de vagabonder en cette saison, avec ses journées trop brèves. Deux fois
par semaine, et par beau temps uniquement, je vais un peu à l’École Supérieure pour la Science
du Judaïsme, c’est la chose la plus extrême que je parvienne à faire. Mes salutations les plus
cordiales, aux tiens et à la famille Baum. Ton F

Carte postale à Felix Weltsch, Berlin-Steglitz, 28 janvier 1924


Cher Felix, certes, je ne t’écris jamais que lorsque je change de lieu (par crainte que la
Selbstwehr13 puisse, pour une fois, ne pas fonctionner, elle qui arrive toujours si ponctuellement
désormais à son abonné le moins ponctuel, la plus fidèle entre les fidèles quant à la ponctualité
et au contenu), mais ma correspondance devient de toute façon plus vivante. Le 1er février (cela
concernera donc déjà le numéro suivant), mon adresse sera : Berlin-Zehlendorf, Heidestrasse
25-26, chez Mme le Dr  Busse. J’ai peut-être tort (et suis d’emblée puni par le loyer effroya-
blement élevé, certes pas du tout indécent pour l’appartement, mais pour moi véritablement

346
inaccessible) de m’installer dans la maison d’un écrivain mort, le Dr  Carl Busse (décédé en
1918), qui aurait, du moins s’il était vivant, un certain dégoût à mon égard. […] Je le fais tout de
même, le monde est partout plein de dangers, même si celui-là en particulier provient, cette fois,
de l’obscurité des périls inconnus. Du reste, étrangement, même dans un cas comme celui-là
apparaît un certain sentiment d’être chez soi qui rend la maison attirante. Ne la rend attirante,
toutefois, que parce que j’ai été congédié du bel appartement que j’avais jusque-là en tant que
pauvre étranger insolvable.
Salutations cordiales à toi et aux tiens

À Robert Klopstock, Berlin-Zehlendorf, début mars 1924


[…] Il m’est très déplaisant de partir d’ici, mais je ne peux néanmoins totalement repousser
l’idée du sanatorium, car puisque cela fait déjà des semaines que je ne suis pas sorti de la maison,
que je me sens certes assez fort quand je suis allongé, mais que des pérégrinations, quelles qu’elles
soient, prennent avant même le premier pas le caractère d’un exploit, l’idée de s’enterrer vivant,
dans la paix, au sanatorium, n’est pas du tout très désagréable. Et puis elle redevient cependant
très repoussante, quand on songe qu’on doit perdre ces quelques mois de chaleur faits pour la
liberté. Mais ensuite revient pendant des heures la toux du matin et du soir et des crachoirs
pleins, presque quotidiennement – cela travaille de nouveau en faveur du sanatorium. Mais
ensuite, de nouveau, par exemple, la peur des terribles obligations alimentaires que l’on vous
impose là-bas. […]

Carte postale à Max Brod, sanatorium Wiener Wald, 9 avril 1924


Cher Max, cela coûte et va éventuellement coûter des sommes effroyables, Josefine14 doit aider
un peu, ça n’est pas possible autrement. Propose-la s’il te plaît à Otto Pick (pour ce qui concerne
Regard, il peut bien entendu en imprimer ce qu’il veut), s’il les prend, envoie-les je te prie plus tard
à la Schmiede15, s’il ne les prend pas, fais-le tout de suite. Pour ce qui me concerne, c’est tout de
même manifestement le larynx. Dora est auprès de moi, salue ta femme, et Felix, et Oskar.
F

[Post-scriptum :] Franz est très fatigué, de là cette carte si courte. Je suis très bête, je ne peux
pas la remplir. Je suis ici depuis hier, j’habite à côté du sanatorium. S’il y a une possibilité de le
faire, je vais rester ici et pas à Vienne. Nous allons voir. Cordialement
Dora
Je te prie, Max, vends ce qui est possible. Je dois rester ici à tout prix. J’ai besoin d’incroya-
blement peu de chose, c’est pour cette raison que ce sera possible. La situation est très, très
sérieuse.

Carte postale à Robert Klopstock, Vienne, 18 avril 1924


Robert, cher Robert, pas d’actes violents, pas de voyage viennois soudain, vous connaissez
ma peur des actes violents et vous recommencez pourtant toujours. Depuis que je suis parti de
ce sanatorium somptueux, accablant et pourtant impuissant (mais admirablement situé), je vais
mieux, ce qu’on m’a fait à la clinique m’a été bénéfique (à quelques détails près) les douleurs à
la déglutition et les brûlures sont moins fortes, jusqu’ici on ne m’a pas fait d’injections, juste des
projections d’huile mentholée sur le larynx. Samedi, sauf incident particulier, je compte aller au
sanatorium du Dr Hoffmann à Kierling bei Klosterneuburg, en Basse-Autriche.

347
Carte postale à Max Brod, Kierling, 28 avril 1924
[…] Avec les deux envois, notamment avec le deuxième, tu m’as causé une grande joie, et
les livres Reclam sont comme faits pour moi. La vérité n’est pas que je lise réellement (ou plutôt
si, je lis le roman de Werfel d’une manière infiniment lente, mais régulière), je suis trop fatigué
pour cela, la fermeture des paupières est pour mes yeux un état naturel, mais jouer avec des livres
et des cahiers me rend heureux. […]

Lettre à Julie et Hermann Kafka, Kierling, 19 mai 1924


[…] C’est seulement maintenant que je travaille avec l’aide, parfaitement inconcevable à
distance, de Dora et Robert (que serais-je sans eux !) pour me sortir de tous ces affaiblissements.
J’ai encore des troubles, par exemple un catarrhe intestinal pas totalement surmonté de ces
derniers jours. Tout converge pour qu’en dépit de mes admirables assistants, en dépit du bon air,
de la bonne pitance et de bols d’airs presque quotidiens je ne sois toujours pas vraiment reposé,
et même que, globalement, je ne sois pas même dans l’état où je me trouvais par exemple derniè-
rement à Prague. Ajoutez à cela que je ne peux parler qu’en chuchotant, et cela pas trop souvent
non plus, et vous reporterez volontiers votre visite. Tout s’annonce pour le mieux – il y a peu, un
professeur a constaté une amélioration sensible du larynx, même si, justement, à cet homme très
aimable et désintéressé, je… – il vient jusqu’ici une fois par semaine avec sa voiture personnelle
et ne demande presque rien en contrepartie..., ses mots ont pourtant été une grande consolation
– tout s’annonce pour le mieux, je l’ai dit, mais annoncer ne signifie rien encore ; quand on ne
peut pas présenter à ceux qui vous rendent visite – et même à une visite comme le serait la vôtre
– de grands progrès indéniables, mesurables avec des yeux de profane, mieux vaut s’abstenir. Ne
devons-nous donc pas nous abstenir provisoirement, mes chers parents ?

Traduction de l’allemand par Olivier Mannoni.

NOTES

1. La revue du Dr Gross : voir dans ce Cahier « Les lignes du temps » : chronologie II, juillet 1917.
2. « Dédier le livre à mon père » : Un médecin de campagne paraîtra au début de 1920 avec la dédicace : « Á mon père ».
3. « Une jeune fille » : Julie Wohryzek.
4. « Ma correspondance avec Vienne » : Milena Jesenská.
5. En allemand, le Seelentränker  ; comme en français, cette frêle embarcation doit son nom au nombre de ses victimes
(NdT).
6. « Mon épouse » : sa fiancée, Felice Bauer. Sur la rencontre, cf. plus haut note 1.
7. « La lettre destinée à mon père » : la Lettre au père, écrite en novembre 1919.
8. « Parler avec M. » : Milena Jesenská.
9. Le terme yiddish, dérivé du prénom Moshe, désigne à l’origine la manière de s’exprimer, la langue des Juifs. Au sens figuré
employé ici, il signifie « parler comme un Juif » ; dans la langue courante, il signifie « magouiller », mais ce n’est manifes-
tement pas ainsi que l’entend Kafka (NdT).
10. Dans les années 1920, le comédien Ludwig Hardt (1886-1947) lisait fréquemment en public un ou deux textes de Kafka.
11. Schweiger, tragédie en trois actes de Franz Werfel.
12. Tile Rössler : âgée de 16 ans, l'une des accompagnatrices de la colonie de vacances du Foyer populaire juif de Berlin, elle
est probablement à l'origine de la rencontre de Kafka avec Dora Diamant à Müritz.
13. Selbstwehr : hebdomadaire juif, fondé à Prague. Il paraissait depuis 1907. Felix Weltsch en fut le directeur de 1919 à 1938.
Voir dans ce Cahier « Les lignes du temps » : chronologie II, 7 sept. 1915.
14. Joséphine la chanteuse, nouvelle parue en 1924 (NdT). Voir ici chronologie III, 20 avril 1924.
15. Maison d’édition berlinoise (NdT). Voir dans ce Cahier chronologie III, juillet 1923 et 7 mars 1924.

348
Résonances

« Le bruit empêche son travail


comme il l’empêche de
s’endormir »
Pierre Pachet

[…] En juillet 1922, alors que [Kafka] réside à la campagne avec sa sœur Ottla, essayant de
travailler à la rédaction du Château, il écrit à son vieil ami Felix Weltsch. Il se sent terriblement
persécuté par le bruit : une scierie en face de l’une de ses fenêtres, des enfants qui jouent et crient
devant celles de la pièce voisine, et ce bruit l’empêche de travailler autant que de faire la sieste.
Ses plaintes rappellent la détresse qu’il avait ressentie en 1917 et 1918, à Zürau, quand des
souris l’empêchaient de dormir la nuit. La nuit est le moment où l’écoute prend toute la place.
Dans le silence de la nuit, chaque bruit doit annoncer son nom, se faire reconnaître ; c’est aussi
le moment de la concentration, quand Kafka peut prêter attention à sa propre vie intérieure,
laisser parler sans contrainte les voix en lui. Il lui faudrait, comme il le dit dans une célèbre lettre
à Felice, s’installer « avec une lampe et ce qu’il faut pour écrire au cœur d’une vaste cave isolée1 »,
car « lorsqu’on écrit il n’y a jamais assez de silence autour de vous, la nuit est encore trop peu la
nuit ». Dans ces conditions utopiques, ajoute-t-il, « que n’écrirais-je pas alors ! Sans effort ! Car
la concentration extrême ne connaît pas l’effort2. »
Il écrit donc à Weltsch, à la fin de juin 1922 : « Ici je ne me porterais pas trop mal si seule-
ment… il n’y avait pas tant de bruit dans le monde3. » À la réponse de Weltsch, que nous n’avons
pas mais qui vraisemblablement lui conseillait d’apprendre à surmonter le bruit, il répond début
juillet que « par suite de l’étanchéité du monde, tout bruit vaincu est relayé par un nouveau qu’il
faudra vaincre, et cela dans une série infinie4. » Le bruit empêche son travail comme il l’empêche
de s’endormir : à cause de la sensibilité avec laquelle il réagit à ce qu’il entend comme des appels.
Quand il entend le vacarme de la scie, il ne peut s’empêcher de penser à l’homme qui s’occupe
de la scierie, et qu’il connaît vaguement. La phrase qui suit, dans la lettre, est remarquable parce
qu’elle montre quasi graphiquement la continuité de la pensée de Kafka, cette continuité dans sa
façon de « penser-à », et qu’elle fait comprendre comment cette ligne continue de souci, que rien
ne parvient à interrompre ou à calmer, peut l’empêcher de s’endormir. « Je connais vaguement
le comptable de la scierie, même cela me donne un peu d’espoir, sans doute il ignore que sa scie
me gêne et ne se soucie pas de moi non plus pour le reste, c’est d’ailleurs un homme renfermé,
et quand ce serait le plus ouvert des hommes, il ne pourrait pas arrêter sa scie circulaire quand
il y a du travail, mais je regarde désespérément par la fenêtre et je pense quand même à lui5. »
Une sorte d’argumentation indéfinie, si caractéristique de Kafka, ne cesse de mettre en relation

349
les détails, les sentiments et les êtres, sans jamais pouvoir les isoler totalement. Il donne alors
un exemple idéal de ce que serait la séparation nette, l’aptitude à distinguer nettement veille
et sommeil, jour et nuit, travail et repos. « Ou bien je pense à Mahler, dont la vie estivale était
décrite je ne sais où : il se levait tous les jours à cinq heures et demie, à cette époque il était très
bien portant et avait un sommeil excellent, puis il se baignait en plein air et courait se réfugier
dans la forêt où il avait une « cabane de composition » (son petit déjeuner y était déjà préparé),
et il y travaillait jusqu’à une heure de l’après-midi, et les arbres qui ensuite font tant de vacarme
dans la scierie se tenaient en foule autour de lui, rempart silencieux contre le bruit (l’après-midi
il dormait, il ne vivait avec sa famille qu’à partir de quatre heures, et le soir, sa femme n’avait que
rarement le bonheur de l’entendre parler de son travail du matin). » On reconnaît ici le mélange
singulier de délicieuse ironie et de souffrance qui fait le style de Kafka, dont ce tableau de la
vie d’un artiste rappelle la description par Thomas Mann, dans La Mort à Venise (récit inspiré
également par Gustav Mahler), de la méthode de travail de l’écrivain Gustav von Aschenbach :
« Il se levait avant l’aube. Il s’aspergeait le torse d’eau froide et, devant son manuscrit encadré
de deux grandes bougies de cire dans des chandeliers d’argent, pendant deux ou trois heures il
offrait à l’art, d’un cœur fervent, le sacrifice des forces amassées durant le sommeil. » Si Kafka
feint de regretter son incapacité à connaître de telles séparations, et une telle hygiène, c’est avec la
conscience lucide que son œuvre doit se construire au lieu même de la continuité entre sommeil
et veille. Elle doit être arrachée à l’insomnie, et aussi bien à la somnolence. […]

Extrait de Pierre Pachet, La Force de dormir, Gallimard, coll. « Essais », 1988, p. 161-163. © Éditions Gallimard.

NOTES

1. Lettres à Felice, 14-15 janvier 1913 (traduction française M. Robert, 2 vol., Gallimard, 1972).
2. Les italiques sont de moi.
3. Correspondance 1902-1924, op. cit., p. 439.
4. Ibid., p. 451.
5. Ibid., p. 452.

350
« Pas de chemin pour accéder
à la loi » ?
Jacques Derrida

À Cerisy, en 1982, lors d’un colloque philosophique sur la « Faculté de juger », Jacques Derrida
s’interroge sur le texte de Kafka, Devant la loi. Voici l’un des moments de sa réflexion :

[…] Patientons aussi. N’allez pas croire que j’insiste sur ce récit pour vous égarer ou pour
vous faire attendre, dans l’antichambre de la littérature ou de la fiction, un traitement propre-
ment philosophique de la question de la loi, du respect devant la loi ou de l’impératif catégo-
rique. Ce qui nous tient en arrêt devant la loi, comme l’homme de la campagne, n’est-ce pas
aussi ce qui nous paralyse et nous retient devant un récit, sa possibilité et son impossibilité, sa
lisibilité et son illisibilité, sa nécessité et son interdiction, celles aussi de la relation, de la répéti-
tion, de l’histoire ?
Cela semble tenir, au premier abord, au caractère essentiellement inaccessible de la loi, au
fait, d’abord, qu’un « premier abord » en soit toujours refusé, comme le donnerait à entendre
déjà le doublet du titre et de l’incipit. D’une certaine manière, Vor dem Gesetz est le récit de
cette incessibilité, de cette inaccessibilité au récit, l’histoire de cette histoire impossible, la carte
de ce trajet interdit : pas d’itinéraire, pas de méthode, pas de chemin pour accéder à la loi, à
ce qui en elle aurait lieu, au topos de son événement. Telle inaccessibilité étonne l’homme de la
campagne au moment du regard, à l’instant où il observe le gardien qui est lui-même l’observa-
teur, le surveillant, la sentinelle, la figure même de la vigilance, on pourrait dire la conscience. La
question de l’homme de la campagne, c’est bien celle du chemin d’accès : est-ce que la loi ne se
définit pas justement par son accessibilité ? N’est-elle, ne doit-elle pas être accessible « toujours
et pour chacun » ? Ici pourrait se déployer le problème de l’exemplarité, singulièrement la pensée
kantienne du « respect » : celui-ci n’est que l’effet de la loi, souligne Kant, il n’est dû qu’à la loi et
ne comparaît en droit que devant la loi ; il ne s’adresse aux personnes qu’en tant qu’elles donnent
l’exemple de ce qu’une loi peut être respectée. On n’accède donc jamais directement ni à la loi ni
aux personnes, on n’est jamais immédiatement devant aucune de ces instances – et le détour peut
être infini. L’universalité même de la loi déborde toute finité et fait donc courir ce risque.
Mais laissons cela qui nous détournerait aussi de notre récit. […]

Extrait de Jacques Derrida, « Préjugés. Devant la loi » (1982) in J.-F. Lyotard, J. Derrida, V. Descombes et al., La Faculté de juger,
Éditions de Minuit, 1985, p. 114. © Les Éditions de Minuit.

351
« Une autre voie,
une voie étroite » Gilles Deleuze

[…] Beaucoup de films du tiers-monde invoquent la mémoire, implicitement ou jusque


dans leur titre, « Pour la suite du monde », de Perrault, « La Mémoire » de Chahine, « La Mémoire
fertile » de Khleifi. Ce n’est pas une mémoire psychologique comme faculté d’évoquer des souve-
nirs, ni même une mémoire collective comme celle d’un peuple existant. C’est, nous l’avons
vu, l’étrange faculté qui met en contact immédiat le dehors et le dedans, l’affaire du peuple et
l’affaire privée, le peuple qui manque et le moi qui s’absente, une membrane, un double devenir.
Kafka parlait de cette puissance que prend la mémoire dans les petites nations : « La mémoire
d’une petite nation n’est pas plus courte que celle d’une grande, elle travaille donc plus à fond
le matériel existant. » Elle gagne en profondeur et en lointain ce qu’elle n’a pas en étendue. Elle
n’est plus psychologique ni collective, car chacun n’hérite, « dans un petit pays », que de la part
qui lui revient, mais n’a pas d’autre objet que cette part, même s’il ne la connaît ni ne la soutient.
Communication du monde et du moi, dans un monde parcellaire et dans un moi rompu qui
ne cessent de s’échanger. On dirait que toute la mémoire du monde se pose sur chaque peuple
opprimé, et que toute la mémoire du moi se joue dans une crise organique. Les artères du peuple
auquel j’appartiens, ou le peuple de mes artères…
Ce moi, pourtant, n’est-il pas le moi de l’intellectuel du tiers-monde, dont Rocha, Chahine
entre autres ont souvent tracé le portrait, et qui doit rompre avec l’état de colonisé, mais ne peut
le faire qu’en passant du côté du colonisateur, ne serait-ce qu’esthétiquement, par les influences
artistiques  ? Kafka indiquait une autre voie, une voie étroite entre les deux risques : précisé-
ment parce que les « grands talents » ou les individualités supérieures n’abondent pas dans les
littératures mineures, l’auteur n’est pas en état de produire des énoncés individuels qui seraient
comme des histoires inventées ; mais aussi parce que le peuple manque, l’auteur est en situation
de produire des énoncés déjà collectifs, qui sont comme les germes du peuple à venir, et dont
la portée politique est immédiate et inévitable. L’auteur a beau être en marge ou à l’écart de sa
communauté plus ou moins analphabète, cette condition le met d’autant plus en mesure d’ex-
primer des forces potentielles et, dans sa solitude même, d’être un véritable agent collectif, un
ferment collectif, un catalyseur. Ce que Kafka suggère ainsi pour la littérature vaut encore plus
pour le cinéma, en tant qu’il réunit par lui-même des conditions collectives. […]

Extrait de Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Éditions de Minuit, 1985, p. 287-288. © Les Éditions de Minuit.

352
Variations sur Kafka
Danilo Kiš

L’un des plus grands noms des littératures de l’ex-Yougoslavie, Danilo Kiš (1935-1989), auteur
notamment d’Un tombeau pour Boris Davidovitch, s’est rarement exprimé sur Kafka. Il le fait ici
dans un essai de 1987, « Variations sur des thèmes d’Europe centrale » :
[…] 28. Dans une lettre à son père, Kafka écrit à propos du judaïsme : « Je ne voyais pas ce
qu’on pouvait faire de mieux d’un pareil fardeau que de s’en libérer au plus vite ; cette libération,
justement, me paraissait être le plus pieux des actes. » Malgré la force de conviction qui émane
de cette déclaration, Kafka devait rester bien peu de temps sur la voie du renoncement. « Le Juif,
dit Sartre, est un homme que les autres hommes tiennent pour juif … Sa vie n’est qu’une longue
fuite devant les autres et devant lui-même. »
[…] 36. L’exil, qui n’est que le nom collectif de toutes les formes d’aliénation, est le dernier
acte d’un drame, celui de la « non-authenticité ». L’écrivain d’Europe centrale se trouve pris de-
puis longtemps déjà entre deux réductionnismes : idéologique et nationaliste. Après une longue
période de tentation, il comprend qu’il ne peut trouver les idéaux de « la société ouverte » ni
dans l’une ni dans l’autre sphère qui constituent le seul choix qu’on lui propose. Et il trouvera
finalement dans sa langue son unique légitimité, et dans la littérature cette « étrange et mysté-
rieuse consolation » dont parle Kafka. Attachement dangereux et libérateur, « bond hors du rang
des meurtriers ». Mais on ne fait pas ce choix sans succomber au doute : personne ne s’exclut de
la communauté sans remords. Parier sur l’éternité est aussi vain que parier sur l’instant. D’où le
sentiment permanent de « non-authenticité ».
37. L’argument de Marthe Robert selon lequel le K. de Kafka n’est pas seulement sa propre
initiale, pas seulement cela, mais aussi l’impossibilité de se dévoiler, me paraît pouvoir s’appli-
quer également à d’autres auteurs. Cette lettre unique, qui dissimule et suggère, est un signe
qui pourrait convenir à tous les écrivains d’Europe centrale. Ce K. est le signe de l’ambivalence
éternelle.
Danilo Kiš, Homo Poeticus, traduit du serbo-croate par Pascale Delpech, Fayard, 1993, p. 96 et 100-101.

353
« Une autre version de la
légende des Sirènes »
Pietro Citati

[…] Avec, certes, une grande prudence, Kafka propose une autre version de la légende des
Sirènes : la seule, évidemment, à laquelle il croit. Ulysse n’est nullement le héros puéril et borné
que, par jeu, Kafka avait feint de voir en lui : il est resté l’homme de l’Odyssée : doué tout à la
fois de la sagesse religieuse la plus subtile, et de ces astuces humaines qui nous permettent de
tromper les dieux et de cohabiter avec eux. Lorsqu’il voit les Sirènes onduler de la gorge, respirer
profondément, les yeux pleins de larmes, en entrouvrir les lèvres, il ne croit pas qu’elles chantent,
ni que l’artifice de la cire l’empêche de les entendre. Il comprend que les Sirènes se taisent : qu’il
assiste au silence et à la mort des dieux. Mais, à la différence des autres hommes, il ne se laisse
pas dominer par la séduction de ce silence, en croyant les avoir vaincues de ses propres forces.
Rusé comme un renard, il feint de croire qu’elles chantent toujours. Cet Ulysse moderne est
Kafka, l’homme qui nous a appris à vivre avec la mort des dieux. Lorsque le dernier Chinois de
la province ne reçoit pas le message de l’empereur, il comprend que le dieu antique s’est éteint,
et malgré cela il continue à vivre « sans espoir et plein d’espoir », dans le rêve et le souvenir de
lui. Ulysse comprend que la mort des dieux est l’épreuve suprême que les dieux nous infligent,
aujourd’hui, l’ultime ruse des dieux, dans leur long combat contre les hommes. S’il veut survivre,
il ne peut qu’opposer la ruse à la ruse ; et il feint d’être un homme borné, puéril, qui croit à la
protection du mât et de la cire. Qui peut être plus renard que lui ? Mais, en même temps, plus
pieux, plus religieux ? Car, en ce monde désolé que la mort des dieux ouvre dans le cœur des
hommes, il reste à l’écoute de leur voix immortelle – plus terrible, plus implacable et riche de
séductions qu’elle ne l’avait jamais été. […]

Extrait de Pietro Citati, Kafka, traduit de l’italien par Brigitte Pérol, Gallimard, coll. « Folio », 1991, p.  215-216.
© Éditions Gallimard.

354
« L’autre moi »
Bernard Pingaud

[…] Quand j’ai envie de savoir qui je suis, quand je veux me rencontrer, je descends à la
cave. L’escalier est obscur, mais j’en connais toutes les marches. La cave, une grande pièce voûtée,
se trouve au bout du couloir. C’est là que vit l’autre moi, mon complice et mon maître.
Il n’en a pas toujours été ainsi. Jadis, nous partagions la même chambre, nous jouions aux
mêmes jeux, il était difficile de nous distinguer l’un de l’autre. Les choses ont changé quand
l’autre moi s’est mis au travail. Il est devenu irritable, exigeant. La lumière du jour le blessait,
il ne supportait pas le bruit, une simple bouffée d’air suffisait à l’importuner. Il avait besoin de
solitude pour travailler, et la solitude n’était jamais assez grande. C’est pourquoi il a choisi la
cave, malgré l’inconfort du lieu. Là, jour et nuit, il écrit sa grande œuvre, dont je ne sais rien.
Pendant que je vaque, dans la maison, à d’insignifiantes occupations – insignifiantes, certes, mais
nécessaires puisqu’elles nous font vivre –, lui, assis devant sa table, vêtu d’une grande robe de
chambre qui le protège du froid, couvre des pages et des pages de sa petite écriture grimaçante,
et c’est à peine si, de temps en temps, il s’accorde une seconde pour souffler.
Bien que nos vies soient désormais séparées, nous restons bons amis. L’autre moi sait qu’il
peut compter sur ma discrétion. Personne, au-dehors, ne connaît son existence. Je lui apporte
sa nourriture, que je dépose au pied de l’escalier et qu’il vient chercher lui-même quand il en a
envie. Je m’occupe de son linge, je veille sur son sommeil (il se couche très tard, parfois l’aube
le surprend alors qu’il est encore à écrire), je pourvois à ses lectures. Je m’assure que sa lampe
fonctionne bien, que sa provision de papier est suffisante. Bref, je fais en sorte qu’il ne manque
de rien.
Il s’agit là de menus services que n’importe qui pourrait lui rendre aussi bien. Je n’en attends
donc aucune reconnaissance. Ma véritable utilité est ailleurs : en vivant à sa place, je le dispense
de paraître. Grâce à cette division des tâches, il n’est pas seulement libéré de toutes les corvées de
la vie quotidienne, il est aussi soustrait à cette servitude qui consiste, pour un homme comme
lui, à être. Du moins, il y échappe dans toute la mesure du possible. Ce qui reste d’existence en
lui, ce mince souffle faible et obstiné comme la lueur d’une bougie, se confond avec son travail,
sa plume et lui ne font qu’un.
Mais je ne veux pas exagérer mon rôle. Il est vrai que l’autre moi a le plus grand besoin de
ma protection, et que si je cessais de la lui offrir, c’en serait fini de sa solitude et de sa grande
œuvre. D’une autre manière, pourtant, et bien plus profonde, c’est moi qui dépends de lui. J’ai
dit qu’il était mon maître, je pourrais dire aussi bien : mon juge. De sa cave, il me surveille.
Où que j’aille, il m’accompagne. C’est comme une main posée sur mon épaule, comme le fil
invisible qui retient le trapéziste dans sa chute : j’ai besoin de cette attache pour ne pas succomber
à mon incurable frivolité. Ainsi, dans le monde où l’on ne voit que moi, nous sommes toujours
deux. Quand une question me trouble, sa bouche me souffle la réponse. Quand je vais proférer
une sottise, elle m’intime silence. Et quand je me tais, c’est elle encore qui agite des pensées dans
ma tête, car toutes mes pensées viennent de lui. […]

Extrait de Bernard Pingaud, Adieu Kafka ou l’imitation, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1998, p. 183-185. © Éditions Gallimard.

355
« Cette monstrueuse
entreprise de restauration »
W.G. Sebald

Un écrivain allemand qui voyage en Italie semble redécouvrit au buffet de la gare de Venise,
l’Hôtel occidental du premier roman de Kafka, Le Disparu.

[…] Le buffet de la Ferrovia baignait dans un vacarme littéralement infernal. Il se dressait


telle une île ancrée au milieu d’une foule qui ondoyait comme les blés sous le vent, voguant
vers les entrées, refluant vers les sorties, naviguant autour du comptoir, affluant vers les cais-
sières juchées un peu à l’écart, dans une immobilité absolue, sur leur poste de vigie. Il fallait
d’abord, lorsque comme moi on n’avait pas encore de billet, hurler sa commande à l’une de ces
femmes trônant au-dessus de tous les clients et qui, uniquement vêtues d’une sorte de tablier, le
cheveu bouclé et le regard à demi baissé, choisissaient d’extraire, arbitrairement me semblait-il,
de l’enchevêtrement des voix suraiguës l’une ou l’autre des demandes, la répétaient d’un ton
péremptoire en dominant le brouhaha avant de lancer le prix à payer comme s’il s’agissait d’une
sentence irréfutable, puis s’inclinaient légèrement, déférentes et méprisantes à la fois, pour vous
tendre le petit ticket et l’argent qui vous revenait. Sur quoi, en possession de ce bout de papier
qui désormais paraissait revêtir à vos yeux une importance vitale, il vous fallait encore jouer des
coudes pour vous extirper de la cohue et vous frayer un chemin jusqu’au centre de la cafétéria, où
les employés mâles de cette monstrueuse entreprise de restauration, retranchés derrière un étal
circulaire, faisaient face, au mépris de leur vie ou presque, à la meute des assiégeants et vaquaient
à leurs occupations avec une impassibilité qui, sur ce fond de panique générale, semblait avoir
pour effet de distendre le cours du temps. Dans leurs vestes blanches fraîchement amidonnées
les serveurs bougeant à peine faisaient figure, comme leurs homologues féminines, sœurs, mères
ou filles installées derrière les caisses enregistreuses, d’étrange aréopage réuni en ce jour pour
juger selon des modalités obscures une engeance corrompue par une gloutonnerie endémique,
impression encore renforcée par le fait qu’à l’intérieur de leur cercle, se trouvant à l’évidence sur
une plate-forme surélevée, ces hommes vêtus de dignité et de lin blanc avaient le comptoir qui
leur arrivait à peu près à la taille, tandis que pour ceux de l’extérieur il montait presque à hauteur
d’épaule, quand ce n’était au ras du menton. Le personnel de service, par ailleurs si réservé,
posait avec une telle brutalité les verres, soucoupes et cendriers sur le marbre du buffet qu’on
aurait dit qu’il cherchait à tester la résistance des matériaux. Mon cappuccino fut servi et un
instant j’eus l’impression qu’ainsi distingué je venais de remporter la première grande victoire de
ma vie. Soulagé, je regardai autour de moi et compris aussitôt ma méprise en n’apercevant rien
d’autre qu’une collection de têtes coupées. Si d’un ample geste du bras l’un des garçons empesés
les avait toutes balayées de la surface du marbre lisse, et si elles avaient toutes atterri, la mienne
comprise, dans une fosse d’équarisssage, je ne m’en serais aucunement étonné et aurais même
trouvé cela, à une heure aussi matinale, parfaitement justifié, tant il était patent que ces têtes
n’avaient au bout du compte, pourrait-on dire, d’autre visée que d’ingurgiter des nourritures

356
liquides ou solides. Me livrant à ce genre d’observations malveillantes ou plutôt, comme j’étais
bien forcé d’en convenir, livré à la tyrannie de telles pensées abstruses, j’eus soudain l’impression
qu’au milieu de ces fantômes qui, uniquement préoccupés d’eux-mêmes, prenaient leur colla-
tion du matin, quelqu’un subrepticement avait posé son regard sur moi ; et je vis effectivement
deux paires d’yeux braqués dans ma direction. Ceux à qui ils appartenaient étaient accoudés au
comptoir me faisant face. L’un avait le menton appuyé sur la paume de sa main droite, l’autre
sur celle de sa main gauche. Comme l’ombre d’un nuage passant sur un champ, une noire appré-
hension recouvrit mon esprit et me fit redouter que ces deux jeunes gens qui – ce n’était pas le
fruit de mon imagination – me regardaient effectivement n’aient déjà croisé plusieurs fois mon
chemin depuis mon arrivée à Venise et qu’ils ne se soient trouvés également parmi les clients du
bar de la Riva où j’avais rencontré Malachio. L’aiguille de l’horloge avança d’une saccade pour se
caler sur la demie de dix heures. J’avalai mon cappuccino, me rendis sur le quai, non sans jeter de
temps à autre un coup d’œil par-dessus mon épaule, et montai, comme j’en avais eu initialement
l’intention, dans le train de Milan pour gagner Vérone. […]
Extrait de W.G. Sebald, Vertiges, traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau, Actes Sud, coll. «  Babel  », p. 75-78.
© Actes Sud, 2001.

357
Kafka et Milena : trains de nuit
Antonio Muñoz Molina

[…] Il a pris le train, à Prague, et il sait qu’au même moment elle a pris un autre train,
à Vienne, et son impatience et son désir ne sont pas moins forts que sa peur, parce qu’il est
angoissé de savoir que dans quelques heures il va tenir véritablement dans ses bras la femme qui
n’est presque qu’un fantasme de son imagination et de ses lettres. Le malheur, c’est la peur…, lui
a-t-il écrit. Il a peur que le train arrive, peur de trouver en face de lui les yeux clairs de Milena,
mais il a peur aussi qu’elle se soit repentie au dernier moment, qu’elle soit restée à Vienne avec
son mari qui ne la rend pas heureuse, qui la trompe avec d’autres femmes, mais de qui elle ne
veut pas, ou ne peut pas, se séparer. Il consulte sa montre, regarde le nom des gares où le train
s’arrête, et il est tourmenté par l’impatience de voir passer au plus vite les heures qui restent, mais
aussi par la peur d’arriver, et il craint de se retrouver seul sur le quai de la gare de Gmünd et en
même temps il a peur de la fougueuse présence physique de Milena, beaucoup plus jeune, en
bien meilleure santé que lui, plus experte et plus franche dans les audaces sexuelles.
Le souvenir inconscient est la matière et le levain de l’imagination. Sans le savoir jusqu’à
maintenant, tandis que je cherchais à imaginer le voyage de Franz Kafka dans le train de nuit,
en réalité je m’en rappelais un que j’avais fait moi-même quand j’avais vingt-deux ans, une nuit
entière d’insomnie dans un train qui m’emmenait à Madrid, vers un rendez-vous avec une femme
aux yeux clairs et aux cheveux châtains à qui j’avais envoyé un télégramme quelques minutes
avant de prendre mon billet de seconde avec de l’argent emprunté et de tout abandonner, de
manière insensée, pour partir à sa recherche. À l’aube je suis arrivé à la gare et personne ne m’at-
tendait.
Quelle impression devait-on avoir en s’approchant en train d’une gare frontalière sans
savoir si l’on serait refoulé, si l’on ne serait pas empêché de passer de l’autre côté, vers le salut
qui se trouvait à un pas, en voyant les agents en uniforme examiner vos papiers avec une cruelle
lenteur, lever un regard arrogant pour comparer le visage de la photo, sur le passeport, avec votre
visage débordant de peur où c’est à peine si vous parviendrez à présenter une expression normale,
innocente. Après avoir retrouvé Milena pour la première fois et avoir passé trois jours entiers avec
elle, Franz Kafka rentrait par l’express de Vienne à Prague dans l’angoisse d’arriver à temps pour
son travail, le lendemain matin, avec un mélange de bonheur et de culpabilité, d’ivresse douce et
d’intolérable amputation, parce qu’il ne pouvait plus désormais s’habituer à être seul, et qu’il ne
pouvait pas non plus calculer le temps qui s’écoulerait avant qu’il ne retrouve son amante. Quand
le train s’est arrêté à la gare de Gmünd, la police des frontières lui a dit qu’il ne pouvait pas conti-
nuer son voyage vers Prague : il lui manquait un document parmi ses nombreux papiers, un visa
de sortie qui ne pouvait être délivré qu’à Vienne. Le soir du quinze mars mille neuf cent trente-
huit, alors que Franz Kafka était mort depuis presque quatorze ans, à l’abri de toute angoisse et
de toute culpabilité, de toute persécution, le même express qui partait à onze heures quinze de
Vienne s’est rempli de fugitifs, surtout des Juifs et des gens de gauche, parce que Hitler venait
d’entrer dans la ville, accueilli par une foule qui hurlait comme une meute, qui levait le bras et
criait son nom dans le fracas rauque et unanime d’un océan démesuré, acclamant le Führer et
le Reich, appelant à l’anéantissement des Juifs. Des nazis autrichiens en uniforme montaient
dans l’express de Prague aux gares intermédiaires et mettaient à sac les bagages des fugitifs

358
qu’ils frappaient, injuriaient et soumettaient à des brimades. Beaucoup d’entre eux n’avaient
pas de passeport : à la gare frontalière, les policiers tchèques les empêchaient de continuer leur
voyage. Certains sautaient du train et fuyaient à travers champs, désirant passer la frontière à la
faveur de la nuit. […]

Extrait de Antonio Muñoz Molina, Séfarade © Éditions du Seuil, 2003, pour la traduction française par Philippe Bataillon,
Points, 2005, p. 42-44.

359
« Le décidément divin » 
Roberto Calasso

[…]« Il existe théoriquement une parfaite possibilité terrestre de bonheur, c’est de croire au
décidément divin et de ne pas aspirer à l’atteindre » : c’est ce qu’on lit à la fin de la lettre à Brod
(de 1920). « Il existe théoriquement une parfaite possibilité de bonheur : croire à ce qui est indes-
tructible en nous et ne pas aspirer à l’atteindre » : c’est ce qu’on lit dans le soixante-neuvième
aphorisme de Zürau (de 1918). La phrase de la lettre reproduit l’aphorisme, sauf sur un point :
là où l’aphorisme parlait de l’« indestructible », la lettre parle du « décidément divin ». Et c’est
la seule occasion où Kafka nous aide à comprendre ce qu’il entend par l’« indestructible ». On
sait maintenant qu’on peut au moins lui superposer le « décidément divin » (mais que signifie
ce « décidément » ?). Pour le reste, cet « indestructible » est un mot qui apparaît exclusivement
dans quatre des cent neuf aphorismes de Zürau. Il est vrai qu’il s’agit de phrases mémorables,
mais pourquoi ce mot n’apparaît-il que là ? Pourquoi n’a-t-il jamais été expliqué ? Pourquoi a-t-il
été choisi ?

Ce qui apparaît peut être évanescent, inconsistant, trompeur. Mais à un certain moment,
on touche à quelque chose qui ne cède pas. Kafka appela cela l’« indestructible ». Le mot rappelle
l’aksara védique plus que tout autre terme utilisé dans des traditions moins reculées. Kafka n’a
jamais voulu en préciser le sens. Il a voulu seulement le distinguer soigneusement de toute foi
en un « Dieu personnel ». Il est même allé jusqu’à affirmer que « la foi en un Dieu personnel »
n’est autre qu’«  une des possibilités de s’exprimer  » d’un phénomène largement répandu  : le
« rester caché » de l’« indestructible ». Alors que, d’autre part, « l’homme ne peut vivre sans une
confiance constante en quelque chose d’indestructible à l’intérieur de lui ». Quiconque agit (et
chacun sans exception agit), au moment où il agit, ne peut s’empêcher de se sentir immortel. Et
à quoi peut être dû ce mirage sinon à la vague perception de « quelque chose d’indestructible à
l’intérieur de soi » ? L’indestructible est quelque chose que nous ne pouvons pas nous empêcher
de ressentir, comme la sensation d’être vivant. Mais ce qu’est l’indestructible tend à nous rester
caché. Et il est peut-être opportun qu’il en soit ainsi. […]

Extrait de Roberto Calasso, K., traduit de l’italien par Jean-Paul Manganaro, Gallimard, 2005, p. 357-359. © Éditions Gallimard.

360
« Un tour de force irrésistible
en matière d’imagination »
George Steiner

[…] Nous diminuons la richesse conceptuelle et formelle du Procès, nous passons à côté
de son obsédante duplicité si nous omettons le nerf de la comédie. K. est souvent risible dans
sa raideur, son zèle de col amidonné. Les mensonges d’un Titorelli imbu de lui-même sont
macabres, mais également risibles. Les messagers et acolytes successifs de la cour sont des formes
surgies d’une œuvre de Magritte, tout à la fois menaçantes et d’un humour surréaliste. Sans eux,
nous n’aurions pas les clowns de Beckett. Même le galop halluciné vers l’exécution sur laquelle
s’achève Le Procès fait penser à un cirque.
Dès lors qu’on a fait la part de ce contexte, cependant, et qu’on a pris bonne note du poli-
tique et de l’esprit, du sexe et des clowneries dans l’art de Kafka, la vérité évidente saute aux yeux.
Les inventions de Kafka, et Le Procès avant tout, sont un tour de force irrésistible en matière
d’imagination et de quête métaphysique et religieuse. Les techniques de la narration et du débat
contradictoire dont elles se nourrissent, l’angoisse spirituelle et les lambeaux de vision qu’elles
verbalisent (il y a aussi le coup de poignard onirique des dessins de Kafka) communiquent des
obsessions d’une provenance très nettement exégétique, voire homilétique. Au sein d’un climat
largement profane, et même positiviste, dans un genre –  celui de la fiction en prose  – dont
la source et la légitimité historiques pointent du côté de la mondanité, d’une conception des
affaires, et des relations humaines immanentes et qui, pour l’essentiel, sont comptables devant
la raison, Kafka compose un ensemble de paraboles, d’allégories, de commentaires en mouve-
ment, dont l’aura est, techniquement et au fond, celle du sacré. C’est à ce respect matériel que
contribuent un Kierkegaard avec ses fictions philosophiques et un Dostoïevski avec ses histoires
de sainteté et d’âmes révoltées. Mais le code principal est, de toute évidence, celui de l’héritage
biblique et talmudique. Ce sont les déboires de Caïn et Abel, d’Abraham et d’Isaac, de Job, les
contrariétés qu’ils ont endurées et dont ils ont infligé les justifications énigmatiques, voire scan-
daleuses, à la conscience de l’Occident, qui sont inscrits dans les tourments et l’extinction de
Joseph K.
Les élaborations – poétiques, psychanalytiques, anthropologiques, parodiques – sur les
mythes grecs sont prodigues dans la poésie, la fiction et le théâtre du xxe siècle. Même au faîte de
l’inspiration, dans Ulysse, chez T. S. Eliot ou Pound, dans La Mort de Virgile de Broch, le souffle
est celui de l’écho, de la reconnaissance, plutôt que de la création originale. Les variations sur
des thèmes scripturaires et apocalyptiques sont plus rares. Le répertoire des références bibliques
et des réponses aux textes sacrés s’est amenuisé. C’est en ce sens particulier que Faulkner a bien
pu être le plus authentique contemporain de Kafka. Mais l’aptitude de ce dernier non seulement
à transformer la matière première des Saintes Écritures comme l’épisode de Babel, mais aussi
à éveiller à une vie dévorante les formes de discours secondaire telles qu’elles sont pratiquées
dans les stratégies talmudiques, rabbiniques, midrashiques et (on le soupçonne prudemment)
kabbalistes, demeure unique. (Borges est un disciple de génie.) La pureté de la prose de Kafka,
sa richesse d’abstinence suggèrent le volume rassurant, l’accumulation chorale de la tradition

361
du révélé et de l’herméneutique qui se profilent derrière elles. Dans leur dépouillement, dans
l’innocence redoutable de leur questionnement, ses « fictions de vérité incertaine » représentent
l’unique forme d’art littéraire mondain et «  signé  » virtuellement admissible dans la matrice
judaïque de l’étude de la Torah et du dialogue ininterrompu entre le texte sanctifié et le lecteur.
Comment cultiver autrement le blasphème de la fiction, de l’interprétation (laquelle implique
erreur et fausseté) en sus de la création de Dieu ? […]

Extrait de George Steiner, De la Bible à Kafka (1996), Hachette littératures, 2005, p. 70 -72. DR.

362
« Un cauchemar à la fois
effrayant et cocasse »
Thomas Pavel

[…] L’objectif de Kafka est d’éclairer la question de la Providence et celle de l’autorité


morale individuelle. À cette fin il cherche ses héros dans le quotidien le plus banal et les place
d’un geste décidé dans des situations profondément déconcertantes : dans Le Procès (publication
posthume en 1925), une citation pour des raisons inconnues devant une instance secrète, dans
Le Château (publication posthume en 1926), un contrat géodésique commandé par des autorités
inaccessibles. Une série d’épisodes déprimants mais non dépourvus d’humour noir apprend au
héros que l’étrangeté de sa situation frôle le monstrueux et qu’il n’existe aucun moyen pour y
échapper. Au long de ces épisodes le protagoniste se débat pour sortir de l’incertitude, mais à
chaque coup on lui fait comprendre que ses essais – pourtant parfaitement justifiés de l’avis de
tout le monde – n’ont aucune chance de réussir. Le lecteur découvre que les ponts entre le héros
et le monde sont à toutes fins pratiques coupés, mais non pas, comme chez Joyce et chez Musil, à
cause de l’individualité idiosyncrasique du protagoniste – qui dans les romans de Kafka demeure
d’une banalité à toute épreuve –, mais parce que derrière la mince pellicule de la normalité le
monde se révèle un cauchemar à la fois effrayant et cocasse.
Conçus, au premier abord du moins, selon les règles du récit élaboré, ces romans n’en
entrent pas moins en conflit avec la pratique des intrigues bien agencées. Après une exposition
qui rappelle la pratique du roman du xixe siècle, les œuvres de Kafka retournent, encore plus
résolument que Joyce, Faulkner et Musil, à la pratique prémoderne de l’enfilade d’épisodes qui
soulignent inlassablement les liens d’ordre général entre le moi et le monde. En ceci, Joseph K.,
le protagoniste du Procès, qui fait l’objet d’une procédure de justice exceptionnelle et incom-
préhensible, et K., l’arpenteur du Château, qui tente vainement de se faire accepter par l’admi-
nistration locale, sont les correspondants modernes de Lazarillo de Tormes, menacé à chaque
pas par la misère, de Moll Flanders et de ses innombrables tentatives de s’établir ou de Roxana,
éternellement persécutée par son passé inavouable. Comme dans les vieux romans picaresques,
les épisodes du Procès et ceux du Château pourraient en principe proliférer indéfiniment, leur
rôle n’étant pas de faire progresser le personnage vers le dénouement (tragique dans Le Procès,
probablement heureux dans Le Château), mais de lui révéler par de petites touches successives la
vérité de son rapport au monde. Si par ailleurs Kafka n’a jamais fini ces romans, c’est assurément
parce que la structure épisodique qu’il a redécouverte n’obéit pas à une règle explicite concernant
le nombre d’épisodes requis. Seul le tact de l’auteur, dans les périodes où ce genre de structure
était plus fréquent, était à même de décider du moment où le rapport général des protagonistes
au monde se trouvait suffisamment bien mis en place pour que le roman puisse finir. De toute
évidence, Kafka n’a pas voulu ou su prendre cette décision.
Concernant maintenant le rapport général qui rattache le personnage au monde, ce
rapport prend, dans les romans picaresques tout comme dans ceux de Kafka, la forme d’une
persécution déraisonnable, assaisonnée dans les deux cas du sentiment profond que, malgré
les avanies qu’on lui fait subir, le protagoniste est entièrement dans son droit. La différence,
immédiatement perceptible, entre l’univers picaresque et celui peint par Kafka tient à l’insigne

363
maladresse du protagoniste, qui, au lieu de contourner les obstacles avec la flexibilité rusée
des tricksters, s’entête à les affronter avec l’obstination des héros des romans hellénistiques,
héroïques et populaires, comme si la Providence était toujours là pour garantir son succès. Or la
divinité demeure absente, bien que, chose remarquable à l’âge du désenchantement du monde,
cette absence soit obscurément perçue comme une anomalie et que tout au long de ces romans
l’étrangeté, voire l’injustice extrêmes du monde excitent chez le protagoniste et chez le lecteur
une sorte de certitude (erronée) que les choses ne sauraient en rester là. […]

Extrait de Thomas Pavel, La Pensée du roman, Gallimard, 2003, p. 389-390. © Éditions Gallimard.

364
« Tout est dans une disproportion
radicale »
Georges-Arthur Goldschmidt

[…] Dans Le Procès et dans Le Château, K. le fondé de pouvoir et K. l’arpenteur ne décou-
vrent rien qui ne soit déjà. Le seul fait qu’ils le découvrent dans le champ de leur possible
– l’absence de Klamm dans Le Château et, dans Le Procès, la présence du débarras avec gardiens
et fouetteur – provoque l’annulation du possible par le réel. Le réel n’est que l’état actuel du
possible, mais il est le seul réel dans l’infini des possibles.
Il se peut que K. dérange beaucoup l’administration du Château puisque Klamm ne peut
partir tant que K. est là, mais tout comme K. est sans prise sur le château, le château est sans prise
sur lui – c’est la même chose pour le Joseph du Procès : le tribunal ne peut que s’en débarrasser.
Tout est édifié sur le manque. Au chapitre XVIII du Château, peu après la rencontre manquée
avec Klamm, on propose plus ou moins à K., dont on ne sait que faire, de rencontrer dans les
couloirs de l’auberge des Messieurs un certain Erlanger, censé détenir du pouvoir concernant sa
requête. Mais, fatigué, K. se trompe de porte et entre par erreur dans la chambre où se repose
un autre fonctionnaire nommé Bürgel qui s’intéresse à son cas, lui explique très exactement ce
qu’il en est, et se propose de résoudre se problèmes car, explique-t-il, l’administration tente de
repousser, de décourager l’étranger. Les obstacles sont destinés à paraître insurmontables, mais
il existe des occasions dont la nature est d’être offertes et jamais utilisées : Il en résulte parfois des
occasions qui permettent d’obtenir bien plus de choses que les efforts épuisants de toute une vie – c’est
ainsi. Bien entendu, ces occasions, en revanche, ne coïncident jamais avec la situation générale dans la
mesure où elles ne sont jamais utilisées, explique Bürgel à K. L’occasion n’apparaît comme telle que
manquée ; tout est tout près, accessible et hors d’atteinte. La plupart du temps celui qu’on cherche
habite tout à côté […]. Cela vient de ce qu’on ne sait rien de ce voisin qu’on cherche. On ne sait en
effet ni qu’on le cherche ni qu’il habite à côté, mais, dans ce cas, il habite sûrement à côté, écrit-il dans
son Journal le 2 août 1917.
Tel est bien le contenu de ce qu’il écrit : l’irréversibilité du fortuit. L’occasion offerte, c’est
toujours celle qu’on ne voit pas : La partie adverse nous contraint en pleine nuit, comme les brigands
dans la forêt, à des sacrifices dont nous ne serions sinon jamais capables, dit encore Bürgel à K. qui,
épuisé de fatigue, s’est allongé au pied du lit de celui-ci et s’endort au moment précis où l’occa-
sion tant attendue lui est enfin offerte.
Tout est dans une disproportion radicale, et K. apparaît au lecteur dans le porte-à-faux, le
vide de l’inaboutissement. Il y a un autre tracé possible, mais il n’existe pas. Tout peut à tout
instant se passer autrement mais rien ne se passe autrement que cela se passe. Les forces physiques
vont jusqu’à une certaine limite, justement, elle aussi est significative… C’est ainsi que le monde
corrige lui-même son cours et conserve l’équilibre, dit encore Bürgel à K. profondément endormi,
et, continue-t-il un peu plus bas, les occasions ne manquent pas qui sont pour ainsi dire trop
nombreuses pour être utilisées, il y a des choses qui n’échouent que de leur fait.
Chacun est ce qu’il manque, tout est fait de ce qui n’a pas eu lieu : c’est par la défaillance
de l’occasion qu’émerge l’existence individuelle. Les occasions n’apparaissent manquées que

365
lorsqu’elles ne sont pas manquées. Elles n’apparaissent pas comme de véritables occasions mais
elles s’immergent dans le cours normal des choses. Les personnages de Kafka représentent juste-
ment l’obstacle à ce déroulement des choses, ils encombrent et gênent. Par exemple, la présence
de K. dans les couloirs de l’auberge des Messieurs, après son entrevue avec Bürgel, rend impos-
sible la distribution matinale des dossiers. Le matin suivant l’aubergiste lui reproche de s’être
trouvé là et dit : N’avait-il pas donc pas remarqué avec quelles difficultés s’était déroulée la distri-
bution des dossiers, chose incompréhensible en soi […]. Et vraiment il n’était pas venu le moins du
monde à l’esprit de K. que la cause principale de toutes les difficultés était celle-ci : la distribution
devait avoir lieu des portes fermées, sans possibilité de relations directes entre ces Messieurs.
[…] K. ne commet rien, ne fait rien, il est là, simplement. K. est concomitant à ce qui l’en-
toure, il n’y a pas l’un sans l’autre, et c’est en quelque sorte cet avec qui est au cœur de l’écriture
ou, pour dire autrement : il n’y a pas de sans. Partout où est K., le où est là en même temps ; il
n’y a pas l’un sans l’autre. En d’autres termes, il n’y a pas d’en soi ; jamais K. ne verra le château
ni le village comme ils sont quand il n’est pas là, jamais Joseph K. ne verra le tribunal sans qu’il
y soit, lui, Joseph K. Sa faute, c’est lui, il n’a pas commis de faute, il est la faute, la faute d’être
présent. […]

Extrait de Georges-Arthur Goldschmidt, Celui qu’on cherche habite juste à côté. Lecture de Kafka, Lagrasse, Éditions Verdier, 2007,
p. 61-65. © Éditions Verdier.

366
« Dora »
Michael Kumpfmüller

[…] Sur le chemin de la gare, en fin d’après-midi, Ottla lui dit qu’elle le comprend. Dora est
différente de nous, mais c’est précisément ce qui t’attire chez elle, n’est-ce pas ? Elle est de l’Est,
à quoi bon vouloir taire ce qui saute aux yeux, n’empêche que nous avons des points communs,
estime-t-il, le sens pratique que tous deux ont reçu en partage, et aussi leur façon de rire. Le père
ne verrait que l’Est. Pour la première fois, sans doute, ils n’ont pas parlé du père, quatre heures
durant pas un seul mot n’a été échangé à son sujet, c’est qu’ils vivent à présent leur propre vie,
chacun à sa manière, la sœur avec Joseph et les filles, et lui-même avec Dora, ici, à Steglitz.
À sa propre surprise, il continue d’écrire sans relâche. Dans la nuit qui suit le départ d’Ottla,
il commence une nouvelle histoire dont il ne sait pas où elle le mènera, en tout cas pas à Berlin,
il y est question d’un animal dans son terrier. Depuis plusieurs jours, il dort moyennement bien,
mais il écrit, il vit avec cette femme, ils sont ensemble dans ce logement, mais il écrit malgré tout.
Il a lu à Dora l’histoire-de-madame-Hermann, plusieurs passages l’ont fait rire, pourtant le sujet
de l’histoire n’est pas du tout madame Hermann, mais cela, Dora ne le sait pas.
Il lui suffit de tourner légèrement la tête pour ne plus regarder qu’au-dedans, or quelque
chose, dirait-on, a changé du tout au tout, aussi étonnant que cela paraisse. Il n’a toujours eu
qu’à tourner la tête pour y arriver, lui semble-t-il, et voilà que tout à coup il regarde au-dehors
où se trouvent Dora et l’expérience de la communauté à laquelle il l’associe.
Il a déjà souvent écrit des histoires d’animaux, certaines traitent des créatures les plus viles,
l’une d’entre elles a pour sujet un cafard, ailleurs il est question d’un singe, d’une taupe géante,
d’un vautour. Chiens et chacals y sont représentés, on y rencontre incidemment des léopards, le
chat qui mange la souris.
La nouvelle histoire commence ainsi : C’est moi qui ai agencé le terrier et il semble que ce
soit une réussite. De l’extérieur, en effet, seul un grand trou est visible, mais en réalité il ne mène
nulle part, après quelques pas seulement on se heurte à un bloc de pierre naturelle.
Quoi d’autre ? La première neige est tombée, il fait très froid, très peu de soleil, de loin en
loin seulement, il y a des jours qu’il n’a pratiquement pas mis le nez dehors.
Les Berlinois sont affamés, des dons alimentaires affluent en provenance de toute l’Europe,
il ne suit tout cela que de loin ; de temps à autre un détail que lui rapporte Dora quand elle
rentre des courses ou qu’elle a rencontré des amis. On s’est habitué au spectacle des mendiants,
malheureusement c’est la moitié de la ville qui mendie à présent dans la rue, les gens sont acca-
blés, en proie à un désespoir mêlé de résignation, la situation reste tendue dans le quartier des
Granges depuis les débordements antisémites de novembre. Dora dit que le Foyer populaire juif
est condamné, elle voudrait faire quelque chose, pas seulement de la soupe pour les plus pauvres
d’entre les pauvres, mais quelque chose pour que ça change.
Doit-on écrire sur le monde ou le changer ? […]

Extrait de Michael Kumpfmüller, La Splendeur de la vie, roman, Albin Michel, 2012. © Albin Michel.

367
Les sœurs de Kafka
Andrzej Bart

[…] Jurek eut le temps de nous rattraper à mi-chemin.


— Je viens de reconnaître les sœurs de Franz Kafka ! Ce sont les deux au fond du couloir.
Le monsieur chauve, c’est le mari de l’aînée…
Si l’humanité décidait de devenir folle, Jurek serait le dernier, et c’était donc comme s’il
n’avait pas lui-même choisi de m’accompagner dans ma maladie. Je ne sais pas pour qui, mais il
tombait à pic. Combien de temps avais-je perdu à essayer de savoir pourquoi Gabriela Herman-
nova et Valeria Pollakova avec son mari Joseph avaient été amenés à Lodz justement, et pourquoi
Ottilia Davidova avait plus tard été conduite à Terezin, le « meilleur » ghetto ? Combien de fois
ai-je erré en direction de la baraque de la gare de Radegast pour deviner ce qu’ils avaient vu en
débarquant du train en hiver dans un terrain vague, puis en marchant dans une foule poussée
entre de misérables terrains vagues et des maisons biscornues  ? Avaient-ils perçu l’odeur des
immondices coulant dans les caniveaux, et ont-ils eu peur alors de ce monde ou de l’autre ? Des
milliers de gens étaient passés par ce chemin, mais je n’étais lié qu’à ces deux dames.
Devaient-elles être pour moi les remplaçantes de Franz qui, s’il n’avait été sauvé par la
tuberculose, aurait pu lui aussi se retrouver à Lodz  ? Je suis entré dans les maisons où elles
avaient habité pour voir les mêmes choses qu’elles quand elles grimpaient les escaliers. Leur
frère aurait pu regarder l’horreur de ces cours. L’aurait-on poussé dans la pièce bondée de la rue
Gnieznienska, ou de la rue Franciszkanska, là où Valeria était avec son mari ? Et Rumkowski ? Il
n’aurait certainement pas su qui il aurait eu dans le ghetto, puisque qu’il ne s’agissait pas d’une
marchandise à lui, comme aurait dit Nachman Sonnabend avec qui j’avais passé des heures à
parler, et pas seulement de littérature. Franz serait donc parti avec ses sœurs le 10 août 1942 par
le premier transport pour Chelmno. Comme tout le monde, il aurait été accueilli par un aimable
SS : « Pour autant que je sache, vous n’aviez pas à Lodz de conditions satisfaisantes pour rester
propres. Ces camions vont vous conduire à un endroit où on s’occupe d’hygiène… » Dans le
camion en marche, il aurait souffert comme les autres, car on prend plus de temps à mourir de
gaz d’échappement que du zyklon B qui fut employé par la suite à Auschwitz. Pour ce qui est
des divagations qui lui seraient alors passées par la tête, laissons-les aux gens sains d’esprit. Il faut
juste rappeler que chez beaucoup de ceux que l’on empoisonne aux gaz d’échappement le cerveau
peut vivre encore alors que l’on défait déjà de leurs corps inertes les robes et les manteaux, et qui
sait si ce n’est plus longtemps.
Peut-on s’étonner si moi j’ai contemplé ces femmes que désignait Jurek en m’efforçant d’y
retrouver des traits connus de tous. Je retrouvais une dignité, miracle, de têtes chenues portant
haut. Josef Pollak, plus âgé de huit ans que Valeria, et d’un an que Franz, m’avait l’air d’un
homme d’un grand âge. Et pourtant, il n’avait pas encore atteint la soixantaine. C’était peut-
être la calvitie, ou peut-être un sentiment d’impuissance chez ce soldat de la première guerre
mondiale ? Quelle horreur si me vient à l’idée devant eux que je préférerais voir ici Ottla. Devant
elle, Kafka n’avait pas de secrets, et il a plus ou moins habité avec elle dans les dernières années
de sa vie. Par son caractère décidé, elle rappelait son père, et elle fut la seule à savoir s’opposer à
lui. Elle osa même se marier selon son choix, épousant un catholique tchèque dont elle divorcera
pour son bien à lui lorsque commenceront les persécutions des Juifs. À Terezin, Ottla se portera

368
volontaire pour s’occuper de plus de mille enfants, puis en sept heures et quarante-cinq minutes
elle arrivera avec eux en Pologne. C’est le temps que prit le transport de ce convoi pour les
chambres à gaz d’Auschwitz. Il ne fallait cependant pas se plaindre. Ottla était absente, je devais
me contenter de Gabriela et de Valeria, d’autant qu’on disait qu’Ottla était sourde comme un
pot à la littérature. Ça devait lui venir de son père.
— Tu lis Kafka en allemand ? Avant la guerre j’avais demandé à maman si elle pouvait m’acheter
ses Gesammelte Schriften. J’ai les six volumes. — Dora me dit ça en tchèque, et par je ne sais quel
miracle je comprends chaque mot, y compris sest svazku, ce qui sonne tout de même différem-
ment qu’en polonais « six volumes ». Jurek a l’air très concentré, donc tout indique qu’il est tombé
malade indépendamment de moi. Serait-ce une épidémie ? Je ne pouvais l’exclure. Je voulais dire
quelque chose de sensé à toutes les deux, et j’ouvris donc la bouche lorsque quelqu’un posa une
main sur mon épaule. Un petit homme nerveux, avec des défauts inégaux dans la dentition. Il
me rappelait le concierge d’une des écoles où j’avais cherché mon bonheur. « Nous vous invitons
en classe. » Un ton en apparence de plaisanterie, mais rien n’indiquait qu’on aurait pu refuser.
Jurek s’avance avec moi, mais un geste du concierge suffit pour l’arrêter au premier pas. J’ai le
temps encore de sourire à Dora et je suis poussé dans la salle ; les gens dans le couloir rêvaient de
parvenir jusqu’à elle. J’étais un homme du couloir, donc je devais me réjouir. […]

Traduit du polonais par Eric Veaux.


Extrait de Andrzej Bart, La Fabrique d’attrape-mouches, roman. À paraître aux éditions L’Âge d’Homme.

369
Situations « kafkaïennes »
Ryzszard Kapuscinskit

Des années cinquante à la fin du XXème siècle, le reporter polonais Ryszard Kapuscinski (1932-
2007) a vu flamber les révolutions et s’effondrer les empires. Dans son livre sur l’Éthiopie, Le Négus
(1978), traduit dans plus de vingt langues, on peut voir que les situations « kafkaïennes » n’épargnent
pas les grands de ce monde :
[…] Un souverain, c’est avant tout une convention avec des règles précises. Imaginez-vous,
mon cher ami, que Sa Très Exceptionnelle Majesté ait l’habitude de faire des surprises. Suppo-
sons, par exemple, qu’elle prenne l’avion en direction du Nord où tout est prêt pour l’accueillir –
protocole irréprochable, cérémonies parfaitement réglées, province étincelante comme un miroir
– et soudain, dans l’avion, Sa Vénérable Majesté interpelle le pilote et lui ordonne : Mon fils, fais
demi-tour ! Nous allons vers le sud ! Or, dans le sud, c’est le vide ! Rien n’est prêt, tout est né-
gligé, crasseux, déguenillé, noir de mouches. Le gouverneur est monté à la capitale, les notables
dorment, la police parcourt les villages pour plumer ses habitants. Imaginez-vous le malaise de Sa
Bienveillante Majesté ! Sans parler de l’affront à sa dignité ! Et du ridicule, même, osons nommer
les choses par leurs noms ! Nous avons des provinces où le peuple est désespérément sauvage, nu
et païen. Sans l’autorité de la police il serait capable d’offenser Sa majesté Impériale. Nous avons
des provinces où la paysannerie inculte serait capable de fuir de peur à la vue du monarque. Ima-
ginez-vous, mon cher ami, Sa Très Exceptionnelle Majesté tout juste sortie de l’avion, et autour
d’elle c’est le néant, le silence, des champs déserts, pas âme qui vive à mille lieues à la ronde.
Personne à qui s’adresser, à qui faire un discours, à consoler, pas un arc de triomphe, pas même
une voiture. Que faire ? Comment se comporter ? Poser un trône et dérouler un tapis ? L’effet
serait pire encore, d’un ridicule fini. N’est-ce pas l’humilité des sujets qui crée la puissance du
trône et lui confère un sens ? Sans elle, le trône n’est qu’une décoration, un siège inconfortable
au velours râpé et aux ressorts distendus. Un trône dans un désert inhabité, c’est burlesque, gro-
tesque, extravagant. Y prendre place ? Attendre ? Compter sur la venue d’un sujet qui viendrait
rendre hommage ? Sans compter qu’il n’y a même pas de voiture pour aller chercher le préfet de
village. Que reste-t-il donc à faire à Sa Majesté ? Jeter un regard autour d’elle, se rasseoir dans
l’avion et rebrousser chemin vers le nord où elle est attendue dans l’allégresse et l’impatience ;
protocoles, cérémonies et décors plus étincelants qu’un miroir. Vu les circonstances, peut-on
s’étonner que Sa Clémente Majesté n’aimait pas les surprises ? […] Aujourd’hui, les dévastateurs
du pouvoir monarchique reprochent à Sa Très Valeureuse Majesté d’avoir fait construire, dans
chaque province, un Palais prêt à la recevoir à tout moment. Certes, ces constructions ont généré
certains excès. C’est le cas, par exemple, de l’impressionnant Palais construit au cœur du désert
de l’Ogaden et entretenu pendant des années avec valetaille au complet et garde-manger toujours
plein et frais alors que son Infatigable Majesté n’y passa qu’une seule journée. Mais supposons
que Son itinéraire ait conduit Sa Magnanime Majesté à passer une nuit au cœur du désert. La
nécessité de ce Palais n’aurait-elle pas été évidente ? Notre peuple obscur est, hélas ! incapable de
comprendre les raisons supérieures qui guident les actes de nos monarques.
Ryszard Kapuscinski, Œuvres, traduction du polonais et notices par Véronique Patte, Flammarion, 2014, p. 306-308.

370
Après Kafka

Jean-Pierre Morel

Bref rappel du destin qu’ont conu, après 1924, ceux qui – parents, femmes aimées, amis,
relations, éditeurs, critiques – avaient eu part à la vie de Kafka.

1927 :
Retour de Milena Jesenská à Prague, après dix années à Vienne et en Allemagne. Ayant divorcé
d’Ernst Pollak en 1924, elle épouse un architecte tchèque, Jaromir Krejcar.

1930 :
À la fin de l’année, Felice Bauer émigre en Suisse, avec son mari, le banquier Moritz Marasse,
qu’elle a épousé en 1919, et leurs deux enfants, alors âgés de neuf et dix ans.

1931 :
Juin : mort du père de Kafka à Prague.

1932 :
À Berlin, Dora Diamant, qui, à partir de 1926, a fait des études de théâtre et travaillé comme
comédienne, épouse Lutz Lask, économiste membre du Parti communiste allemand, auquel elle
a elle-même adhéré un an plus tôt.

1933 :
Arrestation et détention de Dora Diamant. La Gestapo saisit les manuscrits de Kafka qu’elle
avait conservés. Franz Blei, qui a été notamment le directeur d’Hyperion (1908-1910) émigre à
Majorque.Willy Haas, qui a dirigé les Herderblätter (1911-1912), quitte Berlin pour retourner
à Prague, sa ville natale. Sophie Brod, la sœur de Max et d’Otto, et son mari (depuis 1910),
Max Friedmann (qui est aussi le cousin de Felice Bauer), quittent Breslau pour les Etats-Unis.
Robert Klopstock, ami de Kafka dans les dernières années, quitte l’Allemagne où il exerçait la
médecine depuis 1928 pour retourner en Hongrie, son pays natal.

1934 :  
Septembre : mort de la mère de Kafka à Prague.

1936 :
Felice Bauer quitte l’Europe avec sa famille pour les États-Unis. Dora Diamant rejoint son mari
qui s’est réfugié en URSS. Mort à Berlin de l’actrice, danseuse et romancière Rahel Sanzara,
longtemps l’amie de l’écrivain Ernst Weiß ; Kafka l’avait rencontrée à Berlin en 1913 et a fait un
séjour avec le couple à Marielyst en juillet 1914, tout de suite après la rupture de ses fiançailles.
Ils se sont revus à Prague entre 1919 et 1921.

371
1938 :
Après l’arrestation et la déportation de son mari, Dora Diamant parvient à quitter l’URSS avec
sa fille née en 1934.
1939 :
Mort à Prague de Karl Herrmann, mari de la première sœur de Kafka, Elli. Celle-ci se retrouve
dans une situation matérielle difficile. Dans la nuit du 14 au 15 mars 1939, juste avant l’entrée
des troupes allemandes, Felix Weltsch, sa femme et leur fille, ainsi que Max Brod et sa femme,
quittent Prague, avec d’autres amis juifs, pour la Palestine.
Novembre  : Milena Jesenská, membre d’une organisation de résistance, est arrêtée par la
Gestapo. Un peu plus tôt, elle a remis à Willy Haas les lettres qu’elle a reçues jadis de Kafka.
En quittant Prague pour l’Inde, Willy Haas les confie à des amis (et les publiera en 1955).
Milena sera ensuite déportée à Ravensbrück.

1940 :
Mort à Vence de René Schickele, qui a le premier publié La Métamorphose ; il avait quitté l’Al-
lemagne à la fin de 1932. Mort à Londres d’Otto Pick, un ami pragois, avec lequel Kafka s’était
rendu en 1913 à Berlin, à Leipzig et à Vienne, et qui a quitté Prague après l’occupation alle-
mande. Suicide d’Ernst Weiß, exilé d’Allemagne depuis 1933, à l’entrée des troupes allemandes
à Paris (14 juin). Mort d’Ewald Felix Přibram, ami de Kafka depuis le lycée et qui s’est réfugié
en Belgique après la chute de la Tchécoslovaquie : il est tué en tentant de gagner l’Angleterre par
bateau. La même année, départ pour les Etats-Unis de Franz Werfel, dont les œuvres et le succès
ont toujours inspiré à Kafka des réactions passionnées, notamment dans les années 1912-1914
et en 1922 ; il vivait en France depuis l’annexion de l’Autriche au IIIe Reich.

1941 :
Mars : mort d’Oskar Baum à l’hôpital juif de Prague, des suites d’une opération. Il était depuis
1922 le chroniqueur musical du journal allemand, Prager Presse, dont il a été renvoyé en décembre
1938. Sa femme Margarete (née en 1874) meurt plus tard en déportation à Theresienstadt.
Octobre : Elli Hermann, première sœur de Kafka, est déportée à Lodz avec sa fille Hanna. Elle
est probablement morte, gazée, à Chelmno, à l’automne 1942 ; Valli, deuxième sœur de Kafka,
et son mari Josef Pollak, ont dû subir le même sort.

1942 :
Otto Brod, le frère cadet de Max Brod, écrivain connu dans les années 1930, est déporté à
Theresienstadt avec sa femme et sa fille ; il mourra assassiné à Auschwitz en 1944. Mort en exil,
à Londres, de Rudolf Fuchs, que Kafka connaissait depuis 1912. 15 avril : mort en exil de Robert
Musil à Genève. Juillet : mort de Franz Blei, co-fondateur d’Hyperion (en 1908), après neuf ans
d’exil en Espagne puis aux États-Unis : Jizchak Löwy, qui s’est fixé en Pologne en 1920, après
quinze années à l’étranger, et y a fondé plusieurs groupes de théâtre, est déporté du ghetto de
Varsovie et assassiné à Treblinka.
Août : divorce d’Ottla, troisième sœur de Kafka, et de Josef David. Ottla, qui n’est plus protégée
par son mariage avec un catholique, est déportée à Theresienstadt. Mort à Tel Aviv de la femme
de Max Brod. Octobre : Siegfried Löwy, l’un des oncles maternels de Kafka, le « médecin de
campagne », se suicide à Prague la veille de sa déportation à Theresienstadt. Mort à Bruxelles de
l’auteur dramatique Carl Sternheim, l’autre fondateur d’Hyperion en 1908.

1943 :
Octobre : Ottla se porte volontaire pour accompagner un transport d’enfants juifs polonais à
Auschwitz. Elle y est assassinée.

372
1944 :
17 mai : mort à Ravensbrück, d’une maladie des reins, de Milena Jesenská, entourée de
Margarete Buber-Neumann et de ses camarades tchèques de captivité. Mort à Auschwitz
de Paul Kisch, ami d’enfance de Kafka, rédacteur depuis 1913 au quotidien allemand
Bohemia. Mort à Auschwitz de Grete Bloch, qui, de l’automne 1913 à l’été 1914, avait joué
un rôle important entre Kafka et Felice et contribué à la rupture de leurs fiançailles : elle a
travaillé à Berlin jusqu’en 1935 et vécu ensuite en Suisse (chez Felice), en Palestine (briè-
vement) et surtout en Italie, où les Allemands l’ont arrêtée en mai 19441. Fin août : mort
à Auschwitz de Julie Wohryzek-Werner, la seconde fiancée de Kafka (1919), déportée de
Prague en avril 1944.

1945 :
Août : mort à Beverly Hills de Franz Werfel, dont le dernier livre, Le Chant de Bernadette (1941),
a été un succès mondial.

1949 :
Mort à Berlin-Est de Paul Wiegler, ancien rédacteur à Bohemia (Prague), qui avait accueilli
plusieurs textes de Kafka entre 1909 et 1912.

1952 :
15 août : mort à Londres de Dora Diamant. Elle vivait en Angleterre depuis dix ans. Un an plus
tard, en URSS, son mari est libéré et autorisé à partir vivre en Allemagne de l’Est.

1959 :
Mort à Jérusalem de Siegmund Kaznelson, ancien rédacteur en chef de la Selbstwehr, qui avait
publié Devant la loi et Un rêve (1915 et 1916), et avait émigré en Palestine en 1937.

1953 :
Mort à Vienne d’Hedwig Weiler-Herzka, la première destinataire de lettres d’amour envoyées
par Kafka (automne 1907).

1960 :
Mort de Felice Bauer à Rye, près de New York.

1963 :
Mort de Sophie Friedmann, la sœur de Max Brod, à Chicago. Mort accidentelle à Ludwigs-
bourg, en RFA, de Kurt Wolff qui a été, de 1912 à 1923, l’éditeur de Kafka.

1964 :
Mort à Jérusalem de Felix Weltsch, qui a travaillé à la Bibliothèque nationale universitaire et
publié des livres de philosophie. En 1957, il a écrit un livre en allemand, Religion et humour dans
la vie et l’œuvre de Franz Kafka.

1965 :
Mort de Martin Buber à Jérusalem ; sa première rencontre avec Kafka date de janvier 1913 à
Prague.

1968 :  
20 décembre : mort de Max Brod à Tel Aviv.

373
1972 :
Mort à New York de Robert Klopstock, spécialiste de chirurgie pulmonaire ; il avait émigré aux
États-Unis en 1937.
1973 :
Mort à Hambourg de Willy Haas, qui, en 1955, a donné la première édition des Lettres à Milena.

1975 :
Mort d’Hugo Bergmann à Jérusalem. Professeur de philosophie depuis 1935, il a été aussi doyen
de l’Université hébraïque (1935-1938), auteur de nombreux ouvrages et de traductions. Mort
à Marbach de Kurt Pinthus, ancien collaborateur des éditions Kurt Wolff à Leipzig, que Kafka
avait rencontré en juin 1912.

note

1. Dans une lettre à un ami, écrite en 1940, Grete Bloch a dit qu’elle aurait eu, à la fin de l’été 1914, un fils qui n’aurait
ensuite vécu que sept ans ; elle ne donne pas le nom du père, mais certains détails qui accompagnent cette révélation ont
permis à des commentateurs de prétendre qu’il s’agissait de Kafka.

374
Repères bibliographiques

Liste des principales éditions de Kafka utilisées dans ce Cahier.


Les titres des volumes sont suivis, entre parenthèses, des abréviations par lesquelles ils sont
désignés dans les textes et les notes :

I. En Français :
F. Kafka, Œuvres complètes, édition présentée et annotée par Claude David, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la Pléiade » :
– I. Romans, 1976 (= OC, I).
– II. Récits et fragments narratifs, 1980 (= OC, II).
– III. Journaux. Lettres à sa famille et à ses amis, 1984 (= OC, III).
– IV. Lettres à Felice. Lettre à son père. Lettres à Milena. Articles et allocutions, textes professionnels,
1989 (= OC, IV).

F. Kafka, [Œuvres], Traduction, préface et notes de Bernard Lortholary, GF-Flammarion :


– Le Procès, 1983.
– Le Château (d’après le dernier état du manuscrit laissé par Kafka), 1984.
– Amerika ou le Disparu (d’après le dernier état du texte de Kafka), 1988.
– La Métamorphose suivie de Description d’un combat, 1988 (= M ).
– Dans la colonie pénitentiaire et autres nouvelles [Considération. Le Verdict. Dans la colonie
pénitentiaire. Un médecin de campagne.], 1991 (= CP).
– Un jeûneur et autres nouvelles, 1993 (= J ).

F. Kafka, Récits, romans, journaux, édition composée, commentée et annotée par Brigitte
Vergne-Cain et Gérard Rudent, traductions de François Mathieu, Axel Nesme, Marthe Robert...
[et al.], Librairie générale française, coll. « La pochothèque, Classiques modernes », 2000 (= RRJ ).

F. Kafka, Cahiers in-octavo, traduction de l’allemand et présentation par Pierre Deshusses,


Payot et Rivages, 2009 (= C8°).

F. Kafka, Les Aphorismes de Zürau, édition de Roberto Calasso, traduction de l’allemand par
Hélène Thiérard, Gallimard, coll. « Arcades », 2010 (= AZ ).

II. En Allemand :
[Éd. critique:] Schriften, Tagebücher. Kritische Ausgabe [KA]. Éd. Jürgen Born, Gerhard
Neumann, Malcolm Pasley et Jost Schillemeit. Francfort/ Main :
Das Schloß [Le Château], éd. M. Pasley, 1982.
Der Verschollene [Le Disparu], éd. J. Schillemeit, 1983.
Der Proceß, éd. M. Pasley, réd. Hans-Gerd Koch, 1990 (= P ).
Tagebücher [Journaux], éd. H.-G. Koch, Michael Müller et M. Pasley, 1990 (= T ).

375
Nachgelassene Schriften und Fragmente II [Écrits et fragments inédits], éd. J.  Schillemeit,
1992 (= NSF, II ; et, pour le volume de notes correspondant : = NSF, II : A ).
Nachgelassene Schriften und Fragmente I, éd. M. Pasley, 1993 (= NSF, I).
Drucke zu Lebzeiten [Œuvres publiées du vivant de l’auteur], éd. Wolf Kittler, H.-G. Koch
et G. Neumann, 1996 (= DL ; et, pour le volume de notes correspondant : = DL : A ).
Amtliche Schriften [Écrits professionnels], éd. Klaus Hermsdorf et B. Wagner, 2004 (= AS).
Briefe [Lettres], éd. H.-G. Koch, 4 volumes parus : Briefe 1900-1912, 1999 ; Briefe 1913-
März 1914, 2001 ; Briefe April 1914-1917, 2005 ; Briefe 1918-1920, 2011.

[Édition historique et critique  :] Historisch-Kritische Franz Kafka Ausgabe sämtlicher


Handschriften, Drucke und Typoskripte [FKA], éd. Roland Reuß et Peter Staengle. Bâle,
Francfort/M., Stroemfeld / Roter Stern :
Einleitung [Introduction], éd. R. Reuß, en collaboration avec P. Staengle, Michel Leiner et
KD Wolff, 1995.
Der Process, éd. en fac-similé par R. Reuß et P. Staengle, 1997.
Beschreibung eines Kampfes / Gegen zwölf Uhr [Descrition d’un combat/Vers minuit], éd. en
fac-similé par R. Reuß en collaboration avec P. Staengle et Joachim Unseld, 1999.
Oxforder Quarthefte 1&2 [Carnets in-4° d’Oxford 1 et 2], éd. en fac-similé par R. Reuß et
P. Staengle, 2001.
Oxforder Quartheft 17 (Die Verwandlung) [Carnet in-4° d’Oxford 17 (La Métamorphose)],
éd. en fac-similé par R. Reuß et P. Staengle, 2003.
Oxforder Oktavhefte [Carnets in-8° d’Oxford], éd. en fac-similé par R. Reuß et P. Staengle :
1&2, 2006 ; 3&4, 2007 ; 5&6, 2009 ; 7&8, 2011 (= 8°Ox1-8°Ox8).
Zürauer Zettel [Feuillets de Zürau], éd. en fac-similé par R. Reuß et P. Staengle, 2011. 

****
Quelques sites en ligne recommandés :
www.franzkafka.de : fait partie du site de l’éditeur allemand Fischer ; présentation élégante,
et fréquentes mises à jour ; donne des indications biographiques et critiques appréciables.
www. kafka.org : The Kafka Project by Mauro Nervi ; donne notamment accès à tous les
textes originaux dans la version de l’Édition critique Fischer (sauf les Lettres et les écrits profes-
sionnels) ; présentation très compacte ; accueille aussi de nombreuses contributions critiques.
www.homepage.univie.ac.at/werner.haas : donne le texte allemand des Lettres et des
Journaux ; recherche possible par mots ou groupe de mots ou par dates (années) ; le texte n’est
cependant pas celui de l’Édition critique.
www.textkritif.de/findbuch.index.htm : permet la recherche de concordances entre l’édi-
tion de Max Brod, l’Édition critique et l’Édition historique et critique, en partant d’un passage
de l’une des trois ; nécessite une connaissance préalable de l’organisation de ces trois éditions.

www.kafka-gesellschaft.de
www.kafkasocietyofamerica.org
www.kafka-research.ox.ac.uk
www.kafka-atlas.org (en cours d’élaboration)

(Les quatre derniers sites sont ceux de sociétés savantes ou de centres de recherche, ils sont
de ce fait très spécialisés).

376
Biographie des contributeurs

Wolfgang Asholt. Professeur de littératures romanes à l’Université d’Osnabrück et profes-


seur honoraire à l’Université Humboldt de Berlin, directeur de la revue Lendemains. Parmi ses
dernières publications françaises : Dans le dehors du monde (2010) ; Assia Djebar, littérature et
transmission (2010), deux ouvrages en codirection, issus de colloques à Cerisy et publiés aux
Presses de la Sorbonne nouvelle Paris 3.

Caspar Battegay. Maître-assistant à l’Institut d’Études Juives de l’Université de Bâle depuis


2010. De 2005 à 2009, collaborateur scientifique à la Hochschule für Jüdische Studien de
Heidelberg. A notamment publié Judentum und Popkultur. Ein Essay (2012) ; Das andere Blut.
Gemeinschaft im deutsch-jüdischen Schreiben 1830-1930 (2011) ; Schrift und Zeit in Franz Kafkas
Oktavheften (2010), en collaboration avec Felix Christen et Wolfram Groddeck.

Volker Braun. Poète, dramaturge, romancier, essayiste, l’un des principaux écrivains alle-
mands de l’ancienne RDA ; a commencé par travailler à la « production » avant d’étudier la
philosophie. Souvent en froid avec les autorités, notamment de 1968 au début des années 1980.
A reçu des prix littéraires importants dans son pays, puis dans l’Allemagne réunifiée. Dernier
livre traduit : Le Grand Bousillage (2008 ; traduction française 2014).

Pascale Casanova. Chercheure et professeure de littérature à Duke University. A publié, outre


de nombreux articles sur la littérature mondiale, trois livres : Beckett l’Abstracteur (1997) ; La Répu-
blique mondiale des Lettres (2008), traduit dans une douzaine de langues ; Kafka en colère (2012).

Jean-Pierre Gaxie. A publié un recueil de proses intitulé  Graffites (1970) et exposé 


La Loquèle, un travail poétique en 1981 à la galerie Arlogos à Nantes. Un voyage marquant en
Égypte en 1983 ayant réorienté son écriture, il a publié L’Égypte de Franz Kafka (2002) ; Kafka
prince de l’identité (2005) ; L’Antienne Égypte de Chateaubriand à Raymond Roussel (2009).

Georges-Arthur Goldschmidt. Écrivain et traducteur français, d’origine allemande  ;


a notamment traduit Walter Benjamin, Peter Handke, Kafka (Le  Procès, 1974  ; Le Château,
1976), Nietzsche et Adalbert Stifter ; à propos de Kafka, a notamment publié Le Poing dans la
bouche (2004) et Celui qu’on cherche habite juste à côté (2007).

Jean Jourdheuil. Metteur en scène de théâtre et d’opéra, traducteur et essayiste ; maître


de conférences en arts du spectacle à l’Université Paris Ouest Nanterre. Dernière mise en scène
à Paris : Philoctète d’Heiner Müller, Théâtre de la Ville (2009). A notamment publié : L’Artiste,
la politique, la production (1976), Le Théâtre, l’artiste, l’État (1979), Un théâtre du regard. Gilles
Aillaud : le refus du pathos (2002).

Alexandre Kluge. Réalisateur de cinéma et de télévision et écrivain allemand, l’un des


représentants majeurs de Nouveau Cinéma des années 1960-1970 ; Lion d’Or à la Mostra de
Venise en 1968 ; maître d’œuvre du film collectif L’Allemagne en automne (1977). Derniers livres
traduits : Décembre (avec Gerhard Richter) (2012) ; L’Utopie des sentiments. Essais et histoires de
cinéma (2014). En préparation : Chronique des sentiments, I.

377
Christoph König. Depuis 2006, professeur de littérature allemande moderne et contem-
poraine, Université d’Osnabrück ; membre du PEN-club allemand et du Wissenschaftskolleg
(Berlin) ; spécialiste notamment d’Hugo von Hofmannsthal, Rilke et Paul Celan  ; éditeur
de l'Internationales Germanistenlexikon 1800-1950 ; co-directeur avec Heinz Wissmann de
La Lecture Insistante. Autour de Jean Bollack (2011).

Carole Ksiazenicer-Matheron. Maître de conférences en littérature comparée à l’Univer-


sité Sorbonne nouvelle Paris 3 ; a publié Les Temps de la fin (Roth, Singer, Boulgakov) (2006)
et Déplier le temps  : Israël Joshua Singer, un écrivain yiddish dans l’Histoire (2012), ainsi que
des traductions du yiddish (Lamed Shapiro, Israël Joshua Singer, Esther Kreitman, Moyshe
Kulbak).

Frédérique Leichter. Ancienne élève de l’ENS, agrégée de lettres modernes et docteur en


littérature comparée, elle est maître de conférence en littérature comparée à l’Université Paris
Ouest Nanterre ; elle enseigne également les humanités, l’éthique et l’histoire des idées à Sciences
Po Paris. A notamment publié Le Laboratoire des cas de conscience (2012) et La Complication de
l’existence. Essai sur Kafka, Platonov et Céline (2010).

Ghyslain Lévy. Psychanalyste, a notamment publié : Kafka, le corps dans la tête (1983),
L’Ivresse du pire (2010).

Vivian Liska. Professeure de littérature allemande et directrice de l’Institut d’Études Juives


à l’Université d’Anvers. Elle est aussi, depuis 2013, professeure à mi-temps au Département d’al-
lemand de l’Université Hébraïque de Jérusalem. Elle dirige, depuis 2014, la collection « Perspec-
tives on Jewish Texts and Contexts » (De Gruyter, Berlin). Parmi ses publications récentes : Giorgio
Agambens leerer Messianismus (2008) et Fremde Gemeinschaft. Deutsch-jüdische Literatur der Moderne
(2011).

Daniel Medin. Professeur de littérature comparée et directeur associé du Centre pour


Auteurs et Traducteurs à l’Université américaine de Paris. Il dirige également plusieurs revues
spécialisées, parmi lesquelles The Cahiers Series, Music & Literature et The White Review.

Jean-Pierre Morel. Professeur émérite de littérature comparée à l’Université Sorbonne


nouvelle Paris 3 ; traducteur : Bertolt Brecht, Heiner Müller, Alexander Kluge ; a participé au
livre Le Siècle de Kafka, Centre Georges-Pompidou (1984)  ; a notamment publié Le Roman
insupportable. L’Internationale littéraire et la France 1920-1932 (1985) et codirigé (avec W. Asholt
et G.-A. Goldschmidt) Dans le dehors du monde (2010).

Heiner Müller (1929-1995). Poète, auteur dramatique, metteur en scène et directeur


de théâtre allemand, a écrit l’essentiel de son œuvre dans l’ancienne RDA. Traduit en français
aux Éditions de Minuit (notamment Hamlet-Machine, 1979), Éditions de l’Arche (notamment
Germania 3, 1996), Éditions Théâtrales (notamment L’homme qui casse les salaires, 2000) et chez
Christian Bourgois (Poèmes, 1996).

Monika Prochniewicz. Conservatrice à la Bibliothèque nationale de France, diplômée de


l’ESIT (École supérieure d’interprètes et de traducteurs), cofondatrice du site de traduction
retors.net  ; a notamment traduit, avec Sarah Cillaire, une pièce de Michal Walczak, Pauvre
de Moi, la chienne et son nouveau mec, Éditions L’Espace d’un Instant (2011) et un poème
d’Alexander Wat, « Moi d’un côté », dans Lucifer au chômage, L’Âge d’Homme (2013).

378
Claudine Raboin. Germaniste, a enseigné la littérature allemande moderne et contem-
poraine à l’Université de Paris Ouest Nanterre. Auteure de Les  Critiques de notre temps et
Kafka (1973), ses recherches portent sur la narratologie, l’esthétique de la création littéraire et
l’intermédialité chez Kafka. Ses travaux sont publiés dans les revues Études Germaniques,
Austriaca, Europe, Le Magazine littéraire, et dans des volumes collectifs en France et en
Allemagne. A dirigé en 2006 Kafka dans ses villes (« Lire en fête », MAHJ).

Paul Rauchs. Psychiatre et psychanalyste, exerce au grand-duché de Luxembourg. À côté


de son activité clinique, s’intéresse particulièrement aux domaines tangents de sa discipline,
l’histoire, les arts et la politique. A notamment publié  : Louis II de Bavière et ses psychiatres.
Les Garde-Fous du roi (1998)  ; Maux dits d’Yvan. Psychopathologie de la vie politique (2008).
Du bon usage de la nostalgie (2013).

Roland Reuß. Professeur de littérature à l’Université de Heidelberg et des sciences de


l’édition à la Freie Universität de Berlin. Il est coresponsable, avec Peter Staengle, de l’édition histo-
rico-critique de Franz Kafka et de Heinrich von Kleist aux éditions Stroemfeld, Francfort/M.–
Bâle. En ardent défenseur du livre, il se bat depuis plusieurs années pour le respect du droit des
auteurs, à ce propos a publié Sortir de l’hypnose numérique (2013).

Ritchie Robertson. A étudié aux Universités d’Édimbourg, d’Oxford et de Vienne  ;


depuis 2010, professeur titulaire d’allemand à l’Université d’Oxford (chaire Taylor) ; auteur
notamment de Kafka  : Judaism, Politics, and Literature (1985), Kafka  : A Very Short Intro-
duction (2004), Mock-Epic Poetry fom Pope to Heine (2009) ; a dirigé Lessing and the German
Enlightenment (2013) et (avec Manfred Engel) Kafka und die Religion in der Moderne (2014).

Hubert Roland. Chercheur qualifié du Fonds de la Recherche Scientifique belge et


professeur à l’Université catholique de Louvain (UCL). Actuellement président de la Société
belge de Littérature générale et comparée (SBLGC). A publié  : La «  Colonie  » littéraire
allemande en Belgique 1914-1918 (2003) (Prix Littéraire 2003 du Parlement de la Commu-
nauté française de Belgique) ; Leben und Werk von Friedrich Markus Huebner (1886-1964).
Vom Expressionismus zur Gleichschaltung (2009).

Gerald Stieg. Professeur émérite de littératures et civilisations de langue allemande


à l’Université Sorbonne nouvelle Paris 3  ; ancien rédacteur en chef de la revue Austriaca  ;
a beaucoup publié sur la littérature autrichienne, notamment sur Karl Kraus et Elias Canetti ;
responsable des Œuvres poétiques de Rilke dans la Bibliothèque de la Pléiade. Dernier livre  :
L’Autriche – une nation chimérique ? (2013).

Hélène Thiérard. Doctorante d’Études germaniques en cotutelle à l’Université


d’Osnabrück et à l’Université Sorbonne nouvelle Paris 3 ; traductrice littéraire : Franz Kafka, 
Aphorismes de Zürau (2010) ; Günter Brus, Pictura jacta est ! (2010) ; Raoul Hausmann, Hylé –
État de rêve en Espagne (2013) ; a publié en 2013 deux articles consacrés à Raoul Haussmann.

Sandra Travers de Faultrier. Avocate, docteur ès lettres, enseigne le droit à la propriété


littéraire et artistique à l’Institut d’Études Politiques de Paris ; a publié Gide, l’assignation à être,
Michalon (2005).

Sebastian Veg. Ancien élève de l’ENS, agrégé de lettres modernes et diplômé de


l’Université des langues étrangères de Pékin ; docteur en lettres et arts, Université d’Aix-Marseille
I (2004) ; dirige le Centre d’études français sur la Chine (Hong Kong) et les revues Perspectives

379
chinoises et China Perspectives depuis septembre 2011 ; a publié Fictions du pouvoir chinois (2009).

Arnaud Villani. Professeur de philosophie, agrégé de philosophie et de lettres classiques,


et poète français ; a publié notamment Kafka. L’Ouverture de l’existant (1984) ; des articles, des
revues et des textes poétiques (Les Oiseaux noirs et autres textes, dans revue NU(e), n° 18 [2002]).

Krzysztof Warlikowski. Metteur en scène polonais de théâtre et d’opéra ; dirige depuis


2008 le Nowy Teatr de Varsovie ; parmi les derniers spectacles présentés à Paris : La Fin, d’après
Koltès, Kafka, Coetzee (2011) ; Contes africains d’après Shakespeare (2012) ; Kabaret Warsawski
(2014).

Philippe Zard. Ancien élève de l’ENS de Saint-Cloud, maître de conférence à l’Univer-


sité de Paris Ouest Nanterre, a notamment publié La  Fiction  de  l’Occident  : Thomas Mann,
Franz Kafka, Albert Cohen (1999) ; Littérature et philosophie (2001) ; Albert Cohen dans son siècle
(2005) et Sillage de Kafka (2007).

John Zilcosky. Professeur de littérature comparée et d’allemand et Président du


Département de langues et littératures germaniques à l’Université de Toronto ; a notamment
publié Kafka’s Travels. Exoticism, Colonialism, and the Traffic of Writing (2004), Writing Travel :
The Poetics and Politics of the Modern Journey (2008).

380
Cerisy

Le Centre Culturel International de Cerisy propose, chaque année, de fin mai à début
octobre, dans le cadre accueillant d’un château construit au début du xviie siècle, monu-
ment historique, des rencontres réunissant artistes, chercheurs, enseignants, étudiants, acteurs
économiques et sociaux, mais aussi un vaste public intéressé par les échanges culturels et
scientifiques.

Une longue tradition culturelle


– Entre 1910 et 1939, Paul Desjardins organise à l’abbaye de Pontigny les célèbres décades, qui
réunissent d’éminentes personnalités pour débattre de thèmes littéraires, sociaux, politiques.

– En 1952, Anne Heurgon-Desjardins, remettant le château en état, crée le Centre Culturel et
poursuit, en lui donnant sa marque personnelle, l’œuvre de son père.

– De 1977 à 2006, ses filles, Catherine Peyrou et Edith Heurgon, reprennent le flambeau et
donnent une nouvelle ampleur aux activités.

– Aujourd’hui, après la disparition de Catherine Peyrou, Cerisy continue sous la direction d’Edith
Heurgon, grâce au concours de Jacques Peyrou et de ses enfants, groupés dans la Société civile
du château de Cerisy, et à l’action de toute l’équipe du Centre.

Un même projet original


– Accueillir dans un cadre prestigieux, éloigné des agitations urbaines, pendant une période assez
longue, des personnes qu’anime un même attrait pour les échanges, afin que, dans la réflexion
commune, s’inventent des idées neuves et se tissent des liens durables.

– La Société civile met gracieusement les lieux à la disposition de l’Association des Amis de
Pontigny-Cerisy, sans but lucratif et reconnue d’utilité publique, présidée actuellement par
Jean-Baptiste de Foucauld, inspecteur général des finances honoraire.

381
Une régulière action soutenue
– Le Centre Culturel, principal moyen d’action de l’Association, a organisé près de 700 colloques
abordant, en toute indépendance d’esprit, les thèmes les plus divers. Ces colloques ont donné
lieu, chez divers éditeurs, à la publication de près de 500 ouvrages.

– Le Centre National du Livre assure une aide continue pour l’organisation et l’édition des
colloques. Les collectivités territoriales (Conseil régional de Basse Normandie, Conseil général
de la Manche, Communauté de Communes de Cerisy) et la Direction régionale des Affaires
culturelles apportent leur soutien au Centre, qui organise, en outre, avec les Universités de
Caen et de Rennes 2, des rencontres sur des thèmes concernant la Normandie et le Grand
Ouest.

– Un Cercle des Partenaires, formé d’entreprises, de collectivités locales et d’organismes publics,
soutient, voire initie, des rencontres de prospective sur les principaux enjeux contemporains.

– Depuis 2012, une nouvelle salle de conférences, moderne et accessible, propose une formule
nouvelle : les Entretiens de la Laiterie, journées d’échanges et de débats, à l’initiative des parte-
naires de l’Association.

Renseignements : CCIC, Le Château, 50210 CERISY-LA-SALLE, FRANCE

Tél. 02 33 46 91 66, Fax. 02 33 46 11 39

Internet : www.ccic-cerisy.asso.fr ; Courriel : info.cerisy@ccic-cerisy.asso.fr

Mise en pages : MATT ÉDITIONS.


Achevé d’imprimer dans l’Union européenne.
Dépôt légal : octobre 2014

382
COLLOQUES DE CERISY
(Choix de publications)
01 L’Ailleurs depuis le romantisme (de Chateaubriand à Bonnefoy), Hermann, 2009
02 Antonin Artaud « littéralement et dans tous les sens », Minard, 2009
03 Henry Bauchau, les constellations impérieuses, AML/ Labor, 2003
04 Présence de Samuel Beckett, Samuel Beckett to day 17, Rodopi, 2006
05 Blanchot dans son siècle, Sens public – Parangon/Vs, 2009
06 La lecture insistante (autour de Jean Bollack), Albin Michel, 2011
07 Yves Bonnefoy. Poésie, recherche et savoirs, Hermann, 2007
08 Hélène Cixous (Croisées d’une œuvre), Galilée, 2000
09 Michel Deguy, l’allégresse pensive, Belin, 2007
10 Jacques Derrida (La Démocratie à venir), Galilée, 2004
11 Desnos pour l’an 2000, Gallimard, 2000
12 Assia Djebar, littérature et transmission, Presses Sorbonne nouvelle, 2010
13 Umberto Eco (au nom du sens), Grasset, 2000
14 Dans le dehors du monde. Exils d’écrivains, Presses Sorbonne nouvelle, 2010
15 Michel Foucault, la littérature et l’art, Kimé, 2004
16 L’univers de Sylvie Germain, PU de Caen, 2008
17 L’archi-politique de Gérard Granel, T.E.R., 2013
18 Autour de l’œuvre d’André Green, PUF, 2005
19 L’Histoire culturelle du contemporain, Nouveau Monde, 2005
20 Victor Klemperer : repenser le langage totalitaire, CNRS Éditions, 2012
21 Maurice Mæterlinck (Présence/Absence), AML/ Labor, 2002
22 Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Hermann, 1999, rééd. 2013
23 Marx, Lacan, l’acte révolutionnaire et l’acte analytique, Érès, 2012
24 Mémoires et Antimémoires littéraires au xxe siècle, AML/Peter Lang, 2008
25 Henri Meschonnic, la pensée et le poème, In Press, 2005
26 Mallarmé ou l’obscurité lumineuse, Hermann, 1999, rééd. 2013
27 Octave Mirbeau. Passions et anathèmes, PU de Caen, 2007
28 Robert Misrahi : pour une éthique de la joie, Éditions Nouvelles Cécile Default, 2013
29 Nietzsche aujourd’hui, tomes 1 et 2, Hermann, rééd. 2011
30 Pessoa: unité, diversité, obliquité, Christian Bourgois, 2000
31 Poésie et politique au xxe siècle, Hermann, 2011
32 Le royaume intermédiaire. Autour de J.-B. Pontalis, Gallimard, Folio, 2007
33 De Pontigny à Cerisy : des lieux pour penser avec ensemble, Hermann, 2011
34 Pascal Quignard, figures d’un lettré, Galilée, 2005
35 La philosophie déplacée (autour de Jacques Rancière), Horlieu, 2006
36 Rainer Maria Rilke: inventaire, ouverture, Presses universitaires Septentrion, 2013
37 La Sérendipité, le hasard heureux, Hermann, 2011
38 Siècle, 100 ans de rencontres de Pontigny à Cerisy, IMEC, 2005
39 Lectures contemporaines de Spinoza, Presses universitaires Paris Sorbonne, 2012
40 Swann le centenaire, Hermann, 2013
41 Témoignage et écriture de l’histoire, L’Harmattan, 2003
42 Le Visage et la voix, In Press, 2004

383
1. Franz Kafka à 1 an (1884). 2. Vers l’âge de 2 ans.

3. Vers l’âge de 5 ans. 4. Vers l’âge de 10 ans, avec ses sœurs,


Valli (à gauche) et Elli (au centre).

CAH_ICONO_KAFKA.indd 1 11/07/14 12:18


5. Julie Kafka, mère de l’écrivain, en 1882. 6. Hermann Kafka, son père, en 1910.

7. Frank Kafka en 1910. 9. Valli, sa deuxième


sœur, à 20 ans.

8. Elli, sa sœur aînée, 10. Ottla, sa sœur cadette,


à 21 ans. à 18 ans.

CAH_ICONO_KAFKA.indd 2 11/07/14 12:18


11.

12.

13.

14.

5. Franz Kafka, l’année de son docto-


rat en droit, 1906.
11. Au lycée, à l’époque de ses premiers écrits, vers 1899.

12. Kafka, à 13 ans, le jour de sa bar-mitsvah.

13. En 1906, à la fin de ses études de droit.


14. Vers 1906-1908.

CAH_ICONO_KAFKA.indd 3 11/07/14 12:18


15. Photographie de passeport, probablement en 1908.

16. Vers 1917.

17. Dernière photographie de Kafka, probablement prise


à Berlin en septembre 1923.

CAH_ICONO_KAFKA.indd 4 11/07/14 12:18


18. Max Brod, 1903. 19. Otto Brod et Franz Kafka à 20. Kafka avec un inconnu
Riva, sur les bords du lac de sur une plage du Danemark,
Garde, septembre 1909. juillet 1914.

21. Dans les environs de Spindelmühle (Bohême du Nord), en janvier ou février 1922.

CAH_ICONO_KAFKA.indd 5 11/07/14 12:18


22. Lettre de Kafka à Felice, mars 1912.

23. Felice Bauer en 1914.

24. Kafka et Felice, après


leurs secondes fiançailles
à Budapest, juillet 1917.

25. Julie Wohryzek, 26. Milena Jesenskà, 27. Dora Diamant,


sa seconde fiancée. à 24 ans en 1920. en 1922.

CAH_ICONO_KAFKA.indd 6 11/07/14 12:18


28. À Prague, devant la maison de famille, probablement en 1922.

CAH_ICONO_KAFKA.indd 7 11/07/14 12:18


29. Les parents de Kafka en 1930,
un an avant la mort de son père et
quatre ans avant celle de sa mère.

31. La tombe de Kafka au nouveau cimetière


juif de Strasnice à Prague.

30. Julie et Hermann Kafka en 1931.

CAH_ICONO_KAFKA.indd 8 11/07/14 12:18


L’Herne
Cahier dirigé par Jean-Pierre Morel et Wolfgang Asholt

Franz Kaf ka
Contributeurs : Milan Kundera Philippe Zard
Günther Anders Frédérique Leichter-Flack John Zilcosky
Hannah Arendt Ghyslain Lévy Entretiens avec :
Wolfgang Asholt Vivian Liska
Georges-Arthur Goldschmidt

Kaf ka
Roland Barthes Daniel Medin Alexander Kluge
Andrzej Bart Jean-Pierre Morel Krzysztof Warlikowski
Caspar Battegay Stéphane Mosès
Walter Benjamin Heiner Müller TEXTES De Kafka :
Maurice Blanchot Antonio Muñoz Molina Carnets (extraits)
Ernst Bloch Pierre Pachet Journal (extraits)
Jorge Luis Borges Thomas Pavel Lettres (extraits)
Volker Braun Vincent Pauval
Bertolt Brecht Georges Perec Chronologie
André Breton Bernard Pingaud

Couverture : Photo d’identité de Kafka. 4e de couverture : Franz Kafka aux alentours de 1906-1908 à Prague. © Archiv Klaus Wagenbach Berlin.
Repères bibliographiques
Hermann Broch Monika Próchniewicz
Roberto Calasso Claudine Raboin Cahier iconographique
Albert Camus Paul Rauchs
Elias Canetti Roland Reuß
Pascale Casanova Marthe Robert
Pietro Citati Ritchie Robertson
.
Gilles Deleuze Hubert Roland
Jacques Derrida Philip Roth
Alfred Döblin Tadeusz Ròzewicz
Jean-Pierre Gaxie Jean-Paul Sartre
Jean Genet Bruno Schulz
André Gide W.G. Sebald
Georges-Arthur Goldschmidt Isaac Bashevis Singer
'
Piotr Gruszczynski Jean Starobinski
Félix Guattari George Steiner
Peter Handke Gerald Stieg
Jean Jourdheuil Hélène Thiérard
Ryszard Kapuscinski Sandra Travers de Faultrier
Danilo Kiš Sebastian Veg
Chritoph König Arnaud Villani
Michael Kumpfmüller Peter Weiss
Carole Ksiazenicer-Matheron Karl Dietrich Wolff

L’Herne

108
978-285-197-1760

Vous aimerez peut-être aussi