Vous êtes sur la page 1sur 146

1

2
Yette Jeandet

LE RENDEZ-VOUS
DE LA SAINT-SYLVESTRE

UN jeune acteur frappe trois coups à


la vitre d'un chalet savoyard... et voilà que se
lève pour les filles du docteur Lemarchand le
rideau d'une vie nouvelle.
Mais il arrive que les papillons se
brûlent les ailes aux feux de la rampe. Avec son
cœur d'or et son caractère impétueux, Pierrie
parviendra-t-elle à protéger efficacement les
débuts de la carrière théâtrale de sa fragile sœur
aînée?
Les mille et une tribulations des deux
jeunes filles lancées dans la vie parisienne les
conduiront au bord du drame..., mais il faut bien,
après tout, faire confiance à la jeunesse!

F. G. au-delà de 10 ans

3
4
YETTE JEANDET

LE RENDEZ-VOUS
DE LA SAINT-SYLVESTRE
ILLUSTRATIONS D'ALBERT CHAZELLE

HACHETTE
187

5
TABLE DES MATIÈRES

I. Le destin frappe à la vitre 8


II. L'enchantement de la Saint-Sylvestre 26
III. Le cheveu de la fortune 52
IV. Drame en coulisse 61
V. Des nouvelles de la maison 75
VI. La roue tourne 88
VII. L'idée de Marie-Pierre 99
VIII. Une valise sur la berge 108
IX. Une générale très parisienne 130
EPILOGUE 138

Imprimé en France par Brodard-Taupin, Imprimeur-Relieur, Coulommiers-Paris.


55143-I-1816. Dépôt légal n° 1625. 2e trimestre 1960.

6
Tous les personnages
De ce roman sont fictifs

©LIBRAIRIE HACHETTE,
1960 Tous droits de traduction,
de reproduction et d'adaptation
réservés pour tous pays.

7
CHAPITRE PREMIER

« LE DESTIN FRAPPE A LA VITRE »

IL ÉTAIT cinq heures cinquante-cinq. La gare était déserte.


Il neigeait. Gilles Valois enfonça d'un geste rageur ses mains
dans les poches de son pantalon fuseau noir et rabattit le capuchon
de son anorak blanc sur son front, dissimulant ainsi la mèche rebelle
qui s'y trouvait habituellement. Accablé, il se dirigea vers la sortie.
Sur la place déserte, seul, le chauffeur de P « Ariana », sa casquette à
la main, se tenait debout auprès de la portière ouverte.
« Je ne remonte pas, dit Gilles, la voix sèche. Je déjeune chez M.
Fabrègue et nous arriverons ensemble dans la soirée. Recommandez
bien qu'on ne s'inquiète pas de moi. »

8
Il rentra la tête dans les épaules et marcha contre la bourrasque
qui l'aveuglait, au hasard des rues que la neige et la nuit ouataient d'un
épais silence. Les dents serrées, il remâchait sa colère.
« Elle n'est pas venue, répétait-il, elle m'a manqué de parole une
fois de plus. Eh bien, cette fois, elle le regrettera. »
« Elle », c'était Rosé Marion, sa camarade de classe au
Conservatoire. Rosé n'avait eu qu'un deuxième accessit, l'année où
Gilles avait brillamment remporté un premier prix de comédie.
Pressenti pour entrer à la Comédie-Française, Gilles avait dû
demander un délai pour pouvoir tourner dans L'Ange du Destin, le
film extrait de la pièce à succès de Marc Fabrègue, l'auteur en vogue,
ainsi que dans la production suivante. Fabrègue l'avait entendu une
seule fois et avait jeté son dévolu sur lui avec cette autorité capricieuse
qu'on acceptait parce que c'était lui. En quelques mois, Gilles était
devenu l'idole d'un public qui, en revanche, n'avait pas remarqué Rosé,
confinée dans des emplois modestes en dépit de l'amitié protectrice de
Gilles. Quelles platitudes Rosé n'avait-elle pas faites pour pénétrer
dans l'intimité de Fabrègue ! Mais celui-ci s'était contenté de hausser
les épaules lorsque Gilles avait insisté, d'abord avec gentillesse puis
avec entêtement, en faveur de Rosé.
Le temps avait joué pour Gilles et pour Rosé, Marc Fabrègue
cherchant désespérément sans la trouver l'interprète de sa prochaine
pièce. C'est ainsi que, la veille du jour où Gilles devait partir en
montagne tourner avec le cinéaste Max Brenner une autre pièce de lui,
Vacances du Cœur, Fabrègue lui avait dit du bout des lèvres :
« Si jamais Rosé Marion se trouve dans les parages au moment
de Noël, n'oublie pas que j'y serai moi aussi. Amène-la déjeuner un
jour au « Crêt des Neiges », sans rien lui dire d'avance naturellement.»
Fort de ce qu'il considérait comme une promesse, Gilles avait
alors tenté d'entraîner Rosé avec lui.
« Tu verras, Rosette, j'aurai une surprise pour toi, une
magnifique surprise! »
Mais Rose n'aimait ni la neige, ni le froid, ni le dédain à peine
masqué de la troupe de Brenner, et elle avait préféré un réveillon de
Noël plus parisien. Gilles lui avait téléphoné, insistant pour qu'elle fût
là le 31 décembre. Elle avait promis. Gilles était descendu à la gare,
très tôt, tout seul, et il avait vu repartir avec une grande amertume
l'express qui n'avait pas amené Rosé.

9
« Elle le regrettera, elle le regrettera », répétait-il d'un ton rageur.
Pour l'instant c'était lui qui regrettait cette occasion d'épauler une
camarade, orpheline comme lui, et dont sa solitude les rapprochait
sans qu'elle parût s'en soucier. L'année finissait bêtement, pensait-il.
L'autre allait commencer de même, sans doute? Perdu dans ses
pensées, Gilles allait à l'aventure, enfonçant peu à peu dans la neige. Il
frissonna. Où se trouvait donc ce petit café qu'il avait aperçu tout à
l'heure? Il avait déjà dépassé les dernières maisons du bourg. C'était
une minuscule station située au pied de la montagne et reliée par les
express de Suisse et d'Italie au haut plateau sur lequel s'étageaient, de
loin en loin, quelques chalets, deux sanatoriums, un palace....
Pourquoi avait-il laissé remonter le chauffeur? Il ne pouvait être
question d'aller avant midi frapper chez Marc Fabrègue. Même à pied
— et par ce temps c'était une jolie performance — il atteindrait avant
deux heures le chalet où l'auteur s'était retiré pour travailler et
surveiller de loin les prises de vue de son film. Or Marc travaillait la
nuit et dormait une partie du jour. Gilles mit sa main en auvent.
Aveuglé par la neige, il ne distinguait plus rien. Les flocons épais,
serrés, tournoyaient autour de lui, noyant toute visibilité, étouffant tout
bruit, jusqu'au sifflement des trains. Il n'avait plus aucun point de
repère, il avait froid, faim, il était mouillé, et se trouvait stupide
d'avoir obéi à un mouvement de nervosité.
Ce fut à cet instant qu'il parvint à une grille ouverte; une voiture
venait sans doute d'en sortir, car les traces des pneus n'étaient pas
encore effacées de l'allée. A tout hasard, il se dirigea vers une fenêtre
dont la lumière se reflétait sur le sol. D'un bond, il escalada le tas de
neige placé là, comme un escabeau, et s'arrêta, surpris et charmé à la
fois par ce qu'il aperçut à travers le carreau : la lueur de la lampe et
celle, dansante, des flammes dans la cheminée éclairaient tour à tour
tantôt un vieux fauteuil Voltaire, tantôt un divan au velours usé, une
bibliothèque remplie de livres, une table à ouvrage débordante de
pelotes de laine, une grande horloge. Et, assise par terre entre deux
chats pelés qui se chauffaient avec délices, il y avait ce que Gilles
classa tout de suite dans son esprit comme une grande petite fille.
Le bas d'un pyjama de zéphire bleu dépassait d'une robe de
chambre en laine des Pyrénées rouge vif. Un voile de cheveux
châtains dissimulait un visage penché avec une extrême attention sur
un travail de couture. Gilles, non sans étonnement, pensa que ce devait

10
être une robe de bal avec des volants de tulle et un dessous de satin
nacré. Sur un guéridon installé près du feu, fumaient deux pots de

11
Surpris et charmé à la fois par ce qu'il aperçut à travers le carreau....

terre brune dont la simple vue mit l'estomac de Gilles en déroute.


Une pile de tartines abandonnées acheva de le décider, et, d'un doigt
impatient, il frappa au carreau.
La fillette chassa les cheveux qui voilaient son front, jeta un
coup d'œil à la fenêtre, et, après avoir posé son ouvrage avec le plus
grand soin, se mit d'un bond sur ses jambes et courut à la croisée
qu'elle ouvrit toute grande.
Une bouffée de vent et de neige pénétra dans la pièce chaude en
même temps que la voix de Gilles, cette voix bien timbrée que tant de
disques emportaient de par le monde.
« N'ayez pas peur, je ne suis pas un bandit! »
Mais la voix célèbre ne semblait pas avoir ému, la fillette. Elle
répondit avec un rire léger :
« Je ne pense pas qu'un bandit frapperait poliment pour annoncer
son intention de me dévaliser.... Vous venez voir le docteur? Il vient
de partir et il ne sera pas là avant midi. Est-ce pour un accident de ski?
— Non, dit Gilles, avec un peu d'étonnement, je n'ai rien de
cassé, Dieu merci!
— Alors, qu'est-ce que vous voulez? »
Gilles se sentit fouillé par un regard noisette et, pour couper
court à toute inquisition, questionna à son tour :
« Je cherchais un hôtel, ou un café, pour manger un peu et me
réchauffer. Pourriez-vous m'indiquer?...
— Vous ne trouverez aucun café ouvert à cette heure-
ci, sauf à la gare. Et la gare est loin. »
Gilles ne le savait que trop.
« Tant pis », soupira-t-il, tandis que malgré lui son regard
brillant de convoitise effleurait la table servie.
De nouveau le rire moqueur fusa, et les yeux noisette pétillèrent
de malice.
« Allons, entrez, dit la fillette, le café est encore chaud. A moins
que vous ne préfériez du thé? La bouilloire chante.... Vous entendez?»
Gilles n'écoutait pas la bouilloire. Il considérait l'étrange petite
personne en pyjama bleu sous sa robe de chambre rouge, qui cousait à

12
six heures du matin une robe à falbala et invitait un inconnu à partager
son petit déjeuner.
« Après tout, pensa-t-il, pourquoi ferais-je plus de façons
qu'elle? »
II s'apprêta à descendre de son piédestal de neige cherchant des
yeux la porte.
« Ne seriez-vous pas capable d'escalader la fenêtre? Je le fais à
longueur de journée! »
Gilles la prit au mot, s'élança et retomba sur le parquet dans un
ruissellement de neige fondue.
Sa jeune interlocutrice qui refermait la croisée fit une grimace.
« Quel gâchis! - N'est-ce pas vous-même qui?...
— Oui, c'est moi qui. Mais Gaïte va me gronder et Anna
ronchonnera. Tant pis ! Donnez-moi votre anorak, que je le suspende.
Non, attendez.... »
Elle reculait un peu pour mieux le regarder.
« C'est fou ce que vous lui ressemblez avec ce capuchon. On
dirait une auréole.... »
« Allons bon! pensa Gilles. Encore une qui a vu L'Ange du
Destin »
Décidé à prendre les devants, il supplia :
« Soyez gentille, ne me dites pas à qui je ressemble.
Du moins, pas avant que j'aie goûté au moins une de vos tartines;
je ne le sais que trop, hélas! à qui je ressemble.
— Cela m'étonnerait », dit-elle, en suspendant l'anorak
devant le foyer où il se forma immédiatement une mare à laquelle elle
ne prêta pas attention.
« II s'agit de gravures originales. L'ami de papa qui est marchand
de tableaux à Grenoble lui a assuré qu'il n'en connaissait pas de
copies.
— De quoi parlez-vous? » questionna Gilles sans grande
attention, le bien-être qui commençait à l'envahir lui suffisant
entièrement.
« Je parle de deux gravures qui se trouvent dans une chambre, au
second étage de cette maison. Elles nous impressionnaient beaucoup,
ma sœur et moi, quand nous étions petites. Elles représentent toutes
deux la même scène : une jeune fille au confessionnal avec son ange

13
gardien debout auprès d'elle. Seule l'expression de l'ange est différente
avant et après la confession.
« Lorsque je vous ai vu apparaître là, derrière cette vitre, j'ai tout
de suite été frappée par cette étrange ressemblance. »

Gilles se renversa sur sa chaise en éclatant de rire.


« Jusqu'ici on m'a toujours dit que je ressemblais plutôt à un
démon, sauf bien entendu sur.... »
II se mordit les lèvres, mais elle ne prit pas garde à l'interruption.
Elle le regardait avec gravité. Elle secoua la tête :
« Non, vous ne ressemblez pas à un démon. Sans doute n'êtes-
vous pas un ange non plus, vous êtes....
— Je suis mort de faim, mademoiselle, et, grâce à vous, je vais
ressusciter en quelques instants. Maintenant, tandis que je vais dévorer
les tartines que je dois à votre générosité, racontez-moi donc des
histoires. J'adore les histoires, presque autant que ce café qui
embaume.... Je suis sûr que vous les racontez très bien.

14
— Ne me nattez pas, monsieur, dit-elle soudain avec le plus
grand sérieux. Il y a cinq minutes, vous ne me connaissiez pas.
Permettez-moi seulement de vous tenir compagnie en terminant mon
ouvrage, il est très pressé, et je me suis levée tôt pour le finir. »
Gilles avala deux tasses de café brûlant, trois tartines, se
resservit encore une tasse, beurra une quatrième tartine, soupira d'aise,
et, décidément curieux de cette jeune personne dont le ton changeait
avec tant de rapidité, il interrogea :
« Est-ce votre robe de bal ou votre robe de noces que vous
préparez là, Cendrillon? »
Les pieds posés très haut sur le dernier barreau de la chaise, la
robe à volants étalée sur ses genoux dont elle se servait comme d'une
table, la couturière cassa le fil avec des dents aiguës de jeune loup.
« Cette robe n'est pas pour moi, monsieur, mais pour l'une de
mes sœurs qui va la mettre ce soir. Si vous voulez tout savoir, nous
souhaitons que cette toilette précède de peu celle qu'elle portera le jour
de son mariage. »
C'était dit avec tant d'innocente gravité que Gilles éclata de rire,
manquant de s'étouffer avec sa dernière tartine. Indignée, la fillette
releva la tête et fixa sur le railleur un regard courroucé, laissant du
même coup échapper ciseaux et dé dans un mouvement d'impatience.
« Vous vous moquez de moi, monsieur. Sans doute le mariage
d'une sœur ne vous semble-t-il pas un objet digne de vos
préoccupations? »
Gilles avait bondi. Prestement, il ramassa le fil qui se déroulait
sous les regards de convoitise de l'un des chats, retrouva les ciseaux
sous la table et le dé derrière les franges d'un fauteuil. Puis il mit
gentiment un genou en terre et déposa le tout au milieu du fouillis de
tulle.
« Je n'ai pas de sœur, avoua-t-il avec cette gentillesse qui lui
gagnait les cœurs, et je l'ai toujours regretté. Sans doute, si j'en avais
eu une, serais-je de votre avis. Pardonnez-moi d'avoir ri, mais vous
ressemblez à une petite fille, et voilà que vous parlez comme une
dame respectable. Quel âge as-tu, Camille? » déclama-t-il en se
relevant. Puis s'avisant que sa jeune interlocutrice n'avait sans doute
pas compris l'allusion, il expliqua :
« Ce n'est pas une familiarité, c'est une citation1.

15
(1) . Réplique extraite de la pièce d'Alfred de Musset : On ne
Intime pas avec l'amour.

16
« Je vous remercie de cette précision, monsieur Perdican. »

17
— Je vous remercie de cette précision, monsieur
Perdican.»
Une lueur de malice brillait dans les yeux noisette. Gilles
s'inclina et, attrapant au passage la dernière tranche de pain grillé qui
restait, il dit la bouche pleine :
« Vous avez des lettres. Bravo, mademoiselle! mademoiselle
comment?
— Est-ce que les messieurs ne se présentent pas
d'abord? »
Décidément elle avait réponse à tout, mais Gilles regrettait déjà
sa question. S'il se nommait c'en serait fini de ce déjeuner sans
prétention dont il goûtait l'imprévu.
« Je m'appelle Gilles », avoua-t-il du bout des lèvres.
Le prénom suffit sans doute à sa jeune hôtesse, car elle répliqua
immédiatement avec le même laconisme :
« Et moi Marie-Pierre. »
II y eut un moment de silence. Le feu crépita, Gilles remua sa
tasse vide.
« Désirez-vous encore quelque chose?
— Vous me feriez rougir! Est-ce parce que je n'ai rien laissé que
vous me posez cette question? Excusez-moi, j'étais mort de faim, pour
un peu on m'eût ramassé au bord de la route....
— On vous aurait transporté ici, soyez-en sûr.
— Êtes-vous donc le refuge des pécheurs, et celui des hommes
transis ?
Vous ne croyez pas si bien dire, mon père est médecin, et sa
porte est toujours ouverte, même en dehors des heures de consultation.
— Sa fenêtre aussi, je vois. Vous devez lui être une bien
précieuse auxiliaire?
— Oh! non, dit-elle, c'est le rôle de Gaïte. Moi les gens
m'intéressent moins que les animaux, n'est-ce pas, Amadys ? »
Tendrement elle se pencha pour caresser la tête du chat roux
auquel il manquait une oreille et qui venait se frotter tendrement dans
ses jambes.
« Drôle de petite bonne femme », pensa Gilles.
« Vous avez d'autres animaux sans doute, puisque vous les
aimez, je m'étonne de ne pas avoir entendu aboyer à mon approche?

18
- Chez nous les chiens de garde sont à l'intérieur ou sur les
coussins de la voiture. J'ai encore personnellement un corbeau boiteux
et un pinson qui a eu l'aile cassée. ^Peut-être volera-t-il de nouveau au
printemps, je les soigne, voyez-vous, et je garde ceux qui veulent
rester. Il y a toujours à l'écurie, outre la chèvre et ses chevreaux, deux
ou trois chats et autant de chiens ramassés dans les environs et qu'il
me faut placer si je ne veux pas encourir les foudres d'Anna notre
vieille bonne. Gaïte - - c'est-à-dire Marguerite, ma sœur aînée — a une
basse-cour modèle, je lui en laisse le soin, je serais incapable de
manger les bêtes dont je m'occuperais chaque jour. Quant à Lise mon
autre sœur, nous lui avons offert deux colombes dans une cage en
osier. Lise aime ce qui est blanc, soyeux, doux à toucher.... »
Machinalement elle caressait le dessous satiné de la robe de
tulle, les yeux au loin. A quoi rêvait-elle? Aux colombes qui devaient
encore dormir dans leur cage ou au bal pour lequel elle préparait la
robe de sa sœur?
Gilles avait vingt ans, il goûtait particulièrement l'atmosphère de
paix qui se dégageait de cette maison après sa course matinale et sa
dure déception. Il était entré là par hasard, sans doute il n'y reviendrait
pas et il en éprouvait une sorte de regret indéfinissable. Gilles n'avait
jamais connu de foyer qui fût vraiment le sien; des parents séparés,
une grand-mère âgée, voilà pour l'enfance; son adolescence s'était
passée au pensionnat d'où il était entré sans transition au
Conservatoire d'art dramatique. Un an avait suffi pour faire
reconnaître en lui un don, des facilités exceptionnelles, qu'il travaillait
avec une ardeur accrue, car il aimait passionnément le métier qu'il
avait choisi. S'il s'était tant attaché à Rosé Marion pendant leur année
d'études communes, c'était moins pour son teint transparent, ses
cheveux et ses yeux clairs, que parce qu'elle avait connu la même
solitude que lui. Rosé cependant n'en avait pas autant senti le poids.
Nature superficielle, elle n'aspirait pas de temps à autre, comme
Gilles, aux joies sans artifices d'une vie familiale.
Ce matin, Gilles aurait beaucoup aimé avoir des frères, des
sœurs, des cousins, des cousines avec lesquels il aurait fait pendant
d'interminables vacances des pique-niques et des promenades sans fin
et auxquels il aurait pu souhaiter à longueur d'hiver des anniversaires
multiples autour de tables chargées de gâteaux et de bougies.

19
« Nous sommes quatre, quatre filles. »

« Combien avez-vous donc de frères et sœurs? » interrogea-t-il.

20
Cette question faisait suite à sa rêverie.
« Nous sommes quatre, quatre filles. Marguerite, l'aînée, a dix-
huit ans, c'est notre maîtresse de maison et l'infirmière de papa. Lise a
dix-sept ans. Nous la servons avec dévotion. Comme dans les contes
de fées elle est aussi belle que bonne. Moi, j'ai quatorze ans, je
propose tout, je décide tout, je dérange tout, je suis le poison de la
famille, c'est l'âge qui veut cela, paraît-il, et peut-être aussi mon
caractère. Enfin, Catherine, notre petite chérie auprès de laquelle
chacune de nous remplace notre mère que nous avons perdue. »
La voix de Marie-Pierre s'était émue, elle hésita avant de
poursuivre. Sans doute lut-elle dans le regard de Gilles suffisamment
de compréhension, elle continua plus bas :
« Maman est morte, tout de suite après la naissance de
Catherine. Elle avait eu un accident pulmonaire. Papa qui avait quitté
sa clientèle de ville pour venir la soigner ici n'a pas voulu retourner à
Grenoble seul. Son rêve aurait été, je crois, de demeurer au sana où
maman a été soignée. Mais papa n'avait pas de famille, et maman était
orpheline, il n'avait personne à qui nous confier. Il a repris cette
maison et la clientèle d'un médecin de campagne. Il part tôt le matin,
comme vous avez pu le constater, il est souvent dérangé la nuit, mais
il aime son métier et il nous aime. Toutes ses heures de liberté nous
sont consacrées. Après l'école c'est lui qui a guidé nos études, et
merveilleusement complété les cours par correspondance que nous
suivons. Si nous ne sommes pas -trop sottes, c'est à lui que nous le
devons. »
Non, elles n'avaient pas l'air trop sottes ces jeunes filles qu'un
père tendre et sans doute original avait élevées sans souci des règles
établies.
« Nous fréquentons peu de monde, poursuivait Marie-Pierre,
juste assez pour qu'on ne dise pas que nous sommes fières. Nous ne
faisons partie d'aucune de ces bandes qui sillonnent les pistes, et
quand .nous faisons du sport, c'est seules ou avec papa. Quand nous
nous amusons, c'est encore entre nous ou alors pour distraire les
gosses du pays ou les malades en sana. » Marie-Pierre sourit et secoua
ses cheveux fins.
« Hein, je vous en ai raconté des choses! Comme si elles
pouvaient vous intéresser! Gela m'a permis de finir mon surjet. Ce
n'était peut-être pas indispensable, mais Gaïte m'avait demandé de le

21
faire, elle est de l'avis de papa : on doit toujours aller jusqu'au bout de
sa tâche.
—- Pour des jeunes filles qui ne sortent jamais, il me semble que
vous préparez une véritable robe du soir?
— Oui, pour Lise.
— La princesse lointaine est-elle donc seule destinée à paraître
dans ce monde que vous dédaignez tant?
— Oh! Lise se passerait tout aussi bien que nous de cette soirée,
mais nous avons décidé qu'elle devait y aller. D'ailleurs nous
l'accompagnerons, naturellement.
— Toutes les trois?
— Toutes les trois, même Catherine, elle dort n'importe où.
Nous nous séparons d'autant plus difficilement que nous sommes à
peu près sûres qu'au dernier moment papa aura un empêchement, il a
horreur des mondanités.
— Et chez quel notable du pays a lieu cette importante soirée?
— Ni chez le notaire ni chez le pharmacien, comme vous
semblez le supposer, monsieur le railleur. Nous réveillonnerons à
1' « Ariana ».
— A 1' « Ariana »?
— Voilà qui vous surprend... nous aussi d'ailleurs. C'est la
première fois que nous mettrons le pied dans un de ces hôtels de luxe,
mais cette invitation nous est tombée du ciel, et nous n'avons pas le
droit de la dédaigner.
— Mademoiselle, interrompit Gilles un peu brusquement,
j'entends du bruit, peut-être vaut-il mieux que je me sauve....
— Mais non, voyons, vous pouvez vous reposer autant
que vous le voudrez, chacun fera ce qu'il a à faire, je vous assure, sans
se soucier de vous.
— Je vous remercie, mais, grâce à vous, me voici réchauffé et
rassasié, je vais aller louer des skis et rejoindre un ami avec qui je dois
déjeuner. J'ai moins de regret de vous quitter puisque je sais où vous
retrouverNce soir. »
Interrogateurs, les grands yeux noisette se fixèrent sur Gilles.
« Mais oui, moi aussi, je réveillonne à 1' « Ariana ».
— Ah! tant mieux. »

22
Marie-Pierre souriante tendait à Gilles son anorak blanc.
« Je me disais aussi que votre chandail faisait tout à fait «
arianesque ».
— Me ferez-vous l'honneur de danser avec moi,
mademoiselle?
— Mais je ne sais pas danser! sauf des danses de style, et puis
j'aurai une vieille robe, je vous présenterai plutôt à Gaïte, je suis sûre
que vous la trouverez charmante.
Vous me présenterez aussi, j'espère, à la «princesse lointaine »?
— Attention, dit-elle, en fronçant ses fins sourcils, il ne faudra
pas accaparer Lise! Nous voulons qu'elle fasse sensation auprès des
amis qui nous invitent. C'est une camarade de classe de maman qui
s'est souvenue de nous assez inopinément en passant ses vacances à 1'
« Ariana ». Elle a deux fils, Lise ne peut manquer de plaire à l'un ou à
l'autre. »

23
Gilles, qui nouait solidement son anorak sous le menton, tira si
fort que le cordon se cassa.
« Alors, explosa-t-il, c'est pour marier votre sœur à un inconnu
que vous faites tous ces préparatifs?
— Donnez, je vais le réparer, dit Marie-P,ierre en lui prenant le
cordon des mains. Mais oui, bien sûr, c'est pour marier Lise. Si nous
n'avions pas un but précis, croyez-vous que cela nous plairait d'aller
nous jeter des boules à la figure en écoutant des conversations stupides
et une musique étourdissante? »
Gilles la regardait avec stupéfaction tandis que ses doigts agiles
faisaient glisser le cordon dans la coulisse.
« Mais ne me disiez-vous pas que votre sœur est ravissante? et
qu'elle n'a pas dix-huit ans? C'est insensé d'organiser un mariage
comme une affaire à son âge...' ou au vôtre.... Je dirai même, si je
n'avais pas peur de vous blesser, que c'est enfantin.
- Monsieur, coupa Marie-Pierre avec sérieux, je ne voudrais pas
que vous me fassiez regretter de vous avoir fait des confidences. Vos
paroles ne me blessent pas, mais elles sont inutiles, nous savons ce
que nous avons à faire. »
Gilles ne revenait pas d'une telle assurance, il bégaya : « Est....
Est-ce que votre père est au courant de, de... ces machinations... ?
— Papa? au courant? Vous ne voudriez tout de même pas.que
nous l'ennuyions avec des bêtises de cet ordre.... Pauvre papa! il s'est
donné suffisamment de mal pour nous élever. A nous maintenant de
lui éviter les soucis. Il évoquera assez de souvenirs quand il conduira
Lise à l'autel.
— Il sera même obligé de les évoquer quatre fois, bougonna
Gilles impatienté.
— Non. Lise est la seule d'entre nous qui se mariera. » Gilles
bondit.
« Mais enfin qu'en savez-vous?
— Il suffit de le décider.
— Ah! Vous croyez qu'il suffit de vouloir ou de ne pas vouloir
en ces matières? »
Et Gilles soupira douloureusement. Il envoyait une pensée vers
Rosé qui dormait à cette heure du sommeil de l'innocence à des

24
centaines de kilomètres de celui qu'elle ne regrettait
certainement pas d'avoir fait attendre en vain.
« Mon Dieu, soupira à son tour Marie-Pierre, avec dédain,
croiriez-vous donc encore à l'amour? »
Pour le coup Gilles sentit fondre sa colère, et devant cette
superbe il se mit à rire franchement.
« Monsieur, gronda Marie-Pierre, en ouvrant la fenêtre, je pense
qu'il est inutile que je vous reconduise. »
Le comportement de la fillette, son ton volontairement olympien
rappelaient à Gilles une attitude qu'il connaissait bien, et mi-admiratif,
mi-moqueur, il remarqua :
« Ma parole, on jurerait que vous avez fait du théâtre depuis le
berceau!
— J'en fait souvent en effet, monsieur, assura froidement Marie-
Pierre sans regarder son adversaire.
— Vraiment, et quel genre de théâtre?
— Tous les genres : comique, dramatique, lyrique, classique.
Père nous a fait apprendre et jouer entre nous quantité de scènes du
répertoire classique et moderne. Nous jouons fréquemment aussi, mais
des pièces plus simples, pour les enfants du bourg.
— Vous êtes sans doute aussi le grand régisseur de ce théâtre,
mademoiselle?
— Le metteur en scène tout au plus, aux côtés de papa. Gaïte est
notre décorateur, notre costumière aussi, et Lise notre jeune première,
vous vous en doutez. Je fais les barbons en même temps que les
amoureux. Catherine joue les utilités, ce qu'elle aime surtout c'est
changer souvent de costume, n'est-ce pas, Cathie? »
Réduction exacte de Marie-Pierre, une petite fille, vêtue du
même pyjama bleu sous la même robe de chambre rouge entrouvrait la
porte, les yeux encore bouffis de sommeil, les cheveux
embroussaillés, un minuscule chat noir dans ses bras.
« Bonjour, Pierrie, dit-elle en bâillant et sans faire la moindre
attention à l'hôte que recevait sa soeur. J'ai faim.
— Bonjour, ma biquette, tu as bien dormi? Viens déjeuner,
veux-tu? Va demander du café et du lait chauds à Anna.
— Il faut d'abord que je monte le thé de Lise.

25
— Elle est déjà réveillée? Sans doute avons-nous parlé
trop fort. »
Elle jeta à Gilles un regard sévère.
« Je te rejoins à la cuisine, Cathie, il faut du pain grillé. Restes-y
en m'attendant, ici il fait froid, il y a trop longtemps que la fenêtre est
ouverte. »
Gilles comprit le sens à peine déguisé de ces paroles et enjamba
l'appui de la croisée.
« Au revoir, mademoiselle, à ce soir. Merci de votre si charmant
accueil. Je ne vous souhaite pas une bonne année, puisque nous allons
nous revoir. A minuit, je ferai des vœux pour que les vôtres se
réalisent en dépit de ce que j'en ai dit. »
Marie-Pierre inclina légèrement la tête, les lèvres un peu
pincées. Derrière le jeune homme elle referma la croisée. Une dernière
fois le sourire de Gilles et sa mèche bouclée, que reproduisaient si
souvent les premières pages des magazines, apparurent encadrés par
l'anorak blanc.
« A ce soir! » cria-t-il en agitant la main.
Un instant, le front appuyé à la vitre givrée, Marie-Pierre regarda
fuir dans la neige la silhouette au fuseau sombre.
« C'est curieux, se dit-elle une nouvelle fois, comme ce garçon
ressemble à l'Ange de la Confession. »

26
CHAPITRE II

L'ENCHANTEMENT DE LA SAINT-SYLVESTRE

LE « Crêt des Neiges » loué cet hiver-là par Marc Fabrègue était
un luxueux chalet doté de tous les raffinements du confort. Il se situait
à l'écart de l'avant-dernière halte du car qui desservait, en même
temps que 1' « Ariana », les quelques hôtels et chalets situés sur ce
haut plateau, à 1600 mètres d'altitude.
Fabrègue n'aimait pas la promiscuité de l'hôtel, fût-ce d'un
palace. Il ne tenait pas à rencontrer chaque jour les acteurs et les
producteurs de son film qu'il supervisait de loin et comme cela lui
plaisait. Seul Gilles, pour qui il avait une affection quasi paternelle,
avait accès à la solitude du maître. Et c'est Gilles qui avait obtenu que
Fabrègue vînt participer, avec la troupe de Brenner, au réveillon de la
Saint-Sylvestre.

27
Mais Gilles, qui avait tant désiré ce réveillon au cours duquel
Rosé Marion rencontrerait Fabrègue, selon les vœux les plus secrets
de celle-ci, ne savait même plus s'il avait envie de réveillonner.
Depuis qu'il était arrivé au « Crêt des Neiges », vers la fin de la
matinée, de nouveau trempé et grelottant, il n'avait guère bougé de la
peau d'ours sur laquelle, étendu devant le foyer, en compagnie du
chien et de la chatte du maître, il fumait cigarette sur cigarette.
Une toux légère le secoua.
« Tu fumés trop, Gilles », remarqua Fabrègue, qui rentrait à cet
instant dans la pièce envahie d'un nuage bleu, « tu vas t'abîmer la
gorge et, au lieu de venir en croisière avec moi, tu seras obligé d'aller
faire une cure.
— Bah! fit Gilles, cela ou autre chose.... » Et il eut un petit rire
amer.
« Non, mon petit, non, ce ton blasé ne convient pas à tes vingt
ans. Passe encore à mon âge.... »
Gilles leva sur Fabrègue un regard admiratif.
« Vous, dit-il, vous, mais vous êtes plus jeune que nous tous! »
Machinalement, Marc Fabrègue jeta un coup d'œil à la glace qui
surmontait la cheminée. Des cheveux argentés, un regard clair dans un
visage que le grand air avait doré, une mince silhouette, des gestes
vifs, certes il était loin de paraître les cinquante ans qu'il allait bientôt
avoir.
« Flatteur! Ce qui me maintient en forme, vois-tu, mon petit,
c'est le travail.
- Je crois que je ne suis pas paresseux non plus, remarqua Gilles
en allumant une autre cigarette.
— Non, mais tu te laisses trop facilement accabler par des
soucis que tu te crées de toutes pièces. Le jour où tu te seras rendu
compte que Mlle Rosé Marion a plus de beauté que d'intelligence et
surtout de cœur, tu trouveras la vie plus belle, Gilles. Et elle l'est,
crois-moi, toute pleine de rencontres possibles, d'événements
passionnants. Mais il faut savoir attendre. Te rappelles-tu comment je
t'ai rencontré, tout à fait par hasard, un hasard presque
miraculeux? Jamais je n'assiste au concours du Conservatoire, ce jour
où tu passais j'y suis allé comme poussé par une espèce d'intuition. J'ai
été bouleversé par ton interprétation de Fortunio, tu étais exactement
mon personnage, celui auquel je rêvais sans y croire, sans toi Gilles....

28
— Sans vous, maître.... »
Gilles se souvenait avec émotion de ce passé encore si proche.
Certes, il avait du talent, un don inhabituel, une foi dans son art, mais
si sa route n'avait pas croisé celle de Fabrègue, aurait-il été consacré si
vite?
« ... Si je pouvais seulement découvrir ma Jasmine de la même
manière. Dans L'Ange du Destin il n'y avait qu'un rôle, le tien, mais là,
il te faut une partenaire digne de toi, ou elle flanquera la pièce par
terre quoi que tu fasses. Je me demande même si je ne ferais pas
mieux d'écrire autre chose.
— Ce n'est pas possible, Jasmine est annoncée!
— Quelle importance! Bah! nous verrons bien! Ce soir, Gilles,
ne pensons ni toi ni moi à nos soucis personnels, tâchons de finir
l'année joyeusement. Puisque tu as décidé de m'entraîner à ce
réveillon, je crois qu'il va falloir nous mettre en route. Le vent soulève
des paquets de neige, et les routes sont de moins en moins visibles.
Heureusement que tu es là pour me conduire, sinon je suis sûr que
j'aurais trouvé une bonne excuse pour demeurer chez moi. Tu sais que
j'ai donné congé à Louis. Il était si content à l'idée d'aller réveillonner
en bas. Il s'est fait des amis à Gondamins, et je lui ai laissé son
premier janvier tout entier, tu me ramèneras demain, on me trouvera
bien une chambre là-haut.... »
Fabrègue parlait, il essayait de mettre en train ce garçon qu'il
aimait et qu'il sentait, ce soir, profondément déprimé.
Gilles se leva, s'étira, bâilla.
« Excusez-moi,, dit-il, je me suis levé tôt et j'ai beaucoup marché
contre la neige et le vent, je suis fourbu.
— Drôle de préparation à une soirée dansante!
— Je n'ai pas l'intention de danser.
- Tu verras bien! Veux-tu sortir la .voiture du garage, Louis a dû
tout laisser fin prêt, niais vérifie quand même si les chaînes sont bien
mises autour des pneus, c'est indispensable ce soir. Va, moi, je ferme
la maison. »
Nonchalamment, Gilles gagna le seuil. Une à une Marc éteignait
les lampes, dispersait les dernières braises dans la cheminée.
« Non, mon beau, non, dit-il au setter qui s'était levé pour le
suivre, pas ce soir, tu trouveras ton dîner de réveillon dans la cuisine, à
demain. »

29
Un regard mélancolique chercha le sien, une tête s'offrit à la
main amie pour recevoir une dernière caresse, Sapho elle-même
daigna venir se frotter aux jambes du maître.
« Vous avez de la chance », murmura-t-il en s'enveloppant dans
une confortable pelisse de fourrure.
A ce moment Gilles apparut, les mains noires, le chandail sali :
« Je ne peux pas faire partir la voiture!
- Je vais voir, quoique, tu saisj la mécanique et moi.... »
Mais ils eurent beau tous deux, pendant plus de trois quarts
d'heure, ausculter et réausculter le moteur de la Cadillac dernier
modèle, celui-ci garda son mystère.
« Flûte, dit Fabrègue, en rabattant le capot d'un geste brusque,
nous n'allons pas passer la nuit du 31 décembre à dévisser et à revisser
des boulons, je vais téléphoner au garage de Gondamins qu'on nous
envoie d'urgence une voiture et un chauffeur. »
Mais lorsque Marc eut réussi à avoir la communication le
gardien de l'unique garage lui apprit que la seule voiture disponible
venait de partir justement pour P « Ariana » - - « même que j'ai dit à
ces dames que ça n'était pas tellement prudent de se mettre en route
avec une telle neige ».
« Appelle 1' « Ariana », Gilles, et dis à Brenner qu'il nous envoie
une voiture avec le moins acrobate de ses comédiens.
— Je vais demander le chauffeur de l'hôtel, cela me paraît
plus sûr.... Donnez-moi le 6, mademoiselle, demandait Gilles, le 6,
deux fois trois, m'entendez-vous? on dirait que vous êtes à des milliers
de kilomètres....
— Allô, allô, répétait dans le lointain la voix de la demoiselle
des postes dans un grésillement de mauvais augure.
— Allô, le 6, hurlait Gilles, 1' « Ariana » voyons !
__ Ne crie pas, prévint Fabrègue, c'est tout à fait inutile. »
A cet instant précis l'électricité s'éteignit. Fabrègue, à l'aide de
son briquet, alluma les bougies de couleur qui garnissaient des
chandeliers anciens. « Eh bien, Gilles? __ Le téléphone est coupé,
annonça celui-ci d une voix morne.
__ II fallait s'y attendre! Nous voici donc bloques ici. Le « Crêt
des Neiges » porte bien son nom cette fois. Oui, mon bon chien, oui,
je reste, tu es content? Moi aussi.

30
— Mais c'est impossible, tout à fait impossible! répétait
Gilles qui s'énervait. On nous attend, ils vont croire à un accident, se
mettre à notre recherche....
— S'ils se mettent en route ils arriveront ici, et ce sera parfait.
S'ils nous oublient et noient leurs craintes dans le Champagne nous
ferons de même. Voyons, Gilles, il y a un quart d'heure tu n'avais
presque plus envie de ce réveillon.»
Gilles laissa échapper une exclamation de dépit et décrocha le
téléphone. En vain.
« Ça t'ennuie à ce point? Je suis désolé. Écoute, pourquoi
n'essaierais-tu pas de faire du stop sur la route? Peut-être que cette
voiture qui nous a été soufflée n'est pas encore passée, elle montait à 1'
« Ariana. »
Gilles haussa les épaules et se mit à marcher de long en large.
Fabrègue, allongé dans son grand fauteuil de cuir, ranimait
délicatement son feu. Soudain la flamme jaillit haute et claire. Il y
plaça avec adresse une énorme bûche.

31
« Regarde, dit-il, voici de quoi finir l'année. »
Puis, une à une, il alluma plusieurs bougies disséminées dé-ci,
dé-là entre les deux pièces qui communiquaient.
Voyant que Gilles lui tournait le dos, il fit fonctionner l'appareil
de radio portatif. Aux premières mesures de la Petite Musique de nuit,
Gilles, qui avait une vénération pour Mozart, se laissa tomber à son
tour dans un fauteuil et se mit la tête entre les mains. Quelques
instants passèrent, et la phrase musicale emplit la pièce d'un joie
aérienne si pure, si vraie que Gilles, détendu, ferma les yeux derrière
l'écran de ses mains.
Un son léger, distinct de celui de la musique, vint frapper
l'oreille des deux hommes silencieux. Etonnés, ils se regardèrent. Le
coup se répéta, plus hardi, comme précipité. Fabrègue se leva, agacé
de constater l'immobilité de Gilles.
« Tire donc les rideaux, voyons, n'entends-tu pas, on frappe
encore. »
Gilles souleva la lourde tenture de reps. Derrière la vitre,
curieusement éclairé par le rayonnement d'une torche électrique, il y
avait un visage. Sous une frange de cheveux châtains poudrés de
neige, deux yeux noisette semblaient l'implorer. Rêvait-il? Ce fut
Fabrègue qui, écartant Gilles d'une main impatiente, ouvrit la croisée.
Dans la neige, sous une mante trop longue dont le capuchon avait
glissé, se tenait une mince silhouette féminine qui grelottait de froid et
de peur.
« La voiture, bégaya-t-elle, mes sœurs.... »
Et elle désigna une direction dans la nuit.
« Que faites-vous là? demanda Gilles, que vous est-il arrivé? »
Fabrègue était déjà dehors, précédé de Gaël qui aboyait; Gilles,
en deux bonds, le rejoignit et secoua Marie-Pierre par le bras.
« Vous avez eu un accident? questionna-t-il, angoissé.
— Oui, reprit péniblement l'adolescente, mais pas grave,
heureusement, personne n'a de mal. On ne distinguait plus la route,
nous avons versé dans le fossé.
— Vous étiez seules sur la route, par ce temps, mais c'est de la
folie!
— Père n'a pu venir, naturellement il a eu besoin de la voiture
pour une urgence, et au garage on nous a donné ce qui restait : un
clou. Pourtant Gaïte conduit bien et elle connaît la route.

32
— Quand je pense que votre père vous a laissées partir dans ses
conditions!
— Il a confiance en nous.
— Confiance bien placée! »
Sa vraie nature reprenant le dessus, Marie-Pierre allait répliquer
vertement lorsque Gilles poussa un cri : Fabrègue revenait vers eux
suivi de deux silhouettes encapuchonnées qui se soutenaient l'une
l'autre pour ne pas tomber dans la neige. Il portait un enfant dans ses
bras.
« Mon Dieu, cria Gilles en s'élançant, la petite est blessée !
— Mais non, mais non, disait calmement Marie-Pierre, ne criez
pas si fort, elle dort tout simplement. Il en faut plus que cela pour
réveiller Catherine! »

*
* *

« Oh! mais c'est féerique ici! »


La voix qui prononçait ces mots fit tendre l'oreille à Fabrègue. Il
déposa avec soin son fardeau sur le divan et se retourna, cherchant
dans la pénombre quel capuchon dissimulait cette voix harmonieuse.
Gilles avait ouvert le bar, en sortait une bouteille et des verres. Il
tendit à Marie-Pierre, la première, un verre à demi plein qu'elle avala
sans broncher.
« C'est une trahison, j'ai cru que c'était de l'eau! »
Ses yeux s'écarquillèrent, elle s'étrangla, toussa.
Gilles lui donna dans le dos une tape amicale.
« Vous aviez besoin d'une réaction. A votre tour,
mesdemoiselles.
— Attention à Lise, elle ne supporte même pas de l'alcool de
menthe sur un sucre. »
Mais, dans ce clair-obscur, laquelle était la princesse lointaine?
Était-ce celle qui s'enquérait de cette belle voix paisible :
« As-tu pensé à prendre le sac aux chaussures, Gaïte?
— Mais bien sûr! Enlève tes caoutchoucs, donne tes pieds. »
Agenouillée devant le foyer, l'une des deux jeunes filles
déchaussait l'autre avec bonne grâce, et lui passait des sandales de
peau argentée.

33
« Merci, tu es gentille. » Elles se sourirent avec tendresse.
Elles avaient toutes deux les yeux bleus, mais chez l'une ce bleu
avait des reflets gris, tandis que chez l'autre il avait la transparence des
saphirs. Le chignon lisse de l'aînée était presque châtain, découvrant
un visage rond au teint mat. Une cascade de boucles dorées entourait
l'ovale parfait du visage de la cadette, dissimulant à peine un cou long
et mince que mettait en valeur le décolleté discret.
« Tu vas avoir froid, Lise, mets ton écharpe. » Prévenante, mais
autoritaire comme à son habitude,
Marie-Pierre, qui était allée couvrir la plus petite sur le divan,
revenait, un lainage à la main.
« Mais non voyons, il fait si bon ici, c'est merveilleux!
— Oui, vraiment merveilleux après cette randonnée dans la
neige. Nous n'espérions pas trouver un havre pareil. »
Elles parlaient toutes deux ensemble, mais la voix de l'une
dominait légèrement l'autre et, chaque fois, cette voix rendait attentif
Fabrègue, qui, sans rien dire, les observait. Debout, Marie-Pierre, une
main sur sa hanche menue qu'amincissait encore une robe de velours

34
noir un peu courte pour ses longues jambes, et râpée aux coudes,
cherchait le regard de Gilles.
« Oui, répondit tout haut celui-ci, je les reconnais parfaitement,
vos descriptions étaient l'exactitude même : la maîtresse de maison
dévouée, la précieuse infirmière, dont le nom justement signifie «
perle », et, au coin de sa cheminée, la princesse Lise, Cendrillon déjà
touchée par la baguette magique.
— Mais... interrogea Fabrègue, surpris, tu connais ces jeunes
personnes, Gilles?
— Bien sûr, déclara Marie-Pierre avec son aplomb coutumier,
nous nous connaissons très bien.
— Je vais vous expliquer, Marc.
— Si vous le voulez bien, cher monsieur, nous sommes
suffisamment en retard. Maintenant que vous nous avez à votre tour
réconfortées il nous faut reprendre notre route. »
Les deux hommes se retournèrent vers la fillette avec le même
mouvement de stupeur.
« Comment, vous voulez repartir?
— Bien sûr, tout de suite. Oh! pas avec notre voiture
évidemment, elle doit être déjà enfouie sous la neige. Mais
n'allez-vous pas à F « Ariana » ce soir vous aussi? »
Gilles éclata d'un rire nerveux.
« Si vous comptiez sur nous pour vous dépanner, désolés de
vous décevoir, notre voiture à nous aussi est en panne.
— Oh! » fit Marie-Pierre.
Sa bouche s'était arrondie comme celle d'un petit enfant qui va
pleurer, mais elle reprit vite sa belle assurance.
« Il n'y a qu'à téléphoner au garage.
— C'est déjà fait. Je peux vous assurer que vous avez emprunté
la dernière voiture disponible.
— Eh bien, fit Marie-Pierre, comme dans un trait de lumière,
appelez 1' « Ariana », ils viendront nous chercher.
— Même en risquant leur vie! Nous en valons la peine, je
pense? dit Gilles, moqueur, seulement nous n'avons pas plus de
téléphone que de lumière, chère mademoiselle et amie.
— Ce n'est pas possible!

35
— C'est même certain. Il arrive que tout ne se réalise pas
exactement comme on l'avait prévu. Il ne suffit pas toujours de
vouloir, figurez-vous. »
Marie-Pierre devint très rouge. Elle serra les dents pour ne pas
lancer à ce garçon qui se moquait si ouvertement d'elle une phrase
particulièrement désagréable. Il y eut trente secondes de silence puis,
comme une petite fille qu'elle était encore, elle laissa retomber ses
bras le long de la robe de velours, et, tournant son visage désolé vers
ses sœurs, elle dit d'une toute petite voix :
« Tout était si bien arrangé.... »
La minute précédente, Gilles aurait volontiers continué à railler
Marie-Pierre, mais il la vit soudain si décontenancée, qu'il se tut. Quoi
qu'elle en ait dit, elle devait se faire une joie de cette soirée, pauvre
gosse! N'empêche qu'elle aurait besoin d'être dressée. Bah! la vie s'en
chargerait !
Fabrègue qui avait suivi ce court débat sentit combien ces
pauvres petites étaient désolées de manquer leur réveillon.
« Que diriez-vous, mesdemoiselles, si nous organisions un petit
souper entre nous puisque le hasard nous a réunis ce soir? Il faut faire
contre mauvaise fortune bon cœur! »
II attendait une approbation, mais Gilles semblait se
désintéresser de la question, Gaïte souriait avec une certaine timidité,
et Lise, qui caressait Sapho, n'avait pas entendu. Il se tourna vers,
Marie-Pierre :
« Je sais bien que je ne puis espérer remplacer les plaisirs que
vous offrait F « Ariana », mais valent-ils vraiment la peine que nous
sombrions tous dans une noire mélancolie?
— Monsieur, déclara Marie-Pierre, si vous nous
connaissiez mieux, vous sauriez que nous nous moquons éperdument
du réveillon de F « Ariana ».
— Mais, je croyais....
— C'était pour nous, continuait Marie-Pierre avec le plus grand
sérieux, un réveillon d'affaires, ce qui n'est jamais très drôle. Puisque
le Ciel en a décidé autrement, il ne nous reste plus qu'à accepter votre
proposition. Merci de tout cœur, monsieur. »
Elle avait relevé d'un geste mutin ses longs cheveux plats, et ses
yeux brillaient.

36
« Mes sœurs vont vous aider, Lise dressera un couvert ravissant,
Gaïte cuisinera ce que vous désirerez. Je ne me propose pas, le souper
serait brûlé et la fourchette mise à la place du couteau. En revanche je
peux faire un numéro chorégraphique, si vous en avez envie.
— Je croyais que vous ne saviez pas danser?
— Je ne fais que des danses de genre. Le french-cancan, le
fandango ou la pavane n'ont aucun secret pour moi. Quant aux danses
russes, voyez plutôt. »
Et elle joignit immédiatement le geste à la parole.
Gilles applaudit, puis remit en marche le petit poste de radio. Les
accents langoureux d'une célèbre valse de Strauss emplirent la pièce.
« Accordez-moi cette valse, mademoiselle, dit-il en s'inclinant
avec gravité, c'est une danse romantique.
— Oh! mon Dieu, dit Marie-Pierre en pinçant sa jupe de
velours, j'ai oublié mon carnet de bal. Et si elle était promise? »
Gilles la saisit par la taille et l'entraîna. Ils tournoyèrent un
moment, de plus en plus vite, évitant de justesse table et fauteuils.
« Je n'en peux plus! s'écria-t-elle soudain. Lâchez-moi... ou
plutôt, non, de grâce, tenez-moi bien, car je vais tomber si je m'arrête,
à moins que je ne tourne ainsi pour l'éternité!...»
Quand il s'arrêta, elle ferma les yeux : « Tout tourne, comme
c'est amusant! » Et elle plongea soudain dans une profonde révérence
qu'elle termina à la manière d'un clown, en s'asseyant par terre.
« Vous jouez fort bien la comédie! s'exclama Gilles en se jetant
sur un fauteuil.
— Cela n'a rien d'étonnant, je la joue sûrement plus souvent que
vous. »
II ouvrit la bouche pour lui jeter un défi, puis se tut. C'était
tellement agréable de n'avoir pas encore été reconnu, il ne fallait
surtout rien gâcher par sotte bravade; il changea de conversation.
« Vous ressemblez à un page florentin », dit-il.
Il détaillait avec amusement la robe de velours usée qui, bien
qu'allongée à plusieurs reprises, découvrait des genoux maigres, les
bras trop longs mais pourvus de mains fines et les cheveux raides qui
tombaient au ras d'un grand col de vieux Venise.
« C'est ma robe « petit lord » comme l'appelle Catherine, je
l'aime beaucoup, malheureusement elle n'en a plus pour longtemps. »

37
Elle plia le bras trop brusquement, on entendit un craquement
inquiétant.
« Heureusement, dit-elle, que Gaïte est occupée. »
Aidée de Lise, Gaïte en effet disposait des assiettes de terre
savoyarde sur une nappe brodée de couleurs vives, cadeau récent
d'une admiratrice étrangère. Avant de partir, Louis, qui savait à quel
point son maître était sensible au décor, avait accroché au lustre la
traditionnelle boule de gui.
« La jolie table! admira Marie-Pierre, on n'aurait pas eu mieux à
l’ « Ariana ».
J'ai un serviteur prévoyant. Il m'a laissé des vivres pour une
semaine.... »
Sur la nappe brodée, se trouvaient en effet un poulet en gelée,
une salade russe et plusieurs bouteilles de cham-pagne.
Les amis ou obligés de Fabrègue lui avaient fait parvenir des
colis que les jeunes filles déballaient avec des cris de joyeuse surprise.
Marc, qui ne les avait même pas ouverts, appréciait pour la première

38
fois ces attentions venues de loin et qui d'ordinaire ne présentaient
pour lui que l'ennui d'y répondre.
Il y avait du caviar de Russie, un foie gras des Landes, un
pudding de Londres, des fruits confits de Nice et de Paris, une
débauche de chocolats et de marrons glacés.
« Oh! là! là! remarqua Marie-Pierre, on se croirait dans la
boutique d'un confiseur. Quel dommage que Catherine dorme si
bien!»
Mais à ce moment même on entendit une petite voix qui, à
l'autre bout de la pièce, disait :
« Est-ce que je peux réveillonner moi aussi? »
Déjà les trois sœurs entouraient le divan où s'asseyait, rosé et
gaie sous ses cheveux emmêlés, une petite fille dont Gaël le setter
léchait les joues avec gentillesse.
« Cathie!
— Catherinette !
— Catioucha! »
Elle passait de bras en bras, l'une démêlant les boucles blondes,
l'autre tirant sa petite robe de flanelle, la troisième remontant ses
chaussettes.
« Monsieur, demanda Marie-Pierre, est-ce que Catherine peut se
mettre à table avec nous?
— Mais naturellement. »
Catherine sauta du divan, et battit des mains.
« Comme c'est joli ici, comme ça sent bon. Nous sommes à 1' «
Ariana, » Pierrie?
- Non, mon trésor, et c'est beaucoup mieux. A 1' « Ariana » nous
aurions dû te coucher dans notre chambre et t'y laisser ; ici tu vas
pouvoir souper avec nous, comme à Noël; remercie ce monsieur. »
Catherine sourit à Fabrègue en lui tendant les bras. Il se pencha
pour l'embrasser. Il y avait longtemps qu'il ne s'était senti aussi
content de lui et des autres.
Il jeta un coup d'œil à la pendule, un « coucou » suisse des plus
compliqués.
« Regarde bien, dit-il, en le désignant à la petite fille, quand
l'oiseau ouvrira la fenêtre et sonnera douze coups, nous aurons changé
d'année.

39
« Je bois, dit-il, à l'accomplissement de nos vœux à tous. »

40
— Mettons-nous à table, et songeons aux vœux que nous
allons nous faire les uns aux autres. Voyons, que faut-il vous
souhaiter, mesdemoiselles?
— Je vais vous le dire, annonça Marie-Pierre, les yeux brillants.
— Pierrie, méfie-toi, tu sais que ta franchise t'a déjà joué
des tours.... »
Gaïte désignait d'un œil discret la déchirure du velours qui
laissait voir un coude un peu pointu. « Bah! cela devait arriver, tôt ou
tard.
— Allons, fit Gilles en remplissant les verres de ses voisines,
parlons à cœur ouvert, nous ne nous reverrons peut-être jamais, je me
sens, depuis ce matin, l'âme d'un confesseur. »
II cligna de l'œil vers Marie-Pierre, qui, lancée, ne saisit pas
l'allusion.
« Souhaitez à Gaïte de demeurer toujours sage et bonne,
d'entourer papa de soins et de prévenances comme il le mérite.
— Voilà des vœux bien graves, est-ce vraiment tout ce qu'il faut
vous souhaiter, mademoiselle? demanda Fabrègue en levant son
verre.
— Et que lui souhaiteriez-vous de plus? répliqua Marie-
Pierre.
— Une jeune fille a bien droit à des vœux moins austères.
J'aimerais quant à moi lui souhaiter aussi un aimable mari, capable
d'apprécier les qualités qu'elle possède. Un médecin par exemple, qui
continuerait le travail de votre père et qu'elle seconderait comme elle
seconde celui-ci. »
Tandis que Gaïte remerciait d'un sourire en rougissant le plus
joliment du monde, Marie-Pierre lui coupa la parole avec vivacité.
« Gaïte n'a aucune envie de se marier, et père ne désire sûrement
pas ce successeur que vous lui souhaitez, un étranger dans la maison,,
quelle horreur!
— C'est vouer bien délibérément vos sœurs au célibat,
mademoiselle », remarqua Fabrègue qui s'amusait à « faire monter » la
fillette.
« Mais pas du tout, Lise se mariera, et le plus tôt sera le mieux.
— Nous y voilà, coupa Gilles, qui depuis un moment était
demeuré muet.

41
— Nous y voilà en effet, sans cette tourmente de neige Lise
serait déjà fiancée à l'heure qu'il est!
— Pierrie, tu exagères ! »
Le teint transparent de la « princesse lointaine » s'était coloré,
elle regardait sa sœur avec une légère moue de reproche.
« Pierrie prend quelquefois ses désirs pour des réalités, corrigea
Gaïte avec indulgence, elle a beaucoup d'imagination.
— Ce que j'avance, dit Pierrie n'a rien que de très naturel, Lise
est de beaucoup la plus jolie de nous, celle aussi à qui il en coûtera le
moins de quitter la maison — non, non, ne proteste pas, tu y viendras
très souvent, peut-être ton mari aura-t-il un chalet dans les envi-
rons? »
Dans les yeux bleus de Lise, assise en face de lui, Marc
Fabrègue avait cru lire un désarroi qu'elle s'efforçait de cacher.
Au début elle lui avait paru l'indifférence même, et il était allé
jusqu'à se demander si cette beauté sereine et silencieuse ne cachait
pas un manque d'intelligence ou un excès de vanité. Depuis qu'elle
était assise à cette table, il pensait qu'elle était simplement timide.
Maintenant il était presque sûr, devant ses yeux soudain baissés et son
sourire absent, qu'elle cachait un secret — quelque peine de cœur,
pensa-t-il. Aussi, pour rompre les chiens, il s'adressa à Marie-Pierre :
« Et vous, vous, mademoiselle, qui savez si bien ce qu'il faut aux
autres, êtes-vous aussi bon juge pour vous-même? Est-ce à vous, qui
ne voulez pas d'étranger dans la maison, qu'il faut souhaiter de
continuer le métier de votre père?
— Moi médecin? Ah! non. J'ai choisi depuis longtemps de
m'occuper des plus faibles : je serai vétérinaire et je ne quitterai pas
Condamins.
— Vous aurez un avantage, dit Gilles, qui tenait à marquer un
point, vos clients ne vous donneront jamais tort. »
A cet instant, le coucou poussa son petit volet de bois et sortit la
tête.
« Vite, vite, cria Catherine, qui le guettait, il faut se dire « bonne
année ».
- Écoute d'abord », chuchota Gaïte.
Scrupuleusement, gravement, le coucou passa douze fois sa tête
entre les volets. Souriant, Marc Fabrègue se leva.

42
« Je bois, dit-il, à l'accomplissement de nos vœux à tous : ceux
qui nous ont été révélés et ceux qui demeurent cachés au fond des
cœurs.
— Nous n'avons aucun vœu caché, trancha l'intrépide Marie-
Pierre. Peut-on, à notre tour, vous demander à vous deux ce qu'il faut
vous souhaiter? »
Fabrègue regarda Gilles au fond des yeux.
« Souhaitez-nous, dit-il gravement, de ne pas nous laisser aller à
nos désirs et de trouver qui nous cherchons vraiment. »
II y eut une minute de silence pendant laquelle chacun but à
l'année nouvelle.
« On s'embrasse? » questionna Gilles ayant vidé son verre.
Dès qu'il eut posé cette question, pourtant toute simple - - y
avait-il jamais eu réveillon de camarades où l'on ne s'embrassât? — il
la jugea stupide.
« Bien sûr », claironnait la voix de Catherine. Déjà elle était dans
les bras de Fabrègue et passait dans ceux de Gilles. Cette intervention
enfantine dissipa toute gêne.
« Merci, chantait la voix joyeuse, merci beaucoup, j'ai fait un
très beau réveillon, et si papa était là, je serais tout à fait heureuse.
— Pauvre papa, soupira Gaïte en regardant sa montre,
est-il seulement rentré?
- Il doit être très inquiet, dit Fabrègue.
— Non, il nous croit à 1' « Ariana ». Dès que le téléphone sera
rétabli, nous l'appellerons.
- Sinon je descendrai demain en skis à la première heure,
déclara fermement Marie-Pierre qui, pour le moment, se sentait
les yeux lourds de sommeil.
- Demain, c'est-à-dire aujourd'hui, chère mademoiselle, et à
condition que vous teniez encore sur vos jambes, railla Gilles.
- Allons, allons, mes enfants, ce n'est pas le moment de se
disputer, je vais vous montrer vos chambres.
— Il n'est pas question que nous vous dérangions davantage,
monsieur. Si vous le permettez, nous nous arrangerons très bien avec
ce divan et ces fauteuils.
— Vous ne me dérangez en rien, dit Fabrègue. La chambre
d'amis possède deux grands lits, Gilles gardera le divan du salon ou
prendra la chambre de Louis à son choix. »

43
« Ah! ne tourne pas vers moi ce visage qui n'est plus de ce
monde. »

44
45
L'idée de pouvoir bientôt s'étendre entre des draps frais, sous de
moelleuses couvertures, détendit les jeunes filles dont la fatigue
commençait à tirer les traits.
« Alors, prenez chacune un bougeoir, nous allons vous précéder,
ce sera une vraie scène de famille.
- Oh ! oh ! dit Catherine dont les yeux papillotaient, on croirait
qu'on va jouer Ces dames aux chapeaux verts.
— Je vois, se moqua doucement Gilles, qu'on prend contact tôt
avec les vrais classiques. Moi cela me ferait plutôt penser à Perrichon
du haut de la « mère » de glace... en regardant par la fenêtre
évidemment.
— En regardant par la fenêtre, dit lentement Lise, qui avait
soulevé les rideaux, je me retrouve plutôt dans l'atmosphère
A'Altitude 3 200, tu te souviens, Pierrie?
Vous jouez donc souvent la comédie? demanda Fabrègue que la
voix de Lise aux intonations tantôt graves, tantôt cristallines
intéressait.
— Souvent, oui, répondit Lise presque à mi-voix.
— Quel est donc votre répertoire? »
Si bas qu'ils eussent échangé ces répliques, Marie-Pierre les
avait entendues et, très haut, fixant Gilles avec bravade elle déclara :
« Labiche, bien sûr, et François Coppée, pourquoi pas? mais
aussi Molière, Anouilh, Corneille, Giraudoux, Jules Romains....
— Comment en avez-vous eu l'idée? demanda Fabrègue.
- L'idée ne vient pas de nous. Papa aime le théâtre, il avait,
beaucoup joué la comédie pendant qu'il était étudiant, il a pensé que
pour nous qui ne pouvions rien voir, la seule manière de nous faire
comprendre certains chefs-d'œuvre serait de les jouer nous-mêmes.
Naturellement il s'agit de scènes que nous relions par des lectures à
plusieurs voix.
— Que ne nous avez-vous dit cela plus tôt, j'aurais aimé vous
entendre!
— Il n'est jamais trop tard, répliqua Marie-Pierre, oubliant son
envie de dormir, nous vous devons bien cela en remerciement. Que
choisit-on, Gaïte?
— Lise est peut-être fatiguée, fit remarquer Gaïte en
enveloppant sa cadette d'un regard protecteur.

46
— Je ne suis jamais fatiguée lorsqu'il s'agit déjouer. Tu le sais
bien, Gaïte. »
Marie-Pierre mesurait déjà les lieux : la grande marche plate
accédant à l'escalier formait comme une scène, devant le hall, où
mettre le public.
« C'est parfait, dit-elle, on croirait que c'est fait exprès. »
Elle disposait les chandeliers où il fallait pour que la lueur des
bougies mette Lise en valeur.
« Ma parole! elle a l'étoffe d'un metteur en scène, cette gamine »,
dit Gilles en se tournant vers Fabrègue. Et il le trouva dans un tel état
d'agitation qu'il ajouta pour le calmer :
« Mais, voyons, ce sont des enfants !
— Tais-toi, lui répondit Marc à voix basse, et toi, n'étais-tu pas
un enfant?
— ... Oh! ma fiancée à travers les branches en fleurs. » Avec
une décision, une sûreté de jeu tout à fait étonnante pour son âge
Marie-Pierre avait attaqué L'Annonce faite à Marie (1). Dès que Lise
lui eut répondu, le silence s'était fait autour d'elles, les isolant dans la
lumière tremblante des bougies. La voix de Lise, qui avait apparu
jusqu'ici seulement harmonieuse, se révélait soudain d'une admirable
souplesse, parfois douce et basse, parfois haute, pure, légère. Dans sa
robe longue, nacrée par les reflets du satin, elle était vraiment cette «
fiancée à travers les branches en fleurs » ce « beau lys », cette « fleur
d'or » dont parle le poète.

(1) De Paul Claudel.

« ... Que demande-t-on d'une fleur


« Sinon qu'elle soit belle et odorante une minute, pauvre fleur, et
après ce sera fini. »

Dans l'ombre, Fabrègue saisit le bras de Gilles, moins ému que


lui mais tout aussi surpris de tant d'aisance, de tant de talent inné,
auquel il ne manquait qu'un peu de métier.

« Ah, ne tourne pas vers moi ce visage qui n'est plus de ce


monde! »

47
Brusquement revenue, l'électricité inonda d'un coup toutes les
pièces. Marie-Pierre, qui fixait au même instant le front de Gilles,
point clair dans l'obscurité du hall, poussa un cri de surprise et en
oublia de donner sa réplique. Gaïte et Marc Fabrègue, étonnés,
suivirent son regard. Il venait de se poser sur une réplique tellement
exacte de Gilles que la fillette avait cru voir double. Brutalement mise
en lumière, une immense affiche de théâtre représentant Gilles Valois
tel que l'avait immortalisé les magazines français et étrangers,
légèrement penché en arrière, une main dans sa poche, l'autre sur la
hanche droite, la mèche bouclée sur le front, et sur les lèvres ce sourire
tendre et moqueur qui lui était si personnel. Ce sourire s'accentua
lorsque Gilles, qui, par habitude, avait repris sa pose familière pour
mieux écouter, comprit, en lisant la stupéfaction peinte sur le visage
de Marie-Pierre, qu'il venait de perdre son incognito.
Lise n'avait rien vu, elle s'étonnait que sa sœur, douée d'ordinaire
d'une si excellente mémoire, ne retrouve pas la réplique qu'elle tentait
de lui souffler en vain. Toute à sa découverte, Marie-Pierre avait
oublié sa sœur, Claudel, et jusqu'à l'endroit où elle se trouvait. Elle
était si drôle ainsi, les yeux écarquillés, la bouche ouverte, que Gilles

48
retint une grande envie de rire. Avec gentillesse, il écarta Marie-Pierre
et vint prendre sa place sur la scène improvisée, il enchaîna
exactement à l'endroit où Marie-Pierre s'était arrêtée, quelques instants
sa voix chercha à s'accorder à celle de Lise, elle y réussit presque tout
de suite. Le duo continua donc sans que Lise eût été le moins du
monde troublée par cette doublure de choix.
Sur le visage de Marc Fabrègue on pouvait lire une satisfaction
intense. Soudain le téléphone sonna, l'arrachant à sa contemplation.
Avec un geste d'agacement, il se dirigea vers l'appareil et décrocha.
« Lui-même... mais nous avons été bloqués, mon cher, d'abord
par une panne de voiture puis par un dérangement de téléphone dont
vous avez pu vous rendre compte. D'ailleurs je vous passe Gilles, il
était navré.... Oui, oui, il est là bien sûr, et en pleine forme.
« Venir maintenant? Vous n'y songez pas — Fabrègue jeta un
coup d'ceil au coucou —, il est bientôt deux heures, nous sommes
morts de fatigue....
« Pourquoi? Parce que nous avons soupe d'abord, et puis — il
lança vers Gilles un clin d'oeil railleur —, nous avons travaillé aussi,
mais oui....
« Non, non, Rosé Marion n'est pas arrivée, mais j'ai ici une jeune
comédienne dont je viens de faire l'heureuse découverte : cette année
j'aurai eu de belles étrennes.... »
Lentement, le rosé montait aux joues pâles de Lise.
« ... Oui, bien sûr, je vous la présenterai... dans quelque temps.
Je vous passe Gilles, arrangez-vous avec lui pour venir le chercher
niais pas avant demain, parce que, aujourd'hui, je le garde. »
« Comment? questionna Gilles à mi-voix, en prenant l'appareil
des mains de Fabrègue.
— Tu verras, j'ai une idée....
— Ne raccrochez pas, dit Marie-Pierre à Gilles

qui donnait à Brenner quelques explications supplémentaires,


demandez qu'on nous passe Mme Delmont, s'il vous plaît. »
Dès qu'il eut cessé de parler, Gilles redemanda docilement le
standard.
« Tiens, dit Marie-Pierre, en passant l'appareil à Gaïte, raconte
ce qui s'est passé, excuse-nous, et surtout reprends un rendez-vous, il
faut faire vite.

49
— Vous pouvez vous vanter d'être tenace, disait Gilles à
Marie-Pierre tandis que Gaïte avec beaucoup de bonne grâce exécutait
les ordres de sa cadette. Telle que je vous connais, vous auriez été
capable d'accepter l'offre que Brenner faisait à Fabrègue de
venir le chercher.
— Fabrègue! s'exclamait Lise, qui depuis le compliment qu'elle
avait reçu tout à l'heure était demeurée encore un peu plus silencieuse,
vous êtes Marc Fabrègue l'auteur?
- Mon Dieu, oui, mademoiselle, et voici Gilles Valois, mon
meilleur interprète, que votre sœur a brusquement reconnu tout à
l'heure, n'est-ce pas, mademoiselle Marie-Pierre?
— C'est donc bien vrai. Je me demandais encore si je n'avais
pas été « le jouet d'une hallucination », comme on dit en style de
roman. »
Et se moquant d'elle-même Marie-Pierre plongea dans une
révérence faussement humble.
« Quand je pense que je viens de jouer devant vous l'un de vos
plus grands rôles... faut-il que nous soyons de sottes provinciales pour
ne pas vous avoir reconnu! Ce n'est pas que nous allions souvent au
cinéma, mais on ne voit que vous sur les couvertures des magazines,
je précise bien les couvertures, car nous ne les lisons pas. »
Visiblement elle crânait un peu, ne sachant plus très bien comment se
comporter, et jetant des regards furtifs à ses sœurs pour qu'elles lui
viennent en aide. Mais Gaïte était allée étendre sur le divan la toute
petite qui succombait au sommeil, et Lise, silencieuse selon son
habitude, souriait à Fabrègue qui ne se lassait pas de la regarder.
« Vraiment, interrogeait Gilles, vous ne saviez pas que nous
tournions dans la région?
- Ma foi non, répliqua Marie-Pierre avec désinvolture, nous nous
tenons le plus éloignées possible des potins du bourg.... A part le
théâtre que nous jouons nous-mêmes, nous ne connaissons pas grand-
chose, comme vous avez pu vous en rendre compte d'ailleurs.
Je m'en suis si bien rendu compte en effet, déclara gravement
Marc Fabrègue, que, lorsque Mlle Lise sera reposée, je lui demanderai
de faire une lecture de ma prochaine pièce avec Gilles.
— Oh! monsieur, dit Lise les yeux brillants, je ne saurai pas.
— Mais si, vous saurez très bien. Je commencerai par vous
raconter l'histoire et comment je vois le personnage de Jasmine, et

50
puis vous vous y mettrez avec la même simplicité que tout à l'heure,
quand vous vous êtes essayée à Claudel. Nous verrons bien.
— Nous verrons quoi? questionna Marie-Pierre, en fronçant le
sourcil.
— Ne soyez pas plus curieuse que votre sœur, mon enfant,
regardez-la, elle ne demande rien. »
Très rouge, Lise détourna la tête, fuyant le regard de sa jeune
sœur.
« Pardonnez-moi, dit-elle, je me sens très fatiguée.
— Oui, dit fermement Gaïte, cette fois il faut aller nous
coucher, mais nous devons rassurer papa; je me suis permis
d'appeler Condamins, voici justement la sonnerie. »
Toutes les trois coururent vers l'appareil, et l'on n'entendit
pendant quelques minutes que des exclamations, des explications.
« Ne raccrochez pas, demanda Fabrègue quand ce tumulte
familial se fut un peu calmé, je voudrais parler à votre père, si vous le
permettez. »
Il y eut un petit silence, Marie-Pierre de nouveau fronça le
sourcil, et Lise s'en fut très vite vers l'escalier, entraînant Gaïte.
Fabrègue se présenta et, après avoir assuré le docteur Lemarchand du
plaisir qu'il avait eu à accueillir ses filles, il exposa sa requête : il
désirait garder ses hôtes au « Crêt des Neiges » une partie de la
journée.
« Elles sont très fatiguées, il faut qu'elles se reposent. Je
désirerais les garder un peu ensuite. Si vous le permettez. Mon
chauffeur qui rentrera ce soir les reconduira,... la voiture lui obéira
sans doute mieux qu'à nous....
« Eh bien, j'accepte votre invitation à dîner, soit, d'autant plus
qu'il y a de grandes chances pour que j'aie une grande faveur à vous
demander. »
« Qu'est-ce que vous voulez demander à papa? questionna
Marie-Pierre, inquiète, lorsque Fabrègue eut raccroché.
— Nous verrons bien demain, mademoiselle. » Lise
avait disparu, précédant Gaïte qui portait
Catherine.
« Ne lui montez pas la tête, au moins, dit-elle
« Pardonnez-moi, dit-elle, je me sens très fatiguée.

51
— Oui, dit fermement Gaïte, cette fois il faut aller nous
coucher, mais nous devons rassurer papa; je me suis permis
d'appeler Condamins, voici justement la sonnerie. »
Toutes les trois coururent vers l'appareil, et l'on n'entendit
pendant quelques minutes que des exclamations, des explications.
« Ne raccrochez pas, demanda Fabrègue quand ce tumulte
familial se fut un peu calmé, je voudrais parler à votre père, si vous le
permettez. »
II y eut un petit silence, Marie-Pierre de nouveau fronça le
sourcil, et Lise s'en fut très vite vers l'escalier, entraînant Gaïte.
Fabrègue se présenta et, après avoir assuré le docteur Lemarchand du
plaisir qu'il avait eu à accueillir ses filles, il exposa sa requête : il
désirait garder ses hôtes au « Crêt des Neiges » une partie de la
journée.
« Elles sont très fatiguées, il faut qu'elles se reposent. Je
désirerais les garder un peu ensuite. Si vous le permettez. Mon
chauffeur qui rentrera ce soir les reconduira,... la voiture lui obéira
sans doute mieux qu'à nous....
« Eh bien, j'accepte votre invitation à dîner, soit, d'autant plus
qu'il y a de grandes chances pour que j'aie une grande faveur à vous
demander. »
« Qu'est-ce que vous voulez demander à papa? questionna
Marie-Pierre, inquiète, lorsque Fabrègue eut raccroché.
— Nous verrons bien demain, mademoiselle. » Lise
avait disparu, précédant Gaïte qui portait
Catherine.
« Ne lui montez pas la tête, au moins, dit-elle
sévèrement en essayant de foudroyer Fabrègue du regard, cela ne lui
servirait à rien»
Fabrègue sourit, il souffla les bougies une à une et tendit la main
à Marie-Pierre. Celle-ci resta un long temps les yeux fixés sur Gilles.
« Pourquoi me dévisagez-vous ainsi? demanda-t-il.
— Parce que je crains bien de m'être trompée ce matin en vous
trouvant une ressemblance avec un bon ange... à moins évidemment
que vous ne soyez un ange déchu, celui de la Tentation. »
Gilles se mit à rire et, à son tour, tendit la main à Marie-Pierre,
mais il fut tout étonné de voir briller dans les yeux noisette une larme
qu'elle s'efforçait en vain de retenir.

52
CHAPITRE III

LE CHEVEU DE LA FORTUNE
DANS la même pièce où la veille au matin Gilles avait pris, en
compagnie de Marie-Pierre, un petit déjeuner réconfortant, Gaïte
assistée de Catherine servait maintenant le café et les liqueurs.
Cette dernière tenait d'une main le sucrier et de l'autre une
magnifique poupée, habillée en skieuse, que Marc Fabrègue avait
dénichée dans une boutique de Condamins.
Anna, qui avait d'abord un peu grogné lorsqu'elle avait appris
que le repas du Ier janvier était remis au soir, s'était pourtant surpassée;
Gaïte avait assumé avec autant de compétence que de gentillesse les
devoirs de la maîtresse de maison. Pendant ce repas chacun avait fait
assaut de verve et de gaieté, et tous, sans qu'il y paraisse, attendaient
que Marc Fabrègue parlât. La grande nervosité de Lise ne se
manifestait que par son manque total d'appétit. Marie-Pierre, en

53
revanche, dévorait; elle avait rongé son frein pendant ce mortel après-
midi où Fabrègue l'avait reléguée hors de la pièce où il travaillait avec
sa sœur et Gilles Valois.
Celui-ci avait essayé en vain pendant tout le repas de la faire rire
ou de la mettre en colère. Maintenant, assise devant le feu, elle fixait
la flamme, guettant la phrase qu'il faudrait bien que Fabrègue se
décidât à prononcer.
Lorsqu'il eut bu coup sur coup deux tasses de café brûlant mais
refusé le cognac de vieille date offert par le docteur, il se pencha vers
lui qui fumait son éternelle pipe.
« Que diriez-vous donc, docteur, si je vous enlevais votre fille?
- Laquelle? » demanda posément le docteur Le-marchand en
regardant son hôte non sans ironie.
Fabrègue se leva de son fauteuil, et se mit à marcher de long en
large.
« Mais celle qui a reçu un don du Ciel, mon cher, celle qu'il ne
faut pas mettre sous le boisseau — ce serait un crime —, celle qui, si
elle travaille un peu, deviendra sûrement une très grande comédienne,
n'est-ce pas, Gilles? »
Gilles inclina la tête. C'était son avis, mais qu'il le donnât ou non
n'avait plus d'importance. Fabrègue avait l'habitude qu'on se soumît à
ses désirs. Lorsqu'il faisait une offre il la considérait toujours comme
acceptée d'avance. Il fut donc étonné de voir que sa phrase était
tombée dans un silence profond. Personne n'avait crié au miracle, le
docteur s'était contenté de secouer les cendres de sa pipe. Il
commençait à en bourrer une autre, et Gaïte rangeait les tasses sur le
plateau. Lise, adossée à la cheminée, n'avait pas fait un mouvement,
elle était seulement devenue très rouge : ses joues brûlaient, et ses
yeux étaient extraordinairement brillants. Marie-Pierre avait, d'un
geste brusque, caché sa tête entre ses mains.
Surpris d'avoir à insister, Fabrègue continuait :
« Ma prochaine pièce, celle que j'ai fait lire ce matin à votre fille
et à Gilles, doit être jouée au printemps, et jusqu'ici je n'avais
rencontré aucune interprète capable de rendre la silencieuse pureté de
Jasmine, sa grâce en même temps que sa force.... Votre fille cadette,
docteur, me semble exactement incarner mon personnage. Elle a de
plus une voix extraordinaire.

54
« Vous ne laisserez jamais partir Lise, n'est-ce pas, papa? :

55
- Ne serait-ce pas, monsieur, l'impression superficielle d'un 31
décembre? »
Visiblement, le docteur Lemarchand était intérieurement moins
calme qu'il s'efforçait de le paraître.
« Gilles a pu aussi bien que moi se rendre compte de ce que je
vous affirme, docteur. Mais je vous comprends parfaitement, vous
avez le droit de douter de mes paroles plus que, j'en suis sûr, du talent
de votre fille. Écoutez-moi. Je suis ici encore pour une quinzaine de
jours, et rien ne m'empêche de prolonger mon séjour s'il s'agit de vous
convaincre. Je vais, si vous me le permettez, faire travailler votre fille
avec Gilles dans la mesure où il disposera d'un peu de remps. Nous
verrons, lui, vous et moi, si j'ai dit vrai.
— Et dans ce cas, monsieur?
- Dans ce cas, je vous demanderai de laisser venir votre fille à
Paris. Elle aura ainsi la possibilité de tenir le rôle de Jasmine et d'être
consacrée avant même de passer le concours du Conservatoire.
Demandez à Gilles. Commencer sa carrière de cette manière, c'est la
voir assurée, je vous le dis sans aucune vanité.
— Vous ne laisserez jamais partir Lise, n'est-ce pas, papa?, »
Marie-Pierre s'était levée. Les lèvres serrées, elle faisait face à
son père et surtout à Fabrègue. Gilles, qui depuis un moment prévoyait
l'apostrophe, se leva aussi pour aller se placer à côté d'elle. C'est qu'il
ne faisait pas bon entraver les projets du maître, Marie-Pierre, allait
l'apprendre.
« Et pourquoi donc, mademoiselle, répliquait vertement celui-ci,
monsieur votre père ne laisserait-il pas sa fille aller au-devant d'un
avenir que je lui prédis magnifique?
— Parce que nous n'avons pas envie que Lise devienne une
cabotine.
— Ménagez vos expressions, ma chère, intervint Gilles
qui voyait l'orage s'accumuler dans les yeux de Fabrègue, elles
pourraient me blesser. »
Cela avait été dit sur un ton de dignité faussement offensée, le
docteur sourit, et Gilles crut qu'il avait réussi à détendre l'atmosphère,
mais Marie-Pi erre tenait bon.
« Défendez-la, papa, défendez-nous, voyons! »
Le docteur Lemarchand enveloppa d'un même regard de
tendresse ses quatre filles groupées autour de lui.

56
« Ma parole, mais vous vous prenez pour Louis XIV!

57
« Ne dramatise pas, Pierrie, dit-il simplement.
— Mais Lise n'a pas envie de faire du théâtre pour de bon.
N'est-ce pas, Lise? Dis-le, mais dis-le donc. » Alors la princesse
lointaine, levant son regard bleu, tout rempli d'une nouvelle
assurance, répondit avec fermeté :
« Si, j'y ai quelquefois pensé.
Vous voyez », dit Fabrègue avec satisfaction.
Mais Marie-Pierre de nouveau éclatait :
« Et tu ne nous l'aurais jamais dit? C'est incroyable!...
- A quoi bon, répondit Lise qui s'enhardissait, tout le
monde m'aurait ri au nez.
— Là, tu te trompes, ma fille, interrompit le docteur
Lemarchand, car j'ai toujours deviné en toi ce qu'on appelle au théâtre
une nature. Il est vrai que si tu m'en avais parlé j'aurais hésité à te
lancer seule dans la bagarre. Quant à faire de toi, comme disait Pierrie,
une cabotine, il ne pouvait en être question en effet. Tu me
comprends, Lise, et je suis sûr que tu ne m'en veux pas. »
Tendrement Lise passa son bras sous celui de son père.
« Vous venez de parler au passé, docteur, triompha Fabrègue,
c'est donc que vous dites oui à l'avenir?
— De grâce, monsieur, pas si vite. Le départ de Lise pose
bien des problèmes, vous vous en doutez; elle est jeune,
inexpérimentée, et je ne puis abandonner ni ma clientèle ni mes
autres filles; je vous le répète je ne la laisserai s'engager dans cette
dure bataille que si je suis sûr, ou à peu près, de sa réussite.
- Ne suis-je pas intéressé à cette victoire autant que vous,
autant qu'elle?... Laissez-moi, cher ami, vous exposer la manière dont
je vois les choses. »
Et Fabrègue, radieux, entraîna le médecin dans un coin de la
pièce.
« Ce n'est pas possible, Lise, murmura Marie-Pierre à sa sœur,
tu aimerais vraiment faire du théâtre?
— Passionnément. »
La voix claire, unie, avait vibré sourdement.
« Ne pensiez-vous pas, hier encore, que le destin de votre sœur
était de devenir le plus rapidement possible une parfaite épouse? »
La moquerie de Gilles atteignit Marie-Pierre en plein cœur.

58
« C'était peut-être là, quoi que vous en pensiez, ce qui pouvait
nous rendre tous le plus heureux.
— Est-ce son bonheur que vous vouliez ou le vôtre?
— Et croyez-vous qu'elle trouvera le bonheur sur les
planches?»
Gilles fit la grimace.
« Si elle aime vraiment son métier, dit-il gravement, elle y
trouvera une joie plus profonde que ce bonheur.
— Ce n'est pas ce que nous désirions pour elle, dit Marie-Pierre
en secouant la tête.
— Ma parole, mais vous vous prenez pour Louis XIV! »
s'emporta Gilles, que l'entêtement de l'adolescente finissait par agacer.
Marie-Pierre lui jeta un sombre regard et se rapprocha du groupe
formé par son père, Fabrègue et Gaïte, qui s'était jointe à leur
conversation.
« Lise, remarquait-elle à cet instant, est de nous toutes la moins
préparée à vivre seule. A Paris, nous n'avons aucune famille et
seulement des amis lointains.
— Mademoiselle, répondait respectueusement Fabrègue, il
me sera facile de trouver parmi mes relations la personne digne de
toute confiance qui pourra héberger votre sœur et l'épauler pendant ces
premiers mois d'initiation à sa nouvelle vie.
Je pense, dit le docteur Lemarchand qui réfléchissait, qu'il serait
préférable qu'une de ses sœurs l'accompagnât, au moins quelque
temps, qu'en penses-tu, Gaïte?
— Moi, père? Mais qui me remplacera ici?
— Je prendrai une infirmière.
- Et Catherine?
— Marie-Pierre est assez grande maintenant pour s'occuper
de sa petite sœur. »
Gaïte hésitait, visiblement partagée. « Et si c'était moi, coupa
brusquement Marie-Pierre, qui accompagnais Lise à Paris?
— Tu te fais donc à cette idée, ma grande? questionna
doucement le docteur en caressant les fins cheveux de sa fille.
- Absolument pas. Mais puisque je la vois décidée à faire cette
sottise, laissons-la-lui faire. Elle finira bien par s'apercevoir — j'espère
que ce ne sera pas trop tard — qu'elle avait tort.

59
Vous êtes décidément optimiste, constata Gilles.
— Oh! vous, taisez-vous, je vous prie, c'est à cause de vous que
tout est arrivé. Si vous n'étiez pas entré par la fenêtre !
— Ne m'avez-vous pas pris alors pour un messager des cieux?
Allons, ne nous disputons pas, voulez-vous, nous sommes sans
doute destinés à nous revoir souvent. »
Marc Fabrègue regardait tour à tour le docteur
Lemarchand, Lise et Marie-Pierre. Il ne tenait pas à ce que ce soit
cette dernière qui accompagne Lise à Paris. Son tempérament
combatif qui l'avait amusé tant qu'il n'avait rien à en faire l'inquiétait.
Le docteur secoua sa pipe.
« Au fait, pourquoi pas Marie-Pierre? Elle .pourrait continuer ses
cours sur place.... »
Marie-Pierre fit la grimace : s'il fallait aller en classe, comment
s'occuperait-elle de sa sœur?
« Eh bien, fit Marc Fabrègue voyant qu'il fallait en passer par là,
nous tâcherons de trouver quelqu'un pour vous recevoir toutes deux....

60
- Merci monsieur - - le ton de Marie-Pierre était sec. Lise,
comme moi, tient à son indépendance. Il y a assez de foyers
d'étudiantes à Paris pour que nous y trouvions de la place.
- Si votre sœur a l'âge d'y être admise, mon petit, répliqua
vertement Fabrègue énervé, vous avez vous tout juste celui d'être
dans un pensionnat.
— En pension, moi, en pension! suffoquait Marie-Pierre, je
voudrais bien voir ça.
— Laisse Pierrie, dit doucement Gaïte, nous allons étudier
tranquillement père et moi le moyen le meilleur de vous installer
toutes- deux à Paris, tandis que M. Fabrègue s'occupera, lui, de la
vocation de Lise. »
Gaïte avait toujours" eu sur Marie-Pierre une influence
favorable.
Elle soupira, mais, tint cependant à avoir le dernier mot.
« C'est .cela, dit-elle, étudiez donc ,ce que vous appelez tous la
vocation de Lise. Nous verrons bien, monsieur, si cette vocation —
elle appuya'sur le mot avec amertume — vaut qu'on détruise pour elle
l'union d'une famille. »
Elle sortit sur cette tirade.
« Je me suis fait une ennemie de votre sœur », soupira Fabrègue
en regardant Lise qui, désolée, essaya saris conviction de lui prouver
que ce n'était là qu'un enfantillage. Elle savait pourtant combien
Marie-Pierre était têtue.
La conversation reprit, mais sans Gilles qui avait décidé de partir
à la recherche de Pierrie. Dans la nuit éclairée seulement par la
blancheur de la neige, il finit par découvrir deux longues jambes qui
sortaient de la niche du chien. Les bras passés autour du cou de son
ami à quatre pattes qui lui léchait la figure pour la consoler, Marie-
Pierre, comme une petite fille qu'elle était encore, pleurait à chaudes
larmes.

61
CHAPITRE IV

DRAME EN COULISSE

UN COUP léger fut frappé à la porte. Marie-Pierre leva la tête


et, pour ne pas perdre la page de son livre, elle y enferma ce qui lui
restait du petit pain qu'elle croquait à belles dents.^Cependant, elle
ne répondit pas, se contentant de fixer la porte d'un œil sévère.
On frappa de nouveau. Cette fois, elle fronça les sourcils, et,
abandonnant son livre, courut se blottir derrière le paravent qui
dissimulait une table encombrée de vieux pots de fard. La porte
s'ouvrit doucement, et une silhouette replète, au visage rosé sous des
cheveux gris tirés en arrière par un gros chignon, se glissa par
l'entrebâillement.
Marie-Pierre réapparut.

62
« Bonjour, madame-Rondelet, dit-elle avec un grand sourire.
- Oh!... comment! vous étiez là, mademoiselle? J'avais
frappé pourtant.
— C'est moi qui n'ai pas répondu, je n'avais pas envie d'être
dérangée par n'importe qui....
— Je vous laisse, mademoiselle Marie-Pierre.
— Mais non, vous ne nie dérangez pas, madame Rondelet.
— C'est qu'il est tard, la répétition va finir et il va
venir du monde....
— Eh bien, ils viendront », déclara Marie-Pierre durcissant
de nouveau son mince visage, comme si elle voulait faire face à
d'invisibles ennemis.
« Asseyez-vous, madame Rondelet, vous devez être
fatiguée.
— Mais non, mademoiselle, ce n'est pas un vrai service
que j'assure tant qu'on ne joue pas, juste un peu d'ordre à mettre dans
tout cela. »

63
Consternée, elle regarda Marie-Pierre jeter à terre le paquet de
manteaux, d'imperméables, de foulards qui se trouvait sur un tabouret.
« Heureusement que Mlle Lise aura bientôt sa loge. »
Le sourcil de Marie-Pierre se releva et son œil noisette vira au
noir.
« Nous n'y sommes pas encore.
— Mais si, mademoiselle, les loges vont être repeintes, j'ai
entendu les ouvriers dire que cela devait être terminé dans la semaine.
- Oui, mais les acteurs ne s'y installeront que pour le spectacle, et
il est loin d'être prêt.
Vous croyez que ça ne marche pas bien? Fabrègue a pourtant
l'air rudement content.
— Je ne sais pas, dit Marie-Pierre d'un air faussement
indifférent.
— Vous n'assistez plus aux répétitions?
— Non. »
Mme Rondelet, qui ne manquait pas de finesse en dépit des
apparences, sentit qu'elle s'aventurait sur un terrain brûlant, et s'en
écarta aussitôt.
« Mon petit Georget m'a encore parlé de vous hier,
mademoiselle, il est si content du découpage que vous lui avez offert.»
Le visage de Marie-Pierre s'éclaira et, d'un coup de dent, elle
acheva le petit pain abandonné.
« Comment va-t-il?
— Beaucoup mieux. Le docteur est venu ce matin, il pense que
dans quinze jours il pourra partir.
— Vous voyez bien....
— Oui, mademoiselle, je suis bien contente, allez. » Mais un
gros soupir démentit cette affirmation.
« Pauvre gosse, tout seul, en sana! »
Et elle essuya une larme du bout de son doigt rond.
« Madame Rondelet, je vous ai déjà dit qu'un aérium et un
sanatorium sont des choses absolument différentes; ensuite vous avez
beaucoup de chance que ce soit justement à Marnoz qu'on l'envoie.
Ma sœur Gaïte accompagne souvent mon père, et moi, à Pâques, j'irai
lui donner de vos nouvelles.

64
— Vous êtes bien gentille, mademoiselle Marie-Pierre,
oui, ça me donne du courage. Tenez, vous le redirez à Georget la
prochaine fois que vous viendrez à la maison. Il vous attend, si vous
saviez.... Pour lui, vous êtes comme le bon Dieu!...
— Comme le bon Dieu ! » Le visage de Marie-Pierre se
crispa. Il n'y avait pas longtemps que quelqu'un avait employé
cette comparaison en parlant d'elle, mais ce n'était pas en termes
de louanges, oh! non, loin de là. « Vous vous prenez pour le bon Dieu,
espèce de petite... », elle avait préféré ne pas entendre le mot
malsonnant qui suivait, et elle avait quitté la répétition à laquelle elle
assistait pour n'y plus revenir. Depuis, elle attendait Lise dans le
désordre de ce vestiaire de fortune.
« Les voilà », constata Mme Rondelet en replaçant sur le
tabouret les vêtements que Marie-Pierre avait mis par terre. Elle les
secoua par habitude, puis entrouvrit la porte; on entendit des cris
d'appel et une galopade dans l'escalier.
« Je vais balayer la scène, au revoir, mademoiselle, à bientôt.
— A bientôt, madame Rondelet, j'irai voir Georget après-
demain, c'est jeudi. J'irais plus souvent si je le pouvais, mais j'ai du

65
travail, vous comprenez, et elle désigna l'Histoire demeurée ouverte
sur la table.
— Il faut dire qu'ici ce n'est pas précisément un endroit pour
étudier. Est-ce que vous ne seriez pas mieux chez vous?
- Certainement si, bien que notre chambre ne soit pas grande non
plus, seulement, voyez-vous, c'est mon devoir de rester là. »
Visiblement impressionnée, Mme Rondelet salua et sortit. Elle
croisa un grand garçon blond qui entra avec un joyeux :
«Bonjour, Marie-Pierre ! » « Vous pourriez frapper, Vania....
— Cela ne m'a pas été possible, la porte était ouverte. » Marie-
Pierre haussa les épaules et se replongea
dans son livre. Elle n'avait manifestement aucune envie de
bavarder. Mais le nouveau venu débarrassa le tabouret qui servait de
portemanteau et s'installa commodément en face de Marie-Pierre.
« Vous permettez? » dit-il en allumant une cigarette.
Elle eut envie de dire non pour le faire enrager, puis résista au
désir d'être désagréable et tourna la page de son livre pour bien
montrer qu'elle était occupée.
« Lorsque nous aurons notre loge, ma chère, c'est vous qui
viendrez me demander l'hospitalité, et timidement encore....
— Pourquoi timidement? » Le mot avait réussi à sortir
Marie-Pierre de son apparente indifférence.
« Parce que mon grand talent aura été reconnu par un public
délirant.
— Combien dites-vous de mots dans cette pièce, Vania?
questionna Marie-Pierre avec aigreur.
— Soixante-seize exactement : vingt au premier acte,
trente-six au second et vingt encore au troisième. Mais chacun de ceux
qu'écrit le maître compte pour bien davantage; l'on reconnaît à moins
d'ailleurs un grand comédien.
— Vous êtes décidément trop bête, mon pauvre Vania;
je m'en vais travailler autre part. Ma sœur doit avoir fini, pourquoi ne
remonte-t-elle pas?
— Chuuuuuuuuuuuuut..., fit mystérieusement le jeune
homme, n'allez pas la déranger surtout, elle est en conférence avec le «
maître ». Fabrègue est là ce soir.
— Zut! j'en ai encore pour un moment alors, et Gilles?

66
— Gilles est parti. Le teint de notre Rosé avait viré au jaune
citron en écoutant sa rivale.
— Sa rivale!...
— Ma chère, être la doublure d'une petite provinciale qui n'est
même pas passée par le Conservatoire et que le maître porte aux nues,
il y a bien de quoi attraper une jaunisse! Puisque vous jouez les
nourrices antiques auprès de votre sœur, méfiez-vous et surveillez de
près la « tournée » que Rosé ne manquera pas d'offrir la veille de la
générale. D'ici qu'elle verse du poison dans le verre de Lise.... »
Marie-Pierre leva sur Vania un regard inquiet, plaisantait-il?
Avec lui on ne pouvait savoir. Oui, il devait plaisanter, car il ajouta :
« Ou un somnifère, à la rigueur », et il éclata de rire. Puis,
prenant fe bras de Marie-Pierre, il chercha à l'entraîner.
« Venez, j'ai envie d'un café crème, il faisait un froid mortel sur
cette scène.
— Et Lise qui a laissé son manteau ici, elle qui avait mal à la
gorge ce matin! »
Elle se saisit de ses vêtements et de ceux de sa sœur. « Je vais les
lui porter.
— Le maître va vous expulser ! Lorsqu'il fait une conférence aux
acteurs, il n'aime pas qu'on lui coupe ses effets. »
Marie-Pierre haussa les épaules, dégringola une suite d'escaliers
de fer, puis, arrivée sur scène, elle tourna derrière les portants,
essayant d'attirer l'attention de Lise qui lui faisait face. Mais Lise, d'un
air pénétré, écoutait Marc Fabrègue et ne voyait que lui.
Marie-Pierre s'agita tant et si bien que Fabrègue l'aperçut. Arrêté
dans sa péroraison, il fixa Marie-Pierre d'un œil sévère.
« Alors, dit-il d'un ton froid, vous vous permettez de venir sur le
plateau pendant les répétitions, maintenant? »
Marie-Pierre jugea inutile de relever l'algarade, elle s'adressa
directement à sa sœur :
« II fait un froid glacial ici, Lise, mets ton manteau sinon demain
tu seras obligée de garder le lit. »
Puis, comme si elle s'apercevait seulement de la présence de
l'auteur, elle lui sourit d'un sourire conventionnel.
« Excusez-moi, dit-elle, j'avais justement attendu la fin de la
répétition pour ne déranger personne. Tu viens Lise, ajoutait-elle,
dépêchons-nous, il commence à pleuvoir.

67
— Pierrie — Lise avait l'air gêné —, justement je voulais te
dire, Marc Fabrègue me proposait....
— ... de nous ramener, peut-être? Quelle bonne idée, je
craignais cette averse pour toi qui commence un rhume. »
Fabrègue regarda Marie-Pierre, il était difficile de lui tenir
rigueur à cet instant, elle lui souriait avec toute la gentillesse dont elle
était capable.
« Soyez rassurée, je raccompagnerai Lise en effet, mais tout à
l'heure. Nous avons rendez-vous avec un journaliste anglais et un
photographe. Vous savez, ajouta-t-il, que l'on jouera l'hiver prochain
Jasmine à Londres. »
Marie-Pierre fit la grimace.
« Ce n'est tout de même pas Lise qui va la jouer en anglais? »
Fabrègue laissa échapper un mouvement d'impatience.
« C'est une question de publicité, ma chère, vous devriez le
comprendre.
— Pourquoi n'avez-vous pas convoqué ce photographe pendant
la répétition? Il est assez tard!
- Ignorez-vous que Mathieu ne supporte pas qu'on vienne
troubler ses répétitions? J'ai cru que vous étiez payée pour le savoir. »
Marie-Pierre rougit violemment; ce rappel lui était
particulièrement désagréable. Mathieu, le célèbre metteur en scène, lui
avait infligé une humiliation qu'elle n'était pas près d'oublier. Lorsque
avaient commencé les répétitions de Jasmine, elle s'était glissée
d'abord assez loin dans la salle, puis de plus en plus près, jusqu'au jour
où elle avait cru bon de donner à sa sœur une indication exactement
contraire à celle de Mathieu.
« Qu'est-ce que c'est que cette gamine? Avait hurlé
Mathieu, et d'abord qu'est-ce qu'elle f...-là?
— C'est ma sœur, avait courageusement déclaré Lise.
— Ta sœur? Renvoie-la à l'école, je n'ai que faire des sentiments
de famille ici, tu entends? »
On avait entendu alors le rire perçant de Rosé Marion, et Lise,
comme une petite fille, avait baissé le nez. Mais Marie-Pierre avait
bondi.
« Je vous défends de parler à Lise sur ce ton, monsieur! »

68
Les rires avaient redoublé. Mathieu avait sauté de scène et
prenant Marie-Pierre par le bras l'avait secouée.
« Qui est le maître ici? Allez, dehors! »
Marie-Pierre n'avait pas insisté, mais derrière la porte qui battait
elle avait entendu ces mots qui étaient demeurés gravés en elle.
« Une bonne fessée, voilà tout ce qu'elle mérite. Non mais, elle
se prend pour le bon Dieu, cette gamine.... »
C'est depuis ce soir-là qu'elle s'était réfugiée dans le recoin le
plus obscur du vestiaire, continuant à jouer dans l'ombre le rôle du
chien fidèle qu'elle s'était attribué.
Lise, voyant sa sœur prête à se rebiffer une fois de plus, lui
chuchota à l'oreille :
« Va donc faire un petit tour, nous nous retrouverons tout à
l'heure. » Mais Fabrègue qui avait entendu s'interposa :
« Non, dit-il avec fermeté, il pleut, vous nous l'avez annoncé
vous-même, rentrez donc chez vous Marie-Pierre, vous y avez
sûrement du travail.

69
— J'attendrai Lise chez le concierge », déclara Marie-
Pierre sans le regarder.
Devant son air buté, Fabrègue éclata :
« Ne soyez pas ridicule. Vous exercez sur votre sceui une
surveillance excessive, que diable! Puisque votre père m'a fait
confiance, je n'admets pas que vous mettiez cette confiance en doute.
Voyez plutôt si Gilles n'est pas dans les parages et dites-lui de nous
rejoindre. »
Marie-Pierre regarda Lise, elle attendait que celle-ci se regimbât
ou tout au moins l'encourageât dans sa rébellion, mais Lise se contenta
de sourire d'un air un peu gêné en lui disant :
« A tout à l'heure, Pierrie, je ne serai pas longue. »
Marie-Pierre tourna les talons sans répondre.
Elle n'avait même pas jeté un coup d'œil à la somptueuse voiture
grise qui stationnait devant le théâtre, pas plus qu'elle n'avait répondu
à l'aimable coup de casquette de Louis. Elle marchait au hasard à
travers le jardin, la tête rentrée dans les épaules sans s'occuper de
l'averse. Bientôt la pluie cessa, et un gros merle au bec jaune s'envola
juste devant Marie-Pierre. Elle s'arrêta de faire rouler les graviers sous
ses pas et suivit le vol de l'oiseau qui portait la béquée à ses petits. On
perçut de joyeux pépiements, Marie-Pierre ferma les yeux, le cœur
serré. Ce merle lui rappelait le corbeau, le pinson, les chiens, les chats,
le jardin, la maison, papa, Gaïte, Catherine et la vieille Anna, tout
enfin. Tout ce qu'elle aimait si profondément et qui lui semblait ce soir
perdu, pour toujours.
Place de la Concorde, les lampadaires venaient de s'allumer,
faisant miroiter le bitume sur lequel les voitures glissaient. Allons, il
fallait aller prendre seule l'autobus.
« Ralliez-vous à mon foulard vert!... Heureusement, Pierrie, que
vous perdez toujours quelque chose sans cela je ne vous aurais jamais
retrouvée. Vania m'avait pourtant dit qu'il vous avait vue partir.
Qu'y a-t-il encore? »
Gilles, brandissant un grand carré de soie, accourait vers Marie-
Pierre.
« Allez-vous-en, lui cria-t-elle en détournant la tête, allez donc
les rejoindre, ils vous attendent....

70
— Rejoindre qui? Personne ne m'attend... que vous. Si, vous
m'attendiez, sans le savoir, comme le premier jour où nous nous
sommes rencontrés.
— Ne rappelez pas ces mauvais souvenirs.
— De mauvais souvenirs? Pas pour moi en tout cas.... »
Gilles entoura les minces épaules d'un bras autoritaire.
« Ah! dit-elle, la bouche serrée, si vous n'étiez pas entré chez
nous pourtant, et si, sottement, je n'étais
pas venue le soir frapper au « Grêt des Neiges », si....
— Si... si... laissez donc ces « si » une fois pour toutes, Marie-
Pierre, rien n'est moins constructif que d'éternels regrets. Et puis, en
continuant à me maudire vous allez me donner des remords et vous
serez responsables de mes complexes. »
Marie-Pierre fuyait le regard de Gilles. Elle savait qu'elle finirait
par sourire si elle le regardait.
« Marie-Pierre, dit-il en se penchant un peu, dites-moi ce qui ne
va pas? »
Du ton d'une petite fille qu'on a grondée, elle récita :
« Fabrègue n'a pas voulu que j'attende Lise, il ne m'a pas permis
de rester avec eux. - C'est tout?
— N'est-ce pas suffisant? Si vous aviez vu la passivité de ma
sœur, sa manière béate d'obtempérer aux ordres du maître.
— Lise n'a pas une nature aussi... bouillante que la vôtre, d'autre
part elle a une juste admiration pour Marc, et elle aime assez le métier
qu'elle a choisi pour lui sacrifier certains moments de sa liberté. Gela
va se produire de plus en plus fréquemment, Pierrie. Vous ne pourrez
pas suivre Lise chaque fois qu'elle aura à se déplacer, à rencontrer des
gens, à faire face à des obligations mondaines qui fodt partie de notre
vie.
— Je dois la surveiller, la protéger », murmura-t-elle,
butée.
Gilles éclata de rire.
« De qui? contre quoi? Sous ses airs détachés Lise sait
parfaitement ce qu'elle veut, elle l'a bien prouvé, ma pauvre enfant!

71
— Ne m'appelez pas « ma pauvre enfant », je ne suis pas si
enfant que vous le croyez, je comprends bien tout ce qu'on dit....
— Et qu'est-ce qu'on dit, s'il vous plaît?
— Que si Fabrègue ne s'était pas entiché de Lise, elle ne serait
rien d'autre qu'une petite provinciale sans talent.
— Qui dit cela? »
Marie-Pierre faillit jeter un nom à la figure de Gilles, elle se
retint.
« Tout le monde, bafouilla-t-elle.
— Eh bien, laissez dire tout le monde, si vous commencez à
prêter attention aux ragots de coulisse, vous êtes perdue. Lise va à un
grand succès, et ceux qui ne lui reconnaissent pas de talent ont tort ou
sont jaloux. »
Marie-Pi erre jeta à Gilles un coup d'œil à la dérobée, elle le vit
rougir et se mordre les lèvres, puis la regarder aussi. Ils avaient tous
deux eu la même pensée.

72
Devant son embarras, Marie-Pierre renonça à lui poser la
question qui lui venait aux lèvres : pouvait-il vraiment désirer la
réussite de Lise qui était, qu'on le veuille ou non, la rivale de Rosé? Il
ne lui avait jamais rien dit des réactions de la jeune comédienne
lorsqu'elle avait appris la part qui était involontairement revenue à
Gilles dans ce qu'elle appelait amèrement « la trouvaille » de
Fabrègue. Rosé était profondément ulcérée d'avoir manqué l'occasion
de sa vie en ne se trouvant pas au rendez-vous de Gilles, et c'est à lui
qu'elle faisait payer sa négligence. Lorsque Fabrègue, avec désinvol-
ture, lui avait proposé de doubler Jasmine, elle avait accepté le rôle et
l'humiliation. Car, dans le fond de son cœur jaloux, elle souhaitait
ardemment que quelque chose arrivât qui lui permettrait de prendre le
dessus :au dernier moment Lise pouvait être malade, se casser une
jambe, ou tout simplement avoir le trac et abandonner son rôle. Tout
cela elle le ressassait chaque jour à Gilles excédé de devoir reconnaître
à Rosé tant de mesquinerie.
Marie-Pierre tenta de détourner la conversation.
« Si Lise devient jamais une vedette, pourvu qu'elle ne se prenne
pas au sérieux, soupira-t-elle comique-ment.
— Comptez sur moi, répondit Gilles en riant, pour la mettre en
boîte aussi souvent qu'il le faudra. Mais pourquoi rester sous cette
bruine, voulez-vous venir boire quelque chose, ou préférez-vous
rentrer tout de suite?
— Je crois qu'ils vous attendent.
— Non. Ou bien ils se passeront de moi, les photographes
possèdent déjà assez de gros plans de ma personne, et les journalistes
ont noté suffisamment de phrases-clefs que j'ai dites, paraît-il, pour
pouvoir se débrouiller au moment où je devrais être là.... Alors on
rentre à pied?
— Oh! oui, par les quais, j'aime tant cela!... » Mais soudain, elle
se reprit et, jetant un regard à sa montre, elle soupira :
« C'est vrai qu'il est tard et que je dois préparer le dîner avant le
retour de Lise. »
Gilles haussa les épaules.
« Je connais les journalistes. Cet interview a commencé en
retard, il se terminera par un drink. Lise ne sera pas là avant neuf
heures, vous verrez ! Et même, si elle était là avant, qu'y aurait-il
d'extraordinaire à ce que ce soit elle qui prépare le dîner?

73
— C'est toujours moi qui....
— Eh bien, pour une fois, ce sera elle. Pourquoi dînez-vous
dans votre chambre le soir?
— Parce que c'est plus économique et surtout plus reposant pour
Lise, elle se déshabille, quelquefois elle se couche et je la sers au lit. »
Gilles lui frappa sur l'épaule.
« Vous êtes une brave fille. Un peu insupportable, mais d'un
naturel terre-neuve qui me conviendrait bien. Qu'on me serve mon
souper au lit, voilà qui me plairait.
— Mariez-vous!... »
Gilles éclata d'un rire sonore.
« Vous voyez Rosé me servant mon dîner au lit? Ce serait plutôt
le contraire. »
Marie-Pierre fronça ses fins sourcils :
« Êtes-vous vraiment décidé à épouser cette fille?
— Oh! avec Rosé rien n'est jamais décidé. Elle prétend bien sûr
que si elle avait joué Jasmine....
— Ainsi, c'est à cause de Lise si elle retarde vos projets?
— Bah... je ne crois plus guère à ce qu'elle dit : si elle avait eu
du succès, cela lui aurait suffi, si elle n'en avait pas eu, elle m'en
aurait voulu, par conséquent....
— Comment pouvez-vous la supporter? » éclata Marie-
Pierre.
Gilles sourit.
« Sans doute ai-je un faible pour les gens impossibles. » Et il la
regarda en clignant de l'œil.
Profitant de cette demi-confidence, elle hasarda :
« Croyez-vous donc que Rosé soit capable de vous rendre
heureux?

- Heureux!.., Heureux!... que vous êtes jeune, Marie-Pierre,


pourquoi serais-je heureux? »
II s'aperçut qu'elle le regardait bouche bée et il haussa les
épaules,
« Je n'ai jamais eu de foyer, je n'en aurai sans doute jamais, mon
vrai foyer ce sont les planches. »
Ils avaient continué à marcher le long de la Seine qui miroitait de
tous ses reflets.

74
« Mon Dieu! s'exclama Marie-Pierre, en regardant l'heure à la
gare d'Orsay, il faut que je prenne un taxi, sûrement Lise va être
rentrée.... »
Gilles hocha la tête : « Qu'est-ce qu'on parie? »
Cependant il héla le premier taxi vide et y fit monter Marie-
Pierre.
« Si votre sœur n'est pas là, je vous emmène dîner.
— Merci, Gilles, mais c'est impossible, je dois.... » II lui mit la
main sur la bouche.
« Vous m'étouffez, Gilles, voyons, Gilles! »
Inquiet, le chauffeur se retourna et ne découvrit que deux grands
enfants qui riaient aux larmes. On arrivait.
Un vieil ami du docteur Lemarchand avait déniché, dans une
maison d'étudiantes dont sa sœur connaissait la directrice, une
chambre étroite avec un minimum de confort et un maximum de
garanties : « Les visiteurs n'étaient admis qu'au parloir, et ces
demoiselles devaient être rentrées à une heure au plus tard. »
Tandis que Gilles réglait le taxi, Marie-Pierre leva le nez.
« II n'y a pas de lumière, constata-t-elle, déçue.
— Allons, venez, dit Gilles, laissez un mot à Lise, pour un soir
elle se passera bien de vous, chacun son tour.
— Mlle Lemarchand a téléphoné, expliquait la gardienne
à Marie-Pierre, tout en considérant Gilles d'un œil sévère, elle a
prévenu qu'elle rentrerait tard et que vous ne l'attendiez pas pour
dîner.»
Gilles sifflotait d'un air détaché, Marie-Pierre n'osait pas le
regarder, elle se décida enfin.
« Bonsoir, Gilles, dit-elle brusquement... et merci!
— Gomment, vous ne m'accompagnez pas?
— Non, souffla-t-elle, la voix serrée, excusez-moi, je n'en
ai pas envie.
— Vous préférez vous passer de dîner et pleurer tout votre
content dans votre oreiller, sotte que vous êtes!
— Je dînerai et je ne pleurerai pas, Gilles, mais je ne suis pas
assez en train pour sortir avec vous. Une autre fois ! »
Courageusement, elle lui sourit, et non sans amertume elle dit :
« Vous aviez raison, il faut que je m'habitue. »

75
CHAPITRE V

DES NOUVELLES DE LA MAISON

UNE lettre de chez nous, Lise!


— Presse-toi, Marie-Pierre, tu n'es pas en avance ce matin.
— Tant pis, j'ai trop envie de la lire.
— Tu la liras dans le métro.
— Tu veux bien que je l'emporte?
— Oui, bien sûr, mais n'oublie pas de me la donner à midi. »
« Oublier de la lui donner!... » Marie-Pierre considéra sa sœur
qui sortait du minuscule placard leur tenant lieu à la fois de cabinet de
toilette et de cuisine. Oublier de lui donner une lettre de la maison.
Comment Lise pouvait-elle avoir cette pensée, et comment pouvait-
elle attendre plus de trois heures pour lire des nouvelles de là-bas?
« Au revoir, Lison, à tout à l'heure.

76
— Au revoir, Pierrie, que ta lettre ne te fasse pas oublier le
changement de métro! »
Ta lettre; Lise avait dit ta lettre. Cette lettre ne leur était donc
plus commune? Marie-Pierre glissa le cher papier dans sa poche, en
dégringolant l'escalier, pour elle il était précieux comme un viatique.
Dehors il pleuvait, ccmme la veille et comme il pleuvrait le
lendemain sans doute. Détestable climat! Marie-Pierre, qui n'avait
pourtant jamais eu froid sous les tourbillons de neige, frissonna; elle
traversa la rue et s'engouffra dans le métro.
Cinq fois par semaine, elle suivait les cours de la classe de
troisième dont elle recevait auparavant les textes à Condamins. Elle
eût de beaucoup préféré ne jamais mettre les pieds dans ce cours
parisien où elle se sentait mal à l'aise. Mais son père qui n'était plus là
pour surveiller son travail préférait cette méthode. Marie-Pierre s'y
rendait donc sans enthousiasme mais ponctuellement. Elle avait mal
compris tout d'abord le dédain de ces adolescentes qu'elle jugeait
semblables à elle, mais qui la tenaient à l'écart parce qu'elle portait des
jupes plates et des bas de laine par-dessus ses collants; elle avait rendu
indifférence pour raillerie; que lui importait, ce n'était pas à Paris
qu'elle rêvait de se faire des amies!
Ses excellentes préparations latines, une brillante interrogation
d'histoire et une dissertation particulièrement réussie et originale
mirent la classe en éveil. La nouvelle était donc une bonne élève, dont
la formation très peu scolaire ne manquait pas d'imprévu ni de
drôlerie. De plus quelques interviews donnés par Lise sur l'instigation
de Fabrègue attirèrent l'attention :
« Est-ce que. vous seriez parente de cette nouvelle actrice qui va
jouer la pièce de Marc Fabrègue, le journal dit qu'elle est de Haute-
Savoie, comme vous....
- C'est ma sœur », avait répondu sèchement Marie-Pierre, mais
elle avait tout de suite ajouté : « Surtout ne comptez pas sur moi pour
vous faire avoir des autographes, je trouve cela complètement crétin,
quant aux répétitions je n'y assiste jamais. »
A cette réplique Marie-Pierre avait gagné une réputation de fille
désagréable, mais elle avait monté en même temps d'un ou deux
degrés dans l'estime de ses camarades, ce dont elle se moquait éperdu
ment.

77
Pour le moment elle ne songeait qu'à lire ces pages qui lui
apportaient un peu de cet « air de la maison » qui lui manquait
tellement.
Naturellement le docteur écrivait peu et vite, d'une écriture toute
médicale que Marie-Pierre déchiffrait autant par habitude que par
affection.
« Vous me manquez bien, mes enfants, écrivait-il, la maison est
vide sans vous, quoi que fasse notre Cathie pour l'égayer. Je n'ose
cependant insister pour que vous veniez à Pâques, Lise n'en aura
sûrement pas le loisir.... »
Pas le loisir, allons donc! après le travail écrasant qu'elle
fournissait en ce moment, et même si elle ne l'avait pas, elle le
prendrait, voilà tout! Elle ne s'attarda pas davantage sur cette idée,
toute à la joie de retrouver la grosse écriture malhabile de sa cadette
qui lui donnait des nouvelles fraîches sur leurs animaux favoris.
« Biquette va bien, mais elle est plus capricieuse encore, papa dit
qu'elle va avoir un petit bientôt. Ma Pitchounette aussi va avoir des

78
petits, et Anna veut bien que j'en garde un, je l'appellerai Jasmin ou
Jasmim.... »
Jasmine! Alors quoi? même là-bas il faudrait entendre répéter ce
nom à longueur de journées!...
Suivaient quatre longues pages de Gaïte. Gaïte complétait,
corrigeait, racontait, sans jamais se plaindre d'avoir trop de travail.
Elle trouvait le moyen d'expédier à ses sœurs chaque semaine un
journal de bord qui tenait la bouillante Marie-Pierre au courant des
faits et gestes de chacun. Elle était la seule à ne pas parler des
vacances de Pâques, est-ce que Lise?... Non, Marie-Pierre chassa
l'idée importune et en même temps leva le nez : mais c'était sa station!
De justesse elle sauta sur le quai avant que les portes se referment.
« Faut pas lire les lettres de son amoureux dans le métro! » lui
cria un gamin qu'elle bouscula au passage.
Son amoureux! Un sourire légèrement méprisant retroussa les
lèvres de Marie-Pierre : elle n'était pas près d'avoir un amoureux, ses
sœurs non plus, c'est ce qui la consolait dans l'aventure théâtrale de
Lise.
« Au moins, se disait Marie-Pierre, si Lise ne réussit pas, elle
nous reviendra; et si elle réussit, elle aura plus de temps à nous
consacrer que mariée et mère de famille. »
C'était d'ailleurs un point de vue discutable, mais que Lise se
gardait bien de discuter lorsque Marie-Pierre abordait la question
devant elle.
Les cheveux au vent, la serviette sous le bras, Pierrie-Perrette
échafaudait des châteaux en Espagne, la « lettre de la maison » ayant
été l'occasion de rêves rosés, mais ce ne fut pas pour longtemps. Au
coin de la rue il y avait un cinéma où l'on donnait cette semaine-là la
reprise d'un film à succès. Marie-Pierre entrevit, répétée sur autant
d'alléchantes photos, le sourire railleur de Gilles, sa mèche bouclée, ce
geste de la main qu'il avait si souvent; une fois de plus il avait l'air de
lui dire : « Ne voyez donc pas si loin ! »
Assombrie de nouveau, Marie-Pierre s'assit à sa place avec un
bref salut au professeur et à sa voisine; elle donna un coup d'ceil à sa
montre, dans trois heures elle retrouverait Lise, elle lui parlerait des
vacances de Pâques.

79
«  C’est là que j'aimerais habiter, vois-tu », dit-elle à sa sœur.

80
Les deux sœurs se rejoignaient chaque jour entre midi et demie
et une heure au self-service le plus proche qui était celui du Palais-
Royal. Sa situation centrale et peut-être sa proximité d'un grand
théâtre le leur avait fait choisir de préférence. Les premiers jours
Marie-Pierre s'était amusée de l'envol des pigeons autour des
fontaines, et Lise avait rêvé en contemplant la statue de Musset. Puis,
comme elle arrivait en général la première, elle prenait un livre,
défendant tant bien que mal la place de Marie-Pierre, en attendant
qu'elle vienne, affamée, les cheveux en broussaille, la serviette mal
fermée, parcourant la salle à toute allure à sa recherche. Elle lui faisait
de grands gestes au risque de renverser son plateau. Lise n'aimait pas
beaucoup le bruit de ce restaurant à bon marché. Elle attendait le
moment où Marie-Pierre aurait fini de dévorer — elle avait toujours
faim en sortant de table — et où elles iraient s'asseoir un moment au
calme avant que Lise ne retourne au théâtre. Mais sa sœur prolongeait
à plaisir son séjour dans cette cohue, qui l'amusait.
Réconfortée, détendue, elle souriait à sa sœur qui, ayant repoussé
son assiette à demi pleine, lisait la lettre familiale.
« Si tu as fini, Pierrie, allons-nous-en, veux-tu, cette atmosphère
bruyante me fatigue. J'ai besoin de plus en plus de calme à mesure que
la date des représentations approche. »
Elles passèrent à la caisse, et un mince rayon de soleil ayant
succédé à la dernière averse, Lise proposa de traverser le jardin du
Palais-Royal.
« C'est là que j'aimerais habiter, vois-tu, dit-elle à sa sœur. Là ou
sur les quais, ou en face du Luxembourg. »
Marie-Pierre émit un petit sifflement.
« Tu as toujours eu le goût des grandeurs, je te souhaite
sincèrement de pouvoir les réaliser, moi je préfère la campagne.
— En tout cas », dit fermement Lise dont l'œil bleu errait
sur l'harmonieux quadrilatère de pierre grise au milieu duquel les
marronniers commençaient à fleurir, « il faut trouver une autre
solution pour le déjeuner. »
Abasourdie, Marie-Pierre s'était arrêtée au milieu de l'allée.
« Quelle autre solution veux-tu trouver? Nous ne pouvons même
pas faire cuire un bifteck sur notre réchaud, cela empeste la chambre
et même le couloir, tu te rappelles l'observation plutôt désagréable
qu'on nous a faite le jour où j'ai voulu essayer?

81
— Ne pourrions-nous trouver un restaurant plus paisible?
Des camarades m'en ont indiqué deux ou trois, et Gilles....
— Gilles gagne beaucoup d'argent, tes camarades aussi peut-
être, n'oublie pas que nous sommes aux crochets de papa, cette année
va lui coûter suffisamment cher.
- Le mieux évidemment, dit Lise entre haut et bas, serait
que nous ayons un petit appartement.
- Tu es tombée sur la tête, répondit crûment Marie-Pierre, un
appartement à deux millions la pièce, ou trente mille francs par
mois le studio meublé!
Je puis me faire faire une assez grosse avance au théâtre, j'ai un
très beau contrat, -tu sais.»
Les yeux de Lise brillaient, son assurance révolta Marie-Pierre
qui avait pourtant toujours soutenu sa sœur.
« Ma fille, lui dit-elle sentencieusement, ne vends pas la peau de
l'ours.... Je ne veux pas te donner d'idées noires, tu as sûrement du
talent, nous le savions avant ceux qui disent t'avoir découverte, mais le
public parisien est capricieux, tout le monde l'assure, et la critique l'est

82
bien davantage encore. D'autre part, ceux que tu appelles bonnement
tes camarades ne sont peut-être pas tous si bien disposés à ton égard.
Une petite cabale est vite montée et elle vous met par terre en moins
de rien. Rosé Marion n'a aucun talent, mais elle a une jolie figure, une
agréable silhouette et elle est beaucoup moins naïve que toi, bien
qu'elle se croie destinée à jouer les ingénues. Méfie-toi, et crois-moi,
ne commence pas à faire des dettes. »

*
* *

Cette année-là, Pâques tombait le 22 avril, assez tard par


conséquent, et la générale de Jasmine fut irrévocablement fixée au 18
mai. Marie-Pierre l'apprit non par sa sœur mais par Mme Rondelet
éperdue de reconnaissance envers « la sœur de Mlle Marie-Pierre qui
allait jusqu'à deux fois dans la semaine visiter son Georget à Marnoz».
« Moi aussi j'irai le voir à Pâques, madame Rondelet, et je vous
en apporterai des nouvelles toutes fraîches, ainsi qu'un peu de neige
dans une bouteille thermos et des photographies.... »
Mme Rondelet avait hoché la tête, et soupiré : « Ça
m'étonnerait que vous puissiez partir pour Pâques comme
vous le dites, mademoiselle....
— Et pourquoi est-ce que je ne partirais pas?
— Parce qu'il vous faudrait laisser votre sœur ici....
— Eh bien, je crois que Lise a encore un plus grand
besoin de vacances que moi.
— Mais on ne la laissera pas partir au moment des dernières
répétitions, voyons; mademoiselle ne sait pas ce que c'est que le
théâtre! »
Mme Rondelet qui balayait la scène et non la salle, époussetait
les loges et y retrouvait chaque jour ce que chaque acteur s'obstinait à
y perdre, se sentait l'âme d'un juge en matière de travail théâtral. Elle
savait d'ailleurs beaucoup plus de choses qu'elle n'en répétait, ce qui
était tout à son honneur.
Marie-Pierre haussa les épaules.
« Je ne me laisserai pas faire, je ne laisserai pas ma sœur tomber
malade. Lise a pâli, elle a maigri, si elle commence une série de

83
représentations sans prendre quelques jours de repos, elle ne tiendra
pas le coup. J'en parlerai à Fabrègue », ajouta-t-elle.
Devant le nom célèbre du maître, Mme Rondelet se tut. Après
tout, ce n'étaient pas ses affaires. Elle ignorait, car Marie-Pierre là-
dessus ne faisait guère de confidences, que les relations de
l'adolescente avec l'auteur en vogue ne s'étaient pas améliorées, au
contraire. Marie-Pierre, dont la camaraderie avec Gilles n'avait cessé
de croître en dépit des nombreuses disputes qui éclataient entre eux, se
sentait mal à l'aise à l'égard de Fabrègue. Cela tenait sans doute à peu
de chose; un dîner dans le somptueux appartement boulevard Maillot,
le menu raffiné, les conversations mondaines, tout lui avait paru loin
de ses propres préoccupations; une sortie au théâtre où elle avait été
reléguée dans le fond de la loge, enfin cet air paternel que Fabrègue
avait toujours lorsqu'il lui parlait. Quand Mathieu, le metteur en scène,
l'avait mise dehors, elle l'avait vu rire, et ce rire elle ne l'oubliait pas,
comme elle se souvenait du ton sur lequel il lui avait interdit
d'accompagner Lise aux leçons que lui donnait Delorme :
« Vous vous ridiculisez, ma petite, ce qui n'est pas grave, mais
vous ridiculisez aussi votre sœur ce qui peut lui porter ombrage.
Delorme est maître dans son art, il n'acceptera jamais que vous
assistiez aux leçons qu'il donne à Lise par amitié pour moi, vous
resterez dans l'antichambre.... »
Considérée partout comme une enfant alors qu'à Condamins il y
avait longtemps qu'on prenait son avis pour les choses les plus
sérieuses, et qu'elle le donnait même lorsqu'on ne le lui demandait pas,
elle n'avait décidément qu'une hâte : emmener sa sœur et retrouver, au
moins pour quelques jours, l'atmosphère familiale qui lui était chère.
Aussi, en dépit de ses craintes, aborda-t-elle Marc Fabrègue dès
qu'elle le vit apparaître entre Lise et Gilles, suivi, une fois de plus, de
deux journalistes en quête d'articles à sensation. Il lui sourit avec
cordialité, la répétition avait dû être bonne.
« Venez donc prendre quelque chose avec nous, nia petite », lui
cria-t-il.
Marie-Pierre rougit violemment; jusqu'à quand Fa-brègue la
traiterait-il de « petite »? Après tout, pensa-t-elle, je n'ai que trois ans
de moins que Lise.

84
Les garçons en veste blanche saluaient Fabrègue très bas.

85
« Merci, monsieur, répondit-elle du bout des lèvres, j'ai
justement à vous parler. »
Fabrègue sourit de ce sourire que Marie-Pierre qualifia de
supérieur et qui l'exaspérait, et elle soutint le regard de Lise qui
interrogeait le sien avec inquiétude. Qu'est-ce que sa cadette avait
encore inventé?
C'est ainsi qu'ils se dirigèrent vers un bar élégant où Marie-
Pierre ne mettait jamais les pieds, préférant de beaucoup, lorsque
Gilles lui offrait un café crème, le prendre au tabac du coin. Là, tout
était en velours bleu et satin citron, et les garçons en veste blanche
saluaient Fabrègue très bas; Marie-Pierre soupira, désarmée d'avance
par un décor qui lui enlevait déjà toute envie de parler. Pourtant,
lorsque l'on se fut assis et que Gilles eut commandé pour elle une
glace neigeuse qu'elle regarda sans joie, elle se mêla à la conversation,
et trouva le moyen de la faire dévier là où elle voulait en venir :
« Lise est prête, n'est-ce pas, maintenant, tout à fait prête, c'est
bien votre avis monsieur? — Elle s'obstinait à ne pas dire « maître ».
— On n'est jamais tout à fait prêt, interrompit Lise qui se sentait
de plus en plus inquiète à mesure que les jours passaient.

— Mais si, vous l'êtes, ma chère Lise, affirma Fa-brègue. Et ce


sera très bien, n'est-ce pas, Gilles? »
Gilles inclina la tête en signe d'approbation. « Alors, questionna
Marie-Pierre, brûlant ses vaisseaux, quand pourrons-nous partir?
— Partir, et pour où?
— Mais pour la maison, c'est bientôt Pâques, monsieur!
— Ah! c'est vrai. Excusez-moi, maisj'ai un peu perdu la notion
des vacances scolaires. Partez quand vous voudrez, mon petit.
— C'est que je compte bien partir avec Lise.
— Avec Lise? Il ne peut en être question, à si peu de semaines
de la générale. Du reste nous allons commencer à répéter dans les
décors.
— Lise est très fatiguée, monsieur, elle a grand besoin de calme,
de repos avant de commencer une série de représentations qui sera
longue, du moins je vous le souhaite.»
Fabrègue regarda Marie-Pierre avec exaspération, son insistance
lui semblant dépasser les bornes.

86
« Le repos, répéta-t-il, eh bien, j'ai nettement l'impression que, si
vous partez une quinzaine de jours, votre sœur le trouvera aussitôt du
fait même de votre absence! »
On sentit brusquement l'atmosphère se tendre jusqu'au
craquement. Une émotion intense se peignit sur le beau visage de Lise,
et une véritable panique passa dans ses yeux bleus. Elle lança tour à
tour à Marie-Pierre et à Fabrègue un regard implorant, et son silence
réussit finalement à empêcher la querelle d'éclater. Marie-Pierre se
mordit les lèvres jusqu'au sang, Fabrègue haussa les épaules et appela
le garçon. Les deux journalistes qui parlaient entre eux n'avaient rien
remarqué, seul Gilles avait tout compris. Il serra très fort la main de
Marie-Pierre qui tremblait sous la table et lui chuchota à mi-voix en
désignant sa sœur :
« Regardez-moi cette comédienne. Si Brenner était là il en ferait
un fameux gros plan. »
Et il ajouta plus bas encore :
« Bravo, Marie-Pierre, vous avez très bien fait de vous taire,
c'était la seule réponse possible. »
La seule réponse possible oui, pensait Marie-Pierre, et la seule
décision à prendre c'est de montrer à quel point je me moque des
conseils du maître, et de rester. Rester envers et contre tout.
Une certaine gêne régnait maintenant entre les deux sœurs. Elles
hésitaient devant l'attitude à prendre : ignorer l'incident de tout à
l'heure, ou au contraire en parler librement pour le mettre au point.
Marie-Pierre, en tout cas, était bien décidée à faire connaître dès ce
soir à sa sœur sa ferme intention de ne pas la quitter. Mais une lettre
de Condamins que, pour une fois, elle avait tardé à ouvrir, remit tout
en question.
Ce n'était pas l'écriture du docteur, et Gaïte avait envoyé l'avant-
veille son journal hebdomadaire. Soudain inquiètes, elles se
penchèrent ensemble sur la lettre de Gaïte. Le docteur Lemarchand
avait fait une chute sur un chemin glissant, il s'était cassé deux côtes,
l'accident était sans gravité mais l'immobilisait pour trois semaines au
moins.
« Papa pense bien, ajoutait Gaïte, que Lise ne peut se déplacer en
ce moment, mais si la présence de Marie-Pierre n'était pas
indispensable à Paris, il serait heureux qu'elle vienne passer ici ses
vacances.

87
Dois-je vous dire que cela me serait aussi d'un grand secours? »
Gaïte demandait bien rarement un service. Marie-Pierre en
repliant la lettre dit simplement :
« Bon, j'irai.
— Comme je voudrais pouvoir t'accompagner! » soupira Lise.
Elle était sincère, Marie-Pierre n'en douta pas. Elle se contenta
de soupirer, et les deux sœurs s'embrassèrent tendrement sans avoir
besoin de rien dire de plus.

88
CHAPITRE VI

LA ROUE TOURNE

LE RETOUR au pays natal ne s'effectua pas pour Marie-Pierre


avec l'enthousiasme qu'elle prévoyait.
D'abord elle avait dû laisser Lise. En dépit des bonnes raisons
qu'elle avait de partir, il lui semblait manquer à la promesse qu'elle
s'était faite. Gilles, en la conduisant à la gare, lui avait bien juré qu'il
s'en occuperait comme de sa propre sœur, mais Marie-Pierre craignait
l'influence mauvaise de Rosé toujours jalouse, beaucoup plus encore
du succès grandissant de Lise que des attentions de Gilles à son égard.

89
« Tu n'as pas bonne mine, mon petit.... Tu travailles trop?

90
Sa déception fut grande de ne trouver en arrivant à la gare qu'un
petit garçon qui leur servait habituellement d'aide-jardinier, lavait les
carreaux et l'escalier, soulageant ainsi tant bien que mal la vieille
Anna dans son travail.
Eugène avait pourtant accueilli Marie-Pierre avec un sourire
fendu jusqu'aux oreilles, et il avait immédiatement chargé sa valise sur
la brouette familiale.
« Ma sœur n'a pas pu venir. Le docteur est-il plus souffrant?
s'inquiéta Marie-Pierre.
— Non, mademoiselle, monsieur le docteur est couché bien sûr,
mais ça va mieux plutôt. Seulement Mlle Gaïte est de service, c'est
jour de consultation aujourd'hui.
— Comment, consultation, est-ce que le docteur reçoit ses
clients à la chambre? »
Eugène rit largement.
« Hé non, mais monsieur le docteur a pris un remplaçant.
Mademoiselle ne le savait pas?»
Non, Marie-Pierre ne le savait pas. Personne ne lui avait annoncé
cette nouvelle stupéfiante : papa... un remplaçant!...
Elle pensait qu'un confrère de la région aurait pris pour quelques
semaines en charge les malades de son père, mais qu'il ait mis
quelqu'un chez lui, dans son cabinet, sûrement pas. Qui cela pouvait-il
bien être?
Marie-Pierre pénétra dans une maison silencieuse. Personne ne
vint à sa rencontre même pas les chiens; ceux-ci, selon les bonnes
habitudes de la maison étaient toujours soit au coin du feu, soit à
vagabonder dehors.
Marie-Pierre passa sans entrer devant la pièce qui tenait lieu de
salle d'attente sur laquelle s'ouvrait le cabinet dû docteur, elle reconnut
la légère odeur de désinfectant et gravit l'escalier plusieurs marches à
la fois, puis frappa, le cœur battant, et entra en même temps qu'on
lui dit de le faire. « Papa!
— Pierrie! »
Déjà elle était dans ses bras, oubliant tout. Elle retrouvait son
père, un peu pâle, un peu maigri, les traits légèrement tirés, mais avec
son tendre regard derrière ses grosses lunettes d'écaillé et sa robe de
chambre écossaise, cadeau du dernier Noël familial. Il serra Marie-

91
Pierre avec force contre lui, puis l'écarta un peu pour-mieux la
regarder.
« Tu n'as pas bonne mine, mon petit..., tu travailles trop? Ou
bien est-ce la vie parisienne? Raconte-moi un peu, parle-moi de ta
sœur, à quoi faut-il s'attendre, aux pommes cuites ou aux bouquets de
rosés?
— Fabrègue et Gilles parlent de corbeilles d'orchidées, c'est
vous dire....
- Mais toi, qu'est-ce que tu en penses?
- Moi, je n'ai pas suivi les répétitions.
- Pourtant ici tu te passionnais pour ce genre de travail? »
Un peu gênée par le regard de son père, Marie-Pierre, détournant
la tête, répondit négligemment :
« J'ai beaucoup de travail, vous savez....
— Je sais bien qu'on attache beaucoup d'importance à son
premier examen, mais je suis tranquille, ça marchera très bien. Tu te
plais dans ce cours? Tu n'en parles jamais, pourquoi? Tu ne parles pas
de grand-chose d'ailleurs, Lise est plus bavarde que toi dans ses
lettres.... »
Marie-Pierre avait oublié la manière directe dont son père
interrogeait et la sûreté du diagnostic qu'il en tirait; elle rougit et
changea de conversation :
« Papa, vous avez un remplaçant? Qui est-ce? » Le
visage du docteur Lemarchand s'éclaira. « Un bon médecin, ma foi, et
un charmant garçon. C'est à ta sœur que je dois cette trouvaille.
- Gaïte? Qui connaît-elle donc en dehors de nous? Ta sœur est
plus secrète qu'on ne le croit, vois-tu.
— Secrète, allons donc! »
Soudain Marie-Pierre se sentit troublée. N'avait-elle pas dit la
même chose de Lise et pourtant....
« Moi, je ne connaissais que Ghapdenaz et Morin, expliqua le
docteur, tout ce que je pouvais attendre d'eux c'était qu'ils reçoivent
mes malades à leur consultation. Mais pour mes malades immobilisés
j'avais l'intention de demander aux sanas de Barberaz un externe
disposé à courir la montagne lorsque ta sœur m'a proposé l'oiseau rare.
— Enfin, où l'a-t-elle trouvé?

92
- A l'aérium de Marnoz. C'est l'assistant de Platory, il s'est
occupé de vous, paraît-il, lorsque vous avez donné cette séance pour
leur arbre de Noël, tu ne vois pas qui je veux dire?
— Absolument pas. »
Pour Marie-Pierre, les visages d'enfants tendus vers elle
lorsqu'elle leur récitait des monologues comiques ou mimait de
vieilles chansons comptaient beaucoup plus que ceux des médecins ou
des infirmières.
« Elle l'a revu plusieurs fois, d'ailleurs toi-même ne lui avais-tu
pas confié cet enfant, le petit garçon d'une femme de ménage, je
crois....
— Ah! oui, Georget.
— Eh bien, nous lui devons une fière chandelle à Georget,
puisque c'est grâce à lui que j'ai connu ce jeune médecin. Il
s'intéresse beaucoup à mes malades et nous a semblé très
sympathique; je suis sûr que tu aurais la même impression. »
Marie-Pierre fit une petite moue dubitative :
« Il déjeune ici?

93
— Oui, il est installé à la maison. Tu n'aurais tout de même pas
voulu que je le laisse repartir chaque soir pour Marnoz ou qu'il
s'installe à l'hôtel de la Gare?
— Il n'y a pas consultation tous les jours, murmura-t-elle.
— Je te croyais plus hospitalière, ma fille! »
Un léger reproche teintait la voix du docteur Lemarchand.
Marie-Pierre était déconcertée. Ainsi l'intimité familiale qu'elle
espérait tant retrouver ne serait pas complète. Non seulement Lise
manquait à l'appel, mais un étranger partagerait leurs repas et leurs
soirées. Elle cherchait en vain dans ses souvenirs le visage de ce jeune
médecin.
« Ma petite Pierrie, comme je suis heureuse!... »
Encore vêtue de sa blouse blanche et du voile qui encadrait si
joliment son visage, Gaïte faisait irruption dans la chambre.
Pierrie se jeta dans les bras de sa sœur aînée, retrouvant contre la
blouse l'odeur qu'elle connaissait bien et qui l'avait saisie au bas de
l'escalier : éther et phénol mélangés. Cependant il s'y mêlait un je ne
sais quoi de plus. Elle respira largement et dit, en fronçant les sourcils:
« Mais tu te parfumes maintenant? »
Gaïte sourit sans répondre à la question de sa sœur.
« J'ai laissé Jacques avec son dernier client, dit-elle, j'avais
tellement hâte de te revoir. »
Jacques! Elle disait Jacques tout court, et papa ne sourcillait pas.
Marie-Pierre examina sa sœur avec attention. Elle ne paraissait pas
changée, cependant il sembla à Marie-Pierre qu'il y avait en elle
comme une nouvelle source de vie.
Gaïte enleva sa blouse, son voile, et contre toute habitude jeta un
coup d'œil à la glace.
« Je cours à la cuisine, dit-elle, le déjeuner ne doit pas être en
retard, la consultation reprend à une heure et demie....
- Tu as changé de coiffure », constatait Marie-Pierre qui
poursuivait son inspection.
Le docteur Lemarchand enleva ses lunettes.
« Tiens, c'est vrai, dit-il, je ne m'en étais pas aperçu. »
De nouveau Gaïte regarda la glace, la main sur la porte.
« Gela me va mieux, n'est-ce pas? »
Marie-Pierre n'eut pas la force de répondre. Elle regrettait la
Gaïte aux cheveux bien tirés et au gros chignon plat....

94
« Pierrie, ma Pierrie, enfin!... »
Gaïte profita de l'entrée tourbillonnante de Catherine pour
s'éclipser. Celle-ci se jeta sur sa sœur, lui posant mille questions dont
elle n'attendait pas de réponse et chercha immédiatement à l'entraîner.
« Viens voir le petit chevreau et mon bébé chat, Pollux est à la
cuisine, il va être si content, viens.
— Va, Pierrie, dit le docteur, tu as certainement manqué
aux bêtes autant qu'à nous, elles ont bien droit à ta visite. En ton
honneur j'effectuerai ma première descente à la salle à manger.
— Nous viendrons te chercher, papa....
- Inutile, ma canne et Jacques y suffiront largement. »
Lui aussi disait Jacques. Quelle place en si peu de temps ce
Jacques avait-il donc prise dans la maison? Marie-Pierre suivit sa
sœur, mais tout son entrain était tombé. Amadys vint ronronner entre
ses jambes, mais Titi la chatte ne se leva même pas. Il faut dire qu'elle
allaitait son dernier-né. Démosthène le corbeau cria beaucoup, mais on
ne savait si c'était de joie ou de protestation, et le biquet se cacha
derrière sa mère avec une obstination qui indigna Catherine mais fit
sourire Marie-Pierre avec un rien d'amertume. Dans la cuisine les
chiens se jetèrent sur elle et lui léchèrent les joues.
« Je les ai bien soignés, tu vois, expliquait Catherine, maintenant
ils m'aiment autant que toi. »
Marie-Pierre en eut un involontaire serrement de cœur.
« A table! » criait Gaïte, de la salle à manger.
Dans le hall Pierrie se heurta à son père qui descendait appuyé
sur le bras d'un grand jeune homme dont le visage s'éclaira d'un
sourire :
« Mes hommages, mademoiselle Marie-Pierre, dit-il, me
reconnaissez-vous?
— Pas du tout, répondit Marie-Pierre avec son habituelle
sincérité.
— Eh bien, moi, je vous reconnais très bien, j'ai gardé de
vous un souvenir précis. »
Quand Marie-Pierre fut assise à la droite de son père, elle ne put
s'empêcher de demander au remplaçant :
« C'est à l'aérium que vous avez revu ma sœur? Elle ne nous en a
rien dit dans ses lettres.

95
« Mes hommages, mademoiselle Marie-Pierre, dit-il, me reconnaissez-vous? »

96
— Sans doute a-t-elle jugé que ce n'était pas assez important
pour vous en parler. »
Le ton légèrement moqueur démentait l'humilité de la phrase, et
Marie-Pierre intercepta entre Gaïte et son voisin un sourire complice.
Elle cessa d'interroger, et se mit à manger le soufflé au fromage, son
plat préféré, dont Anna attendit vainement qu'elle lui fît compliment.

*
* *

La quinzaine qu'elle passa chez elle confirma Marie-Pierre dans


l'opinion qu'elle s'était faite dès le premier instant. La maison n'était
plus sa maison. Gaïte avait acquis une assurance qui stupéfiait sa
cadette. Elle la puisait » sans « doute dans l'admiration certaine que le
jeune« remplaçant du docteur Lemarchand lui manifestait à tout
propos, et même hors de propos, jugeait Marie-Pierre.
Elle avait essayé de mettre son père en garde, mais celui-ci lui
avait ri au nez.
« T'imagines-tu que je n'y ai vu que du feu? Tu prends vraiment
ton père pour plus bête qu'il n'est! Gaïte est une fille sérieuse. Si elle a
amené ce garçon chez nous, c'est qu'elle tient à lui. Tout ce que je
peux dire, c'est qu'elle a bien choisi.
— Mais enfin, papa, vous n'allez pas prendre votre retraite
maintenant, voyons? »
La voix de Marie-Pierre tremblait, elle était bouleversée à cette
pensée.
Le docteur Lemarchand l'attira contre lui.
« II n'est pas question de retraite, mon petit, un simple échange
peut-être. Si vraiment je reconnais en Jacques Dunois les qualités
nécessaires au mari de ma fille, il sera mon successeur ici, et je
prendrai sa place là-haut. »
Marie-Pierre ne put soutenir l'éclat soudain qu'elle vit passer
dans le regard de son père. Elle baissa la tête : ainsi il continuait à
poursuivre ce vieux rêve, et la présence de ce garçon n'avait fait que le
raviver. Mais papa publiait qu'il avait encore trois filles ;après Gaïte.
C'est vrai que Lise....
Une lettre de Gilles mit à son comble le désarroi de Marie-
Pierre. Après quelques nouvelles, excellentes, de la pièce et de sa

97
vedette, Gilles, qui avait une manière aussi directe de parler que
Marie-Pierre, lui disait :
« Quand vous rentrerez vous trouverez Lise installée dans un
confortable studio, avec une petite chambre qui vous est réservée, une
salle de bain et une cuisine, le tout sur la rive gauche, à proximité du
pont de la Concorde, ce qui permettra à Lise de se rendre facilement
au théâtre, surtout le soir. Vous y préparerez votre examen en toute
quiétude, Lise y aura le téléphone et pourra y recevoir quelques
personnes, ce qui va lui devenir indispensable. Votre père approuvait
entièrement ce projet, mais Lise, connaissant votre opposition, m'a
laissé le soin de vous apprendre que c'était chose faite. Je me suis donc
sacrifié une fois de plus. Ne m'en veuillez pas plus qu'à l'ordinaire. »
Marie-Pierre ne se fit même pas confirmer l'accord de son père à
l'installation définitive de Lise. Elle là-bas, Gaïte ici, l'une et l'autre
avaient profité de son absence pour bien montrer qu'elles pouvaient
agir seules. Elle ne songea pas que ce qui arrivait était normal mais
seulement que son règne était fini ainsi que la bonne entente entre ses
sœurs et elle. Elle ne retrouva un peu de sa bonne humeur qu'à la
veille de son départ, lorsqu'elle apprit de la bouche du docteur qu'il
avait décidé de venir assister à la générale de Jasmine.
« Bah! plaisanta Marie-Pierre, vous aurez une « urgence » au
dernier moment!
— Non. Puisque maintenant Jacques est là, il me remplacera
une semaine de plus, voilà tout. »
Marie-Pierre accusa le coup sans répondre et, se tournant vers sa
sœur, elle demanda pleine d'espoir : « Tu viens aussi, naturellement?
— Mais non, à cause de Catherine.
— Oh! à son âge Catherine peut manquer huit jours la classe.
— Et la maison, et les consultations? » Profondément ulcérée
par la conduite des gens, Marie-Pierre cacha sa détresse en allant
adresser de longs adieux aux bêtes. Mais les deux chiens
vagabondaient comme à l'ordinaire, et la chienne coker du docteur se
contenta de remuer doucement la queue. Les chattes allaitaient leurs
petits, et dans l'étable Biquette en faisait autant. Toujours rétif son
chevreau tourna la tête, et Amadys demeura introuvable. Seul
Démosthène tint à Marie-Pierre un grand discours hargneux.
« Taisez-vous, vieil oiseau bavard, lui dit-elle exaspérée, je n'ai
jamais aimé les orateurs. » Et comme le corbeau se taisait devant cette

98
grande personne qui criait plus fort que lui, elle ajouta, les larmes aux
yeux :
« Vous me faites penser à Marc Fabrègue, mais qu'il prenne
garde, je lui clouerai le bec, comme à vous! »

99
CHAPITRE VIII

'IDÉE DE MARIE-PIERRE

INSTALLÉE dans son compartiment, Marie-Pierre partait de la


maison plus désemparée qu'elle n'y était revenue : que faire, que
devenir? Dans six mois au plus Gaïte épouserait cet inconnu. Elle
s'était tout de même décidée à en avertir sa sœur, à l'oreille, au
moment de son départ. Sans doute parce qu'ainsi elle évitait toute
explication. Quelle explication demander d'ailleurs puisque papa était
d'accord. Papa bientôt les quitterait, laissant à l'autre non seulement sa
clientèle, mais leur maison. Quant à Lise, la manière dont elle avait
agi dès que sa sœur eut le dos tourné prouvait assez qu'elle ne tenait
plus compte de ses avis. Marie-Pierre, installée chez elle et non plus
avec elle devenait son invitée. Ah! non, pas cela! Marie-Pierre

100
n'accepterait d'être l'invitée de personne, ni de Gaïte et de son futur
époux, ni de Lise et de son futur succès. Passe pour Catherine, elle
n'était pas encore en âge de se rendre compte que son foyer s'effritait.
N'avoir que quatorze ans, c'était là le drame. Que pouvait faire
Marie-Pi erre sans diplôme et sans argent? Si son père avait eu de la
fortune, elle lui eût volontiers demandé d'aller terminer ses études en
Amérique. Mettre l'océan entre sa peine et ceux qui la causaient,
c'était une solution, hélas! impossible. L'installation de Lise et de
Gaïte, l'éducation de Catherine coûteraient déjà assez cher au
médecin.... Emprunter de l'argent? A qui? A Lise qui allait en gagner
beaucoup, sûrement pas! A Gilles qui en avait gagné déjà pas mal...
seulement il y avait Rosé qui finirait bien par le savoir, que penserait-
elle?
Toute la nuit Marie-Pierre fut dans un état de surexcitation
étrange qui tomba brusquement vers le matin et céda la place à un
abattement qui ne lui était pas moins étranger. Elle souhaita être
malade, peut-être même mourir. Puis, elle se jugea stupide et décida
de réagir. Si eux n'avaient plus besoin d'elle, il restait les autres, tous
les autres. Que ne pouvait-elle, du jour au lendemain, devenir
missionnaire au bout du monde! De nouveau l'irrésistible envie d'un
départ lointain l'envahit, succédant au goût du martyre.
« Peut-être pourrais-je partir pour l'Angleterre, au pair par
exemple, ou bien... une amie de Gaïte, sans fortune, était partie l'an
dernier pour l'Espagne où elle avait une tante professeur dans un
pensionnat. Elle-même y était surveillante et écrivait à Gaïte qu'on
manquait de personnel enseignant. Marie-Pierre se sentait capable de
faire n'importe quoi.... Mais il fallait décider de ce départ sans que
personne le sache, car ils l'en empêcheraient; eh bien, elle leur
prouverait qu'elle n'était plus une petite fille. Ils s'étaient tous passé de
son avis, elle se passerait du leur. Elle allait commencer par déclarer
tout de suite à Lise qu'elle n'irait pas habiter chez elle. Lise avait voulu
la liberté, Marie-Pierre reprenait aussi la sienne.
Le train siffla, patina sur les rails : on entrait en gare. Marie-
Pierre chercha sur le quai les deux visages connus qu'elle attendait :
celui de sa sœur et celui de Gilles. Elle eut beau fouiller l'horizon
jusqu'au portillon de sortie, elle ne découvrit aucune figure amie :
personne n'était venu l'attendre!

101
Un froid intense l'envahit. Leur était-elle devenue indifférente à
ce point? Pas une seconde elle ne supposa que les exigences du théâtre
avaient pu provoquer cette absence : on ne répète pas à neuf heures du
matin, et ce n'est pas non plus l'heure des journalistes ni des photo-
graphes. Traînant sa valise, encore frissonnante de sa nuit sans
sommeil, elle gagna la sortie. Elle demeura quelques instants sur le
trottoir de l'arrivée, espérant encore... mais ce qu'elle vit la fit battre
précipitamment en retraite. Elle s'engouffra dans le métro, fuyant
désespérément la longue voiture grise qu'elle connaissait bien, et
Louis monté sur le marchepied et la main en auvent, qui la cherchait
dans la foule.
« Ils m'ont envoyé la voiture de Fabrègue... comme s'ils ne
pouvaient se déranger eux-mêmes! »
Humiliée profondément, Marie-Pierre prit un billet et monta
dans la première rame venue. Elle vit défiler quelques stations, puis,
rompue de fatigue, elle s'endormit, sa valise contre ses genoux et le
nez dans son écharpe.

102
Ce fut le chef de gare de la tête de ligne qui l'éveilla en frappant
au carreau pour lui signaler que le métro n'allait pas plus loin.
Titubante, Marie-Pierre allait se rasseoir sur le banc de la station
lorsque son estomac la rappela à l'ordre.
« J'ai faim, pensa-t-elle soudain, j'ai terriblement faim, j'y verrai
sûrement plus clair quand j'aurai mangé. »
Elle entra dans le premier café venu à la sortie du métro et,
lorsqu'elle eut avalé un grand café crème et trois croissants, elle sentit
une heureuse détente l'envahir. Mais elle avait toujours les jambes
molles et un violent mal de tête.
« Je voudrais bien dormir.... »
Mais où aller? Elle ne connaissait pas la nouvelle adresse de sa
sœur, et du reste.... Rassemblant son courage, elle entra dans un
bureau de poste, demanda le concierge du théâtre en contrefaisant sa
voix pour imiter celle d'une téléphoniste lointaine. Puis elle reprit la
sienne.
« Allô, c'est vous monsieur Tardivet? Ici, Marie-Pi erre
Lemarchand. Voulez-vous dire à ma sœur que j'ai manqué mon train.
Oui, hier au soir. Demain sans doute, ou après-demain, selon les
places... n'oubliez pas surtout, merci... à bientôt. »
Elle coupa court aux amabilités du concierge et demanda une
autre communication, celle-ci pour Conda-mins. A cette heure
matinale elle l'obtint vite. Heureusement ce n'était pas jour de
consultation, ce ne fut ni le docteur Dunois ni son père qui lui
répondirent. Gaïte était sortie, Anna qui entendait mal alla chercher
Eugène.
« Tu diras que j'ai fait bon voyage, que je suis très occupée et
que je n'écrirai que dans deux ou trois jours. Tu n'oublieras pas
d'embrasser tout le monde. Merci! »
« Ouf », soupira-t-elle en réglant la standardiste.
Ces deux communications lui permettaient de gagner quarante-
huit heures sans inquiéter personne; elle aurait ainsi le temps de
réfléchir à ce qu'elle allait faire.
De plus en plus lasse, elle redescendit l'escalier du métro. Là au
moins personne ne s'étonnerait qu'elle gardât une valise à la main, et
elle pourrait s'asseoir.
« Je n'ai qu'à rouler toute la journée. »

103
Mais cette perspective, ajoutée à sa fatigue, lui donna le vertige.
C'est à ce moment que, levant les yeux tout à fait par hasard, elle
aperçut une indication qui lui parut être celle de la providence :
direction Les Lilas.
C'était aux Lilas qu'habitait Mme Rondelet, très précisément
avenue des Myosotis, ce qui avait le don d'égayer Marie-Pierre chaque
fois qu'elle était allée Voir Georget. Puisque Georget était encore à
Marnoz sa chambre était libre. Sa chambre. Oubliant le poids de sa
valise, Marie-Pierre prit en courant le couloir indiqué par l'écriteau
sauveur.

*
* *

Pour la quatrième fois au moins, Mme Rondelet lui répétait


d'une voix navrée ;
« Mais enfin, mademoiselle Marie-Pierre, vous ne pouvez pas
leur faire ça, ça n'est vraiment pas possible! »
Elle épluchait des pommes de terre avec une dextérité
remarquable, mais de temps à autre s'arrêtait, fixant de son œil rond
Marie-Pierre qui lisait les petites annonces, assise en face d'elle. Elle
était encore pâle, elle avait les yeux cernés, mais elle avait déjà repris
un peu de son assurance habituelle.
Lorsqu'elle était arrivée le matin, Mme Rondelet n'était pas chez
elle, elle faisait un ménage dans le quartier. Marie-Pierre, épuisée,
s'était assise sur le paillasson et s'y était endormie. En se penchant sur
cette forme accroupie devant sa porte, Mme Rondelet n'avait pu
retenir un cri qui avait éveillé la dormeuse.
« Ah! madame Rondelet avait-elle soupiré, si vous saviez
comme j'ai sommeil!
— Mon Dieu, s'était écrié la pauvre femme, que se passe-t-il,
est-il arrivé quelque chose à Georget?...
— Georget va aussi bien que possible, madame
Rondelet, je suis allée le voir deux fois à Marnoz, il m'a chargée de
bien vous embrasser pour lui. » Et elle planta un gros baiser sur
chaque joue de la femme de ménage ahurie. « Je suis venue
simplement vous demander si vous voulez bien me prêter sa chambre
pour quelques jours?

104
— La chambre de Georget?
- Oui, laissez-moi me coucher tout de suite, ce soir je vous
promets que je vous expliquerai tout.
— Vous n'êtes pas malade au moins, vous n'avez pas faim?
- Mais non, madame Rondelet, je vous assure. Je vais vous
demander une seule chose, jurez-moi que vous ne direz pas un mot de
ma présence chez vous, ni à ma sœur, ni à Gilles Valois, ni bien
entendu à personne au théâtre. C'est promis?
— Ils ne savent donc pas où vous êtes?
— Non, et je ne veux pas qu'ils le sachent.
- Mais ils vont s'inquiéter, vous chercher?
— Certainement pas aujourd'hui, ni demain. Après-demain papa
où Gaïte auront reçu de mes nouvelles, et ils préviendront Lise. Alors,
vous me jurez? »
Mme Rondelet avait juré et elle avait bordé Marie-Pierre dans le
lit de Georget comme elle l'eût fait pour son propre fils. Ensuite elle
était partie pour le théâtre, la mort dans l'âme, et pour ne pas manquer
à son serment elle avait soigneusement évité toute rencontre possible.
« Seulement, vous comprenez bien, expliquait-elle avec
volubilité à Marie-Pierre, je ne pourrai pas faire ça tous les jours, et
quand je les verrai inquiets sur vous, qu'est-ce que je dirai?
— Ils n'ont aucune raison de s'inquiéter, ce soir je vais écrire à
Gaïte qu'étant donné les circonstances, un changement de vie s'impose
pour moi et que je les avertirai d'ici quelques jours de la décision que
j'aurai prise. »
La voix de Marie-Pierre s'était enflée majestueusement, malgré
elle, elle retrouvait facilement le ton déclamatoire de la comédie. Mais
ce ton n'impressionnait plus Mme Rondelet.
« Vous lui avez donné votre adresse ici, pour répondre ? — Non,
bien sûr, pour le moment je n'ai donné aucune adresse.
— Mais, mon petit, on va vous chercher, voyons, vous n'êtes
pas majeure!
— On ne me trouvera pas, si vous ne me trahissez pas.
— On vous trouvera et on m'accusera d'être votre complice. »
Marie-Pierre haussa ses minces épaules.
« Je ne veux faire de tort à personne, madame

105
Rondelet, ni à vous ni aux autres, mais je ne vois pas pourquoi je
serais la seule à ne pas décider de mon avenir. Je vous promets de
m'en aller dès que j'aurai reçu la réponse aux lettres que j'envoie en
même temps que celle destinée à ma sœur.
— Vous attendez d'autres réponses?
— Oui. J'ai écrit à une amie en Espagne, et aussi à l'adresse que
je viens de trouver dans le journal, une famille partant pour le Canada
qui a besoin de quelqu'un pour s'occuper de jeunes enfants.
— Vous êtes trop jeune, voyons, pour faire cela....
— Trop jeune! trop jeune! Tuuuuuut... madame Rondelet il y
en a de plus jeunes que moi qui sont partis plus loin et avec moins
d'argent en poche. Rappelez-vous Lavarède et ses cinq sous. Vous
vous souvenez de ce livre que j'ai prêté à Georget et que vous aviez
lu?
— Oui, oui, dit Mme Rondelet qui n'était pas convaincue, mais
pourquoi partir comme ça tout d'un coup, qu'est-ce qui s'est passé?
Vous n'étiez donc pas heureuse chez vous? Moi qui croyais!...

106
— Il ne s'est rien passé, on ne m'a rien fait, rassurez-vous, du
moins directement. Vous avez raison de croire que j'étais heureuse
chez moi, j'étais trop heureuse, voilà tout, mais ça ne pouvait pas
durer, j'ai eu tort de le croire. »
Des larmes apparurent dans les yeux de Marie-Pierre.
« Mademoiselle Marie-Pierre, déclara sentencieusement Mme
Rondelet, vous allez faire une bêtise, mon devoir c'est de vous en
empêcher. »

*
* *

Six jours passèrent cependant sans apporter aucun changement


dans l'installation provisoire de Marie-Pierre chez Mme Rondelet, Et
celle-ci, qui n'osait trop brusquer sa pensionnaire, s'affolait à l'idée
qu'elle détenait ce lourd secret.
« Si vous saviez, au théâtre, mademoiselle!... M. Fa-brègue est
furieux, il ne décolère pas, il crie, il jure. M. Mathieu aussi. Lise
n'arrête pas de pleurer, elle prétend qu'elle est incapable de jouer, on
parle de remettre la générale. »
Une étrange satisfaction, mêlée d'une certaine angoisse devant
ses responsabilités, étreignait Marie-Pierre. Il était évident qu'elle ne
pouvait prolonger longtemps la situation qu'elle avait créée. Que
Fabrègue commençât à comprendre qu'il fallait compter avec elle et
que Lise pleurât un peu n'était pas si mal. Gaïte avait certainement
reçu sa lettre et compris ses raisons, elle n'avait pu manquer de lui en
faire part, elle avait bien spécifié qu'elle était chez une amie sûre; alors
pourquoi s'inquiétaient-ils? Ce qui l'ennuyait, c'était de ne pouvoir
préciser ce qu'elle allait faire. Elle n'avait reçu aucune réponse, et les
nombreux coups de téléphone donnés après lecture des petites
annonces n'avaient abouti à rien. Partout on la jugeait trop jeune.
« Vous voyez bien! Allons, un bon mouvement, mademoiselle,
suppliait Mme Rondelet qui n'en pouvait plus, voulez-vous que je lui
parle moi à votre sœur? Où bien à M. Gilles? »
Marie-Pierre aurait volontiers confié sa peine à Gilles s'il avait
été, par exemple, un camarade du cours. Mais
Gilles était « dans le bain », Gilles lui conseillerait de revenir sur
sa décision, de rentrer au bercail, et il la convaincrait; elle en était sûre

107
d'avance, elle ne savait que trop le pouvoir de Gilles sur ceux à qui il
s'adressait, sur elle autant que sur les autres. Non, elle ne dirait rien à
Gilles. Elle ne voulait plus jamais se retrouver dans ce théâtre, en face
de Fabrègue et de son metteur en scène, pour entendre leurs
sarcasmes, il fallait partir avant de céder, mettre des kilomètres entre
eux et elle. Mais partir où, chez qui? Elle avait beau se rendre chaque
jour à la poste restante, elle continuait à n'y rien trouver.
Le soir du septième jour, elle comprit que Mme Rondelet ne
garderait pas le silence plus longtemps; alors avec une grande
gentillesse elle embrassa la brave femme :
« Demain, ne me réveillez pas avant de partir, madame
Rondelet, je suis très fatiguée, j'ai besoin de prendre des forces; vous
avez raison, cela ne peut plus durer ainsi, mais je m'expliquerai moi-
même.
« Merci encore de tout ce que vous avez fait pour moi. Merci de
tout mon cœur, et surtout ne vous inquiétez pas, tou-t s'arrangera. »
Marie-Pierre embrassa plusieurs fois la femme de ménage qui
s'étonna de cette soudaine effusion. Mais n'était-elle pas elle-même au
bord des larmes. Heureusement que demain tout serait arrangé!

108
CHAPITRE VIII

UNE VALISE SUR LA BERGE

GILLES VALOIS poussa la porte de sa loge et s'assit, l'air


songeur. Depuis quelques jours les acteurs de Jasmine avaient pris
possession de leurs loges respectives. Gilles s'y enfermait en sortant
de scène, évitant les questions qu'on n'osait plus poser à Lise. Car
Rosé Marion, bien qu'il lui eût recommandé de se taire, avait vite fait
de mettre chacun au courant : Marie-Pierre Lemarchand avait disparu.
Où? Pourquoi?
Pourquoi? se répétait Gilles en fixant la glace. Et il se reprochait
d'avoir pris trop à la légère ce qu'il appelait maintenant « le cas de
Marie-Pierre ». Elle avait confiance en lui, il aurait dû se montrer
moins railleur, moins sceptique. On ne la traitait pas en enfant chez
elle, tandis qu'ici....

109
Ici, Marc Fabrègue ne cessait de répéter à Lise anéantie que sa
sœur s'était enfuie pour faire tomber sa pièce. Car, Lise étant
incapable de jouer tant qu'elle serait sans nouvelles de Marie-Pierre, il
fallait soit remettre la générale sine die, soit donner le rôle à Rosé.
Fabrègue s'en défendait, Lise insistait, et Rosé, sournoise, un sourire
aux lèvres, attendait que sonnât l'heure marquée par le destin. Elle
avait eu raison d'accepter ce rôle en doublure, son humiliation allait
être récompensée, on ne décommanderait pas un spectacle pour la
fugue d'une gamine insupportable, et elle aurait sa revanche.
Revanche qu'elle reprochait à Gilles de ne pas attendre avec autant de
fièvre qu'elle.
On frappa à la porte : Gilles sursauta, peut-être était-ce le
détective privé qu'il s'était décidé à convoquer après plusieurs
conversations téléphoniques avec Conda-mins.
« Je vous en prie, suppliait Gaïte, qu'il y ait le moins de publicité
possible, je n'ai pas encore tout dit à mon père.... Le moins de
publicité possible, hurlait Fabrègue en écho, Jasmine n'en a pas besoin
! Du moins de celle-là.... »
« Entrez », chuchota Gilles, les yeux fixés sur la porte comme si
Marie-Pierre allait apparaître elle-même. Ce n'était que Mme Rondelet
mais avec un visage tellement bouleversé que Gilles devina
immédiatement un drame.
« Monsieur Gilles, ah! monsieur Gilles, sanglotait
soudain la brave femme. - Qu'y a-t-il?
— Mlle Marie-Pierre.... »
Gilles bondit, prenant la femme de ménage aux épaules.
« Vous savez quelque chose? dites-le vite.... » Le cœur de
Gilles s'arrêta de battre. « Elle était chez moi.
— Et ... elle n'y est plus? »
Mme Rondelet secoua la tête, elle sortit de sa poche une lettre
froissée qu'elle tendit à Gilles : il y reconnut tout de suite la grosse
écriture de Marie-Pierre.
« Chère madame Rondelet, écrivait-elle, merci de votre si
gentille hospitalité, je ne veux pas vous donner plus longtemps des
remords, je vous enverrai des nouvelles en même temps qu'aux autres,
dès que j'en aurai moi-même de qui vous savez.... »

110
« J'avais cru, elle m'avait promis..., hoquetait Mme Rondelet.
Ah! si j'avais su.... Elle m'a même laissé un peu d'argent, elle n'en
avait pas beaucoup pourtant ! »
Gilles était atterré. Dire que Marie-Pierre avait été si proche....
Maintenant, Dieu sait où elle se trouvait et ce qui allait arriver! Il
fallait prévenir au plus vite le docteur Lemarchand et, cette fois, la
police.
*
* *

Marie-Pierre avait erré tout le jour. Depuis qu'elle avait pris la


décision de quitter l'abri qui lui avait été généreusement offert, elle se
demandait où en trouver un autre. Que pouvait faire dans Paris une
fille mineure sans ses parents? Ah! si j'étais en Amérique! se répétait-
elle. Mais elle n'était pas en Amérique, et les réponses d'Angleterre,
pas plus que celle d'Espagne n'arrivaient. Marie-Pierre avait beau
compter. et recompter sur ses doigts : je devrais l'avoir aujourd'hui,
demain au plus tard. A la poste il n'y avait toujours rien à son nom.
Chaque fois qu'elle tendait sa carte d'identité — encore heureux
qu'elle eût cette carte — il lui semblait qu'on la regardait avec
méfiance.
Assise sur un banc, dans un square, sa valise entre les jambes
elle épluchait de nouveau les annonces de France-Soir. Si elle pouvait
trouver quelque emploi en attendant? Hélas! la personne qui offrait
une chambre de bonne contre la garde de ses bébés recula devant son
jeune âge. Une autre qui, moyennant la même contrepartie, demandait
qu'on aille chercher ses enfants en classe et qu'on leur fasse faire leurs
problèmes lui réclama une lettre de recommandation de sa famille; la
troisième dit que la place était déjà prise, ou du moins c'est l'excuse
qu'elle trouva après avoir regardé Marie-Pierre, sa valise et ses
longues jambes.
La nuit tombait, l'hôtel restait sa seule ressource.
« J'irai aux environs d'une gare, ma valise paraîtra moins
suspecte. » Comme elle avait abandonné à Mme Rondelet la plus
grande partie de son argent de poche, elle choisit un hôtel qui lui parut
le plus simple. Il était en réalité vraiment sordide, mais elle n'osa se
dédire.

111
Marie-Pierre finit par trouver un coin pour elle seule.

112
Longtemps dans la nuit le bruit de portes qui claquaient et des pas
dans le couloir la tint éveillée. C'est seulement vers le matin qu'elle
trouva le sommeil, un sommeil lourd, coupé de mauvais rêves.
Des coups frappés à sa porte la tirèrent d'un cauchemar dans
lequel Gilles frappait lui aussi mais vainement les trois coups
traditionnels sur la scène du théâtre.
Mais il avait beau frapper, Lise, en pleurs dans les coulisses
répétait : « Je ne veux pas jouer, je ne jouerai pas tant qu'on n'aura pas
retrouvé Marie-Pierre. » Elle portait la robe de tulle et de satin blanc
du fameux 31 décembre !
Marie-Pierre se dressa sur son lit, affolée. « Mon Dieu, la
.police! » pensa-t-elle, à mesure que les coups redoublaient. Elle
bondit à la porte : ce n'était qu'une petite servante pas plus propre que
le reste qui venait pour faire la chambre.
« II va être midi », dit-elle, en regardant Marie-Pierre d'un air
soupçonneux, et elle ajouta — ce qui plongea l'adolescente dans le
plus profond désarroi :
« Je ne vous conseille pas de rester ici, la patronne n'aime pas les
histoires. »
Comme Marie-Pierre la regardait d'un air interrogateur, elle
ricana :
« Le mois dernier, une petite est restée deux jours, on n'a pas été
long à la retrouver, vous pensez bien que lorsqu'on se sauve d'une
maison de correction, ça se sait vite ! »
Marie-Pierre se sentit rougir jusqu'au blanc des yeux.
« Laissez-moi m'habiller, dit-elle sèchement.
— Oh! ça ne me gêne pas. Faut que je me dépêche, et vous
aussi... si vous voulez avoir votre train. »
Elle ricana de nouveau en regardant la valise.
Marie-Pierre battit son propre record et en moins dé dix minutes
elle fut prête, valise bouclée. Ah! fuir cette chambre, fuir, et vite.
« Où c'est-y que vous allez comme ça? interrogea la petite
bonne.
— Si on vous le demande, vous direz que vous n'en savez rien. »
Elle claqua la porte, descendit au bureau, régla une note qui lui
sembla avoir peu de rapports avec la chambre qu'elle avait occupée et,
mettant dans sa poche les croissants secs qu'on lui avait comptés au

113
prix fort, elle passa le seuil de l'hôtel sous le regard soupçonneux de la
patronne.
« Jamais je ne remettrai les pieds dans un semblable endroit,
pensait-elle, mieux vaut se faire clochard! »
Ce mot fut pour elle une illumination.
Traînant toujours sa valise, elle gagna les bords de la Seine. Elle
s'y était souvent promenée, avec Gilles, avec Lise, mais jamais elle
n'avait dépassé les berges de Notre-Dame. Par ici, plus d'étudiants,
plus de pêcheurs à la ligne, plus de dames respectables promenant
leurs toutous à collier. Les chiens qui erraient là devaient avoir
l'habitude de subvenir seuls à leurs besoins, et les formes allongées
dans les recoins de pierre n'inspiraient aucune confiance à Marie-
Pierre.
« Ne nous fions pas à l'apparence, se dit-elle courageusement, il
vaut mieux rester par là, on ne m'y dénichera pas. »
Elle finit par trouver un coin pour elle seule, assez éloigné des
refuges des autres. A proximité, une péniche fleurie de pots de
géraniums, sur laquelle séchait du linge, avait un aspect réconfortant.

114
Elle déposa sa valise avec soulagement. Mais pouvait-elle
l'abandonner ici sans risques ? "Une vieille femme non loin sortait
d'une voiture d'enfant hors d'usage un attirail des plus hétéroclites, à
cent mètres, autour d'un feu improvisé, une femme et deux hommes
faisaient chauffer le contenu d'un boîte de conserves. Pourquoi ne pas
faire comme les autres? Elle repoussa la valise derrière un tas de
pierres, la recouvrit d'une branche de marronnier à laquelle tenaient
encore quelques feuilles, recula pour juger de l'effet et en fut satisfaite.
Puis elle repéra l'endroit précis où elle se trouvait et le nom du quai
qu'elle avait choisi, ce n'était pas le moment de se perdre. Maintenant
il lui fallait aller très loin de là, au bureau de poste du quartier de Mme
Rondelet pendant que celle-ci serait au théâtre.
Dans sa poche Marie-Pierre glissa son dernier billet de métro.
« J'aurai une lettre aujourd'hui, il faut que j'en aie une et que je
puisse enfin écrire à papa.»
Elle avait deux lettres. Celle de la famille en partance pour le
Canada qui s'excusait de ne pouvoir faire affaire avec elle, ayant déjà
fixé son choix ailleurs; l'autre qui venait d'Espagne et qui était de
quatre pages d'une écriture très serrée. L'amie de Gaïte lui expliquait
avec gentillesse mais sur un ton de remontrance maternelle qui
l'exaspéra qu'il n'y avait aucune situation possible pour elle avant
qu'elle ait au moins deux ou trois ans de plus et un petit diplôme. De
plus elle lui conseillait de réfléchir avant de mettre tant de kilomètres
entre elle et sa famille qui ne lui en donnerait sans doute pas,
l'autorisation. Suivaient deux pages de conseils que Marie-Pierre ne
lut pas jusqu'au bout.
Elle roula la lettre en boule et la jeta dans le ruisseau, puis se mit
à marcher au hasard des rues sans regarder à droite ni a gauche.
Poussée par la faim elle fit le compte de ce qui lui restait dans son
porte-monnaie et entra dans un petit café. Pour changer un peu du café
crème qui était depuis la veille sa principale nourriture, elle se fit
servir un viandox et un œuf dur en dévorant du. regard de magnifiques
sandwiches au jambon. Elle avait laissé dans sa valise le dernier billet
qu'elle conservait précieusement : sa dernière ressource. Découragée,
elle sentait un grand abattement succéder à son accès de colère.
Cependant elle acheta France-Soir pour regarder encore une fois les
petites annonces en regagnant son domicile de fortune. Mais ce fut en
vain qu'elle chercha son ticket de métro : elle avait dû le laisser

115
tomber en sortant son porte-monnaie. Dans celui-ci il ne restait plus
qu'une pièce de cinq francs.
Marie-Pierre était très fatiguée, car elle avait beaucoup marché
sans s'en rendre compte; elle dut étudier de très près le plan pour
savoir comment regagner sa chambre sous les ponts. Elle y arriva les
pieds douloureux et la tête lourde au moment où la nuit commençait à
tomber. Ce n'était plus un feu mais deux, mais trois qui s'étaient
allumés sur la berge. Marie-Pierre frissonna, ramassant quelques
brindilles avec lesquelles elle fit elle aussi un maigre feu devant lequel
elle s'assit, le dos appuyé à la valise retrouvée.
Elle déplia le journal, son regard fut immédiatement attiré en
première page par deux photos jumelles : l'une représentant Lise, son
doux sourire, son regard rêveur, l'équilibre parfait de son visage,
l'autre, Rosé Marion, sophistiquée à son habitude mais terriblement
séduisante.
Laquelle des deux titrait le journal, en gros caractères.
Fébrilement Marie-Pierre courut voir « notre annonce en page
12», et voici ce qu'elle lut avec consternation :

Il est possible que la charmante Rosé Marion remplace — et


peut-être de façon définitive - - la jeune artiste Lise Lemarchand,
dans Jasmin e, la pièce de Marc Fabrègue qui va être incessamment
créée aux Ambassadeurs. Nous apprenons en effet que cette dernière,
une découverte du maître Fabrègue dont il était particulièrement fier,
renoncerait au théâtre pour raison de famille.

Pour raison de famille... raison de famille....


Hébétée, Marie-Pierre relut plusieurs fois cette ligne, qui, elle
s'en doutait bien, la concernait directement. Que cette publicité ait été
faite à l'instigation de Rosé Marion, elle le devinait aisément, mais
pour que Marc Fabrègue l'ait autorisée, il fallait bien aussi qu'il y eût
là-dedans quelque chose de vrai. Lise hésitait à jouer, peut être était-
elle souffrante, énervée par le silence de Marie-Pierre, son attitude
provoquante : si jamais on l'enlevait de l'affiche, sa sœur aurait sur la
conscience toute sa vie de lui avoir fait manquer sa carrière.

116
Après avoir placé le papier bien évidence devant la glace.

117
118
Marie-Pierre se mit à trembler de tous ses membres... la faim, la
fraîcheur du soir n'étaient pas seules en cause. Ah! Rosé avait bien
manœuvré! et Gilles?... Peut-être que dans le fond de son cœur il était
content de cette substitution! Quel gâchis avait-elle provoqué et tout
cela pourquoi? pour en arriver où? regarder brûler des branches
mortes sur les berges de la Seine tandis qu'une autre allait prendre la
place de sa sœur!
Tout n'était peut-être pas encore perdu. Marie-Pierre se releva
dans un sursaut d'énergie. Il fallait sacrifier son orgueil, courir au
théâtre, persuader Lise de reprendre son rôle. A cette heure on devait
répéter, il ne fallait pas perdre une minute.
Laissant sa valise, oubliant sa fatigue, et ne songeant plus qu'au
bonheur de sa sœur, Marie-Pierre courait dans la nuit à la recherche
d'un taxi. Ah! si elle avait su l'adresse de Lise, elle aurait pu aller
l'attendre chez elle tranquillement, tandis qu'il allait maintenant lui
falloir affronter non seulement sa sœur, mais les autres : Gilles qui lui
en voudrait d'arracher à Rose le rôle tant attendu, Mathieu qui la
traiterait encore de quoi, mon Dieu, et Fabrègue! dans quelle fureur se
mettrait-il devant ce qu'il qualifierait de caprice, d'enfantillage, et qui
pourtant avait été pour Marie-Pierre la première prise de conscience
devant la vie.
Arrivée au théâtre, Marie-Pierre se glissa dans les coulisses sans
être vue. Le concierge était à table, les acteurs en scène. Elle pourrait
peut-être guetter Lise dans sa loge ou, mieux, y laisser un mot lui
fixant rendez-vous à la sortie.
Sans bruit, Marie-Pierre ouvrit la porte de la loge et la referma à
clef. Elle alluma une veilleuse et dans cette demi-pénombre elle
entrevit un manteau accroché qu'elle n'identifia pas et respira une
odeur inusitée.
« Tiens, dit-elle, Lise s'est acheté un nouveau vête-, ment... et elle se
parfume. »
Vainement elle chercha un crayon, il n'y en avait nulle part.
Fébrilement, car elle avait cru entendre des pas, elle arracha un
morceau de papier à démaquiller et écrivit avec un rouge à lèvres qui
traînait :
« Lise chérie, j'ai été sotte; ne le sois pas plus que moi. Il faut que tu
joues Jasmine », et elle souligna trois fois cet impératif. « Viens me
rejoindre sous les marronniers de l'avenue, seule, je te prie. »

119
Elle souligna encore le mot « seule », éteignit la lampe, après
avoir placé le papier bien en évidence devant la glace de la coiffeuse,
rouvrit la porte avec précautions et s'en alla en rasant les murs. Elle
eut une grosse émotion, car elle entendit des voix : la répétition devait
être finie. Elle se mit à courir; heureusement, Mme Rondelet était
partie à la recherche de ses balais, et le concierge faisait une belote
avec sa femme. Marie-Pierre bondit au-dehors et se mit à marcher à
petits pas en se dissimulant derrière les arbres.
« Pourvu que Lise sache se défaire des importuns ! »
Elle guetta la venue de sa sœur avec de plus en plus d'impatience.
Pourquoi Lise ne venait-elle pas? Elle aurait dû accourir. Peut-être
n'avait-elle pas su se libérer tout de suite, ou bien avait-elle encore un
rendez-vous au-dehors, avec Fabrègue?... mais dans ce cas elle aurait
pu faire au moins un saut jusque-là. Passant de l'angoisse à l'espoir,
chaque fois qu'elle voyait une ombre venir à elle, Marie-Pierre
demeura ainsi presque deux heures, debout, appuyée à l'arbre. Enfin,
désespérée, elle décida de retourner au théâtre. Peut-être la répétition
avait-elle continué de nuit pour une raison qu'elle ignorait? Hélas! le

120
théâtre était fermé et plongé dans l'ombre la plus opaque. Tout espoir
de parler ce soir à Lise était maintenant perdu.
Marie-Pierre sentit ses jambes se dérober sous elle : la fatigue
accumulée pendant cette épuisante semaine, surtout depuis les
dernières quarante-huit heures, l'absence de sommeil et de nourriture,
l'émotion causée par ce qu'elle avait lu dans le journal puis cette
attente déprimante, c'en était trop!...
Elle reprit lentement sa promenade, traversa la chaussée sans
prendre garde aux voitures et se mit à marcher comme une
somnambule, en direction de la Seine...

*
* *

« Ce n'est pas l'heure de la visite, monsieur. »


Maigre, sèche, image même de la discipline, l'infir-mière-chef
considérait d'un œil sévère le grand jeune homme brun qui tournait
vers elle un visage angoissé.
« J'ai une permission spéciale, madame », dit-il avec timidité. Et
il sortit de sa poche une carte de visite sur laquelle elle jeta un coup
d'œil agacé.
« II n'y aura bientôt plus que des autorisations exceptionnelles »,
dit-elle.
Elle ouvrit la porte, et ajouta d'une voix grondeuse :
« Ne faites pas de bruit surtout, ce n'est pas le moment, les
malades se reposent après les soins. »
Elle poussa devant elle le visiteur sans s'apercevoir que son
passage provoquait un remous chez les jeunes infirmières.
Toujours aussi timidement, il pénétra dans la grande salle,
mesurant de l'œil le long alignement des lits tous semblables.
« Lit 23, dit quelqu'un près de lui, elle dort toujours.... »
II remercia l'infirmière d'un sourire tendu et avança sur la pointe
des pieds. Une enfant y reposait, yeux clos, très pâle, ses cheveux fins
épars sur son oreiller.
« Marie-Pierre, chuchota-t-il, Pierrie, mon petit! »
Qui savait son nom? Qui l'avait appris depuis hier au soir?
Profondément ébranlée, Marie-Pierre savait seulement qu'elle
avait été incapable de dire un mot, de faire un geste, et qu'elle n'était

121
sortie de son évanouissement que pour tomber dans un sommeil
provoqué sans doute par des piqûres calmantes.
Elle fit un effort pour soulever ses paupières. Le contact
d'une main ferme qui se posait sur la sienne et une voix proche, qui lui
rappela soudain quelque chose de précis, l'amena à faire un nouvel
effort. Elle ouvrit les yeux tout à fait, ne vit d'abord qu'une succession
de lits blancs, enfin cette main sur la sienne, et un visage dont le
sourire ému n'avait plus rien de gouailleur. Marie-Pierre eut un
faible sourire : « Vous ressemblez, dit-elle, à un ange, l'ange de la
confession... est-ce que?... »
Puis, brusquement éveillée, elle se dressa sur son lit:
« Oh! Gilles, dit-elle, c'est vous! » elle éclata en sanglots. Gilles
chercha des yeux l'infirmière; devait-il se retirer?
« Voilà qui va lui faire du bien », disait au même moment
l'infirmière-chef, renseignée sur l'identité du visiteur et qui venait le
voir d'un peu plus près. « Elle n'a rien de grave cette enfant, une bonne
crise de larmes et ce sera fini. Qu'elle prenne tout de même ceci... »,
et, sortant de sa poche deux comprimés, elle les déposa sur la table de
chevet.
« Pas trop longtemps, monsieur », recommanda-t-elle d'une voix
moins sèche en se retirant.
Marie-Pierre pleurait toujours mais plus calmement, elle n'avait
pas lâché la main de Gilles qui s'était assis au bord de son lit.
« Pourquoi, demanda-t-elle, Lise n'est-elle pas venue?
— Lise est très fatiguée, vous savez, par toutes ces émotions et
surtout celle d'hier!
— Hier, Lise a eu ma lettre, pourtant elle n'est pas venue.
- La lettre? Quelle lettre? Lise n'a eu aucune nouvelle
de vous depuis que vous avez écrit à Gaïte. N'avez-vous pas songé
dans quelle inquiétude vous l'avez mise, et nous aussi?
- Mais, répétait Marie-Pierre avec obstination, j'ai écrit une
lettre, avec son rouge à lèvres. »
Inquiet, Gilles se pencha vers Marie-Pierre. Divaguait-elle?
« Mais si, voyons, mais si, je suis allée au théâtre en cachette,
hier à la fin de l'après-midi : j'avais lu dans le journal que Rosé allait
jouer à la place de Lise et je ne le voulais pas. Alors, je lui ai laissé un
message sur sa coiffeuse, devant la glace et je l'ai attendue deux

122
heures dans l'allée de marronniers, devant le tabac. Elle n'est pas
venue, pourquoi? Que s'est-il passé ensuite, je ne sais plus.
- Ensuite, dit Gilles vous vous êtes évanouie et un agent vous a
fait conduire au poste. Mais une fois ranimée vous n'avez pas pu
parler, et comme vous n'aviez aucun papier sur vous....
— C'est vrai, dit Marie-Pierre, je me rappelle y
avoir pensé.
— Alors on vous a conduite à l'hôpital.
— Comment m'avez-vous retrouvée?
— Depuis que vous avez quitté Mme Rondelet, et d'accord avec
votre père, la police a été prévenue, et tous les commissariats ont reçu
votre signalement.
— Eh bien, c'est gai! murmura Marie-Pierre, qui commençait
à redevenir elle-même. Mais cela n'explique pas pourquoi Lise n'est
pas venue?

123
- Lise a malheureusement eu un choc violent. A onze heures
du soir on lui a téléphoné que votre valise venait d'être retrouvée sur
les berges du quai d'Austerlitz.
- Ma valise, c'est vrai, alors elle n'a pas été volée....
Il aurait mieux valu qu'elle le soit, car entre ce premier coup de
téléphone et l'autre qui nous appris que vous étiez à l'hôpital, vous
pouvez vous imaginer la nuit que Lise a passée....
Elle n'a tout de même pas cru que ie m'étais ietée dans la Seine?
— Que croire d'autre, petite sotte? » La voix de Gilles s'était
durcie, il fallait tout de même que Marie-Pierre se rendît compte des
conséquences de sa fugue. Mais celle-ci reprenait son idée.
« Elle n'a donc pas eu ma lettre, si elle l'avait eue, elle n'aurait
pas pu penser....
— De quelle lettre parlez-vous, d'ailleurs il n'était pas possible
que Lise trouvât une lettre au théâtre puisqu'elle n'y a pas mis les pieds
depuis quatre jours!... »
Marie-Pierre serra la main de Gilles à la briser. « Est-ce qu'en
l'absence de Lise, c'est Rosé qui occupe sa loge?
- Evidemment, c'est la loge de Jasmine.
— Et vous êtes sûr que Rosé n'a pas remis ma lettre à Lise?
— Je ne pense pas. Rosé est sortie du théâtre en même temps
que moi. Ensuite, je l'ai reconduite chez elle, si bien que je n'ai su que
ce matin qu'on avait retrouvé votre valise, en même temps du reste
que la nouvelle de votre transfert à l'hôpital, je me suis immédiatement
proposé pour venir, afin d'épargner de nouvelles émotions à Lise. »
Marie-Pierre avait les sourcils froncés, elle répétait :
« Rosé a sûrement vu ma lettre, elle est trop coquette pour ne pas
jeter un coup d'œil à la glace avant de sortir. »
Gilles regardait au loin, le visage dur.
« Ne vous agitez pas, ne pensez plus à tout cela, je vous promets
que je m'en occuperai, j'interrogerai Rosé et je vous apporterai la
réponse chez Lise où je vais vous faire conduire. J'espère que les
paperasseries nécessaires à votre sortie d'ici ne seront pas trop
longues, car il faut que je sois à l'heure à la répétition. La pièce a déjà
été suffisamment compromise. »
Marie-Pierre baissa la tête.
« Vous pensez que Lise ne jouera pas?

124
— Je n'en sais rien. Mais il est certain qu'elle ne se trouve pas
dans des conditions physiques très favorables
à supporter un rôle de cette envergure. D'autre part, c'est elle qui
a insisté pour que Fabrègue donnât le rôle à Rosé; Rosé n'acceptera
pas facilement de se le voir retirer maintenant....
— Et, naturellement vous préférez que ce soit Rosé qui le
tienne?
- Taisez-vous, Marie-Pierre; avant d'accuser les autres, faites
votre examen de conscience. En serions-nous là si vous n'aviez pas agi
comme une enfant? Qui a déclenché cette stupide série de contretemps
qui auraient pu déchaîner des catastrophes? Vous n'avez pensé qu'à
vous, Marie-Pierre, et les autres dont vous prétendez vous soucier
avec tant de soin, qu'en faites-vous? Pourquoi avez-vous douté de
l'affection des vôtres? Car c'est cela, n'est-ce pas? Et pourtant rien
dans leur attitude envers vous n'a pu vous faire croire qu'ils vous
aimaient moins. Votre sœur Gaïte a été admirable, elle a retardé autant
qu'elle l'a pu l'annonce de cette fugue à votre père, espérant chaque
jour la lettre que vous lui promettiez. Ce n'est que lorsque j'ai appris
votre départ de chez Mme Rondelet que j'ai conseillé d'alerter enfin la
police, votre père devait arriver ce matin, que béni soit le Ciel qu'il ne
soit pas venu hier! Quoiqu'en sa présence Lise eût peut-être mieux
supporté ce choc qu'elle a reçu. Elle vous aime beaucoup, Marie-
Pierre, le fait d'avoir renoncé à cause de vous à ce rôle qui lui ouvrait
sa carrière le prouve clairement. Ces preuves de dévouement que vous
aviez promis de lui manifester en l'accompagnant à Paris, c'est elle qui
vous les aura données.
— Il est temps de partir, monsieur », revenait dire l'infirmière.
Gilles se leva, non sans remarquer le chagrin muet qui se lisait
sur le visage de Marie-Pierre. Il baisa les deux petites mains qu'il avait
gardées dans les siennes.
« Pardon, Pierrie, j'ai été dur, mais c'est moins, voyez-vous,
parce que vous le méritiez que parce qu'à moi aussi vous m'avez causé
une grande inquiétude. »
II releva la mèche indocile, ses yeux brillèrent de leur éclat
coutumier, et il sourit à Marie-Pierre du célèbre sourire de Gilles
Valois auquel elle répondit avec reconnaissance.

125
« Qu'est-ce que nous t'avons fait Pierrie?

126
Marie-Pierre eut avec son père, venu relayer Gilles à l'hôpital,
une longue et sérieuse conversation.
Dans le taxi qui la ramenait dans le nouvel appartement choisi
par Lise, elle apprit en rougissant de quelles réactions avaient été
suivies sa fugue inconsidérée.
« Lise a déclaré devant Marc Fabrègue qu'elle renoncerait
définitivement à sa carrière théâtrale si c'était là le prix de ton retour,
et Gaïte a signifié au docteur Dunois qu'il eût à l'attendre aussi
longtemps que tu n'aurais pas trouvé toi-même un havre qui te plût. Et
tu as pu douter de tes sœurs, ma petite fille, douté de ton père?
— Pourquoi disiez-vous que vous vouliez partir, nous
quitter?
— Je ne vous quitterai que lorsque vous serez solidement
établies dans la vie que vous aurez choisie. Un jour tu feras comme tes
sœurs, tu désireras toi aussi quitter la maison.
— Non, jamais ! jamais,
- Mon petit, dit le docteur avec tendresse, allons, tu ferais mieux
de rentrer à la maison.
— Après la générale. »
Le regard inquiet de Marie-Pierre cherchait celui du docteur. Il
eut seulement une petite moue dubitative et poussa Marie-Pierre dans
l'ascenseur.
« C'est au sixième, dit-il brièvement, il y a une très belle vue. »
II introduisit la clef dans la serrure et, indiquant une porte à Marie-
Pierre, il s'effaça.
« Entre, dit-il, ta sœur t'attend, vous n'avez pas besoin de moi. »
Lise était étendue sur un divan, elle était pâle et les yeux
agrandis par des nuits sans sommeil.
« Pierrie, ma petite sœur!... »
Elle s'était mise à pleurer doucement, et Marie-Pierre, retrouvant
de vieilles habitudes, se précipita à ses genoux.
« Ne pleure pas, voyons, ne pleure pas, tes yeux sont déjà assez
rouges, tu as une mine....
— Comment veux-tu qu'il en soit autrement, tu m'as fait
si peur, j'ai cru....

127
Je me demande comment tu as pu me croire capable de faire une
sottise pareille, partir, oui, pourquoi pas? mais me jeter à l'eau, ah!
non.
— Tu ne partiras plus, dis, maintenant?
— Non, pas maintenant — elle appuya sur le mot avec un rien
de tristesse —, ce n'est pas possible. » Elle se retint d'ajouter «
malheureusement ».
« Qu'est-ce que nous t'avons donc fait Pierrie?
— Rien, rien du tout. J'ai eu tort et je te demande pardon. N'y
pensons plus, veux-tu, tout cela est fini.
— Pourquoi ne voulais-tu pas venir habiter ici avec moi?
insistait Lise. Regarde comme c'est agréable, cette grande pièce. Et la
chambre que papa occupe était la tienne, j'y avais mis un bureau et une
étagère supplémentaire pour tes livres, j'espérais tant que tu t'y plai-
rais....
— Je m'y plairai sûrement.
— Il n'en est plus question.... Tu penses bien que je_ ne vais pas
garder ce studio, à quoi bon? »
Marie-Pierre sentit un grand froid l'envahir.
« Tu ne veux tout de même pas t'en aller tout de suite?
- Si, oh! si, le plus vite possible. Je veux que nous retrouvions
notre vie et que nous ne nous quittions plus jamais, j'ai trop souffert de
cette séparation.
— Es-tu sûre que tu ne regretteras rien?
— Que veux-tu que je regrette si je dois perdre l'une de vous! »
Marie-Pierre embrassa sa sœur.
« Tu ne me perdras pas, je te le jure, quoi qu'il arrive.
— Il n'arrivera plus rien, n'est-ce pas, plus jamais rien? Appelle
papa et fixons notre départ. »
Lise était rouge, oppressée, Marie-Pierre l'avait rarement vue
dans un état pareil, elle ne voulait pas la contrarier, pourtant.... Elle
regarda son père qui entrait. Que faire? A cet instant on sonna : c'était
Gilles. Marie-Pierre vit tout de suite qu'il se forçait à sourire. Il tomba
dans un fauteuil plutôt qu'il ne s'assit, et dit avec effort :
« La famille se reconstitue. Bravo. »
Puis il se mit à regarder le tapis. Il y eut un silence, et Marie-
Pierre chercha vainement son regard qui la fuyait. Ce fut Lise qui
reprit la conversation.

128
« Eh bien, Gilles, dit-elle, d'une voix qu'elle s'efforçait de
rendre calme, donnez-nous des nouvelles de Jasmine. » ,
Il hésita, mordilla sa lèvre, puis dit enfin sérieusement en
regardant Lise dont les mains tremblaient un peu :
« Je suis plutôt venu en chercher. »
Lise le regarda intensément, mais sans poser de question.
« Fabrègue n'a plus d'espoir qu'en vous, Lise », prononça
lentement Gilles.
Elle haussa les épaules.
« Allons, Gilles.... Rosé s'en tirera très bien,... elle est si
heureuse de jouer ce rôle. Vous le savez bien, vous ? »
Gilles frémit sur ce vous insinuant, et d'une voix brève il
annonça, les yeux dans le vide.
« Rosé ne le jouera pas.
- Pourquoi? Fabrègue a changé d'avis? »
Un secret espoir, à peine perceptible, se perçut dans la voix de
Lise qu'elle cherchait en vain à affermir.
« Rosé ne jouera pas ce rôle, parce que je l'en ai dissuadée.
— Vous! »
Lise avait presque crié, Marie-Pierre regardait Gilles, le docteur
aussi, très attentivement.
« Oui, moi. Rosé a besoin d'un changement de vie, d'un
changement de milieu. Je lui ai trouvé un emploi dans une troupe qui
part pour l'Amérique du Sud.
Vous êtes fou, Gilles. Me croyez-vous donc capable de
jouer. Qu'en pense le maître?
— Le maître ne sait encore rien de tout cela, il sera trop heureux
d'apprendre que vous cédez enfin à ses instances. Et je suis sûr que
vous serez capable de jouer, ne vous sentez-vous pas déjà beaucoup
mieux? Le contact avec les planches fera le reste. A demain, Lise, la
répétition est à trois heures, passez une bonne nuit et rêvez de
Jasmine.... »
Il se leva.
« Vous partez déjà, Gilles, demanda paternellement le docteur,
ne voulez-vous pas dîner avec nous?
— Merci. J'ai surtout besoin de dormir. Ne vous inquiétez pas
de moi, j'étais simplement venu donner à Marie-Pierre une réponse
qu'elle attendait. C'est fait, bonsoir et à demain. »

129
La voix était sèche, Marie-Pierre voyait de grosses gouttes de
sueur perler aux tempes de Gilles; elle bondit de son siège et le
rejoignit dans l'entrée.
« Gilles, appela-t-elle doucement, vous avez de la peine?
— Oui, beaucoup, fit-il sourdement. Je savais Rosé coquette,
légère, mais qu'elle ait été capable d'en arriver là! Dissimuler cette
lettre sachant l'état de santé de Lise et notre angoisse à tous.
— Elle l'a avoué?
— Oui, tout de suite, et avec cynisme, comme si cela lui
paraissait tout naturel.... Ce qui lui a paru moins naturel, c'est
la rapide décision que je lui ai demandé de prendre si elle ne voulait
pas que Fabrègue soit mis au courant.
— Il ne sait vraiment rien?
— Rien. A quoi bon? Je vous demande d'être généreuse, Marie-
Pierre, et de ne rien dire à Lise. Je préférerais que personne ne le
sache, il suffit qu'elle s'en aille quelque temps. Nous dirons
qu'elle s'est aperçue à temps qu'elle n'était pas faite pour ce rôle.
— Pauvre Gilles!
- Ne me plaignez pas. Maintenant c'est fini, c'est comme si elle
n'avait jamais existé pour moi. Je crois qu'elle l'a compris. »
Marie-Pierre tenta vers Gilles un geste amical qu'il refusa.
« Laissez-moi, Marie-Pierre, j'ai besoin de solitude, retournez
auprès de Lise, faites-lui comprendre qu'elle se doit au succès de notre
pièce. Exclusivement. Nous avons tous trop oublié que nous ne
sommes, après tout, que les serviteurs d'une œuvre et que devant elle
nos soucis petits ou grands ne doivent pas compter. Compris, Marie-
Pierre?
— Compris, Gilles. »
Elle hésita, puis lui demanda dans un demi-sourire embarrassé :
« Vous ne m'en voulez pas?
— Et vous, questionna-t-il en manière de réponse, m'en voulez-
vous encore? »
Les yeux noisette se levèrent sur le regard sombre et lui
sourirent sans arrière-pensée. « Non, déclara-t-elle, plus du tout.
— Voilà qui est bien! soupira-t-il, nous sommes amis
tout de bon maintenant. »
Et en s'en allant il pensait : une amitié que l'on paie aussi cher,
cela doit être solide.

130
CHAPITRE IX

UNE GÉNÉRALE TRÈS PARISIENNE


MARIE-PIERRE n'avait encore jamais assisté à un vrai spectacle
théâtral. A plus forte raison ignorait-elle ce qu'était une générale
et l'atmosphère qui y régnait, bien que ce mot eût été depuis des mois
dans toutes les bouches. L'impression qu'elle en ressentit fut si
profonde que, des années plus tard, lorsqu'elle pénétrait dans une
salle un jour de générale, elle n'avait qu'à fermer les yeux pour
retrouver l'émotion ressentie au premier soir de Jasmine.
Lise avait insisté pour lui offrir une robe neuve. Marie-Pierre avait
commencé par refuser, puis, devant la déception de sa sœur, elle avait
accepté, « par péni tence », disait-elle. Mais lorsqu'elle s'était regardée
dans la glace avant de partir pour le spectacle elle avait jugé douce la
pénitence. C'était une robe estivale — fleurs multicolores sur un fond

131
blanc cru — dont la jupe largement soutenue par un jupon baleiné
mettait en valeur la minceur de sa taille. Elle s'était refusée à aller chez
le coiffeur, et ses cheveux plats qu'elle avait lavés elle-même
ajoutaient une touche plus jeune encore à sa silhouette.
Pour fêter le retour de l'enfant prodigue autant que pour saluer les
débuts de sa sœur, Gaïte s'était décidée à venir en amenant Catherine
et donnait le bras à son père. On avait confié la petite à Mme
Rondelet, la jugeant vraiment un peu jeune pour un semblable spec-
tacle. Elle dormirait dans la loge de Lise, étendue sur le lit de repos.
« Regardez la critique », indiqua le docteur Lemarchand à ses
filles en leur désignant les premiers rangs de l'orchestre.
La critique! Hypnotisée par ce féminin singulier qui pouvait tant
sur l'avenir de Lise, Marie-Pierre se pencha sur le rebord de la loge.
Ainsi c'était de ces messieurs sombres que dépendait le sort de la
pièce? Comme ils semblaient peu s'en soucier, se répandant en saluts
et signes amicaux d'un rang à l'autre.
« Où est Fabrègue? chuchota Gaïte, je ne le vois pas.

132
— Sans doute dans les coulisses », répondit le docteur
Lemarchand.
Marie-Pierre eut un léger sursaut : dans les coulisses! Alors que
Lise leur avait demandé de ne pas y venir avant la fin du spectacle!
Mais lui, il avait tous les droits. Aussitôt elle se reprocha cette vilaine
pensée. L'heure n'était pas aux rancunes. La sonnette appelait les retar-
dataires, et le cœur de Marie-Pierre battait aussi vite que cette
sonnette. Elle eut envie de se boucher les oreilles pour ne plus
percevoir son cri strident. Pourvu que Lise ne se ressente pas des
émotions de ces dernières semaines ! Si Marie-Pierre s'apercevait de la
moindre défaillance de sa sœur, elle se dirait que c'était par sa propre
faute.
Tandis que résonnait le gong précédant l'ouverture du rideau,
Marie-Pierre se souvenait des paroles de Gilles :
« Avez-vous songé à votre responsabilité à l'égard de votre sœur
et de nous tous? »
« Ça va, mon petit? questionna le docteur Lemarchand qui lisait
l'inquiétude sur le visage de sa fille. - Mais oui, papa, très bien.
— Ça va marcher, tu verras, ajouta-t-il en se penchant vers elle.

133
— Oui, bien sûr », répondit-elle comme pour s'en persuader elle-
même, mais elle sentit son cœur bondir dans sa poitrine lorsque le
rideau se leva.
« Seigneur, supplia-t-elle, Seigneur, protégez Lise, aidez-la, je
vous promets.... »
Au fait, que pouvait-elle offrir? De quels sacrifices pourrait-elle
bien payer le succès de sa sœur qu'elle avait compromis par jalousie,
par vanité. Elle se sentait les joues en feu, les mains tremblantes,
l'esprit égaré, elle n'entendit pas un mot des premières répliques qui
s'échangeaient sur scène. Soudain elle trouva :
« Seigneur, pria-t-elle, j'accepte que tous ceux que j'aime
trouvent leur bonheur en dehors de moi, loin de moi, et pour toujours
s'il le faut. »
Alors elle se sentit délivrée, allégée du poids qu'elle traînait
encore ces jours derniers. Elle posa sur le rebord de velours rouge
deux mains détendues.
Ce ne fut pas un succès, ce fut un triomphe! Non pas éclatant dès
les premières scènes mais progressivement et sûrement acquis.
Très vite les rumeurs des retardataires s'étaient apaisées, et ils
s'assirent au milieu de « chut » de protestation.
L'entrée de Gilles Valois avait été saluée parles applau-
dissements d'un public qui lui était depuis longtemps gagné. Celle de
Lise soulignée par une attention plus marquée, • un silence
interrogateur. Sa beauté claire, son aisance naturelle lui étaient déjà
favorables. Sa voix, cette voix harmonieuse qui passait sans heurt du
grave à l'aigu et qui avait impressionné si fortement l'auteur de
Jasmine impressionna la salle de la même manière; le premier acte se
termina.par de nombreux rappels. Mais au premier acte Lise ne faisait
qu'apparaître, son rôle s'affirmait au second et s'épanouissait au
troisième.
Trop énervée pour sortir aux entractes, Marie-Pierre perçut au
vol dans le remue-ménage d'une salle où circulait le « Tout-Paris » les
noms de Lise, Gilles et aussi ceux de Mathieu, de Fabrègue. Oui,
Gilles avait raison, Fabrègue avait plus que du talent. Marie-Pierre
était combative et un tantinet rancunière, mais elle était sincère, et son
admiration, qu'elle avait peine à maîtriser, allait à tous ceux qui
avaient réussi à faire de l'œuvre d'un seul un ensemble aussi parfait. A
mesure que se jouait l'acte III donnant à Gilles et surtout à Lise les

134
possibilités d'affirmer leur talent, Marie-Pierre sentait grandir en elle
son enthousiasme. Lorsque le rideau tomba au milieu d'un tonnerre
d'applaudissements, elle demeura quelques secondes dans l'incapacité
absolue de se joindre à ces vivats. Craintivement elle regarda son père
et sa sœur. Eux aussi se taisaient, et Gaïte essuyait ses yeux bleus.
Marie-Pierre vint appuyer son front sur l'épaule du docteur
Lemarchand et tendit la main à son aînée. Leur loge était la seule qui
demeurât silencieuse. Soudain consciente de ce que ce silence pouvait
avoir de désobligeant, Marie-Pierre se dressa à l'avant de la loge et
hurla avec la foule. Mais déjà Gilles s'avançait sur l'avant-scène et
poussait Lise devant lui.
« La pièce que nous venons d'avoir l'honneur de répéter devant
vous pour la dernière fois est de Marc Fabrègue.
— Bravo », hurla Marie-Pierre, et à chacun des noms elle
applaudissait à tout rompre. Celui de Mathieu déchaîna en elle le
même enthousiasme. Peu à peu son émotion disparaissait, sa joie, une
joie juvénile, délirante et que plus rien ne retenait, prenait le dessus.
Sa véritable nature se montrait à nouveau, et elle déchargeait ses nerfs
avec une liberté d'expression qui amusait les voisins. Elle s'agita si
bien qu'elle réussit à faire lever vers leur loge le regard de Gilles et le
sourire de Lise.
« Vite, vite, père, allons l'embrasser, vite! et elle bousculait les
sièges, ouvrait la porte.
- Doucement, ma fille, dit le docteur Lemarchand qui cherchait
sa canne, n'oublie pas que je suis encore un invalide. »
Elle s'excusa sans savoir ce qu'elle disait, sautilla sur place,
comme un enfant impatient. Puis, trouvant décidément que Gaïte et
son père allaient trop doucement, elle fendit de ses bras nerveux le flot
qui descendait moitié vers la sortie, moitié vers les coulisses,
bousculant des messieurs chauves en habit noir, le nez dans le sillage
des fourrures parfumées. Soudain elle se heurta à un huissier : il fallait
faire la queue. Trépignante, Marie-Pierre marchait sur des pieds,
froissait des robes satinées, écoutait sans le chercher des propos qui la
transportaient d'aise.
« Je n'ai jamais entendu, depuis Julia Bartet, une voix aussi
admirable que celle de cette fille, comment F appelez-vous?
— Lise Lemarchand je crois. »
« Lise, ma sœur, se répétait Marie-Pierre, c'est ma sœur. »

135
Portée par une dernière vague d'admirateurs, soutenant son père
d'un bras et se frayant difficilement un passage de l'autre, Marie-Pierre
atteignit enfin le but tant désiré. Elle voulait se jeter dans les bras de
Lise. Hélas! elle ne put que l'apercevoir, puis la perdre de vue, puis
l'apercevoir encore plus lointaine que jamais dans sa longue robe
blanche plissée qui la faisait ressembler à une déesse de la Grèce
antique. Lise répondait à tout et à tous, comme si elle n'avait fait que
cela depuis toujours. Elle prenait la pose pour les photographes, disait
quelques mots au speaker de la radio qui lui tendait le micro, donnait
sa main à baiser aux messieurs. . Elle inclinait la tête avec une juste
mesure selon qu'il s'agissait d'un journaliste ou d'un académicien.
Sereine et souriante, Lise semblait avoir enfin accédé au monde qui
était le sien.
« C'est fini, pensa Marie-Pierre, elle nous a quittés », et elle
constata avec une légère amertume que la séparation aurait été moins
définitive si Lise s'était mariée, et qu'on se trouvât dans la sacristie de
Condamins.
« Il y aurait moins de monde et ce serait moins élégant ! »
Elle laissa son père près d'une chaise, Gaïte se dirigea vers la
loge où Catherine qu'on ne voyait pas apparaître devait s'être
endormie. Marie-Pierre vint reprendre son rang. Lorsqu'elle se trouva
enfin dans les bras de sa sœur, incapable de dire un mot, ce fut pour
apercevoir en relevant la tête Fabrègue qui lui souriait. Courageu-
sement elle lui rendit son sourire et balbutia quelque chose qui pouvait
être aussi bien des félicitations que des excuses.
Fabrègue était trop heureux pour lui garder rancune et surtout
pour la lui manifester ce soir. Il la prit par les épaules et l'embrassa.
« Où est donc Gilles? demanda-t-elle à Vania dont le fond de
teint coulait sur une chemise irréprochable.
— Sais pas. Il était là tout à l'heure avec une tête de l'autre
monde, il a dû aller prendre l'air. »
Pauvre Gilles ! Pour lui le succès de Lise était aussi la fin de sa
jeunesse.
Et comme elle apercevait Gaïte, guidant Catherine les yeux gros
de sommeil au milieu de la foule qui commençait à s'égailler, elle lui
chuchota :
« Rejoignez-moi dans la loge de Lise, et si tu vois Gilles, dis-lui
de venir. »

136
Lorsqu'elle ouvrit la porte de la loge une odeur de serre vint à sa
rencontre. Elle tourna le commutateur et demeura éblouie. La pièce
était pleine de lilas, de rosés, d'hortensias, sur lesquels comme des
papillons volaient des cartes de visite.
« Je ne savais pas, se dit Marie-Pierre non sans ironie, que Lise
s'était fait si vite tant d'amis. »
« Hein! mademoiselle Marie-Pierre, c'est beau! Quel succès, je
suis sûre que vous ne regrettez pas d'être ici. »
Derrière Marie-Pierre, Mme Rondelet glissait un visage radieux.
« Oui, balbutiait Marie-Pierre, oui c'est un beau succès vraiment.
» Brusquement, elle éclata en sanglots.
« Eh bien quoi, qu'y a-t-il? On vous a encore fait des misères?
— Oh! non, madame Rondelet, tout le monde a été gentil avec
moi, trop gentil même. Et moi je suis si mauvaise : voyez-vous,
j'aurais préféré que Lise se marie et que Gaïte, elle, ne se marie pas.
Gomme je suis égoïste!
— Là, là, ma petite fille, vous n'êtes pas si méchante que vous le
dites. Vous avez le cœur gros, voilà tout, après ce qui s'est passé; mais
maintenant c'est fini, c'est de l'histoire ancienne : on ne peut pas
pleurer sur ses péchés sa vie durant. Surtout à votre âge! Vous
avez bien vu comme tout le monde vous aime : vos sœurs, votre
papa, et moi donc! Et aussi M. Gilles....
- Non, Gilles ne peut pas nous aimer. Ce soir il n'a pas pu rester
avec nous, lui aussi il a le cœur gros, je le comprends....
— Oui j'ai le cœur gros mais à quoi bon le montrer, je suis
revenu.
- Oh! Gilles!... »
Marie-Pierre courut à lui et jeta les bras autour de son cou.
« Gilles, vous me manquiez tellement, je me sentais . si seule.
— Moi aussi, je me sentais seul et peut-être que vous me
manquiez de la même façon.»
II se força à sourire.
« J'ai besoin de courage au moins autant que vous. Marie-Pierre,
voulez-vous m'aider? »
Humblement, Marie-Pierre baissa les yeux, puis les releva.
« Je n'ai plus aucune confiance en moi, soupira-t-elle en le
regardant, rien ne s'est fait de tout ce que j'avais décidé.

137
- C'est souvent ce qu'on n'a pas prévu qui arrive », déclara
sentencieusement Mme Rondelet, qui remettait de l'ordre sur la
coiffeuse, et, comme elle entendait du bruit dans le couloir, elle
s'éclipsa laissant la porte ouverte.
Marie-Pierre regardait Gilles, appuyé nonchalamment au mur : si
grand, si mince, si brun, il était plus Gilles Valois que jamais avec ses
yeux moqueurs où passait une lueur de tristesse. Elle se souvenait du
grand garçon venu un matin d'hiver frapper à sa fenêtre comme un
oiseau perdu, elle sentit fondre ses derniers ressentiments non pas
envers lui, il y avait longtemps qu'elle n'en avait plus, mais envers tout
ce qui l'avait si violemment heurté : choses et gens. Peut-être était-elle
encore capable de faire quelque chose pour quelqu'un?
Silencieusement, elle tendit à Gilles sa main brune, il la serra
fortement sans rien dire, et comme Lise arrivait, entourée d'un petit
groupe d'intimes,' tous deux firent face aux arrivants le même sourire
aux lèvres.

138
EPILOGUE
EN SHORT et chaussés de solides espadrilles de corde, sac au dos
et se tenant par la main, Gilles et Marie-Pierre descendent en
chantant le sentier de chèvre qui, du mont Perdu, les ramène
aux « Airelles ».
Le soleil a mis sur leurs joues le même haie. Voilà bientôt
quinze jours que Gilles est l'hôte des « Airelles », quinze jours
qu'oubliant Paris et Jasmine
— le théâtre fait relâche trois semaines au mois d'août
— il a, conduit par Marie-Pierre, arpenté les chemins des
environs.
Ensemble ils ont cherché sous les sapins les framboises
parfumées et, plus haut, au-delà des tapis de girolles, les lis martagon
et les gentianes couleur de vitrail. Jusque-là Gilles ignorait la
montagne, mais il est bon marcheur, et l'air léger qu'on respire au-delà
de mille mètres lui a donné des ailes. Marie-Pierre l'a conduit partout
où elle allait avec ses sœurs; auprès de lui, elle a recherché ses

139
impressions d'enfant, souvenirs encore proches et qui lui semblent
pourtant déjà lointains. Il l'a laissée parler, et lui aussi s'est mis à
raconter sa jeunesse d'enfant solitaire.
Marie-Pierre lui a fait goûter l'eau de toutes les sources.
« Cela vaut bien les eaux minérales que se croient obligés
d'absorber vos camarades. Faites votre cure, mon ami, »
Soûlé d'air et de lumière, rompu de saine fatigue, Gilles a juré
qu'il n'avait jamais passé d'aussi bonnes vacances.
« Alors c'est vrai, vous ne regrettez ni l'Espagne ni l'Italie?
demande de temps à autre Marie-Pierre lorsqu'elle aperçoit dans son
courrier des vues alléchantes de pays étrangers.
— Non, pas même la Grèce. »
Le front de Marie-Pierre s'est légèrement rembruni. De Grèce
Lise envoie de brèves nouvelles, paisibles, à son image. Elle y fait une
croisière sur le yacht de Fabrègue en compagnie de quelques amis du
maître — « Cette détente lui est nécessaire, a déclaré Fabrègue au
docteur Lemarchand, elle en reviendra enrichie. » Gilles, pense Marie-
Pierre, a préféré la simplicité de vacances campagnardes.
« Des croisières? lui a-t-il expliqué, j'en ai déjà fait
quelques-unes, mais pour moi la vraie détente, c'est de m'éloigner de
ces milieux que Lise ne connaît pas assez pour souhaiter s'en détacher
quelque temps. Mais vous, Pierrie, ne regrettez-vous pas d'être restée
ici? »
Marie-Pierre secoue la tête, nulle part elle ne se sent mieux que
chez elle.
« Viens avec nous, lui avait dit Gaïte qui passe le mois d'août
chez sa future belle-mère, tu feras connaissance avec l'océan!
— Merci, ma grande, a répondu l'adolescente, je ne veux pas
quitter papa. »
Mais elle sait bien que son père les quittera plus tôt qu'il ne l'a
dit. Elle l'y aidera si elle sent que là est son bonheur.
A vrai dire elle se souciait peu d'être mêlée à quelque joyeuse
bande, tandis que Catherine construirait des châteaux de sable et que
Gaïte, la main dans la main de son fiancé, rêverait à son avenir.
« Qu'est-ce que je vais devenir plus tard? » ne peut-elle
s'empêcher de s'écrier au soir de cette journée où elle vient
d'accomplir avec Gilles l'ascension du mont Perdu. En rentrant ils ont
trouvé, dans le vestibule, un mot du docteur appelé pour une visite.

140
Anna est au lit avec une crise de rhumatismes. La grande salle,
d'ordinaire si accueillante, est sombre, silencieuse, presque froide.
Marie-Pierre frissonne et s'assied, accablée.
« Je croyais que vous vouliez être vétérinaire », répond Gilles
sur un ton léger, mais il sait bien que la question que vient de poser
Marie-Pierre et à laquelle elle ne sait quelle solution donner dépasse le
problème de ses études.
Elle hausse les épaules, se lève et dispose les assiettes sur un
coin de la grande table : les deux couverts y semblent perdus.
« Je ne sais pas, soupire-t-elle.
— N'aimez-vous plus les animaux?
— Oh! si, bien sûr — et la main de Marie-Pierre cherche la tête
de Castor le vieux chien de la maison et de son fils Pollux, que le
bruit des assiettes vient d'attirer. Puis elle se penche pour attraper
Amadys qui, dans ses jambes, miaule de jalousie —, bien sûr, dit-elle
en cachant sa tête dans le poil jaune râpé, mais... comment voulez-
vous que je m'installe?»
Gilles fait encore mine de plaisanter.

141
« Pourquoi Gaïte ne vous abriterait-elle pas? Elle n'aurait pas à
craindre de votre part une concurrence pour son mari.
— Gaïte pense probablement que je vais continuer à vivre avec
eux, mais, moi, je ne le veux pas.
— Comptez-vous reprendre vos études à Paris?
- Peut-être, mais à condition que Lise consente à me laisser
vivre dans une maison d'étudiantes quelconque. Ou bien, si papa
est d'accord, j'aimerais aller les terminer à Londres ou à Madrid.
Mettons-nous à table, il est tard. »
En silence, ils s'asseyent au bout de la longue table, face à face.
« Voulez-vous que j'allume? demande Marie-Pierre à voix basse
comme si cette maison silencieuse l'impressionnait, il fait presque
nuit. » Et elle ajoute pour dire quelque chose : « Les jours baissent
terriblement à la fin du mois d'août....
- Non, n'allumez pas, dit Gilles, je préfère mettre une allumette
dans la cheminée, une flambée nous fera du bien.
— Oui, vous avez raison, j'ai froid. »
Elle frissonne de nouveau et, tandis que Gilles se penche sur le
foyer, elle essuie furtivement deux larmes, mais pas assez vite.
« Attention, Pierrie, dit-il en se retournant, Anna a certainement
salé la soupe. »
Marie-Pierre n'en peut plus; elle écarte son assiette, pose alors sa
tête sur ses bras repliés et pleure sans vergogne.
Gilles quitte sa place et vient s'asseoir auprès d'elle.
« Pierrie, dit-il, et moi? Est-ce que je ne compte plus?
— Si, oh! si, soupire-t-elle entre deux sanglots, si je ne vous
avais pas!...
— Là, là, dit-il en lui caressant les cheveux et en entourant ses
épaules d'un geste fraternel, calmez-vous, vous êtes fatiguée ce soir.
Nous avons trop marché.
— Non, Gilles, ce n'est pas cela, je ne suis jamais fatiguée. Mais
j'ai de la peine....
- Je sais, avoue-t-il simplement.
— J'ai essayé d'être gaie, Gilles, pendant votre séjour, et
j'y suis parvenue presque sans effort. Maintenant vous allez partir, les
autres vont commencer leur nouvelle vie, mais moi.... »

142
Elle étouffe un dernier sanglot, essuie ses yeux, sourit à Gilles,
d'un pauvre sourire mouillé, et chasse les cheveux qui retombent sur
son front.
« Voilà, c'est fini. Mieux vaut n'y plus songer. Soupons, Gilles,
tout va être froid. »
Docilement Gilles regagne sa place-; tandis que Marie-Pierre
enlève les assiettes à soupe et pose sur la table le plat préparé par
Anna, il dit lentement.
« Savez-vous à quoi me fait penser notre tête-à-tête devant ce
feu ?
- Sans doute à notre première rencontre, j'y songeais aussi. »
Rêveusement ils évoquent, lui, la silhouette en pyjama bleu sous
la robe de chambre rouge, elle, le garçon vêtu de noir et blanc, au
regard railleur, à qui elle avait dit, en ce matin du 31 décembre : «
C'est curieux comme vous ressemblez à.... »
« Marie-Pierre? »
La voix de Gilles, basse, lui semble plus grave qu'à l'ordinaire.
Elle lève sur lui son regard noisette où se lit aujourd'hui plus de
mélancolie que de malice.
« Gilles?
— Savez-vous ce que vous devriez faire? Oh! Pas tout de
suite, mais plus tard, dans deux ou trois ans?
— Quoi donc? »
Le sourire de Gilles, qui, l'espace d'un très court instant, s'était
fait tendre, redevient gouailleur; il fixe l'adolescente exactement du
même air qu'il a sur ses affiches publicitaires, l'air de se moquer un
peu de lui et des autres.
« Vous devriez m'épouser.
— Oh! Gilles, moi qui croyais que vous parliez
sérieusement. Ce n'est pas bien de vous moquer de moi, surtout ce
soir!
— Je ne me moque pas de vous, Marie-Pierre, vraiment pas, et
surtout pas ce soir, comme vous dites. »
II délaisse son assiette où refroidit décidément l'excellent gratin
savoyard, triomphe d'Anna, et, attirant Marie-Pierre vers la cheminée,
il la force à s'asseoir par terre à côté de lui, sur l'un des coussins
abandonnés par les chiens.

143
« Regardez-moi, ai-je l'air de plaisanter? » Troublée, Marie-
Pierre essaie de fixer les yeux sombres de Gilles, qui, relevant sa
mèche, se défend de sourire et la regarde gravement.
« Allons, Gilles, vous voulez rire? » Mais en même temps
les larmes lui viennent aux yeux. « Pierrie, dit-il gentiment en lui
prenant les deux mains qu'elle voulait porter à son visage,
détesteriez-vous toujours autant les « cabotins »?
— Taisez-vous, vous accumulez les sottises! répond-elle,
retrouvant sa vivacité. Vous savez bien que j'aime le théâtre et
beaucoup de ceux qui en ont fait leur métier, pas tous, bien sûr.
— Ferais-je partie du petit nombre des élus?
— Gilles, cessez de vous moquer, comment voulez-vous ensuite
qu'on vous croie?
— Pardon... alors que me reprochez-vous, à moi, ou à eux?
- Je déteste, dit-elle sombrement, le genre de vie que le théâtre
vous oblige à mener. Je hais le monde, les réceptions, les journalistes,
les courbettes obligatoires, les racontars.

144
Vous auriez aimé le théâtre comme on le pratiquait au Moyen
Age?
— Oh! oui, Gilles. »
C'est dit avec tant de ferveur qu'il baisse un peu la tête. Certes, il
aime son métier, il n'en ferait pas un autre, mais en a-t-il une
conception si haute?
« Ainsi vous me repousseriez parce que vous estimez que je n'ai
pas assez de foi dans mon art. Vous êtes jeune,
Marie-Pierre, et par conséquent entière, par conséquent aussi un
peu injuste.
— Non, je ne suis pas injuste, Gilles, je sais que vous ne parlez
pas sérieusement en ce moment, mais je vous dis clairement que je
ne pourrai jamais être la femme d'un homme qui dormirait le jour,
vivrait la nuit et oublierait celle qu'il vient d'épouser pour celles à qui
il n'arrête pas de faire sur scène des déclarations enflammées. »
Marie-Pierre s'est levée, elle a retrouvé toute son énergie. Gilles
rit franchement, toujours assis par terre.
« Ce sont là les petits ennuis d'un métier que je ne voudrais
changer pour rien au monde contre un autre. Comme tous les métiers,
il comporte des avantages et des inconvénients. On peut réduire
beaucoup les inconvénients dont vous parlez, je vous assure, et vivre à
l'écart de bien des gens, de bien des choses. Moi non plus je n'aime
pas cela. Dans quelques années, quand j'aurai gagné assez d'argent
pour en mettre de côté, j'achèterai une grande maison à la campagne
non loin de Paris. Nous la peuplerons — nous, c'est-à-dire peut-être
vous et moi — de tous les animaux malheureux que vous
rencontrerez, et nous n'y recevrons seulement que les personnes qui
nous plaisent. N'est-ce pas un beau programme?
— Ce sont des rêves, Gilles, des châteaux en Espagne.
— Il faut bien en faire ou alors cesser de vivre, parodia-t-il.
Ecoutez-moi, Marie-Pierre, vous n'êtes plus, et fort heureusement, ce
Jupiter enfant qui disposait du monde avec une effroyable certitude.
Les lendemains ne nous appartiennent pas, mais il est tout de même
permis d'espérer en eux, de croire....
— Cela ne sert à rien.
— Si. Moi, j'ai besoin en ce moment d'un peu d'espérance... et
vous aussi. Si vous vous en défendez si fort, c'est que vous avez peur
d'y croire, avouez-le!

145
- Si je pars pour l'étranger, Gilles, vous oublierez vite cette
conversation, vous m'oublierez aussi.
— Ne recommencez pas, s'il vous plaît, à juger trop vite.
Regardez, une étincelle, on peut la faire mourir, ou bien souffler
dessus pour qu'elle brille plus fort.... »
Gilles s'est penché vers le foyer, il a écarté les braises, et la
flamme a jailli soudain, haute et claire.
« Vous voyez? » dit-il simplement. Emue, Pierrie lui tend les
mains pour qu'il se relève. « Vous penserez à ce que je vous ai dit,
Marie-Pierre, vous me le promettez? »
Elle incline la tête, mais soudain effrayée par l'espèce de
promesse qu'elle vient de faire, elle ajoute très vite :
« Laissez-moi attendre un peu, Gilles, je vous en prie.... Je
voudrais réfléchir à tout cela.
Vous avez déjà changé, Marie-Pierre, pendant ces derniers mois,
plus que vous ne le pensez. Finalement je préfère que vous refusiez de
prévoir l'avenir. Je pense aussi que j'ai eu beaucoup de chance d'avoir
été pour vous l'instrument du destin... et que ce destin vous ait joué un
tour.
— Un drôle de tour en effet... », murmure-t-elle. Et, redevenue
rieuse, elle le regarde bien en face :
« C'est vrai, je vous avais pris pour un ange. C'était bien vrai :
l'ange du Destin! »

146

Vous aimerez peut-être aussi