Vous êtes sur la page 1sur 37

Les métamorphoses du livre

Les rendez-vous de l'édition : le livre et le numérique

Roger Chartier

DOI : 10.4000/books.bibpompidou.1699
Éditeur : Éditions de la Bibliothèque publique d’information
Année d'édition : 2001
Date de mise en ligne : 13 janvier 2015
Collection : Paroles en réseau
ISBN électronique : 9782842462048

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782842460693
Nombre de pages : 35
 

Référence électronique
CHARTIER, Roger. Les métamorphoses du livre : Les rendez-vous de l'édition : le livre et le numérique.
Nouvelle édition [en ligne]. Paris : Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2001 (généré le
02 février 2021). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/bibpompidou/1699>. ISBN :
9782842462048. DOI : https://doi.org/10.4000/books.bibpompidou.1699.

© Éditions de la Bibliothèque publique d’information, 2001


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Les métamorphoses du livre

Conférence inaugurale du 8 janvier 2001

J’ai pensé qu’il y avait plusieurs vent avoir été menées à une échelle
manières d’entrer dans la question nationale fournissant des données
du livre et du numérique, qui est le brutes et ouvertes au commentaire.
thème des interventions de ce C’est le cas avec les enquêtes que
cycle de 2001. Je ne pourrai pas réalise tous les cinq ans le ministè-
toutes les traiter, mais je voudrais re de la Culture et qui sont
toutes les évoquer, rapidement les publiées sous le titre Pratiques cul-
deux premières et la troisième turelles des Français. Elles permet-
d’une façon plus approfondie, à tent de suivre les évolutions de la
partir de ma propre pratique de fréquentation du livre, et plus
travail de recherche. généralement d’autres imprimés.
Ces trois manières d’aborder cette Les sociologues, eux, se sont
question – qui seront sans doute concentrés sur des enquêtes qui
illustrées au cours du cycle –, sont portent sur des populations spéci-
la sociologie des pratiques de lec- fiques de lecteurs : les étudiants –
ture, l’économie de l’édition, et un livre dirigé par Emmanuel
l’histoire longue de la culture écri- Fraisse (Les étudiants et la lecture,
te, et particulièrement du livre. PUF, 1993) –, les adolescents – un
Trois modes différents, mais qu’on livre récent de Christian Baudelot,
peut essayer de lier. Je vais donc Marie Cartier, et Christine Detrez
vous les présenter. (Et pourtant ils lisent, Seuil, 1999).
Une première approche possible On peut aussi penser à ces
serait en termes de sociologie des enquêtes sur les lecteurs en biblio-
pratiques de lecture : vous savez thèque qu’a menées – avec un rôle
que ces dernières années des pionnier –, le service des Etudes et
enquêtes se sont multipliées dans recherche de la Bibliothèque
ce domaine du savoir. S’appuyant publique d’information qui s’est
sur des séries statistiques, elles peu- ainsi donné un miroir d’elle-

Roger Chartier, historien, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

© Roger Chartier, 2001. 1


même. Une troisième modalité termes de concurrence sur le temps
d’enquête dans le domaine de la des loisirs, avec l’importance accor-
sociologie de la lecture consiste à dée au temps passé devant l’ordina-
suivre des trajectoires de lecteurs, et teur, mais pour des usages qui ne
l’ouvrage de Gérard Mauger, sont pas caractérisés fondamentale-
Claude F. Poliak et Bernard Pudal ment comme des lectures, mais qui
(Histoires de lecteurs, Nathan, peuvent être de l’ordre du ludique,
1999) concerne un certain nombre de la distraction, du divertisse-
de destins de lecteurs. ment, prolongeant ainsi le temps
Dans cette perspective, avec ces passé devant d’autres écrans, ceux
enquêtes à différentes échelles de la télévision ou du cinéma ; ou
– données nationales, populations encore, en termes de transfert ou
particulières, individus singuliers –, de déplacement de répertoires
il me semble que le monde du – opposition classique entre un
numérique tient encore peu de monde numérique d’images et un
place, et que les enquêtes se sont monde imprimé de textes, un
attachées massivement à la descrip- monde du jeu et un monde du
tion et à la quantification des pra- sérieux ; ou encore un monde por-
tiques de lecture face à leurs objets teur des icônes contemporaines de
traditionnels, imprimés pour l’es- la culture des mass media opposé à
sentiel, depuis le livre jusqu’au jour- l’héritage canonique, classique, des
nal, au magazine ou à la revue, etc. répertoires textuels anciens aban-
Lorsque le monde du numérique donnés au profit du premier. Il y a
apparaît dans ces enquêtes, et donc là une première perspective
d’une manière plus réflexive que dans laquelle le monde du numé-
statistique, c’est sous deux aspects. rique est fondamentalement un
Comme concurrent du livre et de monde d’images et un monde du
la lecture, avec l’analyse des diffé- divertissement et de la distraction,
rents lieux de ces concurrences : le opposé à ce qu’était le monde de
transfert des dépenses de la l’imprimé.
consommation culturelle vers les L’autre figure de cette présence du
objets électroniques et vers d’autres numérique dans la perspective
consommations que celles liées à d’une sociologie de la lecture est
l’achat de l’imprimé et aux pra- une figure inverse, à savoir l’idée
tiques de lecture classique ; ou en qu’avec le monde du numérique

2 © Roger Chartier, 2001.


existe un support pour une recon- de réflexion. Je ne peux pas l’ap-
quête de la lecture, et donc une profondir parce que ce n’est pas
place retrouvée ou développée de mon domaine de compétences,
l’écrit. Le constat qui fonderait mais il me semble qu’on aurait
cette seconde perspective est évi- cette ambivalence du numérique
demment le constat lié à la nature dans le monde de la sociologie, des
spécifique des écrans du monde du pratiques de lecture, comme
numérique, qui rend obsolète l’an- concurrent et comme support.
cienne problématique, si fameuse Si l’on pense à une autre dimen-
depuis McLuhan, qui opposait un sion, qui serait celle de l’économie
monde d’écrans – qui était un de l’édition, on voit ici que le
monde d’images, et d’images par- point de départ est aussi un dia-
lantes, et mobiles –, à une galaxie gnostic d’inquiétude, plus particu-
ancienne, celle de Gutenberg, qui lièrement un diagnostic énoncé en
était un monde de l’écrit, de l’im- termes de crise à l’intérieur de
primé, de la lecture. Les écrans du l’édition traditionnelle, et tout
numérique sont des écrans qui particulièrement dans certains sec-
portent, pas seulement, mais fon- teurs. Celui qui m’est le plus
damentalement, de l’écrit. Et l’ex- proche – et qui est sans doute
pression que l’on emploie souvent, proche à beaucoup d’entre vous –,
« de l’écrit à l’écran », doit être est le secteur des sciences
entendue non pas comme la sub- humaines, des essais, des livres de
stitution des écrans au monde de savoir mais, me semble-t-il, ce que
l’écrit, mais la présence sur l’écran, je vais dire ne serait pas sans perti-
affiché à l’écran, de l’écrit. Et c’est nence pour le secteur de la fiction.
sans doute de là que vient ce lien Ce diagnostic de crise s’énonce à
assez paradoxal, dans nos sociétés, travers des chiffres : si l’on suit les
entre d’un côté une prolifération statistiques du Syndicat national de
de l’écrit – et une prolifération qui l’édition, la décennie quatre-vingt
est puissamment appuyée sur le dix a été une décennie de recul, de
monde de la communication recul du nombre global de volumes
numérique –, et de l’autre côté publiés – je parle ici pour la France
cette thématique obsédante, éplo- bien sûr, et pour les sciences
rée, mélancolique, de la mort du humaines et sociales, mais aussi
lecteur. Ce serait là un premier axe dans un sens très large, pour l’en-

© Roger Chartier, 2001. 3


semble de la littérature qu’on l’application ou du manque de la
appellerait d’essais ou de savoir –, réglementation étatique. Tous les
et un recul du nombre d’exem- débats qui ont mobilisé ces der-
plaires vendus pour chaque titre. nières années les éditeurs, les
Et ce mouvement de recul des bibliothécaires et les lecteurs tour-
années quatre-vingt dix a été nent autour de cette imputation
accompagné, paradoxalement, là aux politiques, que ce soit le débat
encore, au moins jusqu’aux toutes autour du prix unique du livre et
dernières années, par l’accroisse- de son extension au marché de la
ment du nombre de titres publiés, commande publique, ou le débat
ce qui n’est pas le signe d’une vita- autour du droit de copie – du droit
lité confiante, mais d’une de photocopie –, ou plus récem-
recherche de nouveaux marchés, de ment le débat autour du droit de
nouveaux publics, à travers de nou- prêt en bibliothèque. Et à partir de
velles formes pour compenser le cette tension, qui fait considérer la
recul du nombre d’exemplaires réglementation étatique lorsqu’elle
vendus, donc finalement publiés est défaillante comme une des rai-
par titre, qui entraîne le recul glo- sons, sinon la raison principale, des
bal du nombre de volumes vendus. difficultés, et qui la fait considérer
Voilà un diagnostic qui s’énonce corollairement, comme la manière
donc en terme statistiques, qui de sauvegarder la bonne santé du
s’énonce aussi en terme de dis- secteur éditorial, on a vu se forger
cours, et l’on retrouverait ici une dans les discours un certain
figure que les historiens connais- nombre de justifications capables
sent bien, c’était une expression d’assurer ces revendications, et des
qui était chère à Ernest Labrousse, justifications en termes généraux :
celle d’imputation au politique ; la protection des droits patrimo-
cette situation un peu paradoxale niaux des auteurs ou la légitimité
dans laquelle une activité qui relève du prix à payer pour accéder à la
très globalement, très massivement culture écrite, de la même façon
de l’entreprise privée tourne ses qu’on paye un prix pour accéder à
griefs et ses demandes du côté de la d’autres modalités culturelles.
puissance publique considérant Comme historien il serait intéres-
qu’un élément clé, sinon unique de sant – c’est juste une parenthèse –,
la crise, provient des faiblesses de d’observer ce mécanisme dans

4 © Roger Chartier, 2001.


lequel des données objectives de qu’on a proposé que pour des sec-
crise sont transformées en des dis- teurs où l’accès à la publication
cours – des discours qui se tournent imprimée n’est plus possible, parce
vers la puissance publique, mais qui que plus rentable, l’édition électro-
pour se faire accepter de l’opinion nique pourrait prendre le relais. On
publique doivent se fonder sur des le voit dans deux domaines particu-
principes généraux. Il serait assez liers, du côté des livres spécialisés
intéressant de comparer ce mécanis- issus de recherches – des thèses, des
me avec ce qu’il a été en d’autres livres d’érudition, des études
moments de crise de l’édition, par monographiques, tout le secteur
exemple à la fin du XIXe siècle, qu’aux États-Unis on qualifie de
lorsque cette idée même d’une crise « monographs » – et pour lesquels
de l’édition est née – liée, à ce des modalités d’édition électro-
moment-là, à une crise de surpro- nique, pouvant être des formes
duction par rapport à ce qu’était d’édition à la demande, viendraient
capable d’absorber le marché –, ou se substituer à ce qui était l’édition
encore au XVIIIe siècle, en Angleterre imprimée, puisque, comme l’a
et en France, lorsque l’ancien systè- montré le grand historien améri-
me des privilèges a été mis en ques- cain Robert Darnton, dans un
tion. Et l’on retrouverait non pas article devenu fameux traduit dans
des contenus de discours identiques, la revue Le Débat, à partir du
mais des stratégies de discours et des moment où les bibliothèques uni-
systèmes de perception de la crise et versitaires ne sont plus acheteuses
de ses solutions possibles, qui pour- de ces monographs, les presses uni-
raient être mis en parallèle. versitaires elles-mêmes ne les
Dans ce deuxième contexte – celui publient plus, et des livres qui
d’une économie de l’édition fondée auraient eu accès, sans problème, à
sur un diagnostic de crise, et l’édition imprimée, ne le peuvent
débouchant sur cette imputation plus dans cette situation. De là, la
au politiques –, la référence au proposition, déjà suivie par un cer-
numérique joue un rôle, là encore, tain nombre, de donner une forme
ambivalent. D’un côté, elle peut d’édition électronique à ces
être présentée, pensée comme sinon ouvrages érudits, spécialisés, mono-
la solution à la crise, du moins une graphiques qui ne trouvent plus de
façon de la soulager. C’est ainsi publication imprimée.

© Roger Chartier, 2001. 5


L’autre secteur, qui serait presque à Une seconde perspective du
l’opposé du secteur des monographs, monde du numérique dans l’éco-
concerne le secteur des ouvrages nomie de l’édition est évidemment
encyclopédiques, dans lequel le pas plus audacieuse, plus anticipatrice,
a déjà été franchi, puisque certaines peut-être plus utopique : elle se
des plus fameuses encyclopédies, fonde sur l’idée qu’à terme le livre
l’Encyclopædia Britannica, ou imprimé sera remplacé par le livre
l’Encyclopædia Universalis sont uni- électronique, et la condition en est
quement proposées sous forme qu’une transformation déjà enta-
électronique. Et ici joue, bien sûr, la mée, pas toujours perçue peut-être
réduction du coût, mais aussi la à sa juste mesure, a modifié les
facilité des mises à jours et la com- attentes, les compétences, les pra-
modité de la consultation pour des tiques de lecture d’un certain
ouvrages où la lecture n’est pas une nombre de communautés de lec-
lecture continue de la première à la teurs. Cette deuxième perspective,
dernière page, mais une lecture de qui est une perspective non pas de
recherche, de confrontation, de cohabitation à l’intérieur d’un
croisement. monde éditorial entre la forme
On voit que cette figure-là du imprimée classique et des secteurs
monde numérique, dans l’écono- numériques, mais l’idée d’une sub-
mie de l’édition, n’est pas séparée stitution à plus ou moins long
du contexte de l’édition classique, terme d’une forme par l’autre, est
mais qu’elle est la recherche, pour celle qui a fondé la création d’édi-
un certain nombre d’ouvrages, teurs purement électroniques et
soit par nécessité, soit par commo- qui a pu aussi habiter les anticipa-
dité, d’une forme nouvelle, à l’in- tions d’un certain nombre de
térieur d’un monde éditorial qui groupes multimédias, qui rappro-
reste pour d’autres ouvrages domi- chent la production des textes
né par la forme imprimée. Et de là d’autres formes de la communica-
le fait que ces formes-là, en parti- tion imagée, l’éloignant de la pro-
culier la première, celle des duction imprimée. C’est aussi celle
ouvrages spécialisés, peuvent être que l’on voit hanter les discours
prises en charge par des institu- – que l’on pourrait dire à la fois
tions ou des éditeurs tout à fait prophétiques et performatifs –,
classiques. d’un certain nombre d’entreprises,

6 © Roger Chartier, 2001.


et en particulier les fabricants d’ap- L’ordre des discours
pareils – je pense à Microsoft –, qui C’est évidemment un emprunt à un
annoncent la mort prochaine, à la texte fameux de Michel Foucault.
fois du livre, du journal, des revues « L’ordre du discours » pour réfléchir
dans leur forme imprimée, en sur la façon dont ont changé, jusqu’à
scandant par une chronologie, cette mutation récente, les relations
comme ils l’ont fait au dernier entre l’objet qui véhicule le texte,
congrès des éditeurs à Buenos l’œuvre ou les œuvres qui sont por-
Aires, cette substitution. On a tées par ce support, et la manière de
donc là une seconde perspective les désigner ou de les assigner. C’est
qui est celle dans laquelle le cette relation entre l’objet, l’œuvre et
monde du numérique apparaît, l’auteur qui me paraît tout à fait
soit comme un soulagement pos- essentielle et qui, dans le monde qui
sible à la crise de l’édition clas- est le nôtre, est le résultat d’un héri-
sique, soit comme, à terme, avec tage de très longue durée à travers
des diagnostics qui peuvent être à une série de sédimentations, et elle
plus ou moins longue échéance, est profondément mise en question
une substitution d’une forme de par le monde du numérique.
publication à une autre. Commençons par l’héritage. Je
La perspective que j’aimerais ana- crois qu’il est très important de
lyser ici avec plus de détails est non comprendre que le monde du texte
pas la perspective sociologique, ni écrit, et tout particulièrement des
la perspective économique, mais la objets imprimés dans lequel nous
perspective historique, c’est-à-dire avons vécu jusqu’à l’apparition du
celle d’une histoire de longue numérique – et dans lequel nous
durée de la culture écrite, qui continuons à vivre très largement
essaye d’intégrer les mutations du et d’une manière très majoritaire –,
monde numérique dans ce résulte de la sédimentation de
déploiement chronologique. Je quatre temps : le temps de l’objet,
crois qu’on peut et qu’on doit le temps de la technique, le temps
situer la révolution du numérique de l’œuvre et le temps du nom.
dans plusieurs ordres. Trois me
retiendront : l’ordre des discours, • Le temps de l’objet
l’ordre des raisons ou des raisonne- Il est clair que tous les objets de la
ments, l’ordre des propriétés. culture imprimée que nous

© Roger Chartier, 2001. 7


connaissons ont une forme fonda- de la culture écrite après l’inven-
mentale qui renvoie à l’invention, tion de l’écriture, quelle qu’elle
au début de l’ère chrétienne, entre soit, et avant le monde du numé-
IIe, IIIe, IVe siècles, d’une nouvelle rique, et tous les objets imprimés
forme de livre, celle que les histo- qui sont les nôtres ont une parenté
riens appellent « codex » et qui est fondamentale avec cette structure.
formée de feuilles, quel que soit le Et donc, tous les gestes qui sont les
matériau de ces feuilles, pliées une nôtres, feuilleter – pour feuilleter
fois, deux fois, assemblées les unes un livre faut-il encore qu’il ait des
avec les autres lorsqu’elles sont feuillets –, repérer – grâce à des
transformées en cahier et qui, du renvois de l’index au texte –, sup-
coup, donnent un livre qui est posent qu’il y ait, là encore, folio-
formé d’une série de cahiers, de tage, pagination, et possibilité
feuillets, de pages, à l’intérieur d’indexation, ou le fait de pouvoir
d’une couverture et d’une reliure. tenir le livre à distance, de le poser,
C’est une rupture essentielle dans ou de le tenir d’une main, lorsqu’il
la mesure où le livre qui lui pré- s’agit d’un format plus petit. Tous
existait, le rouleau de l’Antiquité, ces gestes essentiels, toute cette
répondait à des caractéristiques anthropologie de la lecture sont
matérielles tout à fait différentes. liée à l’invention du codex au pre-
Le rouleau de l’Antiquité est un mier siècle de l’ère chrétienne.
livre sans pages, un livre sans Ce temps de l’objet est le temps
cahiers, un livre sans index, un le plus long, celui qui va du
livre sans liberté corporelle du lec- début de l’ère chrétienne jusqu’au
teur puisque, pour être lu, il doit XXIe siècle, peut-être qui sait jus-
être tenu à deux mains, ce qui fait qu’au XXIIe ou XXIIIe siècles…
qu’on ne peut pas écrire en lisant.
Si on peut écrire, c’est parce qu’on • Le temps de la technique
a fermé le rouleau, et si l’on est en À l’intérieur de cette durée, il y en
train de lire, les deux mains sont a une qui est plus brève, mais
mobilisées pour tenir les deux sup- longue néanmoins, que j’appelle le
ports autour desquels s’enroulent temps de la technique, c’est-à-dire
et se déroulent le rouleau. Cette le fait que les objets de lecture qui
révolution du codex est sans doute sont pour nous les plus nombreux
la révolution la plus fondamentale relèvent de la technique de l’impri-

8 © Roger Chartier, 2001.


merie, inventée au milieu du ou dans une modalité journalis-
XVe siècle puis transformée avec tique, sur la comparaison entre le
l’industrialisation du XIXe siècle. monde du numérique et de l’in-
Ce qui veut dire ici que la copie vention de Gutenberg. Il me
manuscrite n’est plus la seule res- semble que le véritable accent est à
source possible pour transmettre mettre sur la comparaison possible
un texte en de multiples exem- entre les mutations profondes et
plaires. radicales qu’impose la textualité
Deux précisions ici. La première numérique avec l’invention du
renvoie aux travaux les plus récents codex, et non pas avec l’invention
de l’histoire du livre et souligne de l’imprimerie, parce que finale-
qu’on ne peut pas penser l’entrée ment l’invention de l’imprimerie
dans l’âge de l’imprimé comme n’a modifié en aucune manière, si
celui de la disparition de l’âge du j’ose dire, la forme fondamentale
manuscrit. Et qu’à l’âge de l’impri- du support de l’écrit, et en parti-
mé, du XVe jusqu’au XXe ou au culier la forme du livre, telle qu’el-
XXIe siècles, les objets manuscrits le s’est mise en place au premier
restent nombreux, importants, et siècle de l’ère chrétienne. Et l’on
qu’entre le XVe et le XVIIIe siècles ils voit que dans la révolution du
peuvent être les formes domi- numérique, ce n’est pas simple-
nantes, majoritaires, de circulation ment la technique de composition
d’un grand nombre de genres : les ou de reproduction des textes qui
recueils poétiques, les nouvelles ou change, mais fondamentalement
gazettes à la main, les manuscrits les structures du support de la tex-
philosophiques. Cela constitue tualité, la forme donnée à ce texte
peut-être une leçon : une transfor- sur l’écran et dans l’ordinateur, par
mation technique peut ne pas être rapport à celle qui est la sienne
pensée en terme de substitution, et dans toutes les formes matérielles
elle ne relègue pas nécessairement de la culture imprimée.
à l’oubli ou à la disparition la tech-
nique qui lui préexiste. • Le temps de l’œuvre
Deuxième observation : vous voyez Entre ce temps de l’objet et ce
que je ne mets pas l’accent sur la temps de la technique, il y a un
comparaison qu’on peut lire sou- autre temps qui est peut-être passé
vent, dans une modalité savante souvent inaperçu, et qui est le

© Roger Chartier, 2001. 9


temps de l’œuvre. J’entends par là Boccace, Christine de Pisan, René
le moment où commence, pour d’Anjou, ou légèrement antérieur,
des auteurs qui sont contempo- Dante, se met en place, à l’âge du
rains, cette manière de penser le manuscrit, ce lien étroit entre un
livre, comme nous le pensons, objet matériel – livre – et une
c’est-à-dire à la fois comme un œuvre, c’est-à-dire que dans cet
objet et comme une œuvre. objet matériel on ne rencontre
Demander à quelqu’un aujour- qu’une seule œuvre d’un seul
d’hui s’il a lu le livre de Untel, c’est auteur, ou plusieurs œuvres mais
à la fois implicitement faire réfé- qui sont l’œuvre de ce même
rence à un objet matériel qui a auteur. Et ainsi se met en place,
cette forme du codex, mais c’est dès avant l’invention de
surtout faire référence à une œuvre Gutenberg, cette association qui
identifiée à un livre. Et donc, du est pour nous presque automa-
coup, il y a un lien étroit, absolu, tique, incorporée, qui renvoie,
entre le livre comme objet et le fondamentalement, à une catégo-
livre comme œuvre. Cette liaison rie d’œuvres inscrites dans une
n’est pas donnée d’elle-même, sauf matérialité d’objets.
pour les textes de la tradition chré- On peut poursuivre en disant que la
tienne ou pour les textes de culture imprimée a renforcé bien
l’Antiquité, ou les corpus juri- sûr cette identité qui fait se lier
diques. Le livre en forme de codex étroitement le matériel et l’intellec-
au moyen âge est un livre de mis- tuel ou l’esthétique; qu’en même
cellanées, un livre de recueils, un temps elle a maintenu le genre des
livre en forme d’anthologie, miscellanées, mélanges, anthologies,
réunissant une pluralité de textes et que donc on aurait là encore des
de genres, de langues, de dates et formes de persistance d’une structu-
d’auteurs différents à l’intérieur re de livres dominante à l’âge
d’un même objet. Et il est fonda- médiéval, peut-être minoritaire
mental de comprendre qu’au dans l’âge de l’imprimé, et qu’à l’in-
XIVe siècle et dans la première moi- verse cette structure de livres que les
tié du XVe siècle, c’est-à-dire avant Italiens appellent « libro unitario »,
l’invention de Gutenberg, pour un le livre unitaire, dans lequel l’objet
certain nombre d’auteurs contem- et l’œuvre sont identifiés, très mino-
porains du temps, Pétrarque, ritaire à l’âge du manuscrit pour les

10 © Roger Chartier, 2001.


textes des contemporains, est deve- la fin du XXe siècle et du début du
nue une des formes dominantes de XXIe siècle, sont habitées, même
la culture écrite. inconsciemment, par ces durées
longues : la durée du codex, la
• Le temps du nom durée du livre identifié à l’œuvre,
À partir de quand une identité tex- la durée de l’imprimerie et la durée
tuelle est-elle référée fondamenta- de la « fonction auteur », pour
lement à un nom propre, le nom citer un autre texte de Foucault.
d’auteur ? Ce que j’ai dit précé- C’est sur cet ensemble d’héritages
demment en est une première pré- sédimentés que la textualité numé-
figuration au XIVe et au XVe siècles. rique vient lancer ses défis ou, en
Avec la matérialité du livre unitai- tous les cas, vient produire des
re, émerge cette figure d’auteur effets de désordre. D’abord parce
comme celle qui donne la clé de que s’efface cette perception
voûte de ce rapport entre une immédiate que nous avons entre
œuvre, ou une série d’œuvres, et des types d’objets, des classes de
un objet manuscrit ; puis vient le textes et des pratiques de lecture
temps des censures qui désigne les ou des usages de l’écrit. Le monde
auteurs pour les interdire, les pro- dans lequel nous avons vécu est un
hiber, ou les pourchasser – censure monde dans lequel il y a comme
d’Église, censure d’État – et, au une immédiateté de cette associa-
XVIIIe siècle, le temps du copyright, tion, un monde où des classes
le temps de l’invention de la pro- d’objets – le livre, le journal, le
priété littéraire qui fonde les droits périodique, l’affiche, et si l’on
des libraires éditeurs sur ce droit déborde, l’imprimé, l’archive, la
premier de l’auteur sur son texte. lettre, le journal personnel, etc. –,
Ce sont ces moments clés qui vont sont immédiatement perçus
identifier le texte à partir du nom comme différents les uns des
propre, et ainsi prendre distance autres par leur matériau, leur for-
par rapport à d’autres régimes de mat, leur forme, se lient à des
circulation des textes, par exemple types de textes, qui correspondent
celui de l’anonymat. à l’un ou l’autre de ces objets
Il faut donc bien comprendre que imprimés ou manuscrits, et ren-
nos représentations, nos percep- voient donc, du coup, à des rap-
tions, nos catégories d’hommes de ports différents avec la culture

© Roger Chartier, 2001. 11


écrite. L’ordre des discours est tuelles ou à des pluralités d’usage
donc fondé sur la discontinuité des d’un côté, et de l’autre côté, un
formes matérielles, immédiate- continuum de textes qui est porté
ment référées à des catégories de par un objet unique et qui donne à
textes et à des pratiques de l’écrit et ces textes des formes semblables, a
de la lecture, mais parfois au-delà des conséquences, me semble-t-il,
même de la lecture. très profondes et qui, temporaire-
Cette première réalité que nous ment au moins, substituent à l’an-
pouvons énoncer conceptuelle- cien ordre des discours ce que l’on
ment, mais qui est incorporée en pourrait appeler un désordre des
nous, qui est un système de per- discours si on le réfère aux catégo-
ception immédiate, de représenta- ries anciennes. D’abord parce que
tion spontanée de la culture écrite, s’effacent les distinctions entre les
partagé par chacun, est profondé- genres textuels. À partir du
ment mise en question par le moment où la matérialité qui les
monde numérique qui est le porte et où les formes qui les orga-
monde d’un continuum textuel. nisent sont uniques ou semblables,
Pourquoi ? Parce que, d’une part, les différences entre les genres tex-
toutes les classes de textes si immé- tuels sont infiniment moins per-
diatement distinguées par leur ceptibles que dans un monde où
support matériel sont convoyées, elles sont affirmées d’emblée par
véhiculées, données à lire par le leur inscription dans des objets
même objet, l’ordinateur et son distincts.
écran, et d’autre part, parce que Je crois que la pratique du collage
ces textes de nature différente, si répandue avec l’ordinateur est
véhiculés, donnés à voir et à lire comme le symptôme de ce trans-
sur cet objet unique, le sont dans fert de textualités qui appartien-
des formes d’organisation, de pré- nent à des genres, des registres, des
sentation qui sont identiques ou formes extrêmement diverses, et
quasi identiques, et qui sont en qui circulent librement d’un lieu à
général voulues par les décisions l’autre par la volonté du lecteur.
du lecteur. Effacement donc de l’immédiate
Cette opposition essentielle entre distinction – immédiate parce que
un monde de discontinuité maté- matérialisée –, entre les genres tex-
rielle référée à des différences tex- tuels, effacement aussi de l’immé-

12 © Roger Chartier, 2001.


diate perception de l’œuvre dans qui, à partir d’une entrée théma-
son unité ou sa totalité. Le conti- tique, d’une catégorie, d’un mot
nuum textuel qui est celui du texte clé, font s’accumuler devant le lec-
numérique a évidemment pour teur des textes qui ont apparem-
conséquence le primat donné au ment une cohérence et une unité
fragment, c’est-à-dire à l’extrait puisque la forme qui les fait appa-
qui vient découper une séquence raître leur donne cette continuité,
dans cette continuité, et de là, sans mais qui, évidemment, peuvent
doute, la perception de tous les appartenir à des registres de textes
textes en forme numérique sur le dont l’autorité est profondément
modèle des banques de données, différente – et certains de ces textes
ou pour le moins, la difficulté étant sans autorité, voire dotés
d’une perception de ce qui est la d’une autorité perverse. Le journa-
totalité de l’œuvre d’où sont extra- liste Daniel Schneidermann analy-
its ces fragments. Alors que dans le se dans un ouvrage le résultat d’une
monde de la culture imprimée, recherche sur l’Holocauste ou la
même si vous ne lisez pas toutes les Shoah dans le monde du web, à
pages d’un livre, même si vous partir d’un moteur de recherche, et
lisez un livre pour en extraire des il en conclut que ce qui apparaît,
citations, ce qui s’impose à vous sinon majoritairement mais très
c’est l’unité, l’identité dans laquel- massivement, ce sont les textes des
le ces pages sont lues ou ces frag- sites révisionnistes, négationnistes,
ments sont extraits. qui se présentent avec les mêmes
Un troisième effacement, qui n’est critères, les mêmes formes, la
pas simplement l’effacement de la même continuité textuelle que
distinction entre les genres, l’effa- d’autres textes, qui eux provien-
cement de la perception de la tota- nent de sites électroniques, de
lité de l’œuvre, réside dans l’efface- banques de données, etc. Et là on
ment de cette autorité différentiel- peut voir la différence : la même
le qu’attribuait au texte le répertoi- recherche menée dans le monde de
re des formes imprimées. l’imprimé, par exemple par un lec-
Une illustration en est donnée par teur adolescent ou peu préparé, le
l’offre textuelle du web, du réseau, conduira presque naturellement
en particulier lorsqu’elle est maniée vers des classes d’objets, c’est-à-dire
à travers les moteurs de recherche des classes de textes qui, à tort ou à

13
© Roger Chartier, 2001.
raison – mais globalement à raison – Le monde du numérique unifie,
sont dotées d’une autorité scienti- rapproche, assimile, ce qui ne veut
fique, d’une valeur de contrôle, pas dire que cela lui est un destin à
d’une garantie – encyclopédies, tout jamais scellé, mais que l’un
revues, manuels… Dans le secteur des défis du monde contemporain
de l’imprimé, la propagande néga- est évidemment de penser les caté-
tionniste est prohibée dans un gories conceptuelles transformées
certain nombre de pays et de toute en instruments ou dispositifs tech-
façon elle est d’un accès infiniment niques qui sont capables de resti-
minoritaire, marginal, et secondai- tuer, pour le lecteur – et en parti-
re alors que sur le web, une culier le lecteur qui n’est pas formé,
recherche menée par un moteur le lecteur ordinaire –, une possibi-
de recherche sur les thèmes lité de ces distinctions : perception
Holocauste/Shoah, la fait appa- de l’œuvre, distinction de genres,
raître comme importante, fonda- conscience des poids inégaux d’au-
mentale, et pour considérer ce torité des textes. Et c’est à ces
qu’elle est vraiment, manquent les conditions-là, je crois, que l’on
critères d’identification de l’autori- peut reconstruire un ordre des dis-
té différentielle des textes. cours à l’intérieur de la nouvelle
Tout cela pour dire qu’on est face à forme qui leur est donnée.
une situation devant laquelle les
repérages immédiats, incorporés, L’ordre des raisons
qui étaient ceux des legs de la cul- Le second aspect que je voulais
ture écrite et imprimée, sont mis traiter concerne l’ordre des raisons
en question : catégorie de l’unité ou l’ordre des raisonnements. Ce
du texte immédiatement visible à qui me paraît important ici, c’est
travers l’objet, catégories désignant une double mutation, permise par
la distinction des genres, rendus là la textualité électronique : une
aussi perceptibles par leur distribu- mutation du côté des auteurs, une
tion entre des formes différentes, mutation du côté des lecteurs. Du
ou encore catégorie de l’autorité côté de l’auteur, ce qui me semble
des textes qui renvoyait à des fondamental, c’est la proposition
modes de publication, et donc du d’une logique de démonstration
coup à des objets imprimés qui qui ne soit plus enserrée dans les
étaient de nature différente. contraintes imposées par l’écrit.

14 © Roger Chartier, 2001.


Les logiques de démonstration sophiques, juridiques, ou des
philosophiques juridiques ou his- sciences sociales, à commencer par
toriques, dans les formes classiques l’histoire.
de l’écrit, sont des logiques Ce qui correspond à cela, du côté
linéaires, qui sont celles de l’ordre du lecteur, ce sont les nouvelles
d’une écriture déposée sur une sur- possibilités de réception, de valida-
face, une page, et à l’intérieur d’un tion, ou les critiques des démons-
objet tel que le livre, la revue ou le trations qui lui sont proposées.
journal. On a donc une logique Dans le monde du texte imprimé
séquentielle et déductive qui est il y a comme une sorte de contrat
comme imposée par les formes implicite entre l’auteur et le lec-
classiques de l’écrit. À cela le teur ; on pourrait appeler cela une
monde du numérique peut oppo- structure fiduciaire, fondée sur la
ser de nouvelles propositions qui confiance de la preuve. Dans un
sont celles de logiques éclatées par livre de sciences sociales, par
le jeu du lien, de logiques simulta- exemple un livre d’histoire, les
nées, faisant apparaître sur une conditions de la preuve renvoient à
même surface, en même temps, tout cet appareil critique qui est
des éléments distincts et, par ce celui des notes, des citations, des
fait, une logique relationnelle d’un références mais, évidemment,
ordre nouveau par rapport à la aucun des lecteurs ne refait le par-
logique déductive. Il y a là tout un cours qui est celui de l’auteur, et
ensemble de réflexions qu’ont aucun ne va lire les textes des cita-
commencé à mener les logiciens tions dans leur totalité, ou vérifier
ou les philosophes autour de l’ensemble des références, ou se
figures comme celle d’une logique référer aux notes qui renvoient à
labyrinthique du côté de la logique des documents d’archives. Il y a
permise par le texte numérique, donc là une sorte de pacte de
opposée à une logique de la linéa- confiance entre l’auteur et le lec-
rité qui est celle de l’écrit en ses teur.
formes traditionnelles. C’est un Le monde du numérique, à la
premier élément du côté de la condition évidemment que les
construction d’une argumenta- documents eux-mêmes aient été
tion. Vous voyez que cela peut ren- numérisés, ouvre des possibilités
voyer à des argumentations philo- tout à fait inédites. D’une part, il

© Roger Chartier, 2001. 15


peut mettre le lecteur face à la imprimées s’en détournaient, par
totalité ou partie de ce qui est l’ob- la forme de l’édition numérique,
jet même de la démonstration mais aussi que les auteurs et les lec-
– documents d’archives, textes teurs devaient exploiter les possibi-
anciens imprimés –, et donc lui lités nouvelles qui leur étaient
donner des critères ou des condi- offertes : pour les premiers,
tions de validation du raisonne- construire leur argumentation de
ment et de la démonstration qui manière inédite et, pour les
sont proposés – qui sont évidem- seconds, exercer leur jugement,
ment au plus près de ce sur quoi leur appréciation critique avec des
elles portent, puisque le lecteur instruments plus nombreux, plus
lui-même peut refaire tout ou par- divers, et finalement au plus près
tie du chemin, d’une manière qui de ceux que l’historien a manié. Il
peut lui prendre du temps mais en a donné un exemple dans un
qui est techniquement possible – article récent, qui est publié sous
et d’autre part, ce qui est présent, formes imprimée et électronique,
là, face au lecteur, ne consiste pas et qui est consacré au rôle de la
simplement en des textes d’ar- chanson dans le Paris du
chives, ou en des textes imprimés, XVIIIe siècle comme forme de cris-
mais peut relever d’autres ordres tallisation de l’opinion publique.
qui sont ceux de l’image, y com- Et l’on voit bien la différence
pris l’image mobile ou le son puisque le « même » article, lors-
– musique, paroles. qu’il est rendu accessible sur le
Et l’on voit alors que cette muta- site de l’American Historical
tion du numérique du côté de l’or- Association, permet au lecteur
ganisation des démonstrations et d’avoir accès à la totalité du corpus
du côté de la validation de ces des chansons qui sont analysées,
argumentations doit être considé- de suivre une cartographie dyna-
rée comme une mutation épisté- mique des lieux successifs où l’on
mologique. C’était l’autre aspect a utilisé la chanson comme forme
de cet article de Robert Darnton de mobilisation de l’opinion pu-
que de montrer que, non seule- blique dans le Paris du XVIIIe siècle,
ment, les livres de savoir pouvaient et également d’entendre les chan-
trouver des manières d’être sons puisqu’elles ont été enregis-
publiés, alors que les éditions trées par Hélène Delavault, sur la

16 © Roger Chartier, 2001.


base à la fois des manuscrits de la tion intellectuelle plus ou moins
bibliothèque de l’Arsenal – archives forte chez les uns et chez autres.
de la Bastille – et des airs connus
du XVIIIe siècle auxquels ren- L’ordre des propriétés
voyaient ces chansons. Je vais évoquer maintenant l’ordre
Voilà pour l’ordre des raisons, et des propriétés. J’emploie le mot
vous voyez que je me garde de « propriétés » dans deux sens : l’un
tout diagnostic parce qu’il me que vous pouvez attendre, c’est-à-
semble que la discussion sur le dire le sens juridique et écono-
numérique a été trop longtemps mique de la propriété littéraire, et
comme enserrée entre des posi- puis l’autre plus formel, esthétique
tions convenues : d’un côté, par ou intellectuel, qui est celui de la
ses adversaires, la déploration du propriété des textes eux-mêmes,
monde de l’écrit perdu et de non pas la propriété sur les textes,
l’autre côté, par ses prophètes, des mais les propriétés des textes.
enthousiasmes utopiques de l’en- Parce que les deux me paraissent
trée immédiate et universelle dans étroitement liés.
une nouvelle civilisation. Je pense Il est clair que jusqu’à présent
que ces discours-là ont peut-être notre perception et nos emplois
fait le profit de leurs auteurs, mais ont utilisé ou apprécié la textualité
n’ont pas éclairé beaucoup la numérique à partir de catégories
réflexion. Ce qui est important, comme celles de mobilité, de mal-
me semble-t-il, c’est d’essayer de léabilité, d’ouverture. Le monde
porter des diagnostics qui soient du texte numérique est un monde
fondés sur des observations analy- où les textes sont déployés, repris,
tiques. Parfois, si on les traduit en réécrits, où une écriture s’écrit
termes plus psychologiques, ils dans une écriture déjà là, un
peuvent amener à penser que ce monde où le lecteur intervient non
désordre introduit dans notre pas sur les marges du texte, mais
ordre des discours conduit à cer- dans les textes eux-mêmes, un
taines formes de désarroi. Mais, à monde où comme l’avait rêvé par-
l’inverse, cette possibilité nouvelle fois Foucault, s’effacerait l’assigna-
de la production de la réception tion au nom propre, où s’effacerait
des démonstrations peut conduire la « fonction auteur » dans une
à une excitation ou à une incita- sorte de textualité formée de

© Roger Chartier, 2001. 17


nappes de discours toujours repris entendue au sens de la propriété
et liés à l’échange permanent entre imprescriptible de l’auteur sur son
producteurs et lecteurs – mais des œuvre, parce que cette œuvre
lecteurs à leur tour auteurs. identifiable comme telle est irré-
Ce monde-là de textes mobiles, ductiblement liée à ce geste créa-
malléables, ouverts, lance un défi teur qui est celui de l’écriture et,
sérieux aux catégories de descrip- du coup, s’effectue le transfert de
tion et d’attribution des œuvres cette propriété à celui qui achète le
telles que nous en avons héritées, texte et qui en est l’éditeur. Tout le
l’œuvre comme une identité qui a régime juridique qui assure à la
sa clôture, l’œuvre qu’elle soit fois la protection du droit patri-
intellectuelle, esthétique, quel monial et du droit moral de l’au-
qu’en soit l’ordre scientifique, teur, et la rémunération ou le pro-
comme ayant une intégrité qui la fit lié au travail d’édition, renvoie à
rend identifiable comme telle, et cet ensemble de catégories qui, à
l’œuvre rapportée – j’en ai marqué partir du XVIIIe siècle, a défini ce
rapidement les étapes – à un nom qu’est l’identité d’une œuvre. Mais
propre. La perception et les usages toute identité reconnaissable sup-
de la textualité numérique se sont pose des critères de délimitation,
construites quasiment en opposi- d’assignation, et de stabilité. Or le
tion, terme à terme, par rapport à monde du numérique que nous
ces critères qui définissent l’œuvre pratiquons, que nous connaissons,
dans le monde de l’imprimé. majoritairement, est ce monde
Là, nous sommes du côté de la dans lequel les critères sont oppo-
propriété des textes, mais l’impor- sés – malléabilité, mobilité, ouver-
tant est le fait que ce sont ces cri- ture. Je crois que la tension ou la
tères qui rendent identifiables contradiction naît de ce que nous
l’œuvre – parce qu’elle est close, voyons apparaître : un monde
parce qu’elle est stable et parce numérique tout différent de celui
qu’elle est attribuable –, qui ont auquel les premiers temps de
fondé, à partir du XVIIIe siècle, les l’Internet, du réseau, des site web,
catégories juridiques qui dominent nous ont habitués, c’est-à-dire un
le monde de l’écrit et, en particu- monde numérique dans lequel les
lier, la catégorie de propriété litté- textes retrouvent fixité, stabilité,
raire. La propriété littéraire est fermeture, et qui est le monde

18 © Roger Chartier, 2001.


recherché, peut-être nécessaire, d’une sorte d’agenda dans lequel
pour l’édition numérique. Il faut un lecteur peut inscrire ce qui lui
distinguer ici entre ce qui serait est personnel –, qui a pour carac-
une publication – rendre publics téristique de transmettre au lecteur
des textes électroniquement, ce des textes qui s’affichent soit parce
que peut-être certains font ici, et qu’ils ont été téléchargés, soit
que nous faisons peut-être tous parce qu’ils proviennent d’un
d’une certaine manière, et trans- microprocesseur, mais qui de toute
mettre des textes à des lecteurs, façon ne permet pas que ces textes
plus ou moins nombreux, d’une soient transmis, copiés ou impri-
façon libre, gratuite, spontanée –, més. Et de là un effet paradoxal,
et une édition électronique, qui ambigu – je me garde de juger –
suppose les opérations classiques puisque, d’un côté, cela peut être
de l’édition et qui rend possible le la condition de protection de
paiement du travail éditorial et de l’identité des œuvres, donc du
la création intellectuelle ou esthé- droit des auteurs et des profits des
tique. C’est comme cela, je crois, éditeurs et que, d’un autre côté, il
qu’on a vu se mettre en place toute est clair que cette textualité élec-
cette réflexion autour de machines tronique de l’édition électronique
ou d’objets qui, dans le monde du liée au « e-book » est opposée,
numérique, à la différence des terme à terme, à ce qui pour nous
ordinateurs classiques, de forme a fait le plaisir ou l’intérêt de la
PC, ferment les textes, les rendent technique électronique, c’est-à-
stables, mais en même temps les dire la malléabilité, la mobilité,
rendent immobiles, c’est-à-dire ne l’ouverture.
permettent pas qu’on les transmet- À partir de là, on voit qu’il y une
te, qu’on les copie, voire qu’on les double interrogation, peut-être
imprime. une double hypothèse sur le futur
De là, la recherche de machines du numérique. Première interro-
par les fabricants, ou par un cer- gation et hypothèse : ne va-t-on
tain nombre d’éditeurs en ligne pas vers une sorte de partage dans
autour de l’« e-book » – bien mal le monde du numérique entre
nommé puisqu’il ne s’agit pas d’un deux formes de textualité ? L’une
livre, mais soit d’une bibliothèque qui assure la protection des textes,
qui comporte divers textes, soit c’est-à-dire la protection des droits

© Roger Chartier, 2001. 19


et des profits, et qui se liera à toute comme je l’ai fait jusqu’à mainte-
une famille d’objets qu’on va appe- nant, en rapport exclusivement,
ler « e-book », même s’ils peuvent nécessairement, avec l’ordinateur –
porter des noms différents, qui quel qu’il soit, c’est-à-dire l’ordina-
renvoie à un travail d’édition, qui teur de la famille PC, le portable ou
renvoie à une position d’auteur, et le « e-book » – ou est-ce que, dans
qui renvoie au marché. Et, de un avenir plus ou moins proche,
l’autre côté, une textualité numé- pour la première fois, la communi-
rique qui nous est peut-être plus cation des textes électroniques ne
familière, qui est celle des textes pourrait-elle pas se détacher des
mis en libre circulation, de façon objets que sont les ordinateurs ? Je
gratuite, avec les critères d’ouver- fais allusion à ces recherches expé-
ture et de mobilité qui les caracté- rimentales qui ont conduit à l’in-
risent, qui seraient véhiculés sur les vention d’une encre et, entre
ordinateurs classiques tels que guillemets, d’un papier électro-
nous les connaissons, et qui ren- nique, c’est-à-dire d’un support
verraient à la communauté, à sur lequel peuvent apparaître des
l’échange, au partage. Je ne sais pas textes électroniques, soit venant
si ce diagnostic est juste mais en d’un microprocesseur, soit télé-
tous cas la question doit être posée chargés, et qui peuvent être dépo-
sur les rapports entre publication sés – ce papier doté de cette
numérique et édition numérique, encre –, sur n’importe quelle sur-
puisque des familles d’objets cor- face, que ce soit des surfaces de
respondent à l’une ou l’autre de matériaux différents, de tailles dif-
ces deux modalités, et que les pro- férentes, de localisations diffé-
priétés (au deux sens du terme : rentes, y compris, pourquoi pas,
propriété des textes, propriété sur des livres en forme de codex tels
les textes) se distribuent différem- que nous les connaissons.
ment selon l’une et l’autre de ces Certains historiens de la Rome
formes. antique, alors que l’on a souvent
Deuxième interrogation et hypo- parlé de la trajectoire qui mène du
thèse : est-ce que nous devons pen- rouleau au codex, ont voulu
ser cette réflexion sur le livre et le remettre en question ce schéma
numérique, ou le livre numérique, trop simple en disant que, finale-
ou la textualité numérique, ment, avant les rouleaux existaient

20 © Roger Chartier, 2001.


dans l’ancienne Rome des livres pouvaient demeurer des usages du
faits de tablettes associées, qui manuscrit. Pourquoi ne pas penser
étaient des sortes de « proto- que le numérique et le codex peu-
codex ». Et, comme un défi aux vent un jour se rencontrer ?
idées reçues, ils ont proposé l’idée Merci pour votre attention. Je
qu’il y avait une trajectoire qui serais heureux maintenant que l’on
allait du codex au rouleau, avant, puisse entrer dans une discussion.
dans un second temps, d’aller du
rouleau au codex. Si l’on suit les Public
suggestions de ces recherches pour Vous avez évoqué le livre au début
notre présent, on aurait en de l’ère chrétienne. De quelle façon
quelque sorte, non pas simple- pensez-vous que ce livre se présen-
ment la trajectoire que j’ai dessinée tait à cette époque-là ?
qui nous mènerait du codex à
l’écran, un écran qui se substitue Roger Chartier
totalement, ou un écran qui prend Je suis un historien des XVIe,
place à l’intérieur d’un monde XVIIIe siècles et je parle là à partir
dans lequel le codex imprimé reste de la lecture des travaux des spé-
présent, majoritaire ou minoritaire cialistes de l’Antiquité. Le début
– cette question est indécidable –, de l’ère chrétienne est marqué jus-
mais on aurait, éventuellement, tement par un mode de coexisten-
une trajectoire qui irait de l’écran ce – ou peut-être de compétition –
au codex, si l’on entend par là que entre la forme ancienne qui est
le codex des XXIe, XXIIe, XXIIIe siècles celle du rouleau – et lorsqu’on a
sera doté de ce papier et de cette affaire à des œuvres qui ont une
encre électroniques et gardera certaine ampleur, des rouleaux qui
quelque chose de la forme de livre correspondent à une œuvre – et,
inventé au début de l’ère chrétien- d’autre part, l’apparition des pre-
ne – qui, dans ce cas, aurait une miers codex, donc de ces livres tel
robustesse ou une résistance plus qu’un livre actuel peut plus ou
grandes que celle que l’on imagine. moins nous en donner une idée,
Après tout, le codex a été le sup- surtout s’il s’agit d’un grand for-
port d’abord d’une écriture mat. Nous avons donc là une
manuscrite et ensuite d’une écritu- coexistence qui, progressivement,
re imprimée, en même temps que va voir la domination de la forme

© Roger Chartier, 2001. 21


codex sur la forme rouleau pour ont très vite été liées au codex
des raisons qui sont largement reli- manuscrit et le repérage du frag-
gieuses, et le fait de la rapporter au ment, de l’extrait, de ce qui
christianisme n’est pas fortuit. deviendra plus tard des versets
Bien sûr il y a toutes ces raisons bibliques, a été aussi rendu infini-
que j’ai évoquées, c’est-à-dire que ment plus aisé avec le codex. Il y a
la pratique de lecture du codex est, donc à l’intérieur de cette proposi-
pour le corps, une pratique plus tion, une forme de livre qui est
libre, plus à distance du livre – il intellectuellement plus maniable,
peut être posé, être porté, on peut et qui est corporellement à distan-
avoir les mains libres –, et d’autre ce du corps, qui lui laisse plus de
part c’est une pratique qui, intel- liberté ; et il y a certainement – et
lectuellement, permet les repé- c’est pourquoi on peut établir que
rages, puisque si vous avez un c’est dans les communautés chré-
foliotage ou une pagination vous tiennes que l’usage du codex s’est
pouvez établir un index des cita- mis en place le plus rapidement –,
tions, des références, des noms comme une adéquation entre le
propres, etc. Donc le codex pré- rapport au texte sacré dans le
sente intellectuellement et corpo- christianisme et la forme codex.
rellement des avantages par rap-
port ce qu’était le rouleau, ce qui Public
assure son succès. Accepteriez-vous comme défini-
En même temps, par rapport aux tion du codex la réunion de ce qui,
usages chrétiens, il est sûr que auparavant, était des tablettes
pour une religion qui est fondée séparées ?
sur la comparaison entre les
Écritures – Ancien et Nouveau Roger Chartier
Testament, Évangiles –, et sur C’est une grande question. Entre
l’utilisation liturgique des frag- les tablettes et le codex il y a ce
ments du texte sacré, la forme du monde que nous avons du mal à
codex est particulièrement adaptée imaginer parce que les témoi-
à cette double relation du christia- gnages archéologiques sont rares,
nisme avec l’écrit. Les comparai- qui est ce monde des rouleaux, des
sons ou confrontations ont porté volumina, et dont on a quelques
l’élaboration des concordances qui extraits ; mais rarement sous forme

22 © Roger Chartier, 2001.


complète, sauf très tardivement, et d’imagination à faire pour penser
pour le seul site où des rouleaux ces œuvres dans la matérialité qui a
ont pu être conservés de manière été la leur, et cette matérialité se
assez intègre, qui est le monde situe, par rapport à votre question,
égyptien, un monde où les condi- entre le monde des tablettes et le
tions climatiques et le sol l’ont monde du codex. Certains des spé-
permis. Nous avons toujours lu – cialistes de la philosophie antique
c’est un nous collectif qui com- le font, bien évidemment : des phi-
mencerait peut-être avec les lologues tel que Jean Bollack, un
hommes d’Occident du Xe siècle –, historien de la philosophie espa-
les textes de l’Antiquité dans une gnole comme Emilio Lleidó, par
forme codex, depuis les manuscrits exemple. La matérialité du rouleau
médiévaux qui ont transmis la tra- est essentiellement le papyrus,
dition du texte jusqu’à nos édi- mais pas forcément : il y a des rou-
tions Budé ou nos livres de poche. leaux sur parchemin, et il y a des
Pour nous la littérature, la philoso- codex sur papyrus, et les manuels
phie antiques sont dans la forme vont trop vite quand ils opposent
du codex : index, pages, tables. Il toujours le rouleau de papyrus au
faut imaginer que les auteurs ou codex sur parchemin, et ensuite
les lecteurs de l’Antiquité ont eu sur papier ; mais dans les témoi-
un rapport totalement différent gnages archéologiques ce n’est pas
avec ces textes philosophiques ou le matériau qui fait la différence,
littéraires, à l’intérieur d’un c’est la structure de l’objet.
monde de l’écrit qui était celui des
rouleaux, ce qui avait par exemple Public
pour premier effet, si l’œuvre était En tout cas, pour la maniabilité du
trop longue, de la disséminer entre document, la tablette numérotée ne
une plusieurs rouleaux. Il n’y avait pose absolument aucun problème,
pas d’unité entre l’objet livre et et le plus ancien dictionnaire
l’unité œuvre. Il faut encore imagi- actuellement existant qu’on ait
ner un rapport à ces textes qui retrouvé à l’heure actuelle, les
n’est pas du tout fondé sur les tablettes d’Eridu, qui présente l’al-
techniques de repérage, de locali- phabet araméen et des textes en ara-
sation tels que les index les rendent méen, se présente comme des
possible. Il y a donc tout un effort tablettes séparées les unes des

© Roger Chartier, 2001. 23


autres, qu’il est parfaitement pos- recherche pourrait être affectée par
sible de numéroter, et qui procu- ces mutations fondamentales et
rent la commodité d’une pagina- comment voyez-vous le fonction-
tion numérotée. Simplement les nement de la recherche dans l’es-
« pages », si l’on peut dire puisqu’il prit d’une communauté de
s’agit là de tablettes d’argile, sont l’Internet ? D’autre part, pourriez-
séparées les unes des autres. vous nous parler un peu plus des
index, parce que ça me paraît être
Roger Chartier un élément assez fort de la
Vous n’êtes pas loin de l’argument recherche aujourd’hui dans les
de Guglielmo Cavallo que j’évo- documents numériques et une
quais, qui pense que l’on va du modification fondamentale dans la
codex au rouleau parce que des façon de travailler ?
tablettes différentes associées l’une
à l’autre, comme on le voit sur cer- Roger Chartier
taines fresques de Pompéi ou La communauté de la recherche
d’Herculanum ont quelque chose par rapport à l’édition électro-
à voir avec le codex. Le rouleau qui nique peut être entendue de plu-
serait à Rome une importation et sieurs manières. Il y a une premiè-
une imitation du monde grec. re manière qui est une manière
C’est vrai que le monde des documentaire dont le lecteur du
tablettes est dans une forme livre d’histoire qui serait face à
« proto-codex » à la grande diffé- tout ou partie des textes qui sont
rence du monde du rouleau, rou- l’objet même de l’analyse, peut-
leau de papyrus majoritairement, être une figure amplifiée. Il est
rouleau sur parchemin minoritai- clair que la première manière dont
rement. les chercheurs, quelle que soit leur
discipline, au moins dans les
Public sciences humaines ou sociales, ont
J’ai été très intéressée quand vous utilisé le numérique, c’est en terme
avez parlé d’une certaine contra- de l’immédiateté des ressources, et
diction entre le livre, le e-book, de la possibilité de recevoir biblio-
assez fermé, et la communauté de graphies, catalogues et documents.
la recherche. Est-ce que vous avez Il faut rappeler que, malgré cette
des idées sur la façon dont la facilité d’accès qui supprime le

24 © Roger Chartier, 2001.


temps et l’espace, dès que l’on manière particulièrement forte ; en
entre dans un rapport avec des particulier, de toutes les biblio-
textes anciens – que ce soit des thèques – elles sont nombreuses en
documents d’archives numérisés France, universitaires, munici-
ou des éditions anciennes numéri- pales, nationale –, qui ont des
sées –, on ne doit pas supposer que fonds patrimoniaux et qui, du
l’on a affaire à un substitut stricte- coup, ont la fonction de rendre
ment identique à ce à quoi il se accessible dans la matérialité pre-
substitue. La matérialité de l’objet mière ce que, par ailleurs, la trans-
écrit dont j’ai parlé, définissant son mission numérique peut rendre
identité, et de ce fait, historique- transmissible à distance. L’accès
ment, définissant les usages ou les aux formes numériques du patri-
interprétations qui ont pu en être moine écrit, qu’il soit manuscrit
faites, reste essentielle. Je crois qu’il ou imprimé, doit être démultiplié,
y aurait un très grand danger, qui mais avec cette précaution fonda-
correspondrait à une très grande mentale qui consiste à reconnaître
paresse, à penser que parce que la l’apport fondamental de ce qu’on
numérisation permet de recevoir pourrait appeler la bibliographie,
des images des pages d’une édition au sens de comprendre les textes
ancienne ou des documents d’ar- dans leur identité « corporelle ».
chives, on pourrait éviter la ren- On peut penser ensuite à ce que
contre avec la matérialité première j’évoquais, c’est-à-dire à la recherche
dans laquelle ces textes ont été ins- utilisant des supports aux modes
crits. Et c’est là une précaution d’argumentation qui sont propres à
absolument fondamentale de pen- la textualité numérique, et impos-
ser que le substitut est un substi- sibles dans la textualité imprimée ou
tut, à la fois dans sa force de pré- manuscrite, et à ce que vous évoquez
sence et en même temps dans les qui est une dimension qui ne serait
limites de son adéquation à l’objet. plus documentaire, qui ne serait plus
C’est un peu « ceci n’est pas une démonstrative, mais qui serait com-
pipe » : une édition du XVIe siècle munautaire, c’est-à-dire des com-
numérisée n’est pas l’édition du munautés de recherche assurant la
XVIe siècle. Il y a une nécessité à le communication, se faisant en
rappeler, et cela fonde d’ailleurs le quelque sorte éditeurs ou éditrices
rôle des bibliothèques d’une d’elles-mêmes, se soustrayant aux

© Roger Chartier, 2001. 25


lois de ce qui serait une édition élec- du livre. Peut-être que la situation
tronique – je crois que dans certaines à laquelle nous pensons, vous et
disciplines, cette forme-là de com- moi, serait un peu de ce même
munauté savante existe déjà. Les ordre : des communautés scienti-
communautés scientifiques dans le fiques qui se fonderaient sur ces
domaine des sciences dures ont sûre- modes de l’échange permis dans
ment été les premières à expérimen- leur immédiateté et leur gratuité
ter ce type de relations et, finale- par le monde du numérique –
ment, à se fonder sur ce mode de échange d’informations par le
l’échange des textes, puisque même courrier, proposition de textes à la
s’il s’agit de démonstrations mathé- critique, circulation de docu-
matiques il s’agit bien de textes, et ments… Mais en même temps, à
peut-être qu’une voie possible de partir du moment où le savoir
développement est que les commu- scientifique doit être un savoir vali-
nautés de sciences humaines et dé et public, il me semble qu’il est
sociales le fassent à leur tour. difficile de faire l’économie de ce
Le problème est assez complexe. qu’on pourrait appeler une forme
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, le manus- d’édition électronique, c’est-à-dire
crit était la manière de fonder et de une forme de contrôle, une forme
donner existence à la République de validation. Ce qui est en jeu,
des lettres par l’échange de lettres, peut-être, c’est que la fonction
l’envoi de mémoires, la copie de d’édition n’est pas nécessairement
documents. Entre 1650 et 1750, assumée par des acteurs sociaux qui
on a ainsi un monde de savants et sont ceux que nous connaissons
d’érudits qui est défini par une comme éditeurs, et l’on voit évi-
éthique de la gratuité, du désinté- demment des revues portées par
ressement et qui a le manuscrit des communautés savantes qui
pour véhicule. Il est évident, qu’en sont éditées numériquement, donc
même temps, ces savants et ces éru- qui assurent directement choix, tri,
dits publiaient, et publiaient sous sélection, contrôle, validation.
une forme qui était celle de l’im- Est-ce que pour les sciences
primé, et entraient de ce fait dans humaines et sociales cette sorte de
une autre logique, la logique des réappropriation totale est souhai-
libraires éditeurs, la logique du table ou possible ? Je ne sais pas,
marché, la logique du commerce dans la mesure où du côté des

26 © Roger Chartier, 2001.


sciences humaines et sociales le fait codex – à l’intérieur du codex,
de passer par l’édition, le commer- codex imprimé –, et maintenant
ce du livre, le marché a toujours textualité numérique, à une
été aussi lié à la production du démultiplication de leurs potentia-
savoir, ce qui n’est sans doute pas lités. Comme je le disais, on ne
le cas du monde des mathémati- peut pas indexer un rouleau, parce
ciens ou des physiciens pour les- qu’il n’y a pas de systèmes de repé-
quels il n’y a pas de public en rage et de distinction de la page ou
dehors d’eux-mêmes, dans leurs du feuillet qui le permettent. Le
formes les plus extrêmes de scien- codex manuscrit permet des
tificité. Pour un historien ou pour indexations, mais qui ne sont liées
un sociologue, il y a un public au- qu’à l’objet particulier, puisqu’il
delà de la communauté des histo- n’y a pas d’identité absolue d’un
riens ou des sociologues. codex à l’autre. Le codex imprimé
Est-ce qu’il serait souhaitable ou permet une standardisation, c’est-
possible, y compris dans le monde à-dire des index qui valent pour
du numérique, avec ses possibili- tous les exemplaires d’un même
tés, que la diffusion des résultats édition. Pour palier cette difficulté,
de recherche auprès ce public soit à l’époque médiévale, on essayait
uniquement portée par la commu- d’indexer, mais non pas en référant
nauté ? Ou ne va-t-elle pas, à un à des pages ou à des folios du livre
moment donné, rencontrer l’édi- mais à des parties chapitre ou des
tion électronique et, par là même, zones du texte, ce qui était une
des spécialistes de cette opération ? manière d’avoir des index alors
Je ne sais pas. Mais en tous les cas, même que la matérialité du livre
sur le registre documentaire, sur le était différente. Évidemment, avec
registre démonstratif et le registre la textualité électronique, l’index,
communautaire, il me semble qu’il c’est-à-dire tout ce qui permet les
y a là des possibilités déjà exploi- repérages, les consultations, les tra-
tées, mais que l’on verra, sans nul versées, multiplie sa puissance.
doute, se multiplier. Pour prendre un exemple, il existe
En ce qui concerne la question des maintenant deux éditions numé-
index, évidemment on est passé, riques de l’Encyclopédie de Diderot
en fonction des trois états dont et d’Alembert : une édition réalisée
nous venons de parler, rouleau, par l’université de Chicago et une

© Roger Chartier, 2001. 27


édition commerciale. Et il est sûr l’index, c’est-à-dire le fait d’entrer
que la lecture actuelle de cette dans des textes, non pas à partir de
encyclopédie est peut-être celle leur déploiement séquentiel, mais
que souhaitaient Diderot et à partir de la traversée que permet
d’Alembert, mais en tout cas ce l’indexation.
n’est pas celle que pouvaient en
faire les lecteurs du XVIIIe siècle : la Public
durée de la publication, la relative Il faut préciser que la production
difficulté de manipulation du de documents scientifiques à tra-
livre, la longueur et la lourdeur des vers les réseaux, et notamment la
opérations, tout le système de ren- production de documents publics,
vois tel qu’il était construit par les est de plus en plus généralisée et
promoteurs de l’Encyclopédie, la que ces documents sont accessibles
rendait en effet très difficilement à travers le réseau de façon totale-
maniable. Aujourd’hui on peut ment gratuite. Le gouvernement
évidemment, immédiatement, en promeut de plus en plus la produc-
un instant, avoir accès à tout le tion de documents publics gratuits
système explicite des renvois que sur le web à travers les différents
les éditeurs ont déposé à la fin des sites gouvernementaux, y compris
articles – et vous vous souvenez ceux de l’Assemblée nationale et du
que c’est souvent par le jeu des Sénat, ce qui permet aujourd’hui
renvois qu’apparaît le contenu le d’avoir quantités de séances
plus critique du livre ; c’est lui retranscrites, directement acces-
qui introduit l’ironie alors que sibles grâce au web alors qu’il n’y a
l’article est particulièrement clas- pas si longtemps il fallait aller à la
sique ou orthodoxe. Ce jeu des Documentation française pour
renvois, si lourdement maniable avoir ces mêmes documents et en
au XVIIIe siècle, devient donc payer une copie. Ce qui est tou-
immédiatement accessible aux lec- jours le cas d’ailleurs, puisque si les
teurs d’aujourd’hui. L’exemple de documents sont gratuits sur le web,
l’Encyclopédie me paraît un ils sont payants quand ils sont
exemple tout à fait topique de imprimés. Ce qui pose d’ailleurs
cette histoire, que j’ai essayé de une question de fond : si les docu-
retracer, à très gros traits, de la ments sont payants sur le papier
potentialité toujours accrue de c’est tout simplement que le papier

28 © Roger Chartier, 2001.


coûte et une des grandes diffé- tion, de sauver les meubles, et d’es-
rences entre le document électro- sayer de trouver une porte de sortie
nique et le document papier, est ou une porte d’entrée, ça dépend
liée à des questions essentiellement dans quel sens on le prend, vers le
de coût et ce n’est pas négligeable monde du numérique, tout en sau-
parce que cela va induire des vegardant ses intérêts ou les mar-
modèles économiques très diffé- chés qu’il a déjà pu acquérir sur le
rents. Cela m’amène à la question monde du papier. Là où je suis un
que je voulais aborder. Tout à peu moins d’accord avec vous c’est
l’heure, vous parliez de ce monde lorsque vous opposez la liberté
de la publication qui est en train de d’accès à des documents sur des
se scinder en deux : d’un côté des ordinateurs classiques – PC ou
documents plus ou moins libres de Macintosh –, à un univers du
droit sous un système de référence document plus fermé qui serait
dit de logiciel libre, ce qui fait récupéré sur des machines por-
qu’effectivement les auteurs don- tables. À mon avis il n’y a pas de
nent libre accès à des documents – fatalité à ce que des machines por-
avec accès à la modification et à la tables puissent également récupérer
republication éventuellement de des documents ouverts, ou du
ces documents sans demande, moins à ce que des documents
autorisation ou rémunération –, et puissent se transmettre de machine
des documents qui peuvent être à machine, ou à ce que des docu-
tout simplement librement diffu- ments qui circulent librement
sables, ce qui est autre chose : c’est- sur le web puissent être récupérés
à-dire que les auteurs publient, par des machines portables.
mais en gardant leur droit moral et Aujourd’hui il y a peu de machines
en interdisant que ce document encore sur le marché, mais même
puisse être diffusé avec modifica- les machines qui ont un petit écran
tion ; et puis de l’autre côté ce type palm ou les machines type
monde de la diffusion du docu- pocket PC, marchant avec le systè-
ment qui est beaucoup plus me du palm OS qui commence à se
contrôlé, tout simplement parce diffuser, et de l’autre côté les poc-
que les structures qui les diffusent kets PC fonctionnant avec les sys-
en attendent du profit. C’est aussi tèmes diffusés par Microsoft, n’em-
un moyen, pour le monde de l’édi- pêchent pas pour autant une diffu-

© Roger Chartier, 2001. 29


sion de plus en plus large de docu- cela –, quelle est la valeur écono-
ments de machine à machine. Ce mique d’un document électro-
qui, en terme d’usage, est quelque nique ? Aujourd’hui on connaît la
chose d’inconnu dans le monde valeur économique d’un livre
classique du papier. Quand on a un papier : elle est en gros lié au coût
livre en papier dans la main et de fabrication de cet objet en
qu’on veut le communiquer à quel- papier, et il y a un lien direct entre
qu’un, il faut aujourd’hui se dessai- les coûts de fabrication et les coûts
sir de l’objet et le lui donner. À par- des livres ; mais quelle va être la
tir du moment où des machines valeur d’un bien culturel électro-
communiquent entre elles très faci- nique qui, lui, n’a pratiquement
lement – et cela existe –, quand on pas de coût de production, et qui a
lit un document et que quelqu’un a des coûts de distribution quasi-
la même machine ou une machine ment nuls ? C’est une grande ques-
compatible, on peut le lui trans- tion à laquelle je ne sais pas si on
mettre en quelques secondes, et il peut apporter des réponses.
pourra le lire dans les mêmes
conditions, qu’il soit chez lui, ici Roger Chartier
ou dans un hall de gare. Il n’y a Vous avez absolument raison de
donc pas de fatalité liée à la diffu- dire qu’il n’y a pas de fatalité des
sion des documents et au type de machines – appelons-les « e-book »
machines. Le débat me semble-t-il pour faire vite –, qui ferait qu’elles
qui devrait plutôt mobiliser notre ne seraient que le support de textes
réflexion, a trait aux nouveaux qui relèveraient du marché des
modèles économiques qui vont textes, et vous avez, ayant plus de
être mis en œuvre pour que les compétences que moi, tout à fait
auteurs et les éditeurs, éditeurs au raison de dire que ces machines-là
sens large des structures éditoriales, aussi peuvent être aussi au service
qui ne sont effectivement pas de cette communication libre, à
nécessairement les éditeurs qu’on tous les sens du mot, des textes. Je
connaît aujourd’hui, puissent vivre me plaçais du point de vue des édi-
de la diffusion de documents élec- teurs, comme Microsoft, pour qui
troniques. Aujourd’hui personne le monde de l’accès payant aux
n’a réellement la réponse à cette textes est un monde qui est tou-
question, et puis – corollaire à jours mis en danger par le piratage

30 © Roger Chartier, 2001.


lorsqu’il se déploie à travers les PC troniques. Vous avez absolument
ou les Macintosh. Et le fameux raison : ces « e-book » ne sont pas
exemple de Stephen King, si sou- nécessairement support de textes
vent cité – les deux chapitres du fermés, mais pour les « éditeurs »
premier texte –, est là pour mon- qui proposent ce marché du texte
trer qu’il y a à la fois un appétit de électronique, ils sont la condition
lecture sur écran – puisqu’il y a eu d’une protection de ce qu’ils
d’aussi nombreuses demandes –, disent, à juste titre, être les droits
mais en même temps que ceux qui des auteurs, mais aussi, de leur
ont piraté le texte – puisqu’à propre rémunération.
l’époque il était édité par un édi- Vous avez raison aussi de parler du
teur et qu’il devait être payant, coût, et il est effectif que même si
même modiquement –, l’ont fait on n’est plus dans la situation du
parce que le texte pouvait être XVIIIe siècle, le papier reste pour
accessible sur PC et donc, ce qui une édition un chapitre lourd.
devenait fondamental était de Vous savez peut-être qu’au
trouver des modes de transmission XVIIIe siècle plus de 50 % du bud-
de ces textes où le piratage soit get d’un livre était consacré au
sinon impossible, du moins très simple achat du papier. Ce qui est
limité. Ce que j’ai entendu – mais peut-être une logique à l’œuvre,
je n’ai pas de compétences tech- c’est ce transfert des coûts, puisque
niques –, c’est que dans la perspec- la plupart des textes longs sont
tive des éditeurs, tout ce qui est imprimés, non plus sous une
transmission des textes sur les forme classique, mais sous la
ordinateurs de type classique, est forme de l’impression qui est
toujours sujet à piratage, alors que seconde par rapport à la réception
l’encryptage du « e-book », et l’im- électronique. On le voit dans
possibilité – même lorsque le texte l’économie domestique : lorsqu’on
est téléchargé à partir de l’Internet vous envoie un « document atta-
et donc passe par un PC –, de le ché », le coût de l’impression relè-
garder sur la mémoire du disque ve du récepteur et non plus de l’ex-
dur, fait qu’un lien s’établit, quasi péditeur. À une échelle beaucoup
automatique, entre les machines plus grande, c’est la fameuse phra-
qui évitent théoriquement le pira- se de Bill Gates : « Quand je veux
tage et le commerce des textes élec- vraiment lire un livre, je l’impri-

© Roger Chartier, 2001. 31


me. » Ce qui veut dire que l’im- nique. Cela me semble un exemple
pression est quasiment considérée très intéressant parce que leur posi-
comme une partie du processus de tion est assez différente en fonction
la transmission électronique, jus- de ce qu’ils distribuent de leur écri-
qu’au moment où des lecteurs ture dans l’une et l’autre forme.
– même face à un ouvrage de Pour certains, l’œuvre elle-même
longue taille, dans une lecture appartient toujours au monde de
continue –, n’auront plus besoin l’édition, et ce qui est donné en
de passer à cette impression, parce libre accès c’est tout ce qui ressort
qu’ils pourront le porter sur eux, des entours de l’œuvre : brouillons,
dans des portables qui seraient esquisses, informations, textes plus
vraiment plus portables que ce que personnels, etc. Pour d’autres, au
nous nous appelons portables, et contraire, c’est une manière d’en-
qui auraient la forme du « e- trer dans une gratuité de la com-
book ». L’idée des échelles de coûts munication esthétique, ce qui ren-
est donc finalement assez intéres- verrait sans doute aussi à Bourdieu,
sante, puisqu’on a vu s’opérer un à une sociologie des positions des
basculement des coûts, de ceux qui auteurs, parce qu’il est facile d’être
les supportaient jusqu’à mainte- gratuit lorsqu’on a les moyens de
nant sur de nouveaux payeurs. l’être, alors que pour certains
Pour illustrer ce que vous dites, il auteurs qui, dans la continuité du
me paraît qu’il y a deux exemples copyright du XVIIIe siècle, essayent
qui seraient très intéressants, et qui de vivre de leur plume, la gratuité
ont été discutés récemment à une de la communication esthétique
journée de la Maison des écrivains : est contradictoire avec leur propre
ce sont les écrivains qui, à la fois, existence sociale.
ont un site web sur lequel ils font On ne peut pas discuter simple-
circuler en accès gratuit un certain ment en des termes abstraits de ce
nombre de textes, et qui publient, qui serait le souhait désirable d’une
soit avec des éditeurs classiques, communication textuelle libre et
soit avec des éditeurs électroniques. gratuite car elle renvoie aussi à une
Cela suppose dans les deux cas qu’il sociologie des positions. La posi-
y ait un paiement du lecteur, soit tion des auteurs de sciences
qu’il achète le livre, soit qu’il doive humaines et sociales, qui sont très
payer la réception du texte électro- rarement des professionnels de

32 © Roger Chartier, 2001.


l’écriture, mais plutôt des gens qui teurs, puisque l’on constate que
ressemblent à des bénéficiés de lorsque les éditeurs ont un site élec-
l’Ancien Régime – ils ont un tronique – et donc un site en accès
emploi, un office, et peuvent avoir gratuit par rapport à la vente, soit
des droits d’auteur, mais leur exis- en ligne, soit en librairie –, ce sont
tence sociale n’est pas mise en jeu seulement des informations sur les
par la vente ou la circulation mon- titres, sur les auteurs qui sont
nayée de leurs textes –, est différen- publiés et pas les textes eux-mêmes,
te de celle de beaucoup d’écrivains ce qui serait contradictoire avec
de fiction, dont c’est l’existence l’activité éditoriale.
même comme auteur qui vit de sa Vous avez raison de souligner, un
plume qui est en question. On peu à la Walter Benjamin, qu’il n’y
peut le voir à toutes les échelles : à a pas de fatalité dans les objets
l’échelle de ceux qui en vivent mal, techniques : ce sont des possibilités
mais qui vivent quand même de qui sont offertes et qui sont finale-
l’écriture et qui se trouvent ment exploitées ou non. En même
confrontés à cette tension entre temps, il me semble que ce monde
communication gratuite et droits du partage des textes dans
économiques sur l’œuvre ; à l’échel- des formes différentes est un
le des auteurs de best-sellers – et monde auquel arrivent les édi-
vous avez vu comment Stephen teurs, les auteurs, les fabricants de
King, après sa première expérience, machines, confrontés à cette situa-
avait essayé une seconde expérien- tion si complexe qui est à la fois
ce, c’est-à-dire de se faire éditeur économique, intellectuelle, esthé-
lui-même, de ne plus passer par un tique et éthique et qui pose la
éditeur qui était en même temps question du rapport entre le droit
un éditeur électronique, comme et le marché d’un côté et, de l’autre
Schuster, mais d’essayer d’être son la communauté et l’échange.
propre éditeur avec la difficulté qui
est née de la lourdeur des modes de
paiement. Ça n’a pas été un énor-
me succès, mais on voit que la
question se pose à toutes les
échelles du champ littéraire. Cette
tension existe aussi pour les édi-

© Roger Chartier, 2001. 33

Vous aimerez peut-être aussi